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1817, 10-12, t. 4 (4, 11, 18, 25 octobre, 1, 8, 15, 22, 29 novembre, 6, 13, 20, 27 décembre)
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MERCURE
DE FRANCE ,
RÉDIGÉ
PARMM. BENJAMIN DE CONSTANT ; -DUFRESNE SAINTLÉON
, conseiller d'état honoraire ; - ESMÉNARD ; -
JAY;-JOUY , membre de l'Académie française ; -
LACRETELLE aîné , membre de l'Académie française;-
TISSOT , etc.
:
TOME QUATRIEME .
PARIS ,
A
L'ADMINISTRATION DU MERCURE ,
RUE DES POITEVINS , NO. 14.
1817 .
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
000 335427
ASTOR, LENOX AND
TILDEN FOOL DATIONS
1005
MBRE
ROYA
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 4 OCTOBRE 1817.
AVIS.
Les personnes dont l'abonnement a expiré au 30 septembre,
sont invitées à le renouveler de suite , si elles
veulent ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi du
journal.-L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse.
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc, A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE ,
rue des Poitevins , nº. 14 .
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf
heures du matin jusqu'a six heures du soir.
LeMERCURE DE FAAace paraît le Samedi de chaque semaine. Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr. pour six
mois , et 5o fr. pour l'année.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
LUDMILE.
Romance imitée de l'allemand.
<Es-tu mort au champ de l'honneur ?
« Ou bien , une autre de ton coeur
TOME 4 1
4
MERCURE DE FRANCE .
<<A- t- elle surpris la constance ?
Mon bien aimé , tout mon bonheur,
« Quand finira ta longue absence ? >>>
C'est ainsi que Ludmile en pleurs
Exhalait ses vives douleurs .
Une colonne de poussière ,
Qui cache une troupe guerrière ,
Bientôt vient frapper ses regards ;
Son coeur frémit , son coeur espère....
L'armée a franchi les remparts.
Le soldat revoit sa chaumière ,
Son fils , son épouse , son père .
Pour prolonger ce jour charmant ,
L'astre des cieux plus lentement
Se cache à l'horizon qu'il dore .
Chaque amante a vu son amant ;
Seule , Ludmile pleure encore .
Pauvre Ludmile , les amours
Plus ne vont embellir tes jours !
« Contre le malheur qui m'accable ,
« J'implorai le ciel secourable ;
<<<Mes cris ont été superflus :
« Mes voeux , du ciel inexorable
« Ne seront jamais entendus .
« Toute espérance m'est ravie :
<< Dieu terrible , prenez ma vie ! >>
Sa mère en vain veut la calmer :
<< Ma fille , pourquoi blasphèmer ?
« Mettons en Dieu notre espérance ....
« De ceux qui savent bien l'aimer ,
« Ce Dieu sera la récompense .
«- Ce Dieu , qui permet mon tourment ,
<< N'est rien pour moi , sans mon amant. >>
OCTOBRE 1817 . 5
Bravant la céleste colère ,
Elle est sourde aux pleurs de sa mère...
Solitaire , elle veut dormir ;
Mais le sommeil fuit sa paupière :
Le ciel s'apprète à la punir.
Tout repose et la nuit obscure
Règne seule sur la nature .
Douze fois retentit l'airain ;
Répété par l'écho lointain ,
Sourdement son bruit se prolonge ,
Et l'homme attend le lendemain
Dans les bras d'un riant mensonge .
Ludmile , en proie à ses douleurs
Est sur un lit baigné de pleurs .
,
Mais quel bruit ! ... un coursier s'avance ,
Son pas trouble au loin le silence ;
Il s'arrête , un homme descend ,
Puis vers la demeure s'élance
Et la porte s'ouvre à l'instant ,
Tandis que d'un épais nuage ,
Le flambeau des nuits se dégage .
« Lève-toi , Ludmile , on t'attend ...
<<Dieu qui te voit , Dieu qui t'entend ,
« Défend que Ludmile sommeille :
« Lève-toi , viens , suis ton amant :
« Sa voix a frappé ton oreille.
«- C'est lui-même ! O moment heureux !
« Oui , j'en crois mon coeur et mes yeux !
« Que de pleurs tu m'as fait répandre !
« Combien j'ai gémi de t'attendre !
<<Pouvais-je vivre loin de toi ?
<< Irvin revient- il aussi tendre ?
« Irvin m'a-t-il gardé sa foi ?
<<- Suis-moi , la paix t'attend , Ludmile ;
« La mort sera douce et tranquille. >>
6 MERCURE DE FRANCE.
:
:
Montés sur le coursier , tous deux
Ils s'éloignaient silencieux ;
Alors Ludmile s'inquiète :
<< Oh ! dit- elle , objet de mes voeux ,
« Verrons-nous bientôt ta retraite ?
(-Bientôt. >> Et , plus prompt que l'éclair ,
Le coursier galoppe et ſend l'air.
«Pourquoi cette sombre tristesse ?
<<N'ai-je pas toute ta tendresse ?
<<Ne seras-tu pas mon époux ?
« Qui pourrait troubler l'allégresse
«D'un jour qui dût être si dous !
<<- Suis moi , la paix t'attend , Ludmile ;
<<La mort sera douce et tranquille.
«Pourquoi de sinistres discours ?....
« Tu vas embellir tous mes jours...
« Pour parer enfin notre tête
« Du diadème des amours ,
« Verrons-nous bientôt ta retraite !
-» Bientôt. » Et , plus prompt que l'éclair ,
Le coursier galoppe et fend Pair.
« Omon ami ! mon coeur palpite ;
«L'horreur qui , malgré moi , m'agite ,
« M'annonce de nouveaux tourmens :
<<Réponds , finiront-ils bien vite ,
<<Ces lugubres pressentimens ?
<<- Suis -moi , la paix t'attend , Ludmile ;
« La mort sera douce et tranquille .
<<<- Pour gage d'un bonheur certain ,
« Dans ma main , ah ! place ta main!...
<<Dissipe ma terreur secrette ;
« De grâce , réponds , cher Irvin :
<< Verrons- nous bientôt ta retraite ?
<<<-Bientôt. » Et , plus prompt que l'éclair,
Le coursier galoppe et fend l'air.
)
OCTOBRE 1817. T
Soudainun vive lumière
Montre à Ludmile un cimetière ;
Le hibou chante par trois fois ,
Deux démons sortent de la terre ,
Le coursier s'arrête à leur voix .
« Suis-moi , la paix t'attend , Ludmile ;
« La mort sera douce et tranquille.
Au fantôme de son amant ,
Succède un spectre menaçant ,
Et , dans un abime de flamme ,
Avec fracas l'engloutissant .
L'enfer s'empare de son âme.
Contre les célestes décrets ,
Mortels , ne murmurez jamais.
Sr. M.......
ÉNIGME .
Monfrère et moi , lecteur , nous te sommes utiles ;
A tes moindres désirs et soumis et dociles ,
A la cour , à la ville , au milieu des combats ,
Nous recevons l'emploi d'accompagner tes pas.
Quelquefois par besoin ou bien par inconstance ,
Anos soeurs on te voit donner la préférence;
Pouvons-nous , franchement , en être jaloux ? Non.
Attributdu hon goût ainsi que du hon ton ,
Dans un salon brillant si le plaisir t'invite ,
Près de toi nous venons nous ranger au plus vite.
Alors (sans pour cela nous croire humiliés )
Ilne faut qu'un coup-d'oeil pour nous voir à tes pieds.
(Par M. R. LABITTE . )
nmmi
CHARADE .
AParis, en tout lieu du monde,
Mon entier va, suit son chemin ,
Et si monpremier le seconde,
Il fait ses coups soir et matin:
8 MERCURE DE FRANCE.
i
C'est en vain que notre oeil l'observe ,
Audacieux , il brave mille morts ;
Avec mon dernier qu'il conserve
On voit où tu vas , d'où je sors .
(ParM. BLAQUIÈRE.)
mnmw
LOGOGRIPHE .
Je marche sur sept pieds , lecteur ,
Et pourtant souvent je chancelle ;
Aux passans , dans ma belle humeur
Sans raison, je cherche querelle.
Si tu ne m'en laisses que trois ,
Chacun me savoure à la ronde ;
Mais c'est qu'alors vraiment tu vois.
La meilleure chose du monde.
(Par M. R. LABITTE. )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
-
, Le mot de l'énigme est mode; celui de la charade
, est guimauve; et celui du logogriphe , cidre , où
l'on trouve cire .
OCTOBRE 1817 . 9
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Histoire de Jeanne d'Arc , surnommée la Pucelle
d'Orléans ; tirée de ses propres déclarations , de
cent quarante-quatre dépositions de témoins oculaires
, et des manuscrits de la Bibliothèque du
Roi et de la Tour de Londres ; par M. Le Brun
de Charmettes ( 1 ) .
(Premier Article. )
Un poète de l'antiquité, dont quelques vers renferment
toute la pensée de l'ouvrage de Montesquieu
sur le génie de Rome , a dit de sa patrie :
Merses profundo , pulchrior evenit :
Luctére , multa poruet integrum
Cum laude victorem , geretque
Prælia conjugibus loquenda.
La France , quoique différente en tout de l'ancienne
reine du monde , pourrait sans orgueil adopter ces
beaux vers pour devise. En effet , nos annales attestent,
de siècle en siècle , qu'il n'est pas de malheurs
au - dessus de notre courage , et qu'une puissance
inhérente au caractère national nous replace
toujours au rang élevé qui nous appartient . Cette puissance
ne vient pas chez nous des idées de suprématie
et de domination inculquées aux Romains dès le ber-
(1) Quatre volumes in-80. Prix : 25 fr. , et 30 fr . par la poste.
Chez Arthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille.
10. MERCURE DE FRANCE.
ceau ; nous ne la devons pas à ces institutions fortes,
à cette éducation sévère qui survécurent encore longtemps
à la république , à la sagesse d'un gouvernement
dont la politique fut immuable pendant plusieurs
siècles , dont la constance triompha d'Annibal
et de Carthage , bien plus que les Metellus et les Scipion.
Ces avantages et beaucoup d'autres nous ont
presque toujours manqué , mais l'ascendant que nous
n'avons jamais pu perdre sur la fortune tient à des causes
différentes . Sans être exclusif et féroce comme chez les
Romains , sans affecter les prétentions d'une vertu sublime,
sans avoir été exalté par un indomptable orgueil
, notre amour de la patrie est un sentiment vrai et
profond. Nous ne vantons pas la France aux dépens des
autres pays , nous ne lamettons pas au-dessus d'eux ;
nos poètes et nos écrivains oublient beaucoup trop de
la proposer dès l'enfance à notre admiration ; on ne
nous apprend point à lire dans le récit de ses exploits
et de ses merveilles , mais nous avons pour elle un
attachementet semblable à celui qu'une mère transmet
à l'enfant qu'elle a porté dans son sein. Dans
tous les temps les Français ont chéri la terre natale ;
quand les partis , les haines et la trahison l'avaient
livrée presque toute entière à ses ennemis , il restait.
dans les coeurs une haine invincible pour la domination
étrangère. Aussi aucun de nos princes ne nous a vainement
appelés à la délivrance de la patrie. Acette disposition
des coeurs , s'unissent une ardeur martiale , une
aptitude à la guerre , et un amour de la gloire , qui
font que les Français , depuis l'invasion de César jusqu'à
nos temps , ont toujours ressemblé à une armée qu'un
ordre donné , au nom du salut public , peut rassembler
et mouvoir en un moment. Un dernier trait du carac
OCTOBRE 1817 . 11
tère national explique pourquoi nous sommes supérieurs
àl'adversité. Sans doute nous avons notre légèreté ,
nos découragemens ; une imagination vive qui embellit
presque tout , un excès de confiance , une certaine chaleur
qui nous emporte sans nous donner le temps de
regarder en face la grandeur des périls et des obstacles ,
nous livrent à des surprises et à des revers qui triomphent
de tout notre courage; nous cédons devant des malheurs
que nous aurions bravés en riant, si nous les eussions
prévus , on si des chefs habiles eussent excité
notre enthousiasme en nous les montrant d'avance.
Mais la crainte et sur-tout l'abattement ne sauraient
être l'état habituel de notre âme. Le lendemain d'une
défaite il y a une victoire possible pour nous. On peut
espérer des prodiges de nos soldats revenus à leur
état naturel. Ensuite , nous n'avons pas de pen->
chant à nous exagérer les malheurs que nous venons
d'éprouver ; nous nous familiarisons sans peine
avec eux , et loin de les aggraver par la réflexion , le
tour même de notre esprit les diminue , et nous présente
des sujets de consolation ; et puis nous sentons
dans notre pays , dans sa population , dans la facilité
que nous éprouvons à nous relever d'une chute ,
des ressources que nous croyons inépuisables . Enfin ,
il nous reste toujours le trésor de César , l'espérance ,
et cette espérance active , ardente , comme la sienne ,
nous rend capables de tout entreprendre , nous fait
croire aux destinées de la France , en nous rappelant
sans cesse qu'a aucune époque il ne lui amanqué un
vengeur ou un libérateur .
La fortune et la providence n'abandonnent jamais
na peuple qui ne s'abandonne pas lui -même. Quand
il est dignede l'indépendance , on voit toujours sortir
12 MERCURE DE FRANCE.
de son sein des hommes envoyés d'en haut , avec la
mission de le délivrer. Nous en sommes la preuve. En
effet , nous comptons tour- à-tour Eudes , le sauveur
de Paris; le grand Charlemagne , qui aurait à jamais
consolidé son vaste empire , s'il eût pu léguer son génie
à l'un de ses fils ; Philippe Auguste qui reconquit la
Bretagne , l'Anjou , le Maine , la Touraine , le Poitou
et la Normandie , sur des vassaux rebelles et des ennemis
acharnés ; Louis son fils qui vainquit le roi Jean, en
Angleterre , fut un moment souverain de ce pays , et
continua d'abaisser la puissance de nos plus grands ennemis
. A ce monarque succéda l'héroïque et pieux Saint-
Louis . Après les batailles de Taillebourg et de Saintes ,
il pouvait chasser entièrement les Anglais du continent ;
mais une générosité , mal entendue peut-être , lui fit
rendre à Henri III , à la charge de l'hommage lige ,
des provinces àjamais perdues pour lui. Tous ces princes
ne durent pas à leurs seuls talens des succès aussi glorieux
qu'utiles; ils trouvèrent parmi nous , outre des capitaines
et des ministres dignes de seconder leurs desseins
, une nation généreuse et dévouée au salut de la
patrie.
Tout était ou semblait perdu après la perte des batailles
de Crécy et de Poitiers ; la France , naguère libre et indépendante
, était retombée sous le joug ; et , pour comble
de malheur, le roi Jean, préférant une liberté honteuseà la
gloire de se conserver digne du trône jusque dans les fers,
avait signé l'abandon de nos plus belles provinces. Les
états , convoqués par le régent , frémirent à la lecture
de ce traité , et le rejetèrent avec indignation. Acette
nouvelle , Edouard entre en France à la tête de cent
mille hommes , soutenu par les machinations criminelles
de Charles le Mauvais , roi de Navarre. La France
1
at
OCTOBRE 1817 . 13.
est ravagée en tout sens , la capitale dépeuplée par
une horrible famine , tous les maux fondent sur nous ;
mais la providence tenait en réserve Charles Vet Daguesclin,
et bientôt il ne reste à Edouard III, de toutes
ses conquêtes , que la ville de Calais. On connaît la
foule de calamités qui nous accablèrent durant le règne
trop long du malheureux Charles VI . La France , partagéeentre
les partis des Bourguignons et des Armagnacs,
vit le sang de ses enfans couler de tous côtés , les Anglais
de nouveau appelés dans son sein par des factieux
sans patrie , Henri V demander insolemment la couronne
de France , accourir avec une armée , et mettre
le siége devant Harfleur. Au bruit de ces événemens ,
la nation oublie ses dissensions ; une armée , quatre fois
plus nombreuse que celle de l'ennemi , se forme comme
par enchantement . Henri V, environné de toutes parts ,
va périr avec tous les siens. Une faute impardonnable lui,
donnela victoire dans les champs d'Azincourt. Plus terribles
et plus cruelles que l'ennemi , les divisions intestines
recommencent ; le duc de Bourgogne et la reine Isabeau
de Bavière font une entrée triomphale dans les rues
de Paris , encore teintes du sang d'un nombre immense
de victimes ; d'un autre côté , le vainqueur d'Azincourt
assiégeRouen, dont les habitans se signalent inutilement
par des prodiges de zèle , de courage et de fidélité; et, malgré
leur héroïque résistance , Henri V , maître de leur
ville en cendres , fait frapper une monnaie avec cette inscription:
Henri , roi de France . Enfin Isabeau conspirant
contre son propre fils avec le duc de Bourgogne, conclut,
avec le monarque anglais , un traité qui , en privant le
dauphin , Charles VII , de la couronne, transmettait ses
droits à Henri V. Dans ces affreuses circonstances , on ne
peut lire , sans admiration , les exemples de courage et
d'héroïsme donnés par les braves qui défendaient les
14 MERCURE DE FRANCE .
places de Mantes , Meulan, Melun, derniers remparts de
lacapitale, et ce noble refus fait par le prince d'Orange
demettre le royaume en mains de l'ennemi ancien et
capital du royaume. Personne n'ignore que Henri V
vint établir sa cour à Paris . Tous les maux, les exactions ,
les tributs , la misère , le ravage et la famine semblerent
être venus avec lui en France , et conjurer notre
ruine totale.
Il n'y avait plus de France en quelque sorte. Le monarque
du premier des royaumes chrétiens , jeune ,
faible , sans secours , sans expérience , humilié- par
l'étranger , gouverné par d'insolens favoris , manquant
d'autorité sur ses sujets ; mais brave , généreux et capable
de recevoir une noble impulsion , sinon de s'arracher
de lui-même à son indolence naturelle , était exposé
à s'entendre appeler le roi de Bourges , nom dérisoire
que les Anglais lui avaient donné. La seule défense
d'Orléans , prolongée avec un courage inouï par ses
intrépides habitans , conservait encore une ombre de
monarchie française. Orléans pris , Charles VII était
détrôné. Après un combat terrible qui semblait avoir
épuisé les dernières forces d'une ville livrée à tous les
besoins , affaiblie par des pértes sans nombre , ce prince
désespérait entièrement de sa fortune , et roulait
dans sa pensée des projets qui n'étaient pas tous
dignes d'un roi. Au reste, quelle qué fût sa résolution
, c'en était fait d'Orléans , de la France et du
monarque; le sort futur de l'Europe et du monde allait
peut-être changer , si le génie de la patrie n'eût encore
suscité pour nous un de ces êtres étonnans qui , par
un irrésistible ascendant , s'emparent de tous les esprits,
subjuguent tous les coeurs , et ne disparaissent de la
scène qu'après avoir accompli l'oeuvre glorieuse à la-
1
!
1
OCTOBRE 1817 . 15
quelle ils étaient appelés. Cette fois , une femme fut le
ministre des conseils de la sagesse divine; une femme
eut la gloire d'affranchir sa patrie et de la sauver de la
pluscruelle des extrémités .
On a vu des femmes , chez les peuples anciens ,
donner des preuves de la plus rare intrépidité ; mais la
France est , je crois , la seule contrée où leur sexe
puisse s'honorer d'avoir produit la libératrice de tout un
peuple. Si Jeanne d'Arc eût rendu cet immortel service
aux citoyens d'Athènes ou de Rome,les plus beaux génies
du monde auraient consacré leurs veilles à célébrer
son nom, le lieu de sa naissance , sa mission divine
et ses exploits surnaturels ; elle aurait eu des statues et
peut-être untemple comme une divinité particulière de
son pays. Tous les ans , la poésie aurait rappelé ses
titres à la reconnaissance publique dans une fète nationale;
quelque nouvel Homère se serait emparé du court
espace de sa vie héroïque, et en aurait fait sortir un
poëme éminemment empreint du triple caractère de la
religion, de la morale et de l'amour de la patrie. En
effet, quel magnifique sujet pour un poète digne de ce
nom etconvaincu que ses pareils sont chargés de donner
de sages leçons aux hommes , de réveiller en eux les
nobles sentimens et les grandes pensées ! Un empire
quí , sous Charlemagne , embrassait l'Allemagne et
l'Italie, réduit à une province et presque à une ville ;
la guerre et la division partout ; l'ennemi établi dans
le coeur de l'Etat , un monarque tout-puissant et sur le
point d'arracher la couronne à un roi faible et presque
désarmé; la résistance héroïque d'une poignée de vaincus
à de nombreuses légions ; un siége, cent fois plus
fertile en exploits , en périls et en désastres que le
siége de Troye; des guerriers , braves commeAchille,
16 MERCURE DE FRANCE,
sans être soutenus par la présence d'une divinité , ou
par une confiance aveugle dans leur destinée de gloire ,
unissant la férocité d'un courage indompté dans les
combats , à une générosité inconnue aux héros d'Homère
, à un respect et à un dévoûment chevaleresques
pour la faiblesse et pour la beauté ; un monarque aimable
, brave et galant ; une cour où les plaisirs et une certaine
élégance de moeurs trouvaient encore leur place
au milieu des calamités de la guerre civile et de la
guerre étrangère ; les Dunois , les La Hire , les La Trémouille
, opposés aux Salisbury , aux Suffolck , aux
Bedford ; puis , pour contraster avec toutes ces figures
dignes de l'épopée , une fille des champs , une vierge
innocente , timide , crédule et pauvre comme ses parens
, pleine d'ignorance et de simplicité , n'ayant entendu
parler que de son lin , de ses fuseaux ou de ses
moutons , et tout-à-coup inspirée par deux passions souveraines
, l'amour de Dieu et l'amour de la patrie ,
avertie par des étres surnaturels qui lui disent que
Dieu a pitié de la France , qu'elle doit aller au secours
de son roi , et qu'elle fera lever le siége d'Orléans !
Si le génie d'Homère a pu donner une physionomie particulière
au courage de tous ses héros , s'il a su trouver
les moyens de rendre Achille plus grand qu'eux tous ,
et créer un mortel au-dessus de cet Hector , qui ressemble
à un dieu lui - même , quand il embrase la
flotte des Grecs , avec quelle joie ce poète se serait
emparé de la merveilleuse opposition que l'héroïne
de Vaucouleurs forme avec tout ce qui l'environne .
-Dans aucun poëme il n'y a un personnage semblable
à elle , et qui réunisse tant de choses contraires .
Comme un écrivain digne de sentir et d'imiter la naï-
-veté pleine de grâce du chantre du bon Eumée et de
la jeune Nausicaa , aurait pris plaisir à nous peindre
l'origine , la naissance , l'humble demeure , les premières
OCTOBRE 1817 . 17
t
SEINE
annéesetles innocentes occupations de l'envoyéeduciel.
Herminie , fille des rois , et cachant l'auguste caractère
de son rang sous les habits d'une bergère, est bien touchante;
maisquel intérêtplus tendre et plus puissant se
serait attaché à la fille des champs qui s'éleva d'une si
modeste condition aux soins du salut d'un empire !
Comme le poète , après nous avoir fait chérir Jeanne
d'Arc, dans la simplicitéd'une vie pastorale , déploierait
toutes les richesses de son talent, toute l'énergie de son
pinceau pour la représenter , quand elle devint l'oracle
deCharles VII , le guide des plus illustres généraux , le
chefdenotre armée et l'espoir d'une nation dont les destinées
futures étaient remises entre les mains d'une
vierge de vingt ans ! N'oublions pas encore, dans les
beautés poétiques du personnage de Jeanne d'Arc , ses
inspirations prophétiques qui lui donnaient quelque
chose de la Cassandre antique , avec cette différence
que ses paroles avaient une autorité absolue sur les
coeurs, tandis que ses actions la faisaient ressembler a
Penthésilée , à Camille , et à Clorinde , en la plaçant
toutefois beaucoup au-dessus de ces femmes héroïques .
Jeanne leur fut supérieure par ses travaux , et surtout
par la grandeur de ses services ; mais elle eut encore sur
ses rivales de gloire un avantagemoral, ce futde retenir,
jusque dans les fureurs de la guerre , quelque chose de
la douceur et de la pitié naturelles à son sexe. Fidèle à
la résolution de ne point verser le sang humain , Jeanne
nese servait de son épée qu'à la dernière extrémité ;
mème, au milieu de la mêlée , elle se contentait de re
pousserses adversaires à coups de lance, ou de les écarter
avec une petite hache qu'elle portait suspendue à son côté,
circonstance qui fait autant d'honneur à son coeur qu'à
de courage inebranlable et calme qu'elle devait a sa confiance
en Dieu. Remarquons encore que ce premier trait
C.
2
18 MERCURE DE FRANCE .
du caractère de Jeanne lui donne une physionomie particulière
, et offrait au chantre de la Pucelle d'Orléans
des ressources que le Tasse a employées avec un talent
inconnu à Virgile; il n'y a pas jusqu'au cortége guerrier
, aux armes mystérieuses et à l'étendard de Jeanne
d'Arc qui n'eussent heureusement figuré dans une épopée.
Enfin, rien n'aurait manqué au poète pour féconder
etvarier sonsujet, nil'importance de l'événement principal,
ni les caractères, ni les situations, ni les grandes agitations
des empires, ni les fureursdes factions, ni les rivalités
des princes, ni la lutte dedeux religions quise disputaient
l'empire du monde , ni les prodiges de la nature et les
menaces d'un ciel toujours armé de foudre et d'éclairs
jusque dans la saison la plus étrangère aux orages , ni
les calamités extrêmes , ni la terreur et le désespoir des
peuples. Ce n'est point à nous à déprécier l'épopée que
nous devons à un poète dont l'étonnante variété a fait
tant de présens à la littérature française ; mais nous ne
pouvons nous empêcher de regretter que Voltaire n'ait
pas conçu , au temps de sa maturité , le plan d'un
poème épique sur la délivrance de notre patrie par
la Pucelle ; nous aurions un chef- d'oeuvre peut-être .
Trop jeune , trop emporté par la fougue de l'age
et par le démon de la poésie, quand il fit la Henriade ,
Voltaire ne sut pas se rendre maître de sa matière ; il
fut dominé par elle , au lieu de la traiter avec cette autorité
absolue que le génie exerce sur ses compositions .
L'esprit du temps était d'ailleurs peu favorable à une
conception épique. Une cour qui riait de tout , rapetissait
tout autour d'elle ; les favoris du régent auraient
accueilli , avec des moqueries , le poète qui , aggrandi
dans le commerce d'Homère , aurait fait des hommes
semblables à ses dieux. Avec de pareils juges on ne pouvaitpas
espérer les larmes que les versdu grand Corneille
OCTOBRE 1817 . 19
arrachaient au grand Condé, Voltaire né avec une singulière
vicacité , admis dès sa première jeunesse dans
la société des Epicuriens du Temple , et enclin de sa
nature à chercher un côté plaisant aux choses sérieuses
, n'avait pas alors assez de force pour se séparer ,
en quelque sorte , de ses contemporains , et habiter
long -temps avec son génie le monde idéal , où le poète
épique doit se placer pour élever jusqu'au sublime ,
sans nuire à la vérité de l'imitation, la peinture des
événemens du monde réel. Il a cent fois retouché
la Henriade ; mais avec le secours de ses nouvelles
réflexions et d'un talent aussi souple que brillant , il
n'a jamais pu parvenir à corriger le vice radical de sa
conception première. Plus avancé en âge , il aurait été
plus grave , plus hardi et plus dramatique à la fois ; il
nous aurait donné , peut-être , au lieu d'un dessin ferme,
élégant et précis , un tableau riche de couleurs , rempli
d'action et de mouvement, et fondé sur une pensée de
génie.
Entraînés par les considérations diverses qu'il nous a
suggérées , jusqu'ici nous n'avons point encore parlé de
M. Le Brun de Charmettes , et cependant nous avons
mis plus d'une fois son ouvrage àcontribution. Le premier
volume contient une introduction sur l'origine , les
intérêts et les querelles des Anglo - Saxons et des
Francs, dont les descendans , fidèles aux inimitiés de
leurs pères, se disputaient comme une proie la possession
du royaume de France . L'auteur a peut- être excédé
lesjustes proportions dans cette partie de son travail ; il
aurait pu gagner beaucoup en rapidité , sans rien perdre
sous le rapport de l'instruction qu'il voulait donner à
ses lecteurs. Par exemple , son siége d'Orléans , d'ailleurs
bien raconté , occupe à lui seul plus de place
que le précis de l'histoire des deux nations rivales jus-
2.
20
MERCURE DE FRANCE.
qu'au temps de Charles VII. L'auteur abusé de la permission
de citer , en insérantà tout moment des choses
peu importantes , et écrites dans un langage devenu
presque inintelligible pour nous . Plus sobre à cet égard ,
il aurait au contraire donné du prix à son ouvrage , en
réservant ses citations pour les passages où les pensées
gagnent de la force et de la grâce , en conservant la naïveté
et la franchise de l'expression antique.
Il règne une critique saine et judicieuse , avec le
même défaut que nous venons de signaler, dans les récherches
de M. Le Brun , sur le lieu natal , la famille ,
l'enfance et la jeunesse de notre héroïne. L'auteur explique
fort bien comment l'ordre d'idées et la nature de
sentimens qui régnaient autour de Jeanne d'Arc , ont
dû déterminer, en quelque sorte, ses actions , et la préparer
aux merveilles qu'elle devait opérer. Tous les habitans
de Donremi , sa patrie , étaient dévoués aux Armagnacs
, et par conséquent au roi Charles VII ; dès le
berceau , elle avait été élevée dans la haine de tous ceux
qui favorisaient l'étranger , et contribuaient au malheur
comme à l'esclavage de la France. Ajoutez à l'exaltation
de l'amour de lapatrie,tous les ravissemens de coeur que
peut donner la ferveur religieuse , et vous comprendrez
comment Jeanne d'Arc se trouvait propre à croire à sa
vocation , et à marcher dans sa glorieuse entreprise
comme une vierge prédestinée , que Dieu conduit par la
main. Le philosophe le plus incrédule ne saurait lire
sans admiration , les paroles, tantôt naïves et simples ,
tantôtpleines de force et de sens, et quelquefois sublimes
, qui sortirent de la bouche de Jeanne d'Arc , au
premier moment de son apparition sur la scène. Il y a
vraiment dans cette fille, sijeune et si extraordinaire,
une autorité surnaturelle . L'auteur a en raison de traiter
avec une scrupuleuse exactitude cette partie de son
OCTOBRE 1817 . १८
récit; le lecteur est curieux des moindres détails qui
peuvent lui donner les moyens de comparer l'héroïne
avec elle - même , depuis le commencement jusqu'a la
fin de sa vie. Le volume dont nous rendons compte
nous montre Jeanne d'Arc admise devaut Charles VII,
qu'elle subjugue par le double ascendant de la vérité
et d'un enthousiasme puisé dans une source sacrée.
Bientôt nous la voyons devant Orléans , où elle
va commencer le cours des prodiges qui sont consacrés
dans l'histoire. Nous nous arrêtons ici avec l'autcur. Le
sujet qu'il a traité est abondant , riche de détails , et
susceptible du plus grand intérêt. Dans un second article
nous examinerons jusqu'à quel point il a rempli
l'attente excitée par ses promesses et par le sujet luimème
; mais quelque opinion que nous devions émettre
à cet égard , nous ne saurions refuser à l'auteur un
éloge qui lui est dû. Son livre respire d'un bout à
l'autre le sentiment profondde l'amour de la patrie ; it
annonce unbon citoyen et un véritable Français .
P. F. TISSOT .
L'ERMITE EN PROVINCE.
MOEURS AGÉNOISES.
S'en man mons hils aven, lou temps passa , tengude.
La plume com' lou her , iou pouíri ampèla ?
DU BARTAS , Nymphe gascone .
(Si mes enfans s'appliquaient à manier la plume
comme ils manient le fer , de quels avantages ne
pourrai-je pas me prévaloir) ?
M. Lescale m'a présenté,ainsi qu'il me l'avait promis ,
32 MERCURE DE FRANCE.
1
au cercle des Amis du Roide la rue Garonne. Comme
j'allais là pour observer , et qu'il ne faut pas prévenir
les gens que l'on veut surprendre , mon introducteur
m'a fait passer pour un vieux Parisien échappé du
marais , qui avait été prendre les eaux de Barèges.
Cette modeste recommandation n'appelait pas sur moi
l'attention des autres , et me laissait entièrement maître
de la mienne. L'esprit de cette société est, en général ,
conciliant et modérateur. Là, se réunissent , ou cherchent
à se faire agréger ceux qui , par sentiment , par
ambition ou par prudence , veulent paraître dignes du
titre dont s'honore cette société ; ce qui n'empêche pas ,
avec un peu d'habitude et de pénétration , de reconnaître
les préventions et les affections particulières de
chacun de ses membres ; de distinguer , après un quart
d'heure d'examen , ces amisdu Roi , qui l'aimentcomme
père de la patrie , comme chef d'un peuple libre et d'un
gouvernement constitutionnel , comme souverain d'une
nation d'autant plus fidèle qu'elle est plus éclairée sur
ses droits et sur ses devoirs , qu'elle sent mieux le prix
des sacrifices qu'elle fait et de ceux qu'elle exige. Il est ,
dis-je, facile dedistinguer ces bons et francs amis du Roi ,
de ces ultra-royalistes , de ces iconolâtres de royauté ,
qui n'adorent , dans le monarque , que l'image du pouvoir
absolu , de cette foule d'ingrats envers la révolution
qui les a élevés , dont le zèle m'est d'autant plus
suspect qu'il se montre sous les traits de l'ingratitude ,
et qu'ils battent impitoyablement leur nourrice ; entre
autres originaux dont le type est bon à conserver , j'ai
remarqué un monsieur que j'appellerai Livrade (pour lui
donner un autre nom que le sien ) : fils d'un barbier
de village , et n'ayant hérité que de la trousse et du
bassin de son père , il y avait à peu près l'infini à parier
contre un qu'il acheverait sa vie dans l'obscurité labo
OCTOBRE 1817 . 25
rieuse où il était né. La révolution , dans ses rapides
métamorphoses , en fit successivement un volontaire du
premier bataillon de la Gironde , un garde-magasin , un
commis aux vivres , un inspecteur des charrois , un
commissaire du gouvernement dans la Belgique , un
payeur d'armée , un millionnaire , et , finalement , un
baron avec une dotation et majorat. Jusqu'ici , rien de
mieux. M. Livrade avait de l'activité , de l'intelligence ;
en s'abandonnant au torrent , il a pris le fil de l'eau , a
passé entre les écueils ; et , jeté sur la côte , il s'y est
enrichi par droit d'aubaine. Maintenant M. le baron
entre en fureur au seul nom de liberté , de constitution
, d'idées libérales : c'est l'ancien régime dans toute
sa pureté qu'il réclame à grands cris; ce sont les états
de Languedoc, les parlemens, les seigneurs hauts et basjusticiers
qu'il lui faut. A la bonne heure , M. Livrade ,
mais rendez donc l'argent et la baronie ; prouvez-nous
votre haine pour la révolution en renonçant aux faveurs
dont elle vous a comblé ; abandonnez votre brillant
hotel d'Agen , et retournez sous le chaume paternel ;
c'est alors qu'il vous sera permis de nous vanter les
bienfaits de l'ancien régime , et de travailler au rétablissement
de la dime et de la corvée en donnant à la
fois l'exemple et le précepte.
Ce barbier féodal a , pour commensal et pour acolyte,
un petit homme de lettres au front chauve , lequel
s'est fait autrefois , à l'aide de quelques écrits irréligieux,
une honteuse réputation d'athéisme , dont il
s'est prévalu à temps pour obtenir une sous-direction
dans la librairie. La petite fortune qu'il avait faite dans
sa place, il ne tarda pas à la perdre en faisant réimprimer
, à ses frais , la collection des livres condamnés
au feu , que le public n'en condamna pas moins à
l'oubli . La ruine de l'éditeur et un nouvel ordre de
24 MERCURE DE FRANCE .
choses opérèrent subitement sa conversion; elle fut entière
, et la grâce parla si haut que le même home,
qui ne croyait pas en Dieu la veille, publia le lendemain
une dissertation apologétique sur la Saint-Barthélemy
, et l'inquisition et la révocation de l'édit de
Nantes . Ce morceau d'éloquence n'eut pas tout le succès
que certaines circonstances semblaient lui promettre.
On trouva la transition un peu trop brusque ; et quelques
personnes , qui se plaisent à mettre un écrivain
en opposition avec lui-même, sans tenir le moindre
compte des motifs qui le font agir , et de l'inspiration
qui le fait parler , s'avisèrent de crier haro contre le
satyre dont la bouche soufflait le froid et le chaud ,
et le réduisirent à procéder avec ordre. Dès-lors , il
sentit la nécessité d'avoir une armée avant d'entrer en
campagne , et de prêcher l'intolérance avant de penser
aux dragonades : digne émule du bienheureux La
Harpe , il se borne, pour le moment , à faire amende
honorable de toutes ses fredaines révolutionnaires , à
protester publiquement contre le scandale qu'il a donné
au monde , et à prouver , du mieux qu'il peut, par ses
actions et par ses discours , que le zèle d'un nouveau
converti ne connaît de bornes que la puissance et la
volonté de ceux qui le mettent en oeuvre.
Un caractère plus frane et plus comique est celui du
vieux commandeur de Lamontjoie: la révolution n'est
à ses yeux qu'une émeute d'une trentaine d'années qui
n'a d'importance que celle qu'on lui donne en traitant
cela sérieusement. « Qu'on n'en parle plus , dit - il ;
qu'une bonne ordonnance remette chacun et chaque
chose à sa place, et tout est fini . J'étais commandeur ;
je suis commandeur et je mourrai commandeur , quoi
qu'on dise et quoi qu'on fasse. Ces gens-la faisaient un
bruit du diable ; on ne s'entendait plus ; je me suis
ОСТОВКЕ 1817 . 25
en allé, comme de raison;en revenant, je trouve qu'on'
a pillémes meubles , qu'on abrûlé ma maison : de quoi
s'agit-il? de la rebâtir, de la remeubler, et de me demander
excuse des désordres qu'on a commis chez
moi pendant mon absence ; je pardonnerai ou je ne pardonnerai
pas , c'est mon affaire : voilà pourtant à quoi
seréduit la question que chacun embrouille à qui mieux
mieux. Je n'entends parler quede charte , de chambres ,
de députés : folies que tout cela! la nation est une
armée, le Roi en est le chef; il n'a que trois commandemens
à faire : « à vos rang ! garde à vous ! en arrière,
marche ! » Je ne connais pas d'homme qui ait,
en politique , des idées plus simples que le commandeur
de Lamontjoie.
Iln'en est pas de même d'un M. Lavardac que j'ai
eula patienced'écouter pendant une grande heure , sans
qu'il m'ait été possible de dégager une seule idée positive
du galimatias double qu'il débite d'un ton d'oracle
dontoncommence toujours par être dupe.Entoute chose,
c'esttoujours àJove principio qu'il remonte, età cette
conclusion qu'il arrive : « L'unité est la source de tous les
nombres ; donc il n'y ade nombres que l'unité ; donc
il n'y a qu'une puissance humaine , comme il n'y a
qu'une puissance divine ; donc une nation n'est que
l'assemblage fractionnaire de l'unité politique que l'on
appelle souverain; done il n'y a de vrai , d'incontestable
, de nécessaire que le pouvoir absolu d'un seul ,
essentiellement bon , essentiellement juste et , par cela
même, essentiellement intolérant. » C'est ce que j'ai
trouvé de plus clair dans l'interminable discours de ce
Lycophronpolitique qui n'est pourtant pas l'étoile la
plus nébuleuse de sa Pléiade.
Si j'ai bien observé , le cercle des amis du Roi, à
Agen, se compose, comme ceux de la capitale , de
26 MERCURE DE FRANCE .
quelques esprits de travers , de quelques hommes à
prétentions ridicules, à préjugés gothiques ; de gens
à deux visages , et d'un beaucoup plus grand nombre
d'amis de l'ordre et des lois ; de citoyens dévoués
à leur prince et à leur patrie ; d'hommes sages ,
éclairés , qui connaissent le prix de la liberté , de l'honneur
national , et qui savent que l'un et l'autre ne
peuvent désormais exister pour la France , que sous
l'empire de cette charte, dont l'exécution littérale peut
seule rallier tous les partis , éteindre toutes les haines ,
et fonder de nobles espérances .
Ces réflexions , que je faisais dans un coin du salon ,
où M. Lescale m'avait laissé lisant , ou feignant de lire
un journal , furent interrompues par un jeune homme
qui s'approchade moi très-obligeamment , pour m'offrir
une brochure sur les élections , nouvellement arrivée de
Paris ; je l'avais lue , il en parla de manière à me donner
une haute idée de son esprit etde son jugement; je fis
tomber la conversation , le plus adroitement qu'il me
fut possible , sur l'objet spécial de mon voyage , et je
l'amenai à me donner sur les moeurs et les habitudes
des habitans de ce pays , des renseignemens dont j'ai eu
le temps et l'occasion de vérifier l'exactitude.
<<La position d'Agen ( me dit-il ) , entre Bordeaux et
Toulouse , y rend , en quelque sorte , commune , la vie
que l'on mène dans ces deux grandes cités . Le propriétaire
passe l'été et l'automne à la campagne, l'hiver et
le printempsà la ville. Les habitans de toutes les classes
ont des sociétés particulières où ils se réunissent ; celle
où nous nous trouvons en ce moment , est , sinon la
plus nombreuse , du moins la plus recherchée et la plus
brillante : ce ne sont point les castes , ce sont les opinions
qui s'y rassemblent. Les heures de repos sont ,
pour la classe ouvrière , à midi et à sept heures ; pour
OCTOBRE 1817 . 27
les riches à deux heures :les commerçans , les gens à
bureau dînent vers quatre heures , après la retraite de
leurs employés.
« Le jeu , dans cette ville, est une véritable fureur ;
il y dérange beaucoup de fortunes ; je pourrais en citer
des exemples récens .
« La galanterie et la dévotion sont , ici comme ailleurs
, plus qu'ailleurs , peut-être , l'occupation des
femmes , suivant leur âge ( je ne fais pas la part aux
exceptions , quelque nombreuses qu'elles soient ) . Nous
avons une congrégation de dames , où elles improvisent
et prêchent à la manière des quakers .
« A cela près , nos dames n'ont point dégénéré de la
grâce, du charme et de l'esprit de leurs ancêtres maternelles
, dont le bon Chapelle , dans son Voyage , un
peu trop vanté , parle avec tant de complaisance. Il
n'estguère plus possible , aujourd'hui quede son temps,
de les voir et de conserver sa liberté , et c'est encore
la destinée des voyageurs , de laisser ici leur coeur
pour gage d'un prompt retour ; Agen est toujours ,
soit dit en assez mauvais vers :
... cette ville fameuse ,
De tant de belles le séjour ,
Si fatale et si dangereuse
Aux coeurs sensibles à l'amour ( 1 ) .
• Dans ce moment les retraites et les missions se multiplient
autour de nous; on y fait la guerre à Voltaire
et à Rousseau , mais par un effet de cet esprit de contradiction
, si fort quand il s'appuie sur l'esprit philosophique
, il est arrivé ( je tiens le fait de la bouche
même de nos libraires ) , qu'il s'est vendu , depuis six
(1) Voyage de Chapelle et Bachaumont.
25 MERCURE DE FRANCF.
mois , un plus grand nombre d'exemplaires des oeuvres
de ces deux auteurs , qu'il ne s'en était vendu en vingt
années . J'ajouterai , pour vous donner un moyen de
plus d'apprécier l'opinion publique , qu'il est ici peu de
familles qui n'aient souscrit au Recueil des Victoires
et Conquêtes des Français .
« Les confrairies de pénitens , rétablies à Agen , réunissent
beaucoup d'artisans , les dimanches et fètes ,
dans les chapelles où ils chantent eux-mêmesles offices :
ces confrairies sont au nombre de trois : les pénitens
blanes , bleus et gris; elles ont des officiers et des dignitaires
; on les voit figurer dans toutes les cérémonies
religieuses qui se font publiquement; chacune d'elles a
ses compositeurs de musique , ses chantres et ses décorateurs
, lesquels font assaut de inotets, de voix et de
magnificence dans les fêtes : cette lutte est favorable aux
progrès de l'art musical , auquel on attache un si grand
prixdans nos contrées , et peut-être est-il vrai de dire
que les plus belles voix de l'Opéra se sont formées à
chanter des motets parmi les pénitens. Nos confrairies ,
où règne l'esprit de tolérance et de conciliation ,
exercent une bienfaisance active et continuelle envers
leurs confrères indigens ; elles les soignent et veillent
auprès d'eux en état de maladie; elles fournissent aux
frais de leur sépulture , et les portent à leur dernier
așile avec une pompe décente et sans frais , et des cérémonies
paternelles pleines du plus touchant intérêt.
Cette institution , qui n'a pas toujours été ailleurs sans
de graves inconvéniens , doit être infiniment appréciée
dans un pays où il n'y a pas d'établissement public qui
se charge des enterremens , et où le pauvre serait exposé
à ne recevoir qu'une sépulture sans larines et sans
honneurs , si les pénitens , ses confrères , n'étaient là
pour lui rendre ces derniers et pieux devoirs.
OCTOBRE 1817 . 29
«Les opinions libérales et constitutionnelles dominent
dans ce département , principalement dans les
campagnes. La plupart des laboureurs , devenus propriétaires
, cherchent à cultiver à la fois leur esprit et
leurs champs; et je ne craius pas d'avancer qu'ils sont
les plus zélés défenseurs de la liberté et de l'égalité ,
selon la charte.
« Nulle part la voix de l'honneur n'est mieux écoutée
que dans le département de Lot-et-Garonne ; nulle
part on n'y manifeste plus d'estime pour les braves qui
en sont les héros ou qui en ont été les martyrs , et
pour les écrivains qui s'en montrent les généreux organes
.
<<Nulle part la loi n'est plus respectée et mienx
obéie; la propriété et la sûreté mieux garanties ; la
cour prévôtale , depuis son installation , n'a eu, dans
ce département , à punir qu'un seul acte séditieux,
commis par un perruquier , sans complice , qui s'avisa
d'arborer , de nuit , un chiffon tricolore sur la croix de
la paroisse de son village .
« S'il nous reste quelque chose à désirer , c'est que
l'influence de l'ordonnance royale du 5 septembre 1815,
se fasse mieux sentir dans les actes de l'administration
publique ; qu'on y adoucisse la dureté de certains
ressorts; que l'on conseille à certaines gens qui doivent
êtreassez étonnés de se trouver en place, de ne plus
chercher à s'y maintenir par les moyens qui les y ont
portés.
*Pen de nos jennes Agénois se livrent à l'étude des
sciences,et de la littérature ; le jeu , maladie endémique
du pays , et la fréquentation habituelle des cafés
absorbent tout leur temps ; cette indifférence pour
l'étude est d'autant plus inexcusable , que dans les
hautes classes de la société , et même parmi le peuple ,
30 MERCURE DE FRANCE.
l'esprit naturel est peut-être plus commun que partout
ailleurs . Point d'événement où la critique puisse mordre,
qui ne soit aussitôt traduit en couplets ; si quelque
parti chante son triomphe , le parti vaincu ne manque
jamais de parodier le chant triomphal . Cette disposition
maligne brille sur-tout dans les charivaris , espèce
de pot-pourri , dans lesquels on célèbre les mariages
contractés par des veufs ; la police , en quelques endroits
, est parvenue à détruire cette coutume, dont la
calomnie a souvent abusé.
心
« Agen possède une Société d'agriculture , sciences
et arts , fondée par MM. les comtes de Lacepède ,
de Cessac , et par M. Paganel . »
( J'aurai occasion, dans mon discours suivant , de
parler de plusieurs membres résidans de cette société ,
qui méritent d'occuper une place honorable parmi les
hommes distingués , de toutes les classes , dont s'honore
le département de Lot-et-Garonne . )
L'ERMITE DE LA GUYANE.
POST - SCRIPTUM .
::
Quelque indéterminé que soit le plan de voyage que je me
suis fait , je me vois néanmoins dans la nécessité de suivre une
sorte d'itinéraire , et de dévier, le moins possible , de la route
sur laquelle je me suis ouvert des communications pécuniaires.
On trouve partout des auberges , mais on ne trouve pas partout
des banquiers , et nous n'en sommes plus au temps de Pythagore
où l'on faisait le tour du monde sans avoir un sou dans sa
poche. Ce vil calcul d'argent , auquel tout est soumis dans notre
âge de fer , ne me permetra pas de me rendre à Cahors ; mais
une lettre que je reçois de cette ville remplira complétement
cette lacune de mon voyage, et ne me laisse d'autre regret que de
ne pouvoir en aller remercier de vive voix mon aimable et spirituel
correspondant.- Je m'empresse également de publier
une autre lettre dont l'auteur ne se contente pas de relever une
erreur de fait où je suis tombé , mais dans laquelle il ajoute
OCTOBRE 1817 . 31
quelques détails historiques d'un très-haut intérêt sur la ville
d'Auch où je n'ai fait que passer.
Cahors , ce 20 septembre 1817.
Al'Ermite de la Guyanne à son passage àAgen.
MONSIEUR ,
En France, il n'y a que Paris et les provinces éloignées
qui soient quelque chose , parce que Paris n'a pu en
core les dévorer. Telle est l'opinion de Montesquieu ,
de Jean-Jacques et de beaucoup d'autres philosophes ;
elle est empreinte dans tous vos ouvrages ; elle a guidé vos
pas dans le midi de la France , et dirigé vos excursions
dans les Pyrénées ; elle m'enhardit à appeler vos regards
sur une contrée éminemment française , riche en
glorieux souvenirs , et fertile en grands hommes . J'ose
donc vous inviter à passer quelques jours à Cahors , et
plus spécialement àsuivre les bords du Lot depuis
Aiguillon jusque dans nos murs. Vous ferez le voyage
à cheval ; vous serez seul et vous jouirez mieux de la
route. Il est des plaisirs qui perdent de leur prix s'ils
sont partagés. Si j'étais votre compagnon de voyage ,
je vous montrerais , à Preyssac , le berceau du maréchal
duc d'Istrie (général Bessières ) . Tout Français ,
digne de ce nom, doit une larme à ce guerrier qui
commanda, comme Turenne , la meilleure cavalerie
de l'Europe , qui vécut et mourut comme lui. Plus
loin, s'offrirait à vos regards une petite ville nommée
Luzech où quelques antiquaires ont placé les ruines
d'Uzellodunum , dernier boulevard des Gaules contre
l'ambition de César . De là , le souvenir se repose sur
le délicieux ermitage où Le Franc de Pompignan tâchait
d'oublier VVoollttaaiirree , et vengeait de son mieux les
manes de Rousseau. Dans ce méme château de Cay, un
philosophe pratique , dont je tairai le nom , borne ses
occupations et ses plaisirs à perfectionner l'agriculture ,
et à ss''eesssayer quelquefois avec succès dans la science
de Vaucanson.
,
Sur la rive opposée et non loin du castel d'où les
marquis de Cessac venaient, lajambe nue , rendre aux
52 MERCURE DE FRANCE .
•
évêques de Cahors , à leur entrée dans cette ville , le
même service que rendit Aman à Mardochée , habite
dans sa terre de la Grezète, l'un de nos modernes Cincinatus
, le lieutenant -général Ambert , ami de Moreau
, et digne de commander aux braves qui , sur le
bord de la Loire , ont donné au monde l'exemple de la
plus héroïque résignation.
Plus loin et au- dessous du vieux château des évêquescomtes
de Cahors , a reçu le jour , au village de Merniez
, le premier ministre et l'ami de Murat , M. le
comte de Mosbourg qui , dépouillé de ses dignités , a
conservé en France et dans les Etats prussiens ses titres
et ses dotations de la munificence , j'oserai dire de la
justice de Sa Majesté et du roi de Prusse .
Arrivé dans la capitale du département du Lot , vous
verrez , non unė ville riche et commerçante , mais une
cité laborieuse où la misère ne se montre jamais dans
sa nudité , où l'on est heureux , parce qu'on y sait
borner ses désirs , où l'on ne brille point par un vernis
de politesse , parce qu'on s'y distingue par une bonté
franche et une sincère cordialité ; où l'on estvrai , parce
que le pauvre lui-même peut se régaler d'un vin généreux
à trois sous la pinte , où l'on aime la liberté , parce
qu'on y méprise la richesse et que le pays est trèsmontagneux
; où , par la même raison , l'enfance est
plus longue ; où il y a moins de génie à quinze ans , et
plus d'hommes à trente .
Vous ne verrez point de belles places , debelles rues , de
vastes édifices , mais un boulevard agréable, des environs
pittoresques , les ruines d'amphitheatre , d'aqueducs et
detemples romains, les remparts qui defendaient la cité
du côté du nord , une cathédrale gothique , dont les
deux coupoles font l'admiration des étrangers ; vous
verrez ses trois ponts : celui surtout , à la porte duquel
fut attaché le premier pétard dont on ait fait usage
siége d'une place , fixera vos regards . Il rappelle de si
grands souvenirs. ! C'est sur ce pout que la petite armée
d'Henri IV traversa le Lot pour entrer dans la
ville basse , où de nouveaux périls attendaient ce héros ;
et dans celle des Boucheries , où il lutta trois jours
contre les efforts désespérés d'une garnison altérée de
sang calviniste. La maison où le bon roi vint descendre
au
OCTOBRE 1817 . 53
son entrée dans Cahors subsiste encore ; on y voit
la chambre où il fut reçu , le fauteuil vermoulu sur
lequel il reposa. On serait tenté de croire que la faux
du temps respecte tous les objets qui peuvent rappeler
cébon prince , et ajouter au culte qui lui est dû. Elle a
moins respecté ce monument commencé , l'on ne sait
trop dans quel objet , et dont il ne reste qu'one
grosse tour, dite du pape Jean. C'est en effet co Jacques
d'Euze , né à Cahors , d'un cordonnier , qui
füt pape sous le nom de Jean XXII , vers le milieu du
treizième siècle. C'est lui qui , dans le conclave on Lon
délibérait sur le choix du pape , s'écria , én ceignant
lui-même la tiare , Ego sum papa , et ne démentit point
son caractère , lorsqu'il excommunia l'empereur , lorsqu'il
vit tomber à ses genoux le duc de Bavière , et
rendit le pouvoir des papes formidable à toute la chrétienté.
Il naquit aussi dans nos murs , ce dernier martyr de Toulouse,
qui vit, en 1793 , son frère aîné , lieutenant-général,
tomber, à Perpignan, sous la hache révolutionnaire ;
qui , lui-même , partagea au 18 fructidor , la glorieuse
proscription des Barthelemy , des Barbé-Marbois , des
Mathieu - Dumas , et qui , le 17 août 1815 , dans un
poste où le Roi l'avait placé , éxpira sous le fer de cannibales
.
Bon hermite , détournez vos regards , reportez -les
sur le collége royal où fut élevé le cygne de Cambrai ;
sur cette fontaine , dont les eaux font tourner un moulin,
adossé au rocher , et qui mèle ses flots à ceux du
Lot: c'est là qu'il révait aux amours d'Eucharis , et
qu'il parait la vertu de tous les charmes de sa jeune
imagination; sur cette académie où Cujas , au commencement
du seizième siècle , donna ses premières
leçons de droit ; où l'ami de François Ist , Clément
Marot , ouvrait la carrière à nos plus grands poètes .
Notre patrie revendique Fénélon et Marot non-seulement
commeses élèves , mais encore comme ses enfans .
Parlerais-je du général Dellard , digne enfant de nos
contrées ? Oui , sans doute ; ce brave couvert d'honorables
cicatrices , se fait gloire d'ètre le fils d'une
pauvre marchande ; et n'ayant pu l'élever jusqu'à lui ,
itse fait honneur de montrer partout cette heureuse
,
ROYAL
ن ا م
20
C.
3
54 MERCURE DE FRANCE .
mère dans le costume simple de nos artisans qu'elle a
voulu conserver .
Notre département compte beaucoup d'autres officiers-
généraux dont j'épargnerai la modestie ; mais nos
contrées ont vu des triomphes aussi honorables que ceux
des armes . Ceux qui ont fait connaître à notre département
la culture du tabac , amélioré celle de la vigne ,
et propagé le goût et l'étude des sciences , les noms
des Rosier , des Izarn , des Agar , des Bouissés , des
Plessis , etc., etc. , brillent avec avantage à côté de
ceux des Galdemard , des Dellard et des Dufour .
Je ne parle point de nos dames ; je veux vous laisser
le plaisir de les apprécier vous-même.
Venez donc au milieu de nous ; il y a sans doute un
peu d'orgueil dans ma prière ; mais c'est peu de vous
admirer; l'on vous aime , et l'ou donnerait tout au
monde pour vous retenir quelques jours .
Je vous prie d'agréer l'hommage de mon respect ,
B..... , de Cahors .
AIMABLE ERMITE ,
Paris, 21 septembre 1817.
Nous lisons vos excursions dans le midi de la France ,
avec tant de plaisir , que vous nous pardonnerez de
relever une erreur qui vous est échappée sur le lieu de
la naissance de l'illustre Arnaud , cardinal d'Ossat
(Mercure du 20 septembre , pag . 556 ) .
Il naquit en 1537, à La Roque-Magnoac , entre Castelnau-
de-Magnoac ( Hautes - Pyrénées ) , et Masseube
(Gers ). Il était fils d'un forgeron . Sa mère était née à
Cassagnebère sous Aurignac , aujourd'hui district de
Saint-Gaudens ( Haute-Garonne ) , et alors du diocèse
de Comminges. Ce sera le mot Aurignac , écrit en
abrégé , qui aura induit en erreur Moréri et ses copistes
; il n'y a point de village de Cassagnebère , ni
de Cassanhabere auprès d'Auch , ainsi qu'aurait pu
vous l'apprendre l'estimable abbé Alexandre , frère de
votre aubergiste , qui , malgré son énorme corpulence ,
OCTOBRE 1817 . 35
a toujours vaincu à la course les Basques les plus agiles .
Ce qui pouvait , à Auch , vous rappeler la mémoire
du cardinal d'Ossat , c'est qu'il avait été quelque temps
régent dans les classes du collège d'Auch , ce que Morérine
dit pas .
La fondation de ce collége , qui a joui long-temps
d'une juste célébrité , offre une particularité remarquable.
Le cardinal de Clermont- Lodève , doyen du sacré
collége, et archevêque d'Auch , ayant légué aux pauvres
de cette ville la moitié de ce qui se trouverait lui
être dû de son bénéfice , au moment de son décès , cette
moitié monta à la somme de 500 mille livres , en février
1540. Le successeur de ce cardinal , qui fut le célèbre
cardinal de Tournon , allié des Polignac , décida que
l'ignorance étant une pauvreté de l'âme beaucoup plus
déplorable que celle du corps , on devait , dans l'emploi
de legs de son prédécesseur , préférer l'instruction de la
jeunesse aux alimens des pauvres , et , en conséquence ,
il obtint de François Ier , le 11 mars 1545 , des lettres
patentes pour l'établissement du collége, dont deux illustres
cardinaux sont ainsi les fondateurs, et qui eut pour
regens d'Ossat , Nostradamus , Macrobe , Turnèbe ,
Muret , Regiset Montgaillard. Les jésuites furent mis
enpossession de ce collége ( en 1590) , pendant que
le marquis de Biron qui fut maréchal de France , et
Henri de Savoie , sans être prêtres ni l'un ni l'antre , se
disputaient les revenus de ce riche archevêché , s'autorisant
tous deux des ordres de Henri IV.
Ceux qui aiment les vieilles cérémonies auraient
appris avec plaisir que lorsque l'archevêque d'Auch
prenait possession , le baron de Montant était obligé
de l'attendre à la porte de la ville , en casaque blanche ,
sans manteau , tête nue et une jambe également nue ,
de prendre les rènes de la mule du prélat , et de le dirigerjusqu'à
la porte de l'église , de l'aider à descendre
et de le reconduire jusqu'àson trône , enfin de le servir
pendant son dîner. Pour prix de cet acte de vasselage,
le baron devenait propriétaire de la mule et de toute
la vaisselle d'or et d'argent qui avait servi au repas.
On raconte qu'en 1600 , un bourgeois de Nevers ,
intendant de la maison de Nemours , ayant été nommé
3.
56 MERCURE DE FRANCE .
archevêque d'Auch , le baron de Montant , prenant
pour prétexte le froid excessif , couvrit sa jambe , le
8novembre , d'un bas de toile très-fine et couleur de
chair , ne croyant pas devoir être très- exact à l'egard
d'un vilain . L'archevêque s'en aperçut , et pardonna au
vassal qui ne dédaigna point d'enlever la vaisselle d'or
etd'argent comme si elle eût appartenu à un prince.
En 1547 , le cardinal de Tournon dout nous venons
de parler , et dont la modestie égalait le savoir , n'avait
que de la vaisselle de verre d'un travail très-délicat .
Le baron de Montant ne se fit aucun scrupule de briser,
à coups de bâton , et sous les yeux du prélat , des
évèques suffragans et de toute la noblesse de la province
, tout le service du cardinal auquel il ne ménagea
point les reproches les plus injurieux. Cet outrage priva,
pour toujours , la ville d'Auch de la présence de cet
illustre archevêque.
Iln'est pas hors de propos de rappeler à notre mémoire
que la belle Marguerite de Valois , reine de
Navarre , soeur de François ler , auteur de l'Heptaméron,
était , en sa qualité de comtesse d'Armagnac , chanoinesse
honoraire de la cathédrale d'Auch , et qu'elle se
faisait payer régulièrement son droit de présence, lorsqu'elle
assistait aux offices célébrés par le chapitre.
Agréez , monsieur , l'assurance de mon bien ancien
attachement et de ma considération distinguée.
Le général A. J. , baron de L. P.
VARIÉTÉS .
Affaire de Rhodez , et remarques sur quelques-unes de
nos lois d'exception .
1
Lorsque dans l'un des numéros de ce journal nous
faisions l'analyse d'un ouvrage important , sur le jury ,
et que nous comparions l'effet de ce jugement des
OCTOBRE 1817 . 37
a
e
de
des
pairs à un drame , nous ne croyions pas en avoir de sitôt
la représentation. Depuis un mois la ville de Rhodez
donne ce spectacle à la France , et peut- être à l'Europe .
Riende ce qui se passe parmi nous n'est indifférent à
nos voisins ; après avoir été pour eux un assez long sujet
d'alarme , nous le serons long-temps de curiosité. D'ailleurs
, il s'agissait d'éprouver une institution que les
hommes éclairés regardent comme la plus forte garantie
de l'ordre social et de la sûreté personnelle , et , sous les
rapports de cet intérêt qui excite vivement l'attention
publique , jamais composition dramatique n'en présentade
plus puissant ni de mieux soutenu que le forfait
de Rhodez. Il n'y avait rien ici d'imaginaire On a pu
voir l'événement et entendre les acteurs. Il n'est point
delecteur un peu instruit qui n'ait assisté , par la pensée ,
aux assises de l'Aveyron. On a vu naître , de ces débats ,
desincidens dignes de la scène , et se montrer des personnages
qui ne dépareraient pas les romans les mieux
intrigués. Ce spectacle , trop réel pour la ville de
Rhodez , et qui n'est pour nous qu'une hideuse fantasmagorie
, n'est pas prêt à finir. Le dénouement se complique;
il est probable qu'il sera double , d'après les
nouveaux incidens amenés par le personnage mystérieux
de madame Manson ; mais la catastrophe a été assez
développée par une première décision, pour qu'on puisse
apprécier désormais cette procédure par jurés , tant
critiquée par des hommes timorés et prévenus. Si elle
a réussi contre des scélérats consommés , et malgré
des obstacles de tous genres , dont l'esprit de localité
et de parti a dû l'entourer , elle triomphera partout
comme la plus sûre , la plus noble manière de poursuivre
les délits , et de veiller à la défense des accuses;
on a entendu à ce sujet des prodiges d'éloquence
qui auraient brillé à côté de ceux qu'on voit si fréquem
ment au barreau de la capitale.Et, chose plus étonnante !
ces éclairs , au milieu de tant de nuages , ont été sans
effet sur le public de Rhodez; il savait trop bien à
quoi s'en tenir sur l'horrible événement , sur les auteurs
, et sur les motifs qui les ont fait agir.
Concentré dans le sein d'un tribunal ordinaire , et
rendu secrètement par des hommes réputés inflexibles ,
cejugement aurait souffert des interprétations; que
38 MERCURE DE FRANCE .
n'interprête- t-on pas dans les circonstances présentes ?
Prononcépar ces autres tribunaux , non moins terribles ,
qui comptent la célérité et l'effroi au nombre de leurs
attributs , il aurait pu laisser quelques regrets . Mais
quelle trace d'un pareil sentiment pourrait- il rester
dans l'âme de ceux qui ont entendu ce jugement ou
qui y ont coopéré ? Quel est l'honnête homme en
France qui ne se croirait pas honoré d'avoir figuré dans
cette mémorable assemblée de jurés ?
Cependant il nous vient un scrupule ; nous ne pouvons
le taire et nous nous permettrons encore quelques
observations sur le jury. Ce sujet en vaut bien un autre.
Que n'a-t-on pas dit sur le mode transitoire des élections,
des électeurs et des élus ? Il s'agit ici de ce mode
constant de prononcer sur l'honneur ou sur la vie des
hommes , lorsque leur malheur ou l'esprit de parti les
placent au rang des accusés.
La loi ne prescrit qu'une seule question à faire aux
jurés ; il en a été présenté cinquante -une à ceux de
Rhodez. Serait-il permis d'étendre ou de resserrer le
cercle des questions sseelloonn les circonstances ? D'après le
texte de la loi que nous avons été curieux de vérifier ,
cette unique question qu'on pose doit renfermer toutes
les circonstances comprises dans le résumé de l'acte d'accusation
. Le tribunal aurait-il pris sur lui de les diviser
pour les mieux faire ressortir ? Il faudrait le louer pour
cette précaution; elle aurait attiré et formé cette masse
de lumières qui a éclairé la décision ; mais il faudrait
savoir si cette dérogation au texte de la loi n'est qu'une
heureuse faute , si elle est un droit ou une faculté. Elle
aurait eu un bon motifdans cette occasion ; elle pourrait
dans une autre avoir un but opposé. Il ne doit y
avoir rien d'arbitraire sur un sujet aussi important.
Etrangers à cette matière , nous renvoyons nos lecteurs ,
pour les lumières qui y sont répandues , à l'ouvrage que
nous avons cité (1). Il est de M. Ricard d'Allauch ,
ancien magistrat; on ne perdra rien pour les aller chercher;
on trouvera , à l'occasion du jury , des vérités
piquantes sur notre situation politique , et sur celle de
(1) De l'Institution du Jury en France et en Angleterre. Chez
Patris, imprimeur , rue de la Colombe , à Paris.
OCTOBRE 1817 . 59
nos yoisins d'outremer. M. Ricard parle de jury.comme
un vieux général parlerait de tactique. Lorsqu'on entend
ces leçons de l'expérience , on serait tenté de
croire qu'il n'appartient qu'à ceux qui ont travaillé sur
le terrain , de nous tracer un plan satisfaisant de nos
lois pratiques . On raconte qu'un habile professeur , le
père Pezenas , je crois , qui venait de faire un cours de
pilotage , voulut justifier sa théorie par la démonstration.
Il se porta sur un vaisseau avec ses élèves . Après
leur avoir savamment expliqué la manoeuvre , les agrès ,
et toutes les proportions géométriques qui entraient
dans sa construction , il voulut le faire sortir du port ,
etne put le faire mouvoir.
Il est probable que pendant la session législative qui
va s'ouvrir , on examinera la belle institution du jury
sous toutes ses faces , et qu'après l'avoir restaurée , on
lui rendra le rang constitutionnel qu'elle a sur les cours
prévotales qu'on lui a données pour auxiliaires .
Cet examen doit se porter aussi sur nos autres lois de
circonstances , qu'on nomme si improprement lois d'exception.
Il semble que ces mots de lois et d'exсер-
tion ne devraient pas se rencontrer ensemble. En effet
, comment admettre des lois contre les lois ?
L'expression ne présente pas d'autres sens ; mais si
leur définition laisse quelque chose à désirer pour les
termes , les comparaisons ne nous manqueraient pas
pour peindre leur but et leur effet. On pourrait assimiler
ces lois à ces lisières qu'on donne à l'enfance
pour assurer sa marche ; mais nous sommes plus
qu'adultes , nous sommes devenus des hommes affermis
par le malheur. Ne serait-il pas à désirer qu'on
regardât si nous pouvons marcher sans entraves ? il
peut être commode à nos conducteurs de nous tenir
en laisse; nous convenons que cette précaution doit
empêcher quelques écarts ; mais qu'attendre aussi d'une
attitude contrainte , appelés comme nous le sommes à
développer tous nos efforts pour les plus grands sacrifices?
La Charte nous a promis toutes les libertés qui
peuvent se concilier avec les lois ; il ne s'agirait alors
que de faire des lois pour assurer ces libertés.
La loi sur la sûreté individuelle a exposé quelques
hommes soupçonnés , à gémir sous les verroux , loin de
40 MERCURE DE FRANCE .
leur domicile et de leur famille . On n'entend pas
dire que les ministres aient abusé de ce terrible pouvoir
; mais ils auraient pu le faire , et se tromper. Qui
plus que les dispensateurs du pouvoir est exposé à
payer ce tribut à la faible humanité? Qui peut se
flatter , après ce choc de passions , d'intérêts et d'opinions
, qui dure depuis trente ans , de ne s'être pas fait
quelques ennemis ? et quel temps plus favorable aux
irascibles souvenirs , qu'un déplacement d'intérêts anciens
et un gouvernement nouveau ?
E.
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 24 septembre au 2 octobre.
RÉCOLTES . FINANCES.-Tandis que la Suède perd l'espérance
d'une bonne moisson ; que le commerce des
Indes qui enrichit les nations de l'Europe , appauvrit le
Danemarck ; que la Bavière , menacée d'une prochaine
disette , prend , contre l'exportation de ses grains , des
mesures qui pourraient bien retomber sur l'importation
, l'Angleterre , un moment étonnée de ce passage
subit du tumulte au repos , commence à reprendre ses
esprits , à relever son commerce , et se montre à toutes
ces confédérations armées contre elle , forte de son
crédit progressif et de son industrie perfectionnée. Sés
ouvriers ne peuvent suffire aux demandes ; ses étoffes
de coton s'expédient jusque dans les pays où croît le
coton. La hausse du prix des grains , dans ses marchés ,
n'est qu'une preuve de l'activité de son commerce. II
a fallu nourrir le Portugal; elle saura bien retrouver
l'équivalent de ses secours .
Malheureusement ses consuls en Sicile s'aperçoivent
que son commerce no se soutient plus dans
OCTOBRE 1817 . 4t
cette île , et ils attribuent cette décadence à la restauration
des lois du pays .
Plus malheureusement encore l'industrie des fraudeurs
s'accroît en proportion de l'industrie des travailleurs.
On a saisi , à Londres , chez un étranger ,
quatre cents pièces de dentelles de France et de
Bruxelles , évaluées à plus de 800 liv . sterl . Un Anglais
a été condamné à 12 liv. sterl . d'amende pour avoir
eu chez lui des soiries françaises. Il n'est bruit à la
douane que d'une société de contrebandiers établie dans
les environs de Liverpool. On conçoit si le gouvernement
doit être ombrageux sur ce point. Aux soins qu'il
se donne pour empêcher la contrebande chez lui , qui
soupçonnerait les marchands anglais de la porter chez
les autres ?
- La Suisse emprunte à l'Allemagne ses plus utiles
institutions. Une école se forme à Unterseen , pour la
culture des montagnes , et l'économie des forêts : il ne
faut pas taire le nom du fondateur , c'est M. Kasthofer
deBerne.
a
- L'Espagne se débat contre tous les priviléges des
provinces et dés villes , et des corporations , et des individus
, et contre tous les préjugés , et contre tous les
intérêts aveugles. Mais a-t-elle toujours dans cette lutte
lavéritable force , qui est la justice ? Supprimer de choquantes
exceptions , assujétir un impôt commun les
membres d'une même patrie , rien de mieux. Mais reduire
la dette publique , décréditer les actions , c'est un
moyende liquidation facile à la vérité , mais aussi raineux
que facile. La junte de liquidation le propose.
Pourra-t-il être agréable à la loyauté du roi .
-On a découvert , dit- on , à Gand , un nouveau procedé
, au moven duquel le lin acquiert toute la blancheur
et la souplesse dont il est susceptible , sans l'emploi
des matières corrosives qui nuisent singulièrement
à la durée des toiles . Si cette découverte est sûre , il n'y
a pas de confédération qui puisse lui être comparée.
-En France , l'article 5 de la loi du 27 mars , sur les
douanes , reçoit son exécution. Cet article soumet à un
jury spécial,dans chaque lieu d'exportation , les certificats
d'origine qui accompagnent les sucres raffinés. Le
42 MERCURE DE FRANCE.
sous- secrétaire-d'État au départemont de l'intérieur a
déjà nommé les membres des divers jurys .
-De violens orages ont éclaté à Colmar. L'extrême
sécheresse qui désolait la campagne de Nimes a cessé.
AMÉLIORATIONS POLITIQUES. - La constitution du
Wurtemberg paraît en détail; la loi constitutionnelle
du Holstein ne tardera pas à paraître. Mais la commission
chargée de constituer la Prusse a suspendu ses
travaux .
- L'un des premiers objets dela diète germanique ,
dans sa session prochaine , sera l'organisation militaire
de la confédération. Elle déterminera la force permanente
des troupes qui doivent former les garnisons des
forteresses fédérales de Mayence et de Luxembourg.
- Les inspecteurs aux revues et les commissaires des
guerres , dont le nombre s'élevait en France à six cent
quatre-vingt-trois , sont remplacés par trente- cinq intendans
militaires , cent quatre-vingts sous- intendans
distribués en trois classes , et trente-cinq adjoints. Les
élèves ne recevront pas de traitement. Pour être admis
en cette qualité , il faudra justifier d'un revenu de deux
mille francs , avoir fait un cours de droit , et connaître
une langue étrangère.
COLONIES . Incertitudes , confusion déplorable .
L'incendie éteint sur un point , se rallume sur l'autre .
La mort de Moralès et la défection de Ryan semblaient
avoir pacifié le Mexique , et voilà que dans le Nord-
Ouest un prélat tire l'épée. Au Brésil , Martinez avait
payé de la vie sa folle entreprise , et les papiers américains
parlaient de la révolte de Paraïba ; heureusement
on a démenti ces bruits. Mais il ne manque pas d'autres
sujets de comparaison. Les dépèches officielles qui
vont jusqu'au 3 juillet , représentent les insurgés des Carraques
, comme entièrement dispersés ; et les papiers
de Kingston , qui vont jusqu'au 2 août , veulent que
Morillo ait subi coup sur coup deux défaites . La Russie et
l'Autriche défendent sévèrement toute exportation d'armes
et de munitions pour l'Amérique , et un vaisseau
de cinq cents tonneaux va sortir de la Tamise , chargé
de recrues pour le service des indépendans ; et un corsaire
de Buenos-Ayres ose envoyer à la consignation
d'un négociant d'Irlande , un navire espagnol qu'il a
OCTOBRE 1817 . 43
pris; et des compagnies de spéculateurs écossais formént
une entreprise de pirateries , dont l'île d'Amélia sera le
dépôt.
-On écrit de Cadix , en date du 2 septembre : « Nous
n'avons aucune nouvelle du Pérou , ni d'aucune autre
partie de l'Amérique méridionale ; ce qui fait espérer
qu'il n'y en a point de favorables à communiquer , ou
que les corsaires ont intercepté les dépèches. >> Toujours
les corsaires ! ils courent les mers de l'Inde ; le pavillon
britannique même ne traverse pas impunément l'Atlantique.
Ils bloquent étroitement Porto-Ricco ; plus de
trente d'entre eux sont partis pour inquiéter les mers
d'Europe. Voilà les temps de la flibuste revenus .
-Cependant il se forme en Angleterre des régimens
pour tous les partis. En ouvrant son sein aux recruteurs
insurgés , la tolérante Angleterre ne le ferme pas aux
recruteurs espagnols. Paisible spectatrice de tous ces
débats , dont elle sait bien qui doit recueillir le fruit ,
elle ne préfère , elle n'exclut personne.
-Mais qui donc peut transporter ainsi l'Europe
dans le Nouveau- Monde ? Anglais , Français , Allemands
, tous à l'envi courent acheter du gouvernement.
des États-Unis les savanes que ce gouvernement achète
des sauvages. Est-ce que l'Europe manque de friches ?
ou son ciel n'a t-il plus d'attraits pour nous ?
Il n'y a pourtant pas d'effet sans cause. S'il est vrai ,
comme l'atteste , dans son voyage dans l'intérieur de
l'Amérique , un savant anglais , sir John Bradburg , que
le gouvernement des États-Unis , sans prestiges ni sacrifices
, sans le savoir , et presque sans le vouloir , sontire
à l'Europe ses forces ; quelque vice est caché dans
nos institutions ou dans nos habitudes. Nos grands politiques
ne connaissent de remède au mal que les prohibitions.
Fermez vos portes , crient-ils; tenez votre population
sous les verroux. Il me semble qu'on dirait à
plus juste titre : ouvrez vos portes , mais faites que les
habitans se plaisent dans leur séjour ; et ne craignez
point qu'ils s'échappent .
Les gouvernemens d'Europe déplorent tous cette
manie d'émigration ; ils y voient une perte d'impôts ,
ils y voient peut-être aussi un mal bien autrement funeste.
Insensiblement ce mot de patrie perd de sa
44 MERCURE DE FRANCE.
valeur. La patrie fut dans les premiers temps une véritable
, une auguste puissance ; elle devint une illusion
magique ; craignons le moment où elle ne sera plus
qu'une faible abstraction.
RELATIONS POLITIQUES.- La diète suisse a refusé de
contribuer aux pensions des anciens employés de l'évèché
de Bâle ; elle prétend que la décision de la diète
germanique est contraire à l'acte du congrès de Vienne.
Le roi d'Espagne accède à cet acte , et fait aussi partie
de la confédération européenne. Il a sanctionné la
reversion des duchés de Parme , Plaisance et Guastalla ,
en faveur de l'infant D. Charles-Louis .
Les conférences , pour la conclusion d'un traité de
commerce entre les Pays-Bas et les Etats-Unis , sont
suspendues , jusqu'à ce que les plénipotentiaires amérieains
aient reçu les instructions nécessaires .
PROCÈS MARQUANS .-Pierre Hamel , condamné à
mort par la cour d'assises de Caen pour avoir tué le séducteur
de sa fille , s'est pourvu en grâce. On avait dit
sans raison qu'un mariage secret unissait les deux amans .
Le séducteur était l'époux d'une autre.
-Apeine le tribunal de Trévoux a-t-il fait justice d'un
faux empereur , qu'un faux dauphin est traduit devantla
cour de Rouen. Ce prince est , dit-on , fils d'un sabotier
, et sabotier lui-même. Son vrai nom est Mathurin
Bruneau.
- Le procès de Bastide et Jausion continue à exercer
la curiosité. On recueille des traits négligés d'abord ;
on rappelle de vieilles accusations étouffées . Madame
Manson estplus que jamais énigmatique. Elle a des panégyristes
qui vantent sa candeur ; elle a des censeurs
qui semoquent de son afféterie. Personnage tragique et
comique tour à tour , tantôt elle semble combattue entre
deux puissances dont l'une arrache la vérité du fond de
sa poitrine , et l'autre repousse la vérité prête à sortir.
Tantôt coquette ridicule , elle cherche , dans sa toilette
mesquine , des prestiges qui ne séduisent personne , et
ne veut paraître devant le geolier qu'en costume de prison.
Il semblait que son arrestation dût exciter en elle
de ces mouvemens convulsifs , qui émûrent et fatiguèrent
tant de fois les spectateurs. Au contraire , elle se réjouit
d'ètre arrêtée. Que ne l'a-t-on fait trois mois plus tôt ,
OCTOBRE 1817. 45
dit-elle? D'un autre côté , Bastide se récrie avec force
sur l'unanimité du jury ; Jausion et lui promettent
cinquante mille franes à celui des accusés qui nommera
tous les auteurs du meurtre. Les conjectures s'emparent
dela carrière qui leur est ouverte. Les uns veulent qu'an
des jurés soit complice. Les autres nomment un trèsproche
parent de madame Manson. O secrets de la nuit
etde lamort! qui vous révélera ?
.. Sitfas , numine vestro
Pandere res altă terrá et caligine mersas !
-La cour d'assises de Paris s'occupe du procès de
Epingle noire. Les accusés sont au nombre de onze ,
enycomprenant un contumax , Contremoulin , Landremont,
Moutard , les deux frères Duclos , Fonteneau-
Dufresne , Bonnet , Beaumier , Crouzet , Brice. Il s'agit
d'un complot formé contre la dynastie régnante. On
rattache àce complot l'affaire de Vincennes ; le serment
des initiés était ainsi conçu : Je jure , par l'honneur , de
consacrer ma fortune et ma vie pour délivrer mon
pays du joug qui l'opprime ; je jure d'employer tous
mes efforts , afin de propager les principes qui m'animent;
je jure de ne rien dévoiler de ce que je viens
d'entendre , quelle que soit la position où je me troave
placé; si j'ai la lâcheté de trahir mon serment, je voue
ma tête à la mort. - On a trouvé la copie de cette formule
chez Duçlos jeune qui la tient , dit-il, d'un fugitif
nommé Brice. On n'en a trouvé que les initiales chez
Crouzet , qui a donné des dix-neuf premières lettres une
explication fort ingénieuse : « Jean-Jacques Pascal , las
de contre-temps, méconnu, fugitifet malheureux, vivra
persécuté, dénoncé, mais non point découragé : Justus ,
quietus , lætus. »
C'est à Monnier que l'autorité doit la connaissance
du complot; aussi Monnier a-t- il paru comme témoin.
Son premier soin a été de réclamer contre une assertiondes
journalistes qui attribuaient , à ses révélations ,
P'arrestation de cinquante personnes. Ainsi l'homme,
qui est retranché de la société , garde encore le désir
de l'estime publique. Un autre témoin , c'est le sieur
Grimaldi , agent de police. Crouzet a conté , au sujet
de ce témoin , une anecdote assez piquante. J'ignorais ,
,
46 MERCURE DE FRANCE.
dit- il , jusqu'à l'existence de cet homme , lorsqu'un
jour , pendant que le commissaire de la préfecture procédait
à mon interrogatoire , on vint lui apporter , du
bureau voisin , une lettre dont la suscription était telle :
lettre de Grimaldi; le commissaire lut à , pour de ,
comme si j'avais écrit moi-même à Grimaldi. Je niai ;
il insista . Pour me convaincre , il mit entre mes mains
la lettre ; c'était une délation absurde où de grossiers
mensonges étaient mêlés à quelques vérités. On demande
au mème accusé l'explication de cette note, écrite
de sa main : Brevets délivrés par les scernip pour la
sûreté des sujets fidèles , et voici ce qu'il raconte : après
la dissolution de la chambre dont je faisais partie , je
rencontrai un de mes collègues qui s'était montré le
défenseur de Bonaparte. « Qu'allons - nous faire , lui
dis -je ? - Songez à vous , me dit-il. Moi , voici mon
paratonnerre , et il me montra un brevet des princes qui
lui servait de garantie.- Je vous savais prudent , lui
dis-je alors , mais non point à ce degré-là . »
M. l'avocat-général a séparé , dans son plaidoyer , les
accusés en deux classes . Les seuls qui , d'après lui ,
méritent de l'indulgence , sont Contremoulin , Landremont
, Dufresne et Moutard .
NOUVELLES DIVERSES .-Le pape a ratifié le décret qui
canonise D. François Possadas , de l'ordre des Frères-
Prècheurs , et Théophile de Corte , de l'ordre des Frères-
Mineurs . Ainsi, l'église romaine compte deux saints
de plus .
-S. A. le duc Louis de Wurtemberg, oncle du roide
Wurtemberg , est mort à soixante-un ans .
-Le duc de San-Carlos , ambassadeur d'Espagne en
Angleterre , est attendu à Londres . On assure que le
prince régent retarde son départ de la capitale pour le
recevoir.
-La princesse d'Anhalt , épouse de l'archiduc Palatin,
est morte des suites d'un accouchement laborieux.
-Les environs de Vienne sont infestés de brigands ;
une partie des équipages de l'archiduc Rodolphe a été
pillée à neuf heures du soir.
-Un jeune homme , qui se promenait aux galeries
debois , au Palais -Royal , a été frappé de mort subite .
-Lundi , jour de Saint-Michel , les habitans de Low
OCTOBRE 1817 . 47
dres ont dûs'assembler pour la réélection du lord-maire .
Il parait que les choix tomberont sur le maire actuel
(M. Wood), apparemment , dit malignement le Courrier,
pour le mettre à mème d'exécuter ses promesses
sur la nouvelle organisation de la police.
BÉNABEN.
Erratum. Dans la liste des candidats , qui devaient être
soumis au dernier ballotage , nous avions omis le nom
de M. Lafayette . C'était une erreur involontaire , que
nous nous empressons de réparer.
ANNONCES ET NOTICES.
De l'Influence de l'Etude sur le bonheur, dans toutes
les situations de la vie. Discours en vers , qui a obtenu
l'accessit du prix de poésie , décerné par l'Académie
française, dans sa séance du 25 août 1817 ; par M. Charles
Loyson , maitre de conférences à l'Ecole normale .
Broch. in-8°. Prix: 1 fr . , et 1 fr . 25 cent. par la poste .
ChezGuillaumeet comp. , lib . , rue Hautefeuille , n . 14 ;
Et chez P. Mongie aîné, boulevard Poissonnière , n. 18 .
Moyens de remédier aux maux de la France , et de
la rendre florissante par l'agriculture ; par M. J. Ch .
Brosson, propriétair-e cultivateur. Prix : 75 cent. Chez
Brunot-Labbe , lib. , quai des Augustins , n. 53 ;
Et chez P. Mongie aîné, boulevard Poissonnière , n. 18 .
M. Brosson appuye son opinion sur de sages principes , de
bons raisonnemens et une logique très-claire : sa brochure sera
lue avec intérèt, elle a pour but de rendre la France heureuse ,
célèbre et puissante; elle est certainement écrite par un homme
qui aime sincérement son pays.
Epure à un électeur ; par M. de ***. Prix : 75 cent ,
Chez Renard , libraire , rue Caumartin n. 12 ;
EtchezP. Mongie aîné , boulevardPoissonnière , n. 18 ,
Donner d'excellens conseils enjolis vers , faciles et légers .
c'est mériter et s'assurer des succés,
48 MERCURE DE FRANCE .
Cause Célèbre.- Procès des prévenus de l'assassinat
de M. Fualdès , ex-magistrat à Rhodez . In-8°. : il
en paraît jusqu'à présent onze cahiers. Prix de chaque
cahier : 40 cent. pour Paris , et 50 cent. par la poste.
Chez Pillet , imprimeur-libraire , éditeur de la collection
des Moeursfrançaises , rue Christine , n. 5 ;
Et chez P. Mongieaîné , boulevard Poissonnière , n . 18.
L'horreur qu'a inspirée un des plus épouvantables crimes que
l'on ait commis depuis long-temps ; les témoignages équivoques
et mystérieux de madame Manson , le grand nombre de personnes
compromises dans cette malheureuse affaire ; tout se
réunit pour rendre fort curieuse et fort intéressante la collection
des cahiers que nous annonçons .
Oraisonfunèbre de Louis XVI; par Alexandre Soumet.
Prix : 1 fr.
Chez P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n. 18 .
Le Confiseur moderne , ou l'Art du Confiseur et du
Distillateur, contenant toutes les opérations du confiseur
et du distillateur , les procédés généraux de quelques
arts qui s'y rapportent , particulièrement ceux du parfumeur
et du limonadier, etc. , etc. , etc .; par J. J. Machet
, confiseur et distillateur. Troisième édition , un
vol. in-8°. Prix : 6 fr . , et 7 fr . 50 cent. par la poste .
Chez Maradan , libraire , rue Guénégaud , n. 9 ;
Et chez P. Mongie aîné, boulevard Poissonnière, n. 18 .
TABLE .
Poésie.- Ludmile , romance imitée de l'allemand; par
M. St. H ......
Nouvelles littéraires . Histoire de Jeanne d'Arc -
(analyse ) ; par M. P. F. Tissot.
Pag. 4
9
L'Ermite en Province. - Moeurs agénoises ; par
M. Jouy. 21
Variétés.-Affaire de Rhodez ; par M. E. 36
Politique.- Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Bénaben.
Noticeset Annonces .
40
40
47
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE .
MERCURE
*
DE FRANCE.
SAMEDI 11 OCTOBRE 1817 .
LITTÉRATURE.
POÉSIE .
ÉLÉGIE
mmy
SUR LA MORT D'UNE JEUNE FILLE .
Elle n'est plus ! le ciel nous l'a ravie !
Nous la pleurons ; mais, regrets superflus !
Du long sommeil elle s'est endormie :
Elle n'est plus !
Vous ris et jeux , cortége plein de charmes ,
O vous naguère autour d'elle assidus ,
Anos sanglots venez joindre vos larmes :
Ellen'est plus !
Comme s'élève une jeune pensée ,
Naissaient au jour ses attraits ingénus :
Comme un sourire elle s'est éclipsée :
Ellen'est plus !
Nous la cherchons dès que la fraîche aurore
Vient annoncer le retour de Phébus ;
Le soir, la nuit , nous la cherchons encore :
Elle n'est plus !
TOME 4 4
50 MERCURE DE FRANCE .
Quatre printemps composaient tout son âge .
Evélina , cher espoir des vertus ,
De l'innocence était la douce image :
Elle n'est plus !
Ces tristes pleurs , qu'ici tout renouvelle ,
Sont les premiers pour elle répandus ;
Ces pleurs , hélas ! seront ignorés d'elle :
Elle n'est plus !
Son âme au sein de la gloire céleste ,
Goûte à long traits le bonheur des élus .
D'Evélina le seul tombeau nous reste :
Elle n'est plus !
Couvrons de fleurs son urne solitaire ;
Prenons du deuil les sombres attributs ;
Et que ces mots soient gravés sur la pierre :
<< Elle n'est plus ! >>>
M. ALBERT- MONTÉMONT.
VERS
A MADAME ★★★★★★★
Toi qui reçus un coeur, présent des immortels ;
Qui joins , à ton insu , par un rare avantage ,
Les attraits au savoir , et la grâce au langage ;
Toi , dont la modestie obtiendrait des autels ;
Reçois , ô D ........ dans ce jour d'allégresse ,
Le sincère tribut de ma vive tendresse.
Que ne puis-je , en ces vers , inspiré des neuf soeurs ,
Célébrer dignement tes talens enchanteurs !
Quand tu peins , sur ta lyre , une amoureuse flamme ,
Par tes accords mélodieux ,
Tu sais ravir mes sens et parler à mon âme ,
Tu te rends l'égale des dieux .
Quand ta bouche éloquente , en heureux mots fertile ,
Exprime un trait piquant ; ton aimable raison
OCTOBRE 1817 . 51
Unit à son éclat un sel toujours facile ,
Et tu rougis d'abord de ta docte leçon .
A tes charmans écrits le dieu du goût préside.
Moderne Sévigné , sois à jamais mon guide !
Tu puises tes pensers à la source du beau ;
Le coeur est ton oracle , et le vrai ton flambleau .
Par M. CHArtier de CHENEVIÈRES.
ÉNIGME .
Je suis pour la plupart des gens
Le thermomètre de l'estime,
Sur-tout aux yeux des ignorans.
J'éclipse l'esprit , les talens
Et la vertu la plus sublime ;
Avecmoi quand je suis brillant
Et fait de certaine manière ,
Tu peux être sot , impudent ,
Et parler sur toute matière ,
Ont'approuvera hautement ,
Etquand tu ne ferais que braire,
On trouverait cela charmant ;
Sans mon éclat tout va différemment ,
Tu pourrais égaler Homère ,
Qu'onte traiterait de pédant;
Tu te verras l'objet d'un mépris insultant ,
Et tu seras forcé de fuir ou de te taire.
(ParM. I. J. ROQUES , de Montauban , aveugle de naissance . )
mmmm
CHARADE .
Tout être abhorre mon premier ,
Tous voudraient être mon dernier ,
Mais la plupart sont mon entier.
nmmm
(Par le même.)
LOGOGRIPHE .
J'ai pour me soutenir douze énormes colonnes
Où l'on voit affichés les destins des couronnes.
4.
52 MERCURE DE FRANCE.
Sur huit pieds m'offrant aux regards ,
J'annonce la paix ou la guerre ,
Le trépas des grands de la terre ,
Les découvertes des beaux-arts .
Dans mon corps démembré cherche un être mystique ,
Qui ,paresseux par goût,
et dévot par métier ,
Passait la nuit à boire et le jour à prier ;
Ceque pour Don Quichotte était sa rosse étique ;
La volaille du savetier ;
Trois notes de notre musique ;
Ce qu'à grands coups de plume un lourd savant produit ;
Cet ornement après lequel soupire
Unpetit tonsuré dans son petit réduit ;
Ce que jamais le sage ne désire ,
Etce que l'avare enfouit ;
Ceque doit être l'homme au midi de son âge ;
Ce qui dans une ville offre en tous lieux accès ;
Un mot en amour plein d'attraits ;
Et chez le Normand hors d'usage ;
Ce que cherchait avec grand soin Boileau ;
Un colosse imposant qui domine la plaine ;
Ce monstre à la faux inhumaine
Qui nous guette dès le berceau ;
L'insecte que dans son fromage
Aime à savourer un gourmand;
Le synonyme d'un moment ,
Ou ce qu'un procureur fait payer à la page ;
Ce qui d'un pédant et d'un sot
Distingue l'homme du grand monde ;
Sur quoi mainte querelle , et maint combat se fonde ;
Un plat indispensable aux repas comme il faut.
Pour mieux te mettre au fait ,je ne dis plus qu'un mot :
Souvent plein de l'ennui que maint auteur inspire ,
Je porte dans mon sein la vertu du pavot;
Es-tu las de veiller ? je t'engage à me lire .
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est souliers ; celui de la charade
, est filou ; et celui du logogriphe , ivrogne , où
l'on trouve vin .
OCTOBRE 1817 . 53
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
De la Juridiction du gouvernement sur l'Éducation ,
L'éducation peut être considérée sous deux points
de vue. On peut la regarder en premier lieu comme un
moyen de transmettre , à la génération naissante , les
connaissances de tout genre acquises par les générations
antérieures. Sous ce rapport , elle est de la compétence
du gouvernement. La conservation et l'accroissement
de toute connaissance est unbien positif. Le gouvernement
doit nous en garantir la jouissance .
Mais on peut voir aussi dans l'éducation le moyen de
s'emparer de l'opinion des hommes pour les façonner à
l'adoption d'une certaine quantité d'idées , soit religieuses
, soit morales , soit philosophiques , soit politiques.
C'est sur-tout comme menant à ce but , que les
écrivains de tous les siècles lui prodiguent leurs éloges,
Nous pourrions d'abord , sans révoquer en doute les
faits qui servent de base à cette théorie , nier que ces
faits fussent applicables à nos sociétés actuelles . L'empire
de l'éducation , dans la toute puissance qu'on lui
attribue , et en admettant cette toute-puissance comme
démontrée chez les anciens , serait encore parmi nous
plutôt une réminiscence qu'un fait existant. L'on méconnaît
les temps , les nations et les époques ; et l'on
applique aux modernes ce qui n'était pratiquable qu'à
une ère différente de l'esprit humain .
54 MERCURE DE FRANCE.
Parmi des peuples qui , comme le dit Condorcet (1 );
n'avaient aucune notion de la liberté personnelle , et où
les hommes n'étaient que des machines dont la loi réglait
les ressorts et dirigeait les mouvemens , l'action de
l'autorité pouvait influer plus efficacement sur l'éducation,
parce que cette action uniforme et constante n'était
combattue par rien. Mais aujourd'hui la société
entière se souleverait contre la pression de l'autorité,
et l'indépendance individuelle que les hommes ont reconquise
, réagirait avec force sur l'éducation des enfans
. La seconde éducation , celle du monde et des circonstances
, déferait bien vite l'ouvrage de la première
(2) .
De plus , il serait possible que nous prissions pour
des faits historiques les romans de quelques philosophes
imbus des mêmes préjugés que ceux qui , de nos jours ,
ont adopté leurs principes : et alors ce système , au lieu
d'avoir été , du moins autrefois , une vérité pratique ,
ne serait qu'une erreur perpétuée d'âge en âge.
Où voyons- nous en effet cette puissance merveilleuse
de l'éducation ? Est-ce à Athènes ? Mais l'éducation publique
, consacrée par l'autorité , y était renfermée dans
les écoles subalternes qui se bornaient à la simple instruction
. Il y avait d'ailleurs liberté complète d'enseignement.
Est-ce à Lacédémone ? L'esprit uniforme et
monacal des Spartiates tenait à un ensemble d'institutions
dont l'éducation ne faisait qu'une partie , et cet
ensemble , je le pense , ne serait ni facile , ni désirable
à renouveler parmi nous. Est-ce en Crète ? Mais les
Crétois étaient le peuple le plus féroce , le plus inquiet,
le plus corrompu de la Grèce. On sépare les institu-
(1) Mém, sur l'Instruct. publique .
(2) Helvétius , de l'Homme.
OCTOBRE 1817 . 55
tions de leurs effets , et on les admire d'après ce qu'elles
étaient destinées à produire , sans prendre en considération
ce qu'elles ont produit en réalité.
On nous cite les Perses et les Egyptiens. Mais nous
les connaissons très-imparfaitement. Les écrivains grecs
ont choisi la Perse et l'Egypte pour donner une libre
carrière à leurs spéculations , comme Tacite avait ,
dans le même but , choisi la Germanie. Ils ont mis en
action chez des peuples lointains , ce qu'ils auraient désiré
voir établi dans leur patrie. Leurs mémoires sur
les institutions égyptiennes et persannes sont quelquefois
démontrés faux par la seule impossibilité manifeste
des faits qu'ils contiennent , et presque toujours rendus
très -douteux par des contradictions inconciliables . Ce
que nous savons d'une manière certaine , c'est que les
Perses et les Egyptiens étaient gouvernés despotiquement,
et que la lâcheté , la corruption , l'avilissement ,
suites éternelles du despotisme , étaient le partage de
ces nations misérables . Nos philosophes en conviennent
dans les pages mêmes où ils nous les proposent pour
exemples , relativement à l'éducation . Bizarre faiblesse
de l'esprit humain qui , n'apercevant les objets qu'en
détail , se laisse tellement dominer par une idée ſavorite
, que les effets les plus décisifs ne l'éclairent pas
sur l'impuissance des causes dont il lui convient de
proclamer le pouvoir. Les preuves historiques ressemblent
, pour la plupart , à celle que M. de Montesquieu
allègue en faveur de la gymnastique . L'exercice de la
lutte, dit-il , fit gagner aux Thébains la bataille de
Leuctres. Mais sur qui gagnèrent-ils cette bataille ? Sur
les Lacédémoniens qui s'exerçaient à la gymnastique
depuis quatre cents ans .
Le système qui met l'éducation sous la main du
1
56 MERCURE DE FRANCE .
gouvernement, repose sur deux ou trois pétitions de
principes.
L'on suppose d'abord que le gouvernement sera tel
qu'on le désire. L'on voit toujours en lui un allié, sans
réfléchir que souvent il peut devenir un ennemi. L'on
ne sent pas que les sacrifices que l'on impose aux individus
, peuvent ne pas tourner au profit de l'institution
que l'on croit parfaite , mais au profit d'une institution
quelconque.
Cette considération est d'un poids égal pour les
partisans de toutes les opinions . Vous regardez , comme
le bien suprême, le gouvernement absolu , l'ordre qu'il
maintient , la paix que , selon vous , il procure. Mais si
l'autorité s'arroge le droit de s'emparer de l'éducation ,
elle ne se l'arrogera pas seulement dans le calme du
despotisme , mais au milieu de la violence et des fureurs
des factions . Alors le résultat sera tout différent de će
que vous espérez . L'éducation , soumise à l'autorité ,
n'inspirera plus aux générations naissantes ces habitudes
paisibles , ces principes d'obéissance , ce respect pour
la religion , cette soumission aux puissances visibles et
invisibles que vous considérez comme la base du bonheur
et du repos social. Les factions feront servir l'éducation
, devenue leur instrument , à répandre dans l'âme
de la jeunesse des opinions exagérées , des maximes
farouches , le mépris des idées religieuses qui leur paraîtront
des doctrines ennemies , l'amour du sang , la
haine de la pitié; n'est-ce pas ce qu'aurait fait le gouvernement
révolutionnaire s'il avait duré plus longtemps
? et le gouvernement révolutionnaire était pourtant
un gouvernement .
Ce raisonnement n'aura pas moins de force si nous
l'adressons à des amis d'une liberté sage et modérée.
Vous voulez , leur dirons-nous , que , dans un gouver
OCTOBRE 1817 . 57
pement libre , l'autorité domine l'éducation pour former
les citoyens , dès l'âge le plus tendre , à la connaissance
et aumaintien de leurs droits , pour leur apprendre à
braver le despotisme , à résister au pouvoir injuste , à
défendre l'innocence contre l'oppression. Mais le despotisme
emploiera l'éducation à courber sous le joug
ses esclaves dociles , à briser dans les coeurs tout sentimentnoble
et courageux , à bouleverser toute notion
dejustice, à jeter de l'obscurité sur les vérités les plus
évidentes , à repousser dans les ténèbres , ou à flétrir ,
par le ridicule , tout ce qui a rapport aux droits les
plus sacrés , les plus inviolables de l'espèce humaine .
N'est-ce pas ce que feraient aujourd'hui , s'ils étaient
revêtus de quelque pouvoir , ces ennemis ardens de
toute lumière , ces détracteurs de toute philosophie ;
ces calomniateurs de toute idée noble , qui, trouvant
la carrière du crime déjà parcourue , s'en dédommagent
anmoins amplement dans celle de la bassesse ?
On croirait que le directoire avait été destiné à nous
donner de mémorables leçons sur tous les objets de cette
nature. Nous l'avons vu , pendant quatre ans ,voulant
diriger l'éducation , tourmentant les instituteurs , les
réprimandant , les déplaçant , les avilissant aux yeux de
leurs élèves , les soumettant à l'inquisition de ses agens
les plus subalternes et des hommes les moins éclairés ,
entravant l'instruction particulière, et troublant l'instrustionpubliquepar
une action perpétuelle et puérile.
Le directoire n'était- il pas un gouvernement ? Je voudrais
connaître la garantie mystérieuse que l'on a reçue ,
que jamais l'avenir ne ressemblera au passé.
Dans toutes ces hypothèses , ce que l'on désire que
legouvernement fasse en bien, le gouvernement peut
le faire en mal. Ainsi , les espérances peuvent éire
déçues , et l'autorité que l'on étend à l'infini , d'après
58 MERCURE DE FRANCE .
des suppositions gratuites , peut marcher en sens inverse
du but pour lequel on l'a créée.
L'éducation qui vient du gouvernement, doit se borner
à l'instruction seule. L'autorité peut multiplier les canaux,
les moyens de l'instruction, mais elle ne doit pas la
diriger. Qu'elle assure aux citoyens des moyens égaux
de s'instruire ; qu'elle procure aux professions diverses
l'enseignement des connaissances positives qui en facilitent
l'exercice ; qu'elle fraye aux individus une route
libre pour arriver à toutes les vérités de fait constatées
(1 ) , et pour parvenir au point d'où leur intelligence
peut s'élancer spontanément à des découvertes
nouvelles ; qu'elle rassemble , pour l'usage de tous les
esprits investigateurs , les monumens de toutes les opinions
, les inventions de tous les siècles , les découvertes
de toutes les méthodes ; qu'elle organise enfin l'instruction
de manière à ce que chacun puisse y consacrer le
temps qui convient à son intérêt ou à son désir , et se
perfectionner dans le métier , l'art ou la science auxquels
ses goûts ou sa destinée l'appellent ; qu'elle ne nomme
point les instituteurs , qu'elle ne leur accorde qu'un
traitement qui , leur assurant le nécessaire , leur rende
pourtant désirable l'affluence des élèves ; qu'elle pourvoie
à leurs besoins , lorsque l'âge ou les infirmités
auront mis un terme à leur carrière active ; qu'elle ne
puisse point les destituer sans des causes graves et sans
le concours d'hommes indépendans d'elle (2). Car les
"(1) On peut enseigner les faits sur parole , mais jamais les
raisonnemens.
(2) Pour les détails de l'organisation de l'instruction publique
qui ne sont pas du ressort de cet ouvrage , je renvoie le lecteur
aux Mémoires de Condorcet , où toutes les questions qui se rapportent
à cette matière sont examinées
OCTOBRE 1817 . 59
instituteurs , soumis au gouvernement , seront à la
fois négligens et serviles . Leur servilité leur fera pardonner
leur négligence ; soumis à l'opinion seule , ils
seraient à la fois actifs et indépendans ( 1 ) .
En dirigeant l'éducation , le gouvernement s'arroge
le droit et s'impose la tâche de maintenir un corps de
doctrine. Ce mot seul indique les moyens dont il est
obligé de se servir . En admettant qu'il choisisse d'abord
les plus doux, il est certain du moins qu'il ne permettra
d'enseigner dans ses écoles que les opinions qu'il
préfère (2). Il y aura donc rivalité entre l'éducation
publique et l'éducation particulière. L'éducation publique
sera salariée : il y aura donc des opinions investies
d'un privilége; mais si ce privilége ne suffit pas
pour faire dominer les opinions favorisées , croyez-vous
que l'autorité , jalouse de sa nature , ne recoure pas à
d'autres moyens ? Ne voyez-vous pas, pour dernier résultat,
la persécution , plus ou moins déguisée , mais compagne
constante de toute action superflue de l'autorité ?
Les gouvernemens qui paraissent ne gêner en
rien l'éducation particulière , favorisent néanmoins
toujours les établissemens qu'ils ont fondés , en exigeant
de tous les candidats aux places relatives à
l'éducation publique , une sorte d'apprentissage dans
ces établissemens . Ainsi, le talent qui a suivi la route
indépendante , et qui , par un travail solitaire , a réuni
peut-être autant de connaissances , et probablement
plus d'originalité qu'il ne l'aurait fait dans la routine
des classes , trouve sa carrière naturelle , celle où il
(1) Smith, Richesse des Nations .
(2) Condorcet , premier Mémoire , pag. 55.
60 MERCURE DE FRANCE .
peut se communiquer et se reproduire , fermée tout-àcoup
devant lui ( 1 ) .
Ce n'est pas que, toutes choses égales , je ne préfère
l'éducation publique à l'éducation privée. La première
fait faire , à la génération qui s'élève , un noviciat de la
vie humaine plus utile que toutes les leçons de puré
théorie qui ne suppléent jamais qu'imparfaitement à la
réalité et à l'expérience. L'éducation publique est salutaire
surtout dans les pays libres . Les hommes, rassemblés
à quelque âge que ce soit , et surtout dans la
jeunesse , contractent , par un effet naturel de leurs
relations réciproques , un sentiment de justice et des
habitudes d'égalité qui les préparent à devenir des citoyens
courageux et des ennemis de l'arbitraire. On a
vu , sous le despotisme même , des écoles dépendantes
de l'autorité , reproduire , en dépit d'elle , des germes
de liberté qu'elle s'efforçait en vain d'étouffer .
Mais je pense que cet avantage peut être obtenu
sans contrainte. Ce qui est bon n'a jamais besoin de
priviléges , et les priviléges dénaturent toujours ce
qui est bon. Il importe d'ailleurs que si le système
d'éducation que le gouvernement favorise est ou paraît
être vicieux à quelques individus , ils puissent recourir
à l'éducation particulière , ou à des instituts sans
rapports avec le gouvernement. La société doit respecter
les droits individuels , et, dans ces droits sont
(1) Tout ce qui oblige ou engage un certain nombre d'étudians
à rester à un collége ou à une université , indépendamment du
mérite ou de la réputation des maîtres , comme , d'une part ,
la nécessité de prendre certains degrés qui ne peuvent être conférés
qu'en certains lieux , et , de l'autre , les bourses et assistances
accordées à l'indigence studieuse , ont l'effet de ralentir
le zèle et de rendre moins nécessaires les connaissances des
maîtres ainsi privilégiés sous une forme quelconque. Smith. V. 1.
OCTOBRE 1817 . 61
compris les droits des pères sur leurs enfans (1 ). Si
son action les blesse , une résistance s'élevera qui rendra
l'autorité tyrannique , et qui corrompra les individus
en les obligeant à l'éluder. On objectera peut-être à ce
respect que nous exigeons du gouvernement pour les
droits des pères , que les classes inférieures du peuple ,
réduites , par leur misère , à tirer parti de leurs enfans
dès que ceux-ci sont capables de les seconder dans
leurs travaux , ne les feront point instruire dans les
connaissances les plus nécessaires , l'instruction fût-elle
même gratuite, si le gouvernement n'est autorisé à les y
contraindre . Mais cette objection repose sur l'hypothèse
d'une telle misère dans le peuple , qu'avec cette misère
rien ne peut exister de bon. Ce qu'il faut , c'est que
cette misère n'existe pas. Dès que le peuple jouira de
l'aisance qui lui est due, loin de retenir ses enfans
dans l'ignorance , il s'empressera de leur donner de
l'instruction. Ily mettra de la vanité , il en sentira l'intérêt.
Le penchant le plus naturel aux pères , est d'élever
leurs enfans au-dessus de leur état ; c'est ce que
nous voyons en Angleterre , et ce que nous avons vi
en France pendant la révolution. Durant cette époque ,
bien qu'elle fût agitée , et que le peuple eût beaucoup
à souffrir de son gouvernement , cependant, par cela
seul qu'il acquit plus d'aisance , l'instruction fit des
progrès étonnans dans cette classe ; partout l'instruction
du peuple est en proportion de son aisance.
Nous avons dit au commencement de ce chapitre ,
que les Athéniens n'avaient soumis à l'inspection des
magistrats que les écoles subalternes. Celles de philosophie
restèrent toujours dans l'indépendance la plus
absolue , et ce peuple éclairé nous a transmis à ce su-
(2)Condorcet, premier Mémoire, pag. 44-
62 MERCURE DE FRANCE .
jet un mémorable exemple. Le démagogue Sophocle
ayant proposé de subordonner à l'autorité l'enseignement
des philosophes , tous ces hommes qui , malgré
leurs erreurs nombreuses , doivent à jamais servir de
modèles, et comme amour de la vérité et comme respect
pour la tolérance , se démirent de leurs fonctions. Le
peuple réuni les déclara solennellement affranchis de
tonte inspection du magistrat , et condamna leur absurde
adversaire à une amende de cinq talens (1 ) .
Mais , dira- t-on, s'il s'élevait un établissement d'éducation
, reposant sur des principes contraires à la morale
, vous disputeriez au gouvernement le droit de réprimer
cet abus . Non sans doute , pas plus que celui de
sévir contre tout écrit et toute action qui troubleraient
l'ordre public. Mais la direction est autre chose que la
répression , et c'est la direction que j'interdis à l'autorité.
D'ailleurs on oublie que pour qu'un établissement
d'éducation se forme et subsiste , il faut des élèves
; que pour qu'il y ait des élèves , il faut que leurs
parens les y placent , et qu'en mettant à part , ce qui
néanmoins n'est nullement raisonnable , la moralité des
parens , il ne sera jamais de leur intérèt de laisser égarer
le jugement et pervertir le coeur de ceux avec lesquels
ils ont , pour toute la durée de leur vie, les relations
les plus importantes et les plus intimes. La pratique
de l'injustice et de la perversité peut être utile , momentanement
, et dans une circonstance particulière, mais
1. théorie ne peut jamais avoir aucun avantage . La théorie
ne sera jamais professée que par des fous, que repousserait
incontinent l'opinion générale , sans même que le
gouvernement s'en mèlât. Il n'aurait jamais besoin de
supprimer les établissemens d'éducation , où l'on donnerait
des leçons de vice et de crime , parce qu'il n'y
(1) Diogène Laërce, Vie de Théophraste.
OCTOBRE 1817 . 63
aurait jamais d'établissemens semblables, et que, s'il y en
avait , ils ne seraient guère dangereux , car les instituteurs
resteraient tout seuls. Mais au défaut d'objections
plausibles , on s'appuie de suppositions absurdes ; et ce
calcul n'est pas sans adresse ; s'il y a du danger à laisser
les suppositions sans réponse , il paraît y avoir , en
quelque sorte , de la niaiserie à les réfuter .
J'espère beaucoup plus pour le perfectionnement de
l'espèce humaine , des établissemens particuliers d'éducation
, que de l'instruction publique la mieux organisée
par l'autorité.
Qui peut limiter le développement de la passion des
lumières , dans un pays de liberté? Vous supposez aux
gouvernemens l'amour des lumières . Sans examiner ici
jusqu'aquel point cette tendance est leur intérêt , nous
vous demanderons seulement pourquoi vous ne supposez
pas le même amour dans les individus de la classe
cultivée, dans les esprits éclairés , dans les âmes généreuses.
Partout où l'autorité ne pèse pas sur les hommes
, partout où elle ne corrompt pas la richesse , en
conspirant avec elle contre la justice , les lettres , l'étude,
les sciences , l'agrandissement et l'exercice des facultés
intellectuelles sont les jouissances favorites des classes
opulentes de la société. Voyez en Angleterre comme
elles agissent , se coalisent , s'empressent de toutes parts .
Contemplez ces musées , ces bibliothèques , ces associations
indépendantes , ces savans voués uniquement à la
recherche de la vérité , ces voyageurs bravant tous les
dangers pour faire avancer d'un pas les connaissances
humaines .
En éducation , comme en tout , que le gouvernement
veille et qu'il préserve : mais qu'il reste neutre ; qu'il
écarte les obstacles, qu'il aplanisse les chemins : l'on
peut s'en remettre aux individus pour y marcher avec
succès . B. DE CONSTANT.
i
64 MERCURE DE FRANCE .
mmmmm
Esquisse d'un système de délibération dans les assemblées
politiques où concourraient ensemble leš
discours écrits et les discours improvisés , les discussions
solennelles devant le public et les discussions
privées des sections de l'assemblée.
Le sujet que je vais traiter est d'une grande importance
et pour ceux qui sont appelés à concourir aux
lois de leur pays , et pour tous ceux qui n'ont qu'ajouir
des bonnes lois .
Les grandes assemblées délibérantes ne sont pas d'aujourd'hui
; et cependant je ne sache aucun livre où
l'on ait cherché , comme une partie de la législation
même, l'art de les faire opérer.
Il y aurait à faire ici un livre , en embrassant tout
lesujet. Je me borne à jeter quelques vues sur quelques
points d'une vaste matière, dans l'espérance qu'elles
pourront provoquer la discussion d'un esprit plus capable
d'en saisir et d'en développer à la fois toute la
théorie et toute l'application .
Nous sommes encore si légers , si frivoles , si dédaigneux
sur tout ce qui nous intéresse le plus , que bien
des lecteurs trouveront ce morceau bien sec , bien
long , bien ennuyeux , tandis que son principal défaut
sera de ne pas tout embrasser , de ne pas tout approfondir.
Je me porte par la pensée dans une de nos assemblées
législatives : j'écoute , j'observe , je me rends compte
du spectacle où j'assiste.
Et d'abord jeme demande à quoi se réduisent toutes
les opérations de ce grand corps .
:
OCTOBRE 1817 . 65
Une loi proposée doit être ou adoptée , ou rejetée ou
modifiée.
S'il s'agit d'un acte du gouvernement , il est question
de l'approuver ou de le censurer .
1
Un grand fonctionnaire peut aussi être recherché
dans sa conduite , pour être soumis àune répression
quelconque , s'il est jugé coupable ou répréhensible.
Enfin il peut n'être question que d'une mesure à
prendre , relativement à une chose à faire. C'est ce
qu'on appelle une motion d'ordre .
Ici sont ou peuvent se réunir la science et l'ignorance;
les vérités et les préjugés ; les bonnes ou les
mauvaises passions ; des partis fondés , inévitables et
utiles dans leur choc ; c'est-à-dire , des masses d'hommes
qui suivent dans la chose publique , des systèmes opposés;
des factions fortes ou faibles , déclarées ou cachées
, c'est-à-dire , des associations , qui prétendent
soumettre la chose publique à un intérêt , un plan ,
une combinaison , qui leur est propre.
Ici , chacune de ces parties intégrantes du tout, a son
droit , dont elle ne peut être dépouillée , sans la violation
de la liberté , de l'égalité entre les membres; bases
de la souveraineté , de la force légale du corps entier.
Ici,tout se fait par un instrument unique , celui que
'homme sait le moins bien employer ; par la parole ,
autrement par la communication et la confrontation des
sentimens et des pensées .
Ici, il faut que tout soit libre et réglé ; animé et
calme; abondant et resserré; il faut arriver au meilleur
résultat possible par tout ce qui ne paraissait propre
qu'a enfanter le trouble et l'égarement.
Voilà le problème à résoudre.
Je n'ai pas , dans mon système , à donner une préférence
ou une exclusion à l'éloquence écrite , ni à
)
5
66 MERCURE DE FRANCE .
l'éloquence improvisée; car mon système a besoin de
l'un et de l'autre , et ne tend qu'à les faire concourir.
Je n'ai pas à organiser le silence dans la grande masse
de l'assemblée et la parole dans quelques orateurs ,
qui se portent ou sont admis comme tels : ce serait
renouveler dans un seul corps ce ridicule et stupide
partage de cette constitution , dite de l'an 8 , qui avait
établi deux corps plaidant devant un troisième , où
chaque membre ne pouvait apporter sa pensée isolée
que dans un scrutin. Je veux au contraire , en mettant
àprofit un mécanisme créé pour l'état de choses actuel
, donner à chaque pensée individuelle toute l'action,
toute l'influence qu'elle peut recevoir ; je veux que des
discussions partielles préparent la discussion générale ;
qu'elles deviennent comme les foyers où s'allumera cette
vive et vaste lumière , qui ira inonder un grand corps
de ses rayons divers et nuancés de toutes les couleurs .
Je songe sur-tout à perfectionner , les unes par les
autres , les études théoriques et les connaissances pratiques
. Il ya dans cette union une telle convenance, une
telle utilité , une telle nécessité même , que bientôt on
lavoudra ailleurs que dans les corps politiques ; qu'on
voudra que toutes les recherches de l'amélioration so
ciale soient méditées à l'avance dans de grands corps
scientifiques et littéraires , appropriés au régime représentatif
, qui ne peut rien souffrir de ce qui resterait
au-dessous de lui , ou sans service pour lui ; qu'on ramènera
ces corps , malgré leur incurie sur la nouvelle
gloire qui les attend , à cesser d'être futiles et serviles ;
qu'on leur fera une seconde fois l'honneur de les arracher
à leur vieille niaiserie, pour les donner à la patrie ,
à leur siècle , à tous ces jeunes talens , qui leur demandent
une belle et vaste carrière , pour ouvrir un troisième
siècle de génie,
OCTOBRE 1817 . 67
Ce fut la haute pensée de l'assemblée constituante ;
nous allons avoir des chambres des communes dignes
de la reprendre ; et je me plais à l'espérer , un ministère
, digne du fondateur de la charte, qui voudra aussi
donner ce noble complément à la charte. Ce qui mûrit
en silence n'éclôt que plus vite et mieux. Il est des
pensées , vastes et grandes , qui effarouchent la paresse
de l'esprit, mais dans lesquelles l'ascendant des choses
nous porte , comme malgré nous.
En admettant d'avance la recréation d'un véritable
institut, dont la partie centrale serait une académie
tout à la fois des sciences morales et politiques et des
lettres, les corps politiques , tout en puisant une heureuse
instruction dans les grands ouvrages sur toutes les
matières par les académies et sous les académies , n'auront
pas moins besoin d'entendre ceux de leurs membres,
qui , savans dans les principes d'un objet , et habiles
dans les mesures de son application , doivent être
les premiers guides d'une résolution à prendre. J'ai
voulu leur réserver leur grande part dans la délibération
et tous les moyens de remplir une tâche plus difficile.
Onne manquera jamais de ces moindres esprits , qui
savent montrer, en tout, un inconvénient ; ce sont
ceux qui savent apprécier l'inconvénient ; qui savent
surtout d'un défaut tirer un perfectionnement , qui
sont les plus précieux. Dans le temps où nous sommes,
qui est nécessairement un temps de régénération , la
sagesse n'est pas à réprouver les nouveautés ; mais à
les suspendre pour en écarter le fanatisme et l'engouement;
pour en vérifier les principes , en peser les résultats,
pour en assurer tous les biens , en prévenir tous
les maux.
Je veux aussi , de ces solennelles discussions , faire
une grande école de science sociale , d'éloquence et de
5.
68 MERCURE DE FRANCE..
ز
- goût . Eh quoi ! venez-vous tout sacrifier à la litté
rature , c'est avec de la raison et du bon esprit qu'on
gouverne les hommes et qu'on mène les affaires publiques.
-Je remercie mes critiques d'entrer si bien dans
ma pensée. Plus que personne je veux l'empire de la
raison et du bon esprit ; je veux que tout commence et
fiutisse par la raison et le bon sens ; je ne fais la guerre
à rien davantage qu'à la science orgueilleuse et aux vaniteuses
prétentions. Et c'est pour cela que je mets
tant de prix à développer , dans l'administration publique
, la science sociale , l'éloquence et le goût ; car
tout cela n'est que le bon sens et la morale perfectionnés .
Partant de ces vues à réunir et à concilier , voyons
comment je puis les faire entrer dans le but à accomplir.
Ici j'observe d'abord qu'une même chose se varie par
le degré de son importance. On rapporte l'importance
d'une chose à une triple mesure , qui absorbe , en les
réduisant , tous les rapports , sous lesquels elle peut être
considérée : la chose est grande , moyenné ou petite.
Il est sensible que la petite chose ne doit pas plus
être traitée comme la grande , que la grande , comme
la petite; et que la moyenne doit participer de ce qui
apppartient à chacune des extrêmes. Cela est du simple
bon sens ...
Ceci posé , je n'ai plus qu'à bien concevoir le plan
de la discussion d'un grand objet. Qui a fait le plus , a
déjà fait le moins . Je n'aurai plus qu'à réduire le même
plan, pour le mettre en proportion des moindres et des
petits objets .
Tout objet , soumis à la délibération d'un corps , est
destiné à être ou admis tel qu'il est présenté , ou rejeté
tel qu'il est présenté.
Il peut aussi être remplacé par un autre projet , tendant
àla même fin.
OCTOBRE 1817 . 69
Il peut enfin être seulement modifié , plus ou moins ,
dans ses diverses parties.
:
Il y a donc à discuter sous chacun de ces quatre
aspects.
Il se peut aussi qu'on ne veuille le prendre en considération
que sous l'aspect le plus simple, savoir l'admission
ou le rejet ; et il est évident que c'est par là qu'il
faut commencer , lorsqu'il s'agira de voter, mais non
pas , lorsqu'il ne s'agit encore que d'examiner ; car ,
moi , votant , lorsque j'admets une proposition , je ne
rejette pas des modifications qui l'amélioreraient. Je
puis la rejeter , uniquement à cause de son système , et
en voulant la fin où elle tend par une autre combinaison
qui me paraîtrait préférable .
Donc quoiqu'une assemblée ait d'abord à résoudre
si elle adoptera ou réprouvera la proposition , il est
d'abord de son droit, de son intérêt , de son voeu d'embrasser
dans sa vue tout ce qui est autour de la proposition
, non moins que la proposition en elle seule.
Alors tout le mécanisme de la discussion , dans toute
son étendue , se réduit àparler -pour- contre-sur.
Je demande grâce pour l'inélégance de ces mots ; je les
emploie comme courts et précis. Pour , adoption.
Contre , rejet. Sur , amendemens ou proposition différente.
Il doit se rencontrer très-souvent que le même opinant
, qui adhère à la chose proposée , y veuille cependant
un ou plusieurs amendemens ; qu'il les développe ,
en exposant son voeu , en faveur de la proposition
principale ; ainsi il parle à la fois pour et sur. Le sur
n'appartient donc exclusivement qu'à ceux qui veulent
émettre un plan de leur invention et qu'ils entreprennent
de faire prévaloir. L'expérience a prouvé que ce
second élément de la discussion n'y entre pas fréquem
70
MERCURE DE FRANCE.
ment. Mais il est toujours possible ; il est précieux en
lui -même; il doit donc être admis et favorisé.
De ceci il résulte que l'assemblée délibérante a trois
opérations distinctes à faire.
La première , de décider si elle adopte ou rejette
purement ou simplement le projet originaire , qui lui
est présenté ; ou si elle veut donner la préférence à l'un
des projets différens , mis en avant devant elle .
Il y a ici complication dans les objets; et il faudra
voter sur chacun d'eux , séparément.
Mais il est sensible que les objets , quant à leur
examen , se réunissent par des oppositions relatives , et
qu'ils doivent être embrassés sous une seule et même
contemplation.
La seconde opération , si , ou la proposition principale
, ou une proposition subsidiaire ont été admises ,
sera de prononcer sur les divers amendemens , qui auront
été débattus. C'est encore le même objet , mais qui
n'est plus à considérer que sous l'aspect des accessoires
dont il est susceptible.
La troisième opération aété préparée par les deux
autres , et n'a plus besoin d'un débat qui lui soit propre ;
c'est le vote sur la loi , modifiée ou dégagée des amendemens
.
Tout se réduit donc à deux discussions , dont le
système et la marche ne doivent pas être pareils ; l'une
sur l'adoption ou le rejet ; l'autre, sur l'adoption ou le
rejet des amendemens.
Je prie qu'on se souvienne que nous avons trois
modes de discussions à employer : des discours dans
l'assemblée entière et en présence du public.-Des
examens privés dans l'assemblée divisée en bureaux.
-Des résumés et conclusions par une commission ou
1
OCTOBRE 1817 . 74
un comité, composé d'un ou deux membres de chaque
bureau.
Ilme semble , que pour le but à atteindre , je n'ai
pas à donner une préférence exclusive à l'un de ces
modes de discussion, mais plutôt à les faire concourir
tous les trois.
LACRETELLE ainé.
(La suite à un prochain numéro).
VARIÉTÉS.
1
HISTOIRE D'UN POETE.
CHAPITRE VI.
AMOURS POETIQUES.
Qui n'a rêvé le bonheur champêtre ? qui , rassasié
de la ville et du bruit, ne s'est dit quelquefois en passant
près d'une jolie chaumière : là je vivrais heureux !
Ce doux abri , ce toit rustique , château en Espagne
de tous les riches mécontens , je le trouvai dans le hameau
de Charmoise . Je n'étais pas riche ; aussi , loin.
de passer outre avec un soupir , j'eus le courage de
m'y fixer. Un bon fermier , nommé Guillaume , voulut
bienme prendre en pension chez lui. Je m'établis dans
un vieux colombier à l'une des extrémités de sa ferme .
C'était une tour assez élevée , dernier vestige de quelque
fief détruit. Elle était couverte en tuiles , et portait
encore sur le faite un pigeon de fer , où les oiseaux
72
MERCURE DE FRANCE .
de haut vol venaient se percher. Dans l'intérieur , il
ne restait aucune trace de sa destination première , et,
avec peu de dépenses , j'en fis , pour un poète fugitif ,
une habitation fort logeable. Je m'y trouvais bien ; je
travaillais sur une petite table en face de ma fenêtre ;
et quand je levais les yeux , la beauté du paysage charmait
et prolongeait mes distractions!
Il est doux de revenir sur les jours paisibles de sa
vie : c'est la partie de l'histoire où le conteur s'amuse
lui-même de son récit. La promenade , la lecture , ou
la rêverie dans les bois voisins de ma demeure , ocси-
paient tout le temps que je ne donnais pas à la composition.
J'avais alors deux ouvrages sur le chantier , un
poëme et un roman. Je consacrais au poëme les momens
de verve , et j'enrichissais le roman d'une foule
de traits et de pensées qui n'avaient pu trouver de
place dans le poëme. Je ne parle pas des poésies fugitives
: quel poète est assez abandonné des muses et de
la mélancolie pour ne pas trouver des stances et des
idylles à l'ombre des bois et sur le bord des ruisseaux?
Ainsi , les lettres et la vie champêtre m'isolaient en
quelque sorte des maux de mon pays. Lesfictions du
poëme , l'intérêt du roman détournaient ma pensée des
horreurs de l'histoire .
La famille dufermier Guillaume était l'asile des bonnes
moeurs et de la paix domestique. Le père et la mère ,
deux fils , trois filles , le berger et moi , nous étions ,
deux fois le jour , réunis à la même table. Aces repas , le
plaisir d'être ensemble , la franche cordialité faisaient
tous les frais de l'entretien. Les promesses de la moisson
, l'accroissement du troupeau , les projets d'emplettes
à la foire prochaine intéressaient plus que les
OCTOBRE 1817 . 73
1
événemens politiques . Sous ce rapport , j'étais digne
de mes hôtes : je ne recevais point de journaux , et je
relisais mes Géorgiques.
Aujourd'hui qu'une vie solitaire attriste mes vieux
jours , souvent quand vient le soir , je me transporte
en esprit au souper de la ferme. Assis au coin de l'âtre ,
à la lueur brillante du fagot qui pétille , je vois successivement
chacun revenir du travail , le maître le dernier.
Quand tous sont rassemblés , Guillaume se place ;
c'est l'invitation d'usage , et son exemple est suivi .
Chacun se sert à son rang et en silence ; une sorte de
solennité règne au commencement du repas champêtre
; mais bientôt Guillaume a bu le premier coup ;
le vin circule , la gaîté se communique , et les coeurs
s'épanchent en liberté.
Le souper fini , la famille se réunissait toute entière
sous la haute cheminee ; là , je lisais quelquefois un
chapitre de mon roman. Cette lecture , en amusant
mes hôtes , profitait à l'auteur : les physionomies naïves
de l'auditoire m'indiquaient , avec certitude , les passages
où l'intérêt commençait à languir , et ces conseils
muets de la nature n'étaient point perdus pour mes
corrections.
Un nouvel attrait vint bientôt embellir , à mes yeux,
le séjour de Charmoise . Il y avait , à deux milles environ
du hameau , une jolie maison de campagne inhabitée,
dont le parc , planté à l'anglaise , offrait une
promenade très -agréable. Ce lieu se nommait Saint-
Clair. Je fus , sans peine , l'ami du jardinier qui servait
de concierge , et j'allais quelquefois chercher des aventures
pour les héros de mon roman , dans les allées
sinueuses et sous les frais ombrages de çe jardin. :
74 MERCURE DE FRANCE.
Un jour que , plein de mon sujet , je marchais à
grands pas dans une allée couverte , parlant tout seul ,
et gesticulant au besoin , une femme , vêtue de noir
et d'une beauté remarquable , parut tout-à-coup devant
moi. A cette apparition , dont le prodige venait
de ma rêverie , je fus comme un homme qu'on éveille
en sursaut. Honteux d'être surpris , je fis un salut assez
gauche , et m'enfonçai à la hâte dans le plus épais du
bois. Dès ce moment , adieu la composition ! Les personnages
du roman disparurent ; je ne vis plus que la
dame inconnue . Sa taille svelte , ses beaux yeux noirs ,
ses traits délicats et la douce mélancolie répandue sur
toute sa personne , devinrent pour moi le sujet d'une
profonde méditation. Avant de regagner Charmoise ,
mon premier soin fut de chercher Antoine , c'est le
nom du jardinier. Je l'aperçus devant la grille du parc,
prodiguant les salutations à une personne en voiture
qui, du train dont elle s'éloignait , perdit sans doute une
bonne partiede ses politesses .-Est-ce-là votre maîtresse,
Antoine , lui demandai-je ? - Pas encore , Monsieur
mais, selon toute apparence , elle le deviendra bientôt.-
Et comment pensez-vous cela ?- Oh ! monsieur , c'est
facile à deviner : quand on n'a pas envie d'acheter ou
de louer une maison , s'informe-t-on des gages du jardinier
? prend-on des renseignemens sur le voisinage?
une jeune dame, sur-tout , s'avise-t-elle de demander si
lacave est bonne ? J'admirai la pénétration d'Antoine ;
et portant le même jugement que lui sur cette visite
je revins tout pensif àmon colombier.
,
,
,
La folie des poètes est de penser que le charme de
leurs vers doit toucher le coeur des belles . De l'admiration
à l'amour , la pente leur paraît irrésistible ; et ,
dans le rêve de la vanité poétique , ils comparent les
OCTOBRE 1817 . 75
élégies , les madrigaux , les stances à ces philtres puissans
que les enchanteurs du temps des Amadis savaient
si bien composer. En trahissant ainsi le secret du corps ,
je ne prétends pas faire exception ; peut-être m'accusera-
t-on , au contraire , de généraliser adroitement les
faiblesses de l'amour propre , afin de rendre indulgent
pour les miennes. Quoi qu'il en soit, depuis la rencontre
de l'allée couverte , Saint-Clair devint le but de mes
promenades. Là , je rêvais à la belle inconnue ; ma
verve et mon coeur s'échauffaient à la fois : ivre d'amour
et de poésie , je soupirais et composais des vers .
Bientôt l'écorce blanche et satinée des bouleaux fut
couverte de mes oeuvres. Un crayon suffisait à ces confidences
poétiques. La trace était légère (l'amour est
si durable ) ; mais que peut- on graver sur un arbre ?
Un chiffre , une date , un serment ; le distique est déjà
bienlong , et les romances entières sur les écorces des
hètres ne se trouvent encore que dans les pastorales .
Au reste , je livre mon secret aux poètes amoureux ,
qui se plaisent à laisser dans les bois des monumens de
leur double folie : le temps , l'espace et le pouvoir
d'effacer un jour , voilà ce qu'on gagne à crayonner
les vers au lieu de les graver.
Si j'écrivais un roman , j'expliquerais par la jeunesse
et la sympathie , la passion subite qu'une simple rencontre
avait fait naître en moi ; mais à quoi bon chercher
des vraisemblances ? Je suis historien : j'use du privilège.
Tous les jours , après dîner , je me rendais à Saint-
Clair. J'aimais à parcourir les allées silencieuses du
parc ; je trouvais un plaisir mélancolique à m'arrêter
dans les moindres bosquets. Hélas ! me disais-je , de
76 MERCURE DE FRANCE.
main , peut- être , il ne me sera plus permis de m'asseoir
ici ; demain , peut-être , celle que j'aime viendra
s'y reposer , et le pauvre Samuël ne sera pour rien dans
ses rêveries ! Un soupir accompagnait ces mots , et
quelquefois le nom de Samuël se trouvait crayonné sur
le banc de pierre que je quittais.
-
Un soir que , selon ma coutume , je frappais à la
fenêtre d'Antoine , pour le prier de m'ouvrir le jardin ,
il me fit entrer chez lui. « J'avais deviné juste , me
<< dit- il , Saint-Clair est vendu , et ma nouvelle mal-
<< tresse est arrivée d'hier, à la nuit; elle se nomme
<< madame Valbel : c'est la veuve d'un officier mort à
« la guerre. Pauvre dame , perdre son mari si jeune !
« Je l'ai toujours dit : il périt trop de volontaires dans
« ces maudites batailles ! A propos , maintenant que la
« maison est habitée , vous sentez hien qu'il faut de-
<<mander la permission à madame , si vous voulez vous
<<promener dans le parc. >>- Sans doute , lui répondis-
je ; et sans m'expliquer davantage à ce sujet , je
sortis de chez Antoine.
. En revenant à Charmoise une foule de pensées contraires
agitaient mes esprits : d'un côté madame Valbel
était veuve , et cette circonstance me causait une joie
secrète ; mais de l'autre , son deuil annonçait une perte
récente , et sans doute elle cherchait à Saint-Clair une
retraite ignorée , pour y nourrir sa douleur. Comment
trouver accès auprès d'elle ? Sous quel motif me présenter
? Mon imagination s'épuisait en vains efforts .
L'instant d'après , oubliant cet obstacle , je me disais :
la solitude ouvre l'âme aux sentimens tendres , et le
bois de Saint-Clair est plein de mes élégies. Le poète
alors encourageait l'amant , je souriais au souvenir de
OCTOBRE 1817 . 77
mes rimes , et sentais un rayon d'espoir se glisser dans
mon coeur
Depuis l'arrivée de madame de Valbel , je n'osais
plus retourner à Saint-Clair , je me contentais d'errer
autour du parc , ou bien j'allais entretenir ma tristesse
amoureuse sur le sommet d'une colline qui dominait la
contrée. C'était pour moi les roches de Meillerie ; mais
dans ces temps malheureux , j'eusse envain cherché
près de là quelque bon curé , pour me préter un télescope.
Quand on choisit les arbres pour confidens , la discrétion
n'est pas la vertu qu'on leur demande . Les bouleaux
révélèrent à madame Valbel qu'un poète avait
visité son domaine. Elle interrogea le jardinier . Antoine
, habile à tirer des conséquences , devina que
jetais l'auteur, par la raison que personne , excepte moi ,
depuis près d'une année , n'avait visité le jardin anglais.
Il nomma le coupable , assurant sa maîtresse que
depuis qu'elle avait pris possession , il ne permettait
plus la promenade à qui que ce fût. Madame Valbel
lui dit qu'il avait tort; qu'elle serait fachée de priver
un voisin de campagne du plaisir de se promener dan's
son parc. Une fois instruit des intentions de sa maitresse
, le bonhomme Antoine , qui s'était bien trouvé
demes promenades à Saint-Clair , et connaissait depuis
long-temps le fermier Guillaume , ne manqua pas de
me conter ces détails , la première fois qu'il vint à
Charmoise.
Sans les témoins et la prudence , je crois que je l'aurais
embrassé pour sa bonne nouvelle . Le jour meme' ,
à tout péril , je sortis l'habit noir ; Françoise , Paînée
des filles de Guillaume , repassa mes manchettes , sur
78 MERCURE DE FRANCE .
mes instructions ; et le lendemain , de bon matin , je
me rendis à Saint-Clair.
L'introduction ne m'embarrassait plus : je demande
madame Valbel ; on me conduit près de cette dame :
je me présente avec modestie , et malgré mon trouble ,
je parvins à débiter assez passablement une courte harangue
, dans laquelleje la remerciais , pour mon compte ,
de la permission qu'elle accordait à ses voisins. Cette
première visite ne fut pas longue ; je me montrais discret
, et madame Valbel parut m'en savoir gré.
Cette dame , il faut que j'en fasse le portrait , pouvait
avoir de vingt-huit à trente ans. Ses traits étaient
réguliers sans étre froids ; son teint , d'une blancheur
parfaite , manquait un peu de couleur , mais son sourire
, dont elle n'était pas prodigue , donnait à cette
pâleur intéressante un charme indéfinissable . Il y a
quelque chose de si ravissant dans le sourire de la mélancolie
! C'est un rayon de lumière dans l'ombre , une
nuance entre la douleur et le désespoir , qui montre la
consolation possible , et reconcilie avec la providence .
Quant à l'esprit , madame Valbel en avait un fort rare :
celui de le cacher avec soin. Sa conversation simple et
naturelle attachait sans éblouir ; et si quelque trait brillant
lui échappait , vous eussiez dit qu'elle en était
fâchée .
Telle était la femme qui régnait sur moncoeur. Je devins
ingénieux à multiplier les visites : tantôt j'allais
m'informer de sa santé , tantôt je lui portais un livre de
la bibliothèque de mon oncle. Elle était bonne musicienne
: je composais des paroles sur les airs qu'elle
aimait , et j'avais le bonheur de l'entendre chanter mes
romances, Enfin , je crus m'apercevoir que ma société
OCTOBRE 1817 . 79
ne déplaisait pas. Cependant je différais de jour en jour
l'aveu d'une passion , qui semblait , en prenant de nouvelles
forces , accroître en même temps ma timidité.
Madame Valbel imposait à l'ancien amant de Victoire :
mon amour se réfugiait dans mes vers, et je ne les montrais
pas tous . En attendant , je passais auprès de cette
aimable dame des heures délicieuses. Elle aimait les
lettres , j'aimais la musique ; je la consultais sur mes ouvrages
et je l'écoutais au piano . Un voyage qu'elle fit à
Paris vint interrompre de si doux momens : elle y resta
quinze jours , qui me parurent un siècle . De là , le quatrième
livre de mes élégies , intitulé : l'Absence.
Tandis que j'entretenais les échos d'alentour du
récit de mes peines , Antoine vint à Charmoise apporter
un billet à mon adresse. J'étais absent ; qu'on juge , à
mon retour de ma surprise et de majoie ! Une lettre
de madame Valbel ! Ah ! m'écriai- je , en brisant le
cachet , cet écrit contient le destin de ma vie ! C'était
une invitation à dîner. La lettre était bien tournée ,
concise et sans le moindre post-scriptum. J'espérais
mieux, mais un diner tête à tête valait son prix , et
c'était la première fois que je recevais une pareille
faveur. Je baisai les caractères chéris ; et me berçant
des plus douces illusions , je comptai les heures jusqu'au
lendemain.
Le jour fixé , je vole à Saint-Clair , léger comme
l'espérance. J'entre dans le salon..... Mon ami , je te
présente M. d'Harcourt , dit madame Valbel à un fort
bel homme qui , pour me recevoir se leva du sopha
sur lequel il était assis. Aces mots , à cette vue , je
demeurai muet , et mes yeux peignirent si bien l'étonnement
que la fausse veuve ne put s'empêcher de sou-
:
80 MERCURE DE FRANCE.
rire . « - Pardon , reprit-elle , M. d'Harcourt , si je
« ne vous ai pas confié d'avance l'heureux événement
« qui me ramène le plus cher des époux : j'ai voula
<<vous ménager le plaisir de la surprise. Vous voyez
« M. Solange de la Gironde que la haine des mon-
« tagnards avait forcé de quitter la France , et qu'au-
<< jourd'hui le supplice de ses persécuteurs rend à sa
« femme et à son pays . >>>
S'il est heureux , pour les poètes et les romanciers ,
d'être témoins de scènes touchantes , ce principe , on
en conviendra , souffrait , à mon égard , une cruelle
exception , et le bonheur de ces tendres époux n'était
point un tableau fait pour échauffer ma verve. Le dîner
me parut long. Madame Solange , pour me faire honneur
sans doute , voulut chanter à son mari les romances
que j'avais composées pour elle. Je la priai de
ménager ma modestie , et me retirai de très-bonne
heure. J'avoue que , le matin , quand je pris mon vol
de Chamoise ,je ne comptais pas rentrer si vite au
colombier .
9
Je dois cette justice à madame Solange , qu'il n'entrait
aucune intention maligne dans sa conduite à mon
égard. C'était une femme de la meilleure foi du monde,
qui aimait les vers , trouvait un plaisir très-innocent à
figurer dans des stances , et n'en chérissait pas moins
son mari. Peut-être aussi ne voyait-elle dans un poète
qu'un amant pour rire , et dans les brûlantes inspirations
de sa muse que des jeux d'esprit. Pour moi , qui
sentais encore au fond du coeur qu'elle n'était pas seulement
l'Iris de mes chansons , après une visite de politesse
, je fis , en soupirant , mes adieux à Saint- Clair .
Je quittai même et la ferme de Guillaume et le hameaw
OCTOBRE 1817 .
81
deCharnioise. Allons , Samuel , me dis-je ; puisque les
Girondins ne sont plus persécutés , retourne à Paris :
ou aura sans doute oublié ton habit noir.
A. DUFRESNE.
1
PENSÉES MORALES ET LITTÉRAIRES.
Les religions anciennes n'étaient que des spectacles
institu's en l'honneur des divinités; elles n'imposaient
aucun devoir , ne demandaient que des respects extérieurs
; elles ne servaient à la morale qu'en ce qu'elles
recevaient les sermens des hommes.
Aussi nullement jalouses de régner exclusivement sur
les esprits , elles vivaient entre elles dans toute la paix
de l'indifférence.
Ilne pouvait en être de même d'une religion qui
détache l'homme de la terre , pour le placer entre les
espérances et les menaces d'une autre vie .
Voici unmot vraiment évangélique de l'évêque de
Senès ( Beauvais ) : aux grands , la préférence des
égards; aux pauvres , la préférence des sentimens .
Il est , dans les vertus modestes , un charme secret ,
que n'ont pas les vertus fortes et fières, qui nous humilienttrop.
Dans le pauvre , une humeur gaie est une grâce et
une force.
Dans le riche , une humeur gaie est souvent un signe
d'insensibilité et de grossiéreté .
า
L'un domine son malheur ; l'autre se complaît trop
dans ses avantages.
82 MERCURE DE FRANCE .
Beaucoup d'orgueil et de morgue dans les grands ,
annonce des hommes qui tiennent à distance les vraies
grandeurs , n'osant se mesurer avec elles.
L'estimeet l'admiration ont aussi leur douleur. Je ne
sache pas qu'on ait encore aussi bien exprimé cette affection,
qui nous attache personnellement à ces hommes
d'un mérite éminent , lors même qu'ils ont vécu
étrangers à nous .
Ce mot heureux est de Guibert , dans son éloge de
Thomas.
Provoquer la contradiction sur ses idées , est d'un esprit
ferme et solide , qui aime la vérité avant tout; la
provoquer sur ses intérèts , est d'une âme noble , qui
neveut rien contre la justice.
La médiocrité d'âme et d'esprit n'est point si dénuée
de choses qui la marquent , qu'elle ne puisse avoir des
vices odieux et des vertus communes .
Il faut mettre des bornes à tout , même au mépris des
sots et à la haine des méchans. Geux-ci ont leur part
dans la tolérance sociale.
La générosité est , de sa nature , un peu excessive ;
si elle se permet du faste , elle ira jusqu'à la magnificence;
si elle est dans une circonstance à beaucoup
donner , elle se retranchera tout ; elle pourra même
passer de la somptuosité à l'extrême simplicité , selon
que le voudra son continuel besoin de tout faire avec
grandeur.
Le talent cultivé a une logique secrète , quile guide ,
comme à son insu .
Sénèque , qui offre d'ailleurs de si belles pensées et de
si belles expressions , s'épuise souvent à retourner une
OCTOBRE 1817 . 83
idée sous une multitude de formes ; et il ne parvient
souvent qu'à la gâter.
Fléchier s'occupe encore à jouer de ses antithèses ,
lorsque déjà sa pensée est complette.
L'un et l'autre dégradent le philosophe et l'orateur
par ces affectations du bel esprit.
Massillon se fait pardonner ses paraphrases de sa première
pensée , en leur donnant la teinte d'un long épanchement.
Un bon écrivain conserve toujours la physionomie
de son propre talent , dans les choses où il emprunte la
manière d'un autre écrivain .
Voyez le discours du parsis , dans Rousseau , fait d'après
la remontrance d'une juive , dans Montesquieu .
Par la magie de la poésie de style , ce que les sens
ont de plus vif dans leurs impressions , sert à peindre
des objets tout spirituels ; exemple : les Champs-Elisées
, dans Fénélon.
י"
Les expressions énergiques et pittoresques pointent
dans le sujet jusqu'au vif, pour en faire sortir lachalearinterne.
Il y a une raison cachée dans les fougues de l'imagination
, quand elles sont avouées par le goût.
Il est bon souvent d'imiter ce peintre , qui , ne pouvantfaire
une déesse , se rabaissa à une bergère , et dut
un chef-d'oeuvre à son dépit meme .
Trop d'artdans la conduite, repousse l'estime, et provoque
à la défiance.
Quelle vie n'a ses fautes ? Quel mérite , ses taches ?
Demander la perfection , pour être content , c'est re
noncer à l'ètre.
6.
84 MERCURE DE FRANCE .
Il n'y a qu'un sot ou un fat , qui puisse se déclarer
au-dessus de l'indulgence.
L'histoire des talens , comme celle des gouvernemens ,
parle beaucoup plus du bruit que du bien qu'ils ont
fait.
Pourquoi toujours un éloge pour chaque renommée ?
Ce mot tient de l'adulation , et fait une servitude ; il
diminue la vraie gloire ; il embarrasse la candeur; il attente
à la vérité. Lorsque mon héros n'a mérité que le
blâme , je ne lui dois que le blâme; cela est du goût
comme de la vertu.
Un plan dramatique , dans un sujet philosophique ,
s'ils sont bien appropriés l'un à l'autre , aide à borner
l'ouvrage , comme à l'animer .
Quand les ouvrages ne dépassent le sujet qu'en l'enrichissant
d'accessoires heureux , ils valent bien ceux
qui ne sont courts qu'à force de vues omises ou de
vues tronqnées .
En toutes choses , on a le droit d'avoir ses opinions ;
mais en beaucoup de choses , c'est suivant son devoir ,
et non pas son opinion , qu'il faut se conduire.
Les crimes politique se relèvent de leur bassesse ,
par l'emploi de quelques qualités fortes .
LACRETELLE aîné.
ANNALES DRAMATIQUES.
On se plaint de la décadence de notre littérature
dramatique ; ce n'est pas sans raison , mais il n'est pas
OCTOBRE 1817 .. 85
aupouvoirdes hommes de lettres d'en détruire la cause .
On a vu des chambellans chargés de tracer à des auteurs
du premier mérite , la poétique qu'ils devaient
suivre ; ils se sont bien gardés de l'observer , et ils
ont dû se réduire au silence , puisque le vice puissant
pouvait échapper au ridicule, et qu'iln'était plus permiş
àun personnage tragique de parler en faveur de l'humanité,
ni contre le despotisme ; dès ce moment le
théâtre devait tomber dans une déplorable médiocrité.
Si Louis XIV n'eût pas été plus grand que ses courtisans;
s'il eût abandonné Molière à la haine des faux
dévôts ; s'il n'eût pas protégé le Tartuffe , Molière luimême
eût cessé d'écrire .
Le mode d'organisation des théâtres ne laisse pas
d'avoir aussi beaucoup d'influence sur la composition
des ouvrages dramatiques. Nous devons peut-être aux
talens de Le Kain , de mademoiselle Gaussin , d'avoir
fourni d'heureuses inspirations à Voltaire .-M. Ducis
avait présagé depuis long-temps la supériorité que Talma
est parvenu à acquérir ; serait- il surprenant que la confiance
du poète , dans le talent de l'acteur , eût contribué
à la conception de quelques-uns de ces rôles
empreints de terreur , qui sont venus augmenter et
varier les richesses de notre théâtre. Puisque les travaux
des comédiens concourent puissamment aux progrès
de l'art dramatique, pourquoi ne pas les obliger
à seconder les gens de lettres de tous leurs efforts ?
Les réglemens sur les théâtres sont vicieux en plusieurs
points , surtout dans ce qui a rapport à l'admission et
àl'avancement des jeunes acteurs qui se distinguent
dans leur emploi. Ce sont des choses qui ont été dites
mille fois ; mais il ne faut pas se lasser de les redire
jusqu'à la réforme de cet abus. Pourquoi n'aurait-on
pas des chefs d'emploi honoraires , lorsque les nouveaux-
venus auraient plus de talent que les doyens ? Les
droits pécuniaires , acquis par de longs services , demeureraient
intacts , mais les jeunes concurrens partageraient
les rôles s'ils en étaient dignes , et joueraient
mème plus souvent si le public paraissait s'y plaire ;
car , après tout , il a le droit de l'exiger. Il n'en faudrait
pas davantage pour décider la vocation de tel
homme qui dédaigne aujourd'hui d'entrer dans la car
86 MERCURE DE FRANCE .
rière , parce qu'il ne veut pas languir à la suite de
deux ou trois sujets d'un tempérament robuste et d'un
médiocre talent. En plaçant ainsi le mérite sur la mème
ligne que l'ancienneté , le sort du théâtre ne dépendrait
plus d'une attaque de goutte de l'Amoureux , ni d'une
chute de l'Ingénue ; les auteurs verraient jouer , avant
Ieur vieillesse , les ouvrages qu'ils ont composés dans
leurs jeunes années .
Les vices d'administration de plusieurs principaux
théâtres les ont réduits pendant plusieurs mois à de
dures extrémités . Ils redoublent d'efforts maintenant .
pour réparer leurs pertes . L'Opéra est le seul qui n'ait.
rien à regretter : Fernand Cortez a constamment rempli
la salle et la caisse. Il s'en faut bien que la reprise
d'Ossian ou les Bardes soit aussi lucrative. Dès la
seconde représentation , il n'y avait que peu de monde.
La pompe du spectacle avait produit dans la nouveauté
de cet ouvrage une sorte d'illusion qui a disparu de
puis , et l'on ne voit plus dans cette pièce que la plus
glaciale des tragédies lyriques . La musique elle-même
est d'un caractère vague et indéterminé. On l'écoute
sans éprouver , le plus souvent , la moindre sensation .
Les choeurs sont presque toujours en scène et rarement
en situation. Il faut en excepter le premier qui est d'un
bel effet. La partie déclamée porte aussi l'empreinte
d'un talent supérieur ; mais à juger l'ensemble , on regrette
qu'un artiste du mérite de M. Le Sueur se soit
égaré dans la route inconnue qu'il a voulu se frayer .
Mademoiselle Grassari a obtenu le plus brillant succès
la seconde fois qu'elle a paru dans la Vestale. Cette
jeune personne , extrêmement jolie , promet à la scène
lyrique un talent de premier ordre , comme aetrice et
comme cantatrice ; il est impossible de jouer le rôle de
Julia , le plus difficile de l'emploi , avec plus de décence
, de grâce et de sensibilité. Lays et Derivis ont
puissamment contribué au grand effet qu'a produit cette
cent soixante-seizième représentation d'un ouvrage qui
n'a pas été suspendu depuis dix ans qu'il est au théâtre .
Peut- on s'occuper de musique sans parler de madame
Catalani ! je n'ose dire du théâtre Italien , puisqu'il
n'existe plus. Sa résurrection sera , dit-on , prochaine.
Le premier paquebot va nous amener de LouOCTOBRE
1817 . 87
dresunténor, nommé Tramezzani et deux prime donne.
En vérité , l'administration s'est fait une idée exagérée
de l'inconstance des Parisiens. On aurait peine à
compter les chanteurs de tout sexe et de tout emploi
qu'elle a fait défiler sous leurs yeux. Dans le nombre ,
il en est quelques-uns que les dilettanti ont vu s'éloigner
avec regret , sans parler de ceux qui faisaient partie de
l'ancienne troupe. Cette variété de personnages a été
compensée par l'uniformité du répertoire ; mais , patience
, M. Tramezzani et ses deux compagnes ne connaissent
peut-être pas la musique d'el signor Puccita.
Depuis sa rentrée au théâtre Français , mademoiselle
Mars a constamment attiré la foule à ses représentations.
Elle a reparu brillante de grâces et de talent. Comment
se fait-il que , négligeant l'intérêt de son art et de
sa réputation , mademoiselle Mars diversifie aussi peu
ses rôles. Il y a une foule d'ouvrages que les amateurs
reverraient avec empressement , et que la comédie
française semble avoir oubliés .
Feydeau commence à regagner les faveurs de ses
anciens habitués . Le retour de Martin n'a pas peu contribuéà
les rappeler. Les sociétaires sauront maintenant
à quoi s'en tenir sur la valeur des pièces de circonstances,
qu'ils avaient pris à tâche de reproduire continuellement.
Pour l'ordinaire , ces ouvrages , composés
à la hâte et sur un fonds usé , n'ont d'autre mérite que
celui de l'intention , et ne peuvent survivre à l'événement
qui les a fait naître .
Parmi les nouveautés , il n'en est qu'une dont le
succes soit éclatant ; c'est le mélodrame des Machabées ,
qui se joue à l'Ambigu-Comique . Nulle part , on n'a
encore vu mourir autant de personnages ; c'est comme
une épidémie ; aussi toutes les loges sont-elles louées
huit jours à l'avance . Ce chef-d'oeuvre du genre est de
MM. Léopold et Cuvellier . Les arts ont pourtant ici des
éloges à prétendre . Les décorations sont magnifiques ,
et font véritablement honneur au talent du peintre.
La musique a été arrangée par M. Amédée. C'est un
choix de morceaux des meilleurs maîtres , habilement
combinés avec les situations de la pièce , et les ressources
que présente l'orchestre.
L'Anneaude la reine Berthe , ou les Femmes infidèles
88 MERCURE DE FRANCE.
1
par M. Montperlier, n'a réussi que faiblement à la Porte
Saint-Martin .
Au Vaudeville , la suite du comte Ory a également
éprouvé un échec. L'auteur , M. Ledoux , avait été plus
heureux pour son coup d'essai, et il n'est pas douteux
qu'en faisant choix d'un sujet plus convenable , il ne
prenne bientôt une revanche complette.
- MM. G. Duval et Rochefort ont travesti pour les
Variétés , le célebre roman de Werther. Beaucoup de
gens pensent qu'il faut être extravagant pour mourir
d'un excès de tendresse ; à leurs yeux , la parodie d'une
extravagance n'est qu'une parade ; c'est ainsi qu'ils ont
jugé la pièce.
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 2 au 9 octobre.
RÉCOLTES . FINANCES .- Changemens funestes.
Sommes - nous done condamnés à payer un moment
d'espérance par de longues douleurs ? Le midi de la
France offre , sur quelques points , l'image du deuil.
Cahors a perdu ses ornemens et ses trésors. Des ravins
où furent des coteaux chargés de vignobles , des mares
où furent de riantes prairies , vignobles , prairies , champs
cultives , l'ouragan du 22 a tout détruit. Lodève, presque
submergée par les débordemens des deux rivières qui
la baignent , ne conserve ses ateliers que par un
miracle. La Suisse , la Suède , l'Amérique septentrionale
ne sont pas plus heureuses . Des torrens ont dévasté
le canton de Turgovie ; une gelée extraordinaire
a fait périr tous les légumes dans le nord de la Suède .
On n'entend parler , dans l'Amérique septentrionale ,
que de fleuves débordés , de trombes et de foudres.
-Hors Dublin , le typhus envahit toute l'Irlande ;
OCTOBRE 1817. 89
la fièvre jaune règne à Charlestown , à Savannach ; la
peste désole Alger , et l'on tremble que les pirates ne
l'apportent dans les mers du Nord.
A ces images , à ces augures sinistres , opposons les
progrès de l'industrie ; car c'est à l'industrie de réparer
les torts de la nature . L'Amérique s'enrichit d'un nouvel
instrument qui creuse , en un jour , un arpent de terre.
L'Angleterre fait l'essai d'une mécanique bien autrement
puissante. C'est le mouvement de deux parallèles
transformé en mouvement rotatoire Un habile chimiste
de Paris a obtenu de l'eau-de-vie par la fermentation
des pommes de terre : nous jouirions déjà de son procédé
si , par une sage précaution , le ministre de l'intérieur
n'avait suspendu cette distillation jusqu'à ce que
la baisse des grains soit généralement assurée.
Mettrai-je au rang des conquètes de l'industrie la
formation de la société patriotique de la Belgique pour
la prospérité des manufactures indigènes ? Oui , si la
concurrence n'était pas l'aliment principal de l'industrie.
Je n'attaque point ce projet dans ses motifs ; je
discute ses effets . Puisque l'engagement des associés
n'a pour garantie que leur honneur et leur patriotisme ,
pourquoi cet appareil de comités locaux et provinciaux
subordonnés àun comité central ? J'ai grand'peur que
la liberté des associés , ou la stabilité de l'association
ne courent quelque risque parmi toutes ces formes
administratives.si voisines des formes impératives. Tout
réglement excite à le violer.
-Vienne et Londres améliorent leurs finances par le
même procédé ; c'est l'achat des obligations publiques.
Un édit del'empereur régularise le paiement des billets
qui n'ont point de terme pour le remboursement du
capital , ou dont les termes sont indéfinis . Comme ces
sortes d'obligations ont lieu pour les emprunts ouverts
dans les pays étrangers par l'entremise des maisons de
banque , l'édit de l'empereur est un bienfait pour le
commerce..
+ - En France , une circulaire du ministre de l'inté
rieur aux préfets , établit de sages rapports entre la
qualité des grains et le prix du pain. Les grains de
l'année, dernière , altérés par un excès d'humidité , ne
pesaient guère , après leur dessèchement , que soixante
go MERCURE DE FRANCE .
dix kilogrammes par hectolitre , au lieu que les grains
de cette année en pèsent quatre-vingt. Ainsi , quoique .
dans certains départemens , l'hectolitre ne se soit vendu
que 10 fr . en sus du prix de l'année dernière , il n'en
avait pas moins une valeur supérieure , puisque , sous
un même volume , il renfermait plus de substance ; il
s'ensuit que le boulanger qui aurait acheté , cette
année , pour 25 fr. une quantité de grain , égale à celle
qu'il avait achetée l'an dernier pour 35 fr. , frauderait
le consommateur , si la diminution du prix du pain
n'était que proportionnelle à la diminution du prix
dugrain.
AMÉLIORATIONS POLITIQUES . - Tendance universelle
des nations vers une sage liberté. C'est surtout
dans le Nord qu'elle se fait sentir. La Bavière , après un
mûr examen , conserve les codes français, C'est faire
justice de ces superstitions politiques , pires que les superstitions
religieuses , qui rejettent le bien , parce
qu'il vient d'une source qu'on n'aime pas. Le roi de
Wurtemberg organise un tribunal suprême , qui sera
divisé en sénat criminel , sénat civil , et sénat des causes
matrimoniales .
- Le bruit se renouvelle que l'assemblée des États
ne sera point divisée en deux chambres. Sur quoi j'observe
qu'il y a quelque différence pour la gloire et pour
le profit entre les concessions faites à l'opinion , et les
concessions faites au préjugé. En Prusse , tout semblait
pacifié depuis les troubles de Breslau. Mais les amis de
I'ordre craignent que la rixe qui vient d'avoir lieu entre
les bourgeois et les soldats de la garde , sur les propos
offensans tenus contre la landwher , ne rallume un feu
mal éteint. On attend avec impatience le prince d'Hardemberg
pour la grande conférence ministérielle qui se
prépare.
Au moins la discorde ne passe point des doctrines
politiques aux doctrines religieuses . Ce serait alors qu'il
faudrait désespérer de tout. Mais la fète séculaire de la
réformation verra probablement se rapprocher et se
réunir toutes les communions protestantes. Il n'y a que
Genève qui semble persister dans l'intolérance . Elle ne
se souvient pas de l'anatheme ! væ soli ! La Société biblique
de Saint-Pétersbourg s'est assemblée récemment
OCTOBRE 1817 . go
anpalais de la Tauride. Là , toutes ces sectes rivales
toutes ces nations inconnues les unes aux autres ; Grecs ,
Arméniens Moldaves , Livoniens , Estoniens , Allemands
, Français , ont élevé ensemble vers l'Etre infiniment
bon , leurs mains et leurs voix. L'archevèque
du rit romain siégeait à côté des archevêques grecs.
Heureuse réunion de tous les rameaux du vieil arbre !
- Nous avons dejà eu occasion de parler des succès
de M. Garai en Espagne , et de la gloire qu'il s'est
acquise.
Ce n'est pas que le système qu'il exécute soit de lui.
Mais il a vu qu'il y avait possibilité de l'exécuter en Espagne,
et cette découverte vautbien un système . L'exemple
de ce ministre est un encouragement pour les autres.
Déjà le ministre de la marine a porté la reforme
dans les arsenaux et dans les chantiers. Ce n'est pas le
nécessaire qu'il retranche , c'est un luxe auquel on sacrifie
trop souvent le nécessaire . D'absurdes réglemens
interdisaient aux particuliers la confection des arinemens
et la fourniture des objets nécessaires à la marine .
Ila sagement levé cet obstacle : encore une victoire sur
les priviléges exclusifs !
On assure que le parlement britannique ne tardera
pas à être dissous, et sur ce fondement, les brigues commencent.
COLONIES . - Le projet de Mac-Grégor serait d'envahir
les Florides qui paraissent destinées à devenir la
paisible conquête des Etats -Unis. Mais tant qu'il n'aura
pas Saint-Augustin , le projet sera loin du succes_Et
pour avoir Saint-Augustin , il faudrait trois mille hommes
et de l'artillerie. Cependant , sa troupe qu'on disait
réduite à vingt hommes , grossit tous les jours.
Bolivar est maitre de la Guiane aux forteresses près .
S'il s'en empare , que serviront à Morillo ces victoires
tant disputées , puisque son rival pourra communiquer
avec l'armée de Paez?
Les insurgés ont dans Morillo un ennemi terrible . Il
estvrai qu'illui rendent fureur pour fureur , et massacre
pour massacre. L'île de Marguerite était leur refuge et
leur boulevard , et le siége de leur gouvernement. Morillo
avait reçu l'ordre de ne rien épargner pour s'en
rendre maître ; aussi n'épargne-t-il rien . Mais , d'après
V
92 MERCURE DE FRANCE .
les versions mêmes qui lui sont le plus favorables , il n'en
est pas maître encore. Les habitans abandonnés par le
gouvernement et les troupes , se retranchent dans leurs
montagnes . Une proclamation foudroyante , où Morillo
déclare qu'il ne restera des traîtres , ni leurs cendres ,
ni leur nom , n'a d'autre effet que d'irriter l'audace de
l'ennemi , par la nécessité de vaincre. Si les insurgés
sont battus sur terre , ils sont plus heureux sur l'Orénoque.
Six de leurs flécheras en ont dispersé ou coulé à
fond , quinze des Espagnols . L'amiral Bryon a pris
quatre gros vaisseaux , à bord desquels étaientl'état-major
et le trésor , et un évêque. L'armée de Lima se replie ,
on entre en pour parlers. Belgrano fait des recrues dans
le Tucuman. Mina s'est retrouvé ; sa position dans le
Mexique est , dit- on , imposante. Le roi noir est le meilleur
allié des insurgés , et ses ports sont leur plus sûr
asile.
RELATIONS POLITIQUES . - L'Espagne lève une armée
dans l'Estramadure. On dit que l'armée d'Andalousie
destinée originairement contre l'Amérique , agira
de concert avec la première , ou que ces deux armées
' n'en formeront qu'une ; c'est le général O'Donnel qui
commande. Son quartier-général est à Zafra . Quel est
le but de l'expédition ? Prétendrait-on punir les Portugais
de l'occupation de Montevideo ? Ils se sont fait ,
par cette occupation , plus de mal à eux-mêmes qu'aux
Espagnols .
D'après une convention entre les Américains et les
Anglais , les forces respectives des deux nations, sur les
lacs , ont éprouvé une réduction considérable. Voilà
un indice de paix . Et cependant, je ne sais quelle secrète
défiance ou quel pressentiment de guerre perce dans
ces réflexions du Courrier : « Les Etats-Unis , dit- il ,
augmentent leurs forces navales , sans doute pour étre
plus à même de s'opposer à la Grande-Bretagne , si
quelque circonstance imprévue amenait une mésintelligence
entre les deux Etats. La tranquillité , en apparence
, la plus profonde peut être troublée en un instant.
>> De son côté , le journal de Philadelphie s'exprime
ainsi : « Peut-être n'est-il pas hors de propos de donner
quelque attention aux mouvemens de notre marine ; il
est possible qu'il y ait quelque chose qui couve. » Cet
4
OCTOBRE 1817 . 95
accord de langage , dans les deux journaux , n'est pas
l'indice d'un accord politique dans les deux gouvernemens.
-'Il paraît certain que l'Espagne adhère enfin à la
prohibition de la traite des nègres .
- Les négociations pour les concordats sont trèsactives
entre le Saint-Siège et les puissances d'Allemagne;
mais le gouvernement de Sicile se montre fort sévère
surl'abus des bulles et breſs Il rejette toute bulle qui
ne serait pas munie de l'Exequatur. Ce gouvernement
veut être lemaître chez lui .
-Pendant qu'un intérêt , peut-être chimérique ,
trouble les relations amicales des cours de Madrid et
de Rio-Janeiro , cette dernière cour rentre en grâce
auprès de la Russie.
-On ne sait point de quelle nature sont les communications
que l'ambassadeur russe a reçu ordre de
faire à la Porte .
- On craint aussi une rupture entre le Danemarck et
lesEtats- Unis. La cause de cette rupture est une cruelle
injustice du gouverneur de Sainte-Croix. Des matelots
américains et danois s'étaient pris de paroles; les coups
suivirent ; un matelot américain , vainqueur d'abord ,
fut ensuite battu. Son capitaine demanda satisfaction ,
mais le gouverneur connaissait l'adage : Les battus
payent l'amende. Il la fit rudement payer au pauvre
matelot. La querelle s'envenime au lieu de s'apaiser. De
plus nombreux champions la videront peut-être.
-Voici qui nous intéresse davantage. Un bruit se
répand que les souverains alliés doivent se réunir , l'an
prochain , à Manheim , afin de prendre une résolution
définitive sur l'armée d'occupation en France; mais ce
n'est qu'un bruit .
PROCÈS MARQUANS .- Le tribunal criminel de Lisbonne
a condamné quelques conspirateurs , et en a
acquitté quelques autres. Jusqu'à présent les détails
n'ont point transpiré.
-Les prévenus de conspiration dans l'affaire de l'Epingle
noire sont tous acquittés et mis en liberté.
-La cour royale a confirmé , quant au fonds , le jugementdu
tribunal correctionnel , relatifa MM. Comte
etDunoyer. Mais leur amende est réduite à mille francs ,
94 MERCURE DE FRANCE .
la durée de leur détention à trois mois, et l'interdiction
des droits civils prononcée contre eux , est levée, Ils en
appellent.
On a condamné à un an d'emprisonnement une
fille séduite , qui avait battu son amant et la garde, et
le commissaire aussi , je crois . L'héroïne de l'aventure
est une couturière , et le héros , un sellier .
- La caisse du régiment du train d'artillerie de la
garde royale fut volée avec effraction dans la nuit du 8
au 9 janvier dernier. La caisse renfermait trente-deux
mille francs . Les coupables étaient au nombre de trois.
L'un d'eux , las d'une existence déshonorée , s'est brûlé
la cervelle. On a trouvé , sur sa table , une lettre qui
exprimait ses remords , et contenait sa part du vol. Les
deux autres ont été condamnés aux travaux forcés , l'un
à perpétuité , l'autre pour quinze ans .
-Je ne sais si les Américains veulent faire leur cour
au soi-disant roi d'Haïti ; mais un négociant a été condamné
à trois ans de prison , pour s'ètre livré à la traite.
Encore même la peine aurait- elle été plus forte, sans des
circonstances atténuantes .
-Un Anglais est créancier d'un autre Anglais , en
vertu d'engagemens conclus dans leur patrie. L'un et
l'autre sont maintenant en France . On demande si le
débiteur est justiciable de nos tribunaux. Je ne le pense
point. C'est sous l'empire des lois anglaises que l'engagement
a été contracté. Ou nos tribunaux décideraient
la chose d'après ces lois , ce qui les obligerait à changer
de jurisprudence suivant le pays des hommes qu'ils
auraient à juger , ou ils les jugeraient d'après nos lois;
ce qui serait un abus d'autorité. Ceci s'applique au jugement
du tribunal de Boulogne réformé par la cour de
Douai.
NOUVELLES DIVERSES . -Election du lord maire. Intrigues
, harangues , huées et applaudissemens selon
l'usage. Il paraît que la victoire restera au parti ministériel.
- Le duc de Wellington a dû passer, le 2 de ce mois,
la revue de la cavalerie anglaise aux environs de Saint-
Omer. La revue de tout le contingent russe aura lieu
le 10 ; et celle du reste de l'armée anglaise du 11 au 13,
dans la plaine de Denain .
OCTOBRE 1817. 95
-Le serpent de cent pieds de long , qui infeste les
côtes de l'Amérique , a été pris par dix-sept hommes.
-On assure que le général Canuel n'a plus le commandement
de Lyon , et qu'il est nommé inspecteurgénéral
d'infanterie.
-Madame Krudner a perdu ses prosélytes avec ses
biens. Elle vit solitaire dans un village du canton de
Bade.
-Une femme , âgée de cent cinq ans, vient de mourir,
à Northampton , de la petite vérole.
-Le comte de Lezai-Marnésia , préfet de la Somme ,
a posé , le 23 septembre , la première pierre du barrage
éclusé de Saint-Valery. C'est le point de l'embouchure
⚫de la Somme par où les navires passent de l'Océan
dans ce fleuve , ou de ce fleuve dans l'Océan. Le projet
de ce canal fut conçulen 1770 : par sa jonction avec le
canal de Picardie , et sa communication avec l'Escaut ,
il offre au commerce des facilités singulières .
- La police a découvert à Amiens une honnête
maison où l'on trouvait de l'argent comptant à cinq
pourcent..... par semaine . Pour échapper plus sûrement
aux recherches , les prêteurs s'étaient fait inscrire sur
la liste des indigens , et recevaient des secours en
conséquence . Tout était profit dans cette spéculation ,
hors l'issue.
-Bruxelles a perdu son manneken-pis , son plus
vieux bourgeois , et la désolation est dans le pays, Ce
manneken-pis fut autrefois un bloc informe. Un statuaire
officieux lui avait donné des traits humains . Des
souverains l'avaient décoré de leurs ordres ; un peuple
entier lui rendait ses hommages ; et maintenant , ô
sort ! cette tête adorée se transforme péut - être en
d'ignobles vases :
Fiunt urceoli , pelves , sartago , patellæ .
-Dans une commune du département de Seineet-
Oise , des ouvriers qui réparaient un rez-de-chaussée ,
ont trouvé sous le parquet un squelette que les gens de
l'art ont jugé être celui d'une femme de vingt ans , enterrée
là depuis soixante ans. Que de crimes ignorés !
On en serait effrayé , si l'on ne songeait qu'il est aussi
des vertus ignorées.
96
MERCURE DE FRANCE .
- La fonte de la statue équestre d'Henri IV a parfaitement
réussi. Le déterrage aura lieu dans un mois au
plus tard. On assure que S. M. veut placer elle-meme la
premiere pierre du piedestal.
-On a decouvert un nouveau métal dans les mines
de la Styrie. Il a la blancheur du sel , et résiste à une
chaleur de cent cinquante degrés. On lui a donné le
nom de junonium . Puisse-t- il , pour l'honneur de son
-inventeur , n'avoir pas le sort du corsicorum !
BÉNABEN .
Histoire complette du Procès relatif à l'assassinat de
M. Fualdès , avec des notes historiques sur les principaux
personnages qui ont figuré dans cette cause célèbre ,
ornée de portraits . Un vol. in-8°. Prix : 4 fr . Chez
Eymery , lib . , rue Mazarine , u. 30 ; et chez Delaunay ,
au Palais-Royal.
Tout ce qu'on a dit et publié sur cette malheureuse affaire de
Rhodes a été accueilli avec une avide curiosité. L'ouvrage que
nous annonçons n'offre pas tous ces détails merveilleux qui ne
sont propres qu'à égarer l'opinion, mais il présente, dans un
ordre méthodique et progressif, les faits de l'accusation et la
marche des débats. Les notes historiques , placées en tête,
jettentdu jour sur les causes de l'assassinat et démontrent que
'les coupables n'étaient pas exempts d'habitudes criminelles.
Le peu qui reste de la première édition atteste le succès et le
méritede ce recueil.
TABLE .
Poésie.-Elégie sur la mortd'une jeunefille ; par
M. Albert-Montémont.
-Vers à madame *******.
Nouvelles littéraires . - De la Juridiction dugouvernement
sur l'Education; par M. B. de Constant.
Esquisse d'un systéme de délibération dans les assemblées
politiques , etc.; par M. Lacretelle ainé.
Variétés .- Histoire d'un Poète ; par M. A. Dufresne..
Pensées morales et littéraires ; par M. Lacretelle ainé.
Annales dramatiques.
Politique.- Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Bénaben.
Pag. 49
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE .
50
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80
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88
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 18 OCTOBRE 1817 .
LITTÉRATURE .
POÉSIE .
UN MONOLOGUE DE JEANNE D'ARC ,
DANS LA TRAGÉDIE DE SCHILLER .
(Le moment est celui où l'héroïne quitte , pour la première
fois, son village etva se rendre au camp de Charles VII. )
JEANNE D'ARC .
Adieu,mon beau pays , douce paix des campagnes ;
Vallons , sentiers déserts , mes forêts , mes montagnes ,
Adieu: pour les combats je vous fuirai demain.
Prospérez , jeunes fleurs qui croissiez sous ma main ;
Vous neme verrez plus , sous l'aulne des prairies
Assise, etm'enivrant de longues rêveries .
Echo , dont la voix pure embellissait mes chants ,
Je n'irai plus troubler la nuit calme des champs.
Vous pleurerez long-temps votre bergère absente ,
Hameaux , où j'ai caché ma jeunesse innocente:
Je les fuis à jamais ces chaumes protecteurs !
Recherchez d'autres soins , suivez d'autres pasteurs ,
O mes agneaux plaintifs , errans sur la bruyère ;
TOME 4 7
98
MERCURE DE FRANCE .
Dieu , des sanglans combats va m'ouvrir la carrière ;
Un belliqueux troupeau m'entraîne daus ses rangs !
Non , ce n'est point l'orgueil aux songes délirans ,
Ce n'est point le désir de la terrestre gloire
Qui m'appelle aux vieux murs défendus par la Loire ;
C'est la voix , qui jadis à Moïse exalté ,
Sur les sommets d'Horeb promit la liberté ;
Le dieu qui de David armant la main timide ,
Fit tomber sous ses coups le géant homicide;
Purgea les champs d'Hébron des soldats étrangers ;
Carmon dieu fut toujours favorable aux bergers .
Il m'a dit : Prends ce glaive et pars ; va sur la terre ,
Promener de mon nom la terreur salutaire.
Du casque des combats couvre ce front serein.
Que ton coeur virginal palpite sous l'airain ;
Nul mortel , de ce coeur , n'obtiendra la conquête ,
Le bandeau de l'hymen n'ornera point ta tète ;
Sur tes chastes genoux , jamais d'enfans chéris
Ne rendront un sourire à ton joyeux souris ;
Mais , seule de ton sexe , objet d'un pur hommage ,
La palme des héros deviendra ton partage.
Quand la patrie en deuil voit son heure approcher ,
Contre ses oppresseurs c'est toi qui dois marcher.
Du courage français s'éteint la noble flamme ;
C'est toi qui dans les rangs portera l'oriflamme ;
Devant la vierge armée Albion doit pâlir .
Crois aux prodiges saints que tu vas accomplir :
Comme au temps des moissons , sous l'ardente faucille ,
Se courbe des épis l'innombrable famille ,
Tu verras , sans retour , à tes pieds prosternés ,
Ces conquérans d'un jour de leur gloire étonnés .
De l'insulaire altier le succès m'importune :
Ta main renversera le char de sa fortune ,
Ta main des lys brisés relevera l'orgueil ,
Et des héros français fermera le cercueil ;
Ta main soutiendra seule un roi qui s'abandonne
Et dans Reims délivré lui rendra sa couronne.
Dans la nuit prophétique ainsi Dieu m'a parlé :
OCTOBRE 1817 : 99
J'accomplirai cet ordre à ma foi révélé.
Oguerriers ! prètez - moi ce casque , cette épée ;
La volonté de Dieu ne sera point trompée.
Vous me verrez , pareille aux fougueux aquilons ,
Renverser l'épaisseur des nombreux bataillons ,
N'entends-je pas des cris ? le signal des alarmes ?
Nos coursiers ont frémi; le clairon sonne : aux armes !
M. DE LATOUCHE .
Vers à mettre au bas du portrait de feu M. Dupont de
Nemours , conseiller d'Etat , membre de l'Académie
des inscriptions et belles- letires de l'Institut royal de
France, de l'ordre de Wasa ; ex- constituant , etc. ,
mort à Wilmington , Etats- Unis d'Amérique , dans
le mois d'août 1817 , à l'age de soixante-dix-huit ans .
M. Dupont de Nemours avait pris pour devise :
Aimer et connaître .
Aimer, fut pour son coeur une félicité ,
Savoir, de son esprit les voeux infatigables .
Il brava des méchans les fureurs implacables ,
Et défendit les moeurs , les lois , la liberté.
,
M. MICHEL BERR .
९ ÉNIGME. ٠٦
A l'exemple de la Pudeur ,
Sous un voile épais je me cache.
Ce mystère plaît au lecteur
Qui de me décéler s'est imposé la tâche.
J'étais en crédit autrefois :
Non moins puissante que Bellone ,
Aux peuples j'ai donné des rois ;
Maisje ne fus jamais digne d'une couronne.
1 1
(Par Mlle. Emilie C. , de Douai.)
7.
foo MERCURE DE FRANCE.
nmmuni
CHARADE .
Dans les bois, sur les flots , s'élève mon premier;
L'hymen de nos deux mers enrichit mondernier ,
La main d'Eglé friande occupe mon entier
(Par M. le vicomte de ST . J ..... , d'Avranches. )
nmusw
LOGOGRIPHE .
Lecteur, sur trois pieds seulement ,
Je t'offre un bruyant instrument ,
Un mal qu'on endure avee peine ;
Un écueil qu'on fuit prudemment ;,
Sur deux pieds ,ce métal, dont chacun sûrement
Voudrait avoir sa poche pleine.
(ParM. A. DE CHAMPCOUR. )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
:
Le mot de l'énigme , est habit ; celui de la charade ,
est malheureux; et celui du logogriphe , Moniteur .
où l'on trouve moine , monture , oie , ut , ré , mi , tome,
mitre , or , már , rue , oui , rime , mont , mort , mite ,
minute , ton , rien , rot.
OCTOBRE 1817 . 101
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
"
Notice biographique sur Morelos , généralissime des
insurgés du Mexique. Traduite du journal l'Aurora
de Philadelphie.
Les Américains de la Nouvelle-Espagne mécontens
du régime colonial , espéraient que les révolutions de la
mère patrie ameneraient le redressement de leurs griefs .
Divers gouvernemens s'étant succédés , sans qu'ils
vissent réaliser leurs espérances , le mécontentement
s'accrut.
D. Miguel Hedalgo , curé du village de Dolores ,
avec trois amis et quarante hommes armés , leva l'étendard
de l'indépendance, Leur projet n'était pas encore
de se séparer de la mère patrie , ils voulaient seulement
que des vice-rois , dont l'autorité était sans bornes ,
fussent remplacés par un congrès ; que la Nouvelle-
Espagne fût représentée aux cortès à raison de sa population
, et qu'on ouvrit les ports à toutes les nations
alliées ou neutres .
Hedalgo sortit de Dolores le 16 septembre 1810 .
Quelques mois après , la guerre éclata dans cette belle
contrée , qui ne déclara son indépendance qu'après
avoir sollicité , sans succès , la réforme des abus contre
lesquels elle réclamait : Don Joseph-Marie Morelos ,
ci-devant curé du village indien de Xerecuaro , dans
l'évêche de Michancan ( royaume de la Nouvelle-Espagne
) , avait été élevé au collége-séminaire de Valla
102 MERCURE DE FRANCE.
dolid , ville capitale de la province du même nom. On
ignore quelle était sa famille et le lieu de sa naissance ,
mais on le croit métis , et on sait qu'il n'avait pas de
fortune. Occupé des soins de sa paroisse , qu'il administrait
avec beaucoup de zèle , il était inconnu quand
l'insurrection de la Nouvelle - Espagne éclata en 1810.
Morelos embrassa le parti de l'insurrection avec ardeur
, et se joignit aux chefs , qu'il accompagna jusqu'aux
environs de Mexico. Il les quitta avant leur retraite
, et partit avec une poignée d'hommes pour armer
la partie du sud de la province de Mexico ; il
réussit tellement dans cette entreprise , qu'il fallut
envoyer une division de cinq cents hommes d'infanterie
, quelque cavalerie et deux pièces de canon pour
arrêter ses progrès . Cependant il échappa à leurs poursuites
, et un mois après (décembre 1810 ) , il surprit
ses ennemis , les attaqua pendant la nuit , les défit
complétement , s'empara de leur artillerie et de leurs
caissons. Il est à remarquer que se sont les premières
bouches à feu qu'il ait eues à sa disposition .
Depuis cette action il parvint à soulever et à maintenir
paisiblement sous son commandement , pendant
sept mois , toute l'étendue de la province de Mexico ,
entre la vallée de Jenochitilan et le port d'Acapulco ,
qu'il faisait bloquer par quelques-unes de ses troupes.
Le reste était occupé à combattre les petites divisions
que le vice-roi envoyait de temps en temps pour l'observer
, pendant que le gros de l'armée royale s'occupait
à battre et disperser les grands rassemblemens des
insurgés dans le nord. Dans toutes ces petites affaires ,
Morelos obtint constamment des succès , et il fournissait
ses troupes des armes qu'il enlevait aux ennemis .
Cependant , le gouvernement de la capitale alarmé
des progrès de Morelos , envoya contre lui une divi
OCTOBRE 1817 . 105
sionde quinze cents hommes et quelques pièces d'artillerie
, sous les ordres du colonel Fuentes. Morelos était
alors devant la ville de Chilapa. Il se retira à Tixta,
( six lieues ) , dissimula ses forces , et fit croire au chef
ennemi qu'il était dans la plus grande détresse. Fuentes
tomba dans le piége; il l'attaqua avee la certitude de la
victoire , mais le général insurgé déployant ses bataillons
, devint lui-même l'assaillant. Ce fut le 19 août
1811 qu'il mit l'armée royale en déroute. Plus de mille
fusils , toute l'artillerie , les bagages tombèrent en son,
pouvoir. Fuentes s'enfuit presque seul jusqu'à la ville
de Puebla. Morelos s'empara ensuite de Chilapa , et
étendit son influence révolutionnaire jusqu'aux provinces
de Puebla et de Vaxaca .
La discipline militaire avait été jusqu'alors presque
inconnue dans les rassemblemens des insurgés , qui ne
méritaient pas même le nom d'armées. Des divisions de
quinze mille hommes , dont huit cents ou mille armés
de fusils ; deux ou trois mille de cavalerie , qui agissaient
en masse et sans ordre ; le reste était armé de
piques et de frondes . L'artillerie consistait en vingt ou
vingt-cinq canons fondus à la hâte par des fondeurs de
cloches. Ces divisions avaient toujours été battues par
deux ou trois mille hommes de troupes royales .
Morelos éclairé par l'expérience des mauvais succès
des autres chefs , sentit qu'il valait mieux réduire le
nombre des troupes et les soumettre à la discipline.
Apres s'ètre procuré , par sa dernière action , la tranquillité
nécessaire pour accomplir ce projet , il organisa
un état-major , et nomma , pour en être le chef , le général
Matamoros ( ci-devant curé dans l'évêché de Michacan
) , qui s'était distingué, sous ses ordres , par son
esprit militaire et par son activité. Ils établirent une
école d'officiers , et formèrent un corps d'instruction
104 MERCURE DE FRANCE .
}
pour les soldats , d'après les ordonnances françaises,
dont ils s'étaient procuré quelques exemplaires traduits
en espagnol , à Mexico.
Les insurgés n'avaient jusqu'alors établi aucun gouvernement.
Poursuivis de tous les côtés par les troupes
du vice-roi , ils faisaient une guerre de partisans sous
des chefs indépendans les uns des autres , et qui prenaient
le titre de généraux de la patrie. Vers la même
époque , il s'établit à Zitaquaro ( quarante lieues nordouest
de Mexico ) , un gouvernement provisoire avec le
titre de junte suprême nationale. Le vice-roi comprit
qu'il ne fallait pas laisser prendre aux insurgés l'avan
tage d'une autorité centrale , semblable , dans son origine
et dans ses formes , à celle qui avait été créée en
Espagne en pareille circonstance. Ildirigea donc ses efforts
contre la ville de Zitaquaro , laquelle fut attaquée
à différentes reprises , quoique sans succès ,dans le courant
de 1811 .
Morelos , voulant opérer une diversion , se préparait
àmenacer la capitale elle-même , et ily marchait, lorsqu'il
apprit que Zitaquaro (1 ) avait été enlevé par la
division du général Calleja , forte de cinq mille hommes ,
et que la junte s'était retirée à Saltepiquo , ville imprenable
par sa position. Cependant, il continua sa route ,
attaqua et défit quelques troupes qui s'opposèrent à son
passage ; et , au mois de janvier 1812 , il établit son
quartier-général à Quantla ( village indien à trente
lieues sud- est de Mexico). Les forces se composaient
de deux mille cinq cents hommes d'infanterie, mille de
cavalerie , cinq à six mille lanciers et frondeurs à pied ,
et vingt-cinq pièces de canon. Le vice-roi , craignant
l'approche d'un général qui avait été victorieux dans
(1) Cette ville fut démolie par ordre de Calleja, et tous ses
habitans condamnés à perdre leurs propriétés.
OCTOBRE 1817 . 105
quarante-six combats , où il avait commandé en chef,
et qui venait d'être revêtu , par le gouvernement provisoire
, du titre de commandant-général des côtes du
Sud , envoya le général Calleja avec six mille hommes ,
dont les deux tiers avaient fait les campagnes des deux
années précédentes. Il arriva devant Quantla le 18
février 1812 , et , le 19 , il attaqua Morelos ; mais il fut
vivement repoussé : il perdit , dans cette action , trois
colonels , quinze officiers et six cents hommes. Il se
bornadès-lorsà observer les insurgés, attendant, pour les
attaquer, qu'il eût reçu un renfort de deux mille hommes,
reste de trois mille qui étaient arrivés récemment d'Espague,
etquivenaient d'ètre repoussés par une autre division
de Morelos à Yzacar. Le vice-roi ordonna au général
Lano qui les commandait , de quitter le blocus de ce
village pour aller joindre le général Calleja qui jugeait
la prise de Quantla l'objet le plus important. « Il faut
l'ensevelir ( écrivait- il à un de ses amis ) , avec ses défenseurs
, au fond de l'abîme , quelles que soient les
fatigues et les peines que nous ayons à souffrir. Vous
ne pouvez pas vous faire une idée de l'opiniâtreté fanaque
de ces gens- là. L'abbé Morelos , avec un air d'inspiré,
dicte des ordres qui sont exécutés comme des
commandemens du ciel. Les fatigues , les dangers , la
mort, rien ne peut ébranler leur courage. Ils dansent
autour des bombes; et quand ils les voient s'élever ,
ils sonnent les cloches comme dans les grandes fêtes . >>
Le général Lano arriva devant Quantla le premier
mars; et toute l'armée , forte alors de sept mille hommes,
l'assiégea plus étroitement. Les fièvres intermittentes
si communes dans cette ville , parurent au commencement
du mois d'avril à la suite des pluies ; ce qu'il y
eut de plus malheureux , la disette de vivres changea
cette maladie en fièvre jaune , bientôt elle devint épidémique
, et il mourait vingt-cinq à trente personnes par
106 MERCURE DE FRANCE .
jour. Les provisions de bouche étaient devenues si
rares que les soldats mangeaient leurs chevaux ; cependant
, Morelos s'obstinait à rester dans Quantla ; il
espérait que la division d'Yzacar viendrait à son secours
, et lui apporterait des vivres ; d'ailleurs , il
comptait que l'armée de Calleja , atteinte de la contagion
, serait forcée de lever le siége. Le général Tapia
(un autre ci-devant curé ) , qui commandait la division
d'Yzacar , attaqua inutilement , à différentes reprises ,
l'arrière-garde des assiégeans . Le 27 avril , il fut nonseulement
repoussé , mais défait par ceux-ci . Enfin ,
Morelos , désespérant de recevoir aucun secours et
manquant de tout , se décida à abandonner la défense
de Quantla. Le 2 mai , il sortit , à deux heures du
matin avec toute son armée , et la plupart des habitans,
laissant son artillerie hors deux ou trois pièces. Ayant
fait une fausse attaque sur un point de la ligne ennemie,
il réussit à la couper sur un autre, et marcha vers le Sud.
Il ne perdit dans cette affaire que huit cents hommes ,
dont la plupart étaient des paysans qui ne pouvaient
suivre la marche des soldats .
Ainsi finit ce siége de Quantla si fameux dans la
guerre du Mexique. Il avait duré soixante-seize jours ,
et coûté au gouvernement de Mexico dix millions de
francs . Les royalistes y perdirent trois mille hommes ,
morts dans les combats ou par l'épidémie qui s'étendit
sur tout le royaume. Plus de trente mille habitans en
furent les victimes dans les seules villes de Mexico et
de Puebla.
Après avoir effectué sa retraite , Morelos emporta
d'assaut la ville de Chilopa , dont les habitans s'étaient
révoltés contre lui pendant le siége de Quantla , et
avaient admis dans leurs murs une division royaliste.
Il fit fusiller le dixième de ceux qui furent pris les
OCTOBRE 1817 . 107
armes à la main , et qu'il avait épargnés trois fois. Il
s'empara de la petite ville d'Acapulco , fit assiéger plus
étroitement la forteresse du même port , ensuite il
prit la ville de Techancan , et envoya une division pour
intercepter la route de la Vera- Cruz à Mexico , et attaquer
la ville d'Orizaba. Les généraux Sanchez et Montezuma
( ci-devant curé ) , qui la commandaient , se
rendirent maîtres de cette ville le 25 novembre 1812 .
Le même jour , Morelos lui-même prit d'assaut la ville
d'Oaxaca où il usa de représailles sur deux généraux
et un colonel espagnol qui avaient fait pendre deux
colonels envoyés en parlementaires pour sommer la ville.
Quelque temps après , il s'empara , par capitulation ,
de la forteresse d'Acapulco , dont les défenseurs furent
traités avec beaucoup de considération. Vers cette époque
, un congrès des représentans des provinces s'étant
formé à Chilpanzingo , nomma Morelos généralissime
des provinces de Mexico , Valladolid , Puebla et Vera-
Cruz , dont il occupait la partie méridionale et celle
d'Oaxaca qu'il possédait toute entière.
Le vice-roi fit rassembler quatre divisions , fortes de
cinq à six mille hommes chacune , dont trois furent
cantonnées à Puebla , Encruaba et Valladolid, et menaçaient
ainsiMorelos sur tous les points de son territoire ;
la quatrième , placée entre Mexico et Toluca , sous les
ordres du général Lano, protégeait la capitale , et pouvait
appuyer les autres divisions en cas de besoin.
Morelos , de son côté , avait trop d'espace à défendre.
pour le nombre de ses troupes qui ne s'élevait qu'à
dix mille hommes armés de fusils , et dix à douze mille
de cavalerie ou lanciers à pied ou frondeurs . Son armée
était divisée en détachemens de deux cents à mille
combattans, et il gardait avec lui une colonne de six
mille hommes. Les premiers harcelaient l'ennemi de
108 MERCURE DE FRANCE .
tous côtés , et interceptaient ses communications; la
seconde , sous ses ordres , faisait des marches extrêmement
rapides , attaquant les convois , et tenant en échec
les divisions qui le menaçaient. Il continua ce système
de défense pendant toute l'année 1813 , et il agissait
avec tant d'adresse et d'activité qu'on ignora presque
toujours le lieu où il se trouvait. Dans une de ces
excursions , son second général , Matamoros , fit prisonnier
tout un bataillon qui venait d'arriver d'Espagne.
Enfin , Morelos ayant dirigé une fausse attaque sur
la grande route d'Acapulco à Mexico , fit une contremarche
et se présenta devant Valladolid , à quarante
lieues de distance , le 23 décembre 1813. Il attaqua , le
25; mais ayant été repoussé , il se retira à six lieues
pour prendre position. Le vice-roi connut le projet de
Morelos par une lettre interceptée , et il écrivit au général
Lano de voler au secours de Valladolid. Celui- ci
y arriva dans le moment même où cette ville était attaquée
par les insurgés. Morelos fut repoussé,
Lano réunit ses troupes à celles de la garnison , et
suivit Morelos. Il l'atteignit sur le territoire de la Tur
nacan le 7 janvier 1814. Avant le jour , la division
insurgée du général Correa ( ci-devant curé) , attaqua ,
par méprise ou par trahison ( on ignore laquelle des
deux) , celle du général Matamoros . Le genéral espagnol
profita de cet accident , chargea , avec toute son armée ,
celle de Morelos , et le defit entièrement. Morelos
perdit dans cette action plus des deux tiers de sa division
, dont sept cent cinquante prisonniers qui furent
fusillés et mitraillés trois heures après l'action et sur
le champ de bataille ; le général Matamoros éprouva le
même sort à Valladolid .
Alors toutes les autres divisions royalistes avancèrent
simultanément. Les villes d'Oaxaca , Techancan et Aca
OCTOBRE 1817 . 109
pulco furent prises , Morelos lui-même était poursuivi
par Lano ; mais il parvint à prendre de très- fortes positions
dans la partie montagneuse de las Cordilleras ,
et , quoique cerné de tous les côtés , il sauva le congrès
de Chilpexingo , et l'escorta jusqu'à la province de Valladolid
où il s'établit d'abord à Apatcingan et ensuite
àArio.
Depuis le mois de mars 1814 , on ne connaît rien
de ses opérations ; on sait seulement que vers le commencement
de 1815 , il commandait dans la ville de
Caporo où il repoussa différentes attaques des généraux
Lano et Harride, et que , dans la dernière ( avril1815),
il les défit complettement .
Morelos a été député de la province de Macterey
(nouveau royaume de Léon ) , au congrès qui déclara
l'indépendance et qui forma la constitution de la Nouvelle-
Espagne. Il a été aussi dernièrement un des trois
membres du pouvoir exécutif.
Il fut fait prisonnier par le colonel Cascha , le 5
novembre 1815 , a Atenango , ville située entre Acapulco
et Mexico . Il a, dit-on , été fusillé.
Si cet événement était arrivé il y a trois ans , il
aurait eu une grande influence sur les affaires ; car ce
fut Morelos qui , par son énergie , éleva le caractère
de l'insurrection , et fit sentir aux insurgés la nécessité
d'un gouvernement et d'ane exacte discipline. Alors
son nom seul valait une armée, étant le seul chefqui
n'avait jamais été battu. On prétend qu'il doit une
grande partie de sa gloire militaire à son chef d'étatmajor
Matamoros. On a observé qué depuis que celui-
ci eût été pris et fusillé , Morelos semblait avoir
perdu quelque chose de son génie et de son activité.
Quoi qu'il en soit , ce n'est que depuis sa mort que le
Mexique a été pacifié.
110 MERCURE DE FRANCE .
L'ERMITE EN PROVINCE .
L'ERMITAGE ET LA PIERRE DE MONCRABEAU.
: Hodièque manent vestigia.
( Les traces en restent encore.)
M. Lescale m'avait laissé au cercle des Amis du
Roi où l'on a vu que j'ai mis à profit ma conversation
avec un jeune homme dont le goût et l'instruction m'ont
paru réfuter le reproche d'ignorance qu'il fait à la
jeunesse de cette ville. Mon introducteur vint me reprendre
, et nous allâmes dîner ensemble chez M. Α....
M.... , un des premiers négocians d'Agen, auquel j'étais
recommandé.
Le dîner fut long comme dans toutes les villes de
province. Le fameux procès de l'Aveyron , dont la
France entière est occupée , avait été mis sur le tapis,
et nous aurait infailliblement conduits jusqu'au dessert,
si le maître de la maison , d'un regard significatif, n'eût
prévenu les interlocuteurs de l'inconvenance d'un pareil
entretien en présence d'un parent de l'infortuné
Fualdès qui se touvait au nombre des convives. On
se rejeta sur les élections , sur cette, fureur de migration
qui dépeuple la vieile Europe ; sur l'incendie révolutionnaire
qui s'étend sur l'Amérique ; sujets un
peu sévères par eux-mêmes , que M. Lescale eut le
talent d'égayer par des observations tout à la fois piquantes
et philosophiques. Contre l'ordre naturel des
propos de table , qui deviennent ordinairement plus
frivoles quand arrivent les vins d'entremets , la con
OCTOBRE 1817 .
versationprit un caractère plus sérieux vers la fin du
repas. Il fut question d'agriculture , d'industrie , de
commerce, et chacun parlant à son tour , et de ce qu'il
savait ( ce qui n'est pas très-commun en France ) , on dit
d'assez bonnes choses que j'ai le mérite d'avoir bien
écoutées. Un monsieur que j'entendis nommer Lacoste ,
et quijouit de tout le bonheur auquel puisse prétendre
dans ce monde un être raisonnable ; c'est-àdire d'un joli
domaine qu'il cultive , d'une nombreuse famille dont il
estchéri , et de cette indépendance de caractère et de
position qui assaisonne tous les autres biens de la vie ;
ce M. Lacoste , d'autant plus heureux qu'il paraît
mieux connaître le prix de ce qu'il possède , répondit
àpeu près en ces termes aux questions que je lui adressai
sur l'état actuel de l'agriculture dans ce département :
<<Le département de Lot-et-Garonne est essentiellement
agricole; de vieux préjugés , une pratique routinière,
plus difficiles à déraciner dans les provinces
du midi de la France que partout ailleurs , l'usage
presque exclusifdu colonage partiaire ( 1 ) , ont retardé
long-temps parmi nous les progrès de l'agriculture qui
commencent néanmoins à se faire sentir , grâce à
l'exemple donné par quelques grands propriétaires qui
vivent sur leurs terres , dont ils dirigent eux-mêmes la
culture.
a
« Au nombre de ces véritables bienfaiteurs de la
contrée ( parmi lesquels il oublia de se compter luimême
), je mets au premier rang M. CARRÈRE aîné,
propriétaire à Redon , dans le canton de Puymirol :
c'est à lui que nous devons le perfectionnement du
rouleau àdépiquer le blé , celui de la charrue , le moyen
(1) Exploitation à moitié fruits entre le fermier et le propriétaire.
112 MERCURE DE FRANCF ,
d'obtenir une récolte abondante de carottes dans une
terre emblavée, et plusieurs autres pratiques, àl'aidedes
quelles , en doublant , en triplant le produit deses terres ,
il s'est fait , dans l'économie rurale , une réputation que
relèvent encore l'urbanité de son esprit, la noblesse de
son caractère et la bonté de son coeur. Il exerce cette
dernière vertu non-seulement envers les pauvres qu'il
soulage d'une main libérale , mais envers ses voisins
agriculteurs qui viennent s'instruire auprès de lui , et
auxquels il donne à la fois l'exemple et le précepte.
M. Carrère est de la société des sciences et des arts
d'Agen ( interrompit M. Lescale en m'adressant la patole
) ; connaissez - vous à votre académie des sciences
de Paris beaucoup de membres qui aient autant de
droits à l'estime et à la reconnaissance publique ..... ?
Pendant que je cherchais ma réponse , M. Lacoste
continua : « Indépendamment des plantes céréales et
des prunes d'Ente , connues sous le nom de pruneaux
d'Agen dont nous ferons une récolte considérable
, nous cultivons en grand le chanvre et le tabac ;
cette dernière plante est , pour nous , un produit nouveau
, et commence à réaliser de grandes espérances .
-Au lieu de cultiver le tabac, on ferait bien mieux
( interrompit encore le petit homme), de chercher à
abolir le sot usage de s'enchifrener avec une poudre
sale dont le peuple s'est fait un besoin tel , que le nez
d'un père de famille lui coûte au moins aussi cher
qu'un enfant à nourrir. >> On fit observer à M. Lescale
que l'énorme tabatière qu'il avait ouverte deux fois enfaisant
cette réflexion , réfutait sa critique. Il n'y te
nait pas et trouva fort bon que l'on continuât à cultiver
le tabac en attendant qu'on ait appris à s'en passer.
« Ce n'est pas après avoir bu, comme nous venons
de le faire , des vins de Thézac , de Pericard, de
OCTOBRE 1817 .
:
SEINE
Buzet, d'Aiguillon , que plusieurs de ces messieurs
ont pris pour des vins d'Alicante , de Xerès, de
Madère , qu'il devrait être permis de dire que nous
avons de très-beaux vignobles dont nous ne savons point
tirer parti. Quelques bouteilles de succession , exhu
mées du caveau où elles ont vieilli , ne prouvent rien
en faveur de la cuve : en général , nos vins ne sout pas
bons , et pourraient être excellens . Rozier et Chaptal à
la main , nous pourrions arriver à de meilleurs procédés
de fabrication ; mais les débouchés nous manquent
pour l'exportation , et il est inutile de penser à avoir
de bons vins dans un pays où le propriétaire est forcéde
les convertir en eau-de-vie pour en trouver la consommation
sur les lieux mêmes . Quel moyen nous reste- t- il
de les perfectionner ? Un seul ( M. Lafond-du- Cujula ) ,
l'indique dans son excellent Annuaire statistique de
notre département (1 ) , multiplier les grandes routes ,
achever celles qui sont commencées , et ouvrir un canal
de jonction de la Garonne avec l'Adour . >>>
)
Ces projets que l'administration seule peut réaliser ,
furent discutés par M. M..... dans l'intérêt commun de
l'agriculture et de l'industrie commerciale dont il nous fit
connaître en peu de mots les élémens et les produits.
« Cette industrie s'exerce dans le département sur
trois objets principaux ; la fabrication des toiles à
voile , celle des tabacs, et les usinespour l'exploitation
dufer.
« La plus considérable des manufactures de toile à
voile , à Agen , a été créée par M. Gounon. Cet utile
établissement qui ne peut se soutenir qu'à l'aide d'une
(1)Annuaire statistique , ou Description statistique du départementde
Lot-et-Garonne , par M.Lafond-du-Cujula , de la société
des arts d'Agen. A Agen , chez R. Noubel , imprimeur.
ZAL
5
C.
8
114
MERCURE DE FRANCE.
protection spéciale de la part du gouvernement , s'est
relevé , par ses soins , en 1802 , de l'inactivité complette
où il était réduit ; mais il est loin encore de
l'état florissant où pourrait le porter l'adoption des
nouveaux procédés mécaniques dont le perfectionnement
, il faut bien l'avouer , se fait à peine sentir
dans nos fabriques .
« Les tabacs de Clairac et de Tonneins , dont la
seule réputation ( comme disait tout à l'heure assez
plaisamment M. Lescale ) faisait jadis éternuer d'un
bout de la France à l'autre , forment encore la branche
la plus importante de notre commerce , et ce genre
d'industrie , ainsi que celui des toiles à voile , mérite
d'autant plus d'encouragement que notre agriculture
nous fournit la matière première.
« L'exploitation du fer emploie dans ce département
sept usines , dont les travaux actuels se bornent à couler
quelques milliers de quintaux de fer en gueuse et
en fonte moulée. Le même obstacle , l'extréme difficulté
des communications , qui s'oppose aux progrès de la
fabrication de nos vins , arrète ceux de nos usines.
L'esprit de routine n'est qu'un obstacle secondaire , les
lumières le dissipent , mais encore faut - il qu'elles
puissent arriver. »
Ces considérations générales conduisirent M. M. à
nous parler de quelques fortunes brillantes obtenues
par la voie du commerce ( principalement dans celui
de la draperie commune ) et à nous citer , sous les rapports
les plus honorés et les plus honorables , les Barsalon
, les Dumon , les Menne et les Gignoux qui
tiennent un rang distingué parmi les commerçans de
cette ville.
Le premier de ces noms , celui de M. Barsalon jeune,
OCTOBRE 1817 .
115
merappela un ermitage, fameux dans lalégende agénoise,
dont ce négociant est aujourd'hui propriétaire : bien
instruitde lagrâce obligeante qu'il met à en faire les honneurs
à ses amis et aux étrangers ; c'est par cette visite
que je commençai mes courses aux environs d'Agen ,
toujours accompagné du malin et spirituel bossu .
Cet ermitage, dont l'accès un peu rude aurait pu m'effrayeravant
que j'eusse fait l'essai de mes forces au pic du
mid , est situé au nord , sur le coteau qui domine la
ville d'Agen. Ce monument, creusé dans le roc , est l'ouvrage
des pieux solitaires qui l'ont successivement
habité pendant près de trois siècles . L'église , plusieurs
chapelles , un escalier à trois palliers , d'une construction
remarquable , y sont taillés en pleine roche ; de
belles eaux , dont , comme de raison , la source est
miraculeuse , sortent de l'église et se répandent dans
les jardins de l'ermitage. Du haut de la terrasse , la
vue est superbe et s'étend jusqu'à la chaîne orientale
des Pyrénées .
Cet ermitage a été visité par de fameux personnages,
notamment par la reine Anne d'Autriche , épouse de
LouisXIII, qui s'y rendit à pied avec toute sa cour
le 10 août 1621 ; la reine y venait invoquer les prières
de l'ermite contre le malheur de sa stérilité . Ses
voeux ne furent exaucés que dix-sept ans après .
M. Barsalon embellit , chaque jour , ces lieux consacrés
par de mémorables souvenirs , et se propose
d'amener au pied des murs de la ville les eaux de la
source merveilleuse à laquelle les femmes de quarantecinq
ans ont une foi toute particulière .
En parcourant le vallon de Vérone où je fus frappé
de la beauté du site , M. Lescale me fit voir de loin
l'antique manoir des Scaliger : j'appréciai la répugnance
8.
116
MERCURE
DE FRANCE .
qu'il témoignait à y entrer ; et, sans insister davan- tage, je le suivis dans une maisonnette auprès de la
vieille fontaine , où , tout en faisant, de bon appétit , un déjeûner rustique , il fit passer rapidement sous mes
yeux les hommes célèbres qui ont jadis illustré cepays. « Quoique nous soyons ici sur la terre classique de
l'érudition , je ne vous parle pas de Sulpice Sévère (me dit-il ) , parce qu'il n'est rien moins que prouvé qu'il
soit de ce pays. Je commence par un véritable Agénois, par ce Bernard de Palissy, ce fils d'un potier de terre
du seizième siècle , dont Fontenelle a dit : « qu'ilfut
aussi grand physicien que la nature seule puisse en
fournir. Ce n'est pourtant pas là son plus beau titre ; sa véritable gloire est dans le grandcaractère qu'il déploya
durant les guerres civiles; dans la réponse sublime qu'il
fit à Charles IX : J'ai pitié de vous ( lui disait ce
prince ) , mais je serai contraint de vous livrer à vος
ennemis si vous ne changez de religion ( Palissy était
calviniste ) . - Sire , répondit-il , vous ne parlez pas
en roi , et j'ai pitié de vous à mon tour quand vous
prononcez ces mots : je suis CONTRAINT; je vous
dirai , moi , en langage royal, que vous, les Guisarts
et tout votre peuple , ne sauriez contraindre unpotier
à fléchir les genoux devant des idoles.
« Si je mets la valeur guerrière au premier rang des
vertus civiques , c'est quand elle s'allie avec un noble
coeur, avec une âme généreuse ; c'est vous dire assez le
cas que je fais de ce Blaise de Montluc, dontje vous ferai
-voir le château d'Estillac , si vous êtes curieux d'en
examiner la vieille porte , garnie de gros clous taillés
en pointes de diamant , contre laquelle ce guerrier fanatique
s'amusait à lancer , comme une balle de paume ,
les huguenots qui tombaient entre ses mains , et qu'il
faisait ensuite pendre , sans autre forme de procès , aux
OCTOBRE 1817 . 117
barreaux de la fenêtre de sa chambre à coucher pour
égayer sonréveil.
-
« L'éloge de mon aïeul , plus ou moins légitime ,
Jules- César Scaliger , que je vous ai fait lire dans le
second recueil des travaux de la société des sciences
et des arts d'Agen, ne me laisse rien à vous apprendre
sur ce prince des érudits , - excepté le nom de l'auteur
de cemême éloge où j'ai trouvé beaucoup d'esprit
etdetalent. Ce nom estmoins connu par quelques
travaux littéraires , qui suffiraient largement à toute
autre fortune académique, que par une assez bonne
plaisanterie que Rivarol a delayée dans son gros vo
lume du petit Dictionnaire des Grands Hommes ;
en un mot , l'auteur de cet éloge , couronné , à juste
titre , par notre académie , est M. Briquet..........
Ne voila-t-il pas que vous riez bêtement comme un
autre: 6 triste pecus ! natio jactabunda , comme disait
mon vieux grand- oncle; il existe donc une tyrannie à
laquelle tu n'échapperas jamais , celle du ridicule .......
« Théophile de Viaux est encore un de nos compatriotes;
le jésuite Garasse lui fit une petite réputation
d'athéïsme et de je ne sais plus quelle autre pécadille
qui faillit le conduire du cachot de Ravaillac où il fut
enfermé, au bûcher où il ne fut pourtant exécuté qu'en
effigie , ce qui n'empêche pas que ses poésies ne soient
pleines d'imagination et de verve , et que la doctrine
curieuse du père Garasse ne vaille pas un des impromptu
de Théophile.
«Je ne vous parlerai du capitaine Lapoujade , né
au commencement , et mort à la fin du dix-huitième
siècle , que pour vous citer un homme qui se rendit célèbre
par des vers pleins d'esprit , de grâce et de finesse ,
sans avoir su ni lire ni écrire.
« Demain , je vous ferai voir à Moncrabeau , la
:
118 MERCURE DE FRANCE.
maison du brave et malheureux Duvignau qui vint
à la barre de la convention quelques jours avant le
31 mai 1793 , dénoncer Marat et Robespierre , et qui
périt sur l'échafaud , victime de son dévouement patriotique.
Duvignau est connu dans la littérature par
un recueil de poésies fugitives , une jolie comédie de
Susette et un Eloge du maréchal de Biron . »
En continuant notre promenade dans le vallon ,
M. Lescale , dont je ne me lassais pas d'admirer l'étonnante
mémoire , me récita une pièce de vers intitulée :
Mes Souvenirs dans le vallon de Vérone (1 ). J'en ai
retenu ces vers . L'auteur s'adresse à la liberté :
Viens embellir l'asile où t'appellent mes voeux ,
Où j'ai su réunir à l'amitié fidèle
Les arts que tu chéris ; mes soins ingénieux
T'y feront , chaque jour , une offrande nouvelle.
Le paisible olivier , le laurier immortel ,
Cultivés par ma muse , orneront ton autel ;
Mes naïves couleurs offriront ton image ,
Non point sous les dehors d'une beauté sauvage
Dont la force indomptée et l'aveugle fierté
Brisent tous les liens de la société ;
Mais , telle qu'au matin on voit naître l'aurore
Promettant de beaux jours , attirant tous les coeurs ,
Confiant tes destins à la garde des moeurs ,
A celle des vertus et des arts qu'on honore :
Telle , dans tous les temps , tu sus plaire à mes yeux.
Valère dirait que ces vers-là sont assez bons pour des
vers de province, et moi je formerai des voeux pour
qu'on nous en fasse souvent de pareils à Paris .
« M. Raymond Noubel , auteur de cette élégie ( continua
Lescale ) est le Didot de l'Agénois : tout à la fois
imprimeur et poète , il réunit , à l'habileté du typo-
(1) Cette pièce est imprimée dans le recueil des travaux de
la société d'agriculture , sciences et arts d'Agen.
;
*
OCTOBRE 1817 . 119
graphe, les talens de l'homme de lettres , les connaissances
du savant et les vertus du citoyen. On doit le
compter au nombre des hommes qui honorent en France
une des plus honorables professions .
C'est un devoir pour tout voyageur d'aller à Moncrabcau
prendre ses lettres-patentes , qui ne sont pas
des lettres de créance , comme chacun sait , puisqu'elles
donnent à tous aggrégés le droit de mentir
en tous lieux sans porter préjudice à autre qu'à la
vérité. Au risque de la conclusion qu'on en voudra tirer
, et contre laquelle protesteront , j'espère , tous mes
écrits , je dois avouer que j'ai fait le voyage , que je me
suis assis sur la pierre de vérité avec toutes les cérémenies
d'usage , et que j'ai reçu mon brevet dont je
promets néanmoins de ne me jamais prévaloir. Voici ,
en peu de mots , l'origine de la singulière célébrité que
Moncrabeau s'est acquise :
Au commencement du dernier siècle , quelques militaires
retirés dans cette petite ville , formèrent une
société qui se rassemblait sous la halle ,, poury parler
des affaires publiques et des événemens du pays : cette
réunion avait ses Mètra ( 1 ) , ses abbés trente mille
hommes qui suppléaient , par des nouvelles de leur invention,
à celles qu'ils n'apprenaient pas assez vite :
leur talent dans ce genre fit une réputation à la ville
où ils avaient établi cette fabrique de hableries , et
valut à Moncrabeau , le titre de chef-lieu de la diète
générale des menteurs , hableurs et craqueurs du
royaume. Un plaisant du pays rédigea des lettres-patentes
, qu'il fit imprimer , et les expédia , dans toute
l'Europe, à ceux qu'il jugea dignes d'un pareil honneur
: depuis lors , les habitans de Moncrabeau ont
(1)Nouvellistes de l'arbre de Cracovie au Palais-Royal.
120 MERCURE DE FRANCE.
ajouté à cette plaisanterie , celle de conduire l'étranger
qui fait quelque séjour au milieu d'eux , à la salle de
la diète , c'est-à-dire sous la halle , de le faire asseoir
sur la pierre dite de la vérité , et de lui expédier son
brevet en bonnes formes .
Je n'ai point voulu quitter le département de Lotet-
Garonne sans voir Nérac , où tous les objets rappellent
la mémoire du meilleur et du plus grand des
rois . Pendant les six lieues d'une assez mauvaise route
de traverse , je remis mon compagnon de voyage sur le
chapitre des hommes distingués dont l'Agénois est la
patrie.
« Parrui les membres dont se compose la Société
d'agriculture , sciences et arts d'Agen , j'ai déjà fait mention
, me dit M. Lescale , de MM. Lafont-du-Cujula ,
Noubel, Menne , Carrère , et du secrétaire perpétuel
de cette société , M. de Saint-Amant , président du
conseil général du département , auteur d'un Voyage
éstimé aux Pyrénées ét dans les Landes , et de plusieurs
mémoires académiqués d'un grand intérêt ; il s'occupe
en ce moment d'une Flore départementale ; il a formé
chez lui un beau cabinet de minéralogie et d'histoire
naturelle , et cultive avec soin, dans ses jardins , des
plantes rares et des arbres étrangers .
« M. de Lacepède est né dans nos murs : on peut
õublier les places éminentes qu'il a occupées , on n'oubliera
ni ses ouvrages , ni les services qu'il a rendus à
la science , aux arts et à ses concitoyens qui l'honorent
et le chérissent. M. de Lacépède est un des fondateurs
de l'Académie d'Agen.
« M. le comte de Cessac , éx-ministre , membre de
l'Académie française , né dans la même ville, a les
mêmes droits à la reconnaissance de ses habitans : il est
auteur de l'Officier en campagne et d'une partie du
OCTOBRE 1817 . 121
Dictionnaire militaire de l'Encyclopédie méthodique.
« L'Essai sur la révolution française , de M. Paganel,
ex-conventionnel , né à Villeneuve d'Agen , á
été écrit sous la dictée d'un esprit libre et d'un coeur
français.
« L'ex-ministre , comte de Narbonne , est aussi
mon concitoyen . Cet officier-général , recommandable
par toutes les qualités du coeur le plus noble et de l'esprit
le plus aimable , est mort à Torgau. Madame la
comtesse de Narbonne , sa veuve , habite à Agen , dans
une portion du couvent des ci-devant Jacobins , qu'elle
a achetée , et où elle fait bénir sa présence et la mémoire
de son époux.
« C'est également à Agen qu'est né M. le comte de
Valence , qui a puissamment contribué aux premiers
succès obtenus par les armées françaises dans la guerre
de la révolution.
« Le nom des deux frères Gérard et Antoine
Lacuée , tous deux colonels morts au champ d'honneur,
à la tête de leurs régimens , a été donné par décret
, à la rue d'Agen où se trouve leur maison paternelle;
mais si vous tenez note de ce fait , n'oubliez
pas d'ajouter que des noms glorieux qui devraient être
écrits en lettres de bronze sur une plaque de marbre ,
sont ici comme à Paris , comme àGenève , comme partout
, mesquinement peints sur le plâtre , en lettres
noires, que la pluie efface chaque jour. Pourquoi la
société , si prodigue dans les châtimens qu'elle inflige ,
est-elle si avare dans les récompenses qu'elle décerne ?
« M. le baron Lacuée , premier président actuel de
lacour royale , est frère de M. le comte de Cessac , et
père de ces deux jeunes héros .
« La même cour royale s'applaudit de compter au
nombre de ses présidens, M. Bergognié, jurisconsulte
1
122 MERCURE DE FRANCE .
aussi distingué que magistrat fidèle aux principes de la
liberté et de la royauté constitutionnelles ; son fils aîné
était préfet du Jura en 1814 , et de la Haute- Loire
en 1815.
«M. le général Rouget , qui commande notre département
, est un officier profondément imbu de l'esprit
français et de l'honneur national ; il a commandé à
Bilbao en Espagne , pendant deux ans , et ( ce qui ne
paraîtra pas un éloge vulgaire à ceux qui ont partagé
ses glorieux travaux ) , il s'est acquis , dans ce poste
difficile , l'estime et l'affection des Espagnols eux -mêmes .
Le général Rouget est frère de M. Rouget de Lille ,
auteur des vers et de la musique de ce beau chant national
, qui conduisit nos premières armées à la victoire,
et que n'ont pu flétrir les voix impies qui l'ont , un
moment , associé à leur fureur .
<<Agen est également la patrie de M. le baron Menne,
maréchal-de-camp , du général Lafont-Blaniac , et du
général Sarrazin... de quo silere , pium est. >>>
Je ne pourrais rien dire sur la ville de Nerac , que
n'ait dit avant moi , et beaucoup mieux que je ne pourrais
le faire, M. Villeneuve-Bargemont , ancien préfet
du département de Lot- et-Garonne , dont la notice imprimée
est un modèle de goût , d'élégance et de précision
, à offrir à ces annalistes loquaces , qui ne trouvent
pas le moyen de vous faire , en moins d'un volume in-4°,
l'histoire de la plus misérable bourgade ; j'aime mieux ,
tout en parcourant la gurenne de Nerac , raconter à
mes lecteurs l'aventure de la jolie petite Fleurette ,
la première et peut- être la plus douce conquête du
grand Béarnais .
L'ERMITE DE LA GUYANE.
OCTOBRE 1817. 125
wwwmw
Cahors , ce 5 octobre 1817
A l'Ermite de la Guyanne , à Agen.
MONSIEUR ,
La première lettre que j'ai pris la liberté de vous
écrire , n'était qu'une invitation à vous rendre auprès
de nous . Le bienveillant accueil dont vous l'avez honorée
me rend indiscret sans doute ; mais ne pouvant
prendre par vous- meme une idée de nos moeurs , vous
me pardonnerez de vous en offrir une légère esquisse ;
je dis légère et bien imparfaite , car il est , dans l'histoire
des moeurs comme dans celle des Etats , des lacunes
qu'il faut laisser remplir par les Tacite , les La
Bruyère..
Nos contrées , long-temps soumises aux Romains ,
tombèrent au pouvoir des enfans de Clovis , et firent
partie du royaume d'Aquitaine ; mais bientôt envahies
par les Sarrazins , elles furent délivrees par Charles
Martel , qui fonda une ville qui n'a de célèbre que le
nom de ce héros , dans ces memes cantons où le vainqueur
de Roncevaux , le fier Roland , s'il faut en croire
nos chroniques , consacrait son épée à Marie , dans la
chapelle de Rocamadour ( 1 ) .
Les progrès de l'anarchie féodale , sous les imbécilles
successeurs de Charlemagne , ne changèrent pas plus
les moeurs cadurciennes , que les rapides invasions des
Francs , des Sarrazins et des guerriers de Charles Martel.
Le Quercy fut soumis d'abord aux comtes de Toulouse,
et bientôt aux rois d'Angleterre , qui possédèrent
trop long-temps l'Aquitaine et la Normandie à titre de
suzeraineté. Il fut donc étranger , en quelque sorte , à
la longue lutte qui s'établit entre l'oppression féodale et
(1) Cette épée n'est autre chose qu'une épaisse lame de fer
longue de vingt pieds et large de trois pouces , suspendue au
rocher dans lequel est tailléela chapelle de Rocamadour.
124 MERCURE DE FRANCE .
l'autorité du roi . La puissance royale ne trouvait plus
d'entraves ni dans l'ambition des seigneurs , ni dans les
états-généraux , ni dans le parlement , lorsque l'héroïne
de Domremi délivra la France entière du joug anglais ;
et le Quercy se trouva séparé , par deux siècles , d'une
grande partie de la France. Je me trompe , nos aïeux
avaient pu recevoir de leurs maîtres quelques notions
de liberté constitutionnelle , puisque la grande charte
de Jean- sans- Terre était alors publiée ; à cela près ,
ils étaient étrangers à toute innovation morale ou politique.
D'autres circonstances nous ont retenus dans le cercle
étroit que nos pères s'étaient tracé. Vers le milieu du
treizième siècle quelques religieux jetèrent les premiers
fondemens de Montauban. Cette ville bâtie à l'entrée
des magnifiques plaines du Languedoc et de la Gascogne
, sur les bords du Tarn , et sous le plus beau ciel,
fut bientôt commerçante , riche , populeuse , siége d'un
évéché , d'une cour des aides et d'une généralité .
Cahors , situé au sein des montagnes , presque sans
débouchés , ne tarda point à reconnaître une rivale , et
marcha sur une ligne opposée : notre ville produisit des
savans , des poètes , et d'excellent vins Montauban fut
P'un des greniers de la France , et créa des manufactures.
Enfin , les guerres de religion augmentèrent la
rivalité , Montauban fut calviniste : Cahors resta catholique
, mais sans fanatisme ce qu'il est bon d'observer.
Cahors ouvrit ses bras à Henri IV, vainqueur
de sa garnison : et la population montalbanaise força
Louis XIII à lever le siége de cette ville , où fut tué
Mayenne , le chef de la ligue , devenu Pun des plus
loyaux défenseurs de la royauté.
Nos contrées applaudirent à l'abolition des coutumes
féodales , et appelaient de tous leurs voeux une monarchie
constitutionnelle; l'état de nos moeurs ne nous promettait
aucune réaction violente ; aussi , pendant un siècle de
vingt-cinq années , avons-nous fatigué l'anarchie et le
despotisme , par une force d'inertie plus puissante que
les révoltes que le despotisme suscite souvent , et dont
il sait toujours profiter ; mais lorsque la patrie toute entière
était sous nos drapeaux , nul de nous ne fut insensible
à la gloire de nos armes. Elle faisait tressaillir nos
jeunes coeurs , et j'ai connu des mères spartiates qui se
OCTOBRE 1817 . 125
réjouissaient de voir leurs enfans désignés par le sort
pour marcher à la victoire .
Notre caractère , essentiellement français , s'opposa
aussi , dans ces derniers temps , aux progrès des principes
eéxagérés . Un très - petit nombre d'épurations
et d'arrestations ont été accordées à l'intérêt personnel.
Grâces en soient rendues à M. le comte de
Lezai-Marnézia que la reconnaissance publique a choisi
pour député de notre département au moment où il
cessait d'en étre le préfet , et qui n'oubliera point les
bords du Lot , chez ces braves Lyonnais à qui le Roi
l'a donné pour ami , pour consolateur..... Grâces en
soient rendues surtout à notre franchise. Les missionnaires
des épurations et des doctrines despotiques se
couvraient vainement de la raison d'état , on les combattait
avec la raison d'humanité , et on les forçait ,
inter pocula , à s'avouer vaincus de bonne grâce .
Il faut cependant l'avouer ; à côté des idées les plus
saines sur la liberté et la combinaison des pouvoirs ,
notre ville est bien peu avancée pour les arts , le commerce
, l'industrie manfacturière , et cette politesse extérieure
qui prèterait tant de charmes à notre caractère.
Elle renferme peu d'artisans , peu d'ouvriers ,
mais un grand nombre de cultivateurs qui n'ont d'au-.
tres biens que la vigne ou le champ de tabac qui exerce,
toute l'année , leurs bras laborieux. Aussi , que de misèreje
prévois pour cette année , après les deux ouragans
du 22 septembre et du 3 octobre 1817 , qui , dans
un rayon de deux lieues , ont dévasté et ruiné les environs
de Cahors ! Infortunés ! si vos bras savaient antre
chose que remuer la terre ; si des ateliers vous étaient
ouverts , vous ne seriez pas réduits à fuir la terre natale
, ou à recourir au pain de l'aumône .... ! Rassurezvous
: nous n'avons ni bureaux , ni comités de bienfaisance
, mais nos coeurs se déchirent à l'aspect de vos
douleurs , et tels bienfaiteurs ignorés , parce qu'ils
veulent l'ètre , sont là pour porter au sein de vos familles
, non de l'argent , mais du pain et des consolations.....
Bon ermite ! je vois vos larmes couler , je m'arrête.
Que pourrais-je vous dire encore ? que nos jeunes
gens ont , en général , des vues trop rétrécies , qu'ils
126 MERCURE DE FRANCE .
-
ne varient point assez leurs études , qu'ils parlent trop
souvent l'idiome appelé patois , ce qui les empêchera
toujours d'entendre , de parler et d'écrire purement le
français ? Dirai-je que nos dames , toutes aimables
qu'elles sont , onttrop long-temps conservé l'usage de
ce jargon ? que même aujourd'hui leur éducation
n'est point , en général , assez soignée ? Non , d'autres
relations commencent à nous donner d'autres
usages ; nous avons des rapports plus intimes avec la
capitale ; on jetait la pierre aux étrangers en 1770 , aujourd'hui
ils sont fêtés , accueillis ; des brocs de vin , et
je ne sais quel amas de viandes , ne composent plus
nos festins homériques ; nous avons nos épicuriens
presque aussi délicats que vos Lucullus de la Chausséed'Antin.
Nous avons nos cercles à la préfecture et chez
monseigneur l'évêque où il commence à etre défendu
de médire ; nos demoiselles commencent à chanter et
à toucher du piano ; encore quelque innovation de
ce genre , et l'on se plaindra moins des maris ; enfin ,
encore quelques années de paix , de liberté , et nous
n'aurons conservé des anciennes moeurs cadurciennes
que le fonds qui est excellent , je le dis sans flatterie
et toute vanité nationale à part. Alors aussi , et cet espoir
console l'ami de son pays , nous aurons des manufactures
; le Lot sera rendu navigable , et l'humble
vigneron n'aura pas tout perdu si les orages le forcent
d'abandonner de nouveau le champ de ses peres.
Je vous prie , monsieur , de pardonner la longueur
de ma lettre , et d'agréer l'hommage de mon respectueux
dévouement .
BERTON fils , avocat , de Cahors.
P. S. J'ai oublié, dans ma première lettre , de compter
au nombre des littérateurs , dont s'honore notre département
, l'estimable auteur des Tombeaux de Saint-
Denis , M. Treneuil .
OCTOBRE 1817 . 127
MERCURIALE .
Quand il s'agit d'une mercuriale , il est juste de commencer
par l'Académie française ; c'est un tribut qu'on
se plaît à lui payer exactement . Qui n'aime à chercher
des torts aux objets de son admiration ? L'amour-propre
ytrouve un triomphe agréable et facile ; en effet , il ne
faut pas une sagacité bien pénétrante pour apercevoir
les défaut qui déparent les belles choses ; c'est ainsi
que M. de B*****, dans l'Académie , et une tache dans
le soleil , frappent les yeux de tout le monde ; cependant
ces deux corps lumineux se vengent par des bienfaits
de leurs obscurs blasphémateurs . On ne peut nier
la salutaire influence que la troupe immortelle a de
tout temps exercée sur les différentes parties de notre
littérature ; l'épigramme , par exemple , s'est singulièrement
perfectionnée depuis la fondation de l'Académie.
Dans les sujets les plus féconds , il faut savoir se horner;
nous ne reprocherons donc qu'un tort récent aux
illustres quarante ; l'impression des poëmes qui ont
obtenu des prix et des mentions honorables au dernier
concours a confirmé les doutes , conçus à la séance publique
, sur l'infaillibilité du conclave littéraire ; et soit
qu'on se range toujours du parti qu'on opprime , soit
que , par extraordinaire , les vaincus , cette fois , aient
eu pour eux le mérite et la justice , le suffrage obstiné
des lecteurs venge M. Loyson de la palme qui , nous
le croyons , lui est injustement échappée ; M. Lebrun ,
qu'un succès éclatant dans la lice des Corneille et des
128 MERCURE DE FRANCE .
Racine , a élevé au- dessus d'une victoire académique ,
etM. Saintine , dont l'extrême jeunesse n'eût point été
offensée d'un accessit , doivent convenir de cette vérité
: Que cinq cents beaux vers prouvent davantage
que deux cents. Si donc l'Académie , écartant le préjugé
peu raisonnable qui tyrannise l'inspiration du
poète , sur l'étendue de son ouvrage , avait décerné à
M. Loyson seul le prix qu'on a doublé en faveur de
MM. Lebrun et Saintine , elle aurait à la fois , en soulageant
le budget d'une somme de 1500 fr. , fait un
acte d'économie , ce qui est fort commun aujourd'hui ;
et un acte de justice , ce qui est toujours fort rare.
Le sujet proposé pour le prix de poésie du prochain
concours , a été aussi l'objet de quelques critiques ;
plusieurs journaux et principalement le journal de
Paris , semblent craindre que les avantages de l'institution
du jury en France n'en offrent guère à la lyre de
nos jeunes poèt ; on affecte de plaindre les musés
d'avoir à chercher l'harmonie de leurs paroles dans le
Dictionnaire de la Chicane , comme si M. Soumet avait
trouvé les beaux vers de son poëme de la Vaccine dans
les Traités de Pathologie et de Thérapeutique . L'Académie
a raison cette fois ; il est beau de lui voir recommander
à l'hommage des muses une des plus importantes
conquêtes de notre révolution ; aussi bien les
poètes ne furent-ils pas les premiers législateurs ? Si la
poésie ne veut pas mériter l'espèce de discrédit où elle
semble être tombée , elle doit s'asservir aux progrès de
la raison , et marcher avec le siècle. Né au milieu des
orages , notre siècle n'est point frivole de son naturel ;
la poésie ne doit donc plus l'être : tout en chantant
les dieux et les rois , il faut qu'elle pense ; et si elle a
1
OCTOBRE 1817. 129
besoind'an merveilleux , elle peut faire choix de la
liberté.
Au surplus , l'Académie , de son côté , est , dit-on ,
enpleine révolution ; un esprit novateur , une force
active et puissante travaille sans relâche les rois fainéans
de notre littérature. On veut absolument qu'ils soient
bons àquelque chose. Le premiermardide chaque mois
seradorénavant consacré à une séance littéraire dans
laquelle les membres productifs seront chargés d'amuser
les membres infructueux ( car on doit distinguer les
académiciens titrés d'avec ceux qui ont des titres ).
Déjà on a décrétédes réglemens pernicieux pour l'ambition
de MM. de W***** et autres prétendans au
fauteuil. Des oracles sont prononcés sur les incertitudes
dulangage... L'immuable dictionnaire marche... ,
Et quel est cet utile perturbateur ? C'est le nouvean
secrétaire-perpétuel, M. Raynouard , qui, avec l'autorité
d'un grand-matre , semble avoir adressé à chacun de
ses confrères , sur leur trône léthargique , ces terribles
paroles du Macbeth : Tu ne dormiras plus.
→Si ces dernières paroles adressées aux académiciens
pouvaient s'appliquer aux lecteurs de M. Fiévée ,
elles nous rendraient un grand service. Nous voulions
parler , avec quelque détail , de son Histoire de la
Session de 1816 ; mais chaque fois que nous avons tenté
de parcourir le redoutable volume, les ténèbres de l'ouvrage
s'étendaient sur nos yeux , et nous nous acheminions
machinalement vers notre bonnet de nuit ;
n'importe à quel moment de la journée , Pheure du
sommeil était intervertie. Nous commencions une
page .... , nous révions le reste ; qu'on nous dise à
présent que ce gros livre ne produit pas un grand effet ?
9
130 MERCURE DE FRANCE .
Tout ce qui nous est resté de ces lectures mêlées de
cauchemars , ce sont des mots comme ceux-ci : Jadis....
M. de Castelbajac ..... Féodalité..... M. de Bonald.....
M. Piet.... Procession .... Dimes.... Il nous est impossible
de rendre un compte plus exact de cette histoire .
Nos lecteurs voient qu'ils n'y perdent pas grand'chose ,
et , à coup sûr , M. Fiévée ne peut qu'y gagner.
- La liberté est à la mode même parmi les dames.
M. Pigault-Lebrun , qui connaît son public , vient , en
conséquence , de nous donner un ouvrage très- libre.
Nos petites maîtresses n'oseront pas recevoirson Garçon
Sans -Souci dans leur salon , mais la porte dérobée du
boudoir s'ouvrira pour lui ; il y sera gardé en réserve
en cas de vapeurs . Ce cinquante-huitième volume des
OEuvres badines de M. Pigault-Lebrun est sans contredit
tout ce qu'il y a de plus fou et de plus gai (1) .
-L'Oraison funèbre de LouisXVI, par M. Alex.
Soumet, est un hommage loyal , offert aux courageuses
infortunes du monarque , et non un texte séditieux pour
alimenter les haines et appeler des réactions . Cet éloge
de Louis XVI n'est point une réfutation de son Testament,
sa dernière clémence envers ses ennemis. On y reconnaît
tout entier ce prince qui même , en mourant ,
sut ainsi conserver la plus belle prérogative d'un roi ,
celle de faire grâce.
Le titre de cet ouvrage pouvait inspirer quelques
(1) Le Garçon Sans-Souci , par M. Pigault-Lebrun. Deux vol
in-12 , avec figures. Prix : 5 fr. et 6 fr . par la poste. A Paris ,
chez Barba , libraire , Palais-Royal , derrière le Théâtre-Français,
n. 51.
1
OCTOBRE 18177 131
inquiétudes sur son but; le nom de l'auteur ne permettait
pas d'en concevoir sur la supériorité de l'exécution.
La tribune sacrée a retenti plus d'une fois du royal
panégyrique par l'organe des premiers prédicateurs de
nos jours. Peut-être nous serions-nous moins aperçus
del'absence des Bossuet et des Bourdaloue, si M. Soumet
avait eu mission pour prêcher.
Les débuts de ce jeune auteur dans l'éloquence rappellent
ses premiers triomphes en poésie , et nous ne
saurions,trop encourager son double talent qui lui
promet une double gloire. Parlons d'autre chose :
M. Alissan de Chazet , qui s'est déjà singulièrement
distingué dansla haute poésie,vient de prendre son rang
parmi nos publicistes par sa brochure sur les élections .
On a diversement expliqué la révolution qui s'est
opérée dans la balance électorale ; nous croyons en avoir.
compris les causes : il faut l'attribuer à l'immense
débit de cette brochure qui est allée recruter les votes
de tous les épiciers-électeurs :
-M. Rigomer Bazin vient de dépêcher un ballot
pour Paris par la diligence du Mans . On s'attendait
naturellement à y trouver autre chose qu'une tragédie ;
il ne contenait pourtant que l'édition entière d'un
Charlemagne en cing actes. L'idée fondamentale de
cette composition est assez neuve : c'est un roi luttant
contre sa noblesse pour instituer la liberté pus
blique , et s'exposant aux plus grands dangers pour
accomplir cette généreuse entreprise; il s'étonne qu'un
monarque soit traversé dans les bienfaits qu'il médite
en faveur de ses peuples par quelques-uns de ses propres
sujets ; nous en sommes moins étonnés de nos
jours .
9.
132 MERCURE DE FRANCE .
T
Charlemagne est présenté dans quelques scènes de
cette tragédie avec toute l'élévation de son caractère ,
et si le style et la conduite répondaient à la première
conceptionde l'ouvrage , la fierté , qui , si l'on encroit
sa préface , défend à l'auteur de se soumettre au tribunal
des comédiens , ne ressemblerait pas tant à de la
prudence.
Au surplus , il faut lui savoir gré de la rectitude de
ses idées et de la régularité de son plan , lorsqu'on
songé à la situation romantique où il se trouvait luimême
pendant la composition.
C'est au fond d'une prison où il était confondu avec
des criminels légalement condamnés , que la muse
venait visiter M. Rigomer-Bazin , et décrivait , pour
ainsi dire , autour de lui le cercle de Popilius.
L'inspiration , dans une pareille infortune , est évidemment
de la force d'âme , et le geolier lui-même
devait éprouver un sentiment d'admiration , quand
M. Bazin , sur les murs de sa prison , à l'exemple de
Voltaire à la Bastille ,
«Traçait avec sa chaîne un vers indépendant. >>>
Le premier volume du Cours de Littérature de
M. Le Mercier vient de paraître ; il annonce un successeur
classique etunrival de La Harpe et de Chénier ,
etnousparaît tout-à-fait digne de la première renomméede
son estimable auteur. Cet important ouvrage
demande un examen étendu. Nous nous bornerons ici ,
au nom de Plaute et d'Agamemnon , à recommander
àM. LeMercier de suivre son Cours .
-On: annonce une édition complette des OEuvres
OCTOBRE 1817.
135
de l'unde nos plus aimables poètes , M. Andrieux ; en
revanche , il paraît que M. de Wailly se prépare à publier
la suite de sa Traduction d'Horace.
SS.
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 10 au 16 octobre .
!
Trois objets surtout occupent les esprits , la piraterie ,
le congrès futur , et les relations probables de la Russie
et de la Porte , tous objets graves ,solennels , féconds
en résultats. Le commerce hate de tous ses voeux la destruction
des pirates; la fortune du corps germanique est peut-être attachée au congrès fatur; et il me semble
voir l'équilibre européen chanceler aux moindres
apparences d'hostilités.
Demander ce qui vaut mieux , de tolérer la piraterie,
oude la détruire , ce serait pis qu'une question oiseuse ;
ce seraitune question niaise. Mais par quels moyens la
détruire? Hoc opus , hic labor est. Mettrez-vous toutes
vos flottes en croisière , contre des canots pour qui l'écueil
est unabri , et la tempête une sauve-garde? Donnerez-
vous à chaque flottille marchande desvaisseaux de
guerre pour escorte ? C'est comme si les négocians de
P'intérieur ne pouvaient aller d'une foire à l'autre
sans un piquet de gendarmerie. Et puis , pour les Etats
qui, n'ayant point de marine , emprunteraient un secours
étranger , ce ne serait guère que changer de
joug. Il me semble , quant à moi , que je trouverais au
problème une autre solution. L'anarchie des mers est
née de l'anarchie d'un grand continent. Supprimez la
cause,l'effet tomberadelui-même. Mais comment supprimer
la pause ? Au lieu d'oter une patrie aux ennemis ,
134 MERCURE DE FRANCE .
je m'empresserais d'en assurer une à ceux qui n'en ont
pas , ou qui n'en ont qu'une précaire. Je me souvien
drais que les flibustiers cessèrent d'ètre formidables ,
quand ils cessèrent de craindre pour leur vie. Je le répète
done , au risque de m'entendre appeler partisan
des révolutions , par ceux- là même qui travaillent de
tout leur pouvoir à les attiser : oubli , tolérance , concession,
voilà toute la politique passée , présente et
future.
On n'est pas d'accord sur les relations qui s'élèvent
entre la Russie et la Porte. Cependant le Courrier assure
qu'il n'y a rien que d'amical dans ces relations ; et l'ukase
de l'empereur Alexandre , qui dispense ses sujets
du recrutement pour cette année , et le bruit généralement
répandu , que la Porte a consenti à livrer l'assassin
de Czerni-Georges , confirment cette assertion .
Mème incertitude sur l'objet du congrès futur. Veuton
déterminer les contingens militaires de chaque Etat
de la confédération ? S'agit-il de completter l'acte du
congrès de Vienne , et d'affermir ou de raffermir les
bases sur lesquelles est assis le repos de l'Europe ? Est-ce
la confédération qu'il faut lier plus fortement, en substituant
un modérateur réel à un modérateur collectif,
ou abstrait , ce qui est au fond une même chose ? Mais
les contingens militaires peuvent être fixés par la diète ,
s'ils ne le sont déjà ; et l'on ne voit guère , pour cet
objet , à quoi l'intervention des puissances étrangères
serait bonne. La troisième opinion conduit au rétablissement
de l'empire germanique ; c'est à-dire de cette
-dignité qui donnait à l'Allemagne tous les avantages des
monarchies , dans ses rapports extérieurs , et tous les
avantages des éľats libres , dans les rapports de ses différentes
parties entre elles. Le prompt départ du président
de la diète pour la capitale des États autrichiens
semble , aux yeux de quelques observateurs , confirmer
cette conjecture. Quant à la seconde opinion , je n'en
vois pas clairement les motifs. L'acte du congrès de
Vienne est tout ce qu'il doit être ;
mettent point de modification : monumens durables , de pareils actes n'adtant
qu'on les environne de ce mystère qui favorise
-toutes les autorités de toutes les sortes; monumens
assez fragiles , du moment qu'ony porte les mains..
.
OCTOBRE 1817 : 135
Venons aux détails .
RÉCOLTES . FINANCES . Il est - fâcheux d'avoir toujours
à parler d'ouragans , de moissons détruites , de
villes submergées. Mais la triste vérité nous y condamne.
Baltimore a vu ses moulins emportés par les
débordemens ; de semblables fléaux ont désolé Wasinghton.
La quarantaine que doit subir tout bâtiment venu
des Antilles dans nos ports , atteste les ravages de la
fièvre jaune. Hors les vignobles de l'Agénois , tous ceux
du midi et du centre de la France ont eu beaucoup à
souffrir. Ces pertes inattendues ne justifient que trop
la défense de distiller , qui s'étend aujourd'hui à tous
les grains , et les nouveaux encouragemens que vient
de recevoir la culture de la pomme de terre . Cependant
Hambourg , Brème , Copenhague , Amsterdam , regorgent
de grains . L'Espagne , pauvre de sa surabondance ,
p'ose point s'en délivrer. La crainte de choquer le préjugé
populaire nuit aux intérêts de l'Etat , de l'agriculteur
, et du consommateur même.
Iln'est pas aussi facile qu'on pense , de se faire une
idée bien nette de l'état des finances anglaises . Si l'on
en croit le Courrier , l'augmentation des recettes , dans
le dernier trimestre , est d'environ cent mille livres
sterling. Le Globe soutient qu'en effet les recettes des
douanes ont augmenté , mais que l'excise a diminué du
double au moins.
Croirait-on au discrédit de l'or ? Il est pourtanť vrai
que les nouveaux souverains perdent contre les écus.
Serait-ce , dit un journal , que ceux-ci auraient trop
d'alloi et ceux-là trop peu ? car enfin les Anglais ne sont
pas dupes.
La banque a fait annoncer officiellement à la bourse ,
que tous les billets de l'échiquier , datés de novembre
1816 , seraient escomptés jusqu'à la fin du mois , ou
échangés contre de nouveaux billets ne portant que
deux deniers pour cent d'intérêt.
-On espère que la cour de Turin se relâchera de sa
rigueur sur les droits de transit qu'avaient à supporter
les marchandises anglaises. Voilà une bonne fortune
pour les habitués de Lloyd. Mais ce qui n'en est pas
une , c'est l'opposition toujours croissante de l'industrie
allemande à l'industrie anglaise ; non que l'industrie
136 MERCURE DE FRANCE .
allemande puisse , même en Allemagne , se flatter du
triomphe. Mais cette opposition pourrait bien forcer
les manufacturiers à diminuer leurs prix déjà modiques.
L'établissement d'un impôt de trente pour cent que la
Prusse a mis sur les marchandises anglaises vient fortifier
la ligue.
ژ
le
On vante beaucoup , dans ce dernier pays , l'invention
d'un M. Humphreys qui nettoie le lit des
fleuves à l'aide d'une machine dont la direction et
service n'emploient qu'un batelier et trois ouvriers.
- La Norwège améliore ses finances. On a déjà
brûlé à Christiania pour plus d'un million d'écus de
banque.
- Le commerce russe ne prospère pás ; la plus forte
maison de Saint-Pétersbourg a manqué.
- On se souvient que les maîtres marchands et les
matures artisans , ou plutôt , sous ce nom , quelques
bons amis de ce bon vieux temps , qui cherchaient
doucement par où insinuer les priviléges , avaient présenté
une requête au roi pour le rétablissement des
maîtrises et jurandes. Là-dessus , voilà tout le parti en
éveil. Les maîtrises , les corporations , c'est la véritable
liberté , s'écriait un Danois qui devrait bien s'accoutumer
à ne plus dire nous en parlant des Français.
Qu'on veuille seulement me faire conseiller du roi ,
langueyeur de porc , ou mesureur de charbon , disait
M. Fiévée etje commencerai à
être fier de quelque chose. Voilà des autorités ! Pourquoi
concevoir qu'on peut
donc cette obstination de la chambre de commerce ?
Croit-elle en savoir plus que ces messieurs qui savent
tout ? Au grand scandale des maîtres perruquiers ,
frippiers et revendeurs , je vais transcrire le procèsverbal
de sa séance du 8 octobre.
,
Extraitdu procès-verbal des séances de la chambre de
commerce de Paris.
(Séance du 8 octobre. )
Il est fait lecture d'une lettre imprimée , adressée à la
chambre par MM. Polissard Quatremère , marchandde
draps ; Adam , marchand linger ; Roudier, marchand
OCTOBRE 1817 . 137
d'étoffes de soie ; et Duchart , marchand bonnetier , se
disant les délégués des signataires de la requête auRoi.
Cette requète est intitulée :
« Requête au Roi , et mémoire sur la nécessité de rétablir
les corps des marchands et les communautés des
arts et métiers , présentée à Sa Majesté, le 16 septembre
1817 , par les marchands et artisans de la ville de Paris,
assistés deM Levacher-Duplessis , leur conseil. »
On observe que cette requête n'est signée que par
le sieur Levacher-Duplessis , et que rien ne justifre la
mission prétendue des signataires de la lettre. C'est donc
abusivement qu'on présente cette requête comme étant
l'ouvrage des marchands et artisans de la ville de
Paris.
Sur l'objet de la requête , la chambre a, depuis longtemps,
manifesté son opinion : des tentatives furent
faites en l'année 1805 , pour amener le rétablissement
des corporations ; on employa , pour y parvenir , les
mêmes moyens qui se renouvellent aujourd'hui. La
chambre de commerce de Paris publia le rapport qui
lui fut fait sur cette question , et il ne resta aucun
doute sur les funestes effets qu'on devait attendre du
rétablissement des corporations et des priviléges qui en
résultent.
Le temps et la réflexion n'ayant fait que fortifier à
cet égard l'opinion de la chambre ; elle croit qu'il est
de son devoir dela faire connaître . Elle arrête , à Punanimité,
que l'extrait de son procès-verbal sera rendu
public par la voie de l'impression.
Pour copie,
SignéBARTHÉLEMY , président ;
FRANÇOIS DELESSERT, secrétaire.
AMÉLIORATIONS POLITIQUES .- Le roi de Wurtemberg
poursuit ses plans de réforme ; il est maintenantaux
écoles et aux églises.
-Le grand-duché du Rhin aura son organisation
particulière. Il serait à désirer qu'une même loi régit
tout assemblage de pays que la politique appelle à
former unmeme corps. Au défaut de cette unité que
les antécédens rendent quelquefois difficile , un gou138
MERCURE DE FRANCE .
vernement sage sait au moins conserver l'union. C'est
relâcher le lien pour l'empêcher de rompre.
- Les élections , pour la diète , commencent en
Norwège. Les élections de Norwege sont comme les
autres élections . Gardez -vous de nommer des savans ,
ces gens-là ne connaissent que leurs livres ; ni des
bourgeois , ni des paysans , ils ignorent l'ABC de la
législation . Voilà ce que les gens d'affaires ne cessent
de répéter. 1
-Dans le grand-duché de Nassau , on a le plaisir de
voir fleurir la plante exotique de la liberté de la presse. On
prétend qu'on a fait des essais du dehors pour en empêcher
la culture. Mais le souverain la protège ; cette
plante a de la peine à prospérer ailleurs .
-On s'attend , dit le Correspondant de Nuremberg ,
que la force des circonstances entraînera la diète à
poser les bases des gouvernemens représentatifs pour
tous les Etats de la confédération. Il est des principes
qui doivent être communs , afin que la liberté des peuples
soit générale.
- Viennent ensuite les bruits et les conjectures sur
le congrès futur , destiné à continuer le congrès de
Vienne , ou à rétablir le saint empire. L'Allemagne ,
comme on voit , est en fonds pour les améliorations
politiques. :
COLONIES.- M. Pichon , maître des requétes, s'est
embarqué pour la Martinique. Sa mission , qui s'étend
aussi à la Guadeloupe , est d'examiner scrupuleusement
toutes les opérations administratives depuis l'époque
de la remise de ces colonies,
- Les insurgés américains recrutent ouvertement en
Angleterre. Les murs sont tapissés de leurs affiches . Il
est vrai qu'à dater du 25 décembre prochain , tout
officier de terre ou de mer , qui occupera un poste
quelconque sous un gouvernement étranger , sans la
permisssion du prince régent , perdra son rang et sa
paie. Mais il est vrai aussi qu'on élude cet ordre par des
demandes de congé, et les prétextes ne manquent pas. On
tente chez nous les mêmes intrigues qui réussiront peu.
-La première expédition de Mac-Grégor n'a pas
été heureuse. Ses gens , débarqués dans un coin de la
Floride , ont été surpris dans la chaleur du pillage , équi
OCTOBRE 1817 . 159
page et navire , tout est resté au pouvoir des Espagnols .
Ce mauvais succès ne l'empèche pas de s'arranger dans
son ile , comme s'il y devait faire un long séjour. On
assure qu'il y a déjà établi une imprimerie et une gazette..
-Morillo est-il vainqueur ou vaincu ? L'on ne s'accorde
guère sur ce point. Je croirais volontiers qu'il a
une partie de l'île Marguerite , mais qu'il n'en a qu'une
partie. On rapporte de lui ou de ses soldats un trait qui
peut faire juger la guerre. Dans l'un des assauts livrés
aux insurgés , une jeune et jolie fille fut surprise brodant
un drapeau pour eux. Elle eut les deux poings
coupés.
-La marine américaine est forte de douze vaisseaux
de ligne , de dix-neuf frégates , et d'un nombre proportionnel
de petits bâtimens. Si l'ou demande ce qu'attend
leur flotte dans la Méditerranée ; ils répondront
peut- être qu'ils y veulent une île . Mais si on leur demande
pourquoi ils veulent cette île , que répondrontils?
- La compagnie de la baie d'Hudson , en vertu du
droit européen , avait cédé à lord Selkik un territoire
immense , que la compagnie jugeait n'appartenir à personne
, puisqu'il appartenait aux Indiens. Les Indiens
n'ont pas ratifié la cession . Les progrès des Européens ,
dit un de leurs orateurs , furent lents , tant que les bras
forts de nos pérés étaient levés contre eux. Ils sont
rapides , depuis que l'eau-de-vie et les calicots nous ont
divisés. Voilà un sauvage qui met le doigt sur la
plaie. Connaît-on bien des hommes d'Etat , chez les
peuples civilisés , qui en sachent faire autant ?
RELATIONS POLITIQUES.- Si lord Amherst dit tout ,
ou si l'on rapporte tout ce que dit lord Amherst , le
commerce de la Chine a tenu à un vain cérémonial.
Il s'agissait de fléchir le genou devant sa gracieuse majesté
chinoise , et de lui baiser les pieds : on appelle
cela le kotou. Lord Amberst s'y serait soumis ; mais il
demandait qu'un mandarin , du même rang que lui , en
fit autant devant un portrait du prince-régent. Le subtil
mandarin n'a pas voulu rendre hommage à une ombre.
Alors l'ambassadeur. anglais n'a mis à ses hommages
d'autre loi , qu'une exacte parité dans les hommages
140 MERCURE DE FRANCE .
que l'ambassadeur chinois rendrait à S. M. B.: même
refus . Il a bien fallu remporter ces présens qu'on assure
n'ètre pas magnifiques , et voilà le noeud , peut-être.
L'Espagne et le Portugal semblent être en état
d'hostilité réciproque. Le maréchal Béresford a envoyé
un de ses aides-de-camp à Madrid , pour obtenir des
explications.
PROCÈS MARQUANS .-Encore M. Fualdès, et cette obseurité
lugubre qu'on s'efforce en vain de percer , et ces
demi-révélations , qui sans cesse irritent la curiosité,
sans cesse déçue. Cet événement est fécond. Voici de
nouveaux acteurs. Une demoiselle Rose Pierret , qui a
tout vu , cachée sous un lit , où la peur la retenait mourante
; un M. P. qui , dès le commencement de la seconde
instruction, a disparu . Quant à madame Manson ,
si elle n'était point présente à la scène , il reste à expliquer
par quel inconcevable intérèt elle serait venue se
jeter à travers la procédure , pour l'embrouiller. On
veut que Bastide , l'ayant surprise vêtue en homme,
ait imprimé , sur les vêtemens qu'elle portait, ses cinq
doigts trempés dans le sang de la victime; et qu'eile
n'ait dû son salut qu'à Jausion , qui faisait sentinelle au
dehors . Ceci s'accorderait avec la déposition de la petite
Bancal. Peu s'en est fallu que cet enfant elle-même ne
fournit un horrible épisode. Bastide , selon quelquesuns
, pour se débarrasser d'un témoin importun , offrit
cinquante louis aux parens , à condition qu'ils égorgeraient
leur fille; le lendemain , la femme Bancal ,
impatiente de gagner son salaire , envoie l'enfant à son
père dans la forêt , avec ordre de lui rappeler sa promesse
de la veille . Acette parole de l'innocence qui de-
-mandait la mort , un mouvement de terreur et de pitié
s'était élevé dans cette âme perverse ; tous ses membres
avaient frémi ; et , se défiant de lui-même , il avait ordonné
à l'enfant de s'éloigner , de ne plus revenir ,
quelque ordre qu'elle reçût.
-Un homme condamné à mort se voit calomnié
dans les journaux. Il prend à partie les propriétaires ,
quiprennent àpartie le censeur, qui prend à partie le
véritable auteur de la calomnie. Or , il arrive que ce
dernier a servi de témoin dans le procès criminel. Je
ne sais , mais cette intention manifeste de noircir la
OCTOBRE 1817 . 141
victime , n'est pas un préjugé pour lastricte observationdu
serment de parler sans haine ; et ce moyen de
cassation vaut bien celui qui serait pris d'une formalité
violée.
-La cour de Rouen s'est déclarée incompétente
dans le procès de l'individu qui se dit Charles de Navarre.
NOUVELLES DIVERSES . — S. A. R. le duc d'Angoulême
est parti pour sa tournée dans les départemens de
l'ouest.-Madame Krudner a paru un moment sur le
territoire français; elle était accompagnée de ses cinquante-
cinq pauvres. Le préfet du Haut-Rhin l'a reçue
chez lui , l'a comblée d'égards , et l'a priée poliment de
s'en retourner par où elle était venue. -Le grand duc
deBade régnant a conféré , à ses trois oncles , le titre
de prince , et les a autorisés à prendre les armoiries de
Bade.-L'arrestation du colonel Massenbach occupe
beaucoup les esprits en Allemagne. Les uns citent les
lois de la discipline , les autres , le droit des gens. Tout
se réduit à un point de fait : M. de Massenbach faisait-il
on ne faisait-il point partie de l'armée prussienne ? -
Mad, la maréchale Augerean , en épousant M. Camille de
Sainte-Aldegonde , conserve ses titres.-Le suicide du
général Veaux fait grand bruit à Dijon; les motifs n'en
sont pasbien connus .-Les Anglais quittent Bruxelles ;
ils se rendent tous en Suisse , en Normandie et sur les
bords duRhin.
-Aujourd'hui 16 , une messe de commémoration
sera célébrée dans toutes les églises de France , pour la
reine Marie-Antoinette. La lecture de la dernière lettre
de cette princesse , tiendra lieu d'oraison funèbre .
-L'alderman Smith est définitivementélu lord-maire.
M. Wood a remercié les électeurs qui , pour la troisième
fois, l'avaient honoré de leurs suffrages. Mais son
intentionn'était point d'accepter. S'il ne l'a point manifestée
, c'est qu'il ne voulait point gêner la liberté des
élections. Unjournal, supputant les dépenses qu'entraîne
cette dignité , et les travaux qu'elle impose , s'étonne
qu'on puisse la rechercher deux fois .
-Une ordonnance royale vient de soumettre les imprimeurs
lithographes aux mêmes obligations que les
imprimeurs ordinaires .
142 MERGURE DE FRANCE.
-Un marių anglais,a inventé une bouée de sauve
tage. C'est un amalgame inextinguible , qui sert de fanal
au matelot tombé dans la mer , et l'aide à retrouver
son vaisseau .
-M. le maréchal de camp Romeuf a pris le commandement
de Lyon, Dans son ordre du jour , il invité
les troupes « à servir le Roi , comme il veut être servi . »
-C'est un ordre merveilleux que celui des États despotiques
. Quelques soldats se mettent en tête de changer
le gouvernement. Ils se concertent , se rallient ,
vont droit au prince régnant , le tuent , s'ils sont les plus
forts , en mettent un autre à sa place , et le lendemain
il n'y paraît plus. C'est ce qui vient d'arriver à Alger ,
où la soldatesque a étranglé Omar-Pacha : ce même deý
qui avait défendu si vaillamment la place contre les
Anglais. Il était à peine mort , que son successeur est
entré au palais , se promettant bien sans doute de ne
pas être un jour étranglé .
- On donne , sur la fuite du jeune Watson , des détails
assez curieux . Pour se rendre méconnaissable , il
s'était fait des incisions au visage , avait matelassé son
habit avec du coton , avait pris le ton et les manières
d'un vieux quaker. Il fallait qu'il fût bien déguisé , puisque
la police , instruite de sa fuite , et du nom de la
frégate où il devait s'embarquer , y fut trompée ellemême.
- Un bâtiment chargé de blé échoua , il y a quelques
mois , sur les côtes de France. Les habitans , qui
souffraient alors tous les maux de la disette , aidèrent
tranquillement à décharger les grains , et rien ne se
perdit. Je disais à ce sujet : « Ces traits-là ne se voient
guère que dans notre pauvre France , tant calomniée. >>
Comme pour vérifier mon jugement , la populace an
glaise a pillé un brick norwégien échoué dans la baie de
Carmarthen , malgré les efforts des douaniers , et dans
un temps d'abondance .
BÉNABEN .
OCTOBRE 1817. 145
ANNONCES ET NOTICES.
Victoires , Conquétes , Désastres des Français de
1792 à 1815 (том. IV ) . Prix : 6 fr. 50 c.; et 8 f. franc
de port. Chez C. L. F. Panckoucke , rue et hôtel Serpente
, n. 6. - On trouve , jointes à ce volume , les
cartes de la Hollande , de Roses , des Pyrénées , de
Quiberon , de Luxembourg et une carte génerale de la
Vendée.
Les livraisons de cet ouvrage , véritablement national , se
succèdent avec rapidité , et l'intérêt qu'il excite devient de
plus en plus attachant. Ce nouveau tome n'embrasse qu'un
court espace de neuf mois , depuis janvier jusqu'en octobre 1795;
mais il offre le tableau d'une foule d'événemens dont quelques
uns tiennent du prodige : telle est , par exemple , la prise de la
flotte hollandaise par notre cavalerie. Les autres faits les plus
remarquables sont la prise d'Utrecht et d'Amsterdam; les opérations
des armées du Rhin et de la Moselle ; le siége de Luxembourg,
décrit d'après des renseignemens nouveaux et authentiques
; la guerre des Pyrénées ; les combats livrés dans les
Alpes; leblocus de Mayence.--Sur tous ces points nos soldats
vainqueurs élevaient de glorieux trophées ; mais dans le même
temps ,la catastrophe de Quiberon et l'affaire de Paris , du 13
vendemiaire, coûtaient des larmes à tous les bons Français. Ces
sanglans épisodes , retracés avec énergie , et semés de réflexionsjudicieuses
etimpartiales , sont des morceaux historiques
qui ne font pas moins d'honneur au talent de l'auteur qu'à la
droiture de son caractère .
Panorama d'Angleterre , ou Ephémérides anglaises ,
politiques et littéraires ; publiées par M. Ch . Malo , de
l'Athénée des arts , etc., tome 1er , ororné de quatre gravures
; avec cette épigraphe : NilAnglicum . Prix : 6 fr.
et 7 fr. par la poste. Au bureau du Panorama , rue de
Vaugirard , n. 61 ; chez Plancher, libraire , rue Poupée ,
n. 7 ; et les libraires de Paris et des départemens.
L'auteur de cet ouvrage dit dans sa préface , qu'il donnerait
tous les royaumes de la terre pour sa patrie ; mais ce sentiment ne
lui fait rien perdre de son impartialité , lorsqu'il traite de l'histoire
de l'Angleterre , des lois , des institutions , des usages et
desmoeurs de cette nation. C'est sur les faits qu'il juge ; il ne
faut pas s'en prendre à lui si les observations critiques l'em-
1
144 MERCURE DE FRANCE.
portent sur les éloges. On trouve dans ce livre vérité et variété.
Les matières qui contrastent le plus sont soumises à un
examen éclairé , ce qui rend la lecture de cet ouvrage instructiveet
amusante , et fait désirer que l'auteur poursuive son entreprisesur
le mêmeplan.
Les Théatres ; par un amateur. Un volume. Prix
4 fr. , et 5 fr. par la poste. Chez Eymery , libraire , rue
Mazarine , n. 30 ; et Delaunay, au Palais-Royal .
C'est unrecueil des lois et réglemens sur les théâtres; un tableau
du personnel de toutes les sociétés et troupes de comédiens
du royaume. Un petit nombres de chapitres , qui sont en
tête du livre , renferment , sur l'état actuel de nos théâtres , une
foule d'observations piquantes , spirituelles , et le plus souvent
raisonnables . L'auteur justifie son épigraphe : La vérité en
riant..
Inductions morales et physiologiques ; par A. H. Keratry.
Un vol. in-8°. Prix : 6 fr. , et 7 fr. 50 c. franc
deport. A Paris , chez Maradan , libraire , rue Guénégaud
, n. 9.
Ce livre traite les questions les plus élevées de la métaphysique
, et sous ce rapport il n'est pas à la portée du commun
des lecteurs; il serait pourtant à désirer que tous vinssenty
puiser les saines doctrines de morale qu'il renferme.
Lettres Normandes , ou Petit Tableau moral , politique
et littéraire ( lettres VI-X ). Au bureau , chez
Foulon, libraire , rue des Francs-Bourgeois , n. 3 .
TABLE.
Poésie.-UnMonologue de Jeanne d'Arc ; par M. de
Latouche.
Nouvelles littéraires .-Notice biographique sur Morelos
L'Ermite en Province.- L'Ermitage et la pierre de
Moncrabeau; par M. Jouy.
Mercuriale.
Politique.-Revue des Nouvelles de la Semaine; par
M. Bénaben.
Notices et Annonces.
Pag. 97
101
110
127
133
143
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
DE FRANCE .
SAMEDI 25 OCTOBRE 1817 .
mmmmmmmmv
LITTÉRATURE .
POÉSIE .
LE BAIN (1 ) .
Ile riante , île féconde ,
Qui naguères flottais sur l'onde ,
Lorsque la reine de Paphos
Fixa ta course vagabonde ;
Nouvelle et magique Délos
Des plus tendres amours du monde ,
Que ton fleuve d'azur et ses flots carressans ,
Ce peuple entier d'oiseaux et leurs tendres accens ,
Ta forêt sombre et solitaire ,
Où l'amour est sûr du mystère ,
Réveillent de plaisirs dans mon coeur et mes sens !
Sur le sable doré de ton rivage humide ,
Ici monEucharis , tremblante au moindre bruit ,
Et par la main tenant son guide ,
Vint effleurer l'onde limpide
Qui sous mes yeux murmure et fuit.
(1) Cette pièce est tirée d'un recueil inédit.
TOME 4 . 10
1
146 MERCURE DE FRANCE.
Ici ma blanche Néréïde ,
D'un mouvement léger et doux ,
Ouvrit cette plaine liquide ;
Et moi , comme un Triton jaloux ,
Je la suivais d'un oeil avide ,
De quelque dieu des eaux redoutant les transports .
Du fleuve quelquefois nous visitions les bords ;
C'est là que sur mes mains renversant ce beau corps ,
Mollement balancé par la vague mobile ,
J'effleurai de ma bouche ou sa gorge indocile ,
Ou ce front virginal , d'un albâtre si pur ,
Et ces yeux , qui du ciel réfléchissaient l'azur.
Par fois je me glissais entre l'onde et ma belle ,
Plus folâtre en ses jeux que le folâtre oiseau ;
Et nouveau Jupiter d'une Europe nouvelle ,
Je fuyais , orgueilleux de mon léger fardeau ,
Les yeux toujours fixés au bord d'une autre Crête ,
Où le brûlant amour attaquait sa conquête.
Mais la nymphe un moment échappe à ce transport ;
Ses pieds sont des rames agiles ;
Devant elle les flots dociles
Semblent ouvrir la route et céder sans effort :
Je l'atteins , je triomphe et la ramène au port.
Sur le pâle horizon déjà brillait Diane
Alors que de leur voile humide et diaphar
Eucharis , malgré la pudeur ,
Et ses renaissantes alarmes ,
Permit à ma discrète ardeur
De dépouiller enfin ses charmes .
Mes mains s'empressent d'effacer
Les ondes et leur trace humide .
Quelle volupté de presser
Une nymphe amante et timide ,
De sentir la moite fraîcheur
La résistance et la rondeur
D'an sein qui s'élève et s'abaisse ,
Qui vous effleure et vous caresse ,
Dont vos yeux , vos mains tour à tour
Suivent les mouvemens d'amour !
,
۱۰
OCTOBRE 1817 . 147
1.
Tous ses attraits ont fui sous leur voile modeste.
Alors levant mon front vers la voûte céleste :
<< Beauté toujours nouvelle à mon coeur , à mes yeux ,
« Nous avons imité les soins religieux
<<Du peuple qui descend dans les ondes du Gange
« Avant que d'adorer l'astre éclatant du jour ;
Tous deux nous sommes purs , viens adorer l'Amour. »
Eucharis répondit par le souris d'un ange .
Elle suivit ma voix; aux chants de mille oiseaux ,
Sur la mousse légère et molle et parfumée ,
Vénus fit doucement tomber la bien aimée :
Lalune , et ses rayons tremblans dans les rameaux ,
De cet hymen d'amour furent les seuls flambeaux .
P. F. TISSOT .
ÉNIGME.
Sans posséder de biens , sans avoir de naissance ,
Admire, ami lecteur , jusqu'où va ma puissance :
En vain dans tes amours tu crois être discret ,
Ames regards jaloux il n'est pas de secret ;
Jerends souvent visite à plus d'une fillette ,
J'assiste à son lever , je reste à sa toilette ,
Et laplus scrupuleuse a le droit de m'y voir.
Mais, lecteur, ce n'est pas encor tout mon pouvoir:
Chez les plus grands seigneurs et chez mainte excellence ,
Jepuis me présenter sans avoir d'audience ;
Je vaismême à la cour , où je suis en faveur ;
Souvent auprès du roi, j'ai la place d'honneur ,
sa table, au conseil, sur les marches du trône.
De cebrillantdestin si ton esprit s'étonne ,
Ecoute-mot, lecteur, écoute jusqu'au bout ,
Voisquijesuis, enfin, et profite sur-tout :
Ces frivoles faveurs, dont les coeurs sont avides ,
N'ont pu m'énorgueillir ni me servir de guides ,
Tu me vis fréquenter et les grands et les rois
Sous la chaumière aussi fort souvent tu me vois ,
Dédaignant les honneurs , oubliant ma puissance ,
Visiterdes mortels flétris par l'indigence.
A
,
(ParM. Auguste RICHOMME.)
10.
18
MERCURE DE FRANCE .
nmum
CHARADE,
Plaisir d'auteur , dans mon premier ;
Misère et biens dans mon dernier ;
Triste régal dans mon entier.
(Par M. VENDEUR.)
nmмии
LOGOGRIPHE .
Avec ma tète , cher lecteur ,
Je suis malin , plein d'artifice ;
Sans téte , je vieillis , je n'ai plus de valeur ;
Et l'on me met hors de service .
:
(Par M. A. de CHAMPCOUR.)
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est énigme ; celui de la charade,
est pincelte; et celui du logogriphe , cor , où l'on
trouve roc et or .
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
La Gaule poétique , ou l'Histoire de France considérée
dans ses rapports avec la poésie , l'éloquence
et les beaux-arts ; par M. de Marchangy ( 1 ) .
Les étrangers pensent assez généralement que nous
sommes fiers de notre gloire nationale , et pénétrés
(1) Deux volumes in-80. Prix : 10 fr. , et 12 fr. par la poste.
A Paris , chez Chaumerot , libraire , Palais-Royal , galerie de
bois , n. 188.
OCTOBRE 1817 . 149
d'une admiration sans bornes pour notre littérature.
J'ignore sur quels faits ou sur quels motifs une telle
opinion peut être appuyée. De tous les peuples qui cultivent
les lettres , il n'en est point qui se montre plus
indifférent que le peuple français , à la renommée de
ses grands écrivains . Il est fâcheux pour une nation
d'essuyer un pareil reproche ; il est plus fâcheux encore
de le mériter. Dans quel autre pays que la France
serait-il permis d'outrager impunément les hommes du
plus rare mérite , de les exposer aux insultes de la
sottise , aux dédains de l'ignorance . Supposons que Voltaire
, Montesquieu, Rousseau fussent nés en Angleterre
, et que la littérature britannique eût été enrichie
de leurs chefs -d'oeuvre ; avec quelle religieuse sollicitude
un dépôt si précieux ne serait-il pas conservé ?
Quel hommage manquerait à leur génie , quel honneur
à leur mémoire ? Les Anglais , qui méritent sous
ce rapport , de nous servir de modèles , accableraient
d'unjuste mépris les détracteurs de ces grands hommes ,
dont la gloire , placée sous la sauve-garde de l'orgueil
national , ne serait jamais obscurcie. Ce n'est qu'en
France qu'on supporte des Fréron , des Geoffroi , qu'on
applaudit à leurs blasphèmes ; c'est une honte pour le
peuple français ; il est bon qu'il en soit instruit.
« Un jour Alcibiades, étant jà sorti de son enfance ,
entra dans une escole de grammaire , et demanda au
maistre quelque livre d'Homère. Le maistre respondit
qu'il n'en avait pas un : Alcibiades lui donna un soufflet
et s'en alla (1 ). » Le geste était un peu trop vif ;
mais on peut raisonnablement admettre qu'il l'eût été bien
plus encore si le maître d'école se fût permis d'insulter
à la mémoire d'Homère. Il est , si je ne me trompe , plus
(1) Plutarque , trad. d'Amyot .
150 MERCURE DE FRANCE .
d'un Anglais qui vengerait Shakespeare ou Milton à la
manière d'Alcibiade. L'urbanité, française s'accommoderait
difficilement d'une réponse aussi laconique; mais
du moins il conviendrait de ne pas encourager par le
silence , et quelquefois même par des éloges , les ennemis
des hommes illustres du dernier siècle. Le respect
pour l'antiquité nous défend de rien comparer à Homère
; mais Voltaire vaut bien Shakespeare.
On ne manquera pas de répondre que Voltaire n'a
jamais été attaqué sous le rapport du talent , mais sous
celui des opinions. Il ne faut que parcourir les diatribes
du successeur de Fréron , pour être convaincu
du contraire. C'est la réputation littéraire du chantre
de Henri qui a été poursuivie et déchirée avec fureur
pendant quinze ans. Un critique même a bravé les arrêts
du goût , jusqu'à placer le poète Lafosse au-dessus de
Voltaire ; ce qui rappelle le culte de je ne sais quelle
nation , laquelle , s'il faut en croire Elien , se prosternait
devant une mouche , et lui offrait un taureau ou un
lion en sacrifice .
Sans doute la critique est utile et nécessaire ; mais il
faut qu'elle reçoive son autorité de la franchise et de la
justice; elle doit s'arrêter à l'ouvrage , et ne jamais calomnier
les intentions de l'écrivain. Qu'elle soit mêmé
sévère à l'égard des auteurs vivans qui peuvent appeler de
ses arrèts ; qu'elle serve de règle à l'opinion en repoussant
des prétentions déplacées , elle fait son devoir; plus cé
devoir est pénible à remplir, plus il est honorable ;
mais lorsque les attaques de la critique sont personnelles
; lorsqu'elle s'efforce , par de honteux libelles , de
flétrir la mémoire des hommes recommandables par de
glorieux travaux , elle n'est plus que la compagne de
la haine , ou la complice de l'envie .
Je voudrais réveiller dans le peuple français cette
13
OCTOBRE 1817 . 151
fierté, cette noble jalousie de la gloire nationale , qui
en connaît, qui en exagère même le prix , et qui défend
à la critique malveillante de toucher aux trésors
du génie. N'est-il pas absurde , par exemple , que nous
cédions à l'Angleterre la palme de l'histoire , tandis
que nous pouvons opposer à ses Hume , à ses Gibbon ,
àses Robertson , des historiens tels que Bossuet , Voltaire
et Montesquieu. Cependant , il est une foule de
Français qui , sur parole , regardent notre littérature
comme inférieure , sous ce point de vue, à la littérature
anglaise. L'opinion est admise; on craint de la
heurter; on ne songe pas même à examiner si elle est
fondée sur la vérité ; c'est ainsi qu'un faux jugement
s'accrédite et devient une espèce d'axiôme qu'il n'est
plus permis de révoquer en doute. Les étrangers
triomphent de cette faiblesse , et se proclament hautement
nos vainqueurs dans le grand concours du génie,
ouvert à toutes les nations civilisées .
Je ne ferai pas à Bossuet , ce grand maître dans l'art
d'écrire, l'injure de le comparer à Gibbon , dont le
style péniblement emphatique ne convient point à
T'histoire. Quant à Hume et à Robertson, leur mérite
est reconnu: ils ont traité l'histoire avec un rare talent;
et, dans ce genre de composition , ils doivent être cités
immédiatement après Montesquieu et Voltaire.
Tacite aurait avoué avec orgueil les Considérations
de Montesquieu sur les causes de la grandeur des
Romains et de leur décadence . Ce traité est un des
chefs-d'oeuvre les plus étonnans qui aient été offerts à
l'estime des hommes. Peu de personnes en connaissent
tout le prix. Dans cet ouvrage , la pensée toujours profonde
est toujours éloquente, et le génie de l'écrivain
ne laisse aucun relâche à l'admiration : il ne s'arrête
jamais que sur les hauteurs de son sujet , d'où il ré-
1
152 MERCURE DE FRANCE .
pand une vive lumière qui éclaire et n'éblouit jamais.
En expliquant le secret de la conquête du monde , il
raconte les prodiges de la liberté ; et dans la chute de
l'empire romain , il montre le despotisme s'affaiblissant
par ses progrès , et se livrant lui-même comme une proie
facile à la vengeance des nations .
Mais ce qui me semble hors de toute comparaison ,
c'est le magnifique tableau que Voltaire a tracé sous le
titre modeste d'Essai sur les Mooeurs et l'Esprit des
Nations . Il a , le premier , agrandi le domaine de l'histoire
en soumettant à l'examen de la raison les préjugés ,
les opinions , les moeurs , les vertus , les vices des peuples
et la marche de la civilisation. Toutes ses pensées ,
toutes ses réflexions tournent au profit de l'humanité ;
la tyrannie et l'intolérance n'ont jamais eu d'ennemi
plus redoutable. C'est lui qui a ouvert la carrière à
Hume et à Robertson ; il est le chef de cette école philosophique
qui a donné à l'histoire un but utile, qui
l'a rendue l'institutrice des peuples et des rois. Qui
croirait que certains pédans ont méconnu le mérite de
Voltaire comme historien , et que la France a eu besoin
de témoignages étrangers pour former à cet égard son
jugement?
« Il m'a indiqué , dit Robertson , en citant Voltaire
dans son Histoire de Charles-Quint ; il m'a indiqué
non-seulement les faits sur lesquels il était important
de s'arrêter , mais encore les conséquences qu'il fallait
en tirer.
« Plusieurs de ses lecteurs , qui ne le regardent que
comme un écrivain agréable et intéressant , doivent voir
encore en lui un historien savant et profond.
« J'avoue , ajoute l'écrivain écossais , que je n'ai pas
négligé les ouvrages de cet homme extraordinaire dont
OCTOBRE 1817 . 155
le génie, aussi hardi qu'universel , s'est essayé avec succès
dans presque tous les genres de composition littéraire. >>>
Le grand reproche qu'on fait à Voltaire , est d'avoir
adopté , dans ses grands ouvrages historiques , la division
par chapitres , au lieu de s'être soumis à la division
consacrée par les historiens de l'antiquité. Ce reproche
annonce peu de lumières . Ce qui n'était que l'accessoire
chez les anciens , je veux dire les considérations sur
les moeurs , sur la législation , sur les progrès de l'esprit
humain , étant devenu l'objet principal de l'écrivain
moderne, il a été forcé de suivre une marche nouvelle . La
narration a dû être séparée des observations purement
philosophiques ; mais dans l'Histoire de Charles XII
où il n'avait à raconter qu'une suite de faits , il s'est
assujéti à la forme ordinaire. Cet ouvrage qui , dans
le genre historique , servira toujours de modèle , est
divisé en livres . C'est ainsi qu'en examinant la plupart
des critiques dont Voltaire a été l'objet , on reste convaincu
qu'elles ne portent sur rien de solide , et qu'elles
ne sont , en dernier résultat , que le produit de l'ignorance
ou de la mauvaise foi .
Après Voltaire , Montesquieu , Bossuet , nous pourrions
nommer des historiens estimables qui n'auraient
eu besoin , pour obtenir une immense réputation , que
d'appartenir à l'Angleterre ou à l'Allemagne. Je ne serais
pas embarrassé de prouver que , sous le rapport de
l'ordonnance et du style , l'abbé de Vertot est trèssupérieur
aux historiens anglais les plus renommés :
Hume et Robertson ont eu une raison plus forte , une
philosophie plus étendue que l'abbé de Vertot , mais
-ce dernier est plus grand peintre et meilleur écrivain.
Ses Révolutions de Suède et de Portugal, écrites à la
manière antique , ne jouissent pas de toute l'estime qui
leur est due. Le dernier de ces ouvrages mérita les
!
154 MERCURE DE FRANCE .
éloges de Bossuet ; il faut se taire quand un pareil juge
aprononcé.
Il est un autre écrivain envers lequel l'opinion est
injuste , c'est l'abbé de Mabli. Quand il n'aurait écrit
que ses Observations sur l'Histoire de France , ce
titre suffirait pour lui assurer une place distinguée
parmi les hommes de lettres qui ont honoré leur pays
et servi la cause de la liberté. Dans ses écrits , il ne
sépare point la morale de la politique; jamais il n'absout
les crimes du pouvoir ; et sa raison indépendante
ne fléchit que devant la vérité. Il a parfaitement démontré
que l'autorité royale et les droits du peuple
n'avaient eu , à aucune époque , d'adversaire plus
constant et plus irréconciliable que cette aristocratie
gothique qui ne voyait, dans le gouvernement , qu'une
autorité rivale , et, dans la nation , qu'un vil troupeau
d'esclaves . L'ouvrage de Mabli sur l'Histoire de France
est l'un des ouvrages les plus utiles qui aient jamais
été écrits. Il ne lui a manqué qu'un peu plus de vivacité
dans l'imagination , et de chaleur dans le style , pour
s'élever au rang des écrivains du premier ordre.
Jeregarde done , comme un fait positif, que la France
a produit les meilleurs historiens des temps modernes ;
j'ajoute que l'on ne citera aucun pays où les études historiques
soient aujourd'hui cultivées avec plus d'ardeur et
plus de succès. Nousavons vu paraître l'Histoire de Pologne
par Rhulières , ouvrage qui , un jour, sera classé
comme un chef-d'oeuvre : nousdevonscette publication à
unhomme pleinde talent, qui lui-même est tout à la fois
un profond érudit , un vrai philosophe et un excellent
écrivain. Quand j'aurai nommé M. Daunou , personne
ne sera tenté d'appeler de ce jugement. L'Académie
des sciences menace d'envahir et d'absorber l'Académie ,
OCTOBRE 1817 . 155
Française , et l'on ne pense pas à M. Daunou , integer
vitæ , scelerisque purus .
M. Daunou a rendu un service éminent à la littérature
en rétablissant le texte de Rhulières dans sa
pureté première ; l'avant-propos que l'éditeur a composé,
et qui precède l'Histoire de Pologne , est écrit
de main de maître. Parmi les autres ouvrages historiques
dont le succès est fondé sur un mérite réel , je
ne puis oublier l'Histoire du dix-huitième siècle ,
'Histoire des Guerres de Religion , et celle des Croisades.
On doit savoir gré aux écrivains qui , dans ces
temps d'agitation passionnée , où l'intérêt du moment
absorbe l'attention publique , n'abandonnent point la
culture des lettres , et se livrent àdes études profondes,
à de vastes compositions : ces grands ouvrages ne doivent
rien à la séduction des circonstances ; ils bravent
les orages comme ces phares lumineux qui restent inébranlables
au milieu d'une mer battue par la tempête.
Je ne sais s'il faut ranger M. de Marchangy parmi
les historiens. L'ouvrage qu'il a entrepris est d'un genre
singulier qui n'a point de modèle , et qui , probablement
, n'aura point d'imitateurs. M. de Marchangy ,
suivant l'exemple de plusieurs magistrats distingués ,
a étudié nos Annales , et a été frappé des ressources
qu'elles offraient au génie des arts . Etonné de ses découvertes,
il conçut le projet de recueillir , à toutes
les époques de notre existence nationale , les faits
propres à inspirer le poète ami de son pays. Doué
d'une imagination active , il s'est reporté jusqu'à ces
premiers temps dont les ténèbres nous avaient paru
jusqu'ici impénétrables; il a interrogé les monumens
oubliés , les chroniques contemporaines ; et en rassemblant
divers objets épars sous des points de vue distincts
, il a composé une suite de tableaux qu'on ne peut
156 MERCURE DE FRANCE
examiner sans intérêt, quelquefois même sans émotion ,
et qui joignent , à la vérité poétique, un coloris frais et
brillant.
L'ouvrage de M. de Marchangy est divisé en récits
qui , dans une étendue de huit voluines , comprennent
tous les événemens remarquables dont la France a été
le théâtre depuis l'invasion des Francs jusqu'à la fin
du dix-septième siècle. Ces récits sont liés les uns aux
autres par un précis rapide des faits , ce qui établit dans
l'ouvrage la seule unité dont il fût susceptible. Un
travail d'un genre si nouveau ne doit point être jugé
d'après les règles communes de la critique. Le point
essentiel est de savoir si l'anteur est parvenuà son but ,
s'il a réussi à exciter l'intérêt , enfin s'il ne laisse rien
à désirer sous le rapport de l'exécution .
L'accueil que cet ouvrage a reçu du public forme
déjà un préjugé en sa faveur , et répond suffisamment
aux deux premières questions . Quant à l'exécution , les
jugemens n'ont pas d'abord été unanimes. Lorsque les
premiers volumes parurent , quelques critiques , tout
en rendant justice au mérite de la conception primitive ,
reprochèrent à M. de Marchangy une ambition de style
quelquefois malheureuse , et craignirent qu'il n'appartînt
à cette école d'écrivains qui , séduits par les succès
et le beau talent de M. de Châteaubriant , s'imaginèrent
qu'il était facile de l'imiter , et subirent le sort de cette
pauvre grenouille qui , voulant , à toute force , égaler
un boeuf en grosseur , « s'enfla si bien qu'elle creva. »
Je ne nommerai pas les auteurs qui , après s'être enflés
outre mesure , crevèrent dans cette occasion ; la mémoire
en est encore trop récente.
Les avis salutaires de la critique ne furent pas perdus
pour M. de Marchangy. Dans le troisième et sur-tout
dans le quatrième volume de son ouvrage , on reconnut
OCTOBRE 1817 . 157
avec plaisir qu'il était tout-à-fait désenflé, et qu'il ne
lui restait plus que son embonpoint naturel. En effet ,
il est facile d'apercevoir , dans les quatre derniers volumes
, une amélioration de style qui suppose des études
suivies avec persévérance , un goût pur et un talent
distingué. M. de Marchangy peut prétendre aujourd'hui
à une place honorable dans le très-petit nombre
de prosateurs français qui méritent l'estime des connaisseurs.
J'en fournirai bientôt quelques preuves irrécusables
.
Toutes les époques de l'histoire de France ne sont
pas également favorables à l'inspiration de l'artiste et
du poète. A mesure que l'on avance vers la civilisation,
on perd « ces ténèbres visibles , » cet horizon vaporeux
qui plaisent tant à l'imagination poétique. L'esprit humain
, en sortant du domaine sans limites des illusions
pour entrer dans celui de la vérité , regrette ses chimères
, comme ce fou du Pirée qui se désespérait d'avoir
recouvré l'usage de sa raison .
M. de Marchangy accoutumé à ne saisir que le côté
poétique des objets , pense de bonne foi que les progrès
des arts et de la raison sont une calamité pour le
genre humain. « Ce n'est , dit-il , qu'en grandissant
pour le malheur , que l'homme atteignit la palme des
arts ; et l'expérience des temps modernes lègue une nouvelle
proie au vautour de Prométhée. »
Cette pensée est exprimée d'une manière vive et
pittoresque ; mais comme je suis accoutumé à la combattre
par-tout où je la trouve et sous quelque forme
qu'elle se présente , je ne la laisserai pas passer impunément
; je craindrais que le suffrage d'un magistrat
aussi justement estimé que M. de Marchangy , ne lui
donnât trop d'autorité.
Tous les hommes , parvenus à un certain âge , se
158 MERCURE DE FRANCE .
rappellent avec délices les douces rêveries de l'en
fance et les songes passionnés de la jeunesse. Les amertumes
cruelles , les longs ennuis , le jougde la dépendance
, les espérances trompées , tout ce qui fut pénible
est effacé de la mémoire , il n'y reste que des souvenirs
pleins de charmes. Il en est de même des peuples
; ils ne sont frappés , en relisant leurs annales , que
de cet état apparent d'innocence , de calme et de bonheur
, dont ils supposent que jouissaient leurs ancêtres ;
comme ils souffrent avec impatience les maux inséparables
de la condition humaine , ils s'irritent contre ce
qui existe; ils regrettentdes temps dont ils n'ont qu'une
idée imparfaite , et des institutions qui feraient leur
désespoir si elles étaient réalisées.
Je choisirai pour exemple ces époques de chevalerie
qui fournissent tant d'inspirations à nos poètes et à nos
romanciers politiques. Lorsqu'on pense àces braves et
galans chevaliers qui se mettaient en campagne pour
défendre la faiblesse et l'innocence , et qui étaient toujours
fidèles à l'honneur , on est tenté de jeter un regard
de mépris sur ses contemporains ; l'on voudrait
ressusciter ces temps héroïques où la vertu recevait des
récompenses , et le courage guerrier des couronnes.
Il n'est personne qui n'ait désiré de voir rompre des
Jances , d'assister à ces pompeux tournois où triomphait
la valeur , où présidait la beauté. Tout cela , il
faut l'avouer , est éminemment poétique.
Malheureusement ces tableaux si séduisans en perspective
ressemblent aux décorations de nos théâtres ;
il faut en être éloigné pour les trouver agréables; de
près , ce ne sont que des ébauches imparfaites , des traits
grossiers qui repoussent et attristent le spectateur. Vous
ne voyez , dans l'histoire du moyen âge , que ces glorieux
paladins qui embellissent la cour des rois , que
A
OCTOBRE 1817 . 150
cesvénérablespontifes qui donnent l'exemple des vertus
chrétiennes ; mais vous n'entendez ni la voix menaçante
de l'oppresseur , ni les gémissemens de l'opprimé ; à
l'exception de quelques familles privilégiées , le reste
de la nation était alors réduit à un état de servitude
et de barbarie dont il est difficile de se former une idée .
Les tombes de nos pères renferment des secrets terribles;
que de fois elles se sont fermées sur les victimes
de l'orgueil féodal et de la tyrannie! que l'on conçoive
une société où le droit de la force est l'unique loi , qu'on
tire toutes les conséquences de cette affreuse position ,
et l'on saura ce qu'était la France à ces grandes époques
de chevalerie.
Mais , dit-on , nous sortons d'une révolution sanglante;
hélas ! le sang humain a été prodigué , dans
tous les temps , pour satisfaire les trois plus violentes
passions de l'homme , le fanatisme , l'ambition et la cupidité.
Nous n'avons point de privilége à cet égard. Si
les peuples parviennent jamais à un état de tranquillité
permanente , ils le devront aux progrès de la raison , à
l'influence des lumières . Si ce flambeau était éteint ,
il faudrait désespérer de la nature humaine , et avouer
que les hommes , comme les bestiaux qui les nourrissent,
sontnés pour le fouet et pour l'aiguillon .
Je suis fàché de rencontrer M. de Marchangy, au
nombre de ces écrivains qui se plaignent du mouvement
progressif de l'esprit humain ; il a été la dupe de
son imagination ; car en admettant même que la civilisation
soit funeste aux peuples , elle est inévitable; et
nous pouvons dire avec Rousseau :
« Il faut , pour leurs propres intérêts , que les princes
favorisent toujours les sciences et les arts ; dans l'état
actuel des choses , il faut encore qu'ils les favorisent
pour l'intérêt même des peuples. S'il y avait actuelle
160 MERCURE DE FRANCE.
ment parmi nous quelque monarque assez borné pour
penser et agir différemment , ses sujets resteraient pauvres
et ignorans , et n'en seraient pas moins vicieux
(1 ). »
J'ai dit que j'appuierais , par des exemples , les éloges
que j'ai donnés à M. de Marchangy comme écrivain .
C'est une tâche qu'il me sera agréable et facile de remplir.
Je citerai d'abord le Portrait de Louis XI qui
me paraît tracé d'une grande manière .
« Le Règne de LouisXI, fécond en événemens politiques,
n'appartient cependant à un ouvrage consacré aux
beautés pittoresques et poétiques de notre histoire que
lorsqu'il montre ce roi , sur le déclin de ses jours , abandonné
aux angoisses dela défiance et aux bizarres terreurs
des superstitions populaires. Pour peu que la politique
dispense un roi de la vertu, Louis XI aura sa place parmi
les souverains qui ont su le mieux gouverner. Vindicatif
, dissimulé , ambitieux, et cependant circonspect
et réservé envers la fortune ; calculant de sang-froid ce
que pouvait rapporter un crime , et ne répugnant pas
même à une bonne action , quand il la présumait utile
à ses intérêts ; prodigue, comme l'est par fois un homme
constamment avare ; redoutable aux grands sans être
ami du peuple ; peu accessible , et cependant aimant et
protégeant les lettres , il fut , pour les historiens , une
étude vraiment profonde. >>>
Il ne manque à ce portrait qu'un dernier coup de
pinceau un peu plus vigoureux pour être achevé ; il
prouve que M. de Marchangy est appelé à écrire l'histoire.
L'une des parties que cet écrivain a traitées avec le
plus de soin et de bonheur , est le récit des expéditions
(1) Réponse au roi de Pologne.
OCTOBRE 1817 . 161
malheureuses de saint Louis contre les Sarrasins . Il fait
bien connaître ce grand roi que l'infortune ne put
abattre , et qui triompha dans les fers par le seul ascendant
de la vertu. Louis IX fut le législateur de son
peuple ; il eut à combattre d'un côté les prétentions de
la noblesse qui régnait par l'anarchie , et celles de la
cour de Rome qui avait déjà formé le plan de son despotisme
théocratique. Ce monarque résista glorieusement
à ces deux usurpations : d'un côté , il fonda les
libertés de l'Eglise gallicane ; de l'autre , il ne consentit
pas à être le chef impuissant d'une turbulente aristocratie
; mais il établit, autant qu'il lui fut possible, le
pouvoir des lois , et il châtia , les armes à la main , les
ennemis de son pays. L'Eglise l'a mis au rang des
saints; la philosophie l'a placé au rang des grands
hommes.
On reproche à Louis IX d'avoir entrepris deux croisades
qui eurenttoutes les deux une issue funeste. Ce reproche
est fondé ; mais l'homme le plus éminent par son génie
reçoittoujours quelque influence de son siècle.Louis céda,
comme Philippe-Auguste , à la force de l'opinion. II
paraissait honteux a des chrétiens d'abandonner la
cité sainte aux profanations des sectateurs de Mahomet.
Une espèce depoint d'honneur religieux séduisait les rois
etles peuples, et les conduisait à d'inévitables calamités .
L'intolérance fanatique était la maladie de l'Occident .
Dumoins, dans ces téméraires expéditions , Louis IX
montra un grand caractère qui ne se démentit jamais .
Lorsqu'enfin , attaqué d'une fièvre dévorante , il vit
approcher sa dernière heure , il conserva toute sa fermeté;
consolant ses braves compagnons d'armes , et
faisant des voeux pour le bonheur de son peuple. Il fit
appeler son successur , dit M. de Marchangy , et lui
adressa ces mots :
11
162 MERCURE DE FRANCE .
« Mon fils , voici que je meurs ; s'il plaît à Dieu de
te transmettre la couronne que je vais déposer à ses
pieds , fais- toi chérir de ton peuple ; redoute la voix de
l'ambition qui pousse les princes au-devant de la haine
de leurs sujets . N'oublie pas que les Français sont tes
premiers enfans ; que le pressant besoin de l'Etat justifie
seul les impôts ; éloigne de ta cour modeste le fasté
frivole et les ornemens superflus. L'or prodigué à ce
vain éclat déshérite les chaumières , consume la dot des
filles vertueuses et l'établissement de leurs frères . La
pourpre qui brillerait sur tes vêtemens serait peut-être
prise sur la bure du pauvre vassal ; tes superbes palefrois
lui enlèveraient les taureaux du labourage , et
enchaîneraient peut-être dans le port le navire du commerce
et de l'industrie .
« Sois soumis aux lois , c'est le seul moyen de les
faire respecter . Les grands n'osent se soustraire à leur
pouvoir quand le chef s'y soumet lui-même ; veille sur
la liberté de ton peuple; nul bruit plus que celui des
chaînes ne trouble le sommeil des rois ; garantis aux
cités les priviléges qui les rendent heureuses et florissantes
, et lie , par des services réciproques et des pouvoirs
balancés , les divers ordres de l'Etat ; n'oublie pas ,
dans leurs campagnes , les pères nourriciers de la patrie;
sois , pour ces pauvres laboureurs , une seconde providence.
« Les épouses , les mères , les soeurs , les enfanss'enfuient
éplorés devant le char du vainqueur dont les plus
beaux exploits sont souillés de sang et de larmes ; l'incendie
éclaire sa marche homicide ; la postérité qui
l'attend le nomme le fléau des nations .
<<Adore et crains Dieu; aime et respecte la religion
qui nous fait supporter le poids de nos peines avec
OCTOBRE 1817 .
1 163
résignation et espérance ; embrasse avec foi cette unique
amie des malheureux :
« Adieu , cher fils et véritable ami , je te donne ma
bénédiction , telle que la peut donner un père à un en
fant qu'il aime tendrement. »
Ce qui ajoute un plus haut intérêt à ce discours si
touchant dans son éloquente simplicité , c'est que l'auteur
n'a fait que traduire les pensées du bon roi , déposées
dans son testament ; elles méritent de servir de
texte aux méditations des hommes destinés à gouverner
les peuples.
J'aurais aisément extrait de l'estimable ouvrage de
M. de Marchangy , des passages plus remarquables que
ceux que j'ai rapportés , par l'éclat des pensées et celui
du langage ; ce qui a déterminé mon choix , c'est qu'il
n'en est point qui fassent mieux connaître les sages opinions
et les bons sentimens de cet écrivain . J'aime à
entendre un magistrat affirmer « que nul bruit , plus
que celui des chaînes , ne trouble le sommeil des rois . >>>
Quine serait heureux de croire que cette remarque est
l'expression de la vérité.
wwwwwwwwwwww
A. JAY.
LES NUITS ROMAINES au tombeau des Scipions , traduites
de l'italien par L. F. Lestrade (1 ) .
La littérature est un arbre immense qui a ses maîtresses
branches , ses rameaux , et je dirai même ses
(1) Deuxième édition , augmentée d'une préface , d'une note
historique sur l'auteur , et de plusieurs morceaux supprimés
par la censure dans la première édition. A Paris , chez Michaud
, libraire , rue des Bons- Enfans , no . 34.
14
11,
164 MERCURE DE FRANCE.
feuilles , au risque du jeu de mots que cette dernière
expression emporte avec elle. Une fois planté sur une
terre classique où il a jeté de profondes racines , le corps
de l'arbre reste sain et vigoureux , alors même que des
branches parasites profitent d'une exposition favorable
pour s'étendre hors de mesure ; c'est ainsi , pour quitter
le sens métaphorique , que l'on vit jadis les mémoires ,
que nous avons vu depuis les romans , et que nous
voyons aujourd'hui les dissertations politiques envahir
momentanément le domaine littéraire dont chacun de
ces genres ne doit occuper que la moindre partie. C'est
dans les moeurs qu'il faut chercher la cause de cette
infertile exubérance .
La littérature qu'on a fort bien définie , l'expression
de la société, doit nécessairement s'empreindre de l'esprit
dominant de cette même société aux différentes
époques où elle lui sert d'organe.
Je laisse à part quelques productions isolées du génie qui
s'élèvent çà et là dans les siècles , sans aucun rapport avec
oe qui les environne, comme ces pics qui jaillissent , pour
ainsi dire, du milieu de la plaine sans qu'aucune éminence
du terrain ait préparé leur élévation. Ces prodiges à
part , on voit en effet (pour ne pas remonter plus haut),
qu'au sièclebrillant de Louis XIV toutes les productions
littéraires, depuis les Prologues de Quinault , jusqu'aux
Oraisons funèbres de Bossuet , portent le caractère
de la grandeur personnelle du prince à laquelle se ré-
-duisait alors celle de la nation .
Tous les écrits, au temps de la régence, se ressentent ,
plus ou moins , du désordre licencieux qui s'introduit
dans les moeurs , et au milieu duquel se jouent les
épicuriens du Temple .
Voltaire et Montesquieu planent sur ce cahos , et le
débrouillent à l'aide du mouvement philosophique qu'ils
C
1
OCTOBRE 1817 . 165
impriment au dix-huitième siècle , et qui se communique
en même temps à toutes les branches de la littérature
, à toutes les classes de la société.
L'aurore de la liberté brille sur ce nouvel horizon ;
mais Apollon a confié son char à l'insensé Phaéton qui
s'égare dès les premiers pas , et se précipite au milieu
de l'incendie qu'il allume . La même anarchie bouleverse
l'état et la littérature. Je me dispense de rappeler des
faits contemporains où l'on pourrait chercher autre
chose que des preuves .
Le cheval avait invoqué l'homme pour l'aider à se
venger du cerf ( 1 ) : il consomma sa vengeance , et
perdit sa liberté. En d'autres mots , le despotisme de
la gloire nous sauva de l'anarchie ; la littérature , à
cette époque , tout à la fois si près et si loin de nous ,
se réfugia , par imitation , autant que par prudence ,
dans ce vague mystérieux, dans ces régions idéales où la
pensée n'échappe à la censure qu'en se hâtant de se
perdre dans l'espace, où elle s'évapore le plus souvent :
c'est alors que l'on vit paraître , en France , les poésies
ossianiques , Atala , Corine , les romans anglais et
les Nuits romaines .
En réunissant ces divers ouvrages sous la dénomination
commune d'un genre qu'on est convenu d'appeler
romantique , je ne prétends d'ailleurs établir aucune
autre comparaison entre des ouvrages d'un mérite si différent.
Ils appartiennent à une même époque ; ils ont
quelque chose du caractère exagéré qui la distingue ;
c'est tout ce que je veux dire.
Avant d'entrer dans l'examen des Nuits romaines
qui méritent , du moins par le fond du sujet , sinon
(1) Fable de La Fontaines
166 MERCURE DE FRANCE .
par la forme extraordinaire sous laquelle il est présenté,
les suffrages européens qui lesont d'abord accueillies , je
commence , contre l'usage établi , par faire la part du
traducteur en jetant un coup d'oeil sur ce qui lui appartient
plus particulièrement dans cette seconde édition ,
augmentée de plusieurs morceaux supprimés par l'ancienne
censure .
Dans une notice historique , écrite avec élégance et
rapidité , le traducteur ( M. Lestrade ) , nous fait connaître
les principaux détails de la vie littéraire de
M. le comte Alexandre Verri, auteur des Nuits
romaines , que la mort vient de ravir aux lettres ; il ne
les honora pas moins par son caractère que par des talens
que sa modestie disputa long-temps à la célébrité.
Après nous avoir montré ce grand écrivain comme préludant
à cet ouvrage par la publication de la Sapho de
Mytilène , « où l'auteur parvint à faire passer dans son
style les formes pures de l'ancien atticisme » , M. Lestrade
ne craint pas d'avancer ( et la connaissance parfaite
qu'il paraît avoir de la langue italienne , donne
un grand poids à son opinion ), que , dans les Nuits
romaines , la prose de M. Verri s'éleva à ce ton de
noblesse , à cette concision énergique qu'elle avait acquise
exclusivement sous la plume de Boccace , et qui
doit fixer irrévocablement la seconde époque d'où dateront
les beaux jours de la prose italienne. Machiavel ,
qui écrivait cent cinquante ans après Boccace , n'est- il
pas en droit de réclamer la plus grande partie de cet
éloge ? C'est une question que je soumets à M. Lestrade ,
et qui pourra se représenter en parlant des qualités et
des défauts du style de son auteur .
En commençant cette notice , M. Lestrade se plaint
des mutilations que cet ouvrage a éprouvées à sa première
publication, et ne se loue pas avec moins de
OCTOBRE 1817- 167
raison de la liberté de la presse dont nous jouissons
sous un régime constitutionnel : je n'en suis pas moins
convaincu que , même avec un peu moins de cette
liberté de la presse qui nous est acquise , le traducteur
aurait pu , dans sa Préface , dire beaucoup
plus de mal de l'ancien gouvernement , déclamer plus
fortement contre l'esprit de conquête , plaider plus
ouvertement la cause de la cour de Rome , et vouer ,
avec moins de ménagemens, la révolution sous le nom
d'anarchie , à l'exécration des siècles .
Dans cette Préface , M. Lestrade s'est imposé la
double tâche d'exposer le plan des Nuits romaines au
tombeau des Scipions , de relever les beautés de l'exécution
, et de nous prouver que cet ouvrage eut pour
but , et a , pour résultat , de donner à nos idées et surtout
à celles de la génération qui s'élève, une direction
tout-à- fait opposée au système de gouvernement établi
jadis dans un pays que le traducteur appelle lui - même
la terre classique de la législation politique , religieuse
et guerrière .
La manière dont il a exécuté cetto partie de son travail,
est digne de beaucoup d'éloges : en nous montrant
l'historien « en présence des siècles qui se dérou-
« lent à ses regards , assistant au berceau des empires ,
« les suivant dans leurs progrès , méditant au bruit de
«leur chute, et tirant de ce spectacle les leçons ins-
<<tructives du malheur , et les principes insolateurs
« de la vertu , >> il me semble avoir fort habilement saisi
les véritables rapports de l'histoire avec les besoins ét
la dignité de l'homme , et justifié le titre de précepteurs
des nations qu'il donne aux historiens qui ne sont pas
restés au-dessous de cette noble mission. Lorsqu'il observe
ensuite que cette carrière où les succès sont si difliciles
à obtenir , est cependant celle où se rencontre un
168 MERCURE DE FRANCE .
plus grand nombre d'écrivains du premier ordre , on
ne peut nier cette conséquence qu'il en tire : que si
l'histoire réclame l'emploi d'un grand talent , nul autre
genre n'en favorise mieux les inspirations , et n'en consacre
plus solidement la gloire.
De tous les débris des nations , épars sur la terre , ceux
de Rome sont incontestablementles plus favorables à ces
inspirations du génie : « La cendre de cette reine antique
de l'univers ( dit M. Lestrade avec autant de vérité que
d'élégance) , est , pour l'histoire , ce que la cendre d'Ilion
estpour lapoésie. » Là toute idée est un souvenir,
toute pierre est un monument; vivant , vous n'y existez
qu'au milieu des morts , et la grande ombre du passéy
jette mille fois plus de chaleur et d'éclat que la froide
et pâle lumière du présent .
C'est dans cette disposition d'une âme forte et mélancolique
, au milieu des ruines de Rome , que l'auteur
des Nuits romaines a conçu le plan de son ouvrage,
que j'indique ici dans les propres termes du
traducteur.
« Au lieu de nous conduire par les routes battues
d'une narration méthodique , l'auteur nous transporte
tout-à-coup au milieu de ses personnages ; il nous asso
cie à leurs entretiens , nous fait entrer dans leurs passions
, et réalise , pour l'esprit enchanté , le plus beau
de tous les rêves , celui de se croire contemporain des
grands hommes dont les noms et les gestes occupent si
glorieusement l'histoire depuis Romulus jusqu'aux
temps modernes. >>>
Dans un second article , je me propose d'examiner
jusqu'à quel point ce cadre phantasmagorique s'accorde
avec la gravité de l'histoire , et sur- tout avec la vérité,
qui doit en être et l'objet et la base ; je me borne ,
terminant celui- ci , à contester au traducteur , non
en
le
OCTOBRE 1817 .
169
mérite réel de l'ouvrage , que je me hâte de reconnaître,
non l'élégance fidèle de sa traduction , où toutes les
beautés de l'original sont conservées , et quelques défauts
de style corrigés avec un goût très-remarquable
mais le but moral qu'il croit yvoir , et l'espèce d'avantagequ'il
voudrait en tirer contre la séduction qu'exerce
sur l'esprit de la jeunesse studieuse, l'exemple de ces
Romains , de ces maîtres du monde , qui surent affermir
par les lois , par les lettres et par les arts , l'empire
qu'ils avaient fondé par les armes , et qui ne cessèrent
d'être grands qu'en cessant d'être libres .
Cette vérité historique , que
Montesquieu a si magnifiquement
développée dans le plus beau monument
qu'ait élevé le génie de l'histoire , est empreinte dans
toutes les pages du livre du comte Alexandre Verri ;
tout y respire , je ne dirai pas l'amour , mais le fanatisme
de la patrie , de la gloire et de la liberté ; tout ,
jusqu'aux séditions des Gracques , jusqu'aux fureurs de
Marius , jusqu'à l'assasinat de Brutus , trouve en lui ,
sinon un apologiste de ces crimes politiques , du moins
un défenseur de la liberté , au nom de laquelle ils ont
été commis . Cicéron est le véritable héros de cette histoire
poétique , et dans l'espèce de
controverse qui
s'établit entre les ombres
romaines , il est aisé de voir
que c'estdans la bouche de ce grand orateur , que l'auteur
italien place de préférence les maximes politiques,
morales et religieuses , qu'il cherche à faire prévaloir ;
et ces maximes , où les idées
religieuses sont présentées
sous les formes indécises du
pyrrhonisme , décèlent une
haine profonde pour la tyrannie , dans le sens le plus
étendu que les anciens donnent à ce mot , l'amour des
vertus
républicaines ; quelquefois même dans ce qu'elles
ont de plus farouche , cet
enthousiasme de la gloire
170
MERCURE DE FRANCE.
qui pose en principe que , là où l'héroïsme n'a point
d'autels , la vertu n'a point d'empire .
Le coup d'oeil que le traducteur jette dans sa préface
, sur le plan de l'ouvrage original , et sur le but
philosophique qui le distingue , le conduit à un parallèle
entre Bossuet et Montesquieu , recherchant tous
deux les causes de la grandeur et de la décadence
des Romains. Ce morceau remarquable par des aperçus
neufs , par un rapprochement ingénieux des différentes
élévations du haut desquelles ces deux grands
écrivains ont mesuré le même sujet , arrêtera nécessairement
l'attention du lecteur.
D'un point de vue intermédiaire , l'auteur des Nuits
romaines , sans embrasser une aussi vaste pensée ,
semble pourtant agrandir encore le colosse romain
dont il anime les débris .
Je sais qu'en résumant ses discours, l'auteurveut qu'on
en conclue : << que le peuple romain eût plus de grandeur
que de vertus , plus de gloire que de bonheur ;
qu'il fut oppresseur par principes , destructeur par caractère
, étonnant par ses succès ; qu'il allia tour-à-tour
l'héroïsme à l'injustice , la générosité aux forfaits ,
l'élévation des sentimens à toutes les fureurs . » J'étais
de l'avis de l'auteur avant de connaître son ouvrage ,
et j'en suis encore , même après avoir lu son livre ,
qui me semble ( quoi qu'il conclue ) , plus propre à
augmenter qu'à affaiblir l'enthousiasme qu'inspire en
core le nom romain , depuis le dernier Tarquin jusqu'au
second César exclusivement.
Ce dont il m'est impossible de convenir avec l'auteur
et le traducteur des Nuits romaines , c'est que la
chute de l'empire assura le repos des nations , et fut
un bienfait pour l'univers . Dix siècles de la plus épouvantable
barbarie , durant lesquels le monde fut en
OCTOBRE 1817 . 171
proie auxfléaux de Dieu ( pour donner à tous le nom
d'un seul ) , où l'Europe vit s'éteindre le flambeau
des lettres et des arts , sous les ruines de toutes les
institutions sociales , où les peuples n'échappèrent au
joug glorieux des Romains que pour tomber dans
l'abrutissement du plus honteux esclavage : cette longue
périodede crimes, de ravages, de bassesses et d'ignorance
qu'amena la chute de l'empire romain , me semble
prouver assez clairement que cette grande catastrophe
n'assura pas le repos du monde , et nefut pas un
bienfait pour l'univers .
JOUY.
VARIÉTÉS .
SUR SAINT- LAMBERT .
Si un homme de lettres pouvait se faire une glorieuse
destinée par la seule ambition de ses voeux , il devrait
se dire : je donnerai à ma nation , je laisserai à la postérité
un beau poëme et un grand ouvrage de philosophie
: tel est le genre de satisfaction , avec lequel
l'auteur des Saisons et de la Morale Elémentaire a pu
terminer une vie , justement honorée de toute la considération
de ses contemporains .
On a étrangement méconnu son ouvrage d'une Morale
Elémentaire , publié à l'époque de la réaction contre
la philosophie du dix-huitième siècle ; cette réaction
qui a dignement marqué le règne de Bonaparte. Ce
172 MERCURE DE FRANCE .
précieux ouvrage , encore enveloppé de l'indifférence
publique , aurait passé sans honneur , si son mérite
n'avait été relevé par deux écrivains , qui se sont honorés
eux-mêmes par les deux excellens extraits qu'ils
en ont donnés , en bravant ce décri général : Ræderer
et Chénier.
C'est par l'autre siècle , celui sous l'inspiration duquel
il avait été écrit , que je veux le faire juger : je
me rappelle encore assez bien ce temps pour le remettre
en action sur un livre .
Ces hommes passionnés de l'idée de rendre les lettres
et la philosophie des moyens plus directs de l'améliotion
sociale , se seraient emparés de celui-ci , comme
de l'accomplissement d'un de leurs voeux ; ils l'eussent
préconisé avec la douce chaleur de cette philantropie ,
à laquelle alors toutes les âmes étaient ouvertes ; ils
l'eussent recommandé , avec l'autorité de leur gloire ,
aux gouvernemens , aux pères de familles , aux instituteurs
, aux élèves .
Il faut tout avouer néanmoins : la détraction se serait
fait entendre , à côté de l'approbation ; car ce temps
réunissait de tout .
Les beaux esprits auraient allégué leur ennui sur un
ouvrage où n'abondent pas les saillies et les épigrammes;
quoiqu'il ne manque pas de ces peintures du
monde , où les hommes frivoles sont mis à leur place.
Les penseurs à prétention n'auraient reconnu que les
idées de tout le monde dans cet ouvrage , dont le mérite
est d'avoir formé une science des idées de tout le
monde.
Les esprits faux se seraient courroucés d'une doctrine
qui ne laisse plus rien pour la dispute .
OCTOBRE 1817. 173
Les enthousiastes auraient repoussé une morale où
ne se retrouvent plus que les illusions , qui naissent de
la nature , et s'associent aux vérités mèmes .
Le clergé, supposant par un vieil usage , ce qui n'était
pas, aurait crié à l'athéisme.
Les parlemens , à la subversion des bonnes moeurs ,
parce que les jansénistes ne les plaçaient que dans un
orgueilleux rigorisme .
Les ministres , tourmentés dans les deux sens , auraient
attendu le grand flot de l'opinion dominante.
Les femmes l'eussent sérieusement aimé , pour elles
et leurs enfans , malgré le tour un peu satyrique du
chapitre qui les regarde , parce qu'elles y auraient
trouvé une instruction , qui satisfait le coeur , et qui se
sert des passions mêmes pour les modérer.
Les jeunes gens se seraient senti l'esprit plus libre en
plus juste , l'âme plus vive et plus constante pour le
hien, un instinct de conscience plus développé , après
l'avoir adopté comme un objet chéri de leurs études .
Le docteur de Sorbonne , qui l'aurait fulminé , l'eût
cependant rencontré sans colère , comme sans étonnement
, sur les bancs des colléges.
Le magistrat , qui eût concouru à en défendre la lec
ture , entraîné par d'illustres exemples , n'eût pas été
des derniers à en essayer l'effet sur son fils.
Après quelque temps d'épreuve , le ministre se serait
entendu avec les intendans , pour en séparer la partie
populaire , et la faire distribuer , sans scandale , dans les
petites écoles .
Ce n'était pas tout-à-fait un mauvais temps que ce
temps actif et fécond , où le bien prospérait par tout ce
qui le traversait .
:
174 MERCURE DE FRANCE.
J'ai cependant à faire ici la part de la critique : cet
ouvrage plein de la meilleure philosophie ; d'une étude
supérieure de la nature humaine et du cours social ; où
des parties sont éminemment bien faites , manque en
général de fusion dans son ensemble et de cette verve
continue, qui entraîne le lecteur : en prose et en vers ,
ce fut l'imperfection naturelle de l'heureux talent de
l'auteur.
Son ouvrage de morale et l'Emile de Rousseau portent
sur le même fonds .
Avec cet exquis de la raison , l'Emile serait le meilleur
livre du siècle , comme il en est le plus éloquent.
Il en serait de même du livre de Saint-Lambert , s'il
avait cette chaleur vivifiante .
Nul philosophe n'a mieux vú , n'a mieux senti dans
certains objets qui l'illuminaient et le pénétraient ; il
est égal à ce qu'il y a de mieux dans tous ses morceaux
d'inspiration ; mais , après , il tombe dans une marche
commune : il se traîne d'un objet à l'autre ; son génie
défaillait à la fusion des masses ; toujours vrai , toujours
pur et naturel , il n'est penseur et poète original que
par morceaux , et par momens ; mais il est l'un et
l'autre .
La partie politique de son grand ouvrage est au-dessous
de lui ; c'est une production de vieillesse , où l'auteur
retourne à son enfance , oubliant les acquisitions
de sa propre virilité.
Cependant son analyse de la sociétédoit rester comme
un pas de plus dans cette science. C'est là où il a le
mérite d'avoir le premier pris en considération ; dans le
jeu des divers gouvernemens , l'influence des penchans
1
1
OCTOBRE 1817. 175
naturels et sociaux de la nature humaine ; là il s'élève
àdes aperçus neufs et à des résultats féconds .
Son Cathéchisme de morale est un chef-d'oeuvre ,
par la meilleure réunion de la vérité , de la simplicité ,
de l'intérêt nécessaire ; c'est une production sans modèle
et qui accomplit tout l'objet ; si ce n'est peut-être
qu'elle ne comprend pas toute la matière.
On a peut-être placé trop haut ses poésies fugitives ,
distinguées néanmoins par une teinte aimable, qui leur
est propre.
En revanche , on n'a encore donné nulle place à ses
Contes philosophiques et à ses Fables orientales ; et
c'est là où tout est exquis et parfait. L'originalité native
de ce petit recueil me parait le placer entre les morceaux
du même genre , de Fénélon et de Bernardin de
Saint-Pierre. Grim seul , dans le dernier siècle , s'est
aperçu de ce que valait cette portion négligée d'un excellent
volume.
Tout est dit , à peu près , sur le poëme des Saisons.
J'accorde de la monotonie dans les tours et les tons ,
et des morceaux longs et froids . Cela prouve seulement
, que ce poëme ne doit pas étre lu d'un seul
trait ; et qu'en le relisant , il faut passer ce qui ne
peut que déplaire ou ennuyer. Mais aussi combien
de morceaux enchanteurs et sublimes et dans tous
les genres ! Jamais les impressions morales n'ont mieux
été unies aux impressions physiques ; jamais la phiłosophie
n'est mieux née de la poésie ; c'est là qu'elles
ne paraissent qu'un méme don , une même faculté.
Je ne mets point Saint- Lambert ni au-dessus , ni audessous
de Thompson ; l'un est plus poète : l'autre est
mieux poète.
176 MERCURE DE FRANCE .
Ce počme se place entre la Henriade , et l'Imagination
de Delille ; tous ouvrages éternels, avec de grands
défauts.
SUR TURGOT.
Un homme de beaucoup de mérite a dit sur Turgot :
« Ce ministre avait des idées libérales et des vues
u profondes ; mais ce qui est un inconvénient grave
« en administration , il jugeait peut-être trop des
<<bommes par les choses , et pas assez des choses par
dles hommes. >>>
Ce n'était pas , ce me semble, par un jeu de mots,
que devait s'exercer la censure sur un si grave objet.
Au moins le jeu de mots devait-il présenter une idée
distincte ; je vois bien que celle-ci prétend énoncer
un grand résultat ; mais plus on le cherche , moins on
le trouve ; cela est vrai , du moins pour moi , qui ne
puis concevoir ce que c'est que juger des hommes par
les choses , et pas assez des choses par les hommes.
On a dû s'étonner d'une pareille pensée dans un écrit ,
distingué d'ailleurs par la justesse et le bon esprit .
Chose étrange ! le plus bel hommage pour la mé
moire de ce grand homme était tout préparé dans ce
vaste tableau des troubles précurseurs de la révolution ,
qui forme la troisième partie de l'écrit dont je parle ;
il ne s'agissait que de compléter le tableau , en en
tirant la conséquence nécessaire.
On y voit que tout croulait dans la monarchie ; que
tout y était en confusion , en contradiction ; qu'il fallait
la refaire , pour la conserver; qu'il n'y avait de moyen
d'éviter une révolution par le peuple , que de la faire
par le roi.
OCTOBRE 1817 .
ז י ר
ROYAL
205
C.
A une pareille époque , le sauveur de la France était
donc le philosophe homme d'état , l'homme courageux ,
le ministre citoyen , qui ne voulait de limites à l'autorité
suprême que dans les droits du peuple ; qui ne
concevait pas la sûreté de son obéissance à part de lu
mières publiques , qui voulait les accroître à la fois et
dans le peuple et autour du trône , pour qu'on sût
tout ensemble faire le bien et l'accepter ; que l'admi
nistration s'éclairat avec les sages ; mais vérifiât et épurât
avec circonspection leurs vues , avant de les admettre
dans les lois ; qui assignait pour principe aux innovations,
le besoin ; aux réformes , l'équitable dédommagement
; et à toutes les opérations du gouvernement .
la justice.
Tout atteste que la postérité, n'est pas encore venue
pour un tel homme , égal d'ailleurs à tout son siècle
par l'étendue et la variété du génie , et digne des plus
beaux temps de l'antiquité par la perfection du caractère.
Turgot , au dire de Malesherbes , offrait une belle
et haute réunion du génie de Bacon et de l'âme de
l'Hôpital .
LACRETELLE ainé.
muimuimnims
TIMBRE
SEINE
ANNALES DRAMATIQUES .
Dans le nombre des pièces nouvelles qui se sont ra
pidement succédées depuis quelques jours , il en est
quelques-unes qui avaient occupé les amateurs , mêm
avant la représentation , et auxquelles la foule s'est
empressée d'accourir lorsqu'elles ont paru. Le grand
opérades Danaïdes , laissé long-temps en oubli , avait
12
178 .. 19 MERCURE DE FRANCE.
pour beaucoup de monde l'attrait de la nouveauté ;
nous aurons soin de lui consacrer un article ; mais
comme le genre particulier de cet ouvrage exige des
détails assez étendus , nous préférons nous borner à annoncer
aujourd'hui la réussite de cette reprise , et commencer
par entretenir le lecteur d'une grande composition
dramatique qui doit inspirer un intérêt plus
général.
On connaît cette bizarrerie de quelques hommes qui
veulent tirer avantage de l'inaction où les a réduits leur
inutilité , et qui présentent aujourd'hui , comme un droit
aux faveurs , le repos dont ils ont joui. Ce travers a été
déféré au tribunal de Thalie , et condamné à la risée du
public. C'est un ridicule enfanté par la manie des grandeurs
, que M. Duval vient de caractériser d'une manière
digne d'éloge dans la comédie en cinq actes et en
vers qui a été jouée mardi, dernier au Théâtre-Français.
Cet ouvrage augmentera la réputation de son auteur ,
et elle suffirait pour lui en mériter une .
En traitant ce sujet , M. Duval paraît avoir eu l'intention
, plutôt de peindre un homme vain qui désire ,
par ostentation , dd'' acquérir des titres et des honneurs ,
qu'un ambitieux , proprement dit , qui aspire à l'exercice
d'une grande autorité. Cette distinction est juste ,
et l'on voit, en effet , bien des gens attacher plus de
prix aux prérogatives des places qu'aux fonctions qui y
sont attribuées. Montgéran , principal personnage de
la pièce , est de ce nombre ; il veut qu'on le salue , dit
un de ses valets. C'est un homme d'environ cinquante
ans , riche , qui a vécu long-temps dans la retraite ,
et qui demande ,"à tout prix , à être quelque chose
par cette seule raison qu'il n'a jamais rien été ; pour
y parvenir , il se jette dans la société des grands
seigneurs , consume sa fortune et sa santé , se prive
du sommeil et devient meme insensible aux atteintes
de la goutte , lorsqu'il faut courir après la faveur ,
ou se tenir debout dans une antichambre dorée. Sa
manie est encouragée par une comtesse , intrigante
hardie , qui s'entremèle dans toutes les affaires,, etpour
tout le monde. Elle lui accorde son crédit , lui fait es
pérer une place de conseiller d'état , et , pour son
OCTOBRE 1817 .
179
propre compte , elle se flatte de devenir sa femme .
Montgéran n'est que trop disposé à conclure ce mariage ,
mais en même-temps il pense que sa prochaine élévation
ne lui permet plus de consentir à celui de sa
soeur Amélie , jeune personne fort sensée , dont il a luimeme
offert la main à Merval son ancien ami. Ce
Merval est un homme d'un caractère plein de franchise
et de loyauté ; doué de talens supérieurs , il s'est
aequis une grande réputation par ses ouvrages politiques.
Il habite la province , mais il est venu à Paris
pour terminer son mariage , et en outre pour arrêter
l'édition d'un dernier écrit qu'il se proposait de
faire paraître , et qu'il se décide à supprimer pour
ne pas s'exposer à des persécutions. Il n'a gardé de
son ouvrage qu'un seul exemplaire qui va servir de
base à l'action de la pièce. Montgéran veut
brochure ; son ami ne balance pas à lui remettre lire la
l'exemplaire unique , mais il lui recommande de le
considérer comme un dépôt , et de ne point s'en des
saisir. La comtesse qui survient montre son étonnement
en entendant prononcer le nom de Merval ;
et , lorsqu'il est sorti , elle apprend à Montgéran
que la place qu'elle sollicite pour lui, dans le conseil ,
paraît être destinée à Merval , qui cependant ne l'a point
demandée ; Montgéran ne peut le croire , parce que son
ami asans doute mécontenté le gouvernement en frondant
les abus ; à cette occasion , il parle de la dernière
brochure qui est entre ses mains. La comtesse entrevoit
un moyen d'en faire usage ; elle la demande; Montgéran
refuse de la lui confier; mais l'ayant aperçue sur
un bureau , la comtesse s'en saisit , l'emporte , et fait
si bien qu'en trompant Montgeran lui-même , elle par-
Vientàlaremetreau ministre ; celui-ci demande qu'il lui
en soit fait unprompt rapport. Montgéran, instruitpar la
comtesse de ces démarches , lui adresse de violens reproches
, mais elle lui ferme la bouche , en lui annonçant
que dans une heure la place qu'il désire lui sera
accordée ; elle va mème à l'instant s'informer des progres
de cette affaire . Montgéran , plein de confiance
dans le succès , affecte avec Merval des airs de hauteur
qui deviennent encore plus insultans , lorsque son valet
12
180
MERCURE DE FRANCE .
vient, de la part de la comtesse, lui rapporter la brochure, et lui apprendre par un billet sa nomination. A cette nouvelle , il retire formellement à Merval la promesse qu'il lui a faite de la main de sa soeur. Merval , déjà fort irrité , exprime son indignation , en apprenant par son imprimeur que le ministre a vu la brochure ; il ne doute pas que Montgéran ne se soit rendu coupable d'infidé- lité ; en le revoyant , il exige la remise de cet écrit , et Montgéran le lui rend avec toute la dignité d'un homme irréprochable. Merval , désespéré d'avoir soupçonné son ami, lui témoigne de vifs regrets et se réconcilie avec lui. Mais alors , Amélie demande à connaître le titre de l'écrit. Merval veut le lui montrer , il l'ouvre , ct voit la note que le ministre a tracée pour demander le rapport. Montgéran est confondu , la comtesse qui entre devient l'objet de tous les reproches ; un message du ministre est apporté. Nul doute que ce ne soit un ordre d'arrestation
contre Merval ; quel est son éton- nement ! il est nommé membre du conseil, il épousera Amélie ; la comtesse prend gaiement son parti et rit de bonne grâce de la supercherie du ministre. Montgéran reprend courage et forme le projet de se retirer dans une terre où il écrasera de son luxe tous ses voisins , et
se consolera de sa mésaventure , en pensant :
«Qu'il vaut mieux être , ainsi que l'a dit un grandhomme, « Le premier dans un bourg , que lesecond dans Rome.
Ce précis de l'action a pour objet d'en montrer la simplicité ; elle est habilement ourdie ; les fils en sont délics , et cependant ils se rattacheut solidement. Le dépôt de la brochure , et la violation de ce dépôt , forment le fond de la fable ; et ce moyen est si simple , qu'il faut savoir gré à l'auteur d'en avoir tiré des situa- tions inattendues , pleines d'intérêt , et qui ne manquent
pas de force. C'est sans doute un mérite de n'avoir pas surcharge la pièce d'incidens ; toutefois elle est trop dépourvue de mouvement
dans les deux premiers actes , et c'est
un défaut. Les caractères sont bien prononcés , et combinés de la manière la plus propre à les faire ressortir. Montgé- ran, livré à des combats continuels , s'efforce en préOCTOBRE
1817 . 181
sencede l'homme de bien , de justifier ses torts ; et ,
en présence de la comtesse , il défend pied à pied le
peu de sentimens honnètes qui lui restent , ce qui le
rend doublement misérable , et donne plus de force à
la moralité de l'ouvrage. Tout honnête homme voudrait
ressembler à Merval ; quant à la comtesse , elle
ressemble à beaucoup de femmes ; c'est faire l'éloge
du role , mais non pas de la société.
La couleur comique ne domine pas dans l'ouvrage, et
le rire n'est guère excité que par des portraits satiriques
, sauf dans une ou deux situations.
Le style est riche de pensées ; il a plus de nerf que
de grâces .
Dans une scène , Montgéran parlant à Merval de poésie
, lui adresse cette question :
Seraient- ils bons tes vers ?
-Mais ils ont la mesure.
Et m'amusent autant que les vers du Mercure.
répond Merval , avec toute la modestie d'un poète .
-Nous remercions l'auteur de s'ètre occupé de nous
en si bonne et si nombreuse compagnie ; mais nous lui
dirons , toute modestie à part , qu'il y a dans sa pièce
biendes vers que nous balancerions à publier.
Le succès n'a pas été un seul moment douteux : la
pièce est bien jouée par mesdemoiselles Mars et Dupuis,
MM. Baptiste aîné et Damas ; les deux rôles de
valets sont peu remarquables .- Nous n'avons rapporté
ici que les impressions produites par la première représentation;
nous nous proposons de revenir sur cet ouvrage
, et d'en faire l'objet d'un examen plus approfondi.
Passons à une autre nouveauté .
Ce qui a dû causer le plus de surprise à la première
représentation de la Clochette ou le Diable Page , joué,
samedi dernier , à Faydeau , c'est , sans contredit le
succès que cette pièce a obtenu . A la vérité , tous les
trépignemens du parterre et tous les cris d'admiration
n'étaient pas désintéressés , mais il faut excuser MM. les
sociétaires. Après avoir commis la faute de recevoir
l'ouvrage , ils en auraient fait une bien plus grave s'ils
s'en étaient reposés uniquement sur son mérite pour
recouvrer les avances considérables que leur ont coûté
182 MERCURE DE FRANCE .
les décorations , les machines et les costumes. Quant aux
auteurs , ils ne se sont pas mis en frais d'imagination ,
Tout le monde sait que le sujet de la Clochette n'est
autre que le conte fort amusant de la Lampe Merveilleuse
; mais personne ne s'attendait que , dans un sujet
aussi fécond , on pût trouver le secret d'ennuyer pendant
la durée de trois actes : c'est un vrai tour de force;.
les auteurs l'ont pourtant exécuté : voyons comment ils
s'y sont pris.
,
L'auteur des paroles a voulu marier Azolin , possesseur
de la clochette merveilleuse avec Palmire , fille
d'un souverain : il lui donne , pour rival , un courtisan
nommé Bédour , espèce de niais de mélodrame , ce qui
ne laisse pas de relever beaucoup la gloire d'Azolin , s'il
parvientà l'emporter sur un tel rival. Pendant un acte et
demi, Azolin réussit dans tout ce qu'il entreprend , par
la vertu de sa clochette ; mais il l'oublie sur le trône
du roi , et cet oubli si naturel est le moyen ingénieux
qui a été employé pour la faire passer au pouvoir de
Bedour; le hasardlui en fait connaître la puissance ; il
en fait usage pour faire disparaître la princesse au moment
où elle va s'unir à Azolin; et il la transporte dans
un palais inaccessible , où l'on voit arriver sans obstacles
plusieurs pélerins qui demandent l'hospitalité.
Comme de raison , Azolin est parmi eux ; déjà même il
a vu Palmire depuis l'enlèvement , et s'est concerté avec
elle pour reconquérir le talisman ; Palmire a demandé
àsonravisseur de lui faire donner l'explication de quel
ques caractères qui y sont gravés. Pour la satisfaire ,
Bedour remet la clochette aux pélerins , elle passe de
main en main , et parvient dans celles d'Azolin , qui
s'en ressaisit , et reprend son autorité sur le Diable , en
même temps qu'il retrouve sa maitresse. (
Plus cette analyse aurait renfermé de détails , et
mieux elle aurait prouvé que l'auteur du poème ne
s'est pas même donné la peine de chercher des combinaisons
raisonnables . Un opéra-comique , surtout quand
lá magie s'y trouve mélée, ne doit pas être examiné
rigoureusement ; mais il faut toujours que ce qui
lui manque en régularité , soit racheté par des situations
attachantes , par la gaîté et par l'esprit ; il faut
sur-tout que la musique soit assez habilement adaptée
OCTOBRE 1817 . 185
4
à la piece pour en cacher les défauts ou les faire supporter.
Ce n'est pas tout-à-fait ce qu'on voit dans laClochette;
le musicien ne s'est fait remarquer avec avantage
, qquue dans deux ou trois morceaux; ceux où il a
manqquuee totalement d'effet sont bien plus nombreux;
jeme borne à citer l'air que chante Paul : Oma Palmire
, je t'adore ! Cet air devrait peindre une sorte
d'ivresse amoureuse , et le musicien lui a donné une
expression de férocité. Dans la même scène , qui ,
pour le dire en passant , est sans aucune utilité pour
l'action, Palmire tient dans ses mains une lyre enchantée;
cette donnée offrait au musicien des motifs dont
iln'a pas su profiter. On peut dire que la musique et les,
paroles ne sont que secondaires dans cet ouvrage , dont
machine et les décorations font tout le mérite . Il peut
plaire aux personnes qui aiment mieux voir les acteurs
arriver et partir par une trappe que par les coulisses ;
mais comme pour satisfaire leur goût , il n'est pas nécessaire
d'avilir un de nos grands théâtres, il faut les prévenir
qu'ellesjouiront de ces surprises aux boulevards , à
meilleur marché , et les engager à ne pas venir à Faydeau
favoriser l'introduction du mélodrame , au préjudíce
du véritable opéra-comique , genre tout-à-fait national
, auquel nous devons les progrès que la musique
afaits en France depuis un demi-siècle.
L'auteur des paroles est M. Théaulon , et le compositeur
M. Herold.
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 17 au23 octobre.
هن
C'était jadis le bontemps des cabinets. Qu'un gouvernement
s'agitât , qu'un autre se mit en observation ,
que des bruits de guerre s'élevassent tout-à-coup au
184 MERCURE DE FRANCE .
milieu du silence d'une profonde paix , que nous importe
? disaient les peuples ; laissons faire ceux qui gouvernent.
Et pourtant c'était les peuples qu'on se disputait.
Il en est tout autrement aujourd'hui , que le parterre
s'est exhaussé presque au niveau du théâtre , et
que les spectateurs se confondent quelquefois avec les
acteurs . Un petit armement sort de Revel ; que va-t-il
faire? Voilà toutes les conjectures en campagne.-Mettre
à la raison les barbaresques , dit l'un : c'est-à-dire aller à
la rencontre de la peste. Forcer les Dardanelles , et venger
Czerni-Georges , dit l'autre : c'est- à- dire mettre
tout en feu , pour la cause d'un aventurier. Renforcer
les armées espagnoles en Amérique , dit un troisième :
c'est-à-dire se consumer sans fruit , sous un ciel ennemi.
Nous y voilà , disent quelques-uns ; la flotte russe va se
vendre ; le gouvernement espagnol l'achète ; cependant
les journaux officiels , semi- officiels , d'opposition , se
jettent dans la mêlée. La Gazette universelle élève un
cénotaphe à Czerni-Georges ; et l'Observateur autrichien
la semonce sur ses douleurs et sur ses craintes . Le
Morning- Chronicle sonne le tocsin d'alarme , pendant
que le Courrier , devenu tout benin , prodigue même
aux États -Unis des marques d'intérêt. Avez-vous recours
au thermomètre ? il est au variable , comme celui de
M. Chevalier. Les fonds haussent , les fonds baissent ;
les récoltes de la bourse ne sont pas plus sûres que les
autres . Prenez-vous pour base les protestations diplomtiques
? Le président des Etats- Unis proteste de sa
bonne intelligence avec son ennemi le plus ancien ;
mais il augmente sa marine. L'Angleterre est neutre ,
parfaitement neutre , aussi neutre que le Danemarck ,
qui s'est fait une loi constante de l'être ; et pourtant un
général insurgé fait des recrues à Londres , et multiplie
les commandes ; et offre une grande dignité à ungrand
seigneur anglais qui ne dit pas non ; et les dollars pleuvent.
Portez-vous vos regards sur les mouvemens des
cabinets ? Trois conseils coup sur coup à Londres ;
échange fréquent de courriers , capiat qui poterit.
PORTE OTTOMANE. -Ce vieil édifice aura peine à
résister au torrent de la civilisation . Le Grand-Seigneur
paraît avoir la conscience de ce danger. On voit qu'il
s'efforce d'introduire dans ses états quelque chose d'en
OCTOBRE 1817 . 185
ropéen. Mais ses pensées ne se tournent guère que vers
la tactique. Il est vrai que Pierre-le-Grand commença
ainsi ses réformes. Mais Pierre-le-Grand n'avait pas un
sérail.
La tête de Curd-Osman pacha venait d'être exposée ,
et déjà le dérebey Tudschi-Oglou était en pleine révolte.
Des troupes s'embarquent contre lui. Le pacha
d'Egypte ne serait pas aussi facile à réduire , s'il aspirait
en effet à l'indépendance , comme onlui en suppose le
dessein . Mais sait-on s'il est ami ou ennemi ? Le divan
le ménage , après l'avoir outragé. Est-il d'intelligence
avec le Grand-Seigneur , dont la puissance en Afrique
n'est depuis longtemps qu'un vain nom ? Ceci s'accorderait
assez avec ses armemens contre les puissances
barbaresques. Aspire-t-il en effet à l'empire ? On le croirait
à la solennité de ses ambassades. N'aurait-il voulu
que se maintenir dans son gouvernement , en s'y rendant
nécessaire ? Qu'il y prenne garde ; il est dangereux
de se faire craindre.
La sultane Validé est morte. C'était , dit- on , une française
créole. Cette origine du Grand-Seigneur expliquerait
peut-être autant que la politique , sa galanterie
envers l'impératrice d'Autriche. Lors du passage de
cette princesse au vieux Orsova , le pacha du nouvel
Orsova lui a présenté de la part de son maître des
shalls et des essences .
COURONNES DU NORD . - Le Danemarck défend à ses
colons de l'ile Saint-Thomas , de prêter le moindre secours
aux insurgés espagnols. C'est une règle de conduite
qu'il s'était déjà tracée dans la guerre de l'indépendance.
La destination de la flotte de Revel est toujours douteuse.
Ceux qui l'envoyent à Cadix placent obligeamment
des pilotes sur son passage , pour la diriger dans
de nouvelles mers. Mais si tel était le but, pourquoi ce
départ des troupes espagnoles de l'Andalousie pour
l'Estramadure ? Quoiqu'il soit bien constant que la
Porte redouble d'efforts afin de mettre les Dardanelles
à l'abri d'une attaque , on persiste à éloigner les conjectures
de ce point. Le gouvernement russe vient
d'ouvrir un emprunt qui se remplit avec facilité.
Les Suédois se mettent au régime. Plus de café ni de
186 MERCURE DE FRANCE .
liqueurs , et bientôt plus de Bourgogne, ni de Champagne.
Dans un des numéros précédens , j'ai donné ,
sous l'autorité d'un grand nom , les raisons qui justifient
en Suède ,des mesures dangereuses ou ridicules partout
ailleurs . A ces raisons tirées des lois du commerce,j'en
pourrais ajouter d'autres , prises du caractère des habitans:
Les Suédois sont très-portés à l'ostentation et àla
dépense; les artisans comme les bourgeois , les bourgeois
comme les nobles . Il n'a rien moins fallu que l'autorité
des lois pour empêcher les gens vivant noblement
de payer de toute leur fortune les modes françaises.
Cet amourdu luxe est un fléau dans un état qui n'a guère
que de la monnaie de cuivre , et qui ne fait presque
point de commerce qui ne lui soit désavantageux .
Ce pays est menacé d'une crise par les finances. Le
bureau d'escompte de Malmoë a suspendu ses paiemens.
Les directeurs sont en fuite. Dans cet embarras , le roi
convoque une diète extraordinaire. D'un autre côté ,
deux partis qui prennent le nom , l'un de royaliste et
l'autre de contitutionnel , troublent la Norwege , s'ils ne
la déchirent pas . Le prince Oscar voyage , par ordre du
roi , dans les différentes cours d'Europe , en commençant
par l'Angleterre . On veut qu'il s'instruise en détail du
grand art de gouverner , qui , en somme , se réduit à
ceci : ne séparez jamais vos intérêts de ceux de vos
sujets , si vous ne voulez qu'ils séparent leurs intérêts
des vôtres . - Il n'y a point eu d'été dans quelques cantons
de la Russie .
ALLEMAGNE . -Esprit constitutionnel , esprit de to
lérance , esprit d'union et de fraternité , voilà maintenant
l'Allemagne , à quelques cantons près. Il est possible
qu'une révolution politique s'y prépare ; mais elle
sera morale en même temps. Les églises réformées sont
près de n'en faire qu'une . La prochaine fète séculaire
serait digne de Melanchton. Ce sont des paroles vrai
ment royales , que ces paroles du roi de Prusse : « Puisse-
« t-il être rapproché ce temps des promesses divines ,
« où tout doit former un seul troupeau , sous un seul
pasteur , dans une seule foi , un seul amour , et une
« seule espérance. »
Il entre sûrement du patriotisme dans ces ligues
absurdes du fabricant contre le consommateur , qui sont
OCTOBRE 1817 . 187
pajourd'hui la maladie de l'Allemagne. Je ne sais s'il
faut approuver ou blâmer les recrues dispendienses faites
dans les ateliers de Manchester et de Birmingham . Si
l'Allemagne pouvait tout-à-coup depeupler ces ateliers ,
ce sacrifice d'argent ne serait pas mal entendu. Mais
quelmal fera-t-elle à sa rivale , en la délivrant de quelques
bras inutiles ? Car les ateliers manquent plutôt aux
ouvriers , que les ouvriers aux ateliers. Il me semble
qu'avant de se metttre ainsi en état d'hostilité contre
une industrie supérieure , un pays manufacturier devrait
s'inquiéter d'abord si toutes les données sont égales , et
lesfacilitéspour acquérir les matières premières , et le
sol, et le ciel, et les eaux , et les capitaux disponibles .
Mais ce qui vaut mieux qu'une bonne spéculation
commerciale , ce qui peut réparer un jour les spéculations
hasardées , c'est l'établissement du système représentatif
dans tous les Etats dont l'Allemagne se com
pose. Ainsi l'ordonne l'acte de confédération. En vain
l'orgueil murmurerait , la nécessité parlerait plus haut
que lai .
- Toute l'Allemagne a les regards fixés sur le duc
de Saxe-Veymar. Il a réduit les impôts , se promettant
bien de les réduire encore , lorsqu'une partie de
ceux qu'il maintient aura servi à éteindre la dette. Il
accorde à son Etat la liberté indéfinie de la presse ; il
supprime sa garde , c'est-à-dire qu'il s'abandonne à
l'amour de ses sujets. Ce ne sont pas la seulement de
belles actions , ce sont d'excellens calculs.
- La gelée a fait périr les légumes dans le Hanovre.
Stutgard souffre beaucoup de l'hiver précoce qui s'annonce
par des neiges. Les vendanges , en Hongrie ,
i promettent beaucoup.
| ANGLETERRE .- L'industrie de l'Angleterre est à son
apogée. Ceux qui visitent ses ateliers de Glascow , de Liverpool
, de Birmingham , de Shaffield , de Nottingam ,
s'émerveillent de leur prospérité. En peut-on dire autant
de ses finances ? Il est clair que le gouvernement cherche
à faire des capitaux par quelque autre voie que les
subsides , s'il propose , comme on dit , aux propriétaires
des cinq pour cent d'éloigner la liquidation pendant
un certain nombre d'années , moyennant un prix con-f
188 MERCURE DE FRANCE.
venu. Cela rapporterait , dit-on , neuf millions sterling.
La situation politique de ce pays change , mais en
mal. Le gouvernement se trouve entre deux oppositions ,
celle des prêtres et celle des niveleurs. Les premiers
foudroient, du haut de leur chaire , la liberté de conscience,
qui mène droit à l'athéïsme , disent- ils . Je ne
sais lequely mène le plus droit, de la liberté oude la contrainte.
Les niveleurs ne sont pas plus tolérans . Comme
l'orchestre du théâtre de Derby jouait l'air Dieu sauve
le roi , ils y répondirent par ce cri : Bretons , soyez
libres. Un ivrogue , qui avait harangué , à Spafields , a
prèché la police. En Angleterre , jusqu'à la démence ,
tout prend un air dogmatique. La procédure des accusés
de Derby commence , mais le gouvernement veut
qu'on la tienne secrète ; on se demande pourquoi.
1
-Les gelées font craindre pour les avoines de Glascow,
e: le vent d'est pour les pommes de terre. Le typhus
exerce ses ravages à Cavan. On a construit des baraques
en dehors de la ville pour y recevoir les malades.
Les vents d'est rendent le retour des Indes occidentales
très -périlleux .
-On doit construire sur la Tamise un pont dont la
longueur sera de trois mille quatre cents pieds ; les
vaisseaux passeront sous ses arches qui auront cent
dix pieds d'élévation ; il aura trois arches de trois cent
vingt pieds d'ouverture sur l'eau , et huit de trois cents
pieds d'ouverture sur les terres et les fonds environnans.
FRANCE . Epizootie dans le département du Doubs ;
fortes gelées dans le département de la Marne , qui ont
partout arrèté la maturité du raisin. Le mème fléau a
détruit les vignobles du département de la Meuse ; et
une grêle , plus terrible que celle de septembre , n'a
plus rien laissé dans les campagnes de Cahors. LaHaute-
Bourgogne , le Berry et Nîmes sont plus heureux.
Parmi les moyens de prévenir ces désastres ou d'atténuer
au moins leurs effets , il faut mettre au premier
rang les encouragemens solennels, carc'estune grande
puissance que l'émulation ; il n'y a pas jusqu'au beurre
frais qui ne s'en ressente ; on a trouvé les moyens de
le conserver en le lavant dans l'eau- de-vie. Aussi le
ministre de l'intérieur vient d'accorder une prime pour
lameilleure culture des pommes de terre , et la société
1
OCTOBRE 1817 . 189
d'agriculture de Toulouse a distribué, en grande pompe,
de petites médailles d'or aux garçons fermiers les plus
intelligens . Malheureusement un grand caractère , un
caractère national manque à ces solennités . J'envie à la
Bavière sa fête de l'agriculture et de l'industrie.
- Jusqu'ici l'on ne connaissait que les Lapons qui
fussent en possession de vendre du vent. Je ne sais
s'ils ont vendu ou donué leur secret ; mais voici un
Normand qui s'intitule dominateur de l'atmosphère . Un
sorcier normand ! c'est un sorcier et demi ; moyennant
deux pieces de cent sous , il vous communique son
droit, le droit de Jupiter.
-Madame Manson n'en finit pas . C'est de l'horreur
, de la terreur , du dévoûment , une admiration
qui outrage. Si cette dame se moque du public , elle
s'enmoque avec beaucoup d'art. On ne peut lui contester
l'esprit , l'imagination et un certain charme de
style assez rare par le temps qui court. Comme Bancal
est mort pour avoir trop parlé , madame Manson craint
de mourir aussi ; mais serait-ce pour avoir trop ou
troppeu parlé? Elle a , dit-on , mis son secret en sûreté.
Eu attendant , elle écrit , ou l'on écrit , en son nom ,
des lettres , dont un mélodrame de bonne maison se
ferait honneur. M. Rosay vient de confier au public
une de ces lettres , sans doute pour que l'on n'en croie
pas un mot; car c'est dans la Quotidienne qu'il l'a
insérée.
-Toute la cavalerie du corps d'occupation autrichien
est maintenael casernée .
-Le prince de Talleyrand est attendu à Paris .
-C'est mardi prochain que S. M. doit poser la première
pierre du piédestal de la statue d'Henri IV.
-Tous les journaux étrangers ont un libre accès en
France , hors le Vrai Libéral , le Mercure du Rhin et
laGazette Universelle.
-Le conseil d'état discute la loi sur la liberté de la
presse. Il me semble que tout se réduit à ceci : Reprimez
, ne comprimez pas .
-Le comte de Ropstochin a loué pour six mois , diton
, l'hôtel de Montebello .
- Le duc d'Angoulème recueille partout , sur son
passage, des témoignages d'amour et de fidélité. Voici
1
190 MERCURE DE FRANCE .
son itinéraire : Laon , Lafère , Saint-Quentin , Amiens ,
Dieppe , Rouen , Caen , Cherbourg , Rennes , Nantes ,
Bourbon-Vendée, la Rochelle , Rochefort , Niort, Saumur,
le Mans , Alençon, Evreux, Paris .
ESPAGNE . On ne sait si le conseil des Indes a recu
des nouvelles fâcheuses de l'Amérique méridionale.
Mais il y a de l'inquiétude dans quelques tètes. Iln'est
plus question d'embarquement. Quoique O'donnellmenaceles
Algarves, on persiste à ne pas croire à la guerre.
Les Portugais rendront Montevideo qu'ils ne peuvent
garder ; et tout ceci passera pour un mal-entendu .
PORTUGAL .- Des troupes sont en marche pour assis
ter au supplice da général Freyre. Cependant le peuple
est mécontent ; il connait l'arrêt sans en connaître les
motifs , On dit qu'on les lui fera connaitre après l'exécution.
SUISSE . Les 15 et 18 octobre , il y eut des maisons
pillées à Genève. Le syndic de la garde interposa ,
comme on peut le croire , son autorité. Garde et syndic
furent assaillis par des pierres et des huées ; la générale
battit; on multiplia les patrouilles . Quelques jours aupa
ravant , les magnifiques seigneurs avaient cru devoir
taxer les denrées au marché. Le jour d'après , tous les
vendeurs avaient disparu.On craint que les subsistances
ne soient pas le vrai motif. Quelques petits cantons es
saient du système prohibitif. N'ont-ils pas leurs écrivains
qui prouvent gravement que la liberté des exportations
estunmal ? Car depuis MM. F..... et de B..... que ne
prouve-t-on pas ? Apparemment le dominateur de l'at
mosphère leur a donné sa parole qu'ils n'auraient jamais
recours aux importations.
Et, sur cet oreiller , ils dorment d'un bon somme.
ITALIE .-Quelques parties de l'Italie semblent retombées
au siècle des Condottieri. Plus de sûreté pour
les voyageurs , même pour les habitans des villes. Les
brigands volent jusque dans le palais Quirinal. Ce
fléau est encore plus terrible dans les Calabres. S'il en
faut croire un voyageur qui met beaucoup de grâce
dans ses récits ( M. de Stendhal) (1 ) , « Quand ces bri-
(1) Rome, Naples , Florence. Un vol. in-8°,
OCTOBRE 1817 . 291
<<gands calabrois sont en marche , l'avant-veille , tous
<<les fermiers de la route ont avis de tenir prêts , à telle
tant de personnes , suivant
«leurs moyens. Ce service est plus régulier que celui
«des étapes royales. >>>
K heare , des epas pour
Dans une petite ville de Sicile , des misérables ont
égorgéun enfant avec des cérémonies prétendues magiques
, pour découvrir un trésor. L'instruction élémentaire
! l'enseignement mutuel ! Il faudrait crier
cela sur les toits .
COLONIES .- Le Portugal vient de restituer la Guiane
à la France ; il restituera Monte-Video à l'Espagne .
Ainsi finissent beaucoup de conquêtes.
-Les gouvernemens sont aujourd'hui comme les
grands seigneurs d'autrefois , qui ne pouvaient décemment
se passer d'avoir des dettes. Celle de Pétion n'est
encore que de trois cent mille francs. Elle grandira .
-Les journaux racontent longuement l'entrevue du
lord Sommerset , gouverneur du Cap-de-Bonne-Espérance
, avec le chef des Cafres . Il s'agissait sur -tout de
réprimer le vol chez ces sauvages , qui n'ont pas des notions
très-distinctes du tien et du mien, Au moment où
le chefs'engageait solennellement à punir de mort les
voleurs , un des siens se livrait au péché d'habitude.
- Une loi défend aux Canadiens de vendre leurs
bois de construction à d'autres qu'aux Anglais. Et une
autre loi soumet àdes impôts considérables ces mêmes
hois de construction , à leur arrivée dans les ports anglais.
!
- Point de Nouvelles de Morillo . Les royalistes évacuent
la province de Buenos-Ayres . Le Chili et le
Haut-Pérou sont au pouvoir des insurgés.
BÉNABEN.
ANNONCES ET NOTICES.
CAUSE CÉLÈBRE.-Procès complet des prévenus de
l'assassinat de M. Fualdès , ex-magistrat à Rhodez ,
192 MERCURE DE FRANCE .
accompagné d'une notice historique sur les principaux
personnages qui figurent dans cette affaire ; de docu
mens nouveaux concernant les condamnés , et des por+
traits gravés de plusieurs d'entre eux. Un vol. in-8 .
Prix 4 fr. , et 4 fr. 75 c. par la poste. A Paris , chez
Fillet , imprimeur-libraire , éditeur de la Collection des
Moeursfrançaises , rue Christine , n. 5 .
Précis de l'Histoire de France , depuis la mort de
Louis XVI jusqu'au rétablissement de la maison de
Bourbon ; par M. L. Langlois. Un vol. in-12 , orné d'un
beau portrait de S. M. Louis XVIII . Prix : 3 fr. 6o c. ,
et 4 fr. 60 cent. franc de port. A Paris , chez Hubert ,
libraire , au Palais-Royal , galerie de bois , n. 222.
AVIS .
Les personnes dont l'abonnement expire au 31 octobre
, sont invitées à le renouveler de suite , si elles
veulent ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi du
journal . L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse.
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc, A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE ,
rue des Poitevins , nº. 14 .
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf
heures du matin jusqu'à six heures du soir.
LeMERCURE DE FRANCE paraîtle Samedi de chaque semaine. Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr . pour sis
mois , et 50 fr. pour l'année.
TABLE.
Poésie. Le Bain ; par M. P. F. Tissot.
Nouvelles littéraires.-La Gaule poétique (analyse) ;
parM. Jay.
Pag. 145
148
Les Nuits romaines ( analyse ) ; par M. Jouy.
Variétés . -Sur Saint- Lambert et sur Turgot; par
165
M. Lacrelle aîné. 171
Annales dramatiques. 177
Politique.-Revue des Nouvelles de la Semaine; par
M. Bénaben.
185
Notices et Annonces. 191
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
i
MERCURE
DE FRANCE .
SAMEDI 1er. NOVEMBRE 1817.
LITTÉRATURE,
POÉSIE.
יז
FRAGMENT D'UNE IMITATION EN VERS DE LA LUSIADE,
Mais Vénus dont les yeux veillent incessamment
Sur leshéros vainqueurs du terrible élément ,
L'immortelle Vénus , attentive à leur plaire,
Veut que de tant d'exploits ils goûtent le salaire ;
Qu'au sein même des flots qui les ont tourmentés,
Les plaisirs et les jeux, enfans des voluptés,
Lesplongent tour à tour ende molles délices ,
Etpar un doux accord enchantent leurs supplices.
Ledesseinen est pris, la déesse à l'instant
Quitte Paphos , s'élève en un char éclatant ,
Où s'attèle Cicnusau plumage d'albâtre.
Lacolombe amoureuse autour d'elle folâtre ,
Voltige sur sa tête , et de ses cheveux d'or
Effleure,en se jouant , le mobile trésor.
L'Olympe lui sourit : partout à son passage
Monteet se courbe en dais l'argent pur du nuage ;
Aux sommets d'Idalie , elle s'arrête enfin.
Asonpremier aspect le zephir du matin ,
Dans les bois , les vallons , redouble son murmure ,
Etdes myrthes en fleurs balance la verdure.
Sur un litde gazon couché négligemment ,
L'amour en ces beaux lieux sommeillait un moment.
Sa mère l'aperçoit , et sa bouche vermeille
Luidonne un doux baiser : le jeune dieu s'éveille ....
« Est-ce Vénus , dit-il , qui s'offre devant moi ?
TOME 4
TIMBRE
SEINE
с.
13
194 MERCURE DE FRANCE .
•Monfils , répond Vénus , qui , j'ai recours à toi ;
« Qui toi qui ne crains pas la foudre inévitable ,
«Aux géans orgueilleux jadis si redoutable;
<<A toi , mon seul espoir et mon premier appui !
<<Il faut que ton pouvoir se signale aujourd'hui .
<<L<es Parques m'ont prédit que la Lusitanie
<<Reproduirait l'honneur de mabelle Ausonie ,
<<< Et que tous ses enfans , par de nobles travaux ,
<<Des antiques Romains un jour seraient rivaux.
<< C'est envainque Bacchus,ennemi de leur gloire ,
« Leur fait par des tourmens acheter la victoire ;
«Que grâce à ses fureurs l'Océan mutiné ,
<<Contre leurs pavillons vingt fois s'est déchaîné .
De Bacchus et des flots ils ont bravé la haine :
«Je prétends qu'aujourd'hui sur la liquide plaine ,
«En dépit de Bacchus , de l'Océan jaloux ,
« Ils savourent enfin les plaisirs les plus doux.
<<Prends ton are , ô mon fils , prends tes flèches rapides ,
<<Vole et verse tes feux au sein des Néreïdes ;
<<<Que toutes , oubliant une injuste rigueur ,
«Demon peuple chéri préparent le bonheur.
<<Jeles rassemblerai dans une île flottante ,
« Où le ciel toujours pur , Flore toujours constante ,
«D'un printemps éternel prodiguent les trésors.
« Là, je veux que , cédant à ses nouveaux transports ,
•De myrthes et de fleurs la tête couronnée,
<<E<tsablanche tunique auxvents abandonnée ,
e Chaque nymphe , docile à mon premier signal ,
<<Tantot, en des palais de jaspe et de cristal ,
<<Tantôt , au sein des bois , au bord des eaux limpides ,
<<Abreuve de nectar ces guerriers intrépides ,
«Et que les vastes mers , où j'ai reçu lejour ,
<<<<Reconnaissent en moi la mère de l'amour.
Elle dit : Cupidon à ses ordres fidelle ,
Sur le char lumineux s'est assis auprès d'elle.
Les cignes , de leur vol ,au loin agitent l'air ,
Etplanent au-dessus de la tranquille mer.
L'amour saisit son arc; ses traits volent : Nérée
S'inquiète et s'étonne, en sa grotte ignorée.
Chaque nymphe des mers se voit percer le coeur.
Undésir inconnu de tous ses sens vainqueur ,
La trouble , la poursuit et subjugue son âme ;
Elle exhale en soupirs sa langoureuse flamme.
Et toutes , au mépris d'une juste fierté ,
Sur leurs couches d'azur rèvent la volupté.
Thétis, reine des flots , n'est pas encore soumise.
Sa conquête , à l'Amour , par Vénus est promise ;
Il s'indigne ; il choisit un trait plus acéré ,
Et l'insensible coeur est bientôt déchiré.
Il n'est plus pour l'Amour de victoire imparfaite.
Tous ses traits ont porté. Sa mère satisfaite ,
Lui montre en souriant les vaisseaux lusitains ,
Que poussent de concert les vents et les destins.
NOVEMBRE 1817. 195
Neptune, apaise-toi... Vous , ondes ténébreuses ,
N'opposez plus d'obstacle aux Nymphes amoureuses !
Lesvoilàceshéros que leur promet Vénus !
Leurs blonds cheveux flottans et leurs bras demi-nus,
Brillantes de fraîcheur , de grâce , de jeunesse ,
Elles suivent les pas de l'aimable déesse:
Lanuit alors fuyait , et l'aube au front riant
Delumière etde fleurs parsemait l'orient,
Ciel! quelleestdes héros la surprise et la joie,
Quandà l'éclat des feux que l'Olympe déploie ,
Leurs yeux ont aperçu , comme une autre Délos ,
L'ile se balançant sur le cristal des flots.
Ils abordent en foule , et, d'une mainprudente ,
Sur le sable des mers jettent l'ancre mordante.
D'abord au devant d'eux s'élèvent trois côteaux;
Des tapis de verdure émaillent leurs plateaux;
De leur sommet jaillit une onde vive et pure ,
Qui s'éloigne par bonds avec un doux murmure ,
Promène la fraicheur ; en longs filets d'argent
Sedivise, et bientôt d'un cours plus diligent ,
Au fond de la vallée, en un bassin immense ,
Verse de ses trésors la liquide abondance.
Des pins dont le feuillage affronte les hivers ,
Les chènes orgueilleux de leurs panaches verts ,
Semblent avecplaisir, dans ce miroir mobile
Contempler de leurs fronts la majesté tranquille.
Laterreen ces beaux lieux pour répandre ses dons ,
N'estpoint assujétie à l'ordre des saisons ;
L'automne et le printemps , qu'un doux hymen enchaine,
Deprésens confondus enrichissent la plaine.
Pomone à leur exemple abjurant ses dédains ,
S'unit au dieu fécond qu'implorent les jardins.
La cerise offre à l'oeil sa robe diaprée.
Du citronsavoureux , de la mûre pourprée
Aux feux d'unjour serein l'éclat pur resplendit;
L'or du limon suave en globe s'arrondit ;
Globes voluptueux où l'on revoit l'image
Dubeau sein d'une vierge au printemps de son âge ;
Mille fruits parfumés invitent à la fois
,
Et le goût et les yeux, incertainsdans leurs choix.
Cypris , d'arbres sans nombre embellit son domaine.
Le pâle peuplier, si cher au fils d'Alemène ,
Lelaurierd'Apol
d'Apollon , le chéne audacieux ,
Que lafable consacré au souveraindes cieux ;
Le myrthe de Vénus plus humble et plus timide ,
Lecyprèsdont lefront s'élève en pyramidé ,
Tous ces fils de la terre abondamment épars ,
Pourombrager ces bords croissent de toutes
Flore autour d'eux étale une pompe odorante.
doutes parts.
Le narcisse penché sur l'onde transparente ,
Epris d'un fol amour ycherche encor sés traits.
Le chasseur dont Vénus adora les attraits ,
Renait dans l'anémone et l'aimable hyacinthe ,
:
13.
196 MERCURE DE FRANCE .
Eternel monument de douleur et de plainte.
Les roses , les jasmins et les lys embaumés ,
D'une main libérale en ces beaux lieux semés ,
Tapissent les coteaux , émaillent les prairies ,
Flottent sur les gazons , en riches draperies ;
Et rivaux de parfums , de fraîcheur , de beauté ,
Parent avec orgueil le séjour enchanté.
Les nymphes , que l'amour et ses plaisirs attendent
Dans l'ile fortunée , au hasard se répandent ,
S'abandonnent ensemble à mille jeux divers .
Les unes sous leurs pas , foulant les tapis verts ,
Aux doux sons de leurs voix s'élèvent en cadence ,
Et Vénus invisible applaudit à leur danse.
Les autres mollement font frémir sous leurs doigts
Un rival heureux de l'Amphiondes bois ,
Et chantent de Cypris les bienfaits et lagloire.
Celles-ci de la flûte interrogent l'ivoire.
Plusieurs ont dépouillé des habits importuns ;
Au sein des eaux où l'ambre exhale ses parfums ,
Se plongent , et les eaux dont l'azur les embrasse ,
Detous leurs mouvemens développent la grâce.......
***
ÉNIGME.
Lecteur , étouffe-moi pour me conserver l'être ;
Sous un lugubre aspect to me verras paraître.
(Par M. T. POUSSIER. )
www
CHARADE .
En te livrant à mon premier ,
Si tu te trouves mon dernier
Tupeux te rafraîchir en croquant mon entier.
www
;
(Par M. J. I. ROQUES. )
nummu
LOGOGRIPHE .
J'inspire en retranchant ma tête ,
Ce que l'on trouve avec ma tête.
NOVEMBRE 1817. 197
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est mouche; celui de la charade,
est bissac ; et celui du logogriphe , rusé , où l'on
trouve usé.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Petit volume contenant quelques aperçus des Hommes
et de la Société ; par Jean-Baptiste Say , de l'académie
de Saint-Pétersbourg ( 1 ).
On aime à lire , malgré sa sévérité , le grave et profond
moraliste , appelé Pascal , ce génie qui a deviné ou
résolu les plus beaux problèmes de la science , et sonde
les abîmes du coeur humain. Terrassant quelquefois ,
comme Bossuet , quand il parle de la divinité , Pascal
paraît avoir pensé , comme lui, que l'orgueil étant la
source de presque toutes nos fautes , il fallait l'humilier
et le punir par la vivante peinture des faiblesses , des
vices et de l'infirmité de l'homme. Bossuet s'acquitte de
ce devoir avec une sévérité qui accable , avec une
hauteur qui offense d'autant plus , que du haut de sa
(1) A Paris , chez Déterville , libraire , rue Hautefeuille ,
num. 8.
198 MERCURE DE FRANCE.
chaire , il semble planer sur toutes les têtes , et se
séparer de la condition de ceux qu'il condamne. Pascal ,
plus humble et plus simple, se met dans la société
commune ; il semble avouer qu'il a puise dans l'observation
de son propre coeur les leçons qu'il nous donne.
C'est en lui-même qu'il a trouvé les deux extrémités
morales de l'homme , sa bassesse et sa grandeur. Peutêtre
nous décourage-t-il trop en nous faisant si petits
et si faibles ; peut-être la société a-t-elle besoin qu'on
ne mette pas la vie humaine à si bas prix , et que nous
ne soyions pas préoccupés du ciel , au point de regarder
en pitié le monde et nos semblables. Mais c'est une
erreur commune à presque tous les écrivains chrétiens ,
de chercher à désintéresser l'homme des choses de la
terre. Nous ne sommes pas destinés à être des céno
bites et des religieux , mais des citoyens , des membres
d'une famille et d'un état. Nonobstant cette observation,
Pascal me paraît sublime quand il remarque les con
trariétés étonnantes qui se trouvent dans notre nature ,
quand il regarde tout l'univers muet , et l'homme abandonné
à lui-même , et comme égaré dans ce recoin
de l'univers , sans savoir qui l'y a mis , ce qu'ilyest
venu faire , ce qu'il deviendra en mourant.
Le magnifique Bossuet se plaît à châtier les puis
sances de la terre , à fouler aux pieds leurs grandeurs
devant un cercucil , image de leur néant ; mais on ne
le surprend guère à jeter un regard de commisération
sur nous. Il frappe presque toujours , et ne console jamais
. Pascal nous plaint , en nous montrant à nu nos
difformités; il hait les vices , mais on sent qu'il a des
entrailles d'homme , et qu'il s'afflige à notre sujet. Il a
l'air de nous répéter sans cesse , avec l'accent d'une
pitié véritable : « Infortunés , pourquoi vous faites-vous
méchans ? Vous aviez tant besoin de vertu et de
NOVEMBRE 18171 rog
«bonté pour nepas aggraver le sort auquel notre vie
<<est condamnée ? » Quelquefois même on devine que
sa pensée n'est pas sortie toute entière de son coeur ;
qu'il ajoute , en tremblant de commettre un blaspheme :
4Omon Dieu ! pourquoi permettez-vous le vice ?Com-
«ment lemalheur de l'homme est-il entré dans les conseils
<< de votre sagesse ? » Ily a dans Pascal ungénie qui perce
tout , une lumière qui éclaire tout ce qu'il a voulu
connaître et montrer ; il y a aussi des obscurités profondes
et volontaires. Après avoir poussé l'examen de
certaines choses , plus loin qu'aucun autre penseur ,
on dirait qu'il s'est arrêté , dans la crainte d'avoir des
éblouissemens de raison; de la perdre même en s'obstinant
à étendre ses découvertes , et de troubler toutes
les certitudes qu'il croyait avoir acquises. Plus croyant
et non moins investigateur que Bossuet , on croit apercevoir,
en le lisant , qu'il a mesuré des yeux l'abîme du
doute , et qu'il s'est retiré des bords de cet abîme avec
un effroi dont l'impression n'a jamais pu s'effacer entièrement
. C'est alors qu'il se réfugie dans la foi comme
dans un asile de paix , où , délivré de ses terreurs , il
puise de nouvelles forces pour annoncer des vérités qui
lui paraissent utiles aux hommes ; le philosophe devient
apôtre.Au reste, Pascal n'est pas seulement un moraliste
chrétien; retranchez de ses pensées ce qui concerne la
religion, vous y trouverez encore toutes les réflexions
dont on abesoin pour se juger soi-même et diriger sa
conduite. Il juge l'homme et le monde , comme s'il n'avait
jamais fait d'autre étude.
LaBruyère est un observateur fin , spirituel , et qui
s'insinue bien avant dans le coeur humain; il en connaît
toutes les fibres et tous les mouvemens : princes ,
grands seigneurs, courtisans, magistrats, femmes , écrivains
, bourgeois , peuple,lui sont découverts comme
200 MERCURE DE FRANCE.
s'il avait pratiqué, dans une longue familiarité , les
diverses classes de la société. Tantôt dessinateur hardi ,
il saisit et marque d'un trait ferme le caractère d'une
figure; tantôt peintre habile , il représente , dans un
tableau original et fidèle, les passions humaines en leur
prètant les formes , les couleurs et les mouvemens qui
sont propres à chacune d'elles .
Lisez , par exemple , son chapitre des femmes , et
cherchez si quelqu'un les a mieux jugées. Quelle différence
entre cette peinture sévère mais impartiale de leurs
défauts et de leurs bonnes qualités , et la satire effrontée
de Juvenal ? Puisque nous avons nommé ce dernier
auteur , n'oublions pas de remarquer qu'en lui empruntant
des traits sur le penchant des femmes , et surtout
des grandes dames pour les histrions , La Bruyère a
eu assez de goût pour supprimer les turpitudes de son
modèle , et pour assaisonner la raison du sel de la plaisanterie.
Voilà comment on fait des imitations judicieuses
. Notre langue , amie de la réserve et de la modération
, met souvent un frein utile aux emportemens
et aux exagérations. Elle défend de dire et de peindre
certaines choses qui feraient trop de honte à l'humanité,
et blesseraient la pudeur sans pouvoir servir la
morale. Quels traits charmans de satire que ceux- ci !
<<C'est trop contre un mari d'être galante et dévote. Une
femme devrait opter... On tire ce bien de la perfidie des
femmes , qu'elle guérit de la jalousie. » Qu'est-ce que
la satire de Boileau sur les femmes ? Une fatigante exagération
. Mais quel ouvrage parfait , si Boileau eût pu
réunir , au mérite d'une versification élégante et correcte
, à la vérité comique de quelques portraits , dignes
de Molière , la justesse d'observation , la finesse du
trait , l'excellent goût de plaisanterie , la variété et les
NOVEMBRE 1817.. 201
oppositions dont il eût trouvé des modèles dans La
Bruyère !
Nous ne parlerons pas du chapitre de La Bruyère
sur les grands : on y trouve des libertés et des irrévérences
qu'on attribuerait chez nous à mauvaise intention.
Nous dirons seulement que pour,connaître bien
cette classe d'hommes qui a des goûts , des penchans ,
des vices à part qu'elle nous transmet , parce que ses
principaux personnages , placés en vue et au-dessus de
nous, deviennent les objets perpétuels de notre attention
et , par suite , de notre lâche et servile imitation,
il faut passer tour- à-tour de La Bruyère à Massillon.
L'un les immole au ridicule , et l'autre à la raison ; tous
deux sont également grands peintres à leur manière.
Au reste, il y en a pour toutle monde dans La Bruyère ;
les médiocres et les petits ont leur tour , et ne sont pas
ménagés par le caustique censeur. Ildit impertinemment
la vérité au peuple comme aux princes .
La Rochefoucault est toute autre chose. Il semble
dominé par une seule idée qu'il varie avec une multitude
de formes élégantes ; il avait vu les passions des
hommes sous leur plus mauvais jour , c'est-à-dire au
milieu d'intrigues politiques , sans noblesse dans les
moyens , et sans raison dans le but. Un grand événement,
qui agite une partie de l'Etat , ou même tout un
peuple , peut offrir , au milieu d'atrocités même , un
mélange de force , d'audace et d'héroïsme qui étonne ,
qui élève la pensée et excite l'enthousiasme. On voit
briller dans ce cahos des vertus sublimes qui vengent
et honorent l'humanité ; mais rien de pareil dans
lespectacle offert aux yeux du duc de La Rochefoucault.
On pourrait croire qu'il s'est servi d'un microscope pour
voir et représenter les objets ; on se tromperait : l'auteur
des Maximes a tout rapetissé et tout enlaidi ,
202 MERCURE DE FRANCE .
parce qu'il apeint fidèlement ce qui était sous ses yeux :
des intrigues , des tracasseries , des commérages , des
caprices et des infidélités. Pas une pensée noble , généreuse
, utile; nulle part l'amour du bien public et
le dévoûment aux intérêts nationaux. Excepté le cardinal
de Retz , qui est un personnage à part et hors de
ligne , on ne trouverait peut-être des preuves de courage
politique que dans quelques femmes parmi les
coryphées de ces ridicules querelles de la fronde. Je
ne fais pas même de réserve pour le prince de Condé.
C'est pour les avoir vus de trop près que La Rochefoucault
a calomnié jusqu'à la magnanimité elle-même , et
à la pitié qui semblerait devoir être la plus involontaire
et la plus désintéressée de nos affections. La Rochefoucault
déprécie l'homme en général , parce que
les hommes de son temps , que leur rang , leur fortune,
leur esprit , et même leur réputation méritée sous certains
rapports , semblaient devoir élever au-dessus de
laclasse commune , l'ont désabusé de toute illusion. Il
n'y avait plus de héros pour lui ; il n'en est pas moins
certain que La Rochefoucault fut un observateur habile,
et un écrivain délicat. Un auteur loué par Vol
taire , qui n'accordait pas légèrement la louange ,
quand elle devait être son dernier mot sur un homme
ou sur un livre , ne peut manquer d'un mérite réel.
Hélas ! il faut le dire , mais tout bas , si La Rochefoucault
n'a pas flatté l'espèce humaine , il a malheureusement
trop bien lu dans notre coeur , ct connu
ses penchans vicieux. C'est un censeur sévère jusqu'à
la passion , mais vrai dans le fond; il exagère quelquefois
nos torts , comme le font un père ou un ami
justement fachés , mais ces torts n'en sont pas moins
réels. Seulement je m'inscris en faux contre cette idée
d'un retour perpétuel sur nous-mêmes dans toutes
NOVEMBRE 1817 . 203
nos actions; cette idée développée avec tant de soin
par Helvétius , est contraire à l'expérience. Nous
faisons beaucoup de bonnes choses , par un mouvement
d'instinct, par une pente de notre nature , et
sans avoir le temps de penser à nous en aucune manière .
La Rochefoucault semble infirmer sa propre opinion ,
notamment dans le chapitre sur l'amour. Il avait
éprouvé cette passion et senti qu'elle inspire souvent
un abandon , un oubli de soi-même , capables de tout
sacrifier à l'objet aimé. Mais pour être vrai jusques au
bout , il faut ajouter avec le spirituel auteur des
maximes : « Il en est du véritable amour comme de
« l'apparition des esprits: tout le monde en parle ,
<<mais peu de gens en ont vu. » Cette observation vient
du coeur ; le duc de La Rochefoucault l'a prise en luimême,
dans la comparaison de ses propres sentimens
avec les émotions éphémères de la galanterie ,
qui était à la mode parmi ses connaissances et ses amis
decour.
Duelos , que J. J. Rousseau appelait un homme
droit et adroit , n'a guère considéré que la superficie
des choses , mais il a le coup d'oeil extrêmement juste.
L'idée principale de son livre est qu'il faut prendre les
hommes comme la nature les a faits , profiter de leurs
passions , qui sont aussi des élémens de vertu . « On
« peut leur démontrer , dit-il , que leur gloire et leur
* intérêt ne se trouvent que dans la pratique de leurs
* devoirs. On ne les trompe que pour les rendre plus
< malheureux ; sur l'idée humiliante qu'on leur donne
« d'eux-mêmes , ils peuvent être criminels sans en rou-
« gir. Pour les rendre meilleurs , il ne faut que les
>'éclairer ; le crime est toujours l'effet d'un faux juge
« ment. >> Voilà toute la science de la morale , dit-il
encore. Nous ajoutons , cette manière noble et judi- :
204 MERCURE DE FRANCE .
cieuse d'envisager l'homme est plus conforme àla raison
, à l'antour de l'humanité et même à la religion,
que la funeste habitude de commencer par le mépriser
et l'avilir , pour le relever ensuite. Vous me peignez à
mes propres yeux comme le plus vil des êtres créés ,
et ensuite vous trouvez en moi une image de la divinité
quelle est cette étrange contradiction ? D'où
vient ce rapprochement injurieux , dont vous feriez
assurément un crime aux philosophes , s'il leur était
jamais venu dans la pensée ?
Duclos parle de son pays en patriote, et de la probité
en homme d'honneur. C'est chez lui que l'on trouve ces
observations si vraies . « Le Français est le seul peuple
dont les moeurs peuvent se dépraver , sans que le fond
du coeur se corrompe et que le courage s'altère , qui
allie les qualités héroïques avec le plaisir , le luxe et
la mollesse . Le caractère d'Alcibiade n'est pas rare
chez nous. Qui n'aurait que la probité que les lois
exigent serait encore assez malhonnête homme. » Voici
des considérations d'un ordre plus élevé. « Le peuple
doit être le favori d'un roi , et les princes n'ont droit
au superflu , que lorsque les peuples ont le nécessaire.
Les reproches des courtisans , dit-il encore , au sujet
de Louis XII , que leur cupidité accusait d'avarice ,
valent souvent des éloges , et leurs éloges sont des
piéges.>>>
La lecture de La Bruyère amuse souvent comme une
bonne scène de comédie ; mais le défaut de liaisons et
ses brusques passages d'une matière à une autre , produisent
quelquefois le même effet que la monotonie.
Pour se plaire beaucoup avec lui, il faut le quitter et
le reprendre. On lit Duclos comme on entend la conversation
d'un homme de sens et d'esprit qui enchaîne
bienses idées , et vous conduit rapidement au but.
:
!
NOVEMBRE 1817 . 205:
une pas- >
1
Si j'avais un jeune homme à élever , et que je vou
lusse imprimer dans son âme le sentiment du vrai , du :
bon et du beau , je lui mettrais de bonne heure Vauvenargues
entre les mains. Le peu d'écrits qu'il a laissés ›
sont le fruit des méditations sublimes et profondes qui
lui faisaient oublier ses douleurs . Quelle belle âme sest
écrits supposent dans leur auteur ! Il ne calomnie pas
l'amour de la gloire , il en fait , avec raison ,
sion sublime qui élève l'homme au-dessus de lui-même.
Il a dit avec un rare bonheur d'expression : Nous
avons si peu de vertu que nous nous trouvons ridicules :
d'aimer la gloire. Il n'abaisse pas les sciences et les
lettres; il en fait une des plus nobles occupations de
l'esprit. L'amitié est pour lui la plus douce des consolations
pour les gens vertueux; il ne trouve pas que des
sens dans l'amour , il y voit encore un commerce et une
uniondes coeurs. Il définit la pitié , un sentiment mêlé..
de tristesse et d'amour , et se garde bien de la flétrir ,
comme La Rochefoucault , par un soupçon d'égoïsme.
Personne n'a mieux parlé que lui du vrai courage , et
mieu,x connu les divers genres de courage; il est vrai
que la nature et la réflexion les lui avaient donnés
presque tous , et qu'il fut aussi brave devant les douleurs
et la mort , qu'il l'avait été devant l'ennemi et les
périls. Vauvenargues a ajouté à la maxime connue du
noble Polonais : malo periculosam libertatem quam
4
tutum servitium , la servitude abaisse les hommes
jusqu'à s'en faire aimer. Il donne ailleurs une Lelle
leçon aux princes. Le terme de l'habileté est de
gouverner sans la force. Tout le monde a retenu
ce mot qui est l'abrégé de sa morale et le trait
caractéristique de sa vie les grandes pensées viennent
du coeur. Ajoutons-y de ces réflexions si
belles et si religieuses : « C'est entreprendre sur la
1
206 MERCURE DE FRANCE .
Tar
clémence de Dieu que de punir sans nécessité. La clémence
vaut mieux que la justice. » N'oublions pas une
observation remarquable : Vauvenargues fut un homme
éminemment vertueux ; Voltaire l'aima jusques à l'adoration
, et obtint de lui un attachement et une admiration
sans bornes. Voltaire ne pouvait-il pas opposer
avec avantage un tel ami etun tel défenseur à la tourbe
de ses détracteurs ?
M. le duc de Lévis nous a donné aussi un Recueil
de Maximes. Cet auteur n'est pas sans quelque ressem
blance avec La Rochefoucault; il a de la finesse et de
la précision. Comme son modèle , il dit beaucoup en peu
de paroles. « Le temps use l'erreur et polit la vérité. Le
temps est comme l'argent ; n'en perdez pas , vous en
aurez assez . L'homme porte sa peine. Persévérance
vaut mieux qu'adresse. Noblesse oblige. La générosité
pardonne , et l'imprudence oublie. La délicatesse est la
fleur de la vertu : telle est , en général , la manière de
ce moraliste. » Il ne faut pas médiocrement d'esprit pour
réduire ainsi sa pensée à l'expression la plus simple.
Nous allions en dire davantage , mais l'auteur est élevé
en dignité ; il est pair de France ; on croirait que nous
lui faisons la cour. Au risque de lui fournir une réflexion
sur certaines appréhensions que les hommes ont
de se montrer entièrement justes , nous n'en dirons pas
davantage sur son recueil .
Nous avons fait un grand détour pour arriverjusqu'a
M. Say. Dirons-nous de cet écrivain qu'il a la profondeur
de Pascal , le trait de La Bruyères , l'esprit de
La Rochefoucault , le mordant de Duclos , l'élévation
de Vauvenargues , les aperçus fins de M. de Lévis ? Non;
M. Say ne ressemble à aucun de ces écrivains , et ce
pendant il a son mérite , et cependant on peut le lire
encore après eux , parce qu'un livre, dont la morale
NOVEMBRE 1817. 201
est saine et généreuse , offre toujours une lecture intéressante
aux hommes judicieux. Le premier caractère
de l'auteur est un dégagement absolu des préjugés ; ce
n'est pas qu'il les attaque avec violence , mais il ne
laisse pas échapper une occasion de les fronder avec
malice. Voici comment il s'y prend avec ces ennemis de
« laraison : «Surles frontières de laSuisse et de laSavoie,
<<au pied du Mont-Saleve , est un grand village nommé
« Chêne , dont une moitié est catholique et dépend de
« laSavoie , et l'autre moitié est protestante. Ily a peu
<<d'années , le feu prit à la partie catholique, et la me-
« naçait de la consumer toute. Les habitans coururent
« à l'église , et se mirent en prières. La partie protes-
<<tante accourut avec des secours , et l'incendie fut
« éteint. Les catholiques attribuèrent l'effet à leurs
* prières ; les protestans à leurs secours.
« Nous raisonnons souvent de la même manière dans
« de plus grandes affaires et de plus vastes incendies. »
On trouve ailleurs : Quand on cite un fait comme
étant la cause d'un autre , uniquement parce qu'il l'a
précédé, c'est comme si l'on disait que les Romains ont
fait la conquête du monde , parce qu'ils consultaient
les poulets sacrés. Duclos n'aurait nidésavoué ce dernier
trait, ni celui qui suit. Les seuls amis solides sont ceux
qu'on acquiert par des qualités solides; les autres sont
des convives , ou des compagnons , ou des complices.
La Rochefoucault aurait évité le souvenir d'auteur qui
perce dans le dialogue avec l'architecte. On trouve chez
M. Say des réflexions très-judicieuses sur la littérature,
mais on n'aime pas à lui entendre dire : la plus belle
ode n'apprend rien et n'amuse guère ; c'est la sonate
dela littérature. Ce trait vise à l'esprit et à la pensée ,
mais il en est également dépourvu . M. Say aime la
liberté avec passion; il a fait à cette idole des belles
7
208 MERCURE DE FRANCE.
:
âmes d'honorables sacrifices ; il chérit sa patrie, et
sait plaindre ses malheurs. Nous pensons assez biende
de lui pour croire qu'il ne pourrait en ce moment lire,
sans répandre des larmes , la belle canzone de Pé
trarque , à Rienzi , sur les calamités de Rome, et le
besoinqu'elle avait, d'unemain généreuse, pour la relever
de l'abîme dans lequel elle était tombée.M.Say a un fils,
et nous croyons qu'il aimerait à luientendre réciter avec
enthousiasme cette autre canzone, adressée par le même
poète au Corrège , et le magnifique éloge de la liberté.
Ces deux pièces sont des odes pourtant ! Loin de mépriser
le genre qui a illustré les Tyrtée , les Alcée , ces
irréconciliables ennemis de la tyrannie , il faudrait
au contraire le recommander à l'estime publique. Nous
avons de si belles odes à faire sur le passé et même
sur le présent ! Nous ne savons pas encore pour
quoi M. Say attribue à la vanité le dévouement de
Curtius . Une passion si petite peut-elle enfanter de si
grandes choses ? Laissons La Rochefoucault déprécier
ainsi la nature humaine. M. Say ne se fâchera pas sans
doute de ces observations , le citoyen nous défendra
contre l'auteur.
On trouve plus d'une fois un peu de bile et d'humeur
dans M. Say , mais elles ne s'exhalent que contre
les charlatans , les imposteurs et les ennemis de l'huma
nité. Avec ces dispositions d'esprit, on ne s'attend guère
à des réflexions de lui sur l'amour, cependant il en parle
et même sans en dire du mal. Sa philosophie va jusqu'à
défendre les complimens que l'on adresse aux femmes,
et à mettre l'Eden de Milton au-desus de l'Elysée des
Grecs , parce que tous les biens s'y trouvaient , jusqu'à
l'amour qui les vaut tous ; enfin , il a un faible même
pour la galanterie, ce jeu où tout le monde triche.
Moraliste , prenez-y garde , il y a des tartuffes de
NOVEMBRE 1817 . 209
1
moeurs qui ne sont pas moins sévères contre les hypocrites
de religion. Ils vont crier au scandale.
Heureusement et par compensation sans doute , l'auteur
donne de sages conseils aux pères de famille sur
l'éducation. Loin de cacher aux enfans la perversité
des hommes , il veut qu'on la leur montre , afin de
leur éviter le ridicule et les dangers du rôle de dupe à
leurentrée dans la société. Nous voudrions pouvoir
eiter ici l'éloge de Wasingthon ; on ne l'a jamais fait
peut-être d'une manière plus touchante et avec si peu
de paroles. On sent alors pourquoi M. Say n'admire
pas ceux que Bossuet appelait avec tant d'énergie les
ravageurs du monde, et regarde Alexandre comme un
grand fou , malgré l'autorité de Montesquieu. Son humanité
et son amour de la liberté expliquent le mot suivant
: lenom de héros est déjà presque ridicule . Gardons-
nous toutefois d'admettre cette espèce de prostitution
d'un motqui exprime une chose sublime. Ayons
des héros , la patrie en a besoin , mais qu'ils soient citoyens.
Au reste , telle est au fond la pensée de M. Say .
M. Say est auteur d'un grand et beau Traité sur
l'économie politique, qui est son titre de gloire et un véritable
droit à la reconnaissance publique, dans un moment
où une science , qui nous est si nécessaire , devrait ,
s'il était possible , devenir familière à tous les citoyens .
Sans doute il n'a pas eu la prétention d'ajouter à sa réputation
par l'opuscule qui a fourni matière à cet
article; mais si cet opuscule le recommande aux bons
citoyens , et le rend plus cher à ses amis , en leur dondant
une idée plus honorable encore de son caractère
moral, il aura atteint son but. Combien d'ouvrages
| Vantés ne valent pas une pareille récompense à leur
auteur!
*
P. F. TISSOT.
14
210 MERCURE DE FRANCE,
mmmmmm
Suite de l'Esquisse sur les Délibérations politiqués,
Quoique je m'interdise de mêler les règles de la police
d'une assemblée délibérante au système de ses
discussions , je suis obligé de me demander d'abord
comment on décidera si un objet à traiter le sera ou
dans ce que jappelle le grand ordre de discussion , ou
dans ce que j'appelle l'ordre commun , parce qu'il tient
des deux autres modes ; ou dans l'ordre simple , qui
doit tenir essentiellement des formes de l'expédition .
La raison de ce choix réside dans la chose mème .
Est-elle , de sa nature , d'une grande , d'une moyenne
ou d'une petite importance ? Il ne faut qu'y regarder ,
pour le reconnaître. Mais à qui appartiendra, sur ce
point, la décision ? Sera-ce à la majorité ou à la minorité
du corps ?
Il va paraître étrange que je mette en balance les
droits de la minorité avec ceux de la majorité. Cela
pourtant est du principe de la chose même. S'agit-il
de prononcer sur une solution quelconque ? Tout à la
majorité , sans doute. Ne s'agit-il que de savoir comment
on procédera à cette solution ? L'individualité
acquiert un juste ascendant; car chacun a le droit
d'obtenir d'ètre éclairé , autant qu'il est possible , sur
l'objet en question ; et même d'employer tous les efforts
et les moyens que la loi lui accorde , pour agir sur
l'opinion des autres ; et ici le droit de chacun est
d'autant plus décisif qu'il se mêle à l'intérêt de tous .
Mais rien dans l'extrême rigueur ; gardons-nous d'établir
ici le veto polonais. Je me réduis à demander , pour un
quart des votans , le droit d'obtenir le grand ordre de
discussion , de préférence à l'ordre commun ; comme ,
end'autres occasions , celui-ci , de préférence à l'ordre
simple. Qui n'aperçoit d'ailleurs que la majorité pourra
toujours accélérer cette marche , en ne se prétant pas
à toute sa latitude , si elle est déplacée ; et de manière
à déjouer , au besoin , du moins à réduire à un faible
NOVEMBRE 1817 . 211
súccès le vil et odieux dessein de fatiguer la patience et
d'abuser du temps .
Je n'examine point si j'ai ou non à opérer dans un
système , où l'ini¿ative de la loi est réservée à une seule
branche du pouvoir législatif. J'ai besoin , pour développermon
plan, du seul et vrai système dans le ré
gime représentatif; de celui où l'on sera conduit parmi
nous , si on n'y est pas encore ; d'une initiative , commune
à toutes les parties intégrantes d'un même pouvoir.
Je n'examine pas non plus les droits , différens ou
communs , qui peuvent être réglés pour les ministres ,
dans cette discussion . Je ne dois les considérer qué
comme les autres orateurs , du moins quant au genre
et au rang de leurs discours .
Je n'examine pas enfin , si j'ai affaire à une assemblée
de deux cent cinquante membres au plus , tandis
qu'il en faudrait une de six cents , au moins . Comme
on sera encore amené à ce dernier nombre , par l'ascendant
inévitable des choses , je dois déjà supposer
existante cette amélioration ; d'autant plus que ce n'est
que dans ce dernier nombre que peuvent se rencontrer
des masses d'hommes supérieurs , en proportion
de toutes les riches matières , qui dans la marche
sociale actuelle , tombent de plus en plus , dans le
domaine législatif.
,
J'ajoute encore que mon plan étant dirigé à la meilleure
formation des lois , l'est aussi au plus grand développement
des connaissances et des talens propres
àcet auguste emploi . Or , il me faut , dans ce double
but, nonpas des hommes , déjà parvenus à l'âge où il
est ordinaire de s'arrêter à ce qu'on sait; mais plutôt
des hommes qui peuvent entrer dans les études , toujours
croissantes , de ce que nous avons justement
nommé la science sociale. Attendons tout aujourd'hui
desjeunes gens ; ce sont eux qui n'ont été infectés ni
de l'aristocratie , ni du jacobinisme de la révolution ;
et qui n'ont point passé par le despotisme du règne de
Bonaparte; ce sont eux qui portent en eux le dixneuvième
siècle , appelé à être celui d'une haute sagesse
unie à un courage calme. Il faut se servir d'un
temps qui se perfectionne , si on veut bien aller; et
dureste, on ne peut rien entreprendre de plus inutile et
-
14.
212 MERCURE DE FRANCE.
de plus funeste que de chicaner par de lourdes entraves
un siècle qui s'élance par un essor forcé. On est
aussi mûr aujourd'hui à trente ans , qu'on l'était autrefois
à quarante ; et on l'est mieux , er, ce qu'on a une
meilleure instruction , et à laquelle de plus grands
progrès ne sont pas encore refusés. Je veux encore
admettre d'avance , sur ces deux points , ces premiers
perfectionnemens de l'état actuel , qui ne peuvent
avoir été réalisés une fois , que pour reparaître bientôt ,
accompagnés de nouveaux avantages .
Maintenant j'ouvre dans notre chambre des communes
une discussion du grand ordre , d'après mon
plan , dont j'abrégerai l'exposition , en le montrant
en action .
1º. Le projet de loi ou d'acte législatif à délibérer , de
quelque autorité qu'il émane , ou quel que soit son
auteur , est nécessairement développé dans un exposé
sommaire et analytique des causes , des motifs et des
principales dispositions , qui en forment le système.
Je me rappelle avoir vu l'usage de ces exposés , au
commencement du gouvernement consulaire ; et avant
que touty devint tyrannie et corruption; des-lors ilm'a
frappé comme le meilleur mode d'ouvrir un débat ,
où l'on doit embrasser tout le sujet et s'y renfermer.
Je le préfère à ces travaux approfondis sur le sujet,
qui sont venus depuis ; mais par des commissions , à
qui on donnait l'emploi de séduire un corps , à qui on
refusait toute contradiction. Il est inutile de faire ,
avant le débat , ce qui doit résulter du débat même .
2°. La discussion est ajournée , à époque fixe , et
avec un délai suffisant , pour que ceux qui veulent entrer
dans la discussion , puissent s'y préparer.
Je répéterai qu'il faut un long intervalle de la présentation
d'une loi à sa discussion ; cela ne nuit pas
à un bon partage des travaux d'une assemblée ; car
il est de la meilleure expédition des affaires , de les
faire marcher ensemble . Les petites se succèdent l'une
à l'autre , pendant cette sage lenteur , accordée aux
grandes .
3º. Au jour déterminé , la parole appartient au premier
inscrit , pour parler en faveur du projet d'acte ou
deloi.
NOVEMBRE 1817 . 215
Il peut proposer les amendemens qu'il désire .-
N'importe que ce soit un membre de l'assemblee ou
un membre du gouvernement.
Ilme semble qu'il conviendrait que , dans ce cas , et
mème dans tous , un membre du gouvernement , s'il
est député , annonçât d'abord , s'il entend parler comme
organe du gouvernement ou comme représentant.-Le
gouvernement a ses prérogatives à soutenir , ses demandes
à faire. Là les ministres ou les autres préposés ,
ont un engagement contracté , une mission spéciale
qui a plus de droit à la considération qu'à la déférence.
Si les ministres veulent parler comme représéntans
du peuple , il faut qu'ils reprennent , du moins sur
l'objet en question , leur indépendance ; et qu'ils la
fassent sentir. Peuvent-ils et doivent-ils avoir , avec
bonne foi , ce jeu double? C'est une des questions accessoires
, que je suis obligé de jeter en dehors de cet
écrit.
J'avoue seulement que je ne conçois pas que de
grands citoyens , de véritables hommes d'état , des
'Hôpital , des Turgot , des Malesherbes , voulussent
porter à une tribune nationale d'autres pensées , que
celles qu'inspirent les droits communs du peuple et du
monarque , puisqu'ils n'en auraient pas eu d'autres dans
le secret des conseils privés. Je viens de relire des discours
improvisés de Henri IV dans les chambres du
parlement : c'est en lui que j'ai reconnu le plus sincère
ami du peuple , celui qui rencontrait le mieux le devoir
du moment. Il m'a encore été plus sensible que
Henri IV , aujourd'hui , fixerait les nouvelles destinées
où marche le monde , malgré toutes les résistances
des sottes passions et des faux intérêts .
4° . Un orateur contre le projet succède.
-
Il est tenu d'abord de discuter le premier discours .
Soit dans cette discussion , soit après , il développe
sa propre théorie sur la matière . S'il ne rejette le
projet, que faute de certains amendemens , qui le rendraient
admissible ou désirable ; il les présente et les
motive.
Onvoit que ce discours , venant d'après un autre ,
préparé et médité , peut avoir besoin aussi de prépara114
MERCURE DE FRANCE .
tion et de méditation ; d'où il résulte qu'un délai convenable
peut être demandé et ne peut être refusé , pour
cette réponse.
5°. Une réponse à cette attaque au projet s'ensuit de
droit.
Il serait mieux qu'elle vint par un nouvel orateur ,
dans la même opinion. Plus les objets sont traités par
d'autres esprits , plus ils se montrent dans l'étendue et
la variété de leurs aspects ; c'est profit et plaisir tout à
la fois ; et , dans un grand corps qui doit donner toute
son attention , le plaisir même n'est pas à négliger.-
Je crois cependant qu'on peut accorder cette réplique ,
de préférence , à l'auteur du premier discours .
6°. Toute réplique en provoque une sur elle-même.
Donc un quatrième discours se placerait ici , soit par
le premier contradicteur du projet , soit par un nouveau
; car la même question sur la préférence se reproduit
encore .
Je ne cacherai pas pourquoi j'insiste sur ces quatre
discours , où les deux contradictoires auraient pu sulfire;
c'est que , n'ayant pas nécessairement à ma disposition
des orateurs de force pour la matière , je conçois
comme possible qu'il y en ait deux d'absolument
vides et insignifians ; de sorte que je crois devoir à
l'instruction de l'assemblée la ressource de deux autres
discours , où pourra se reporter sa dernière espérance.
C'est maintenant le cas d'admettre à l'examen un
autre plan sur le même objet , que l'on veut substituer
à celui qui a déjà reçu la première discussion .
Il y a lieu d'abord de savoir si l'assemblée vent lo
recevoir ou l'écarter par ce qu'on appelle la question
préalable ou la réclamation de l'ordre du jour ; ce qui
signifie de deux manières : on refuse la discussion.
Ici le cours de la délibération change ; il ne faut que
ce que j'ai nommé le mode d'expédition : de simples
observations pour et contre , sur les avantages ou les
inconvéniens ; sur les convenances ou les disconve
nances. Ici néanmoins je réclame une certaine latitude ,
mais dans des bornes fixées . Je n'accorderai la parole
qu'à trois opinans pour et trois opinans contre. Après
quoi , on voterait.
Le nouveau projet , s'il est admis en discussion , doit
d'abord étre débattu , relativement à l'autre , pour sa
NOVEMBRE 1817 . 215
voir s'il obtiendra ou non ce qu'on appelle la priorité ,
'c'est-à-dire , la distinction d'être reçu de préférence
pour le vote ; sauf ce qui pourrait être repris du premier
, par des amendemens , pour être approprié au
nouveau. Pour arriver à cette priorité , on conçoit
qu'il est nécessaire de considérer aussi le nouveau dans
tout son système ; de faire sur celui-ci ce qui vient
d'ètre fait sur l'autre , qui se trouve encore en regard .
Mais déjà les vues générales sur la matière peuvent
et doivent avoir été développées ; déjà la discussion
peut et doit se resserrer sur le point précis à résoudre ;
savoir la priorité à donner . Alors , sur ce point , plus de
discours ; de simples observations. Je pense méme que
dans le cas où le voeu de la majorité se déclarerait
d'avance , on satisferait à tout ce qu'exige le devoir de
tout entendre , en accordant la parole à deux orateurs
seulement.
Peut-être aussi y aura-t- il , sur cette simple question ,
beaucoup de doutes , d'embarras , d'agitation dans l'assemblée;
sur-tout si le conflit se trouve entre une proposition
du gouvernement et une proposition née dans
l'un des corps délibérans ; alors il convient de laisser
le débat se prolonger entre deux orateurs de plus.
Peut-être même une portion de l'assemblée demandera-
t-elle que , préalablement , la question s'examine
par l'assemblée , divisée en sections et bureaux. Je sais
bien que ce ne sera là souvent qu'une tactique , pour
renverser par l'intrigue ce qui était acquis par la conviction.
Mais je sais aussi que rien ne peut être refusé de
tout ce qui est propre à une plus mûre recherche du
mieux; et au risque de servir l'intrigue , je me range
pour la discussion dans les bureaux. Les bien intentionnés
ne font pas assez contre l'intrigue , quand ils veulent
lui retrancher ses moyens ; ils doivent encore savoir
la déjouer par ses moyens mêmes. Quelle sera la portion
de l'assemblée , qui fera la loi ? Je trouve encore là
un droit dans la minorité; et je la confère , comme
dans le cas déjà spécifié , à un quart des votans.
Dans cette hypothèse , les bureaux après avoir discuté
, nommeraient chacun un ou deux de leurs membres
,pour former une commission , laquelle , en délibérant
sur les voeux émis dans les bureaux , arrêterait
-
216 MERCURE DE FRANCE.
le point de décision , dont elle ferait son rapport.
J'énonce ici seulement ma manière de faire opérer les
bureaux , et les commissions qui en émanent . Je me réserve
d'expliquer ci-après toute ma théorie sur cet
emploi des bureaux et des commissions .
De quelque manière que ce soit , on arrivera à
n'avoir qu'un seul plan à délibérer ; et cela par ces
discussions préliminaires , qui auront le mérite d'avoir
jeté de vastes lumières sur tout ce qui reste à achever.
Il n'est plus question que d'admettre ou de rejeter
des amendemens au projet quelconque , qui demeure
en discussion . C'est là cette seconde opération sur la
loi , toute différente de l'autre , et que je dois traiter
avec un soin particulier.
LACRETELLE aîné.
(La suite au prochain numéro).
L'ERMITE EN PROVINCE.
FLEURETTE. '
Nomen tenuisse puella . OVID. Met.
(Le nom de la jeune fille en est resté.)
Je n'aime point les chapitres inutiles ; et quelque
plaisir que j'eusse trouvé à m'étendre sur la description
de la ville de Nérac où l'on ne peut faire un pas sans
retrouver les traces du bon roi, j'ai dû me borner à
renvoyer mes lecteurs à la notice de M. de Villeneuve-
Bargemont qui a tout dit , et tout dit à merveille sur
cette antique résidence des rois de Navarre. Je passe
ainsi à travers la ville sans m'arrêter , même à la halle,
même au marché au charbon , bien que l'on raconte
encore l'anecdote de la belle boulangère et celle du
charbonnier Capchicot , que je me promets bien de ne
NOVEMBRE 1817 . 217
pas oublier si jamais je fais un livre sur l'origine des
priviléges , maîtrises et jurandes (1 ) .
Je ne m'amuse pas à relever et à dépeindre les
ruines du château dont il ne reste sur pied que la partie
septentrionale où se trouve une galerie curieuse par
le morceau de sculpture qu'elle renferme. J'arrive
promptement à l'extrémité de l'allée des Ormeaux
qu'arrose la fontaine des Poupettes; et, en suivant ,
sur la rive droite, les méandres charmans de la Baïse ,
je me trouve dans cette garenne , peuplée , pour ainsi
dire , des souvenirs de la jeunesse de Henri IV.
Je m'assis , près de la fontaine Saint- Jean , à l'ombre
de deux magnifiques ormes dont l'un fut planté par
Henri IV , et l'autre par Marguerite de Valois ; de là
je vois les débris de la chapelle que l'on avait fait bâtir
pour que la reine ( catholique , au milieu d'une cour
protestante ) s'y livrât plus facilement à l'exercice du
culte dont elle faisait profession. Lorsqu'à la honte des
lumières dont on vante sans cesse les progrès , on voit
le fanatisme , dont le poignard atteignit Henri IV , se
réveiller auprès de son berceau , on ne lira pas sans
intérêt et peut - être sans une utile humiliation , ce
fragment, extrait des mémoires de Marguerite de Valois,
publiés par Auger de Moléon .
<<Cette félicité ( dit cette princesse en parlant de sa
«réconciliation avec son époux ) me dura l'espace de
« cinq ans que je fus en Gascogne avec lui , faisant la
<<plupart de ce temps-là, notre séjour à Nérac , où
« notre cour était si belle que nous n'envions point
« celle de France , y ayant madame la princesse de
(1) Les boulangers et les charbonniers de Nérac avaient obtenu
deHenri IV la concession de l'emplacement qu'ils occupentencore
en vertu d'un privilége dont la véritable clause n'a pas été
stipulée au contrat.
218 MERCURE DE FRANCE ,
<<Navarre sa soeur, qui , depuis, a été mariée à M. le due
« de Bar, et moi, avec bon nombre de dames et filles , et le
<< roi monmari étant suivi d'une belle troupe de seigneurs
« et de gentilshommes , aussi honnêtes gens que les plus
« galans que j'aie vus à la cour; et n'y ayant rien à regretter
< en eux sinon qu'ils étaient huguenots : mais , de cette
<< diversité de religion , il ne s'en oyait point parler ; le
« roi mon mari , et madamela princesse sa soeur , allant ,
« d'un côté , au prêche , et moi et mon train à la messe
« en une chapelle qui est dans le parc , d'où , comme
<< je sortais , nous nous rassemblions pour nous aller pro-
« mener ensemble , ou dans un très -beau jardin qui a
« des allées de lauriers et de cyprès fort longues , ou
<< dans le parc que j'avais fait faire en des allées de
<<trois mille pas , qui sont au long de la rivière. Le
« rește de la journée se passait en toutes sortes de plaisirs
« honnêtes , le bal se tenant d'ordinaire l'après-dinée
« et le soir . »
Si on ne connaissait l'histoire de cette première
épouse de Henri IV que par les mémoires que nous
a laissés cette princesse , où elle se peint comme un
modèle de sagesse et de pudeur , on pourrait , sans
affecter une grande sévérité de principes , blâmer
hautement en visitant les lieux que je parcours , les
amours infidèles dont le jeune héros y a laissé les
nombreux souvenirs , sans même parler de la belle
grecque ( mademoiselle d'Ayelle) , de la jolie Le
Rebours et de la tendre Fosseuse , toutes trois filles
d'honneur de Catherine de Médicis , près de qui ces
charges étaient , comme on le sait , de véritables
sinécures ; mais le caractère et la conduite de Marguerite
sont trop bien connus pour ne pas excuser ,
en grande partie , les torts du galant Béarnais envers
une épouse dont Charles IX avait dit : En donnant
NOVEMBRE 1817 . 219
ma soeur Margot au prince de Béarn , je la donne
à tous les huguenots du royaume ; il aurait pu ajouter ,
sans l'enlever au duc de Guise. L'indulgence , je dirai
même le respect que l'on a pour les faiblesses d'un roi
qui les racheta par tant de qualités brillantes , par tant
de vertus solides , ne m'empêche pas de signaler dans
nos moeurs , une inconséquence (je trouverais facilement
une expression plus dure et plus vraie ) dont chaque
page de notre histoire renouvelle le scandale.
De tous temps , la religion et la morale ont mis au
rang des crimes , la violation de la foi conjugale ;
et, de tous temps aussi , la société s'est montrée fort
indulgente pour un délit dont les accusateurs , les témoins
et les juges pourraient être exposés , daus la
même audience , à se voir déclarer complices. Dans
certains pays , les époux profitent , de temps en temps,
du bénéfice de la loi , sans égard aux réclamations de
leur conscience , et sans trop s'embarrasser d'un ridicule
qui a son tarif comme tout autre objet de spéculation
; dans d'autres , on prend plus gaiement et plus
consciencieusement son parti sur des torts , la plupart
du temps réciproques , que l'on cherche à se faire pardonner
par des égards mutuels ; mais , dans ce désordre
de bonne compagnie , la morale ne perd point ses
droits ; et si quelquefois elle paraît transiger avec les
apparences , c'est pour maintenir le devoir , et conserver
la rigueurdu principe. Quelle qu'ait été , et quelle que
soit encore en France l'urbanité des moeurs sur le chapitre
de la fidélité des époux , les vertus conjugales n'y
sont pas moins un titre à l'estime universelle ; et si le
mépris public ne s'attache pas toujours à la violation
du premier devoir qu'elles imposent , il est rare qu'il
pardonne à l'éclat scandaleux qui peut en être la suite.
Par quel renversement de toutes les idées de morale
220 MERCURE DE FRANCE .
et de b'enséance ce scandale que les lois punissent
partout comme un crime, que les moeurs blâment au
moins comme une faiblesse , jouit - il dans les cours
non - seulement du privilége de l'impunité , mais
d'une sorte de droit honorifique que l'on brigue avec
impudence , et dont on se targue avec vanité ? Que les
rois aient des maîtresses , que les reines aient des favoris
, c'est un tort que la plupart de leurs sujets auraient
bien mauvaise grâce à leur reprocher ; mais que
c^s maîtresses soient publiquement avouées ; qu'elles
soient fières de leur honte ; qu'elles exigent , qu'elles
partagent les honneurs souverains ; qu'elles donnent
quelquefois leur nom au règne qu'elles avilissent ; que
les arts , à l'envi , s'occupent ou plutôt s'abaissent à
célébrer de splendides adultères ; que les historiens ,
plus vils que les courtisans dont ils n'ont pas l'excuse ,
consacrent gravement cette honteuse célébrité , voilà ce
qu'il est impossible de justifier , et , s'il faut toutdire ,
ce qu'on ne trouve dans les fastes d'aucun autre peuple..
De tous les princes à qui ce reproche est applicable,
Henri IV, qui s'y est exposé le plus souvent, n'estcependant
pas celui qui doit le craindre davantage. Il a eu beaucoup
de maîtresses, mais il a eu deux méchantes femmes ;
mais ses maîtresses ne le dominaient pas ; mais il les
aurait toutes sacrifiées à Sully , comme il le disait luimême
; mais en convenant que ses faiblesses faisaient
tort à sa gloire , il demandaitfranchement grace pour
des gulanteries qui n'apportaient nul dommage à ses
peuples , par forme de compensation de tant d'amertumes
qu'il avait goûtées , de tant d'ennuis , déplaisirs
, fatigues , périls et dangers par lesquels il
avait passé depuis son enfance jusqu'à cinquante
ans. Sans doute il y aurait de l'ingratitude , même de
l'injustice à rechercher minutieusement quelques taches
NOVEMBRE 1817 . 221
dans une aussi belle vie, à demander compte de ses galanteries
, à un roi qui fut l'amour du peuple , la gloire
dutrône et l'honneur de l'humanité , et qui justifia pleinement
la dev se qu'il avait adoptée : invia virtuti
nulla via est . Mais , dans ce pays même cù aucun sentiment
ne sait se renfermer dans de justes bornes , où
l'on exècre ce que l'on hait , où l'on adore ce que l'on
aime , peut-être pouvait-on se dispenser de diviniser
des faiblesses , d'associer sans cesse le nom chéri de
Henri IV à celui de Gabrielle , qui n'a rien de commun
avec sa gloire ; et , dans un chant devenu national
, peut- être pouvait-on trouver à louer dans le
prince , qui fut , de ses sujets , le vainqueur et le
père, d'autres vertus que celles de boire et de battre
et d'être un vert galant .
On pourra me faire observer que cette réflexion
sévère n'est pas une transition fort adroite pour arriver
à l'anecdote galante que j'ai promis de raconter ; mais
je parle de Henriot et non pas de HENRI , et l'on verra
que la naïve Fleurette qui développa la première dans
le coeur d'un héros un sentiment qui tient tant de place
dans sa vie , fut peut-être la seule de toutes ses maîtresses
qui méritât de l'inspirer .
Le prince de Béarn ( depuis Henri IV ) n'avait pas
quinze ans , lorsque Charles IX vint à Nérac , en 11 566,
pour y visiter la cour de Navarre. Les quinze jours
qu'il y passa furent marqués par des jeux , des fêtes
dont le jeune Henri était déjà le plus bel ornement.
Charles IX aimait à tirer de l'arc ; on voulut lui
en donner le divertissement , et l'on pense bien qu'aucun
des courtisans , pas même le duc de Guise qui
excellait à cet exercice, n'eut la maladresse de se montrer
plus adroit que le monarque. Henri ( que l'on appelait
encore Henriot ) s'avance , et, du premier coup ,
222 MERCURE DE FRANCE.
enlève , avec sa flèche, l'orange qui servait de but.
Suivant la règle du jeu , il veut recommencer et tirer le
premier ; Charles s'y oppose et le repousse avec humeur
; Henri recule quelques pas , arme son are et dirige
sa flèche sur la poitrine de son adversaire : celui-ci
se met bien vite à l'abri derrière le plus gros de ses
courtisans , et ordonne qu'on éloigne de sa personne
ce dangereux petit-cousin .
La paix se fit; le mème jeu recommença le lendemain
: Charles trouva un prétexte pour n'y pas venir.
Cette fois , le duc de Guise enleva l'orange qu'il fendit
en deux ; il ne s'en trouvait pas d'autre . Le jeune prince
voit une rose sur le sein d'une jolie fille qui se trouvait
au nombre des spectateurs ; il s'en saisit et court la
placer au but. Le duc tire le premier , n'atteint pas ;
Henri , qui lui succède , met sa flèche au milieu de la
fleur , et va la rendre à la jolie villageoise sans la détacher
de la flèche victorieuse qui lui sert de tige.
Le trouble qui se peint sur la figure charmante de
cette jeune fille , qu'il embellit encore , se communique
à celui qui le fait naître , et les doux regards qu'ils échangent
à la dérobée sont les premiers signes de la vie
nouvelle qui vient de commencer pour eux.
En retournant au château , Henri questionne ceux
qui l'entourent ; il apprend que l'aimable enfant se
nomme Fleurette, qu'elle est fille du jardinier du
château , et qu'elle demeure au petit pavillon qui se
trouve à l'extrémité du bâtiment des écuries (1 ). Dès
le lendemain , le jardinage est devenu la passion de
Henri ; il a choisi un terrain de quelques toises aux
environs de lafontaine de la Garenne , où il saitque
(1) Ce pavillon existe encore et sert à renfermer les instrumens
du jardinage.
NOVEMBRE 1817 . 223
Fleurette se rend plusieurs fois dans la journée : il
l'entoure d'un treillage; il y fait des plantations où il
travaille avec d'autant plus d'ardeur qu'il est aidé
par le père de Fleurette , et qu'il a, vingt fois par jour ,
l'occasion ou le prétexte de la voir.
Si j'écrivais un roman historique , j'aurais la liberté
d'arranger , ou d'imaginer une foule de jolis détails ,
mais je raconte une anecdote , et je dois me borner
au simple récit des faits principaux .
Depuis près d'un mois Henriot en contait à Fleu
rette ( c'est de là , je dois le dire en passant , que nous
vient cette expression figurée de conter fleurette , dont
l'étymologie est plus sûre que la plupart de celles que
nous donne M. Morin dans son dictionnaire ). Henriot
et Fleurette s'aimaient éperduement , sans trop savoir
encore ce qu'ils se voulaient ; ils l'apprirent un soir
àlafontaine. Fleurette s'y était rendue un peu tard ;
l'air était pur ; le murmure des eaux , les plaintes du
rossignol enchantaient le silence des bois, et la lune
éclairait , d'un jour mystérieux , une retraite où la nature
est déjà la volupté. Que se passa- t-il dans cette
soirée , à la fontaine de la Garenne , entre le petit
prince de quinze ans et la petite bergère de quatorze ?
Il est plus aisé de l'imaginer que de le décrire ; tout
ce que j'ai pu savoir , c'est qu'au retour de la fontaine
la bergerette avait pris le bras du prince de Béarn , et
que celui-ci portait la crûche sur sa tête. Ils se séparèrentàl'entrée
du parc ; l'un retourna gaiement au château,
l'autre pleura en rentrant dans son modeste réduit.
Le père de Fleurette ne s'était pas aperçu que sa
fille, depuis ce jour , allait plus tard qu'à l'ordinaire à
la fontaine; mais le précepteur du jeune prince , le
vertueux la Gaucherie avait observé que son royal élève
avait toujours un prétexte pour s'échapper à la même
222 MERCURE DE FRANCE.
enlève , avec sa flèche , l'orange qui servait de but.
Suivant la règle du jeu , il veut recommencer et tirer le
premier; Charles s'y oppose et le repousse avec humeur
; Henri recule quelques pas , arme son are et dirige
sa flèche sur la poitrine de son adversaire : celui- ci
se met bien vite à l'abri derrière le plus gros de ses
courtisans , et ordonne qu'on éloigne de sa personne
ce dangereux petit-cousin.
La paix se fit ; le même jeu recommença le lendemain
: Charles trouva un prétexte pour n'y pas venir.
Cette fois , le duc de Guise enleva l'orange qu'il fendit
en deux ; il ne s'en trouvait pas d'autre. Le jeune prince
voit une rose sur le sein d'une jolie fille qui se trouvait
au nombre des spectateurs ; il s'en saisit et court la
placer au but. Le duc tire le premier, n'atteint pas ;
Henri , qui lui succède , met sa flèche au milieu de la
fleur , et va la rendre à la jolie villageoise sans la déta
cher de la flèche victorieuse qui lui sert de tige.
Le trouble qui se peint sur la figure charmante de
cette jeune fille , qu'il embellit encore , se communique
à celui qui le fait naître , et les doux regards qu'ils échangent
à la dérobée sont les premiers signes de la vie
nouvelle qui vient de commencer pour eux.
En retournant au château , Henri questionne ceux
qui l'entourent ; il apprend que l'aimable enfant se
nomme Fleurette, qu'elle est fille du jardinier du
château , et qu'elle demeure au petit pavillon qui se
trouve à l'extrémité du bâtiment des écuries (1). Dès
le lendemain , le jardinage est devenu la passion de
Henri ; il a choisi un terrain de quelques toises aux
environs de lafontaine de la Garenne , où il sait que
(1) Ce pavillon existe encore et sert à renfermer les instrumens
du jardinage.
NOVEMBRE 1817 . 225
Fleurette se rend plusieurs fois dans la journée : il
l'entoure d'un treillage; il y fait des plantations où il
travaille avec d'autant plus d'ardeur qu'il est aidé
par le père de Fleurette , et qu'il a , vingt fois par jour ,
l'occasion ou le prétexte de la voir.
Si j'écrivais un roman historique , j'aurais la liberté
d'arranger , ou d'imaginer une foule de jolis détails ,
mais je raconte une anecdote , et je dois me borner
au simple récit des faits principaux .
Depuis près d'un mois Henriot en contait à Fleurette
( c'est de là , je dois le dire en passant , que nous
vient cette expression figurée de conterfleurette , dont
l'étymologie est plus sûre que la plupart de celles que
nous donne M. Morin dans son dictionnaire ). Henriot
et Fleurette s'aimaient éperduement , sans trop savoir
encore ce qu'ils se voulaient ; ils l'apprirent un soir
à lafontaine. Fleurette s'y était rendue un peu tard ;
l'air était pur ; le murmure des eaux , les plaintes du
rossignol enchantaient le silence des bois , et la lune
éclairait , d'un jour mystérieux , une retraite où la nature
est déjà la volupté . Que se passa- t-il dans cette
soirée , à la fontaine de la Garenne , entre le petit
prince de' quinze ans et la petite bergère de quatorze ?
Il est plus aisé de l'imaginer que de le décrire ; tout
ce que j'ai pu savoir , c'est qu'au retour de la fontaine
la bergerette avait pris le bras du prince de Béarn , et
que celui-ci portait la crûche sur sa tête. Ils se séparèrentà
l'entrée du parc ; l'un retourna gaiement au château,
l'autre pleura en rentrant dans son modeste réduit.
Le père de Fleurette ne s'était pas aperçu que sa
fille, depuis ce jour , allait plus tard qu'à l'ordinaire à
la fontaine ; mais le précepteur du jeune prince , le
vertueux la Gaucherie avait observé que son royal élève
avait toujours un prétexte pour s'échapper à la même
1
1
224
MERCURE DE FRANCE .
heure ; et que par le plus beau temps du monde , la
forme de son chapeau était habituellement mouillée. Cette
remarque éveilla la surveillance du sage Mentor , il
suivit de loin le jeune prince , et arriva , sans être vu ,
assez tôt et assez près , pour s'apercevoir qu'il était
venu trop tard. Convaincu , comme Fénélon , que la
fuite est le seul remède à certains maux , sans autres
remontrances , il annonça au jeune prince qu'ils retourneraient
le surlendemain à Pau , d'où ils partiraient
pour se rendre à l'entrevue de Bayonne ( 1 ) .
L'instinct de la gloire , et peut-être celui de l'inconstance
, parlaient déjà au coeur de Henri ; cette nécessité
d'une première séparation , qu'il courut , en larmes ,
annoncer à Fleurette , trouvait à son insu quelque
adoucissement au fond de son âme ; mais comment
peindre le désespoir de la naïve et sensible Fleurette ?
Dans les derniers momens d'un bonheur prêt à lui
échapper , elle pressentait tous les maux de l'avenir .
-Vous me quittez , Henri ( disait la tendre enfant ,
étouffée par ses pleurs ), vous me quittez , vous m'oublierez
, et je n'aurai plus qu'à mourir. Henri la rassura
et lui fit le serment d'un amour éternel , que
Fleurette seule devait acquitter : « Voyez - vous cette
fontaine de la Garenne ( lui dit-elle , au moment où
la cloche du château rappelait le prince , et donnait le
signal du départ ) , absent , présent , vous me trouverez
la .... toujours là ! » ajouta-t-elle avec une expression
qu'il n'oubliera pas. Les quinze mois qui s'écoulèrent
jusqu'au retour de Henri au château d'Agen ,
avaient développé dans l'âme du jeune héros des vertus
incompatibles avec l'innocence des premières amours;
(1 ) Où fut résolue la perte des protestans , si l'on en croit
quelques historiens,
NOVEMBRE 1817 . 225
et les filles d'honneur de Catherine de Médicis s'étaient
chargées du soin d'effacer de son souvenir l'image de
la pauvre petite Fleurette : celle- ci , plus affligée que
surprise d'un changement dont sa raison précoce l'avait
dès long-temps avertie , ne lutta pas contre un malheur
qu'elle avait prévu , et ne songea plus qu'à s'y
soustraire .
Elle avait vu plusieurs fois le prince de Béarn se
promener dans les bosquets de la Garenne avec mademoiselle
d'Ayelle , et n'avait pu résister au désir de
se trouver un jour sur leurs pas. La vue de Fleurette
plus belle encore de sa tristesse et de sa pâleur, réveilla
, dans le coeur du jeune prince , un tendre souvenir
: il se rendit , le lendemain matin , à son logement
, la trouva seule et lui donna rendez-vous à la
fontaine de la Garenne : j'y serai à huit heures , répondit
la jeune fille sans lever les yeux de dessus son
ouvrage. Henri s'éloigna aussitôt , il attendit , avec
toute l'impatience d'un premier amour , qu'un regard
de Fleurette avait ranimé dans son sein, l'heure qui devait
la lui rendre. Elle sonne ; il sort du château par
une porte dérobée et passe à travers les taillis du bois
de peur de rencontrer quelqu'un dans les allées. Il
arrive à la fontaine ; Fleurette ne paraît pas ; il attend
quelques minutes ; le moindre bruit des feuilles fait
tressaillir son coeur : il va, vient, s'arrête ..., approche
de la fontaine ; une petite baguette est plantée sur l'endroit
même où il s'est tant de fois assis près de Fleurette.
C'est une flèche; il la reconnaît ; la rose fannée
y tient encore ; un papier est attaché à la pointe ; il le
prend, cherche à le lire , mais le jour s'est éteint
Palpitant, inquiet , troublé , il revole au château , ouvre
lefatal billet, et lit ces mots ....... : « Je vous ai
« dit que vous me trouveriez à la fontaine ; peut-être
....
15
226 MERCURE DE FRANCE .
« avez-vous passé près de moi sans me voir; retournez-y
« et cherchez-mieux..... Vous ne m'aimiez plus ... ,
« il fallait bien.... Mon Dieu ! pardonnez-moi ..... »
Henri a deviné le sens de ces paroles ; le palais
retentit de ses cris : on accourt ; des valets , munis
de flambeaux , le suivent à la Garenne.
Pourquoi s'appesantir sur de cruels détails ? Le corps
de l'adorable enfant fut retiré du fond du bassin où
s'épanchaient les eaux de la fontaine, et déposé entre
les deux arbres que l'on y voit encore. Les regrets
déchirans , la douleur de Henri , qui resta du moins
fidèle au souvenir de Fleurette , ne peuvent qu'honorer
la mémoire d'un prince (1 ) « né pour servir de mo-
-adèle à tous les rois par sa bravoure dans les combats ,
« sa loyauté dans les négociations , sa générosité dans
« la victoire , ses vastes conceptions dans le cabinet;
u par sa constante activité , par son amour pour ses
peuples , par sa grandeur d'âme , enfin par toutes les
« qualités qui constituent le plus beau, le plus grand
<«<caractère. »
Fleurette est la seule des maîtresses de Henri IV
qui l'ait aimé , comme il méritait de l'être; la seule
qui lui fut fidèle, qu'il put avouer sans rougir , et la
seule dont l'histoire ne parle pas .
: L'ERMITE DE LA GUYANE.
(1) Cet éloge de Henri IV est extrait de la notice sur Nérac
de M. Villeneuve-Bargemont.
NOVEMBRE 1817 . 227
MERCURIALE.
Le Parnasse , comme l'Olympe , a ses grands dieux
et ses demi - dieux ; la Société Philotechnique est une
succursale de l'Institut , une espèce d'académie de province
dans Paris ; c'est un hospice ouvert aux ambitions
désabusées et aux immortalités subalternes ; quelques
places cependant y sont occupées par des amateurs distingués
et des talens supérieurs et modestes ; dans ce
nombre on remarque le respectable et fidèle ami des
arts , M. de la Chabeaussière , secrétaire-perpétuel de la
Société , et M. le général Thiébault , qui sait dans la paix
trouver encore la gloire , en se faisant , comme César ,
P'historiographe des triomphes auxquels il a participé
lui-même.
Ces académiciens secondaires s'amusent , dit - on ,
beaucoup entre eux , et ils veulent bien , une fois tous
lestrois mois , admettre le public dans le secret de leurs
plaisirs ; ils poussent mèmela prévenance jusqu'a favoriser
tour- à-tour, deleur apparition , chaque arrondissementde
la capitale ; on ne leur connaît pas de temple
privilégié , leur bagage n'est point embarrassant; comme
Bías, ils portent tout avec eux: un verre d'eau et leur
esprit.
Dimanche dernier , ces demi-dieux nomades avaient
fixé leurs assises derrière l'Hôtel-de-Ville ; nos jolies
femmes s'y sont portées en foule et avec plus d'empressement
qu'aux séances de l'Institut , car les hommes
de génie sont peu amusans , et ces dames croyaient naturellement
se divertir davantage dans la Société Philotechnique.
Tous les siéges étaient envahis avant midi ,
et l'heure qui a précédé l'ouverture de la séance a été
employée par les assistans à faire connaissance avec les immortels
de l'endroit ; nous avouons , pour notre compte ,
que notre érudition ne s'étendait pas jusqu'à les connaitre;
mais quelques habitués ont secouru notre igno
15.
2,28 MERCURE DE FRANCE .
rance ; nous avions entre autres , devant nous , un père
de famille qui expliquait à ses deux filles chacun des
académiciens ; la cadette , encore enfant , ne paraissait
occupée que de M. Bouilly , tandis que le nom de
M. Pigault-Lebrun semblait jeter l'aînééee dans de singulières
distractions ; ce qui a fait réfléchir le père de
famille.
La séance s'ouvre. M. de la Chabeaussière , après
un rapport qui a le mérite d'être élégant , et aussi
court que les travaux de la Société , nous a récité des
imitations précieuses de quelques odes d'Horace ; nous
ne savons pourquoi l'assemblée a paru y prendre peu
d'intérêt ; depuis la traduction de M. de Wailly, le nom
d'Horace cause toujours quelque effroi.
Lasonnette du président sefait entendre une seconde
fois , les fronts se dérident ...... et M. Lenoir , vêtu de
deuil , vient lire une dissertation sur les funérailles .
Jusque-là on pouvait se croire à l'Institut ; M. Gosse
est venu détruire l'illusion avec deux fables pleines de
gaîté et de malice , dont l'une , intitulée : le Papillon et
le Limaçon , a l'avantage de rappeler une fable à peu
près semblable de M. Dutremblay , qui finit par ces deux
vers :
«Votre ami monte en char et vous restez à pié ;
<<<Dites bonsoir à l'amitié . >>>
M. Dutremblay est un descendant de La Fontaine : ses
fables sont ses meilleurs titres de famille .
M. Gosse et son papillon s'envolent ; M. Vigée les
remplace ; il tient en main une espèce d'idylle sur l'attente
et une espèce d'élégie à Chloé. Depuis quarante
ans M. Vigée n'est pas encore brouillé avec les zéphirs
et les ruisseaux ; depuis quarante ans les rigueurs de
Chloé exercent la patience de M. Vigée et la nôtre ;
nous ne serons vraiment tranquilles que lorsqu'il sera
heureux.
Entre ces deux petites productions sentimentales ,
M. Vigée nous a communiqué un parallèle , en prose ,
d'Horace et de Boileau ; on a trouvé qu'il l'avait trèsbienlu.
Après M. Vigée , se sont succédés à la tribune
MM. Raboteau et Vincent : le premier a récité une
NOVEMBRE 1817. 229
pièce devers , riche de poëtiques détails etd'originalité ;
le second a déclamé une épître au roi de Perse , plus
remarquable encore par son esprit d'indépendance que
par l'inspiration poétique : on a applaudi avec justice
une multitude de vers d'une franchise énergique , tels
que celui-ci , en parlant de Racine , tué par un dédain
deLouisXIV:
« J'aurais quitté la cour et ne serais pas mort. »
Et cet autre , applicable à ces poètes devenus grands
seigneurs , qui , oublieux de leurs vers comme de leurs
amis ,
<<En quittant l'Hélicon ,
« S'en vont chez Jupiter renier Apollon. >>>
On commençait à s'occuper de critiques; une symphonie
harmonieuse est arrivée fort à propos pour les
faire taire et recueillir un suffrage unanime .
- Est-il bien vrai qu'une commission spéciale de
l'Institut doive s'occuper de corriger la législation des
théâtres et de réprimer les spoliations des comédiens ?
Est-il vrai qu'un homme de génie pourra jouir du
même droit que l'obscur artisan , et qu'il lui sera permis
de léguer à ses desceudans l'héritage de ses chefsd'oeuvre?
Cela serait si juste que nous n'osons guère
nous en flatter. Il ne faut pas tant s'étonner de la terreur
qu'inspire l'apparition d'un génie dans une famille ;
ses enfans, après sa mort, n'ont que dix ans à vivre sur
leur patrimoine. Les larmes qu'on répand sur Chimène
doivent aussi couler pour la petite-fille de Corneille .
Les comédiens qui s'enrichissent de la succession des
auteurs , devraient au moins les traiter avec plus d'égards
durant leur vie.
Par exemple , présentez-vous au théâtre avec des billets
d'auteur , comme nous l'avons fait à la première
représentation de la comédie de M. Duval , et vous
serez charmé de la réception. Notre billet nous donnait
des droits à l'orchestre , nous n'y arrivâmes qu'à l'ouverture
de la salle ; il était plein; nos prétentions dérogèrent
d'abord jusqu'à la première galerie ; un accueil
hostile nous signala comme les amis de l'auteur ; nous
250 MERCURE DE FRANCE .
voulûmes nous approcher du bureau supplémentaire ,
pour relever la déchéance de notre billet; le bureau se
ferma ; nous essayâmes de nous plaindre à M. le controleur
, qui parut d'abord s'intéresser à nous , car nous
lui cachions notre infirmité , mais on lui murmura à l'oreille
: billet d'auteur ! .... ce mot suffit pour nous confondre
. Alors nous nous décidâmes à tenter la séduction
sur une de ces antiques gardiennes , qui sans doute
avait obtenu son poste pour avoir bercé dans ses bras
Clytemnestre ou le vieil Horace; elle allait s'attendrir lorsqu'elle
aperçut dans nos mains le talisman funeste , et
tout-à-coup une voix , multipliée par les échos de tous les
étages , sonna l'alarme , et l'on entendit de toutes parts
retentir ces mots : Prenez garde, voilà des amis de l'outeur
! Enfin , une personne généreuse , une puissance du
théâtre , qui nous crut apparemment atteints nous-mêmes
de la manie des grandeurs , nous jeta dans un flux qui
nous porta au comble , où nous attendimes qu'un reflux
nous remportat.
Il faut espérer que si la commission parvient à nous
rendre deux scènes françaises , il s'établira entre elles
une rivalité de talens et d'urbanité; lorsqu'on voit tant
de théâtres consacrés à des compositions réprouvées
par la raison et le bon goût, ce n'est pas ètre exigeant
que d'en réclamer deux pour les oeuvres du génie.
Un autre genre d'abus s'était glissé au théâtre de
l'Opéra-Comique ; on avait contrefait la signature de
Pauteur de la Clochette sur des billets d'entrée ; les tribunaux
ont été saisis de l'affaire; le jury vient d'absoudre
les accusés , considérant sans doute qu'ils ont été
assez punis s'ils en ont fait usage pour eux-mêmes .
-Qu'on nous dise encore que les théâtres n'ont point
d'influence sur la morale ; madame de C*** , qui ne
croyait à rien , croit maintenant à l'enfer , depuis qu'elle
a vu celui de Dégottis; son mari , qui ne l'a pas quittée
depuis dix ans , était bien moins incrédule; madame de
C*** est rentrée chez elle pour se livrer à l'examen de
sa conscience ; c'est un changement à vue qui fait
beaucoup d'honneur à la baguette du magicien de
l'Opéra.
-On raconte qu'un certain auteur du théâtre des
Variétés avait succédé , dans une place assez impor
NOVEMBRE 1817 . 231
tante du ministère de la guerre , à un ancien employé
qui vient d'y être réhabilité par le nouveau ministre.
Brunet ,toujours Jocrisse , disait , à ce sujet , ces jours
derniers : « Est - il malheureux ce pauvre S..... de
« perdre ainsi sa place après six mois d'exercice !
« Ce qu'il y a de plus injuste la-dedans , c'est que c'est
« pour la rendre àun homme qui l'a déjà occupée pendant
« dix ans ; et puis voilà qu'il va travailler pour nous ,
et moi , je suis comme le public , je n'aime plus ses
« pièces . >>>
-Parmi les prétendans à l'héritage académique de
Méhul , M. Nicolo , que ses airs ont tant popularisé ,
semble être le candidat privilégié de l'opinion publique ;
son talent est éminemment français ; on ne peut nier
que samusique ne se distingue par la grâce et l'esprit ,
puisqu'elle s'adapte si bien aux compositions de l'auteur
de Joconde.
-Le petit roman d'Ondine , traduit par madame
la baronne de Montolieu (1) , avec le charme
attaché à son style , est une composition germanique ,
plus bizarre qu'originale , et qui peut prendre place
parmi les contes des Mille et une Nuits.
-Trente volumes ont fait à M. Paccard une sorte de
réputation que le dernier roman qu'il vient de publier
(2) , achève de confirmer. On aurait peine à concevoir
le débit de pareilles productions , si l'on ne sa
vait pas qu'on lit plus de romans dans les antichambres
quedans les salons.
-Il faut distinguer de la foule des romans qui reçoivent
en même temps la naissance et la mort , l'Invalide
(3) de M. de J ..... Cet ouvrage se recommande
aux lecteurs qui recherchent des aventures extraordinaires
, écrites d'un style élégant et facile , et nous ne
serons pas étonnés que le héros de ce roman , tout invalide
qu'il est , plaise beaucoup aux dames .
(1) Un vol. in-12. Prix: 3 fr. Chez Arthus Bertrand .
(2) Edelmone et Loredan ou l'Orange de Malte, suivi des
Tableaux de l'Amour honnéte et vertueux . Deux vol . in- 12 . Prix :
4 fr . Chez Laurent ainé , rue Dauphine , n. 32.
(3) Deux vol . in- 12. A Paris , chez Jacob , libraire , au Palais-
Royal.
232 MERCURE DE FRANCE .
-M. Gallais , pour montrer ce qu'il est enétat de produire
aujourd'hui , vient de rassembler sa gloire , éparse
dans les anciens journaux , pour la consolider en deux
gros volumes qu'il intitule : Moeurs et Caractères du
dix- neuvième siècle ( 1 ) . C'est s'y prendre de bonne heure
pour peindre notre siècle , qui vient à peine de naître.
Le tableau de M. Gallais ne pourrait pas être longtemps
fidèle ; il a cela de commun avec tous les portraits
de l'enfance , mais il est loin d'avoir les grâces
du jeune âge.
-
La Quotidienne a pris plaisir à imaginer et à répandre
que la discorde s'était glissée parmi les rédacteurs
du Mercure , et que l'un d'eux s'était séparé de ce
journal qu'elle appelle le camp d'Agramant : quant à
nous , nous ne connaissons que le parfait accord qui
règne parmi nos collaborateurs . Ainsi le Dandis et les
autres Paladins de la Quotidienne ne jouiront que d'une
courte joie , et leur feuille sera convaincue , encore une
fois , d'avoir dit ce qui n'est pas , dans la bénigne intention
de nuire.
-Un officier anglais et un officier français voyageaient
ensemble par la diligence de Dunkerque à
Lille; parvenus au sommet du mont Cassel , d'où l'on
découvre un immense horizon , « Monsieur , dit l'Anglais
au Français , avec un sourire qui ne demandait
pas mieux que d'être malin , n'apercevez - vous pas
Waterloo dans le lointain ? » - Non , monsieur ,
répondit froidement l'officier français , mais ici tout
près , de ce côté , vous pouvez voir Hondtschoote . »
-Un chaudronnier , propriétaire du château de
Montmorency, commençait à le faire démolir ; on prétend
que la noble famille l'a prié de surseoir à cette
espèce de profanation ; au reste il paraît que la ville de
Montmorency s'est montrée assez indifierente dans
cette circonstance ; elle possède un Ermitage qui , dès
long-temps , a fait oublier le château ; ce n'est qu'un
modeste enclos , ce n'est qu'un toît de chaume , mais
Jean Jacques l'habita .
SS.
(1) Deux vol. in-8°. Prix ; 13 fr. et 15 fr. par la poste. Chez
Belin , imprimeur-libraire , à Paris , quai desAugustins , n. 55.
NOVEMBRE 1817 . 235
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 24 au 30 octobre.
On s'accordait assez à mettre au rang des contes bleus
la conquète d'un petit Etat à l'extrémité de l'Europe ,
par un voisin qui ne manque pas d'autres affaires. En
suivant de l'oeil la flotte russe , on avait cru la voir
s'approcher d'un port anglais dans des vues pacifiques .
C'en était assez pour le crédit ; car s'il u'est rien de plus
facile à effrayer que le crédit , il n'est rien de plus aisé
àrassurer ; voilà pourquoi il se montre et se cache si
brusquement , et va semant sur son passage , et enlevant
les richesses , sans motif quelquefois et sans calcul
, comme pour ressembler à l'aveugle fortune. Voici
un événement qui paraît devoir le tenir pour quelque
temps dans une grande circonspection, événementd'une
toute autre importance que de stériles représailles , ou
l'achat de quelques vaisseaux. C'est une atteinte dont
est menacée la plus imposante, la plus colossale puissance
qui fut jamais. On l'attaque aujourd'hui dans son véritable
centre ; Marattes , Pindaries , toutes ces tribus
féroces qui environnent ses comptoirs , semblent réunir
leurs intérêts et leurs vengeances. Aux premiers indices
d'un renouvellement de guerre , le gouverneur anglais
avait fait arrèter le chef de la confédération dans sa
propre capitale , et l'avait fait consentir à livrer trois
places fortes ; malheureusement un autre chef se présente
, plus audacieux , plus entreprenant , avec une
nombreuse cavalerie , un train d'artillerie ; et s'il est
vrai que des officiers européens aient pris parti dans
ses troupes , l'avantage de la tactique et celui de la
valeur personnelle étant égal de part et d'autre ,
l'avantage du nombre reste seul. Il faut que cette pre
234
MERCURE DE FRANCE .
mière insurrection ait un caractère sérieux , puisque
l'on a frêté en hâte des bâtimens pour le transport des
troupes à l'Ile -de - France , à Ceylan , au cap de Bonne-
Espérance , et que trois régimens ont reçu l'ordre de
s'embarquer. Cependant , parmi toutes ces inquiétudes ,
fondées sur les détails qui transpirent , moins encore que
sur ceux qu'on devine , et tandis que les bons de l'Inde
perdent , et que les fonds publics sont tout-à-coup
descendus de trois pour cent , les journaux conservent
le même ton d'assurance . L'un d'eux , qui le croirait ?
mesure la stabilité de la domination anglaise par son
étendue .
Quant à la cause de la révolution ,c'est le champ des
conjectures. L'un accuse des influences étrangères ;
l'autre , un vice dans l'organisation de l'armée , et personne
, selon moi , ne touche au but , sans doute parce
qu'il est à la portée de tout le monde.
Poursuivons cet aperçu.
PORTE OTTOMANE . Tous ces bruits de guerre
entre la Russie et la Porte se sont dissipés comme des
bruits de gazette. Ceux qu'on répand sur le pacha
d'Egypte acquièrent plus de consistance. Ce pacha ,
dit-on , avait offert à l'Angleterre d'exterminer les barbaresques
, à condition que cette puissance le reconnaîtrait
pour souverain. Peut-être la Suède a-t-elle accepté
le marché ; et voilà ce qui expliquerait la haine des pi
rates contre le pavillon suédois , et l'horible massacre
d'un équipage de cette nation près de la Corogne.
Peut-être ne serait-ce pas un mal pour la France que
l'Egypte sortit de ses ruines. Quantau Grand- Seigneur ,
en lui ôtant l'Egypte , on ne lui ôte rien.
-
Le corps de l'ancien dey d'Alger a obtenu de ses
assassins une humble sépulture. On ne haïssait point sa personne ; on ne haïssait que son étoile. L'aurait-il
léguée à son successeur ? Car on prétend que celui-ci
vient d'en éprouver cruellement l'influence.
COURONNES DU NORD. - Un ukase du six septembre,
adressé au sénat dirigeant , règle les rapports des propriétaires
russes avec les émigrans qui viendront s'établir
sur leurs terres. Toutes les dispositions sont dans l'intérêt
des émigrans , plus encore que dans l'intérèt des na
NOVEMBRE 1817 . 235
turels; garantie pour les stipulations, exemption de service
, liberté de conscience .
-Quand l'esprit de civilisation a pénétré dans un
pavs, les villes s'élèvent par enchantement. Témoin
Odessa , qui n'a pas quinze ans d'existence , et que visitent
les vaisseaux de presque toutes les nations. Puisse
la Russie , avec tant de moyens pour des entreprises
utiles , ne pas se laisser entraîner à des spéculations ruineuses!
Endépit des préjugés européens , qui ont placé
la prospérité des nations dans leur extranéité , il vaut
mieux attirer les colons chez soi , que d'envoyer des
colons chez les autres .
-Les diétines de Pologne sont convoquées. Cette
image des anciennes libertés doit plaire aux Polonais .
Pour achever de gagner les coeurs , leur nouveau souverainautorise
le monument , projeté par la douleur et
Padmiration publique , en l'honneur de Poniatowski.
-On a envoyé de Copenhague des pilotes expérimentés,
qui conduiront , par le Catégat , dans la mer du
Nord, cette escadre russe, objet de tant de conjectures.
ALLEMAGNE .- Deux procès occupent les esprits ;
celui du colonel Massenbach , et celui de l'évêque de
Gand. On reproche au colonel une popularité séditieuse ,
et à l'évéque , une piété fanatique. L'un et l'autre sont
accusés de provocation à la désobéissance. Mais il y a de
plus, contre l'évêque , qu'on l'accuse de provoquer à la
désobéissance , au nom du ciel , et dans la pensée de
soumettre les pouvoirs nationaux à un pouvoir étranger .
Pour achever le contraste, le colonel s'est laissé prendre,
et l'évèque a su se mettre à l'abri.
- La détresse , pour être moindre dans les Pays-Bas ,
n'est pas indigne de notre attention. Le roi , dans son
discours à l'assemblée nationale , ne cache point les
plaies de l'État.
-Francfort et le Mecklenbourg proscrivent les juifs
à qui mieux mieux .
-Ou parlait de quelques troubles élevés à Munich ,
Bucharest. Mais , ni l'un ni l'autre bruit ne se sont
confirmés. :
-Il est toujours question d'un congrès de souverains
pour le mois d'avril, Ce congrès aura lieu , dit-on , à
Spa.
1
236 MERCURE DE FRANCE .
-Lá Belgique persiste dans sa guerre industrielle. Etil
faut avouer que cette guerre excite fortement l'attention
de l'Angleterre , puisque les lois pénales contre les
embaucheurs des ouvriers , et contre les ouvriers transfuges
, y sont remises en vigueur.
Voici la devisedela société manufacturière de Tournai:
Prohibons contre qui prohibe , afin d'empêcher les
prohibitions .
- On a vu passer à Bruxelles un convoi de prisonniers
français revenant du fond de la Russie. La patrie recueille
, avec une douloureuse joie, ces débris précieux.
SUISSE .- Ce pays est en proie à tous les fleaux. Le
typlius règne dans quelques cantons ; la discorde dans
quelques autres ; la misère dans tous. Il a des voisins
qui lui refusent des vivres , et réduisent à rien son commerce
. Or , devinerait-on de quel expedient une feuille
de Weimar s'avise ? Elle propose aux cantons de sé
donner un roi , ou de se donner à un roi. Introduire
chez soi le luxe d'une cour , quand on manque du nécessaire
, voilà bien un conseil de gazette !
- Soleure a vu mourir le célèbre Kosciusko . Il a recommandé
que ses funérailles fussent simples ; l'histoire
lui en prépare de plus belles.
COLONIES. On parle d'événemens dans le Mexique ,
favorables à la cause royale. Les corsaires ont cessé de
se montrer dans ces parages. Mac-Grégor et le gouverneur
de Saint-Augustin s'observent , impatiens de se
mesurer. Les Etats-Unis aspirent à la possession des Florides.
Mais ils préfèrent les posséder par une cession ,
qu'à titre de conquête. Et ce choix est sage. La fièvre
jaune règne toujours à Charlestown. ANew- Yorck , un
froid très - vifa brusquement remplacé des chaleurs brûlantes.
ESPAGNE.-La médiation des cinq puissances préviendra
, dit- on , les hostilités entre l'Espage et le Portugal
.
-On doute de la durée du ministère de Garay. Il
faut une force plus qu'humaine pour s'échapper d'un
abime , quand ceux qui sont dedans vous retiennent , et
que ceux qui sont dehors vous repoussent .
ANGLETERRE. - La cour d'assises de Derby a condamné
à mort quelques prévenus , et à la déporta
NOVEMBRE 1817 . 237
tion quelques autres. Ce procès offre une double circonstance
très-remarquable. L'ordre donné de tenir les
débats secrets , et la violation de cet ordre par le journal
ministériel. C'était déjà un abus que cet ordre . Car , du
moment que l'accusé perd une de ses garanties , il ny a
pas de raison pour qu'il ne les perde toutes; et la plus
imposante , c'est la publicité de la procédure. Mais que
dirons-nous de l'autre abus ?
-L'édit de l'empereur d'Autriche, qui prohibe l'importation
des cotons étrangers , inquiète presque autant
le commerce anglais , que l'embauchage des ouvriers .
-Qu'est-ce qu'ètre neutre ? la définition du Times
aquelque droit de nous surprendre ; et je ne la crois pas
tout-à-fait exempte d'un certain jésuitisme politique.
Celui qui donne des secours à l'un des deux partis ,
pour de l'argent , dit- il , ne rompt point la neutralité.
Il la romprait , s'il mettait à ses secours un autre prix.
Ainsi , que la Russie vende ou livre pour de l'argent
des vaisseaux à l'Espagne , bene sit. Ce marché nous
donne le droitd'en conclure un pareil avec les ennemis
de l'Espagne. Dans cette distinction , j'y trouve un
fonds de vérité. La Suisse a coutume de céder des troupes
à plusieurs puissances , sans que ces marchés influentle
moins du monde sur sa situation politique. Les
hommes se battent , et l'État est en paix. Pourquoi cela ?
C'est que ses rapports comme Etat ne changent point,
Ils changeraient par une augmentation ou une diminution
de territoire , puisqu'on ne peut acquérir sans
qu'un autre ne perde , ni perdre sans qu'un autre ne
s'aggrandisse. En contact avec de nouveaux voisins , on
acquiert de nouveaux intérêts. Jusque-là , bornes , intérèts
, habitudes restant les mèmes , l'équilibre subsiste.
Céder ses troupes et ses vaisseaux pour de l'argent , c'est
bien rompre la neutralité individuelle. Et la preuve ,
c'est que si vos soldats sont prisonniers ou vos vaisseaux
capturés , on ne leur fera pas une meilleure condition
qu'aux soldats ou aux vaisseaux ennemis. Mais ce n'est
point rompre la neutralité politique. Car , en cédant à
votre allié domestique de tels secours , vous vous êtes interdit
tout droit sur eux. Ce n'est point en votre nom , ce
n'est point sous vos bannières qu'ils combattent ; ils ne
sont plus vôtres. Je suisloin de croire que ce raisonnement
238 MERCURE DE FRANCE .
soit sans réponse ; mais la réponse ne serait peut-être pas
sans réplique. La politique usuelle a ses subtilités et ses
détours comme la probité d'un procureur. Quant à la
véritable politique , c'est autre chose . Celle-ci est simple
et franche , comme la probité d'un honnéte homme.
-Le duc de Wellington est à Londres , et lord Cast
lereagh à Douvres .
FRANCE .-Ordonnance du Roi qui élève Toulon au
rang des bonnes villes .- Réductions dans le corps de
la marine- Nouvelle organisation du corps des ingé
nieurs- géographes.-Erection d'un majorat pour le
frère du prince de Talleyrand , qui est autorisé à prendre
le titre de duc.- Plaidoyer de l'auteur des Calamités
judiciaires , qui est lui-même une calamité
pour les juges .-Plaidoyer , plus gracieux , de mademoiselle
Bourgoin , contre un marchand impoli , qui
ne voulait point reprendre un shall vendu sous condition.
Le poète a dit : Minerve est éconduite , et Vénus
a la pomme. Ne prenons que le dernier hémistiche ;
le premier ressemblerait trop à un pourvoi en cassation.
-On se souvient , ou l'on ne se souvient pas d'une
requête adressée au Roi par M. Levacher-Duplessis ,
au nomdes marchands et artisans de la ville de Paris .
Il me semble que les fripiers et revendeurs doivent
être comptés parmi les marchands et les artisans. J'ai
donc pu dire , sans insolence et sans grossièreté, que
M. Levacher-Duplessis s'était fait l'avocat des fripiers
et des revendeurs , et pourtant ces dénominations vulgaires
fächent la Quotidienne. Est-ce qu'il lui faut des
périphrases , et qu'il ne serait plus permis d'aborder
un honnète savetier , sans le saluer du titre de réparateur
des chaussures ? Ou bien si elle craint que la
pensée du lecteur ne se porte tout de suite sur les
fripiers d'écrits , et les revendeurs de calomnie ?
--- Hier les tribunaux s'occupaient de la plainte en
calomnie de Wilfrid Regnault contre M. le marquis
de Blosseville , et MM. des Débats et de la Quotidienne.
- La cour de cassation doit s'occuper aujourd'hui du
pourvoi de cet infortuné contre l'arrèt qui le condamne
à mort. Cette situation est éminemment dramatique.
«C'est la première fois peut-être , a dit l'éloquent dé-
N
NOVEMBRE 1817 . 239
fenseur de Regnault , qu'un homme condamné à la
<<peine capitale , ose , du fond de sa prison , vous de-
<<mander justice du tort fait à son honneur. L'accusa-
«teur est dans les fers , et les accusés sont sans crainte.
« Puissent-ils ètre sans remords ! » M. le marquis de
Blosseville , principal accusé , n'a pas mis dans ses réponses
toute la franchise qu'on attendait de son caractère.
Il a hésité , balbutić. Son système est d'obtenir des
délais comme le système de son adversaire est de
hâter la décision. Il faut convenir que M. le marquis
s'est placé dans une situation peu avantageuse. Les
murmures du public ont dû l'en avertir, et plus encore
la foudroyante péroraison de M. Gaillard-Laferrière :
«En vous voyant on dira : Seul , il fut son bourreau. »
-
.
Le petit-fils d'Henri IV a posé la première pierre
d'un monument vraiment national , puisqu'il est le
fruit des offrandes de tous les Français . Pietas civium
restituit. C'est une idée que M. le profet de la Seine a
fait ingenieusement ressortir. Sa Majesté lui a répondu :
« Je m'en félicite comme Roi ; j'en jouis comme fils ;
jem'en applaudis comme Français.>>>
-Le consistoire de l'Eglise des chrétiens de la confession
d'Augsbourg , à Paris , annonce aux fidèles de
cette communion que la célébration de la troisième
fète séculaire de la Réformation aura lieu , les 1er et 2
novembre prochain, dans leur temple, rue des Billettes ,
àl'heure de midi : le premier jour, en langue allemande ;
le second , en langue française .
BÉNABEN.
ANNONCES ET NOTICES .
Les Soirées de Famille , contes , nouvelles , traits
historiques et anecdotes ; recueil philosophique , moral
et divertissant. Trois vol. in-12. Prix : 6 fr. , et 7 fr .
50 c. franc de port. AParis , chez Bechet , libraire ,
rue des Grands-Augustins , n. 11 .
240 MERCURE DE FRANCE .
1
Pour ne pas répéter ce que chacun sait , défaut commun á la
plupart de ces sortes de recueils , l'auteur a emprunté à des
écrivains étrangers une grande partie des traits qu'il rapporte ;
le choix en a été fait avec discernement .
Conversations sur l'Economie politique , dans lesquelles
on expose d'une manière particulière les élémens
de cele science ; par l'auteur des Conversations
sur la chimie . Un vol. in-8°. Prix : 7 fr . 50 c.; et 9 fr.
franc de port. Chez J. J. Paschoud , libraire , rue Mazarine
, n. 22 ; à Genève , chez le même imprim.-lib .
L'Homme Gris , comédie en trois actes et en prose ;
par MM. d'Aubigny et Poujol , avec cette épigraphe:
J'appelle un chat un chat , et Rollet un fripon.
BOIL.
Prix : 1 fr . 50 c. A Paris , chez madame Ladvocat , lib . ,
au Cabinet littéraire , Palais-Royal , galerie de bois ,
n. 197 . 1
Cette nouvelle comédie se fait remarquer particulièrement
par un dialogue animé et rempli de traits épigrammatiques ; c'est
ungenre de mérite qui ne perd rien à la lecture de l'effet qu'il
produit à la représentation.
TABLE.
Poésie.- Fragment d'une imitation en vers de la
Lusiade.
Nouvelles littéraires .-Petit volume contenant quelques
aperçus des Hommes et de Société ( analyse ) ;
par M. P. F. Tissot .
Suite de l'Esquisse sur les Délibérations politiques ; par
M. Lacretelle aîné.
L'Ermite en Province.-Fleurette ; par M. Jouy.
Mercuriale.
Politique. - Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Bénaben.
Noticeset Annonces.
Pag. 195
197
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
210
216
227
233
239
MERCURE
DE FRANCE .
1
SAMEDI 8 NOVEMBRE 1817.
nmuw
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
LE VER ET LE LIMAÇON.
w
Fable imitée de Pignotti , lue à la séance publique de
la société philotechnique , le 26 octobre 1817 .
Au fond d'un chêne épais ,
4
Un ver , un limaçon , tous deux vivaient en paix ;
Pour adoucir les chagrins de la vie ,
Ils les souffraient en compagnie.
Aux arrêts du destin philosophes soumis ,
Tous deux raillaient par fois tout animal superbe ;
Et partageant ensemble une paille , un brin d'herbe ,
Ils voulaient , disaient- ils , vivre et mourir amis.
C'était bientôt l'instant où la nature
Prépare au ver un destin tout nouveau :
Son corps entier va changer de figure ;
Les couleurs de la mort s'étendent sur sa peau;
Froid , immobile et respirant à peine ,
Un sommeil léthargique engourdit tous ses sens ;
Lepieux limaçon , croyant sa mort certaine ,
L'entoure d'herbe tendre et de bourgeons naissans .
TOME 4.
16
242 MERCURE DE FRANCE .
Il prend une peine inutile ;
Le ver paraît descendre au ténébreux manoir ;
Et son cher compagnon , réduit au désespoir ,
Ason corps immobile ,
Rend au moins le dernier devoir .
O prodige ! le ver brille encore à sa vue ;
Dans ses membres glacés , une douce chaleur
Relève sa force abattue .
Tel autrefois l'amour , à la voix d'un sculpteur ,
Donna la vie à sa statue .
Le ver renaît plus beau , plus digne d'être aimé ,
En joli papillon , le voilà transformé :
Il rampait , maintenant sa marche est assurée ;
Il déploie , en jouant , son aile colorée ;
Mais un plus bel habit le rend plus orgueilleux ;
L'ingrat , sur le passé , ne jette plus les yeux :
Sur le sein d'une rose
A peine il se repose ,
Qu'une nouvelle fleur appelle encor ses voeux ;
Bientôt d'un clair ruisseau le murmure l'attire :
Il voltige , il s'y voit , bat de l'aile et s'admire .
Toujours frane , toujours bon ,
Le pauvre limaçon
Voit , de son vieil ami , la nouvelle existence ,
Et près de lui gaîment s'avance ,
D'un air leste et moqueur , le papillon charmant ,
De son vieux compagnon , reçoit le compliment ;
Sa voix lui devient importune ;
Il a changé de moeurs en changeant de fortune ,
Et l'orgueil lui fournit mille et mille raisons
Pour n'avoir plus d'amis parmi des limaçons .
A ce mépris il ajoute l'outrage ;
Un jardinier , la serpette à la main,
Emondait , en chantant , les arbres du jardin :
Quitte , dit- il , cet inutile ouvrage ;
En vain à tes sueurs ,
L'arbre taillé promet de belles fleurs :
Vois cet insecte vil qui , dans sa marche impure ,
Les menace déjà d'une horrible morsure ;
Veux-tu des fruits , écoute mes leçons ,
NOVEMBRE 1817 . 243
Et, du jardin , chasse les limaçons .
Surpris d'une telle arrogance ,
Le limaçon s'écrie en sa douleur :
Tu changes donc d'amis en changeant de couleur !
Hier , tu réclamais encor mon assistance ;
Pour toi , je me suis dépouillé.
Papillon , de frèle existence ,
Crois-tu faire oublier , par ce ton d'impudence ,
La fange où ton corps s'est souillé ?
Bean sire ! on te connaît ; malgré ton insolence ,
Tun'es qu'un ver richement habillé.
De bien des gens , ma fable est la peinture ;
La fortune toujours les rend présomptueux ;
Et dès que leur habit porte quelque dorure ,
Les amis d'autrefois ne sont plus rien pour eux.
M. ETIENNE GOSSE .
4011
ÉNIGME .
Dans le monde je fais du bruit;
Mon corps est porté par ma mère ,
Etpourtant je porte mon père ,
Quoiqu'il soit grand et moi petit.
wwwwww
CHARADE .
Mon tout , par mon premier , dévore mon second ,
Et c'est de celui-ci qu'il emprunte son nom.
(Par M. N. L. ,de Saumur.)
nmmw
LOGOGRIPHE ,
Laissez ma queue après ma tête ,
Je végète en bien des pays ;
Mettez ma queue avant ma tête ,
Je suis un signe de mépris.
١٠ 16.
244 MERCURE DE FRANCE,
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est charbon ; celui de la charade,
est chasselas ; et celui du logogriphe , dégoût , où l'on
trouve égoût.
NOUVELLES LITTÉRAIRES ..
DE L'OBÉISSANCE A LA LOI.
Fragmens d'un chapitre extrait des additions inédites
à la collection des ouvrages politiques de
M. B. de Constant.
L'obéissance à la loi est une des plus grandes questions
qui puissent attirer l'attention des hommes. Quelque
décision que l'on hasarde sur cette matière, on
s'expose à des difficultés insolubles. Dira-t-on qu'on
ne doit obéir aux lois qu'autant qu'elles sont justes?
On autorisera les résistances les plus insensées ou les
plus coupables. L'anarchie sera partout. Dira - t - on
qu'il faut obéir à la loi , en tant que loi, indépendamment
de son contenu et de sa source ? On se condamnera à
obéir aux décrets les plus atroces et aux autorités les
plus illégales .
De très-beaux génies , des raisons très-fortes ont
échoué dans leurs tentatives pour résoudreceproblème.
NOVEMBRE 1817. 245
Pascal et le chancelier Bacon ont cru qu'ils en donnaient
la solution, quand ils affirmaient qu'il fallait
obéir à la loi sans examen. C'est affaiblir la puissance
des lois , dit le dernier , qu'en rechercher les motifs .
Approfondissons le sens rigoureux de cette assertion.
Le nom de loi suffira-t-il toujours pour obliger
l'homme à l'obéissance ? Mais si un nombre d'hommes ,
oumême un homme seul sans mission ( et pour embarrasser
ceux que je vois d'ici s'apprêter à me combattre ,
jepersonnifierai la chose, et je leur dirai, soit le comité de
salut public, soit Robespierre ), intitulaient loi , l'expressionde
leur volonté particulière , les autres membres
de la société seront-ils tenus de s'y conformer ? L'affirmative
est absurde , mais la négative implique que le
titre de loi n'impose pas seul le devoir d'obéir , et que
ce devoir suppose une recherche antérieure de la source
d'où part cette loi.
Voudra-t-on que l'examen soit permis , lorsqu'il
s'agira de constater si ce qui nous est présenté comme
une loi , part d'une autorité légitime;mais que ce point
éclairci , l'examen n'ait plus lieu sur le contenu même
de la loi?
Qu'y gagnera-t-on ? Une autorité n'est légitime que
dans ses bornes ; une municipalité , un juge de paix sont
des autorités légitimes , tant qu'elles ne sortent pas de
leur compétence. Elles cesseraient néanmoins de l'ètre
si elles s'arrogeaient le droit de faire des lois. Il faudra
donc, dans tous les systèmes, accorder que les individus
peuvent faire usage de leur raison , nou- seulement pour
connaître le caractère des autorités , mais pour juger
leurs actes ; de la résulte la nécessité d'examiner le contenu
aussi bien que la source de la loi .
Remarquez que ceux mêmes qui déclarent l'obéissance
implicite aux lois , quelles qu'elles soient , de
246 MERCURE DE FRANCE.
devoir rigoureux et absolu , exceptent toujours de cette
règle la chose qui les intéresse. Pascal en exceptait la
religion ; il ne se soumettait point à l'autorité de la loi
civile en matière religieuse , et il brava la persécution
par sa désobéissance à cet égard.
Un auteur anglais d'un très -grand mérite et d'une
perspicacité profonde, Jérémie Bentham, a établi que la
loi seule créait les délits , et que toute action , prohibée
par la loi , devenait un crime . Un délit , dit-il , est un
acte dont il résulte du mal; or , en attachant unepeine
à une action , la loi fait qu'il en résulte du mal (1 ) . A
ce compte , la loi peut attacher une peine à ce que je
sauve la vie de mon père , à ce que je le livre aux bourreaux
. En sera- ce assez pour faire un délit de la piété
filiale ? Et cet exemple , tout horrible qu'il est , n'est
pas une vaine hypothèse. N'a-t-on pas vu condamner ,
au nom de la loi , des pères pour avoir sauvé leurs
enfans , des enfans pour avoir secouru leurs pères ?
Bentham se réfute lui - même , lorsqu'il parle des délits
imaginaires ( 2 ) . Si la loi suffisait pour créer les délits ,
aucun délit , créé par la loi , ne serait imaginaire. Tout
ce qu'elle aurait déclaré délit serait tel .
L'auteur anglais se sert d'une comparaison trèspropre
à éclaircir la question. « Certains actes , in-
« nocens par eux - mêmes , dit - il , sont rangés parmi
« les délits , comme , chez certains peuples , des ali-
« mens sains sont considérés comme des poisons.>>>Ne
s'ensuit- il pas que de même que l'erreur de ces peuples
ne convertit pas en poisons ces alimens salubres , l'erreur
de la loi ne convertit pas en délits les actions innocentes
? Il arrive sans cesse que lorsqu'on parle de la
(1) Cours complet de législation , chap. 2.
(2) Code pénal , part. 3, chap. 1.
:
J
NOVEMBRE 1817 . 247
loi abstraitement, on la suppose ce qu'elle doit être ;
et quand on s'occupe de ce qu'elle est , on la rencontre
toute autre ; de là , des contradictions perpétuelles dans
les systèmes et les expressions .
Bentham a été entraîné dans des contradictions de
ce genre par la détermination qu'il avait prise de ne
reconnaître aucun droit naturel , détermination dont je
dirai quelques mots en note , parce qu'elle l'a conduit à
des conséquences dont les ennemis de la liberté pourraient
abuser (1 ) . Dominé par le principe qu'il avait
(1) Le système de Bentham , c'est de substituer à l'idée de
droits , et sur- tout de droits naturels , inaliénables et imprescriptibles
, la notion de l'utilité . A la manière dont il la conçoit ,
ce n'est au fond qu'une terminologie différente. Mais cette terminologie
me paraît avoir les inconvéniens communs à toutes
les locutions vagues , et de plus son danger particulier .
Nul doute qu'en définissant convenablement le mot d'utilité ,
l'on ne parvienne à tirer , de cette notion , précisément les
mêmes conséquences qui découlent de l'idée du droit naturel et
de la justice . En examinant avec attention toutes les questions,
qui paraissent mettre en opposition ce qui est utile et ce qui
estjuste , on trouve toujours que ce qui n'est pas juste n'est,
jamais utile. Mais il n'en est pas moins vrai que le mot d'utilité
, suivant l'acception vulgaire , rappelle une notion différente
de celle de la justice ou du droit . Or , lorsque l'usage et
la raison commune attachent à un mot une signification déterminée
, il est dangereux de changer cette signification. On explique
vainement ensuite ce qu'on a voulu dire ; le mot reste et
l'explication s'oublie .
<<On ne peut , dit Bentham , raisonner avec des fanatiques
<< armés d'un droit naturel , que chacun entend comme il lui
<<plaît , et applique comme il lui convient. » Mais de son aveu
même le principe de l'utilité est susceptible de tout autant
d'interprétations et d'applications contradictoires. « L'utilité ,
« dit-il , a été souvent mal appliquée ; entendue dans un sens
« étroit , elle a prêté son nom à des crimes. Mais on ne doit pas
« rejeter sur le principe les fautes qui lui sont contraires
«que lui seul peut servir à rectifier. » Comment cette apologie
s'appliquerait-elle à l'utilité , et ne s'appliquerait- elle pas au
,et
248 MERCURE DE FRANCE.
admis , Bentham a voulu faire entièrement abstraction
de lanature dans son système de législation, et iln'a pas
droit naturel ? Le principe de l'utilité a ce danger de plus que
celui du droit , qu'il réveille dans l'esprit des hommes l'espoir
d'un profit et non le sentiment d'un devoir. Or , Tévaluation
d'un profit est arbitraire : c'est l'imaginationqui en décide.
Mais ni ses erreurs , ni ses caprices ne sauraient changer la notion
du devoir. Les actions ne peuvent pas éire plus ou moins
justes; mais elles peuvent être plus ou moins utiles. En nuisant
àmes semblables , je viole leurs droits ; c'est une vérité
incontestable : mais si je ne juge cette violation que par son utilité
, je puis me tromper dans ce calcul , et trouver de l'utilité
dans cette violation. Le principe d'utilité est par conséquent
bien plus vague que celui du droit naturel. Loin d'adopter la
terminologie de Bentham , je voudrais , le plus possible , séparer
l'idée du droit de la notion de Putilité. Ce n'est , comme je
P'ai déjà dit , qu'une différence de rédaction : mais elle est plus
importante qu'on ne pense.
Le droit est un principe : Putilité n'est qu'un résultat. Le
droit est une cause , l'utilité n'est qu'un effet. Vouloir sonmettre
le droit à l'utilité , c'est vouloir soumettre les règles
éternelles de l'arithmétique à nos intérêts de chaque jour.
Sans doute il est utile pour les transactions des hommes entre
ens , qu'il existe entre les nombres des rapports immuables :
mais si l'on prétendait que ces rapports n'existent que parce qu'il
est utile que cela soit ainsi , Fon ne manquerait pas d'occasions
où l'on prouverait qu'il serait infiniment plus utile de faire
plier ces rapports. L'on oublierait que leur utilité constante
vient de leur immutabilité , et cessant d'ètre immuables , ils
cesseraient d'être utiles Ainsi l'utilité, pour avoir été trop favorablement
traitée en apparence , et transformée en cause, au
Ireu qu'elle doit rester effet , disparaîtrait bientôt totalement
elle-même. Il en est ainsi de la morale et du droit. Vous détruisez
l'utilité par cela seul que vous la placez au premier rang. Ce
n'est que lorsque la règle est démontrée , qu'il est bonde faire
ressortir l'utilité qu'elle peut avoir.
Je le demande à l'auteur mème que je réfute. Les expressions
qu'il veut nous interdire ne rappellent-elles pas des idées plus
fixes et plus précises que celles qu'il prétend leur substituer ?
Dites à un homme : vous avez le droit de n'étre pas mis à mort
on dépouillé arbitrairement : vous lui donnez un bien autre
NOVEMBRE 1817. 249
vu qu'il était aux lois tout à la fois leur sanction , leur
base et leur limite. Il a été jusqu'à dire que toute acsentiment
de sécurité et de garantie , que si vous lui dites : il
n'est pas utile que vous soyez mis à mort ou dépouillé arbitrairement.
On peut démontrer et j'ai déjà reconnu qu'en effet cela
n'est jamais utile. Mais en parlant du droit , vous présentez
une idée indépendante de tout calcul. En parlant de Futilité ,
vous semblez inviter å remettre la chose en question , en la soumettant
àune vérification nouvelle .
<<Quoi de plus absurde , s'écrie l'ingénieux et savant colla-
«borateur de Bentham , M. Dumont , de Genève , que des
<droits inaliénables qui ont toujours été aliénés , des droits
<imprescriptibles , qui ont toujours été prescrits ! » Mais en disantque
ces droits sont inaliénalles ou imprescriptibles , on dit
simplement qu'ils ne doivent pas être aliénés , qu'ils ne doivent
pas être prescrits. On parle de ce qui doit étre , non de ce
qui est.
Bentham , en réduisant tout au principe de l'utilité , s'est
condamné à une évaluation forcée de ce qui résulte de toutes
les actions humaines , évaluation qui contrarie les notions les
plus simples et les plus habituelles. Quand il parle de la fraude ,
du vol , ete. , il est obligé de convenir que s'il y a perte d'un
côté, il y a gain de Pautre ; et alors , son principe , pour repousser
des actions pareilles , c'est que bien de gain n'est pas équivalant
à mal de perte. Mais le bien et le mal étant séparés ,
T'homme qui commet le vol trouvera que son gain lui importe
plus que la perte d'un autre. Toute idée de justice étant mise
hors de la question , il ne calculera plus que le gain qu'il fait;
il dira.gain pour moi est plus qu'équivalent à perte d'autrui .
Il ne sera donc retenu que par la crainte d'ètre découvert. Tout
motifmoral est anéanti par ce système.
En repoussant le premier principe de Bentham , je suis loin
de méconnaître le mérite de cet écrivain. Son ouvrage est
plein d'idées neuves et de vues profondes. Toutes les conséquences
qu'il tire de son principe sont des vérités précieuses
en elles-mêmes. C'est que ce principe n'est faux que par sa
terminologie. Dès que l'auteur parvient à s'en dégager , il réupit,
dans un ordre admirable , les notions les plus saines sur
l'économie politique , sur les précautions que doit prendre le
gouvernement pour intervenir dans les affaires des individus ,
sur la population , sur la religion , sur le commerce , sur les
250 MERCURE DE FRANCE .
tion , quelque indifférente qu'elle fût , pouvant être
prohibée par la loi , c'était à la loi que nous devions la
liberté de nous asseoir ou de nous tenir debout , d'entrer
ou de sortir , de manger ou de ne pas manger ,
parce que la loi pourrait nous l'interdire. Nous devons
cette liberté à la loi, comme le visir qui rendait , chaque
jour , grâce à Sa Hautesse d'avoir encore sa tête sur
ses épaules , devait au sultan de n'être pas décapité ;
mais la loi qui aurait prononcé sur ces actions indifférentes
, n'aurait pas été une loi , mais un despote.
Le mot de loi est aussi vague que celui de nature; en
abusant de celui-ci , l'on renverse la société ; en abusant
de l'autre , on la tyrannise. S'il fallait choisir entre les
deux , je dirais que le mot de nature réveille au moins
une idée à peu près la même chez tous les hommes ,
tandis que celui de loi peut s'appliquer aux idées les
plus opposées .
Quand , à d'horribles époques , on nous a commandé
le meurtre , la délation , l'espionnage , on ne nous les a
pas commandés au nom de la nature; tout le monde
aurait senti qu'il y avait contradiction dans les termes :
on nous les a commandés au nom de la loi , et il n'y a
plus eu de contradiction .
L'obéissance à la loi est un devoir , mais comme
tous les devoirs , il n'est pas absolu , il est relatif; il
repose sur la supposition que la loi part d'une source
légitime et se renferme dans de justes bornes. Ce devoir
ne cesse pas, lorsque la loi ne s'écarte de cette règle qu'à
quelques égards . Nous devons , au repos public , beaucoup
de sacrifices ; nous nous rendrions coupables aux
lois pénales , sur la proportion des châtimens aux délits. Mais
il lui est arrivé , comme à beaucoup d'auteurs estimables , de
prendre une rédaction pour une découverte , et de tout sacri,
fier à cette rédaction.
NOVEMBRE 1817 . 251
yeux de la morale , si, par un attachement trop inflexible
à nos droits , nous troublions la tranquillité ,
dès qu'on nous semble , au nom de la loi , leur porter
atteinte. Mais aucun devoir ne nous lie envers des lois
telles que celles que l'on faisait , par exemple , en 1793 ,
ou même plus tard , et dont l'influence corruptrice
menace les plus nobles parties de notre existence. Aucun
devoir ne nous l'erait envers des lois qui non-seulement
restreindraient nos libertés légitimes , et s'opposeraient
à des actions qu'elles n'auraient pas le droit
d'interdire , mais qui nous en commanderaient de contraires
aux principes éternels de justice ou de pitié , que
l'homme ne peut cesser d'observer sans démentir sa
nature.
Le publiciste anglais que j'ai réfuté précédemment
convient lui-même de cette vérité. « Si la loi , dit- il ,
<< n'est pas ce qu'elle doit être, faut-il lui obéir , faut- il
<<la violer ? Faut- il rester neutre entre la loi qui or-
« donne le mal et la morale qui le défend ? Il faut exa-
<<miner si les maux probables de l'obéissance sont
« moindres que ceux probables de la désobéissance ( 1 ) . »
Il reconnaît ainsi dans ce passage les droits de jugement
individuel , droits qu'il conteste ailleurs .
La doctrine d'obéissance illimitée à la loi , a fait ,
sous la tyrannie , et dans les orages des révolutions ,
plus de maux peut-être que toutes les autres erreurs qui
ont égaré les hommes. Les passions les plus exécrables
se sont retranchées derrière cette forme , en apparence
impassible et impartiale , pour se livrer à tous les
excès. Voulez-vous rassembler sous un seul point de vue
les conséquences de cette doctrine ? Rappelez-vous que
les empereurs romains ont fait des lois , que Louis XI a
(1) Principes de législation , chap. 12 .
252 MERCURE DE FRANCE
fait des lois , que Richard III a fait des lois , que le comité
de salut public a fait des lois. Il n'existe pas un
sentiment naturel qu'une loi n'ait interdit , pas un devoir
dont une loi n'ait prohibé l'accomplissement , pas
une vertu qu'une loi n'ait proscrite , pas une affection
qu'une loi n'ait punie , pas une trahison qu'une loi
n'ait salariée , pas un forfait qu'une loi n'ait ordonné.
Il est donc nécessaire de bien déterminer , quels
droits le nom de loi , attaché à certains actes, leur donne
sur notre obéissance , et, ce qui est encore différent ,
quels droits il leur donne à notre concours. Il est né
cessaire d'indiquer les caractères qui font qu'une loi
n'est pas une loi .
La rétroactivité est le premier de ces caractères. Les
bommes n'ont consenti aux entraves des lois que pour
attacher à leurs actions des conséquences certaines , d'après
lesquelles ils pussent se diriger , et choisir la ligne
de conduite qu'ils voulaient suivre. La rétroactivité leur
ôte cet avantage. Elle rompt la condition du traité social
. Elle dérobe le prix du sacrifice qu'elle a imposé.
Un second caractère d'illégalité dans les lois , c'est de
preserire des actions contraires à la morale. Toute loi
qui ordonne la délation , la dénonciation n'est pas une
loi. Toute loi portant atteinte à ce penchant qui commande
à l'homme de donner un réfuge à qui lui demande
asile , n'est pas une loi . Le gouvernement est institué
pour surveiller. Il a ses instrumens pour accuser ,
pour poursuivre , pour découvrir , pour livrer , pour
punir. Il n'a pas le droit de faire retomber sur l'individu
qui ne remplit aucune mission ces devoirs nécessaires ,
mais pénibles . Il doit respecter dans les citoyens cette
générosité qui les porte à plaindre et à secourir sans
examen le faible frappé par le fort .
C'est pour rendre la pitié individuelle inviolable , que
NOVEMBRE 1817 . 253
nous avons rendu l'autorité publique imposante. Nous
avons voulu conserver en nous les sentimens de lasympathie
,en chargeant le pouvoir , des fonctions sévères
qui auraient pu blesser ou flétrir ces sentimens. Je me
suis demandé quelquefois ce que je ferais si je me trouvais
enfermé dans une ville , où il fût défendu , sous
peine de mort , de donner asile à des accusés de crimes
politiques , ou ordonné de les dénoncer. Je me suis répondu
que , si je voulais mettre ma vie en sûreté , je
me constituerais prisonnier , aussi long-temps que cette
mesure serait en vigueur.
Toute loi qui divise les citoyens en classes, qui les
punit de ce qui n'a pas dépendu d'eux , qui les rend
responsables d'autres actions que les leurs , toute loi
pareille n'est pas une loi. Les lois contre les nobles ,
contre les prêtres , contre les pères des déserteurs ,
contre les parens des émigrés , n'étaient pas des lois .
Voilà le principe : maisqu'on n'anticipe pas sur lesconséquences
que j'en tire. Je ne prétends nullement recommander
la désobéissance. Qu'elle soit interdite, non par
déférence pour l'autorité qui usurpe , mais par ménagement
pour les citoyens que des luttes inconsidérées
priveraient des avantages de l'état social. Aussi longtemps
qu'une loi , bien que mauvaise , ne tend pas à
nous dépraver , aussi long-temps que l'autorité n'exige
de nous que des sacrifices qui ne nous rendent ni vils ni
féroces , nous y pouvons souscrire. Nous ne transigeons
que pour nous . Mais si la loi nous prescrivait, comme
elle l'a fait souvent durant des années de troubles; si
elle nous prescrivait , dis -je , de fouler aux pieds et nos
affections et nos devoirs ; si , sous le prétexte absurde
d'un dévouement gigantesque et factice , à ce qu'elle
appelle tour-à-tour république ou monarchie , elle nous
interdisait la fidélité à nos amis malheureux; si elle
354 MERCURE DE FRANCE.
nous commandait la perfidie envers nos alliés , ou même
la persécution contre nos ennemis vaincus , anathême et
désobéissance à la rédaction d'injustices et de crimes
ainsi décorés du nom de loi !
Un devoir positif, général , sans restriction, toutes les
fois qu'une loi paraît injuste , c'est de ne pas s'en rendre
l'exécuteur . Cette force d'inertie n'entraîne ni boulever-
-semens , ni révolutions , ni désordres ; et c'eût été certes
un beau spectacle , si , quand l'iniquité gouvernait, on
eût vu des autorités coupables rédiger en vain des lois
sanguinaires , des proscriptions en masse , des arrêtés de
déportation , et ne trouvant dans le peuple immense et
silencieux qui gémissait sous leur puissance , nul exécuteur
de leurs injustices , nul complice de leurs forfaits
.
Rien n'excuse l'homme qui prête son assistance à la
loi qu'il croit inique , le juge qui siége dans une cour
-qu'il croit illégale , ou qui prononce une sentence qu'il
désapprouve , le ministre qui fait exécuter un décret
contre sa conscience , le satellite qui arrête l'homme qu'il
sait innocent , pour le livrer à ses bourreaux .
La terreur n'est pas une excuse plus valable que les
autres passions infâmes . Malheur à ces hommes éternellement
comprimés , à ce qu'ils nous disent , agens infatigables
de toutes les tyrannies existantes , dénonciateurs
posthumes de toutes les tyrannies renversées. Le système
qu'ils ont adopté , ce système qui les autorise à se
rendre les agens des lois injustes , pour en affaiblir la
rigueur , et à devenir les dépositaires d'un pouvoir malfaisant
, de peur qu'il ne tombe en des mains moins
pures , n'est qu'une transaction mensongère, qui permet
à chacun de marchander avec sa conscience , et
qui prépare , pour chaque degré d'injustice , de dignes
exécuteurs .
NOVEMBRE 1817 : 255
Et même , dans ce qu'ils nous disent , ces hommes
nous trompent. Nous en avons eu d'innombrables
preuves durant la révolution. Ils ne se relèvent jamais
de la flétrissure qu'ils ont acceptée ; jamais leur âme ,
brisée par la servitude , ne peut reconquérir son indépendance
. En vain , par calcul , ou par complaisance ,
ou par pitié , nous feignons d'écouter les excuses qu'ils
nous balbutient ; en vain nous nous montrons convaincus
que , par un inexplicable prodige , ils ont retrouvé toutà-
coup leur courage long- temps disparu : eux-mêmes
n'y croient pas . Ils ont perdu la faculté d'espérer d'euxmêmes
; et leur tête , pliée sous le joug qu'elle a porté ,
se courbe d'habitude , et , sans résistance , pour recevoir
un joug nouveau .
B. DE CONSTANT .
LES NUITS ROMAINES au tombeau des Scipions , traduites
de l'italien par L. F. Lestrade (1 ) .
(II°. Article. )
Le poëme du Dante a fourni à l'auteur des Nuits
romaines l'idée de se mettre , vivant , en relations avec
des morts célèbres , et les dialogues de Lucien et de
Fontenelle lui ont offert les modèles de sa prosopopée
dramatique.
On venait de découvrir à Rome , dans une vigne si-
(1) Deuxième édition ; augmentée d'une préface , d'une note
historique sur l'auteur , et de plusieurs morceaux supprimés
par la censure dans la première édition. A Paris , chez Michaud
, libraire , rue des Bons-Enfans , nº. 34.
256 MERCURE DE FRANCE .
tuée près de la porte Capène , le tombeau de la race
illustre des Scipions ; l'auteur s'y transporte , la tète
pleine des grands souvenirs de l'antiquité , et l'imagination
frappée des prodiges dont se compose l'histoire
de ces temps mémorables : il pénètre dans la caverne
cinéraire , et il y demeure absorbé dans une pieuse méditation,
au milieu des ossemens des héros : son flambeau
s'éteint, la terre tremble sous ses pas ,<<l'air bruit
ainsi qu'un essaim d'abeilles , les os des morts craquent
comme un bois sec , en frappant contre les parois des
tombeaux, et bientôt aux rayons douteux d'une lumière
philosophique , il distingue des figures humaines
qui se redressent lentement du fond des sépulcres. » Son
âme , loin d'être ébranlée par ce terrible spectacle , y
puise de nouvelles forces , y prend un nouvel être, et
devient contemporaine des siècles et des ombres qu'elle
évoque au tombeau des Scipions. Ces apparitions , qu'il
suffisait de présenter comme le rêve d'une imagination
ardente, perdent cette espèce de vraisemblance qu'exige
le merveilleux lui-même, lorsque l'auteur cherche à
expliquer , par des causes matérielles , les prestiges dont
il s'entoure .
Le premier interlocuteur qui se présente est Cicéron
; pour justifier l'ignorance où sont les ombres ,
des choses passées ici bas, depuis qu'elles ont cessé
d'étre sous la forme humaine , il dit que tout s'oppose
dans cette nuit profonde à la communication de la
pensée ; que l'éternité n'a point de mesure ; que le mouvement
ne pentconvenir à une substance incorporelle,
et que perdues dans un espace sans bornes , les larves
ne peuvent jamais s'y rencontrer. » - Comment donc
se fait-il , objecte le raisonneur terrestre , que tant d'ombres
illustres soient en ce moment rassemblées autour
de vous ?>> Cicéron répond à cette question pressante
« que le bruit du fer rustique et sacrilège qui vient de
NOVEMBRE 1817. 257
briser la tombe d'un héros , a donné lieu à cette réunion
inespérée : >> ce qui me semble toutà fait en contradiction
avec l'idée de cet espace incommensurable ,
que l'orateur romain nous représentait tout à l'heure
comme un obstacle éternel à la rencontre des esprits
qui l'habitent.
Jen'insisterai pas davantage sur des inconséquences
qui tiennent à un défaut de plan, d'une importance
très -secondaire dans un ouvrage de cette nature.
A la tête des ombres illustres que l'on voit successivement
paraître , et dont les entretiens reproduisent
quelquefois , sous un jour nouveau , les traits les plus
importans de l'Histoire romaine , Tullius Cicéron apparaît
sous la forme la plus imposante , entouré des
hommages des générations de héros qui se pressent autour
de lui : il est aisé de voir que parmi tant de grands
hommes qu'il avait à offrir à notre admiration , l'auteur
a choisi de préférence ce célèbre orateur, pour nous
montrer en lui la réunion de toutes les vertus dont la
république romaine a laissé l'exemple au monde. C'est
avec beaucoup de défiance d'une opinion qui s'attaque à
une immense renommée , que je me hasarde à élever
quelques objections contre la prééminence dont Cicéron
est ici l'objet. L'orateur d'Arpinum est un des plus
beaux génies des siècles anciens et modernes ; il mérita
dans une circonstance de sa vie politique , le titre de
père de la patrie , que lui décerna la reconnaissance
de ses concitoyens ; mais l'admiration nepasse-t-ellepas
les bornes de la justice et de la vérité , quand elle le
représente comme le père de l'éloquence , sans égard à
Démosthène ; comme le modèle des vertus civiques ,
sans respect pour Caton; et comme doué d'un caraetère
et d'un courage inflexible , en présence de Pompée
, d'Antoine et de César ? 10
17
258 MERCURE DE FRANCE..
Je ne consulte pas seulement Quintilien et d'Olivet,
pour décider qui mérita le mieux de Démosthène ou de
Cicéron d'être appelé le père de l'éloquence : quel est
celui des deux qui porta au plus haut degré l'art d'émouvoir
, de subjuguer , d'entraîner les esprits ? Quel est
celui dont la parole opéra les plus grandes choses ? Ces
deux questions résolues par le fait en faveur de l'orateur
athénien , me semblent ne laisser à Cicéron que la
seconde place à la tribune nationale. La victoire que
celui-ci remporta sur un chef d'émeute , sans considération
, sans moyens , sans autres partisans que les compagnons
de ses débauches et quelques soldats révoltés,
peut- elle se comparer à la lutte que Démosthène eut à
soutenir contre tout l'or et toutes les forces d'un puissant
monarque ? A ne les juger l'un et l'autre que par
l'éclat et l'importance de leur plus beau triomphe , com
ment balancer entre les Philippiques et les Catilinaires?
Cicéron est sans doute le premier des avocats , mais
Démosthène n'est- il pas le premier des orateurs ?
Le parallèle entre Caton et Cicéron , considéré sous
le rapport des vertus civiques , me paraît encore moins
favorable à ce dernier. L'un vécut et mourut pour sa
patrie ; pour l'autre , l'amour de la patrie ne fut le plus
souvent que l'amour de la gloire ; quelquefois même on
est forcé de croire qu'un sentiment moins noble celui
de l'intérêt personnel , a dirigé sa conduite. Plus d'un
trait de la vie de Cicéron , qu'il nous a modestement
conservés lui -même dans ses Lettres familières , prouvent
, du moins , qu'il faisait, aux puissans de son siècle,
des concessions que Caton repoussa toujours de toute la
force de son inflexible caractère : je ne citerai qu'un
fait. Milon avait tué Clodius , l'implacable ennemi de
Cicéron; celui-ci le défendit avec plus de talent que
de courage , et les efforts de son éloquence n'empe
NOVEMBRE 1817 . 259
chèrent pas que Milon ne fût condamné à l'exil ,
et que ses biens confisqués ne fussent publiquement
vendus. Maintenant de quelle épithète qualifier l'inconcevable
légèreté avec laquelle Cicéron rend compte
àAtticus du malheur de celui qu'il appelle gaîment
le Crotoniate , et de la confidence qu'il lui fait de ses
démarches pour se faire adjuger , sous un nom d'emprunt,
une partie des biens de celui dont il avait en
partie causé la ruine ?
Quelque illusion que produisent les grandes qualités
de Cicéron, on ne peut nier qu'elles ne fussent ternies
par une extrême faiblesse de caractère , qu'ami de Pompée,
il ne se soit prononcé pour César , après la victoire;
qu'il n'ait recherché la faveur d'Antoine , qu'il
faisait profession de mépriser et de hair ; qu'après avoir
applaudi aux meurtriers du grand Jules , il ne se soit
lachementprosterné aux pieds d'Octave , et qu'en un
mot la dernière moitié de sa vie politique n'ait été marquée
par une irrésolution qui avait sa source dans une
lutte continuelle de ses principes , contre son amourpropre
et son intérêt ; irrésolution qui le rendit le jouet
des partis dont il finit par être la victime.
Les motifs de la préférence que l'auteur des Nuits
romaines accorde à Pompée , sur César , ne peuvent
êtrejustifiés qu'aux yeux de ceux qui croyent encore
qu'il s'agissait , à Pharsale , de la république et de la
libertéromaine ; on y combattait , comme on combattit
depuis à Actium, pour la dictature perpétuelle. La liberté
à laquelle Sylla se vantait d'avoir ramené violemment
les Romains , n'était plus faite pour un peuple
qu'il n'avait pu dégoûter de l'esclavage ; Rome dèslors
eut besoin d'un maître ; Pompée et César affectaient
également l'empire , et la victoire, en désignant
le vainqueur des Gaules , ne fournit qu'un prétexte de
17.
200 MERCURE DE FRANCE .
plainte aux défenseurs de la liberté publique, plus immédiatement
menacée par l'ambition de Pompée, qui
voulait être le maître , que par l'orgueil de César , qui
ne voulait point de rival. Peut-être , après tout , dans
l'état de décrépitude et de corruption où la république
était tombée , César était-il le seul homme qui pût ,
sous une autre forme de gouvernement, recommencer
la liberté romaine .
On a dit que le vainqueur de Pompée voulait être
roi , et l'on a donné pour preuve , le refus qu'il fit de
de la couronne qu'Antoine lui offrit aux fètes lupercales
; je ne sens pas la force d'un pareil raisonnement ,
et j'ai de la peine à m'expliquer comment César aurait
attaché quelque prix à ce nom de roi , qui , sans pouvoir
rien ajouter à la plénitude du pouvoir dont il se
trouvait revêtu , était à Rome l'objet d'un mépris si
invétéré , que dans cette suite de tyrans , plus ou moins
féroces , plus ou moins imbécilles qui lui succédèrent ,
il ne s'en trouva pas un qui daignât prendre un titre
non-seulement odieux , mais ridicule aux yeux même
des Romains esclaves .
Les six entretiens dont se compose le premier velume
des Nuits romaines , se passent entre Cicéron ,
César , Brutus , Pompée , les deux Catons , les Gracques
, Octave , Antoine , Marius et Sylla , dont les
discussions animées ont pour objet les délibérations du
sénat , les orages des comices , la lutte des différens
ordres , la marche , le but des conquêtes et les ressorts
les plus cachés de cette vaste politique qui embrassait
le monde connu dans sa sphère d'activité ; le patriotisme
, le courage , la religion des sermens y sont repré
sentés comme les bases sur lesquelles se fonda le colosse
imposant de la grandeur romaine .
Pomponius Atticus s'élève contre cette admiration
NOVEMBRE 1817 . 261
que Rome , après vingt siècles , impose encore à l'univers
; et ses institutions , ses lois , ses grands hommes ,
cités par lui au tribunal de la philosophie et de la justice
éternelle , sont peints des couleurs les plus odieuses :
en plaçant cette satire étrange dans la bouche d'un
homme qui vécut dans le repos et dans les plaisirs , au
milieu des guerres civiles , l'auteur n'a-t- il pas cherché
à lui ôter tout crédit? et n'est - on pas tenté de répondre
, comme César , au prudent Atticus : « Quies -tu
pour t'ériger en censeur de tout ce que Rome eut de
plus illustre ? qui t'a donné le droit que tu viens exercer
parmi nous ? serait-ce cette insigne prudence qui te
fit désertër , pendant ses malheurs , le sol de la patrie ?
ou bien cette heureuse souplesse qui te rendit l'ami de
tous les tyrans ? »
C'est outrer le pyrronisme que l'on doit porter dans
P'histoire que d'élever des doutes sur les faits qu'elle
atteste , sans motiver l'incrédulité que l'on professe ;
mais il doit être e , ce me semble , encore moins permis
de fonder sur de pareils doutes une opinion contraire
à celle que le temps a du moins consacrée. Scipion
Emilien aspirait à la dictature ; les triumvirs le firent
étrangler : voilà le fait historique. L'auteur des Nuits
charge positivement de ce crime la mémoire de Sempronia,
épouse de Scipion, sans en donner d'autre
preuve que sa parole. Quand il s'agira d'un soupçon
d'assassinat , je ne balancerai jamais entre un triumvir
et une épouse , fût-elle soeur des Gracques .
Je me suis également arrangé depuis si long- temps
pour croire à la chasteté de Lucrèce, que le silence
accusateur de cette dame romaine , quand Brutus , dans
le sixième entretien, l'invite à démentir les inculpations
'njurieuses dont la charge Atticus , n'influe en rien sur
lahaute opinion que je me suis faite de la vertu de
262 MERCURE DE FRANCE.
cette illustre Romaine. Je crois assez volontiers à l'innocence
d'une femme qui se tue pour réparer l'injure
qu'elle a soufferte.
Dans une discussion , qui fait la matière du second
entretien de la troisième Nuit , Cicéron et Caton le
censeur , examinent l'influence qu'ont exercée à Rome
les sciences et les arts , et principalement celui de la
guerre. Caton cherche à prouver que les Romains payèrent
de leurs vertus la gloire de leurs armes , quoiqu'il
soit bien prouvé qu'ils n'eureut jamais plus de vertus
qu'au temps des Scipions où ils avaient le plus de gloire ,
et qu'il soit difficile d'accorder cette opinion avec le
Delenda Carthago par lequel le censeur commençait
toutes ses harangues au sénat.
Cet ouvrage des Nuits romaines où brillent des
beautés de premier ordre , a le défaut qu'on remarque
dans la plupart des livres étrangers : il manque de
méthode ; en le divisant en deux parties , il est aisé
de voir que l'auteur avait eu l'heureuse intention de faire
bien connaître , dans le premier volume , la cité des
Césars , et de la comparer , dans le second , avec la
ville des pontifes ; dès lors , plusieurs entretiens de
cette seconde partie , tels que le dialogue entre Romulus
et Numa et l'épisode de la Vestale , devaient nécessairement
trouver place dans la première.
Les deux personnages de Romulus et de Numa sont
heureusement choisis pour l'examen de cette question :
« les empires se soutiennent-ils par les armes ou par les
institutions civiles ? >> Numa la décide fort habilement ,
selon moi , quand il conclut, que la gloire des armes est
nécessaire au soutien des empires qu'elle a fondés , mais
que rien ne contribue davantage à leur durée que l'accord
de la religion et des lois , quand il s'établit par des
NOVEMBRE 1817 . 263
moyens successivement adaptés à l'esprit de chaque
siècle et aux progrès de la civilisation .
L'auteur trouve , dans Marc-Aurèle devenu un des
personnages de son drame , l'occasion ou plutôt le prétexte
de l'apologie du pouvoir absolu; il est vrai que
ce qu'il dit dans cette circonstance , met en fuite toutes
les ombres illustres qui l'écoutaient, à l'exception de
Cicéron qui , dans le cours de ces entretiens , est presque
toujours de l'avis du dernier qui lui parle : sans renoncer
à ce trait de caractère , j'aurais voulu seulement
que Cicéron dont l'esprit est si juste et la dialectique
si pressante , fit observer au Romain moderne que cet
éloge du despotisme était au moins étrange de la part
de celui qui venait de dire à Pompée :
<< Apprends que si , après la chute de votre empire ,
« l'Italie conserva quelque étincelle de ce beau feu qui
« anima vos héros , et quelques traces de cette énergie
« qui fit votre gloire , on doit convenir qu'elle en fut
« redevable au sentiment de son ancienne liberté. >>>
Du moins cette dernière réflexion amène- t-elle narellement
l'éloge des républiques modernes , où l'auteur
se complaît au point de comprendre l'Angleterre
sous cette forme de gouvernement , à dater de l'époque
révolutionnaire qui conduisit un de ses rois sur l'échafaud.
Cet image du gouvernement républicain que
M. de Verri affectionne, et dont Gênes était, à ses yeux,
le plus parfait modèle , ne lui fait pas long-temps illusion
sur l'Angleterre ; il en trace un tableau dont on
ne peut contester la vigueur (1 ) .
Ces critiques dont les Nuits romaines pourraient
être l'objet , n'empèchent pas d'y reconnaître un auteur
maître de la matière qu'il traite , et profondément ins-
(1) Il ne fautpas oublier que l'auteur écrivait en 1784
264 MERCURE DE FRANCE.
ご
truit de l'histoire et des moeurs romaines . Comme écrivain
, son style ( avec des défauts inhérens peut-être
à la langue dans laquelle il écrit ) , est généralement
harmonieux et brillant de pensées et d'images. Quant
à sa philosophie , il est aisé de voir qu'en la plaçant
sous la protection des morts , il a voulu la mettre à l'abri
des inquisiteurs .
Les lettres françaises doivent savoir gré à M. Lestrade
d'avoir fait passer dans notre langue un ouvrage plein
dechoses utiles et de vérités hardies qu'on aime à découvrir
sous le voile d'une ingénieuse fiction. Les notes
dont il a enrichi sa traduction , ne sont pas la partie la
moins utile et la moins intéressante d'un livre qui ne
pouvait reparaître dans des circonstances plus propres
aen augmenter le succès.
1
:
wwwmm
JOUY.
Suite d'un système pour les Délibérations des corps
politiques.
Nous sommes parvenus à ce moment où un projet de
loi ou d'une disposition législative quelconque , discuté
dans son système général , a encore besoin d'ètre épuré
des défauts qui peuvent s'y rencontrer et enrichi des
améliorations qu'on y peut porter. C'est ce qu'on appelle
les amendemens.
J'ai déjà dit que ce second travail , dans la préparation
d'une loi , dentandait une forme qui lui fût
propre ; car si l'objet est toujours le même ,les points
de vue ne le sont plus ; dans le premier travail , tout se
rapportait à l'ensemble ; dans celui-ci , tout s'applique
aux détails ..
C'est ici sur-tout qu'une réforme pleine et entière ,
dans le mode qui s'est établi et perpétué en France , me
paraît le but principal où je dois diriger l'attention publique
et le voeu qui doit animer mes efforts .
Il ne se trouvera, je pense , aucun de mes lecteurs ,
NOVEMBRE 1817 . 265
qui n'ait assisté , au moins une fois , dans sa vie , au
cours entierd'un de nos débats politiques. Je puis done
les prendre tous à témoins de l'effrayant abus que je
viens leur dénoncer.
Des orateurs se sont long-temps succédés à la tribune:
tantôt la chaleur de l'éloquence ; tantôt le calme
d'une marche didactique; tantôt dans l'assemblée les
signes de l'assentiment; tantôt ceux de la réprobation ;
tantôt l'entraînement de l'admiration , qui s'accroît à
mesure qu'elle se répand dans un plus vaste espace ;
tantôt l'impatience de l'ennui , qui se déclare par un
sourd et long murmure ; car , ici , comme ailleurs , ce
qui est beau et ce qui ne l'est pas se touchent de bien
près; et le plaisir ne s'achète que par de la peine . Du
moins on est pleinement content du spectacle qu'offre
ce grand corps , qui tient dans ses décisions les destinées
de tout unpeuple; il est grave , silencieux , calme ,
appliqué à son oeuvre ; il promet par une noble contenance
cette fermeté sage , qu'exige une grande chose ;
elle va se consommer ; car on proclame que la discussion
estfermée.
A l'instant , tout change ; l'agitation commence et
eroît jusqu'au trouble ,à la confusion; jusqu'à ce désordre
qui fait scandale . Le tumulte d'une place publique
vient d'envahir une salle de législateurs . On se pousse
à la tribune; on en est repoussé ; on y arrive , comme
en montant à l'assaut ; on ne s'y maintient que comme
sur une brêche ; ce n'est plus en paroles qu'on consume
le temps ; c'est en vociférations inentendues. On
se bat à coups d'amendemens ; ils se croisent comme
des éclairs dans un orage. Les uns veulent ceux-ci ; les
autres veulent ceux-là. On ne les discute pas ; on les
enlève , on les perd , selon le plus ou le moins de violence
des partisans et des adversaires On avait dignement
préparé la loi pendant un mois d'une discussion
majestueuse ; on en arrête toutes les pensées et tous les
mots dans quelques heures de fermentation et de tumulte
! Personne ne voudrait régler ses propres affaires
dans un tel bouleversement de ses facultés ; et on s'en
est fait un usage dans la législation ! Tout homme , qui
est en dehors d'une pareille scène , s'en effraye , s'en
consterne; ceux même qui s'emportent dans le mou
266 MERCURE DE FRANCE .
vement , en rougissent , lorsqu'ils en sortent ; mais cela
n'a encore donné ni la volonté , ni la pensée d'aller
autrement ; à force de rouler dans le mal , l'habitude
n'a pas même permis d'en chercher le remède ; et
j'aurai peut-être une grande tiédeur à vaincre , pour
obtenir ici une réclamation plus puissante , qui conduise
à une réforme efficace . Et la pauvre loi , qui passe
d'une paisible rédaction de cabinetà la confection déré
glée d'un grand corps en sédition contre lui- même, que
devient-elle ? Elle reste là, pour recevoir tristement des
blessures contraires ; car ces joutes épuisent les forces
par leur impétuosité même ; plus elles durent, plus elles
tendent à finir ; et la fin propre à ce genre de combat,
c'est quelque mauvaise composition.
On concevra mieux tout le danger de persévérer
dans un tel mode de statuer sur les amendemens , si
on veut me suivre dans l'analyse du sens et des effets de
la chose et du mot. Analyser en ceci , c'est se préserver
de toute méprise , de toute erreur .
Le mot d'amendement est un de ceux que nous avons
empruntés des Anglais , lorsque nous avons voulu aussi
avoir une chose publique , et devenir , par le régime
représentatif , une nation constituée.
Dans son bon emploi , il tend à corriger , modifier ,
améliorer.
Dans son mauvais emploi , il ne sert qu'à dénaturer ,
brouiller , gâter .
Tout dépend des intentions et des moyens avec lesquels
on opère.
Ilya , à la fois , une similitude et une notable différence
, entre l'épuration d'un projet de loi et la correction
d'une simple production de l'esprit. Ils peuvent
gagner l'un et l'autre tout ce que des vues justes et un
goût sain peuvent ôter ou ajouter dans toute chose où
ils s'appliquent . Voilà le rapport.
On ne soumet une production de l'esprit qu'à des
arbitres bienveillans et éclairés . Alors la critique est
utile. Mais quel parti à tirer de celle des ennemis , qui
peuvent , avec une égale malice , affirmer mauvais ce
qui est bon et bon ce qui est mauvais ? Or une loi proposée
à un grand corps y trouve naturellement des
amis et des ennemis , puisqu'il est de sa destination d'y
NOVEMBRE 1817 . 267
être tont ensemble attaquée et défendue. Ce ne sont
pas des conseils que l'ouvrage à perfectionner vient recevoir
iei ; c'est un débat contradictoire qu'il vient
subir. Première différence .
Ce ne sont pas des opinions , des goûts divers qui
veulent , chacun , qu'un ouvrage , par la pensée ou
l'expression , tombe dans leurs sens ; ce qui est déjà
fort difficile à concilier. Des forces bien plus vives agissent
sur une loi controversée ; ce sont les intérêts , les
passions de partis en présence. Autre différence , bien
plus tranchante.
Comme il y a plus à faire ici , pour obtenir le bien
et écarter le mal; il faut aussi des précautions plus
sévères et un art plus difficile.
Le premier soin à prendre assurément , c'est d'enlever
l'opération à ce tumulte précipité , dont je viens
d'offrir une trop faible peinture.
Un second , non moins important, est de mettre à
profit des oppositions passionnées , pour les amener ,
comme malgré elles , à chercher et à trouver leur paix
dans le bien commun : le bien commun , auquel on
tient sans cesse , tout en se laissant emporter à l'intérêt
particulier; il est la puissance secrète , qui a fondé la
société , qui la maintient ; le ressort par lequel on la
redresse dans ses désordres ; la prise continuelle de
toute législation , qui n'a pas elle-même un autre mobile
et un autre but. Que ne peut la législation avec ces méthodes
d'opérer qu'elle institue , et par lesquelles elle
se soumet les hommes par leurs passions mêmes ? C'est
un de ces heureux résultats d'un système bien conçu ,
que j'ose chercher dans cette partie de mon travail.
De quoi s'agit-il ?
Les amendemens sur un projet de loi ou une disposition
législative , ont deux objets :
19. La correction de la chose en elle-même et dans
son propre sens.
Là il n'y a qu'un intérêt , un même voeu et un concours
empressé. Ilne faut que choisir lemeilleur moyen.
Il est sensible que cette révision logique et grammaticale
se fera bien mieux dans un comité que dans un
corps nombreux .
2º. Les modifications dans l'esprit général et les
266 MERCURE DE FRANCE .
1
détails du projet. Là sont les luttes fortes et animées ;
là l'avantage est à côté du danger .
Une disposition législative quelconque doit tenir à
un principe certain et aller à sa fin par la voie la plus
simple et la plus courte. Que devient-elle , si on bouleverse
son système , si on y laisse entrer des directions
contraires ?
C'est pour parer à cette erreur capitale , que j'ai
demandé expressément , qu'un contre-projet , plus au
gré de la majorité, pût être substitué à un premier, qui
choquait les esprits. Alors la loi marchant sur la ligne
où on la veut , on ne songe plus à la jeter hors d'elleméme
, par les amendemens ; ce qui est le pire des
abus ; car il vaut mieux qu'un objet reste sans nouvelle
règle , que d'en avoir une qui ne serait propre qu'a
tout troubler par la désorganisation , qu'elle aurait reçue.
Et je ne puis me retenir d'observer que c'est là un des.
graves inconvéniens d'un régime représentatif , où l'on
ne pourrait jamais délibérer que sur un plan , émané
de l'un des pouvoirs qui concourent dans la formation,
de la loi.
Mais un principe certain et une fin directe dans la loi ,
n'empèchent pas qu'elle ne doive encore s'améliorer par
des modifications , propres à s'amalgamer à son système ,
qu'elle ne tende àregagnerparlà ceux qui la repoussaient;
et à obtenir ainsi le plus grand assentimentpossible. Or
plus la loi tient au bien général , plus elle est en harmonie
avec l'esprit public et les lumières acquises , plus
elle est près de ce favorable succès. C'est pour qu'elle
soit ou devienne telle qu'on doit l'attendre et la vouloir,
que j'ai proposé ces hautes et grandes discussions , que
la partie antérieure de mon plan a présentées .
Tâchons de bien accomplir l'ouvrage dans le mode
de procéder à l'adoption ou au rejet des amendemens..
Je vais recommencer à énoncer mon plan , comme
dans des articles .
1 °. La discussion sur l'ensemble de la loi fermée , il
n'y aura plus lieu qu'à l'examen des amendemens à
proposer.
2º. Chaque membre de l'assemblée a le droit de présenter
les amendemens , qu'il juge convenables .
3º. Tout amendement doitêtre écrit ; et sera précédé
1
NOVEMBRE 1817 . 260
d'un ou plusieurs considérans , qui en spécifieront sommairement
le principe et le but.
40. Tous les amendemens , avec leurs considérans ,
seront lus , sans discussion , en pleine assemblée.
5°. Ne seront point admis ceux qui ne porteraient
que sur la rédaction , saufà les communiquer comme
observations au comité des bureaux.
6°. Après la lecture ci-dessus , le projet de loi ou de
résolution , avec tous les amendemens , rédigés , comme
il vient d'être dit , sera envoyé au comité des bureaux.
7º. Le comité procédera à réviser le projet , s'il a
lieu , pour une meilleure rédaction , en procédant à cet
égard , avec l'auteur ou les auteurs du projet.
J'observe qu'on néglige beaucoup trop la rédaction
des lois . Il est à désirer qu'il se rencontre dans les
conseils et dans les assemblées des hommes qui aient
l'habitude du genre de logique et de style , qu'exige
cetravail.
8°. Le comité revisera également la rédaction des
divers amendemens , en réduisant à l'unité ceux qui
rentreraient les uns dans les autres.
9º. Cela fait , le projet et les amendemens seront
envoyés dans les bureaux de l'assemblée , pour y être
examinés et débattus , comme il suit :
10º. Les bureaux n'émettent pas de votes ; leurs membres
ne peuvent que débattre ensemble leurs opinions .
11° . Un premier tour d'opinion aura lieu sur la
question de savoir , si sans égard aux amendemens ,
on se déclare pour le rejet de la loi. Ce qui n'empèche
pas qu'on ne puisse ensuite s'expliquersur chacun
des amendemeus , si la majorité s'est déclarée pour
l'admission .
-
12. Un second tour d'opinion suivra sur chacun des
amendemens , dans l'ordre où ils ont été rangés par le
comité.
Cet emploi d'une grande assemblée , opérant par des
sections , dans lesquelles elle se divise , est , je crois ,
une invention qui nous est propre ; elle est méme trèsrécente
parmi nous. On voit que j'y attache un grand
prix. J'ai beaucoup de vues à offrir sur ce point. Je
me les suis déjà réservées oi-dessus ; etje me les réserve
270
MERCURE DE FRANCE.
encore ici. Il est seulement une observation , qui
détache , pour recevoir sa place , sans aller plus loin.
Ma première pensée avait été d'ouvrir toute discussion
, par les bureaux , dans ce que j'appelle le grand
ordre. J'ai reconnu ensuite que des hommes venant
s'emparer d'un grand objet à traiter , sans préparation
à la matière , sans un intérêt déjà développé , sans cette
chaleur qui se communique par la solennité d'une
grande chose qui a pris son cours , n'y apporteraient
qu'une sorte d'hésitation ; et que cette hésitation concourrait
à faire tomber ces réunions partielles , qu'il
faut rendre actives et animées , pour en tirer des résultats
qui les consacrent; je ne les fais donc intervenir
qu'à l'époque où l'objet en question agite et préoccupe
tous les esprits , tant dans l'assemblée que dans le
public.
Je reprends la série de mes articles .
13º. Après le débat dans les burcaux , les questions à
résoudre reviennent au comité.
14°. Chaque membre du comité lui fait un rapport
sommaire de la discussion , dont il a été témoin dans
sonbureau.
15°. Le comité délibère ensuite sur les questions à
résoudre et arrête l'avis , auquel il se détermine.
Première question. - Y a-t-il lieu , sans s'arrêter
aux amendemens , de conclure au rejet de la loi ?
16°. S'il conclut à l'affirmative de la question , il ne
passepas la seconde ; et il fait son rapport àl'assemblée.
17º. S'il conclut à l'adoption , il délibère successivement
sur chacun des amendemens ; et émet son avis
sur chacun ; ce qui devientl'objet d'un second rapport.
C'est nous seuls encore , ce me semble , qui venons
de fonder cet usage de ne passer aucune loi , que par le
travail préalable d'un comité special. Je le crois trèsbon
; il se rallie aussi à beaucoup de considérations
législatives , sur lesquelles je me propose de m'étendre
un peu , dans un article ultérieur.
18°. Le comité présente d'abord son premier rapport
sur l'adoption ou le rejet de la loi .
19°. Après ce premier rapport , un membre de l'assemblée
ou un membre du gouvernement ( un seul)
NOVEMBRE 1817 . 278
peut obtenir la parole contre l'avis du comité. Un
seul membre du comité répond.
Après quoi , on passe au vote sur la question .
20°. Si la question du rejet ne passe pas , le rapport
du comité sur les amendemens s'ensuit.
219. Un membre ou un ministre peuvent demander
la parole contre chaque conclusion du comité ; et un
membre du comité a droit à la réponse.
22º. Après le débat sur les amendemens successifs ,
on vote sur chacun séparément.
25º. Enfin on vote sur la loi , telle qu'elle se trouve
définitivement arrêtée , par la solution sur les amendemens.
Si l'on s'imaginait que ceux à qui le zèle du bien
public inspire des conceptions du genre de celle-ci ,
s'en préoccupent jusqu'à n'admettre rien de différent ,
rien de mieux; et qu'en prenant la modeste confiance
de les publier , ils aient secrètement le sot orgueil de
faire une loi absolue de ce qu'ils proposent ; qu'avec eux
ce soit à prendre ou à laisser; on se tromperait beaucoup
à l'impression que de telles recherches ont laissées à
leur auteur. Personne autant que l'auteur , ne craint
plus d'avoir omis des aspects essentiels dans sa combinaison
; d'avoir mal vu dans ceux qu'il a embrassés ;
d'avoir faussement résolu les problèmes où il a le plus
porté sa sollicitude.
Aquoi donc peut se réduire sa réelle espérance ,
lorsque , comme moi , il est sans moyens pour sauver
ses conceptions du dédain ordinaire ; et sans titres
pour y appeler l'attention réfléchie qu'elles exigent ?
A ce qu'elles obtiennent au moins la critique d'un
esprit supérieur , qui , en réprouvant l'ouvrage , soit
digne de s'emparer du sujet. Cependant , comme il
est juste, qu'en toute chose, chacun reprenne sa part,
il en reste une ici , pour celui qui , par la tentative
originaire , a mis un autre , plus heureux , sur la voie
d'un service public. J'attends sur mon plan ce que lui
réserve l'heureuse émulation sur le perfectionnement
de notre nouveau régime , qui se manifeste et parmi
les écrivains et parmi les fonctionnaires de l'Etat.
Un plan de ce genre et de cette destination agit sur
les esprits qu'il éveille et provoque , en proportion de
272
MERCURE DE FRANCE .
ce qu'il embrasse plus dans l'objet et qu'il tend plus
haut; ce n'est jamais un tort dans la spéculation de
bausser ses vues et ses espérances ; on ne rabat que
trop dans la pratique. Sans abonder dans mes idées ,
comme j'ai cherché à les proportioner , dans la plus
juste mesure , aux choses que j'avais à régler , en attendant
des observations , qui m'éclaireront le premier,
je me permets de croire que mon plan n'est étendu ,
que parce qu'il suit le sujet dans toutes les faces que
le sujet parcourt ; et qu'il n'a de complication que par
la nécessité de porter , en chaque partie , la simplicité
et la précision.
Je vais le reprendre , par une vue générale , sous cet
aspect justificatif. J'ai d'ailleurs encore beaucoup d'idées
accessoires à développer. La haute utilité du sujet autorise
la succession que je donne à ces articles , où
d'ailleurs les détails techniques étant finis , j'arrive à
des consideratious , où l'intérèt se joindra à l'importance.
LACRETELLE ainé.
ANNALES DRAMATIQUES.
Malgré les bonnes recettes que produisent les Danaïdes
, l'administration de l'Opéra aurait tout aussi
bien fait de ne pas remettre cette pièce à la scène , et
de la laisser dans l'oubli où elle était ensevelie depuis
nombre d'années . Si l'Opéra était exploité au profit des
personnes qui le régissent , il serait inutile de blâmer
une tentative qui a parfaitement réussi ; les bordereaux
du caissier répondraient victorieusement aux réclamations
les plus éloquentes ; mais comme les dépenses de
ce théâtre sont supportées en grande partie par le gouvernement
; comme il est décoré du titre d'Académie
royale de musique , il ne lui convient pas de se livrer à
des opérations financières , qui ne s'accordent pas avec
l'intérêt des arts dont il est le conservateur,
NOVEMBRE 1817 . 273
Puisque la pièce des Danaïdes , dont la conception
est absurde et gigantesque , est vue d'un oeil de faveur
par l'administration , et qu'elle est partout prônée
,pourquoi nos auteurs se fatigueraient-ils à composer
des ouvrages réguliers? Il serait tout aussi avantageux et bien plus facile d'imiter les Danaides que de lutter BRE
ROYAL
contre les chefs-d'oeuvres de Quinault ! Cependant le
nombre des écrivains lyriques qui méritent d'être nommés
après le poète des Graces , est trop borné pour que
l'ondoive négliger de l'accroître . Ilserait doncplus sage
d'exciter l'émulation, et de faire éclore de bons ouvrages
en ce genre , que d'exhumer d'anciennes pièces , dedaignées
par une autre génération. Vainement dira-t- on
qu'aujourd'hui le public se porte en foule aux Danaïdes
; cela prouve seulement que le public ne répugne
pas à voir des spectacles extraordinaires , lorsqu'ils
sont nouveaux. Mais offrez - lui des opéras avoués par
le goût , vous n'en ferez pas moins de bonnes recettes ,
et il y joindra ses suffrages , qui ont bien aussi leur
prix.
Il faut renoncer à tous les principes consacrés dans
les beaux-arts et devenus pour ainsi dire populaires , ou
bien convenir que la tragédie lyrique des Danaïdes
n'est qu'une oeuvre difforme , indigne de figurer à côté
de plusieurs ouvrages remarquables qui ont été représentés
de nos jours.
On n'est plus admis à dire que la tragédie lyrique ne
doit pas essayer de produire les mèmes effets que latragédie
purement déclamée. La Harpe lui-même révoquerait
peut-être ce principe qu'il a mis en avant , s'il pouvait
être témoin du succes soutenu que la Vestale obtient
depuis dix ans . La Vestale est véritablement une
tragédie ; elle inspire ce touchant intérêt , cette terreur
attendrissante que le spectateur se plaît à ressentir , et
qui est le but du drame tragique.
On ne parvient pas à atteindre ce but , en effrayant
l'imagination et en révoltant la raison ; ce sont-là cependant
les seuls effets que le drame des Danaïdes ne
cesse de produire durant toute l'action , qui coûte la vie
à quatre-vingt-dix-neuf personnages. Puisque les soeurs
d'Hypermnestre paraissaient sur la scène , il fallait , tout
on les rendant criminelles,éviter de les rendre hideu-
18
274 MERCURE DE FRANCE .
ses . Danaús devait leur prouver que la mort de leurs
époux était un crime nécesaire. Ilne suffit pas qu'il leur
rappelle l'usurpation de son trône , elles en étaient instruites
avant de s'unir aux fils d'Egyptus . S'il leur ditque
leurs époux les feront périr; pour les en convaincre il
fallait faire commettre aux jeunes princes quelque action
imprudente , et de nature à inspirer des craintes aux
Danaïdes. Un oracle a prédit que Danaüs mourrait victime
d'un de ses neveux : pourquoi les a-t-il laissé aborder
à Argos ? Pourquoi n'a-t il pas parlé de cet oracle en
présence de toutes ses filles ? Ce prétexte , sans les excuser
, affaiblirait l'impression du crime. Mais on s'est
bien gardé de chercher à l'affaiblir , on s'est efforcé ,
au contraire , d'en augmenter l'atrocité .
Ce serait une erreur de penser que les accessoires
sont propres à amuser le spectateur , ou même à le
distraire. Les divertissemens , à partir du deuxième
acte , conservent la couleur lugubre du sujet. Les
choeurs et les ballets se composent des filles de Danaus
et de ses gendres ; ce sont des personnages de la pièce ;
leurs chants , leurs danses sont liés à l'action. Cette
liaison , qui serait d'un grand prix en toute autre occasion,
n'est ici qu'un défaut : si les Danaïdes , en se livrant
à leurs jeux , oublient qu'elles sont des personnages
du drame , elles font un contre-sens ; si elles
mèlent au contraire à leur danse une pantomime animée
, qui rappelle sans cesse leur affreux dessein , il en
résulte une disparate choquante. Cette fameuse bacchanale
est donc un incident qui suspend le cours de
l'action , tout en obligeant l'esprit à s'en occuper.
Lorsque le crime est consommé , les épouses coupables
se précipitent en désordre sur le théâtre ; elles sontéchevelées
, à demi-nues , et tiennent dans leurs mains des
thyrses , des, poignards et des torches ; c'est un spectacle
révoltant; les Danaïdes ne sont pas moins affreuses
que les Démons à qui elles seront bientôt livrées. Voici
un échantillon de leurs discours :
Quel palais faut-il mettre en cendre ?
Nommez le sein qu'il faut percer.
Parlez , quel sang faut-il verser ?
Tous nos coeurs brûlent d'en répandre.
Cette citation me conduit à remarquer qu'il est
NOVEMBRE 1817 . 275
peu d'opéras versifiés aussi pitoyablement que celui- ci.
L'auteur , ou plutôt les auteurs sont rosies tsocz 10ugtemps
inconnus ; l'un d'eux est ce baron du Rollet qui
a mutilé l'Iphigénie de Raciné pour en faire unopéra :
il s'était associé, pour les Danaïdes , M. Tschoudy,
seigneur hongrois , qui a répandu sur le style toutes les
grâces de sa langue maternelle. En voici la preuve dans
quelques vers pris au hasard :
Nulde nous ne sait si la Parque
Veut lui filér encore un jour.
Saisissez ces poignards , cachez- les dans vos seins;
Qui la retient ( la foudre) ; que ne part-elle ?
Que tarde-t-elle à m'écraser ?
:
:
Il serait difficile de concevoir une poésie moins lyrique.
Le seul mérite de ce drame est d'être coupé avec
discernement, et de n'avoir qu'une étendue raisonnable .
On s'étonne aujourd'hui que la musique , qui a été
composée par M. Salieri , ait été attribuée à Gluck.
On y a remarqué beaucoup de noblesse et de pureté
mais , en même temps , une uniformité de rhythme
qui la rend trainaute et peu dramatique. Chaque morceau
, jugé en particulier , mériterait des éloges; la plupart
ont l'avantage d'être exécutésļassez souvent dans des
concerts , et cependant , en examinant la composition>
dans son ensemble , on reconnait qu'elle manque de
chaleur. Le récitatif est la partie que les musiciens
éelairés estiment le plus. C'est M. Spontini qui s'est
chargé de la composition de la Bacclianale ajoutée
au troisième acte. Au travers du fracas étourdissant
de l'orchestre , il a été facile de saisir quelques passages
qui rappellent le morceau da meme genre que !
M. Cherubini aplacé dans Achille à Scyros. M. Spontini
afait preuve de goût dans le choix de son modèle.
Le rôle d'Hypermnestre est le seul de la piece qu
soit bien joué et bien chanté. Madame Branchu y me
toute l'âme et tout le talent qui la font si souvent
admirer. La nullité du rôles de Lyncée et l'atrocité de
celui de Danaüs sont peu propres à fournir d'heureuses
inspirations à Derivis et àNourrit qui en sont chargés .
Les décorations sont une partie trop essentielle de
;
18,
276 MERCURE DE FRANCE.
l'ouvrage, pour que je néglige d'en faire mention. Celle
qui représente le port d'Argos est très-brillante . Le
temple de Némésis , au deuxième acte, estlugubre et fort
bien adapté à la scène de la distribution des poignards ;
mais au troisième , on a placé , dans un palais grec , des
coulisses et une galerie du Carnaval de Venise : c'est
du plus mauvais goût. Quant aux enfers , ils sont parfaitement
soignés ; on y voit un assortiment de supplices
, dont le choix fait honneur à l'imagination de
l'inventeur. Les ombres de Danaüs et de ses filles y sont
torturées comme elles le méritent. Je préfère cependant
l'enfer de Psyché ; les yeux n'y jouissent pas
d'un appareil aussi effrayant , mais on y tourmente
une jeune victime dont les souffrances intéressent davantage
, et intéresseront plus long-temps que celles des
Danaides.
MERCURIALE .
Si le poète philosophe qui écrivit à Voltaire , et dont
lamuse indépendante dénonçait , aux premiers jours
de l'empire :
« Des préjugés bannis le burlesque retour. >>>
n'avait pas été enlevé par une mort prématurée , quelle
moisson nouvelle de ridicules tomberait sous saplume!
que de noms impunis , bonnes fortunes de la satire ,
seraientfouettés dans ses vers en l'honneur de la philosophie
! Chénier n'est plus , mais du moins il a laissé
des disciples ; il en est un qui , dans un discours en
vers prèt à paraître , s'est fait le Juvenal des deux
chambres : tandis que l'éloquence de nos publicistes est
occupée à éclairer les juges de la loi , la poésie aura
bien aussi son utilité , si certains orateurs fanatiques sont
tenus en respect , loin de la tribune , par l'effroi d'une
épigramme.
Le jeune auteur a rencontré une conception heureuse;
il suppose qu'un vieillard , ex-membre de la
NOVEMBRE 1817 . 277
constituante , donne des conseils politiques à son fils ,
élu député à la législature actuelle. Après avoir suivi le
berceau de notre liberté , à travers les orages de nos
différentes assemblées , depuis 1789 , il enseigne à son
fils les moyens de la soustraireà de nouveaux naufrages :
<<Ciel ! avec quelle ivresse , il m'en souvient encore ,
« De notre liberté l'on vit briller Paurore ,
«Quand ce roi généreux autant qu'infortuné ,
«Ce moderne Titus , citoyen couronné,
« Ne voulut , dans ses mains , par un pacte sublime ,
<<Retenir , du pouvoir ,que sapart légitime !
« L'anarchie éleva son front ensanglante;
<<On vit , de son autel , tomber la liberté :
<<Un adroit despotisme y plaça la victoire;
« Il s'était , pour complice , associé la gloire ,
«Et l'éclat des lauriers dissimulait nos fers .........
C'est là qu'en se félicitant de nous voir échappés à ce
dernier piége , où des Français pouvaient se laisser
prendre , le Nestor de la tribune signale au ridicule les
piéges grossiers où nos Epimenides politiques voudraient
faire tomber encore la liberté, réhabilitée par la Charte .
Voici quelques traits choisis dans la revue spirituelle
qu'il fait de ces Messieurs :
« L'un vante les douceurs du jong oriental ,
«Et zélé citoyen , il souhaite à la France ,
«La liberté des Turcs et les lois de Bizance.
l'autre , penseur féodal ,
<<Vient , contre le budget , endiscours pathétiques ,
« Invoquer et Dodone et ses chènes antiques .
et cet autre enfin ,
« Composant , tour- a-tour , des contes et des lois ,
En style romantique , endoctrine les rois .
Ces portraits n'ont pas besoin du nom de leurs modèles
pour être reconnus ; en voici d'autres qui s'en seraient
bien passés aussi :
«Vous choisirez plutôt, pour vous servir d'exemple ,
«Ces mortels que la France avec amour contemple';
<<Tarente , dès long-temps , par la gloire ennobli ,
« L'intègre Lanjuinais , le vertueux Lally ,
àEt d'Anglas et Lafitte , au libre et fier génie ,
« De Broglie , d'Argenson , noms chers à la patrie..... >>>
278 MERCURE DE FRANCE .
Au reste , la raison du jeune poète n'est commandée
que par l'intérêt national , et l'on doit applaudir à l'élévation
de ses sentimens autant qu'à celle de son talent.
On peut voir combien il se refuse à tout esprit de parti ,
lorsqu'il fait dire à son vieux 1 gislateur :
<«<Recevant , dans mes rangs , un utile adversaire ,
«Je profite d'an bien qu'il ne veut pas nous faire ;
«Qu'importe quelle voix sert a bon sens d'appui ,
«Fut-ce C... je voterais pour lui.
,
Ce petit discours est encore un historique de nos dernières
sessions , aussi fortement pensé que spirituellement
écrit : on ne le confondra pas avec les histoires de
M.Fiévee.
-L'apparition de l'ictor dans Hamlet , où l'on n'a
pas aperçu l'ombre de Talma , a ét , dit-on , le sujet
d'une singuliere discussion dans les coulisses du Théâtre-
Français. Victor , à ce qu'il paraît , n'a pas été encouragé
, dans son audace , par le suffrage des sociétaires
mâles ; mais il a pour lui toutes ces dames , ce qui est
bien préférable : il se sera certainement prononcé plus
de paroles en sa faveur qu'à son préjudice.
On raconte qu'il s'est élevé, à cette occasion , une
discussion assez vive entre l'un des plus solides piliers
et l'une des plus fortes colonnes du temple de Thalie.
L'acteur eut la simplicité d'appuyer son opinion nouvelle
de celle de plusieurs auteurs dramatiques. L'actricerejeta
ce systeme de défense en avouant , avec la franchise
de son caractère , qu'elle ne croyait pas les gens
de lettres capables de juger le talent des comédiens.
-« Cela est vrai , mademoiselle , répliqua un auteur
<<qui se trouvait là , mais les comédiens et surtout les
<<comédiennes sont très -capables de juger les oeuvres
<<des gens de lettres .>>>
Ce dernier raisonnement acquiert plus de force lorsqu'on
apprend que cette même actrice disait , quelques
mois auparavant ( toujours avec la franchise de son caractère
, que les gens de lettres pourraient appeler de
la naïveté) : « Mon dieu , on nous parle sans cesse de
« ces trois unités d'Aristote ; qu'on la joue donc cette
« pièce , elle nous dédommagerait peut-être de nos
« pièces nouvelles. ».
L'Académie a été fidèle à ses engagemens ; elle a
7
1
NOVEMBRE 1817 . 279
tenu mardi dernier sa première séance poétique ; il
serait à désirer que quelques amateurs fussent admis à
ces petites fètes de famille ; c'est M. Baour-Lo mian
qui a fait tous les frais de celle- ci ; il a la une admirable
traduction de l'admirable chant de la Foret enchantée
du poëme italien ; quand on voit l'indifférence
dupublic français pour nos premiers poètes vivans , on ne
peut qu'envier le sort de lord Byron, dont les guinées des
trois royaumes se disputent les moindres vers ; l'Angleterre
il est vrai peut se montrer généreuse envers ses
grands hommes , ils ne sont pas en assez grand nombre
pour qu'elle soit obligée de les réduire à la demi- solde.
SS .
ww
POLITIQUE.
SESSION DES CHAMBRES .
Et me confiant la rédaction de cet article , on a
consulté mon zèle plus que mes forces . Cette tâche .
déjà difficile par elle -même , le devient encore
plus par la comparaison ; trop de renommée accompague
l'écrivain qui s'en est chargé le premier , pour ne
pas effrayer ceux qui lui succèdent. Heureusement le
fruit de ses veilles est un bien du public ; et ce ne sera
point dérober l'auteur , que d'user quelquefois des richesses
qu'il a prodiguées .
Comme M. Benjamin de Constant , je me propose de
rapporter en substance les discours qui seront prononrés
dans les débats . Comme lui , après cette analyse ,
j'exposerai mon opinion particulière , et j'en déduirai
les motifs.
La session qui vient de s'ouvrir est appelée à de
grandes choses . Rentrer dans la constitution pour n'en
sortir jamais , dérober aux lois d'exception , pour les replacer
sous l'égide des lois véritables , et la liberté individuelle
qui est le principe de toutes les libertés , et la
liberté de la presse qui en est la caution; constituer
280 MERCURE DE FRANCE.
l'instruction publique , c'est-à-dire , donner des racines
à toutes les lois; entourer le domaine du Saint-Siége de
fortes palissades , qu'on ne puisse franchir ni du dedans
ni du dehors ; modifier le code pénal dans ce qu'il a
d'injuste et d'arbitraire; et il en a beaucoup ; créer enfin
le code rural , l'un des plus anciens projets de nos assemblées
législatives , et qui n'est encore qu'un projet;
donner un sens à ce mot de responsabilité des ministres,
etpar suite, régler invariablement les plus imposantes et
les plus redoutables attributions des pairs , afin que la
juridiction qu'ils tiennent de la loi , ne paraisse point
lear venir d'une ordonnance ; organiser une armée ,
c'est-à- dire , remonter au rang des nations : telles sont
les questions qui vont s'offrir aux lumières et au patriotisme
des chambres. La solution de quelques-unes se
trouve indiquée d'avance dans le discours de S. M.: je
ne le profanerai point par un commentaire .
MESSIEURS ,
DISCOURS DU ROI .
« A l'ouverture de la dernière session, je vous parlai
des espérances que me donnait le mariage du duc de
Berry. Si la Providence nous a trop promptementretiré
le bienfait qu'elle nous avait accordé , nous devons y
apercevoir pour l'avenir un gage de l'accomplissement
de nos voeux .
«Le traité avec le Saint-Siége, que je vous ai annoncé
l'année dernière, a été conclu. J'ai chargé mes ministres ,
envous le communiquant , de vous proposer un projet
de loi nécessaire pour donner la sanction législative à
celles de ces dispositions qui en sont susceptibles , et
pour les mettre en harmonie avec la Charte , les lois
:du royaume et ces libertés de l'Eglise gallicane , précieux
béritage de nos pères , dont saint Louis et tous
ses successeurs se sont montrés aussi jaloux que du
bonheur même de leurs sujets .
« La récolte de 1816 a, par sa mauvaise qualité, trahi
en grande partie mes espérances. Les souffrances de
mon peuple ont pesé sur mon coeur ; j'ai cependant vu
avec attendrissement que presque partoutil les a suppor
NOVEMBRE 1817 . 281
tées avec une résignation touchante ; et si, dans quelques
endroits , elles l'ont porté à des actes séditieux , l'ordre a
-partout été promptement rétabli . J'ai dû, pour adoucir
le malheur des temps , faire de grands efforts et commander
au trésor des sacrifices extraordinaires ; le tableau
vous en sera présenté , et le zèle dont vous êtes
•animés pour le bien public , ne permet pas de douter
que ces dépenses imprévues n'aient votre approbation.
La récolte de cette année est plus satisfaisante dans la
plus grande partie du royaume ; mais , d'un autre
côté , quelques calamités locales et les fléaux qui ont
frappé les vignobles appellent ma sollicitude paternelle
sur des besoins que , sans votre coopération , je ne
pourrais soulager.
« J'ai ordonné qu'on mit sous vos yeux le budjet des
dépenses de l'exercice dans lequel nous allons entrer. Si
les charges qui résultent des traités , et de la déplorable
guerre qu'ils ont terminée, ne permettent pas encore de
diminuer les impôts votés dans les précédentes sessions ,
j'ai du moins la satisfaction de penser que l'économie
que j'ai recommandée me dispense d'en demander
l'augmentation , et qu'un vote de crédit , inférieur à celui
du dernier budjet , suffira à tous les besoins de l'année.
« Les conventions que j'ai dù souscrire en 1815 , en
présentant des résultats qui ne pouvaient alors être prévus
, ont nécessité une nouvelle négociation. Tout me
fait espérer que son issue sera favorable , et que des conditions
, trop au-dessus de nos forces, seront remplacées
par d'autres , plus conformes à l'équité, aux bornes et à
la possibilité des sacrifices que mon peuple supporte
avec une constance, qui ne saurait ajouter à mon amour,
mais qui lui donne de nouveaux droits à ma reconnaissance
et à l'estime de toutes les nations .
<<Ainsi quej'ai eu le bonheurde vous l'annoncer dans
le cours de la dernière session , les dépenses résultant
de l'armée d'occupation sont diminuées du cinquième ;
.et l'époque n'est pas éloignée où il nous est permis d'espérer
que , grâce à la sagesse et à la force de mon gouvernement
, à l'amour , à la confiance de mon peuple
et à l'amitié des souverains , ces charges pourront entièrement
cesser , et que notre patrie reprendra , parmi
282 MERCURE DE FRANCE.
les nations , le rang et l'éclat dus à la valeur des Français
, et à leur noble attitude dans l'adversité.
« Pour parvenir à ce résultat, j'ai plus que jamais besoin
de l'accord du peuple avec le trône, de cette force
sans laquelle l'autorité est impuissante. Plus cette autorité
est forte, moins elle est contrainte à se montrer sévère
. La manière dont les dépositaires de mon pouvoir
ont usé de celui dont les lois les ont investis , a justifié
ma confiance. Toutefois j'éprouve la satisfaction de vous
annoncer que je ne juge pas nécessaire la conservation
des cours prévôtales au-delà du terme fixé pour leur
existence par la loi qui les institue.
« J'ai fait rédiger , conformément à la Charte , une
loi de recrutement. Je veux qu'aucun privilége ne
puisse être invoqué ; que l'esprit et les dispositions de
cette Charte, notre véritable boussole , qui appelle indistinctement
tous les Français aux grades et aux emplois
, ne soient pas illusoires , et que le soldat n'aie
d'autres bornes à son honorable carrière , que celles de
ses talens et de ses services . Si l'exécution de cette loi
salutaire exigeait une augmentation dans le budjet du
ministère de la guerre , interprètes des sentimens de
mon peuple , vous n'hésiterez pas à consacrer des dispositions
qui assurent à la France cette indépendance
et cette dignité sans lesquelles il n'y a ni Roi ni Nation .
« Je vous ai exposé nos difficultés et les mesures
qu'elles exigent ; je vais , en terminant , tourner vos regards
vers des objets plus doux : grâces à la paix rendue
à l'église de France ,la religion , cette base éternelle de
toute félicité , même sur la terre , va , je n'en doute pas ,
refleurir parmi nous ; le calme et la confiance commencent
à renaître ; le crédit s'affermit ; l'agriculture , le
commerce et l'industrie reprennent de l'activité; de
nouveaux chefs-d'oeuvre des arts excitent l'admiration.
Un de mes enfans parcourt dans ce moment une partie
du royaume , et pour prix des sentimens si bien gravés
dans son âme , et manifestés par sa conduite , il recueille
partout des bénédictions ; et moi qui n'ai qu'une passion ,
le bonheur de mon peuple , qui ne suis jaloux que pour
son bien , de cette autorité que je saurais détendre
contre les attaques de tout genre , je sens que je suis
NOVEMBRE 1817.1
285
}
aimé de lui, et je trouve dans mon coeur l'assurance
que cette consolation ne me manquera jamais . »
1 BÉNABEN .
www
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 31 octobre au 6 novembre.
- RÉCOLTES . FINANCES . On écrit d'Amiens , d'Arras
, de Nancy , de Calais , de Chartres , de Lyon , de
Saint-Brieux , que le prix des grains baisse de jour en
jour. Cette diminution simultanée sur des points opposés
est un indice consolant dans la saison qui s'approche.
Les ressources intérieures grossissent par de fréquentes
importations.
- La banque nationale de Vienne commence à
prendre racine ; l'état sanitaire de la Dalmatie s'améliore.
Le gouvernement russe tente d'acclimater le thé
dans ses provinces méridionales , et fonde à Astracan
des manufactures de cachemires. Mais comme il faut
que tout soit compensé , le peste et la misère désolent
Alger , et la fièvre jaune continue ses ravages à Charles-
Town et dans la Nouvelle-Orléans .
AMÉLIORATIONS POLITIQUES.- Les plus importantes
améliorations sont celles que l'empereur Alexandre
prépare pour la Pologne; je dis les plus importantes ,
pour l'objet et pour les résultats probables, Car il s'agit
ici bien moins de réformer la nation que de la constituer.
Ce pays , comme on sait , offre encore le grossier
mélange de deux populations qui ne se touchent qu'en
un point. S'il recèle tous les matériaux de la civilisation ,
c'est à peu près de la même manière que le chaos des
poètes recelait tous les élémens de la création. L'empereur
Alexandre se propose d'organiser une armée nationale;
elle sera autrement nationale que la Pospolite ,
qui n'était nationale que parce que les nobles étaient la
nation. Mais il est encore une autre force à créer; celle
de l'industrie . Un terrain fertile , et point de commerce ;
tous les goûts du luxe, et point d'arts : voilà pourtant la
belliqueuse , l'héroïque Pologne. Sous son nouveau son
284
1
MERCURE DE FRANCE .
'verain , elle peut s'élever plus haut qu'elle ne fit jamais.
Ses destinées ne seront pas moins illustres , et seront
moins orageuses . Un souverain n'a qu'à vouloir le bien
pour le faire . Il est comme l'astredontllaa seule présence
répand la vie.
C'est maintenant la saison des diètes . Paris , La
Haye , Stockholm , sont témoins de ces augustes pompes
que suivront d'utiles débats. Le peuple qui a précédé
tous les autres dans la carrière constitutionnelle ne tardera
pas à compléter le tableau. Magnifique et touchant
tableau des nations et des souverains , ligués contre l'anarchte
et le despotisme ! La diète saxonne aussi a ouvert
sa session. Mais est- ce une véritable représentation ,
que la diète saxonne ? On n'y compte que des nobles ,
ou siégeant proprio jure , ou représentans nécessaires de
ceux qui ne sont pas nobles. Mais on ne se fait pas illusion
sur l'abus . On le voit ; on le sent. Un trait caractéristique
, c'est que le roi n'ouvre point la diète en personne
.
- Voici une institution bien respectable , parce
" qu'elle est volontaire. C'est la Société gardienne des
moeurs à Londres , Guardian Society. Elle se compose
en grande partie de dames du haut rang. Leur dessein
est de rendre aux bonnes moeurs , et , s'il se peut , à la
vertu , les victimes de l'incontinence publique , objets
de la pitié du sage , plus encore que de ses mépris.
Pour assurer le succès de la Société , je lui voudrais
pour auxiliaire , une autre société contre le célibat , sauf
å en fonder une troisième contre les dangers d'une ex-
-cessive population .
-Encore le sénat de Francfort , et son éternelle intolérance
! Ils admettent les juifs au service de la landwher
, en les excluant à jamais de tout grade. Comment
n'ont - ils pas senti que pas un bourgeois ne consentira
désormais à rester soldat , de peur d'être assimilé à un
juif ? Les Israélites portent leurs plaintes à la diète. Ils
devraient laisser faire l'expérience , qui instruit mieux
que l'autorité. Car on est indocile quelquefois à l'antorité
; au lieu qu'en se laissant réformer par l'expérience
, on croit ne prendre leçon que de soi-même.
COLONIES.- Il est certain que Morillo a évacué l'ile
-de Marguerite . C'est qu'il voulait , dit-on , concentrer
NOVEMBRE 1817 . 285
ses forces contre Carracas. Donc il n'était pas sûr de
cette province , avant de partir pour son expédition .
Si c'est imprévoyance , à quel défenseur l'Espagne at-
elle remis, ses intérêts ? Si l'extreme variété des chances
, et ce flux et reflux d'une guerre de parti arrache
la victoire des mains qui viennent de la saisir , et
que les conquêtes ne soient que des haltes ; est-ce le
glaive qu'il faut prendre pour arbitre ? Bolivar qu'on
disait fugitifet sans asile , est retrouvé. On dit que l'armée
indépendante a reçu des renforts d'Europe ; elle en recevra
de nouveaux , s'il est vrai , comme on l'assure ,
que des officiers anglais , d'un grade supérieur , se montrent
en public , avec le costume de chefs des insurgés .
Morillo avait trois mille hommes . Sa première attaque
fut sans succès ; il réussit mieux dans la seconde .
Le conseil de guerre des indépendans , effrayé de ses
progrès , avait résolu de détruire le fort de Pampalar ;
Morillo prévint leur dessein , et les insurgés doivent
aujourd'hui s'applaudir de cet obstacle. Dans un troisième
combat , ce général fut forcé de battre en retraite
avec une perte de cinq cents hommes . Dans une quatrième
affaire , un fort sauta ; mais la garnison se fit
jour à travers les lignes ennemies. Enfin Morillo , réduit
à dix-sept cents hommes , prit le parti de se rembarquer.
En quittant Margaretta , Morillo se dirigea sur Cumana
, ou plutôt sur le désert qui fut autrefois Cumana.
Car, et Cumana et Barcelone , et toutes ces places tant
de fois prises et reprises par les deux partis , ne sont
plus sans doute que des ruines. On ymanque de vivres ;
les ateliers sont déserts , les travaux de l'agriculture
même sont abandonnés .
-Douze cents insurgés sont débarqués à Guiria. Les
Espagnols se sont réfugiés dans les forteresses , où l'on
présume qu'ils ne tarderont pas à être forcés .
- D'après les lettres de la Nouvelle-Orléans , Mina
se serait avancé jusque dans le Potosi , pour y opérer sa
jonction avec le général Victoria. Quant à Mac-Grégor .
il a quitté son ile d'Amélie. Est-ce par peur ? On le croirait
, puisqu'il emmène avec lui sa famille et ses trésors.
Est-ce pour implorer des secours ? Il paraît qu'il
s'est montré dans ce dessein à Baltimore. Une version
286 MERCURE DE FRANCE.
tout aussi probable , c'est que ce général ayant appris
la cession prochaine des Florides aux Etats-Unis , aurait
jugélapossession d'Amélia inutile. Quoi qu'il en soit, l'ile
a- reçu des renforts. Le plus considérable , ce sont les
quatorze corsaires du commodore Aury. Les royalistes ,
qui avaient tenté une attaque , se sont vus repoussés.
On dit qu'ils ont été plus heureux à Sotolamarina .
Bolivar est proclamé chef suprême de la république
de Vénézuela . A l'autre extrémité des possessions espagnoles
, il y a peu d'union entre les chefs insurgés,
Herras et Freyre. Les Espagnols ont habilement profité
de ce débat , pour se fortifier dans leurs positions.
Le vice-roi du Pérou lève , dit-on , une armée de qua
torze mille hommes .
-La guerre de l'Inde offre une singularité remarquable
dans tous les pays , et surtout dans celui où le
sexe n'a de courage que pour affronter le bûcher. Une
femme a renouvelé l'exemple des Sémiramis et des
Viriate. Il n'est pas encore question d'événemens décisifs
. Mais , peut-être , vaudrait-il mieux que les Barbares
eussent précipité leurs mouvemens . En les suspendant
, je crains qu'ils ne les combinent; et je me
défie d'un ennemi qui sait observer et attendre , plus
que de celui qui ne sait que combattre.
- Les Anglais ont pénétré dans l'intérieur de laGuinée
, et le gouverneur de Guyaquil a découvert , dans
sa province , une tribu nouvelle. Les hôtes des Anglais
sont un peuple soumis à un despotisme doux. Les nouveaux
sujets des Espagnols sont des sauvages innocens
et heureux , sans lois et sans maîtres. Les Anglais ont
d'abord parlé de commerce , et les Espagnols , de civilisation
! Ce peuple de l'Ogrono vivait ignoré dans un
climat fertile , sous un ciel pur. Entourés de rivières
poissonneuses et de forêts profondes , ils ne se nourris
saient que de fruits. Grâces à la civilisation qu'on leur i
apporte, ils connaîtront d'autres goûts : les malheureux
essaient avec plaisir le manteau espagnol. Ainsi le luxe
se glisse déjà dans leurs âmes , comme le poison de
Nessus.t
-Christophe commence à vieillir ; et ses lieutenans
convoitent déjà ses dépouilles. La royauté de Christophe
pourrait bien n'être que viagère.
1
NOVEMBRE 1817 . 287
-On assure que les Portugais évacuent Montevideo .
Est-ce impuissance de s'y maintenir ? Est- ce appréhension
des menaces de l'Europe ?
-
RELATION'S POLITIQUES. On n'élève plus aucun
doute sur la destination de l'escadre russe , forte de
huit vaisseaux de ligne ; seulement on ignore le prix du
marché.
-Le récit de l'ambassade russe auprès du schah de
Perse est , je puis le dire , éblouissant. Il n'est question
que de chars atelés de chevaux blancs , d'habits tissus
d'or, de perles , de diamans, de pierreries. Je crois lire
un conte des mille et une nuits. Sachons en extraire ce
qu'il a d'intéressant pour nous , ce sont les relations
amicales de la Perse et de la Russie.
De leur côté , l'Autriche et la Porte s'unissent par des
traités de commerce ; sans être aussi pompeuse que
celle de la cour de Perse , la description des présens
offerts à l'empereur et à l'impératrice, ne laisse pas d'avoir
son prix , et Tavernier ne l'aurait point dédaignée .
Le commissaire autrichien , baron de Sturmer ,
quitte Sainte-Hélène , et ne revient point directement
en Europe; il est chargé d'une mission auprès dos
Etats-Unis.
- M. Pinkney , ambassadeur des États - Unis en
Russie, quitte Saint-Pétersbourg , seulement pour raison
desanté.
-M. Gallatin, ambassadeur des Etats-Unis en France,
quitte Paris.
PROCÈS MARQUANS . Le procès des conspirateurs
de Notingham est enfin terminé. Quatre d'entre eux
sont condamnés à la peine des traîtres . Elle est terrible ,
surtout pour l'appareil. Leur plan était d'organiser une
république , mais cette fois sans protecteur. On nomme
les principaux chefs désignés par eux ; mais comme
l'adhésion de ceux - ci n'était sûrement qu'hypothé
tique , la même autorité qui a imposé silence aux
Journaux pendant le cours de la procédure , aurait pu ,
je crois , leur interdire ces révélations .
-Pendant que la cour d'assises de Derby instruisait
en secret cette afaire, le tribunal suprême de Lisbonne
instruisait , en secret aussi , une affaire semblable .
Quatre conjurés ont subi leur peine. On a jeté leurs
cendres à lamer.
288 MERCURE DE FRANCE .
-La cour de Paris a fait droit à la plainte en calomnie
de Wilfrid Regnault. M. le marquis de Blosseville
, comme principal auteur de la calomnie , a été
condamné à 8 fr. d'amende ; M. Mutin, qui l'a répandue
le premier , à 5 fr.; et MM. Michaud et Rippert , qui
l'ont suivie à la piste , solidairement à 2 fr. Les doctrines
, émises par le ministère public , n'étant pas une
base nécessaire du jugement , je pense qu'il est permis
de discuter ces doctrines , comme ondiscute une opinion.
M. l'avocat-général a établi en principe que la
condamnation de Regnault atténuait considérablement
le crime , si elle ne l'effaçait pas ; et voici son raisonnement
: « Un homme , condamné à mort , est par cela
mème réputé infâme. On ne peut plus porter atteinte à
son honneur , puisqu'il n'a plus d'honneur. Donc la
plainte de Regnault n'est guère admissible. >> Ce raisonnement
est bien subtil pour être juste. Qui en adopterait
toutes les conséquences , trouverait peut-être qu'il
est permis d'appeler assassin un homme condamnépour
vol ; car enfin l'honneur n'est pas susceptible de plus et
de moins , et on le perd aussi bien tout entier dans un
bagne que sur l'échafaud. Quant à moi , je penserais
volontiers qu'il y a quelque chose de plus atroce dans
la calomnie qui s'attache à un malheureux dans les
fers , que dans celle qui frappe un homme libre et capable
de la repousser. Me donnera-t-on la raison de
Î'horreur qu'inspirent à toute âme bien née , les outrages
faits à un cadavre insensible ? Il faut , en général
, se garder des subtilités ; elles sont voisines des
sophismes , et un seul sophisme accrédité peut corrompre
la morale publique.
La cour de cassation n'a pas adopté les moyens proposés
par le malheureux Regnault contre sa sentence ;
il lui reste encore deux ressources , la clémence du
Roi et la plainte en faux témoignage.
- La cour prévôtale du Rhône , dans le procès des
prévenus de, la conspiration de Lyon , a condamné
Vernay à mort en le recommandant à la clémence da
Roi ; dix autres ont été condamnés à la détention pour
différens temps ; le reste a été acquitté.
BÉNABEN.
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOU CKE.
MERCURE
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EMBRE
ROYA
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c.
GEINE
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DE FRANCE.
SAMEDI 15 NOVEMBRE 1817 .
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
IMITATION D'EZECHIEL (CHAP. IX )
Quelle invisible main me ravit à la terre ?
C'est l'esprit du Très-Haut qui m'emporte à Sion ;
Il me parle : « Vois-tu l'abomination
Qui m'oblige à sortir de mon temple adultère ? >>>
J'entre , et j'observe , sur les murs
Qu'étale cette sombre enceinte ,
L'image de cent dieux qui , sur la pierre empreinte
Offre à mes yeux l'amas de cent monstres impurs
Et, devant ces images ,
Les anciens d'Israël ,
D'un culte criminel
Prodiguaient les hommages .
<< Ehbien!ditleTrès-Hant,regarde,tulesvois
Au sein de la nuit sombre ,
Par des forfaits sans nombre ,
Insulter à mes lois .
Les entends-tu se dire , en cette nuit profonde ,
Nos secrets sont cachés au souverain du monde.
Rezarde encore , ailleurs , des crimes impunis ,
OME 4.
19
৯
290 MERCURE DE FRANCE .
Des crimes bien plus grands ; et j'aperçus des femmes
Qui , le coeur embrâsé par d'impudiques flammes ,
Prostituaient leur corps au temple d'Adonis .
Dieu me dit : « Les vois-tu ces horribles offrandes ?
Mais voici des forfaits et des horreurs plus grandes.>>>
Et je vis cent vieillards , sacrilège conseil ,
Tournés vers l'orient et priant le soleil .
Et Dieu me dit : « O fils de l'homme .
Dans mon temple , dans le saint lieu ,
Ici même... un tel crime , à mes yeux , se consomme ;
Peux-tu le croire ? Eh bien , ils connaîtront leur dieu ;
Plus de ménagement pour des horreurs pareilles ;
Je n'épargne plus rien ,j'agis dans ma fureur :
Qu'ils poussent, en mourant, des cris pleins de terreur,
Qu'ils m'implorent ; pour eux je n'aurai plus d'oreilles.
Je vais armer ceux dont l'effort
Servira ma fureur jalouse ;
Tremble , ingrate Sion , tremble , infidèle épouse ;
Ils portent dans leur main les vases de la mort.>>>
Dieu dit , et , tout-à-coup , à ces accens sinistres ,
S'avancent du trépas six terribles ministres ,
Tenant six vases dans leur main.
Je les vis se placer près de l'autel d'airain .
Un autre , devant Dieu , qui brillait dans sa gloire ,
Portait un instrument plein d'une liqueur noire ,
Le Très-Haut , à lui s'adressant :
« Traverse ma ville infidele ,
Dit-il , et marque au front tout mortel gémissant
Sur les forfaits commis par elle . »
Et j'entendis alors qu'aux six autres guerriers ,
Il disait : « Volez sur sa trace ,
Ouvrez les vases meurtriers
Qui vomissent la mort... vengez-moi ... point degrâce.
N'épargnez que les seuls mortels ,
Qui , du signe marqués , ne sont point criminels ;
Commencez par mon sanctuaire . >>>
Soudain , la troupe sanguinaire
S'élance , et je m'écrie , en tombant à ses pieds :
Dieu ! grand dieu ! quoi ! frapper tous les Israélites !
Quoi tous en même temps par toi sacrifiés ! ....
NOVEMBRE 1817 . 291
-Tous; comme leurs forfaits , ma haine est sans limites.>>>
Alors je vis rentrer un ministre du ciel ,
Etj'entendis ces mots : il n'est plus d'Israël.
M. **
www
ÉNIGME.
Je n'aime point Zéphir , les fleurs , ni la prairie;
Le soleil m'affaiblit, la nuit me vivifie ;
Ma vie est courte , et cependant
On me revoit souvent
Aux champs comme à la ville ; en France , en Sibérie.
Encore unmot , lecteur : admire etplains mon sort :
Ma mère meurt en me donnant la vie ,
Et je la lui rends à ma mort .
www
CHARADE.
1
Point d'alphabet sans mon premier ;
Point de gamme sans mon dernier ,
Point de bonheur sans mon entier.
nmmu
LOGOGRIPНЕ .
Je suis aimable avec ma tête ,
Je suis divine sans ma tête ;
Je suis visible avee matête,
Onne me voit point sans ma tête;
Fille de l'homme avec ma tète ,
Image de Dieu sans ma tète ,
Je dois mourir un jour avec ma tête ,
Etvivre à jamais sans ma tête.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est sabot; celui de la charade ,
est bec-figue ; et celui du logogriphe , if, où l'on
wonvefi.
19.
292 MERCURE DE FRANCE.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Sur les écrits de M. Benjamin de Constant , relatifs
à la liberté de la presse et à la responsabilité des
ministres ; par J. Ch. Bailleul , ex-député.
Ce n'est pas un médiocre avantage pour un écrivain
que d'avoir assisté comme témoin et comme acteur à la
représentation de notre grand drame politique , d'avoir
vu le déchaînement des passions , les combats obstinés,
la victoire et la défaite alternatives des différens partis
, la chute inévitable de leurs idoles , créées pour le
besoin du jour , et renversées le lendemain , d'un con-
✓sentement unanime ; enfin d'avoir observé , au milieu
de tant d'orages , soit la marche savante , la mobile souplesse
de ces habiles protées , soit les défections subites
et déhontées de cette nombreuse engeance de sots , et
sur-tout de lâches , qui se trouvent toujours debout et
arrivent aux fins de leur ambition sous tous les régimes .
Il y avait encore une source féconde d'instruction ,
dans ces discussions où les idées les plus opposées luttaient
ensemble , où les lois étaient approfondies par les
orateurs après avoir été élaborées dans les comités ,
dans ces mesures de gouvernement que commandaient
d'impérieuses circonstances , dans l'essai plus ou moins
heureux des moyens tentés , pour soutenir l'énergie ou
régler les efforts d'une nation qui avait l'Europe à combattre
, dans l'application fréquente des mesures législatives.
Alors l'expérience n'était point tardive ; l'exé
NOVEMBRE 1817. 293
cution suivait de si prés la résolution, que le législateur
pouvait juger promptement les effets bons ou mauvais
des lois auxquelles il avait concouru par son travail
ou par son suffrage .
Dans les diverses époques du temps que je signale ,
toutes les pensées , tous les travaux , tous les projets
avaient la liberté pour objet . On pouvait se tromper sur
les moyens de l'obtenir , mais on la voulait avec autant
d'ardeur que de sincérité ; car nous ne devons pas faire
acception de la minorité qui redemandait ou voulait
conserver les choses anciennes'; elle n'a jamais été et
ne sera jamais qu'un parti faible , sans support et sans
consistance au milieu de la nation. Chaque jour cette
minorité diminue , et bientôt elle sera évanouie ou du
moins inaperçue. Elle n'eut une véritable influence que
dans un moment où des fautes graves et des excès plus
graves jetèrent hors de la route de leurs propres principes
, une foule d'hommes généreux , mais effrayés par
les désordres de l'anarchie , et qui repoussaient la liberté
par horreur de la licence. Cette phase de la révolution
donna encore matière à de profondes réflexions pour
l'observateur attentif. Elle servit à démontrer , d'un
côté , que les hommes imprudemment abandonnés à
leurs passions par la faiblesse des gouvernemens , sont
sujets à imiter servilement , et même à surpasser les
crimes contre lesquels ils s'élèvent avec le plus d'indignation
; de l'autre, qu'il y a dans la nation un fonds de
raison et d'amour de la liberté, qui surnage au milieu
de tous les excès , et dans l'opinion générale une puissance
qui ne reste stationnaire pendant quelque temps ,
que pour revenir , avec plus d'impétuosité , briser les
obstacles qu'on lui oppose.
Il nous manquait pour achever notre éducation politique
, et nous ramener à jamais aux principes consti294
MERCURE DE FRANCE.
tutionnels, le spectacle de la renaissance du despotisme.
Il s'offrit à nos yeux avec le prestige de la gloire et des
apparences de liberté. Mais trompés par de vaines promesses
, nous vîmes de progrès en progrès le vaste déve
loppement d'un pouvoir qui s'est précipité lui-mème
faute de contrepoids et de barrières. Nous ne pouvions
pas recevoir une plus haute et salutaire leçon, et mieux
apprendre à connaître le prix de la liberté.
M. Bailleul s'est toujours trouvé placé de manière à
profiter de tous ces moyens d'expérience ; elle n'a point
été perdue pour lui ; au contraire elle a éclairé son es
prit et mûri son jugement. On sent, à la lecture de
son ouvrage , qu'il a vu , retenu et comparé beaucoup
de choses. On sent que toutes les épreuves par lesquelles
il a passé l'ont confirmé dans l'opinion que la liberté
est bonne et salutaire , qu'elle seule peut faire le bonheur
de la France , et nous préserver également du despotisme
et de l'anarchie. M. Bailleul est un ami sincère
de la liberté; mais témoin des luttes terribles qu'elle a
enfantées , plus d'une fois mutilé par la fureur des partis
opposés , le désordre lui inspire une espèce d'effroi,
ét cette disposition honorable par sa nature et par les
motifs vraiment patriotiques qui la font naître, explique
en lui un certain penchant à prendre les interêts du
pouvoir. M. Bailleul , enfin, veut un gouvernement
libéral , mais en méme temps un gouvernement fort ,
puissant et à l'abri des inquiétudes que lui suscite la
jalousie naturelle et nécessaire àun peuple libre. C'est
désirer l'impossible peut-être. Hâtons-nous toutefois de
rassurer nos lecteurs qui pourraient , sur ce premier
aperçu , prendre une fausse idée des principes de
M. Bailleul. Il est le plus souvent d'accord avec
M. Benjamin de Constant , et paye un juste tribut aux
umières et au courage de ce publiciste. M. de Constant
NOVEMBRE 1817 : 295
estunvieil athlète de la liberté de la presse , il a toujours
combattu pour elle avec un dévouement que rien
n'a pu altérer ; mais dans ces dernières circonstances ,
les écrits qu'il a publiés sont de véritables services .
C'est lui , et lui seul , qui s'est élevé avec un talent
nouveau , avec plus d'esprit et de talent qu'il n'en avait
montré dans ses plus brillantes productions , contre la
funeste jurisprudence que l'on substituait à la loi . Jamais
on n'obtint un succès plus utile et plus complet.
M. de Constant a opéré un changement total et subit
dans l'étrange doctrine des tribunaux , relativement aux
délits de la presse. M. Bailleul reconnaît hautement
cette vérité ; il se plaît à la proclamer ; c'est se présenter
sous d'heureux auspices .
Ontrouvera des choses aussi bien pensées que bién
rendues dans le chapitre où l'auteur traite la question de
l'impossibilité de la liberté de la presse sous l'ancien régime,
dont le tableau est d'une vérité exempte de toute
exagération. Quoi de plus raisonnable , par exemple ,
que le passage suivant qui explique enpeu de mots notre
révolution ?
<<Ces abus n'osent montrer leurs prétentions à face
découverte , mais ils savent se placer sous l'égide de la
partie nécessaire et légitimé des pouvoirs publics , dont
ils sont l'âme et la garantie si on les en croit ; ils
l'effraient de leurs dangers ; elle périt s'ils tonibent.
Aussi , tandis que l'opinion marche en avant , les gouvernemens
, retenus par l'habitude , circonvenus , séduits
, trompés par le langage de ce qui les entouré ,
se roidissent, luttent contre le torrent qui les entraîne ,
au lieu d'en diriger le cours ; par une conséquence qu'il
est facile de saisir , les changemens qui pouvaient être ,
à l'instant , des améliorations, deviennent des catastrophes.
C'est ainsi que s'est opérée notre révolution. >>>
L'auteur ajoute plus loin : « Il est des hommes qui
296 MERCURE DE FRANCE .
<< veulent conduire le présent avec les idées du passé....
<<Faites que l'on marche sur les idées nouvelles comme
« s'il n'y en avait jamais eu d'anciennes , que l'on admi-
<< nistre comme si nous n'avions jamais eu d'autres
« principes degouvernement que les principes actuels ,
« non-seulement on ne cherchera point à restreindre
<<la liberté de la presse , on n'y pensera même pas ;
« que dis -je ? on la regardera comme une sauve-garde
<< nécessaire , indispensable , puisque la raison publique
« et les principes consacrés dans notre gouvernement
<<< étant d'accord , toute entreprise partielle dans des
<<intérêts différens ou opposésse briserait contre cette
<< double puissance. »
Le lecteur judicieux ne verra pas avec moins de
plaisir les observations de M. Bailleul sur les motifs
allégués pour la suspension de la liberté de la presse, et
sur l'exercice de la censure par le gouvernement. Il
démontre avec raison que la presse n'est pas , comme
on le pense , un instrument de révolte et de sédition
en elle-même ; qu'il faut , pour qu'elle puisse prévaloir
contre une administration , un ministère ou un gouver
nement , des causes antérieures , cachées ou publiques ,
des causes puissantes ; enfin que la presse seule ne saurait
motiver des alarmes sérieuses de la part des dépositaires
de l'autorité. Quant à la partie de la censure qui
consiste à taire ou à arranger les faits , suivant telle ou
telle convenance , l'auteur soutient avec raison que
presque toujours les gouvernemens n'ont retiré que des
désavantages du parti de dissimuler ou d'altérer la vérité.
Tout se sait dans le monde ; le public qui apprend ce
qu'on lui cache , donne carrière à son imagination, et
ajoute au fait , des circonstances cent fois plus graves
que la réalité ; mais malheureusement il y a sur cette
matière des préjugés endurcis. Qu'espérer , quand
NOVEMBRE 1817 . 297
Bonaparte , maître de l'Europe, croyait devoir défendre
aux journaux de répéter deux lignes insérées dans la
Gazette de Lauzanne ? L'auteur aurait dû ajouter au
conseil qu'il donne aux ministres de tout dire , une
réflexion dont l'expérience a démontré la justesse dans
tous les temps ; c'est que les gouvernemens , même
éclairés , font toujours un usage peu judicieux de la
faculté de commander à la plume des écrivains . En
aliénant la liberté de sa pensée , en la soumettant au
pouvoir , l'homme de talent ne ressemble plus à luimême.
Il porte des entraves , et cette servitude est empreinte
dans tout ce qu'il produit. D'un autre côté ,
les hommes chargés du pouvoir , ou sont accablés d'occupations
, ou sont trop préoccupés d'une idée qu'ils
n'ont pas mûrie , ou d'un intérêt du moment ; et si ,
par malheur , ils se sont entétés d'une idée fausse , les
instrumens dociles de leur volonté leur font commettre
nécessairement les fautes les plus graves . Presque toujours
l'opinion publique se trouve en désaccord avec les
écrits publiés par ordre. D'où vient cette mésintelligence?
de ce qu'un ministre n'a le temps de débattre
une matière ni avant ni après que l'ouvrage qu'il désire
soit composé. Il n'y a délibération ni pour le ministre
ni pour l'écrivain. De là , tous les inconvéniens des
ouvrages commandés. Je ne suis entré dans ces détails
que parce que je les crois utiles à l'autorité elle-même,
qu'un défenseur maladroit ou servile compromet cent
fois plus que les plus grandes hardiesses d'un homme
libre ne pourraient lui nuire.
Je crois avoir bien saisi la pensée de M. Bailleul ,
lorsqu'il ne veut pas de loi particulière pour les délits
de la presse ; il craint que , sous le double prétexte de
leurs dangers et de leur importance, exag érés par lapeur
ou par la politique , on ne fasse une loi qui porte de
298 MERCURE DE FRANCE.
véritables atteintes au droit constitutionnel, etle renferme
dans des limites tellement étroités qu'il deviendra presque
illusoire. Cette pensée ne pouvait venir qu'à un citoyen
qui , après avoir assisté aux plús savantes délibérations
sur cet objet important , a vu les hommes les plus habiles
convenir de l'impossibilité de faire une bonne
loi sur la presse , et reconnu par lui inème , que
toutes les lois spéciales proposées par les divers gouvernemens
, à cet égard , n'ont jamais été autre chose qué
des suspensions , des dérogations ou des restrictions qui
annullaient presque entièrement la prérogative consti
tutionnelle. Laisser le droit dans toute sa plenitude , et
punir les délits de la préssé comme tous les autres délits
contre la société ou contre les individus , me paraît
une vue à la fois fine , judicieuse et politique. Je partage
entièrement les appréhensions et les idées de
M. Bailleul , et ma conviction est telle que j'aimerais
mieux , comme lui , voir les délits de la presse rester
soumis à la rigueur du code de Bonaparte , que spécifiés,
classés et punis par une loi particulière. Et , certes , si
je fais un voeu ardent , c'est celui de la révision de ce
code , où la sévérité des peines n'est pas graduée suivant
les conseils de la sagesse et de la philantropie des
Beccaria et des Filangieri. M. Bailleul a sans doute unė
autre raison de l'opinion réfléchie qu'il émet dans sa
brochure , et cette raison est la nécessité de rendre les
jurés seuls arbitres des délits de la presse. Tous les
publicistes éclairés se rangent à cet avis .
Je ne puis , malgré tout ce qu'il allègue pour justifier
son dissentiment avec M. Benjamin de Constant ,
admettre avec l'auteur, des cas où l'imprimeur devienne,
par le fait de l'impression , complice de l'écrivain coupable.
L'imprimeur , après avoir rempli toutes les for
NOVEMBRE 1817 . 299
malités prescrites par les lois et les réglemens de la librairie
, doit , à mon avis , être exempt de toute recherche.
Ainsi le veulent la raison et la justice; et tout
autre système détruirait la sécurité du commerce de la
librairie, et le mettrait à la merci d'une administration
naturellement portée à une certaine inquisition . D'ailleurs
, laresponsabilité imposée à l'imprimeur devient
encore un obstacle pour la liberté de la presse. L'imprimeur
craint de se compromettre , et le soin de sa tranquillité
l'empêche de publier un ouvrage utile , mais
plein d'une généreuse hardiesse.
Si M. Bailleul veut défendre le gouvernement contre
les abus de la presse , il s'occupe avec plus de soin encore
de préserver les particuliers des atteintes de la médisance
et sur-tout de la calomnie . Sous ce dernier rapport
, il diffère tout-à-fait de sentiment avec M. Benjamin
de Constant. Ce dernier , toujours fidèle avocat de
la liberté de la presse , avait dit : « pour repousser des
accusations odieuses , les citoyens ont des tribunaux ;
pour garantir leur amour-propre ,ils ont l'indifférence ,
celle du public d'abord , qui est très -grande , beaucoup
plus qu'ils ne le croient , et ensuite la leur, qui leur
vient par l'habitude. >> Ces raisons plus fortes en Angleterre
que chez nous , où le point d'honneur est une
chose si délicate , ne suffisent pas à M. Bailleul. Il croit
quec'est un temps bien déplorablement employé pour
les hommes , que celui que l'on passe à déchirer ou à
guérir des blessures ; il pense avec raison que le recours
de l'offensé aux tribunaux , aussi bien que les peines
prononcées par les lois , sont de vains palliatifs. Convaincu
de l'insuffisance des satisfactions imposées à
l'écrivain sans pudeur, envers les individus , il a voulu
créer pour eux une loi de sécurité , une loi qui , placée
300 MERCURE DE FRANCE.
entre la presse et les personnes , pour régler l'usage
de l'une , et servir de rempart aux autres, soit utile
à la morale et au bon ordre , sans nuire au déve
loppement des lumières et à la recherche de la vẻ-
rité ; ce qui est le grand objet des efforts de l'esprit
humain , et le résultat essentiel de la liberté de la
presse. La solution d'un pareil problème serait un bienfait
pour la société ; je n'affirmerai pas que M. Bailleul
l'ait trouvée , mais je pense que la partie de son ouvrage
où il traite cette question importante pour tous , mérite
une attention particulière. Sa principale idée est de regarder
le nom du citoyen comme une propriété sacrée,
et d'empêcher que , sauf les cas prévus par la loi , on
puisse livrer au public le nom d'une personne sans son
autorisation directe ou indirecte . L'autorisation directe
consiste dans un consentement donné par l'individu ;
F'autorisation indirecte résulte de l'acte par lequel il aurait
lui-même livré son nom à ce même public. Conséquemment
à ce système , et par des raisons puisées dans
la nature même des choses , M. Bailleul propose une
disposition qui couperait court à ces procès pour fait
de calomnie , qui ne réparent jamais l'injure reçue , et
sont toujours une espèce de triomphe pour la perversité
audacieuse . Voici cette disposition : tout citoyen ca
lomnié peut borner ses poursuites à la simple violation
du nom. Il faut l'avouer , ce moyen préviendrait beaucoup
de scandales , et arrêterait de honteuses et funestes
publications , qui doivent le jour bien moins à l'esprit
de parti qu'a de sordides calculs .
M. Bailleul, en présentant sa pensée avec une sage
défiance , et comme un germe que la réflexion doit développer
, fait preuve d'un bon esprit : il s'honore aux
yeux de ses concitoyens par l'exposé des sentimens qui
NOVEMBRE- 1817 . Зог
La
l'animent . « M. Benjamin de Constant et d'autres écrivains
, dit- il , se sont occupés de la chose publique ;
j'ai pensé encore aux individus , à la famille , à la décence
et au bon ordre. Ils réclament l'entière liberté
des discussions ; je la veux aussi , mais dans les régions
élevées de la pensée et des sentimens généreux , dégagée
de tout ce qui la déshonore sans utilité.
liberté qui naîtrait de l'harmonie entre l'autorité et les
peuples , me paraîtra toujours préférable à celle que
l'on ne doit qu'a des dissensions et des combats . >> Malheureusement
, c'est là une perfection idéale; et si
vous en faisiez la condition de la liberté de la presse ,
les gouvernemens seraient bientôt parvenus à la reléguer
dans les espaces imaginaires .
Je ne parlerai pas des opinions de M. Bailleul sur
la responsabilité des ministres ; il raisonne , à leur égard,
plus en politique qu'en citoyen jaloux et ombrageux,
et paraît vouloir borner cette responsabilité aux deux
cas de trahison et de concussion prévus par l'art. 56 de
la Charte. M. Benjamin de Constant a une théorie plus
sévère et plus conforme aux besoins de notre nouveau
corps social . Ne soyons pas injustes et persécuteurs ,
mais soyons défians , et entourons la liberté naissante
de préservatifs et de garanties contre les usurpations
du pouvoir. Un ministère , assuré de l'impunité , en
évitant deux crimes qui ne sauraient être commis que
par des lâches ou des pervers , aurait encore mille
moyens de porter de funestes atteintes au pacte social .
L'auteur effleure , en terminant son ouvrage , une
question extrêmement délicate , celle d'une opposition
systématique , absolue , qui s'éleverait au sein de la
chambre des députés contre le ministère. Voici comment
il raisonne :
. Si les constitutionnels se mettent en opposition avec
302 MERCURE DE FRANCE.
<<le ministère, les hommes qui craignent les désordres
« et les opinions exagérées , se rangeront du côté de
«leurs adversaires. Nous retombons dans un chaos dont
<<il est impossible de voir l'issue. On forme alors
<<trois partis : un ministère qui ne sait où placer son
<< point d'appui ; des patriotes qui déclarent la guerre
<<à leur allié naturel et toujours invincible tant qu'ils
« le soutiendront , et une faction constante , auda-
« cieuse, qui profite de cette mésintelligence, pour
<<accroître le désordre et la confusion ; car c'est là qu'est
<«<l'esprit de despotisme et d'usurpation, comme en
« Angleterre il était dans l'autorité royale. C'est done
«contre cet esprit que doit être dirigée une opposition;
<< mais cette opposition doit se composer , pour être
<<tout cequ'elle doit être , des intérêts du trône comme
<<de ceux du peuple qui sont les mèmes.
<<Sans doute le ministère peut se tromper ; dans ce
« cas , examinez , discutez , négociez , transigez , mais
«ne vous opposez pas formellement : cette imprudence
<< aurait nécessairement des suites déplorables . >>>
M. Bailleul le sait d'avance; on ne devient pas populaire
en prêchant la réunion des libéraux avec les
ministres ; heureusement , il ne paraît pas plus recher+
cher la popularité qu'il ne pense à obtenir des places
et des faveurs. Indépendans de l'intérêt personnel , ses
conseils sont dictés par la bonne foi et l'amour du bien
public : il a sans cesse devant les yeux le mouvement
des partis pendant nos débats politiques ; il se souvient
de l'habileté avec laquelle la faction des partisans de
l'ancien régime profitait de nos divisions , et rai
sonne d'après l'expérience ; mais , quelle que soit
la force de ses motifs , on ne peut se dissimuler qu'une
opposition au ministère , formée par les amis de
la liberté, est nécessaire , indispensable ; que là est un
NOVEMBRE 1817. 503
garantie dont notre constitution ne saurait se passer .
Toutes les fois que les libéraux se sont mis à la discrétion
d'un ministère par une espèce de pacte, il y a toujours
eu dommage pour la cause publique , et diminution
d'estime pour ses défenseurs . Lorsque le ministre
obtient tout ce qu'il veut d'une assemblée , comme
cela arrive nécessairement , quand les hommes les plus
énergiques et les plus courageux , séduits par une apparence
de bien public , lui ont engagé leur opinion ,
cette assemblée ne manque jamais d'être entraînée à des
mesures fâcheuses. Que les amis de la liberté secondent
de toute leur force les plans du ministre toutes les fois
que la raison les approuve et les justifie ; qu'ils se défendent
de l'espèce d'honneur que l'on met à attaquer
le ministère pour acquérir un renom d'indépendance
ou un vernis de popularité ; qu'ils ne se laissent pas
entraîner par l'humeur , par l'esprit de parti ou de
faction ; que, sages et sincères, ils aient égard, dans leurs
opinions , au temps , aux circonstances , aux obstacles
dont nous sommes environnés , et mettent autant de
prudence que de bonne foi et de lumières dans leur
conduite à l'égard d'un ministère , chargé d'un si grand
fardeau; voilà ce qui est utile et conforme à l'intérêt de
la patrie, Tous les autres arrangemens d'une politique
dont nous avons été dupes tant de fois , ne peuvent
que nuire à la liberté et au gouvernement lui-même, qui
est bien plus fort de la sagesse et de la retenue que lui
impose la certitude de la résistance , que de l'appui
qu'on lui prête par des conventions sans force et sans
garantie.
P. F. TISSOT .
304 MERCURE DE FRANCE .
ww
L'ERMITE EN PROVINCE.
MONTAUBAN.
Itgreatly concerns the shepherds ofthe people
To know the prognostics ofweather.
BACON, Essais .
(Il importe beaucoup aux pasteurs des peuples
de chercher, dans l'état actuel de l'atmosphère,
les pronostics du temps qu'il fera).
J'attache une grande importance au choix de mes
compagnons de voyage , et je fais en sorte, en me rendant
d'une ville à une autre, de pouvoir tirer quelque
parti de la personne avec qui je me mets en route.Jusqu'ici
j'ai été fort heureusement servi par les circonstances;
et si j'ai moins à m'applaudir cette fois de
l'heureuse rencontre que j'ai faite, c'est qu'il vient un
temps où les plaisirs ne se pèsent plus qu'au poids des
regrets qu'ils vous laissent. Pour me faire mieux entendre
, je dirai que j'ai voyagé, d'Agen à Montauban ,
avec une jeune et jolie femme que j'appellerai madame
d'Ettivale , pour me rapprocher de son nom sans la
nommer : c'est une Française dans toute la force , dans
toute l'étendue , dans toute la grâce du terme ; on aurait
inventé pour elle les mots de charme et d'entraînement
: je ne crois pas qu'il existe un coeur qui batte plus
vite aux idées de gloire , de malheur , de patrie; et
j'ose assurer que si l'on compte en France cent mille
hommes , comme cette femme-là, on peut être sans inquiétude
sur l'avenir. Je ne sais ni ce que cette dame
pense de l'amour , ni comment elle en parle (c'est une
question où l'on ne s'entend pas aux deux extrémités de
NOVEMBRE 1817 .
MBRE
505 la vie); mais je ne balance pas à l'offrircomme une refutation
vivante du reproche que Montaigne , La Roche
foucault et Beaumarchais font aux femmes, de ne point
connaître entre elles la véritable amitié. Madame d'Etti
vale a une amie de son âge dont elle m'a montré plu- SEINE
sieurs lettres. Si quelques jours elles sont rendues
publiques , je ne répondrais pas qu'elles dépossédassent
madame deSévigné du sceptre épistolaire qu'une vieille
admiration lui conserve ; mais je suis certain qu'on y
reconnaîtra des sentimens vrais , naturels , jusque dans
leur exaltation même , et l'expression d'une âme de
feu , qui s'épanche dans le sein d'une amie , sans penser
au jugement des salons pour lesquels de pareilles lettres
ne sont pas écrites. L'histoire de ces deux dames ,
qui se lie aux principaux événemens de l'époque actuelle,
fournirait un excellent chapitre de moeurs ; mais
indépendamment du secret que l'on doit à des confidences
, cette narration me rejeterait dans le tourbillon
de la capitale dont je suis sorti pour quelque temps .
Je me borne à citer l'accident de voyage qui a donné
naissance à une amitié dont on trouverait bien peu
d'exemples parmi les hommes de tous les temps et de
tous les pays. - Madame Eléonore de Monbrey (1)
(c'est le nom de l'amie de madame d'Ettivale ) , n'était
encore liée avec cette dernière que par de simples relations
de société , lorsqu'elles firent ensemble , il y a
quelques années , le voyage de Bagnères où elles allaient
prendre les eaux. Madame d'Ettivale emmenait avec
elle sa fille , âgée de huit ans , d'une beauté que l'on
commence à citer dans le monde. Un rapport sin-
(1) Je ne peins point des moeurs de convention , et c'est surtout
quand je rapporte des actions nouvelles qu'on peut compter
sur la fidélité de mes récits .
ROYAL
5
C.
20
506 MERCURE DE FRANCE .
gulier de goûts , d'opinions ( qui n'étaient alors que
des sentimens ) , et qu'une intimité de quelques jours
leur avait fait connaître , avaient déjà commencé entre
ces deux jeunes damės une liaison que devait bientôt
cimenter un événement horrible .
:
Aquelques lieues de Bagnères de Luchon , à l'aspect
d'un chemin escarpé qui obligeait à enrayer les roues
de leur voiture , madame de Monbrey proposa à sa
compagne de descendre la montagne à pied; celle-ci
craignant encore plus la fatigue que le danger de la
route , confia sa fille aux soins d'une femme de chambre ,
et resta seule dans la voiture. La route se prolongeait
dans l'espace d'une centaine de toises entre deux précipices
dont laprofondeur était masquée par les halliers
et les broussailles qui en couvraient l'escarpement . La
petite fille marchait , en tenant la main de la gouvernante
, dans un petit sentier frayé au bord du chemin.
Madame de Monbrey , qui avait pris de l'autre côté de
la route , les devançait de quelques pas : tout-à-coup un
cri aigu se fait entendre ; elle se retourne et voit la
femme de chambre étendue par terre où elle s'agite
dans les convulsions du désespoir. Elle accourt ......... ;
l'enfant roule encore dans un précipice de plus de
cent pieds de profondeur : sans hésiter un moment,
sans penser au péril épouvantable qu'elle brave, une
femme jeune , faible , délicate , descend ou plutôt se
précipite dans cet abîme , et se dirige , dans sa chute ,
sur les gémissemens de la malheureuse petite fille que
les branches d'un vieux saule tiennent suspendue sur les
roches aiguës qui tapissent cette fondrière. L'héroïque
Eléonore , à qui la nature , en ce moment , donne une
force qu'elle ne retrouvera peut-être jamais , détache
l'enfant , la saisit avec les dents par le collet de sa robe ,
la fait monter devant elle ; et s'attachant aux ronces,
门
NOVEMBRE 1817 . 507
aux épines qui lui déchirent vainement la figure et les
mains, elle parvient , après une demi-heure d'efforts surnaturels
, à remettre l'enfant à sa mère , que le postillon
qui la tenait entre ses bras, avait seul empêché de s'élancer
dans le gouffre. Je ne dirai rien de la scène douloureuse
et ravissante qui fut la suite d'une réunion inespérée;
je n'en ai pas été témoin , et il y a d'ailleurs
des situations dans la vie qu'il suffit d'indiquer pour
les décrire. J'ai quitté madame d'Ettivale à Moissac.
<< Ah ! si je n'avais que soixante ans ! >> comme,disait
Fontenelle.
4
...
En arrivant à Montauban , j'ai passé près d'une
magnifique promenade d'où l'on découvre les riantes et
fertiles plaines du Tarn et les pics sourcilleux des Pyrénées.
On doit cette promenade que l'on nomme le
Cours , à l'intendant Foucault , qui en fit percer la
grande avenue sur le quai , malgré les fortes opposi
tions des capucins , sur le jardin desquels il fallut empiéter.
Après avoir traversé un quai étroit, encombré
de briques et de pierres, qui conduit à l'une des rues
les plus sales et les plus obscures de la ville , j'ai été
loger à l'Hotel de France , où j'espérais trouver un
très-bon et très-spirituel confrère que je ne connais
encore que sous le nom du vicil Ermite de Tarn-et-
Garonne , et qui m'avait donné , par écrit , rendezyous
à cette auberge. Je le vis effectivement arriver le
lendemain de très-bonne heure, et nous fîmes connaissance,
en arrosant d'une bouteille de vin de Cahors ,
les cuisses d'oie que l'on nous servit à déjeûner..
On a remarqué que la confiance s'établit aussi vite entreles
vieillards qu'entre les jeunes gens ; c'est peut-être
parce que les uns ayant encore toutes les illusions dont
les autres sont détrompés , il leur est plus facile de
s'entendre sur les choses et sur les hommes qu'ils envi
20.
508 MERCURE DE FRANCE .
sagent d'un même point de vue. Quoi qu'il en soit , le
déjeûner n'était point fini que chacun de nous était en
état de faire , au besoin , la notice nécrologique de
l'autre. Nous traitâmes d'abord , et comme de raison ,
le chapitre des affaires publiques, où nous arrivâmes en
même temps à la même conclusion : un gouvernement
représentatif bien et solidement établi , une charte que
l'on observe , une armée que l'on honore , des tribunaux
que l'on respecte , des ministres en qui l'on ait
toute confiance , des institutions en harmonie avec les
lumières du siècle , les hommes à grands talens , les
braves et les honnêtes gens à leur poste, et tout est
sauvé ; sinon , non .
Passant ensuite du tout à la partie , j'interrogeai
mon confrère sur l'état physique et moral de la province
et de la ville qu'il habite depuis une cinquantaine
d'années . 1
« Montauban , m'a-t-il dit , ne peut se vanter d'une
origine ni bien ancienne ni bien illustre. Vous avez pu
voir dans beaucoup d'ouvrages littéraires , entre autres
dans la Description de la France par Delaure , et
dans l'Histoire de France de l'abbé Vely, que nos anciens
seigneurs jouissaient du droit fiéfé de passer , avec
les filles de leurs vassaux , la première heure de la première
nuit de leurs noces ; que les moines , successeurs
de saint Théodore , fondateur du monastère et du
bourg de Montauriol ( que les plaisans de ce temps -la
appelaient Montauviol ), usèrent un peu trop largement
de ce droit de prélibation , et que les habitans , peutêtre
même aussi les habitantes, réclamèrent , à ce sujet ,
la protection d'Alphonse , comte de Toulouse, qui leur
permit de se soustraire à la prérogative monacale en
s'établissant au bas de ses châteaux. Ils y formèrent ,
vers l'an 1144 , un bourg qui reçut le nom de Mons
NOVEMBRE 1817. 309
Albanus ( Mons-Alba ) , des saules qui croissaient en
grand nombre aux environs . Une bonne excommunication
, fulminée par le pape Grégoire VII , sur la plainte
des prélibateurs, fit justice de cette violation de la
proprieté féodale , et le successeur d'Alphonse , Raymond
V, se vit obligé de transiger avec les seigneurs
moines et de leur céder la moitié de la souveraineté de
Montauban sans aucune réserve de fait ni de droit.
En 1560 , la réforme s'introduisit et fit de grands
progrès dans cette ville où avaient pris naissance un
grand nombre de braves compagnons du Grand Henri .
En plusieurs circonstances , les Montalbanais déployèrent
autant de courage que de fermeté. Sous Louis XIII ,
lorsqu'il fut question d'annuller leurs priviléges , ils
soutinrent des siéges mémorables. Le duc de Rohan ,
Jacques Caumont - Nompar de la Force , Dupuy et
autres guerriers se signalèrent par des prodiges de valeur
en secourant et en défendant la ville « où les femmes
(dit le marquis de Puységur dans ses Mémoires ) firent
aussi bien que les soldats>. >>
Après le dernier de ces siéges , les fortifications furent
rasées ; on fit perdre aux protestans ( le duc de la
Force excepté ( 1 ) ) une partie de leurs droits civils , et
dès -lors ils cherchèrent , dans le commerce et l'industrie
, à se consoler de la perte de leurs rangs et de leurs
dignités. Les descendans des Dupuy , des Gavrisole ,
des Device, des Rouxfios , des Rinpereux , devinrent
d'habiles manufacturiers , d'estimables négocians .
On sait trop que la fin du règne de Louis XIV,
livré, dans sa vieillesse, à d'odieux conseils, fut marquée
par la persécution de ces mêmes protestans , dont le
sang avait coulé pour son illustre aïeul , et auxquels la
(1) Il fut fait maréchal de France.
310 MERCURE DE FRANCE.
France était en partie redevable de Henri IV. Les historiens
ont tant parlé de ces affreuses dragonades , de
ces procédures iniques , de ces confiscations de biens ,
de ces enlèvemens d'enfans , de toutes ces mesures abominables
que l'on employa contre les religionnaires, que
de nouveaux détails recueillis dans une ville qui fut un
dés principaux théâtres de ces forfaits , n'ajouteraient
rien à l'horreur qu'ils inspirent. Je ne m'arrêterai qu'a
une seule observation , qui rentre dans l'examen des
moeurs dont je m'occupe plus particulièrement. Les
étrangers que l'on appela dans la ville de Montauban
pour y occuper tous les emplois civils et militaires ,
secondèrent les intendans avec un zèle féroce dont le
souvenir se perpétua dans les familles; et c'est à ce
genre de haine qu'il faut attribuer l'éloignement que
témoignent encore les Montalbanais pour les magistrats
et pour les employés étrangers à leur ville.
Le vertueux et infortuné Louis XVI, qui commença
tout le bien qu'il voulait faire , et qu'une déplorable
catastrophe ne lui permit pas d'achever , travailla au
soulagement des maux qu'avait produits, à Montauban ,
la révocation de l'édit de Nantes . Il rendit aux habitans
leurs droits civils , et, pour la millième fois , on
put se convaincre que la tolérance fait plus de prosélytes
que la persécution. Le nombre des protestans diminua
beaucoup dans les dernières années qui précé
dèrent la révocation .
La terreur révolutionnaire , durant laquelle les plus
riches furent les premiers proscrits , fut plus funeste
encore aux protestans qu'aux catholiques. La plupart
d'entre eux se réfugièrent dans les armées pour échapper
à l'échafaud.
On pouvait croire que, sous un prince tolérant et
protecteur du faible , les hommes également dévoués
1
NOVEMBRE 1817.
à leur pays et à leur roi , que la gloire nationale avait
également couverts , que les malheurs des temps avaient
également atteints , vivraient en paix en s'aidant à rassembler
les débris d'un commun naufrage. La vérité
toute entière serait trop pénible à connaître; je me
borne à dire qu'elle est enfin parvenue aux oreilles du
monarque si digne de l'entendre ; qu'il n'existe plus de
comité secret ; que les emplois ne sont plus distribués
à ses créatures ; que les descendans de ceux qui ont
reconquis le trône de Henri IV , ne sont plus regardés
comme les ennemis du roi ; que les armes sont maintenant
dans les mains des citoyens les plus intéressés au
maintien de l'ordre public; qu'on a déchiré ces listes
de proscription où l'on a vu figurer , par la seule raison
qu'ils étaient protestans , des militaires couverts d'honorables
blessures , des officiers de volontaires royaux
qui avaient marché , au 20 mars , contre Bonaparte , et
qu'un décret avait mis en surveillance pendant l'interrègne
; que l'on frémit en se rappelant ces jours de terréurs
où un escadron de lanciers ....
.....
Cette crise
affreuse est passée , « et la force du gouvernement , la
sagessedes dépositaires de son pouvoir , l'établissement
du régime constitutionnel , nous est un sûr garant
qu'elle ne se renouvellera plus. »
Après ce premier entretien dont j'ai cru devoir oublier
la plus grande partie , nous allames faire un tour
dans la ville; la Place-Royale attira d'abord mon
attention par son architecture singulière ; du milieu du
pont du Tarn , ma vue se porta avec délices sur ces
belles rives , sur ces nombreux, bateaux qui sillonnent
la rivière ,sur cette foule d'ouvriers employés à réparer
les quais et les piles du pont.
au bout de Mon vieux confrère m'a fait remarquer ,
la promenade des Carmes où se trouve un des temples
:
14
312 MERCURE DE FRANCE .
des protestans , un séminaire des catholiques et une
école d'enseignement mutuel où les enfans des calvinistes
pauvres reçoivent une instruction gratuite.
L'église cathédrale qu'il m'avait vantée comme un
des plus beaux monumens du Midi , ne m'a paru remarquable
que par la noble simplicité de sa façade.
Près du Café-Royal , je me suis arrêté sur une place
bien triste , au bout de laquelle s'élève une tour carrée
où l'on a placé une horloge. C'est tout ce qui reste d'un
magnifique temple protestant qui fut détruit sous
Louis XIII . La ville m'a paru propre , bien batie et
bien percée.
Le lendemain , l'Ermite gascon me conduisit au
cercle Puligneux , que l'on appelle aussi salon des
Nobles; attendu que les citoyens de cette classe sont ici
entrop petit nombre pour former seuls une société , ils
se sont associés quelques bourgeois et quelques joueurs
de profession qui vont de pair avec tout le monde. Parmi
les originaux qui ont plus particulièrement arrêté mon
attention , j'ai été surtout frappé de l'air de dignité
d'un gros employé à l'octroi , qui va jaugeant des bariques
, une croix de Malte à la boutonnière , et de
l'intarissable babil du plus intrépide bavard que j'aie
rencontré de ma vie. Une demi-douzaine d'idées qu'il
emploie avec une extrême économie , suffisent , depuis
vingt ans , à un déluge de paroles auquel on ne conçoit
pas qu'une langue humaine puisse suffire. Il faut que
cette faculté loquace ne soit pas un moyen de fortune ;
car il a fait , m'a- t-on dit, des spéculations de tous les
genres , sans même en excepter des entreprises de comédie
et des enlèvemens de princesse du Saint-Empire,
sans avoir pu réussir à rien : il est néanmoins
probable qu'une dernière affaire sur les bons de l'em
prunt de cent millions fera mentir sa maudite étoile
NOVEMBRE 1817 . 313
Jem'étais mis àune table de bouillotte pour me donner
un maintien: je me dépêchai de me faire décaver
pour écouter un monsieur en habit noirde cadis de
Montauban ( 1 ) , très-court , coiffé d'un petit chapeau
à trois cornes , qui arrivait , tout essoufflé , du spectacle
où il avait , disait-il , entendu applaudir , à deux reprises
, des vers de Molière très - malintentionnés.
<<Nous avons siflé , comme de raison , continua-t-il :
qu'ont fait ces coquins-la ? Ils se sont mis a rire , et la
pièce acontinué comme si de rien n'était. Que ne
les appeliez-vous en duel , reprit gravement le chevalier
jaugeur ?- Ils auraient bien ri davantage , dit un
officier de chasseurs de la légion de l'Isère. - O mon
Dieu! oui , ajouta naïvement l'homme au chapeau à
trois cornes ; ils étaient en train. >>>
-
Nous sortîmes pour nous rendre à un autre cercle :
en passant sur la place d'armes , j'aperçus , au clair
de la lune , des femmes et quelques vieillards au pied
de la grande croix que les missionnaires y ont plantée.
J'observai que ces personnages étaient agenouillés à
différentes distances de la croix . J'en demandai la
raison. Ils sont rangés , mé répondit mon guide ,
dans l'ordre des péchés qu'ils ont commis ; les plus
éloignés sont les plus coupables ; il est fâcheux , ajou
ta-t-il , que la place ne soit pas plus grande.
-
Nous entrâmes au salon Belissen ( le Cercle du commerce).
Je n'y trouvai que quelques vieillards dispersés
dans deux ou trois salles obscures ; je passai dans
celle où on lit les journaux , et où l'on sert des rafraîchissemens
; j'y étais à peine arrivé , que cinq ou six
jeunes gens y accoururent en criant , en se poussant ,
en renversant les meubles ; je témoignai quelque in
(1) Gros drap.
314 MERCURE DE FRANCE .
quiétude sur le motif de ce tapage.-Ce n'est rien ,
me dit mon introducteur , ces messieurs s'amusent.
Tout en s'amusant ils s'approchèrent de notre table ,
et charmés de savoir que j'étais étranger , ils appelèrent
à grands cris le garçon et nous invitèrent à prendre
unbol de punch avec eux : tous alors se mirent à parler
ensemble de la beauté de leur ville , des grâces de
leurs dames , de la bravoure des Français , des ridicules
de la province ( Montauban est à leurs yenx Paris en
miniature ) , et peu-à-peu s'esquivant un à un , riant
toujours du dernier qui sortait , répondant eux-mêmes
aux cent questions qu'ils m'avaient faites , ils nous laissèrent
enchantés de leur politesse , mais un peu étourdis
deleur ramage.
Cette circonstance fournit à l'Ermite de Tarn-et-
Garonne, l'occasion de me parler du caractère général
des Montalbanais. « Sauf les exceptions qui sont ici tout
aussi nombreuses que partout ailleurs , les hommes de
ce pays , me dit-il , sont vains , légers , braves , ignorans
, spirituels , et tout aussi francs qu'on peut l'être
àune aussi petite distance de la Garonne ; l'égoïsme
qu'on leur reproche n'empêche pas qu'ils ne soient amis
sincères.... de ceux qui partagent leurs opinions ou
leurs préjugés ( la nuance entre ces deux mots n'est pas
ici très-sensible ). Il faut quelque temps pour s'apercevoir
de l'ignorance profonde où sont plongés les habitans
de cette ville , et que dissimulent au premier abord
l'originalité de leurs manières , et la vivacité d'un esprit
naturel , qu'un defaut total de goût rend peut-être encoreplus
piquant .
«Le travail et la vanité se partagent la journée d'un
Montalbanais. Le riche lui-même ne dédaigne pas d'en
consacrer la plus grande partie au labeur du simple
NOVEMBRE 1817 .
315
minotier ( 1 ) , vêtu comme lui d'une petite veste
blanche : mais à quatre heures précises la scène change,
hommes et femmes tout le monde s'habille , et court
étaler , à l'allée des Carmes , sur les quais , dans la
superbe avenue de Coussade , le luxe ou du moins la
recherche d'une toilette du soir , à laquelle il est rare
que le bon goût préside. De simples ouvrières s'y montrent
vêtues comme les grandes dames , dont elles në se
distinguent souvent que par une plus jolie figure : cet
affront fait à la qualité , est plus commun à Montauban
que partout ailleurs .
<<Le défaut d'instruction , sensible dans la classe
des négocians , l'est davantage dans celle des nobles .
Les jeunes gens passent leur vie au café , dans les promenades
et au spectacle , où ils s'abonnent , quand la
pauvre troupe de Chevalier vient s'établir dans cette
ville.
« La population se compose de catholiques et de
protestans ; ceux -ci en forment un peu plus de la moitié ,
et sont presque tous commerçans ou manufacturiers .
<<Peut-être n'existe-t-il aucune ville en France plus
étrangère à l'amour et à la culture des lettres et des arts .
Les libraires ne connaissent de commerce que celui des
romans; les peintres qui voyagent trouvent à peine deux
ou trois maisons où on les accueille, et il est rare que
les plus célèbres virtuoses fassent les frais des concerts
qu'ils se hasardent à donner. Je réserve pour une autre
fois les portraits , j'ai dû commencer par vous donner
une idée du tableau. >>
(1) Marchand de farine.
L'ERMITE DE LA GUYANE .
516 MERCURE DE FRANCE .
mmnm
MONSIEUR ,
Ile de Currennac , le 15 octobre 1817
l'Ermite de la Guyanne.
Je vous écris d'une île que le génie de Fénélon peu
pla de jeunes déités , et qui rappelle ce grand homme ,
comme l'ile des Peupliers rappelle l'homme de la na
ture et de la vérité : je vous dois les motifs de ma
lettre.
Au sein de sa famille , les jours sont si précieux , que
j'avais refusé , pendant mon séjours à Cahors , des parties
de plaisir , que j'appelle de fatigue , à la campagne,
où la chasse et la table absorbent tous les instans . Toutefois
, je me réservais pour un voyage à Montauban ,
dans le seul but d'y voir le bon Ermite qui parcourt
la France en philosophe et en ami de sa patrie ; lorsque
j'apprends que sous dix jours je dois me trouver dans
la capitale. Je pars aussitôt à cheval , en observateur ,
après avoir distribué mes circulaires d'excuses . Je regrettai
seulement de n'avoir pu me présenter au cercle
de madame X... , où depuis quelques jours on était admis
, sans qu'il fut besoin d'orner son nom d'un de ,
souvent imposteur .
L'âme attristée des derniers désastres de nos cantons
, je voyais dans nos vallées , les efforts , je n'ose
dire inutiles , de tant de malheureux qui cherchaient à
couvrir la nudité des sables , que l'ouragan avait amoncelés
sur leurs prairies. J'aurais voulu qu'un rideau de
verdure voilât à mes yeux ce tableau déchirant ; mais
sur aucun point de notre département les routes ne
sont ombragées , et le voyageury cherche vainement ,
en été , un abri contre les feux du soleil.
Je m'arrête aux limites qui nous séparent du Tarnet-
Garonne , et tournant à gauche , je parviens au village
de Fontanes , à temps pour passer quelques heures
auprès d'un de mes plus honorables compatriotes ,
frère de ce malheureux guerrier dont lenom rappelle,
NOVEMBRE 1817 . 317
dans le midi , de si douloureux souvenirs . Cet aimable
solitaire était entouré de quelques amis , au nombre
desquels je citerai l'aigle de notre barreau , M. Perié
Nicole. Je me séparai de lui à la chute du jour , pour
arriver le soir même à L ...... , où j'avais promis à ma
nièce , d'assister aux vendanges , et de recevoir ses
adieux .
En quittant le vallon où la terre est plus fertile et le
paysan plus heureux , pour atteindre les hauteurs que
nous appelons la Serre ou la Caussé , je sentis toute
l'influence du sol sur les moeurs de l'homme. Le paysan
semble s'y complaire dans l'ignorance , et méconnait
toute innovation. Le dirai-je ? le nouveau système décimal
y est inconuu , et qui le met en pratique est
presque considéré comme un malhonnête homme.
Pourquoi du moins le paysan n'y conserve-t-il point l'industrie
des premiers peuples ? Pourquoi dans un terrain
ingrat , dont la culture est si pénible , ces friches , où ,
de loin à loin , une surface aride décèle la truffe embaumée?
Pourquoi ces paccages qui étendent au loin
leur triste nudité, ne sont-ils pas couverts de troupeaux?
La laine qui vétit le pauvre n'est-elle pas une source
de richesse ?
Ces tristes réflexions me conduisirent à notre modeste
habitation , autrefois le siége de la seule abbaye royale
du Quercy. Nous allions célébrer les vendanges , cette
fète annuelle , consacrée à la liberté et au plaisir. Le
maître se lève avant le jour comme les vendangeurs ,
il veille à ce que le raisin soit séparé de sa grappe , et
donne l'exemple du travail; il n'a pour ses amis et
pour lui-même , que la frugale collation de ses bonnes
gens , et le soir il ne dédaigne pas leur souper , où le
voeu du Béarnais se réalise , au moins cette fois-là : la
vendange est versée dans la cuve , sous les yeux du
maitre , souvent par ses mains , tandis que le champ de
la dime, où jadis .... est témoin des danses grotesques
qu'anime le son du flageolet ou de la cornemuse.
Les tendres alarmés de ma mère , quelques larmes
qui ne restèrent point sans réponse , ne peuvent me
retenir . J'abandonne les danses et les travaux du cellier ,
et je poursuis ma route . Je traversais un pays pauvre ,
coupé de haies ou de murailles à hauteur d'appui , et
318 MERCURE DE FRANCE.
l'aspect des châteaux délabrés qui , sur mon passage ,
couronnaient le moindre coteau , me rappelaient non
les aventures poétiques de nos troubadours , mais l'histoire
trop vieille de quelques brigands féodaux ; sans
trop m'étonner que dans ce siècle pervers on pût marcher
à minuit , en sûreté , dans ce même sentier , où ,
dans des siècles bienheureux, on était dévalisé en plein
midi . Il faut le dire , le paysan auquel suffit le coin le
plus retiré de ces ruines , ferait bien mieux de les
abattre en entier. Une maisonnette commode est préférable
à ces murailles crénelées qui attristent le voyageur
, et dont la chute menace sans cesse le pauvre
cultivateur qui les habitent.
:
,
Après un trajet assez long , je m'arrête à Saint- Cirg ,
chez un ami qui me sert de guide , à travers les belles
horreurs que la nature a entassées sur les bords du Lot.
Des villages bâtis sur le roc , d'affreux precipices , à
çôté de tout cela , de belles prairies , de magnifiques
plantations ; la situation pittoresque de Cabrereiz , les
ruines de son château ; plus loin , la grotte de Marcillac
, sa voûte de cristal soutenue par une colonne qui
brille aux flambeaux , de l'éclat du diamant ; les eaux
minérales de Crausac et de Miè. Tous ces sites que le
savant décrit et qu'embellit le poète , frappent le philosophe
de sentimens divers. Les rochers de laRuagol,
m'ont rappelé que le chef de la famille des Regniez .
dans la fatale nuit de la Saint- Berthelemy , dut son
salut à un ennemi généreux : c'était le chevalier de
Vezun , qui commanda la garnison de Cahors contre
Henri IV. Saint-Germain- l'Auxerrois donne le signal
du carnage. Regniez , logé dans la rue Béthisi , attendait
la mort ; tout-à-coup la porte s'ouvre ; Vezun paraît
: « prenez cette croix , et suivez-moi , dit-il. » Ils
sortent , traversent Paris , et à la barrière deux chevaux
conduisent au fond du Quercy ces deux amis , que
le charme du bienfait et de la reconnaissance réunit à
jamais.
Enfin , j'arrive à Figeac , après avoir traversé les quinze
ou vingt métairies d'un homme , dont je n'ai rienà
dire : justice est faite par l'opinion publique ; ma vue
s'est arrêtée avec plus de plaisir sur les propriétés de ce
NOVEMBRE 1817 . 319
député , qui n'a d'autre ambition que la prospéritéde sa patrie et celle des lieux qui l'ont vu naître (1). Le croira-t- on ? Les progrès de la civilisation , dans l'arrondissement
de Figeac, n'ont pu enlever aux habi- tans cette sauvage indépendance qui en fait en quelque sorte une nationde Lapithes. On dirait que le droit de guerre , partout ailleurs éteint avec l'anarchie féo- dale , s'est réfugié dans quelques-uns de ses cantons . Des communes entières se coalisent , les marchés pu- blics deviennent des champs de bataille, et les cabarets voisins des redoutes qu'il faut assiéger. Quel remède apporterà ces désordres ? L'instruction des campagnes , quoi qu'en disent encore d'obscurs blasphémateurs. Grâces soient rendues à l'autorité qui vient d'établir à Figeac une école d'instruction mutuelle, dont le succès effacera bientôt le souvenir de ces combats , où trop
souvent le sang a coulé. Comme je pouvais disposer d'un jour , j'ai fait hier ma dernière excursion. J'ai passé devant le château de
Themines , où est né le maréchal de ce nom , l'un des favoris de Louis XIII , et je me suis arrêté sur les propriétés
de la famille de Turenne . Avec quel orgueil na- tionalje me rappelai ce nom d'un guerrier long-temps cherà la victoire ! Mais le château de Bessonies a frappé
mes yeux ; et j'ai eru voir la patrie en deuil , gravant
sur la pierre': ci-git qui vécut trop d'un jour. Je n'ai pu visiter les lieux qui ont vu naître l'un des compagons de gloire du brave général Rapp à Dantzick ,
le général Cavaignac, M. le conseiller d'état Barrairon, directeur-général des domaines, et M. Calmon son ho- norable ami , MM. Lapeyrière, et le respectable évêque
d'Autun , M. Imberties ; mais je me suis arrêté à Gramat
. Nos contrées n'oublieront jamais que l'un de ses habitans , M. Bessières , les sauva l'an dernier de la misère,
tandis que les îles foniennes et le Gers conserveront
long-temps le souvenir de la sage administration
de son frère aîné.
C'est aussi à Gramat qu'est né un ami de l'humanité ,
dont le nom appartient à l'Europe entière , M. le doc-
(1) M. Moysen , député du Lot.
320 MERCURE DE FRANCE .
1
teur Dubois. Que dirai-je de ses talens que la reconnaissance
publique n'ait proclamé ? que dirai-je de ses
vertus ? je tracerai sa devise ; c'est toute l'hygiène du
sage : Bene agere ac lætari .
Je pouvais sur les lieux méme en vérifier l'application
; égaré, en effet , à Çarennac ,
aux bords de la
Dordogne , j'y rencontre M. Doussot de Souilhac , littérateur
modeste , convive aimable , ne perdant jamais
l'occasion de se faire riche de la
reconnaissance du
pauvre qu'il oblige , et des conseils qu'il donne à ses
élèves ; l'un d'eux assis sur le premier degré d'un trône
du Nord , s'y fait chérir d'un peuple généreux qui l'a
adopté pour roi.
Pourquoi ne dirai-je point que Carennac est la patrie
de M. Dunoyer ? Dans un pays libre , l'austère
censeur ne reçoit de mission que de son talent.... , et ,
à côté du manuscrit réfuté , il place avec honneur un
monument de courage élevé contre la tyrannie , en
présence même de Bonaparte. Je cours visiter cette
île qui fut pour Fénélon le modèle de l'île de Calypso ;
c'est sur le rocher où plus d'une fois il médita sur leş
devoirs des rois et le bonheur des peuples , que je trace
ma lettre ..... Bene agere ac lætari , telle fut la devise
du cygne de Cambrai. Elle le consolait dans ce lieu
d'exil ; elle a vengé un vrai philosophe des clameurs de
l'envie .... Bon Ermite , permettez-moi de vous en faire
hommage , en vous réitérant l'assurance de mon dévouement.
B. avocat.
MERCURIALE.
Nous ne sommes plus au temps où un prince voluptueux
abandonnait les rènes de l'empire aux mains
charmantes qui les sollicitaient , où un caprice était
une loi d'état. Les favorites et les jésuites ont disparu ;
c'est à la justice et à la vérité à leur succéder dans l'intimité
des rois ; cependant, comme nous n'avons point
1
IMBRE
ROYA
NOVEMBRE 1817. 321
poussé l'amour des innovations étrangères jusqu'à renos
L
léguer femmes dans l'obscurité des vertus do- c.
mestiques , et que nous ne serons jamais assez indépendans
pour nous insurger, dans la vie privée , contre
lalégitimité de leur domination , il est plus important
qu'on ne pense de surveiller l'éducation des jeunes
filles. Il ne serait peut-être pas si mal que leur caté
chisme leur apprit , avec les noms de roi et de religion
, ceux de patrie et de liberté ; il faut qu'elles
sachent que les femmes de Sparte ne semaient pas de
fleurs le passage des ennemis vainqueurs de leur patrie ;
il faut enfin que l'histoire de Jeanne d'Arc leur paraisse
moins fabuleuse que celle des Pompadour .
C'est à l'appui de ces réflexions que nous promettons
aux méres et aux institutrices la prochaine publication
d'un petit ouvrage intitulé : Choix de Synonymes à
l'usage des jeunes personnes , par Mad. H. F. Il n'était
donné qu'à la plume d'une femme de rendre aimable
l'érudition grammaticale ; la plupart de ces synonymes
sont d'une nouveauté piquante ; et , dans ceux dont
Mad. H. F. a emprunté les mots à quelques-uns de ses
volumineux prédécesseurs , elle a fait d'étonnantes suppressions:
l'ennui , par exemple. Pour éviter auxjeunes
élèves des frais de réflexion , c'est ordinairement par
un trait de sentiment , de morale ou d'histoire qu'elle
amène la definition de ses synonymes , et ces exemples
sont le plus souvent inspirés par un zèle patriotique et
cherché dans nos fastes contemporains. Cet ouvrage
manquaità l'éducation des jeunes filles , et Mad. H. F. y
décèle un talent si rare , et une sagacité si juste pour
discerner les plus légères nuances qui existent entre les
mots , que nous sommes tentés de proposer, à sa pénétration,
les synonymes suivans : Indépendant , Constitutionnel.-
Quotidienne, Absurdité ; pour nous , nous
a'y voyons aucune différence.
Nous en remarquons beaucoup entre le correspondant
Champenois et celui de la Neustrie. Voulez-vous plus
d'espritquederaison , lisez les Lettres champenoises (1 ) ;
voulez-vous autant de raison que d'esprit , lisez les
(1) Onzième numéro. Chez Pillet , rue Christine. Prix : 1 fr .
21
522 MERCURE DE FRANCE .
Leures normandes ( 1) . Ce sont deux succès rivans. Le
Champenois a pour lui l'ancienneté; tous les gens audelà
ytiennent comme àun abus ou à une viei llecoutume
; le Normand , dont la conscience politique n'est
pas arriérée , a spéculé sur la majorité , qui passe toujours
du côté des idées libérales . Au surplus , on aime
mieux s'égayer avec les saillies du Champenois que de
penser avec M. de Bonald , et on lit les lettres du Normand
avec autant d'intérêt que les écrits de MM. Comte
et Dunoyer..
-Le Discours en vers , d'un constituant à son fils
élu député à la session de 1817, dont nous avons cité
quelques passages dans la dernière Mercuriale , vient
de paraître (2) . Il est suivi d'une ode sur la loi des élections
; un prompt succès ne peut manquer de couronner
le patriotisme de ces vers : si on n'y prend pas
garde , la poésie va se relever.
-L'empereur Charlemagne qui comprit si bien le
génie des Français , et accomplit tant de merveilles , a
déjà , plus d'une fois , occupé la plume de l'historien
et ne l'a pas lassée. M. Rougeron (3) vient de publier
une histoire de ce regne héroïque et vraiment national.
De l'élévation dans le style, une méthode lucide ,
une érudition pleine de discernement la distinguent de
celles qui l'ont précédée , et la recommandent spécia
lement aux chefs d'institutions publiques.
Le nom de Charlemagne n'a connu de revers qu'en
poésie; son plus célèbre a été l'Epopée de çe républicain,
frère de tant de souverains , qui naguère refusa d'étre
roi, croyant devenir le prince des poètes ; l'un est plus
facile que l'autre. On assure qu'après la lecture de ce
poëme, son grand frère, mieux instruit sans doute des
lois d'Aristote , qui veulent qu'un personnage , pour
être intéressant , ne soit ni trop criminel , ni trop vertueux
, s'écria : « Pourquoi aussi ce maladroit de Lu-
(1) Quatrième numéro. Chez Delaunay , au Palais-Royal.
Prix: 1 fr.
(2) Une brochure in-8°. Prix : 1 fr. chez Dalibon , libraire , au
Palais-Royal , galerie de bois .
(3)Un vol. in-80. Prix: 5 fr. Chez Dalibon, libraire, auPalais-
Royal, galeriede bois.
NOVEMBRE 1817.
325
sien ne m'a-t-il pas choisi pour son héros , au lieu de
Charlemagne ?Je suis bien plus poétique: »
-M. le docteur Guillié , qui était déjà renommé
parmi les plus utiles bienfaiteurs de l'humanité, vient de
prendre son rang dans la littérature savante , par son
excellent Essai (1 ) sur l'instruction des aveugles. Cet
ouvrage n'a pu être conçu et exécuté que par un talent
supérieur ; la vérité y est pour ainsi dire d'un intérêt
romanesque ; après des considérations très-neuves sur
les aveugles , et uue notice , pleine de charme , des plus
célèbres d'entre eux , M. Guillié passe à l'exposé de sa
méthode d'enseignement , qui corrige les injustices de
la nature , qui apprend aux étres les plus infortunés à
regarder la vie comme un bienfait , leur donne un état
parmi les hommes , et les admet à participer à la plupart
des jouissances sociales. Quelle preuve plus évidente
peut-on exiger de l'excellence de cette méthode ,
quand on apprend queles planches qui ornent ce volume
sont gravées , et l'ouvrage même imprimé par les jeunes
aveugles ? Il se vend à leur profit. Ainsi , en achetant
un plaisir, on est sûr de s'associer à une bonne action.
Nous aurions bien besoin que des docteurs aussi habiles
que M. Guillié , voulussent gouverner nos Quinze-
Vingts politiques , si opiniâtrement attachés à leurs
ténèbres.
-Il vient de paraître deux petits volumes ayant pour
Litre:Histoire naturelle et philosophique de l'homme ;
parM. Chatel (2) . Ce n'est qu'une compilation des systemes
de Lavater et de M. Gall ; on n'y remarque
point d'idées bien neuves , mais elle est écrite d'un style
àla fois élégant et correct ; ce qui est toujours une
nouveauté.
SS.
(1) Un vol. in-80. Prix : 10 fr. Chez Delaunay, libraire , au
Palais-Royal.
(2) Prix : 5 fr . Chez Duchesne , libraire , rue Serpente , n. 12.
21.
324 MERCURE DE FRANCE .
POLITIQUE.
SESSION DES CHAMBRES .
La chambre des pairs a confié la rédaction de l'adresse
d'usage à MM. de Fontanes , de Lally-Tollendal,
de Garnier , de Marbois et de La Vauguyon. Elle a
formé ses bureaux et nommé ses secrétaires , et notifié
ces différens choix à la chambre des députés ; ainsi, les
relations entre les deux chambres sont ouvertes , et le
jeu des ressorts commence.
La chambre des députés , sous la présidence du
doyen d'âge , s'est divisée en neuf bureaux pour lavé
rification des pouvoirs du nouveau cinquième. Elle a
nommé candidats à la présidence MM . de Serres ,
Royer-Colard , le comte Beugnot , Camille Jordan et
Roi . Elle a aussi nommé ses vice-présidens et ses
secrétaires .
C'étaient des questions d'un très-haut intèrêt que
l'admission de M. Casimir Perrier et celle de M. Hernoux.
Si l'on veut se régler sur la valeur intrinsèque
des mots , nul doute , j'en conviens , l'article 38 de la
Charte paraissant être une clause d'admission et non
pas une clause d'élection ; nul doute aussi à ne consulter
que la jurisprudence de la chambre , c'est-àdire
l'autorité des précédens qui , partout , fait loi ,
quand la loi manque , ou que le sens en est douteux.
Ce n'est pourtant pas à dire que les adversaires de
cette opinion soient tout-à-fait dénués d'argumens pour
la combattre. Ils pourraient alléguer , par exemple ,
que la validité d'une élection se fonde sur les qualités
de l'élu au moment de l'élection , et non point sur ses
qualités après l'élection ; que si l'âge n'est de rigueur
que pour l'époque de l'ouverture des chambres, les
autres conditions ne seront également de rigueur que
pour l'époque de l'ouverture des chambres , parité
dontunefraude officieuse pourrait user avec succès;
F
اف
NOVEMBRE 1817.
325
car de mettre une différence entre deux conditions
par leur nature indivisibles , c'est dénaturer la chose
quia , pour élémens , non point une de ses conditions
de préférence à l'autre , mais toutes ces conditions ensemble
et sans choix ; et en outrant les conséquences ,
ils pourraient s'égayer à nous offrir l'hypothèse d'une
élection antérieure de quatre ans à l'admission . La cause
des nouveaux élus a prévalu et devait prévaloir. Mais il
faut bien qu'aux yeuxmêmes de ses défenseurs , elle soit
enveloppée de quelque doute , puisque d'une mesure
générale , ils ont fait , sans s'en apercevoir, une mesure
individuelle . En effet , une de leurs principales preuves ,
en faveur de M. Casimir Périer, semble peu applicable
M. Hernoux. Cette preuve , tirée de l'intention des
électeurs , et de leur bonne foi manifeste , c'est qu'il ne
manquait pas à M. Périer , lors de son élection , plus de
quinze jours pour atteindre l'âge requis . Or , les électeurs
ont dû juger qu'il était moralement impossible que
la session s'ouvrit dans quinze jours. Mais il manquait
plus d'un mois à M. Hernoux , et il n'était pas moralement
impossible que la chambre s'assemblat dans moins
d'unmois. Ce n'était donc pas une opposition si absurde
que celle de ce député qui s'obstinait à discuter l'election
de M. Hernoux , après l'admisssion de M. Périer.
Que prouvent ces difficultés ? Qu'une disposition legislative
bienprécise , bien formelle, bien à l'abri de toute
agression , est ici de rigueur. Toute interprétation se ressent
plus ou moins de l'arbitraire ; entre deux opinions
probables , des hommes ont choisi celle que d'autres
hommes auraient rejetée. Toutes les convenances ,je le
répète , nous faisaient une loi de l'admission de ces
deux députés . Mais aussi tout nous fait une loi de soustraire
les intérêts de l'Etat, et ses intérèts les plus
chers , à l'empire si variable des convenances .
Sur les cinq candidats à la présidence , S., M. a choisi
M. de Serres.
La commission pour l'adresse au Roi est composée
de MM. de Corbières , de Saint-Cricq , Royer-Colard ,
Ravez , Barthe La Bastide , Moyzen , de Courvoisier ,
T
Le comte Dupont , Becquey .
M. le comte Férand afait hommage à la chambre des
pairs de son livre intitulé Théorie des Révolutions;
326 MERCURE DE FRANCE .
MM. Hubert , de Fontaines , Aignanet Ganilh ont
fait hommage à celle des députés de divers ouvrages
sur la répression de la licence dans les écrits , sur
Louis XVI et ses défenseurs , sur la justice et la police,
sur les finances.
www
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du y au 13 novembre.
- RÉCOLTES . FINANCES . De toutes les solennités
politiques , la plus imposante , à mon sens , est la fété
de l'Agriculture à la Chine , quand le souveraindu plus
vaste empire qui fut jamais , prendlui-même la charrue,
et de ses royales mains confie à la terre les grains
nourriciers . Mais ce n'est pas non plus une cérémonie
sans intérèt , que la distribution de ces prix civiques fondés
en Angleterre , pour les meilleures cultures , comme
celui que la duchesse de Rutland vient d'obtenir.
Quant à nous , dans notre féconde France , avant cette
époque de maturité , nous avions toujours assez froidement
accueilli les arts qui n'amusent pas; laissant Rozier,
avec toutes ses théories , pourrir dans un coin ignoré
de la bibliothèque , et mettant Perrault fort au-dessus
de Parmentier. C'est ainsi que des enfans gâtés jettentle
pain, pour des jouets. Iln'en est plus de même, aujourd'hui
que nous avons appris tout ce qu'il en coûte d'ètre frivoles.
Nous commençons à sentir que notre premiertrésor
, c'est notre sol. L'attention se fixe partout sur les
défrichemens , les désséchemens. Si cet élan de tous les
esprits vers l'atile et le solide , ne se dément pas (et
pourrait- il se démentir ?) , nous ne tarderons pas à voir
lepinnavigateur , et la pomme de terre , à qui tous les
terrains sont bons , remplacer dans nos landes , la
ronce hideuse et le stérile genêt. Pour encourager de si
louables commencemens, S. M. a voulu que l'on cherchât
dans son domaine des friches etdes marais, dont
elle pût faire concession à des mains industrieuses. Si
l'état de prospérité du domaine royal ne permet pas que
ses paternelles vues soient remplies , l'exemple reste
NOVEMBRE, 1817 . 327
toujours. Il avertit les particuliers et les communes qui
préféreraient un voisinage souvent dangereux à de salutaires
exploitations .
- Les manufactures anglaises ne furent jamais plus
riches , ni les fonds plus hauts. Il ne serait pas impossible
que l'événement inattendu qui vient d'affliger
l'Angleterre , n'exerçât sur cet objet une facheuse influence.
-Une ordonnance du roi de Wurtemberg défend ,
sous des peines graves , aux employés du trésor , de
payer d'autres salaires que ceux qui sont relatifs au service
des églises ou des écoles . Ou juge par cette ordonnance
de l'état du trésor. Voilà les suites d'une opposition
insensée . Il faudrait faire entendre à ces privilégiés
qui croyent venger leur cause , en portant le désordre
dans les finances de l'état , qu'un déficit dans les finances
est un tombeau pour les priviléges .
- Je n'omettrai point un rapprochement assez remarquable.
Pendant que les ouvriers chapeliers de Lyou
se coalisent pour déserter leurs ateliers , les matelots
des vaisseaux de transport pour le charbon , à Shout-
Fieds , se coalisent pour déserter leurs vaisseaux. Ces
coalitions ont leurs signes et leurs règles. L'autorité fait
sagement de les interdire , comme on fait sagement de
couper des excroissances qui dévorent la chair ; et , soit
dit en passant , toutes les petites sociétés formées aux
dépens de la grande , se prétendissent-elles auxiliaires ,
ne sont que de pareilles excroissances. Mais il faudrait
aussi aller au-devant des prétextes ou des motifs. Car
l'humanité fut et sera toujours la meilleure politique .
-L'épidémie continue ses ravages dans les comtés
de Cork et de Derby. Les ravages de la peste s'apaisent
faiblement à Constantinople. On fait à Charles-Town
des prières publiques , pour conjurer les progrès de la
fièvre jaune; de longues pluies affligent la ville de Naples.
Un ouragan a éclaté avec tant de fureur sur la ville
d'Alicante , que l'artillerie du grand bastion est venue
heurter quelques maisons voisines , et les a renversées .
-L'Angleterre attend avec impatience la publication
du nouveau tarif de la Russie . Sera-t-il favorable
au commerce anglais ? Il en est qui s'en flattent. D'an--
tresassurent que certains droits équivaudront à des prò--
328 MERCURE DE FRANCE.
*
hibitions. De quel côté se trouve la vraisemblance?
L'Angleterre est le pays des paris; mais je doute fort
qu'il y en ait beaucoup en faveur de la première con-
Jecture.
La banque de Vienne a élu ses directeurs . Le
jour même de leur installation , on a dû brûler pour
quatorze millions de florins en petits billets d'un et deux
florins .
- En Espagne , les plus hauts traitemens n'excéderont
point quarante mille réaux . L'Espagne est sur la
route des améliorations. Mais elle gravit péniblement
cette route.
AMÉLIORATIONS POLITIQUES . - Il s'en prépare en
Allemagne de fort importantes ; l'organisation militaire
et la liberté du commerce dans toute l'étendue de la
confédération , les querelles de la bourgeoisie de Francfort
avec ses Israélites , celles de la comtesse de Lippe
avec ses États provinciaux , peut-être celles de la
Hesse avec les acquéreurs de ses domaines. L'expérience
d'une année de disette a dù prouver sans doute
ce que l'on gagne à géner les importations; l'expérience
des coalitions armées facilite un système défensif
et mème offensif. On dit que la Hesse reconnaît enfin la
loi de la nécessité qui pourrait bien être aussi la loi de
la justice. Je ne pense pas que l'exemple de ses voisins
reste sans influence sur la comtesse de Lippe. Le seul
objet de mes doutes , c'est la condescendance des bourgeois
de Francfort , marchands et souverains , et zelateurs
d'un culte dont ils semblent méconnaître l'esprit :
on désarmera difficilement cette triple intolérance.
Ce n'est pas que les bonnes leçons leur manquent.
Ils ontpu voir toute l'Allemagne faire une fète d'union
de la tète de la réformation. Un grand prince l'a célébrée
avec cette simplicité qui est le véritable culte. Euxmèmes
l'ont cél brée sans doute . Mais peut-être pensent-
ils qu'on ne peut établir une bonne paix dans sa
famille sans que les voisins en fassent les frais .
-On compte à Londres vingt mille mendians. C'est
peu , vu la division des fortunes. Je suis encore à concevoir
comment il existe des mendians. Est-ce qu'il y a
des hommes qu'on ne saurait nourrir par le travail? Il
faut bien qu'on les nourrisse sans travail, et la journée
NOVEMBRE 1817 . 329
d'anmendiant vaut quelquefois mieux que celle d'un
ouvrier. Actif, il paierait tribut à la société ; óisif , c'est
la société qui lui paye tribut. Encore si le mal se bornait
à cette industrie parasite qui consomme et ne produit
pas ! Mais l'abnégation de toute pudeur ; mais l'abjuration
de tout honneur; mais la dégradation de l'humanité!
Les lazzaronis sont à mon sens plus à craindre
pourNaples que le voisinage du Vésuve.
-
-On lit , dans les Annales politiques , les réflexions
suivantes :
« Le dernier numéro des Lettres champenoises con-
« tient six pages de nouvelles plus ou moins curieuses ,
«copiées dans les journaux étrangers . Pourquoi peu-
<<vent-elles se trouver là , si elles ne peuvent entrer
<<ailleurs ? Ne serait-il pas juste , dans le cas où la loi
<<de restriction sur la presse serait maintenue pour les
feuilles quotidiennes , d'adopter des dispositions qui
<<fissent rentrer tout ouvrage publiant des nouvelles
<<politiques dans la classe des journaux , et si l'on ne
peut donner aux uns toute liberté , d'assujótir les autres
« aux mèmes restrictions ? S'il en était autrement , une
« certaine classe de journaux se déroberait à la censure ,
« au timbre , à la suspension , à la suppression , et tous
« les avantages seraient d'un côté, tandis que , de l'au-
« tre , se trouveraient les charges , les génes et les
<<périls .>>>
COLONIES.-Le baromètre est au beau pour les insurgés.
J'expose en raccourci leurs situations respec
tives.
-Au Mexique , Mina renverse la cavalerie d'Aredondo
, et poursuit sa marche , secondé par Moreno et
Myer-Toyres. Le gouverneur de Mexico lui oppose une
proclamation où la mort est promise à quiconque osera
soutenir les rebelles .
-Dans les provinces de la Plata, les Espagnols fuient
: harcelés par les guerillas ; leur armée ne retournera pas
entière au point du départ. Cependant Buenos-Ayres
- dresse des arcs de triomphe au conquérant du Chili. Le
Chili possède une armée de huit mille hommes , impatiente
d'en venir aux mains. On a refusé à la garnison
de Talcagnano toute capitulation conditionnelle; il
faudra qu'elle se rende à discrétion.
330 MERCURE DE FRANCE .
-Amélia prospère sous le gouvernement du commodore
Aury. Déjà les espèces deviennent moins rares ,
et le port se remplit de riches captures. Legouverneur
de Saint-Augustin observe tout , prudemment enfermé
dans son fort.
- M. Lée vient d'acheter, pour des étrangers, quatrevingt-
seize mille arpens de terre , sur les bords de la
Mobile. Les fonctions de consul, que M. Lée a quelque
temps exercées à Bordeaux , dounent assez de vraisemblance
au bruit qu'on fait courir du prochain établissement
de quelques Français dans ces parages.
-D'après le rapport de l'Auspicious , le rocher
Tristan de Cunha est occupé par des troupes. Ce sont
les avenues de Sainte-Hélène que l'on garde.
-L'équipage d'ane goclette portugaise a massacré
l'équipage d'un brick anglais , sans exception. Le capitaine
de la goëlette voulait se venger des entraves mises
au commerce des nègres. Tout est crime ici , l'acte et
lemotif.
RELATIONS POLITIQUES . S'il en faut croire les lettres
de Constantinople , il règne beaucoup d'activité dans la
fonderie et dans les moulins à poudre , et le divan est
fréquemment assemblé.
Le nouveau dey d'Alger a restitué le navire hambourgeois
qui avait servi de prétexte à l'assassinat de son'
prédécesseur. Cette apparence de modération ne ralentit
point le cours de la politique européenne.On assure
que toutes les puissances civilisées concertent leurs
mesures contre l'ennemi de la civilisation . Puissent-elles
fermer enfin ce repaire ! Puissent-elles disperser dans
les déserts cette monstrueuse association qui se soutient
par le brigandage , et se perpétue par le meurtre!
PROCÈS MARQUANS.-Nous savons bien que la conjuration
de Lisbonne n'a pas resté impunie ; qu'après une
longue procédure secrète , douze des principaux conjurés
ont subi un chatiment public. Mais que voulaient
ces conjurés ? A qui en avaient-ils ? Comment se fait-il
que la conspiration , qui devait s'éteindre dans leur
sang , semble leur survivre ? Qu'indique ce titre de régénérateurs
?
-Il pleut des conspirations à Bruxelles. La plus facheuse
pour les bonnes femmes , est celle de Lycas
NOVEMBRE 1817 331
contre le manneken-piss . Mais il y a de plus celle du
fils d'un commissaire de police , découverte par le fils
d'un autre commissaire de police . Aurait-on cru trouver
dans la même police , le conspirateur et le dénonciateur?
-A l'accusation intentée contre lui , pour fait d'attentat
contre la loi fondamentale dans les fonctions de
son culte , M. l'évêque de Gand répond par la clause de
la loi fondamentale qui autorise le libre exercice des
cultes. Je ne veux point m'ériger en arbitre . Outre que
l'autorité me manque ,je parlerais à l'un ou à l'autre
parti une langue étrangère; et toute décision doit être
rendue dans une langue commune aux intéressés. Je
meborne doncàdemander si un accusé qui invoquerait
laloi d'un pays contre elle-même , ou qui justifierait
des pratiques intolérantes par une loi de tolerance , ne
serait pas repoussé par quelques fins de non-valoir ?
L'évêque de Gand a été condamné à la déportation.
-Brandreth , Turner et Luillam , chefs du complot
deDerby, ont subi la peinede mort. Brandreth n'a point
voulu quitter sa barbe , ni découvrir son véritable nom.
Que Dieu et lord Castlereagh vous soient en aide , a- t- il
dit au peuple. Turner commençait de parler du gouver
nement et d'Oliver; mais son chapelain n'a pas souffert
qu'il achevât la phrase. Quand le bourreau a crié selon
P'usage, en soulevant la tète : voilà la tête d'un traître !
la multitude a reculé d'abord , saisie de terreur ; puis
elle est revenue en poussant de grands cris .
-On s'est saisi , à dix lieues de Rhodez , d'un individu
sans papiers , qui s'est dit déserteur du port de
l'Orient. Conduit dans ce port , il n'a pu donner sur
sa personne des renseignemens certains , et son nom
ne s'est point trouvé porté sur le contrôle. Cet événement
jetera peut être quelque lumière sur un crime
resté obscur , même après l'arrêt de mort des accusés.
Je me souviens , à ce propos , d'une lettre qui m'est
parvenue le 7 de ce mois , et qui n'a pas besoin de
commentaire. Je ne garantis que deux choses ; la première
, c'est que je la transcris fidèlement; et la se
conde , c'est que je ne me la suis pas fait écrire .
332 MERCURE DE FRANCE.
Du château de Réfel.
«MONSIEUR ,
«Un iudividu s'est permis de prendre le nom de
«mon neveu pour faire paraître une prétendue lettre
<«<de madame Manson. Il s'est adressé au rédacteur de
« la Quotidienne , qui a osé, sans prendre aucune infor
« mation , publier cette lettre si peu conforme au style
«et à la conduite de madame Manson. Persuadé ,
« monsieur , que vous accueillerez avec bonté ma ré-
« clamation , j'ai pris la liberté de vous l'adresser.
« J'ose croire , monsieur , que vous l'insérerez dans
«votre prochain numéro. Mon fils , qui a séjourné
<<quelque temps à Rhodez , a eu , dans le temps ,
temps..
( casion de voir madame Manson ; il en fit même la
« connaissance. Remplacé, bientôt après dans son régi-
<<ment par mon neveu , celui-ci lui succéda dans son
<< intimité auprès de madame Manson. Mais si toute-
<<<fois il eût reçu une lettre de cette dernière , comme
« le prétend , ou plutôt comme l'a inventé le rédacteur
« de la Quotidienne , il n'eût point abusé d'une lettre
<<confidentielle au point de la faire insérer dans un
«journal aussi mal famé et aussi peu accrédité.
<< J'ai l'honneur de vous saluer ,
ос-
Signé DUCROIR , née FERNAC DUROSAY. >>>
La lettre porte le timbre de Moulins.
-On se souvient que M. le marquis de Blosseville ,
accusé de calomnie par Wilfrid Regnault , avait luimème
porté plainte en calomnie contre l'imprimeur de
Regnault. Sur sa propre demande , la cour vient d'ajourner
ind finiment la cause. Se serait-on douté que
M. le marquis de Blosseville deviendrait un accusateur
aussi débonnaire ?
NOUVELLES DIVERSES.-Il s'est établi en Angleterre
un nouveau culte , diton ; les sectaires immolent un
petit cochon sur la montagne. Depuis que j'ai lu dans
Tacite que les juifs adoraient une tête d'âne , je me
défie un peu de ces sortes de récits.
NOVEMBRE 1817 . 333
-Un courrier russe poursuivait trois voyageurs ,
qu'ila enfin atteints près d'Héligoland. On croit qu'il
s'agit d'un grand delit politique. Quel est ce délit ?
qui sont ces voyageurs ? On le saura peut-être. Le gouverneur
d'Héligoland s'est assuré d'enx , mais ne les a
point livrés encore.
-Le village de Geislar , sur la rive droite du Rhin ,
vient d'être emporté à la bayonnette en pleine paix.
C'est la suite d'un démêlé entre la landwher et la troupe
de ligne.
-Lundi dernier , à sept heures du matin , on a
trouvé dans l'allée d'une maison de la rue Perpignan
, un sac renfermant le cadavre d'une femme percée
de deux coups mortels . Sur sa poitrine était un papier
qui indiquait son nom et ses prénoms , et la demeure
de son frère. Est- ce un assassinat ? est- ce un
suicide?
-Le général Milans , repoussé de Gibraltar , où il
avait cherché un asile , s'est embarqué pour les Etats-
Unis.
-Des voyageurs parlent beaucoup d'un grand serpent
demer que laballe ne peut entamer , et d'une
belle sirène qui met de la coquetterie à cacher sa
queue. Ils ont vu ces deux monstres , de la côte de
New-Yorck. Mais on doit se défier un peu des j'ai vu
des voyageurs.
- L'anniversaire de la conjuration des poudres n'a
pas été paisible à Brigthon. Il y a eu du tumulte , des
attroupemens , même du sang répandu. Ilsemblait aux
mutins que c'était par un crime qu'ils devaient célébrer
le souvenir d'un crime.
-La mort de la princesse Charlotte consterne l'Angleterre.
- Il est des personnes qui , pour s'épargner la peine
de penser , ne savent que rappeler ce qu'on pensait
autrefois. Peu leur importent les époques et les situations;
elles ne veulent que ce qui fut jadis , uniquement
334 MERCURE DE FRANCE .
parce qu'il fut jadis , et tel qu'il fut , sans exception
ni réserve. Ces incurables amateurs du passé voudrontils
croire que M. le duc d'Angoulème a recommandé
partout l'oubli du passé , qu'il a souscrit pour l'établis
sement de l'instructionmutuelle àNantes, etne rejeteront-
ils pas , comme une fable, cette réponse, vraiment
française , du prince, au maire de Bourbon-Vendée qui
appelait ses regards sur un tableau contenant la Charte
constitutionnelle dont il avait décoré la salle de l'Hôtelde-
Ville : « Bien , M. le maire ! je vous félicite de cette
heureuse idée. >>>
: BÉNABEN.
ANNONCES ET NOTICES.
Recherches et Considérations sur la formation et le
recrutement de l'armée en France . Chez Firmin Didot ,
imprimeur - libraire , rue Jacob ; et chez Magimel ,
Anselin et Pochard , rue Dauphine.
Dans un moment où l'attention publique est vivement excitée
par la loi qui nous est promise sur le recrutement de l'armée,
la brochure que nous annonçons ne peut manquer d'ètre recherchée
avec empressement. Elle est destinée à jeter ungrand
jour sur cette importante question. L'auteur , après avoir exa
miné les avantages et les inconvéniens attachés à l'ancien système,
propose un nouveau mode de recrutement plus approprié
aux circonstances et aux lois qui nous régissent. Son
ouvrage contient des vues très-utiles qui seront plus particulièrement
appréciées deMM. les députés appelés à concourir à
la rédaction de la nouvelle loi. Nous ajouterons , pour garantir
le mérite de cet écrit , que l'auteur , chargé , pendant plusieurs
années , de diriger le recrutement au ministère de la guerre ,
s'est trouvé à portée de recueillir les renseignemens les plus pré
cieux sur cette importante partie. Nous ne doutons point que
cettebrochure , fruit de ses longs travaux et de son expérience ,
ne soit favorablement accueillie.
Considération sur l'amortissement ; par M. Vt Ym
NOVEMBRE 1817 .
535
bert , du Finistère . A Paris , chez Delaunay , au Palais-
Royal; Th . Leclerc , rue Notre-Dame. Prix : 3 fr. 50 c. ,
et 4 fr. 25 par la poste.
L'auteur parait avoir profondément mûri la grande question
de l'amortissement: il l'a mise à la portée de tous les esprits .
Hcompare,dans les deux premières parties de son ouvrage , les
opinions des plus célèbres économistes , et soumet leurs spéculations
au jugement de la raison et de l'impartialité. La troisième
renferme un essai de méthode de calcul qui , par des
tables , ingénieusement conçues , offre les moyens de résoudre
sur-le-champ toutes les questions d'amortissement , sous les
divers rapports de la quotité des dotations , de la durée et du
tauxde la rente. Cet ouvrage mérite d'être connu ; il décèle
partout le bon eitoyen, l'ami de son pays et le peuseur profond.
De l'organisation de la Force armée en France , considérée
particulièrement dans ses rapports avec les autres
institutions sociales , les finances de l'état , le crédit
public , etc. , etc.; par H. de Carrion-Nisas. Un vol.
in-8°. Prix : broché , 6fr. , et 7 fr. 50 c. franc de port .
AParis , chez L'Huillier, libraire-éditeur , rue Serpente,
n. 16; Magimel et compagnie , lib. , rue Dauphine ;
Delaunay , au Palais-Royal .
:
Unesimple notice ne suffirait pas pourdonner une juste idée
de cet ouvrage , qui traite des matières les plus importantes de
Padministration militaire. Nous nous proposons d'en rendre
compte incessamment.
Essais philosophiques , ou Nouveaux Mélanges de
Littérature et de Philosophie ; par Frédéric Ancillon , de
P'Académie royale de Berlin. Deux vol. in-8 °. Prix : 11 f. ,
et 15 fr. par la poste. Chez J. J. Paschoud , lib . , rue
Mazarine , n. 22 .
Cet ouvrage , de l'un des plus savans associés étrangers de
l'Institut de France , pourrait bien étre sans attraits pour les
espritsparesseux ou fatigués , mais il sera recherché et lu avec
fruit par les lecteurs qui aiment à fortifier leur jugement, et
qui savent apprécier l'importance des hautes questions philosophiques.
Grammaire anglaise , contenant l'explication des
huit parties du discours , les principales règles de la
prononciation , celles de la prosodie et celles de la
336 MERCURE DE FRANCE .
versification. Un vol . in-12 . Prix : 1 fr. 50 c. , et 2 fr .
par la poste. Chez J. J. Paschoud , libraire , rue Mazarine
, n. 22 .
La précision et la clarté des principes renfermés dans ce petit
ouvrage le rendent utile aux personnes qui s'appliquent à
l'étude de la langue anglaise.Les Anglais eux-mêmes pourraient
ypuiser de bonnes notions.
Voyage autour de ma chambre , suivi du Lépreux
de la cité d'Aoste. Nouvelle édition , d'après celle de
Saint-Pétersbourg (1812 ) , revue et augmentée. Un vol .
in-18. Prix : 1 fr. 50 c. , et r fr. 80 c. franc de port.
Chez Delaunay , libraire , au Palais-Royal , galerie de
bois , p. 243.
Satyres de Juvénal, traduites en vers français ; par
M. le haron Méchin , membre de plusienrs Académies .
Un volume in-8°. Prix : 6 fr ., et 7 fr . 50 cent,, franc
de port. Chez P. Didot , libraire imprimeur du Roi ,
rue du Pont-de-Lodi , n. 6; et chez les marchands de
nouveautés .
Nous rendrons compte incesssamment de cet ouvrage.
TABLE .
Poésie.-Imitation d'Ezechiel; par M. **
Nouvelles littéraires.-Sur les écrits de M Benjamin
Pag. 289
de Constant , relatifs à la liberté de la presse
(analyse) ; par P. F. Tissot .
L'Ermite en Province.-Montauban ; par M. Jouy.
Mercuriale.
292
304
320
Politique.- Session des chambres . 324
Revue des Nouvelles de la Semaine; par M. Bénaben.
326
Notices et Annonces. 334
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
mm
DE FRANCE .
SAMEDI 22 NOVEMBRE 1817 .
www
LITTÉRATURE .
POÉSIE.
FRAGMENT D'UNE TRAGÉDIE D'ANTIGONE ,
( Reçue au Théâtre-Français. )
Antigone , après avoir donné la sépulture à Polynice , vient
d'être condamnée par Créon à être ensevelie vivante.
IPHISE , nourrice d'Antigone .
Il faut donc me résoudre à ne plus te revoir !
Hélas ! de te survivre aurai-je le pouvoir ,
Ma fille ? Ingrat objet d'une amour éternelle ?
Trompeuse illusion de mourir avant elle !
O précieux fardeau que ces bras ont porté !
Traits chéris ! dous objet de mon sang allaité !
O veilles de mes nuits ! ô tourmens pleins de charmes !
Périls des jeunes ans ! maternelles alarmes !
C'en est fait , je perds tout , et ma triste amitié
N'a pas meme en partage un regard de pitié .
ANTIGONE .
Iphise , que fais-tu ? Dans ce moment funeste
TOME 4. 22
558 MERCURE DE FRANCE.
1
Ne me dérobe point la force qui me reste ,
Et laisse-moi , soumise au destin irrité ,
Vers le terme fatal marcher sans lâcheté.
Hélas ! avant le soir j'ai fini ma journée.
Un horrible sépulcre est mon lit d'hyménée ;
Pluton est mon époux. A tes hymnes touchans ,
Hymen , jamais ma voix ne melera ses chants ;
Jamais je n'obtiendrai ce nom si doux de mère .
Prince trop généreux , pardonne à ma misère ,
Pardonne à mon trépas . Quel sera son ennui ,
Dieu ! quand ce coup fatal parviendra jusqu'à lui ?
Iphise , à sa douleur oppose tout ton zèle ;
Peins-lui le désespoir d'une amante fidèle ;
De moi , de mon ardeur , parle-lui chaque jour ;
Adoucis ses regrets , n'éteins pas son amour.
(On aperçoit les prêtres , suivis de gardes et d'esclaves ,
qui viennent chercher Antigone , pour la conduire dans
l'antre où elle doit être précipitée) .
On vient. Palais sacré , témoinde ma naissance ,
Doux séjour des plaisirs de ma jeune innocence ,
Mes seuls plaisirs , hélas ! Murs que mes voeux constans
Ont sous un autre ciel appelés si long-temps ,
Recevez les adieux de mon dernier voyage.
Opère infortuné , qu'avec tant de courage
J'ai guidé , j'ai nourri ; frères de qui l'amour
Va me plonger vivante au ténébreux séjour ;
Accourez , venez tous au-devant d'Antigone.
Et toi , qui , prévenant l'horreur qui m'environne ,
Renonças la première à la clarté des cieux ,
Prête à voir tes enfans s'égorger à tes yeux ,
Ma mère ! entends ma voix , tends les bras à ta fille ,
Et bénis le destin qui te rend ta famille .
IPHISE .
Non , non , jamais ces bras ne pourront vous quitter.
ANTIGONE .
Aux suprêmes décrets oses-tu résister ?
Il faut partir. Iphise , ô ma seconde mère !
Evitons de leurs mains l'odieux ministère.
NOVEMBRE 1817 . 339
Esclaves , arrêtez et ne m'approchez pas :
Ma volonté suffit pour marcher au trépas .
Libre jusqu'au tombeau , la fille de vos maîtres
Ne fera point rougir ses glorieux ancètres .
Tout est prêt ; on m'attend ; cède , cède à leurs lois .
Adieu.
IPHISE.
Ma fille !
ANTIGONE .
Adieu pour la dernière fois !
:
ÉNIGME.
Point de sceptre sans moi , sans moi point de couronne ;
Sans être courtisan, je rampe au pied du trône .
Je ne suis point nécessaire ààl'amour ,
Mais je le suis à la tendresse;
J'abandonne l'amant pour suivre la maîtresse ,
Sans cesse je lui fais ma cour.
Toujours aux pieds de ta bergère ,
Jebrille sur sa tète et règne dans son coeur.
Sans moi tu ne pourrais lui plaire ,
C'est moi qui te fis son vainqueur;
C'estmoi qui la fis tendre et qui la fais cruelle;
Moi qui te rends barbare et calme ta fureur .
Enfinj'ai quatre soeurs dont je suis la seconde ;
Ilfaut pour me trouver aller au bout du monde.
wwwww
CHARADE .
Monpremier , s'il est seul , peut arracher la vie ;
Mon second est un mot charmant
Pour les oreilles d'un amant ;
Mème au coupable heureux mon entier fait envie .
nmmu
LOGOGRIPHE.
Pour sauver à l'auteur le bruit de mon entier;
Pour que sa tête enfin devienne mon dernier ,
Mettez autour de lui quatre fois mon premier ..
: 22.
340 MERCURE DE FRANCE .
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est glace ; celui de la charade ,
est ami ; et celui du logogriphe , dame , où l'on
trouve ame.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Naufrage de la Méduse , faisant partie de l'expédition
du Sénégal en 1816 ; relation contenant les
événemens qui ont eu lieu sur le radeau , dans
le désert de Saara , à Saint- Louis et au camp de
Daccard ; suivi d'un examen sous les rapports
agricoles de la partie occidentale de la côte d'Afrique
, depuis le Cap-Blanc jusqu'à l'embouchure
de la Gambie , avec le plan du radeau de la
Méduse ; par J. B. Henri de Savigny, ex-chirurgien
de la marine ; et Alexandre Corréard , ingénieurgéographe
, tous deux naufragés du radeau ( 1 ) .
Je viens de lire la relation du naufrage de la Méduse
; et il me semble que je sors d'un rêve pénible.
Il faut que je consulte ma raison , que je rassemble mes
(1) AParis , chez Hoquet , imprimeur , rue dufaubourg Montmartre
, n. 4 ; Eymery , libraire , rue Mazarine , n. 50; Delaunay ,
Barba, et madame Ladvocat , Palais-Royal. Prix : 3 fr. , et 4 fr.
parla poste.
NOVEMBRE 1817 . 341
idées pour m'assurer que le récit des faits contenus dans
l'ouvrage que j'ai sous les yeux , n'est pas une de ces
fictions terribles qu'une sombre et ardente imagination
se plaît quelquefois à créer. Cherchez à concevoir tout
ce que l'homme , livré à lui-même , peut éprouver de
douleurs et de misère ; essayez de représenter l'affreux
désespoir dans ses diverses révolutions , depuis l'engourdissement
des facultés morales , jusqu'aux mouvemens
impétueux d'une aveugle frénésie; opposez à ce
tableau les scènes les plus touchantes d'humanité , de
courage , d'héroïsme , et vous serez encore au-dessous
de la vérité. Cent cinquante Français entassés sur
quelques planches , réunies à la hâte , sont abandonnés
parune imprudence inexplicable , à la merci des flots ,
sous un ciel orageux et brûlant. Privés des moyens de
diriger ce frêle radeau sur l'abîme qui menace de l'engloutir
, ils errent à l'aventure , poursuivis par l'affreux
spectre de la mort. Leurs provisions s'épuisent ; ils se
trouvent réduits à des mets plus horribles que la faim.
Sur tant de malheureux , quinze seulement doivent
leur existence au hasard le plus inattendu ; ils sont
aujourd'hui rendus à leur patrie où le sort destinait à
quelques-uns d'eux de nouvelles épreuves ; mais il ne
faut pas anticiper sur les événemens .
Le 17 juin 1816 , à sept heures du matin , l'expédition
du Sénégal , sous les ordres de M. de Chaumareys
, capitaine de frégate , partit de la rade de l'île
d'Aix. Les navires qui composaient cette expédition
étaient la frégate la Méduse , commandée par M. de
Chaumareys ; la corvette l'Echo , sous les ordres de
M. Cornet de Venancourt ; la flûte la Loire , montée
par M. Giquel Destouches ; et le brick l'Argus , sous
les ordres de M. de Parnajon. Au moment du départ , la
joie et l'espérance régnaient parmi les équipages de ces
342 MERCURE DE FRANCE.
vaisseaux ; on s'éloignait de la patrie ; mais on pensait
aux charmes du retour. Les premiers jours de la navigation
n'offrirent rien de remarquable ; seulement ,
la marche supérieure de la Méduse la sépara des autres
bâtimens de l'expédition . Cependant on arrivait près des
côtes d'Afrique; quelques marins expérimentés redoutaient
l'approche du banc d'Arguin , qui s'étend à plus
de trente lieues au large , et qui est célèbre par plus
d'un naufrage. Le capitaine seul était dans une parfaite
sécurité , et le danger ne fut connu que lorsqu'il
devint impossible de l'éviter .
L'instant où la Méduse toucha sur le banc d'Arguin
(le 2 juillet ) fut marqué par la consternation générale.
L'idée des malheurs qu'on allait subir ébranlait les plus
mâles courages : des guerriers qui avaient mille fois
bravé la mort dans les combats s'effrayaient d'un danger
sans gloire. Deux femmes seules , l'épouse et la fille
du gouverneur , restèrent calmes dans ce désastre . « Madame
et mademoiselle Schemals , disent les auteurs de
la relation , paraissaient insensibles et comme étrangères
à ces événemens . >>>
Je passe sur les détails des vains efforts qui furent
tentés , depuis le 2 jusqu'au 5 juillet , pour relever la
frégate , et sur les alternatives de crainte et d'espérance
qui, pendant ces trois jours , agitèrent les malheureux
naufragés. Un radeau de vingt mètres de long sur sept
de large avait été construit ; ce radeau , la chaloupe et
les canots de la Méduse étaient devenus l'unique ressource
de l'équipage et des passagers . Il fallut abandonner
la frégate. Laissons parler MM. Savigny et
Correard.
« On fit d'abord embarquer les militaires qui, presque
tous , furent placés sur le radeau ; ils voulaient emporter
leurs fusils et des cartouches ; on s'y opposa d'une
NOVEMBRE 1817 . 343
manière formelle. Ils les abandonnèrent sur lepont , et
ne conservèrent que leurs sabres. Cependant quelquesuns
sauvèrent des carabines , et presque tous les officiers
des fusils de chasse et des pistolets. Nous nous
trouvâmes enfin de cent quarante-sept à cent cinquante
sur le radeau. Telle est à-peu-près l'énumération des
personnes qui s'embarquèrent sur cette fatale machine ;
cent vingt militaires , vingt-neuf hommes , marins et
passagers , et une femme. Le reste de l'équipage , moins
dix-sept hommes qui refusèrent de quitter la frégate ,
fut réparti sur les diverses embarcations .>>>
On sait quelle vive affection les marins éprouvent
pour les vaisseaux qu'ils montent et qui deviennent
pour eux une seconde patrie. Ils leur imposent des
noms de tendresse ; ils se réjouissent de leur gloire et
s'affligent de leurs revers. Dans la position terrible où
se trouvaient les inatelots de la Méduse , ils donnèrent
encore des regrets et des larmes à cette superbe frégate
qui , quelques jours auparavant , paraissait dominer
les mers , défier les tempètes , et qui n'offrait alors
qu'un vaste débris , triste jouet des vents et des flots .
Les diverses embarcations de la Méduse devaient
conduire le radeau ; le capitaine , placé dans le grand
canot, aurait dû donner l'exemple du dévouement. Mais
avant de reprendre la suite des événemens , il est nécessaire
de revenir à cette frėle machine , seul réfuge de
tant de malheureux .
« A peine cinquante hommes furent-ils sur le radeau
qu'il s'enfonça de près de deux pieds , et que pour faciliter
l'embarquement des autres militaires , on fut
obligé de jeter à la mer tous les barils de farine , lesquels
soulevés par la vague , commençaient à flotter et
frappaient avec violence les hommes qui se tenaient à
leur poste. Les pièces de vin et d'eau furent seules
344 MERCURE DE FRANCE .
conservées . Le radeau allégé d'une partie de son poids ,
put alors recevoir d'autres hommes ; nous nous trouvâmes
alors au nombre de cent cinquante. Ce nouveau
poids fit enfoncer la machine d'environ quatre pieds.
Nous étions tellement serrés les uns contre les autres
qu'il était impossible de faire un seul pas. Sur l'avant et
l'arrière on avait de l'eau jusqu'à la ceinture Au moment
où nous debordions de la frégate , on nous envoya
du bord vingt-cinq livres de biscuit , dans un sac qui
tomba à la mer. Nons l'en retirâmes avec peine ; il ne
formait plus qu'une pâte; nous le conservâmes cependant
dans cet état.
au mo-
« Le commandant du radeau était un aspirant
de première classe , nommé Coudin. Quelques jours
avant notre départ de la rade de l'île d'Aix , il s'était
faità la jambe droite une grave contusion qui ,
ment du naufrage, n'était point encore guérie, et le mettait
dans l'impossibilité de se mouvoir. Un de ses camarades
, touché de sa position , lui offrit de le remplacer ;
mais M. Coudin insista pour se rendre au poste dangereux
qui lui était assigné , comme au plus ancien aspirant
du bord . Apeine était- il sur le radeau que l'eau de
mer irrita tellement sa blessure , qu'il fut sur le point
de s'évanouir. Nous fîmes part de la situation de ce généreux
officier , au canot le plus voisin de nous ; on
répondit qu'une embarcation allait le recevoir . Nous
ignorons si l'ordre fut donné , mais le fait est que
M. Coudin resta sur le fatal radeau .>>>
Les diverses embarcations , placées en ligne , com
mencèrent à conduire ce radeau à la remorque ; mais
un accident ayant causé quelque confusion dans la
ligne , les câbles furent successivement lâchés ; les canots
s'éloignèrent , et le radeau se trouva abandonné sans auenn
moyen pour manoeuvrer. « Après le départ desem-
20
M
1
NOVEMBRE 1817 . 345
barcations , ajoutent MM. Savigny et Corréard , la consternation
fut extrême. Tout ce qu'ont de terrible la soif
et la faim se retraça à nos imaginations. Bientôt les
matelots et les soldats se livrèrent au désespoir. Nous
fimes d'abord de vaines tentatives pour leur inspirer
du courage ; enfin , une contenance ferme , des propos
consolans parvinrent peu à peu à les calmer , mais ne
purent dissiper entièrement la terreur dont ils étaient
frappés.
<<Nous avions tous quitté la Méduse sans avoir pris
denourriture ; la faim commença à se faire sentir ; nous
mélâmes notre pâte de biscuit mariné avec un peu de
vin , et nous le distribuâmes ainsi préparé. Tel fut le
premier et le meilleur repas que nous fimes pendant
notre séjour sur le radeau . >>>
Le premier jour se passa assez tranquillement. Il ne
restait plus de biscuit ; la première distribution avait
tout enlevé ; la ration de vin fut fixée à trois quarts par
jour. On installa une espèce de mât qui portait une voile
qui aurait pu être de quelque utilité si le ventétait venu
de l'arrière. Le soir , des pensées religieuses portèrent
quelque consolation dans l'âme de ces malheureux . Ces
hommes , environnés de dangers présens et inévitables ,
élevaient leurs voeux vers cette puissance invisible qui
a établi et qui maintient l'ordre de l'univers. La prière
de l'infortune se mêlait aux mugissemens d'une mer
irritée ; car le temps était devenu sombre et orageux ;
de grosses vagues se précipitaient sur le radeau , et
menaçaient de tout entraîner.
« Nous luttâmes , disent nos deux voyageurs , nous
luttâmes contre la mort pendant toute cette nuit , nous
tenant fortement aux filières qui étaient solidement
amarrées. Roulés par les flots de l'avant à l'arrière , et
de l'arrière à l'avant ; quelquefois précipités dans la
346 MERCURE DE FRANCE .
mer , flottant entre la vie et la mort , gémissant sur
notre infortune , certains de périr , disputant néanmoins
un reste d'existence à la fureur de la tempête; telle
fut notre position jusqu'au jour. On entendait à chaque
instant des cris lamentables ; les soldats et les matelots
se préparaient à la mort , se faisaient leurs adieux en
implorant la protection du ciel , et en donnant un
dernier souvenir à la patrie.
<<Vers les sept heures du matin , la mer tomba un
peu, et le vent souffla avec moins de violence. Il nous
manquait vingt hommes qui n'avaient pu résister àl'impétuosité
des vagues . Une scène touchante de piété filiale
nous arracha des larmes. Deux jeunes gens relèvent et
reconnaissent leur père dans un infortuné privé desentiment,
étendu sous les pieds des matelots. Iis le crurent
d'abord privé de la vie , et leur désespoir éclata par les
regrets les plus touchans. On s'aperçut néanmoins que
ce malheureux respirait encore ; on lui prodigua des
secours; il reprit peu-à-peu connaissance , et seretrouva
dans les bras de ses fils qui le tenaient étroitement embrassé.
Deux jeunes mousses et un boulanger ne craignirent
pas de se donner la mort , en se jetant à la
mer. Déjà les facultés morales de nos compagnons d'infortune
commençaient à s'affaiblir. Les uns croyaient
voir la terre , d'autres des navires qui venaient nous
sauver. Tous annonçaient à grands cris ces visions et
ces vaines espérances . >>>
Avant d'aller plus loin, je m'arrêterai sur uneréflexion
qui m'a frappé en lisant ce déplorable récit ;
c'est que pour supporter les maux extrêmes , et , ce qui
est digne de remarque , les grandes fatigues , l'énergie
morale est bien plus nécessaire que la force physique,
que l'habitude même des privations et des travaux
pénibles. Sur cet étroit théâtre , où tant de douleurs se
NOVEMBRE 1817. 347
réunissaient , où les plus cruelles extrémités de la faim
et de la soif se faisaient sentir , des hommes vigoureux ,
infatigables , exercés aux professions les plus laborieuses ,
succombèrent l'un après l'autre , sous le poids de la
destinée commune , tandis que des hommes d'un faible
tempérament , qui n'étaient point endurcis à la fatigue ,
trouvèrent dans leur âme la force qui manquait à leurs
corps, soutinrent avec courage des épreuves inouies ,
et sortirent vainqueurs de cette lutte contre les plus
horribles fléaux. C'est à l'éducation qu'ils avaient reçue ,
àl'exercice de leurs facultés intellectuelles , à l'élévationde
leurs sentimens , qu'ils furent redevables de
cette étonnante supériorité et de leur salut .
Ils avaient passé une nuit cruelle; celle qui suivit
fut plus cruelle encore. La tempête redoubla de violence
; mais ce qu'il y eut de plus dangereux , c'est
l'esprit de sédition qui se manifesta parmi les soldats
et les matelots. Des hommes se jetèrent sur un tonneau
de vinet burentjusqu'à perdre la raison. Dans cet état
d'ivresse , ils résolurent de détruire le radeau en coupant
les amarrages qui en unissaient les différentes parties
. Un d'eux se saisit d'une hache d'abordage , et
commença a frapper sur les liens ; ce fut le signal de la
révolte ; les officiers s'avancèrent pour retenir ces insensés.
Le plus intraitable d'entr'eux était un Asiatique,
soldat dans le régiment colonial ; une taille colossale ,
des cheveux courts et crépus , une bouche énorme et un
teint basané lui donnaient un air hideux. Il s'était d'abord
placé au milieu du radeau , et en écartant seulement
ses bras nerveux , il renversait ceux qui le gêhalent;
il inspirait la terreut la plus grande; personne
n'osait l'approcher. Tel était le furieux qui , armé de sa
hache, donna le signal de la guerre civile ; il allait
348 MERCURE DE FRANCE .
frapper un officier; un coup de sabre termina son exis
tence.
« Les révoltés , dit la relation , tirèrent alors leurs
sabres ; ceux qui n'en avaient pas s'armèrent de couteaux
, et s'avancèrent sur nous avec fureur; nous nous
mîmes en défense. Animépar le désespoir , un des rebelles
leva le fer sur un officier; il tomba sur-le-champ
percé de coups. Cette fermeté leur en imposa un instant
, mais ne diminua rien de leur rage ; ils cessèrent
de nous menacer en nous présentant un front hérissé
de sabres et de baïonnettes ; ils se retirèrent sur l'ar
rière pour exécuter leur plan. L'un d'eux feignit de se
reposer sur les petites dromes qui formaient les côtés
du radeau , et avec un couteau il en coupait les amarrages.
Avertis par un domestique , nous nous élançons
stur lui ; un soldat veut le défendre , menace un officier
de son couteau , et en voulant le frapper , n'atteint
que son habit ; l'officier se retourne , terrasse son adversaire
, et le précipite à la mer ainsi que son camarade.>>>
L'action devint alors générale ; les officiers , le sabre
à la main , traversèrent les lignes que formaient les militaires
, et plusieurs payèrent de leur vie un instant d'égarement
. Quelques passagers , dans ce moment de
crise , déployèrent beaucoup de présence d'esprit et de
courage.
Trois fois la plus furieuse mêlée recommença dans
cette nuit funeste , trois fois la victoire resta au petit
nombre qui conservait à un certain degré l'usage de sa
raison . On a peine à concevoir que vingt personnes aient
pu résister à une pareille masse d'insensés. Enfin la
tranquillité fut rétablie ; le jour se leva bientôt et éclaira
un horrible tableau . Le radeau était jonché de cadavres
. Soixante à soixante-cing hommes avaient péri
130
CCT
NOVEMBRE 18173 349
dans ces combats nocturnes. Le plus morne abattement
succéda aux convulsions de la rage ; chacun croyait
que ce qui s'était passé était un jeu cruel de l'imagination.
On se demandait réciproquement si l'on avait vu
des scènes de carnage , si l'on avait entendu des cris de
désespoir ; les infortunés , ils versaient des larmes , et
croyaient quelquefois sortir des accès d'une fièvre dévorante
accompagnée d'un affreux délire .
La mer s'était calmée ; mais un nouvel ennemi ,
plus redoutable que la tempête , éprouva leur constance.
La faim avec toutes ses horreurs vint mettre le
comble à tant de calamités. Les premiers remèdes
contre ce fléau furent des baudriers de sabre et de
giberne , du linge , des cuirs de chapeau , en un mot ,
tout ce que la nécessité peut convertir en alimens.
Lorsque tout fut épuisé ; lorsque les tortures du besoin
devinrent atroces , insupportables ; je ne puis achever ;
ma main se refuse à peindre ces malheureux livrés aux
angoisses inexprimables de la faim , se disputant ,
malgré les révoltes de la nature, les chairs palpitantes
des victimes du désespoir .
Cependant un événement inattendu , et qui fut
regardé comme un bienfait de la providence , fit naître
dans l'âme de ces infortunés un rayon d'espoir. « Un
banc de poissons volans , disent les auteurs de la relation
, passa sous le radeau ; et comme les extrémités
laissaient , entre les pièces qui le formaient , une infimité
de vides , les poissons s'y engagèrent en très-grande
quantité. Nous nous précipitâmes sur eux , et en fimes
une capture assez considérable. Nous en primes près
de deux cents , et les déposâmes dans un tonneau vide.
Amesure que nous les attrapions , on leur ouvrait le
ventre pour en retirer ce qu'on nomme la laite. Ces
poissons sont très-petits ; ils nous parurent délicieux,
350 MERCURE DE FRANCE :
Notre premier mouvement fut d'adresser à Dieu des
actions de grâces pour ce secours inespéré. »
Cette ressource manqua bientôt ; le désespoir se réveilla
de nouveau ; il s'éleva encore des révoltes qui
eurent le même résultat que les précédentes. De cent
cinquante hommes , quinze seulement avaient échappé
à toutes ces catastrophes . Un retour de raison leur inspira
un mouvement sublime ; ils se réunirent , se serrè
rent la main , et , d'un commun accord , jetèrent leurs
armes à la mer. On ne réserva qu'un sabre , destiné à
couper , au besoin , quelque cordage ou quelque mor
ceau de bois .
1
Je ne décrirai point toutes les souffrances de ces malheureux.
L'immersion prolongée de la partie inférieure du
corps avait dépouillé la peau de son épiderme , et leur
occasionnait de vives douleurs. Ils éprouvaient aussi
les tourmens de la soif dans un climat brûlant et sous
un ciel d'airain . Ils en étaient venus à un tel mépris de
la vie que plusieurs ne craignirent pas de se baigner à
la vue des immenses requins qui suivaient le radeau ,
attirés par l'odeur des cadavres , et qui attendaient impatiemment
leur proie.
Les effets d'une situation aussi désespérée variaient
comme les caractères. Les uns étaient plongés dans la
stupeur , les autres répandaient des pleurs ; quelquesuns
étaient furieux . Ceux-là regardaient leur perte
comme inévitable ; d'autres , trompés par une imagination
exaltée au plus haut degré , rêvaient la présence
de leurs familles et les doux champs de la patrie. Plusieurs
se croyaient encore à bord de la Méduse ; ceux-ci
voyaient des navires et les appelaient à leur secours ,
ou bien une rade , au fond de laquelle s'élevait une
superbe ville. M. Corréard lui-même , l'un des hommes
les plus énergiques de la troupe , s'imagina un moment
NOVEMBRE 1817 . 35
qu'il parcourait les belles campagnes d'Italie. Je n'ou- '
blierai pas un trait qui révèle le caractère national. On
parlait des chances de salut ; on supposait que le brick
l'Argus avait été envoyé à la découverte du radeau.
« Si le brick est envoyé à notre recherche , prions
Dieu , dit un passager , qu'il ait pour nous des yeux
- d'Argus . »
Ce fut en effet l'Argus qui les sauva. La treizième
journéeavait commencé ; tout espoir était perdu. « Nous
fimesune tente, disentles auteurs .Dès qu'elle fut dressée,
nous nous couchâmes tous dessous ; nous ne pouvions
ainsi apercevoir ce qui se passait autour de nous. On
propoza alors de tracer sur une planche un abrégé de
nos aventures, d'écrire tous nos noms au bas de notre
récit , et de le fixer à la partie supérieure du mât , dans
l'espérance qu'il parviendrait au gouvernement et ànos
familles.».
C'est dans ce moment que le maître canonnier de
la frégate , voulant aller sur le devant du radeau ,
aperçut l'Argus. Il retourne en poussant un cri de joie :
« Nous sommes sauvés , s'écrie-t-il , le brick est sur
nous. » Il était , ajoute la relation , tout au plus à une
demi-lieue . Nous sortîmes de dessous notre tente avec
précipitation. Ceux-mêmes que d'énormes blessures retenaient
couchés depuis plusieurs jours , se traînèrent
sur le derrière du radeau pour jouir de la vue du navire
libérateur. Nous nous embrassions tous avec
des transports qui tenaient du délire , et des larmes de
joie sillonnaient nos joues brûlées et desséchées par les
plus cruelles privations. >>>
Il faut lire , dans la relation , les détails de cette heureuse
rencontre , de l'attendrissement qu'éprouvèrent
les marins de l'Argus en sauvant leurs compatriotes , et
des soins affectueux qui leur furent prodigués . On
352 MERCURE DE FRANCE.
n'oubliera pas le mot de M. de Parnajon , commandant
del'Argus : « On m'aurait donné le grade de capitaine
defrégate , dit-il , que j'éprouverais un plaisir moins
vifque celui que j'ai ressenti en rencontrant votre
radeau . Certes , on pourrait donner le commandement
d'une frégate à cet officier sans craindre qu'il abandonnât
jamais les hommes confiés à sa prudence et à
son courage.
Des quinze personnes sauvées par M. de Parnajon, six
ne purent survivre à tant de fatigues , et moururent au
Sénégal . M. de Savigny, chirurgien de la marine, revint
en France ; il avait écrit une relation du naufrage de la
Méduse. Une copie de cet écrit fut communiquée à son
insu au rédacteur d'un journal qui s'empressa de la publier.
Ce qu'on croira difficilement dans un pays libre ,
c'est qu'on fit un crime à M. de Savigny de cette publication.
Il se trouvait à Rochefort et sollicitait , dit-il , la
permission de se rendre àParis , lorsqu'il reçut une lettre
inconcevable. On lui annonçait, le Fo mai 1817, que nonseulement
iln'auraitpas la permission qu'il sollicitait ,
mais que tant que le ministre actuel serait à la tête
des affaires , il n'aurait pas d'avancement. M. de Savigny,
après avoir servi pendant six ans, et fait six campagnes
de mer, donna sa démission. Il lutte aujourd'hui
contre le besoin. M. Corréard , ingénieur-géographe,
n'est pas plus heureux. Il a perdu dans le naufrage de
laMéduse tout ce qu'il possédait ; il a éprouvé de longues
et cruelles maladies au Sénégal , et jusqu'ici , il est
resté sans emploi.
Pendant l'année qui vient de s'écouler , d'augustes
bienfaits ont adouci les malheurs des temps. Cette généreuse
sollicitude a trouvé des imitateurs dans toutes
les classes de la société. Donnons un nouvel exemple
d'humanité. Dans les pays soumis au despotisme ,
1
NOVEMBRE 1817. 353
ROYAL
2000
l'âme se ferme à la pitié. Les douleurs comme les joies
sont isolées ; la servitude éteint ces douces sympathies
qui ouvrent le coeur de l'homme au réçit de l'infortune
et à la voix de l'infortuné. Un peuple libre au contraire
ne doit former qu'une grande famille unie par les liens
d'un amour réciproque. Chez un tel peuple, l'injustice
qui frappe un citoyen affecte la société toute entière; de
grandes infortunes ne peuvent affliger un de ses membres
qu'aussitôt les autres ne regardent comme un devoir
de lui porter des consolations et des secours. Sur
les plages brûlantes du Sénégal , dévoré de maux et de
soucis , M. Corréard assure qu'il s'écriait souvent : Si
j'étais en France , mes compatriotes adouciraient mes
peines. Pour répondre à une confiance si honorable au
caractère français , il m'est venu une idée qui , je crois,
ne trouvera que des approbateurs'; c'est d'ouvrir une
souscription au bénéfice des malheureux échappés au
désastre de la Méduse qui se trouvent sans moyens actuels
d'existence. La souscription sera ouverte au bureau
du Mercure et à celui du Journal du Commerce , rue
de Vaugirard , nº . 15. Les moindres sommes seront reçues,
et le tout sera versé dans la maison de banque Perregaux-
Lafitte . Les noms des souscripteurs etle montantdes
souscriptions seront imprimes dans le Mercure. Comme
dans ces sortes d'occasions , il est convenable de prêcher
d'exemple , je déclare que j'ai déposé trente
francs destinés aux naufragés de la Méduse qui ont
besoin de secours . C'est le denier de l'homme de lettres ,
j'espère qu'il ne sera pas dédaigné. A. JAY.
N. B. Nous n'avons pas consulté M. Lafitte avant
d'indiquer sa maison ; mais ses sentimens sont trop
connus pour qu'on ait hésité un seul instant a le faire
participer à une bonne action .
1
TIMBRE
SEINE
25
354 MERCURE DE FRANCE .
www
VARIÉTÉS .
wwwwwwwwww
HISTOIRE D'UN POÈTE.
CHAPITRE VII .
LE SONGE ET LA COMPLAINTE.
Il était temps de prendre un parti. Les poètes savent
si mal compter ; l'amour est une si belle chose , queje
n'avais pas songé , pendant ma vie pastorale, à l'épuisement
de mes finances. En arrivant àParis je me logeai
chez un traiteur de la rue Saint-Jacques , nommé Serdeau
, qui prenait des pensionnaires , et louait des cabinets
garnis. Là j'examinai ma bourse : j'y trouvai de
quoi vivre un mois tout au plus. Une pareille décou
verte eût tiré d'apathie le plus insouciant des mortels.
Pour commencer donc à réfléchir sur ma situation présente
, je me demandai : comment vivre ? Celui qui ne
s'est jamais fait cette quesion se flatte en vain d'avoir
étudié les matières les plus abstraites , et creusé les
abîmes de la métaphysique ; il ne connaît pas encore
toutes les ressources de son esprit , toute la fécondité
de son imagination. Comment vivre ? Est-il une question
plus profonde , plus vaste , plus intéressante et plus
difficile à résoudre ? Après l'avoir long-temps méditée :
heureux , m'écriai-je , qui sait manier la lime ou le rabot
! heureux l'enfant de la Limoge , dont l'échine vigoureuse
porte la chaux , le plâtre et la pierre aux
utiles constructeurs de nos maisons !
En achevant cette exclamation mentale , je laissai
tomber sur mon poëme un regard mélancolique. C'était
le plus avancé de mes ouvrages , mais, hélas ! il n'était
pas fini ; et , comme disait Victoire , en attendant la
vente d'un livre , les besoins se font sentir. Je passais
en revue tous les états de la société qui peuvent conve
NOVEMBRE 1817 355
hirà l'homme de lettres, et je trouvais toujours qu'il me
manquait la chose principale , c'est-à-dire des protecteurs
, pour obtenir un emploi , ou des fonds pour commencer
une entreprise.
Rien n'est si pénible , en général , que les efforts infructueux
; mais pour un poète , qui se croit assez volontiers
le favori de l'imagination, chercher long-temps ,
sans rien trouver, est un véritable supplice. Las de tourmenter
mon esprit dans un cercle dont je ne pouvais
sortir , je voulus travailler à mon poëme : autre malheur
! si je cherchais une rime , je croyais entrevoir un
expédient , et j'en revenais à ma première question :
comment vivre? Enfin , pour reposer ma tête , je me
souvins du proverbe qui dit que la nuit porte conseil.
Dans le dessein d'en faire l'expérience , j'abrégeai le
jour , en me couchant de bonne heure. Hélas ! le sommeil
n'en vint pas un moment plus vite , et j'ébauchais
encore des projets et des hémistiches , quand il voulut
bien me verser ses pavots .
J'eus un songe assez bizarre , et si je ne craignais
d'alonger l'histoire de ma vie ..... ; mais la vie elle-même
n'est qu'une suite de songes fugitifs qu'importe un de
plusdans le nombre ? Qui pourrait d'ailleurs me blâmer .
d'insérer un rève dans le récit de mes aventures ? On
trouve tant de songes dans la moins profane de toutes
les histoires .
Réveille-toi , me dit une voix , etje continuais à dormir.
Je me trouvai dans une forèt , au milieu d'un vaste
carrefour coupé d'une foule de chemins à perte de
vue : choisis , ajoute la voix , mais prends garde à ce
que tu vas faire.-Eh quoi ! m'écriai-je , toutes ces
belles avenues se ressemblent ; toutes sont larges , bien
percées ; quel motif de prendre l'une plutôt que l'autre ?
Le hasard seul.... J'avais à peine prononcé ces mots ,
qu'une petite figure d'homme sortit de terre , et j'entendis
un bourdonnement semblable au bruit d'un hanneton
qui vole. Mon petit homme se frotta les yeux , fit
une pirouette qui dura quelques minutes , puis se jeta
étourdiment dans celle des avenues vis-à-vis de laquelle
il se trouvait tourné à la fin de sa pirouette. Unnouveau
spectacle vint alors frapper mes regards : ces belles
routes , qui d'abord m'avaient semblé désertes , étaient
23.
356 MERCURE DE FRANCE.
pleines de voyageurs. Je m'attachai à suivre mon
étourdi ; il heurtait chacun , éprouvait mille rebufſades ,
et finit par tomber à terre. Il se releva , mais boîteux ,
et revint lentement sur ses pás .
La route qu'il venait de prendre était remplie de
vieillards qui lisaient en marchant , de jeunes gens qui
déclamaient , d'hommes en manteaux noirs , en soutanelles
, en habits brodés de vert. Ces derniers se promenaient
sans se presser, tandis que beaucoup d'autres se
poussaient dans la foule , et tâchaient de retarder leurs
voisins. L'âge, le costume, l'allure des différens voyageurs
formaient un tableau mouvant , dont la bigarure était
vraiment amusante. Les uns à pied , pâles , maigres et
les yeux rouges , marchaient vite et s'avançaient trèsloin
dans la carrière ; les autres dans de bonnes voitures ,
l'air rayonnant et le teint frais , faisaient grand bruit ,
mais ne bougeaient de place. C'était chose comique de
voir les chevaux galoper sous eux , saus gagner un
pouce de terrain , et d'entendre claquer tant de fouets ,
sans voir arriver personne. J'aperçus quelques fenimes :
leur marche était lente , leur tournure empruntée , au
milieu de tous ces hommes ; l'une d'elles cependant
s'avançait d'un tel pas , que peu de voyageurs pouvaient
la suivre. Mais ce qui me parut le plus singulier , ce fut
de voir, à la tête de certains personnages , des tresses
de paille , comme en ont , à la foire , les chevaux vendus
ou à vendre. Ces gens marchaient sur une ligne ,
et chacun se détournait à leur passage , en donnant des
signes de mépris : Fanum habet in cornu , longè fuge ,
murmurait-on tout bas , ce qui supposait des études , et
montrait en même temps qu'on n'aimait pas les hommes
de paille.
Revenu au point de départ , mon étourdi s'aventure
dans une nouvelle avenue. Ceux qui peuplaient cette
route avaient tous l'air empressé. Les uns étaient brillans
d'or et de pierreries , les autres moins richement
vêtus , s'avançaient en faisant des courbettes. Quelquesuns
, parmi ces derniers , portaient une espèce de biton
, qui ressemblait plus au caducée , qu'au lituus augural
des anciens . Ceux- ci marchaient avec impudence
sur le corps à tout le monde , et comme ils étaient armés
de poignards à deux tranchans , on se rangeait de
NOVEMBRE 1817. 357
peur d'être blessé. Ceux-là , au contraire , chaussés de
velours , se glissaient pour ainsi dire incognito., les
coudes près du corps , afin de ne froisser personne.
J'en vis qui se faisaient précéder de crieurs , de trompes
et de tambours . Aucuns étaient mitrés , cuirassés ,
tonsurés . Un grand nombre portaient des masques ,
dont ils changeaient de temps en temps ; très - peu marchaient
droit , presque tous louvoyaient et faisaient
des zigzags . Je suivais toujours mon petit boîteux à travers
la foule; il voulait arriver en droite ligne , sans
faire de circuits , sans fléchir autrement que de sa jambe
malade , aussi n'avançait-il pas. Il se vit même barrer
le passage par des hommes courbés jusqu'à terre , et
qui presque rampans , ne laissaient pas de gagner du
terrain . A се nouvel obstacle , il fit la grimace , et revint
encore sur ses pas . Je le trouvais vieilli , fatigué.
Il essaya sans succès d'autres routes , jusqu'à ce qu'enfin
il en prit une où se trouvait très-peu de monde. Le
chemin, couvertde mousse, était garni de bancs des deux
côtés : on s'y promenait à l'aise , et qui voulait pouvait
s'asseoir. C'est ce que fit le malencontreux voyageur.
Une fois assis , il se trouva si bien , qu'il paraissait d'humeur
à ne bouger d'un siècle ; mais quelques minutes
après , il disparut tout-à- coup , comme on voit dans
l'air une bulle de savon se résoudre en vapeur, Ah ! ah !
dis-je en moi-même , je reconnais les fautes de cet
étourdi : pour s'être confié au hasard , ce n'est qu'après
d'inutiles fatigues , et quand il n'était plus temps , qu'il
a trouvé le chemin du repos. Profitons de son exemple .
Oui , mais comment distinguer les routes dangereuses ?
Suivrai- je la dernière qu'il a prise ? Je suis bien
jeune pour m'asseoir au commencement de la carrière .
Ah! si ma vue pouvait percer jusqu'au bout de ces
longues routes , je verrais où elles conduisent , et je ne
serais plus embarrassé du choix .
Apeine j'achevais cette réflexion que, chose bizarre !
folie des vains songes ! je vis toutes les avenues se retournercomme
un gant , de sorte que l'extrémité, qui formait
auparavantmonhorizon , se trouva tout près de moi, Pourrai-
je , ô ma mémoire ! retracer le spectacle qui s'offrit
à ma vue ? Quand , assis au parterre , le spectateur a
les regards tixés sur la scène , il voit l'intérieur d'un
358 MERCURE DE FRANCE.
عقوت
palais, d'une chaumière , d'un temple ou d'une prison ,
comme si l'on eût coupé l'une des faces de l'édifice: tel
était, en plus grand, le magique tableau qui frappait mes
yeux. Mais, au lieu que le spectateur au parterren'a qu'un
théâtre devant lui, je me trouvais entouréd'une multitude
de théâtres à la fois. L'un me représentait un superbe
palais resplendissant d'or et d'azur , où gisaient, sur des
sophas , quelques ennuyés richement vêtus, qui baillaient
aumilieu d'un concert de louanges; l'autre , unlieude terreur
où d'affreuses images , des spectres et des fantômes
sanglans se succédaient sans cesse. Ouvrez , ouvrez ,
criait-on du dehors ! - Que cherchez-vous , disait une
voix ?- Le bonheur , répondait- on. La porte s'ouvrait :
soudain se précipitaient des hommes dont les traits
altérés annonçaient déjà des remords. Les uns avaient
les cheveux hérissés , d'autres étaient encore armés
du poignard accusateur. A mesure qu'ils entraient, d'affreux
serpens les enlaçaient de leurs replis, et eachaient
leur tète dans le coeur de ces misérables. Ils poussaient
des hurlemens , mais aucune larme ne sortait de leurs
yeux : ils voulaient détourner la vue des images de leurs
crimes , qui s'offrait incessamment devant eux avec
une vérité effrayante , mais une force inconnue leur
tenait la tête fixée sur ce spectacle vengeur. Ici , c'était
un asile où tout respirait la douce paix de l'âme . Un
vénérable père de famille , entouré de ses enfans , fètait
le coin du feu , des amis s'embrassaient , des hommes
reconnaissans retrouvaient leurs bienfaiteurs ; chaque
fois que la porte s'ouvrait , je voyais , sur le visage des
nouveaux hôtes , la sérénité d'une conscience pure ;
rarement entrait-on seul : c'était presque toujours un
père et ses enfans , un mari et sa femme , et tous
avaient sur les lèvres le sourire du bonheur. Ils trouvaient
en entrant une demeure agréable où le luxe
paraissait moins que l'abondance de tout ce qui rend
la vie commode ; en un mot , l'amour , la paix et l'amitié
régnaient sans partage dans cette heureuse retraite.
Là , je vis un atelier immense , où des hommes
inspirés travaillaient à des chefs -d'oeuvre. Tout ce qui
frappe leurs yeux est grand , simple et beau. Leur
bonheur est dans l'amour satisfait des arts. De temps
en temps la porte s'ouvrait pour des hommes d'un
NOVEMBRE 1817 . 359
goût pur , qui trouvaient encore un attrait puissant à
contempler ce qu'ils ne pouvaient imiter : des dessins
des statues , des tableaux formaient leurs richesses , et
de délicieux concerts charmaient leurs loisirs. Tant
d'objets divers avaient fatigué mes regards : surce ,
dormons , me dis-je , et je m'éveillai .
Tandis que j'étais en train de rêver , je pris mon
poème , et lisant les passages dont j'étais le plus content
: voilà , me dis-je , des vers marqués au bon coin ;
des images , de la chaleur , de l'intérêt ; c'est de
l'épopće , ou je me trompe fort. Pourquoi désespérer
de moi-même , et refroidir ma veine par des craintes
prématurées ? N'ai-je pas un grand mois devant moi
pour finir mon ouvrage ? Allons , Samuel ; est - ce au
nourrisson des Muses à s'inquiéter de l'avenir ? Si la
fortune se montre injuste à ton égard , ses rigueurs
sont le partage des hommes de génie : qu'entre eux et
toi ce ne soit pas la seule conformité. Laisse à ton
siècle un monument de tes veilles ; et , n'écoutant que
le Dieu qui t'inspire , ose enfin te placer au rang de
ces poètes fameux que la faim n'a pu vaincre , et que
la gloire a vengés .
Il en est du courage en poésie , comme de l'espérance
enamour ; un mot les ranime. Me voilà done travaillant
avec ardeur à terminer mon počme. J'ajoutai , je corrigeai
, je fis des variantes , des notes , une préface ,
un avant-propos ; enfin , d'un poëme de cent pages ,
jeparvins à composer un volume. Quand tout fut mis au
net.je commençai mes caravanes chez les libraires. Ah !
malheureux ! l'un me proposait d'imprimer pour mon
compte en le payant d'avance ; l'autre me demandait
poliment si j'avais un nom pour vendre un manuscrit.
Unpoème ! disait celui-ci ; vous voulez donc me ruiner !
des vers ! s'écriait celui-là ; vous n'avez qu'un moyen
d'en tirer parti , c'est de les détailler pour les confiseurs .
Pendant huit jours , je promenai le malheureux manuscrit
de libraire en libraire sans en trouver un seul qui
voulût l'acheter.
Unsoir que je revenais tristement chez mon traiteur ,
je remarquai , dans ma rue , une petite boutique de
librairie à l'image de Saint-Jacques : elle était de mince
apparence ; on ne voyait aux vitres que des almanachs ,
560 MERCURE DE FRANCE.
des syllabaires , des livres d'église et des contes bleus.
J'entrai , toutefois , par un motif assez bizarre ; je voulus
voir si mon patron me porterait bonheur. En effet , je
m'appelle Jacques ; et si je n'ai point parlé de ce prénom
, c'est que l'occasion ne s'en est point présentée.
Le maître de la boutique était un gros petit homme ,
aux joues vermeilles , dont l'air propre et rangé, la
perruque ronde et l'habit marron eussent très -bien figuré
dans tun banc d'oeuvre. Il se nommait Cramoisi.
Je le saluai profondément , et , pour la quinzième fois
peut-être , j'exhibai le fidèle manuscrit qui , depuis
huit jours , ne quittait plus ma poche. Le marchand
me fit asseoir , politesse de bon augure , à laquelle ses
confrères ne m'avaient point habitué ; puis tirant ses
lunettes , il se mit à lire de suite une ou deux pages.
Achaque vers , sa tète , par un mouvement cadencé ,
donnait des signes d'approbation , qui chatouillaient en
moi le coeur paternel. Je croyais déjà le marché conclu,
quand M. Cramoisi me dit , en me remettant mon ouvrage
« Voilà des vers ronflans , dont la facture me
rappelle un de mes poètes que j'ai perdu l'année derniere.
Ah ! monsieur , l'habile homme ! il était des
bergers de Syracuse, et j'ai bien gagné de l'argent avec
lui. » - Il ne tient qu'à vous , lui dis-je , d'en gagner
autant avec moi.-Monsieur est bien honnête , reprend
le libraire , mais je suis obligé de lui dire avec regret
que le poème épique n'est pas dans ma partie. Si Monsieur
travaillait dans mon genre , et me faisait , par
exemple , une complainte avec des vers comme ceux- là ,
nous pourrions conclure affaire ensemble.
Peste soit de la chute , empoisonneur au diable !
+
dit tout bas mon orgueil ; mais la prudence et la nécessité
me dictèrent une autre réponse.-Qu'à cela ne
tienne , répondis-je ; dans deux jours au plus tard , vous
aurez une romance en dix couplets sur un sujet tragique.-
Si j'osais , reprit M. Cramoisi , sans offenser
Monsieur , Ini faire une proposition ?- Parlez , parlez ,
M. Cramoisi. - Sauf votre respect , on s'occupe en
ce moment de condamner à mort un particulier trèsconnu
dans Paris , prévenu d'un horrible assassinat .
NOVEMBRE 1817 . 36г
L'arrêt sera prononcé demain ; si l'on avait une complainte
à lancer toute préte , il y aurait un beau coup
à faire , et je paierais bien vingt écus une douzaine
de couplets seulement; mais il faudrait gagner de
vitesse , et ne pas laisser écrèmer le sujet. J'acceptai
la proposion ((dans l'état de mes finances , j'aurais , au
besoin , rimé l'histoire du Juif errant ) . M. Cramoisi
me donna généreusement tous les numéros de la procédure
qui étaient de son fonds , et je revins chez moi
fabriquer ma complainte. Je broyai du noir , j'épuisai
les épithètes lamentables , et , pour mon coup d'essai ,
je fis vingt couplets d'une belle horreur. C'était montrer
de la fécondité , mais la complainte n'exige pas une richesse
de rimes aussi rigoureuse que l'ode ; dd''aailleurs
les circonstances du crime que j'avais à chanter étaient
si atroces , que le sujet prétait au genre , et fournissait
abondamment.
,
Le lendemain , à dix heures du matin , j'étais chez
M. Cramoisi ; mais o revers ! ô cruel contre - temps
pour l'honnète libraire et pour moi ! les juges , la justice,
la question intentionnelle , et sans doute aussi
quelque génie protecteur du crime , et funeste aux
complaintes , firent si bien , que l'assassin ne fut pas
condamné à mort. Les vingt couplets étaient sur le
comptoir ; et M. Cramoisi , en m'apprenant le fatal
jugement , ne s'était pas encore expliqué sur l'exécution
du marché ; mais ce brave homme avait de la conscience
: « Voilà vos vingt écus , dit-il , après un moment
de réflexion'; c'était un forfait ; la chance a tourné
contre moi . Au reste , tout n'est pas perdu : le crime
est avéré , le jugement reconnaît les circonstances ; il
n'y a que la peine de mort à retrancher de la complainte.
>> Je fis , à l'instant même , les corrections nécessaires
, et j'emportai mes vingt écus .
A. DUFRESNE.
562 MERCURE DE FRANCE .
ww
MERCURIALE .
Les enfans de Thémis viennent de subir , après la
grand'messe , la mercuriale annuelle de M. le procureur-
général ; dans ce prône commandé par l'usage ,
M. Bellard a développé son talent ordinaire; il s'y distingue
sur-tout par une abondante élocution et des principes
très-purs ; il a même trouvé moyen de glisser ,
dans cette banale réprimande , quelques idées trèsneuves
; par exemple : un avocat , selon M. Bellard ,
blesse l'honneur et la sensibilité , en se dévouant exclusivement
à la défense des accusés. Nous ne concevons
pas pourquoi un avocat , emporté par la nature
de son talent , ne le consacrerait pas spécialement
à l'étude des causes criminelles , comme on voit
tel médecin adopter les plus dégoutantes infirmités de
l'espèce humaine , et affecter tout son génie à ces cures
privilégiées : les médecins et les avocats portent avec
eux des préservatifs contre les dangers de la contagion,
et ils savent impunément fréquenter les hôpitaux et
descendre dans les cachots. Il est même à remarquer
que la renommée ne va guère chercher les orateurs
que dans la tribune des cours criminelles , et l'on ne
voit pas que la postérité ait réprimandé Cicéron pour
ses harangues en faveur du meurtrier Milon et du conspirateur
Ligarius. C'est sur- tout contre le zèle de
quelques-uns de nos avocats à défendre les accusés politiques
, que M. Bellard semble s'armer de toute la rigueur
de sa censure magistrale, et cependant ce sont les délits
NOVEMBRE 1819 . 363
de cette espèce qui ont le plus de droit à la clémence
royale , parce que , en général , ils peuvent décéler des
hérésies d'opinions , des aberrations d'esprit , et non la
dépravation de l'âme.
- L'inimitable Potier est menacé d'être surpassé
comme il a surpassé Brunet. L'acteur Lepeintre , dès
ses premiers débuts aux Variétés , s'est acquis une renommée.
Il est certain qu'il possède un talent flexible ,
naturel , et qu'il est aussi comique que Potier est bur-
Jesque . L'ingrat public pourrait bien se consoler plus
aisément de perdre Potier , que celui-ci de quitter les
Variétés : ce sera une nouvelle leçon pour les comédiens
en faveur ; leur perte n'est pas irréparable , uno
avulso , non deficit alter.
-La plupart des pièces jouées depuis quelque temps
sur les théâtres secondaires sont tombées ou se traînent
languissamment. C'est le théâtre du Vaudeville qui a
bravé davantage le public. Sur quatre ouvrages , un seul
a réussi , encore le succès n'a- t- il été que médiocre ; cet
ouvrage est Arlequin Seigneur de Village ; le sujet
offrait un bon cadre pour la peinture des vieilles prétentions
nobiliaires. Les principales idées sont empruntées
de l'ingénieuse allégorie du Roi d'Yvetot et d'un
conte de M. Lemontey. Cela aurait dû servir d'appui à
la pièce.
Fidelio , petit page séducteur , a été sifflé , parce qu'il
ne présentait que l'image commune de tous les pages
de comédie.
Le sujet des Comices d'Athènes , ou les Femmes orateurs
, était au contraire hasardé. On a trouvé heureuse
l'intention de critiquer les femmes qui s'occupent
exclusivement des affaires d'état; mais le costume
364 MERCURE DE. FRANCE.
grec était déplacé sur ce théâtre , et donnait aux acteurs
un air embarrassé , qui a jeté beaucoup de froidear sur
la représentation. Le dialogue était rempli d'expressions
et d'allusions tirées de l'Histoire ancienne. Quoique
assez bien adaptées au sujet , c'était du grec pour une
partie des auditeurs ; aussi , malgré l'atticisme qu'on a
remarqué dans de fort jolis couplets , redemandés , le
parterre n'a que trop bien imité les Athéniens qui ne
se faisaient pas scrupule , comme on sait , de chagriner
leurs orateurs .
Huit jours de sagesse est , dit-on , le coup d'essai
d'unjeune auteur. Cette première fois , le laurier d'Apollon
a dû lui paraître épineux ; mais il ne faut pas qu'il
se décourage ; sa pièce n'est pas mal dialoguée, et les
couplets sont pour la plupart spirituels .
-Du chant à la danse il n'y a qu'un pas. Le ballet
du Calife généreux est digne d'attirer le public au
théâtre de la Porte-Saint-Martin. C'est une composition
charmante , dont l'action excite le rire et même
une sorte d'intérêt ; les tableaux sont bien dessinés , et
les pas sont tour-à-tour gracieux et grotesques. M. Blache
père , auteur de cet ouvrage , serait un rival redoutable
pour les chorégraphes en renom , s'il avait ,
comme eux , à sa disposition , des danseurs de premier
ordre , et sur-tout de beaux enfers.
- A côté du spirituel Champenois et du Normand
libéral , marche avec succès la Revue politique de M. de
Comb****. Le troisième numéro de cet ouvrage périodique
(1) paraît en ce moment , et va mettre en cir-
(1) Une,brochure in-80. Prix : 1 fr. 50 c. Chez Delaunay, li
braire , au Palais -Royal,
NOVEMBRE 1817 . 565
culationun nouvel assortiment d'idées indépendantes et
de plaisanteries de circonstances qui ne seront guère
applaudies que par la majorité des Français ,
M. de Comb**** , qui ne croit pas à l'utilité de l'ignorance
dans le peuple , lui rend , pour ainsi dire , la
politique usuelle , sans renoncer pourtant aux suffrages
des gens instruits ; c'est un mérite que l'on remarque
principalement dans un dialogue original entre deux
artistes politiques .
Nous ne saurions trop encourager le talent qui , au
mépris de tous les autres intérêts , court à la défense de
la liberté publique ; la cause qu'il a embrassée est déjà
un éloge.
-M. Paccard a quitté un moment sa plume romanesque
pour adresser au Roi une Epûre en vers (1 ) . Elle
est pleine de sentimens honnêtes , et paraît être un impromptu
politique du coeur de M. Paccard. Il est impossible
de douter qu'il ne fasse mieux une autre fois.
-Il est question d'une tragédie de Philippe II et
l'Inquisition , par M. de Rieuzi , de l'académie de
Rome. L'auteur , tout jeune qu'il est , désespérant de
vivre assez pour arriver à la périlleuse épreuve de la
représentation , va confier son ouvrage aux pacifiques
honneurs de la presse. C'est encore un exemple que
nous recueillons de la paresse actuelle de notre théâtre,
Il nous semble pourtant que le public eût entendu avec
plaisir des vers tels que ceux-ci :
Par des conseils de sang , le grand inquisiteur
De l'esprit de Philippe a su se rendre maître ,
Etle tyran du monde est l'esclave d'un prètre.
Ala suite de cette tragedie , M. Rieuzi se propose de
(2) Une petite brochure in-8°. Chea Paccard , libraire , rue
Neuve-du-Luxembourg.
366 MERCURE DE FRANCE.
faire imprimer quelques poésies , entre autres ung
élégie sur la mort toujours récente de madame de Staël,
Nous regrettons que le défaut d'espace ne nous permette
pas d'en citer quelques fragmens.
Ce recueil renfermera en outre une Histoire raisonnée
de la sainte Inquisition , dont la tyrannie a l'air d'une
monstruosité fabuleuse , et qui cependant règne encore
dans quelques contrées de l'Europe , et trouverait
mème au besoin , des missionnaires parmi nous.
-M. Azaïs est un écrivain en qui on se plaisait à
reconnaître , à travers quelques brouillards , des idées
saines , des vues patriotiques et une certaine grâce de
style et d'imagination ; l'ouvrage inattendu qu'il vient
de publier, est une réfutation victorieuse de l'opinion
qu'on avait prise du talent et sur-tout du caractère de
son auteur ; la philosophie et la liberté doivent être
étonnées de cette émigration ; il ne faut plus désespérer
de voir un jour quelques idées libérales germer
dans le cerveau d M. de Bonald.
M. Azaïs fait aussi un grand tort aux oişifs de la société
; ils n'ont plus à espérer le spectacle divertissant
de ces duels d'épigrammes entre lui et M. l'abbé de
Féletz .
« Il a ceint l'éteignoir et marche son égal.
SS.
NOVEMBRE 1817. 367
POLITIQUE.
§. I.
SESSION DES CHAMBRES .
CHAMBRE DES PAIRS.
La députation de cette chambre , présidée par le
chancelier de France , a présenté au Roi une éloquente
adresse où l'on remarque ce passage :
<<Lorsque votre âme royale gémit avec tant de di-
« gnité sur les revers dont la France est accablée , vos
<<sujets sauront taire leurs propres souffrances, pour ne-
>> pas accroître les vôtres . Mais ils se rappellent toujours
« qu'une politique magnanime a réuni les souverains ,
<<vos alliés , contre ces doctrines pernicieuses qui ,
« d'un bout de l'Europe à l'autre , menaçaient les an-
« ciennes dynasties et la société toute entière. Ils ont la
<<ferme confiance que les souverains ne sacrifieront
« pas , aux calculs d'un moment, de nobles intérêts plus
« dignes d'eux et de votre Majesté , plus dignes même ,
« nous osons le dire , de cette nation française qui , re-
«trouvant toutes ses vertus dans les épreuves du mal-
« heur , n'a point murmuré jusqu'ici d'avoir été punie
« de trop de gloire. >>>
CHAMBRE DES DÉPUTÉS.
Deux projets sont renvoyés aux bureaux de la cham-,
bre; l'unprésenté par MM. de Serres , et l'autre au nom
du Roi , par MM. le garde des sceaux , Ravez , sous-secrétaire
d'État , et Siméon , conseiller-d'État . Le premier,
de ces deux projets concerne la réforme du réglement
1
368 MERCURE DE FRANCE.
intérieur ; l'autre a pour objet les règles qui doivent
être établies pour l'exercice de la liberté de la presse.
Quoique d'une importance moins apparente , le projet
de M. de Serres ne laisse pas d'être fort important.
Après les lois fondamentales qui distribuenties pouvoirs,
iln'en est point de plus respectables , que celles qui en
règlent l'action. Elles sont nécessaires aux premières ,
comme l'ordre est nécessaire à la puissance , comme les
moyens sont nécessaires à la volonté ; elles ne créent
point , mais elles organisent les créations ; elles portent
la vie où le législateur n'avait porté que la lumière.
Il ne nous reste guère dujus senatorium des Romains,
que ce mode si pénible et si gauche de division , que les
Anglais conservent encore , par un effet de leur superstition
pour les vieux usages. Dans tout le reste, au
défaut des modèles antiques , nous avons l'exemple des
Anglais eux-mêmes. Nous avons surtout celui des Américains
, qui devaient être les premiers dans cette carrière,
précisément parce qu'ils étaient venus les derniers .
Venus après eux , et riches de leur expérience , comme
ils l'étaient d'une expérience étrangère, nous goûterons
les fruits d'un arbre que d'autres ont arrosé de leurs
sueurs.
Le projet de M. de Serres est fortement conçu et
nettement exprimé , double augure pour le succes , si
l'homogénéité de l'ouvrage et la clarté de l'expression ,
suffisent pour le succès ; et je crains pourtant quelques
oppositions , et, le dirai-je , des oppositions fondées .
L'orateur commence par établir le besoin d'une réforme
. Autres temps , autres moeurs. Dans les premiers
jours de la restauration , la chambre n'avait qu'une
crainte , celle des désordres populaires ; qu'un désir ,
celui d'en éteindre tous les fermens . On aurait voulu pouvoir
enfermer l'action législative dans l'ombre des bureaux
, et on le fit en partie. Peu à peu la détiance a paru
se calmer. Dissolution des chambres , élections , tous
les phénomènes du régime constitionnel se sont montrés
coup sur coup , et nous existons encore ; nous existons
plus vigoureux et plus sains. On s'est insensiblement familiarisé
avec cette agitation qui n'est pas le désordre
de la fièvre , mais le travail de la vie. Etcependant les
règles nées des anciennes terreurs , durent encore, après
NOVEMBRE 1817 . 369
e
/
ROYAL
1200
a
que ces terreurs ont cessé. Les séances publiques sont
plus rares et moins vivantes qu'elles ne pourraient
l'ètre ; les discussions ressemblent tantôtà des disputes et
tántôt će ne sont que de froides lectures où l'on répond
à qui n'interroge pas , où il y succession , sans qu'il y
ait progrès . Et la chambre , c'est-à-dire , le pouvoir
constitué , le pouvoir véritable , soumis à la tutelle des
pouvoirs émanés de lui , reste sans action et sans force..
et comme immobile par les règles qu'il s'est faites pour
coordonner entre eux ses mouvemens .
Ou la loi proposée est simple , sa matière connue
sonobjet compris , ou bien la loi est difficile, la matière
en est spéciale , et l'objet, étranger aux études du plus
grand nombre . Dans le premier cas , l'emploi d'une
commission est une perte de temps et de travail ; dans
lé second cas , l'avis d'une commission est un avis d'experts
. Or , à qui appartient-il de nommer les experts , si
ce n'est aux juges ?
,
Ce n'est pas tout. « L'oeuvre la plus importante à la-
« quelle l'homme puisse être appelé , c'est de dicter
«deslois auxhommes ».Il faut chercher une garantiepour
cette oeuvre , non-seulement dans le mode d'élection, et
dansle caractère des élus , mais encoré dans la division du
débat, dans la succession des époques d'examen . Suivant
que l'ordre établi dans cet examen est bon ou vicieux ,
les lumières enfantent les lumières ou vont se perdre
dans les ténèbres . En Angleterre , jamais un bill ne
passe qu'il n'ait été soumis à plus d'une épreuve. D'abord,
il faut demander la permission de le présenter à
la chambre. Viennent après trois lectures,dans trois
séances différentes . Une première lecture n'est qu'un
renseignement. Rarement le bill succombe à cette
épreuve; il n'est même point combattu; mais il peut
être amendé après la seconde lecture ; quelquefois il
est renvoyé à un comité spécial , quelquefois à un comité
général, quelquefois même après ce premier renvoi ,
il en subit un nouveau. Les objections commencent
alors ; mais seulement sur la question de savoir s'il sera
procédé àune troisième lecture . Après ce second débat ,
les amis et les ennemis du bill savent à peu près à quoi
s'entenir ; tous les argumens pour et contre , ayant été
mis au jour , chaque parti connait la trempe des armeş
24
370 MERCURE DE FRANCE.
du parti contraire. Voici l'usage que M. de Serres fait
de cet exemple. Il établit trois débats : le premier pour
l'examen du principe , le second pour les articles et
amendemens ; le troisième pour l'économie générale de
la loi , les rapports des amendemens au principe , et des
amendemens entre eux . Ala rigueur , chaque amendement
, en particulier , demanderait , pour lui seul , une
épreuve semblable à celle de la loi en général. Mais ,
comme un amendement peut être amendé lui-même ,
l'imagination recule indéfiniment les bornes du débat.
Il s'en suit la nécessité d'une épreuve spéciale pour l'amendement
. Cette épreuve , c'est le dépôt , l'affiche
avant le second débat , et les difficultés obligées d'une
discussion nouvelle avant le débat définitif.
L'orateur , qui a porté ses regards dans les moindres
détails , se plaint aussi du mode d'inscription pour la
parole. « Toutes les fois qu'il y a concours, dit-il, ce
>> mode produit des scènes peu dignes de la gravité de
>> la chambre ; elles ont même quelquefois dégénéré
>> en scandale . » Il veut que chaque fois que la parole
est vacante , le président puisse l'accorder alternativement
pour et contre au premier qui la demandera
, sauf à la chambre à prononcer en cas de
réclamation. Il lui semble aussi que le rappel à l'ordre ,
la censure , l'inscription au procès-verbal sont de faibles
digues contre les passions irritées ; et le moyen qu'il
propose , c'est de punir par la prison les manquemens
graves ou insulies de la part d'un membre de la chambre
envers un ou plusieurs membres , ou envers la chambre
elle-même .
Un trouble plus grave encore peut s'élever , c'est la
scission d'une minorité audacieuse qui désespérant de
dominer la chambre , essaierait de la dissoudre . L'orateur
trouve un remède à cet abus , dans une analogie.
Puisque ceux qui s'absentent des colléges électo
raux laissent à leurs co-électeurs le droit de les représenter
, les députés qui restent , par un semblable droit ,
représentent ceux qui s'éloignent. Il convient donc que
le nombre , nécessaire pour la confection d'une loi ,
soit de soixante , c'est-à-dire , un peu moins du quart.
Enfin il peut arriver et il arrive qu'un même député
représente deux départemens. « La charte qui déterNOVEMBRE
1817 . 571
J
1
!
>> mine le nombre des députés de chaque dépar-
>> tement , la loi des élections qui veut qu'il yait ré-
>>élection , lorsqu'une députation devient incomplète ,
» s'opposent également à ce que le méme député ap-
>>partienne à plusieurs départemens. La considération
>> du nombre peu considérable des membres de la
>>chambre , fortifie les conséquences tirées de la charte,
>>et de la loi des élections . Le système des séries n'ad-
>> met point cette représentation multiple. Avec quelle
>>série entrerait , avec quelle série sortirait le député
>>qui appartient à plusieurs départemens ? » L'orateur
veut que ce député soit forcé d'opter , et qu'à défaut
d'option , le sort en décide .
Telles sont les principales réformes proposées par
M. de Serres , autant qu'une analyse succincte peut
représenter l'ordonnance d'un discours. Retirer aux
bureaux le droit de nommer les commissions , établir
trois débats , et dans le second interdire les dis-
Cours écrits , punir d'un emprisonnement la violence
et l'outrage , annuller le mode d'inscription pour la
- parole , fixer à soixante le nombre des membres nécessaire
pour la confection de la loi , forcer un député
choisi par deux départemens à opter. De ces six moyens,
le premier et le dernier me paraissent éminemment
constitutionnels , puisqu'ils tendent à maintenir ou à
rétablir , à garantir ou à compléter des attributions
Constitutionnelles. Le second et le quatrième sont , à
mon sens d'excellentes dispositions réglementaires
dont l'une coupe au vif la racine de ces amendemens ,
parasites quelquefois , et quelquefois hostiles , qui pullulent
autourde la loi ,pour la cacher ou pour l'étouffer.
L'autre restitue au talent ses influences , en lui rendant
ses inspirations , et remet entre les mains les plus habiles
la partie la plus précieuse de la loi , je veux dire
son architecture. Au lieu que , dans l'ordre actuel ,
outre la glace que doivent répandre des discours en
quelque sorte inanimés , il y a quelque ridicule dans
cette confusion d'argumens qui se croisent sans se
repousser , d'objections qui se présentent après la solution
, et qui font qu'une discussion grave ressemble
quelquefois à des propos sans suite .
,
Je crains que la troisième partie du projet choque
24.
572 MERCURE DE FRANCE.
un peeuu les moeurs françaises , et j'en ai pour preuve
l'accueildont le caractère et l'ascendant mérité de son
auteur , n'ont pu le garantir. Un député condamné par
ses pairs ne se croira-t-il pas avili ? Ne prendra-t-il pas en
dégoût une mission sans récompense et non point sans
châtiment , une mission libre par essence , et qui n'en
est pas moins soumise à la discipline des cloîtres ou des
écoles ? L'esprit de parti peut se glisser parmi les douleurs
de l'amour - propre blessé , et les aigrir de son
venin. Puis il faut qualifier l'insulte ; autre pépinière de
discussions .
Peut - être convenait - il d'essayer avant tout de ce
moyen si heureusement pratiqué par nos voisins. C'est
une garantie qu'on se donne à soi -même contre soi-même
dans de certaines habitudes d'urbanité, dans de certaines
formes indirectes de langage. Par exemple , on ne désignejamais
un membre par son nom, mais seulementpar
le district qu'il représente , ou par le côté où il siège ,
ou par le rang de son vote ; admirable tempérament
à nos passions qui s'excitent quelquefois elles-mêmes ,
et se débordent , cherchant un aliment fantastique ou
réel . M. de Serres donne au président le droit de différer
le jugement du coupable. C'était à-peu-près ainsi
autrefois en Angleterre , où l'on avait toute la séance ,
pour censurer une expression déplacée. Mais il faut
aujourd'hui qu'elle soit censurée à l'instant meme. Il est
și difficile d'arrêter au passage une parole fugitive ,
pour en déterminer le caractère , ou la nuance ! Que
sera-ce , si on la laisse vieillir dans la mémoire qui l'a
recueillie ? Elle en sortira chargée d'accessoires étrangers
, revêtue d'une physionomie nouvelle ; ce ne sera
plus la meme expression ; et l'on condamnera peut-être
ce qui n'existe point.
Reste le cinquième moyen , qui est aussi le plus important
Il y aurait un livre à faire sur ce sujet. Je me
Lorne à des indications .
Premièrement , quand il serait vrai que , dans la
chambre des communes , quarante membres sufisent
pour faire la loi , un exemple n'est pas un motif, surtout
un exemple dont la conséquence rigoureuse tendrait à
l'absurde. Une règle de trois suffit pour s'en convaincre,
NOVEMBRE 1817 . 375
40 députés en représentent 658 , combien en faudra-t- il
pour en représenter 247 ? Le quatrième ternic est 15.
Secondement , il estbien vrai que quarante membres
présens constituent la chambre des communes ; mais
seulement pour l'expédition des affaires courantes , pour
l'objet des actes ou lois privés. Car la chambre des
communes , assez semblable dans ses attributions aux
pères du commun des républiques italiennes du moyen
age, et à nos conseils généraux de département , règle
les dépenses des établissemens publics , des bacs , quand
iln'y a pas un usage féodal qui les établisse ou les conserve,
des chemins vicinaux , des routes pour lesquelles
on perçoit un droit de péage , des concessions de patentes
, etc. Les gazettes de 1816 et de 1817 ne sont
remplies que de ces sortes de lois. Il est des cas où le
nombre de cent membres est nécessaire , comme pour
les élections contestées ( Voyez le statut de la dixième
année de Georges III , confirmé par les actes de la
trente-sixième année de ce prince , et rendu perpétuel
par celui de la première session de sa quarante-septiemé
année ) . Il faut cent vingt membres pour former
deux commissions , cent soixante-dix pour en former
trois , et ainsi du reste. Dans les matières d'une importance
majeuré , il est d'usage de n'entamer la discussion
que lorsqu'un grand nombre de membres est présent ;
et les épreuves successives du bill sont disposées dans
eetesprit.
Troisièmement , la parité n'est point exacte entre les
deux chambres , elle n'est exacte ni pour les attributions
, ni même pour l'origine. Pour les attributions
car la chambre anglaise réunissant en soi des pouvoirs
que nos lois ont sagement séparés , est à la fois un tribunal
, un conseil administratif, un conseil législatif.
Elle a donc des règles distinctes pour chaque ordre de
fonctions ; et , sans confondre ces différens ordres , on
ne peut arguer des règles de l'un , par rapport aux
règles de l'autre . Les deux chambres sont électives ,
soit; mais représentatives , non. Rappellerai-je toutes
les inégalités ,toutes les lacunes de ce qu'on nomme la
représentation anglaise ? Notre députation, à nous , est
un extrait régulier de la population. Il croît ou décroît
en proportion du nombre des départemens , du nombre
374 MERCURE DE FRANCE.
des électeurs de ce département . Il se forme , il se dissout
par fragmens géométriques . Le principe de la représentation
est donc pour nous tout entier dans le
nombre. La chambre anglaise tient plus des corporations.
Elle existe plus par elle-même , elle forme , si
j'ose le dire , un tout plus compacte ; et , comme des
rapports de nombre n'ont point fondé ses pouvoirs , elle
peut , en les déléguant , moins consulter des rapports
de nombre .
Mais les dangers d'une scission ? Ma réponse est dans
l'article 18 de la loi des élections : « Lorsque pendant la
<< durée , ou dans l'intervalle des sessions des chambres ,
« la députation d'un département devient incomplette ,
<<<elle est complétée par le collége électoral du dépar-
<< tement auquel elle appartient. » L'hypothèse d'une
minorité scissionnaire n'est-elle point prévue par cet
article ? Incomplette par démission , par défection ,
qu'importe ? Puisqu'il est un moyen de la compléter ,
n'en cherchons pas un pour la légitimer quoiqu'incomplette!
J'en demande pardon à l'illustre orateur. Mais je suis
loin de penser avec lui , que ce soit un droit inherent
aux chambres , et dont elles sont en possession. Et d'abord
ce mot de possession est bien vague. Ily a deux
manières d'être en possession , par le fait et par la loi.
Or la chambre est-elle par le fait en possession d'une
faculté indéfinie , illimitée de réduction , si bien que
deux ou trois membres suffiraient pour voter , sitelle
était sonbon plaisir ? La preuve qu'il n'en est pas ainsi ,
c'est l'innovation que l'on propose. Est-ce par la loi ?
Mais où est-elle cette loi organique , si opposée à la
loi constitutive ? où est-elle cette disposition réglémentaire
, qui statue ce que l'esprit et la lettre de la Charte
prescrivent de concert ? Existât-elle , cette loi ; que pourrait-
elle contre l'article 18 de la Charte , si formel et si
précis ; et où en serions-nous , si une disposition réglémentaire
pouvait l'emporter ,je ne dis pas sur une disposition
législative , mais mème sur une disposition constitutionnelle
? On parle du droit des chambres , et l'on
ne parle pas d'un droit antérieur à celui des chambres ,
et tout aussi sacré , puisque le droit des chambres tire
de lui son origine ; c'est celui de la nation. Il importe à
NOVEMBRE 1817 . 375
2
lanationque toutes les volontés qu'elle appelle au concours
de la loi y concourent en effet , et le nombre est
aussi une de ses garanties .
Quoi qu'il en soit , une grande idée sort du discours
de M. de Serres . C'est que l'esprit de sagesse est inséparable
de l'esprit de liberté . L'assemblée qui étouna
Cynéas était une autre école de liberté , que cet orageux
forum d'où sortit tout armé le despotisme de César.
Ce n'est point à un journaliste à devancer la discussion
sur la liberté de la presse ; on ne croirait pas à son
impartialité.
Les vrais Français ne liront point sans émotion le
passage que je vais citer de l'adresse des députés au
Roi. Je regrette que les bornes de cet article m'empêchent
de l'insérer toute entière .
« La marche des choses , et la nécessité de la situation
< confirment les espérances que nous avons reçues de
<< la bouche de Votre Majesté. Vos peuples ont subi
« avec douleur , mais dans le silence , les traités du
* mois de novembre 1815. Après avoir fait les derniers
« efforts pour les exécuter fidèlement , après que des
<<années calamiteuses ont infiniment ajouté à la rigueur
« des conditions explicites de ces traités , nous ne pou-
« vons croire qu'ils récelent des conséquences exorbi-
<<tantes qu'aucune des parties contractautes n'aurait
« prévues. La sagesse de Votre Majesté sera comprise
à et secondée par la politique éclairée qui préside aux
<<destins des autres peuples de l'Europe . Une limite
« équitable sera posée à d'énormes sacrifices ; le terme
« dela charge trop pesante de l'occupation sera rappro-
« ché ; notre territoire sera enfin affranchi. Alors , seu-
< lement alors , la France pourra goûter les fruits de la
« paix , son crédit s'affermir , sa prospérité intérieure
<<se ranimer , elle-même prendre un rang parmi les.
<<<nations. >>>
On remarque ce qui suit dans la réponse du Roi :
* Pour les réaliser ( ces présages ) , je compte sur
l'union des sentimens , l'unanimité des délibérations
et l'accord dans les actions qui seules peuvent assurer
le repos de la France. >>>
,
Quelques individus , détenus au fort de Pierre
376 MERCURE DE FRANCE .
Châtel , ont adressé une pétition à la chambre (1). Ce
sont des condamnés au bannissement qui demandent à
être bannis .
wwwwwwww
§ . II .
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 14 au 20 novembre.
RÉCOLTES . FINANCES . La couronne de chène -
à qui sauve un citoyen ; l'infamie à qui dépouille le
matheur. Le prix et la peine se supposent et se soutien
nent mutuellement , et n'ont de valeur que l'un par
l'autre . Une ordonnance de Sa Majesté décore de la
croix d'honneur les maires qui , dans les temps désastreux
dont nous sortons , ont signalé leur bienfaisance.
Un arrêté du préfet de la Haute-Garonne , confirmé
par le ministre de l'intérieur , destitue un maire coupable
d'avoir détourné à son profit une partie des
sommes accordées pour le soulagement de sa commune.
- Le roi de Prusse a mis la banque de Berlin hors
de tutelle. Ce n'est qu'ainsi qu'une banque peut être
auxiliaire .
- Le change de Vienne est toujours à la baisse.
-On ne parle plus en Espagne de la démission du
ministre Garay. Il aura fait un miracle , s'il accoutume
les amateurs des vieux us à des procédés modernes , et
qu'il les amène à lui pardonner d'avoir sauvé l'Espagne.
- Le gouvernement français permet l'introduction
du rhum pour les troupes alliées. Cette autorisation ,
qui fait hausser le prix du rhum en Angleterre , fera
baisser le prix des eaux-de-vie en France.
AMÉLIORATIONS POLITIQUES. De grands changemens
se préparent dans l'administration de Prusse et
(1)Elle a été présentée en leur nompar M.Ch. Ph. MARCHAND,
et se vend au profit des condamnés , chez Hoquet , imprimeur ,
rue du faubourg Montmartre , n. 4; et P. Mongie aîné , libraire,
boulevard Poissonnière , n. 18.
NOVEMBRE 1817 .
dans celle de Wurtemberg , mais sur des plans opposés .
La Prusse augmente le nombre de ses ministères , et
le Wurtemberg diminue le nombre des siens. Des mesures
si diverses pourraient bien découler d'un même
principe. L'économie des petits Etats consiste surtout à
réduire les charges ; et l'économie des grands Etats , à
éviter la confusion dans les affaires .
- La constitution du Wurtemberg doit être de nouveau
soumise à une diète générale. Sera-t- on plus heureux
cette fois ? Il paraît que le statut de la noblesse
recevra des modifications ; il paraît aussi que le royaume
n'aura qu'une chambre législative Par les ménagemens
qu'exige Popinion , quand elle est mauvaise , on peut
juger de la condescendance qu'elle mérite , quand elle
estbonne.
- L'Autriche aussi n'est pas toujours en paix avec
ses diètes . Celle de Styrie s'apaise enfin . En attendant
que celle de Hongrie soit assemblée , les membres qui
lacomposent font une longue énumération de griefs .
Laréunion , à Gratz , de plusieurs ministres et personnagés
de marque auprès de l'Empereur d'Autriche ,
fait présumer qu'on y agite d'importantes questions .
-La gendarmerie de Lombardie subit une organisation
nouvelle .
- En France , des réformes économiques s'établissent
dans les commandemens militaires et dans l'étatmajor
de la garde royale.
- L'Autriche offre des congés aux officiers étrangers
employés dans son armée , et quatre années d'appointemens
une fois payés , à ceux de ces officiers qui
voudront se retirer pour toujours .
,
- Au sein d'une confédération libre , et dans le sanctuaire
des rêveries philantropiques , le Mecklenbourg
garde encore son système féodal. Un seulnoble a donné
le scandale de l'affranchissement des serfs .
COLONIES.- La nouvelle se confirme que toute la
province de Guiana est au pouvoir des insurgés. Ils
menacent Carracas , et Morillo porte sur ce point les
cinq mille hommes qu'il a dans Cumana.
-Révolte de Luperwaro. Tous les Hollandais ont été
massacrés.
-Christophe et Pétion, rivaux ou ennemis pour
\
378 MERCURE DE FRANCE.
tout le reste , s'accordent en un point , c'est de refuser
aux Etats-Unis les indemnités qu'ils réclament. Ceux
qui veulent nous donner une idée de ces deux gouvernemens
, nous disent que celui de Pétion est une république
militaire , et celui de Christophe , un despotisme
militaire . J'avoue à ma honte , que je ne conçois
point cette différence .
-S'il en faut juger par le compte rendu de D. Martin
de Puyerredor , directeur suprême de Buenos-Ayres ,
ce fut un bienfait pour cet Etat que l'arrivée des Portugais
. Avant cette époque , les lois avaient perdu leur
empire. Un intérèt commun et pressant le leur rendit.
On reconnut qu'un Etat trouvait quelquefois son salut
dans le danger même .
RELATIONS POLITIQUES . - Un journal anglais , d'après
un journal américain , parle d'une mission de
MM. Provostet Brankebridge. Mais il ne dit point quel
est l'objet de cette mission.
-Les nuages s'épaississent entre les États-Unis et
l'Espagne . Les Etats -Unis accusent l'Espagne de les avoir
autrefois dépouillés ; l'Espagne accuse les États-Unis
d'aider à ceux qui la dépouillent. On n'attend plus que
l'ultimatum du cabinet de Madrid.
- Voici deux circonstances qui ne sont pas aussi
étrangères qu'elles paraissent d'abord aux relations des
deux Etats. La flotte russe a essuyé dans le Categat des
coups de vent terribles ; c'est la première circonstance .
La vice-amirauté d'Halifax a restitué un bâtiment pêcheur
américain , capturé sur les côtes de la Nouvelle-Ecosse ,
quoique la pêche dans ces parages lui fût interdite , par
le défaut de renouvellement du traité de 1708. C'est la
seconde circonstance .
La cour de Rome consent à modifier son concordat
avec la cour de Bavière .
- Le sénat de Francfort , d'après l'invitation du roi
de Prusse , accède à la sainte alliance
- Une grande puissance du Nord négocie , dit-on ,
pour l'établissement d'un tribunal suprème de confédé
ration européenne . O bon abbé Saint- Pierre!
- La défaite et la mort de Toutchi-Oglou donne à
laPorte , toujours inquiète , toujours menacée , un mo
ment de répit. L'Asie- Mineure est en sûreté , et cepen
NOVEMBRE 1817 . 379
dant quelque activité règne dans les chantiers de Constantinople.
On a lancé en mer un vaisseau à trois ponts
fraîchement réparé , le même qui avait tant souffert à la
bataille de Ténédos . Le Grand-Seigneur a voulu être
témoin de ce spectacle .
PROCÈS MARQUANS . - Manneken-Pisse obtient une
vengeance complette. Le pourvoi de son ravisseur est
rejeté.
- Le célèbre M. Selves vient de perdre un de ses
procès ; il ne lui en reste plus que quatre ou cinq
petits .
Les condamnés à l'exportation sont tous partis
pour le mont Saint-Michel , excepté la femme Picard .
- Les deux principaux condamnés , dans l'affaire de
Rhodez , ont laissé croître démesurément leur barbe ; la
raison qu'ils en ont donnée , c'est qu'il aurait fallu , en
appelant un barbier , se laisser lier les mains ; ce qui
serait déshonorant .
-On se souvient du tumulte scandaleux qui se passa ,
le 13 septembre dernier , dans l'un des quartiers les plus
fréquentés de Paris. Un sergent et des soldats , pris de
vin, avaient insulté des citoyens paisibles , outragé un
officier supérieur revêtu de son uniforme , blessé une
femme accourue au secours de son mari. Ce sergent et
ces soldats formaient le poste de la Banque de France.
Des hommes préposés à la sûreté publique ont excité le
désordre ! Des hommes , chargés de nous protéger , ont
tourné contre nous leurs armes ! Le plus léger abus d'autorité
est puni de la dégradation civique ; quelle peine
mérite donc l'abus de la force? Les accusés n'appelleront
pas du jugement. Ils en sont quittes , les uns
pour trois mois , les autres pour deux mois et demi de
prison.
- La cour de cassation s'occupera incessamment de
la cause de MM. Comte et Dunoyer, condamnés à trois
mois de prison.
NOUVELLES DIVERSES . - Madame de Krudner se
rend en Livonie avec un cortége qui n'est point un cortége
d'honneur , ni un cortège de prosélytes , ni un
cortége de pauvres . C'est la police qui fait les frais de
celui-ci .
- Les dons de la fortune sont quelquefois des piéges.
1
380 MERCURE DE FRANCE.
On tire cette moralité de l'histoire du jeune étudiant
anglais , si libéralement enrichi par un vieillard inconnu.
Il gagne une fortune royale et perd la raison .
-Une bande redoutable infeste la Pouille; il faudra
des forces considérables pour la réduirė .
- Les pachas d'Orsowa et de Belgrade ont reçu de
riches présens , en échange de ceux qu'ils avaient
offerts , au nom du Grand-Seigneur , à l'empereur d'Autriche.
-Les lois d'Auguste , pour la propagation de l'espèce
, étaient divisées en trente-cinq chefs ,et formaient
à elles seules un code très -compliqué de peines et de récompenses
. Le dey d'Alger , qui n'a sans doute jamais
entenduparler d'Auguste ni deslois juliennes, s'est avisé
d'un moyen qui à lui seul vaut tout un code. Il fait
donner la bastonnade aux célibataires. Supplice pour
supplice , tel célibataire qui aura pénétré dans le secret
des ménages préférera peut-être celui- ci,
Le prince-régent a voulu contempler une dernière
fois le visage pâle et décomposé de celle, en qui reposaient
ses espérances. Il a fallu l'arracher à cette triste
et chère vue. La douleur du prince Léopold est plus
profonde encore. Un honnéte docteur avait cru le moment
favorable , pour diffamer son confrère , l'accoucheur
de la princesse , et peut-être lui faire pis . Heureusement
pour l'accusé , le prince-rogent lui a écrit
une lettre affectueuse , qui dissipe les doutes des hommes
de bonne foi , et déconcerte les manoeuvres des
autres .
-En décomposant les noms de la princesse Charlotte
, unjournal anglais a composé un anagramme d'un
triste augure : P. C. Her august race is lost , ôfatal
niew ! « P. C. son auguste race est éteinte , o fatale nouvelle
! >> Heureusement des anagrammes ne sont pas des
prophéties . - Le Courrier entre dans de nouveaux details
sur la conspiration de Nortingham . La Grande-
Bretagne gouvernée comme les Etats-Unis ; dix-huit
Etats fédérés dont l'Angleterre aurait formé douze , l'Ecosse
deux , et l'Irlande quatre. Vrai ou faux , ce projet
n'est pas saus vraisemblance. Mais voici qui devient
plus grave. A ce projet de constitution , le Courrier joint
le nom des personnes qu'il prétend avoir été désignées
NOVEMBRE 1817 . 581
par les rebelles , pour les emplois de ce gouvernement .
Cela ne ressemble pas mal à un acte d'accusation , je
n'ose dire à une liste de proscription.
- L'électeur de Hesse va fouillant dans les vieux
usages , sachant bien qu'il y a toujours quelque chose à
gaguer dans ces fouilles . Il a trouvé que les soldats de
ses aïeux avaient des quenes de quinze pouces de long ;
une ordonnance a paru , d'après laquelle , au 22 noyembre
précis , les queues des Hessois doivent être de
quinze pouces.
- Les gazettes ne parlent que des troubles qui out
éclaté en Allemagne , à l'occasion de la fête séculaire .
Cette fete , qui devait être celle de l'union , donne l'idée
du festin des Lapithes. Elsenach, Wartbourg , Wurtzbourg
, Tubinge , Berlin , Heilbronn surtout , ont vu de
ces quadrilles armés , sanguinaire tradition des siècles
de chevalerie , que les amateurs du beau romantique
s'efforcent de rajeunir. C'est une fermentation aveugle ,
une agitation sans but , mais qui en aura bientôt un
pour peu que les gens du métier s'en mêlent. Quelques
partis ont fait un autodafé des oeuvres du dramaturge
Kotzebue ; sacrifice au bon goût ; quelques- uns ont jeté
au feu des uniformes ; accès de philanthropie , bizarre si
l'on veut , mais peu redoutable. Le bizarre , l'inexplicable
, c'est que d'autres , à la fète de Luther , aient
crié à bas Luther. Et ces autres portaient des bonnets
rouges ; di meliora piis. Est-ce qu'il y aurait plusieurs
esprits , ou plutôt est-ce qu'il n'y aurait point d'esprit
dans ces universités si vantées ?
- Le Roi vient d'accomplir sa soixante-deuxième
année . C'est un événement d'un intérèt égal pour tous
les membres de son immense famille ; et les voeux les
moins éclatans ne sont pas les moins sincères.
mww
BENABEN .
ANNONCES ET NOTICES.
Sur l'Edition complette des Euyres de Turgot , pré-
1
382 MERCURE DE FRANCE.
cédées de Mémoires sur sa vie , son administration et
ses ouvrages , avec le portrait de l'auteur. Neuf volumes
in-8°. , Paris , 1808-1811 . Prix : 45 fr . Chez Treuttel et
Wurtz , rue de Bourbon , n. 17 ; Fantinet comp. , quai
Malaquais , n . 3 ; et Barrois l'aîné , rue de Savoie, n. 13.
Les ouvrages de M. Turgot sont peut-être le plus beau monument
que le génie , la philosophie , le patriotisme et la vertu
aient jamais consacré au bien public. Le mérite en est fort bien
apprécié dans le petit écrit que nous annonçons . L'auteur s'y
attache sur-tout à indiquer les doctrines législatives et administratives
professées par cet illustre ministre , dont la méditation
et l'application seraient le plus utiles dans les circonstances
présentes. Cet opuscule ne peut que se faire lire avec
intérêt ,par ceux même à qui les productions de M. Turgot
sont le plus familières , et encourager ceux à qui elles ne sont
pas encore connues , à les rechercher et à les étudier.
Lettre de M. N. J. Faure , médecin - oculiste de
S. A. R. madame la duchesse de Berry, à madame de
R*** , attachée au service de Louis XVII. A Paris ,
chez Delaunay , libraire , au Palais-Royal. Prix 1 fr.
M. Faure , dont nous avons déjà fait connaître les grands talens
et les belles cures (1) , a donné au public un premier mémoire
qui portait pour titre : Encore du Bonaparte.Pour imiter
sa manière , nous dirions aussi , encore M. Faure , si cette formule
, qui ressemble à de l'ennui , pouvait s'appliquer à l'auteur.
Sa nouvelle lettre écrite d'un style vif, animé , pittoresque
, est pleine de réflexions judicieuses et de sentimens héroïques.
C'est en même temps un panégyrique de l'auteur , et
uu hommage de piété filiale. Il faut reconnaître dans M. Faure
un mérite qui manque à bien des écrivains de profession, celui
de rendre attachans les moindres détails. Qui dirait que les cures
d'unjeune médecin , et les campagnes de son vieux père , pendant
la révolution, pourraient inspirer de l'intérêt , et se faire
jour à travers tant de sujets graves et imposans ? Il en est pourtant
ainsi , tant elle est active et puissante et rapide cette influence
d'une âme forte et généreuse qu'a remplie et qu'embrase
l'amour du Roi et de la patrie !
Les Soupers defamille, ou Nouveaux Contesmoraux,
instructifs et amusans pour les enfans , avec seize jolies
gravures ; par madame Julie de Lafaye (Bréhier ) .
Quatre vol. in- 18. Prix : 5 fr . , et 6 fr, par la poste.
Chez Alexis Eymery , rue Mazarine , n. 30 ;
Et chez P. Mongie aîne, bonlevard Poissonnière, n. 18.
(1) Voyez le Mercure de France du 12 juillet 1817.
NOVEMBRE 1817 : 383
Le Petit Béarnais , ou Livre de Morale convenable
à lajeunesse; par madame de Lafaye ( Bréhier ) , auteur
des Six Nouvelles de l'Enfance , etc. Quatre vol.
in-18 . Prix : 6 fr. , et 8 fr. par la poste. Chez Alexis
Eymery , rue Mazarine , n. 30 ;
Et chez P. Mongie aîné, boulevard Poissonnière, n. 18.
Une excellente morale , de l'esprit , une douce gaîté , et un
style fort agréable caractérisent ces deux jolis ouvrages qui
méritent d'être distingués . Ils assurent à la jeunesse une lecture
utile et amusante ; ils seront lus avec intérèt , et plairont généralement.
Causeries des Salons sur la liberté de la presse. Un
vol. in- 8°. Prix , broché , 5 fr . , et 3 fr . 60 c. par la
poste. A Paris , chez l'Huillier , libraire , rue Serpente ,
n. 16 ; et Delaunay , Palais-Royal.
L'Enfant lyrique du carnaval , pour 1818 ; choix des
meilleures chansons joyeuses , anciennes , modernes et
inédites des convives du Caveau moderne , etc .; par
M. Ourry , l'un des membres du Caveau ( 3º. année ) .
Un vol. in- 18 avec deux jolies vignettes. Prix : 2 fr . , et
2.fr. 50 c. par la poste. Chez Alexis Eymery , rue Mazarine
, n. 30;
Et chez P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
Ce recueil , qui remplace en quelque sorte celui que publiait
annuellement la société du Caveau ( qui n'existe plus) , se compose
en grande partie des chansons joyeuses des membres épicuriens
de cette société. Les années antérieures sont du prix de
1 fr. 50 c.
Le Caveau moderne pour 1816 et 1817 , est du prix de a fr.
pour chaque année.
Récréations morales et amusantes à l'usage des jeunes
demoiselles qui entrent dans le monde ; par madame la
comtesse de Choiseul. Seconde édition , revue , corrigée
et augmentée de six nouvelles récréations et de six
jolies gravures. Un vol. in-19 . Prix : 3 fr. , et 4 fr. par
la poste , chez Alexis Eymery , rue Mazarine , n. 50.
Et chez P. Mongie aîné, boulevard Poissonnière , n. 18 .
Une seconde édition est l'éloge positif d'un ouvrage : celui
que nous annonçons est plein d'agrément , le style est pur et
correct, et les jeunes femmes ainsi que les jeunes demoiselles y
trouveront de sages conseils donnés d'une manière fort aimable.
334
MERCURE DE FRANCE .
Cours complet de physique théorique et expérimentale
, à la portée des gens du monde.
Un professeur de physique , gradué dans la Faculté des
sciences , membre de plusieurs sociétés savantes , occupé depuis
seize ans à réunir et à exposer , dans tout leur éclat , les phénomènes
si variés de la nature , ouvrira , le mardi 2 décembre
prochain, dans l'une des salles de la maison de M. Robertson,
un Cours complet de Physique.
Leprofesseur exposera les théories adoptées dans l'Europe
savante; il les, justifiera à l'aide d'un grand nombre d'expériences
décisives et imposantes ; il s'attachera surtout à mettre
la sciencé à la portée des personnes de la société.
Le Cours comprendra successivement :
L'exposédes propriétés les plus générales des corps;
Les théories de la gravitation universelle , de la chaleur , de
la combustion et des thermomètres ;
Les lois du mouvement et de l'hydrostatique ;
Les théories de l'eau , de l'air ; les analyses de ces fluides , les
expériences sur leurs élémens ;
Les principesde construction du baromètre ;
Lesthéories du magnétisme . de l'électricité, du galvanisme ,
comprenant les faits les plus importans et les plus curieux;
La théorie dela lumière , ou les principes d'optique , de dioptrique
et de catoptrique ;
L'explication du phénomène de l'arc-en- ciel , des illusions de
la fantasmagorie , etc.;
Enfin, la polarisation de la lumière qui est si nouvellement
connue.
Chaque théorie sera complète , exposée sans calcul, et les
principes seront justifiés par une multitude d'expériences.
Les séances auront lieu , les mardis , jeudis et samedis ,
midi précis.
S'adresser , pour les conditions , à M. le physicienRobertson,
boulevard Montmartre , n. 12 , qui veut bien se charger de
recevoir les souscriptions .
Nota. Le professeur fera un cours particulier en faveur des
personnes qui désireront voir appliquer la géométrie à la physique.
:
TABLE .
Poésie. Fragment d'une tragédie d'Antigone. Pag. 337
Nouvelles littéraires .-Naufrage de la Méduse (analyse) ;
par M. A. Jay. 3jo
Variétés.-Histoire d'an Poète ; par M. Dufresne . 354
Mercuriale,
362
Politique.-Session des chambres. - Revue des Nouvelles
de la Semaine; par M. Bénaben. 307
Noticeset Annonces.
38
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 29 NOVEMBRE 1817 .
www
AVIS.
wmv
Les personnes dont l'abonnement expire au 30 novembre
, sont invitées à le renouveler de suite , si elles
veulent ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi du
journal.-L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse .
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc, A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE ,
rue des Poitevins , nº. 14 .
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf
heures du matin jusqu'à six heures du soir.
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine. Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr . pour siz
mois , et 50 fr. pour l'année.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
LA FÉE URGANDE.
CHANSON.
AIR : C'est le meilleurhomme du monde.
Enfans , il était une fois
Une fée appelée Urgande ,
TOME 4 . 25
www
586 MERCURE DE FRANCE.
Grande à peine de quatre doigts ,
Mais de bonté vraiment bien grande ;
De sa baguette un ou deux coups ,
Donnaient félicité parfaite ;
Ah ! bonne Fée , enseignez-nous
Où vous cachez votre baguette !
Dans une couque de saphir .
Ahuit papillons attelée ,
Elle passait comme un zéphir ,
Et la terre était consolée ;
Les raisins mûrissaient plus doux ,
Chaque moisson était complette ;
Ah ! bonne Fée , enseignez-nous
Où vous cachez votre baguette !
C'était la marraine d'un roi ,
Dont elle créait les ministres ,
Braves gens , soumis à la loi ,
Qui laissaient voir dans leurs registres ;
Du bercail ils chassaient les loups
Sans abuser de la houlette ;
Ah ! bonne Fée , enseignez-nous
Où vous cachez votre baguette!
Les juges , sous ce roi puissant ,
Etaient l'organe de la fée ,
Et par eux jamais l'innocent
Ne voyait sa plainte étouffée ;
Jamais pour l'erreur à genoux ,
Leur clémence n'était muette ;
Ah ! bonne Fée , enseignez-nous
Où vous cachez votre baguette.
Pour que son filleul fût béni ,
Elle avait touché sa couronne ;
Il voyait tout son peuple uni
Prêt à mourir pour sa personne :
S'il venait des voisins jaloux ,
On les forçait à la retraite ;
Ah ! bonne Fée , enseignez-nous
Où vous cachez votre baguette !
NOVEMBRE 1817 . 387
Dans un beau palais de cristal ,
Hélas ! Urgande est retirée ;
En Amérique tout va mal ,
Au plus fort l'Asie est livrée.
Nous éprouvons un sort plus doux ,
Mais pourtant , si bien qu'on nous traite ,
Ah ! bonne Fée , enseignez-nous
Ou vous cachez votre baguette !
M. P. J. DE BÉRANGER.
www wwwwwwwwwwwwww
ÉNIGME .
Je suis gai , je suis triste, ou maussade ou charmant ,
J'exprime la fureur , ou je peins la tendresse ;
Ici , je suis un malheureux amant ,
Plus loin une ingrate maîtresse.
Quoique du sexexe masculin,
Souvent , sans se tromper, on me croit une femme ;
Souvent jemontre un air chagrin
Lorsquejeje ris au fond de l'âme ;
Quelquefois , quand monfront respire lacandeur ,
Ma bouche sans pudeur
Exhale l'imposture ;
Et quoique faux de ma nature ,
J'ai su plus d'une fois démasquer l'imposeur.
Souvent, pour surprendre Isabelle ,
Je prête mon secours au jaloux Dorimon;
Mais dans le même instant je procure à Damon
Un tète à tête avec sa belle;
Et le voilà qui jase à ne jamais finir ;
Quand on parle de soi , comment se retenir !
Mais à mon tour , je jase trop peut-être ,
Nul ne craint plus que moi de se faire connaître.
CHARADE.
Celui qui dansmonpremier
Met trop souvent mon dernier
Tombe enfin dans mon entier.
.:
:
25.
388 MERCURE DE FRANCE .
nuwwww
LOGOGRIPHE.
Matière vilé avec ma tête ,
Je sais un esprit sans ma téte ;
J'occupe un coin sur terre , avec ma tête ,
Maplace est au ciel , sans ma tête ;
Rebut du monde avec ma tête ,
Je suis presqu'un dien, sans ma téte;
Belle Thémire enfin , hideuse avec ma tête ,
Je suis beau comme vous quand j'ai perdu la tête .
Mots de l'Enigme et des Charades insérées dans le dernier
numéro .
Le sujet de l'énigme est la lettre E; et les mots des
deux charades , sont vertu et murmure.
NOUVELLES LITTERAIRES .
OEuvres complettes de Buffon , mises en ordre ,
précédées d'une notice sur la vie de l'auteur , et
suivies d'un discours intitulé : Vues générales des
progrès de plusieurs branches des sciences naturelles
depuis le milieu du dernier siècle ; par M. le comte
de Lacépède (1 ) ,
(II . Article. )
J'ai déjà parlé de cette belle édition , dirigée par un
(1 ) On souscrit à Paris , chez Rapet et compagnie , rue Saint-
André-des-Arcs , n. 41. Les volumes qui ont paru se paient ,
par les nouveaux souscripteurs , 15 fr. avec fig. en noir, et 35 fr.
pap. vél,, fig. color. Ceux qui doivent paraître restent fixés
à 12 fr. , fig, en noir , et 30 fr. pap. vél. , pour lesquels seuls sont
destinées les fig. color,
:
NOVEMBRE 1817. 389
:
homme justement célèbre comme savant et comme écrivain
; je n'ai pas besoin d'ajouter qu'il remplit avec une
scrupuleuse fidélité les engagemens qu'il a contractés
envers les admirateurs de Buffon. Ils en avaient une garantie
assurée dans les talens de M. le comte de Lacér
pède, et dans son respect filial pour la mémoire du grand
homme qui dirigea ses premiers travaux , et qui le désigna
pour son successeur.
J'ai traité dans le même article une question qui m'a
paru intéressante sous plus d'un rapport (1). Il s'agissait
de savoir quel rang doivent occuper, dans l'es
time accordée aux travaux de l'esprit humain, la culture
des lettres et celle des sciences exactes. Je n'ai été
conduità l'examen de cette question , que par les prétentions
exagérées de quelques géomètres qui s'échappant
par la tangente du cercle qui leur est assigné ,
pénètrent dans le domaine des lettres , où ils affectent
un ton de supériorité et de dédain que justifieraient à
peine les découvertes d'un Newton ou le génie d'un
Pascal. Incapables de discerner le mérite des productions
littéraires qui , pour être dignement appréciées , exigent
un goût cultivé et la connaissance approfondie des
modèles , ils décident que la gloire de la nation est aujourd'hui
concentrée dans les calculs de ses mathématiciens
et dans les fourneaux de ses chimistes . J'ai
d'abord établi que les travaux des hommes distingués
qui cultivent avec succès les diverses parties des sciences
naturelles et des sciences exactes , étaient aussi honorables
qu'utiles , qu'ils méritaient des encouragemens
et des récompenses; mais j'ai ajouté qu'il n'y avait
de gloire solide à espérer que pour les savans qui
réunissaient la puissance du style à celle du calcul;
(2) Voyez leMercure du 27 septembre dernier.
590 MERCURE DE FRANCE.
j'ai de plus observé que la plus grande gloire apparte
nait aux écrivains qui avaient employé leur génie à fortifier
la raison de l'homme , à épurer ses affections , à
élever son âme , à orner les vérités morales de toutes
les grâces du langage , et à les appuyer de toute l'énergie
de l'éloquence.
La question ainsi ramenée à ses termes les plus simples
, est déja jugée. La littérature qui , dans ses diverses
parties ne doit être que l'expression des grandes pensées
, des sentimens généreux , n'a besoin d'aucun
auxiliaire pour briller d'un vif éclat ; elle règne sur
l'homme par ses deux facultés les plus actives , l'imagination
et la sensibilité morale ; elle est le plus noble résultat
de la raison perfectionnée. La parole est le lien
des sociétés et la souveraine du monde ; les hommes
qui ont exercé avec le plus d'empire l'autorité du génie
ont été les bienfaiteurs de l'humanité.
Quant aux sciences qui s'appuient sur le calcul et
qui viventde découvertes, elles n'exciteraient qu'une curiosité
stérile , ou ne serviraient qu'à des besoins purement
matériels , si la littérature ne venait à leur secours
. C'est elle qui les fait sortir du domaine de l'abstraction
, qui rattache leurs résultats à des idées morales,
et les élève au rang honorable qu'elles doivent toujours
occuper.
En rappelant ces vérités incontestables , mon but n'a
donc pas été d'avilir les sciences et de rabaisser le mérite
des savans. J'ai rendu une justice éclatante à ceux
qui s'exercent avec la même supériorité dans l'art d'observer
les phénomènes , et dans celui de les décrire ;
j'ai seulement remis chaque chose à sa place, sanspartialité
et sans aigreur.
Toutefois, ces opinions , quelque justes etmodérées
qu'elles soient , m'ont attiré des reproches amers. J'ai
NOVEMBRE 1817 . 591
reçu, entre autres missives peu polies , une lettre où l'on
suppose que je suis « l'ennemi des sciences et le détracteur
des savans ; » on y parle avec beaucoup de légèreté
des hommes de lettres de l'époque actuelle , et dans une
conclusion digne de l'exorde , on me demande , de
quel droit j'ai critiqué le style de M. de La Place , qui
jouit d'une réputation européenne , et qui s'est illustré
en appliquant la théorie newtonienne de l'attraction
aux phénomènes de la capillarité.
J'ai déjà répondu à la première de ces accusations ;
jevais répondre à la seconde. M. de La Place est sans
doute un savant digne de sa célébrité. Sa réputation ,
comme géomètre , est très-étendue , et je ne doute point
qu'il n'ait pénétré tous les mystères de la capillarité.
J'avoue que , pour ma part, j'aimerais mieux avoir composé
l'Esprit des lois ; mais mon opinion est ici de
peu d'importance , puisque je me déclare incapable
d'apprécier les travaux scientifiques de M. de la Place ,
etque je m'en rapporte à cet égard au jugement des
personnes compétentes qui lui assignent un rang trèsélevé
parmi les savans modernes .
M. de La Place régnait paisiblement dans l'Académie
des sciences , où il voyait prospérer , à l'ombre de
ses ailes protectrices , une foule de jeunes savans dignes
peut-être de devenir un jour ses rivaux. Tant qu'il est
resté dans ce sanctuaire impénétrable , il a été inaccessibleà
la critique. On voyait en lui un savant et non un
écrivain. Mais lorsque , passant de l'Académie des
sciences à l'Académie française , il est entré dans la
république des lettres , il a dû accepter les inconvéniens
comme les avantages de cette émigration. Dans cette
république , toujours un peu agitée , les citoyens sont
égaux de droit. Ils ne jugent d'un écrivain ni sur ses
honneurs académiques , ni sur ses autres dignités , mais
592 MERCURE DE FRANCE.
sur le mérite de ses productions et sur l'étendue de son
talent. Aucun privilège ne met un homme de lettres à
l'abri de la critique ; et c'est seulement comme homme
de lettres , comme écrivain , que j'ai considéré M. de
La Place. Son livre de l'Exposition du système du
monde n'est même venu à ma pensée que pour appuyer
une opinion que je crois bien fondée; c'est que
les productions les plus dignes d'éloges , sous le rapport
de la science , n'obtiennent jamais un grand succès
s'ils manquent de style. C'est en poursuivant l'idée
de la prééminence de la littérature sur le calcul, que
j'ai rencontré l'ouvrage dont j'ai respecté le fonds et
critiqué la forme.
Il ne s'agit donc que de savoir si ma critique est
juste; et je ne connais , pour constater ce fait , d'autre
moyen que d'extraire , de l'Exposition du Système
du Monde , un passage assez étendu pour fixer , à cet
égard , le jugement des lecteurs. Je prends l'exorde de
' l'auteur , et ce choix est fondé sur deux raisons ; d'abord ,
pour éviter le reproche d'avoir seulement examiné
quelques phrases isolées , et surtout parce que les premières
pensées d'un sujet aussi magnifique, ont dû
élever l'imagination et le langage de l'écrivain. Voici
comment M. de La Place entre en matière :
<<De toutes les sciences naturelles , l'astronomie est
celle qui présente le plus long enchaînement de découvertes
. Ily a extrêmement loin de la première vue du
ciel à la vue générale par laquelle on embrasse aujourd'hui
les états passés et futurs du système du monde.
Pour y parvenir , il a fallu observer les astres pendant
un grand nombre de siècles ; reconnaître , dans leurs apparences
, les mouvemens réels de la terre; s'élever aux
lois des mouvemens planétaires , et , de ces lois , auprincipe
de la pesanteur universelle; redescendre enfin de
NOVEMBRE 1817 . 593
ceprincipe à l'explication complète de tous les phéno
mènes célestes jusque dans leurs moindres détails ; voila
ce que l'esprit humain a fait dans l'astronomie. L'expor
sitionde ces découvertes , et de la manière la plus simple
dont elles ont pu naître et se succéder , aura le double
avantage d'offrir un grand ensemble de vérités importantes
, et la vraie méthode qu'il faut suivre dans la
nature. C'est l'objet que je me suis proposé.>>>
Je ne perdrai point de temps à analyser ce style sec
et décoloré. Je ne demanderai pas àl'auteur comment,
en se servant d'un principe pour l'explication des phénomènes
célestes , on redescend de ce principe; je lui
ferai seulement observer l'absence des sentimens que le
grand spectacle des cieux aurait dû faire jaillir de son
âme. Une comparaison fera mieux entendre ma pensée.
Buffon , après avoir médité sur les révolutions de la
nature , saisit le burin du génie, et grave ainsi ses premières
inspirations.
« Comme, dans l'Histoire civile, on consulte les titres,
on recherche les médailles , on déchiffre les inscriptions
antiques pour déterminer les époques des révolutions
humaines , et constater les dates des événemens moraux ;
de même, dans l'Histoire naturelle, il faut fouiller les
archives du monde , tirer des entrailles de la terre les
monumens , recueillir leurs débris , et rassembler en
corps de preuves tous les indices des changemens physiques
qui peuvent nous faire remonter aux différens
âges de la nature. C'est le seul moyen de fixer quelques
points dans l'immensité de l'espace , et de placer un
nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du
temps. Le passé est comme la distance ; notre vue y
décroît , et s'y perdrait de même , si l'histoire et la
chronologie n'eussent placé des fanaux , des flambeaux
aux points les plus obscurs ; mais , malgré ces lumières
394 MERCURE DE FRANCE .
de la tradition écrite , si l'on remonte à quelques siècles ,
que d'incertitudes dans les faits ! que d'erreurs sur les
causes des événemens ! et quelle obscurité profonde
n'environne pas les temps antérieurs à cette tradition !
D'ailleurs , elle ne nous a transmis que les gestes de
quelques nations ; le reste des hommes est demeuré
nul pour nous , nul pour la postérité ; ils ne sont sortis
de leur néant que pour passer comme des ombres qui
ne laissent point de traces ; et plût au ciel que le
nombre de ces prétendus héros dont on a célébré les
crimes ou la gloire sanguinaire , fût également enseveli
dans la nuit de l'oubli.>>
Vous venez d'entendre l'homme éloquent , l'écrivain
supérieur dont l'imagination saisit les idées à de grandes
distances , les rapproche et leur imprime le mouvement
et la vie. Dans cette admirable esquisse des révolutions
du globe , l'auteur n'oublie point les intérèts
de l'humanité , et c'est un trait de morale philosophique
qui termine sa composition. Comparez maintenant
l'exorde de Buffon à celui de M. de La Place , et vous
comprendrez mieux ce qui manque à ce dernier, non
comme savant , mais comme écrivain.
On me demandera si je refuse toute espèce de mérite
de style à l'auteur de l'Exposition du Système du
Monde. Quand j'ai avancé qu'il ne savait pas écrire ,
j'ai pris ce mot dans le sens que lui donnent les hommes
de lettres . Pour ne laisser aucun doute sur ma pensée ,
je répéterai ce que je crois avoir déjà énoncé , je veux
dire que le style de M. de La Place est généralement
correct , j'ajouterai qu'il rend quelquefois ses pensées
avec une heureuse précision ; il est méthodique et clair,
mais il est froid ; c'est de la glace qui réfléchit la lumière.
Il n'a manqué peut-être à cet académicien , pour
NOVEMBRE 1817 . 595
devenir un écrivain , qu'une imagination plus vive et
un esprit moins assujéti aux règles du calcul.
Si j'ai plaidé , avec quelque chaleur , la cause des
lettres , c'est pour rectifier une opinion qui tend à se
répandre , et qui finirait par devenir funeste aux progrès
de la civilisation. On suppose que le domaine de la
littérature est épuisé , et qu'on ne peut obtenir de succès
qu'en se livrant à l'étude des sciences naturelles . Je
pense que le contraire de cette opinion est réellement
la vérité. Je remarque que la plupart de nos savans
n'ajoutent aucune vérité importante aux grandes vérités
dont les Descartes , les Galilée et les Newton ont enrichi
le dépôt des connaissances humaines. Ils ne se
livrent plus à ces hautes méditations qui conduisaient
à la découverte des lois éternelles de la nature . Courbés
vers la terre , ils dissèquent des végétaux , ou cherchent
de nouvelles combinaisons dans les décompositions de
la matière. Je suis loin de leur en faire un reproche ,
mais je n'y vois pas non plus un grand sujet d'orgueil .
Quant à la littérature qui s'occupe spécialement de
l'homme moral , elle est vaste comme son imagination ,
et toujours vivante comme ses passions. Nous ne pouvons
être juges de notre époque ; trop de petits intérêts
, trop de préjugés nous empêchent de rendre une
entière justice aux talens contemporains ; mais les
bonnes traditions ne sont point perdues , l'émulation
est établie , le génie travaille en silence , « les chants
n'ont pas cessé. »
Je terminerai cet article par une citation qui rentre
dans mon sujet; je la dois à l'un de nos plus spirituels
écrivains . «Quedans le siècle où nous sommes, un homme
'se trouvant sans esprit , sans imagination et sans talent,
prenne un fourneau , un alambic , une machine électrique
, et se fasse chimiste ou physicien , on entendra
396 MERCURE DE FRANCE.
parler de lui , on verra éclore ce nom inconnu , dom
on sera forcé de se charger la mémoire ; et , grâces à
leur ignorance , la plupart des gens du monde ne sauront
jamais jusqu'à quel point on doit estimer ou mépriser
ce manoeuvre. Il n'en est pas ainsi en littérature;
quatre lignes de prose ou quelques vers classent un
homme presque sans retour : il n'est pas la de dissimulation
. >>>
A. JAY.
L'ERMITE EN PROVINCE.
ELOGE ET CENSURE.
Etatem aliam , aliudfactum convenit.
PLAUTE , Le Marchand , acte v.
(Il faut se conduire selon les temps.)
Après avoir passé, avec moi , trois jours à Montauban,
mon vieux confrère m'a conduit dans son ermitage à
quelque distance de la ville ; les objets et les personnes
que nous venions d'y voir ont été le sujet de plusieurs
entretiens où j'ai puisé des notions dont on ne contestera
pas l'exactitude.
Au moment de partir, pendant que je comptais avec
mon hôte de l'Hôtel de France , une jeune fille vint
me remettre un billet de mon aimable compagne de
voyage que j'avais quittée à Moissac. Je fus distrait de
l'attention que je donnais à la lecture de cette lettre,
par l'accueil que fit l'Ermite de Tarn- et-Garonne, à
celle qui me l'apportait , et qu'il embrassait avec une
tendresse toute paternelle.- Ma pauvre Joséphine
NOVEMBRE 1817 . 397
(lui disait-il avec une effusion de sentiment qui me
faisait sourire avant que j'en connusse la cause ) , que
je suis aise de te voir ! « Monsieur, continua-t-il en
m'adressant la parole ) , regardez cette excellente fille ,
et vantez-vous de connaître une des meilleures créatures
qui soit au monde...... » Elle sortit pour aller faire
quelqu'autre commission dans la ville,et PErmite continua:
« Je n'ai pas trop conçu pourquoi , dans votre
premier discours sur Montauban , dont vous m'avez
communiqué le manuscrit , vous avez cru devoir déguiser
, sous le nom de madame d'Ettivale , celui de
madame la marquise de La Vallette. Je vous passerais
eette précaution oratoire, si cette dame, compromise
dans un procès , dont il ne vous était pas permis de
préjuger l'issue , attendait encore la justice qu'elle
vient d'obtenir; mais aujourd'hui qu'elle est rendue à
la société , par quels singuliers égards pour le malheur ,
ou par quelle injuste défiance envers une autorité protectrice
, craignez-vous de nommer une femme qui honore
son sexe par le dévouement le plus héroïque aux
objets de son affection, et par un courage dont la source
est dans une âme ardente qui s'est fait une passion de
ses devoirs d'amie , d'épouse et de mère? Mais j'oublie
que c'est de la servante et non de la maîtresse qu'il est
question dans ce moment. C'est encore une des prérogatives
de cette femme extraordinaire que l'attachement
qu'elle inspire à tous ceux qui l'approchent. Elle avait ,
depuis deux ans , pour femme-de-chambre , cette même
Joséphine que vous venez de voir. Jenne, jolic , cette
pauvre fille n'eût pas manqué d'amans; mais , aussi
sage que bonne , elle voulait un époux .
« Il était trouvé; lejour du mariage approchait, et sa
part dans la communauté devait se composer de sés
petites économies ; c'était tout son avoir : cependant les
398 MERCURE DE FRANCE .
«Je
juges d'instruction près la cour prévôtale notifient à
madame de La Valette , arrêtée depuis quelque temps ,
et détenue aux Madelonettes , l'ordonnance de prise
de corps et l'ordre à la gendarmerie de la transférer
à Lyon. Madame de La Valette avait défendu à Joséphine
de la suivre. Celle-ci n'insiste point , et va sejeter
aux pieds de l'officier de gendarmerie chargé d'escorter
sa maîtresse : il s'oppose également à ce qu'elle
l'accompagne , en objectant que le gouvernement ne
paie le voyage que de la seule prisonnière.-
le sais , répond Joséphine : j'allais me marier , voici ma
dot ; elle suffira aux frais de mon voyage ; je vous prie
seulement de vous charger de payer pour moi sur la
route , et de laisser croire à ma maîtresse que je voyage ,
comme elle , aux frais du gouvernement : sans cela,
elle me fera mourir en me forçant de l'abandonner.
L'officier de gendarmerie céda aux instances de cette
excellente fille , et Joséphine n'a point quittémadame de
La Valette. Si vous doutez du fait , je vous citerai des
autorités que vous ne récuserez pas. »
Cette petite digression , et le plaisir que nous eûmes
à causer avec cette bonne Joséphine , qui nous fit le
récit le plus touchant des malheurs de sa maîtresse à
Lyon , retarda notre départ de quelques heures.
Nous sortîmes par le magnifique faubourg ds Ville-
Bourbon , sur la rive gauche du Tarn ; il est presque
entièrement occupé par des négocians , des fabricans
d'étoffes , de minots , et par des teinturiers , la plus
grande partie protestans : la rive droite ( proprement
la ville ) est le séjour de la noblesse et des membres des
anciennes cours des aides et sénéchaussée.
Nous nous arrêtâmes en passant devant une église
de peu d'apparence : « Ne perdons pas , me dit mon
NOVEMBRE 1817 . 599
guide , l'occasion de parler d'un homme de bien; on
ne la retrouve pas quand on veut. Cette petite succursale
était naguère desservie par un prêtre , vrai modèle de
charité, de piété , de modestie, de toutes les vertus
évangéliques . Je l'ai, non pas vu, mais surpris, après avoir
épuisé sa bourse , à soulager de pauvres malades , vendant
sa montre pour leur en envoyer le moutant , au nom
du comité de bienfaisance. Sa tolérance rendit à l'église
catholique plus de protestans que les terribles persécutions
des conseillers de Louis XIV . Il était l'ami des
calvinistes dont il était chéri , révéré , à l'égal du meilleurdes
pasteurs de leur église. Ce modeste abbé Delmas,
dont la mémoire est si chère aux gens de bien qui l'ont
connu , eût acquis beancoup de célébrité dans les lettres
s'il n'eût pas mis autant de soins à cacher de grands
talens que d'autres en mettent à faire parade du peu
qu'ils en ont. Je doute que , depuis la décadence des
lettres romaines , on ait rien écrit de plus remarquable
pour l'élégance , la hauteur et la pureté dustyle, qu'un
poëme en vers latins sur les Merveilles de la Création ,
dont le manuscrit est entre les mains d'un honnête
héritier qui le croit écrit en espagnol . >>
Autre station devant la caserne des chasseurs de
l'Isère , dont l'Anachorète m'a fait un éloge qui n'est
point suspect dans la bouche d'un homme qui associe
toujours ensemble les mots de paix et de gloire . Il m'a
parlé avec une affection toute particulière du brave
lieutenant-colonel de ce régiment dont les nombreuses
blessures et les souffrances, qui en sont trop souvent la
suite , n'ont pu ralentir le zèle et l'activité. J'ai su en
même temps que cette caserne avait été occupée ,
l'année précédente , par les cuirassiers d'Angoulême ,
et que le souvenir du comte d'Andelauw, leur colonel ,
1
400 MERCURE DE FRANCE .
est particulièrement cher aux habitans de cette ville
qui l'estiment et le révèrent.
Nous faisions route à pied ; et , tout en cotoyant les
bords charmans du Tarn , mon vieux compagnon continuaità
me communiquer sur ce pays des renseignemens
d'autant plus précieux qu'ils sont le fruit d'une longue
et studieuse expérience .
«Le département de Tarn-et-Garonne , me dit-il ,
a été formé , en 1808 , de deux arrondissemens du département
du Lot , d'un arrondissement de la Haute-
Garonne , et de quelques cantons détachés de Lot-et-
Garonne. Ce département est un des plus fertiles du
royaume; on y cultive, en grand et avec beaucoup de
succès et de profit, le millet et le blé; le vin est de
mauvaise qualité; c'est moins à la culture qu'à la fabri
cation qu'il faut s'en prendre : on y élève d'excellentes
volailles , principalement à Caussade .
« Les principales ou plutôt les seules villes sont :
Montauban, Castel- Sarrasin, Moissac , Negrepelisse,
Caussade , Saint - Antonin , Montech , Caylus et
Lauzerte.n
A peu de distance de Montauban , nous avons passé
devant une maison de campagne d'assez belle apparence
, où je ne pus m'empêcher de rire en comparant
l'élévation prodigieuse des pins dont le jardin est
couvert avec les ridicules proportions des taupinières
amoncelées çà et là sous la burlesque dénomination de
montagnes . Le propriétaire , fabricant de minot, a la
réputation de se connaître très-bien en farines ; il est
probable qu'il se fût exercé avec moins de succès dans
l'art de Laquintinie.
Un autre bien de campagne arrêta mon attention
avec plus d'intérêt : il y a trois ans qu'on y chérissait ,
qu'on y admirait encore un descendant du premier
NOVEMBRE 1817 . 401
ॐ
grand-maître de l'ordre de Saint- Jean-de-Jérusalem , de
ce célèbre Raymond Dupuy , compagnon d'armes de
Baudouin , roi de Jérusalem ; les vertus , les grandes
qualités de l'héritier d'un si beau nom l'avaient placé
dans la plus haute estime de ses concitoyens ; une mort
précoce a fermé la carrière brillante qui s'ouvrait devant
lui.
Dans cette longue promenade , j'ai eu occasion de
remarquer qu'aux environs de Montauban les moindres
bourgs ressemblent à de petites villes ; les
communes
rurales ne s'y divisent point en plusieurs hameaux
comme dans les autres départemens ; les habitans ,
plus rapprochés , y sont continuellement sous l'oeil du
curé ou du pasteur , du maire ou du juge de paix ; il
résulte de la que l'administration estplus facile, que les
délits correctionnels sont plus rares , mais peut-être y
perd-on en indépendance , ce que l'on y gagne en tranquillité.
L'opinion du maire y fait celle de la commune ,
et il suffit de changer l'un pour opérer dans l'autre une
révolution complète. Chaque village a ses cafés , ses
traiteurs , ses promenades publiques d'été et d'hiver ,
ses coteries , ses cercles des amis du roi et de la patrie
qui malheureusement ne sont pas toujours les mêmes .
Dans chacune de ces bourgades, il y a un ton, un accent ,
des manieres , des habitudes qui en distinguent les habitans;
on saura dans un moment sivous êtes de Moissac ,
de Negrepelisse ou de Lauzerte, à la manière dont vous
marchez , dont vous saluez , dont vous prononcez certains
mots patois. Mon guide m'assure que les nuances
de ce patois indiquent avec assez de certitude dans
les diverses provinces où on le parle, les nuances du
caractère des habitans : à Montauban , où l'on est plus
poli, où les femmes sont plus délicates qu'a Rodez et
àCahors , le patois est aussi plus doux ; les a y rem-
26
MERCURE DE FRANCE. 402
placent plus souvent les o ; j'en citerai un exemple
entre mille : Marguerite se dit à Cahors Morgorido ; à Montauban , Margarida. Dans le Rouergue , l'Au- vergne , le Limousin , le Périgord , le patois et les moeurs sont beaucoup plus rudes que dans le Quercy, où ils sont moins polis qu'à Nérac et à Agen. En général
, le patois s'adoucit vers l'est et le sud , et devient plus grossier en s'avançant dans le nord et dans l'ouest, c'est -à-dire vers les montagnes . L'histoire de cet idiome, s'il faut en croire mon confrère , jeterait une grande clarté sur les moeurs des provinces du Midi de la
France .
Une nombreuse compagnie de gens de campagne qui
vint à passer près de nous , muni du plus singulier
attirail , me fit connaître une des cérémonies en usage
à la campagne dans les noces des protestans ; les conviés
étaient tous armés de fusils et de pistolets; quelquesuns
portaient des rameaux axuquels étaient suspendus
des fruits , des gâteaux appelés fouaces , des pièces de
boucherie , de la volaille et des oeufs , le tout orné de
rubans et de fleurs. Ce cortége se rendait chez le ministre,
lequel devait bénir ces offrandes que l'on doit porter
ensuite chez la mariée . Dans les mariages entre catholiques
et protestans qui deviennent , chaque jour ,
rares, ce cortége se rend à la mairie, à moins que le conjointcatholique
ne consente à faire bénir son union parle
pasteur. Les noces se font avec une profusion extraordinaire
; les riches paysans , que l'on appelle ici pagès,
n'épargnent ni le vin du cellier , ni même celui du
caveau ; deux feuillettes du premier sont placées aux
deux bouts de la table , dressée pour l'ordinaire dans
le champ voisin. Le repas dure jusqu'à la nuit, et l'on
danse jusqu'au lendemain ; mais , deux heures après
que le couple amoureux s'est dérobé à la foule impor
moins
NOVEMBRE 1817. 403
tune , il est d'usage d'aller enfoncer la porte de la
chambre nuptiale , et de présenter aux nouveaux mariés
la soupe à l'ail perfidement assaisonnée de poivre et
de gingembre.
Dans le département du Tarn-et-Garonne , comme
dans celui du Lot , les neuvaines et les anniversaires
de décès sont , dans les campagnes et même dans quelques
villes , de véritables fètes de famille ; on y invite
de préférence les voisins connus pour boire beaucoup
et pleurer facilement : on m'a cité , dans ce genre , des
amateurs de première force qui ont fini par se faire un
métier de ce double talent.
Les jeunes gens des deux sexes , d'un caractère ardent
et passionné , loin d'être divisés , comme leurs
parens , par la différence des religions , y puisent quelquefois
l'énergie d'un sentiment qui s'accroît pour l'ordinaire
de toute la force de l'obstacle qu'on lui oppose .
Negrepelisse , où les plus jolies filles sont protestantes
, a vu se renouveler les histoires de Clarice
et de Lovelace ; de Célestine et de Faldoni : on m'a
parlé d'un M. de B......... qui a poursuivi , dans
toute la France , le ravisseur de sa jeune et charmante
soeur , et qui l'a forcé de ramener , aux pieds de son
père , la victime et le gage d'une passion fatale.
Dans ce pays l'hymen n'a souvent besoin que d'un
prétexte ; on est convenu , par exemple ( sauf le chapitre
des accidens qui forcent assez souvent à renoncer à
l'usage ) , de regarder , comme unis d'avance par le
ciel , ceux qui figurent ensemble dans une cérémonie
publique ou religieuse ; rien de plus commun que de
voir se marier le parain avec la maraine , le donzeau
avec la donzelle (1 ) ; la demoiselle qui , dans les pro-
(1) Les deux personnes qui tiennent le poêle sur la tête des
nouveaux époux.
26.
404 MERCURE DE FRANCE .
cessions solennelles , porte la bannière de la Vierge,
avec le jeune hortime qui porte la croix : dans ces dernières
fonctions, il est rare que le bouquet virginal, que
reçoit la jeune fille , des mains du galant porte-croix ,
ne soit pas considéré comme le bouquet des fiançailles .
Quelque plaisir que je puisse trouver à décrire l'habitation
charmante que l'Anachorète de Tarn-et-Garonne
appelle son ermitage ; quelque envie que j'aie de
le faire mieux connaître lui-même , et de montrer dans
sa personne le modèle des vieillards aimables , des
hommes savans sans pédanterie , philosophes sans orgueil,
tolérans sans indifférence , et patriotes sans exa
gération , je suis obligé de respecter le secret dont sa
modestie et peut-être sa prudence m'ont fait une loi
et parmi les hommes distingués de ce département ,
dont il me reste à parler , c'est le seul envers qui la reconnaissance
m'impose l'obligation d'un éloge pseudonyme.
Montauban n'a vu naitre qu'un très-petit nombre
de littérateurs et de savans. Le premier , ou du moins le
plus ancien , est Garrissoles , ministre du saint Evangile,
auteurd'un poëme latin ( l'Adolphine) en l'honneur
de Gustave Adolphe ; peut-être faudrait- il remonter
jusqu'au temps de Virgile et d'Horace pour trouverdes
vers latins à comparer à ceux de ce beau poëme, dont
les exemplaires sont devenus très -rares . 4
Vient ensuite , par ordre chronologique, Charles
Ballet , littérateur recommandable , et du Belloi, savantjurisconsulte
.
Il suffit de nommer Cahusac et M. le Franc de Pompignan
, dont on connaît les cantiques sacrés , bien
qu'on ne les touche pas plus que du temps de Voltaire.
Montauban possède une Société des sciences , agriculture
et belles-lettres , qui fut fondée en 1740, par
"
NOVEMBRE 1817 . 405
1
M. de Verthamon , évêque ; elle a joui , pendant quelque
temps , d'une sorte de célébrité , et le recueil de ses
mémoires n'est point sans intérèt ; on remarque , avec
peine , que cette Société , qui n'a jamais compté
parmi sesmembres un aussi grand nombre d'hommes de
mérite, a presque entièrement suspendu ses travaux ;
des dégoûts politiques paraissent être la véritable cause
de cette paresse.
Les principaux membres de cette Académie, sont, pour
les sciences , M. Duc Lachapelle , correspondant de
l'Institut, habile astronome, qui publia, en 1807, un ouvrage
très-utile , intitulé : Application du système décimal
aux mesures en usage dans le département du
Lot, dont Montauban dépendait alors .
M. Combedounous, savant helléniste , ancien membre
du conseil des cinq-cents , et traducteur des OOEuvres
dePlaton.
Un jeune médecin, zélé sectateur de Jenner (1 ) ,
qui plie sous le faix des médailles d'encouragement , et
dont l'estime. publique récompense le zèle infatigable
et les soins véritablement pieux qu'il donne à ses malades
de toutes les classes .
On compte dans la classe d'agriculture , plusieurs
propriétaires modestes , qui s'efforcent d'introduire dans
les cantons où ils ont leurs biens , les méthodes agricoles
les plus avantageuses ; l'un d'eux vient de faire
construire, à ses frais , plusieurs moulins à râper les
pommes de terre , aussi ingénieux que commodes; il les
prête aux cultivateurs les moins aisés , et pour mieux
Icur enseigner l'usage qu'ils peuvent en faire , il fournit
souvent aux plus pauvres et le moulin et l'aliment qu'il
(1) L'Ermite ne le nomme pas , mais nous croyons qu'il veut
parler de M. Durat-Lassale, d'Aurillac ( note des éditeurs ).
406 MERCURE DE FRANCE.
sert à préparer . Homme généreux et modeste , vous
vous cachez vainement pour faire le bien, vous n'échapperez
pas à la reconnaissance publique.
Parmi les littérateurs , M. Poncet Delpech fils, est
auteur d'un poëme intitulé : les Quatre Ages de
l'homme , dont l'origine , le dessein et le but sonttont
entiers dans le premier vers .
Je vais chanter un homme , et cet homme c'est moi.
1
On est sûr du moins que l'auteur est plein de son
sujet.
M. Auguste de la Bouysse , si connu par ses élégies
conjugales , est une des colones poétiques de l'Académie
de Montauban , conjointement et solidairement avec
M. Poncet Delpech. 1
M. l'abbé Aillaud , professeur de rhétorique au collége
royal , dans un poëme de l'Egyptiade , où il
avait d'abord comparé son héros ( qu'il ne compare plus
à rien ) , à Jupiter , à Mars , passait avec beaucoup de
goût de la mythologie à la Bible , et s'écriait , en s'adressant
au Mont-Thabor :
O Thabor ! ébloui de ta gloire suprême ,
Tu vis sur ton sommet triompher Dieu lui-même ,
Tu devais voir encor pour combler tes dest.ns ,
Triompher à tes pieds le plus grand des humains.
Pendez-vous , M. le marquis de L.... , votre fameuse
apostrophe : Dieu vous fit et se reposa , ne vaut pas
ce triomphe du Mont Thabor , qui , après avoir contemplé
Dieu dans sa gloire , a vu pour combler ses
destins , triompher à ses pieds le plus grand des humains
: voilà ce qui s'appelle de la louange délicate !
M. de Puntis a donné au théâtre de l'Odéon une
comédie , (l'Entremetteur de Mariages ) , qui a obtenu
du succès.
NOVEMBRE 1817 .
Il serait ingrat et injuste d'oublier dans cette liste
des littérateurs de Montauban , M. Roques , aveugle
de naissance , dont le Mercure a publié dernièrement
une lettre sur l'éducation des aveugles , qui ne fait pas
moins d'honneur à son coeur qu'à son esprit . Dans le
grand nombre d'énigmes et de charades dont M. Roques
approvisionne ce journal , plusieurs s'élèvent audessus
du genre , et méritent de trouver place dans les
plus jolis recueils de poésies fugitives .
M. Funck , professeur de musique à Montauban ,
mérite également une mention particulière : à un talent
d'exécution de première force sur le violon, la basse ,
la flûte et le hautbois , cet artiste vraiment prodigieux ,
unit la science de la composition , et ( ce qui n'est
peut-être pas moins extraordinaire ), sûr de briller à
Paris , au premier rang des musiciens les plus célèbres
, il préfère l'existence heureuse et modeste qu'il
s'est faite dans une ville de province , où son caractère
n'est pas moins apprécié que son admirable talent.
Les principales maisons de commerce sont celles de
MM. Delmas , d'Escorbiac , Garisson, Bigail-Romagnac
, Sartre - de- Salit , Malleville - Condat et Mariette;
ces trois derniers ont des propriétés immenses
dans ce département ; tous , à l'exception de MM. Malleville
-Condat , sont , je crois , protestans .
Un des hommes qui ont porté le plus d'esprit et de
lumières dans la science du commerce , M. Portal , aujourd'hui
conseiller d'état , appartient à une ancienne
et respectable famille de Montauban.
La petite ville de Moissac , sur le Tarn, est trèscommerçante
; elle possède un moulin pour les minots ,
de la construction la plus vaste et la plus ingénieuse :
M. le baron Detours en est propriétaire .
Le barreau de Montauban s'honore des talens de
408 MERCURE DE FRANCE.
M. Mallet fils , aussi profond jurisconsulte qu'orateur
distingué .
Les environs de Realvile ont vu naître le fameux
orateur Cazalès , dont on voit le château sur la route
de Caussade a Montauban .
Cette dernière ville est la patrie du conventionel
Jean- Bon Saint-André, qui se fit plus d'honneur
dans sa préfecture de Mayence , où il déploya les talens
d'un grand administrateur , qu'a bord du.........
où il fut en partie cause de la perte de la bataille navale
du 13 prairial an 2 , que le célèbre amiral Villaret-
Joyeuse aurait infailliblement gagnée sans lui.
On ne s'étonnera pas qu'une ville qui vit naître plusieurs
des plus braves compagnons du grand Béarnais ,
ait donné le jour à ce vaillant général Doumere , qui
commanda le premier corps de cavalerie en l'an 13 ;
qui fit, avec tant de gloire , les campagnes du Nord,
du Rhin , et d'Italie; qui entra deux fois à Vienne
et à Berlin , et dont le nom s'associe à presque toutes
les actions héroïques qui ont illustré nos armes ; à cet
autre duc de la Force , aujourd'hui pair de France et
maréchal- de-camp , qui a soutenu dans nos rangs l'éclat
d'une gloire héréditaire ; enfin à ce général Bessières
à qui un nom moins illustre , mais plus fameux , impose
encore de plus grandes obligations .
L'ERMITE DE LA GUY ANE .
• NOVEMBRE 1817. 409
ANNALES DRAMATIQUES.
Avant la représentation de l'Esprit de parti , on paraissait
généralement prévenu contre cette comédie ; le
titre ne réveille pas dans l'imagination la simple idée
d'un ridicule ou d'un vice; il fait naître le souvenir
d'une passion ardente , qui a pris successivement un
grand nombre de formes , parmi lesquelles il en est
bien peu qui puissent être appropriées à la scène comique,
Ce grave sujet présentait deux écueils également
redoutables ; la sécheresse des exhortations et des sermons
politiques , ou bien le danger d'émouvoir la pas
sion qu'il fallait peindre. Il y a des malades à qui il
suffit de parler de leur mal pour qu'ils en ressentent
les atteintes .
Les auteurs de la pièce nouvelle auraient eu assez de
mérite à surmonter ces difficultés , sans qu'il fût besoin
de les accroître , par la manière bizarre dont ils ont
conçu leur ouvrage . Au milieu du désordre de l'intrigue
et de l'ambiguité des caractèrés , on ne déméle
pas aisément le but qu'ils se sont proposé ; et comme ils
n'ont pas clairement indiqué leur intention , il a été
permis aux spectateurs de croire , qu'en mettant en scène
une espèce de fou , un auteur de misérables pamflets , et
un factieux , qui font en commun le voeu d'être opposés
à tous les ministres prèsens et à venir , on a prétendu
prouver que tout parti qui montre de l'opposition au
ministère se compose de fous , de faiseurs de libelles , et
de factieux, Il ne suffit pas, je pense, que des auteurs se
410 MERCURE DE FRANCE .
soient trompés encomposantune mauvaise comédie, pour
qu'on soit en droit de leur supposer des opinions absurdes
; ils ne peuvent pas ignorer que si dans certaines
occasions les hommes qui se sont opposés au ministère
se rendaient ridicules , ceux qui se mettent en opposition
avec l'opinion publique ne le sont pas moins .
Je n'ai que peu de détails à donner pour faire connaître
le fonds de cet ouvrage , qui d'abord a été sifflé
en cinq actes , et qui n'est parvenu que jusqu'à la troisième
scène , le jour de la seconde représentation , bien
qu'il eût été corrigé et réduit à trois actes.
Nelton , fabricant anglais , néglige son commerce
pour s'occuper des affaires publiques ; il a formé une
liaison avec un certain Nivelle , auteur de plusieurs libelles
, et il lui a fourni des notes calomnieuses contre
son propre frère , qu'il ne voit plus , par la seule raison
que ce frère s'est élevé jusqu'au ministère ; il refuse à
son fils Charles de le marier avec la fille du ministre.
Cependant celui- ci , instruit de l'amour des deux jeunes
gens , arrive avec sa fille pour conclure le mariage ; les
deux frères se réconcilient pour quelques instans , mais
ils ne tardent pas à se brouiller de nouveau. Nelton voit
toute sa famille s'éloigner , et il en est satisfait , parce
qu'ils sont tous ministériels ; cependant cet homme ,
si bien affermi dans ses principes , pardonne sans difficulté
à son ami Nivelle d'avoir signé une rétractation des
calomnies qu'il a écrites contre le ministre. Il a horreur
des révolutions qui nefinissent pas ; mais , après avoir entendu
le projet conçu par un certain Forbert , malfaiteur
échappé de prison , qui se propose de mettre tout à feu
et à sang , il le laisse s'emparer d'un portefeuille , renfermant
une somme considérable et des papiers qui
NOVEMBRE 1817 . 411
peuvent le compromettre. Le ministre , qui veillait sur
son frère , a fait arrêter Forbert au moment où il fuyait ,
emportant le portefeuille ; il rend à Nelton ses papiers ,
se réconcilie avec lui , et marie Charles avec sa fille .
Il n'était pas difficile de donner au ministre un caractère
imposant , puisqu'on plaçait autour de lui des personnages
qui manquaient totalement de noblesse ; cependant
ce rôle de ministre est à peu près insignifiant .
Je pourrais m'étendre bien davantage sur les nombreux
défauts qui se sont fait remarquer dans cette
pièce ; mais je préfère lui donner le seul éloge qu'elle
ait paru mériter , et qui est dû au style des deux premiers
actes ; ils ne sont pas exempts de taches , mais ils
ont été écrits avec une facilité assez heureuse .
Puisque les auteurs voulaient peindre l'esprit de parti ,
ils auraient mieux fait de l'aller surprendre dans l'intérieur
d'une simple famille de bourgeois ; parmi les
hommes de cette classe , comme dans les rangs plus
élevés , il cause des désordres , brouille les parens ,
éloigne les amis ; mais du moins il fait naître parfois des
incidens comiques propres à égayer ce triste sujet.
Les auteurs auraient éte plus contens du parterre si , au
lieu de dicter des leçons aux ministres et aux députés ,
ils s'en étaient tenus aux électeurs et aux commis .
www
MERCURIALE .
م و د
Lorsque les philosophes , disciples de Socrate , appelaient
la jeunesse d'Athènes aux leçons du portique ,
elle y venait en foule s'enrichir des trésors de la sagesse,
moissonnés dans l'Egypte savante , et s'enivrer de l'encens
des Muses natives de la Grèce ; l'établissement de
1
412 MERCURE DE FRANCE .
1
l'Athénée est encore une ressemblance que nous avons
avec les Athéniens ; le portique de la rue de Valois est
un peu enfumé , son plafond ne ressemble guère au
ciel de l'Attique ; mais les Platon , les Euripide et les
Xénophon de notre Athénée n'ont rien à envier aux
Grecs , et on y trouve de plus les femmes et les gazettes
; la diversité des cours , les entretiens politiques ,
les concerts d'harmonie , les hautes leçons de morale ,
la modicité du prix , ne peuvent manquer d'y attirer
cette année une grande affluence de disciples , vulgairement
appelés abonnés.
e
Lapremière séance, pour la sessionde 1817, a eu lieu
mardi dernier ; M. Tissot a prononcé le discours d'ouverture
devant une assemblée nombreuse et brillante,
qui avait le droit d'ètre difficile après avoir entendu ,
à la mème tribune , La Harpe , Chénier et M. Le Mercier
, et qui s'est montrée juste en applaudissant au
talent du nouvel orateur. M. Tissot , par une ingénieuse
supposition , s'est demandé à quel degré de perfection
s'élèveraient les grands écrivains du siècle de Louis XIV,
s'ils renaissaient de nos jours , où la littérature a secoué
presque autant de préjugés que la politique; il a en
suite passé à un judicieux examen de notre système
théâtral , et , tout en reconnaissant notre incontestable
supériorité , il a déploré l'aveugle idolâtrie de ces jansénistes
littéraires , qui défendent les trois unités d'Aristole
avec autant de ferveur que les unités évangéliques ;
M. Tissot a démontré que nous pouvons , à l'aide de
notre goût classique , conquérir , chez les nations modernes
, des combinaisons dramatiques encore inconnues
parmi nous , et des beautés poétiques d'un nouvel ordre.
Telest le butintéressant que se propose le professeur
dans le cours qu'ilvientd'ouvrir , et qu'il remplira avec
un succès attesté par celui de son premier discours.
Après un petit conte fort agréable de M. Lemazurier
, M. Viennet a récité une épître en vers , étincelante
de verve , d'esprit et de gaîté ; le sujet est une
dénonciation absurde dont l'auteur lui-même a été victime
: Un maire de village , suivi du garde champètre
et de plusieurs gendarmes , entrent brusquement , un
beau matin, pour visiter les papiers du poète suspect ;
celui-ci saisit l'occasion , et, au nom de leur devoir ,
NOVEMBRE 1817 . 413
les somme d'écouter la lecture de trois poëmes épiques
et de quinze tragédies ; le maire épouvanté , craignant
que son escouade ne s'endorme , a beau s'écrier :
« Vos vers sont innocens et votre prose aussi. >>>
Non , répond le poète inexorable :
« Il me faut des lecteurs , et j'en prends où je peux. »
Que M. Viennet continue , et il sera sûr d'en trouver
par-tout.
Un succès complet a couronné cette épître , pour
ainsi dire palpitante de l'intérêt du moment , et un
tonnerre d'applaudissemens a éclaté lorsque le poëte est
arrivé à ces deux vers :
1
«Point de distinction , et qu'il soit rouge ou blanc ,
« Tout homme estjacobin s'il a soif de mon sang. >>>
Cette première séance est du plus heureux augure ,
et des lectures sur l'histoire des différens cultes , promises
par M. Benjamin de Constant , assurent d'avance
une distinction particulière à la trente-troisième année
lycéenne.
- Les Causeries des Salons sur la Liberté de la
Presse (1) , sont un prélude de celles qui vont se faire
entendre à la chambre ; c'est un cours complet de la
législation de la presse , resserré dans un cadre ingénieux.
L'auteur a établi , dans un cercle de la capitale,
la lutte des différentes opinions politiques qu'il
fait parler toutes avec un égal talent ; on y voit des
gens qui pensent jadis , d'autres qui ne vivent qu'au
futur; ceux-là ne rèvent que nos ancêtres ; ceux-ci ne
s'intéressent qu'à nos petits-neveux. Ah ! comme nous
étions heureux! disent les uns ; comme nous le serons !
disent les autres : il vaudrait mieux , comme le dit
l'un des causeurs , pouvoir s'écrier : nous le somines !
-Le monde savant attend avec impatience la prochaine
publication du Recueil complet de tous les auteurs
latins , avec les Commentaires latins . Rassembler
ainsi les trésors de toute une langue est une entreprise
(1) Un vol. in-80. Chez l'Huillier , lib. , rue Serpente ; et ches
Delaunay , au Palais-Royal.
414 MERCURE DE FRANCE .
aussi vaste qu'importante : on cesse d'être étonné et
d'avoir la moindre défiance sur la pureté du texte ,
quand on apprend que cette immense collection sortira
des presses de M. Panckoucke qui n'a jamais spéeulé
que sur l'utilité publique et les progrès de la science.
-Encore un livre sur les femmes ! C'est un sujet
qui a occupé la plume des écrivains les plus distingués ;
cela n'était pas une raison pour qu'il occupât celle de
M. F. , simple particulier (1) , très-simple en effet , et
souvent fort particulier. Au cynisme trivial de son ouvrage
, nous ne saurions qualifier le temple où M. F. a
sacrifié aux Grâces :: il nous promet d'ètre neuf , et
il tient parole , car il a trouvé moyen de nous faire
connaître le dégoût et l'ennui en nous parlant des
femmes . Nous leur épargnerons les étrauges réflexions de
M. F. à leur égard ; mais nous croyons devoir les prémunir
contre les séductions de ce simple particulier; il
prétend que les femmes n'ont aucun goût pour l'homme
intellectuel , ce qui fait présumer que M. F. a des
projets de conquêtes .
- MM. les membres de la commission d'Egypte ont
eu l'honneur , il y a quelques jours , de présenter au
Roi la troisième livraison de la Description de l'Egypte.
La nation toute entière est intéressée au destin de ce
magnifique monument de la science , commencé , au
milieu des dangers , sous la protection de la valeur.
Cette étonnante croisade de héros et de savans sera
long-temps présente au souvenir des peuples de l'Orient,
amis du merveilleux; et nous , Français , nous devons
nous en montrer d'autant plus fiers aujourd'hui , que
notre campagne d'Egypte est la seule dont il nous
reste autre chose que des lauriers et des regrets.
-
La frugalité a toujours été un des principes de
Péducation publique ; mais , de tout temps , on a vu
des chefs d'institution qui ont porté cette vertu jusqu'à
l'abstinence dans leurs élèves , en sorte qu'il y a peu
de Français qui , grâce à ce régime , n'aient été Spartiates
jusqu'à l'âge de dix-sept ans. Ceci nous rappelle
(1) Une brochure in-80. Chez tous les marchands de nouveautés.
NOVEMBRE 1817 . 415
une anecdote ancienne qui , nous le croyons , aura
tout l'attrait de la nouveauté.
Il y avait un principal de collége , du temps de
Henri IV , qui , plein d'un tendre intérêt pour la digestion
de ses élèves , spéculait sur l'embonpoint de leur
bouillon ; or , ce principal défigurait aussi , en vers
français , quelque poète latin qu'il faisait avaler , par
compensation , à ses élèves , et qui , de classique , devenait
scholastique dans ses traductions ; si bien qu'un
jour, lassé du double châtiment , un rhétoricien lui
lança cette épigramme vengeresse que nous laissons
empreinte de son vieux style :
Régent et poète pervers ,
Si toujours , abusant notre enfance friande ,
Tu fais de la gelée avecque notre viande ,
Nous en ferons avec tes vers .
- On pourrait être tenté de croire qu'il existe des
degrés dans la perfection même , quand on compare
les différentes livraisons de l'ouvrage iconographique
que M. Redouté publie sur les Roses (1). La quatrième
livraisonqui vient de paraître , et qui contient le rosier
des Indes odorant , le rosier de Damas , le rosier
pompon , et plusieurs espèces d'églantiers , est encore
ou du moins semble supérieure à celles qui l'ont précédée
. M. Redouté est peut-être le seul artiste de l'Europe
qui puisse dire : « J'ai poussé l'art aussi loin qu'il
puisse aller. Au-delà , c'est la nature. >>>
SS .
( 1) Chez l'auteur , rue de Seine , n. 6.
416 MERCURE DE FRANCE .
Souscription enfaveur des naufragés de la Meduse ,
retrouvés sur le radeau et sur le bâtiment.
-
Nous voyons avec plaisir qu'il sera bientôt possible
d'apporter quelque adoucissement à l'infortune de ces
malheureux naufragés . On n'aura sans doute qu'à se
louer de plus en plus d'avoir proposé ce moyen de réparer
honorablement un désastre qui commande l'intérêt
général.
PREMIÈRE LISTE DES SOUSCRIPTIONS
Recues jusqu'au 28 novembre , aux bureaux du Journal
au Commerce , rue de Vaugirard , n° . 15 , et rué
Sainte-Anne , nº. 71 , ainsi qu'au bureau du Mercure .
-
,
MM. Jay , 3o f.- Lafitte , banquier, membre de la
chambre des députés , 500 f.- Jouy, de l'acad. franç. ,
30 f.- Benjamin de Constant , 20 f.- Lacretelle ainé ,
de l'acad. franç. , 10 f. - Etienne , 50 f. -Le marquis
d'A... , 20 f.- Dufresne-Saint-Léon , conseiller-d'état
honoraire , 15 f. -A. D. , 5 f. - Esménard , 20 f
Madame de B ... , 10 f. - MM. Deloustal , employé réformé
, 5 f. - B ... , capitaine de voltig . en demi-solde ,
5 f.- Guerinet , 10 f. - Godefroy (Louis - Charles ) ,
50 f. Hanovrien , 20 f. -Bérard , maître des
requètes , 40 f.- Antoine - Frédéric - Auguste , 5 f.-
Auguste ... , 5 f. - Davillier aîné , nóg. , 100 f. - B ... ,
boulevard Poissonnière , 20 f.-L. B .... , ... , rue
Taithout , 40 f. - Doublet , avoué , 30 f.- Redouté ,
peintre d'hist. nat . , 10 f. - Le docteur Alibert , 30 f.
-Manuel , avocat , 30 f. -Le colonel anglais Keating
, 100 f. - Le baron Méchin , 20 f. - Sarette , 10 f.
D. L. , rue du Gros- Chenet , 20 f. - B... , colonel
en demi- solde rue des Martyrs , 10 f. Villaret de
Joyeuse , 40 f.- Fillietaz , 30 f. -Thomasson , 10 f.
-
,
-
NOVEMBRE 1817 . 417
-Madame B ... St. E. , 20 f.-MM. Langlois , 20 f.
-Bertheville , 5 f. -D. V. 300 f. - Baude , 5 f.
Mesdames R... , rue fanb. Poissonnière , 15 f D
rue Taithout , of. - L ... , rue du Sentier, f. -Mademoiselle
Caroline B. , orpheline , 2 f/-MM. A
mand G. , 10 f.-J. B. G. , 10 f. - Cadet de Gassicourt
, pharmacien , 50 f. - Marchand , ex-adj, aux
commiss . des guerres , 5 f -Eymery, libraire , 50 f.
-Tulou , de l'acad. roy. de mus. , 10 f.- Le Journal
du Commerce , roof.-MM. Frestel, maître des comptes,
20 f. -Hermann , 20 f. - Blaquières , 3 f. Lebel,
1 f. 50 c. - Julion , 3 f. -Baudouin ( Hyppolite ) , employé
réformé , 5f.- Le baron de Navailles , employé
des postes , 5 f.-G. U. , 20 f. - S. A. S. le duc d'Orléans
, 200 f, -M. Lavaux ( Jean ) , 5 f. - Cinq anenymes
, 55 f.
-
Lasomme provenant des souscriptions ci -dessus , montant à
deuxmille deux cent vingt- quatre francs cinquante centimes , a
été versée dans la maison Perregaux-Lafitte qui a bien voulu
s'en rendré dépositaire .
POLITIQUE.
H
§. I.
SESSION DES CHAMBRES .
Depuis la publication de notre dernier numéro , la
chambre des députés ne s'est assemblée qu'une fois .
La séance a commencé par un rapport de M. Maine
de Biran au nom de la commission des pétitions . Les
pétitions étaient en grand nombre. Après une courte
analyse de chacune d'elles , M. le rapporteur proposait
l'ordre du jour motivé sur l'incompétence de la chambre.
Cette formule d'incompétence , tant de fois répétée
, excite l'attention de M. de Courvoisier. Est- ce
incompétence pour statuer ? rien de plus juste. Est- ce
:
27
418 MERCURE DE FRANCE .
incompétence pour entendre les griefs des citoyens
lésés ? ce serait anéantir le droit de pétition. La chambre
ne prononce point , parce qu'elle n'est pas un tribunal
; elle ne sollicite point auprès des ministres ,
parce que l'autorité législative s'abaisserait à n'être
qu'intermédiaire ; mais rester neutre et passive , et
accueillir toutes les réclamations par une formule qui
ressemble à une dérision ce serait décourager l'opprimé
en fermant tout accès à la plainte. Il est bon
que les citoyens connaissent qu'il existe un corps protecteur
de tous les droits , auquel on ne s'adresse pas en
vain ; et puisque la chambre est l'accusatrice naturelle
des chefs de l'administration , elle est aussi la dépositaire
naturelle de toutes les plaintes qui peuvent avoir
Padministration pour objet .
,
La chambre cesse de motiver l'ordre du jour sur son
incompétence , mais l'ordre du jour est adopté.
M. le ministre de l'intérieur monte à la tribune pour
développer les motifs d'un projet de loi qui se rapporte
au nouveau concordat. Comme , pour bien entendre
une loi , il faut connaître auparavant les choses qu'elle
suppose , j'ai cru devoir me conformer ici à l'ordre
chronologique, transcrivant d'abord le texte du concordat
, puis le texte du projet de loi . Le sommaire du discours
de S. E. terminera cet abrégé.
CONCORDAT du 11 juin 1817.
Art. Ier. Le concordat , passé entre le souverain pontife
, Léon X , et le roi de France , François Ir, est
rétabli.
Art. II. En conséquence de l'article précédent , le
concordat du 15 juillet 1801 , cesse d'avoir son effet.
Art . III . Les articles dits organiques qui furent faits
à l'insu de Sa Sainteté , et publiés sans son aveu , le
18 avril 1802 , enmême temps que ledit concordat du 15
juillet 1801 , sont abrogés en ce qu'ils ont de contraire
à la doctrine et aux lois de l'église .
Art. IV. Les siéges qui furent supprimés dans le
royaume ds France par la bulle de Sa Sainteté , du 29
novembre 1801 , seront rétablis en tel nombre qui sera
convenu d'un commun accord , comme étant le plus
avantageux pour le bien de la religion.
NOVEMBRE 1817 . 419
Art. V. Toutes les églises archiepiscopales et épiscopales
, érigées par la bulle du 29 novembre 1801 , sont
conservées , ainsi que leurs titulaires actuels.
Art. VI . La disposition de l'article précédent , relatif
à la conservation des titulaires actuels dans les archevéchés
et évèchés qui existent maintenant en France
ne pourra empêcher des exceptions particulières , fondées
sur des causes graves et légitimes , ni que quelques-
uns desdits titulaires actuels ne puissent être transférés
à d'autres siéges .
Art. VII. Les diocèses , tant des siéges actuellement
existans que de ceux qui seront de nouveau érigés
, après avoir demandé le consentement des titulaires
actuels et des chapitres des siéges vacans , seront circonscrits
de la manière la plus adaptée à leur meilleure
administration .
Art . VIII . Il sera assuré à tous lesdits siéges , tant
existans qu'à ériger de nouveau , une dotation convenable
en biens-fonds et en rentes sur l'Etat , aussitôt
que les circonstances le permettront ; et en attendant ,
il sera donné à leurs pasteurs un revenu suftisant pour
Il sera pourvu également à la
dotation des chapitres , des cures et des séminaires
tant existans qu'a établir.
améliorer leur sort . -
Art . IX. Sa Sainteté et Sa Majesté T.-C. connaissent
tous les maux qui affligent l'Eglise de France . Elles
savent aussi combien la prompte augmentation du
nombre des siéges actuels sera utile à la religion . En
conséquence , pour ne pas retarder un avantage aussi
éminent , Sa Sainteté publiera une bulle pour procéder
, sans retard , à l'érection et à la nouvelle circonscription
des diocèses .
1
Art. X. S. M. T. C. , voulant donner un nouveau
témoignage de son zèle pour la religion , emploiera ,
de concert avec le Saint Père , tous les moyens qui
sont en son pouvoir pour faire cesser, le plus tôt possible ,
les désordres et les obstacles qui s'opposent au bien de
la religion et à l'exécution des lois de l'église.
Art . XI . Les territoires des anciennes abbayes dites
nullius , seront unis aux diocèses , dans les limites desquels
ils se trouveront enclavés à la nouvelle circonscription.
27 .
420 MERCURE DE FRANCE.
Art. XII . Le rétablissement du concordat qui a été
suivi en France jusqu'en 1789 ( stipulé par l'article premier
de la présente convention ) , n'entraînera pas celui
des abbayes , prieurés et autres bénéfices qui existaient
à cette époque ; toutefois ceux qui pourraient être fondės
à l'avenir seront sujets aux réglemens prescrits dans
ledit concordat.
PROJET DE LOI.
Art. Ir . Conformément au concordat passé entre
Francois Ier et LéonX , le Roi seul nomme , en vertu
du droit inhérent à la couronne , aux archevêchés
et évéchés dans toute l'étendue du royaume.- Les
archevêques et évèques nommés se retirent auprès du
pape pour en obtenir l'institution canonique , suivant
les formes anciennement établies .
Art. II . Le concordat du 15 juillet 1801 , cesse d'avoir
son effet à compter de ce jour , sans que néanmoins il
soit porté aucune atteinte aux effets qu'il a produits ,
et à la disposition contenue dans l'article 15 de cet
acte , laquelle demeure dans toute sa force et vigueur.
Art. III . Sont érigés sept nouveaux siéges archiepiscopaux
et trente - cinq nouveaux siéges épiscopaux.
Deux des siéges épiscopaux , actuellement existans , sont
érigés en archevêchés .
Lacirconscription des cinquante siéges actuellement
existans, et celle des quarante-deux siéges nouvellement
érigés , sont déterminées conformément au tableau
annexé à la présente loi.
Art. IV. Les dotations des archevêchés et évéchés
seront prélevées sur les fonds mis à la disposition du
Roi par l'article 143 de la loi du 25 mars dernier.
Art. V. Les bulles , brefs , décrets et autres actes
émanés de la cour de Rome , ou produits sous son autorité
, excepté les indultes de la pénitencerie, en ce qui
concerne le for intérieur seulement , ne pourront étre
reçus , imprimés , publiés et mis à exécution dans le
royaume qu'avec l'autorisation du Roi.
Art. VI . Ceux de ces actes concernant l'Eglise
universelle ou l'intérêt général de l'Etat ou de l'Eglise
de France , leurs lois , leur administration , leur docNOVEMBRE
1817 . 421
1
trine , et qui nécessiteraient , ou desquels on pourrait
induire quelque modification dans la législation actuelle,
ne pourront être reçus , imprimés , publiés et mis à
exécution en France qu'après avoir été dûment vérifiés
par les deux chambres sur la proposition du Roi.
Art. VII. Lesdits actes seront insérés au Bulletin des
Lois, avec la loi ou ordonnance qui en aura autorisé
lapublication.
Art. VIII . Les cas d'abus , spécifiés en l'article six ,
et ceux des troubles prévus par l'article sept de la loi
du 8 avril 1802 seront portés directement aux cours
royales , première chambre civile , à la diligence de
nos procureurs-généraux , ou sur la poursuite des parties
intéressées .
Les cours royales statueront dans tous les cas qui ne
sont pas prévus par les codes , conformément aux règles
anciennement observées dans le royaume, saufle recours
en cassation .
Art. IX. Il sera procédé , conformément aux dispositions
de la loi du 20 avril 1810 , et des articles 479 et
480 du code d'instruction criminelle , contre toutes personnes
engagées dans les ordres sacrés , approuvées par
leur évèque , qui seraient prévenues de crime ou de délit
, soit hors de leurs fonctions , soit dans l'exercice de
leurs fonctions.
Art. X. Les bulles émanées de la cour de Rome , les
19 et 27 juillet 1817 , la première contenant ratification
de la convention passée , le 11 juin dernier, entre le
Roi et S. S. , et la seconde concernant la circonscription
des diocèses du royaume , sont reçues et sont publiées
sans approbation des clauses , formules et expressions
qui sont ou pourraient être contraires aux lois du
royaume , et aux libertés , franchises et maximes de l'église
gallicane .
Art.XI . En aucun cas, lesdites réceptions et publications
ne pourront préjudicier aux dispositions de la présente
loi , aux droits publics des Français, garantis par la
charte constitutionnelle , aux maximes , franchises èt
libertés de l'église gallicane , aux lois et réglemens sur
les matières ecclésiastiques , et aux lois concernant l'ad
'ministration des non-catholiques.
422 MERCURE DE FRANCE .
Avant de motiver le projet de loi , il fallait prouver
la nécessité d'une loi . C'est à quoi M. le ministre de
l'intérieur s'attache d'abord. Investi par la charte constitutionnelle
du droit de conclure tous les traités de
paix , d'alliance et de commerce , le Roi semblait dispensé
d'associer l'autorité des chambres à son autorité ;
et qui use d'un droit , n'a pas besoin de sanction. Mais
ce traité sort de la classe des traités ordinaires . Il est
mixte de sa nature , et complexe par son objet. Il ne
règle point seulement les rapports des deux États ; il
règle aussi des rapports d'un ordre plus mystérieux , et
plus solennel peut-être . Le caractère de ce traité n'est
pas seulement diplomatique ; il est aussi législatif. L'intervention
du pouvoir législatif était donc nécessaire.
C'est une vérité dont on a eu de tous les temps la conscience
; c'est un droit que , sous différentes formes , la
nation n'a manqué jamais d'exercer ou de réclamer , et
le visa des parlemens était une conséquence ou une
image de ce droit.
Pour justifier le traité , l'orateur commence par un
tableau fidèle des divisions qui existaient entre l'ancien
gouvernement et le Saint-Siége , divisions dont l'origine
remonte presque au traité d'union. Depuis longtemps
, les évêques nommés ne pouvaient obtenir l'institution
canonique ; les cent trente-six siéges de l'ancienne
monarchie étaient réduits à cinquaannttee ;; et les
cinquante n'étaient pas tous remplis. Comme le premier
besoin de l'église est de recouvrer ses pasteurs , le premier
soin de la couronne doit être de pourvoir , par
une règle invariable , au choix de ces pasteurs . Ici l'on
trouve deux droits à concilier , celui du chef suprême
de l'Etat, fondateur et protecteur des siéges épiscopaux ,
et celui du chef visible de l'église , représentant son
chef invisible. La prérogative royale, associée d'abord
aux élections libres , a fini par les remplacer; et c'est
pourquoi certains jurisconsultes donnent indifféremment
au droit de l'église de France , le nom d'élections et
denominations royales. Or , il faut remarquer que nos
libertés consistaient principalement dans les élections ,
quand la discipline des anciens temps durait encore ; et
qui analysera les pragmatiques , trouvera qu'elles se
réduisent en effet aux élections. Par la même raison ,
NOVEMBRE 1817 . 423
depuis que cette discipline a cessé , nos libertés , par
rapport à la cour de Rome , se réduisent à la nomination
royale. C'était le seul point qui restât , en 1789 , du
concordat de François Ier . Toutes les autres dispositions
de ce concordat , repoussées par la jurisprudence de
parlemens et les doctrines du clergé de France , etpus
encore par les résistances de l'opinion , n'existaient p'us
que dans les chancelleries. Ainsi, par ces mots que nous
lisons dans le traité du 11 juin , le concordat de François
ler . est rétabli , il faut entendre seulement que la
prérogative royale qui faisait la base de ce concordat ,
est de nouveau reconnue et proclamée.
L'article 2 du concordat supprime formellement , et
sans aucune réserve explicite , la convention de 1801 .
Toutefois il est dans cette convention un article auquel
on ne saurait toucher sans remuer la société dans ses
fondemens. C'est celui qui déclare inaliénable la vente
des domaines ecclésiastiques . Le concordat de 1817 ne
fait aucune mention de cette vente . C'est , dit le ministre ,
qu'il estcontraire à la dignité de la nation, de reproduire
dans un traité , des garanties que la France ne tient
pas d'une puissance étrangère . On ne pouvait trouver un
plus honorable motif. Si cependant il était besoin d'une
reconnaissance formelle , pour assurer des droits qui
font partie de la loi constitutive , au défaut du concordat
, nous avons la bulle . La bulle cet acte spontanément
émanédu Saint-Siege, porte textuellement que les
dispositions concernant l'aliénation irrévocable des domaines
ecclésiastiques ont déjà obtenu leur effet , et
doivent conserver toujours leur force et leur intégrité.
Toutefois , comme l'opinion est ombrageuse de sa nature
, S. M. a voulu qu'elle fut rassurée par un article
spécial de la loi destinée à étayer le concordat. Cet
hommage de la puissance à l'opinion , ne sera perdu ni
pour l'opinion , ni pour la puissance .
,
Le traité porte que les articles organiques sont abolis ,
en ce qu'ils ont de contraire aux lois et à la doctrine de
l'église. Mais il ne spécifie point ce qu'ils ont de contraire
à cette doctrine et à ces lois , si le venin est partout
, ou s'il se cache dans quelques clauses , et quelles
sont ces clauses . Ce défaut de précision a pu exciter
aussi quelques méfiances. Car on se méfie du vague
424 MERCURE DE FRANCE .
comme de l'arbitraire , puisque l'arbitraire en vient;
nous nous souvenions d'ailleurs que la plupart de ces
articles n'étaient rien que l'application des édits de nos
rois , et des libertés de l'église , telles qu'elles sont établies
dans le fameux écrit de Pithou , et dans la déclaration
du clergé de France . Le ministre donne pour
motif de cette exclusion , la contexture de quelquesuns
de ces articles , les dispositions arbitraires de quel.
ques autres , l'esprit de domination enfin qui se fait
jour dans les stipulations pour l'indépendance. Quant
aux cultes réformés , il n'est point naturel qu'ils trouvent
place dans le projet de loi. Comme explication du
concordat , quelle mention ce projet peut-il faire d'une
discipline qui n'est point l'objet du concordat. Et
comme loi , que peut- il ajouter à l'article 5 de la Charte ?
Et néanmoins , toujours dans un mème esprit de ménagement
et même de déférence envers l'opinion , S. M. a
voulu que les dispositions relatives à ces cultes , qui
déjà étaient associées aux droits publics des Français ,
le fussent aussi aux libertés de l'église gallicane.
Une des principales clauses de la convention du 11
juin , est l'augmentation du nombre des prélatures,
Depuis long-temps la nécessité de cette augmentation
était , d'après l'orateur , universellement sentie. La population
et l'étendue des diocèses excédaient les proportions
indiquées par l'intérêt public ; des réclamations
s'élevaient de toutes parts sur les difficultés de l'administration
religieuse ; et cette année mème , des conseils
généraux de département ont devancé la loi par leurs
demandes. L'orateur montre avec beaucoup d'éloquence
tout ce qu'un épiscopat nombreux ajoute à la dignité
de l'église , et avec beaucoup d'adresse , tout le parti
que l'Etat en peut tirer contre les invasions de la cour
de Rome. Il ne saurait pourtant se dissimuler que cette
division nouvelle du territoire , cette création d'autorités
parallèles aux autorités de l'État , disposées sur un
même plan , circonscrites dans les mêmes limites , n'est
pas à l'abri des objections. Ni avant 1789 , quand le ressort
des intendances était en général plus vaste que
celui des diocèses , ni depuis 1801 , où le ressort des
diocèses est en général devenu plus vaste que celui des
préfectures , les deux pouvoirs ne s'étaient jamais renNOVEMBRE
1817 . 425
contrés comme aujourd'hui , face à face. Est-ce au hasard
ou à la sagesse qu'il faut attribuer cette différence
dans les circonscriptions ? je ne sais. Mais il y a quelquefois
de la sagesse dans le hasard . Quoi qu'il en soit , le
ministre assure que la disposition dont il s'agit n'entraîne
point d'inconvéniens graves . Quant à la dotation
des siéges , la loi du 25 mars y a pourvu .
C'est une règle constante , qu'aucune bulle , aucun
reserit du saint siége n'a force de loi , sans la vérification
préalable , et l'autorisation du gouvernement ; règle
constante non-seulement parmi nous , mais même dans
tous les États catholiques : et pour ne choisir qu'un
exemple entre mille , on en peut juger par la résistance
du conseil de Portugal au roi Jean H. Ce prince avait
fait concession au pape Innocent VIII de son droit
d'examen. Le conseil déclara cette concession nulle ,
soutenant que la prérogative royale était moins un droit
personnel au roi, qu'un droit qu'il exerçait pour la
nation; et qu'aux états-généraux seuls appartenait la
faculté de borner cette prérogative .
La vérification et l'autorisation demandent plus ou
moins de solennité , suivant que les actes soumis à cette
vérification età cette autorisation sont d'un intérêt plus
ou moins grand. Les uns concernent l'église universelle
ou l'église nationale ; il peut en résulter quelque altération
dans la législation religieuse , ou mème dans la
législation politique. Ici le concours de toutes les branches
du pouvoir législateur est de rigueur. D'autres ne
touchent qu'à des intérêts privés . Il suffit pour ceux-la
de la sanction du Roi dans son conseil .
Nous voilà garantis contre les atteintes du dehors .
Mais on peut éprouver au dedans d'aussi redoutables
atteintes . Le sacerdoce peut excéder ses limites , il peut
méconnaître l'autorité des canons , et violer ces mêmes
libertés dont il a dans ses mains le dépôt. Il peut jeter le
trouble dans les consciences , et opprimer ou déshonorer
les citoyens , sous prétexte de les instruire. Ce
sont ici les cas d'abus .
Quelques complaisans de la cour de Rome reculent
jusqu'à la pragmatique de Charles VII l'origine des
appets comme d'abus , adroite induction contrele maintien
de ces appels . Les hommes de bonne foi convien
426 MERCURE DE FRANCE.
draient de leur nécessité , quand les preuves historiques
manqueraient. Or elles manquent si peu , que le principe
de l'appel , comme d'abus , se trouve dans le
sixième canon du concile de Francfort. L'ancienne constitution
de la monarchie avait établi , ou laissé s'établir,
des tribunaux spéciaux pour les gens d'église . Il serait
difficile d'accorder aujourd'hui l'existence de ces tribunaux
avec l'article 62 de la Charte . Tout ce que le gouvernement
précédent avait pu faire en faveur des ministres
du culte , c'était de permettre , dans quelques
cas difficiles un concours aussi difficile peut- être , de
l'autorité religieuse et de l'autorité civile. La loi du20
avril 1810 accordait même aux évêques le droit de n'être
jugés que par les cours qu'on nommait alors impériales.
Pour relever le sacerdoce à ses propres yeux , comme
aux yeux des peuples (ce sont les expressions du ministre
) , S. M. a jugé à propos d'étendre ce droit à
toutes les personnes engagées dans les ordres sacrés .
,
En soumettant les deux bulles à la vérification des
chambres , on excepte les expressions de ces bulles qui
choqueraient trop manifestement les libertés de l'église
et de l'État , formules surannées que la cour de Rome
garde encore , non sans doute pour meler des souvenirs
hostiles à des dispositions pacifiques , mais pour se
consoler de la puissance qu'elle a perdue , par les
monumens qui lui en restent. Il serait temps néanmoins
que toutes les chancelleries s'accordassent à deposer
un langage qui n'a plus de sens , et que les titres répondissent
partout au pouvoir , comme le signe à la
chose signifiée .
wwwwwwww
§. II.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 20 au 26 novembre.
- RÉCOLTES , FINANCES . Enfin la Vieille-Espagne a
compris que l'abondance sans l'exportation était presque
aussi funeste que la disette sans l'importation ; et
les provinces de Castille et de Léon , surchargées de
NOVEMBRE 1817 : 427
leurs récoltes , ont obtenu l'autorisation d'en envoyer
l'excédent au dehors .
,
se
Malgré toute l'activité de son ministre , et la rentrée
des deux tiers des impositions , et les améliorations
commencées , du moins dans quelques parties du service
, et l'emprunt ouvert , dit- on , à Francfort , sous
la garantie d'une grande puissance , ses fonds tombent
de baisse en baisse . Malgré la protection de la Russie
et les vaisseaux qu'elle lui vend , et les huit mille hommes
qui du port de Cadix menacent les insurgés , quelques-
unes des républiques nouvelles s'affermissent et
consolident ; le peuple des Etats-Unis met en question
s'il ne faudra pas embrasser leur défense ; et la discussion
pourrait bien passer du peuple au congrès. Ce n'est
pas tout ; Alger et Maroc s'unissent pour lui apporter
un fléau pire que la guerre. Sous prétexte de donner
la chasse à des vaisseaux hambourgeois et prussiens ,
les Barbares établissent une croisière sur la côte de
Grenade , abordent fréquemment, communiquent avec
d'imprudens mariniers . Alarmé de cet affreux voisinage,
le roi n'épargne , pour ouvrir les yeux de ses sujets
sur leurdanger , ni menaces , ni prières ; il faut avouer
que jamais situation ne fut plus fâcheuse.
- Une supercherie , comme on en voit tant , a
causé un moment d'agitation à la bourse de Londres.
Il circulait une lettre portant que le gouverneur de la
banque s'était rendu chez lord Liverpool , pour lui proposer
des arrangemens sur les cinq pour cent. La lettre
était signée de M. Chase. A la vérification , lettre et
signature , tout s'est trouvé faux .
-L'hiver est précoce dans la Carinthie . Dès le 18
octobre , la neige s'amoncelait dans les campagnes de
Clagenfurth , encore convertes du maïs récemment recueilli.
- L'Allemagne , aux approches de l'hiver ,
instruite par les malheurs de celui qu'elle vient de traverser
, a dù porter ses premiers regards sur le commerce
des grains . L'exportation est permise d'un pays
de la confédération à l'autre , mais avec des droits qui
semblent rendre cette exportation illusoire .- Les marchés
de la Belgique sont bien approvisionnés , et le prix
des grains est à la baisse . On écrit de Niort que
jamais la récolte ne se présenta sous un plus favorable
aspect.
-
428 MERCURE DE FRANCE.
1
- Plusieurs réformes économiques ont lieu en
France , à partir du premier janvier prochain.
La régie des poudres et salpètres , les quatre caisses
intérieures du trésor, royal , connues sous le nom de
caisse générale , caisse des recettes , caisse des dépenses ,
caisse de service , ainsi que les caisses qui en dépendent ;
les payeurs-généraux des dépenses de la guerre , de la
marine , de la dette publique , et des dépenses diverses ,
ainsi que les payeurs des divisions militaires , sont supprimés.
A la place des régisseurs-généraux des poudres et
salpètres , il sera établi un directeur-général des poudres
, pris dans le corps royal de l'artillerie ( c'est M. le
comte de Ruty) .
De nouvelles règles sont assignées à la comptabilité
des receveurs-généraux. Un agent supérieur dirige les
dépenses du trésor , un caissier central reçoit les versemens
; nommés l'un et l'autre par le Roi , responsables
l'un et l'autre; assujétis , le premier , à un cautionnement
de 120,000 francs , l'autre , à un cautionnement
de 200,000 .
AMÉLIORATIONS POLITIQUES .- Il n'y a point fermentation
qu'il n'y ait tendance; et j'ose croire que l'Allemagne
et le Nord tendent aux améliorations. Ce n'est
point par les caprices des étudians que j'en juge , et
leurs duels et leur puérile colère contre Schmalz et
Kotzebue , et cet auto-da-fé du Journal des Tisons ,
qui a fait dire plaisamment qu'il ne fallait pas laisser
les enfans jouer avec le feu; ce n'est point par l'égalité
proportionnelle des contributions , demandée à ses deux
chambres de nobles par le duc de Saxe-Gotha , car
cette demande ne prouve que lebesoind'argent ; cen'est
point par le décret de La Haie qui soumet à des peines
rigonreuses le père et la mère d'on déserteur s'ils osaient
receler leur fils , car une bonne loi d'Etat n'est jamais
une loi contre nature ; ce n'est point par le nouveau
réglement qui affranchit de tout service militaire les
juifs de Pologne et de Galicie , car cet affranchissement
équivaut à un servage : c'est par une foule d'indices
qui , chacun à part , signifient peu de chose , et qui ,
tous ensemble , signifient beaucoup ; c'est surtout par
la pétition que l'on a adressée aux membres de la diète ,
et revétue d'un si grand nombre de signatures , dans
NOVEMBRE 1817 . 429
laquelle on demande l'établissement du régime constitutionnel
pour toute l'Allemagne ; c'est aussi par le
bon esprit qui règne en Norwège , et la conviction où
paraît être le gouvernement suédois , que les peuples
libres rapportent toujours plus que les peuples esclaves.
Trois villes nouvelles s'élèvent en Suède ; l'une ,
sur les frontières de Norwège ; l'autre dans la Bothnie
septentrionale , et la troisième dans l'ile d'OEland.
C'est aussi un indice .
-
-Nous avons déjà parlé d'une réorganisation des
ministères prussien et wurtembergeois. On assure que
le ministère autrichien se réorganise aussi , et que la
dignité de chancelier d'état est rétablie pour le prince
de Metternich .
- Le premier objet des délibérations du conseil
d'état prussien, ce seront les finances . On ajourne les discussions
sur le gouvernement constitutionnel , et cependant
ces discussions se lient fort étroitement aux
finances.
- Les différends entre les Etats limitrophes du Rhin
touchent à leur terme. La douane y perdra; le commerce
y gagnera donc .
COLONIES. -La révolution embrasse maintenant
l'Archipel entier des Moluques. Ce qu'il y a de singulier,
c'est qu'il ne s'agit point ici d'indépendance ni
d'horreur pour le joug européen , puisque les révoltés
arborent le pavillon anglais .
-
,
Buenos -Avres s'accommode assez du voisinage
des Portugais . Si les deux nations ne sont pas amies
on ne peut pas dire du moins qu'elles soient ennemies.
Dans une déclaration de ce gouvernement où l'on se
défend beaucoup du reproche de piraterie , il est dit
que deux bâtimens portugais qu'on avait capturés ,
dans la pensée que les deux nations étaient en guerre ,
seront incessamment rendus. Nous ne sommes point
des anarchistes , disent-ils ; nous aimons l'ordre autant
que la liberté . C'est aux seuls Espagnols que nous faisons
la guerre , à eux qui nous ont mis sur les bords
d'un précipice .
Il reste à savoir quelle sera la conduite de PEspagne
envers le Portugal. On n'a pas voulu qu'il combattit la
république; il s'est accordé avec elle on peu seu faut,
Lui fera-t-on un crime de l'accord , après lui en avoir .
450 MERCURE DE FRANCE .
fait un de l'attaque ? et le condamnera- t-on à s'interdire
tout accès dans les possessions espagnoles , soit par la
guerre , soit par le commerce ?
- Mina qu'on disait soumis et suppliant, s'est avancé
à cent cinquante lieues dans les terres , et a tué ou
dispersé sept cents hommes. Tel est au moins le rapport
des insurgés .
- Le gouvernement de l'île d'Amélia , qui ressemblait
d'abord à celui d'une caserne , prend des formes
plus libérales : ses deux chefs sont soumis à un conseil
supreme . Les forces de terre et de mer se composent
de quatre cents hommes.
-On veut que les insurgés de Buenos-Ayres se soient
épuisés par la conquête du Chili. Je croirais plus vraisemblable
qu'ils y ont acquis des forces ; car c'est surtout
le prosélytisme qui fait ces sortes de conquêtes ; et
gagner du terrain , c'est recruter son armée.
Il reste aux royalistes une garnison dans Tellagnano ;
elle est de deux mille hommes qui , dit-on , manquent
de vivres . Les insurgés l'observent , comme on guette
une proie qu'ils croient ne pouvoir échapper.
- La position des Etats-Unis devient , de jour en
jour , plus délicate. Seront-ils amis , ennemis ou neutres
dans la lutte décisive sans doute qui se prépare ?
La question du droit ne peut en être une pour eux ;
mais l'intérêt national est aussi le droit. On dit qu'ils
ont fait partir un commissaire extraordinaire pour
l'Angleterre . On dit aussi que les insurgés ont offert à
cette dernière puissance le monopole de leur commerce
pour vingt ans , à condition qu'elle reconnaîtrait
leur indépendance. Jamais session du congrès ne mérita
davantage toute notre attention.
En attendant , les journaux divisent ainsi les questions
: protégera-t-on ces petits gouvernemens et les
avortons qui luttent pour la vie ? Reconnaîtra-t-on les
gouvernemens éprouvés et constitués ? En d'autres termes
, attendra-t-on pour les protéger qu'ils n'aient aucun
besoin de protection ? Au premier coup d'oeil , ces
deux questions different essentiellement. Car , en reconnaissant
un gouvernement fort , on ne s'engage à
rien , au lieu qu'en reconnaissant un gouvernement
faible , on s'engage à le défendre. La différence appareute
est donc la même que celle qui existe entre la
NOVEMBRE 1817 . 431
guerre et la neutralité. Et pourtant je suis porté à considérer
cesdeux questions comme indivisibles . Les circonstances
peuvent devenir entraînantes ; et la politique
a souvent dit aussi : Qui n'est pas pour moi , est
contre moi.
RELATIONS POLITIQUES . - C'est l'année des concordats
; il s'en négocie un pour la Hollande ; il s'en négocie
d'autres pour les différens Etats de l'Allemagne .
-L'Europe ne se ligue pas contre les Barbaresques avec
autant d'ardeur et de persévérance , que les Barbaresques
se liguent contre l'Europe. L'empereur de Maroc donne
la main au dey d'Alger , et tous deux importent la peste
en Espagne . Quousque tandem ?
-M. Reinhard est reconnu ministre de France auprès
de la confédération germanique .
-Le sénat de Lubeck vient d'accéder à la sainte alliance.
-Le grand-duc de Hesse est en procès avec ses voisins.
En 1802 , S. A. R. fit un échange avec le duc de
Nassau. Les pays échangés avaient chacun leurs dettes .
Le grand duc se plaint que le duc de Nassau paie mal
les siennes . La diete a nommé des arbitres .
NOUVELLES DIVERSES . Le Journal de la Belgique
rapporte ainsi des on dit :
On dit que M. de Goltz a soumis au roi un travail
concernant les officiers à demi-solde ; qu'il est résulté de
ce travail , que quarante-deux de ces officiers , recommandables
par un service distingué , et que , par cette
raison , S. A. avait particulièrement recommandés , ont
été mis à la disposition du ministre des colonies , pour
être envoyés à Batavia ;
Que le prince n'a pas trouvé que cette manière de les
mettre en activité répondit à la protection et à la bienveillance
dont il les honorait ;
Qu'il lui a semblé que, s'il avait la suprême direction .
des affaires de la guerre , il serait décent deprendre son
avis , et que M. de Goltz lui manquait essentiellement
dans cette circonstance ;
On dit qu'en conséquence , il a supplié le roi de lui
accorder la satisfactisn de n'avoir plus de rapports avec
M. de Goltz , en donnant la démission à l'un ou à l'autre ;
On dit que le roi a désiré de voir le prince , pour
s'expliquer verbalement sur cette demande : mais que
1
432 MERCURE DE FRANCE .
celui-ci craignant d'avoir à balancer entre le sentiment
de son honneur et ses affections respectueuses , a supplié
S. M. de prendre sa demande en considération , et
de lui faire connaître , au préalable , sa décision souveraine
.
Il est certainque le roi a accepté la démission de tous
les emplois qu'occupait le prince son fils.
Cn assure qu'après cela , ces augustes personnes se
sont rencontrées chez notre princesse chérie , qui partage
, avec la maison de Nassau , l'amour et le respect
des habitans du royaume .
Que les amateurs du bon vieux temps se réjouissent
! on leur prépare , en Angleterre , une scène de
ce bon vieux temps . Un homme , accusé de meurtre ,
acquitté par un premier arrêt , et traduit une seconde
fois en justice par le frère de la victime , invoque le
jugement de Dieu contre son accusateur , et le défie à
un combat corps à corps, qui durera depuis le leverjusqu'au
coucher du soleil.
Les uns pensent que le jugement de Dieu nous vient
des lois saxonnes , qui plaçaient la justicedans la force.
Les autres en font remonter l'origine à la fournaise de
Daniel; car le jugement de Dieu ne consistait pas seulement
dans l'épreuve du duel ; il en comprenait six autres
: la croix, l'eau froide , l'eau chaude , le feu , le
serment , l'eucharistie. Il ne faut pas trop se moquer.
Notre dernier duel juridique ne date que de 1547 , et
ce ne fut qu'en 1601 , qu'un arrêt de la tournelle criminelle
défendit à tous juges de faire épreuve par eau , en
accusation de sortilège. O notre pauvre loi! dit à ce
sujet , le Courrier , quelle figure elle va faire aux yeux
des nations , escortée des usages de la barbarie !
-Plus de quarante témoins ont déjà déposé dans la
plainte de Wilfrid Regnault contre Mesnil.
-L'ancien évèque d'Uzès a légué 2000 fr. aux pauvres de
son diocèse , sans distinction de culte: voilà un chrétien!
-- Tremblement de terre à Patras ; tremblement de
terre à Genève ; l'un et l'autre suivis d'une forte détonation.
La ville de Patras est détruite , et son cap englouti.
Genève en est quitte pour la peur.
BÉNABEN.
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE..
MERCURE
ww
m
DE FRANCE.
SAMEDI 6 DECEMBRE 1817.
LITTÉRATURE .
POÉSIE .
LE BONZE.
mv
CONTE .
Confucius , aux antiques Chinois ,
D'un culte pur avait dicté les lois ;
Mais sa morale était beaucoup trop belle
Pour que le peuple , insensible à la voix
De la sagesse , y fût long-temps fidèle :
Un culte pur ne fait pas de dévots .
Aussi , vit- on les femmes et les sots ,
D'un charlatan préférer la doctrine ,
Et le dieu Fô fut le dieu de la Chine.
Or , mes amis , vous qui , bien plus que moi ,
Etes , sans doute , instruits en toute chose ,
Vous savez tous que la métempsycose
Devint , alors , un article de foi;
Et que ce dieu , qu'à Peckin on révère ,
Depuis long-temps a des prêtres nombreux,
Bonzes nommés , gens d'ailleurs fort pieux ,
Mais , par état , voués à la misère.
TOME 4. 28
454 MERCURE DE FRANCE.
On dit pourtant qu'errans et malheureux ,
Ces hommes saints , ces prêtres bons apôtres ,
Du bien d'autrui se montrent curieux .....
Ces prêtres- là ne valent pas les nôtres !
Un jour , l'un d'eux (il se nommait Graffart
Ou Graffarti , je ne sais pas au juste ),
En promenant un appétit robuste ,
Dans un village , aperçut par hasard ,
Chez un fermier , un superbe canard .
Je ne crois pas , il faut que je le disc ,
Que le dieu Fo , dans ses commandemens ,
Ait autrefois proscrit la gourmandise ;
Car à Pékin les prètres sont gourmands .
Celui-ci donc chercha vite en sa tête
Quelque moyen , piquant , original ,
Moyen , pourtant , qu'on pût trouver honnête ,
De s'emparer du friand animal :
Vous allez voir qu'il ne s'y prit pas mal.
Il se glissa non loin de la fermière ,
Puis , tout-à-coup , attendrissant sa voix ,
Baignant de pleurs son visage chinois :
-C'est , lui dit-il , c'est mon malheureux père !
Faut- il , hélas ! que le corps d'un canard
Renferme une âme et si noble et si chère !
Je le prévois ,armé d'un tranchelard ,
Bientôt un bras aveugle , téméraire ,
Un bras perfide , un bras trop eriminel ,
Va se plonger dans ce col paternel.
-Si ce canard est de votre famille
Dit la fermière , on ne le tuera point ;
Rassurez-vous , saint homme , sur ce point ;
J'en préviendrai mon époux et ma fille.
-Vous prétendez calmer mon désespoir ,
Reprit Graffart ; votre bouche est parjure ;
J'en crois bien plus la voix de la nature :
Mon père , hélas ! aura vécu ce soir !
,
-Comment pleurer sans toucher une femme !
DECEMBRE 1817. 455
Cédant alors au penchant de son âme :
- Prenez , dit-elle , acceptez ce canard ;
C'est à vous seul , c'est à votre tendresse
Qu'il appartient de le veiller sans cesse ,
De prévenir tout funeste hasard.
-Au premier mot , le Bonze court bienvite
Vers l'animal ; sur lui se précipite ,
Et dans l'instant parvient àle happer ;
Puis , comme Enée , emportant son vieux père ,
Pieusement on le vit décamper :
Mais , dès le soir , avec sa chambrière ,
Sans s'occuper des intérêts du ciel ,
Il fit chez lui , riant de la fermière ,
Un bon souper du canard paternel.
Un autre auteur , moins sobre de scandale ,
Sur plus d'un Bonze , ardent à badiner ,
De ce récit donnerait la morale ;
Moi j'aime mieux la laisser deviner.
G.-M.
:
ÉNIGME.
-L'instruis, j'enrichis , je ruine,
J'amuse et je trompe à la fois
Le savant, l'ignorant, le soldat, le bourgeois ,
Le marmiton dans sa cuisine ,
Le voyageur, les esclaves , les rois,
Ettour- a-tour chacun d'eux m'examine .
Enfin , sans souci , sans danger ,
Avee mon seul secours, à toute heure , à tout âge,
Sans craindre les voleurs , sans craindre le naufrage ,
Etmême sans se déranger ,
Onpeut faire un très-long voyage.
(ParM. J. I.ROQUES.)
:
www
CHARADE.
Quand on souffre de mon entier ,
On ne peut chanter mon premier ,
Ni se nourrir de mon dernier.
1
28.
436 MERCURE DE FRANCE .
nmmmw
:
LOGOGRIPHE.
Je suis sans pieds avec ma tête ,
J'en ai deux faibles sans ma tète ;
Jepuis instruire et plaire avec ma tète
Je déraisonne et déplais sans ma tête ;
En ce moment , avec ma tête ,
J'obtiens un regard de tes yeux ,
Ami lecteur , mais sans ma tête
Je suis presque un être odieux.
,
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est masque ; celui de la charade,
est désespoir ; et celui du logogriphe , fange, où
l'on trouve ange.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Histoire critique de l'inquisition d'Espagne , tirée
des archives du conseil de la SUPREME et de celles
des provinces'; par D. Jean- Antoine Llorente,
ancien secrétaire de l'inquisition ; traduite de
l'espagnol par M. Alexis Pellier (1 ).
Le public a su apprécier le premier volume de cet
(1 ) Trois volumes in- 8°. Prix : 18 fr . Chez Plassan, imprimeur,
rue de Vaugirard ; Treuttel et Wurtz , rue Bourbon , no. 17 ;
Delaunay, Palais-Royal , galerie de Bois ; etP. Mongie aîné ,
boulevard Poissonnière , n. 18.
DECEMBRE 1817 . 437
ouvrage , dont nous avons donné l'extrait dans notre
No. 38 ( 20 septembre 1817 ); le second volume vient
deparaître : il est encore plus intéressant , à raison du
grand nombre de faits qu'il contient.
Quand il s'agit d'ouvrages destinés à détruire des
erreurs , il convient de se borner , dans leur analyse , à
ce qu'ils contiennent , au lieu d'en profiter pour étaler
une érudition , qu'on pourrait comparer souvent à ces
plantes destinées à ramper sur la terre , et qui ne s'élèvent
qu'à la faveur des arbres qu'elles détériorent.
M. de Voltaire , à qui on accorde au moins un peu de
bon goût en littérature , voulut parler de l'inquisition ;
et, comme son impartialité pouvait être soupçonnée dans
cette matière , il prit le très-sage parti de faire un petit
précis des livres de Louis Paramo et d'Eymerio , tous
les deux défenseurs zélés du Saint-Office. Cela suffit
pour qu'on en fit justice; et il est bien malheureux
qu'il soit nécessaire de revenir sur cet objet , quand ce
grand génie n'existe plus. Parmi le peu de réflexions
qu'il se permit , nous devons citer celle qui termine
son discours : « Enfin , dit-il , le comte d'Aranda a été
<<béni de l'Europe entière , en rognant les griffes et en
<< limant les dents du monstre, mais il respire encore ! >>
Le comte d'Aranda , ambassadeur d'Espagne auprès
de notre cour , connaissait l'inquisition de son pays :
M. de Voltaire , le premier écrivain du monde et l'ami
le plus prononcé de l'humanité , savait mieux que personne
que la nature humaine n'est jamais plus avilie
que quand l'ignorance et le fanatisme sont armés du pouvoir
; et l'Europe entière qui bénissait le comte d'Aranda
, pour le peu qu'il fit contre l'inquisition , apu
apprécier l'absurdité de ce tribunal si justement détesté.
Avec de tels témoignages , et dans un temps où les
souverains ont reconnu que leurs intérêts et ceux des
1
458 MERCURE DE FRANCE.
peuples qu'ils gouvernent dépendent du progrès des
lumières , comment peut-on encore élever la voix pous
affaiblir l'horreur que l'inquisition inspire? Et , peut-il
exister encore , dans l'Europe civilisée , un point où il
soit question d'offenser la propriété la plus sacrée des
hommes : la liberté de conscience ?
Cette propriété , qui a coûté tant de sang , fut enfin
consacrée dans ce traité de Westphalie qui sert aujourd'hui
de base au droit des gens , qu'on doit considérer
comme la conquête de la religion et de l'humanité. Dès
lors , l'Etre-Suprême fut rétabli dans son droit exclusif
de juger nos erreeuurrss ,, et les souverains , débarrassés
des guerres atroces de religion , ont eu un obstacle de
moins pour diriger leurs soins vers le bonheur de leurs
peuples.
Ceux qui , dans des vues personnelles , veulent rallumer
le feu de la discorde , en déclamant contre la
liberté de conscience , sous prétexte des maux qu'ils
attribuent à la liberté civile, devraient reconnaître que
ces maux n'auraient point existé si la liberté eût été
établie. Le fanatisme religieux , présidé par l'inquisi
tion , ravagea les trois parties du globe ; le fanatisme
de la liberté civile , présidé par ce Robespierre, dont
la férocité n'appartenait ni à la France ni à notre siècle ,
aurait voulu ravager l'univers. Il n'existe qu'une liberté,
quelle que soit la dénomination qu'on lui donne en
raison des objets sur lesquels elle s'exerce , de même
qu'il n'y a qu'une espèce d'hommes libres , lesquels
étant sûrs de leurs consciences et de leurs actions, sont
les seuls capables de se pénétrer intimement de l'impossibilité
d'étre heureux dans le monde sans un centre
social , sans des lois qui préservent la société de crimes ,
de séditions et de désastres , et sans une constitutio.n
7
DÉCEMBRE 1817 . 439
qui garantisse tous les droits et fixe tous les devoirs . Les
déclamateurs contre la liberté civile ou religieuse perdent
leur temps : ils doivent échouer contre cette li
berté qui a été , de tout temps, le besoin le plus pressant
de l'espèce humaine .
M. de Llorente , ministre de l'évangile , recommandé
cette sage liberté il veut la faire valoir contre ceux
qui la feraient haïr si on écoutait leurs absurdes interprétations
. Ami du trône , il défend ses droits contre
ceux qui se croient au-dessus de ses prérogatives ; et ,
philosophe chrétien , il nous fournit de grands moyens
contre ceux qui chercheraient à énerver nos facultés
intellectuelles, les seules qui constituent la dignité et la
supériorité des hommes. En un mot, il ne sort pas dú
cercle tracé par le doigt du créateur, et dont la circonférence
environne l'espace qu'il nous est permis de parcourir
pour augmenter notre bonheur et celui de nos
semblables .
Cette explication serait ici de trop si l'ouvrage qué
nous examinons n'avait point été attaqué avant sa publication,
et si l'honneur français pouvait négliger de
saisir l'occasion de rendre hommage à un étranger qui
rend un service signalé à la raison et à l'humanité.
Ce second volume contient une grande partie des
événemens relatifs à l'Inquisition d'Espagne pendant
les règnes de Charles-Quint et de Philippe II; et
quoique l'auteur renvoie au troisième pour les proces
célèbres du prince Don Carlos , de l'archevêque Carranza
et du ministre Antoine Perrez , on en trouve un
grand nombre qui intéresseront toutes les classes de
lecteurs.
Les savans verront la funeste influence de ce tribunal
sur les sciences , les belles-lettres , le bon goût
et les arts. Cent quatorze victimes , dont la majeure
440 MERCURE DE FRANCE .
partie conserve encore une grande considération dans
le monde littéraire et dans l'histoire , attestent cette
vérité.
Les rois , les papes et les magistrats verront que l'inquisition
a été plusieurs fois attentatoire à l'autorité
royale , à celle du Saint - Siége et des tribunaux
de la justice. Les personnes , les dates et les archives
où se trouvent actuellement les pièces que les inquisiteurs
ont grand soin de faire tomber dans l'oubli ,
tout y est cité de la manière la plus scrupuleuse. On
voit , dans ce volume , qu'ils ont poussé la témérité
jusqu'à publier des ouvrages pour prouver qu'ils n'avaient
reçu aucun pouvoir des monarques : on y
remarque aussi qu'ils n'ont obéi ni aux lois , ni aux
bulles , ni aux constitutions primitives du Saint-Office,
ni aux ordres particuliers de leurs chefs ; et ce qu'on
ne s'attend pas à y trouver , c'est que ce tribunal a
laissé circuler librement des livres où l'on prêchait le
régicide , et qui tendent à établir en faveur des papes
le pouvoir indirect de détrôner les rois, tandis qu'il
condamnait et probibait des ouvrages qui défendaient
les droits de la couronne, etqu'il en punissait les auteurs .
La nation espagnole a réclamé plusieurs fois la répression
de ces excès contre les juges et contre d'autres
autorités publiques dans les assemblées générales des
Cortès , tenues depuis 1510 jusqu'en 1611. Cette
réclamation était motivée sur plus de quarante procès
ou conflits de juridiction les plus scandaleux qui eurent
lieu depuis 1487 jusqu'en 1798 , et qui avaient
occasioné des meurtres et des séditions populaires .
Le conseil suprême de Castille et celui des Indes ont
fait inutilement la même réclamation plus de vingt fois
depuis l'année 1500 jusqu'en 1770 : des personnes fa
DÉCEMBRE 1817 . 44
voriséesmême par les souverains , et estimées du public,
ont été sacrifiées .
Charles -Quint affectionnaitDon Alphonse de Virnès,
son prédicateur , au point de soutenir contre les inquisiteurs,
que ce prédicateur, loin d'être hérétique , méritait
un évêché il lui accorda en effet celui des îles
Canaries . Philippe II s'aperçut que c'était par malveillance
que l'inquisition poursuivait ses prédicateurs ,
Arias Montano , Louis de Léon et Hernand del Castillo,
sainte Thérèse de Jésus , et autres personnes qu'il
estimait.
Il n'est pas indifférent pour l'histoire de concilier
latolérance de ces souverains , par rapport à l'inquisition,
avec la conviction qu'ils avaient de ses excès.
Charles V sacrifiait sa propre autorité au désir de
triompher en Allemagne contre Luther ; et Philippe II
voyait tout avec indifférence , pourvu que ce tribunal
servît l'espionage politique , au moyen duquel il a
conservé pendant long-temps son despotisme sur une
grande partie de la terre .
Tous les crimes de Virnès étaient d'avoir soutenu
qu'il était plus aisé d'obtenir son salut en étant marié
que dans le célibat , et que la vie active était plus méritoire
que la contemplative. Cette opinion lui coûta
cinq ans de prison , et Dieu sait ce qui lui serait
arrivé sans la protection de l'empereur Charles V. Dans
un temps où le démon de la controverse paraît agiter
quelques contrées de l'Europe , nous pensons qu'il n'est
pas inutile de transcrire ici l'opinion publiée par cet
évêque après avoir obtenu sa liberté :
« Les moyens , dit-il, de se conduire envers les hé-
« rétiques , sont de les instruire , de les convaincre par
«des paroles et par des réflexions solides .... Plusieurs
« personnes ( les inquisiteurs ) ont adopté la maxime
442 MERCURE DE FRANCE.
« qu'il est permis de maltraiter de parole et par écrit les
« hérétiques , lorsqu'on ne peut ni les faire mourir ni
« les tourmenter. Si elles s'emparent d'un pauvre
<<homme , qu'elles peuvent persécuter impunément ,
« elles le soumettent à unjugement infâme , de sorte
« que, lors même qu'il a prouvé son innocence et ob-
<<tenu d'être acquitté , il reste toujours flétri comme
< un criminel...... S'il est tombé dans quelque erreur ,
« on ne cherche pas à le détromper; au contraire,
<<malgré la qualité de pères qu'ils se donnent , ils n'em-
<< ploient aucun avis paternel ; mais ils n'épargnent ni
<< la prison , ni le fouet , ni les tourmens , ni les chaînes
<<<ni la hache . >>>
Les tourmens dont l'évêque Virnès parle , sont
horribles : il faut un grand courage pour lire, sans frémir
, l'explication de la torture soufferte par le médecin
Jean de Salas , à Valladolid ( page 17 ) , en 1527.
Nous n'osons pas en faire le récit ; mais nous désirons
vouer à l'exécration de tous les siècles , le nom infâme
de l'inquisiteur Moriz , monstre de la cruauté la plus
recherchée. Quelques années après cette torture, le
célèbre espagnol , Louis Vives , écrivait à Erasme ,
plus célèbre encore : « Nous vivons dans des temps
<<bien difficiles ; il y a autant de danger à nous taire
<<qu'à parler. » Tacite avait dit la même chose longtemps
auparavant , et cela se répétera partout où l'on
ne respectera pas les formes protectrices de l'innocence.
Nous avons choisi le dialogue entre Melchior Hernandez
et les inquisiteurs ses juges , pour compléter
l'idée du mépris de ceux-ci pour les formes. «Que
<<pourrais-je faire de plus , dit cet infortuné , que de
«déclarer contre moi des choses qui ne sont pas véri-
<<tables ? Que peut-on me faire ? Me brûler ? Eh bien
DÉCEMBRE 1817 . 443
« soît; qu'on me brûle , car je ne puis pas déclarer
« l'impossible , ignorant ce qu'on me demande. Cepen-
« dant sachez , messieurs , que ce que j'ai dit des
<<autres est entièrement faux , car je ne l'ai déclaré
« qu'après avoir vu que vous désiriez que je dénon-
< çasse des hommes sans reproche , pour rendre leur
<<situation misérable ; et , n'ayant aucune connais-
<<sance des noms ni des qualités de ces malheureux , je
<<vous ai nommé tous ceux qui me sont venus à la
<<pensée , dans l'espoir de mettre enfin un terme à ma
« misère. Toutefois , voyant maintenant que mon état
« est sans ressource , je veux qu'il ne soit fait aucun
<<mal à personne par ma faute; en conséquence je ré-
* tracte toutes mes dépositions.Aprésent que j'ai rem-
<<pli ce devoir, qu'on me brûle si l'on veut, et quand il
<<<vous plaira, >>>- Mais comment se fait-il que ce quê
« vous avez déclaré contre vous , et beaucoup d'autres
<<choses , que vous niez maintenant , résultent des dé-
<<positions d'un grand nombre de témoins ?-Je ne
« sais si cela est vrai ou faux , carje n'ai pas vu le
« procès ; mais si les témoins ont dit ce qu'on sup-
<<pose, c'est parce qu'on les aura placés dans les
« mêmes circonstances que moi : ils ne m'aiment pas
« plus que je ne m'aime , et ce qu'il y a de certain ,
« c'est que j'ai déclaré contre moi tout ce qui était vrai
« et ce qui ne l'était pas .-Quel motif vous a porté à
<<déclarer , à votre préjudice , des choses contraires à la
<<vérité?-Je ne croyais pas me faire tort , j'espérais
< au contraire en tirer un grand avantage, parce que
« je voyais qu'en ne confessant rien je passerais pour
<<impénitent , et qu'on ne me croirait pas..... » Cet
accusé fit la même déclaration à la vue du bûcher oît
il allait périr , et demanda pardon à Dieu , d'avoir
:
444 MERCURE DE FRANCE.
compromis les personnes dont il voulait réparer l'honneur.
Les écrivains qui se sont prononcés contre l'inquisition,
avaient été assez généreux pour croire qu'on
avait imputé à ce tribunal des excès et des horreurs
qu'il n'avait pas toujours commis : ceux qui résultent
de ce seul procès suffiraient pour lui attirer autant
d'anathèmes qu'il en a lancés, et il n'expierait pas encore
assez le mal qu'il a fait.
Comme nous avons annoncé que cet ouvrage intéresse
toutes les classes de la société , nous en terminerons
l'extrait en indiquant que la partie consacrée par son
auteur à quelques histoires particulières des magiciens
et sorciers d'Aragon , de Navarre et de Biscaye , est
extraordinairement curieuse , surtout celle du magicien
Torralba dont Cervantes fait mention dans l'immortelle
Histoire de Don Quichotte . Toutes ces histoires
pourraient fournir les sujets les plus bizarres à l'imagination
de nos poètes qui emploient leur muse à
alimenter nos petits théâtres ; mais quand on considère
le dénouement affreux de toutes ces procédures , qu'on
voit la superstition et l'ignorance la plus grossière s'emparer
des juges , des accusés , des témoins et des peuples
entiers , on tremble à la seule idée qu'il soit possible
que l'esprit humain retombe dans ces ténèbres , et qu'on
reproduise des scènes aussi affligeantes .
Telle femme aime mieux mourir que de se dépouiller de
la dignité de sorcière ; tel homme ne veut jamais avouer,
malgré la torture , qu'il n'a pas un ange à sa disposition
pour tout deviner , pour franchir les airs et pour se
transporter dans un instant à des distances immenses ;
il avoue seulement que son ange n'était pas un bon esprit
, puisqu'il était la cause des douleurs qu'il souffrait.
M. Llorente regarde tous ces malheureux comme au
DÉCEMBRE 1817 . 445
tant d'aliénés , et il a raison . On devra à notre siècle
la classification de toutes les maladies de l'imagination :
sous le mot hallucination , on explique toutes sortes
d'aliénations mentales , l'hypocondrie , la démonomanie,
le somnambulisme, tout ce qui fait regarder comme réellement
existant ce qui n'est que fantastique ; toutes les
illusions provenant des aberrations des sens , et toutes
les visions propres à flatter la vanité des esprits faibles .
Quand on aura propagé ces connaissances , il n'y aura
plus autant d'admirateurs , et cela suffira pour faire disparaître
les faiseurs de prodiges : le petit nombre qui
en restera ne devra plus être jugé par aucun tribunal ;
la médecine les réclame : qu'on destine un hôpital pour
traiter ces sortes d'infirmités , et bientôt il ne sera
rempli que d'inquisiteurs et de ceux qui seront assez
fous pour les défendre.
mmm"
Délibérations des universités d'Ambaujvar et de
Bikar, sur la liberté de la presse .
Pendant que le pouvoir législatif s'occupe de la liberté
de la presse , il peut être intéressant de jeter un
coup d'oeil sur les discussions dont elle a été l'objet
chez d'autres peuples .
Lesassises ou universités de comtés sont chargées , en
Hongrie , de veiller à l'exécution des lois ; elles se
forment aussi en cours de justice : c'est à elles que sont
adressés les édits royaux ; et quoiqu'elles n'aient pas
le droit d'en arrêter l'exécution , celui qu'elles ont de
faire des représentations , a souvent fait échouer les
inconstitutionnelles du pouvoir exécutif.
C'est ce qui est arrivé , il y a vingt-quatre ans , à l'occasiondes
mesures que la cour de Vienne crut devoir
prendre pour restreindre la liberté de la presse en Hongrie.
Les délibérations des assises des comtés de Bihar et
446 MERCURE DE FRANCE .
d'Ambaujvar nous paraissent propres à intéressernos lev
teurs.Quelque jugement qu'on porte sur ces deux pièces,
il est touchant de voir comment ce peuple généreux qui
meurt pour ses rois « Moriamur pro rege nostro Marid
Theresia ! » allie à un si noble dévouement , la fermeté
qui fait respecter ses droits , deux choses qui ne sauraient
se trouver que chez des hommes libres.
:
Kaschau , le 12 août 1798.
A S. A. S. l'archiduc Palatin.
PRINCE ,
L'édit da 25 juin dernier , qui ordonne la suppressiondes
imprimeries particulières et non brevetées, contient
plusieurs propositions qui , non-seulement ont fixé
notre attention particulière , comme incompatibles avec
nos lois , mais qui paraissent attaquer la base et l'essence
même de notre constitution : en effet,
I. Ce dont nos lois ont fait expressément un attribut
du pouvoir législatif , est pris dans l'édit pour un droit
de la couronne. Les droits de la couronne , tels qu'ils
sont déterminés par la constitution , nous sont sacrés,
comme ils nous le doivent être mais que ces droits
soient étendus au-delà des limites que leur donne la
loi , ou , que ceux dont les états , exerçant le pouvoir
législatif avec le roi , ont rendu l'exercice collectif,
soient restreints , sans que la nation ait manifesté savolonté
dans ses comices , c'est ce que nous ne pouvons
pas admettre. Depuis qu'il est question d'imprimerie
dans nos lois , le droit de faire des réglemens sur Pimpression
et la mise au jour des livres , n'a jamais appartenu
qu'aux Etats : c'est ce dont il n'est pas permis de
douter ; c'est ce qui résulte expressément des lois même
de 1553 et de 1599 , et l'on ne conçoit ni pourquoi ni
comment on invoque dans l'édit , comme attribuant ce
droit à la couronne , ces deux lois qui prouvent précisément
qu'elle ne l'a point.
II. Če même édit porte que : « Les contrevenans
seront condamnés à l'amende. » L'application de la
peine est ici manifestement arbitraire , puisqu'il ne
DÉCEMBRE 1817 . 447
s'agit pas de l'impression de l'ancien calendrier , que
lesEtats ont défendue sous peine de 1000 florins d'amende
; et cet exemple ne saurait tirer à conséquence ,
lors même que les dernières comices n'auraient point
déclaré que l'interprétation des lois ne peut jamais appartenir
au roi seul.
Mais , voici qui est plus fort ,
III. Dans le corps entier de notre droit , on ne trouve
pas l'ombre d'une disposition qui interdise à qui que
ce soit d'avoir une imprimerie saus brevet. Or , dans
toute société bien constituée , il est permis de faire ce
que la loi ne défend pas : c'est une des conditions de
la liberté. Ne sait-on pas d'ailleurs , combien d'imprimeries
de ce genre existent et prospèrent aujourd'hui
mêmedans notre pays , sans avoir jamais été brevetées ?
Quant auxmoyens d'éluder la censure ,voici ce que
nous avons pensé.
D'abord, tous ceux qui ont quelque idée de la librairie
, seront du même avis sur l'impossibilité de
prévenir les abus de la presse , par des moyens adoptés
dans l'édit . Les écrits les plus dangereux peuvent échapper
à la surveillance , et s'imprimer dans des imprimeries
brevetées tout comme dans les imprimeries particulières.
Ainsi , l'autorité publique doit moins s'attacher
à traverser l'impression des ouvrages (résultat
dont , au reste , l'expérience de tous les temps etde
tous les pays devrait lui faire apercevoir l'impossibilité) ,
qu'à arrèter , par des voies légales , la propagation des
écrits clandestins qui seraient tout àfait subversifs de
la tranquillité publique , à en découvrir les auteurs insensés
, et à leur faire appliquer les peines prononcées
parles lois.
D'ailleurs , une multitude d'exemples renouvelés
tous les jours , prouvent que le nombre et la virulence
des écrits anonymes , sont toujours en raison de la rigueur
et de l'indiscrétion de la censure. Alors , dans
l'exaspération de leur esprit , beaucoup d'écrivains font
paraître clandestinement des écrits , tels qu'ils ne les
auraient sans doute pas mis au jour s'ils avaient pu se
montrer librement eux-mêmes. Ces écrivains ont tort ,
sans doute , mais ils sont hommes et se conduisent avec
la faiblesse humaine. Voilà ce que les législateurs ne
i
448 MERCURE DE FRANCE .
devraient jamais perdre de vue ; c'est à cette faiblesse
qu'il faut donner sagement des appuis. Il faut remonter
àla source de la maladie , en etudier les causes , et
craindre , en appliquant des remèdes , qu'ils ne soient
pires que le mal.
Enfin , ce que nous ne pouvons pas dissimuler , c'est
le nouveau danger dont cet édit menace la liberté de
la presse. Oui , c'est cette liberté qui nous tient à coeur,
et nous la vénérons avec la plus noble partie et l'immense
majorité de la nation , avec tout ce qu'il y a
d'éclairé en Europe , comme le palladium de notre
liberté politique et civile .
E
Faut-il démontrer encore que , sans cette liberté ,
la publicité , qui est l'essence de notre constitution , est
étouffée ? Trois ans ne sont pas écoulés depuis que
les états ont nommé , avec l'assentiment du Roi , une
commission nationale chargée d'établir les principes
généraux de l'éducation publique et de la liberté de la
presse, et voila qu'aujourd'hui , à la fin du dix-huitième
siècle , cette liberté a encore besoin d'être défendue
par nous !
Cette tâche serait facile ; les argumens que nous
pourrions employer sont connus de tout le monde.
Mais si quelqu'un pouvait les ignorer , si quelqu'un
pouvaitméconnaître ce que l'humanité doità l'artd'imprimer
et à la liberté de la presse , qu'il jette les yeux
autour de lui , qu'il voie ce que sont les nations actuelles ,
ce qu'elles ont été, et qu'il juge. Si l'Angleterre est si
glorieuse de sa liberté; si la Suède et le Danemarck
renaissent, et si la prospérité croissante , qui résulte de
la civilisation , en fait le modèle et l'admiration des
peuples ; si l'on respecte dans l'Allemagne le foyer de
la philosophie , des sciences et des arts; si la Saxe
fleurit en paix , au milieu des orages qui grondent autour
d'elle ; si l'Amérique du nord ofire au monde le
tableau du bonheur social ; et si , d'un autre côté , les
Orientaux nos voisins , privés des avantages de la civilisation
, croupissent dans une barbarie indigne de
l'homme , et rampent abrutis sous le despotisme le plus
abject , à quoi tous ces peuples doivent-ils les uns leur
bonheur , les autres leur misère ? C'est que les uns ont
adopté eet art régénérateur de l'esprit humain , et en
C
E
Π
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1
1
1
DÉCEMBRE 1817 449
RONAL
out faitun noble et libre usage , tandis que les autres
l'ont repoussé.
,
Ce n'est donc pas sans raison que nous avons récem
ment manifesté nos inquiétudes et que notre anxiété
redouble aujourd'hui à la vue des atteintes portées à
un bien si précieux. Le a juillet dernier , cette même
assemblée priait le gouvernement de dissiper ses alarmes
en donnant de justes bornes à l'inquisition des censeurs
et enmettant la liberté de la presse à l'abri de leursatteintes.
Mais depuis ce peu de temps , ils ont su nous donner
de nouveaux exemples de leurs étranges manipulations .
Avons-nous pu voir , sans indignation , la circulaire
de cette même université , pour l'érection d'un theatre
national, paraître , dans les nouvelles de Hongrie, mutilée
et déshonorée par un censeur ? et , dans ce moment
même , ce sentiment d'indignation se renouvelle en
nous à la vue de lettres originales du Reviseur de Livres,
de Bude : il ose y avancer qu'il a déféré à Sa Majesté,
le discours d'un des hommes qui honorent le plus notre
pays comme littérateur et comme citoyen , « parce que ,
dit-il , dans une digression , il mêle le mot de patrieà
l'éloge de l'empereur JOSEPH , comme si c'était un
crime que de confondre , dans ses affections , la patrie
et le prince. >>
De tout cela., le gouvernement peut inférer combien
il est nécessaire de surveiller de plus en plus ces hommes
chargés de censurer les livres , auxquels on remet, pour
ainsi dire , la clef des lumières de la nation ! combien
il importe à la chose publique que la liberté de la
presse , cette source féconde du bonheur commun ,,
soit conservée intacte , et soit environnée des plus fortes
garanties !
Du reste, pleins de confiance dans sa gracieuse bienveillance
et sa haute protection , nous sommes , de
V. A. R. et de son conseil , les très-humbles serviteurs .
Fait en notre assemblée générale , à Kaschau , le 12
août 1793 . L'université du comté d'Ambaujvar.
De notre assemblée générale , à Diozegh , le 30
septembre 1795.
PRINCE ,
Divers édits , qui attaquent la liberté de la presse ,
29
450 MERCURE DE FRANCE .
nous ont été signifiés depuis quelque temps. Les édits
des 19 février , 9 mars et 12 avril , rangent dans la
classe des écrits prohibés , l'Histoire universelle de l'abbé
Millot , traduite en hongrois ; la Dissertation sur les
limites du pouvoir royal en Hongrie , et l'écrit sur les
comices du royaume de Hongrie et leur organisation.
Récemment encore , nous avons reçu un édit du 25
juin , qui ordonne la suppression des imprimeries particulières
non pourvues de brevets .
Comme tous ces actes tendent à entraver la liberté
de la presse , nous avons cru devoir consigner ici les
réflexions qu'ils ont fait naître .
Quant aux édits qui interdisent la Dissertation sur
les limites dupouvoir royal , et l'écrit sur les comices de
la Hongrie , notre intention n'est point de défendre les
opinions ou les principes déduits dans ces ouvrages , ou
d'en excuser les auteurs . La teneur de ces livres nous
est parfaitement inconnue , et nous ne voulons pas même
examiner les principes qui y sont professés . Mais ce
qui mérite notre attention , c'est que , du moins autant
qu'on peut en juger par le titre , ces écrits sout
relatifs à des matières susceptibles d'ètre discutées dans
le sein des états , et sur lesquelles la loi de 1791 ,
art. 47 , appelle même les simples habitans (1) à émettre
leur opinion . C'est parce qu'ils traitent du pouvoir législatif
, d'objets d'un intérèt national , qu'on prohibe
différens ouvrages , comme s'il était criminel ou dangereux
d'écrire sur ces matières . On devrait , au contraire ,
encourager à écrire pour et contre , afin de faire jaillir ,
du choc des opinions , la lumière nécessaire aux habitans
du royaume pour bien apprécier notre droit public
et notre constitution .
Nous voyons un nouveau sujet d'alarmes en ce que
la compression des votes , dans la diète du royaume ,
serait la conséquence de ce système de prohibitions.
En effet , s'il est permis de parler sur ces objets dans
les comices , nous ne comprenons pas pourquoi l'on
empêcherait qui que ce soit de rendre son avis pa-
(1 ) Il n'y a, en Hongrie , que les nobles qui soient citoyens et
membres des assemblées délibérantes. (Note du traducteur. )
DÉCEMBRE 1817 : 451
blic par écrit ; et si l'on est recherché pour avoir
écrit , comment ne le serait-on pas pour avoir parlé ?
Si , par mesure de haute police , on prohibe les écrits
relatifs aux limites du pouvoir royal et aux comices du
royaume , nous devons craindre que , par la même
raison , on ne comprime la liberté des opinions , lorsque
ces questions seront discutées aux comices .
On doit surtout remarquer que ces édits statuent en
plusieurs points sur l'usage de la presse : il est à craindre
que cette manifestation de l'opinion du souverain
n'influence les résolutions de la diète et ne diminue au
moins la liberté des votes dans les comices , si elle ne
l'anéantit pas absolument .
L'article 67 de la loi de 1791 , renvoie aux prochaines
assemblées les discussions sur la liberté de la presse ;
mais il est d'autant moins permis d'en inférer que , dans
l'intervalle , cette liberté peut être restreinte , que nous
sommes régis par l'art. 12 de la même loi. Si l'on peut
faire quelque réglement , il doit avoir pour objet d'assurer
la liberté de la presse et non de la restreindre ;
car la loi parle de liberté et point du tout de restriction.
Des malveillans peuvent, à coup sûr , abuser de cette
liberté; mais on n'interdit pas les secours salutaires de
la médecine , parce que quelques gens en font un mauvais
usage ; il ne serait pas plus raisonnable d'abolir la
liberté de la presse , malgréles lois , à cause de l'abus qu'on
enpeut faire : on n'a qu'à punir, dans leur personne, les
auteurs et les imprimeurs des écrits dangereux , mais
toujours par les voies légales et par le ministère de
leursjuges naturels ; car les censeurs de la librairie ne
sont nullement reconnus par les lois , etleur surveillance
ne saurait s'excuser par elles. V. A. R. et son conseil
daigneront donc remarquer que les censeurs n'ont
aucun caractère légal pour juger les écrits , et qualifier
qui que ce soit de citoyen dangereux ; et certes si la
censure pouvait étre admise , elle devrait se boruer
strictement à ce qui tient aux moeurs et à la tranquillité
publique , et se garder de se mèler des opinions. La
liberté des opinions est la condition indispensable de
la liberté de conscience et de la liberté de suffrages , et
cette prérogative , conservatrice des bases de la liberté
29.
452 MERCURE DE FRANCE.
de l'Etat , ne saurait exister si l'on pouvait lui donner
des limites .
,
Des calomniateurs ont traité notre nation de barbare
, et nous insultent encore aujourd'hui . Mais sil'inquisition
despotique de nos censeurs modernes était
plus long-temps soufferte ne justifierions-nous pas
nous-mêmes cette insolente dénomination ? La censure
des livres philosophiques , des livres qui se vendent
publiquement dans les autres états de S. M. , peutelle
engendrer autre chose que l'ignorance ? Quel ami
des lettres pourra , sans gémir sur le sort de la saine
philosophie , apprendre que le Phédon de Mondelshom
est revu par la censure de Hongrie , et revu pour étre
corrigé et mutilé par elle ! Notre avis serait , relatiyement
aux ouvrages historiques , philosophiques et religieux
, que le métier des censeurs fût non de les corriger
et de les prohiber , mais de les réfuter , et qu'il
leur fût enjoint , si toutefois la censure était admise ,
de démontrer , en la faisant remarquer , la fausseté des
opinions des écrivains .
L'édit roral , portant suppression des imprimeries
non brévetées , nous l'avouons franchement , ne nous
paraît pas moins dangereux dans ses conséquences. On
yprétend que le roi a le droit de disposer desimprimeries
, et une peine arbitraire y est établie par le roi
seul , sans le concours des Etats , contre ceux qui conserveraient
une imprimerie particulière , et qui y fe
raient imprimer des ouvrages .
La loi qui attribue à l'autorité royale le droit de reconnaître
ou de ne pas reconnaître les imprimeries ,
nous est parfaitement inconnue ; et ce qu'il nous a été
absolument impossible de comprendre , c'est la manière
dont les lois citées dans l'édit viennent à l'appui de ce
droit de la couronne. En effet , il n'y est question que
de la prohibition de l'ancien calendrier , et cette prohibition
particulière a été prononcée par le pouvoir
législatif , c'est-à-dire avec le concours des Etats et du
roi. Non-seulement , on ne trouve pas dans nos lois
l'ombre d'une disposition qui remette au roi le droit de
rien statuer sur les imprimeries ; mais la loi de 1555 ,
art . 24 , porte au contraire , que le roi recourra aux
Etats pour la répression des abus de la presse, et que
DÉCEMBRE 1817 . 453
les Etats sont chargés de maintenir l'exercice de la
liberté de la presse.
La disposition qui prescrit de condamner à une
amende les contrevenans à l'édit , est arbitraire , puisqu'elle
n'est pas revêtue de la sanction des Etats , et elle
viole ouvertement les lois. Leur autorité et celle de
ceux qui les appliquent , sont également compromises
par des dispositions de cette nature : car, si le cas advenait
, aucune loi ne prononce , et nous ne voyons pas
comment un citoyen serait condamné , soit pour avoir
conservé une imprimerie sans brevet et s'en étre servi ,
soit pour avoir acheté ou vendu des écrits prohibés
par la censure. Dans tout Etat libre , chacun a droit de
faire ce que la loi ne défend pas textuellement.
Telles sont les réflexions que nous a suggerées notre
zèle pour le maintien des lois. Nous les adressons à
V. A. R. et à son conseil , pour qu'elle daigne les soumettre
au roi . Nous espérons qu'elle fera en sorte que
l'usage de la presse , libre par les lois , ne soit pas restreint
par l'effet des édits royaux .
Dureste , etc.
L'Université du comté deBihar.
N. B. Le texte original de ces délibérations est dans.
le Voyage en Hongrie de Robert Townson , qui se
trouve à la Bibliothèque royale , M. in-4 °. , 1183 ; Travels
in Hungary, by Robert Townson , London, 1797 ;
elles sont aussi dans la traduction française de cet ouvrage
, publiée à Paris , chez Dentu , en 1805 ; mais
elles n'y sont pas rendues fidèlement . J. J. B.
wwwwww
VARIÉTÉS .
mmmv
Portrait des bons et des mauvais journalistes ( 1 ) .
On pourrait demander quelle est , de toutes les ins-
(1) Ce morceau est tiré d'un ouvrage inédit , sous ce titre :
Pensées, Observations , Vues , Tableaux , Portraits , en politique ,
morale , littérature .
La plupart des morceaux de l'auteur , dans ce journal, appartiennent
à ce recueil .
454 MERCURE DE FRANCE .
1
titutions modernes , la plus récente et la plus répandue
dans les deux mondes ? et on pourrait répondre : les
journaux. Qui met davantage les peuples en communication
et entretient le plus leurs discordes en tout genre?
les journaux. Qu'est- ce qui répand le plus de vérités ou
d'erreurs ? qui cultive mieux les bonnes et les mauvaises
affections ? qui fait le plus de bien et de mal ? les journaux.
Qui s'occupe plus des droits , des intérêts des
nations , des principes , des effets de leurs gouvernemens
; et discute ces objets avec plus de partialité, de
légéreté ; avec le moins de justice et de justesse ? les
journaux. Qui vit le plus des sciences , des lettres , des
arts , et les souille plus , tantôt par une fade adulation ,
et tantôt par une lâche détraction ? les journaux. Quelle
influence plus nécessaire ou plus fatale à toute réputation
, à toute gloire ? les journaux. Qui peint le mieux
l'état politique , civil , moral d'un pays , d'un gouvernement
, d'une époque ? qui donne le mieux la physionomie
d'une impulsion nationale ; et dans chaque
phase d'un événement , l'esprit de chaque jour ? les
journaux de ce peuple. Quel travail , vu l'importance
des effets , demanderait des ouvriers mieux choisis ? et
quel travail , vu les oeuvres , atteste plus souvent un
métier décrié ? les journaux.
A force de se multiplier , d'embrasser plus de matières
, de s'attacher à tous les intérêts , tous les goûts ,
toutes les passions , ils se sont divisés et rangés comme
dans un système , où ils prennent des formes diverses .
Les uns se bornent à publier les objets à vendre et à
acheter ; ne sont qu'un canal des transactions et des
opérations du commerce ; ils recueillent en paix de
grands profits , font du bien et point de bruit .
D'autres se chargent de faire connaître chaque jour
les événemens de la veille ; ce sont les trompettes de
la renommée. Il n'y a que des Etats puissamment organisés
, qui puissent résister à ces rumeurs quotidiennes ;
il est des principes d'une république même de les soumettre
, non à une censure arbitraire , mais à la sage
répression d'une liberté légale.
Ceux- ci réunissent ce qu'on appelle la politique et ce
qu'on appelle la littérature.
Ceux-là s'attachent spécialement à l'une ou àl'autre.
DÉCEMBRE 1817 . 455
Les uns prennent les objets en masse et les rassemblent
, tous les mois ou toutes les semaines , dans un
volume.
Les autres les effleurent, pour les offrir, tous les jours ,
dans une feuille .
Ceux du jour s'adressent à la multitude , tiennent
plus à la vogue.
Ceux du mois ou de la semaine ne convenant qu'à
des lecteurs plus studieux , ont plus besoin de fournir
une agréable instruction .
Il s'est toujours trouvé des journaux de l'une et de
l'autre espèce ; il en est encore qui ont adopté le plan
le plus naturel et le plus simple ; qui , se dévouant aux
progrès de la raison , à l'ordre public , à la saine culture
des arts , ne favorisent de leurs voeux , de leurs soins ,
de leurs passions même , que les opinions destinées à
obtenir un empire universel ou à le recouvrer ; que les
hommes et les productions dignes d'estime ; que tout
ce qu'il est utile d'aimer et honorable de défendre .
Par un accord facile de leur ton avec leur but , ils
ne manqueront ni de dignité , ni de mesure , ni de
politesse , ni mème de justice envers les idées et les
personnes qu'ils combattent ; voulant plaire aux honnètes
gens , ils doivent en reproduire les sentimens ,
l'esprit et les formes. Ils marcheront avec leur siècle
parce que chaque siècle étant héritier des précédens ,
le dernier a par cela même un plus riche trésor ; parce
qu'il est naturel d'améliorer et non de dédaigner ce
qu'on a , parce qu'on ne peut pas plus rebrousser dans
le passé que se défendre de l'avenir .
Mais ils ne seront pas toujours de leur temps , parce
que si chaque siècle à une impulsion permanente ,
chaque temps peut avoir ses vertiges passagers ; parce
qu'on peut également s'égarer par l'enivrement de certaines
idées et par leur dénigrement ; parce que si
l'action trop forte des vérités nouvelles , n'est pas
bonne , la réaction des préjugés anciens est bien plus
funeste encore .
Mais , pendant que ces journaux s'étudieront à bien
mériter d'un public juste et sage , d'autres rechercheront
toutes les passions haineuses et malignes , qu'ils.
peuvent entretenir et irriter .
456 MERCURE DE FRANCE .
S'il y a eu une révolution mal conduite, qui ait produit
des efiets tout opposés aux principes auxquels elle
se ralliait , ils imputeront aux hommes ce qui est né des
choses; ils ne pardonneront à aucune institution nouvelle;
ils voudront relever toutes celles qui avaient
péri par l'épreuve de leurs abus ; ils accuseront d'une
subversion abominable le voeu legitime d'un ordre plus
régulier et plus stable.
Si après un choc également funeste entre la religion
et la philosophie , elles s'étaient pacifiées par le sentiment
de leurs devoirs et de leurs intérêts communs ,
même avant les troubles; si , victimes des troubles
l'une et l'autre , elles y avaient appris encore davantage
à éloigner d'elles l'athéisme , d'une part , et de
T'autre l'intolérance , qui seuls se combattaient sous
leurs noms sacrés ; ils s'étudieront à renouveler cette
guerre sans objet , ou du moins à faire croire qu'elle
existe toujours; et ils feindront d'avoir encore à défendre
ce que personne ne songe à attaquer.
Si un grand nombre d'écrivains égaux à tout ce qui
les avait précédés , quoique différens de mérite et de
caractères , ont donné un grand lustre à leur siècle ,
onn'en fera que des organes du mensonge , des instrumens
de sédition et des apôtres de tous les crimes.
Si les arts et les lettres se livrent encore à ce besoin
d'acquérir de nouveaux objets , ou de chercher d'autres
formes dans les mêmes objets ; on anathématisera
cet essor ; on imposera aux lettres et aux arts , non les
règles de la belle nature , de l'éternelle raison , mais
celle de la servitude à des modèles qui ne laissent plus
rien à faire dans leur genre ; de sorte que, tout roulant
dans l'imitation , avec elle , tout sera médiocre ; et
sans elle , tout sera mauvais : ce qui arrange bien des
Aristarques , qui ont besoin de tout avilir pour être
quelque chose,
LACRETELLE ainé.
DÉCEMBRE 1817 . 457
L
ANNALES DRAMATIQUES.
On a bientôt vu succéder à la terrible tempête que
l'Esprit de parti a fait éclater à l'Odéon , le calme plat
qui règne ordinairement dans cette salle ; il n'a point
été troublé par la représentation de Maria ou la Demoiselle
de compagnie , comédie nouvelle en un acte
et en vers ; c'est une petite pièce trop froide et trop
insipide pour causer la plus légère perturbation dans le
parterre.
,
Maria , fille du corsaire Miller , a été attachée à la personne
de madame Dalville , qui a pris soin de son éducation
; en mourant elle a recommandé la jeune fille
à madame Dalmeran , et celle- ci , à l'instigation de son
neveu Soligny, qui est l'amant aimé de Maria , la recueille
chez elle et lui destine l'emploi de demoiselle
de compagnie , en remplacement d'une vieille fille nommée
Julie . Cette Julie découvre l'amour des deux jeunes
gens , et en instruit madame Dalmeran , qui en obtient
elle-même la preuve . Miller arrive après huit ans d'absence
, il renonce à ses courses , et réclame sa fille .
Soligny désespéré de la séparation dont il est menacé ,
demande la main de Maria ; mais comme il suppose que
Miller est sans biens , il le prie de faire l'offre simulée
d'une dot de 60000 fr . , seul moyen d'obtenir le consentement
de sa tante , de qui il attend sa fortune. Madame
Dalmeran a écouté furtivement cette proposition ;
quand Miller est sorti , elle déclare à Soligny qu'elle a
fait choix pour lui d'une femme , et que , s'il balance à
l'épouser , elle le déshérite ; le nom de cette femme est
renfermé dans un papier. Miller se présente à madame
Dalmeran sous un costume brillant. et lui offre les
60000 fr . de dot; la tante l'accuse de chercher à l'abuser
; sa fille même veut lai imposer silence , mais il
persiste , et donne réellement les 60000 fr. En combattant
les vaisseaux ennemis , il a fait fortune, et de plus ,
il a obtenu , pour prix de son courage , des distinctions
458 MERCURE DE FRANCE.
honorables ; le mariage se conclut sans difficulté , car la
femme que madame Dalmeran a choisie n'est autre que
Maria.
Cette petite fable est arrangée de telle manière que
tout est prévu dès la première scène , et qu'on ne trouve
dans la pièce ni intrigue ni intérêt. Miller est honnête,
brave et riche comme tous les corsaires mis au théâtre ;
madame Dalmeran est la meilleure femme du monde ,
mais il n'est pas digne de son caractère d'écouter aux
portes . Soligny ne mérite guère l'affection qu'elle a pour
lui , puisqu'il commence par vouloir la tromper avant
d'avoir éprouvé un refus. Il est même assez peu délicat
pour se décider à épouser une femme qu'il ne connaît
pas , dans la crainte de perdre l'héritage ; et ce qui est
pis , il s'y résout parce que Maria ne veut pas que son
père promette une somme qu'il n'a pas en sa possession
; il conclut de là que Marian'a pas d'amour pour
lui. Le rôle de la petite héroïne est le moins mauvais
, malgré le ton prétentieux de ses discours.
Quant à la vieille Julie dont on a voulu faire le personnagee
comique , elle disserte sur les auteurs classiques
à la manière d'un rhétoricien. En bonne justice,
la pièce aurait dû tomber à cette leçon de belleslettres
: elle s'est pourtant sauvée à la faveur du style
qui nemanque pas d'élégance , à l'exception de quelques
vers ridicules que des murmures improbateurs
ont signalés , et que l'auteur aura sans doute corrigés .
Cet auteur est M. Léger , déjà connu par plusieurs
petites pièces .
- La parodie est , dans la république des lettres ,
une espèce d'ostracisme dont on frappe les pièces de
théâtre qui jouissent d'une estime ou d'une faveurprolongée.
Il est arrivé quelquefois que la parodiejetait
un ridicule passager sur de beaux ouvrages; mais, par
fois aussi , remplissant l'office de la critique , elle a
rendu le parterre honteux d'avoir laissé surprendre
son admiration à des spectacles qui n'en étaient pas
dignes. Le moyen de produire en ce genre un effet
certain, c'est de travestir de graves personnages. Ainsi ,
dans la petite pièce de Paris à Pékin , qu'on joue
depuis quelques jours au Vaudeville , et dans laquelle
onpasse en revue plusieurs pièces nouvelles et plusieurs
DÉCEMBRE 1817 . 459
nouveaux usages , on ne voit qu'une scène plaisante .
c'est celle des Danaïdes. Les traits malins n'y sont pas
ménagés , et cependant on peut s'étonner de n'en pas
trouver davantage. C'était un riche sujet , sans parler
de l'engouement que cet opéra inspire , et des éloges
outrés qui lui ont été prodigués , et qui méritaient
bien de trouver place dans cette caricature littéraire .
Si les auteurs ont passé légerement sur la Manie
des Grandeurs , je n'en ferai pas honneur à leur charité
, car ils n'ont rien négligé pour laisser croire qu'ils
plaçaient l'Homme Gris au-dessus de cette comédie .
Je ne pense pas que l'excellente actrice dont ils ont loué
letalent à cette occasion , soit flattée d'un éloge dont
la Manie des Grandeurs fait en quelque sorte les frais .
Dans ce vaudeville , on s'est particulièrement attaché
à mettre en action les critiques dont la Clochette a été
l'objet; l'auteur de l'opéra a pris part à la composition
de la parodie . C'est peut- être montrer de l'impénitence
que de rire de ses propres fautes . Ici , Lucifer n'opère
pas seul le merveilleux , on lui a donné Mercure pour
adjoint , de sorte que les miracles du dieu et du démon
bouleversent totalement le petit théâtre du Vaudeville ,
où il semble maintenant bien étrange d'entendre le
bruit des machines se mêler aux sons légers de son galoubet.
M. L'Assurance , personnage de la pièce , qui
fait métier de tout assurer, a eu tort d'oublier les acteurs
et les actrices , car ils sont exposés depuis quelque
temps à de grands dangers dans leurs voyages aériens
et souterrains .
- Le théâtre de la Porte Saint-Martin emploie aussi
la magie pour attirer le public ; celle dont il a fait
choix ne manque jamais son effet sur des spectateurs
français; elle consiste en quelques mots, tels que ceux-ci :
Honneur national, gloire, patrie . Ces mots, quoique peutêtre
un peu prodigués dans le mélodrame du Maréchal
de Villars , ou la Bataille de Denain , électrisent la
foule qui se porte depuis quelques jours à ce théâtre
pour les entendre et pour jouir de l'image d'un de
nos plus glorieux triomphes. Cette pièce mérite son
succès , parce qu'elle est intéressante , bien jouće , et
qu'elle présente un spectacle imposant.
460 MERCURE DE FRANCE.
MERCURIALE .
C'est dimanche dernier que l'Académie française
a ouvert ses portes pour la double réception de MM. Laya
etRoger : la bonne compagnie s'y était portée en foule
comme à une première représentation des Variétés , ou
comme à un procès criminel . On sait que le plaisir est
rarement admis dans ces grandes cérémonies académiques
; on le sait ; on y court : il y a cent cinquante
ans que cela dure. Les femmes y vont méditer sur les
innovations de la toilette , et cela fait toujours passer
une heure ou deux. Les jeunes gens s'emparent avec
enthousiasme de ces occasions de voir rassemblée l'élite
des renommées contemporaines , méritées par de beaux
ouvrages ou de grandes vertus , de contempler ces
hommes placés par leur génie au sommet de l'Etat ou
du Parnasse , poètes , savans , publicistes , orateurs les
plus illustres de la France , et , par conséquent , de
l'Europe.
Quelquefois on y rencontre des gens du monde
appelés par un malicieux motif d'érudition; ils espèrent
connaître , par la réponse du président , les titres
exhumés du récipiendaire , car ce n'est pas toujours
le défunt qui est le mort.
D'autres , à l'aspect de quelques-uns de ces immortels
anonymes , qui ne doivent laisser d'héritage qu'un
fauteuil , se plaisent à calculer d'avance l'embarras de
leur successeur ; car il s'est trouvé de tout temps de
ces académiciens , au léger bagage , qui , sans égards
DÉCEMBRE 1817 . 461
pour leurs futurs panégyristes , partent méchamment ,
en répétant comme le métromane :
A notre successeur ne laissons rien à dire .
Toutlemonde enfin est curieux d'assister à un spectacle
oùun poète doit se montrer modeste. Rien de plus beau
que l'alliance de la modestie avec le génie ; les récipiendaires
ont fait de grands progrès d'humilité depuis
Corneille ; c'est toujours quelque chose.
Pour en revenir à notre séance , contraints par la
foule , de chercher , avec nos billets de centre , un refuge
dans le dortoir de l'ouest , nous avons été , pendant
tout le temps , assez mal à notre aise ; et le grand
lustre, allumé en plein midi , avait l'air d'une prévoyance
qui nous jetait dans d'étranges inquiétudes ; elles ont
été bientôt dissipées , lorsque M. Laya , professeur
d'éloquence au lycée dirigé par M. de Wailly , a pris
la parole , et , dans un discours qui atteste qu'il sait
joindre l'exemple au précepte , a réconcilié l'antique
prévention des habitués avec les harangues académiques
. Le discours de M. Laya est non-seulement l'ouvrage
d'un homme de talent , mais encore celui d'un
homme de bien ; et lorsque l'orateur croit avoir à se
consoler d'ètre moins célèbre , parce qu'il a été plus
utile , nous croyons qu'il pousse un peu loin sa modestie
de récipiendaire ; son éloquence est constamment
dictée par ce goût emprunté à cette Grèce souterraine
à laquelle , après MM . de Choiseul et Châteaubriant
, M. Lava sait nous intéresser encore ; c'est avec
un judicieux discernement qu'il a offert à notre admiration
la véritable noblesse de M. de Choiseul , celle
qu'il a conquise par ses utiles talens et ses aimables
vertus. Ce n'est pas de lui que Ducis aurait pu dire :
Que lui resterait- il s'il n'avait pas d'aïeux?
462 MERCURE DE FRANCE.
M. Laya , en terminant son discours , a recueilli ,
comme ami des muses et comme ami des lois , des
applaudissemens unanimes qui n'ont été suspendus que
par le tribut légitime d'éloges que M. le duc de Lévis ,
directeur , lui a payé , dans une réponse marquée du
sceau d'un talent très-élevé.
M. Roger , second récipiendaire , a pris un tout
autre ton dans son discours ; il a été divertissant au
risque de n'être pas académique. Nous savions depuis
long-temps que M. Roger avait de l'esprit. Nous attendions
la preuve d'un talent d'un ordre plus sévère. La
mémoire de M. Suard rappelait naturellement des idées
de bienséance , d'urbanité et de bon ton : le nouvel
académicien nous en parle beaucoup avec un style qui
ne s'en souvient peut-être pas assez. Nous avons été
contrariés , par exemple , de retrouver l'inévitable politique
jusque dans le sanctuaire des lettres ; et , pendant
le discours de M. Roger et la réponse du directeur
, il y a eu des momens où un assistant qui aurait
fermé les yeux (ce qui n'est pas sans exemple
à l'académie ) , aurait pu se croire à la chambre des
députés.
On avait eu sans doute l'intention de jeter de la
variété dans la séance en coupant la prose des deux
discours par un fragment du poëme inédit de M. Campenon
sur le Tasse. On y a cependant applaudi quatre
beaux vers. M. Campenon décèle un goût épuré dans
ses tableaux , et de la justesse dans ses idées ; mais
trop souvent , dans ses vers , de belles images et de
grandes pensées languissent décolorées par une expression
débile. On attendait mieux de l'auteur de la
Maison des Champs et de l'Enfant prodigue ; mais
DÉCEMBRE 1817: 463
les personnes qui connaissent le nouveau počme de
M. Campenon , prétendent qu'il aurait pu facilement
choisir un fragment plus digne de sa muse et de cette
solennité littéraire .
Au surplus , cette séance n'a point fait repentir le
public de son empressement. Parlons d'une autre séance
qui a eu lieu , le mardi suivant , en comité secret , et
qui , dit- on , a été bien autrement intéressante. Les
plaisirs cachés sont toujours les plus vifs. L'idée de ces
séances périodiques où les ouvrages inédits des académiciens
viennent , chaque mois , commencer leur
renommée , est une de ces heureuses inspirations familières
à M. Raynouard , secrétaire perpétuel. Cette
institution ne sera pas d'une faible influence pour disputer
notre siècle aux vertiges de la politique , et le
ramener à la gloire des lettres .
Voilà le programme exact de cette séance .
M. François de Neufchâteau , retenu par les douleurs
dela goutte, a fait porter ses regrets à l'Académie par des
stances qui ne se sentent nullement des infirmités de
leur auteur.
C'est M. Lemercier qui a ouvert la séance par la
lecture d'une dissertation sur la vie et le poëme du
Camoëns ; il a eu occasion d'applaudir au zèle de M. le
comte de Souza , pour sa magnifique édition du Camoëns
, sortie des presses de M. Firmin Didot , et ornées
de gravures dues au talent de nos premiers artistes
; les collègues de M. Lemercier ont eu anssi l'occasion
d'applaudir fréquemment à la nouveauté de ses
idées et à la tournure originale de son style .
On a ensuite entendu , avec une attention admirative,
le chant de l'Interdit , du poëme de Philippe-Auguste ,
464 MERCURE DE FRANCE.
par M. Parceval-Grandmaison ; ce chant , déjà célèbre
par l'enthousiasme de madame de Staël , présente le
plus imposant tableau : la lutte de la tiare et de la
couronne . On attend avec une impatience bien légitime
la publication de cette épopée , où la poésie semble
avoir emprunté au patriotisme ses plus belles inspirations
; un beau poëme sur la bataille de Bovines , doit
doublement intéresser des Français .
M. le comte Daru a terminé la séance par un extrait
de son Histoire de la république de Venise , dans lequel
il réfute adroitement le récit de l'abbé de Saint-
Réal , auteur de la Conjuration de Venise. On a remarqué
dans cette nouvelle production de M. Daru ,
la profondeur accoutumée d'un homme d'Etat supérieur
, et le style éloquent et sévère d'un véritable historien.
Tous ces ouvrages ont été entendus avec un intérêt
soutenu , et ont donné lieu à diverses discussions littéraires
, dans lesquelles les académiciens qui ne sont
guère qu'auditeurs , ont lutté avantageusement avec
ceux de leurs confrères dont le talent est connu du
public.
Il se trouvait à cette séance vingt-sept membres de
l'Académie française , et vingt des trois autres Académies
; ne pourrait-on pas , en étendant un peu les statuts
de l'ordre , permettre l'entrée de ces audiences
mystérieuses à quelques-uns de ces jeunes disciples des
Muses , déjà couronnés par elles , qui , comme Enée ,
se présenteraient à la porte de leur temple, le rameau
sacré à lamain , et viendraient achever ainsi leur stage
Littéraire.
-Le défaut d'espace ne nous permet pas d'entrete
DÉCEMBRE 1817 . 465
'nir aujourd'hui nos lecteurs d'une surabondance de pedes
brochures politiques aussi inconnues que leurs auteurs;
tous ces anonymes se disputent à qui sauvera PEtat : il ne faut pas les décourager ; on sait quelles
BROT
furent les libératrices du Capitole .
SS .
SECONDE LISTE DES SOUSCRIPTIONS
SEINE
Reçues pour les naufragés du radeau de la Méduse ,
jusqu'au 4 décembre inclusivement.
Dons remis chez MM. Perregaux-Lafitte :
S. A. R. Mgr . le duc de Berry, 500. f.-MM. R... , rue du Sentier,
100 f.-J. C. Clarmont , 50 f.-Les employés des bureaux
de MM. Perregaux- Lafitte , 110 f.
Dons remis aux bureaux du Journal du Commerce et
du Mercure.
Parmi ces offrandes , il en est une qui était accompagnée du
billet suivant , qui nous a parudigne de l'intérêt du lecteur.
<<Un enfant de neuf ans , qui a entendu lire la relation du
«naufrage de la Méduse, envoie 12 f., qu'il a gagnés par sesde-
<<voirs. Comme il a failli périr sur mer , il plaint bien ceux
<< qui font naufrage.
«Sa soeur y joint 8 fr . >>>
<< Paris , ce 29 novembre 1817.
Madame Kenens , 20 f. - MM. Kenens fils , 10 f, -Radet ,
homme de lettres , 10 f.-J. I. Roques , de Montauban , 5 f.-
Brillantais , propr. , 40 f.- P. A. Fayolle , nég . , 40 f.-M. B. ,
ex-lieut. sans traitem. , 2 f.-Mad. Le Roi , 30 f.- MM. Barailon
, ex -offic. de mar. , 20 f.-Le duc de la Rochefoucauld-
Liancour, pair de France , 100 f. -M. et mad. L. R. , 20 f. -
MM. J. D. , 5 f.-Mlle. C... L .. ,, 2 f. -MM. D... , 10 f. -A... ,
10 f. -L... , 5 f.- Mesdames de la B... de Carentan , 20 f.-
R. H. , 20 f.- MM. de C. , cap. de hus. en demi-solde , 5 f.-
Archinard , prop. , 20 f.- Le doct. K. , 10 f.-Le doct. Ribes ,
5f. Le doct. Therrin , 5 f. Le doct. Breschet , 5 f.- Le
doct. Fournier , 5 f.- Le doct. Marc ,5f.-Le doct. Coutanceau
, 5 f.-Le doct. Renauldin , 5 f. - Perier frères , ban-
C
30
466 MERCURE DE FRANCE.
20 f.-
avo
quiers,100 f. Mesdames B. , -В. , 20 f.- MM. Lami ,
peintre en miniature , 5 f.-Mad. A. , rue Duphot, 40 f.-
MM1.. Peraud , offic. en non-act. , 5 f.-Berton ( dduu Lot) ,
cat, 5 f. Edmond Gauthier , 3 f.-Un pair de France , 1001.
-Bennu , chev. de la lég.-d hon. , 5 f.- Le gén. en non-activ.
Th. B. , 10 f.-L. R. , abonné au Mercure, 20 f.-Lepropriétaire
et les habitués du café Holfort, rue St. -Denis, n. 30g,
125 f.-Une dame du départ. du Haut-Rhin , 100 f.-MM. le
baron Lambert , anc. intend..-gén. d'armée , 20 f. Eénaben ,
10 f.- Porquier , prop. , 40 f.-Le colonel Legay d'Arcy ,
20 f.-Le chef d'escadron Crével , 10 f.- Bourdon , 10 f.-
Offic. d'art, en non-activ . , 5 f. - F. C. , 10 f. - Ehlen , 20 f.-
J... , 50 f.- Mesdames B. , 10 f. - D. , 5 f. - MM. le docteur
Legouas , 12 f. - Le doct . Louis Abraham, 10 f.-Disily Benard,
10 f.-Casimir de Lavigne , 5 f.-Sevigny, pour lasociété
coloniale , 25 f.-Les employés du 2º. bur. de la tre. dir.
de l'adm. des contrib. indirect., 20 f.-B. P. et D. de l'étude de
M. Lombard , 20 f. - D. , rue du Mont-Blanc , n. 11 , 10 f. -
M. , commiss . de marine , 25 f.- La famille P. , 20 f.-Donibaneco-
Guisson-Saharbasec , 20 f.-Pille jeune , rue du Marais
du Temple , n. 20 , 5 f.- Ch. , 5 f.-Denon , memh. de l'Inst. ,
20 f. F. A. , 20 f. -Guittard , offic. de marine , 40 f.-T. et
D. , rue de Vaugirard , 15 f.- Le chef de bataill. comte Philippe
de Blou, 10 f.-C. R. , 20 f.- Les généraux Théodore ,
Charles et Alexandre de Lameth. , 60 f. - A. F. , 8 f. -Mamoiselle
C. J. , 5 f. MM. Alliaume et Loche , 8 f.- M. D. C. ,
20f.-E. , 20 f.-Le colonel Favier , 20 f. -Les jeunes gens
composant l'étude de M. Desprez , not. , rue du Four St.-Ger.,
20 f.- Victor Daure , 20 f. Denuelle , peintre , 5 f.-
Lebon , 5 f. - B. C. Devaux , 5 fr .
MM. Mezan , 5 f. N. C. , passage Montesquieu, 20 f.-
Cerclet , 3f.- Eugène Labaume , chef d'escadron , 10 f.-Dumoulier
, commissaire des guerres adjoint, 5 f. -Pellet , Devill
et comp. , nég. , 100 f. - Lepautre , 7 f. - Madame L.5f.-
MM, Milliet , nég. 15 f.-P. 5 f.- Le baron de Staël , le duc de
Broglie , Schlegel , 100fr .- Boinet , 5 f. - Renard, 5 f.-Madame
la maréchale duchesse de Raguse , 100f.- MM. Lainé ,
nég. , 10 f. Beaudouin l'ainé . nég. au Havre , 10 f.-Charles
Breffort , 20 f. - Mad. M. , 10 f. -MM. Ch. V. , ex-comm. des
guerres , 5 f.-H. H. , ex-direct. des subs. milit. , 5 f.-C. H.
ex-andit. , 5f. - Ch. D. , ex-officier , 3 f. -A. M. L. , ex-four.
de l'ex-garde , 5 f. -Mesdemoiselles N. B. 3 £. -A.5f-
MM. C. H. 40 f. F. F. B. 15 f.- Julien B. , 20 f. - Nodler ,
offic. à demi- solde , 20 f.- Gevaudan , 30 f.- Deux officiers en
demi -solde , 20 f.- Un ancien marin , 5 f. F. 5f.-D.5 f.
Cholenet, 5 f. A. , 5 f. -Julesde Ch. , 60 f.-C., 5 f.-P.,
off. retraité, 5 f.-D.....y , ex-maît. de poste à B....y. , 10 f.-
F. C. , 5 f.D. , employé , 5 f.- Chevassus Bereba , marchand
lapidaire , 10 f.- Louyer-Villermay , médecin, 10 f.- Fizeaur ,
med. , 5 f.-Rey, méd. , 5 f.- Le gén. Rapp , 70f. Bavroil, 10f.
Frichot, 20 f.-D., 5 f.-B. N. , 5 f. -Anonyme (envoyé, par
M. F. ) , 40 f.-F. Noël , nég. , 25 f.- Ch. Ternaux, nég., 50 f.
1
DÉCEMBRE 18173 467
Delacroix, 20 f.-D. A. , 40 f.-Berard , 10 f.-Bellanger, 25 f
Duval , 15 f. Mad. G. , 10 f. - M. Delaporte , 12 f. - Mesdames
Z, 20 f.- Blacque , 30 f. MM. Blacque , rue de l'Arbre-
Sec , 10 f.- Limet-Perrier d'Ftampes , 5 f. A. C. , officier
retraité ; E. C.et S. F. , aspirans de marine ; L. F. , adj . aux
comm. des guerres , réformé; F. M. , propr. , 25 f.- Madame
la comtesse R. , 30 f. -.Jacques Raymond , 50 f. - L. A. , 10 f.
F. D. , 10 f.- S. M. , hôtel de Bruxelles , 10 f .-C. D. , 10 f.
Le général Bachelu , 20 f.- Madame N. , rue Vivienne , 15 f.-
Six anonymes , 124 fr .
Les souscriptions portées sur la présente liste , s'élèvent à
3,977 fr. , laquelle somme réunie aux 2,224 fr. 50 c. , montant
de lapremière liste ,
2,224
forme un total de 6,201 fr. 50 c. , qui ont
été versés chez MM. Perregaux-Lafitte.
"
POLITIQUE .
w
§. I.
SESSION DES CHAMBRES .
CHAMBRE DES DÉPUTÉS.
La séance du 29 novembre , la seule qui ait eu lieu
depuis le 22 , a commencé par un rapport de M. de
Villèle sur diverses pétitions. La plus remarquable est
celle des rouliers et voituriers d'Avignon , qui demandent
qu'une loi fixe la distance à parcourir , dans les
vingt-quatre heures , par les voitures publiques. Voici
en quoi cette fixation les touche : <<< Pour aider les mattres
de poste dans leur service onéreux , le gouvernement
d'autrefois leur accordait une exemption d'impôts
. A ce mode d'indemnité , impossible aujourd'hui ,
on a substitué un droit de 25 cent. par poste , dont il
n'y a d'affranchis que les rouliers et voituriers qui
marchent à petites journées. Or , qu'est-ce que la petite
journée ? C'est , d'après un arret de la cour de
cassation , rendu en 180g , un espace de dix lieues de
poste; mais la mème cour de cassation a décidé , en
30,
408 MERCURE DE FRANCE .
1817 , que c'étaient dix lieues de pays , c'est à dire
environ une moitié en sus , e sempre ben. » Renvoyé à
la commission du budget , attendu qu'il s'agit d'une
indemnité dont la réduction occasionerait un chapitre
de plus dans le livre des dépenses , où l'on compte déjà
un assez bon nombre de chapitres . M. de Villèle fait
place au ministre de la guerre qui vient présenter ét
développer un projet de loi sur le recrutement . Le Roi
avait dit dans son discours aux chambres : « Il est
temps d'assurer cette indépendance et cette dignité ,
sans lesquelles il n'y a ni roi ni nation. » L'orateur des
pairs avait osé parler , en présence de l'Europe , « des
vertus de cette nation punie de son trop de gloire . >>>
L'orateur des députés avait assuré que a lorsqu'une
limite équitable serait posée à d'énormes sacrifices , et
que notre territoire serait enfin affranchi , alors seulement
la France pourrait prendre rang parmi les nations.
» Il n'est point jusqu'au pacifique institut où n'ait
éclaté ce sentiment d'indépendance « Si cette jeunesse
était appelée à défendre sou pays , nous lui montrerions
des armes . Achille à Scyros serait moins prompt à les
saisir. >> De tant de manifestations , ilne pouvait éclore
qu'une loi de recrutement ; mais cette loi, pour bien
remplir tous nos besoins , doit respecter tous nos droits .
C'est ici l'impôt en hommes qui ne demande pas une
moindre exactitude dans la répartition que l'impôt en
argent .
Pour décrire dans ses changemens divers notre système
militaire , il faudrait fouiller jusqu'aux racines de
la monarchie. Si ces changemens étaient progressifs ,
le fruit surpasserait le travail peut-être ; mais dans ce
chaos d'institutions , tour-a-tour abandonnées et rétablies
, il y a diversité , sans qu'il y ait progression. Le
ban et l'arrière- ban qui , dans l'origine du système
féodal , composaient le fonds de l'armée , n'en furent ,
dans la suite , que le supplément ; les soldats des bourgs ,
d'abord si méprisés , formèrent peu à peu, sous le
nom de francs - archers , le noyau des forces nationales.
Les francs - archers , les bandes ou compagnies ,
des compagnies d'ordonnance , tels sont les rudimens
des armées permanentes. C'est à Charles VII qu'elles
DÉCEMBRE 1817 . 469
doivent leur origine. Nous savons aujourd'hui s'il faut
lui en rendre grâce.
François Ier institua les légions , qui furent bientôt
après converties en régimens. Elles étaient de six mille
hommes , et se recrutaient par la voie de l'enrôlement .
Henri IV , fait plus qu'un autre pour créer un bon système
, se contenta de vaincre avec celui qu'il avait
trouvé. L'ordre s'établit enfin sous Louis XIV . C'est à
ce prince que l'on doit l'institution des milices Abandonnées
d'abord à l'arbitraire des intendans , les désignations
n'eurent ensuite lieu que par le sort. Le
premier tirage régulier est de 1691. C'est , jour
pour jour , cent ans avant le décret de l'assemblée
nationale , qui supprime les milices. On sait le reste.
Le principe des enrôlemens volontaires , solennellement
décrété en 1791 , fut solennellement aboli en 1793 .
D'abord on leva trois cent mille hommes , en laissant
chaque département maître du mode de levée . Puis on
demanda un supplément de trente mille hommes pour
la cavalerie ; puis on appela tous les hommes de dix-huit
à vingt-cinq ans , puis on appela tout le monde. Enfin
la loi de la conscription parut. Elle se fondait sur cette
base : « Que tout citoyen doit ses services à sa patrie. >>>
L'article 1a de la Charte abolit , il est vrai , cette loi ;
mais la Charte toute entière en consacre le principe .
Tels sont les antécédens du projet que M. le ministre
de la guerre est venu proposer. Pour ne pas avoir
à choisir entre les enrôlemens volontaires et les appels
périodiques , il maintient les uns sans exclure les autres .
Seulement il considère le premier de ces deux modes.
comme fondamental , et l'autre comme subsidiaire ,
pour les légions. Quant aux troupes d'élite , l'enròlement
est le mode exclusif.
Je ne discuterai point le mérite de ces deux modes .
Trop de distance les sépare , et trop de considérations
rendent la solution à peu près impossible , dans un
pays qui n'a pas un régime absolument monarchique ,
ni entièrement populaire. En principe , l'enrôlement ,
étant plus favorable à la liberté individuelle , se rattache
mieux à la monarchie ; et l'appel , étant plus favorable
à l'égalité politique , paraît convenir davantage au gouvernement
républicain. Il s'ensuit la nécessité d'une
:
470
MERCURE DE FRANCE.
combinaison de ces deux modes , dans un régime
mixte: jusque-là donc point de difficulté. La difficulté
commence à l'établissement d'un mode exclusif pour les
corps d'élite . Est-ce que la cavalerie et l'artillerie ne
sont pas des troupes nationales , aussi bien que l'infanterie
? Est- ce que la troupe appelée à l'honneur de
garder le prince , n'est pas éminemment nationale ? Et
qui doit prendre un intérêt plus vif que la nation, à la
conservation de son prince? N'est-il pas sa première
richesse ? Mais encore , ees troupes que l'on nomme
d'élite , ainsi recrutées , en sens inverse des troupes
ordinaires , sont-elles en effet digues de ce nom? Est-ce
bien l'élite de la nation qui s'enrole ? François Itr ordonnait
d'enrôler par préférence les vagabonds et gens
sans aveu. Je sais que le projet de loi dit précisément
le contraire. Et cependant, pour se persuader que la
troupe d'élite sera composée d'élémens aussi purs que
l'autre , il faudrait oublier que la nouvelle division des
propriétés a augmenté le nombre des petites indépen
dances ; qu'elle a donné des foyers à ceux qui en manquaient
; qu'il n'est pas naturel d'échanger ces douceurs
et cette aisance contre une caserne ; enfin , que les
quinze dernières années n'ont produit que cinquantedeux
mille enrólemens , c'est-à-dire trois mille cinq
cents par an , terme moyen. Je ne serais donc pas
étonné que quelqu'un proposat un mode uniforme de
recrutement , comme la plus sûre base d'un bon esprit
militaire , comme un moyen infaillible de prévenir ces
haines de corps , qui , d'une armée de compatriotes ,
font plusieurs armées ennemies. Quant à l'admission
dans la garde royale , on désirera peut-être que ce soit
le poste d'honneur , la récompense des actions éclatantes
et d'une sage conduite , afin que de fait et de
nom la garde royale soit la troupe d'élite.
L'article 6 du projet de loi ( titre 2 ) est ainsi
conça :
>>Chaque année , dans les limites fixées par l'article5,
<<le nombre d'hommes appel's sera réparti entre les.
« départemens , arrondissemens et cantons , propor-
«tionnellement à leur population militaire , d'après les
derniers dénombremens officiels , »
C'est ici surtout qu'il est nécessaire et qu'il est difficile
DÉCEMBRE 1817 . 471
d'être juste. Dans l'ancien régime , suivant le chevalier
de Pommelles , la généralité d'Auch , qui comprenait
huit cent quatre-vingt-sept mille trois cent soixante-onze
habitans , ne fournissait qu'un contingent de quatorze
eent vingt-un soldats , tandis que la généralité de Montanban
, qui n'était que de cinq cent quarante-deux
mille quatre cent trente-neuf âmes , en fournissait deux
millehuit cent quarante. Dans le Poitou , la proportion
était de un sur onze , et dans l'Aunis limitrophe du
Poitou , de un sur quarante-huit. Ces inégalités nous
choquent , et ont droit de nous choquer , non point
parce que ce sont des inégalités; car le despotisme a
aussi son niveau; mais , parce qu'au lieu d'être le produit
d'un calcul , elles sont l'effet d'une volonté arbitraire
.
Ce serait une erreur de croire que l'unique base de
la population recrutable soit la population générale.
C'est bien là un des élémens du rapport dont la population
recrutable est le résultat; mais ce n'est point
l'élément unique . Outre la population générale , il faut
compter les proportions locales entre le nombre total
deshabitans et lenombre desjeunes gens de vingt ans ,
ensuite les proportions locales entre les inscrits et les
réformés . Ceçi demande une explication.
Le rapport général de la populationà la population re
crutable est de cent à un. Mais ce rapport est un terme
moyen , une solution approximative dont tous les départemens
ont fourni les données.Adopter dans la pratique ce
terme moyen , pour l'un comme pour l'autre extrème ,
serait une injustice manifeste; car le terme variable de
ee rapport , qui est cent pour le département de l'Aisne ,
est deux cent dix pour le département de la Seine. Par
conséquent , demander au département de la Seine le
centième de sa population , aussi bien qu'au département
de l'Aisne , c'est lui demander plus que le double
de ce qu'on demande au département de l'Aisne .
Les causes locales de réforme viennent de nouveau
troubler ce rapport. Le terme moyen du nombre des
réformés est bien de trente-un sur cent ; mais c'est le
terme moyen de plus de quatre-vingt termes .
Enremontant aux sources , vous trouverez , par exemple
, vingt au lieu de trente-un , pour le département du /
472 MERCURE DE FRANCE .
Haut-Rhin , et cinquante , au lieu de trente-un , ponrle
département des Hautes-Pyrénées ; c'est-à-dire que , sur
cent jeunes gens de vingt ans qui se présenteront dans
le Haut-Rhin , il n'y en aura que vingt de réformés , et
qu'il y en aura cinquante dans le département des
Hautes -Pyrénées . C'est-à-dire , en d'autres termes , que ,
pour réaliser cent hommes , dans le département du
Haut-Rhin , l'opération devra frapper sur cent vingtcinq
, et que , dans le département des Hautes-Pyrénées
, elle devra frapper sur deux cents . C'est qu'il est
des pays où l'enfance est plus longue , plus faible , plus
maladive. Si l'on n'a pas égard à toutes ces données ,
l'exactitude n'est que dans les chiffres . Il conviendrait
de fonder enfin les élémens de ce rapport si variable et
si composé , c'est-à-dire de fonder la justice. Nous le
pouvons aujourd'hui ; si nous attendons une crise, il ne
sera plus temps ; car les circonstances alors emportent
les principes .
«Déterminer les qualités et les habitudes de la popu-
<<lation , fixer les points où elle surabonde et ceux où
« elle s'appauvrit ; régler les sacrifices qu'elle peut faire,
« et les ménagemens régénérateurs dont elle a besoin ,
«telles sont les données du problème à résoudre , pour
faire une juste répartition entre les départemens , des
hommes à appeler à l'armée . La solution de ce pro-
<< blême ne pouvait s'obtenir dans les premiers temps
«de lamonarchie ; il ne parait pas qu'on l'ait cherchée
<<sous le régime des milices; on la trouvera dans les
<<observations que la conscription a permis de faire. On
«doit à cette institution trop austère , l'avantage re-
<<marquable qui manque à la plupart des autres Etats
« de l'Europe , de bien connaître la population mili-
<< taire du royaume. »
Ce passage est tiré d'un livre qui paraît le fruit de
longues et profondes méditations sur le sujet qui nous
occupe , et que j'aurais cité plus souvent , s'il avait fallu
lui restituer tout ce que j'en ai emprunté ( 1 ).
(1) Recherches et Considérations sur la formation et le recrutement
de l'armée en France. Paris , chez FirminDidot, rue Jacub,
n. 24; et chez Magimel , Ancelin et Pochard , rue Dauphine ,
no.9.
1
DECEMBRE 1817 . 473
L'article XIII porte que , dans les cas d'exemption
pour infirmités , les gens de l'art seront consultés. Mais il
est des infirmités qui emportent l'exemption , il en est
d'autres qui n'emportent que la suspension. Pourquoi
ne pas déterminer les premières ? C'est dans la loi
constitutive qu'est leur place. Surtout, pourquoi laisser
sans règle fixe , les rapports entre les gens de l'art et le
conseil de recrutement ? Est-ce que le conseil de recrutement
pourra passer outre , si les médecins déclarent le
danger imminent ? Ou bien aura- t-il le droit d'exempter
ceux qu'un avis de médecins jugerait valides ? Et , s'il
arrivait que les gens de l'art et le conseil de recrutement
fussent d'un sentiment opposé , où est le tribunal qui
doit décider entre eux ? On dirait que nous manquons
d'exemples de connivence et d'oppression .
Le titre VI est la conséquence de ces paroles du Roi ,
qui ont retenti dans toute la France : « Je veux qu'aucun
privilége ne puisse être invoqué , que l'esprit et les dispositions
de cette charte , notre véritable boussole, qui
appelle indistinctement tous les Français aux grades et
aux emplois , ne soient pas illusoires , et que le soldat
n'ait d'autres bornes , à son honorable carrière , que
celle de ses talens et de ses services . » Et ces mêmes
paroles sont le développement des articles 2 et 3 de la
charte. Ainsi , quelque chose de l'esprit constitutionnel
pénétrera dans un ordre d'habitudes si contraire aux
habitudes civiles . Le soldat désapprendra moins facilement
la loi de son pays , quand elle aura mis ses droits
en réserve , quand c'est elle qui le prendra par la main
pour l'élever de grade en grade. Je laisse aux hommes
du métier à discuter la limite de ces droits . Et , pourtant
, je ne sais quel sentiment de justice me porterait à
la reculer. Nul doute que le génie ne s'acquiert pas , et
je suis de ceux qui disent que l'on naît général , comme
l'on naît poète. Mais le commandement d'un régiment
est-il compris dans l'exception ? Il faut s'attendre à tous
les lieux communs sur la nécessité d'une représentation
brillante . Et pourtant je ne vois pas que nos régimens
aient été plus mal conduits , quand ils avaient pour colonels
, des soldats parvenus. Nul régiment ne fut autre--
fois donné à un roturier. Il faut éviter , il faut effacer ce
474 MERCURE DE FRANCE .
souvenir. Pour être réduite à un seul point , l'exception
n'en serait pas moins une injure.
Tous les bons esprits sentaient la nécessité d'une réserve.
Une réserve , disaient-ils , sans épuiser les forces
de l'État , diminue ses dépenses. Quand il existe une
réserve , les hommes appelés sous les drapeaux , se préparent
par des exercices modérés aux fatigues de la
guerre. Dans les circonstances imprévues , le gouvernement
n'est pas réduit à çe brusque accroissement de
forces qui peut compromettre le succès de ses opérations.
Ces principes ont évidemment dicté les dispositions
de la loi , relatives à la création des légionnaires
vétérans. « Les légionnaires vétérans, a dit le ministre ,
<< n'offrent qu'une force auxiliaire et territoriale dont
<<l'objet est de suppléer l'armée , et de la rendre dis-
<< ponible pour rétablir l'ordre partout où il serait trou-
«blé. Cette institution peut seule permettre de res-
« treindre les appels , et de libérer , sans retour , tous
« ceux qui ne sent point appelés , parce que, en ménageant
pour lebesoinune force préférable auInombre,
« elle ajoute une garantie de fait à la garantie légale de
<<la libération. »
(
Le projet de loi ne fait aucune mention des troupes
étrangères à la solde de la France . Cette omission a été
remarquée ; elle devait l'être. Ce fut Louis XI , le premier
, qui enrola six mille Suisses , pour remplacer les
francs-archers. Je n'aime point cette origine. Quoi
qu'il en soit, le nombre de ces auxiliaires n'a point diminué
depuis Louis XI. Mais en les supposant utiles
dans unpays quisait, ou du moins qui peutse défendre,
il faudrait créer une règle de proportion entre l'accessoire
et le principal , etc'est le bon sens qui fournit cette
règle. C'est lui qui nous avertit que des auxiliaires peu
nombreux , ne produisent pas un grand bien , et que ,
trop nombreux , ils peuvent faire un grand mal.
-Dans la foule des ouvrages que les circonstances
font éclore , et qui passent avec elles , il ne faut point
confondre le livre des Forêts , dont M. Rougier de la
Bergerie a fait hommage à la chambre . Ce livre a pour
objet l'amélioration et mème la conservation de notre
sol. Il se rattache donc au premier de tous les intérêts ,
celui de notre existence .
DÉCEMBRE 1817. 475
-Dans le comité secret du 29 , M. Duvergier de
Hauranne a développé une proposition tendante à déterminer
positivement par une loi , soit l'âge nécessaire
pour être élu membre de la chambre des députés , soit
l'époque à partir de laquelle les députés , pour être admis
, devront justifier qu'ils paient mille francs d'impositions
directes , soit le délai qui doit être accordé aux
députés , nouvellement élus pour se présenter à la
chambre.
Je me trouve heureux de me rencontrer avec M. Duvergier
de Hauranne sur la nécessité d'une telle
loi (1 ).
,
wwwww
S. II.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 30 novembre au 14 décembre .
-
RÉCOLTES, FINANCES . -La taxe pour les pauvres , en
Angleterre , s'éleva , l'an dernier , å to millions sterl . ,
et cependant le nombre des pauvres n'a pas diminué.
C'est qu'il ne suffit pas qu'une aumône soit abondante
pour qu'elle fructifie . On a proposé d'établir pour les
ouvriers une sorte de tontine. C'est une invention
française. Je la crois fort honne en elle-même , pourvu
qu'on ne prenne point les administrateurs au hasard.
Les fonds sont à la hausse ; on achète beaucoup .
AMÉLIORATIONS POLITIQUES. Lorsque nous revoyons
un jeune homme que nous avions laissé enfant ,
nous sommes étonnés du changement qui s'est opéré
en lui . Sa taille s'est élancée , sa voix a grossi ; ses
traits sont plus fortement prononcés. Nous aurions peu
remarqué ces changemens , si nous ne l'eussions po int
quitté . J'applique cet exemple à l'Allemagne. Nous
qui la voyons croître , et qui croissons avec elle , les
indices de virilité qu'elle manifeste frappent faiblement
nos regards . Mais qui l'aurait vue , il y a quelques
(1) Voyez le Mercure du 15 novembre.
476 MERCURE DE FRANCE.
années , courbée sous le joug féodal , couverte on
plutôt hérissée de bannières de toutes couleurs ; et qui
la verrait tout--à coup secouer sa poussière gothique ,
et réunir dans un même intérêt non-seulement ses populations
diverses , mais tous les élémens de ces populations
, aurait peine à la reconnaître. L'esprit coustitutionnel
anime et vivifie cette masse , comme l'esprit de
de vie qui souffla sur le cahos . Ce n'est pas qu'il n'éprouve
des résistances . A ces mots d'égalité politique , toutes
les vieilles oligarchies ont frémi. Mais voici l'ordre detravail
de la diète : « Réglerles rapports politiques desci-devant
Etats médiatisés . Régler l'étatlégalde la ci-devant
noblesse d'empire dans la confédération germaniques.
-Statuer sur les réclamations des communes catholiques
et israélites , et des anciennes familles de Limbourg et de
Freuenstein , touchant la constitution de laville de Francfort
.-Etablir un système uniforme pour la liberté de la
re
pe
11
d
b
presse . »
-L'archiduc Jean a transplanté dans son pays un
fruit précieux qu'il a recueilli dans ses voyages; c'est
l'enseignement mutuel. La Bavière aussi organise son
instruction publique.
-L'armée de Saxe est réduite à douze mille hommes,
et les Saxons la trouvent encore trop nombreuse ; quelques-
uns n'en voudraient pas du tout. Excellente idée
's'ils peuvent la faire partager à leurs voisins. Jusque-là ,
qu'ils s'en tiennent à la théorie. Ces sortes d'améliorations
sont d'une nature étrange ; il faut qu'elles aient
lieu partout ou qu'elles n'aient lieu nulle part.
-Au moment où les conseils du cabinet se succèdent
si rapidement , je ne suis pas étonné de la sévérité que
le ministère anglais déploie contre les raisonneurs. La
courdu banc du roi ne se montra jamais plus menaçante.
Suivant les journaux de l'opposition , c'est l'audace du
patriotisme qu'on s'efforce de flétrir , comme le délire
du crime. Il est fâcheux , dit le Times , qui pourtant
n'est pas de l'opposition , qu'ily aitune loi qu'on aggrave
dans un temps , et qu'on neutralise dans l'autre. Je
trouve une double injure dans cette oppression et dans
cette inertie . Le Courrier , mieux initié , voit les choses
sous un jour différent. On n'en veut , dit-il , qu'à des
misérables sans talent et sans autorité personnelle, Pour
DÉCEMBRE 1817 . 477
du talent , s'ils en manquent , l'arrêt de la cour ne leur
endonnera pas.
- Le bruit d'une organisation prochaine des provinces
prussiennes du Rhin acquiert , de jour en jour ,
plus de consistance ; on assure qu'elles auront un gouverneur-
général et une législation particulière . Parmi
les griefs des habitans , on remarque ceux des chefs
de manufactures. Ce sont les importans objets qui appellent
à Coblentz le prince de Hardenberg.
- On a publié à Stutgard plusieurs édits concernant
l'organisation nouvelle du royaume. Le premier de ces
édits régularise le système des contributions ; le second ,
est relatif au rachat de tous les impôts dits féodaux . Voilà
de quoi aigrir la bile des médiatisés .
COLONIES . -Morillo est-il mort ? Une lettre de Curaçao
l'annonçait ; le départ du général Cagigal semblait
le prouver ; mais des nouvelles postérieures démentent
ce bruit. Mina est-il battu ? Son adversaire
le publie , mais en s'excusant de n'avoir pas poursuivi
sa victoire , sur ce que la cavalerie espagnole était en
fuite.
On nous dit que Morillo , qui était encore à Caracas
le 6 octobre , avait mis , sur cette ville , une contribution
d'un million , qu'il exigeait avec une rigueur sans
exemple. Il n'espère donc point la garder. Bolivar ,
au contraire , si l'on en juge par une de ses lettres du
28 septembre , paraît plein d'espérances ; il est vrai
qu'elles ont été plus d'une fois trompées.
1
« Tout va bien ici ; l'armée marche sur Caracas , et
<<je quitterai cette ville (Angustura ) le dernier. Ce
« sera sans doute , dans douze jours d'ici , pour aller
<<prendre possession de San-Fernando. De là je mar-
« cherai par le centre de la province , et je rejoindrai
<<les autres divisions . Je ne crains pas d'écrire cela ,
« parce que les troupes royales ne sont point en état
« d'empêcher mes opérations , et je ne désire point le
<< méprisable triomphe de les prendre par surprise. La
u division du général Bermudez seule suffirait pour
<<s'opposer à toutes les troupes espagnoles : il a plus
<<de trois mille hommes d'excellentes troupes. Paez ,
« dans l'ouest , est irrésistible à cause de sa nombreuse
« cavalerie; il a obtenu quelques avantages très-impor
478 MERCURE DE FRANCE.
« tans , de sorte que l'ennemi ne sait quelle march
<< suivre. En un mot , nous sommes remplis d'esp
« rances , et nous les croyons toutes bien fondée
« parce que le peuple est patriote , et que nos sold
<< sont accoutumés à vaincre. >>>
Ce qu'il y a de plus certain, c'est le désordre intérie
des deux partis. Bolivar envoie des troupes contreM
rino , et Morillo bannit le gouverneur de Caracas Autr
rapprochement. Morillo avait inondé de sang l'ileMa
guerite. Les insurg's n'ont pas laissé sur la rive
l'Orénoque trois Espagnols vivans. Ne serait-il pas temps
qu'une bonne paix vint enfin mettre un terme à tant
d'horreurs ? Espagnols , insurgés , ne comprendrontils
jamais qu'un autre profitera de la lutte , et qu'après
bien d'inutiles crimes , et les Européens , et les enfans
des Européens disparaîtront pour toujours de cette terre
arrosée , mais non point fertilisée de leur sang ?
LaGuyane est toute entiere au pouvoir des indépendans.
Une proclamation de Bolivar invite les émigrés
guyanais à rentrer dans leurs foyers. Une autre
proclamation du mème général avertit toutes les na
tions que les ports de l'Orénoque sont ouverts à leurs
vaisseaux. Les armes de Vénézuela sont partout vietorieuses
. L'amiral Brion , dans deux combats succes
sifs , a pris aux Espagnols quatorze bâtimens chargés
d'objets précieux , d'armes et de provisions ; il a fait ,
dit il , quinze cents prisonniers .
-Le Brésil cultive en paix les arts . Cela vaut mieux
que de nourrir et même de châtier des conspirations .
RELATIONS POLITIQUES .- Les pirates wéchabites
ont massacré tout l'équipage d'un bâtiment, composé de
pélerins turcs , qui se rendaient à la Mecque. Le bâtiment
naviguait sous pavillon anglais. Est-ce au leopard,
est-ce au croissant qu'ils font la guerre?
-La mission de M. le conseiller prussien Jordan ,
auprès de l'empereur d'Autriche , n'est point revêtue
d'un caractère solennel. Et pourtant on la croit relative
à de grands intérêts.
-Les îles du Rhin que la France possédait à l'époque
du traité de Lunéville , lui resteront. Celles qui n'étaient
acquises que postérieurement à ce traité, appar
tiendront au grand-duché de Bade . M
DÉCEMBRE 1817 . 479
PROCÈS MARQUANS.- Des conjectures sans nombre
ar madame Manson , et pas un fait .-Un commissaire
police traduit en jugement pour un excès de lacome
dans ses inventaires.-L'éternel M. Selves déuté
de ses prétentious nouvelles par une fin de noncevoir.
Voilà tout sur ce point. C'est bien peu , di-
-t- on. C'est encore trop.
-Comme j'écrivais ceci , les détails d'un aussi horible
attentat que celui de Rodez me tombent sous les
Dains . C'est un mélange de violence , de fraude , d'ingratitude
qui fait horreur ; et le crime aussi , comme
à Rodez , trouve des bourreaux dociles .
La scène est à Oleron. Un homme perdu de débauche,
pour réparer les brèches de sa fortune , sollicite la main
d'une jeune Espagnole. Il l'obtient. L'infortunée était
belle ! mais elle était riche. Son mari vit en elle , d'a--
bord une proie , ensuite un obstacle importun . Excité
au crime par une infâme , il la dépouille de ses biens ,
la chasse de sa maison , la réduit au pain de l'aumône.
Mais elle vivait encore ! On offre 100 fr. à une femme
impure et à l'amant de cette femme , pour l'assassiner ,
Le marché se conclut. Deux fois ils l'empoisonnent ,
deux fois elle en réchappe. Enfin , cette femme et sou
complice entraînent , sous de faux prétextes , leur victime
dans un champ écarté ; et là , malgré ses supplicatious
et ses larmes , pendant que l'un la saisit fortement ,
P'autre l'étrangle de ses propres mains .
NOUVELLES DIVERSES . -On dit M. de Golz , commissaire-
général de la guerre dans le royaume des Pays-
Bas , remplacé par le général Tindal , ou par le général
Dumouceau.
-Le duc de Raguse est nommé ministre d'Etat.
-Le prince Eugène est reconnu premier prince de
la monarchie bavaroise après les princes de la famille
régnante; il a ses fonctionnaires , son tribunal.
-Quelques troubles encore à Alger ; et toujours la
peste. Elle règne à bord du bâtiment hambourgeois .
bonnes mesures sanitaires ont jusqu'ici préservé
Gibraltar.
De
-Trait de naïveté remarquable ; je dis comme les
almanachs. Le colonel Riddell vantait beaucoup , au
lord-maire , un secret infaillible contre le typhus . Que
480 MERCURE DE FRANCE.
ne vous adressez-vous plutôt à la faculté , lui répondit
le lord- maire . -Bon , la faculté; je guérirais tout un
hôpital devant elle , qu'elle ne me croirait pas.
- Le lieutenant Kotzebue , parti le 17 juillet 1816
du port Pierre et Paul pour la baie de Norton , après
avoir inutilement essayé de visiter le détroit de Belring
, découvrit , en continuant sa route , le long de la
côte d'Amérique , une passe dont on n'apercevait pas
les bornes . Ce fut après deux jours de navigation , dans
la direction du sud- est , qu'il vit la terre. Plus de
quinze jours furent employés à examiner la grande
baie , dans l'espoir d'y trouver l'embouchure d'un
fleuve. Les habitaus dont ce navigateur se loue, toutes
féroces que soient leurs moeurs , lui indiquèrent une
petite baie où se trouvait un canal qui conduisait à la
pleine mer. Cette découverte n'est pas d'une médiocre
importance pour le commerce de la Russie.
-D'un autre côté , l'Angleterre se propose de tenter
un passage dans le nord-ouest. Quelque révolution de
la nature a détruit ou fondu ces montagnes de glace
qui nous séparent des extrémités septentrionales de
notre hémisphère. On pénètre jusques au quatre-vingtquatrième
degré. Le pôle devient accessible.
-Suivant l'antique usage , la procession funéraire de
la princesse Charlotte a eu lieu dans la nuit. On observe
qu'entre minuit et une heure , la lune , auparavant
brillante , se couvrit d'un voile. La bière fut descendue
dans le caveau par une mécanique pratiquée à travers
la voûte , il y a sept ans , d'après l'ordre même du
roi . On la vit glisser insensiblement , et s'abîmer enqu
pour jamais. Triste , mais fidèle image des grandeurs
humaines !
-Un singe fort intelligent étaitembarquésur un vaisseau
où il aidait à la cuisine et à la manoeuvre. Condamné,
par le capitaine en second , à un châtiment qu'il n'avait
pas mérité , il se laissa mourir de faim. Et certains
hommes s'étonnent que d'autres hommes se révoltent
contre l'injustice.
BÉNABEN.
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE .
MERCURE
ROVAL
250
DE FRANCE .
SAMEDI 13 DÉCEMBRE 1817 .
nmmmmmmmmmmmmmmmmi
LITTÉRATURE .
OTIMBRE
SEINE
POÉSIE.
HERCULE FURIEUX .
Discours traduit d'Euripide.
:.
,
, (Hercule, dans un transport de ſureur excité par Junon ,
a égorgé sa femme et ses enfans. Bientôt , recouvrant la raison ,
il reconnaît son crimé et veut l'expier en se donnant la
mort. Thésée lui prodigue les consolations de l'amitié , lui
offre un asile dans Athènes ; et pour affaiblir l'horreur que lui
inspire le massacre de sa famille , il lui rappelle les forfaits
dont les dieux eux-mêmes se sont rendus coupables . Hercule
lui répond en ces termes:)
Ah! ces discours sont vains pour tromper mes regrets !
Les dieux ne donnent point l'exemple des forfaits ;
Non, ils n'ont point brûlé d'une flamme adultère ,
Ni de fers criminels chargé les mains d'un père ;
Un dieu n'attaque point la liberté d'un dieu ,
Et maître de lui -même , il ne forme aucun voeu.
Loin de moi ces récits d'une bouche profane ,
Ma raison indignée à jamais les condamne.
Mais malgré les combats que me livre le sort ,
Je n'accepterai point le secours de la mort ;
TOME 4. 31
482 MERCURE DE FRANCE.
D'un lâche en expirant je crains l'ignominie :
Le mortel qui fuirait la fortune ennemie ,
D'un guerrier menaçant soutiendrait-il le bras ?
Le courage d'Hercule attendra le trépas.
O mon ami ! j'irai dans ta ville fidèle,
Nourrir de tes bienfaits la mémoire éternelle .
Grands dieux ! j'ai supporté d'innombrables travaus,
Nul n'a fait reculer l'audace d'un héros ,
Une larme jamais n'a mouillé ma paupière ;
Ah ! je ne pensais pas que le destin contraire
Quelque jour de mes yeux dût arracher des pleurs !
Il faut connaître enfin l'empire des malheurs;
Eh bien ! je suis vaincu . -Vous (1 ) , vieillard vénérable,
Qui voyez mes tourmens , mon exil déplorable ,
Qui contemplez en moi l'assassin de mes fils ,
De leurs membres épars recueillez les débris ;
Cachez dans le tombeau leur malheur et mes crimes :
Honorez de vos pleurs d'innocentes victimes ,
Au meurtrier la loi défend cette douceur !
Joignez-les à leur mère et pressez sur son coeur
Ces fruits infortunés d'une union si chère ,
Que frappa de ma main l'erreur involontaire.
Quand vous aurez couvert ces restes précieux ,
Soutenez et la vie et l'aspect de ces lieux ,
Et malgré les douleurs d'une amère vieillesse ,
A supporter mes maux forcez votre tendresse ,
O mes enfans ! faut-il que l'auteur de vos jours
Dans sa rage homicide en termine le cours ?
Ames nobles efforts , la victoire fidèle ,
En vain m'a couronné d'une gloire immortelle ;
Vous perdez tout le fruit de mes sanglans combats ,
Et du nom paternel vous ne jouirez pas !
Et toi dont la constance et la douleur sincère , pas:
Baignant de chastes pleurs ma couche solitaire ,
Loin d'un époux chéri veillaient dans ce palais,
Devais- tu , malheureuse , expirer sous mes traits ?
Femme ! enfans malheureux! plus malheureux Alcide !
(1 ) Il s'adresse à Amphitryon.
DÉCEMBRE 1817 . -483
De tes fils , de ta femme , un lâche parricide
Te sépare et te livre à d'éternels tourmens !
O fatales douceurs de nos embrassemens !
O funeste présent , javelots infidèles !
Faut-il vous conserver dans mes mains criminelles ,
Ou jeter loin de moi des témoins odieux ,
Qui me reprocheraient mes transports furieux ?
<<Par nous assouvissant ta rage sanguinaire ,
« A ta femme , à tes fils tu ravis la lumière ;
« De ton sang avec toi tu portes les bourreaux !
Et mon bras soutiendrait ces auteurs de mes maux ?
Je pourrais ... ? Mais privé d'un secours si terrible ,
Qui dans tous les dangers me rendit invincible
Dois-je à mes ennemis , offrant mon propre sein ,
Par un trépas honteux terminer mon destin ?
Non , je ne puis trahir le soin de ma mémoire
Je garde en soupirant l'instrument de ma gloire .
,
,
O terre de Cadmus , ô peuple généreux ,
A ces mânes plaintifs consacrez vos cheveux .
Prenez , prenez du deuil les marques légitimes ;
Allez sur le tombeau de ces tristes victimes ;
Pleurez-les , pleurez-moi : frappés des mèmes coups ,
Junon nous a surpris et nous immole tous !
M. J. ANCEAU , professeur-adjoint de sixième
au collége royal de Bourbon.
ÉNIGME.
Je n'ai ni forme ni couleurs ,
Cependant sur les yeux j'exerce moneempire.
Sijeette fuis te fuis , lecteur , ton mal devient le pire ,
Etquand je t'approche , tu meurs.
wwwww
Par M. N. L. , de Versailles,
mmmm
CHARADE .
Unprince ami de mon dernier ,
Devrait proscrire mon premier ,
D'où naît trop souvent mon entier.
:
31
484 MERCURE DE FRANCE.
LOGOGRIPHE .
Je suis touchante avec ma tête ,
Je suis terrible sans ma tête ;
Je fais bien des maux sans ma tête ,
Que j'adoncis avec ma tête;
Je donne la mort sans ma tête ,
Je rends la vie avec ma tête ;
Dans deux beaux yeux , enfin , avec ma tête
J'ai plus de droits sur un vainqueur ,
Que dans la main d'un barbare en fureur
Je n'en eus jamais sans ma tête.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est carte; celui de la charade ,
est migraine ; et celui dü logogriphe , livre , où l'on
trouve ivre.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Du Théâtre français et du Théâtre étranger.
On peut remarquer depuis quelque temps dans les
articles littéraires de nos journaux , et même dans les
cours de nos professeurs de belles-lettres , une tendance
à aggrandir les dimensions de notre theâtre , et
sinon à s'affranchir de la rigueur des règles respectées
jusqu'à ce jour , du moins à reconnaître que les étrangers
ne sont pas si coupables lorsqu'ils s'en écartent. En
DÉCEMBRE 18172 485
observant ce cominencement de révolution dans notre
littérature , j'ai été conduit à m'occuper des différences
qui distinguent le théâtre français de celui des Anglais
et des Allemands , et j'ai pensé que les réflexions
suivantes , dont j'ai déjà publié quelques-unes il y a
plusieurs années , mais que je rattache dans cet article
à un principe général , qui ne m'avait pas frappé alors ,
pourront intéresser le public.
En littérature , comme en politique , rien de ce que
font les hommes réunis , rien de ce que les peuples
adoptent ne prend son origine dans leur fantaisie ou
dans leur caprice. Les lois qu'ils s'imposent ou celles
qu'ils repoussent , les institutions qu'ils se donnent ou
celles qu'ils renversent , ont toujours des causes indépendantes
de leur volonté.
Ainsi , ce n'est nullement parce que les Anglais et
les Allemands ont voulu dédaigner les règles , que leurs
écrivains s'en sont affranchis. Ce n'est point non plus
parce que nous avons préféré nous y soumettre , que
nos grands poètes les ont observées. C'est que l'idée
première , la conception fondamentale de nos tragédies ,
differe de celle des tragédies anglaises ou allemandes .
Lors même que les nôtres sont fondées sur la tradition
ou sur l'histoire , elles ne peignent qu'un fait
ou une passion. Les Allemands , dans les leurs ,
gnent une vie entière et un caractère entier.
Quand je dis qu'ils peignent une vie entière , je ne
veux pas dire qu'ils einbrassent dans leurs pièces toute
la vie de leurs héros , mais ils n'en omettent aucun
événement important ; et la réunion de ce qui se passe
sur la scène , et de ce que le spectateur apprend par
des récits ou par des allusions , forme un tableau complet
, d'une scrupuleuse exactitude.
1
Il en est de mème du caractère . Les Allemands n'é
486 MERCURE DE FRANCE.
cartent , de celui de leurs personnages , rien de ce qui
constituait leur individualité. Ils nous les présentent
avec leurs faiblesses , leurs inconséquences , et cette
mobilité ondoyante , qui appartient à la nature humaine
et qui forme les êtres réels .
Nous avons un besoin d'unité qui a poussé nos auteurs
dans une autre route. Ils repoussent des caractères
tout ce qui ne sert pas à faire ressortir la passion
qu'ils veulent peindre ; ils suppriment , de la vie antérieure
de leurs héros , tout ce qui ne s'enchaîne pas nécessairement
au fait qu'ils ont choisi .
Qu'est- ce que Racine nous apprend sur Phedre ? Son
amour pour Hyppolite, mais nullement son caractère
personnel, indépendamment de cet amour. Qu'est-ce que
le même poète nous fait connaître d'Oreste ? Son amour
pour Hermione. Les fureurs de ce prince ne viennentque
des cruautés de sa maîtresse. On le voit, à chaque instant,
prêt à s'adoucir, pour peu qu'Hermione lui donne quelque
espérance. Le meurtrier de sa mère paraît même avoir
tout-à-fait oublié le forfait qu'il a commis ; il n'est occupé
que desa passion ; il parle, après son parricide, de
son innocence qui lui pèse ; et si , lorsqu'il a tué Pyrrhus
, il est poursuivi par les furies , c'est que Racine a
trouvé , dans la tradition mythologique , l'occasion
d'une scène superbe , mais qui ne tient point à son sujet
tel qu'il l'a traité .
Ceci n'est point une critique. Andromaque est l'une
des pièces les plus parfaites qui existent chez aucun
peuple , et Racine ayant adopté le système français , a
dû écarter , autant qu'il le pouvait , de l'esprit du spectateur
, le souvenir du meurtre de Clytemnestre. Ce
souvenir était inconciliable avec un amour pareilà celui
d'Oreste pour Hermione. Un fils couvert du sang de sa
mère , et ne songeant qu'à sa maîtresse , aurait produit
DÉCEMBRE 1817. 487
un effet révoltant. Racine l'a senti , et pour éviter plus
sûrement cet écueil , il a supposé qu'Oreste n'était allé
en Tauride , qu'afin de se délivrer , par sa mort , de sa
passion malheureuse .
L'isolement dans lequel le système français présente
le fait qui forme le sujet , et la passion qui est le mobile
de chaque tragédie , a d'incontestables avantages .
En dégageant le fait que l'on a choisi de tout les faits
antérieurs , on porte plus directement l'intérêt sur un
objet unique. Le héros est plus dans la main du poète
qui s'est affranchi du passé ; mais il y a peut-être aussi
une couleur un peu moins réelle , parce que l'art ne peut.
jamais suppléer entièrement à la vérité , et que le spectateur
, lors même qu'il ignore la liberté que l'auteur
a prise , est averti , par je ne sais quel instinct , que ce
n'est pas un personnage historique , mais un héros factice
, une créature d'invention qu'on lui présente.
En ne peignant qu'une passion , au lieu d'embrasser
tout un caractère individuel , on obtient des effets plus
constamment tragiques , parce que les caractères individuels
, toujours mélangés , nuisent à l'unité de l'impression.
Mais la vérité y perd peut-être. On se demande
ce que feraient les héros qu'on voit , s'ils n'étaient
dominés par la passion qui les agite , et l'on
trouve qu'il ne resterait dans leur existence que peu de
réalité. D'ailleurs , il y a bien moins de variété dans les
passions propres à la tragédie , que dans les caractères
individuels , tels que les crée la nature ; les caractères
sont innombrables , les passions théâtrales sont en petit
nombre.
Sans doute l'admirable génie de Racine qui triomphe
de toutes les entraves , met de la diversité dans cette
uniformité même. La jalousie de Phèdre n'est pas
celle d'Hermionee ,, et l'amour d'Hermione n'est pas celu
488 MERCURE DE FRANCE.
de Roxane. Cependant, la diversité me semble plutôt
encore dans la passion que dans le caractèrede l'individu.
Il y a bien peu de différence entre les caractères
d'Aménaïde et d'Alzire. Celui de Polyphonte convient
àpresque tous les tyrans mis sur notre théâtre , tandis
que celui de Richard III , dans Shakespeare , ne convient
qu'à Richard III. Polyphonte n'a que des traits
généraux , exprimés avec art , mais qui n'en font point
un être distinct , un être individuel. Il a de l'ambition ,
et, pour son ambition, de la cruauté et de l'hypocrisie.
Richard III réunit à ces vices , qui sont de nécessité
dans son rôle , beaucoup de choses qui ne peuvent
appartenir qu'à lui seul. Son mécontentement contre
la nature qui , en lui donnant une figure hideuse et
difforme , semble l'avoir condamné à ne jamais inspirer
d'amour ; ses efforts , pour vaincre un obstacle qui
l'irrite , sa coquetterie avec les femmes , son étonnement
de ses succès auprès d'elles , le mépris qu'il conçoit
pour des êtres si faciles à séduire , l'ironie avec laquelle
il manifeste le mépris , tout le rend un être particulier.
Polyphonte est un genre ; Richard III , un individu. II
est clair que cette manière différente de présenter les
personnages tragiques , doit produire une différence
essentielle dans tout le système théâtral. Pour peindre
une passion violente , on n'a besoin que d'embrasser un
espace de quelques heures. Tout le monde connaît les
antécédens . L'histoire de chaque passion , si je puis
parler ainsi , est dans le coeur de tous ceux qui l'ont
éprouvée. De là , une possibilité d'observer les unités
dramatiques . Pour faire connaître un individu , il faut
rappeler ses qualités , ses défauts , ses faiblesses , et
retracer de plus , l'influence que les événemens de sa
vie ont eue sur le caractère que la nature lui avait
donné. L'on ne peut mettre en récit toutes ces choses.
DÉCEMBRE 1817 . 489
Ces récits se multiplieraient tellement que la pièce deviendrait
un poëme épique . Il faut donc en mettre plusieurs
en action. De là vient la nécessité de rejeter
l'unité de temps et celle de lieu .
Les deux systèmes ont leurs inconvéniens et leurs
avantages .
Les unités circonscrivent les tragédies , surtout historiques
, dans un cercle assez étroit qui rend la composition
très-difficile. Elles forcent le poète à négliger
souvent , dans les événemens et les caractères , la vérité
de la gradation , la délicatesse des nuances . Ce défaut
domine dans presque toutes les tragédies de Voltaire ;
car l'admirable génie de Racine a été vainqueur de cette
difficulté comme de tant d'autres. Mais à la représen
tation des pièces de Voltaire , l'on aperçoit fréquemment
des lacunes , des transitions trop brusques. On sent que
ce n'est pas ainsi qu'agit la nature ; elle ne marche point
d'un pas si rapide; elle ne saute pas de la sorte les
intermédiaires .
D'un autre côté , l'absence des unités a des inconvéniens
matériels. Les changemens de lieu , quelque adroitement
qu'ils soient effectués , forcent le spectateur à
se rendre compte de la transposition de la scène , et
détournent ainsi une partie de son attention de l'intérêt
principal. Après chaque décoration nouvelle , il est
obligé de se remettre dans l'illusion dont on l'a fait
sortir. La même chose lui arrive , lorsqu'on l'avertit du
temps qui s'est écoulé d'un acte à l'autre. Dans les
deux cas , le poète reparaît , pour ainsi dire , en avant
des personnages , et il y a une espèce de préface sousentendue
qui nuit à la continuité de l'impression .
Examiner comment on pourrait écarter les inconvéniens
, et combiner les avantages des deux systèmes ,
m'entraînerait trop loin. Je laisse un soin pareil aux
490 MERCURE DE FRANCE .
ハ
hommes plus particulièrement voués à ce genre d'étude.
Mais l'indication que cet article contient peut n'être
pas inutile. J'en ajouterai une autre non moins importante.
Dans les pays libres , les caractères sont beaucoup
plus intéressans que les passions. Les passions ne forment
que des épisodes dans la vie des individus. Les
caractères décident de la destinée dés peuples. D'après nos
institutions actuelles , il me paraît certain que nos poètes
seront poussés presque exclusivement vers la tragédie
historique ; et, dans la tragédie historique , il sera difficile
de ne pas admettre au moins en partie le système
des étrangers . C'est l'instinct de cette vérité qui dicte
à nos littérateurs des théories long-temps frappées
d'anathème , et à la source desquelles eux- mêmes ne remontent
pas .
:
B. DE CONSTANT.
141
L'ERMITE EN PROVINCE .
LE VOITURIN .
Maxima pars morem hunc homines habent.
PLAUT , les Captifs.
(La plupart des hommes sont ainsi faits.)
On a pu remarquer jusqu'ici avec quelle douceur
j'exerce la censure dont je me suis imposé la tâche,
avec quel ménagement je fronde les ridicules , avec
quellesprécautious j'attaque les préjugés : à mon tribunal
, jamais de peines afflictives , de simples réprimandes,
et tout au plus , dans les cas les plus graves , des châtimens
correctionnels infligés à l'effigie des délinquans.
DÉCEMBRE 1817 . 491
Autant j'apporte d'indulgence dans la poursuite et dans
la punition des délits moraux qui sont de mon ressort ,
antant je montre de zèle dans la recherche de tout ce
qui est bien , de tout ce qui peut faire honneur aux
habitans des différentes provinces que je parcours. Convaincu
, comme je le suis , que partout la vertu n'a qu'à
se montrer pour faire des prosélytes , je la poursuis dans
la retraite la plus obscure ; et sans égard à la modestie qui
garde sa porte , j'en force l'entrée , et je la signale aux
hommages de la multitude. On se tromperait en croyant
que j'ai trouvé par là le moyen de concilier à mes écrits
une bienveillance générale : une foule de gens , à qui
je n'ai jamais pensé , dont je trace , malgré moi , le
portrait , en l'affublant de défauts et de ridicules qu'ils
regardent probablement comme une propriété exclusive
, s'obstinent à se reconnaître , et veulent me prouver
que c'est nommer et calomnier un homme que de l'appeler
par son vice ou par son ridicule ; s'il y a la matière
àprocès; je mets d'avance en réquisition tous les tribunaux
de la France. Ce mot de procès me rappelle que
M. Selves est de Montauban .
On est étonné de l'inconséquence des hommes , et
moi je suis surpris au contraire , en m'examinant moimême
, que ce défaut de cohérence qu'on remarque assez
souvent dans leurs principes , dans leurs goûts et dans
leurs actions , ne soit pas plus commun qu'il ne l'est.
Combien de gens peuvent faire à la nature le même
reproche que je suis en droit de lui adresser ! En me
douant d'une organisation physique à l'épreuve , pendant
soixante- quinze ans , de toutes les fatigues , de
tous les climats , elle a fort généreusement pourvu à
cette inquiétude de caractère qui m'a fait un besoin des
voyages ; mais à quoi pensait - elle en me donnant
en même temps une disposition toute particulière à
492 MERCURE DE FRANCE .
m'attacher aux lieux et aux personnes qui me plaisent
au premier coup d'oeil, de manière àme faire, de chaque
séparation, un véritable tourment ? Je me suis fait souvent
cette question que je m'adresse encore en me séparant de
ce bon et spirituel confrère de Tarn-et-Garonne , dont
j'ai quitté ce matin l'ermitage pour aller prendre à
Montauban le voiturin qui va me conduire à Toulouse.
J'ai pris le temps du trajet que j'ai fait à pied de
l'ermitage à la ville , pour lire une lettre qui m'a été
adressée , poste restante, à Montauban , et que mes lecteurs
me sauront gré de leur communiquer .
Villeneuve-sur-Lot , ce 25 octobre 1817 .
« Votre itinéraire, monsieur l'Ermite voyageur, vous
éloigne de Villeneuve, etm'oblige à vous demander par
écrit , pour notre ville , une réparation dont je me proposais
de vous démontrer verbalement l'importance.
<<Placé sous l'influence agénoise , vous avez appelé
notre cité Villeneuve d'Agen; cette dénomination que
mes compatriotes prennent pour une véritable injure ,
est du moins une erreur , et je me propose de vous en
faire convenir .
<<Dès le temps des Gaulois , nous faisions partie de
cette nation des Nitiobriges dont Agen était la capitale
, et qui ne laissa pas de faire acheter sa défaite
aux lieutenans de César. Sa gloire ne fut pourtant pas
aussi brillante que celle de la nation voisine des Sotiates,
que le grand Jules fut obligé de combattre en personne
. Je ne vous dirai pas ce que ceux-ci sont devenus
, et mon respect pour nos savans ne va pas jusqu'à
vous affirmer , d'après eux , que les habitans du petit
village de Sos , dans l'arrondissement de Nérac , soient
les descendans légitimes des Sotiates . Vous êtes toutà-
fait le maître d'en croire ce que vous voudrez .
DÉCEMBRE 1817 . 493
«Quoi qu'il en soit , la ville d'Eysses , patrie de nos
ancètres Nitiobriges , était située sur la rive droite du
Lot , à un quart de lieue de ses bords , sur une éminence
d'où elle dominait une riche vallée ; les bords de
la rivière et la basse plaine étaient alors couverts d'une
vaste forêt. Il est probable que les druïdesn'y avaient pas
établi leur culte , car on n'y sacrifiait pas de victimes
humaines : l'Aquitaine n'ajamais eu à se défendre de
ce reproche , le fanatismes'y réservait une autre époque.
« Cette heureuse position fixa le choixdes moines, qui,
dans le partage des terres , se sont toujours arrangés
pour avoir les meilleures ; une abbaye fut constrüite ,
et nos ancêtres devinrent les vassaux des moines . Cette
ancienne abbaye sert aujourd'hui de maison de détention
pour seize départemens , et des travaux vont s'onvrir
pour augmenter l'édifice : il suffisait autrefois , la
population ne s'est pas accrue ; croit-on que les crimes
soient plus fréquens , ou veut-on que les prisons soient
plus commodes ?
« Le duc Alphonse , frère de Saint- Louis , acquit
cette forèt de l'abbé Jordanus , en 1224, l'abattit , et
construisit la nouvelle ville d'Eysses , sur les deux rives
du Lot , au sud-ouest de l'ancienne ; il la fit ceindre
d'une muraille , d'un fossé profond et d'un rempart en
terre ; chaque porte fut surmontée d'une haute tour ;
les deux principales existent encore ; il joignit les deux
rives du Lot par un pont à cinq arches ; celle du milieu
ayant été emportée par un débordement , on en a réuni
deux par une seule , et cet ouvrage est un des plus
hardis de l'époque auquel il appartient .
<<Peu à peu la ville nouvelle se peupla aux dépens
de l'ancienne , et les moines restèrent seuls ; ce qui
leur est souvent arrivé. Cet abandon était le résultat
des franchises attachées à la nouvelle ville; son sol re
494 MERCURE DE FRANCE .
levait des domaines du roi , et les nouveaux habitans y
trouvèrent un abri contre les vexations de la féodalité.
<<Villeneuve alors fut désignée sous le nom de la province
; elle s'appela Villeneuve d'Agénois , d'où , par
une abréviation injurieuse , nos seigneurs de la capitale
ont fait Villeneuve d'Agen.
<<Je réclame, et nous réclamons tous contre cette prétention
inconstitutionnelle , puisqu'elle rappelle le servage
, en nous plaçant dans une sorte de dépendance à
laquelle les villes et les particuliers se sont également
soustraits : cette vanité suzeraine de MM. les Agénois
est un ridicule qui mérite de trouver place dans le tableau
fidèle des moeurs provinciales que vous peignez
avec autant de force que de vérité .
,
« Qu'avons-nous donc à envier à cette ville d'Agen, qui
veut bien étendre sa burlesque protection sur Villeneuve
et sur Valence autre ville voisine ? Notre rivière ,
moins grande que son fleuve , a cependant , sur ce dernier
, l'avantage d'avoir été chantée par Voltaire , par
cet immortel écrivain , la gloire des lettres et de la
philosophie , l'honneur de son siècle et de la France ,
quoi qu'en disent nos catéchiseurs ambulans.
<<Une plaine fertile, enfermée dans un vaste bocage ,
de riches coteaux , des vignes , des bois , de nombreux
villages , des terres fécondes , une population considérable
, nous permettent , je pense , de rivaliser de tous
points avec nos suzerains des bords de la Garonne.
« Je dois vous dire encore que ces vins de Thézac ,
de Perricard , que vous avez comparés aux vins des
meilleurs crûs , se recueillent au bord du Lot ; que ces
pruneaux si renommés en Europe et en Amérique ,
sont encore nôtres , et que c'est une usurpation évidente
de la part de la ville d'Agen , de leur donner son
nom et de les revendiquer pour son territoire.
DÉCEMBRE 1817 . 495
Nos eaux-de-vie rivalisent avec celles de l'Armagnac
, et sont recherchées par les nations du Nord..
<<S'agit- il de glorieux souvenirs , je m'empresse de
vous apprendre ou de vous rappeler que les rois d'Aquitaine
, enfans et descendans de Charlemagne, préféraient
à toute autre , cette riante contrée ; que Louis- le- Débonnaire
( qui ne l'était pourtant pas trop ) , naquit à
Casseneuil , à une lieue et demie de Villeneuve ; qu'étant
devenu roi d'Aquitaine , pendant la vie du héros
auquel il succéda sans le remplacer , il fit construire
des barques de haut bord pour suivre les côtes , et exporter
les productions de notre sol .
« Si Agen se rappelle que le château d'Estillac appartenait
à Montluc , nous n'avons pas oublié que
notre pays fut le théâtre de ses affreux exploits contre
les protestans ; qu'il assiégea Penne , petite ville à une
lieue de Villeneuve , en remontant le Lot : forte et vaillamment
défendue , elle succomba néanmoins , et sans
égard pour l'âge , le sexe et la valeur malheureuse , ce
guerrier , d'exécrable mémoire , fit combler , avec des
hommes vivans , un puits d'une grande profondeur ,
dont il fit ensuite murer l'ouverture ; le reste des citoyens
de Penne devint la proie d'une soldatesque effrénée
, que son chef encourageait au carnage.
Mais oublions, s'il est possible, ces crimes enfantés par
le démon des guerres religieuses. Villeneuve , plus heureuse
que les villes voisines , n'en ressentit pas les effets
; ses habitans coururent au-devant d'Henri IV, et
leur récompense fut d'être gouvernés quelque temps par
l'illustre ami du bon roi , par l'irréprochable Sully .
Villeneuve continuant à jouir de la franchise que lui
avait assurée son fondateur , vit sans effroi s'élever autour
d'elle , les grands fiefs , les duchés de Biron , de
Lauzun , d'Aiguillon; se multiplier les comtés, les
495 MERCURE DE FRANCE.
baronies , les forteresses ; et loin de s'alarmer à l'aspect
de cet appareil féodal , elle combla ses fossés , applanit
ses remparts , les transforma en promenade publique
, et devint un asile agréable où se réfugièrent
l'urbanité , le goût , l'instruction et la gaîté qui distinguent
encore ses habitans .
« Je voudrais , M. l'Ermite, que vous eussiez pu venir
vous en assurer par vos yeux ; je n'oserais cependant
vous répondre que vous n'y eussiez pas encore trouvé
quelque reste de ce venin d'esprit de parti , dont nous
n'avons pas été plus exempts que le reste de la France ;
mais vous y auriez remarqué du moins les bons effets
de l'excellente ordonnance du 5 septembre , et j'ai
dans l'idée qu'en nous jugeant par comparaison , vous
n'eussiez pas été mécontent de nous ; en récompense du
bon accueil que nous avions l'intention de vous faire ,
nous vous demandons , non pas la faveur , mais la justice
, quand vous rassemblerez vos discours en volume ,
de désigner notre ville par le nom de Villeneuve-sur-
Lot, qui lui appartient de fait et de droit ; et ce faisant,
vous obligerez ses habitans , et particulièrement celui
qui a l'honneur d'être , etc. »
Votre affectionné lecteur , ***, associé
correspondant de la Société d'agriculture
, sciences et arts d'Agen.
J'ai été si agréablement occupé des personnes avec
lesquelles j'ai fait route de Montauban à Toulouse , qu'il
ne m'est pas arrivé de mettre une fois la tête à la portière
, et que je serais bien embarrassé de dire si la petite
ville de Grisolles où nous nous sommes arrêtés
pour dîner , est située dans une forêt ou dans uneplaine.
Je n'ai vu que mes compagnons de voyage , mais je les
ai observés de manière à pouvoir leur donner place
DÉCEMBRE 1817 497
dans une galerie où les portraits servent , en quelque
sorte, à personnifier les moeurs .
BREN
ROY
Je me trouvais assis dans la voiture en face d'un gros
homme à la face rubiconde, sur qui se portèrent naturellementmes
premières observations . Il était bénédictin autrefois
, et n'a conservé de son premier état qu'un appétifEINE
très - distingué , et une connaissance parfaite des cantons
les plus renommés pour la qualité de leurs vins . Il s'est
fait un vocabulaire à son usage ; il ne demande point
à un mari comment se porte sa femme , mais comment
va la propriété; il va se jeter dans le Coursse ( au
lieu d'aller se promener au Cours ) , et cent autres locutions
tout aussi neuves. Depuis une vingtaine d'années
qu'il habite Montauban, on n'a point fait une
noce , un enterrement , un baptême , qui n'ait été pour
lui l'occasion d'une visite ; on ne peut pas dire qu'il ait
précisément de l'esprit et du caractère , mais il a un
talent particulier pour découvrir , au premier coup
d'oeil , le beau côté de tout gouvernement en exercice ,
et il ne voit et ne parle que de celui-là , ce qui donne
à sa conversation sinon beaucoup de crédit, du moins
beaucoup d'assurance . Dans toutes les discussions , « il
est également pénétré de respect pour les opinions
des uns et des autres ; et s'il garde la sienne , c'est
qu'il ne voit pas encore la raison d'en changer. »
Il ne sait , il n'apprend jamais que de bonnes nouvelles ,
et ne dédaigne pas d'aller les recueillir jusque dans les
cuisines d'auberges où il se trouve toujours au débotté
des voyageurs : il est d'ailleurs très -poli , très-galant ;
aussi l'appelle- t - on l'ami *** .
A côté de ce moine inoffensif , se trouvait un vieil enfant
d'Esculape, Parisien, qui ne pardonnera jamais à la
révolution d'avoir révélé le secret de sa profonde ignorance,
et d'avoir dissipé quelques préjugés dont il se faif
52
498 MERCURE DE FRANCE .
:
sait un fort joli revenu; aussi n'ai-jepas été surpris d'apprendre
qu'au sortir d'un comité secret , au retour
d'une procession , il aurait volontiers fait pendre, il
y a deux ans , quelques - uns deces libéraux incorrigibles
qui vont prêchant les bienfaits de la vaccine et l'enseignement
mutuel , dont il ne parle pas sans grincer
les dents. Son aversion pour les religionnaires est encore
plus forte, attendu que celui de ses confrères enHippocrate,
qui a le plus contribué , par ses talens , à discréditer
ses travaux mortuaires , professe la religion protestante :
quand la sottise , la jalousie et le fanatisme combinent
ensemble leurs poisons , on conçoit la force d'une pareille
thériaque.
Je m'arrêtai avec plus de complaisance à examiner
et à écouter un Gascon de la vieille roche, placé dans
l'autre coin , sur le devant de la voiture , coiffe
d'un petit chapeau à trois cornes , portant , sous
un habit moitié bourgeois , moitié militaire , et boutonné
dans toute sa longueur , une épée dont on ne
voyait que la pointe , décoré d'un ruban jaune moiré,
qui s'étendait dans la longueur de quatre boutonnières ;
peut- être en attachant quelque idée de gloire militaire
à la balafre qui sillonne une de ses joues , aurait-on pu
le regarder sans rire ; mais en l'écoutant , l'effort devenait
impossible : à l'agrément de l'accent natif qu'il
possède dans toute sa pureté, il joint un bégaiement
d'affection sur la lettre v qu'il prononce comme une r ,
et dont il prolonge le son d'une manière quelquefois
très- scandaleuse ..
J'ai connu jadis àl'Isle-de-France un M. de Mervin qui
s'est fait une réputation dans l'art d'estropier les mots ou
de les détourner de leur signification. Ce Made Mervin ,
quiavait été obligé de faire faire laponctuation à sagouvernante
hydropique , qui avait fait graver sur ses
DÉCEMBRE 1817 . 499
fusils de chasse , rangés dans une espèce d'arsenal , ex
libris Mervin , était un puriste , comparé à ce monsieur
au ruban jaune. Dans une demi-heure de conversation ,
il a trouvé l'occasion de nous dire « qu'un de ses parens
avait fait un testament ortographe en sa faveur , mais
qu'il yavait ajouté un crocodile qui lui ôtait une partie
deses biens; que sa femme l'avait forcé, après la mort de
ce parent , d'avoir recours aux huissiers , aux avocats ,
aux avoués , enfin à toute la pharmacie de la justice ;
qu'on le ménage si peu dans la distribution des faveurs
municipales , qu'on loge chez lui , tout à la fois , des
présidens de la cour d'assises et des militaires , et què
par là touté la corvete il lui tombe dessus . Ce brave
homme nous raconta qu'il avait été malade pendant
P'hiver expiré , et qu'il était resté quatre mois sans
passer le cercueil de sa porte , continuellement transvaséd'un
litdans un autre. D'ailleurs il est très-fier de son
neveu qui est un grand botanique à qui l'on doit la découverte
de lapimprenelle. » Je dois ajouter que les bonnes
qualités , dont ce brave homme est pourvu, obtiennent
bientôt grâce pour des ridicules , à tout prendre plus
amusans que les prétentions du grand botanique son
neveu , auprès duquel j'avais le malheur d'étre placé ,
l'un des sots les plus insupportables qui existent à cinquante
lieues à la ronde , si j'en dois croire mon autre
voisin , espèce d'homme gris , dont la franchise un peu
brutale m'a beaucoup aidé dans mes observations.
Cethomme, qui nous connaissait tous, et que personne
ne connaissait, a trouvé le moyen de mettre les différens
caractères en évidence en les frottant l'un contre l'autre .
Etranger à la ville , et je crois même aux départemens
du Midi qu'il n'habite que depuis quelques mois ,
personne n'est plus avant que lui dans le secret de la
32.
5ορ
MERCURE DE FRANCE .
société et même des familles de Montauban. Il est au
fait de toutes les liaisons , de toutes les intrigues , de
tous les projets de mariage. Sur des choses aussi importantes
, je ne dois pas l'en croire sur parole , mais je
puis , sans indiscrétion , parler , d'après lui , de la comédie
bourgeoise de cette ville.
: La troupe dont elle se compose , a , comme toutes
celles du même genre , son premier tragique qui n'a
de rival que Talma ; son grand amoureux dont toutes
les dames rafolent ; ses jeunes premiers qui font les
rôles de femmes avec une voix rauque et des favoris
qui leur couvrent les joues ; ses spectateurs qui se moquent
habituellement des comédiens ; mais ce qui n'est
pas aussi commun , c'est le talent des comédiens bour -
geois de Montauban pour se moquer de temps à autre
de leurs spectateurs ; la dernière preuve qu'ils en ont
donnée mérite qu'on en fasse mention : ne voulant pas
faire les frais de décorations nouvelles , ils avaient
obtenu que leurs plus fidèles habitués se cotisassent
pour subvenir à cette dépense. Le jour de la clôture
de ce, théâtre de société , les acteurs , en examinant
l'état de la caisse , s'aperçurent qu'ils avaient des fonds
de reste ; mais au lieu de faire la répartition de cet
excédent aux souscripteurs , ils trouvèrent plus plaisant
de composer et de représenter un vaudeville intitulé le
Bon Souper , et d'employer au repas , qui faisait le
noeud de la pièce , la totalité de la somme qu'ils avaient
encore entre les mains. Le souper , très-gai pour les
acteurs , la plupart gens d'esprit , parut un peu long
aux spectateurs qui le payaient , et qui ne s'aperçurent
de la mystification dont ils étaient dupes , qu'au refrain
du vaudeville final , accompagné d'un dernier verre de
vin que l'on buvait à leur santé.
DÉCEMBRE 1817. 501
Les auteurs de cette gasconade répondirent , par de
grands éclats de rire , aux sifflets d'un parterre qui ne
sentit pas d'abord tout le sel de cette plaisanterie.
L'ERMITE DE LA GUYANE.
me
ANNALES DRAMATIQUES.
De toutes parts on demande l'établissement d'un
second Théâtre français , et l'on prouve clairement que
cette institution tournerait à l'avantage du public , des
auteurs , de l'art dramatique et de l'art théâtral , et
qu'en même temps elle détruirait un injuste privilége.
On ne peut autrement désigner le droit accordé à la
comédie française de jouer , à l'exclusion des autres
théâtres , tous les ouvrages qui ont survécu à leurs auteurs
; par cela même qu'elle ne faitpas usage de ce droit ,
elle en abuse; il faut donc le lui retirer. Parmi tant de
chefs -d'oeuvre qu'on apeut-être voulu , dans le principe ,
mettre sous la sauvegarde de la comédie française pour
leur conserver toujours l'éclat d'une brillante représentation,
il en estplusieurs qui se jouentencore à la vérité, mais
qui semblent n'ètre réservés que pour exercer les acteurs
secondaires pendant leur noviciat ; il vaut mieux les
voir représenter par les premiers sujets d'un second
théâtre . Les personnes qui désirent le voir fonder en
fixent déjà l'établissement à l'Odéon , et cette idée n'a
rien que de raisonnable , puisque le succès récent que
quelques pièces ont obtenu à ce théâtre prouve que
le public ne craindra pas de s'y porter toutes les fois
que le spectacle lui promettra de l'agrément.
En attendant qu'il soit permis aux acteurs de l'Odéon ,
de jouer d'anciens ouvrages , ils en essaient fréquemment
de nouveaux ; et pour se consoler de ne pouvoir
réciter de beaux vers , ils chantent de joyeux refrains
empruntés au Vaudeville .
C'est à ce genre qu'appartient la Maison en Loterie
comédie en un acte , mêlée de couplets..
502 MERCURE DE FRANCE .
Plusieurs habitansdubourg où est située lamaisonmise
enloterie, sont porteurs de billets , et attendent la liste
du tirage. Le notaire Jacquillard la reçoit le premier ;
il apprend par Rigodin , son clerc , que sa servante Toinettepossède
le billet gagnant,et il prodigue les cajoleries
àlajeune fille dans l'intention de l'épouser; mais Toinette
a donné le billet en paiement d'une petite dette å mademoiselle
Verneuil , marchande lingère ; soudain
Jacquillard sent revivre pour cette voisine une ancienne
inclination , qui s'éteint sitôt que la lingère annonce
qu'elle a cédé le billet à Charles , amoureux de Toinette.
Ce Charles dédaigne les avances de mademoiselle
Verneuil , et se marie avec la petite servante.
La première moitié de la pièce est languissante. Le
reste est animé par des situations comiques , quoique
uniformes , et par une grande abondance de traits malins.
Il était facile de reconnaître le principal auteur de
cet ouvrage , parce qu'il conserve un air de famille qui
décèle son origine. Si le clerc Rigodin n'était pas bossu,
on croirait voir M. Tatillon ; cette nouvelle production
ne servira guère qu'à alonger le catalogue de M. Picard.
Les couplets annoncent un esprit exercé dans ce genre
de composition , et ils appartiennent sans doute à M.
Radet , dont le nom a été associé à celui de M. Picard.
Comme le public a beaucoup ri et qu'il était en belle
humeur , il n'a pas paru s'apercevoir de quelques traits
plus que grivois du vaudeville final , ni de quelques antres
particulièrement dirigés contre mesdemoiselles de
l'Opéra .
- L'administration de ce dernier théâtre a engagé
M. Le Comte pour remplir une partie de l'emploi des
dieux et des héros chantans . Il s'était déjà fait connaître
il y a quelques années , par de brillans succès , dans
les exercices publics du Conservatoire ; et depuis , il a
augmenté sa réputation et fortifié son talent au théâtre
Italien de Londres.
Une émotion visible avait altéré ses moyens, lorsqu'il
aparu pour la première fois dans le rôle de Renaud ;
mais il s'est fort bien tiré des épreuves suivantes, et il
mérite surtout des éloges , par la manière dont ilajoué
ét chanté le rôle de Démaly dans les Bayadères.
Il se présente à la scène sans embarras, mais avec dé
DÉCEMBRE 1817 .. 503
cence; sa taille quoique un peu petite , ne nuira pas
plus àl'illusion, que l'embonpoint de quelques autres sujets
du même théâtre ; sa voix est sonore sans être éclatante
; il possède une méthode digne de l'excellente école
où il s'est formé ; sa prononciation est nette et distincte,
qualités assez rares à l'Opéra , et devenues bien précieuses
, depuis que quelques compositeurs , croyant surpasser
leurs devanciers , se sont avisés d'introduire les
trompettes jusque dans l'accompagnement d'une déclaration
d'amour . Comme acteur , M. Le Comte pourrait ,
dès ce moment , servir de modèle à un assez grand nombre
de chanteurs . Il peut donc suivre avec confiance la carrière
qui s'ouvre devant lui , il s'y maintiendra avec
honneur , et il ne sera point réduit , comme on avait
paru le croire , à s'exiler de l'Olympe , pour descendre
sur le second théâtre lyrique. Ce n'est pas que sa présence
n'y fût très-utile. Le temps n'est plus où l'on comparaît
Feydeau à une volière de serins ; cette volière
s'est bien dégarnie , et l'on peut remarquer maintenant
comme un phénomène , que les serines seules y
gazouillent.
-Au théatre Français, Victor a mis à profit l'absence
de ses chefs d'emploi , pour s'essayer dans les grands
rôles . On trouve en lui moins de qualités à louer , que
de défauts à reprendre ; il en est un , sur lequel il ne saurait
trop s'observer; c'est qu'à la scène , il ne donne pas
assez d'attention à son interlocuteur , et qu'il paraît trop
occupé d'étudier sa contenance ; cependant , la bonne
volonté qu'il a montrée est louable , et plusieurs fois ses
efforts ont été assez heureux.
Les tentatives de Vietor ont fourni à mademoiselle
Duchesnois , l'occasion de paraître dans une suite de représentations
assez rapprochées .En ce moment, elle com
mande seule dans l'empire tragique , dont elle est en
quelque sorte la régente , et elle se montre digne de
plus en plus de tenir le sceptre. On remarque qu'aux
heureuses inspirations de son talent, né pour la scène , se
joignent plus souvent qu'autrefois , ces grands effets qui
ne peuvent être que le fruit d'une profonde étude de
l'art.
504 MERCURE DE FRANCE .
MERCURIALE.
On espérait que les intermèdes de la guerre seraient
occupés par le culte des musés , et que nos gazettes
remplaceraient les bulletins de la victoire par le récit
des merveilles de notre première gloire européenne ,
celle des lettres et des arts ; on se trompait : accoutumés
à alimenter nos esprits de mets énergiques , les
journaux auraient cru nous réduire au régime , en nous
appelant au doux banquet des muses ; à défaut de conférences
et d'alliances diplomatiques , ils nous entretiennent
de désastres et de brigandages ; ils n'ont plus
rien à nous dire des cosaques , ils nous parlent de la
rage des loups ; il n'y a plus de guerre , ils ont le concordat;
tantôt ils empoisonnent une famille avec des
champignons , tantôt c'est avec la calomnie ; un échafaud
qui tombe , un échafaud qu'on dresse , sont autant
debonnes fortunes pourles spéculations des journalistes
sur la curiosité abonnée. Que ne nous parlent-ils un peu
plus de nos nouveautés poétiques et théâtrales , ils ne
s'écarteraient pas pour cela de leur système; nous connaissons
telle comédie récente , dont le succès , à la représentation
, est une véritable manie , et dont la lecture
vaut bien un supplice.
Parmi les atrocités en vogue, il en est une privilégiée
, dont l'horreur , mêlée d'un intérêt dramatique ,
subjugue de plus en plus l'attention de la France entière
: c'est le forfait de l'Aveyron ; les mystérieux détails
du crime , le rang que les principaux condamnés
occupaient dans la société , l'abjection de leurs complices
, aujourd'hui leurs égaux, car le crimerend égaux
tous ceux qu'il associe ; le théâtre diffamé de cette sanglante
scène , les vagues aveux et les subites réticences
de cette femme appelée d'abord comme témoin contre
les accusés , et maintenant accusée pour avoir été té
moin , tout concourt à expliquer et à soutenir cette
curiosité, que n'ont pu fatiguer vingt journaux pendant
DÉCEMBRE 1817 . 505
quatre mois , et qui n'est pas même distraite par les
approches du budget : quand les Français se mêlent
d'être constans , ils font la chose en conscience ; c'est
comme un Anglais quand il a décidé qu'il sera gai .
Ce qui redouble en ce moment l'intérêt du public, ce
sont les lettres du Siénographe parisien, écrites de Rodez ,
et dont le troisième numéro ( 1) vient de paraître,
L'auteur , en attendant l'ouverture des nouveaux débats
aux assises d'Alby , emploie utilement son temps à Rodez
, à nous donner un fidèle état des lieux qui devront
une triste célébrité à cette cause effroyable ; la cité ,
berceau des assassins , la maison où ils ont accompli le
forfait , le cachot qui les accumule tous aujourd'hui ,
sont décrits dans ces lettres avec des particularités pittoresques
; le dernier numéro est orné d'une effigie de
la maison Bancal. Le sténographe a vu Bastide , Jausion
et tous leurs complices , et nous aussi nous les avons
vus en lisant sa relation ; il a pu parvenir jusqu'à madame
Manson, dont il ne parle qu'avec les égards commandés
par son sexe et son infortune ; il ne la juge pas ,
comme tant d'autres l'ont fait , il l'étudie. On attend
avec impatience son premier numéro qui nous entretiendra
sans doute de ses progrès vers la connaissance
d'une énigme , bien autrement inexplicable que celle
d'OEdipe , puisque le sens en est caché dans le coeur
d'une femme.
Le plan adopté par le Sténographe parisien , les facilités
qu'il paraît avoir pour pénétrer dans tous les dédales
de ce procès , et un talent de rédaction très- remarquable
, le mettent à l'abri de toute rivalité , et présagent
à son entreprise , un succès qui peut bien déjà lui
ètre envié, mais qui ne lui sera pas contesté.
-Lorsque la haute poésie mème est tombée de nos
jours dans une déconsidération si profonde , on avait
lieu de trembler pour la réputation pastorale de M. Constant
Dubos ; ses fleurs n'étaient guère de saison. Cependant
, après dix ans , une édition nouvelle (2 ) vient nous
apprendre qu'elles ont résisté aux orages politiques , et
(1)Chez Pillet, libraire , rue Christine. Prix: 40c.
(2) Un volume in-18 . orné de gravures . Prix : 5 fr . Chez tous
les marchands de nouveautés.
506 MERCURE DE FRANCE.
quesous lamain du nouveau Théocrite,leur destinée
n'est pas d'un jour. La muse de M. Dubos s'est tenue
jusqu'à présent un peu mystérieuse; mais semblable à
lamodeste violette qu'elle célèbre avec quelque grice ,
elle se trahit aussi dans son obscurité par quelques
parfums ; cette fleur privilégiée deM. Dubos est , selon
sa pensée , l'image du bienfaiteur discret; elle est alors
un reproche à l'auteur même , dont les utiles travaux
au collège de Louis-le-Grand, se signalent chaque jour
par des bienfaits publics; mais les élèves de l'estimable
professeur ne perdent rien, soit qu'il tienne en mainle
Iuth de l'idylle ou la f'rule du pédagogue; les fleurs qui
étaient , pour ainsi dire , les hiéroglyphes de l'amour ,
sont devenues moralistes , et même un peu pédantes
sous laplume de leur dernier ppooeèttee ; elles professent
toutes des principes très-honnêtes , et la rose même
donne des conseils de sagesse ; M. Dubos nous fait une
intéressante nomenclature de la plupart des fleurs avec
un style élégant et gracieux sans doute , mais pour cette
fleur de poésie , si rare , il nous renvoie , dans des notes
désintéressées , trouver Parny , Fontanes , Bérenger ,
Castel , Boisjolin et Châteaubriant , le premier de nos
poètes. Ce voisinage n'est pas sans danger pour lagloire
de M. Dubos , mais il a dû faire l'utile sacrifice de son
amour-propre à l'intérêt de son joli volume, qui, de
plus , est orné d'un dessin perfectionné de chaque
fleur.
On pourrait être étonné que la plus surprenante de
toutes , la sensitive , n'ait pointde part aux hommages
poétiques de M. Dubos : n'est-ce pas que son goût lui
défendait de tenter cette peinture après M. Castel , auteur
du charmant poëme des Plantes? Par compensation ,
le chardon ridicule est entré dans le parterre deM. Dubos
, mais cette faveur ne lui est accordée qu'au prix de
mordantes épigrammes ; le professeur paraît avoir une
dent contre le chardon. Si l'on interroge la table des
matières , M. Dubos a oublié le pavot , ses lecteurs ne
manqueront pas de s'en apercevoir. Au reste , les curés
et les gens de goût recommanderont également ce petit
ouvrage pour les étrennes morales du jour de l'an , et
les mères qui acheteront ces fleurs , pourront , sans
DÉCEMBRE 1817 . 507
craindre leur langage perturbateur , les destiner aux
récréations de leurs jeunes filles.
-M. Coffinières , avocat à la cour royale , n'est pas
seulement unjurisconsulte très-distingué , il est encore
un publiciste très-judicieux , et nos législateurs peuvent
aller prendre chez lui des consultations de droit publie
aussi bien que de droit privé. Sa brochure , sur le projet
de loi relatif à la liberté de la presse ( 1 ) , se fait remarquer
par une élocution lumineuse et une logique irréprochable
; elle peut , à la tribune de l'opposition ,
servir de manuel aux orateurs adversaires du projet. La
sagesse impartiale de cet écrit prouve assez que M. Cof
finières est du nombre de ces enragés de modérés , qui
sontle désespoir des partis turbulens , et qui ont l'opiniâtre
conviction que la liberté n'est pas l'ennemie de
l'ordre et du repos.
-A qui le fauteuil ? ou revue microscopique de nos
auteurs ( 2) . Tel est le titre d'une satire publiée par
M. Sphodrétis , à l'occasion des dernières élections académiques.
Nous savons maintenant à quoi nous en tenir
sur le fond du sujet , et nous n'essaierons pas , par des
réflexions posthumes , de porter le trouble dans la félicité
des élus ; quant à l'ouvrage que nous annonçons
après coup , M. Sphodrėtis voudra bien nous excuser
d'enparler si tard ; il ne perdra rien pour avoir attendu .
Quoi! pas un trait piquant , pas le plus petit mot ponr
rire dans une brochure où il n'est question que de
l'Académie ? On n'est pas plus malheureux que M. Sphodrėtis
; ce n'est pas qu'il épargne le sarcasme et les invectives
, il y a beaucoup de méchans vers dans son
ouvrage; mais le fouet satirique doit être tenu par une
mainhabile , sinon il ne blesse que le maladroit qui
s'en sert , et après avoirlu les vers de M. Sphodrėtis ,
tout le monde conviendra qu'il n'était pas né pour la
satire , expliquons-nous : pour faire des satires .
SS.
(1) Une brochure in-8º. Chez P. Mongie , libraire , boulevard
Poissonnière , n. 18.
(2) Une brochure in-8°. Chez Delaunay, libraire , au Palais-
Royal.
1
508 MERCURE DE FRANCE.
TROISIÈME LISTE DES SOUSCRIPTIONS
Reçues pour les naufragés du radeau de la Méduse ,
jusqu'à la date du 11 décembre inclusivement.
:
Dons remis immédiatement chez MM . Perregaux-
Lafitte et comp . :
MM. Guttinguer , de Rouen , 100 f.-L. O. , 40 f.- Andrieux,
professeur , 30 f. - Soudry, 10 f.-J. G. , du faubourg
Montmartre , 10 f. -François Delessert, 200 f.- Bazire,
100 f. -Alex. Delessert , 100 f. - Odiot , 50 f.- La compagnie
des agens de change, 850 f. - Anciens élèves du collège
Sainte-Barbe , 300 f. - Guichard , employé au ministère des
finances , 10 f.-T. H. , ancien officier , 5 f.- E. P. , 5 f.-
H. M. , 5 f. Le comte Jules de Saint-Criq , 20 f. -Le 2º.
bureau de la 4º. division des imposit. indir. , 20 f. - Barbaud ,
rue Taithout , 20 f.- Caccia, 40 f. - Le comte B* , 25f.-De
Virmond, 10 f.- Durosel , a5 f. - Deux anonymes , 35f.
•Dons remis au bureau du Journal du Commerce et
du Mercure :
MM. le vicomte de Selve (Joseph) , chef d'escadron au ge. rég
des chass. à cheval , 20 f.-Emile Deschamps , 10 f.-D. 5 f.-
Doazan , 15 f.- De Saint-Juse , 20f.-P. , rue Saint-Marc, 5f.
G. de L. , 20 f.-G., rue Hauteville , 40 f.- Randon , contr.
des messageries , 5 f.-Follinde Banville , 5 f.-Le marquis
de Sainte-Croix , 20 f.-D., lieut. -gén. en non activité ,20f.
-Gavaudan , pens. du Roi , 10 f.- Félix Cadet de Gassicourt,
médecin , 10 f.- Panckoucke , impr. -lib. , 20 f.- Haugk , 5 f.
Les magistrats d'une cour de Paris , 100 f. - J. M. , 5 f.
-Rothschild , 250 f.-R. L. B. , 10 f.-J. B. Say, 10 f.-
Romey , propr. , 15 f. -B. , 5 f. -R. , 10 f.- De la Colonilla ,
frères , deBordeaux , 50 f.- Cigougne , nég. de Londres, 20 f.-
Lecomte, pharmacien , 10 f. - C. P. , étudiant , 5 f. - Jean
Lavaux , 5 f. B. , rue Chantereine , nº. 30 , 15 f.-Aubert, 5 f.
-Les éditeurs des arch, navales , le produit de leur premier
abonnement , 10 f. -B. , rue Saint-Georges , no . 14, 30 f.-
Valentin Firmin et Abel Laurent , 15 f.-C. Royer , nég. , 20 f.
-Piron , médecin , 5 f. - C. C. V. G. , 10 f.- Le maire de la
Houssaye ( Seine-et-Marne ) , to f.-Le collége royal de Reims,
profess. ,maîtres des études et élèves , 50 f.-Didot l'ainé, imp.,
DÉCEMBRE 1817 . 509
30f.-Boby, 10 f.-Les clercs de l'étude de M. Colin, not. , 20 f.
- B. P. A. N. B. , empl. au comité de l'intérieur , 25 f.-L. ,
anc. ordonn. des armées , 5 f.-L. L. , cap. d'artillerie , 5 f.
Ducros , commiss. des guerres en demi-solde , 3 f.-De l'étude
de M. Delacour , notaire , 25 f.- Théodore Berthier , nég. , 5f.
-S. G. , ex- recev . , 5 f. - Bryant , propr. , to f. - C. N. , 10 f.
-Le baron Auguste Petiet , 10 f. - Brissot-Thivars fils ,' de
Rouen , 10 f. - Lemonnier , de Rouen , 5 f.-F. E. Molard , 15 f.
-Les docteurs C., oncle et neveu ; et le docteur G. , 6o f. -
Lebreton , médecin-accoucheur , 5 f.- De l'étude de M. Colin
de Saint-Ange , not. , 45 f. - Les élèves internes de l'Hôtel-
Dieu, 30 f.-Auguste de Sablet , 20 f.-Rochelle de Vitré , 4 f.
-Le gén. Lafayette , 40 f.-D. , 15 f. -Le maréchal de camp
Berton, 10 f.-***, 5 f. - Le marquis de B., pair de France ,
100 f. Leroi , not. , 20 f.- F. M. , nég. , 50 f. Duval , 5 f.
-B. , rue Louis- le- Grand, no. 10, 15 f.-L. E. , de la Martinique,
50 f.-Dupuy , de la Martinique , 50 f.-L'étude de M. Huard
Delamarre, not. , 31 f. -Pigneau , chirurgien , 5 f. Muron ,
maître de pension, et ses élèves , 50 f.- Les employés de la
maison Ternaux fils, de Paris et de Saint - Ouen, 165f.-D. C. , 5 f .
-Jean Manuel , agent de change, 100 f.-Rougemont de Lowemberg
, 100 f.- V. , rue Richepanse , 5 f.-Biennais , orfèvre, 40 f.
-Mesdames veuve Gourgand , 5 f.-G. , 50 f.-La veuve d'un
amiral , 20 f.-La comtesse A. de C. , 25 f.-H. B. , rue de Rivoli ,
10 f.-M. C. , 5f.-Paulian , 10 f.- De Bricogne , 10 f.-V. 5 f.
- Le Bruères , 20 f. - R. , rue Saint-Lazare , 10 f. - Mademois
selle Pauline de Lenevillllee ,, 5 f.- Trois anonymes , 60 f.
-
Dons envoyés par le receveur particulier des finances ,
à Saint- Pol ( Pas- de- Calais ) .
MM. Gengoult , sous- préfet de l'arrondiss. de Saint-Pol , 10f.
-Corne , recev. part. de l'arrond. de Saint-Pol , 10 f.--Ledoux ,
recev. des contrib. indir. dudit lieu , 10 f. -Galles , négociant
à Saint-Pol, 10f.- Neuféglises , subst. du proc. du roi , 5 f. -
Gengoult fils , 5 f.
Dons envoyés de Quimper.
M. le baron Ledean , 48 f.- Madame veuve Y, 12 f.
Montant des deux listes précédentes , 6201 f. 50
Montant de la présente liste ,
..
4468 f.
........... 10,669 f. 50c.
TOTAL ( déposé chez MM. Perregaux-
Lafitte et compagnie ) ,
510
MERCURE DE FRANCE .
1
POLITIQUE ,
www
§. I.
SESSION DES CHAMBRES .
On se plaint tous les jours de l'extrême difficulté que
présente au législateur la répression des abus de la presse.
Une bonne loi sur la presse est un problème qu'on sepropose
à chaque session , qu'à chaque session l'on résout
d'une manière différente, et qui recevra probablement
autant de solutions , qu'il y aura d'esprits appelés à la résondre
. Je pense avoir trouvé une bonne raison de ces
difficultés . Vous cherchez la meilleure loi pour un objet
qui ne demande point de loi.
Lord Chatam appelait la presse une prostituée privi- légiée ; c'est qu'il pensait que la licence de la pressefait
seule sa liberté . L'opinion de lord Chatam cessera de paraître
un sophisme , quand on réfléchira que , pour peu que l'on borne la liberté d'écrire , on l'étouffe. Donnez
sur ce point carrière à votre imagination; qu'elle recule, à son gré , la borne; une ligne au -delà , vous tombez dans
le dédale des saisies , des procès- verbaux , des distinetions subtiles , des minutieuses formalités . Il n'en faudra pas
moins pour une exception que pour dix ; c'est qu'iln'ya point de demi-liberté, et que le forçat qui traîne leboulet u'est pas plus esclave que celui qui n'a qu'un léger car- can. Or , l'entière liberté porte en soi le préservatifdu
la servitude mal qu'elle enfante; mais quel préservatif
vous offrira-t-elle contre elle-même ? Je crois à la bonne foi des ministres , à la bonnefoi des commissions, àla bonne foi de tous ceux qui disposentde nos destinées. Et pourquoi n'y croirais -je pas ? Ne sont-ils pas intéressés plus que nous , peut-être, à maintenir nos droits ? car cesgrandes crises qui ébranlent toutes les anDÉCEMBRE
1817 . 511
torités, ce ne sont point les droits maintenus qui ont coutume
de les produire , mais les droits négligés . On cherche
sincèrement la vérité , mais on la cherche , à mon avis ,
par une fausse route. On arrive , préoccupé de quelques
scandales qui déshonorent les lettres , et de quelques
autres scandales qui déforment la justice. On s'alarme sur
l'audace des écrivains , en même temps que l'on gémit sur
l'inflexibilité des juges. Pour concilier ce double besoin
de décence et de tolérance, on tourmente son esprit à graduer
les garanties , à mitiger les précautions , à réduire les
délais , à modifier les peines . On exempte de toute poursuite
l'auteur qui aura consenti au sacrifice de son livre ;
on accorde aux déténus la liberté provisoire , sous caution ,
que des lois antérieures ne leur accordaient pas ; on autorise
la distinction de l'auteur et de l'ouvrage , si bien
que les tribunaux pourront sévir contre l'ouvrage , et laisser
l'auteur en paix. L'on n'omet rien enfin de ce qui peut
rassurer les esprits contre le retour d'une rigueur plus
déplorable que la licence. Toutefois , en dépit de tant de
soins et de scrupules , et de témoignages d'indulgence , le
vice capital reste; il s'enracine , il se fortifie par les dispositions
mêmes qui devaient en atténuer les effets. Et le
vice , c'est l'invention du délit nommé provocations indirectes
au crime , délit dont on démontre le vague , par
l'impossibilité de le caractériser , délit qui fait seul toute
la matière de la législation nouvelle , et lequel ôté , tout
rentre dans le cours ordinaire des lois .
Je tiens pour impossible de spécifier ce qu'est une provocation
indirecte. Reconnaître la provocation directe ,
c'est interpréter le discours ; deviner la provocation indirecte
, c'est interpréter la pensée. Toutes les fois que l'on
cherche dans un écrit un sens différent du sens explicite ,
on est bien sûr d'y trouver ce que l'en veut , parce
qu'on y trouve ce qu'on y met soi -même.
C'est là principalement ce qui fonde l'opinion des partisans
d'un jury. D'abord , ils ont pour eux l'exemple de
l'Angleterre , quoiqu'il ne soit pas convenable de prendre
en toutes choses un autre peuple pour modèle , à moins
qu'on ne veuille le prendre pour maître. En Angleterre ,
toutes les plaintes , même celles des particuliers pour fait
dediffamation , qu'elles soient poursuivies par voie d'indictment
, ou par le coroner , ou ex officio , n'en sont
512 MERCURE DE FRANCE.
pas moins soumises au jury (1) . Quoi ! vous soumettez ,
diront-ils , à un jury , l'écrit d'un homme qui prêche ouvertement
le meurtre et le pillage; pour un fait matériel,
qu'il ne faut que des yeux pour reconnaître , vous interrogerez
des consciences libres , vous appellerez la certitude
morale au secours de la certitude physique ; et dans
un cas douteux , obscur , quand le corps du délit échappe,
ou s'enveloppe , quand il n'est que dans une forme de
langage , dans une intention , dans une hypothèse , vous
repoussercz le seul flambeau qui puisse éclairer ces ténebres!
Les adversaires du jury , à leur tour , pourraient bien
ne pas rester muets. Je ne parle point d'une objection
plus spécieuse que solide , prise dans la démarcation légale
entre la procédure criminelle et la procédure correctionnelle;
car cette variété de formes dans un même tribunal
, notre jurisprudence actuelle nous en offre plusieurs
exemples. Et pour me borner à un seul , rien n'est
enopposition comme les attributions judiciaires et les attributions
législatives ; et pourtant la législature se transforme
quelquefois en tribunal ; et dans ces différentes situations
, les procédés et les disciplines sont loin d'être
les mêmes ; mais voici ce qu'ils pourraient répondre: Le
jury appelé à décider la culpabilité d'un écrivain sera
spécial , ou ce sera le jury ordinaire. Spécial , il formera
un corps , et prendra l'esprit de corps , c'est-à-dire qu'il
aura une conscience de convention. Non spécial, il se
pourra que le délit et ses circonstancess ,, et jusqu'au langage
des accusateurs et des accusés , tout soit pour lui un
mystère.
Faudra-t-il donc s'en tenir à ce qui existe , et rester
dans ses entraves , sous prétexte qu'il n'y a que des dan
gers à courir pour qui en sort ? Point du tout; car là où
le délit ne saurait être bien défini , la punition ne saurait
être bien réglée. A-t- on mesuré toute la latitude de ce
pouvoir discrétionnaire attribué aux juges , et qu'il est impossible
qu'on ne leur attribue pas , tant que les provocations
indirectes seront matière à procès ? Il s'exerce dans
(1) Voyez, pour tous les détails relatifs à la législation anglaise
sur la presse et les journaux , l'excellent ouvrage de
M.de Monveran. Chez Alex. Eymery, rue Mazarine , n. 30.
DÉCEMBRE 18ιη. 515
TMBRE
un espace dont l'une des limites est voisine de l'impunité,
et l'autre , voisine de l'infamie. C'est-à- dire que , de tous,
les droits , le plús certain , le plus naturel , le plus incontestable
, et que, sans trop de subtilité, l'on pourrait appeler
le droit de penser , est précisément celui qui est le
plus soumis à l'arbitraires me wel sunt el i
Mais il peut y avoir du mal où vous n'en soupçonnez
point , dira-t- on à l'auteur. Vos intentions sont pures, EINE
votre caractère honorable. Vous trouvez l'erreur en cherchant
de bonne foi la vérité. C'est l'esprit de système qui
vous aveugle. « Quand l'esprit de système s'empare de
<<nous , il change la direction de nos lumières et ne nou's
« fait voir les objets que sous un seul rapport. » Si bien
donc, que l'esprit de système ne peut égarer que les auteurs
, et qu'il n'a pas de prise sur les juges. Si bien que
les juges ne peuvent point , aussi bien que les auteurs , se
tromper de bonne foi , et tout rapporter à une idée dée , àune
habitude dominante? Ma supposition sera fausse , quand
avec la touterpuissance , yous leur donnerez l'omnis
science.
21
A quoi bon entasser les gênes et raffiner les précautions
, quand pour mieux faire , il n'est besoin que de ne
rien faire ? Cette doctrine est erronée ; cette théorie conduit
au crime. Yous, voulez dire que cela vous paraît
ainsi , car puisque , dans l'hypothèse , l'écrit ou le passage
de l'écrit en litige sont susceptibles d'interprétation ;
ce que vous envisagez ainsi , un autre a pu l'envisager
autrement. Or , pour peu que vous accordiez le, sens
commun à l'auteur , puisqu'il ne se cache pas de vous',
puisqu'il vous avertit, puisqu'il se remet en vos mains ,
il n'est pas naturel de penser qu'il se juge lui-même répréhensible.
Mais vous avez adopté de certaines manières
d'envisager les choses qui vous font trouver du danger où
il n'y en a pas l'ombre. Il suffit; tout doit céder à votre
précaution. Les fantomes doivent prendre un corps , au
gré de votre imagination effrayée. Cependant entre vous
et l'auteur , la discussion était ouverte d'avance , puisque
vous appartenez à deux sectes contraires. Vous étiez son
adversaire avant d'être son juge. Vous êtes donc partie
au proces. Et c'est vous qui déciderez !
Laissez plutôt , laissez agir un juge irrécusable , supérieur
à vous comme à l'auteur, un juge tel , que nul de
ROYAL
15
C.
33
514 MERCURE DE FRANCE.
vos arrêts n'est valable,s'il ne les confirme, et il ne les
confirmepas tous. Sonjugement tiendra plus longtemps ;
car on n'aura pas exclus du débat un seul contradicteur.
Si le livre n'est que ridicule , ce juge suprême en saura
bien faire justice. Ne le voyez-vous point rendre tous les
jours à la boue , leur élément naturel , ces viles feuilles
qui renaissent tous les jours , pour le passe-temps de
quelques âmes étroites et sanguinaires ? S'il contient des
erreurs contagieuses , pensez-vous que l'erreur seule ait
ses champions , et que la vérité ne trouve personne qui la
défende? Il semble , à voir toutes les formalités dont on
s'environne comme d'un rempart , qu'il n'y a que les
mauvais citoyens qui écrivent. Mais ce livre dangereux
circulera ; il aura des acheteurs , des lecteurs , des prôneurs
même. Eh bon dieu, que vous importe , si les livres
qui le réfutent ont aussi leurs lecteurs et leurs prôneurs;
et vous ne faites point , sans doute, à notre nation l'injurede
croire que ce soit ici le plus petit nombre. Ilcirculera;
et l'air qui circule autour de vous ne renferme-t-il
pas des poisons ; l'eau qui est la base de vos alimens , ne
roule-t-elle pas des poisons dans son sein ? C'est par la
circulation que tous les élémens qui la composent se
mettent en équilibre ; c'est la circulation qui les rend salutaires.
Laissez croupir l'air le plus pur et l'eau la plus
limpide ; c'est vraiment alors qu'ils se tourneront en
poisons.
Puisqu'il y a du danger à maintenir cette justice de
nom, qui n'est au fait que l'incertaine et variable opinion
des juges, et que d'un autre côté , l'institution du jury ne
paraît point réellement applicable à l'espèce présente,
puisqu'il serait impossible à tous les grammairiens assemblés
de classer les acceptions , et à tous les criminalistes
degraduer parallèlement les peines , puisque ni le législateur
ne peut déterminer ce qu'on appelle délit , ni par
conséquent le juge en mesurer la gravité, puisque tout
est arbitraire ici , principes et application, qu'en faut- il
conclure, sinon que, hors le défaut d'observation des
formes légales , qui ne touche en rien à la substance de
l'ouvrage , il n'y a point proprement de délits de la
presse, du moins pour ce qui concerne l'Etat.
J'endirais volontiers autant de ce qui concerne les particuliers;
car c'est une honte qu'il y ait plus de morale,
DÉCEMBRE 1817 : 515-
dans nos usages que dans nos lois. Je voudrais une bonne
fois que la calomnie , cette volupté des hypocrites , fût
punie en proportion des délices qu'ils y trouvent. La ca-
Jomnie estunassassinat de tous les instans. Le poignard
de l'assassin ne frappe qu'une fois. Le dard du calomniateur
reste dans la plaie ; il dure autant que la victime.
Tout ouvrage , sous le nom de journal , biographie , ou
toute autre dénomination que ce puisse être , où l'on fait
profession de calomnier , est un ouvrage criminel. Que
serait-ce d'un écritqui calomnierait périodiquement toute
une nation? C'est se moquer de prétendre , par exemple ,
que deux francs d'amende soient une satisfaction;je rappellerais
au sujet de la calomnie la rigueur des lois Cornéliennes
, si le nom de Sylla ne décréditait même une loi
juste. Notre législation, si sévère en d'autres points , me
semble ici trop douce. On la dirait faite exprès pour
laQuotidienne.
Disons-le donc hautement. Il n'y a qu'une provocation
directe et manifeste à des attentats , une doctrine évidemment
subversive des autorités légitimes et des principes
constitutionnels , qu'on puisse qualifier de crime. Un
livre qui provoquerait au crime serait un crime ; un livre
qui provoquerait à l'examen, c'est-à-dire qui appellerait
la vérité , ne serait pas même un délit.
1 En définitif , l'on ne se trompe , selon moi , que pour
avoir , dans le principe , déplacé les choses. Qu'on les
rétablisse dans leur ordre naturel , et l'on dégage la loi
de toutes ses entraves. Qu'on ôte le vague des dénominations
, et l'on ôte l'arbitraire des punitions , et l'on fait un
grand pas vers l'ordre , la justice et la liberté.
Quedirai-je de ces pauvres journaux si redoutés , si
mutilés , si étroitement surveillés , si fréquemment ajournés
? Qu'en ne les assimilant point aux autres écrits , on
établit contre eux un arbitraire , d'une espèce différente ,
il est vrai , mais qui n'est pas moins de l'arbitraire.
Comme chaque tribunal correctionel , ou lemême tribunal
correctionnel suivant l'époque , a sa jurisprudence
particulière , chaque censeur, ou le même censeur suivant
l'époque , a sa justice particulière aussi. Ainsi , ce qu'on
refuse à tel rédacteur , on le prodigue à tel autre. Dieume
préserve d'envier à la Quotidienne cette faculté de hurler
etde mordre, dont elle use si largement , et de dégorger
33.
516 MERCURE DE FRANCE .
sa hile aux pieds de ceux dont elle ne peut atteindre la
tête. Mais que pensera de nous l'étranger, s'il compare ce
débordement avec cette réserve , cette licence avec les en
traves ? Toutes les immunités des écrivains en Angleterre
furent long-temps communes aux journalistes , puisqu'elles
derivaient d'un même droit , et qu'elles étaient
contenues dans les mêmes limites. Voilà le principe. En
Fabandonmant', on marche d'écueils en écueils .
Après ce préambule un peu long , il reste à exposer
les dispositions principales de la loi nouvelle , et les
amendemens que ces dispositions ont déjà subis dansle
projet de la commission .
Les six premiers articles du projet de loi établissent
la série des responsabilités . L'auteur d'abord , ou le traducteur
, l'éditeur au défaut de l'auteur ou du traducteur,
l'imprimeur au défaut des précédens ; et en matière
criminelle , l'imprimeur avec eux.
Aun très-léger amendeinent près qui ne modifie que
Pexpression , la commission est d'accord avec le gouvernement
sur ce système entier de responsabilité,
Les sept articles suivans règlent les formalités de la
saisie : les délais de la notification , le temps assigné au
juge d'instruction pour faire son rapport à la chambre
du conseil ; la marché à suivre soit dans le cas où la
chambre décide qu'il n'y a pas lieu à poursuivre , soit
dans le cas où elle ordonne la poursuite; enfin, les effets
favorables à l'accusé , qui doivent suivre du défaut de
jugement de renvoî , où du défaut de citation.
Dans le rapport de la commission, les articles sept ,
huit etdix du projet , sont supprimés , et l'article neuf
maintenu. Au lieu que dans le projet , il y avait lieu à
poursuite pour tout écrit livré à l'impression, si la déclaration
prescrite par la loi du 4 octobre 1814 n'avaitpas
été faite , et si , même après la déclaration , l'écrit contenait
une provocation indirecte à des crimes . Dans le
projet de loi , la poursuite ne peut avoir lieu que lorsque
les formalités dé ladéclaration et du dépôt n'ont pas
été remplies , et que chaque exemplaire ne porte pas
le nom et la demeuré de l'imprimeur. La commission a
pensé que dans les cas déterminés ci -dessus , l'imprimeur
et l'auteur étant solidairement responsables , il y a pour
l'ordre public une garantie suffisante . L'article huit ten-
1
DÉCEMBRE 18176 517
:
*
dait à faire considérer le dépôt comme une publication,
c'est-à-dire, qu'il assimilait à la publication , les moyens
offerts par l'auteur mème pour l'empècher. A cet article,
la commission substitue l'article suivant plus fayorable
aux auteurs : « Nul ne peut être poursuivi pour le
« contenu d'un écrit imprimé , qu'autant qu'il y a eu
« distribution de tout ou de partie de cet écrit. » Enfin,
le projet de loi exigeait que la notification du procèsverbal
de saisie se fit dans les vingt-quatre heures . La
commission a pensé, qu'un si brefdilai rendrait souvent
cette notification inexécutable ; et au lieude vingt-quatre
heures , elle accorde trois jours à l'autorité ; mais sous
la condition expresse que , passé le délai de trois jours ,
la notification sera déclarée nulle.
La troisième partie du projet de loi , règle la forme
de l'acte d'accusation , dans le cas où l'affaire serait
évoquéedevant le tribunal criminel , et la position des
questions devant le jury , lesquelles seront au nombre
de deux: 1º. L'écrit imprimé présente-t-il tel outel cas
« avéré , exprimé dans le résumé de l'acte d'accusation ,
« avec toutes les circonstances qui y sont comprises ?
« 2º. L'accusé est-il coupable , pour avoir composé, tra-
« duit , publié , imprimé, vendu ou distribué cet écrit? »
Il veut que si la déclaration du jury n'est affirinative
que sur la première, question , il ne soit sévi que contre
l'ouvrage. Il autorise les tribunaux à ordonner sous
caution l'élargissement provisoire du prévenu; il les autorise
aussi à punir du maximum de la peine , quiconque
réimprimerait un ouvrage condamné; il accorde à
:toute personne qui se prétend lésée par l'abus de la
presse , le recours auprès du procureur du roi , ou du
juge d'instruction , soit du lieu de son domicile , si l'écrit
y a été vendu ou distribué , soit du lieu de la résidence
du prévenu , ou de l'un d'eux. Il ordonne la prescriptio,
n après un an révolu , àmoins que le dépôt n'ait
pas eu lieu.
A de très -légers amendemens près , la commission
approuve ces différentes dispositions .
Un dernier article enfin du projet de loi, ajourne
au 1er janvier 1821 , l'émancipation des journaux. Sur
quoi , lacommission observe que les chambres doivent
s'assembler chaque année , que chaque année les cham518
MERCURE DE FRANCE .
brespeuventconnaître la situation de l'Etat. Elle borne
doncà une année la suspension demandée pour quatre.
Cette informe analyse est bien loin d'offriruntableau
fidèle, tant de laloi que de ses motifs et deses amendemens,
etdes motifs de ces amendemens , ce qui serait
toutefois nécessaire , pour entrer pleinement dans la
pensée deceux qui ont préparé la loi. Aussi, meproposé-
je bien de me dédommager du laconisme où me forcent
lesbornes de cet article , dans lecompte successif
que je dois rendre de la discussion.
A tout prendre , admettez l'existence des délits de la
presse, c'est-à-dire , réalisez cette chimère d'hostilités
indirectes si féconde en détours , en abus , en subtilités
sophistiques , et vous apercevrez dans le projet de
loi , surtout amendé , l'empreinte de
première et souveraine. Vous reconnaîtrez avec plaisir, l'opinion, cetteloi
que si les traces du régime de 1815 s'effacent lentement,
au moins le langage de ce temps s'adoucit et s'épure ,
et fait place à un langage plus doux , et plus véritablement
français.
La discussion a commencé ; elle est franche et loyale.
Le projet combattu par MM. Martin de Gray et Ganilh,
a été défendu par M. Jollivet et M. le gardes-des-ceaux.
Le caractère du premier discours , c'est une verve riche
et brillante que rehausse un débit dramatique; le
caractère du second , c'est une logique pressante, aidée
d'un style pur et nerveux. On applaudit à la méthode
de M. Jollivet ; mais on lui souhaiterait plus de coneision.
L'éloquence de M. le garde-des-sceaux répond à
la gravité de son ministère. Au prochain numéro, je
donnerai l'analyse de ces discours, et de ceux qui sui
vront.
-La chambre des pairs s'est assemblée le g pour le
renouvellement de ses bureaux. Le seul objet de quelque
importance dont elle ait eu à s'occuper , cesontles
deux pétitions de M. Bory de Saint-Vincent; l'une envoyée
seulement par copie , et sur laquelle la chambre
a dû passer à l'ordre du jour; l'autre adressée à un pair,
et déposée par lui sur le bureau. Cette dernière sera
soumise au comité.
DÉCEMBRE 1817 . Sig
§. II.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 4 au 10 décembre .
Nous hivernons. Les grandes douleurs s'apaisent;
les grands projets s'ajournent ; les conseils du cabinet
(anglais ) sont plus rares et plus courts. Quatorze prévenus
de conspiration sont mis en liberté , sans jugement.
L'Angleterre , négligeant pour la première fois
une belle occasion de guerre , proclame sa neutralité.
C'est au moins un moment de répit. Profitons-en pour
jeter un coup-d'oeil sur la situation de l'Europe et des
Colonies .
COURONNES DU NORD.- C'est un beau spectacle que
la Pologne toute entière pleurant sur le cénotaphe du
héros qui l'a défendue, et qui est mort loin d'elle. Mais
combien ce spectacle acquiert plus d'intérêt , quand le
frère mème du souverain conduit la pompe funèbre !
Cet hommage , rendu par la puissance à la vertu , par
la victoire à une défaite honorable , est peut - être ce
qu'il y a jamais eu de plus grand et de plus auguste
parmi les hommes .
-On donnait au long séjour d'Ismail Gibraltar des
motifs que la Cour de Stockolm désavoue. Il ne s'agit
nullement de politique , mais de commerce. Ce n'est
point de l'indépendance du Pacha qu'Ismail est venu
traiter , mais d'un échange de ses denrées. Pour confirmer
cette assertion , l'on débarque à Gothembourg
des marchandises d'Egypte , et l'on embarque des productions
suédoises .
-Si l'on en jugeait par sa position, la Norwège appartiendrait
à peine a l'Europe. Mais l'esprit de civilisation
qui est l'esprit de liberté a pénétré sous ce ciel rigoureux
, et franchi l'énorme chaîne de ces montagnes .
Graces à lui , la Norwège est plus européenne que
d'autres pays plus ſavorisés qu'elle par la nature. Il faut
rendreàchacun ce qui lui appartient. Cet état de choses
520 MERCURE DE FRANCE.
:
fait la gloire du gouvernement de Suède , en même
temps qu'il fait sa sûreté."
PORTE OTTOMANE .- Encore un pacha rebelle ! Bagdad
abjure sa foi. L'empire ottoman est bien vieux ;
chaque jour il semble s'en détacher quelque pièce.
-Pendant que certains nouvellistes préparent à Prague
des logemens pour les souverains d'Europe , d'autres
nouvellistes rassemblent à Astracan un congrès
oriental. Nous sommes an siècle des congrès .
ALLEMAGNE . -Depuis son retour , l'empereur s'occupe
sans interruption des affaires publiques; les confé-
"rences ministérielles sont plus fréquentes que jamais.
L'agiotage sur les fonds continue ; c'est une mousse qui
"s'attache à un vieil arbre. Quelques bons Allemands ,
novices dans ce jeu , après une trop rude école, ont
"pris le parti de faire banqueroute à la vie.
:
-Deux procès occupent la Prusse , celui du colonel
Massenbach , qui touche à sa fin , et celui d'un jeune
"étudiant , qu'on ne fait que d'entamer. Cet étudiant a
fait, dit-on, des motions de clubiste et des actes d'inquisiteur.
Mais il n'était pour les motions qu'un écho ,
Det pour les actes qu'un instrument. Il en coûte quelquefois
de jurer sur la foi du maître .
1
-Le nouveau ministre de la justice , à Stutgard , à
peine muni duportefeuille , s'estvu frappéd'Paappooppllexié,
comme s'il cût touché à l'Arche'sainte. Vanitas vanilatum.
On remarque ces paroles vraiment royales dans le
préambule de l'ordonnance qui supprime les împôts
Toodaux et toute servitude personnelle : «Al'époque où
'la providence nous a confié le gouvernement denotre
upeuple fidèle , nous lui avons promis que sa prospérité
, son bonheur , seraient l'unique but de notre sollicitude
et de nos efforts , et que le premier de nos
<<soins pour atteindre à ce but important , serait d'établir
une constitution appropriée à l'esprit du temps
* et aux besoins de notre peuple .
Nous avons rempli cette promesse. Nous avons la
confiance que toute l'Allemagne reconnaîtra, que tout
"Thomme impartial sera convaincu que si cette constitution
n'a point encore été établie jusqu'à présent, de
n'est pas que nous ayons manqué d'accorder tout ce
DÉCEMBRE 1817. 521
que le véritable avantage du peuple exige; car nous
« avons , au contraire , été audevant de tout ce qu'on
«.ponyait demander à cet égard. Mais en même temps ,
nous espérons que notre peuple réndra justice avec
reconnaissance aux soins que nous avons donnés jus-
-qu'à présent sans relâche , et que nous continuerons
«de donner à l'accroissement de son bien-être ...
t
Les voeux du roin'ont pas été trompés ; plusieurs cantons
affranchis ont manifesté leur reconnaissance . La
reconnaissance n'est pas l'objet immédiat da bienfait ;
mème , elle n'en est pas le prix , comme on a coutume
de le dire . Le véritable prix du bienfait , c'est le bonhear
de celui qui le reçoit. Mais elle est au moins un doux
encouragement , et les plus grandes âmes y puisent des
forces.
- Si un régime constitutionnel est le voeu de tous
les peuples d'Allemagne , l'ajournement de ce régime
paraît être la politique de quelques petits souverains. Ce
sont des créanciers de bonne foi , mais paresseux. En
attendant , ils adhèrent tous àla sainte Alliance.
-Iln'est plus douteux que le prince d'Orange n'ait
donné la démission de tous ses emplois , et que cette
démissionne soit acceptée.
Le roi des Pays-Bas a soumis les vaisseaux qui
font le commerce du Levant , à de nouveaux droits de
tonnage.C'est que le commerce du Levant demande
-une protection spéciale , et qu'il n'est pas juste que les
--autres branches de commerce en fassent les frais.
-Yaura-t- il , n'y aura-t- il pas un congrès de souverains
? Si ce congres a lieu , est-ce à Prague ou à Spa
qu'il doit s'assembler ? pourquoi s'assemblera-t- il? de
quoi s'occupera-t-il ? Voilà bien l'interrogant bailli.
Nous qui sommes à peu près accoutumés à interroger
sans qu'on réponde , bornons-nous au monologue.
SUISSE . La guerre de 1672 , si funeste d'abord à
la Hollande, eut pour cause , dit-on , quelques propos
de gazette. Ilparait que la Suisse a toujours cet exemple
sous les yeux . Lie canton directeur invite les gouvernemens
cantoninaux à surveiller soigneusement leurs
ournalistes . T
ITALIE. On assure que les petits Etats se conféde
522 MERCURE DE FRANCE.
rent contre les Barbaresques. On parle de préparatifs
maritimes imposans , de croisières établies.
ANGLETERRE.-Enfin , l'Angleterre déclare .....
qu'elle ne se déclarera pas. Une même proclamation
défend aux sujets anglais de prendre du service parmi
les insurgés , et parmi les Espagnols contre les in
surgés. Une foule de lettres bien authentiques , bien
pathétiques semblent sourdre à l'appui de cette proclamation.
Lettre d'un fils à son père ; lettre d'un petitmaître
à son tailleur : l'un dit qu'il arrive mourant de
faim; l'autre se plaint de faire la guerre en jaquette ,
etde porter , en guise d'épaulettes , de vieux lambeaux
dedrap. Il en est un qui affirme sur son honneur que
les insurgés mangent de la chair crue. Ajoutez les
désaveux de l'agent de Vénézuela qui , sans doute ,
n'était venu à Londres que pour admirer les squares ,
et pour applaudir à Covent-Garden. Cet agent déclare
qu'il n'a rien offert , rien promis , rien stipulé ; que
tous les enrôlemens se sont faits àson insu; que l'agent
de Saint-Thomas est un être de raison , etc. , etc. Des
matelots , en habit d'été au coeur de l'hiver , viennent
renforcer tous ces témoignages. Cela se dit et se répète
et circule pour la plus grande édification de la
jennesse anglaise. Laproclamation estdu 27 , et, le 29,
deux vaisseaux mettent à la voile pour Saint-Thomas
avec deux cent einquante officiers . Sur l'un de ces
vaisseaux , étaient un colonel avec ses officiers , sousofficiers
et l'équipement complet d'un régiment de lanciers.
Le danger , uni avec la misère , a-t-il done tant
d'attraits ?
-Parga se soustrait enfin à la domination du Ture
et aux vengeances du pacha d'Epire .
- Il faut que les Algériens se sentent forts ; car à
peine respectent-ils le pavillon anglais. Un capitaine
James, arrivant de Zante , fut hélé par un schooner
ture , qui lui commanda de venir à bord , et visita ses
papiers.
COLONIES.- Les hommes sont bien malheureux et
bien coupables. Quand leurs ennemis les laissent en
paix , ils se font entre eux la guerre. Voyez la petite île
d'Amélia. Elle respirait enfin. Un gouvernement puissant,
et qui cherche à s'arrondir, semblait la considérer
DÉCEMBRE 1817. 523
comme un poste avancé. Et voilà que la discorde intérieure
vient rompre une trève de quelques mois. Parti
d'Aury contre parti d'Hubbard , militaires contre bourgeois
, c'est à qui ttrrooublera ce coinde terre, en attendant
qu'on l'ensanglante. Les bourgeois excluent , par .
délibération, les militaires des emplois publics; etceuxci
pourraient bien les en exclure par les armes .
-On ne peut lire , sans frèmir , les affreux détails de
la révolte de Saparona. Le résident , l'épouse et les enfans
du résident , l'écrivain , tous les Hollandais de la
résidence ont été massacrés , et leurs têtes promenées
sur des piques. Le 17 mai , un papier écrit à la hâte par
madame Vandeberg , instruisit de son danger les commissaires
du roi des Pays-Bas dans l'ile d'Amboine. Dès
le 18 , on expédia , pour Saparona , un détachement de
deux cents hommes , dont cinquante Javanais. A peine
arrivés , ils tombent dans une embuscade de sauvages .
Lapremière décharge blesse à mort deux officiers . Cependant
le détachement avance . On le laisse s'engager ;
quand il est parvenu à un massif d'arbres qui cachait
les ennemis , nouvelle décharge ; la confusion se met
dans le détachement. Le commandant tombe d'un coup
de feu , au moment où il gagnait le rivage. Quarante ou
cinquante matelots , qui s'étaient jetés sur un frèle bâtiment
, senoient. Sur deux cents hommes , il n'en resta
pas vingt. On dit que les soldats anglais licenciés ne
sont pas étrangers à ce désordre ; et si le pavillon anglais
,arboré par les sauvages , n'est point une preuve
sans réplique de cette participation, il en estau moins
un indice.
Que si l'on demande maintenant quelle est la cause
de cette insurrection , on pourra répondre que c'est
une cause qui a souvent produit et qui produira encore
souvent des insurrections ; l'injustice et la dureté des
maîtres !
FRANCE.- Les ministres se sont réunis le 10 de ce
mois , aux Tuileries , sous la présidence de S. M.
-Nantes imite Paris , envers les naufragés de la
Méduse; il faut espérer que d'autres villes imiteront
Nantes.
-Lucotte , le commissaire de police , accusé de faux
et de soustraction d'effets , a été acquitté de l'une de
1
524 MERCURE DE FRANCE :
:
ces deux accusations , et condamné sur Kautre , ainsi
que ses deux adjoints .
La cour d'assises du Calvados vient de condamner
å vingt ans de détention , un enfant de quinze ans , accusé
de plusieurs vols et d'ure tentative d'empoisonnement.
Si l'humanité nous défend d'étouffer les germes
vénéneux , la prudence nous ordonne de les reléguer
dans l'ombre.
- La tranquillité a été un moment troublée au spectacle
de Toulouse par les étudians en droit, et rétablie
bientôt après .
- Au moment où le conseil d'état s'occupe de la loi
sur l'instruction publique , je crois devoir appeler l'attention
sur une brochure qui traite à fond l'une des
questions contenues dans cette question. Elle a pour
titre : L'Education publique doit-elle être confiée au
clerge'(1) ?
<< Parce que nos colléges sont des réservoirs , parce
que la jeunesse y vient puiser non point des idées et
« des notions particulières à' telle ou telle profession ,
<<<mais des idées et des notions communes à toutes les
« professions , on a pensé que les colléges appartenaient
de droit au corps de l'Etat qui est déposi-
«taire des notions et des doctrines les plus générales ,
« comme les plus indispensables ; et certes , je connais
peu d'analogies plus séduisantes au premier coup
« d'oeil. Mais , pour être commune , l'instruction reli-
«gieuse ne laisse pas d'ètre spéciale. Elle est com-
* mune par l'usage ; elle est spéciale par l'objet : elle
« est commune dans ce sens , qu'elle n'est pas moins
<<nécessaire à l'âme , que l'air et l'eau à la vie; elle
« est spéciale dans ce sens que les doctrines dont elle
<<se compose , sont essentiellement distinctes de tous
<<les autres genres de doctrine; distinctes comme l'infini
" est distinct de l'espace et du temps , comme l'immutabilité
est distincte du progrès. Conclure del'union
« à l'identité , c'est imiter , à mon sens , ce philosophe
« qui voulait que la morale fut contenue dans les ma-
<thématiques, par la raison que la morale à ses certi-
« tudes comme les mathématiques. ».
e
(1) Novembre 1817. Prix : 75 cent . Paris , chez Delaunay.
DÉCEMBRE 1817 .
325 T
-Un mot gracieux a quelque chose de plús gracieux
sortant de la bouche d'un souverain , parce qu'un souverain
semble dispensé d'etre aimable. Lorsque MM . Laya, etRoger furent présentés au roi ; « Quant à vous, dit-il au premier. l'Académie acquitte une vieille dette de lana- tion; et vous , dit-il au second vous ne pouviez manquer
de gagner votre cause avec un aussi bon avocal. » , -Une mère avait égorgé son enfant pour le dévorer. La cour d'assises de Strasbourg avoulu considérer cet horrible
attentat comme un acte de démence. L'impunite,
enpareil cas, est plus morale que le supplice. Il est bon que les hommes croient certains crimes impossibles ; on sauve ainsi l'honneur de la nature humsine.
BÉNABEN .
J
ANNONCES
ET NOTICES
.
Nosologie naturelle , ou les maladies du corps hu- main , distribuées par familles ; par M. Alibert , che- valier de plusieurs ordres , médecin consultant du Roi , médecin de l'hôpital Saint - Louis , etc. Deux grands vol. in-8°. sur papier vélin satiné, avec figures magni- fiquement colorices. A Paris , chez MM. Caille et Ravier , rue Pavée-Saint-André-des - Arcs , n. 17 ; et chez Treutel et Würtz , lib. , rue de Bourbon , n. 17 .
nes
sans con-
:
De toutes les sciences humaines la médecine est tredit la plus intéressante et la plus utile. Il importe d'agrandir son domaine , de rassembler les faits au flambeau de l'expé-- rience, et de les graver profondément dans la ménioire des hommes. Personne n'ignore avec quel zèle infatigable M. le doc teur Alibert a poursuivi l'étude des maladies de la peau . C'est aujourd'hui lapathologie entière qu'il enibrasse dans ses recher- ches : il a vonluranger , par une méthode simple et naturelle, toutes les maladies qui se sont présentées à sonobservation , dans P'intérieur d'un des plus vastes etdes plus curieuxhôpitauxdela France; il avoulu faire participer à ses travaux les savans de tous lesordres, les hommes de toutesles classes , cenx memes qui vi vent à des distances très - éloignées de la capitale.N'est- cepas une idéeheureuse- que d'avoir laborieusement rassemblé tous les cas rares qui offrent le plus de problèmes à la méditation et à la
526 MERCURE DE FRANCE.
1
pensée, et de les avoir réunis dans un grand ouvrage pouf
l'instruction des contemporains etpour celle de la postérité?
Lorsqu'un phénomène est insolite, il est difficiled'endonner
une idée précise à ceux qui n'en ont pas été les témoins; l'intelligence
des commençans surtout n'est jamais très-accessible
aux choses sensibles qu'ils n'ont pas eu occasion de considérer;
le pouvoir magique de la peinture obvie à ces inconvéniens.La
productiondes traits et de laphysionomie d'un malade qui succombe
à une maladie extraordinaire , est une leçon puissante
qu'on n'oublie jamais : elle est préférable aux vains discours
que suggère une théorie souvent mensongère autant que futile.
Les élèves qui étudient dans les Universités étrangères , oroiront
assister aux leçons cliniques de M. Alibert. L'hôpital, qui
est le théâtre de ses observations , deviendra , pour ainsi dire ,
un hôpital nomade pour toute l'Europe savante. Il y a longtemps
, du reste , que ce bel établissement a mérité cette fameuse
devise , qu'il faudrait pouvoir inscrire sur la porte de
tous les asiles de l'humanité indigente et malheureuse: Urbis
et Orbis. En effet , l'hôpital Saint-Louis est devenu, par la
nature des maladies graves qu'on y traite, le refuge de l'Europe
entière. A l'époque des dernières guerres, il a été le réceptacle
des casd'observation les plus divers : on y a recueilli les militaires
de toutesles contrées, en proie à toutes les causes destructives.
C'est là surtout qu'on a pu étudier la constitution physiquedes
peuples, et s'éclairer par les lumièresde la comparaison.
Les peintres et les graveurs qui ont secondé M. Alibert dans
cette pénible entreprise , se sont surpassés par la fidélité avec
laquelle ils ont su représenter les plus étonnans phénomènes.
Hs ont excellé surtout dans l'art de figurer les hernies,
cancers , les polypes , les loupes, les goitres , les dartres , les
accidens de la syphilis , et tant d'autres altérations on difformités,
qui sont le triste partage de l'espèce humaine. Rien de
plus vrai , rien de plus exact que ces images instructives : c'est
la nature mème , affranchie de ses dégoûts etde son horrible
puanteur.
les
Charles d'Ellival etAlphonsine de Florentino , faisant
suite à Ellival et Caroline , du même auteur ; par
M. lecomte de Lacepède. Trois v. in-12. Prix: 7 f. 50 c.
AParis , chez Rapet et compagnie , rue Saint-Adré-des-
Arcs , n. 41 .
M. le comte de Lacepède , justement célèbre comme historiende
la nature , compose aussi des romans qui sont l'histoire
du coeur. Celui que nous annonçons est remarquable par une
peinture vive des sentimens et des passions; l'intérêt des événemens
qu'il renferme est attachant , et le style ne laisse rien
àdésirer des qualités brillantes qui distinguent les autres productions
du méme auteur.
Dictionnaire des Sciences médicales ; vingt-unième
DÉCEMBRE 1817: 527
volume.Prix:9fr. Chez l'éditeur C. L. F. Panckoucke ,
rue ethôtel Serpente , n. 16.
Cette nouvelle livraison d'un ouvrage qui mériterait le titre
d'Encyclopédie médicale , offre des sujets d'un grand intérêt.
L'articleHopital est traité , sous le rapport civil et militaire ,
par M. Coste , inspecteur-général des hôpitaux , qui examine
ces établissemens , depuis leur origine, tant en France que
parmi les autres nations , avecdes détails très-importans sur
leur perfectionnement et leur salubrité. L'article Hernie , par
M. le professeur Richerand , doit être cousidéré comme le travail
le plus achevé de tout ce qu'ont écrit, sur cette fréquente
lésion, les savans chirurgiens français et étrangers. L'article
Homme, par M. Virey , tracé sur unplan nouveau , approfondit
les causes physiologiques de notre prééminence sur les animaux;
il présente des recherches médico-philosophiques très-ingénieuses
sur la nature humaine et sur ses habitudes morales, dans
toutes ses races , dans tous les climats ; cet auteur a traité
aussi de l'Hiver. On doit à M. Marc des observations fort curieuses
sur les Hermaphrodites. On lit avec un vif intérêt les
articles savans et spirituels , Homophage , par M. Percy , et le
mot Honoraires , où M. Cadet de Gassicourt a rappelé des anecdotes
très-piquantes en traitant cette question délicate. Hépatite,
par M. Jourdan; Herbe et Herboriste , par M. Mérat ;
Huile , par M. de Lens , etc. On doit aussi à M. Vaidy des articles
de bibliographie remplis d'une saine érudition.
Examen des articles organiques publiés à la suite du
concordat de 1801 , dans leurs rapports avec nos libertés
, les règles générales de l'église et la police de l'Etat;
suivi des mémes articles avec des modifications puisées
dans les arrétés , décisions , décrets , lois et ordonnances
qui ont paru depuis leur publication , et l'indication des
changemens ou suppressions dont ils peuvent être encore
susceptibles . Un volume in-8°. Prix : 3 fr . , et 3 fr. 75 c.
par la poste. Chez Alexis Eymery , rue Mazarine , n. 30 ;
Et chez P. Mongie aîné, boulevard Poissonnière, u. 18.
Les Soirées de Momus pour 1818 , avecun calendrier
et cette épigraphe :
Le soleil luit pour tout le monde.
Un joli in-18 , orné de deux gravures. Prix : 2 fr . , et
2 fr. 50 c. par la poste. Chez Alexis Eymery , rue Mazarine
, n. 30;
Et chez P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière, n. 18.
Ce charmant recueil de chansons inédites , éminemment françaises
, sera sans doute recherché par les amateurs de la franche
gaité. 11 paraitra tous les ans à lamême époque.
528 MERCURE DE FRANCE.
De la Législation, de l'Administration etde la Comp
tabilité des Finances de la France depuis sa restauration;
parM. Ganilh , député du Cantal. Chez Déterville, rue
Hautefeuille , m. 8
Cet ouvirage , important par son objet, plein de recherches
studieuses , devues neuves et fécondes , tendant à des réformes
dans les institutions plus que sur les personnes, ne peut manquer
d'obtenir les méditations de nos législateurs et l'attention
des bons citoyens qui aiment àvoir les matières considérées
sous des points de vue vraiment restaurateurs.
Il se recommande d'ailleurs par le nom d'un écrivain qui ,
depuis dix ans , en ajoutant les grands travaux aux grands trayaux,
a maintenant sa place parmi ceux qui ont enrichi la
science de l'économiepolitique.
३
1
1 :
Les Soirées de famille , recueil de nouvelles contredanses
françaises et walses , de plusieurs bons auteurs ,
choisies et mises en quadrilles à l'usage de la société;
par Collinet , directeur d'orchestre de bals particuliers,
et professeur de flageolet , rue Saint-Honoré , n. go ,
arrangées pour le piano , avec un accompagnement de
violon ou flûte non obligé, Prix : 3 fr. 75 cent. Chez
Collinet ;
Et chez P. Mongiealné , boulevardPoissonnière , n. 18.
TABLE .
Poésie.- Hercule Furieux; par M. J. Anceau.
1
Nouvelles littéraires.- Du Theatre français et du Théa
Pag. 481,
* tre étranger ; par M. B. de Constant.
484
L'Ermité en Province.- Le Voiturin; par M. Jouy.
400
Annales dramatiques.
501
Mercuriale.
: 504
Politique. - Session des chambres . - Revue des Nouvelles
de la Semaine; par M. Bénaben.
Noticeset Annonces.
510
525
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE,
MERCURE
DE FRANCE .
SAMEDI 20 DÉCEMBRE 1817.
nmmm
a
AVIS .
TIMBRE
ROYAL
5
c.
SEINE
७.७
Les personnes dont l'abonnement expire au 31 décembre,
sont invitées à le renouveler de suite , si elles
veulent ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi du
journal.-L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse.
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc, A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE ,
rue des Poitevins , nº. 14.
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf
heures du matin jusqu'à six heures du soir
LeMERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine. Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr , pour six
mois , et 50 fr. pour l'année.
LITTÉRATURE .
POÉSIE.
ODE.
TRADUCTION LIBRE D'ANACRÉON.
Honneur de ce riant bocage ,
Beaux lauriers , et vous , myrthes frais ,
ΤΟΜΕ 4. 34
w
530 MERCURE DE FRANCE .
Prêtez-moi votre doux ombrage ;
Je veux m'enivrer à longs traits.
Bientôt nous quitterons la terre ,
Du Styx égayons le chemin :
Que l'amour, couronné de lierre ,
Nous verse le nectar divin.
Nos jours , troublés par mille orages ,
Passent comme un léger vaisseau
Qui , fuyant d'importuns rivages ,
Vole vers un climat nouveau.
Unjour, sur ma stérile cendre
Et sur mes tristes ossemens ,
Que servira-t-il de répandre
Du vin , des fleurs et de l'encens ? ..
Tandis qu'au déclin de la vie ,
Je puis compter plus d'un beau jour ,
Venez couronner ma Sylvie ,
Me parer du bandeau d'amour .
Avant d'entrer au sombre empire ,
Amis , soyons à la beauté :
Au dieu Bacchus je veux sourire
Dans les bras de la volupté.
M. Eugène MAUDUIT.
ÉNIGME .
Je suis un lieu d'horreur , où la foudre éclatante
Offre aux yeux consternés la mort et l'épouvante ;
Mais si ton corps , lecteur , ne peut se soutenir,
Je te prête un appui dont tu sais te servir.
(ParM. L. G. RICHOMME )
DÉCEMBRE 1817- 53
www
CHARADE .
Je consens avec mon premier,
Je refuse avec mon dernier ,
Je menace avec mon entier .
(Par M. A. DE CHAMPCOUR.)
wwww
LOGOGRIPHE.
Je suis , mon cher lecteur ,
Un animal jaseur ,
Que l'on entend à la saison nouvelle ;
Si tu me retranches une aile ,
Je deviens à l'instant cher à l'humanité ,
Un titre doux et respecté.
(Par le même.)
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro.
Le mot de l'énigme , est sommeil; celui de la charade
, est désordre; et celui du logogriphe , larme ,
où l'on trouve arme.
NOUVELLES LITTÉRAIRES :
Du Théatre français et du Théâtre étranger.
M. Benjamin de Constant , dont l'opinion est d'un
grand poids , soit qu'il parle de littérature ou de poli
34.
532
MERCURE DE FRANCE .
tique , a publié sous ce titre, dans le dernier numéro
du Mercure , quelques observations , ingénieusement
exprimées , mais qui me paraissent fondées sur des
principes douteux et sur des faits inexacts. Comme il
s'agit du théâtre français , c'est-à-dire de la partie la
plus brillante et la plus admirable de notre littérature ,
il est naturel que nous cherchions à la garantir des
innovations et des doctrines hasardées. Notre système
dramatique est fondésur des règles invariables , parce
qu'elles sont conformes à la raison ; elles n'arrêtent
point le génie , elles dirigent son essor , et l'empêchent
de s'égarer dans les domaines sans bornes de l'imagination
. Nos grands écrivains ont recomu le pouvoir
de ces règles salutaires , qui n'épouvantent que
la médiocrité. Les règles sont au théâtre ce que
les lois sont aux sociétés civiles , les plus sûres garanties
de la liberté ; au -delà tout est désordre et
anarchie . C'est d'après ces considérations que nous avons
plus d'une fois supplié les étrangersde nous pardonner
la préférence que nous accordons à Racine sur le divin
Schiller , et à Corneille sur le divin Shakespeare . Nous
ne nous mêlons point des admirations étrangères ; par
exemple , nous permettons volontiers àM. Schlegel d'avoir
une estime particulière pour le Roi de Cocagne,
et de mépriser le Misanthrope ; pour nous , pauvres
esclaves des règles , il faut nous plaindre si nous ne
sommes pas encore arrivés à ce point de perfection.
Ces dernières remarques ne peuvent s'appliquer à
M. Benjamin de Constant. Il ne méconnaît point le
génie de Racine , il aime la littérature française , dont
il est aujourd'hui l'un des soutiens les plus renommés.
D'ailleurs , cet écrivain si distingué par la finesse de
son esprit , et par l'adresse de ses préparations , n'affecte
point le ton dogmatique. Il présente ses proposi
DÉCEMBRE 1817. 533
tions sous la forme du doute , il invite à la discussion ,
et je crois me conformer à ses vues en cherchant àm'éclairer
avec lui .
M. Benjamin de Constant croit apercevoir un commencement
de révolution daus notre littérature, « parce
qu'il a remarqué , depuis quelque temps, dans les articles
littéraires de nos journaux , et même dans les cours
de nos professeurs de belles-lettres , une tendance à
agrandir les dimensions de notre théâtre , et sinon à
s'affranchir de la rigueur des règles respectées jusqu'à ce
jour , du moins à reconnaître que les étrangers ne sont
pas si coupables lorsqu'ils s'en écartent. >>> 1
2
J'ignore si les personnes désignées par le titre de
professeurs de belles- lettres , attachent à ces mots
<«< les dimensions de notre théâtre , » la même idée
que M. Benjamin de Constant . Lorsqu'elles se seront expliquées
sur ce point , nous pourrons examiner s'il est
convenable de suivre ou de rejeter leurs conseils . Nous
sommes charmés, en attendant, qu'elles aient reconnu que
les étrangers ne sont pas si coupables lorsqu'ils s'écartent
des règles. Si elles avaient dit que « ces étrangers
étaient coupables , >> l'expression aurait été beaucoup
trop forte ; l'urbanité française l'aurait justement repoussée.
Il faut laisser cette dureté d'expressions à certains
professeurs étrangers , dont elles révèlent l'orgueil
blessé. Il nous importe fort peu que les Anglais
et les Allemands dédaignent les règles ; c'est leur affaire
et non la nôtre. Nous sommes contens des dimensions
de notre théâtre ; elles ont suffi à Corneille , à Racine ,
àVoltaire ; elles suffiront, j'espère, à ceux qui sont dignes
de cultiver l'héritage de ces beaux génies . Est-ce aller,
trop loin que de demander une réciprocité de tolérance?
Quant à ce commencement de révolution dont notre
534 MERCURE DE FRANCE .
littérature estmenacée, les symptômes nem'en paraissent
pas très-alarmans. Vraiment nous avons vu bien autre
chose. Nos professeurs de belles-lettres et nos littérateurs
de journaux sont des modèles de modération et
de sagesse , si on les compare aux écrivains qui découvrirent
, il y a quarante ans , que Racine et Voltaire, et
Corneille n'avaient pas compris la tragédie. Il faut voir
avec quelle confiance ils prédisaient la révolution qui
allait changer la littérature française. « Le théâtre de
Shakespeare , disait l'un d'eux , heurtera le theatre
de Corneille , de Racine et de Voltaire , avec sa
rudesse victorieuse , et il tombera , comme un vieux
mur cimenté d'argile cède en poussière au boulet
qui lefrappe (1 ) . »
Un Italien qui s'était fait Anglais , le signor Baretti
, passa tout exprès la mer, dans la vue de réformer
le théâtre français , dont les petites dimensions
révoltaient son goût. « Vos Corneille , vos Racine ,
vos Voltaire , disait-il , ne sont pas sans quelque mérite
, mais j'en trouve cent fois plus dans Shakespeare,
car il a cent fois plus de défauts , et voila la vraie supériorité,
toutes les fautes possibles , et une beauté qui
me plaît , d'autant plus que je m'y attendrai moins. Il
est de l'essence du génie de ne rien enfanter que de
bizarre il lui est absolument refusé de rien produire
de raisonnable , et il faut commencer par renoncer au
sens commun pour arriver au sublime. Les caractères
les plus infaillibles de la médiocrité sont la raison , le
bon sens et le goût. Vos tragiques ont toutes ces qualités
dans un degré éminent ; comment voulez-vous
qu'il aient du génie ? Je ne connais que Shakespeare
qui ait du génie. »
(1) M. Mercier.
1
DÉCEMBRE 1817 . 535
Une dame renommée par l'éclat de ses aventures et par
les grâces de son esprit, lady Montague, ne dédaigna pas
d'entrer dans cette querelle ; elle rompit une lance en
l'honneur de Shakespeare ; heureusement elle ne portait
point la lance d'or , qui , s'il faut en croire l'Arioste ,
valut tant de succès à la vaillante héroïne de Montauban;
personne ne fut renversé , et lady Montague ne
se retira pas du champ de bataille sans quelques blessures
. Racine , Voltaire et Corneille lui semblaient des
pygmées auprès du colosse dramatique de l'Angleterre.
Elle annonçait aussi avec assurance la chute de notre
théâtre.
Les Français s'amusèrent de ces paradoxes ; il les
réfutèrent en se jouant , et ne répondirent que par de
légères épigrammes aux adorateurs de Shakespeare. La
révolution prédite n'arriva point. Les chefs-d'oeuvre de
la scène française continuèrent d'obtenir la préférence
sur des farces monstrueuses où brillent de temps à
autre quelques traits de génie , mais qui sont défigurées
par toutes les marques des temps barbares où elles ont
été conçues . Je suis porté à croire qu'il en sera de
même aujourd'hui , qu'il n'y aura point de révolution
dans notre littérature , et que le théâtre français subsistera
tel qu'il est , aussi long-temps du moins que nous
resterons fidèles au bon goût et à la gloire nationale . Je
suis sûr qu'en y réfléchissant mieux , M. Benjamin de
Constant partagera mes espérances.
4
Cet écrivain a recherché les différences qui distinguent
le théâtre français de celui des Anglais et des Allemands
; et il a rattaché ses découvertes à un principe
général . Voici ce principe. « Les tragédies françaises ,
lors même qu'elles sont fondées sur la tradition ou sur
l'histoire , ne peignent qu'un fait ou une passion. Les
536 MERCURE DE FRANCE.
Allemands dans les leurs peignent un vie entière etun
caractère entier . >>>
1.
L'auteur , pour mieux faire entendre ce principe ,
ajoute les remarques suivantes . « Quand je dis qu'ils
peignent une vie entière , je ne veux pas dire qu'ils embrassent
dans leurs pièces toute la vie de leur héros ,
mais ils n'en omettent aucun événement important; et
la réunion de ce qui se passe sur la scène , et de ce que
le spectateur apprend par des récits ou par des allusions,
forme un tableau complet , d'une scrupuleuse' exactitude.
Il en est de même du caractère. Les Allemands
n'écartent de celui de leurs personnages , rien de ce qui
constituait leur individualité. Ils nous les présentent
avec leurs faiblesses , leurs inconséquences , et cette mobilité
ondoyante qui appartient à la nature humaine et
qui forme les être réels>. >>
:
Avant de passer aux conséquences de ce principe, il
convient de l'examiner. Est-il vrai d'abord que les caractères
soient bannis de notre scène tragique ? Je ne le
pense pas. Ce qui trompe M. Benjamin de Constant ,
c'est qu'il considère les faiblesses , les inconséquences
et une mobilité ondoyante comme des parties essentielles
d'un caractère. Point du tout , c'est là précisément
ce qui est commun à tous les hommes; le caractère
est ce qui distingue , ce qui sépare un individu des
autres hommes. Par exemple, l'austère Caton était sensible
aux plaisirs de la bonne chère ; il ne ménageait
pas assez le Falerne , et se livrait trop aisément à la
colère , quand un de ses esclaves manquait à quelque
partie de son service : voilà des faiblesses et des incon-
'séquences communes à la plupart des hommes ; mais
un attachement inébranlable aux institutions républicaines
, la haine profonde de l'étranger, l'inflexibilité
屬
DÉCEMBRE 1817. 57
1
-de ses opinions , l'héroïque opinâtreté de son patriotisme
, tels étaient véritablement les traits distinctifs
du vieux Caton; ce qui constituait son individualito .
C'est ainsi qu'on le présenterait sur la scène française ;
c'est ainsi que Voltaire a peint Cicéron. On ne reconnaît
point cet illustre orateur à la verrue que les Allemands
ou les Anglais n'auraient pas manqué de lui
placer sur le nez , ni à ses querelles domestiques avec
Terentia; mais on le reconnaît aux qualités qui le distinguaient
des hommes vulgaires , à son amour pour la
patrie , à ce désir ardent de renommee , si lonable lorsqu'il
est la source des vertus , enfin à cette pompe , à
cette hauteur d'éloquence qui ont mérité que Fénélon
balançât avant de lui préférer Démosthènes . (
On croira peut-être que j'exagère en affirmant que
les tragiques étrangers n'auraient pas oublié la verrue
de Cicéron. J'ai vu jouer à Philadelphie la tragédie
anglaise de. Richard III . L'acteur , chargé de représenter
ce personnage , avait fait les plus grands
efforts pour se rendre difforme. Il paraissait sur la
scène tout bossu et tout déhanché. L'acteur Vernet aurait
été jaloux de cette bosse. Il est vrai que l'acteur
anglais suivait les indications du poète; car, comme le
dit fort bien M. Benjamin de Constant , « Richard III
réunit aux vices essentiels des tyrans , qui sont de nécessité
dans son rôle , beaucoup de choses qui ne peavent
appartenir qu'à lui seul. Son mécontentement
contre la nature qui , en lui donnant une figure bideuse
et difforme, semble l'avoir condamné à ne jamais
inspirer d'amour ; ses efforts pour vaincre un obstacle
qui l'irrite , sa coquetterie avec les femmes , son étonnement
de ses succès auprès d'elles , le mépris qu'il conçoit
pour des êtres si faciles à séduire , l'ironie avec
538 MERCURE DE FRANCE.
laquelle il manifeste le mépris , tout le rend un être particulier
( 1 ) . >>
Il me semble au contraire que ce mécontentement ,
ces efforts , cette coquetterie sont des faiblesses communes
à tous les bossus , tyrans ou non tyrans . Ce qui
distinguait Richard III des autres hommes , c'était une
soif inextinguible du pouvoir , un naturel ſéroce qui
s'exerçait sur sa propre famille , une basse hypocrisie ,
un profond mépris pour les hommes et la justice divine.
Voilà les traits qui pourraient en faire un caractère
tragique pour la scène française.
M. Benjamin de Constant compare Polyphonte à
Richard III . « L'un est un genre , dit-il ; l'autre est un
individu. » Il était juste d'observer que Polyphonte est
si peu connu dans l'histoire , qu'on peut le regarder
comme un personnage d'invention , et qu'il n'a pu être
caractérisé que par ces traits généraux qui appartiennent
à tous les tyrans. D'ailleurs , Polyphonte est un rôle
secondaire dans la tragédie. C'est Mérope qui remplit
la scène ; c'est la peinture vivante de l'amour maternel .
qui a été le but du poète. M. Benjamin de Constant
avouera qu'il y est parvenu.
Je pense donc , quelle que soit l'opinion de cet estimable
(1) M. B. de Constant fait allusion à une scène fameuse en
Angleterre , et qui a fait påmer d'admiration plus d'un critique
allemand ; c'est celle où kichard III , qui n'est encore que duc
deGlocester , fait arrêter le convoi funèbre du roi Henri VI ,
conduit par Lady Anne , veuve d'Edouard , prince de Galles.
Richard avait assassiné le père de la princesse, et son époux
Edouard. Le convoi passe dans la rue ; Richard , comme je viens
de le dire , arrète le cortége , et conte fleurette à Lady Anne
auprès du cercueil de son beau-père. Conter fleurette est le mot
propre. Je traduirai ce chef-d'oeuvre dư théâtre étranger, et je
mettrai le public à portée de juger entre ce théâtre et le théâtre
français.
DÉCEMBRE 1817 . 539
écrivain , que la scène française est riche en caractères
qui diffèrent essentiellement les uns des autres , et qui
font le plus grand honneur aux poètes qui les ont tracés
et mis en action. Je demanderai aux plus chauds partisans
du théâtre étranger si les caractères du vieil Horace,
de Polyeucte , de Nicomède, d'Acomat , de Mithridate
, de Néron, de Mahomet, des deux Brutus, de César,
de Tancrède , de Spartacus , du grand-maître des Templiers
, ne sont peints qu'en traits généraux et s'il est
possible de les confondre avec les autres hommes. II .
en est de même des héroïnes que nos grands poètes
ont mises en scène ; et , pour ne parler que d'une tragédie
moderne , où trouvera- t-on , ailleurs que dans
l'Agamemnon de M. Le Mercier, les modèles de Cassandre
et de Clytemnestre ?
Voilà pour les caractères . Passons aux autres observations
de M. Benjamin de Constant. « Nos tragédies
ne peignent qu'un fait. >> Cette proposition est évidemment
hasardée. L'action , dans une tragédie française
et dans toute tragédie raisonnable , est une suite
de faits qui aboutissent à une catastrophe ou à un fait
principal . Dans la succession des événemens , le poète
s'attache à leur donner , pour mobiles , les caractères ,
les passions , les intérêts des principaux personnages .
Cette liaison est nécessaire pour augmenter l'illusion et
le plaisir des spectateurs .
Nos tragédies ne peignent qu'une passion. >> Cette proposition
trop générale me semble encore une erreur . Dans
la plupart de nos tragédies , c'est le conflit de plusieurs
passions qui détermine l'intérêt. Dans Andromaque, par
exemple , je remarque plus d'un sentiment passionné ;
je vois que l'auteur a peint avec génie le dévoûment
de l'amitié , celui de l'amour maternel , les tourmens
de la jalousie , enfin l'amour avec tous ses emportemens ;
50 MERCURE DE FRANCE .
ajoutons à ces vives peintures la confiance héroïque du
fils d'Achille et le sombre désespoir d'Oreste. Qu'on
examine sous le même rapport nos chefs -d'oeuvre tragiques
, et l'on aura le même résultat .
Les Allemands , dit- on , peignent une vie toute entière,
un caractère tout entier. Soit : si une multiplicité
de faits souvent incohérens ; si un caractère , obscurci
par les faiblesses , les inconséquences et la mobilité ondoyante
, communes à tous les hommes , sont agréables
aux spectateurs , les poètes allemands n'ont rien de
mieux à faire que de suivre les traces de Shakespeare.
Nous ne chercherons point à troubler de si nobles
plaisirs.
M. Benjamin de Constant trouve qu'il y a des inconvéniens
et des avantages dans les deux systèmes. Mais
les inconvéniens sont si graves dans le système français,
et si légers dans le système étranger, qu'il ne valait guère
la peinede parler de ces derniers. Ils sont purement matériels
; ils consistent dans l'inconvénient du changement
de décorations . Mais les inconvéniens des règles sont
terribles . « Elles circonscrivent les tragédies , surtout
les tragédies historiques dans un cercle assez étroit qui
rend la composition très-difficile. Elles forcent le poète à
négliger souvent , dans les événemens et les caractères ,
la vérité de la gradation , la délicatesse des nuances.
Ce défaut domine dans presque toutes les tragédies
de Voltaire .
Il suffirait peut- être de répondre à de pareilles assertions
tout-à- fait dénuées de preuves par des allégations
contraires. Mon estime pour M. Benjamin de Constant ne
me permet pas de suivre cette méthode expéditive. Je dirai
donc que rien ne me paraît plus avantageux que ces
inconvéniens des règles. En circonscrivant la tragédie
dans de justes bornes , elles empêchent les poètes de se
DÉCEMBRE 1817 . 541
livrer à une imagination désordonnée , et de nous offrir
desfarces de boulevards pour de nobles tragédies . Elles
ne forcent point le poète à négliger la vérité et la délicatesse
des nuances , puisque , de l'aveu même de
M. Benjamin de Constant , l'admirable génie de Racine
a vaincu ces difficultés . S'il n'y avait point d'obstacles
à surmonter , que seraient le mérite d'une tragédie et la
gloire du poète ? Dans les arts d'imitation , on compte
les chefs -d'oeuvre ; c'est le fruit du travail et du génie.
Si la peinture , si la poésie , si l'art d'écrire n'étaient
pas assujétis aux lois de la raison , aux règles du goût,
on ne distinguerait point un peintre d'enseignes de
Raphaël ; on aurait autant d'estime pour un Scudéri
que pour Corneille , pour l'auteur de Jocrisse que pour
celui du Tartuffe . M. Benjamin de Constant pense que
Voltaire a négligé « la vérité de la gradation , la délicatesse
des nuances . » Si ce reproche s'adressait à Shakespeare,
il serait juste; car on trouve rarement dans cette
merveille du théâtre étranger , le sentiment des convenances
; adressé à Voltaire , ce reproche demandait au
moins l'appui de quelques preuves. Pour moi , je n'hésite
point à déclarer qu'en ne jugeant pas Voltaire plus
sévèrement que Corneille et Racine on trouvera que
ce grand poète a suivi le mouvement des passions avec
autant d'habileté que ses illustres prédécesseurs .
,
Je ne sais s'il n'y a pas quelque chose d'ironique dans
la manière dont M. Benjamin de Constant développe les
incontestables avantages de ce qu'il regarde comme le
système français.
Ces avantages sont de porter l'intérêt sur un objet,
unique ; mais il y a peut- être aussi une couleur un peu
moins réelle , parce que l'art ne peut suppléer entièrement
à la vérité. En ne peignant qu'une passion , on
542 MERCURE DE FRANCE .
obtient des effets plus constamment tragiques , mais la
vérité y perd peut- être .
Ainsi les avantages seraient aux dépens de la vérité.
Certes ces avantages ressemblent beaucoup à des inconvéniens
. Rassurons-nous toutefois ; si la vérité d'imitation
n'est pas poussée au théâtre français jusqu'a
mettre en scène des savetiers qui font assaut de
quolibets , ou des soldats qui s'enivrent dans un
corps - de-garde , on y trouve une vérité plus noble,
et qui n'est pas moins réelle. Sans doute la barbarie a
son naturel et sa vérité aussi bien que la civilisation.
Nous préférons cette dernière , parce que nous sommes
arrivés à un assez haut degré de perfectionnement social
; il sera temps de nous offrir pour modèle le naturel
du théâtre étranger , lorsque nous serons disposés à
rétrograder vers la barbarie .
<<Examiner , dit M. de Constant , comment on pourrait
écarter les inconvéniens et combiner les avantages
des deux systèmes , m'entraînerait trop loin. Je laisse un
soin pareil aux hommes plus particulièrement voués à
ce genre d'études.>> Je puis me tromper ; mais , d'après
les précédentes remarques de cet écrivain , une pareille
invitation ne me paraît pas sérieuse. S'il est vrai
qu'on ne puisse opposer aux graves et nombreux inconvéniens
du système français que le léger inconvénient
des changemens de scène un peu plus multipliés , certainement
l'examen et l'hésitation seraient superflus; il
faudrait se hâter de rejeter nos poètes classiques , et
d'ouvrir nos theatres aux chefs - d'oeuvre de la Germanie
et de l'Angleterre. Nous aurions alors le plaisir d'admirer
des caractères entiers , tels que ceux de Richard III
et de Robert, chef de brigands . Le poète ne nous ferait
pas grâce d'une faiblesse et d'une inconséquence , car
il paraît que ces choses sont de nécessité première an
DECEMBRE 1817 . 543
théâtre étranger ; nous aurions ce naturel précieux ,
cette vérité parfaite que nous pouvons , en attendant ,
admirer à loisir sous les halles ou à la place de Grève
un jour d'exécution .
Je ne saurais croire que M. Benjamin de Constant
ait sérieusement réfléchi aux conséquences de cette révolution
dans notre littérature. Lui qui a obtenu des
succès si brillans et si mérités comme écrivain politique ,
comme littérateur , doit attacher plus de prix qu'un autre
à conserver intacte notre gloire littéraire à laquelle ses
travaux l'ont associé. Gardons-nous d'offrir en sacrifice
à l'étranger les chefs-d'oeuvre et les réputations
de nos classiques . Ce sacrifice serait , de tous, le plus
humiliant et le plus pénible : tant que nous n'abdiquerons
pas la gloire nationale , qui se compose des
grandes actions et des créations du génie, à quelques
époques qu'elles aient éclaté , nous resterons Français,
nous aurons un point commun de ralliement dans
toutes les circonstances , quelque pénibles qu'elles
soient, et nous mériterons peut-être qu'on dise un jour
de nous ce que César disait de nos ancêtres : « Quand
les Gaulois sont unis , l'univers entier ne peut les
asservir . >>>
mmm
A. JAY.
Du Jury et du Régime de la presse , sous un gouvernement
représentatif, suivis de quelques matériaux
pour une loi pratique à ce sujet; par
M. Ricard ( d'Allauch ) , ancien magistrat ( 1 ) .
:
Il a déjà été fait mention, dans ce journal , d'un autre
(1) Paris , chez Patris , imprimeur-lib. , rue de la Colombe ,
n. 4; et Delaunay, au Palais-Royal.
544 MERCURE DE FRANCE.
ouvrage du même auteur , sur le jury de France et
d'Angleterre, Celui-ci n'en est que la suite ou l'appendice.
M. Ricard ( d'Allauch ) s'applique à résoudre un
problème dont on s'est plû à exagérer la difficulté.
Ami fidèle , défenseur éclairé dés institutions généreuses
, il jette une vive lumière sur les hautes questions
d'intérêt public, dont il n'a cessé de faire l'objet de ses
études . Il tâche de répondre au dernier argument que
ses adversaires veulent tirer de la nécessité des circonstances.
Car les contradicteurs du jury et de la liberté
de la presse n'out jamais nie les principes , mais ils se
hatent d'en attaquer les conséquences dès qu'il s'agit
d'en faire l'application; alors une prédilection mal déguisée
pour des tribunaux plus expéditifs , la politique
avec toutes ses méfiances et ses prophétiques alarmes ,
viennent au secours de la faiblesse du raisonnement ;
tantôt c'est la sévère Thémis qui craint de se voir désarmée
par l'indulgente facilité des jurés , qu'elle est forcée
d'admettre à la participation de ses redoutablesmystères
; tantôt c'est l'Europe toute entière quiva nous demander
raison d'une phrase imprudente échappée au rédacteur
d'un journal. Ces terreurs seraient-elles fondées?
Nous aimons mieux ne pas le croire. Le concours des
jurés peut , il est vrai , détourner quelquefois l'action
de la justice prête à frapper un coupable; mais ce
concours n'est- ilpas aussi la sauve garde de l'innocence ?
L'avantage inappréciable de ce dernier résultat suffit
pour guérir tous les scrupules. Une loi sage et vigoureuse
, sur les abus de la presse , en écarterait les inconvéniens
, et nous laisserait enfin jouir de ses bienfaits.
Eh! quel homme capable de sentir ce qu'il se doit à
lui-même, d'apprécier le don de l'intelligence qu'il a reçu
de la nature, pourra de bonne foi consentir à la privation
de l'exercice de la plus noble de ses facultés , celle
DÉCEMBRE 1817 . 545
RO
de penser et de communiquer sa pensée? Cette loi répressive
est , dites -vous , impossible à trouver. Législateurs
timides , rassurez - vous ; lisez sans prévention
cette modeste brochure. D'abord , si vous voulez que
l'institution du jury, délivrée des entraves dont elle est
encore chargée, justifie bientôt toutes les espérances ,
commencez par soustraire le choix des jurés àl'influence
supérieure qui n'a cesséjusqu'ici de le diriger. Que d'après
la liste impassible des contributions , les jurés
soient pris , à tour de rôle , parmi les citoyens suffisamment
imposés. Celui en qui la société reconnaît assez de
responsabilité pour lui confier l'honorable mission de
désigner ses premiers mandataires , n'aura-t-il pas assez
d'intérêt au maintien de l'ordre public , pour le défendre
au tribunal du jury? Cette base offre une latitude
tout-à-fait rassurante ; facilité du service , indépendance
des choix , égalité de charges et d'honneurs ,
heureux amalgame d'intérêts et d'opinions : tout est
là! Que faut-il de plus au jury ordinaire ? Il n'a qu'à
prononcer sur un fait qui est pour ainsi dire rendu
vivant et présent par les témoins appelés. Ici M. Ricard
demande l'unanimité des suffrages. Ce n'est point
une simple réminiscence de la jurisprudence anglaise.
Notre compatriote ne parle que d'après sa conviction
intime ; il ne se dissimule aucune des objections opposées
au système de nos voisins , chez lesquels on a dit
qu'une bonne constitution physique était la première
vertu d'un juré; il y a du courage à ne pas être déconcerté
par cette première objection. Viennent ensuite des
délits dont la nature est plus compliquée, plus difficile
à fixer : ceux qui attaquent l'ordre social , l'existencemorale
des familles ou la réputation des individus .
Tels peuvent être les abus de la presse : or, pour juger
le véritable sens d'un livre quelconque , il faut n'être
1
35
546 MERCURE DE FRANCE.
pas étranger à l'art d'écrire ; il faut avoir cette urbanité
de moeurs , cette délicatesse , cette susceptibilité d'opinion
, qui seules peuvent nous faire apprécier , par un
retour sur nous-mêmes, les atteintes portées à l'honneur,
à l'amour-propre , aux devoirs sociaux. Un excellent
contribuable peut n'être point en état de sentir la finesse
de Duclos ou le persiflage des provinciales. M. Ricard
(car c'est sa doctrine que nous exposons , et le plus
souvent nous citons ses propres paroles ) , propose, dans
ce cas , des jurés spéciaux , c'est-à-dire des hommes spécialement
instruits , qu'il prend parmi les gradués de
toutes les classes , les savans , les hommes, d'état , les
gens de lettres , en ayant soin de dispenser ceux-ci de la
quotité contributive : la science n'est-elle pas une pro
priété ? et le don des lumières est-il exclusivement attaché
aux autres dons de la fortune ? Les assemblées
électorales , à qui le choix enserait dévolu, indiqueraient
ces jurés spéciaux pour un terme éventuel de cinq
années. Ces jurés prononceraient à la majorité des voix ,
puisqu'il s'agit ici , moins d'un fait à vérifier que d'un
jugement à rendre .
C'est dans l'écrit de M. Ricard qu'il faut chercher
les motifs de ses opinions , et de la préférence qu'il
donne à la méthode anglaise pour le jury ordinaire.
Le style de cette brochure est concis. Chaque phrase
présente une idée, chaque mot est pesé. L'auteur a
donné à son ouvrage les apparences d'un projet de loi ,
non pour essayer de le recommander par cette forme
ambitieuse , mais pour en faciliter l'examen et la discussion.
Tout s'y enchaîne et se déroule en démoustra
tions successives . Quelle idée plus simple , par exemple,
que celle d'introduire le jury dans la chambre des pairs,
Iorqu'elle doit se former en cour d'accusation , pour
décider sur la responsabilité des ministres ? Depuis deux
S
DÉCEMBRE 1817 . 547
ans, on affecte de chercher les bases de cette loi complémentaire
de la charte ; le projet de M. Ricard est si
simple , qu'on peut s'étonner de ne l'avoir encore aperçu
nullepart, pas même dans aucune des constitutions exis
tantes. Certainement il s'adapterait à merveille aux dispositions
de la nôtre. Le reproche auquel la convention n'a
jamais pu répondre ( car elle eût puse scplier sur l'erreur
inséparable des jugemens des hommes ) , c'est que dans
l'affreuse catastrophe qui souille ses annales , elle usurpa,
le pouvoin judiciaire ; d'assemblée délibéraute , elle
s'érigea en tribunal , et conserva , dans l'exercice de ges
fonctions qu'elle venait d'usurper , les mêmes formes
que pour ses délibérations accoutumées ; elle fut même
insensible à cette éloquente apostrophe qui fut adressée ,
par le défenseur de Louis XVI : Je cherche ici des
juges , et je ne vois que des accusateurs ; paroles terribles
qui s'adressent encore à tous les magistrats dont
la conscience ne serait pas effrayée d'une accusation de
pouvoirs incompatibles. En effet , est-il convenable que
le tribunal quia vérifiéle délit en applique la peine ? Si
des préventions particulières dont il est si difficile de
se défendre ont guidé le juge dans la recherche du
crime supposé , la peine se ressentira de la chaleur
qu'on amise dans la poursuite. On court le risque d'ètre
cruel par amour propre , passion inhérente à l'humanité
, et qui se reproduit sous toutes les formes . Il
serait facile de pousser jusqu'à l'évidence les inductions
tirées de la malheureuse faiblesse de notre organisation ,
puisque enfin les juges ne sont pas d'une espèce privilégiée.
Nous voulons nous abstenir également de plus amples
réflexions sur la liberté de la presse. Parties intéressées
, ce serait une véritable cumulation de pouvoirs
que de nous porter à la fois comme juges et parties
35.
548 MERCURE DE FRANCE.
1
dans notre cause. M. Ricard défend cette cause qui est
celle de tous les hommes éclairés , et on ne lui contestera
pas ses droits. Après tous les publicistes qui ont
rempli la mème tâche , nos lecteurs ne nous sauront pas
mauvais gré de mettre sous leurs yeux le passage
suivant ..... :
«Nous n'avons encore rien dit sur le point le plus
important , celui de savoir si les journaux seront libres
dès-à-présent , ou si leur tutelle sera prolongée ; il n'y
a nul doute au fond pour l'émancipation , et il y aurait
peu d'inconvéniens dans la pratique. Le gouvernement
représentatif , si l'on peut le definir d'après ses
termes , et la croyance politique de toute la France, se
compose d'intérêts confiés et de droits respectifs, d'où
naît un droit réciproque de surveillance , ce qui motive
nécessairement la faculté de l'exercer . Ce gouvernement
est bien plus libéral , si l'on admet un système d'opposition
active , comme l'un de ses élémens constitutifs.
L'exemple et ses succès sont sous nos yeux. Chez nos
voisins d'outre-mer , non- seulement les pouvoirs se
balancent en faveur du gouvernement , mais toutes les
passions sont mises en jeu pour son maintien .
Deux armées constamment en présence s'observent
avant d'en venir aux mains. Comment concevoir l'organisation
d'une armée sans avant-postes ? Chaque parti
a ses enseignes , ses armes et sa tactique. La, rien
n'empêche les factionnaires de sonner l'alarme; les alertes
sont continuelles , les coups sont aussitôt parés que
portés ; mais quittons le ton militaire , et réduisonsla
question aux termes les plus pacifiques : il s'agit du
droit de surveiller et de remontrer ; ce droit ne peut
être complétement ni équitablement exercé qu'à l'aide
des journaux ; et de quelque manière qu'il le fût , ce
serait sans danger pour les gouvernans ; il leur ména -
DÉCEMBRE 1817 . 549
gerait une issue toujours ouverte à toutes les espèces
de mécontentemens , et il serait pour les gouvernés
un juste dédommagement des charges qu'il
leur faut supporter pour soutenir un gouvernement
splendide. Il n'y aurait a craindre ni irritation , ni commotion.
Plusieurs cris poussés à la fois s'évaporent au
grand air , et se neutralisent par leur divergence. Quant
aux écrivains ordinaires , quelle alarme pourrait-on
concevoir de cinq ou six publicistes qui raisonneraient
bien ou mal sur les intérêts de leur pays ? Si , par le
laps du temps , il échappait à quelque homme profond
, l'une de ces pensées qui entraînent l'opinion et
subjuguent jusqu'à l'autorité , on en profiterait : ce
serait le tour du génie de dominer un moment ; cette
chance est si rare qu'on ne devrait pas la lui envier .
Une fois échue, on l'offrirait comme un lot gagnant à
la multitude des joueurs qu'il faut savoir occuper. On
la présenterait à d'autres comme un moyen de cultiver
les généreuses pensées et de propager l'instruction. Il
suit de tout cela que le système représentatif est le gouvernement
de la raison , de la prévoyance et de la
vérité. Quel est le peuple en Europe qui peut se vanter
d'en avoir un pareil? et quel est le sujet inepte ou ingrat
qui oserait s'en plaindre et le renier ? Mais il ne
suffit pas d'avoir une charte , il faut qu'elle soit franchement
exécutée. Quel moment plus propice pour
essayer tous ses mouvemens, que celui de la présence
des étrangers ? Si elle était entravée , ils aideraient à
sa marche ; mais bien loin nous-mêmes de la semer
d'obstacles , nous serions jaloux de montrer à nos alliés
que pour être heureux et libres , nous n'avons pas besoin
d'être gardés .....
« Les écarts si faciles de la pensée ne doivent pas
être poursuivis comme des crimes réfléchis. Celui qui
550 MERCURE DE FRANCE.
n'aura pu contenir uné éxubérance d'idées dans son ca
binet , ne doit pas être traité comme celui qui vole et
tue sur les grands chemins . Il faut honorer la pensée
jusque dans ses écarts ; elle est le don le plus précieux
que la divinité ait fait aux hommes. Honorons-la,
puisque celui qui nous gouverne , modèle d'expression
dans ce langage parlé de toute l'Europe , sait mieux
qu'aucun autre apprécier le digne usage qu'on en peut
faire.>>
ESMENARD.
MERCURIALE .
En ce temps -là , Apollon , voyant que le déluge de
la politique allait amener la ruine de son peuple , et
que la lyre menaçait de faire naufrage , s'adressa, pour
la première fois , à M. Vigée , et lui prescrivit de construire
une espèce d'arche dédiée aux Muses , sous le
nom d'Almanach (1 ) , où la seule élite des nourrissons
du Pinde viendrait chercher un refuge contre le torrent
dévastateur. Il dit et disparut. M. Vigée , docile à
Ja voix de l'inconnu , se mit aussitôt à l'ouvrage ; mais
ne se détachant pas assez de tout intérêt personnel, il
s'est vu contraint de jeter dans son arché la variété de
celle de Noé , en y recueillant des vers de toutes les
espèces; on y remarque bien quelques-uns de ces noms
(1) Almanach des Muses pour 1818. Un vol. in-18 , avec gravures.
Prix : 2 fr . 50 c. Chez Eymery , libraire. , rue Mazarine,
36.
DÉCEMBRE 1817 .
:
551
qu'Apollon admet entre ses favoris , mais : Apparent
rari nantes .... Du reste , l'arche est pleine .
L'Almanach des Muses de 1818 , enfant dégénéré ,
comme tant d'autres , de ses glorieux ancêtres , doit
encore , à leur antique illustration , son reste d'existence
dans le monde ; mais qu'il ne s'y fie pas , on commence
à se lasser de cette sorte de mérite. Il était
facile à M. Vigée de le relever à la gloire de sa première
origine , en sollicitant les libéralités de la plupart
de nos académiciens dont presque toute la fortune
poetique est encore en portefeuille. C'est aux pauvres
à quêter , sans doute il eût trouvé ces messieurs plus
disposés à lui donner leurs vers que leurs voix ; mais il
amieux aimé charger son récueil annuel de ses épigrammes
rancuneuses contre l'Académie que de s'enrichir
de ses tributs ; parce que l'Académie a été sans
pitié pour M. Vigée , fallait- il qu'il le fût pour ses lecteurs
? Mais c'était peu du sacrifice de ces épigrammes ,
dont la lecture est souvent accompagnée d'un rire équivoque
; il eût fallu que M. Vigée renoncât encore à
cette longue malice en prose qui sert de note à sa
naïve épitaphe , et dans laquelle il cherche à établir un
parallèle désobligeant entre chacun de nos immortels
contemporains et leurs plus célèbres prédécesseurs : ce
serait bien autre chose si l'on voulait porter cette curiosité
comparative dans la table alphabétique de l'Almanach
des Muses de 1775 et dans celle du nouveau :
àlaplace de Colardeau , on verrait M. Coupigny; à celle
de Delille , M. le colonel chevalier Dupuis-des-Islets ;
LaHarpe a pour successeur M. Lefilleul-des- Guerrots ;
Marmontel est remplacé par M. Moufle ; et Voltaire
par M. Vigée lui-même ; ce qui est risible et désolant.
552 MERCURE DE FRANCE .
!
Il est done bien décidé qu'un véritable ami des Mases
n'occupera guère ses loisirs avec leur dernier Almanach;
l'éditeur s'est même interdit la ressource du luxe typographique
et des ornemens empruntés à l'art de Rosa
qui pouvaient , dans la solennité de la nouvelle année ,
recommander son recueil aux dames dont les yeux ont
biend'autres occupations que la lecture; car nous ne considérons
pas comme des ornemens la couverture,feuillemorte
, dont les Muses de 1818 sont habillées , ni l'effigie
boudeuse de cette Chloé abandonnée que nous
représente le frontispice , avec un vers élégiaque de
M. Vigée à ses pieds : il nous semble que, dans cette
gravure , la moue de son Ariane serait convenablement
remplacée par la mélancolie de son libraire, qui , révant
au dédaigneux public , pourrait dire , comme l'amante
délaissée :
Il ne vient pas et je l'attends,
Il nous serait facile de prolonger nos observaions
critiques sur le nouvel Almanach des Muses,
mais une note officieuse de l'Éditeur nous instruit des
dangers où l'on s'expose en blessant sa gloire irasciblė ;
il n'y va pas moins que de sefaire tirer les oreilles ; et
la menace n'est point irréfléchie ; ce n'est pas d'aujourd'hui
que M. Vigée conspire contre les oreilles .
Passons donc à la partie de l'éloge , c'est plus prudent
, c'est plus court. Nous avons dit que l'arche de
M. Vigée avait donné l'hospitalité à quelques noms affectionnés
des Muses , nous voulions parler d'abord de
MM. Andrieux , Jouy et Tissot , qui seuls pourraient
protéger l'embarcation contre le naufrage ; on a aussi
embarqué cinq colombes : madame Dufresnoy , mademoiselle
Desbordes , madame la princesse de Salm ,
DÉCEMBRE 1817. 553
mademoiselle Caroline Martelet de Lure et madame
Simon- Candeille. Laquelle de ces colombes emportera
la palme ? Chacune nous paraît digne d'une distinction
innocente de toute galanterie. Si l'on n'y prend garde ,
le sceptre d'Apollon va tomber en quenouille ; heureusement
M. Lavigney prend garde. Ce jeune poète qui , au
dernier concours académique , disputa la couronne et
partagea les dieux , commence à ne plus donner des
espérances , il les réalise ; son brillant discours se trouve
compromis , au milieu de cette majorité qu'il a si plaisamment
qualifiée dans un vers devenu proverbial . On
retrouve aussi avec une agréable surprise M. Viennet
parmi les passagers , et enfin M. Bérenger , qui par
l'alliance de la poésie , de l'esprit et de la philosophie ,
a su placer la chanson parmi les compositions classiques
; sa lyre inventée endort les flots et les orages ;
assez d'autres endorment l'équipage et donnent à l'arche
l'apparence de la barque à Caron.
Il serait injuste d'oublier parmi les honorables exceptions
, MM. de la Chabaussière , Lebailly , et quelques
autres , et même M. Vigée , qui peut aspirer à
plaire lorsqu'il n'est pas dans une attente amoureuse
ou dans un dépit académique , lorsqu'il ne soupire pas
après le sopha de Chloé ou le fauteuil de l'institut.
- Dans toutes ses entreprises typographiques ,
M. Didot l'aîné semble avoir principalement pour objet
de rendre de nouveaux honneurs à nos écrivains les
plus illustres ; et , par l'éclat qu'il donne à la réimpression
de leurs ouvrages , il associe véritablement sa réputation
à leur gloire littéraire. L'amour des lettres ,
autant que l'amour de son art , a déterminé M. Didot à
publier une collection des meilleurs ouvrages de la langue
554 MERCURE DE FRANCE.
française, etàconsacrer ses soins, ses talens et une partie
de sa fortuneà cette opération , dont le succès le plus
désirable et le mieux mérité ne lui laisse, sous le rapport
de ses intérêts , d'autre espoir que celui de recouvrer
les avances considérables qu'il a faites.
Les OEuvres de Molière , qui viennent de paraître en
sept volumes , faisant suite aux vingt-sept volumes
déjà publiés de cette précieuse collection , sont un nouveau
chef-d'oeuvre de typographie , comme les ouvrages
qu'ils reproduisent sont , pour la plupart , des
chefs-d'oeuvre dramatiques. Cette nouvelle édition de
Molière fournira le sujet d'un article littéraire ( 1) .
- Les philosophes nous l'ont bien dit : Défiez-vous
des saints personnages et des gens de Dieu; pour un
bon ermite que l'on peut rencontrer , que de tartuffes !
On ne saurait dire la quantite de vices et d'inepties
que contientun froc. Nous étions livrés à ces réflexions
lorsqu'il nous tomba sous la main un Dictionnaire des
gens du monde ou Petit cours de morale , par unjeune
ermite. A son habit et à ses ornemens , ce pélerin avait
P'air d'arriver de la Guyane , et cette conformité frauduleuse
devait d'autant plus nous faire prendre le
change, que le nouvel ermite ne se fait pas scrupule de
dérober aussi l'esprit de son maître qu'il a disséminé
par ordre alphabétique ; heureusement la méprise ne
peut pas être de longue durée , car lorsque l'érudition
(1) Prix des sept volumes : papier ordinaire , 3r fr. 50 c.;-
papier fin, 52 fr. 50 c.;-papier vélín, 105 fr .;- et pour le
port, 9fr. en sus par exemplaire. A Paris , chez P. Didot l'ainé ,
imprimeur du Roi , rue du Pont de Lodi , n. 6.
N. B. Tous les ouvrages de la collection se vendent aussi séparément.
DÉCEMBRE 1817 .
555
du compilateur jésuitique vient à cesser , il faut bien
qu'il recourre à l'invention supplémentaire , et c'est
alors qu'auprès des beautés usurpéés se dévoilent à nu
les platitudes légitimes du jeune ermite : cela est vraiment
dommage pour le succès de l'ouvrage.
Si son dictionnaire , grâce à ces divers subterfuges,
est appelé aux honneurs douteux d'une seconde édition ,
voici un petit article que nous proposons au saint
homme ; il pourra en profiter et ne l'aura pas volé.
JEUNE ERMITE :
Petit usurpateur d'un froc ,
Dont la grotté est une caverne ,
Qui , sur le Pinde , se gouverne
D'après les statuts de Maroc ;
Il n'est auteur qu'il ne menace ,
Et tous ses bons mots publiés
Ne sont que trésors spoliés
Sur les grands chemins du Parnasse :
Il n'épargne , ardent fourrageur ,
Ni le sacré ni le profane ,
Et surtout de notre Guyane ,
Pille l'Ermite voyageur ;
Mais une lumière subite
Le signale au dédain vengeur ,
Et chez son imprimeur habite
Sơn édition cénobite.
SS.
556 MERCURE DE FRANCE .
QUATRIÈME LISTE DES SOUSCRIPTIONS
Reçues pour les naufragés du radeau de la Méduse ,
jusqu'à la date du 18 décembre inclusivement.
Dons remis immédiatement chez MM. Perregaux-
Lafitte et comp.:
MM. le colonel de Castellane , 6o f.- Boucherot , 50 f. -Le
Vieil Ermite de Tarn-et-Garonne , 10 f.-Cressent , rue Sainte-
Anne , 10 f.-M. D. P. , 5 f.-L. T. , 30 f.-N. , 50 f. -J. B. , 40 ft
Dons remis aux bureaux du Journal du Commerce et
du Mercure :
-
MM. M. , offi . sup. en demi-solde , to f.-Fournier-Verneuil ,
not.,20 f.-Lhuillier, lib. , 5 f.-A. Goupil, étud.en méd. , 5 f.-
Plusieurs abon. au Mercure, de la ville de Reims , 60 f.--Le comte
Destutt de Tracy , pair de France , 50 f. -E. D. aîné , 15 f. -
C. D. d'Elbeuf , 5 f.- Shakerley , 30 f.- Fontenay, de Louviers
, 20 f. - Lawless , 20 f. - Attenoux , 5 f. Mardelle ,
emp. réf. de la guerre , 5 f.- A. F.. 10 f. Verbruggh, 5f.-
Un abonné au Mercure , 20 f. - Esquirol , méd à la Salpêtrière
, 10 f. -Fouquier , med. , 5 f. - Leveillé, méd. , 5 f.-
J. B. G. , pharm. milit. , 5 f. - R. , lieut. de la tre, lég. de la
garde nat. , 5 f. -Une étude de notaire , quartier Saint-Eustache.
at f.-Les profess . et élèves de l'école de Méd. , 332 f. 25 c.
Rochelle de Vitré , 16 f. M. Rottherdam , 20.f.-Maillard ,
méd. , 10 f.-Gail fils , 10 f.-J. B. E., maréch. de campen retraite,
5 f.- Perreau , rue des Bourdonnais , no. 21, 20 f. -
Emard de Montivilliers , 20 f. - B. T. , 10 f.-
-
Mesdames la comt. Beugnot, 70 f.-La princ.de Wagram, 5of.
-La comtesse Demidoff. 100 f.- Une dame inconnue , 10 f.-
Trois anonymes , 71 f.
Montant des trois listes précédentes ,. 10,669 f. 50 c
Montant de la présente líste , .. 1,525f. 25
TOTAL ( déposé chez MM. Perregaux-
Lafitte et compagnie ) , ...... 11,994 f. 75 c.
Erratum. Le don de 20 f. de M. S.....n, rue du Mont-Blanc , a
été compris par erreur , dans la troisième liste , parmi les dons
des anonymes .
DÉCEMBRE 1817 . 557
POLITIQUE.
§. I.
SESSION DES CHAMBRES .
Je vais faire le triste office d'abréviateur. Obligé de
renfermer dans un cadre d'une douzaine de pages , un
grand nombre de discours , dont le moins long a plus
d'etendue que toute cette analyse , j'effacerai de brillantes
couleurs , des formes sublimes. En vain cherchera-t-on
ces mouvemens entraînans qui ont rempli de passion une
auguste assemblée ; formes , couleurs , mouvemens , tout
aura disparu. Heureux si le dessin primitif n'est point altéré
, et que l'on puisse reconnaître sous le scalpel , la
pensée de chaque orateur , au défaut de son éloquence.
Cette discussion a été vive , et ce n'est pas un mal. Elle
a prouvé à la France que la race des orateurs et des
hommes d'Etat n'est pas éteinte , et c'est un bien. Elle a
prouvé mieux encore : c'est que nous sommes riches en
bons citoyens ; mais voici un phénomène que l'on chercherait
en vain dans les discussions du même genre ; des
orateurs qui étaient venus combattre le projet, en ont
adopté les principes , et d'autres qui étaient venus le défendre
, en ont ruiné les bases
Le premier qui se présente dans la lice est M. Martin
deGray. Il examine le projet de loi sous deux aspects , Ja
police de la presse , et la saisie des écrits . Voici d'abord.
enquoi consiste la police de la presse. Avant d'imprimer
un écrit, il fautque l'imprimeur avertisse l'autorité; avant
de le mettre en vente , il faut qu'il en dépose cinq exemplaires
entre les mains de l'autorité. Le seul moyen de
constater le dépôt , c'est le récépissé. Or le refus absolu
ou le délai de la remise du récépissé, tout cela depend de
l'autorité. Et même , muni du récépissé , l'imprimeur
pourra ne pas être quitte. Il est des cas où on le considere
comme complice de l'écrivain ; et non-seulement lu
558 MERCURE DE FRANCE.
mais le libraire , mais le distributeur de l'écrit. Solidarité
qui donne pour premiers juges à l'écrivain , non-seulement
l'imprimeur , non-seulement le libraire , mais le
colporteur même.
L'article 7 paraît à l'orateur un raffinement sans
exemple. Si vous avez manqué à la déclaration, vous
êtes coupable ; si vous n'y avez pas manqué , et que l'on
voie dans votre livre des provocations directes , vous êtes
coupable. Est- ce que la loi cacherait un piège? Vous
n'auriez distribué qu'une feuille, qu'une page, vous ne
l'auriez distribuée qu'à un petit nombre d'amis , vous êtes
coupable. La terrible loi du 9novembre était moins terrible
encore. D'après l'article 9, à défaut de notification
dans les vingt-quatre heures ,la saisie est nulle; et d'après
P'article 21 , cette annullation ne met aucun obstacle aux
poursuites. Supposez la cause renvoyée aux tribunaux ,
quand le jugement serait favorable , le champ, n'en est
pas moins onvert à l'opposition du ministère public, et
rien ne fixe le délai dans lequel on doit statuer sur cette
opposition. Ainsi , point d'écrit qu'on ne puisse mettre en
saisie avant la publication , point de saisie qu'on ne puisse
prolonger indefiniment .
Passant de l'examen des principes à l'examen du mode
du jugement, l'orateur s'etonne que l'on soumette les
progrès de la civilisation , le perfectionnement de la na
turehumaine, tout l'ordre civil , moral et politique , au
jugement d'un tribunal de police ; car c'est lui soumettre
toutcela, que de remettre dans ses mains la liberté de
penser. « Quoi , des tribunaux subalternes jugeraient
l'exercice d'un droit publie qui est l'âme de tout le système
constitutionnel ! Des tribunaux subalternes jugeraient
da pensée , le génie , l'opinion, cette reine du
monde, comme ils jugent les mendians et les vagabonds !
C'est àdes tribunaux de police , que l'on donnerait le
droit de dire à l'intelligence humaine : tu n'iras pas plus
loin.
Quant à la censure desjournaux , l'orateur la considère
commesubversive du gouvernement représentatif, puisque
Bexercice de l'opinion est l'élément principal de cegouvernement;
comme contraire au droit de propriété, puisqu'elle
fait dépendre d'un caprice , non-seulement la
propriété pécuniaire des entrepreneurs , mais la propriété
DÉCEMBRE 1817 . 559
plus nobledu talent; enfin, comme fondée sur des craintes
chimériques ; car à qui persuadera-t- on qu'un misérable
propos de gazette , aussitòt oublié que publié, va remuer
l'Europe ? « Mais je dirai plus , s'ecrie l'orateur, je dirai
qu'il importe à la France que les étrangers apprennent
notre véritable position , qu'ils connaissent l'excès des
charges qui nous accablent , qu'ils en connaissent l'excès
et les conséquences ; qu'ils sachent que le repos de l'Europe
est lié à notre repos , et que si nos richesses sont
épuisées , notre courage est inépuisable.>>>
M. Jollivet commence par exposer les objections
contre le projet. Il les réduit à trois : 1% le droit de publier
ses opinions est un droit naturel; 2°. l'exercice de
ce droit est nécessaire au gouvernement représentatif ;
3º. il est garanti par la charte.
Pour combattre la première objection, l'orateur prend
les choses, ab ovo , et s'enfonce , je ne veux pas dire se
perd dans ces hypothèses ténébreuses , qu'une bonne
fois nous devrions abandonner aux subtilités de l'école ,
mettant sur la même ligne Hobbes et Telliamed. Pour
combattre la seconde objection , je crains qu'il n'ait
fait comme dans bien des disputes où l'on croit donner
plus de force aux choses , en les exagérant ; par exem
ple , il s'est laissé emporter jusqu'à dire que la liberté
de la presse n'était pas plus dans l'essence du gouverne
ment représentatif, que dans l'essence de tout autre
gouvernement, même qu'elle était contraire au gouver
nement représentatif plus qu'à tout autre. Son raisonnement
est curieux. Le gouvernement représentatif offre
la plus forte garantie , donc il n'a pas besoin d'autre garantie.
Mais s'il offre la plus forte garantie , c'est qu'il
les réunit toutes . S'il est représentatif , c'est qu'il repré
sente l'opinion. Et pour la représenter , il faut la con→
naitre. Parce que l'espèce humaine n'est pas une table
de logarithmes , M. Jollivet bannit de la politique toute
abstraction . Et pourtant son discours ne repose guère
que sur des abstractions. Le vrai système de la liberté
publique, dit- il, consiste à substituer la sévérité de la loi
aux caprices des hommes . Sans doute ; et voilà pourquoi
l'on vous demande une loi qui ne laisse point de place
au caprice des hommes . Pour terminer , il compare la
condition des journalistes à celle des comédiens . Et j'a
560 MERCURE DE FRANCE.
voue qu'il n'est guère possible de se donner en spectacle
, sans qu'un parterre incivil ne prenne quelquefois
la liberté de siffler .
M. Ganilh succède à M. Jollivet. « Depuis quatre
ans , dit - il, la charte régit la France , et la France
attend depuis quatre ans le principal bienfait promis
par la charte. C'est que le gouvernement a voulu des
garanties plus fortes que les garanties constitutionnelles;
et que les chambres ont eu jusqu'ici plus d'égards pour
ses craintes , que de respect pour la charte.
« Mais , il faut ledire; car on voudrait vainement le
dissimuler , la nation n'a pas eu , pour les chambres, la
même condescendance , que les chambres pour le gouvernement.
L'opinion publique s'est alarmée ; etlegouvernement
a senti qu'il ne pouvait rester indifférent aux
alarmes de l'opinion publique. » Malheureusement le
moyen qu'il a pris pour les calmer , ne paraît propre
qu'à les accroître. Malesherbes avait dit : « L'abus ne
peut naître que de l'usage ; comment abuserez-vous , si
l'on vous empêche d'user ? » Blackstone avait dit : « La
liberté de la presse consiste à ne point mettre de restriction
antérieure à la publication , et non à exempter
les auteurs , des poursuites judiciaires , après la publication
. » C'est une même pensée dans des termes différens.
M. Ganilh la développe et la féconde; Le projet
de loi , d'après lui , veut réprimer les abus de la presse ,
antérieurs non-seulement à la publication des opinions
imprimées , mais même à l'impression des opinions ! S'il
en est ainsi , la loi ne réprimera pas des abus existans ,
mais des abus qui pourraient exister.
Mais sont- ce en effet des abus de la
circonstances indiquées par le projet de loi? L'omission presse, que les
de la déclaration n'est pas un abus de la presse; c'est un
abus de l'imprimeur. Quant à la provocation au crime ,
que doit-on penser de la culpabilité d'un auteur dont
Pécrit ne serait point sorti de son porte-feuille ? « La
question se présenta à la fin du dix-septième siècle ,
chez unpeuple voisin , dans un procès célèbre. L'écrit
fat jugé coupable ; et Algernas Sidney périt surun échafaud.
Mais vous savez comment la postérité a jugé les
juges de Sidney. « Or , tout écrit qui n'a point été publié
, est comme s'il n'était point sorti du portefeuille.
DÉCEMBRE 1817 . 56г
:
Car , pour qu'il soit considéré comme provocateur , il
faut qu'il y ait provocation. Et , pour qu'il y ait provo
cation, il faut qu'il y ait publication.
BRE
Après avoir réhabilité les journaux que l'orateur précédent
s'était efforcé d'avilir , il demande par
bizarrerie, des circonstances plus douces demanderaient
un régime plus sévère , et comment il se fait que l'on
veuille perpétuer des lois faites pour des temps de crise
en avouant que nous entrons dans le calme. Il ne conçoit
pas sur quoi s'appuie cette distinction tant répétée
entre les journaux et toutes les autres sortes d'écrits ; et
pourquoi la loi serait marâtre pour eux seuls. On craint
les partis ! Mais , partout où il y a du pouvoir à dispu
ter , il y a des partis. Ce n'est point quand ils affichent
leurs prétentions qu'ils sont dangereux , c'est quand ils
les cachent . Et , avec des journaux libres , ils ne peuvent
les cacher.
M. le garde-des-sceaux , après avoir justifié la loi par
la classification qu'elle établit , classification toute nouvelle
, et digne de nous être enviée par l'Angleterre ,
après avoir cité les articles 18 , 23 et 25 du projet ,
comme des preuves d'un adoucissement manifeste dans
la législation , s'arrète tout-à-coup , comme frappé d'une
grande pensée : « Dans une enceinte ouverte à tous les
regards , dit-it , le silence des ministres est l'exposé le
plus éloquent de leurs motifs. Vous savez , messieurs ,
tout ce que je sais, tout ce que je tais ; la France entière
le sait comme vous.... , jugez. »
RO
C.
Abordant ensuite la question du jury , l'orateur la
considère sous trois points de vue : Est-il de l'essence
du jury de connaître des délits de la presse ? Cela fût-
⚫il vrai , cette innovation s'accorderait-elle avec la situation
politique de la France ? s'accorderait- elle avec l'état
du jury ? Il répond négativement aux trois questions :
à la première , en présentant le jury comme une
institution établie pour constater l'évidence , et non
pour interpréter des doutes ; à la seconde en contes+
tant à l'opinion cette unité qu'on lui attribue ; à la troisième
, en exposant les vices de la composition actuelle
du jury. Sa doctrine pour être savante et subtile sur le
premier point, n'en est pas plus convaincante. Où les
recherches et les interprétations commencent , selon
36
562 MERCURE DE FRANCE.
l'orateur , les fonctions de juré cessent. Mais déméler
et reconnaître le crime sous toutes les circonstances qui
le cachent , et sous tous les artifices dont il s'enveloppe
, n'est-ce pas une recherche , une interprétation,
un travail bien autrement difficiles , que d'appliquer la
peine , quand le crime est reconnu ? La doctrine de
L'orateur sur le second point conduirait à des conséquences
qu'il n'a pas envisagées sans doute. Elle met eu
doute l'existence de l'opinion publique. Mais sans opinion
publique , il n'y a pas de personnalitédans la nation
, il n'y a pas de nation. Sur le troisième point
l'orateur affirme que la composition actuelle dujury
n'est pas irréprochable. Et les adversaires du projet sont
loin de lui contester cette assertion . Seulement ils demandent
que l'institution soit rendue à sa pureté première.
Et comme cette dégénération est l'eflet d'une
mesure d'exception , il semble qu'un pareil développement
n'était pas dans les intérêts de l'orateur.
Le discours entier de M. Chauvelin est une ironie
éloquente et amère . Il désirerait que les ministres eussent
réuni tous leurs projets extra- constitutionnels , afin
qu'on eût pu mesurer dans tout son ensemble le code
entier de lois d'exception. Après avoir suivi la législa
tion de la presse dans son origine et dans ses modifications
successives , il se demande quelle sera enfin cette
loi de douceur , de modération , d'indulgence ? Cette loi
d'indulgence laisse aux tribunaux correctionnels la faculté
d'accorder ou de refuser l'élargissement sous caution.
Cette loi de douceur assimile pour le châtiment
la publication à la non - publication ; cette loi de modération
n'a précisément que ce qu'il en faut pour affaiblir
et déconcerter les résolutions des écrivains qui se
vouent aux affaires publiques . Suit un développement
nouveau des effets du système représentatif. La division
des propriétés , division opérée sans retour, et dont il faut
bien qu'on accepte toutes les conséquences , en créant
unplus grand nombre d'intérêts , a suscité un plus grand
nombre de surveillans . Cependant le nombre des électeurs
et celui des éligibles , et celui des députés sont
bien faibles en proportion. Sous peine de dénaturer le
Gouvernement , il a bien fallu compenser ces inégalités.
Et quelle autre compensation , que l'article 8 de la
DÉCEMBRE 1817 . 563
Charte qui assure aux Français la liberté de publier
leurs opinions ? Cet article répond à ceux qui considèrent
les journaux comme un privilége. Si les journaux
diffèrent des autres écrits , qu'on nous montre cette
distinction de la Charte; elle valait bien la peine d'ètre
constitutionnellement exprimée .
Quelle que soit la gravité des abus de la presse , dit
M. le comte Beugnot , iln'en est pas un seul qui puisse
égaler le danger , non-seulement de violer la foi publique
, mais même de la laisser incertaine. Nos interminables
discussions sur cet objet , n'ont abouti qu'à deux
résultats , la déclaration du droit , et l'expérience de
l'abus. Et néanmoins , en dépit de cette évidence , nous
avons tour à tour passé de la restriction illimitée du
droit , à tous les inconvéniens de l'abus . Même une bizarre
association a réuni cette restriction à cette licence;
et tandis qu'une censure ombrageuse s'effarouchait
pour un mot, les injures et les calomnies circulaient
classées par ordre alphabétique , monument de la
plus infâme licence qui jamais ait paru chez aucun peuple
. La loi proposée remplira-t-elle enfin le voeu public ?
L'orateur se demande 1º. quelles sont les personnes responsables
des abus de la presse ? 2°. Comment tous les
abus de la presse doivent être classés ? 3°. Quelles peines
correspondent à chaque sorte d'abus ? 4°. Quelles doivent
être les formes des poursuites et des jugemens ? Sur le
premier point, iladopte presque en son entier le projet de
loi; mais en indiquant la bibliothèque du Roi , comme
l'établissement le plus propre à recevoir les exemplaires
dont on exige le dépôt. Quant au second point , il distingue
la simple contravention , le délit et le crime.
Mais quel esprit assez pénétrant et assez profond saura
caractériser les délits ? qui distinguera , qui précisera
tant de circonstances morales , littéraires, grammaticales?
Ecrit nuisible, dangereux , fausse doctrine , avec ces
formules , on repousse tout , la vérité comme l'erreur.
«Le droit d'imprimer ses opinions n'existe point , s'il
ne s'étend même à celui d'imprimer des opinions erronées,
>> L'orateur propose, dans le cas d'appel seulement ,
un jury spécial qu'il compose d'hommes de loi , de propriétaires
et d'hommes de lettres. Il ne s'explique point,
quant à présent , sur l'article relatif aux journaux. Seule
36,
564 MERCURE DE FRANCE .
ment il s'étonne de voir une disposition transitoire,
dans une loi permanente .
M. de Villèle blame aussi le projet , mais par d'autres
motifs . Son discours est plein d'art , et pourrait étreregardé
comme un modèle de cette captieuse éloquence
qui ne serait pas moins puissante que l'éloquence véritable,
sans la méfiance qu'elle inspire. C'est une savante
combinaison de reproches , de raisonnemens , derélicences
, de menaces. Il ne prend point ses adversaires
corps à corps , mais il multiplie les piéges sous leurs pas;
il ne les affronte pas , il les enveloppe. La difficulté de
sa position réclamait en effet toute son habileté. Défendre
la liberté des écrits , c'était proscrire la bonne loi
duo novembre ; attaquer cette liberté , c'était douner
gain de cause aux ministres . Il faut voir dans le discours
de M. de Villèle toute l'adresse qu'il met à concilier ces
différens besoins; comment, amené à parler de cetteloi
du 9 novembre , il la considère comme un moyen provisoire
de boucher des voies d'eau dans unnavire prèt à
sombrer ; comment , amené à citer des exemples , il se
taît sur le scandale de quelques jugemens , pour ne
parler que du scandale de quelques théories . Iln'y a
pas jusqu'à sonjurysupérieur, qui ne décèle une secrète
'pensée. Qu'on nous donne ce jury , et nous aurons des
gardiens de nos libertés comme Lacédémone avait dans
les éphores des gardiens de ses lois. L'orateur propose
une aristocratie nouvelle , toute-puissante puisqu'elle
s'exercerait sur la pensée , toujours animée d'un même
esprit, puisqu'elle formerait un corps , indestructible
enfin puisqu'elle serait à peu près héréditaire. Pour
éviter le jury de M. de Villèle , je me réfugierais , je
crois, dans la censure de M.***
M. Ravez reproduit en très-beaux termes les argumens
de M. le garde-des - sceaux.
M. Ponsard soutient que le projet, tel qu'il est presenté
, n'est pas la répression des abus , mais la répression
de la liberte. M. Bourdeau s'empare de l'eloquente prosopopée
de M. Martin de Gray ,et comptant laretourner
contre son auteur : << Oui , dit-il ,les delits de la presse
sont les vagabonds de la liberté , et les mendians pertur
bateurs de l'ordre public. >>>
On doit à M. Casimir Perrier d'avoir peint l'influence
DÉCEMBRE 1817. 565
1
des journaux sur le crédit ; c'est un des traits les plus
remarquables de cette discussion. M. Siméon compare
notre liberté à un enfant nouveau-né , qu'il ne faut que
par degrés débarrasser de ses langes. M. Bourdeau ne
nous avait point marchandés : Les Anglais , dit - il ,
ont attendu leur liberté pendant un siècle ; il n'est done
pas trop tard pour nous. Je dois convenir que le discours
de M. Siméon est d'un rare mérite. Style et raisonnement ,
rien n'y manque. Il n'était pas possible de tirer un meilleur
parti de toutes les objections qui se présentent
contre l'institution d'un jury. Ne pouvant les rappeler
sans les affaiblir , je veux du moins indiquer la plus
forte. Quand les jurés auront prononcé sur l'existencedu
délit , ils auront peu fait. Restera l'application de la
peine, ce qui est le point principal dans l'autorité correctionnelle.
Or cette application , ou cette mesure de
l'intensité de la peine étant laissée par la loi à l'arbitraire
du juge , il faudra bien que , même après la décision
des jurés , les juges fassent l'office des jurés , comme
ils font pour tous les autres genres de délits. Ils pourront
donc réformer lejugement dumoins tacite des jurés, qui
par essence , est irréformable. M. Hernoux n'ajoute pas
une raison à celles qu'on avait opposées avant lui au projetde
loi ; mais il n'en omet aucune. M. Camille Jordan,
inscrit aussi bien que M. Beugnot pour le projet , ne laisse
pas , aussi bien que lui , d'en improuver quelques dispositions,
tout en avouant qu'on y trouve les traces d'une
marche progressive vers le bien , et qu'elle est la plus
voisine de la liberté véritable. Le fonds de son éloquent
et fort éloquent discours , c'est le jury. La distinction des
formes et des disciplines n'est point un obstacle à ses
yeux. « Toute notre jurisprudence ne nous offre-t-elle
pas des exemples de semblables dérogatious ; n'y voyonsnous
point de toutes parts , et pour de moindres motifs ,
les spécialités demandées , autorisées , introduites ? Jamais
la convenance fut-elle plus étrangement sacrifiée à la
compétence ? » Après avoir indiqué , avec une sagacité
rare, toutes les questions qui rentrent dans cette question,
toutes les limites qu'elle établit , tous les intérêts
qu'elle embrasse , l'orateur craint avec raison que le
sceptre de la législature ne passe aux mains de celui de
tous les pouvoirs qui doit en être le plus sévèrement ex
566 MERCURE DE FRANCE.
clus. Qui jugera la presse, lapossédera , par elle, il dominera
l'opinion , et par l'opinion , il dominera les éleetions
, les chambres ,le Gouvernement , toutes nos institutions
, toutes nos destinées !
Contraint de mutiler un si beau discours , je ne puis
résister néanmoins au plaisir de citer ce passage où l'orateur
exhale une vertueuse indignation contre des meurtres
juridiques , passage qui aurait produit sur l'assemblée
unplus grand effet encore , si l'organe de l'orateur eût répondu
aux forces de son âme.
<<Et surtout ces tribunaux extraordinaires , à la veille
d'être heureusement abolis , où siégeaient en majorité des
juges de police correctionnelle , où ils étaient spécialementdestinés
à maintenir les habitudes d'une impartiale
justice, ont-ils , en certaines contrées , malgré la droiture
de leurs intentions , suffisamment résisté, je ne dirai pas
à l'influence du Gouvernement qu'ils eussent été heureux
de suivre , tant elle était humaine et juste , mais à l'influence
de ces opinions locales , factices , cruelles , dont
ils se sentaient entourés et pressés ? La jeunesse, l'ignorance
, le malheur ont-ils trouvé devant eux toutes les ex.
cuses et tous les égards qu'ils eussent rencontrés dans le
coeur pitoyable et juste d'un véritable jury français ?Ces
formes elles -mêmes , qu'ils devaient mieux entendre ,
ont-elles été suivies et respectées par eux ? Nulle voix
plaintive pour la justice méconnue , pour l'humanité
profanée ne s'élève-t-elle du sein de ces campagnes désolées
qu'a récemment , et si lentement parcourues le tombereau
fatal chargé de l'instrument du supplice, allant
frapper de malheureux cultivateurs , coupables sans doute,
mais encore plus égarés que coupables , tandis que les
premiers auteurs , les perfides instigateurs de ces mouvemens
funestes tiennent encore leur tète cachée dans l'ombre
, d'où n'a pas su les tirer le bras d'une justice si in
quisitive et si sévère ? ... Je m'arrête , Messieurs ;je crains
ici de toucher à des passions trop vives. Mais ils existent ,
les monumens de ces jugemens rigoureux; ils peuvent,
ils doivent être consultés par vous, avant que l'on prononce
d'une manière si haute la supériorité des juges sur
les jurés dans le jugement des crimes ou délits politiques.>>
M. Bignon commence par affirmer qu'on accuserait à
DÉCEMBRE 1817 . 567
tort les ministres de versatilité dans leurs principes. Leur
langage change , il est vrai, dit-il , mais leurs principes
restent les mêmes. Telle fut la loi du 9 novembre ; telles
furent les lois qui la suivirent , telle est encore la loi
qu'on vient proposer. Mais les autres étaient provisoires ;
celle-ci est définitive. Les autres permettaient d'espérer ,
celle-ci interdit tout espoir. L'orateur s'attache surtout à
développer ce motd'un de ses collègues : si le jury n'existait
pas , il faudrait l'inventer ; il prend ses raisons , surtout
dans la permanence des juges ; et retournant fort ingénieusement
ce motdes partisans du projet : Il n'est pas
moins dangereux pour un peuple de s'exagérer ses forces,
que de les méconnaître ; il n'est pas moins dangereux ,
dit -il , de méconnaître ses forces , que de se les exagérer.
M. le ministre de la police monte à la tribune. Son
discours improvisé dure deux heures. On ne pouvait défendre
une cause douteuse , avec plus de force et d'adresse
en même temps . La pensée la plus ingénieuse , c'est de
faire sortir le mérite de la loi , des attaques mêmes dont
elle est l'objet . Si c'était une loi de parti , l'un des deux
partis extrêmes l'aurait adoptée; mais ils se réunissent
pour la combattre ! Quant au jury , le ministre pense
que la Charte , en déclarant l'institution du jury conservée
, n'a ni étendu , ni restreint sa juridiction. Réclamer
un jury pour les auteurs , c'est réclamer un privilége.
La marche des ministres , c'est de royaliser la nation
, et de nationaliser le royalisme.
M. Royer-Colard se demande si la répression des
abus de la presse respecte suffisamment sa liberté ; si
cette liberté se dégage saine et sauve du système général
qui l'enveloppe. En se livrant à cette recherche ,
il ne considère point son opinion , ni qui la partage.
Qu'est-ce qu'abuser de la presse contre la société?
C'est , nous dit- on , publier des écrits dangereux ou
nuisibles . Rien de plus juste ; mais à quels signes reconnaîtra-
t-on le danger d'un écrit ? La définition est facile
pour les provocations directes . « Mais la provocation
« directe est un filet à larges mailles , qui laisse échapper
presque tout ce qu'ily a de dangereux.>> C'est dans
la provocation indirecte , ou plutôt dans la tendance
qu'est le danger ; car une provocation écrite serait une
568 MERCURE DE FRANCE.
de
provocationdirecte.Cette provocation ne repose'nisur un
fait, ni surun raisonnement. Elle n'estdonc point suscep
tible de preuves.Quand il sera au pouvoir de laloi d'égaler
la conjecture à la preuve , alors , mais seulement
alors , il sera en son pouvoir d'établir des cas généraux
provocation indirecte. La provocation indirecte n'est
jusque-là qu'une dénomination imposée à l'arbitraire.
<<L'arbitraire ou l'impunité , voilà les extrêmes entre
« lesquels vous êtes pressés ; toute issue vers lajustice
« légale vous est fermée. Choisissez donc. Vous choi-
<<sirez l'arbitraire , mais en lui imposant des conditions
« propres à corriger sa nature. >> Ainsi , l'orateur se
trouve amené par la pente des choses à l'établissement
du jury. Il considère le jury moins comme une institution
judiciaire , que comme une institution politique.
«Députés et jurés , dit-il , vous avez même origine ;
« députés , vous êtes le pays qui concourt aux lois ;
« jurés , vous êtes le pays qui concourt aux jugemens. »
Ce discours est surtout remarquable par la profondeur
des idées et une admirable force de déduction.
Malgré tout le respect que je porte aux grands talens
de l'orateur , j'ose avouer qu'il ne m'a pas convaincu.
Mon opinion que j'ai déjà indiquée , et sur laquelleje
reviendrai , parce que je la crois utile , se fonde sur les
mêmes principes . Nous ne différons que sur les consé
quences. Il faut que je sois bien aveugle ou bien prévenu
pour avoir trouvé , dans tous les raisonnemens et
tous les systèmes qu'on a développés dans cette discussion,
de nouveaux motifs en faveur de mon opinion.
M. Caumartin se réunit aux partisans du jury. Mais
ilprétend que l'on peut à la fois établir le jury et adopter
les dispositions contenues dans les articles premiers
de la loi. S'il existait le moindre danger, il consentirait
à l'asservissement de la presse , parce qu'avant tout, il
faut sauver la patrie. Mais il s'en rapporte aux paroles
consolantes de Sa Majesté , aux témoignages des ministres
, enfin à ce qu'il a vu lui-même dans les départemens.
Le ministre de la police avait pensé qu'un des orateurs
précédens pourrait bien avoir reçu de ses amis
quelque mandat spécial. M. de la Bourdonnaye proteste
qu'il n'en est rien. Son honorable ami n'a pas eu
DÉCEMBRE 1817 . 569
*
besoin de mandat pour exprimer des sentimens qui
sont ceux de tous les défenseurs de la Charte et de
la légitimité . Ensuite dans un discours qui a pour but
Ja liberté de la presse , l'orateur dénonce plusieurs écrits ;
il exhume ce pauvre livre de l'Industrie qui ne s'attendait
pas à l'honneur d'ètre réputé dangereux. Il assure
que tous les journaux sont des instrumens de calomnie
dirigés contre les fidèles amis du Roi , qu'ils n'ont tous
qu'une couleur , mème la Quotidienne.
M. Courvoisier s'attache à défendre le projet de loi,
et non- seulement le projet de loi , mais tous les actes
du Gouvernement , et tous les actes du Gouvernement
d'autrefois ; il rappelle jusqu'aux faits d'armes de nos
anciens héros ; chemin faisant il oppose la constitution
anglaise à notre constitution, et nous garantit plus libres
mille fois que nos voisins. Ce discours est rempli de
bonnes choses , mais qui se lient mal entr'elles . Une
digression en amène une autre , et l'orateur parvient à
son but , sans qu'on ait trop vu par où il a passé , pour
y parvenir .
M. Paccard voudrait que d'après l'article 8 de la
Charte on s'occupât de réprimer les abus , et non de
les prévenir.
,
M. Boin qui voit des écueils dans l'application et dans
lanon-application du jugement par jury aux délits de la
presse , voudrait que l'exécution de la présente loi fût
hornée au premier janvier 1820 , et qu'à cette époque
l'on s'occupât d'une loi définitive . Du reste , il ne connaît
point de révolution qui ait eu pour cause des libelles.
M. Laffite déclare dès son début , qu'il ne s'engagera
point dans une discussion de jurisprudence étrangère à
ses études ; même qu'il négligera lagrande questionde
jury qui lui paraît résolue par l'assentiment général. Son
attention se porte toute entière sur la disposition de
la loi , qui a les journaux pour objet. Et d'abord il rappelle
par quel énorme sacrifice , il nous fallut acheter
l'ordonnance du 5 septembre. De grandes améliorations
se préparaient. On était sur le point de reviser plusieurs
articles de la Charte sur les conditions d'éligibilité ,
sur le nombre des députés et l'initiative. On arrêta par
unseul mot toutes ces espérances : La Charte doit rester
570 MERCURE DE FRANCE.
intacte. Le danger d'y toucher n'existerait- il done , que
lorsqu'il s'agit de l'intérêt des citoyens ? La Charte n'a
pas excepté les journaux' ; elle ne le devait pas .
« La presse peut-elle être libre , quand les journaux
sont esclaves ? >> On parle de brochures ; mais qui lit
les brochures ? qui sait même qu'elles existent quand
les journaux ne les annoncent pas ? Sans cette liberté
, point de crédit public ; car le crédit public a
pour base la confiance. Et qui osera dire que la confiance
peut s'établir au milieu de l'obscurité qui enveloppe
la marche des événemens ? « Ets'il est
vrai que l'élévation du crédit soit en raison des garanties
données par l'autorité , de quelle importance
n'est-il pas pour nous , lorsque les besoins de l'Etat
nous forcent à recourir à des emprunts , de n'écarter
aucun moyen de surveillance , afin que tous les intérèts
soient éclairés , toutes les charges connues , toutes les
ressources appréciées ? >>
M. Lainé de Villévêque propose pour amendement
d'autoriser les tribunaux de police correctionnelle à
mettre en liberté les détenus pour délits de la presse ,
moyennant un cautionnement de 3000 francs.
M. le ministre de la police avait demandé des faits au
lieu de déclamations, des choses au lieu de mots: M.Voyer
d'Argenson demande à son tour où sont les moyens de
publier les faits , dans l'esclavage des journaux ; où seraient
les moyens d'attaque contre les ministres , si les
faits étaient contr'enx , dans l'absence d'une loi sur la
responsabilité des ministres ? Mais notre pouvoir, dit-il ,
si soigneusement borné d'un côté , serait- il sans bornes
quand il s'agit de priver la nation de ses droits ? Les
circonstances , toujours les circonstances , formule bannale
d'oppression. Ménagemens à garder avec l'étranger.
Quand le législateur sera juste , il faudra bien que
l'étranger soit juste aussi. L'orateur rejette un projet de
loi qui viole deux droits également sacrés , liberté d'écrire
, faculté d'être jugé par ses pairs .
M. Figarol rend justice à l'éloquence des adversaires
du projet , maisil craint que les fleurs ne cachent un
abîme. Il a vu la révolution naître du penchant à fronder,
et s'entretenir par des libelles. Il vote contre le jury.
M. Benoist traiteà fond deux questions , le jury et les
DÉCEMBRE 1817 . 571
journaux. L'institution du jury n'est pas l'arbitraire ,
comme l'a prétendu M. Royer- Colard. C'est , au contraire
, un boulevard contre l'arbitraire . Elle ne s'améliore
point par l'ignorance , comme l'a soutenu M. Camille
Jordan ; car l'ignorance cache l'évidence ; elle
n'exclutpoint le raisonnement , commel'a dit M. le garde'
des sceaux , car la conviction peut être aussi bien le
produit du raisonnement que du sentiment , et peutètre
des deux . Voilà ce qui distingue les juges desjurés .
Le juge se décide par des preuves légales ; le juré par
des preuves morales. La loi a fait au juge sa conscience ;
la conscience du juré est indépendante de la loi . Quant
aux journaux , ce n'est pas de savoir s'il faut les rendre
libres qu'il s'agit ; mais de savoir s'il faut les asservir.
M. Benoist termine en disant qu'il ne restera bientôt
plus en France que deux partis , les défenseurs du pouvoir
et les défenseurs du peuple.
M. Froc de la Boulaye déclare dans toute la franchise
de son âme que la discussion ne lui a appris qu'à
douter. En conséquence , il vote pour le projet , mais
seule ment comme loi transitoire .
Les bornes de cet article me forcent de suspendrs
cette analyse , que j'aurais voulu pouvoir offrir moins
incomplète.
wwwwwwww
§. II.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 12 au 18 décembrea
SUÈDE . Si la politique de cette puissance est d'attirer
des colons en Norwège , le hasard ne pouvait
mieux seconder ses vues. Un navire hollandais , qui
transportait en Amérique cinq cents émigrés allemands ,
échoue sur la côte de Bergen. Le prince royal n'est pas
plus tôt instruit de cet événement, qu'il envoie un aidede-
camp en Norwège , avec ordre de fournir aux naufragés
tous les secours nécessaires , et porte la prévoyance
jusqu'à leur assigner des fonds pour tout
l'hiver. Je serais bien trompé , si la plupart de ces
572 MERCURE DE FRANCE .
émigrés ne concluaient qu'un bon gouvernement vaut
mieux qu'un bon climat.
-La diète suédoise a été solennellement convoquée
le 20 novembre.- Ladiète hanovrienne est convoquée
pour le 26 décembre . La diète saxonne, la diète germa
nique sont assemblées .- On presse la réunion des états à
Stuttgard. Les discussions solennelles ont commencé
à Paris. La session du congrès a dû s'ouvrir le premier
décembre. Que de sujets de chagrins pour les échappés
du douzième siècle ! leur vue ne sait où se reposer.
WURTEMBERG- De grands changemens se sont opérés
dans la division territoriale de ce royaume , et dans
les administrations . Ilyavait pourtout leWurtemberg
quatre sénats , deux de la cour criminelle, et deux du
collège dejustice. Ces quatre sénats sont répartis deux à
deux dans les deux grandes divisions du royaume; de
telle manière pourtant que leur résidence n'est pas la
même , et que chaque cercle possède un sénat. Ainsi la
première division , composée du cercle de la Forêt
Noire et de celui du Necker , aura l'un de ses sénats à
Esslingen et l'autre à Rothenbourg. La seconde division
composée du cercle de l'larxt , et de celui du Danube ,
aura l'un de ses sénats à Elwangen, et l'autre à Ulm. La
ville de Stutgard et celle de Cannstadt auront une régence
particulière , et ressortiront néanmoins pour la
justice et les finances des tribunaux du Necker. On aime
assez en Allemagne à distribuer les pouvoirs que nous
aimons à concentrer. Cela tient à des habitudes , peutêtre
plus qu'à des calculs. Aconsidérer la chose en ellemême
, il y a du pour autant que du contre, Disséminer
les forces , c'est porter atteinte à l'unité si nécessaire à
la vie. Les concentrer , c'est fortifier la tête aux dépens
de tout le corps. Il y a des discussions où personne n'a
tort; ily en a malheureusement plus encore où personne
n'a raison.
Ce petit royaume de Wurtemberg est encore , ou
peu s'en faut, dans le chaos. L'abolition du servage
excite , il estvrai , l'enthousiasme des paysans. On aime
un roi qui voit le bien , qui le veut , à qui rien ne coûte
pour le faire. Cependant les impôts se perçoivent mal;
les caisses restent vides. La vie est comme interceptée
dans ses canaux. C'est l'effet de la sourde opposition des
DÉCEMBRE 18173 573
1
priviléges. L'on conseille au roi de convoquer au plus tôt
unę représentation nationale , afin de porter le flambeau
dans les abus , avant d'y porter la hache. Ce conseil a
dubon.
Parlez-vous contre les prohibitions ? Voilà sur-lechamp
toutes les industries en éveil , qui , cependant ,
n'ont pas de plus grand ennemi que les prohibitions .
Y pensez- vous ? il faut bien que je prohibe , si mon
voisin prohibe. Faudra-t-il ouvrir sa maison à qui vous
interdit l'entrée de la sienne ? Voilà justement ce qui
arrive au Wurtemberg . Le 11 août dernier, S. M. avait
rétabli la liberté illimitée du commerce; le 3 novembre ,
il la révoque. Ainsi cette liberté n'aura pas duré trois
mois . Qu'il me soit permis de répéter à ce sujet , mes
observations du 26 juillet dernier; je ne rougis point de
répéter ce que je crois utile :
<<Ya-t-il un commerce européen ? Non, tant qu'il n'y
aura pas un code européen de commerce. Tandis que
la multitude des lois particulieres l'étouffe , l'absence
d'une loi commune l'énerve. Qu'on n'écrive point cette
loi commune , si l'on veut; mais qu'on efface toutes les
lois particulières , on aura fait la même chose à moins
defrais. >>
FRANCFORT. L'article 15 de l'acte fédératif promet
un gouvernement constitutionnel à tous les pays de la
confédération. On réclame aujourd'hui l'exécution de
cet article ; et la pétition est , dit on , écrite d'un ton
et d'un style à fixer l'attention de la diète.
L'électeur de Hesse-Cassel n'en persiste pas moins
dans ses refus . Et pour ne pas être en reste de fermeté,
malgré ses décisions , les acquéreurs des domaines
Westphaliens n'en persistent pas moins dans leurs réclamations
auprès de la diète. L'état de Hesse-Cassel
ressemble à une famille où les enfans en procès avec le
père, habiteraient pourtant sous le même toit La diète est
depuis quelques jours assemblée en comité secret.
PAYS-BAS. On a replacé en pompe Mannekenpisse.
C'était une jubilation pour le bon peuple de
Bruxelles .
Lemonde est vieux , dit-on; je le crois. Cependant.
Il le faut amuser encor comme un enfant.
574 MERCURE DE FRANCE. 4
7
- Des immeubles , situés dans les cantons cédés par
la France aux Pays-Bas en 1814 et 1815 , sont grévés
d'hypothèques inscrites au bureau de l'arrondissement
où ces immeubles étaient situés . Or cet arrondissement
est resté français . Cela doit- il influer sur la créance ?
Voilà une question qui se décide par le droit des gens
D'après une ordonnance du roi des Pays-Bas , les inscriptions
hypothécaires seront transférées sur des registres
des nouveaux conservateurs , à la diligence des
parties intéressées . Mais le premier janvier 1818 est le
terme de rigueur. :
AUTRICHE. - On dit le prince de Metternich trèsoccupé.
On parle de négociations : tout cela est de l'hébreu
pour nous .
SAXE-Voici une question dont on avait jusqu'ici
abandonné la solution à l'arbitraire : Quel est le rapport
exact de l'état-major à l'armée ? La diète saxonne a pris
l'initiative . En attendant la solution définitive , je me
borne à observer que la question n'est pas uniquement
fiscale.
ITALIE.- L'infante d'Espagne Marie- Louise , autrefois
reine d'Etrurie , a pris possession de la souveraineté
du Lucques , le 24 novembre. M. le chevalier Azara ,
ministre d'Espagne , a provisoirement confirmé les autorités
actuelles .
ESPAGNE .- On a publié une amnistie pour les déserteurs.
Voici en quoi consiste les conditions de cette
amnistie . Les sous-officiers serviront comme soldats ;
les soldats resteront plus long-temps sous leurs drapeaux
. Les officiers qui se sont mariés sans la permissiondu
roi participent à cette amnistie .
BAVIÈRE -On parle beaucoup d'un voyage projeté
de la cour de Bavière à Prague. Qu'y va-t-elle faire ?
C'est le secret des dieux .
ANGLETERRE.- L'escadre russe , composée de cing
vaisseaux de ligne et deux frégates , est entrée à Déal.
-Malgré le bruit qui se répand d'un emprunt fait par
lá France , les fonds se soutiennent. - Au sujet de la
condamnation du jeune Vartie , et de son touchant repentir
, un anonyme désirerait que l'Angleterre modifiât
la rigueur de ses lois pour le crime de faux. Il ne
fait pas attention que l'Angleterre est une puissance
DÉCEMBRE 1817 . 575
essentiellement marchande .-Depuis la proclamation
du prince-régent , les armemens en faveur des insurgés
d'Amérique ne sont pas moins actifs ; seulement ils
sont plus secrets .
SUISSE . - Encore un débat sur laliberté de la presse.
Arau et Saint-Gall ont refusé de la suspendre.
COLONIES .- L'imagination s'effraie des deux incendies
qui ont , coup sur coup , ravagé l'île de Terre-
Neuve, Mais elle s'effraie encore plus de la pensée que
ce double désastre soit l'effet d'un complot. D'immenses
provisions sont devenues la proie des flammes , et l'on
craint déjà la famine , et l'hiver s'avance !
- L'Espagne et les Etats-Unis gardent strictement
leurs limites réciproques dans l'Amérique du Nord.
Cela dément le bruit assez accrédité de la cession prochaine
des Florides ; d'un autre côté , l'on retient
dans le port de Philadelphie un vaisseau enregistré pour
Surinam à la douane , et secrètement destiné pour l'Orénoque
, et l'on jette dans les prisons des Anglais et des
Irlandais qui voulaient se joindre aux insurgés . Ni
traité ni rupture ! c'est pour le coup que tous les calculs
sont en défaut .
- Morillo s'humanise ou se ravise . On dit qu'il a
fait publier une amnistie aux Carraques , et mettre en
liberté tous les prisonniers,
- Il paraît certain que l'armée du général la Sterna
est complettement battue ; que le Pérou reste exposé ,
sans défense, aux entreprises des insurgés ; que Guernes
est tombé sur les derrières de l'armée royale , et s'est
emparé de Tarija , où il a fait quatre cents prisonniers .
Sur la rive orientale de la Plata , l'espèce de trève tacite
qui régnait entre les Portugais et la république , est
rompue . Artigas a eu trois engagemens avec eux, dont il
est sorti vainqueur. Les Espagnols sont plus heureux au
Mexique ; ils se sont emparés du fort de Sombréro .
Une partie de la garnison s'est sauvée , le reste a été
passé au fil de l'épée .
FRANCE .-Ordonnance du 10 décembre , qui autorise
le ministre des finances à pourvoir progressivemeut
àla vente des cent cinquante mille hectares de bois , que
la loi du 25 mars affecte à la dotation de la caisse d'amortissement.
5-6 MERCURE DE FRANCE.
-Ordonnance dumeme jour , qui change en direc
tion la régie des subsistances militaires , et nomme
pour directeur le lieutenant-général Dejean.
-Ordonnance du 15, qui confie le service des subsistances
de la marine à un administrateur, sous les ordres
du ministre de ce département.-Autre ordonnance
du 19 , qui nomme à cet emploi M. Courson de
Villehélio .
-On citait les vers de madame Manson; maintenant
l'on se dispose à publier ses mémoires. Il serait plaisant
qu'après tant de convulsions et d'évanouissemens, et
de solennelles réticences , et de scènes de mélodrame ,
après avoir mis à bout la patience des amateurs les plus
désoeuvrés , et la pénétration des plus vieux juges , Phé
roine vint nous avouer qu'elle est une énigme sans
mot, ou que ce mot n'est autre que le désir de la célébrité.
Ce serait une bonne mystificat on pourla France
et l'Europe.
-Le tribunal de police correctionnelle a condamné
la femme Déon à six mois de prison et 4000 fr. d'amende
, pour avoir tenu chez elle une loterie clandestine.
Que toute loterie soit réprouvée par la morale ,
rien de plus certain. Mais la société s'est interdite le
droit de fonder ses arrêts sur un pareil motif. En sévissant
contre un barquier non autorisé , ce n'est pas un
empoisonnear qu'elle punit; c'est un concurrent dont
elle se délivre.
BÉNABEN.
Les Métamorphoses de l'Amour , chansonnier dédié
aux dames , pour l'année 1818. Vol. de 200 pag. , format
in-18 , pap. vél. Prix : broc . , 4 fr. , et en étui glacé,
6fr. Chez mademoiselle Deville , libraire et papetière ,
rue de Seine , n. 48.
Ce recueil, d'un nouveau genre , renferme soixante-treize
métamorphoses ou chansons , qui présentent, pour la plupart,
desaallllégories ingénieuseess etpiquantes.C'est en ce genreundes
cadeaux les plus galans qui puissent ètre offerts aux dames ,
pour étrennes. Il est orné d'une vignette et de plusieurs gravures
parfaitement exécutées , par M. Lambert , sur
sins de M. Chasselas ; l'impression est très-soignée , et lare-
-liure du meilleur goût.
les des-
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
DE FRANCE .
SAMEDI 27 DÉCEMBRE 1817 .
AVIS .
mmmmnum
Les personnes dont l'abonnement expire au 31 décembre
, sont invitées à le renouveler de suite , si elles
veulent ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi du
journal.-L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse .
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc, A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE ,
rue des Poitevins , nº. 14 .
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf
heures du matin jusqu'à six heures du soir.
LeMERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine. Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr . pour six
mois , et 50 fr. pour l'année .
LITTÉRATURE.
POÉSIE .
LE PREMIER BONHEUR .
Au demi-jour que sur les cieux
Répand la lune renaissante ,
ΤΟΜΕ 4.
37
w
C
578
MERCURE DE FRANCE.
,
Je te guidais pâle et tremblante
Vers le bosquet mystérieux ,
Où , daus les bras de mon amante ,
J'allais passer au rang des dieux.
Tu suivais , doucement rebelle ,
En murmurant : « Je ne veux pas . »
Témoin de ce tendre embarras ,
Un Dieu dont la voix nous appelle ,
L'amour t'entraîne sur mes pas.
Il souriait à tes alarmes ,
Et les calmant par un désir
Mělé de surprise et de charmes
Lui-méme il effaça tes larmes
Dans les délices du plaisir.
Pour nous ce bosquet fut un temple ;
En le quittant je le contemple;
Soudain de ce coeur inspiré
La tendre et naïve éloquence
Rend grâce à l'enfant adoré ,
Dont il a senti la présence
Dans ce lieu désormais sacré.
Ton ivresse était plus timide;
Mais tu priais au fond du coeur,
En observant d'un oeil humide
Tous les transports de ton vainqueur :
Que son bonheur te rendait belle !
De joie et d'orgueil transporté ,
Je montrai la Psyché nouvelle
A la nuit , à l'astre argenté ,
Dont la molle et tendre clarté ,
En se jouant dans le feuillage ,
Faisait pâlir sur ton visage
Les roses de la volupté.
Unis par la plus douce étreinte,
Mon coeur se rapproche du tien ;
De ton corps la légère empreinte
Afait frissonner tout le mien ;
Une langueur délicieuse
Succède à de folles ardeurs ;
Du sein de la terre amoureuse .
Etdu lit virginal des fleurs
S'exhalent de fraîches odeurs ;
T
L
DÉCEMBRE 1817. 579
,
Le Zéphire qui nous caresse ,
Doucement vient les déposer
Sur les lèvres de ma
maitresse
Au moment d'un nouveau baiser ;
Et cependant de Philomèle
Qui chantait son ardeur nouvelle ,
La voix d'amour et les soupirs ,
Semblaient célébrer nos plaisirs .
P. F. TISSOT.
ÉNIGME .
Qui le croirait, je fais tout à la fois partie
De l'homme , du fagot, et de maint instrument
,
Les philosophes, doctement,
Recherchent d'où je suis sortie
Etquel estmon logement;
Mais malgré leur profond génie ,
Tous l'ont fait inutilement;
Nul ne saurait me voir , j'existe cependant ;
C'est à moi qu'ici bas tout doit le mouvement ,
Et quandje disparaîs ta carrière est finie.
(ParM. J. I. ROQUES. )
awwwwww
CHARADE.
Dans lagamme tu doisrencontrer mon premier ;
Tout être constamment habite mon dernier ;
Le sage , avec grand soin, se tient dans mon entier.
umm
(Par le méme. )
LOGOGRIPHE.
Je suis avec cinq pieds,un de ces animaux ,
Que l'on voit dans les bois , les champs
et les hameux;
Deux fois par jour je paie àmon propriétaire ,
Pour les soins qu'il me donne , un doux et bon salaire ;
Si tu m'ètes le chef , je deviens à l'instant ,
Pour les contusions , un remède excellent .
(ParM. J. BIGOT , d'Angers.)
37.
580
fe
MERCURE DE FRANCE.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro.
Le mot de l'énigme , est siége ; celui de la charade, est sinon ; et celui du logogriphe , merle , où l'on
trouve mère .
to
d
t
e
S
E
C
NOUVELLES
LITTÉRAIRES
.
Satires de Juvénal , traduites en vers français, par M. le baron Méchin. De l'imprimerie de P. Didot
l'aîné (1 ) .
C'est une entreprise hardie , qu'une traduction en
vers de Juvénal. Ce poète est un athlète si fort et si vigoureux, qu'il est déja glorieux d'oser entrer en lice avec lui , et de n'être pas jugé indigne d'une telle lutte.
Quelques hommes de lettres , parmi lesquels on a dis- tingué M. Raoul, l'ont déjà essayé. Un nouveau con- current se présente , M. Méchin , que plusieurs de nos
départemens se souviennent d'avoir eu pour préfet ,et qui , après avoir suivi dans l'administration
une route honorable, se délasse dans le sein des Muses , auxil
n'apas cesséde
quelles
au milieu de ses travaux , ,
(1) Se vend chez Pierre Didot , rue du Pont-de-Lodi ; Blaje
libraire , quai des Augustins ; Neveu ,libraire, passage des Pr
noramas; et tous les principaux
libraires et marchands de no
veautés Prix : 6fr. pour Paris , et 7 fr. 50 c. pour les départ.
!
DÉCEMBRE 18172 58
vouer en secret un culte fidèle. Je ne dirai pas qu'il a
fermé la carrière à ceux qui voudraient s'y lancer après
lui ; mais la traduction sur laquelle il appelle l'attention
du public instruit , semble devoir être préférée à
toutes celles qu'on nous a offertes jusqu'à ce jour , et
donne une idée très -favorable du talent de son auteur.
De tous les poètes de l'antiquité romaine , Juvénal
est peut- être celui qui présente le plus de difficulté aux
traducteurs. Nul ne renferme davantage de ces allusions
obscures , de ces manières de parler proverbiales ,
et sur-tout de ces images basses ou obscènes que la
clarté , la délicatesse et la pudeur de notre poésie ne
peuvent admettre sans les affaiblir ou les dénaturer.
Ses qualités le rendent , non moins que ses défauts ,
difficile à traduire . Comment atteindre à sa verve , à sa
chaleur entraînante ? Comment se bien pénétrer de son
indignation ? Comment rendre cette foule d'expressions
hardies , pittoresques , sublimes ou si énergiquement
familières ? Ces mouvemens brusques et heurtés qui se
succèdent souvent sans transitions ? Est- il possible , enfin
, de s'animer , au même point que Juvenal , de la
colère qui inspire , si loin des temps et des moeurs qui
la faisaient naître. Le traducteur se décourage et laisse
tomber sa plume devant un tel poète. Quelle véhémence
et quelle autorité ! Comme il éleve l'âme ! comme
il enfonce profondément en nous la haine du vice ! De
quelle hauteur il foudroie tous les genres de bassesses ,
- de préjugés et de crimes ; l'hypocrisie , le fanatisme ,
la délation , la tyrannie ! De quel tribunal élevé il juge
les mauvais princes et leurs flatteurs ! Armé de la satire
comme d'un glaive , il les frappe , il dévoue leur mémoire
à l'animadversion des siècles. C'est le Tacite des
poètes. Plus sévère encore , sans cesser d'être juste , il
582
MERCURE DE FRANCE.
poursuit à outrance ce qui est vicieuxou criminel; et
s'il s'apaise par moment , si son visage paraîtse dérider
, sa gaîté elle-même effraye encore , et son rire est
terrible à l'égal de sa colère. C'est une grande et noble
fonction que celle d'un satirique de cette espèce. Il est
beau de pouvoir atteindre ainsi les crimes qui sont audessus
ou en dehors des lois. La satire devient une
sorte de magistrature dans l'Etat , d'autant plus respectable
que sa puissance est fondée sur l'alliance de deux
choses les plus belles qui soient parmi les hommes , la
vertu et le génie .
La satire , dans Horace , est loin d'avoir un but si
élevé. Elle joue avec les ridicules , elle badine avec les
vices , elle semble craindre d'en voir la difformitéet de
s'attrister elle-même en nous attristant. Mais elle est si
gaie , si vive , si piquante ; elle a sur-tout un si beau
langage , que le choix qu'on voudrait faire entre elleet
celle de Juvénal demeure indéterminé. Les deux princes
dela poésie satirique se sont partagé l'empire également. Horace écrit la satire privée , Juvénal la satire publique
; Horace l'emporte par la finesse de l'esprit, par
sa philosophie aimable et souriante, par la pureté du
goût , par la supériorité d'un style élégant et pur,
abondant avec choix , naturel avec noblesse , plein de
charme , de grâce et d'urbanité. Juvenal compense tous
ces avantages par la force, la véhémence , l'énergie,
l'élévationdes sentimens et des pensées, enfin le courage.
Qu'on me permette de compter cette qualitéau
rang de celles qui constituent lepoète. Je neprétends
pas dire , toutefois , qu'ilorace ait manqué de ce que
je loue dans Juvénal; je ne suis pas de ceux qui en
exaltant son génie, rabaissent son caractère , et ne
voyent en lui qu'un philosophe d'une morale relâchée,
qu'un citoyen sans dignité , qu'un courtisan de Mécène
DÉCEMBRE 18171 583
et d'Auguste. Il a loué Auguste , mais Auguste vainqueur
et pacificateur de Rome et du monde ; il n'a fait
que répéter , sur sa lyre , les acclamations de la terre ;
il a loué Auguste , mais il a loué aussi Brutus et Caton ,
et c'était alors du courage; il jette souvent des regards
d'envie vers les beaux temps de la république ; il aime
la liberté , il déteste les fureurs civiles ; il se garde
d'insulter aux vaincus ; il a une lyre pour les triomphes
des Romains sur les étrangers , mais non pour les
triomphes des Romains contre eux-mêmes ; et bien
qu'ami de César , il ne parle qu'avec pudeur de la défaite
d'Antoine. En cela , comme en tant d'autres
choses , il peut servir encore de modèle , et je n'ai
point prétendu sacrifier le caractère d'Horace à celui
de son rival. Seulement son naturel le portait vers une
vertu beaucoup moins rigide; on doit dire aussi qu'il
écrivait dans un meilleur siècle , il n'avait pas les
mèmes sujets d'indignation , il n'était pas témoin des
mêmes infamies ; il n'avait pas , comme Juvénal , vécu
sous douze empereurs , parmi lesquels il faut compter
Néron et Domitien .
Je reviens à M. Méchin . Je dois d'abord le louer de
n'avoir point été effrayé des difficultés de tout genre
que lui présentait son modèle. S'il ne les a pas
toutes surmontées , il est juste de lui savoir gré
d'un grand nombre d'efforts heureux. Sa version ,
généralement fidèle , tient le milieu entre une trop
grande licence et une trop scrupuleuse exactitude.
Il sait conserver , parmi les entraves du traducteur ,
une allure libre et facile ; il voile habilement ce que
l'original a d'obscène sans en trop affaiblir l'énergie ; il
a de la chaleur et du mouvement ; il saisit parfaitement
la physionomie de son auteur. Ce qui lui manque tient
moins au talent qu'au métier. Ceci s'applique surtout
584
MERCURE DE FRANCE .
aux premières satires qui décèlent un peu l'homme da
monde ; les dernières annoncent davantage un écrivain
exercé . M. Méchin prend des forces à mesure qu'il
avance dans sa route , et fait voir ainsi qu'il lui sera
facile , avec quelque travail , de répondre victorieusement
aux critiques que je vais faire . On voudrait trouver
dans son style plus de fini et de concision. Ses
rimes ne sont pas toujours assez riches ; les vers enjambent
quelquefois les uns sur les autres d'une manière
vicieuse. Un censeur sévère pourrait reprendre encore
des mots et des locutions qui n'appartiennent qu'à la
prose ; enfin il aurait à signaler quelques fautes qui
seraient graves , si elles ne devaient être attribuées à
l'inadvertance . Ces fautes , très-faciles à corriger , disparaissent
au surplus au milieu de bon nombre de
morceaux remarquables. Je vais citer; c'est le moyen
de mettre le lecteur à portée de juger par lui-même
de cette traduction nouvelle. M. Méchin et le public
ne peuvent qu'y gagner . Le morceau le plus connu de Juvénal est celui où il.. peint les excès de Messaline; c'est celui que tout leoteur
curieux ira d'abord chercher , et les vers de Thomas
qu'il a présens à sa mémoire , ont droit sans doute de łe rendre exigeant. Il est donc intéressant de voir comment
M. Méchin a reproduit ce tableau célèbre où le satirique nous montre la femme de Claude , quittant le
lit de son époux qui s'endort , et allant se livrer aux muletiers de Rome dans un lieu deprostitution. Je
transcris seulement la fin de ce morceau.
Elle accueille , elle excite , exige son salaire ,
Et fournit , indomptée , une longue carrière.
Ses compagnes enfin quittent ces lieux d'horreur .
Lentement , à regret , la dernière , et le coeur
Tout plein encor des feux qui consument sa vie,
DÉCEMBRE 1817. 585
Elle sort fatiguée etnonpasassouvie ;
Et jusqu'en son palais brillant d'azur et d'or ,
Sur la pourpre où César sommeille seul encor ,
Hideuse , l'oeil éteint , le front pâle et livide ,
De ces dômes obscurs , de leur lampe fétide ,
Et des affreux plaisirs qu'épuisa son ardeur ,
Elle porte avec elle et la trace et l'odeur.
Ces vers ont des taches que je pourrais faire ressortir
par quelques -uns de ces soulignemens à la mode , avec
lesquels il est si facile de détruire tout l'effet d'un morceau
; j'aime mieux faire remarquer qu'ils traduisent
Juvénal avec plus de fidélité que ceux de Thomas , et
que si le texte n'y est pas rendu dans toute sa concision ,
chaque image est du moins reproduite avec sa couleur
et son énergie originales .
Je pourrais prendre des citations d'un mérite égal
ou supérieur dans cette satire si vivante où le poète
fait passer devant nos yeux la cour de Domitien , et
peint tous ces sénateurs qui se rendent au conseil , pâles
et épouvantés de la faveur même du tyran , grave
assemblée qui doit décider de la manière dont il faut
faire cuire un turbot. La dixième satire , la plus belle
de toutes , m'offre des morceaux parfaitement rendus :
la chute de Séjan , les inconvéniens de la vieillesse , et
surtout les disgrâces d'Annibal ; je copie ce passage ,
où le lecteur reconnaîtra toute la dignité de style que
commandait ce noble sujet.
Au tombeau d'Annibal , allons , je veux descendre ,
Et , la balance en main , interroger sa çendre .
Que pèse-t-elle? O dieux ! voilà ce conquérant ,
Que ne put contenir l'espace qui s'étend
Des rivages du Nil jusqu'à l'Océan maure :
A l'Afrique soumise il faut qu'il joigne encore
Et d'autres éléphans et d'autres régions ;
Des monts Pyrénéens , avec ses légions ,
Il fond sur l'Ibérie , et l'ajoute à Carthage. ,
586 MERCURE DE FRANCE.
Vainement la nature oppose à son courage
Les Alpes , leurs glaciers , leurs éternels hivers :
Il ordonne , et soudain les rocs sont entr'ouverts !
Maitre de l'Italie , il veut d'autres conquêtes.
Non, rien n'est fait , dit-il ; d'autres palmes sont prétes ;
Marchons à Rome : il faut au seinde ses remparts,
Soldats carthaginois , planter nos étendards.
Le seul oeil qui lui reste étincelle d'audace ;
Sur son fier éléphant il s'avance , il menace...
Tout-à-coup , quel revers ! ô gloire ! il est vaincu...
Il veut cacher sa honte; il fuit... ; et , confondu ,
Va, trop fameux client , dans le fond de l'Asie
Attendre le réveil d'un roi de Bythinie.
Malgré l'austérité qui domine dans ses écrits, on
peut remarquer que Juvénal connaissait l'art de varier
les tons , et qu'il mettait même de l'enjouement dans la
critique d'un simple ridicule; les vers suivans , fidèlement
traduits de la satire des Femmes , en offriront
une preuve.
Une autre , en maint travers par la mode entraînée,
De ses frivolités fatigue son époux.
Toscane, de la Grèce elle affecte les goûts ;
Elle abjure Sulmone , Athène est sa patrie :
Comment , sans être Grecque , oser être jolie?
Onne parle que gree ; un superbe dédain
Relègue dans les champs l'idiome romain.
Alégresse , frayeur , soucis , transports , colère ,
Secrets épanchemens , tendres propos , mystère ,
Tout s'exprime , se dit , se peint , s'exhale en grec;
C'est en grec qu'on se pâme. Un gosier rauque et sec ,
A quatre-vingt- six ans , d'une voix qui chevrote ,
Veut-il tirer des sons ; c'est en grec qu'il radote.
La satire sur la noblesse a heureusement inspiré le
traducteur. On aime d'ailleurs à y trouver des vers tels
que ceux-ci :
Qu'on tremble si jamais , par une injure grave ,
On pousse au désespoir un peuple pauvre et brave.
On lui ravit son or , mais non ses boucliers ,
DÉCEMBRE 1817 . 587
Ses casques , ses carquois ,ses glaives meurtriers ;
Et s'il a tout perdu , le fer au moins lui reste.
Voici un autre morceau de quelque étendue , qui
contribuera à faire juger du mérite de cette traduction
de Juvénal. Je prends mon exemple dans la treizième
satire , intitulée le Dépőt. C'est ce passage admirable
où le poète peint les tourmens dont la conscience déchire
le coeur du coupable. La pythonisse interrogée
répond d'abord aux questions d'un Spartiate :
a Oui ,par un faux serment, couvrir sa perfidie ,
<< Hésiter un instant à remettre un dépôt ,
« C'est un crime odieux , la peine suit bientôt. »
A certain Spartiate , à l'âme intéressée ,
Qui , sondant d'Apollon la secrète pensée ,
Essayait de suprendre un favorable aveu ,
La pythonisse ainsi fit répondre le Dieu.
Il restitua donc , restant , à sa promesse ,
Fidèle par terreur , non par délicatesse.
Tout- à-coup son trépas , celui de ses enfans ,
De ses tristes amis, de ses nombreux parens ,
Prouve , en justifiant la prètresse sacrée ,
La présence du Dieu qui l'avait inspiréc.
D'un coupable dessein , châtiment solennel !
Qui médite le crime est déjà criminel.
Qu'il le consomme! alors le remords redoutable
Le poursuit en tons lieux , dans son lit , à sa table ;
Son gosier desséché se ferme aux alimens
Qui , lentement broyés , s'entassent sous ses dents ;
Lemalheureux veut boire et sa bouche rejète
Les vins les plus exquis que dans Albe il achète.
Donnez- lui du nectar , on dirait , à ses traits ,
Qu'un Falerne acre et dur déchire son palais.
Le sommeil calme enfin sa fièvre dévoraute ;
La nuit un seul instant sur sacouche brûlante ,
Ses membres harassés retombent engourdis :
Un songe affreux soudain retrace à ses esprits
Et l'autél et les dieux qu'ont outragés ses crimes ,
Et, pour comble d'effroi , lui montre ses victimes :
Comme un géant , le spectre approche , et la terreur
Arrache enfin l'aveu qu'il cachait en son coeur.
588 MERCURE DE FRANCE .
Le vent trouble-t-il l'air ? il s'émeut , il s'étonne ;
L'éclair brille ? il pålit ; tonne-t-il ? il frissonne , etc.
Ces vers rendent fidèlement et poétiquement les vers
de Juvénal . Quelques - uns pourraient peut-être reproduire
le texte avec plus de force.
Et sa bouche rejète
Les vins les plus exquis que dans Albe il achète
On ne trouve pas là tout-à-fait
Albani veteris pretiosa senectus .
La nuit un seul instant sur sa couche brûlante ,
Ses membres harassés retombent engourdis.
Ces deux vers sont loin d'égaler le vers latin auquel ils
correspondent :
Et tolo versata toro jam membra quiescunt.
J'aurais voulu voir , reproduite par le traducteur , cette
agitation d'un homme tourmenté d'insomnie , qui ne
trouve point dans tout son lit une place bonne pour
le repos , et que sa seule lassitude finit par apaiser et
errdormir . Quoi qu'il en soit , ce morceau me semble
suffire pour donner une idée très-favorable de tout le
travail de M. le baron Méchin .
La traduction de Juvénal nous manquait . Nous avons
Virgile tout entier , grâce à Delille et à M. Tissot. Ovide
a été très-bien traduit par Saint-Ange ; et Tibulle ,
par M. Mollevault. Horace enfin a été naturalisé chez
nous par M. le comte Daru. Juvénał sans doute exige
encore un travail de son nouvel interprète pour jouir en
France du droit de naturalisation; mais le talent dont
M. Méchin a fait preuve permet de croire qu'une révision
sévère pourra donner à son ouvrage le degré de
perfectionqui lui manque , et lui assurer la place jusqu'à
présent inoccupée dans notre littérature classique.
A.
DÉCEMBRE 1817 . 589
L'ERMITE EN PROVINCE .
LA DINÉE .
Hæc est conditio vivendi .
HOR. Sat.
(Telles sont les conditions de la vie .)
On ne sait pas tout ce qu'on peut dire et entendre ,
en deux heures , de choses amusantes , absurdes , ingénieuses
, ridicules , sages et bouffonnes , quand on
n'a pas dîné à une table d'hôte de vingt personnes ,
parmi lesquelles se trouvaient dix-huit Gascons : c'est
ce qui m'est arrivé à Grizolles. Mes compagnons de
voiturin , dont j'ai parlé dans mon précédent discours ,
n'étaient pas , à beaucoup près , d'une originalité aussi
piquante que plusieurs des personnages avec lesquels
le hasard me mit pour quelques momens en rapport
dans une petite ville du Languedoc , qui n'a d'autre
renommée que celle des excellens ciseaux qui s'y fabriquent.
Dans le nombre des originaux , fortuitement
rassemblés à la même table , un monsieur que j'appellerai
Dartiguette , s'empara d'abord de mon attention
en annonçant publiquement le motif et le but de son
voyage.
« Je suis las , disait- il , d'être dupe de certaines gens
en les prenant de confiance pour ce qu'ils se donnent :
j'ai voulu avoir le coeur net de quelques réputations à la
mode, et pour cela je remonte å leur source. Me suis-je
bien convaincu que tel homme , par son esprit , par ses
talens, ou seulement par sa position, doive influer en bien
590 MERCURE DE FRANCE .
ou en mal , directement ou indirectement sur les destinées
de la France ? Je vais prendre mes informations sur
son compte, non pas aux lieux qu'il habite, mais aux lieux
qu'il a habités ; non pas auprès de ses collègues actuels ,
mais auprès de ses confrères ou même de ses compagnons
d'autrefois : c'est dans les petites communes qu'on apprend
à connaître les grands personnages , et je pourrais
indiquer tel registre de mairie qui jeterait un grand
jour sur les délibérations du conseil d'état. Vous ne
sauriez croire combien de renseignemens précieux j'ai
déjà trouvés à Cadillac, à Villefranche, à Bazas, etc., etc. »
Commeje ne veux point enlever à ce défaiseur de réputations,
le mérite et le profit de ses découvertes, je n'extrairai
rien du singulier recueil de pièces officielles qu'il
pousacommuniqué, et qui ne m'ad'ailleurs rien appris:
je savais depuis long-temps que la peur n'a pas demesure,
et que l'ambition n'a pas de mémoire.
Un voyageur , moins dangereux et plus amusant ,
était un M. de Pérouzet, qui , depuis quinze ans , court
après sa femme qu'onlui a enlevée dans un bal àParis ,
où il l'avait amenée trois mois après son mariage. Il a
obtenu un jugement solennel contre le ravisseur ; mais
il est d'autant plus embarrasséde le faire mettre à exécution
, que chaque fois qu'il atteint son infidèle , la
présence d'un nouveau complice l'oblige à un nouveau
procès. « Je n'en aurai pas le démenti , continua-t- il ;
car, dans la dernière sentence que j'ai obtenue , on a
laissé en blanc le nom du séducteur; celui que j'atteindrai
paiera pour tous.-Vous en serez pour les
frais , lui répondit M. Dartiguette avec une gravité
très-comique ; votre femme est désormais sous la garantiedes
biens nationaux.
Il entrait plus que de la curiosité dans le désir que
j'avais de savoir à quoi m'en tenir sur le compte d'un
DÉCEMBRE 1817. 591
jeune homme et d'une jeune personne placés à l'une
des extrémités de la table comme un de ces beaux vases
de fleurs qui embellissent et parfument aux jours de
fête la salle du festin.
Mon voisin me mit au fait : « Vous voyez , me dit- il ,
un troubadour etsa mie, unvivant épisode de roman de
chevalerie, mis en action au dix-neuvième siècle.Ce jeune
homme que la naturea créé poète au seinde ses montagnes,
en est descendu une lyreà la main; cette lyre était
celle deTyrthée ;ellerespirait les combats, il céda à son
inspiration , et courut , presque au sortir de l'enfance ,
chercher de glorieux périls au milieu desquels la fortune,
cette fois , trahit nos armes et trompa la victoire. Blessé
sous les murs de Dresde, le guerrier troubadour trouva
un asile etde tendres soins dans la maison d'une jeune
orpheline ; à force de pitié d'une part , et de reconnaissance
de l'autre , ils arrivèrent à s'aimer comme on
s'aime à vingt ans , avec un coeur brûlant et une tête
poétique. Comme il est plus facile en tout pays , et
principalement en Allemagne , de fuir avec son amant
que de l'épouser , la jeune fille ne jugeapas à propos de
consulter son tuteur sur le dessein qu'elle méditait , et
qu'elle exécuta par des moyens qui feraient honneur à
l'imagination d'Auguste Lafontaine. Réunis en France ,
après une séparation de quelque mois , ces deux jeunes
gens , qui se sont fait une existence à part dans la
société , n'ont pas encore songé à donner à leurs sermens
d'autre garantie que celle d'un amour qu'alimente
et ennoblit la passion des arts . Ce couple charmant , retiré
, pendant l'hiver , dans une maisonnette de la
vallée d'H ..... , en sort au printemps pour parcourir
les lieux les plus favorables aux grandes inspirations de
la peinture et de la poésie qu'ils cultivent avec un égal
succès. Dans ce moment , le poète et sa jolie compagne
502
MERCURE DE FRANCE.
achèvent un voyage vraiment sentimental qui avait
pour but de visiter le berceau des héros français morts
pour leur pays, et à la mémoire desquels ils élèventun
monument également honorable pour ceux qui l'ont mérité
et pour ceux qui l'exécutent . »
Je profitai de ces renseignemens pour faire tomber
la conversation sur l'état de la poésie en France, sur
le grand caractère que pouvait lui imprimer la cause
patriotique , dont quelques jeunes gens paraissent déjà
ressentir l'influence. Cet éloge indirect reçut aussitôt
une application personnelle ; et quelques personnes de
la connaissance du barde occitanien le prièrent de nous
réciter quelques strophes de son ode à la mémoire des
braves . Il céda à nos instances et choisit les vers qu'il
venait de composer sur les bords du Lot, au lieu même
où naquit le célèbre maréchal Bessières . On me saura
gré sans doute de les consigner ici. Rien de ce qui
honore la France et les Français n'est étranger à mon
voyage.
C'est peu: rival d'Homère aux sources d'Hypocréne ,
Comme lui des héros consacrant les destins ,
Je peindrai dans mes vers , sur la sanglante arène ,
Ou Bessière , ou Turenne ,
D'un pareil foudre atteints .
Où courez-vous ? Quel deuil vous environne?
Pourquoi ces longs regards de pleurs appesantis ?
N'êtes-vous point la nymphe de l'Ottis ,
Qui s'unissant au deuil de la Garonne ,
Va raconter sa perte au palais de Thétis ?
- « O ma mère , il n'est plus le vaillant capitaine ,
« La palme de mes bords , et la fleur des guerriers ,
« Lui dont le bras terrible , orgueil de l'Aquitaine ,
«Du Nil au Borysthène
<< Cueillit tant de lauriers .
« Le cruel Mars , trop jaloux de sa gloire ,
DÉCEMBRE 1817 .
STIMBRE
«Trop blessé de l'éclat dont brillait sa valeur
« D'un trait soudain l'arrache à ma douleur
<<<Et maintenant pleuré de la victoire ,
« Il dort , et le clairon n'éveille plus son coeur.
ROYAL
595
5
C.
SEINE
-< 11 n'est plus , mais sa gloire à jamais est vivante ,
Mais son nom , du trépas n'a point subi les lois ,
<<Mais son ombre , aux combats porte encor l'épouvante ,
<< Et la harpe savante
<<<Redira ses exploits .
<<En vain , parés de triomphes funèbres ,
« Les siècles envieux voudraient au noir Léthé
<< Plonger un nom par la lyre adopté.
«Du temps vaincu repoussant les ténèbres ,
« Il vit , riche d'encens et d'immortalité. »
Elle dit : tout-à-coup , quittant la rive heureuse ,
Où Béthune a rejoint les mânes de Henri ,
Attentive à mes chants , de mon luth amoureuse ,
Une ombre valeureuse
Dans les airs m'a souri.
Ce n'était plus cette image sanglante ,
Ce front décoloré , ce corps pâle etmourant,
Triste jouet du foudre dévorant ;
C'était l'éclat , l'image étincelante
De l'ardent météore au sein des nuits errant .
Telle , au ciel nébuleux de la Calédonie ,
Non loin des vastes flots du bruyant Ocean' ,
Des månes de Morven la troupe réunie ,
Avide d'harmonie ,
Ecoutait Ossian.
Quoiqu'affranchis des liens de la terre';"
Du récit des combats nourrissant leur loisir ,
Ils s'enflammaient d'un belliqueux désir ,
Et dans leurs mains le large cimetère ,
A la voix d'Ossian frémissait de plaisir.
Ces vers furent accueillis avec des témoignages de
satisfaction plus ou moins vifs de la part des auditeurs
, à l'exception pourtant d'un homme à cheveux
38
594 MERCURE DE FRANCE .
blancs , dont les continuels hochemens de tête trahissaient
le mécontentement : je l'amenai à rompre le silence
qu'il s'imposait visiblement par politesse. —
« Que voulez-vous , dit- il , je n'aime pas les héros , et
l'aversion que j'ai pour ces illustres dévastateurs , me
rend insensible aux éloges poétiques qu'on leur prodigue
; en un mot je n'entends rien à cette vertu féroce
que l'on appelle la gloire. >>>
Je me contentai de lui répondre par ces vers de la
Tactique :
Eh quoi ! vous vous plaignez qu'on cherche à vous défendre!
Seriez -vous bien content qu'un Goth vint mettre en cendre
Vos arbres , vos moissons , vos granges , vos châteaux ?
Il vous faut de bons chiens pour garder vos troupeaux.
- « Je sais , interrompit le vieillard , la distinction
qu'il est juste de faire entre le guerrier qui défend son
pays et celui qui ravage le pays des autres; mais jusqu'ici
je n'ai trouvé de ces héros là que dans l'histoire
fabuleuse des Troglodites , et s'il faut dire toute ma
pensée , j'admire , j'honore , je révère cent fois plus
un Voltaire , un Elie de Baumont , un Dupaty, réhabilitant
la mémoire de Calas , renversant l'échafaud de
Sirven , arrachant au supplice de la roue les condamnés
de Chaumont , que nos Turenne qui embrasent le
Palatinat , que nos Condé qui font la guerré dans les
rangs espagnols , que nos Bessières qui font des 18 brumaire
au profit d'un seul homme. Telle n'est pas , je
le sais , la disposition générale de l'esprit humain ; c'est
du bruit , de l'éclat qu'il faut , et dès long-temps j'ai
remarqué que l'héroïsme de la vertu était le seul qui
ne produisît jamais d'enthousiasme.
« Je me suis souvent arrêté à considérer quels étaient
les événemens sur lesquels se fixait exclusivement la
1
1
1
1
(
1
DÉCEMBRE 1817 . 595
buriosité publique , et j'ai toujours vu , à la honte de
mes compatriotes , qu'entre deux objets , dont l'un présentait
la nature humaine dans ce qu'elle a de plus noble
et de plus touchant , et l'autre dans ce qu'elle a de plus
odieux , tous les regards se dirigeaient à la fois sur ce
dernier.
<< En voulez-vous un exemple récent ? Deux procès
épouvantables se plaident en ce moment aux deux extrémités
de la France : dans l'un , il ne s'agit plus que
de savoir si quelque coupable n'a pas échappé à la justice;
si le crime le plus lâche , le plus atroce n'a pas eu
plus de complices que la loi n'en a encore atteints ;
dans l'autre , si le glaive de la loi n'est pas suspendu
sur la tête d'un innocent déjà condamné. Sans rien préjuger
sur de pareilles questions , il est permis de dire
que l'obscurité qui voile encore la première ne peut
cacher que de nouvelles horreurs , et que le jour près
de se répandre sur la seconde peut éclairer le triomphe
de l'innocence. Comment se fait - il donc que le crime
irréparable qui a coûté la vie au malheureux Fualdès ,
mette en mouvement la France entière , et que la condamnation
qui menace les jours de l'infortuné Wilfrid
Regnault , ne puisse distraire un moment l'attention
publique qui se porte toute entière sur la
cour d'Alby ? Comment se fait - il que les colonnes
de vingt journaux soient remplies , depuis six mois ,
des horribles détails de l'assassinat de Rodez , des
réclamations des accusés , des lettres , des dépositions
d'un témoin mystérieux ; et que l'excellent , le courageux
mémoire de M. Odilon-Barrot , avocat au conseil
du roi , pour Wilfrid Regnault et sa malheureuse famille
, n'ait encore obtenu , dans aucune feuille publique
, la faveur d'une simple mention ? C'est que
vous êtes tous des enfans cruels , sur qui la terreur agit
38.
596
MERCURE DE FRANCE.
plus fortement que la pitié; c'est que des aventures
romanesques , des situations théâtrales vous intéressent
plus que le désespoir d'un père et d'une mère octogégénaires
, dont les derniers regards voient s'élever l'écha
faud où va périr un fils qu'ils croient innocent; c'est
que celui qui consacre ses talens et ses veilles à la défense
d'un citoyen obscur que l'erreur poursuit , que
l'intrigue environne , que la calomnie accable , ne parle
qu'à ce très-petit nombre d'hommes justes, éclairés et
véritablement sensibles , qui pensent avec un philosophe
grec (1 ) , que la société doit une statue au véritable
héros de l'humanité , au vertueux avocat qui parvient
à confondre le faux témoin et àsauver l'innocent.>>>
Le discours de ce vieillard fit d'autant plus d'impression
sur son auditoire qu'il parlait avec toute l'autorité
que donnent un grand âge , une figure respectable
, une raison supérieure et une émotion profonde.
Je ne me permettrai cependant pas de le suivre dans le
touchant commentaire qu'il nous fit du mémoire de
M. Odilon - Barrot; je craindrais de communiquer à
d'autres , avec le sentiment d'une indignation stérile, la
douloureuse anxiété qu'a laissée au fond demon coeur
l'examen d'une affaire qu'il compare énergiquement à
« l'enfer du Dante , où le spectacle devient d'autant
<<plus révoltant , la scène d'autant plus hideuse, qu'on
« s'y enfonce davantage.>>>
Je regrettai que les deux voiturins , qui s'étaientrencontrés
à Grizolles , ne fissent pas route ensemble.
Nous nous séparâmes sans que j'aie pu savoir quel était
ce vieillard vénérable que j'avais éconté avec tant de
plaisir. .....
Je suis arrivé à Toulouse par une belle route bordée
(1) Callisthènes.
DÉCEMBRE 1817 . 597
d'arbres . L'étendue de cette ville , le nombre de ses
basiliques et de ses clochers , la couleur de ses maisons ,
presque toutes en brique , et principalement sa belle
situation sur la Garonne, offrent un ensemble curieux
et imposant.
J'ai d'abord remarqué un pont , ouvrage de Mansard
, et des quais magnifiques dont cette ville est redevable
à la munificence de son ancien archevêque , ce
cardinal de Loménie dont la fortune fut si rapide et la
fin si déplorable.
L'Hôtel-de-Ville a de l'élégance , même de la grandeur
, sans toutefois justifier le titre fastueux de capitole
que lui conservent les Toulousains , et d'où ses
magistrats ont pris celui de capitouls , aux dépens duquel
Piron s'est permis de rire dans sa Métromanie.
Je commencerai demain mon cours d'observations
dans cette ville célèbre à toutes les époques par de
grandes vertus , de grandes erreurs et de grands crimes .
L'ERMITE DE LA GUYANE.
www.www.m
VARIÉTÉS.
Sur un point de la jurisprudence de la cour d'assisesde
Paris.
Si j'examine le caractère des juges depuis la révo
lution, je trouve qu'avec la même gravité de moeurs
qu'autrefois et avec des lumières au moins égales , ils ont
beaucoup perdu de cette défense de leurs prérogatives '
dont l'excès a pu quelquefois être un inconvénient, mais
qui , renfermée dans de justes bornes , offre un gage
précieux de la séparation des pouvoirs , de l'indépendance
du magistrat , surtout de la protection des ci598
MERCURE DE FRANCE .
toyens , et dans laquelle il faut chercher le principe
de la haute considération qui entourait la vieille robe.
Je vais en citer un seul exemple puisé dans une cour
dont les erreurs seraient d'autant plus graves que le
monarque , en l'instituant , a désiré de l'offrir en modèle
à toutes les cours de son royaume.
Dans le dernier procès politique dont les assises de
Paris se sont occupées , deux personnes qui avaient
échappé à leur peine , l'une par l'amnistie , l'autre par
la grâce , ont été entendues en témoignage sur la foi
du serment. L'audition de l'une de ces personnes a
même été le résultat d'un jugement interlocutoire, rendu
après d'assez viſs débats , suscités par l'opposition des
défenseurs ; ainsi , le point dont il s'agit a été pleinement
controversé. Lorsque j'ai témoigné quelque surprise
de ce jugement , il m'a été répondu par un homme
de loi que telle était la jurisprudence de la cour , fondée
sur l'article 57 de la charte , qui dit que toute justice
émane du roi; ici commence la véritable importance
de la chose , et il devient d'un haut intérêt d'examiner
sur quels principes s'appuie cette jurisprudence.
Toute justice émane du roi . D'abord cet axiome a
besoin d'explication. Avant la réunion des grands fiefs
à la couronne , les rois de France ne rendaient la justice
que dans leur domaine particulier,et comme
seigneurs de ce domaine. C'est depuis l'accession des
grands fiefs seulement que toutes les seigneuries ont
transporté leur droit de justice dans celle du duché de
France que possédait Hugues Capet ; mais soit alors ,
soit précédemment , les rois n'ont jamais jugé aucune
cause sans le concours de douze barons représentant
nos jurés ; car le régime du jury était celui de nos pères ,
comme je me propose de le faire voir d'après d'excellentes
autorités , en traitant spécialement de cet objet.
Si l'histoire nous represente saint Louis rendant seul la
justice sous le chène de Vincennes , il ne faut pas que
nous nous laissions abuser par une erreur de mots : le
bon monarque , ainsi qu'on peut s'en convaincre par
le récit de Joinville , réglait alors seulement les petits
intérêts de sa domesticité. Cette magistrature était celle
que tout père de famille est appelé à exercer dans sa
maison.
DÉCEMBRE 1817 . 599
Mais de quelque manière qu'on veuille entendre l'article
de la charte portant que toute justice émane du
roi , cet article incontestablement ne lui en confère pas
l'exercice , puisqu'il est dit qu'elle s'administre en son
nom par des juges qu'il nomme et qu'il institue. En
effet , les complications présentes de la société ne permettraient
pas au roi de rendre lui-même la justice àson
peuple : tels sontles changemens que le temps amène
et l'oracle même de la sagesse, Salomon , ordonnant le
partage de l'enfant réclamé par deux mères , ne répondrait
ni aux idées , ni aux sentimens des hommes d'aujourd'hui
.
,
Il suit de là que la grâce , l'amnistie maintiennent
véritable le fait de la condamnation. Pour qu'il en fût
autrement , il faudrait que le prince s'engageât dans
une révision personnelle du procès , et alors il n'y aurait
plus remise de la peine , il y aurait déclaration de
l'innocence ; l'acte du souverain ne serait plus grâce ,
mais justice.
Or , si la grâce maintient véritable le fait de la condamnation
, elle laisse évidemment subsister contre le condamné
toutes les incapacités civiles , au nombre desquelles
se trouve celle d'être entendu en témoignage avec la garantie
du serment ; incapacités qui , d'après l'article 633
du Code d'instruction criminelle , ne peuvent cesser que
par la réhabilitation , réservée aux seuls tribunaux .
Il est donc clair que la cour d'assises de Paris , en
confondaanntt deux fois, dans une même affaire lagrâce
avec la réhabilitation , et la source de la justice avec
son canal , a consacré , par sa jurisprudence , l'empiétement
du pouvoir royal sur le pouvoir judiciaire , et
ce n'est pas , assurément , ce qu'auraient fait les magistrats
d'autrefois .
D
Cependant , autrefois la confusion du pouvoir avait
moins d'inconvéniens qu'aujourd'hui. La règle , la balance
sont l'emblème du régime constitutionnel. Tout
ce qui tend à les déranger compromet l'ordre et le salut
public. Poser l'équilibre et le détruire , ce serait imiter
Pénélope , défaisant la nuit le travail du jour, jusqu'au
moment où , surprise par des regards vigilans , elle
acheva enfin son ouvrage , bien à contre-coeur , dit le
poète , et en cédant à la nécessité.
E. AIGNAN.
600 MERCURE DE FRANCE.
MERCURIALE .
« Ce jour où le filleul aime tant sa maraine » approche,
et l'on est loin de se douter que tant d'intérêts égoïstes ,
tant d'opinions adversaires vont s'étouffer dans une
immense embrassade ; le jour de l'an est un armistice
pour les guerres domestiques et les haines politiques;
c'est le jour de prédilection des enfans et des grands
seigneurs ; les uns attendent des joujous, les autres,
des hommages ; ces derniers ne doivent pas oublier
que le mois de janvier reconnaît , pour son patron ,
Janus , à qui la fable a donné deux visages. Dans les
rues , quelle vaste population remuée par l'étiquette!
que d'empressement à s'éviter ! Tous les portiers sont
assiégés ; on ne s'informe mème pas si le maître de la
maison est chez lui , on le croit assez honnête pour ne
pas vous recevoir ; quelquefois on est assez malheureux
pour rencontrer en route les gens dont on allait visiter
le concierge ; plus loin
« La paix , en embuscade audétour diun chemin,
ForceHoffmann et de Pradi à se tendre la main,
L'ordre des choses est interverti : l'avarice fouille à sa
poche; le poète pardonne un succès à son ami ; une
femme qui sait vivre se réconcilie avec son mari , sans
se brouiller avec son amant , dont les droits ne se
formalisent pas d'un caprice conjugal ; et tous se prétent
avée d'autant plus de grâce à ces petites concessions ,
qu'elles ne doivent durer qu'un jour.
N'oublions pas , dans cette solennité annuelle , parmi
les plus doux conciliateurs de la société , M. Lemoine,
successeur perfectionné de Berthélemot , et dont la
friande célébrité vole de bouche en bouche d'un bout
de la France à l'autre ; il ne sait pas lui- même toute
l'influence de ses bonbons ; quels utiles auxiliaires ils
sont a la paresse des entretiens ! On n'a plus besoin
pendant quelques jours de la pluie et du beau temps
DÉCEMBRE 1817. 601
voyez les hiéroglyphes d'un rébus occuper le grave savoir
des chefs de familie , tandis que non loin d'eux le
langage passionné de la devise secourt le noviciat d'un
amant timide , qui lance , sur les genoux de la fille de
lamaison , l'amour avec un diablotin ;
<<Mais la dragée est douce et sa suite est cruelle . »
On n'aura nul inconvénient à craindre en faisant
choix , pour ses offrandes , soit du Chansonnier des
Graces (1) , soit de l'Hommage aux Dames (2) , ou
des Papillons de M. Charles Malo (3) , tous recueils
aussi innocens de mauvais esprit que distingués par le
hon goût qui a présidé à leur composition et au luxe
de leurs ornemens. Si l'on nous consulte sur le choix
à faire entre ces trois ouvrages , nous répondrons qu'on
peut prendre indistinetement les graces , les dames ou
les papillons . Nous signalerons aussi les trois volumes
de Leures à Sophie sur la Chimie , la Physique , etc. ,
que M. Aimé Martin glisse , tous les ans , dans la littérature
à la faveur des étrennes . La perversité du goût
avait fait le triomphe des Lettres à Emilie de M. Demoustier
; c'est ce qui asans doute encouragé l'entreprise
de M. Aimé Martin : c'est un bizarre abus de
l'esprit que de vouloir faire un cours de galanterie dans
un cours de physique , et l'on parvient ordinairement ,
après de longs efforts , à n'avoir été ni aimable ni savant
; cependant cette chimie en madrigal a obtenu
une sortede suceès qu'il faut considérer comme un
égard accordé au talent estimé de l'auteur qui ne trouvera
peut-être pas inconvenant qu'on lui prédise l'oubli
dont l'affront menace déjà,les Trois Regnes de Delille.
Il serait à souhaiter que M. Aimé Martin , ainsi que la
plupart de nos jeunes poètes , s'efforçassent de s'élever
àl'imitation de l'admirable talent de ce grand maître ,
enos'écartant de l'exemple dangereux de ses compositions;
c'est un voeu qué nous émettons aux approches
(1) Un vol. in-18 , orné de gravures. Chez Louis, libraire ,
st chez tous les marchands de nouveautés.
(2) Un vol . in - 18. Chez Janet , libraire rue Saint-Jacques ,
no.69.
(3)Un vol. in-18 , orné de gravures. Chez le même libraire.
1
602 MERCURE DE FRANCE.
こん
du nouvel an , et qui , sans doute , restera stérile
comme tant d'autres. Puisse cependant celui que l'art
dramatique forme depuis si long-temps se réaliser en
1818 ! Nous voulons encore parler de l'urgente nécessité
de rétablir un second théâtre français , dont le gouvernement
serait confié à l'habile activité de M. Picard.
C'est une ressemblance de plus que cet auteur aurait
avec Molière qui faisait représenter la tragédie sur son
théâtre en rivalité avec ceux de la rue Guénégaud et de
l'hôtel de Bourgogne . Nous aurions ainsi deux grandes
scènes françaises comme deux chambres législatives.
L'Odéon , par proximité , serait la chambre des pairs de
l'art théâtral , à l'exception qu'on n'y jouerait plus en
comité secret ; il faut espérer aussi que l'équité de la
commission portera au pied du trône cet autre voeu
des héritiers de tous les auteurs , parmi lesquels se
mêlentles descendans de Corneille ; ce voeu qui sollicite
l'abolition de la prescription décennaire dont sont
frappés les honoraires du génie. Ce nouvel ordre de
choses serait en même temps favorable à la fortune des
auteurs vivans , puisque les comédiens n'auraient pas
alors plus d'intérêt à jouer Racine que M. Delrieu.
Voilà quelles sont les étrennes que nous votons pour les
auteurs , et nous finissons par souhaiter que MM. Raynouard
et Duval se chargent long-temps de celles au
public ; quant aux lecteurs de MM. Azaïs et Fiévée ,
nous leur souhaitons le bon soir,
- Si l'on veut passer une de ces soirées enchantées
que naguère encore il fallait aller chercher dans la mélodieuse
Italie , il faut obtenir la faveur d'une présentation
aux concertsde Mad. Gail; ils sont devenus le
rendez - vous de la plus brillante société de Paris. On
fait d'excellente musique chez l'auteur de celle des
Deux Jaloux et de mademoiselle Delaunay , car ony
entend souvent des morceaux inédits de sa composition
: il est à remarquer que la poésie , la peinture et
la philosophie ont compté plus d'une femme célèbre ,
et que madame Gail est la seule à qui la musique
puisse mériter ce nom .
- Le Stenographe parisien arrive de l'Aveyron avec
soncinquème numéro qui al'air d'un bulletin de vicDÉCEMBRE
1817 . 603
toire ( 1) ; il ne s'agit rien moins que d'y voir clair dans
la conduite romantique de madame Manson qui a
fourni au Stenographe la preuve de confiance la moins
équivoque en le chargeant de la publication très-prochaine
de ses Mémoires , écrits par elle-même , et dont
le dépôt sera fait chez l'un des notaires de Paris par
acte authentique ; ainsi le Stenographe a trouvé moyen
de ne pas laisser d'interruption à la curiosité publique
pendant l'entr'acte des assises de Rodez à celles
d'Alby.
Le cinquième numéro se recommande , en outre ,
par des détails qui plairont également à l'imagination
et à l'esprit observateur.
-Tandis que la justice est à la poursuite de nouveaux
coupables dans l'assassinat de Fualdès , M. Wilfrid
Regnault est à la poursuite de la justice , pour obtenir
la réhabilitation de son innocence : ainsi , nous avons
des procès pour tous les goûts .
SS .
CINQUIÈME LISTE DES SOUSCRIPTIONS
Reçues pour les naufragés du radeau de la Méduse ,
jusqu'à la date du 25 décembre inclusivement.
Les grenadiers du 3e bataillon de la 2º légion de la garde
nationale , composant le poste d'honneur de la chambre des
députés , du 18 au 19 décembre , commandés par le capitaine
Leclerc, ont eu l'heureuse idée de faire entre eux une collecte
pour venir au secours des naufragés ; le produit en a été de
100 f. qui ont été versés chez MM. Perregaux , Lafitte et comp.
Dons remis aux bureaux du Journal du Commerce et
du Mercure :
f.-
Madame Manson , de Rodez , 10 fr. -MM. de Latouche , 10 f.
Cinq habitans d'Aubusson , 25 Bourgeoeoiiss père,deRouen ,
10 f. Curmer , de Rouen , 20 f. Fontenay, 20 f:
Will. Dibon, 20 f. Lambert , avocat à Saint-Pol , 10 f. - Le
(1) Une feuille in-8°. Prix : 40 c. Chez Pillet , libraire , rue
Christine.
604 MERCURE DE FRANCE.
baronB. des Marchais , 20 f.-G. de Senac , accouch. -ocul. , 6 f.
-Sauvinet, ex-recev.-gén. du Finistère , 40 f.- Thierry , 10 f.
-Lachautièse, 30 f.-La famille B...y. , 12 f.-Pyronny, 10f.
-Pigneux et Bégé, 10 f.-P. D. T. , 5 f. - Une famille anglaise
, 20 f.- La réunion du cercle de la rue Vivienne , n. 8,
537 f. 20 c.- E. B. , 5 f. - Decour , employé au trésor, 5 f.-
Plancher , lib. , 5 f.- Un anonyme d'Alençon , 40 f. -Un anc.
élève du coll. Sainte-Barbe , des Côtes du Nord , 10 f.-Mad,
veuve Cheval , 10 f.- Un anonyme , 5 f.
Dons envoyés d'Elbeuf.
MM. Henri Quesné , manufact. , 20 f.-C. L. R. , manufac. ,
20 f.-L. F., 20 f.
Dons envoyés de Nanci.
MM. Joachim-Louis Blaise , notaire, 12 f. - Ferdinand et
Achille Blaise , 5 f.-Ch. Voisin , 3 f.-Ferdinand Favier, 3of.
-Gervais Voinier , 100 f. - Mademoiselle R. Favier , 50f.
Montant des quatre listes précéd. , .. 11,994 f. 75 c
Montant de la présente liste , .. 1,265 f. 20
........... 13,259f.95c.
TOTAL ( déposé chez MM. Perregaux-
Lafitte et compagnie ) ,
nw
POLITIQUE.
SL.
SESSION DES CHAMBRES .
Je poursuis l'analyse des opinions sur la loi de la
presse.
M. de Corbières se plaint que le projet de loi ne soit
qu'un réglement de procédure. La raison veut que l'on
définisse le délit , et qu'on détermine la peine avant de
s'occuper de poursuite etde répression; tout au contraire
duprojet qui s'occupe de poursuite et de répression avant
de rien définir. Ce projet nous renvoie à la loi du 9 no
DÉCEMBRE 1817 . 605
vembre , et au Code pénal; mais le Code pénal est évidemment
incomplet. Et quant à la loi du 9 novembre ,
une loi de circonstance peut-elle être la base d'une loi de
principes ? Sortons enfin de ces routes tracées par unGouvernement
« qui tenait d'avance un pilon préparé pour
« l'écrit , si l'on ne pouvait saisir que lui , et un cachot
<< préparé pour l'auteur, s'il était découvert. >>>
Du milieu de ces discussions , s'est élevée la question
du jury. Si la commission a rejeté l'application du jury
aux délits de la presse , elle ne l'a point fait par des motifs
pris dans l'institution même , ni par des motifs pris
dans le rapport de l'institution à ce genre de délits ; elle
a seulement pensé qu'une disposition qui changerait toute
la législation criminelle ne saurait être l'objet d'un
amendement , et qu'une introduction , en quelque sorte
furtive , convenait peu à une institution solennelle. Ici
'orateur s'attache à rectifier la théorie des amendemens .
Un amendement n'est jamais l'ouvrage de la minorité.
C'est la majorité qui le propose, la majorité qui n'a ,
pour exprimer son opposition, que l'amendement ou le
rejet. On nous dit que , pour être légitime , il faut qu'un
amendement soit proposé ou consenti par le Roi. Donc,
il peut être proposé par d'autres que leRoi.
L'orateur n'a point manqué l'occasion d'exhaler ses regrets
sur les anciens corps de magistrature. Il les représente
comme des tuteurs intègres du peuple , de courageux
défenseurs des Rois. C'est le beau côté de la médaille.
M. le ministre de l'intérieur monte à la tribune, pour
se faire une arme des paroles mêmes du magistrat qui
préside l'assemblée : proposer la loi , c'est régner. Il combat,
chemin faisant, ll''opinion de M. Royer-Colard , qui
avait défini le jury , le pays intervenant dans les actes judiciaires
, comme la chambre est le pays intervenant dans
les actes législatifs. D'après le ministre , à ce vieil adage ,
toutejustice vient du Roi , il faudrait substituer celui- ci ,
toutejustice vient du peuple , si ladéfinition de M.Royer-
Colará était bonne : conséquence , à mon avis , un peu
forcée ; car intervenir dans un acte , n'est pas présider à
eet acte, et il y a quelque différence entre partager une
chose, et la posséder sans partage. Pour mieux prouver
que l'on doit méditer longtemps certaines questions avant
606 MERCURE DE FRANCE .
de les débattre , le ministre cite la réforme parlementaire,
et l'émancipation des catholiques. Il ne dit point que ces
deux questions , la première surtout , sont depuis longtemps
résolues ; que ce n'est point le défaut de maturité
qui retarde la discussion , mais peut-être le défaut de liberté
, et qu'il ne faut pas confondre une dissidence d'intérêts
avec une dissidence d'opinions.
Tout ce que l'on remarque dans le discours de M. Sartelon
, c'est qu'il vote , faute de mieux , pour que la loi
soit temporaire , et dans le discours de M. Favard de
Langlade , c'est qu'il rejette l'établissement du jury.
M. de Bonald succède à ces deux orateurs ; beaucoup
d'esprit , profondeur apparente , regrets éternels du passé,
apothéose de la chambre de 1815 , voilà son discours. Il se
réduit à ressusciter ce qui était autrefois. D'abord la censure
libérale d'autrefois , les j'ai lu par ordre , passeports
nécessaires , puis les arrêts solennels rendus en robes
rouges. Et si l'on pouvait nous régaler quelquefois de ces
autodafés imposans , « lorsque les cours souveraines , sans
« distinguer les délits ou les crimes , condamnaient tout
ouvrage dangereux à être brûlé sur le seuil du temple
de la justice , par l'exécuteur de ses plus sévères juge-
<<< mens , >> rien ne manquerait aux améliorations.
(
«
Pour s'accommoder à notre faiblesse , l'orateur veut
bien toutefois nous concéder un jury. Mais encore quel
jury ? Un jury spécial , nous dit- il. Tout n'est-il pas spécial
en France , même le jury ordinaire, grâces aux récusations
exercées par le prévenu et la partie publique?
Puisqu'il en est ainsi , qu'importe que lejury soitspécial
de nom , il le sera toujours de fait. Non, répond l'orateur
, je veux qu'un écrivain soit jugé par ses pairs. Et
ses pairs , ce sont ceux qui écrivent , sans doute ? Point
du tout, ce sont ceux qui lisent. Par analogie , les pairs
des marchands et des ouvriers sont ceux qui consomment
les marchandises. Ce raisonnement n'est pas tout-à- fait
dans les règles du syllogisme , et Port-Royaly trouverait
quelque chose à reprendre ; mais il fallait amener le jury
ou l'équivalent du jury de M. de Villèle , c'est- à-dire ,
soumettre la presse à un petit nombre de families puissantes
. Du reste , l'orateur a grand soin de nous avertir
que le jury n'est pour lui qu'un pis-aller; il le tolère
plus qu'il ne l'adopte. D'autres orateurs transportaient le
DÉCEMBRE 1817 . 607
jugement des délits de la presse aux cours royales , parce
qu'ils étaient sûrs d'y trouver le jury. Lui ne réclame le
jury, que parce qu'il est inséparable des cours royales .
Quant à cette vive affection pour les cours royales , en
veut- on savoir la véritable cause ? Elles jugent en robes
rouges.
Comme rien n'est indifférent de ce qui part d'un
orateur , tel que M. de Bonald , je n'ai pas cru devoir
poursuivre mon exposé , sans relever quelques traits
dont il a semé par intervalles son homélie , et qui me
paraissentà moi des erreurs et même de graves erreurs .
1º . Le droit de publier ses opinions , n'est pas , selon
M. de Bonald, un droit naturel ; c'est un droit politique.
Mais qu'est- ce qu'un droit politique , si ce n'est un droit.
naturel garanti par la Société ? Il n'y a pas de droits
politiques sous le despotisme , parce que tous les droits
naturels sont méconnus . Les droits naturels , dans les
sociétés régulières , se changent en droits politiques .
parce qu'ils sont tous reconnus. La société ne peut
créer des droits; elle ne peut que les garantir.
2°. L'article 8 de la charte est ainsi concu : «Les
<<Français ont le droit de publier et de faire imprimer
<<leurs opinions en se conformant aux lois qui doivent
RÉPRIMER les abus de cette liberté. » Voici le raisonnement
de M. de Bonald : « L'article 8 ne dit pas un
mot des lois qui doivent prévenir les abus de la presse.
Or , tout ce qui n'est point défendu par la loi , est
permis par elle ; tout ce qui n'est pas anti - constitutionnel
est constitutionnel. Donc rien ne s'oppose à
ce que l'on établisse des lois préventives sur les abus de
la presse en même temps que des lois répressives. >>>
Ce raisonnement est parfait , si prévenir et réprimer
n'impliquent point, si une jurisprudence préventive n'est
pas l'opposé d'une jurisprudence répressive , si la première
n'exclut point lapublication préalable que l'autre
doit nécessairement admettre .
3º. M. de Bonald prétend que le censeur et le
juge auront autant d'esprit pour découvrir le délit que
l'écrivain en a eu pour l'envelopper. Mais comment
s'assurer que l'écrivain a eu la pensée d'envelopper un
délit? Il faudrait qu'il l'eût aperçu ; et M. de Bonald
nous apprend lui-même que « l'écrivain le mieux inten
608
MERCURE DE FRANCE .
« tionné qui traitera ces sortes de matières ( politiques)
« ne pourra jamais savoir s'il est digne de blâme ou de
<<louange. » Or , où est le délit sans l'intention ? Mais ,
puisque la société est à la discrétion des écrivains , il
efaut laisser les écrivains à la discrétion de ceux que la
« société a institués pour les défendre>> ; c'est-à-dire
qu'il faut laisser aux uns l'usage de la parole et l'interdire
aux autres ! Mais alors la société sera toute entière
à la discrétion de ceux qui auront le privilége de parler ,
elle , ses intérêts , ses opinions , ses moeurs et ses lois.
Tant qu'elle est à la discrétion de tous , elle n'est à la
discrétion de personne. Un écrivain n'a pas plus tôt élevé
une doctrine , qu'un autre écrivain se présente pour
la renverser. Les écrivains font leur propre police;
mais qui fera la police des juges ?
4°. << Un livre qui paraît , dit M. de Bonald , est un
« homme qui parle en public, qui professedevant le pu-
« blic ; et comme on ne peut professer ,MÊME AUJOURD'HUI
, sans un examen préalable de capacité , on
«transportait tout naturellement aux ouvrages cette nécessité
d'examen préalable ; et il me semble que si
« P'idée n'était pas très-libérale , elle était du moins assez
c raisonnable. » Je ne crois pas à la parité. Un profes-> seur représente la société; ce sont les doctrines de la
société qu'il enseigne. La société a donc le droit de
s'assurer qu'il n'en substituera pas d'autres. Un livre,
au contraire , ne représente que son auteur. Cesont les
doctrines de l'auteur qu'il publie et non d'autres. Le
professeur enseigne sans contradicteurs , et Fécrivain
peut avoir autant de contradicteurs qu'il y a d'écrivains,
de journalistes , de lecteurs.
.• 5º. La propriété des écrivains n'est que leur papier , et point du tout leur pensée ; c'est comme si l'ou disait
que la propriété du statuaive n'est que son bloc de
marbre . Il poursuit les vérités sont la propriété du
public. Sans doute , parce qu'elles leur ont été transmises
. Or , selon un vieil axiome : Nemo dat quod non
habet. Et l'erreur mème n'est pas une propriété.
Pour continuer la métaphore , il fallait dire que V'erreur
est une dette ; sur quoi j'observerais que bien degraves
auteurs sont menacés de mourir insolvables .
60. « Que les gouvernemens nese laissent pas effrayer
DÉCEMBRE 1817
TIMBRE6001OYAL
par ce fantôme
d'opinion
publique
dont
on veut
leur
<<faire
peur
. Elle
ressemble
à ces
bizarres
assemblages
* de
nuages
diversement
coloriés
, et
dans
lesquels
<<chacun
, suivant
la portée
de
ses
yeux
et la netteté
a de ses
vues
, aperçoit
des
objets
différens
. Je
l'ai
dit dans
une
autre
occasion
: nier
l'opinion
publique
c'est
ôter
à la nation
sa personnalité
, c'est
nier
la
nation
.
La tribune a plusieurs fois retenti de cette hérésie.
Elle étonne peu dans la bouche des agens du pouvoir.
Quel est le justiciable qui ne cherche à recuser ses
juges ? Mais que ceux qui représentent l'opinion , qui
siégent de par l'opinion et pour elle , la traitent de vain
fantôme , de ridicule chimère ! il me semble voir un
pontife renier son Dieu.
7°. L'orateur. attribue les délits de la presse à une
sorte d'aliénation mentale . C'est à l'aliénation mentale
qu'il compare « cet état de faculté intelligente qui
constitue l'esprit faux . » Et comme c'est pour prévenir
les aberrations de l'esprit faux , qu'il rétablit la censure
, il faut bien que , d'après lui , tous les délits de la
presse , ou du moins la plus grande partie de ces dé
lits soient dus àl'espritfaux. Mais je vous prie , quel
délit peut-il résulter d'un état d'aliénation ? Quelle matière
à jugement trouve-t- on dans une erreur ? Ce n'est
pas ,me direz-vous , la seule source des écrits dangereux.
Il en est une autre plus féconde dans les vices du coeur.
mais puisque les émanations ne different point , com.
ment distinguerez-vous les sources ? Et si votre définition
de l'esprit faux est exacte , où trouverez-vous des
juges ? L'esprit faux , selon M. de Bonald , « est celui
«qui est étendu en certains points , et borné sur d'au-
<<tres. >> Maintenant que l'on me fasse, connaître un
esprit qui ne soit pas borné en certains points , si toute
fois on excepte la Sorbonne , « ce tribunal spécial dont
« l'opinion de tous les hommes éclairés a sanctionné les
« arrets , » même celui qui proscrivait l'inoculation.
Il faut avouer que si M. de Bonald a la main pleine de
vérités , il n'a pas négligé le conseil de Fontenelle.
Cet orateur n'est pas plus tôt descendu de la tribune
qu'on réclame de toutes parts la clôture de la discussion,
comme s'il y avait répandu des lumières, nouc.
39
610 MERCURE DE FRANCE .
velles . M. de Chauvelin parvient avec peine à se faire
entendre contre la clôture. On a opposé , dit-il , une
fin de non-recevoir à l'amendement du jury, tandis que
la faculté des amendemens est spécialement consacrée
par la charte. Le ministre de l'intérieur se récrie sur
cette dédaigneuse expression de fin de non-recevoir ;
il désavoue , ou bien il interprète les paroles qu'on lui
attribue. Il veut avoir dit que l'amendement était contraire
à la prérogative royale , et non point que le Roi
ne recevrait aucun amendement.- M. Morisset , inscrit
d'abord pour le projet , ensuite contre , cède la
tribune à M. Mestadier qui annonce du nouveau. Conticuere
omnes , et M. Mestadier lit , d'une voix ferme ,
un discours , non pas interrompu , mais constamment
accompagné par des murmures. Cependant la nouveauté
, même trois nouveautés arrivent. La première ,
c'est « que les écrivains sont comme les guerriers qui
aiment le mouvement, le bruit et la gloire. >> Comparaison
qui ne peut qu'honorer les écrivains , mais qui
tourne au détriment de l'orateur , je veux dire de son
opinion. Car cet amour du mouvement et du bruit ,
dans les guerriers , n'exclut pas l'amour de l'ordre ,
puisque la discipline est l'âme d'une armée. La seconde
nouveauté , c'est que les cours royales doivent
prononcer sur les délits de la presse , et sans appel..
Voilà des cours prévôtales pour la pensée. Iln'a pas été
possible de juger la dernière nouveauté. C'est un long
projet de loi sur les journaux , que l'orateur dépose sur
le bureau , et qui court , peut-être , le risque d'y rester
long-temps.
:
Le lecteur ne doit guère s'attendre à trouver,ici le
tableau de ces agitations un peu bizarres , de ces orages
d'un moment , qui viennent quelquefois interrompre le
cours des plus graves délibérations. N'a-t-il pas les journaux
quotidiens ? Et que lui apprendrait-on, d'ailleurs,
qu'il ne sache d'avance ? Les grandes assemblées aussi
aiment lemouvement et le bruit , et n'en arrivent pas
moins à la gloire , quand c'est la passion du bien public
qui excite ce bruit et ce mouvement.
M. Becquey , rapporteur de la commission, monte
à la tribune , pour justifier le projet amendé. Son rapport
a trois objets , l'économie de la procédure, le
r
DECEMBRE 1817 : 611
L
L
!
!
jury, les journaux. Il justifie la modification de l'article
7 , sur ce qu'il serait un peu trop subtil de recher
cher la tentative d'une tentative ; car un projet de
provocation n'est pas autre chose. Iljustifie le principe
des articles 8 et 10 , sur ce que la saisie emporte bien
la suspension , mais non la privation d'un droit ; il justifie
les modifications de ces articles , sur ce que la
volonté de publier n'est pas la publication. La question
du jury paraît au rapporteur intempestive ; et , quant
aux journaux , il persiste à ne demander que pour un
an le régime extraordinaire qu'on avait demandé pour
quatre. F
-Ce
M. le garde-des -sceaux , au nom du Roi , consent à
ect amendement ; mais il demande que , vu l'urgence ,
l'article 27 soit détaché du reste de la loi et soumis à la
délibération. Là-dessus , grand débat.-Est ce une loi ,
est-ce un amendement qu'on nous propose , dit l'un ? dans
tous les cas , c'est aux bureaux de s'en occuper.
n'est pas un projet nouveau , répond un autre , puisque
l'article est contenu dans le projet de loi ; ce n'est
pas un amendement présenté par le Roi ; c'est un amendement
présenté par vous et agréé par lui .- Les formes ,
crient les uns ; l'urgence , crient les autres. Au milieu
du tumulte , on entend retentir souvent ce mot : le
premier janvier. C'est le tocsin d'alarme ; ce fameux
cri : les Gaulois sont aux portes ! n'était pas lus puissant
sur les Romains. Il faut convenir que l'argument
de M. de Villèle ne souffrait guère de réplique . Vous
voulez détacher l'une de l'autre , dit-il , deux parties
inséparables ; ne voyez-vous point que la liberté des
journaux et la liberté des écrits se servent de complément
l'une à l'autre , et que les garanties données par
la première partie de la loi ne sont qu'une sorte d'échange
de celles que vous abandonneriez pour la seconde
? La proposition des ministres prévaut , et l'article
27 passe comme loi , dans ces termes :
« Les journaux , et autres ouvrages périodiques qui
traitent de matières et nouvelles politiques , ne pour-
<< ront , jusqu'à la fin de la session de 1818 , paraître
qu'avec l'autorisation du Roi . »
Les articles 1 , 2, 3, 4 et 5 du projet de loi , amendés
par la commission , sont adoptés .
39.
612 MERCURE DE FRANCE .
MM. Beugnot et Sartelon avaient proposé des ameu
demens à l'article 6. Ceux de M. Beugnot portaient
sur l'imprimeur , ceux de M. Sartelon sur le distributeur.
L'un avait pour base l'intérêt des particuliers , et
l'autre , l'intérêt du public. Si M. Sartelon excepte le
libraire et le distributeur , c'est par un motif dejustice.
Si M. Beugnot excepte l'imprimeur , c'est par un motif
de politique. Il craint les industries de la police , et les
censures déguisées. Il cherche une précaution contre
les visites domiciliaires et les abus du pouvoir. Sur une
observation de M. le garde-des-sceaux , cet amendement
est renvoyé après l'article 7. Cet article 7 devait
être une pomme de discorde. On adopte le premiet
paragraphe amendé ; mais le tumulte est au comble
dans la discussion du second. M. Bellart demande si
l'on doit refuser à l'autorité le droit de prévenir un
crime ? M. Boin demande si l'on doit accorder à l'autorité
le droit de violer de nuit et de jour le domicile
d'un citoyen ? M. Ravez et M. Voisin de Gartempe
se disputent la tribune ; mais ce dernier invoque le
primo occupanti , et tient bon. Il veut que la question
soitainsi posée à qui la priorité , au projet des ministres
, ou au projet de la commission ? Les provocations
directes au crime , s'écrie M. Corbières , sont rares;
mais on ades soupçons, tant qu'on en veut avoir. La
suppression du paragraphe est mise auxvoix. Deux épreu
ves sont douteuses , appel et réappel; le paragraphe est
rejeté.
Les opposans àla loi impromptu des journaux, nese
tiennent pas pour battus , même après la délibération ;
ils reviennent à leur but par une voie détournée. C'est
M. Piet qui , dans la séance du lendemain , brusque
l'attaque. Le procès-verbal nommait l'amendement de
la commission un projet de loi. Ce n'en est pas un;
vous ne pouvez faire des lois de votre chef, àmoins de
vous intituler législateurs par la grâce de Dieu. Vous
avez mis aux voix l'amendement, vous l'avez adopté ;
c'esttout. Et la preuve que vous n'avez pu l'envisager
comme une loi , c'est que l'article 26 de la loi que vous
allez rendre abroge toutes les lois précédentes. Vous
détruiriez donc demain ce que vous auriez construit
aujourd'hui ! MM. de Villèle et Benoit , et M. de
DÉCEMBRE 1817 . 613
Chauvelin soutiennent M. Piet. M. Bellart lui oppose
une fin de non-recevoir; et la fin de non-recevoir
l'emporte.
Mais , de toutes les discussions qu'a provoquées cette
loi , nulle n'est plus orageuse que celle qui a pour objet
les articles 8 , 9 et 10. On peut les séparer dans le projet
des ministres ; ils ne forment qu'un tout dans le projetde
la commission , puisqu'ils se modifient l'un par l'autre. Le
projet des ministres est plus rigoureux contre l'auteur ; le
projet de la commission est plus rigoureux contre l'ouvrage.
L'opinionde M. Beugnot jette dans la discussion
un trait de lumière. « Les tribunaux , dit- il , ne s'occupant
« que de l'ouvrage , et non de l'auteur , exerceraient
« une censure , et la pire des censures , parce qu'elle
<<serait accompagnée de scandale . » Il demande la
question préalable sur les articles 8 et 9 de la commission,
et que l'on mette aux voix l'article 8 du projet.
M. de Villèle propose cet amendement , qui rentre
dans celui de M. Beugnot : « nul ne sera poursuivi ,
« que pour un écrit publié. Sera considérée comme pu-
<<blication la distribution detout ou partie de l'ouvrage. >>>
Ondemande la question préalable sur cet amendement ;
elle est rejetée. M. Rivière veut combattre l'amendement
; des cris aux voix étouffent ses paroles. On met
L'amendement aux voix , et l'épreuve est douteuse. Un
secrétaire demande l'appel nominal ; d'autres secrétaires
s'opposent à l'appel nominal. Au milieu des vociférations
, quelques membres évacuent doucement la
salle; d'autres voudraient les retenir , et ordonnent aux
huissiers de fermer les portes ; d'autres leur reprochent
vivement cette désertion. Les partisans de l'amendement
, restés maitres du champ de bataille , n'en sont
pas plus heureux. Il fallait cent vingt-huit membres
pour légitimer la délibération; ils ne sont que cent
ouze. Dans la séance du lendemain , l'amendement est
adopté.
Pour en finir , la chambre adopte le projet à une majoritéde
cent vingt-deux voix contre cent onze.
Puisque la loi n'est pas portée encore , qu'il me soit
permis de reproduire succinctement quelques objections
:
614 MERCURE DE FRANCE .
que j'avais hasardées dans l'avant - dernier numéro
Si la loi était portée , au défaut de conviction , je lui ferais
hommage de mon silence. Jusque là , mème après
l'adhésion d'une des deux chambres , je ne puis la considérer
que comme une proposition , une opinion , un
projet. La présomption est grande en sa faveur ,je l'avoue.
Mais puisqu'il lui manque quelque chose pour être
Loi , il lui manque tout.
La discussion est à peu près terminée , sans que la
question à mon avis soit entamée .
Il s'agissait surtout des délits de la presse. Car, pourles
crimes , n'avons-nous pas le code pénal? Or , qu'est-ce
que les délits de la presse ? Je nie qu'il en existe. Si j'ai
tort , qu'on me le prouve en les définissant.
Un savant orateur a dit que la provocation directe est
un filet à larges mailles. Et, parce qu'il est difficile de
prouver la provocation directe , il a conclu qu'il n'y
avait en effet que des provocations indirectes , ou, pour
mieux dire , des tendances. Mais encore , qu'est-ce
qu'une tendance ? Car , si j'explique des paroles obscures
par des paroles obscures , je ne vois guère comment
je rencontrerai la vérité. Direz-vous qu'une tendance est
une disposition, une habitude, un système d'habitudes ?
Je serais de mauvaise foi , si je ne couvenais qu'il peut
se trouver dans l'habitude d'un livre, quelque chose qui
me fait soupçonner les intentions del'auteur , comme
( il se trouve dans l'habitude d'un homme quelque chose
qui me fait soupçonner sa probité. Mais irais-je traduire
cet homme en jugement sur sa mauvaise mine ? Elle
peut tromper aussi bien que la bonne.
Tous les orateurs , quelles que puissent être d'ailleurs
leurs opinions , s'accordent sur ce point, qu'il n'est pas
possible de dire exactement ce qu'est un délit de la
presse. M. de Bonald , qui reconnaît les délits , pose
néanmoins en principe que l'auteur ne sait jamais , ou
sait rarement , s'il est digne de louange ou de blâme. Il
ne s'aperçoit pas qu'en ôtant l'intention , il ôte le délit .
Je frappe un homme par mépris , ou pour lui faire
injure, voilà un délit; je le frappe dans le ddeesssseeiinndele
blesser ou de lui ôter la vie; voilà un crime. Il est évident
que le premier de ces deux actes est un degré dans
DÉCEMBRE 1817 . 65
le crime, une moitié de crime , s'il m'était permis de
parler ainsi .
Mais y a-t-il parité ? J'écris pour exposer mes doutes
sur une doctrine établie ; j'écris pour établir une doctrine
criminelle . Le doute , est-ce un degré de l'affirmation?
J'écris sur des abstractions , ou contre des personnes
. L'abstraction est-elle un degré dans la réalité ?
Ilsemble que nous manquions de livres manifestement
criminels. Mariana , Guignard , ont-ils donc caché leurs
doctrines ? Tous les vices , tous les crimes n'ont-ils pas
eu des prôneurs ? On devine le sentiment qui m'interdit
les citations .
Vous n'ètes pas moins embarrassés pour graduer la
peine , que pour expliquer le délit ; vous n'êtes pas
moins embarrassés pour déterminer le mode de jugement
, que pour graduer la peine. Si ce genre de délits
que vous poursuivez, existait en effet, ne craignez point
que la peine et le mode de jugement restassent longtemps
incertains. Peine et délit se supposent l'un l'autre ;
vous arrivez naturellement à l'un par l'autre .
,
Or , s'agit- il d'infliger la peine ? Législateurs , vous ne
sauriez . Dans cette sorte de délits , dites-vous , toute
classification est impossible. Il faudrait une classe pour
chaque fail. Deux conséquences s'offraient à vous
l'une , c'était la non-existence des délits , et l'autre
l'arbitraire des peines ; et c'est l'arbitraire que vous
choisissez ! Qu'est-ce qu'une loi qui institue l'arbitraire ,
si ce n'est une loi qui proclame son impuissance , une
loi qui déclare qu'il n'y a pas de loi ? Car ne vous y
trompez pas. Toute cette économie tant débattue , ces
règles de saisie et de poursuite , et ces séries de responsabilités
ne sont que des garanties pour l'arbitraire .
Vous tracez le cercle où il s'exercera , vous dites même
comment il doit s'exercer. C'est son autorité que vous
édifiez ; vous combinez à merveille ses moyens . Etait-ce
là votre objet?
Laissant de côté toute la théorie des amendemens , et
envisageant la chose en elle-même , il est clair que si
les délits de la presse étaient matière à procès , s'il existait
des délits de la presse , au jury seul appartiendrait
le droit de prononcer sur ces délits, par la raison toute
simple qu'ils ne sont que dans l'intention,et que la
616 MERCURE DE FRANCE.
question intentionnelle est spécialement dévolue au
jury ; soit que vous considériez les jur's comme des ex--
perts , ou comme des représentans de la cit ; experts ,
il leur appartient de constater uue chose douteuse; représentans
de la cité , il leur appartient de réclamer , au
nom del'opinion, la réparation d'un tort faità l'opinion .
Mais , quand vous serez d'accord sur le principe , vous
aurez encore pen gagns. Car , à l'application , tout s'écroule.
Est-ce un jury ordinaire ? Assurez-vous d'abord
que les jurés connaîtront le sens de l'écrit. Est-ce un
jury spécial avant l'appel? Vous créez un privilége.
Après l'appel? Vous établissez des juges de juges. Et
comment le composerez-vous ce jury spécial ? Des
pairs de l'accusé , sans doute qui ne sont pasceux qui
lisent , mais ceux qui écrivent. O ressentimens del'amour-
propre , dépit de la médiocrité , jalousies littéraires
, quel vaste champ on vient vous ouvrir ! Malheur à
l'accusé qui , d'un vers satirique , aura effleuré jamais
la couronné de son juge ! Je me représente Boileau sur
la sellette , et Colletet , Cotin , Pradon, Sofal, parmi les
jurés . Préférerez-vous le jury special de MM. de Bonald et
de Villèle ? Vous créez l'inquisition de la pensée. Voulez-
vous des jugės sans jurés ? Vous établissez le plus
grand arbitraire possible dans la chose la plus obscure
possible. Cet inconvénient n'arrêterait pas le magistrat
qui a supposé un avocat parlant ainsi auxjurés : 2 et a
font 4; mais , si vous le vouliez , 2 et 2 feraient 5. Cet
adversaire du jury sera bien étonné quand onlui prouvera
qu'un jugement sans jury est un effet sans cause;
et qu'il n'y a pas en effet de jugement sans jury. Mais le
jury est quelquefois caché, quelquefois ostensible, quelquefois
il ne fait qu'un avec les juges; quelquefois on
l'en sépare. Il est évident qu'avant de se faire à luimême
cette question , quelle peine mérite cet homme ?
il faut que le juge se soit fait celle- ci : Cet homme
est-il coupable ? Il est donc juré avant d'être juge. La
question n'est pas de savoir s'il faut un jury, ou s'iln'en
faut pas. Ce serait demander si l'on doit punir un
homme sans l'avoir reconnu coupable. La question est
de savoir s'il importe à la société que celui qui l'a reconnu
coupable , soit le même qui le punisse. On a
cherché bien loin les raisons de l'amovibilité des jurés
DÉCEMBRE 1817 . 617
etde l'inamovibilité des juges. Il me semble qu'elles ne
sont pas difficiles à trouver ; les uns étant appelés à lire
la loi écrite , il faut qu'ils aient appris à la lire. Les au
tres sont appelés à consulter la raison commune, ils n'ont
pas besoind'apprentissage pour cela.
Recommençons l'examen de cette question par un
autre bout; je veux dire , éprouvons les deux solutions
par leurs effets possibles. Cet examen est préférable
peut-etre . Car , en général , on juge mieux des choses
par les conséquences qui sont à la portée de tout le
monde , que par les principes qui, trop souvent , restent
cachés au plus grand nombre.
J'adjure les hommes de bonne foi , de déclarer quel
est le parti qu'ils auraient fait dans le bon siècle , à un
philosophe qui aurait enseigné l'existence des antipodes ,
et l'immobilité du soleil. Comme il y a des jugemens
rendus sur ces délits , je parle avec connaissance de
cause. J'ai déjà rappelé le décret de la Sorbonne contre
l'inoculation. C'étaient là des délits , des provocations
indirectes . Encore faut-il admirer la modération des juges
; à leur place , d'autres auraient usé plus largement
de leurs droits . Que si par hasard il s'en fåt trouvé un
bien pénétré de la doctrine de cette école , qui n'admet
point d'erreurs innocentes , et maintient que tout vice
est issu d'ânerie; je demande si l'on n'aurait pas tremblé
de penser. Je me trompe sur les moeurs des Cochinchinois
; le contrecoup se fera ressentir dans nos moeurs .
J'ai osé dire que tel peuple adorait le diable ; j'ai
verti des adorateurs du vrai Dieu.
per-
Je veux bien toutefois admettre l'existence de ces
prétendus délits , délits à vos yeux et non pas aux miens ,
délits aujourd'hui et qui demain ne le seront plus ,
délits d'écrivains , et qui peuvent ne pas être écrits.
Daignez comparer avec moi l'impunité à l'arbitraire
des peines. L'impunité pourra vous donner quelques
mauvais livres , mais que la raison publique étouffera
dès leur naissance , comme on étoufle des monstres .
Admettez l'arbitraire , vous n'aurez point d'historien .
Qui voudra écrire l'histoire de Néron sous le règne de
Commode ? Vous n'aurez point d'astronome ; songez à
Galilée. Vous n'aurez point de médecin ; souvenez-vous
des querelles sur la circulation du sang. Vous n'aurez
618 MERCURE DE FRANCE .
pas de voyageurs ; ces gens-là nous parlent souvent de
lois et de coutumes qui ne sont pas les nôtres. Vous
n'aurez pas de traducteurs ; si l'on traduit Anacréon ou
Sapho , l'on blesse les moeurs ; si l'on traduit Lucrèce ,
on prête des armes à l'athéisme ; si l'on traduit Lucain ,
on introduit dans la monarchie la passion des républiques
. Ce sera bien pis pour les imitateurs.
Que manque-t-il done , pour concilier l'ordre et la
liberté ? une bonne loi sur la calomnie . Élevez (s'il m'est
permis de parler ainsi ) , élevez la calomnie au rang des
crimes ; et , du reste , laissez-vous conduire par les lois
existantes . Je dis la calomnie , et non la satire. J'entends
les blessures faites à l'honneur , et non les piqûres
qui font tressaillir la vanité. Car nous tomberions
alors d'abus en abus ; Mévius et Bavius intenteraient
un procès à Virgile ; et Molière se hâterait d'enfouir
son Tartuffe et ses Femmes savantes. Du reste , il
n'est pas besoin d'une définition nouvelle. Elle existe
cette définition. Elle a depuis long-temps acquis son
droit de naturalité. Ce qui manque , c'est une punition
qui ne soit pas dérisoire. Attaquez-vous les doctrines
sociales ? attaquez - vous l'honneur des citoyens ? La
peine du factieux ou du calomniateur vous attend. Et
je consens que cette peine soit terrible ; mais , dans l'un
et l'autre cas , c'est un jury légal , c'est le jury ordinaire ,
ce sont bien véritablement vos pairs qui prononcent.
Car il n'est pas besoin d'études spéciales pour distinguer
la torche dans les mains de l'incendiaire , et le
poignard dans les mains de l'assassin . Partisans du jury ,
dans cet ordre de choses , seul , vous trouverez le jury .
Défenseurs de l'autorité , dans cet ordre de choses ,
seul , vous trouverez pour elle des garanties immuables .
J'avoue qu'ainsi le domaine de la presse est un peu
plus vaste; mais , dans l'intérêt même d'un système de
répression , trouvez-vous quelque chose de pire que des
limites , et qu'on ne sait où placer ?
- Dans la séance du 25 , le ministre des finances est
venu présenter un projet de loi tendant à autoriser la
perception des six premiers douzièmes de la contribution
de 1818 sur les rôles de 1817. MM . Casimir Perrier
et Chauvelin votent à regret une mesure provisoire. Il
DÉCEMBRE 1817 . 619
ne faut rien moins , pour les y contraindre , qu'une
évidente nécessité; mais ils pensent qu'il suffirait de
quatre douzièmes . M. Beugnotjjuussttiiffiiee le recouvrement
des six douzièmes. La loi sur le budget de 1818 , une
fois rendue , les conseils-généraux de département et
d'arrondissement s'assemblent ; cette opération conduit
jusqu'au mois de mars , et alors il faut faire les rôles .
Dans les années précédentes , les rôles étaient tout faits ;
mais un nouveau système commence. Mème avec ce
crédit provisoire , la différence des besoins au crédit
sera de vingt millions par mois. Plusieurs incidens
viennent se jeter au travers de la discussion. M. Pontel
de la Gironde cite Bordeaux injustement grévé , et se
cite lui-même pour une contribution de 3392 fr . sur
4000 f. de revenu . M. de Marcellus demande que l'impôt
des huiles soit excepté. « On peut dire , de cet impôt
<< comme de la taxe sur les piquettes , qu'il cause petit
" profit et grand dommage. >>> M. de Villèle demande
des éclaircissemens. L'article premier ordonne le recouvrement
; l'article deux autorise la perception , et
l'article trois ouvre au ministre un crédit de près de
200,000,000 . M. Beugnot explique la connexion de ces
articles . D'après cette explication , ces mots sont ajoutés
à l'article trois : en conséquence des articles précédens.
Voici le texte de la loi :
Art . 1. Provisoirement et attendu le retard qu'éprouvera
la confection des rôles de 1918 , les six premiers
douzièmes de la contribution foncière , de la contribution
personnelle et mobilière , de la contribution des
portes et fenêtres et de celle des patentes , seront recouvrés
sur les rôles de 1817 .
2. Jusqu'à la promulgation de la nouvelle loi sur les
finances , toutes les impositions indirectes seront perçues
en 1818 , d'après les lois rendues pour l'exercice 1817 .
5. En conséquence des dispositions précédentes , il
est ouvert au ministre des finances un crédit provisoire
de 200 millions sur les six douzièmes des quatre contributions
directes et indirectes de 1817 , sauf à régulariser
ce crédit en le comprenant dans celui définif qui sera
ouvert par la loi de finances de 1818.
-Dans la séance du 255,, la chambre entend un rap
620 MERCURE DE FRANCE.
port très-circonstancié de M. Roy , au nom de la commission
de surveillance des caisses d'amortissement , et
des dépôts et consignations. Ce rapport embrasse premièrement
l'origine des fonds; secondement , leur emploi;
troisièmement , les variations survenues dans le
personnel de l'administration. Le travail de M. Roy
se recommande par des vues neuves et profondes , et
des considérations à la fois politiques et morales.
nmmnw
1
CHAMBRE DES PAIRS .
Dans la séance du 22 , M. le garde-des-sceaux vient
soumettre à la chambre , le projet de loi sur les
journaux , adopté par la chambre des députés. Un
membre ( M. le comte de Saint-Roman ) , s'étonne de
voir transformer en projet de loi , et soumettre comme
tel à la chambre des pairs , un article détaché d'une loi
que l'on discute encore. Un autre membre ( M.de Lally-
Tollendal ) , s'étonne de cette réclamation. « Quelle con-
<< naissance légale avons-nous , dit- il , de ce qui se passe
« à l'autre chambre ; et nous appartient-il de censurer
« ses procédés ? » Un troisième opinant (M.de Marbois
) , ne pense point qu'il faille réparer une dérogation
aux formes par une autre dérogation. C'est ce qui
arriverait , si la chambre précipitait son examen, En
vain l'on prétexte l'urgence. « Il suffirait auxjournaux ,
«pour ne point abuser de leur liberté , de prévoir
« qu'elle sera peu durable ; et peut-être serait-on plus
* étonné de leur prudence , qu'effrayé de leurs suc-
« cès. »- Le projet sera examiné dans les bureaux.
wwwww
§. II.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 19 au 25 décembre .
SUÈDE.- La diète suédoise a ouvert ses séances le
DÉCEMBRE 1817 . 621
27 de novembre. L'objet de la convocation , c'est l'évé
nement de Malmoë. Il s'agit de rétablir ou plutôt de
fonder le crédit ; il faut prévenir ces variations du signe
monétaire , si désavantageuses dans les transactions . Depuis
deux ans les efforts du roi retardaient la chute de
la banque ; il a bien fallu céder au torrent. Le discours
de S. M. respire l'amour du pays , et l'amour du bien.
Il soumet son administration au jugement de ses peuples
. Il raconte , comme ferait un narrateur impartial ,
tout ce qu'ila tentépourle commerce, pour l'agriculture,
pour les arts , pour la marine. Mais , ce qu'il convenait surtout
de rappeler , c'est le rachat de la plus grande partie
des emplois civils et militaires. Ainsi la vénalité disparaîtra
, et , avec elle , le découragementdu talent et l'humiliation
de labravoure . Mais , sans un crédit réel , toutes
ces améliorations auront peu de consistance , et , sans
une hypothèque , point de crédit réel. Voici des paroles
qui seront recueillies par l'histoire : « Quoique
<<mes attributions constitutionnelles ne m'imposentpas
« l'obligation de vous soumettre ce travail , ma sollici-
<<tude pour tout ce qui se rattache à votre prospérité a
<<ranimé mes forces et rappelé mon expérience. Je me
<<trouverai heureux , si elle peut vous être utile ; si au
<<contraire les résolutions que vous adopterez valent
<<mieux que mes vues , je remercierai la providence de
« vous avoir donné des lumières supérieures aux mien-
« nes. J'ai constamment cherché à suivre l'opinion pu-
<<blique et l'esprit du siècle , et je n'ai jamais pensé à
« subjuguer ni l'une ni l'autre. » Ce discours a été lu par
le prince Oscar. Le prince-royal en a prononcé un autre
dans le même esprit; il s'adresse alternativement aux
quatre ordres. Mais il semble redoubler d'affection ,
quand il s'adresse à l'ordre des paysans. Ce sentiment
de préférence est une tradition qu'il avait emportée de
sonpays natal dans son pays adoptif.
ALLEMAGNE .- Les symptômes s'aggravent; la fièvre
empire . Qu'arrivera-t-il de l'Allemagne ? On sait qu'un
des jeunes orateurs de Wartbourg a osé prédire une révolution.
Ason avis , les hommes faits sont usés; il n'y
a que la jeunesse qui puisse et qui veuille. En attendant
, les presses de Weymar ne se ralentissent pas.
J'ai déjà dit que la diète s'était réunie en comité secret.
622 MERCURE DE FRANCE.
L'article 13 du pacte fédératif sert de base à des pétitions
menaçantes . La raison a pris le langage de la
fureur , qui lui sied mal .
COLONIES . - Il paraît que Morillo évacue les Carraques
pour se diriger sur la Guira qu'il ne pourra
garder long-temps. La défection d'un de ses lieutenans
achève sa ruine . L'échec de Mina , si pompeusement
annoncé par la Gazette officielle de Madrid , n'est
qu'un épisode assez mince dans une action immense.
- On parle d'un congrès prochain à Paris où se
trouveraient des députés de Buenos-Ayres et de Vénézuela
. Les bases du traité seraient la suprématie de
I'Espagne , une représentation nationale pour les Colonies
, et la liberté du commerce. On me doit cette
justice que tel a toujours été mon système. Pendant
que de prétendus publicistes sonnaient le tocsin , prèchaient
la croisade , et , sans pudeur comme sans
raison , égorgeaient ou enchaînaient en idée des populations
entières , je parlais d'un accord possible , probable
même et avantageux aux deux partis. Oh ! si la
puissance voulait s'aider de l'expérience !
-Quel parti prendra l'Am 'rique ? C'est encore un
problème . Les journaux officiels ne cessent de recommander
une stricte neutralité. Mais qui ne sait ce qu'est
un journal officiel ? L'un d'eux fait une distinction curieuse
. Nous serons neutres ; je le veux, dit-il , mais nous
n'en reconnaîtrons pas moins la souveraineté de quelques
Etats indépendans . C'est comme s'il disait: je ne
déciderai point entre cet esclave et son maître , mais
je le reconnais , à bon compte , pour libre .- On parle
de l'envoi de trois députés américains auprès du congrès ;
on renouvelle aussi le bruit de la cession des Florides ;
on ajoute que les Etats-Unis vont prendre possession de
l'ile Amélia.
-Un ouragan affreux a jeté la désolation dans les
Antilles. On écrit de la Barbade que quatorze bâtimens
ont été jetés à la côte ; on craint qu'ils n'aient péri
corps et biens. A la Martinique , il ne reste plus que
le sol , les nègres et le bétail. Environ trente batimens
français et trois américains ont été entraînés au large ,
etl'on ne sait ce qu'ils sont devenus .
BÉNABEN.
DÉCEMBRE 1817 . 623
ANNONCES ET NOTICES .
Voyage dans la partie septentrionale du Brésil,
depuis 1809 jusqu'en 1815 , comprenant les provinces
de Fernambouc , Séara , Paraïba , Maraguan ,, etc .; par
M. Koster , traduit de l'anglais par A. Jay. Deux
vol. in-8°. , imprimés sur beau papier , et ornés de
huit planches coloriées et de deux cartes . Frix : 15 fr. ,
et 18 fr. 50 c . franc de port. Les mémes , papier velin ,
30 fr. , et33 fr. 50 c. franc deport. Paris , chez Delaunay ,
libraire , au Palais-Royal , galerie de bois ; Gide fils ,
rue Saint- Marc- Feydeau , n. 20 ;
Et chez P. Mongie aîné, boulevard Poissonnière, n. 18.
Peut-être pouvons-nous, sans blesser les convenances , nous
permettre de parler avec éloge, après d'autres journaux , de l'ouvrage
remarquable que nous annonçons, bien qu'il ait été publié
parundes rédacteurs du Mercure. Déjà c'est une prévention
favorable au Voyage de M. Koster, de voir que l'un de nos
plusus judicieux critiques , l'ait
langue , et qu'il se soit imposé la tâche de le traduire. Son opi- cru digne de passer dans notre
nion sera probablement confirmée par le public , et M. Koster
devra à son traducteur un second succès nonmoins brillant que
celui qu'il a obtenu parmi ses compatriotes.
Dans unmoment où les sanglans débats des colonies espagnoles
occupent le monde entier , on ne lira point avec indifférence ces
relations exactes sur le Brésil , parce que ce pays a pris parti
dans la guerre de l'insurrection, et qu'il ena ressenti les contre--
coups. Indépendamment decet intérêt de circonstance qui , par.
malheur , peut s'accroître et se prolonger , les lecteurs trouveront,
dans ce Voyage, un tableau animé des provinces brésiliennes,
digne , tour-a-tour , de l'attention du navigateur, du
commerçant , du savant , du moraliste et même de l'homme
d'état. Dans un discours préliminaire, le traducteur a exposé
avec impartialité les causes des commotions politiques qu'on a
récemment éprouvées au Brésil, et il démontre que, pour en prévenir
le retour, le gouvernement doit préparer aux habitans les
bienfaits de la liberté constitutionnelle.
ANNALES DES FAITS ET DES SCIENCES MILITAIRES.
M. Panckoucke publie le prospectus de ces Annales, qui paraîtront
chaque mois, à dater de janvier 1818 , et qui feront
suite aux Victoires et Conquétes des Français. La première partie
est consacrée à l'histoire militaire ; la seconde, à la science ;
et la troisième formera un article variétés . Ces Annales comptent
vingt-un rédacteurs , parmi lesquels on distingue des généraux
;
624
MERCURE DE FRANCE.
1
etdes membres de l'Institut. La partie historique et didac tique sera traîtéepar MM. Bardin, Beauvais , Berton, Calmet- Beauvoisin, Carrion-Nisas , Esménard , Goujon, Guingret , Saint-Aubin , Thiébault et Viennet ; M. Jullien est chargé de la partie de l'éducation militaire ; M. Parisot , de la marineet des journaux anglais ; M. Bernhard , de la traduction des ex- traits des journaux militaires allemands ; M. Larbié du Bocage, de la topographie militaire , etc ; M. Langlès, de l'histoire mi- litaire del'inde, etc.; M. Millin, des antiquités militaires ; MM. les docteurs Percy, Fournier , Laurent et Vaidy. de l'hy- giène militaire ; M. Cadet de Gassicourt , de la pharmacie
militaire. Chaque cahier sera de quatre-vingt-seize pages. Prix de l'a- bonnement: 8 fr. pour trois mois; 6 fr. pour six mois; 30 fr. pour l'annee. Chez M. C. L. F. Panckoucke, éditeur du Recueil complet des Auteurs latins , avec les commentaires latins,pu- pliés en Allemagne , en Angleterre et en France, rue ethotel
Serpente, nº 16.
-Le libraire Pillet ne tardera pas àpublier unDictionnaire universelportatifde Commerce, qui est maintenant sous presse, etqui semble, àenjugerpar leProspectus, devoir étre d'une égale utilitépourtoutes les classesde commerçans etdegens d'affaires. Indépendamment de tout ce qui a rapport à l'industrie, aux productions, au commerce des quatre parties du monde, le uégociant trouvera encore, dans ce livre , des notions qu'il est souvent obligé de chercher dans une foule de volumes divers. Ony a classé , dans un bon ordre , les lois , les ordonnances et
réglemens sur l'exercice du commerce , sur lanavigation, les assurances , les douaues , les avaries , les commissions , les lettres de change, les faillites , les banqueroutes, tous les actes sous seing-privé ou autres qui sont journellement en usage dans le commerce , etc. Les noms de tous les souscripteurs seront placés à la fin de l'ouvrage , qui offrira ainsi le tableau des principalesmanufactures , maisons decommerce, de banque, etc. Le Dictionnaire de Commerce paraîtra , à la fin de février, en un gros volume in-80. de mille pages , grand papier ; orné d'une carte géographique et du tableau figure de toutes les monnaies de l'Europe. Les personnes qui souscriront avant le 30 décembre courant , paieront l'ouvrage 10 fr.; après cette époque, le prix serade12 fr. On ne paie rien d'avance. On souscrit àParischez Pillet, imp.-lib., rue Christine, n. 5, PetitAtlas pour l'an 1818 , par Maire ; composé de trente cartes coloriées en plein. Prix : 6 fr. A Paris chez l'auteur , rue de Tournon , n. 7 ; et chez Treuttel
et Wurtz , rue de Bourbon , n . 17 . Lebutd'utilité de cepetitAtlas est de faire connaître.chaque année , les changemens qui serout survenus dans la divisionpo- litique de tous les Etats du monde. Les cartes paraissenttracces avec exactitude, et sont coloriées avec une élégance recherchée.
IMPRIMERIE
DE C. L. F. PANCKOUCKE
.
DE FRANCE ,
RÉDIGÉ
PARMM. BENJAMIN DE CONSTANT ; -DUFRESNE SAINTLÉON
, conseiller d'état honoraire ; - ESMÉNARD ; -
JAY;-JOUY , membre de l'Académie française ; -
LACRETELLE aîné , membre de l'Académie française;-
TISSOT , etc.
:
TOME QUATRIEME .
PARIS ,
A
L'ADMINISTRATION DU MERCURE ,
RUE DES POITEVINS , NO. 14.
1817 .
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
000 335427
ASTOR, LENOX AND
TILDEN FOOL DATIONS
1005
MBRE
ROYA
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 4 OCTOBRE 1817.
AVIS.
Les personnes dont l'abonnement a expiré au 30 septembre,
sont invitées à le renouveler de suite , si elles
veulent ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi du
journal.-L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse.
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc, A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE ,
rue des Poitevins , nº. 14 .
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf
heures du matin jusqu'a six heures du soir.
LeMERCURE DE FAAace paraît le Samedi de chaque semaine. Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr. pour six
mois , et 5o fr. pour l'année.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
LUDMILE.
Romance imitée de l'allemand.
<Es-tu mort au champ de l'honneur ?
« Ou bien , une autre de ton coeur
TOME 4 1
4
MERCURE DE FRANCE .
<<A- t- elle surpris la constance ?
Mon bien aimé , tout mon bonheur,
« Quand finira ta longue absence ? >>>
C'est ainsi que Ludmile en pleurs
Exhalait ses vives douleurs .
Une colonne de poussière ,
Qui cache une troupe guerrière ,
Bientôt vient frapper ses regards ;
Son coeur frémit , son coeur espère....
L'armée a franchi les remparts.
Le soldat revoit sa chaumière ,
Son fils , son épouse , son père .
Pour prolonger ce jour charmant ,
L'astre des cieux plus lentement
Se cache à l'horizon qu'il dore .
Chaque amante a vu son amant ;
Seule , Ludmile pleure encore .
Pauvre Ludmile , les amours
Plus ne vont embellir tes jours !
« Contre le malheur qui m'accable ,
« J'implorai le ciel secourable ;
<<<Mes cris ont été superflus :
« Mes voeux , du ciel inexorable
« Ne seront jamais entendus .
« Toute espérance m'est ravie :
<< Dieu terrible , prenez ma vie ! >>
Sa mère en vain veut la calmer :
<< Ma fille , pourquoi blasphèmer ?
« Mettons en Dieu notre espérance ....
« De ceux qui savent bien l'aimer ,
« Ce Dieu sera la récompense .
«- Ce Dieu , qui permet mon tourment ,
<< N'est rien pour moi , sans mon amant. >>
OCTOBRE 1817 . 5
Bravant la céleste colère ,
Elle est sourde aux pleurs de sa mère...
Solitaire , elle veut dormir ;
Mais le sommeil fuit sa paupière :
Le ciel s'apprète à la punir.
Tout repose et la nuit obscure
Règne seule sur la nature .
Douze fois retentit l'airain ;
Répété par l'écho lointain ,
Sourdement son bruit se prolonge ,
Et l'homme attend le lendemain
Dans les bras d'un riant mensonge .
Ludmile , en proie à ses douleurs
Est sur un lit baigné de pleurs .
,
Mais quel bruit ! ... un coursier s'avance ,
Son pas trouble au loin le silence ;
Il s'arrête , un homme descend ,
Puis vers la demeure s'élance
Et la porte s'ouvre à l'instant ,
Tandis que d'un épais nuage ,
Le flambeau des nuits se dégage .
« Lève-toi , Ludmile , on t'attend ...
<<Dieu qui te voit , Dieu qui t'entend ,
« Défend que Ludmile sommeille :
« Lève-toi , viens , suis ton amant :
« Sa voix a frappé ton oreille.
«- C'est lui-même ! O moment heureux !
« Oui , j'en crois mon coeur et mes yeux !
« Que de pleurs tu m'as fait répandre !
« Combien j'ai gémi de t'attendre !
<<Pouvais-je vivre loin de toi ?
<< Irvin revient- il aussi tendre ?
« Irvin m'a-t-il gardé sa foi ?
<<- Suis-moi , la paix t'attend , Ludmile ;
« La mort sera douce et tranquille. >>
6 MERCURE DE FRANCE.
:
:
Montés sur le coursier , tous deux
Ils s'éloignaient silencieux ;
Alors Ludmile s'inquiète :
<< Oh ! dit- elle , objet de mes voeux ,
« Verrons-nous bientôt ta retraite ?
(-Bientôt. >> Et , plus prompt que l'éclair ,
Le coursier galoppe et ſend l'air.
«Pourquoi cette sombre tristesse ?
<<N'ai-je pas toute ta tendresse ?
<<Ne seras-tu pas mon époux ?
« Qui pourrait troubler l'allégresse
«D'un jour qui dût être si dous !
<<- Suis moi , la paix t'attend , Ludmile ;
<<La mort sera douce et tranquille.
«Pourquoi de sinistres discours ?....
« Tu vas embellir tous mes jours...
« Pour parer enfin notre tête
« Du diadème des amours ,
« Verrons-nous bientôt ta retraite !
-» Bientôt. » Et , plus prompt que l'éclair ,
Le coursier galoppe et fend Pair.
« Omon ami ! mon coeur palpite ;
«L'horreur qui , malgré moi , m'agite ,
« M'annonce de nouveaux tourmens :
<<Réponds , finiront-ils bien vite ,
<<Ces lugubres pressentimens ?
<<- Suis -moi , la paix t'attend , Ludmile ;
« La mort sera douce et tranquille .
<<<- Pour gage d'un bonheur certain ,
« Dans ma main , ah ! place ta main!...
<<Dissipe ma terreur secrette ;
« De grâce , réponds , cher Irvin :
<< Verrons- nous bientôt ta retraite ?
<<<-Bientôt. » Et , plus prompt que l'éclair,
Le coursier galoppe et fend l'air.
)
OCTOBRE 1817. T
Soudainun vive lumière
Montre à Ludmile un cimetière ;
Le hibou chante par trois fois ,
Deux démons sortent de la terre ,
Le coursier s'arrête à leur voix .
« Suis-moi , la paix t'attend , Ludmile ;
« La mort sera douce et tranquille.
Au fantôme de son amant ,
Succède un spectre menaçant ,
Et , dans un abime de flamme ,
Avec fracas l'engloutissant .
L'enfer s'empare de son âme.
Contre les célestes décrets ,
Mortels , ne murmurez jamais.
Sr. M.......
ÉNIGME .
Monfrère et moi , lecteur , nous te sommes utiles ;
A tes moindres désirs et soumis et dociles ,
A la cour , à la ville , au milieu des combats ,
Nous recevons l'emploi d'accompagner tes pas.
Quelquefois par besoin ou bien par inconstance ,
Anos soeurs on te voit donner la préférence;
Pouvons-nous , franchement , en être jaloux ? Non.
Attributdu hon goût ainsi que du hon ton ,
Dans un salon brillant si le plaisir t'invite ,
Près de toi nous venons nous ranger au plus vite.
Alors (sans pour cela nous croire humiliés )
Ilne faut qu'un coup-d'oeil pour nous voir à tes pieds.
(Par M. R. LABITTE . )
nmmi
CHARADE .
AParis, en tout lieu du monde,
Mon entier va, suit son chemin ,
Et si monpremier le seconde,
Il fait ses coups soir et matin:
8 MERCURE DE FRANCE.
i
C'est en vain que notre oeil l'observe ,
Audacieux , il brave mille morts ;
Avec mon dernier qu'il conserve
On voit où tu vas , d'où je sors .
(ParM. BLAQUIÈRE.)
mnmw
LOGOGRIPHE .
Je marche sur sept pieds , lecteur ,
Et pourtant souvent je chancelle ;
Aux passans , dans ma belle humeur
Sans raison, je cherche querelle.
Si tu ne m'en laisses que trois ,
Chacun me savoure à la ronde ;
Mais c'est qu'alors vraiment tu vois.
La meilleure chose du monde.
(Par M. R. LABITTE. )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
-
, Le mot de l'énigme est mode; celui de la charade
, est guimauve; et celui du logogriphe , cidre , où
l'on trouve cire .
OCTOBRE 1817 . 9
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Histoire de Jeanne d'Arc , surnommée la Pucelle
d'Orléans ; tirée de ses propres déclarations , de
cent quarante-quatre dépositions de témoins oculaires
, et des manuscrits de la Bibliothèque du
Roi et de la Tour de Londres ; par M. Le Brun
de Charmettes ( 1 ) .
(Premier Article. )
Un poète de l'antiquité, dont quelques vers renferment
toute la pensée de l'ouvrage de Montesquieu
sur le génie de Rome , a dit de sa patrie :
Merses profundo , pulchrior evenit :
Luctére , multa poruet integrum
Cum laude victorem , geretque
Prælia conjugibus loquenda.
La France , quoique différente en tout de l'ancienne
reine du monde , pourrait sans orgueil adopter ces
beaux vers pour devise. En effet , nos annales attestent,
de siècle en siècle , qu'il n'est pas de malheurs
au - dessus de notre courage , et qu'une puissance
inhérente au caractère national nous replace
toujours au rang élevé qui nous appartient . Cette puissance
ne vient pas chez nous des idées de suprématie
et de domination inculquées aux Romains dès le ber-
(1) Quatre volumes in-80. Prix : 25 fr. , et 30 fr . par la poste.
Chez Arthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille.
10. MERCURE DE FRANCE.
ceau ; nous ne la devons pas à ces institutions fortes,
à cette éducation sévère qui survécurent encore longtemps
à la république , à la sagesse d'un gouvernement
dont la politique fut immuable pendant plusieurs
siècles , dont la constance triompha d'Annibal
et de Carthage , bien plus que les Metellus et les Scipion.
Ces avantages et beaucoup d'autres nous ont
presque toujours manqué , mais l'ascendant que nous
n'avons jamais pu perdre sur la fortune tient à des causes
différentes . Sans être exclusif et féroce comme chez les
Romains , sans affecter les prétentions d'une vertu sublime,
sans avoir été exalté par un indomptable orgueil
, notre amour de la patrie est un sentiment vrai et
profond. Nous ne vantons pas la France aux dépens des
autres pays , nous ne lamettons pas au-dessus d'eux ;
nos poètes et nos écrivains oublient beaucoup trop de
la proposer dès l'enfance à notre admiration ; on ne
nous apprend point à lire dans le récit de ses exploits
et de ses merveilles , mais nous avons pour elle un
attachementet semblable à celui qu'une mère transmet
à l'enfant qu'elle a porté dans son sein. Dans
tous les temps les Français ont chéri la terre natale ;
quand les partis , les haines et la trahison l'avaient
livrée presque toute entière à ses ennemis , il restait.
dans les coeurs une haine invincible pour la domination
étrangère. Aussi aucun de nos princes ne nous a vainement
appelés à la délivrance de la patrie. Acette disposition
des coeurs , s'unissent une ardeur martiale , une
aptitude à la guerre , et un amour de la gloire , qui
font que les Français , depuis l'invasion de César jusqu'à
nos temps , ont toujours ressemblé à une armée qu'un
ordre donné , au nom du salut public , peut rassembler
et mouvoir en un moment. Un dernier trait du carac
OCTOBRE 1817 . 11
tère national explique pourquoi nous sommes supérieurs
àl'adversité. Sans doute nous avons notre légèreté ,
nos découragemens ; une imagination vive qui embellit
presque tout , un excès de confiance , une certaine chaleur
qui nous emporte sans nous donner le temps de
regarder en face la grandeur des périls et des obstacles ,
nous livrent à des surprises et à des revers qui triomphent
de tout notre courage; nous cédons devant des malheurs
que nous aurions bravés en riant, si nous les eussions
prévus , on si des chefs habiles eussent excité
notre enthousiasme en nous les montrant d'avance.
Mais la crainte et sur-tout l'abattement ne sauraient
être l'état habituel de notre âme. Le lendemain d'une
défaite il y a une victoire possible pour nous. On peut
espérer des prodiges de nos soldats revenus à leur
état naturel. Ensuite , nous n'avons pas de pen->
chant à nous exagérer les malheurs que nous venons
d'éprouver ; nous nous familiarisons sans peine
avec eux , et loin de les aggraver par la réflexion , le
tour même de notre esprit les diminue , et nous présente
des sujets de consolation ; et puis nous sentons
dans notre pays , dans sa population , dans la facilité
que nous éprouvons à nous relever d'une chute ,
des ressources que nous croyons inépuisables . Enfin ,
il nous reste toujours le trésor de César , l'espérance ,
et cette espérance active , ardente , comme la sienne ,
nous rend capables de tout entreprendre , nous fait
croire aux destinées de la France , en nous rappelant
sans cesse qu'a aucune époque il ne lui amanqué un
vengeur ou un libérateur .
La fortune et la providence n'abandonnent jamais
na peuple qui ne s'abandonne pas lui -même. Quand
il est dignede l'indépendance , on voit toujours sortir
12 MERCURE DE FRANCE.
de son sein des hommes envoyés d'en haut , avec la
mission de le délivrer. Nous en sommes la preuve. En
effet , nous comptons tour- à-tour Eudes , le sauveur
de Paris; le grand Charlemagne , qui aurait à jamais
consolidé son vaste empire , s'il eût pu léguer son génie
à l'un de ses fils ; Philippe Auguste qui reconquit la
Bretagne , l'Anjou , le Maine , la Touraine , le Poitou
et la Normandie , sur des vassaux rebelles et des ennemis
acharnés ; Louis son fils qui vainquit le roi Jean, en
Angleterre , fut un moment souverain de ce pays , et
continua d'abaisser la puissance de nos plus grands ennemis
. A ce monarque succéda l'héroïque et pieux Saint-
Louis . Après les batailles de Taillebourg et de Saintes ,
il pouvait chasser entièrement les Anglais du continent ;
mais une générosité , mal entendue peut-être , lui fit
rendre à Henri III , à la charge de l'hommage lige ,
des provinces àjamais perdues pour lui. Tous ces princes
ne durent pas à leurs seuls talens des succès aussi glorieux
qu'utiles; ils trouvèrent parmi nous , outre des capitaines
et des ministres dignes de seconder leurs desseins
, une nation généreuse et dévouée au salut de la
patrie.
Tout était ou semblait perdu après la perte des batailles
de Crécy et de Poitiers ; la France , naguère libre et indépendante
, était retombée sous le joug ; et , pour comble
de malheur, le roi Jean, préférant une liberté honteuseà la
gloire de se conserver digne du trône jusque dans les fers,
avait signé l'abandon de nos plus belles provinces. Les
états , convoqués par le régent , frémirent à la lecture
de ce traité , et le rejetèrent avec indignation. Acette
nouvelle , Edouard entre en France à la tête de cent
mille hommes , soutenu par les machinations criminelles
de Charles le Mauvais , roi de Navarre. La France
1
at
OCTOBRE 1817 . 13.
est ravagée en tout sens , la capitale dépeuplée par
une horrible famine , tous les maux fondent sur nous ;
mais la providence tenait en réserve Charles Vet Daguesclin,
et bientôt il ne reste à Edouard III, de toutes
ses conquêtes , que la ville de Calais. On connaît la
foule de calamités qui nous accablèrent durant le règne
trop long du malheureux Charles VI . La France , partagéeentre
les partis des Bourguignons et des Armagnacs,
vit le sang de ses enfans couler de tous côtés , les Anglais
de nouveau appelés dans son sein par des factieux
sans patrie , Henri V demander insolemment la couronne
de France , accourir avec une armée , et mettre
le siége devant Harfleur. Au bruit de ces événemens ,
la nation oublie ses dissensions ; une armée , quatre fois
plus nombreuse que celle de l'ennemi , se forme comme
par enchantement . Henri V, environné de toutes parts ,
va périr avec tous les siens. Une faute impardonnable lui,
donnela victoire dans les champs d'Azincourt. Plus terribles
et plus cruelles que l'ennemi , les divisions intestines
recommencent ; le duc de Bourgogne et la reine Isabeau
de Bavière font une entrée triomphale dans les rues
de Paris , encore teintes du sang d'un nombre immense
de victimes ; d'un autre côté , le vainqueur d'Azincourt
assiégeRouen, dont les habitans se signalent inutilement
par des prodiges de zèle , de courage et de fidélité; et, malgré
leur héroïque résistance , Henri V , maître de leur
ville en cendres , fait frapper une monnaie avec cette inscription:
Henri , roi de France . Enfin Isabeau conspirant
contre son propre fils avec le duc de Bourgogne, conclut,
avec le monarque anglais , un traité qui , en privant le
dauphin , Charles VII , de la couronne, transmettait ses
droits à Henri V. Dans ces affreuses circonstances , on ne
peut lire , sans admiration , les exemples de courage et
d'héroïsme donnés par les braves qui défendaient les
14 MERCURE DE FRANCE .
places de Mantes , Meulan, Melun, derniers remparts de
lacapitale, et ce noble refus fait par le prince d'Orange
demettre le royaume en mains de l'ennemi ancien et
capital du royaume. Personne n'ignore que Henri V
vint établir sa cour à Paris . Tous les maux, les exactions ,
les tributs , la misère , le ravage et la famine semblerent
être venus avec lui en France , et conjurer notre
ruine totale.
Il n'y avait plus de France en quelque sorte. Le monarque
du premier des royaumes chrétiens , jeune ,
faible , sans secours , sans expérience , humilié- par
l'étranger , gouverné par d'insolens favoris , manquant
d'autorité sur ses sujets ; mais brave , généreux et capable
de recevoir une noble impulsion , sinon de s'arracher
de lui-même à son indolence naturelle , était exposé
à s'entendre appeler le roi de Bourges , nom dérisoire
que les Anglais lui avaient donné. La seule défense
d'Orléans , prolongée avec un courage inouï par ses
intrépides habitans , conservait encore une ombre de
monarchie française. Orléans pris , Charles VII était
détrôné. Après un combat terrible qui semblait avoir
épuisé les dernières forces d'une ville livrée à tous les
besoins , affaiblie par des pértes sans nombre , ce prince
désespérait entièrement de sa fortune , et roulait
dans sa pensée des projets qui n'étaient pas tous
dignes d'un roi. Au reste, quelle qué fût sa résolution
, c'en était fait d'Orléans , de la France et du
monarque; le sort futur de l'Europe et du monde allait
peut-être changer , si le génie de la patrie n'eût encore
suscité pour nous un de ces êtres étonnans qui , par
un irrésistible ascendant , s'emparent de tous les esprits,
subjuguent tous les coeurs , et ne disparaissent de la
scène qu'après avoir accompli l'oeuvre glorieuse à la-
1
!
1
OCTOBRE 1817 . 15
quelle ils étaient appelés. Cette fois , une femme fut le
ministre des conseils de la sagesse divine; une femme
eut la gloire d'affranchir sa patrie et de la sauver de la
pluscruelle des extrémités .
On a vu des femmes , chez les peuples anciens ,
donner des preuves de la plus rare intrépidité ; mais la
France est , je crois , la seule contrée où leur sexe
puisse s'honorer d'avoir produit la libératrice de tout un
peuple. Si Jeanne d'Arc eût rendu cet immortel service
aux citoyens d'Athènes ou de Rome,les plus beaux génies
du monde auraient consacré leurs veilles à célébrer
son nom, le lieu de sa naissance , sa mission divine
et ses exploits surnaturels ; elle aurait eu des statues et
peut-être untemple comme une divinité particulière de
son pays. Tous les ans , la poésie aurait rappelé ses
titres à la reconnaissance publique dans une fète nationale;
quelque nouvel Homère se serait emparé du court
espace de sa vie héroïque, et en aurait fait sortir un
poëme éminemment empreint du triple caractère de la
religion, de la morale et de l'amour de la patrie. En
effet, quel magnifique sujet pour un poète digne de ce
nom etconvaincu que ses pareils sont chargés de donner
de sages leçons aux hommes , de réveiller en eux les
nobles sentimens et les grandes pensées ! Un empire
quí , sous Charlemagne , embrassait l'Allemagne et
l'Italie, réduit à une province et presque à une ville ;
la guerre et la division partout ; l'ennemi établi dans
le coeur de l'Etat , un monarque tout-puissant et sur le
point d'arracher la couronne à un roi faible et presque
désarmé; la résistance héroïque d'une poignée de vaincus
à de nombreuses légions ; un siége, cent fois plus
fertile en exploits , en périls et en désastres que le
siége de Troye; des guerriers , braves commeAchille,
16 MERCURE DE FRANCE,
sans être soutenus par la présence d'une divinité , ou
par une confiance aveugle dans leur destinée de gloire ,
unissant la férocité d'un courage indompté dans les
combats , à une générosité inconnue aux héros d'Homère
, à un respect et à un dévoûment chevaleresques
pour la faiblesse et pour la beauté ; un monarque aimable
, brave et galant ; une cour où les plaisirs et une certaine
élégance de moeurs trouvaient encore leur place
au milieu des calamités de la guerre civile et de la
guerre étrangère ; les Dunois , les La Hire , les La Trémouille
, opposés aux Salisbury , aux Suffolck , aux
Bedford ; puis , pour contraster avec toutes ces figures
dignes de l'épopée , une fille des champs , une vierge
innocente , timide , crédule et pauvre comme ses parens
, pleine d'ignorance et de simplicité , n'ayant entendu
parler que de son lin , de ses fuseaux ou de ses
moutons , et tout-à-coup inspirée par deux passions souveraines
, l'amour de Dieu et l'amour de la patrie ,
avertie par des étres surnaturels qui lui disent que
Dieu a pitié de la France , qu'elle doit aller au secours
de son roi , et qu'elle fera lever le siége d'Orléans !
Si le génie d'Homère a pu donner une physionomie particulière
au courage de tous ses héros , s'il a su trouver
les moyens de rendre Achille plus grand qu'eux tous ,
et créer un mortel au-dessus de cet Hector , qui ressemble
à un dieu lui - même , quand il embrase la
flotte des Grecs , avec quelle joie ce poète se serait
emparé de la merveilleuse opposition que l'héroïne
de Vaucouleurs forme avec tout ce qui l'environne .
-Dans aucun poëme il n'y a un personnage semblable
à elle , et qui réunisse tant de choses contraires .
Comme un écrivain digne de sentir et d'imiter la naï-
-veté pleine de grâce du chantre du bon Eumée et de
la jeune Nausicaa , aurait pris plaisir à nous peindre
l'origine , la naissance , l'humble demeure , les premières
OCTOBRE 1817 . 17
t
SEINE
annéesetles innocentes occupations de l'envoyéeduciel.
Herminie , fille des rois , et cachant l'auguste caractère
de son rang sous les habits d'une bergère, est bien touchante;
maisquel intérêtplus tendre et plus puissant se
serait attaché à la fille des champs qui s'éleva d'une si
modeste condition aux soins du salut d'un empire !
Comme le poète , après nous avoir fait chérir Jeanne
d'Arc, dans la simplicitéd'une vie pastorale , déploierait
toutes les richesses de son talent, toute l'énergie de son
pinceau pour la représenter , quand elle devint l'oracle
deCharles VII , le guide des plus illustres généraux , le
chefdenotre armée et l'espoir d'une nation dont les destinées
futures étaient remises entre les mains d'une
vierge de vingt ans ! N'oublions pas encore, dans les
beautés poétiques du personnage de Jeanne d'Arc , ses
inspirations prophétiques qui lui donnaient quelque
chose de la Cassandre antique , avec cette différence
que ses paroles avaient une autorité absolue sur les
coeurs, tandis que ses actions la faisaient ressembler a
Penthésilée , à Camille , et à Clorinde , en la plaçant
toutefois beaucoup au-dessus de ces femmes héroïques .
Jeanne leur fut supérieure par ses travaux , et surtout
par la grandeur de ses services ; mais elle eut encore sur
ses rivales de gloire un avantagemoral, ce futde retenir,
jusque dans les fureurs de la guerre , quelque chose de
la douceur et de la pitié naturelles à son sexe. Fidèle à
la résolution de ne point verser le sang humain , Jeanne
nese servait de son épée qu'à la dernière extrémité ;
mème, au milieu de la mêlée , elle se contentait de re
pousserses adversaires à coups de lance, ou de les écarter
avec une petite hache qu'elle portait suspendue à son côté,
circonstance qui fait autant d'honneur à son coeur qu'à
de courage inebranlable et calme qu'elle devait a sa confiance
en Dieu. Remarquons encore que ce premier trait
C.
2
18 MERCURE DE FRANCE .
du caractère de Jeanne lui donne une physionomie particulière
, et offrait au chantre de la Pucelle d'Orléans
des ressources que le Tasse a employées avec un talent
inconnu à Virgile; il n'y a pas jusqu'au cortége guerrier
, aux armes mystérieuses et à l'étendard de Jeanne
d'Arc qui n'eussent heureusement figuré dans une épopée.
Enfin, rien n'aurait manqué au poète pour féconder
etvarier sonsujet, nil'importance de l'événement principal,
ni les caractères, ni les situations, ni les grandes agitations
des empires, ni les fureursdes factions, ni les rivalités
des princes, ni la lutte dedeux religions quise disputaient
l'empire du monde , ni les prodiges de la nature et les
menaces d'un ciel toujours armé de foudre et d'éclairs
jusque dans la saison la plus étrangère aux orages , ni
les calamités extrêmes , ni la terreur et le désespoir des
peuples. Ce n'est point à nous à déprécier l'épopée que
nous devons à un poète dont l'étonnante variété a fait
tant de présens à la littérature française ; mais nous ne
pouvons nous empêcher de regretter que Voltaire n'ait
pas conçu , au temps de sa maturité , le plan d'un
poème épique sur la délivrance de notre patrie par
la Pucelle ; nous aurions un chef- d'oeuvre peut-être .
Trop jeune , trop emporté par la fougue de l'age
et par le démon de la poésie, quand il fit la Henriade ,
Voltaire ne sut pas se rendre maître de sa matière ; il
fut dominé par elle , au lieu de la traiter avec cette autorité
absolue que le génie exerce sur ses compositions .
L'esprit du temps était d'ailleurs peu favorable à une
conception épique. Une cour qui riait de tout , rapetissait
tout autour d'elle ; les favoris du régent auraient
accueilli , avec des moqueries , le poète qui , aggrandi
dans le commerce d'Homère , aurait fait des hommes
semblables à ses dieux. Avec de pareils juges on ne pouvaitpas
espérer les larmes que les versdu grand Corneille
OCTOBRE 1817 . 19
arrachaient au grand Condé, Voltaire né avec une singulière
vicacité , admis dès sa première jeunesse dans
la société des Epicuriens du Temple , et enclin de sa
nature à chercher un côté plaisant aux choses sérieuses
, n'avait pas alors assez de force pour se séparer ,
en quelque sorte , de ses contemporains , et habiter
long -temps avec son génie le monde idéal , où le poète
épique doit se placer pour élever jusqu'au sublime ,
sans nuire à la vérité de l'imitation, la peinture des
événemens du monde réel. Il a cent fois retouché
la Henriade ; mais avec le secours de ses nouvelles
réflexions et d'un talent aussi souple que brillant , il
n'a jamais pu parvenir à corriger le vice radical de sa
conception première. Plus avancé en âge , il aurait été
plus grave , plus hardi et plus dramatique à la fois ; il
nous aurait donné , peut-être , au lieu d'un dessin ferme,
élégant et précis , un tableau riche de couleurs , rempli
d'action et de mouvement, et fondé sur une pensée de
génie.
Entraînés par les considérations diverses qu'il nous a
suggérées , jusqu'ici nous n'avons point encore parlé de
M. Le Brun de Charmettes , et cependant nous avons
mis plus d'une fois son ouvrage àcontribution. Le premier
volume contient une introduction sur l'origine , les
intérêts et les querelles des Anglo - Saxons et des
Francs, dont les descendans , fidèles aux inimitiés de
leurs pères, se disputaient comme une proie la possession
du royaume de France . L'auteur a peut- être excédé
lesjustes proportions dans cette partie de son travail ; il
aurait pu gagner beaucoup en rapidité , sans rien perdre
sous le rapport de l'instruction qu'il voulait donner à
ses lecteurs. Par exemple , son siége d'Orléans , d'ailleurs
bien raconté , occupe à lui seul plus de place
que le précis de l'histoire des deux nations rivales jus-
2.
20
MERCURE DE FRANCE.
qu'au temps de Charles VII. L'auteur abusé de la permission
de citer , en insérantà tout moment des choses
peu importantes , et écrites dans un langage devenu
presque inintelligible pour nous . Plus sobre à cet égard ,
il aurait au contraire donné du prix à son ouvrage , en
réservant ses citations pour les passages où les pensées
gagnent de la force et de la grâce , en conservant la naïveté
et la franchise de l'expression antique.
Il règne une critique saine et judicieuse , avec le
même défaut que nous venons de signaler, dans les récherches
de M. Le Brun , sur le lieu natal , la famille ,
l'enfance et la jeunesse de notre héroïne. L'auteur explique
fort bien comment l'ordre d'idées et la nature de
sentimens qui régnaient autour de Jeanne d'Arc , ont
dû déterminer, en quelque sorte, ses actions , et la préparer
aux merveilles qu'elle devait opérer. Tous les habitans
de Donremi , sa patrie , étaient dévoués aux Armagnacs
, et par conséquent au roi Charles VII ; dès le
berceau , elle avait été élevée dans la haine de tous ceux
qui favorisaient l'étranger , et contribuaient au malheur
comme à l'esclavage de la France. Ajoutez à l'exaltation
de l'amour de lapatrie,tous les ravissemens de coeur que
peut donner la ferveur religieuse , et vous comprendrez
comment Jeanne d'Arc se trouvait propre à croire à sa
vocation , et à marcher dans sa glorieuse entreprise
comme une vierge prédestinée , que Dieu conduit par la
main. Le philosophe le plus incrédule ne saurait lire
sans admiration , les paroles, tantôt naïves et simples ,
tantôtpleines de force et de sens, et quelquefois sublimes
, qui sortirent de la bouche de Jeanne d'Arc , au
premier moment de son apparition sur la scène. Il y a
vraiment dans cette fille, sijeune et si extraordinaire,
une autorité surnaturelle . L'auteur a en raison de traiter
avec une scrupuleuse exactitude cette partie de son
OCTOBRE 1817 . १८
récit; le lecteur est curieux des moindres détails qui
peuvent lui donner les moyens de comparer l'héroïne
avec elle - même , depuis le commencement jusqu'a la
fin de sa vie. Le volume dont nous rendons compte
nous montre Jeanne d'Arc admise devaut Charles VII,
qu'elle subjugue par le double ascendant de la vérité
et d'un enthousiasme puisé dans une source sacrée.
Bientôt nous la voyons devant Orléans , où elle
va commencer le cours des prodiges qui sont consacrés
dans l'histoire. Nous nous arrêtons ici avec l'autcur. Le
sujet qu'il a traité est abondant , riche de détails , et
susceptible du plus grand intérêt. Dans un second article
nous examinerons jusqu'à quel point il a rempli
l'attente excitée par ses promesses et par le sujet luimème
; mais quelque opinion que nous devions émettre
à cet égard , nous ne saurions refuser à l'auteur un
éloge qui lui est dû. Son livre respire d'un bout à
l'autre le sentiment profondde l'amour de la patrie ; it
annonce unbon citoyen et un véritable Français .
P. F. TISSOT .
L'ERMITE EN PROVINCE.
MOEURS AGÉNOISES.
S'en man mons hils aven, lou temps passa , tengude.
La plume com' lou her , iou pouíri ampèla ?
DU BARTAS , Nymphe gascone .
(Si mes enfans s'appliquaient à manier la plume
comme ils manient le fer , de quels avantages ne
pourrai-je pas me prévaloir) ?
M. Lescale m'a présenté,ainsi qu'il me l'avait promis ,
32 MERCURE DE FRANCE.
1
au cercle des Amis du Roide la rue Garonne. Comme
j'allais là pour observer , et qu'il ne faut pas prévenir
les gens que l'on veut surprendre , mon introducteur
m'a fait passer pour un vieux Parisien échappé du
marais , qui avait été prendre les eaux de Barèges.
Cette modeste recommandation n'appelait pas sur moi
l'attention des autres , et me laissait entièrement maître
de la mienne. L'esprit de cette société est, en général ,
conciliant et modérateur. Là, se réunissent , ou cherchent
à se faire agréger ceux qui , par sentiment , par
ambition ou par prudence , veulent paraître dignes du
titre dont s'honore cette société ; ce qui n'empêche pas ,
avec un peu d'habitude et de pénétration , de reconnaître
les préventions et les affections particulières de
chacun de ses membres ; de distinguer , après un quart
d'heure d'examen , ces amisdu Roi , qui l'aimentcomme
père de la patrie , comme chef d'un peuple libre et d'un
gouvernement constitutionnel , comme souverain d'une
nation d'autant plus fidèle qu'elle est plus éclairée sur
ses droits et sur ses devoirs , qu'elle sent mieux le prix
des sacrifices qu'elle fait et de ceux qu'elle exige. Il est ,
dis-je, facile dedistinguer ces bons et francs amis du Roi ,
de ces ultra-royalistes , de ces iconolâtres de royauté ,
qui n'adorent , dans le monarque , que l'image du pouvoir
absolu , de cette foule d'ingrats envers la révolution
qui les a élevés , dont le zèle m'est d'autant plus
suspect qu'il se montre sous les traits de l'ingratitude ,
et qu'ils battent impitoyablement leur nourrice ; entre
autres originaux dont le type est bon à conserver , j'ai
remarqué un monsieur que j'appellerai Livrade (pour lui
donner un autre nom que le sien ) : fils d'un barbier
de village , et n'ayant hérité que de la trousse et du
bassin de son père , il y avait à peu près l'infini à parier
contre un qu'il acheverait sa vie dans l'obscurité labo
OCTOBRE 1817 . 25
rieuse où il était né. La révolution , dans ses rapides
métamorphoses , en fit successivement un volontaire du
premier bataillon de la Gironde , un garde-magasin , un
commis aux vivres , un inspecteur des charrois , un
commissaire du gouvernement dans la Belgique , un
payeur d'armée , un millionnaire , et , finalement , un
baron avec une dotation et majorat. Jusqu'ici , rien de
mieux. M. Livrade avait de l'activité , de l'intelligence ;
en s'abandonnant au torrent , il a pris le fil de l'eau , a
passé entre les écueils ; et , jeté sur la côte , il s'y est
enrichi par droit d'aubaine. Maintenant M. le baron
entre en fureur au seul nom de liberté , de constitution
, d'idées libérales : c'est l'ancien régime dans toute
sa pureté qu'il réclame à grands cris; ce sont les états
de Languedoc, les parlemens, les seigneurs hauts et basjusticiers
qu'il lui faut. A la bonne heure , M. Livrade ,
mais rendez donc l'argent et la baronie ; prouvez-nous
votre haine pour la révolution en renonçant aux faveurs
dont elle vous a comblé ; abandonnez votre brillant
hotel d'Agen , et retournez sous le chaume paternel ;
c'est alors qu'il vous sera permis de nous vanter les
bienfaits de l'ancien régime , et de travailler au rétablissement
de la dime et de la corvée en donnant à la
fois l'exemple et le précepte.
Ce barbier féodal a , pour commensal et pour acolyte,
un petit homme de lettres au front chauve , lequel
s'est fait autrefois , à l'aide de quelques écrits irréligieux,
une honteuse réputation d'athéisme , dont il
s'est prévalu à temps pour obtenir une sous-direction
dans la librairie. La petite fortune qu'il avait faite dans
sa place, il ne tarda pas à la perdre en faisant réimprimer
, à ses frais , la collection des livres condamnés
au feu , que le public n'en condamna pas moins à
l'oubli . La ruine de l'éditeur et un nouvel ordre de
24 MERCURE DE FRANCE .
choses opérèrent subitement sa conversion; elle fut entière
, et la grâce parla si haut que le même home,
qui ne croyait pas en Dieu la veille, publia le lendemain
une dissertation apologétique sur la Saint-Barthélemy
, et l'inquisition et la révocation de l'édit de
Nantes . Ce morceau d'éloquence n'eut pas tout le succès
que certaines circonstances semblaient lui promettre.
On trouva la transition un peu trop brusque ; et quelques
personnes , qui se plaisent à mettre un écrivain
en opposition avec lui-même, sans tenir le moindre
compte des motifs qui le font agir , et de l'inspiration
qui le fait parler , s'avisèrent de crier haro contre le
satyre dont la bouche soufflait le froid et le chaud ,
et le réduisirent à procéder avec ordre. Dès-lors , il
sentit la nécessité d'avoir une armée avant d'entrer en
campagne , et de prêcher l'intolérance avant de penser
aux dragonades : digne émule du bienheureux La
Harpe , il se borne, pour le moment , à faire amende
honorable de toutes ses fredaines révolutionnaires , à
protester publiquement contre le scandale qu'il a donné
au monde , et à prouver , du mieux qu'il peut, par ses
actions et par ses discours , que le zèle d'un nouveau
converti ne connaît de bornes que la puissance et la
volonté de ceux qui le mettent en oeuvre.
Un caractère plus frane et plus comique est celui du
vieux commandeur de Lamontjoie: la révolution n'est
à ses yeux qu'une émeute d'une trentaine d'années qui
n'a d'importance que celle qu'on lui donne en traitant
cela sérieusement. « Qu'on n'en parle plus , dit - il ;
qu'une bonne ordonnance remette chacun et chaque
chose à sa place, et tout est fini . J'étais commandeur ;
je suis commandeur et je mourrai commandeur , quoi
qu'on dise et quoi qu'on fasse. Ces gens-la faisaient un
bruit du diable ; on ne s'entendait plus ; je me suis
ОСТОВКЕ 1817 . 25
en allé, comme de raison;en revenant, je trouve qu'on'
a pillémes meubles , qu'on abrûlé ma maison : de quoi
s'agit-il? de la rebâtir, de la remeubler, et de me demander
excuse des désordres qu'on a commis chez
moi pendant mon absence ; je pardonnerai ou je ne pardonnerai
pas , c'est mon affaire : voilà pourtant à quoi
seréduit la question que chacun embrouille à qui mieux
mieux. Je n'entends parler quede charte , de chambres ,
de députés : folies que tout cela! la nation est une
armée, le Roi en est le chef; il n'a que trois commandemens
à faire : « à vos rang ! garde à vous ! en arrière,
marche ! » Je ne connais pas d'homme qui ait,
en politique , des idées plus simples que le commandeur
de Lamontjoie.
Iln'en est pas de même d'un M. Lavardac que j'ai
eula patienced'écouter pendant une grande heure , sans
qu'il m'ait été possible de dégager une seule idée positive
du galimatias double qu'il débite d'un ton d'oracle
dontoncommence toujours par être dupe.Entoute chose,
c'esttoujours àJove principio qu'il remonte, età cette
conclusion qu'il arrive : « L'unité est la source de tous les
nombres ; donc il n'y ade nombres que l'unité ; donc
il n'y a qu'une puissance humaine , comme il n'y a
qu'une puissance divine ; donc une nation n'est que
l'assemblage fractionnaire de l'unité politique que l'on
appelle souverain; done il n'y a de vrai , d'incontestable
, de nécessaire que le pouvoir absolu d'un seul ,
essentiellement bon , essentiellement juste et , par cela
même, essentiellement intolérant. » C'est ce que j'ai
trouvé de plus clair dans l'interminable discours de ce
Lycophronpolitique qui n'est pourtant pas l'étoile la
plus nébuleuse de sa Pléiade.
Si j'ai bien observé , le cercle des amis du Roi, à
Agen, se compose, comme ceux de la capitale , de
26 MERCURE DE FRANCE .
quelques esprits de travers , de quelques hommes à
prétentions ridicules, à préjugés gothiques ; de gens
à deux visages , et d'un beaucoup plus grand nombre
d'amis de l'ordre et des lois ; de citoyens dévoués
à leur prince et à leur patrie ; d'hommes sages ,
éclairés , qui connaissent le prix de la liberté , de l'honneur
national , et qui savent que l'un et l'autre ne
peuvent désormais exister pour la France , que sous
l'empire de cette charte, dont l'exécution littérale peut
seule rallier tous les partis , éteindre toutes les haines ,
et fonder de nobles espérances .
Ces réflexions , que je faisais dans un coin du salon ,
où M. Lescale m'avait laissé lisant , ou feignant de lire
un journal , furent interrompues par un jeune homme
qui s'approchade moi très-obligeamment , pour m'offrir
une brochure sur les élections , nouvellement arrivée de
Paris ; je l'avais lue , il en parla de manière à me donner
une haute idée de son esprit etde son jugement; je fis
tomber la conversation , le plus adroitement qu'il me
fut possible , sur l'objet spécial de mon voyage , et je
l'amenai à me donner sur les moeurs et les habitudes
des habitans de ce pays , des renseignemens dont j'ai eu
le temps et l'occasion de vérifier l'exactitude.
<<La position d'Agen ( me dit-il ) , entre Bordeaux et
Toulouse , y rend , en quelque sorte , commune , la vie
que l'on mène dans ces deux grandes cités . Le propriétaire
passe l'été et l'automne à la campagne, l'hiver et
le printempsà la ville. Les habitans de toutes les classes
ont des sociétés particulières où ils se réunissent ; celle
où nous nous trouvons en ce moment , est , sinon la
plus nombreuse , du moins la plus recherchée et la plus
brillante : ce ne sont point les castes , ce sont les opinions
qui s'y rassemblent. Les heures de repos sont ,
pour la classe ouvrière , à midi et à sept heures ; pour
OCTOBRE 1817 . 27
les riches à deux heures :les commerçans , les gens à
bureau dînent vers quatre heures , après la retraite de
leurs employés.
« Le jeu , dans cette ville, est une véritable fureur ;
il y dérange beaucoup de fortunes ; je pourrais en citer
des exemples récens .
« La galanterie et la dévotion sont , ici comme ailleurs
, plus qu'ailleurs , peut-être , l'occupation des
femmes , suivant leur âge ( je ne fais pas la part aux
exceptions , quelque nombreuses qu'elles soient ) . Nous
avons une congrégation de dames , où elles improvisent
et prêchent à la manière des quakers .
« A cela près , nos dames n'ont point dégénéré de la
grâce, du charme et de l'esprit de leurs ancêtres maternelles
, dont le bon Chapelle , dans son Voyage , un
peu trop vanté , parle avec tant de complaisance. Il
n'estguère plus possible , aujourd'hui quede son temps,
de les voir et de conserver sa liberté , et c'est encore
la destinée des voyageurs , de laisser ici leur coeur
pour gage d'un prompt retour ; Agen est toujours ,
soit dit en assez mauvais vers :
... cette ville fameuse ,
De tant de belles le séjour ,
Si fatale et si dangereuse
Aux coeurs sensibles à l'amour ( 1 ) .
• Dans ce moment les retraites et les missions se multiplient
autour de nous; on y fait la guerre à Voltaire
et à Rousseau , mais par un effet de cet esprit de contradiction
, si fort quand il s'appuie sur l'esprit philosophique
, il est arrivé ( je tiens le fait de la bouche
même de nos libraires ) , qu'il s'est vendu , depuis six
(1) Voyage de Chapelle et Bachaumont.
25 MERCURE DE FRANCF.
mois , un plus grand nombre d'exemplaires des oeuvres
de ces deux auteurs , qu'il ne s'en était vendu en vingt
années . J'ajouterai , pour vous donner un moyen de
plus d'apprécier l'opinion publique , qu'il est ici peu de
familles qui n'aient souscrit au Recueil des Victoires
et Conquêtes des Français .
« Les confrairies de pénitens , rétablies à Agen , réunissent
beaucoup d'artisans , les dimanches et fètes ,
dans les chapelles où ils chantent eux-mêmesles offices :
ces confrairies sont au nombre de trois : les pénitens
blanes , bleus et gris; elles ont des officiers et des dignitaires
; on les voit figurer dans toutes les cérémonies
religieuses qui se font publiquement; chacune d'elles a
ses compositeurs de musique , ses chantres et ses décorateurs
, lesquels font assaut de inotets, de voix et de
magnificence dans les fêtes : cette lutte est favorable aux
progrès de l'art musical , auquel on attache un si grand
prixdans nos contrées , et peut-être est-il vrai de dire
que les plus belles voix de l'Opéra se sont formées à
chanter des motets parmi les pénitens. Nos confrairies ,
où règne l'esprit de tolérance et de conciliation ,
exercent une bienfaisance active et continuelle envers
leurs confrères indigens ; elles les soignent et veillent
auprès d'eux en état de maladie; elles fournissent aux
frais de leur sépulture , et les portent à leur dernier
așile avec une pompe décente et sans frais , et des cérémonies
paternelles pleines du plus touchant intérêt.
Cette institution , qui n'a pas toujours été ailleurs sans
de graves inconvéniens , doit être infiniment appréciée
dans un pays où il n'y a pas d'établissement public qui
se charge des enterremens , et où le pauvre serait exposé
à ne recevoir qu'une sépulture sans larines et sans
honneurs , si les pénitens , ses confrères , n'étaient là
pour lui rendre ces derniers et pieux devoirs.
OCTOBRE 1817 . 29
«Les opinions libérales et constitutionnelles dominent
dans ce département , principalement dans les
campagnes. La plupart des laboureurs , devenus propriétaires
, cherchent à cultiver à la fois leur esprit et
leurs champs; et je ne craius pas d'avancer qu'ils sont
les plus zélés défenseurs de la liberté et de l'égalité ,
selon la charte.
« Nulle part la voix de l'honneur n'est mieux écoutée
que dans le département de Lot-et-Garonne ; nulle
part on n'y manifeste plus d'estime pour les braves qui
en sont les héros ou qui en ont été les martyrs , et
pour les écrivains qui s'en montrent les généreux organes
.
<<Nulle part la loi n'est plus respectée et mienx
obéie; la propriété et la sûreté mieux garanties ; la
cour prévôtale , depuis son installation , n'a eu, dans
ce département , à punir qu'un seul acte séditieux,
commis par un perruquier , sans complice , qui s'avisa
d'arborer , de nuit , un chiffon tricolore sur la croix de
la paroisse de son village .
« S'il nous reste quelque chose à désirer , c'est que
l'influence de l'ordonnance royale du 5 septembre 1815,
se fasse mieux sentir dans les actes de l'administration
publique ; qu'on y adoucisse la dureté de certains
ressorts; que l'on conseille à certaines gens qui doivent
êtreassez étonnés de se trouver en place, de ne plus
chercher à s'y maintenir par les moyens qui les y ont
portés.
*Pen de nos jennes Agénois se livrent à l'étude des
sciences,et de la littérature ; le jeu , maladie endémique
du pays , et la fréquentation habituelle des cafés
absorbent tout leur temps ; cette indifférence pour
l'étude est d'autant plus inexcusable , que dans les
hautes classes de la société , et même parmi le peuple ,
30 MERCURE DE FRANCE.
l'esprit naturel est peut-être plus commun que partout
ailleurs . Point d'événement où la critique puisse mordre,
qui ne soit aussitôt traduit en couplets ; si quelque
parti chante son triomphe , le parti vaincu ne manque
jamais de parodier le chant triomphal . Cette disposition
maligne brille sur-tout dans les charivaris , espèce
de pot-pourri , dans lesquels on célèbre les mariages
contractés par des veufs ; la police , en quelques endroits
, est parvenue à détruire cette coutume, dont la
calomnie a souvent abusé.
心
« Agen possède une Société d'agriculture , sciences
et arts , fondée par MM. les comtes de Lacepède ,
de Cessac , et par M. Paganel . »
( J'aurai occasion, dans mon discours suivant , de
parler de plusieurs membres résidans de cette société ,
qui méritent d'occuper une place honorable parmi les
hommes distingués , de toutes les classes , dont s'honore
le département de Lot-et-Garonne . )
L'ERMITE DE LA GUYANE.
POST - SCRIPTUM .
::
Quelque indéterminé que soit le plan de voyage que je me
suis fait , je me vois néanmoins dans la nécessité de suivre une
sorte d'itinéraire , et de dévier, le moins possible , de la route
sur laquelle je me suis ouvert des communications pécuniaires.
On trouve partout des auberges , mais on ne trouve pas partout
des banquiers , et nous n'en sommes plus au temps de Pythagore
où l'on faisait le tour du monde sans avoir un sou dans sa
poche. Ce vil calcul d'argent , auquel tout est soumis dans notre
âge de fer , ne me permetra pas de me rendre à Cahors ; mais
une lettre que je reçois de cette ville remplira complétement
cette lacune de mon voyage, et ne me laisse d'autre regret que de
ne pouvoir en aller remercier de vive voix mon aimable et spirituel
correspondant.- Je m'empresse également de publier
une autre lettre dont l'auteur ne se contente pas de relever une
erreur de fait où je suis tombé , mais dans laquelle il ajoute
OCTOBRE 1817 . 31
quelques détails historiques d'un très-haut intérêt sur la ville
d'Auch où je n'ai fait que passer.
Cahors , ce 20 septembre 1817.
Al'Ermite de la Guyanne à son passage àAgen.
MONSIEUR ,
En France, il n'y a que Paris et les provinces éloignées
qui soient quelque chose , parce que Paris n'a pu en
core les dévorer. Telle est l'opinion de Montesquieu ,
de Jean-Jacques et de beaucoup d'autres philosophes ;
elle est empreinte dans tous vos ouvrages ; elle a guidé vos
pas dans le midi de la France , et dirigé vos excursions
dans les Pyrénées ; elle m'enhardit à appeler vos regards
sur une contrée éminemment française , riche en
glorieux souvenirs , et fertile en grands hommes . J'ose
donc vous inviter à passer quelques jours à Cahors , et
plus spécialement àsuivre les bords du Lot depuis
Aiguillon jusque dans nos murs. Vous ferez le voyage
à cheval ; vous serez seul et vous jouirez mieux de la
route. Il est des plaisirs qui perdent de leur prix s'ils
sont partagés. Si j'étais votre compagnon de voyage ,
je vous montrerais , à Preyssac , le berceau du maréchal
duc d'Istrie (général Bessières ) . Tout Français ,
digne de ce nom, doit une larme à ce guerrier qui
commanda, comme Turenne , la meilleure cavalerie
de l'Europe , qui vécut et mourut comme lui. Plus
loin, s'offrirait à vos regards une petite ville nommée
Luzech où quelques antiquaires ont placé les ruines
d'Uzellodunum , dernier boulevard des Gaules contre
l'ambition de César . De là , le souvenir se repose sur
le délicieux ermitage où Le Franc de Pompignan tâchait
d'oublier VVoollttaaiirree , et vengeait de son mieux les
manes de Rousseau. Dans ce méme château de Cay, un
philosophe pratique , dont je tairai le nom , borne ses
occupations et ses plaisirs à perfectionner l'agriculture ,
et à ss''eesssayer quelquefois avec succès dans la science
de Vaucanson.
,
Sur la rive opposée et non loin du castel d'où les
marquis de Cessac venaient, lajambe nue , rendre aux
52 MERCURE DE FRANCE .
•
évêques de Cahors , à leur entrée dans cette ville , le
même service que rendit Aman à Mardochée , habite
dans sa terre de la Grezète, l'un de nos modernes Cincinatus
, le lieutenant -général Ambert , ami de Moreau
, et digne de commander aux braves qui , sur le
bord de la Loire , ont donné au monde l'exemple de la
plus héroïque résignation.
Plus loin et au- dessous du vieux château des évêquescomtes
de Cahors , a reçu le jour , au village de Merniez
, le premier ministre et l'ami de Murat , M. le
comte de Mosbourg qui , dépouillé de ses dignités , a
conservé en France et dans les Etats prussiens ses titres
et ses dotations de la munificence , j'oserai dire de la
justice de Sa Majesté et du roi de Prusse .
Arrivé dans la capitale du département du Lot , vous
verrez , non unė ville riche et commerçante , mais une
cité laborieuse où la misère ne se montre jamais dans
sa nudité , où l'on est heureux , parce qu'on y sait
borner ses désirs , où l'on ne brille point par un vernis
de politesse , parce qu'on s'y distingue par une bonté
franche et une sincère cordialité ; où l'on estvrai , parce
que le pauvre lui-même peut se régaler d'un vin généreux
à trois sous la pinte , où l'on aime la liberté , parce
qu'on y méprise la richesse et que le pays est trèsmontagneux
; où , par la même raison , l'enfance est
plus longue ; où il y a moins de génie à quinze ans , et
plus d'hommes à trente .
Vous ne verrez point de belles places , debelles rues , de
vastes édifices , mais un boulevard agréable, des environs
pittoresques , les ruines d'amphitheatre , d'aqueducs et
detemples romains, les remparts qui defendaient la cité
du côté du nord , une cathédrale gothique , dont les
deux coupoles font l'admiration des étrangers ; vous
verrez ses trois ponts : celui surtout , à la porte duquel
fut attaché le premier pétard dont on ait fait usage
siége d'une place , fixera vos regards . Il rappelle de si
grands souvenirs. ! C'est sur ce pout que la petite armée
d'Henri IV traversa le Lot pour entrer dans la
ville basse , où de nouveaux périls attendaient ce héros ;
et dans celle des Boucheries , où il lutta trois jours
contre les efforts désespérés d'une garnison altérée de
sang calviniste. La maison où le bon roi vint descendre
au
OCTOBRE 1817 . 53
son entrée dans Cahors subsiste encore ; on y voit
la chambre où il fut reçu , le fauteuil vermoulu sur
lequel il reposa. On serait tenté de croire que la faux
du temps respecte tous les objets qui peuvent rappeler
cébon prince , et ajouter au culte qui lui est dû. Elle a
moins respecté ce monument commencé , l'on ne sait
trop dans quel objet , et dont il ne reste qu'one
grosse tour, dite du pape Jean. C'est en effet co Jacques
d'Euze , né à Cahors , d'un cordonnier , qui
füt pape sous le nom de Jean XXII , vers le milieu du
treizième siècle. C'est lui qui , dans le conclave on Lon
délibérait sur le choix du pape , s'écria , én ceignant
lui-même la tiare , Ego sum papa , et ne démentit point
son caractère , lorsqu'il excommunia l'empereur , lorsqu'il
vit tomber à ses genoux le duc de Bavière , et
rendit le pouvoir des papes formidable à toute la chrétienté.
Il naquit aussi dans nos murs , ce dernier martyr de Toulouse,
qui vit, en 1793 , son frère aîné , lieutenant-général,
tomber, à Perpignan, sous la hache révolutionnaire ;
qui , lui-même , partagea au 18 fructidor , la glorieuse
proscription des Barthelemy , des Barbé-Marbois , des
Mathieu - Dumas , et qui , le 17 août 1815 , dans un
poste où le Roi l'avait placé , éxpira sous le fer de cannibales
.
Bon hermite , détournez vos regards , reportez -les
sur le collége royal où fut élevé le cygne de Cambrai ;
sur cette fontaine , dont les eaux font tourner un moulin,
adossé au rocher , et qui mèle ses flots à ceux du
Lot: c'est là qu'il révait aux amours d'Eucharis , et
qu'il parait la vertu de tous les charmes de sa jeune
imagination; sur cette académie où Cujas , au commencement
du seizième siècle , donna ses premières
leçons de droit ; où l'ami de François Ist , Clément
Marot , ouvrait la carrière à nos plus grands poètes .
Notre patrie revendique Fénélon et Marot non-seulement
commeses élèves , mais encore comme ses enfans .
Parlerais-je du général Dellard , digne enfant de nos
contrées ? Oui , sans doute ; ce brave couvert d'honorables
cicatrices , se fait gloire d'ètre le fils d'une
pauvre marchande ; et n'ayant pu l'élever jusqu'à lui ,
itse fait honneur de montrer partout cette heureuse
,
ROYAL
ن ا م
20
C.
3
54 MERCURE DE FRANCE .
mère dans le costume simple de nos artisans qu'elle a
voulu conserver .
Notre département compte beaucoup d'autres officiers-
généraux dont j'épargnerai la modestie ; mais nos
contrées ont vu des triomphes aussi honorables que ceux
des armes . Ceux qui ont fait connaître à notre département
la culture du tabac , amélioré celle de la vigne ,
et propagé le goût et l'étude des sciences , les noms
des Rosier , des Izarn , des Agar , des Bouissés , des
Plessis , etc., etc. , brillent avec avantage à côté de
ceux des Galdemard , des Dellard et des Dufour .
Je ne parle point de nos dames ; je veux vous laisser
le plaisir de les apprécier vous-même.
Venez donc au milieu de nous ; il y a sans doute un
peu d'orgueil dans ma prière ; mais c'est peu de vous
admirer; l'on vous aime , et l'ou donnerait tout au
monde pour vous retenir quelques jours .
Je vous prie d'agréer l'hommage de mon respect ,
B..... , de Cahors .
AIMABLE ERMITE ,
Paris, 21 septembre 1817.
Nous lisons vos excursions dans le midi de la France ,
avec tant de plaisir , que vous nous pardonnerez de
relever une erreur qui vous est échappée sur le lieu de
la naissance de l'illustre Arnaud , cardinal d'Ossat
(Mercure du 20 septembre , pag . 556 ) .
Il naquit en 1537, à La Roque-Magnoac , entre Castelnau-
de-Magnoac ( Hautes - Pyrénées ) , et Masseube
(Gers ). Il était fils d'un forgeron . Sa mère était née à
Cassagnebère sous Aurignac , aujourd'hui district de
Saint-Gaudens ( Haute-Garonne ) , et alors du diocèse
de Comminges. Ce sera le mot Aurignac , écrit en
abrégé , qui aura induit en erreur Moréri et ses copistes
; il n'y a point de village de Cassagnebère , ni
de Cassanhabere auprès d'Auch , ainsi qu'aurait pu
vous l'apprendre l'estimable abbé Alexandre , frère de
votre aubergiste , qui , malgré son énorme corpulence ,
OCTOBRE 1817 . 35
a toujours vaincu à la course les Basques les plus agiles .
Ce qui pouvait , à Auch , vous rappeler la mémoire
du cardinal d'Ossat , c'est qu'il avait été quelque temps
régent dans les classes du collège d'Auch , ce que Morérine
dit pas .
La fondation de ce collége , qui a joui long-temps
d'une juste célébrité , offre une particularité remarquable.
Le cardinal de Clermont- Lodève , doyen du sacré
collége, et archevêque d'Auch , ayant légué aux pauvres
de cette ville la moitié de ce qui se trouverait lui
être dû de son bénéfice , au moment de son décès , cette
moitié monta à la somme de 500 mille livres , en février
1540. Le successeur de ce cardinal , qui fut le célèbre
cardinal de Tournon , allié des Polignac , décida que
l'ignorance étant une pauvreté de l'âme beaucoup plus
déplorable que celle du corps , on devait , dans l'emploi
de legs de son prédécesseur , préférer l'instruction de la
jeunesse aux alimens des pauvres , et , en conséquence ,
il obtint de François Ier , le 11 mars 1545 , des lettres
patentes pour l'établissement du collége, dont deux illustres
cardinaux sont ainsi les fondateurs, et qui eut pour
regens d'Ossat , Nostradamus , Macrobe , Turnèbe ,
Muret , Regiset Montgaillard. Les jésuites furent mis
enpossession de ce collége ( en 1590) , pendant que
le marquis de Biron qui fut maréchal de France , et
Henri de Savoie , sans être prêtres ni l'un ni l'antre , se
disputaient les revenus de ce riche archevêché , s'autorisant
tous deux des ordres de Henri IV.
Ceux qui aiment les vieilles cérémonies auraient
appris avec plaisir que lorsque l'archevêque d'Auch
prenait possession , le baron de Montant était obligé
de l'attendre à la porte de la ville , en casaque blanche ,
sans manteau , tête nue et une jambe également nue ,
de prendre les rènes de la mule du prélat , et de le dirigerjusqu'à
la porte de l'église , de l'aider à descendre
et de le reconduire jusqu'àson trône , enfin de le servir
pendant son dîner. Pour prix de cet acte de vasselage,
le baron devenait propriétaire de la mule et de toute
la vaisselle d'or et d'argent qui avait servi au repas.
On raconte qu'en 1600 , un bourgeois de Nevers ,
intendant de la maison de Nemours , ayant été nommé
3.
56 MERCURE DE FRANCE .
archevêque d'Auch , le baron de Montant , prenant
pour prétexte le froid excessif , couvrit sa jambe , le
8novembre , d'un bas de toile très-fine et couleur de
chair , ne croyant pas devoir être très- exact à l'egard
d'un vilain . L'archevêque s'en aperçut , et pardonna au
vassal qui ne dédaigna point d'enlever la vaisselle d'or
etd'argent comme si elle eût appartenu à un prince.
En 1547 , le cardinal de Tournon dout nous venons
de parler , et dont la modestie égalait le savoir , n'avait
que de la vaisselle de verre d'un travail très-délicat .
Le baron de Montant ne se fit aucun scrupule de briser,
à coups de bâton , et sous les yeux du prélat , des
évèques suffragans et de toute la noblesse de la province
, tout le service du cardinal auquel il ne ménagea
point les reproches les plus injurieux. Cet outrage priva,
pour toujours , la ville d'Auch de la présence de cet
illustre archevêque.
Iln'est pas hors de propos de rappeler à notre mémoire
que la belle Marguerite de Valois , reine de
Navarre , soeur de François ler , auteur de l'Heptaméron,
était , en sa qualité de comtesse d'Armagnac , chanoinesse
honoraire de la cathédrale d'Auch , et qu'elle se
faisait payer régulièrement son droit de présence, lorsqu'elle
assistait aux offices célébrés par le chapitre.
Agréez , monsieur , l'assurance de mon bien ancien
attachement et de ma considération distinguée.
Le général A. J. , baron de L. P.
VARIÉTÉS .
Affaire de Rhodez , et remarques sur quelques-unes de
nos lois d'exception .
1
Lorsque dans l'un des numéros de ce journal nous
faisions l'analyse d'un ouvrage important , sur le jury ,
et que nous comparions l'effet de ce jugement des
OCTOBRE 1817 . 37
a
e
de
des
pairs à un drame , nous ne croyions pas en avoir de sitôt
la représentation. Depuis un mois la ville de Rhodez
donne ce spectacle à la France , et peut- être à l'Europe .
Riende ce qui se passe parmi nous n'est indifférent à
nos voisins ; après avoir été pour eux un assez long sujet
d'alarme , nous le serons long-temps de curiosité. D'ailleurs
, il s'agissait d'éprouver une institution que les
hommes éclairés regardent comme la plus forte garantie
de l'ordre social et de la sûreté personnelle , et , sous les
rapports de cet intérêt qui excite vivement l'attention
publique , jamais composition dramatique n'en présentade
plus puissant ni de mieux soutenu que le forfait
de Rhodez. Il n'y avait rien ici d'imaginaire On a pu
voir l'événement et entendre les acteurs. Il n'est point
delecteur un peu instruit qui n'ait assisté , par la pensée ,
aux assises de l'Aveyron. On a vu naître , de ces débats ,
desincidens dignes de la scène , et se montrer des personnages
qui ne dépareraient pas les romans les mieux
intrigués. Ce spectacle , trop réel pour la ville de
Rhodez , et qui n'est pour nous qu'une hideuse fantasmagorie
, n'est pas prêt à finir. Le dénouement se complique;
il est probable qu'il sera double , d'après les
nouveaux incidens amenés par le personnage mystérieux
de madame Manson ; mais la catastrophe a été assez
développée par une première décision, pour qu'on puisse
apprécier désormais cette procédure par jurés , tant
critiquée par des hommes timorés et prévenus. Si elle
a réussi contre des scélérats consommés , et malgré
des obstacles de tous genres , dont l'esprit de localité
et de parti a dû l'entourer , elle triomphera partout
comme la plus sûre , la plus noble manière de poursuivre
les délits , et de veiller à la défense des accuses;
on a entendu à ce sujet des prodiges d'éloquence
qui auraient brillé à côté de ceux qu'on voit si fréquem
ment au barreau de la capitale.Et, chose plus étonnante !
ces éclairs , au milieu de tant de nuages , ont été sans
effet sur le public de Rhodez; il savait trop bien à
quoi s'en tenir sur l'horrible événement , sur les auteurs
, et sur les motifs qui les ont fait agir.
Concentré dans le sein d'un tribunal ordinaire , et
rendu secrètement par des hommes réputés inflexibles ,
cejugement aurait souffert des interprétations; que
38 MERCURE DE FRANCE .
n'interprête- t-on pas dans les circonstances présentes ?
Prononcépar ces autres tribunaux , non moins terribles ,
qui comptent la célérité et l'effroi au nombre de leurs
attributs , il aurait pu laisser quelques regrets . Mais
quelle trace d'un pareil sentiment pourrait- il rester
dans l'âme de ceux qui ont entendu ce jugement ou
qui y ont coopéré ? Quel est l'honnête homme en
France qui ne se croirait pas honoré d'avoir figuré dans
cette mémorable assemblée de jurés ?
Cependant il nous vient un scrupule ; nous ne pouvons
le taire et nous nous permettrons encore quelques
observations sur le jury. Ce sujet en vaut bien un autre.
Que n'a-t-on pas dit sur le mode transitoire des élections,
des électeurs et des élus ? Il s'agit ici de ce mode
constant de prononcer sur l'honneur ou sur la vie des
hommes , lorsque leur malheur ou l'esprit de parti les
placent au rang des accusés.
La loi ne prescrit qu'une seule question à faire aux
jurés ; il en a été présenté cinquante -une à ceux de
Rhodez. Serait-il permis d'étendre ou de resserrer le
cercle des questions sseelloonn les circonstances ? D'après le
texte de la loi que nous avons été curieux de vérifier ,
cette unique question qu'on pose doit renfermer toutes
les circonstances comprises dans le résumé de l'acte d'accusation
. Le tribunal aurait-il pris sur lui de les diviser
pour les mieux faire ressortir ? Il faudrait le louer pour
cette précaution; elle aurait attiré et formé cette masse
de lumières qui a éclairé la décision ; mais il faudrait
savoir si cette dérogation au texte de la loi n'est qu'une
heureuse faute , si elle est un droit ou une faculté. Elle
aurait eu un bon motifdans cette occasion ; elle pourrait
dans une autre avoir un but opposé. Il ne doit y
avoir rien d'arbitraire sur un sujet aussi important.
Etrangers à cette matière , nous renvoyons nos lecteurs ,
pour les lumières qui y sont répandues , à l'ouvrage que
nous avons cité (1). Il est de M. Ricard d'Allauch ,
ancien magistrat; on ne perdra rien pour les aller chercher;
on trouvera , à l'occasion du jury , des vérités
piquantes sur notre situation politique , et sur celle de
(1) De l'Institution du Jury en France et en Angleterre. Chez
Patris, imprimeur , rue de la Colombe , à Paris.
OCTOBRE 1817 . 59
nos yoisins d'outremer. M. Ricard parle de jury.comme
un vieux général parlerait de tactique. Lorsqu'on entend
ces leçons de l'expérience , on serait tenté de
croire qu'il n'appartient qu'à ceux qui ont travaillé sur
le terrain , de nous tracer un plan satisfaisant de nos
lois pratiques . On raconte qu'un habile professeur , le
père Pezenas , je crois , qui venait de faire un cours de
pilotage , voulut justifier sa théorie par la démonstration.
Il se porta sur un vaisseau avec ses élèves . Après
leur avoir savamment expliqué la manoeuvre , les agrès ,
et toutes les proportions géométriques qui entraient
dans sa construction , il voulut le faire sortir du port ,
etne put le faire mouvoir.
Il est probable que pendant la session législative qui
va s'ouvrir , on examinera la belle institution du jury
sous toutes ses faces , et qu'après l'avoir restaurée , on
lui rendra le rang constitutionnel qu'elle a sur les cours
prévotales qu'on lui a données pour auxiliaires .
Cet examen doit se porter aussi sur nos autres lois de
circonstances , qu'on nomme si improprement lois d'exception.
Il semble que ces mots de lois et d'exсер-
tion ne devraient pas se rencontrer ensemble. En effet
, comment admettre des lois contre les lois ?
L'expression ne présente pas d'autres sens ; mais si
leur définition laisse quelque chose à désirer pour les
termes , les comparaisons ne nous manqueraient pas
pour peindre leur but et leur effet. On pourrait assimiler
ces lois à ces lisières qu'on donne à l'enfance
pour assurer sa marche ; mais nous sommes plus
qu'adultes , nous sommes devenus des hommes affermis
par le malheur. Ne serait-il pas à désirer qu'on
regardât si nous pouvons marcher sans entraves ? il
peut être commode à nos conducteurs de nous tenir
en laisse; nous convenons que cette précaution doit
empêcher quelques écarts ; mais qu'attendre aussi d'une
attitude contrainte , appelés comme nous le sommes à
développer tous nos efforts pour les plus grands sacrifices?
La Charte nous a promis toutes les libertés qui
peuvent se concilier avec les lois ; il ne s'agirait alors
que de faire des lois pour assurer ces libertés.
La loi sur la sûreté individuelle a exposé quelques
hommes soupçonnés , à gémir sous les verroux , loin de
40 MERCURE DE FRANCE .
leur domicile et de leur famille . On n'entend pas
dire que les ministres aient abusé de ce terrible pouvoir
; mais ils auraient pu le faire , et se tromper. Qui
plus que les dispensateurs du pouvoir est exposé à
payer ce tribut à la faible humanité? Qui peut se
flatter , après ce choc de passions , d'intérêts et d'opinions
, qui dure depuis trente ans , de ne s'être pas fait
quelques ennemis ? et quel temps plus favorable aux
irascibles souvenirs , qu'un déplacement d'intérêts anciens
et un gouvernement nouveau ?
E.
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 24 septembre au 2 octobre.
RÉCOLTES . FINANCES.-Tandis que la Suède perd l'espérance
d'une bonne moisson ; que le commerce des
Indes qui enrichit les nations de l'Europe , appauvrit le
Danemarck ; que la Bavière , menacée d'une prochaine
disette , prend , contre l'exportation de ses grains , des
mesures qui pourraient bien retomber sur l'importation
, l'Angleterre , un moment étonnée de ce passage
subit du tumulte au repos , commence à reprendre ses
esprits , à relever son commerce , et se montre à toutes
ces confédérations armées contre elle , forte de son
crédit progressif et de son industrie perfectionnée. Sés
ouvriers ne peuvent suffire aux demandes ; ses étoffes
de coton s'expédient jusque dans les pays où croît le
coton. La hausse du prix des grains , dans ses marchés ,
n'est qu'une preuve de l'activité de son commerce. II
a fallu nourrir le Portugal; elle saura bien retrouver
l'équivalent de ses secours .
Malheureusement ses consuls en Sicile s'aperçoivent
que son commerce no se soutient plus dans
OCTOBRE 1817 . 4t
cette île , et ils attribuent cette décadence à la restauration
des lois du pays .
Plus malheureusement encore l'industrie des fraudeurs
s'accroît en proportion de l'industrie des travailleurs.
On a saisi , à Londres , chez un étranger ,
quatre cents pièces de dentelles de France et de
Bruxelles , évaluées à plus de 800 liv . sterl . Un Anglais
a été condamné à 12 liv. sterl . d'amende pour avoir
eu chez lui des soiries françaises. Il n'est bruit à la
douane que d'une société de contrebandiers établie dans
les environs de Liverpool. On conçoit si le gouvernement
doit être ombrageux sur ce point. Aux soins qu'il
se donne pour empêcher la contrebande chez lui , qui
soupçonnerait les marchands anglais de la porter chez
les autres ?
- La Suisse emprunte à l'Allemagne ses plus utiles
institutions. Une école se forme à Unterseen , pour la
culture des montagnes , et l'économie des forêts : il ne
faut pas taire le nom du fondateur , c'est M. Kasthofer
deBerne.
a
- L'Espagne se débat contre tous les priviléges des
provinces et dés villes , et des corporations , et des individus
, et contre tous les préjugés , et contre tous les
intérêts aveugles. Mais a-t-elle toujours dans cette lutte
lavéritable force , qui est la justice ? Supprimer de choquantes
exceptions , assujétir un impôt commun les
membres d'une même patrie , rien de mieux. Mais reduire
la dette publique , décréditer les actions , c'est un
moyende liquidation facile à la vérité , mais aussi raineux
que facile. La junte de liquidation le propose.
Pourra-t-il être agréable à la loyauté du roi .
-On a découvert , dit- on , à Gand , un nouveau procedé
, au moven duquel le lin acquiert toute la blancheur
et la souplesse dont il est susceptible , sans l'emploi
des matières corrosives qui nuisent singulièrement
à la durée des toiles . Si cette découverte est sûre , il n'y
a pas de confédération qui puisse lui être comparée.
-En France , l'article 5 de la loi du 27 mars , sur les
douanes , reçoit son exécution. Cet article soumet à un
jury spécial,dans chaque lieu d'exportation , les certificats
d'origine qui accompagnent les sucres raffinés. Le
42 MERCURE DE FRANCE.
sous- secrétaire-d'État au départemont de l'intérieur a
déjà nommé les membres des divers jurys .
-De violens orages ont éclaté à Colmar. L'extrême
sécheresse qui désolait la campagne de Nimes a cessé.
AMÉLIORATIONS POLITIQUES. - La constitution du
Wurtemberg paraît en détail; la loi constitutionnelle
du Holstein ne tardera pas à paraître. Mais la commission
chargée de constituer la Prusse a suspendu ses
travaux .
- L'un des premiers objets dela diète germanique ,
dans sa session prochaine , sera l'organisation militaire
de la confédération. Elle déterminera la force permanente
des troupes qui doivent former les garnisons des
forteresses fédérales de Mayence et de Luxembourg.
- Les inspecteurs aux revues et les commissaires des
guerres , dont le nombre s'élevait en France à six cent
quatre-vingt-trois , sont remplacés par trente- cinq intendans
militaires , cent quatre-vingts sous- intendans
distribués en trois classes , et trente-cinq adjoints. Les
élèves ne recevront pas de traitement. Pour être admis
en cette qualité , il faudra justifier d'un revenu de deux
mille francs , avoir fait un cours de droit , et connaître
une langue étrangère.
COLONIES . Incertitudes , confusion déplorable .
L'incendie éteint sur un point , se rallume sur l'autre .
La mort de Moralès et la défection de Ryan semblaient
avoir pacifié le Mexique , et voilà que dans le Nord-
Ouest un prélat tire l'épée. Au Brésil , Martinez avait
payé de la vie sa folle entreprise , et les papiers américains
parlaient de la révolte de Paraïba ; heureusement
on a démenti ces bruits. Mais il ne manque pas d'autres
sujets de comparaison. Les dépèches officielles qui
vont jusqu'au 3 juillet , représentent les insurgés des Carraques
, comme entièrement dispersés ; et les papiers
de Kingston , qui vont jusqu'au 2 août , veulent que
Morillo ait subi coup sur coup deux défaites . La Russie et
l'Autriche défendent sévèrement toute exportation d'armes
et de munitions pour l'Amérique , et un vaisseau
de cinq cents tonneaux va sortir de la Tamise , chargé
de recrues pour le service des indépendans ; et un corsaire
de Buenos-Ayres ose envoyer à la consignation
d'un négociant d'Irlande , un navire espagnol qu'il a
OCTOBRE 1817 . 43
pris; et des compagnies de spéculateurs écossais formént
une entreprise de pirateries , dont l'île d'Amélia sera le
dépôt.
-On écrit de Cadix , en date du 2 septembre : « Nous
n'avons aucune nouvelle du Pérou , ni d'aucune autre
partie de l'Amérique méridionale ; ce qui fait espérer
qu'il n'y en a point de favorables à communiquer , ou
que les corsaires ont intercepté les dépèches. >> Toujours
les corsaires ! ils courent les mers de l'Inde ; le pavillon
britannique même ne traverse pas impunément l'Atlantique.
Ils bloquent étroitement Porto-Ricco ; plus de
trente d'entre eux sont partis pour inquiéter les mers
d'Europe. Voilà les temps de la flibuste revenus .
-Cependant il se forme en Angleterre des régimens
pour tous les partis. En ouvrant son sein aux recruteurs
insurgés , la tolérante Angleterre ne le ferme pas aux
recruteurs espagnols. Paisible spectatrice de tous ces
débats , dont elle sait bien qui doit recueillir le fruit ,
elle ne préfère , elle n'exclut personne.
-Mais qui donc peut transporter ainsi l'Europe
dans le Nouveau- Monde ? Anglais , Français , Allemands
, tous à l'envi courent acheter du gouvernement.
des États-Unis les savanes que ce gouvernement achète
des sauvages. Est-ce que l'Europe manque de friches ?
ou son ciel n'a t-il plus d'attraits pour nous ?
Il n'y a pourtant pas d'effet sans cause. S'il est vrai ,
comme l'atteste , dans son voyage dans l'intérieur de
l'Amérique , un savant anglais , sir John Bradburg , que
le gouvernement des États-Unis , sans prestiges ni sacrifices
, sans le savoir , et presque sans le vouloir , sontire
à l'Europe ses forces ; quelque vice est caché dans
nos institutions ou dans nos habitudes. Nos grands politiques
ne connaissent de remède au mal que les prohibitions.
Fermez vos portes , crient-ils; tenez votre population
sous les verroux. Il me semble qu'on dirait à
plus juste titre : ouvrez vos portes , mais faites que les
habitans se plaisent dans leur séjour ; et ne craignez
point qu'ils s'échappent .
Les gouvernemens d'Europe déplorent tous cette
manie d'émigration ; ils y voient une perte d'impôts ,
ils y voient peut-être aussi un mal bien autrement funeste.
Insensiblement ce mot de patrie perd de sa
44 MERCURE DE FRANCE.
valeur. La patrie fut dans les premiers temps une véritable
, une auguste puissance ; elle devint une illusion
magique ; craignons le moment où elle ne sera plus
qu'une faible abstraction.
RELATIONS POLITIQUES.- La diète suisse a refusé de
contribuer aux pensions des anciens employés de l'évèché
de Bâle ; elle prétend que la décision de la diète
germanique est contraire à l'acte du congrès de Vienne.
Le roi d'Espagne accède à cet acte , et fait aussi partie
de la confédération européenne. Il a sanctionné la
reversion des duchés de Parme , Plaisance et Guastalla ,
en faveur de l'infant D. Charles-Louis .
Les conférences , pour la conclusion d'un traité de
commerce entre les Pays-Bas et les Etats-Unis , sont
suspendues , jusqu'à ce que les plénipotentiaires amérieains
aient reçu les instructions nécessaires .
PROCÈS MARQUANS .-Pierre Hamel , condamné à
mort par la cour d'assises de Caen pour avoir tué le séducteur
de sa fille , s'est pourvu en grâce. On avait dit
sans raison qu'un mariage secret unissait les deux amans .
Le séducteur était l'époux d'une autre.
-Apeine le tribunal de Trévoux a-t-il fait justice d'un
faux empereur , qu'un faux dauphin est traduit devantla
cour de Rouen. Ce prince est , dit-on , fils d'un sabotier
, et sabotier lui-même. Son vrai nom est Mathurin
Bruneau.
- Le procès de Bastide et Jausion continue à exercer
la curiosité. On recueille des traits négligés d'abord ;
on rappelle de vieilles accusations étouffées . Madame
Manson estplus que jamais énigmatique. Elle a des panégyristes
qui vantent sa candeur ; elle a des censeurs
qui semoquent de son afféterie. Personnage tragique et
comique tour à tour , tantôt elle semble combattue entre
deux puissances dont l'une arrache la vérité du fond de
sa poitrine , et l'autre repousse la vérité prête à sortir.
Tantôt coquette ridicule , elle cherche , dans sa toilette
mesquine , des prestiges qui ne séduisent personne , et
ne veut paraître devant le geolier qu'en costume de prison.
Il semblait que son arrestation dût exciter en elle
de ces mouvemens convulsifs , qui émûrent et fatiguèrent
tant de fois les spectateurs. Au contraire , elle se réjouit
d'ètre arrêtée. Que ne l'a-t-on fait trois mois plus tôt ,
OCTOBRE 1817. 45
dit-elle? D'un autre côté , Bastide se récrie avec force
sur l'unanimité du jury ; Jausion et lui promettent
cinquante mille franes à celui des accusés qui nommera
tous les auteurs du meurtre. Les conjectures s'emparent
dela carrière qui leur est ouverte. Les uns veulent qu'an
des jurés soit complice. Les autres nomment un trèsproche
parent de madame Manson. O secrets de la nuit
etde lamort! qui vous révélera ?
.. Sitfas , numine vestro
Pandere res altă terrá et caligine mersas !
-La cour d'assises de Paris s'occupe du procès de
Epingle noire. Les accusés sont au nombre de onze ,
enycomprenant un contumax , Contremoulin , Landremont,
Moutard , les deux frères Duclos , Fonteneau-
Dufresne , Bonnet , Beaumier , Crouzet , Brice. Il s'agit
d'un complot formé contre la dynastie régnante. On
rattache àce complot l'affaire de Vincennes ; le serment
des initiés était ainsi conçu : Je jure , par l'honneur , de
consacrer ma fortune et ma vie pour délivrer mon
pays du joug qui l'opprime ; je jure d'employer tous
mes efforts , afin de propager les principes qui m'animent;
je jure de ne rien dévoiler de ce que je viens
d'entendre , quelle que soit la position où je me troave
placé; si j'ai la lâcheté de trahir mon serment, je voue
ma tête à la mort. - On a trouvé la copie de cette formule
chez Duçlos jeune qui la tient , dit-il, d'un fugitif
nommé Brice. On n'en a trouvé que les initiales chez
Crouzet , qui a donné des dix-neuf premières lettres une
explication fort ingénieuse : « Jean-Jacques Pascal , las
de contre-temps, méconnu, fugitifet malheureux, vivra
persécuté, dénoncé, mais non point découragé : Justus ,
quietus , lætus. »
C'est à Monnier que l'autorité doit la connaissance
du complot; aussi Monnier a-t- il paru comme témoin.
Son premier soin a été de réclamer contre une assertiondes
journalistes qui attribuaient , à ses révélations ,
P'arrestation de cinquante personnes. Ainsi l'homme,
qui est retranché de la société , garde encore le désir
de l'estime publique. Un autre témoin , c'est le sieur
Grimaldi , agent de police. Crouzet a conté , au sujet
de ce témoin , une anecdote assez piquante. J'ignorais ,
,
46 MERCURE DE FRANCE.
dit- il , jusqu'à l'existence de cet homme , lorsqu'un
jour , pendant que le commissaire de la préfecture procédait
à mon interrogatoire , on vint lui apporter , du
bureau voisin , une lettre dont la suscription était telle :
lettre de Grimaldi; le commissaire lut à , pour de ,
comme si j'avais écrit moi-même à Grimaldi. Je niai ;
il insista . Pour me convaincre , il mit entre mes mains
la lettre ; c'était une délation absurde où de grossiers
mensonges étaient mêlés à quelques vérités. On demande
au mème accusé l'explication de cette note, écrite
de sa main : Brevets délivrés par les scernip pour la
sûreté des sujets fidèles , et voici ce qu'il raconte : après
la dissolution de la chambre dont je faisais partie , je
rencontrai un de mes collègues qui s'était montré le
défenseur de Bonaparte. « Qu'allons - nous faire , lui
dis -je ? - Songez à vous , me dit-il. Moi , voici mon
paratonnerre , et il me montra un brevet des princes qui
lui servait de garantie.- Je vous savais prudent , lui
dis-je alors , mais non point à ce degré-là . »
M. l'avocat-général a séparé , dans son plaidoyer , les
accusés en deux classes . Les seuls qui , d'après lui ,
méritent de l'indulgence , sont Contremoulin , Landremont
, Dufresne et Moutard .
NOUVELLES DIVERSES .-Le pape a ratifié le décret qui
canonise D. François Possadas , de l'ordre des Frères-
Prècheurs , et Théophile de Corte , de l'ordre des Frères-
Mineurs . Ainsi, l'église romaine compte deux saints
de plus .
-S. A. le duc Louis de Wurtemberg, oncle du roide
Wurtemberg , est mort à soixante-un ans .
-Le duc de San-Carlos , ambassadeur d'Espagne en
Angleterre , est attendu à Londres . On assure que le
prince régent retarde son départ de la capitale pour le
recevoir.
-La princesse d'Anhalt , épouse de l'archiduc Palatin,
est morte des suites d'un accouchement laborieux.
-Les environs de Vienne sont infestés de brigands ;
une partie des équipages de l'archiduc Rodolphe a été
pillée à neuf heures du soir.
-Un jeune homme , qui se promenait aux galeries
debois , au Palais -Royal , a été frappé de mort subite .
-Lundi , jour de Saint-Michel , les habitans de Low
OCTOBRE 1817 . 47
dres ont dûs'assembler pour la réélection du lord-maire .
Il parait que les choix tomberont sur le maire actuel
(M. Wood), apparemment , dit malignement le Courrier,
pour le mettre à mème d'exécuter ses promesses
sur la nouvelle organisation de la police.
BÉNABEN.
Erratum. Dans la liste des candidats , qui devaient être
soumis au dernier ballotage , nous avions omis le nom
de M. Lafayette . C'était une erreur involontaire , que
nous nous empressons de réparer.
ANNONCES ET NOTICES.
De l'Influence de l'Etude sur le bonheur, dans toutes
les situations de la vie. Discours en vers , qui a obtenu
l'accessit du prix de poésie , décerné par l'Académie
française, dans sa séance du 25 août 1817 ; par M. Charles
Loyson , maitre de conférences à l'Ecole normale .
Broch. in-8°. Prix: 1 fr . , et 1 fr . 25 cent. par la poste .
ChezGuillaumeet comp. , lib . , rue Hautefeuille , n . 14 ;
Et chez P. Mongie aîné, boulevard Poissonnière , n. 18 .
Moyens de remédier aux maux de la France , et de
la rendre florissante par l'agriculture ; par M. J. Ch .
Brosson, propriétair-e cultivateur. Prix : 75 cent. Chez
Brunot-Labbe , lib. , quai des Augustins , n. 53 ;
Et chez P. Mongie aîné, boulevard Poissonnière , n. 18 .
M. Brosson appuye son opinion sur de sages principes , de
bons raisonnemens et une logique très-claire : sa brochure sera
lue avec intérèt, elle a pour but de rendre la France heureuse ,
célèbre et puissante; elle est certainement écrite par un homme
qui aime sincérement son pays.
Epure à un électeur ; par M. de ***. Prix : 75 cent ,
Chez Renard , libraire , rue Caumartin n. 12 ;
EtchezP. Mongie aîné , boulevardPoissonnière , n. 18 ,
Donner d'excellens conseils enjolis vers , faciles et légers .
c'est mériter et s'assurer des succés,
48 MERCURE DE FRANCE .
Cause Célèbre.- Procès des prévenus de l'assassinat
de M. Fualdès , ex-magistrat à Rhodez . In-8°. : il
en paraît jusqu'à présent onze cahiers. Prix de chaque
cahier : 40 cent. pour Paris , et 50 cent. par la poste.
Chez Pillet , imprimeur-libraire , éditeur de la collection
des Moeursfrançaises , rue Christine , n. 5 ;
Et chez P. Mongieaîné , boulevard Poissonnière , n . 18.
L'horreur qu'a inspirée un des plus épouvantables crimes que
l'on ait commis depuis long-temps ; les témoignages équivoques
et mystérieux de madame Manson , le grand nombre de personnes
compromises dans cette malheureuse affaire ; tout se
réunit pour rendre fort curieuse et fort intéressante la collection
des cahiers que nous annonçons .
Oraisonfunèbre de Louis XVI; par Alexandre Soumet.
Prix : 1 fr.
Chez P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n. 18 .
Le Confiseur moderne , ou l'Art du Confiseur et du
Distillateur, contenant toutes les opérations du confiseur
et du distillateur , les procédés généraux de quelques
arts qui s'y rapportent , particulièrement ceux du parfumeur
et du limonadier, etc. , etc. , etc .; par J. J. Machet
, confiseur et distillateur. Troisième édition , un
vol. in-8°. Prix : 6 fr . , et 7 fr . 50 cent. par la poste .
Chez Maradan , libraire , rue Guénégaud , n. 9 ;
Et chez P. Mongie aîné, boulevard Poissonnière, n. 18 .
TABLE .
Poésie.- Ludmile , romance imitée de l'allemand; par
M. St. H ......
Nouvelles littéraires . Histoire de Jeanne d'Arc -
(analyse ) ; par M. P. F. Tissot.
Pag. 4
9
L'Ermite en Province. - Moeurs agénoises ; par
M. Jouy. 21
Variétés.-Affaire de Rhodez ; par M. E. 36
Politique.- Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Bénaben.
Noticeset Annonces .
40
40
47
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE .
MERCURE
*
DE FRANCE.
SAMEDI 11 OCTOBRE 1817 .
LITTÉRATURE.
POÉSIE .
ÉLÉGIE
mmy
SUR LA MORT D'UNE JEUNE FILLE .
Elle n'est plus ! le ciel nous l'a ravie !
Nous la pleurons ; mais, regrets superflus !
Du long sommeil elle s'est endormie :
Elle n'est plus !
Vous ris et jeux , cortége plein de charmes ,
O vous naguère autour d'elle assidus ,
Anos sanglots venez joindre vos larmes :
Ellen'est plus !
Comme s'élève une jeune pensée ,
Naissaient au jour ses attraits ingénus :
Comme un sourire elle s'est éclipsée :
Ellen'est plus !
Nous la cherchons dès que la fraîche aurore
Vient annoncer le retour de Phébus ;
Le soir, la nuit , nous la cherchons encore :
Elle n'est plus !
TOME 4 4
50 MERCURE DE FRANCE .
Quatre printemps composaient tout son âge .
Evélina , cher espoir des vertus ,
De l'innocence était la douce image :
Elle n'est plus !
Ces tristes pleurs , qu'ici tout renouvelle ,
Sont les premiers pour elle répandus ;
Ces pleurs , hélas ! seront ignorés d'elle :
Elle n'est plus !
Son âme au sein de la gloire céleste ,
Goûte à long traits le bonheur des élus .
D'Evélina le seul tombeau nous reste :
Elle n'est plus !
Couvrons de fleurs son urne solitaire ;
Prenons du deuil les sombres attributs ;
Et que ces mots soient gravés sur la pierre :
<< Elle n'est plus ! >>>
M. ALBERT- MONTÉMONT.
VERS
A MADAME ★★★★★★★
Toi qui reçus un coeur, présent des immortels ;
Qui joins , à ton insu , par un rare avantage ,
Les attraits au savoir , et la grâce au langage ;
Toi , dont la modestie obtiendrait des autels ;
Reçois , ô D ........ dans ce jour d'allégresse ,
Le sincère tribut de ma vive tendresse.
Que ne puis-je , en ces vers , inspiré des neuf soeurs ,
Célébrer dignement tes talens enchanteurs !
Quand tu peins , sur ta lyre , une amoureuse flamme ,
Par tes accords mélodieux ,
Tu sais ravir mes sens et parler à mon âme ,
Tu te rends l'égale des dieux .
Quand ta bouche éloquente , en heureux mots fertile ,
Exprime un trait piquant ; ton aimable raison
OCTOBRE 1817 . 51
Unit à son éclat un sel toujours facile ,
Et tu rougis d'abord de ta docte leçon .
A tes charmans écrits le dieu du goût préside.
Moderne Sévigné , sois à jamais mon guide !
Tu puises tes pensers à la source du beau ;
Le coeur est ton oracle , et le vrai ton flambleau .
Par M. CHArtier de CHENEVIÈRES.
ÉNIGME .
Je suis pour la plupart des gens
Le thermomètre de l'estime,
Sur-tout aux yeux des ignorans.
J'éclipse l'esprit , les talens
Et la vertu la plus sublime ;
Avecmoi quand je suis brillant
Et fait de certaine manière ,
Tu peux être sot , impudent ,
Et parler sur toute matière ,
Ont'approuvera hautement ,
Etquand tu ne ferais que braire,
On trouverait cela charmant ;
Sans mon éclat tout va différemment ,
Tu pourrais égaler Homère ,
Qu'onte traiterait de pédant;
Tu te verras l'objet d'un mépris insultant ,
Et tu seras forcé de fuir ou de te taire.
(ParM. I. J. ROQUES , de Montauban , aveugle de naissance . )
mmmm
CHARADE .
Tout être abhorre mon premier ,
Tous voudraient être mon dernier ,
Mais la plupart sont mon entier.
nmmm
(Par le même.)
LOGOGRIPHE .
J'ai pour me soutenir douze énormes colonnes
Où l'on voit affichés les destins des couronnes.
4.
52 MERCURE DE FRANCE.
Sur huit pieds m'offrant aux regards ,
J'annonce la paix ou la guerre ,
Le trépas des grands de la terre ,
Les découvertes des beaux-arts .
Dans mon corps démembré cherche un être mystique ,
Qui ,paresseux par goût,
et dévot par métier ,
Passait la nuit à boire et le jour à prier ;
Ceque pour Don Quichotte était sa rosse étique ;
La volaille du savetier ;
Trois notes de notre musique ;
Ce qu'à grands coups de plume un lourd savant produit ;
Cet ornement après lequel soupire
Unpetit tonsuré dans son petit réduit ;
Ce que jamais le sage ne désire ,
Etce que l'avare enfouit ;
Ceque doit être l'homme au midi de son âge ;
Ce qui dans une ville offre en tous lieux accès ;
Un mot en amour plein d'attraits ;
Et chez le Normand hors d'usage ;
Ce que cherchait avec grand soin Boileau ;
Un colosse imposant qui domine la plaine ;
Ce monstre à la faux inhumaine
Qui nous guette dès le berceau ;
L'insecte que dans son fromage
Aime à savourer un gourmand;
Le synonyme d'un moment ,
Ou ce qu'un procureur fait payer à la page ;
Ce qui d'un pédant et d'un sot
Distingue l'homme du grand monde ;
Sur quoi mainte querelle , et maint combat se fonde ;
Un plat indispensable aux repas comme il faut.
Pour mieux te mettre au fait ,je ne dis plus qu'un mot :
Souvent plein de l'ennui que maint auteur inspire ,
Je porte dans mon sein la vertu du pavot;
Es-tu las de veiller ? je t'engage à me lire .
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est souliers ; celui de la charade
, est filou ; et celui du logogriphe , ivrogne , où
l'on trouve vin .
OCTOBRE 1817 . 53
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
De la Juridiction du gouvernement sur l'Éducation ,
L'éducation peut être considérée sous deux points
de vue. On peut la regarder en premier lieu comme un
moyen de transmettre , à la génération naissante , les
connaissances de tout genre acquises par les générations
antérieures. Sous ce rapport , elle est de la compétence
du gouvernement. La conservation et l'accroissement
de toute connaissance est unbien positif. Le gouvernement
doit nous en garantir la jouissance .
Mais on peut voir aussi dans l'éducation le moyen de
s'emparer de l'opinion des hommes pour les façonner à
l'adoption d'une certaine quantité d'idées , soit religieuses
, soit morales , soit philosophiques , soit politiques.
C'est sur-tout comme menant à ce but , que les
écrivains de tous les siècles lui prodiguent leurs éloges,
Nous pourrions d'abord , sans révoquer en doute les
faits qui servent de base à cette théorie , nier que ces
faits fussent applicables à nos sociétés actuelles . L'empire
de l'éducation , dans la toute puissance qu'on lui
attribue , et en admettant cette toute-puissance comme
démontrée chez les anciens , serait encore parmi nous
plutôt une réminiscence qu'un fait existant. L'on méconnaît
les temps , les nations et les époques ; et l'on
applique aux modernes ce qui n'était pratiquable qu'à
une ère différente de l'esprit humain .
54 MERCURE DE FRANCE.
Parmi des peuples qui , comme le dit Condorcet (1 );
n'avaient aucune notion de la liberté personnelle , et où
les hommes n'étaient que des machines dont la loi réglait
les ressorts et dirigeait les mouvemens , l'action de
l'autorité pouvait influer plus efficacement sur l'éducation,
parce que cette action uniforme et constante n'était
combattue par rien. Mais aujourd'hui la société
entière se souleverait contre la pression de l'autorité,
et l'indépendance individuelle que les hommes ont reconquise
, réagirait avec force sur l'éducation des enfans
. La seconde éducation , celle du monde et des circonstances
, déferait bien vite l'ouvrage de la première
(2) .
De plus , il serait possible que nous prissions pour
des faits historiques les romans de quelques philosophes
imbus des mêmes préjugés que ceux qui , de nos jours ,
ont adopté leurs principes : et alors ce système , au lieu
d'avoir été , du moins autrefois , une vérité pratique ,
ne serait qu'une erreur perpétuée d'âge en âge.
Où voyons- nous en effet cette puissance merveilleuse
de l'éducation ? Est-ce à Athènes ? Mais l'éducation publique
, consacrée par l'autorité , y était renfermée dans
les écoles subalternes qui se bornaient à la simple instruction
. Il y avait d'ailleurs liberté complète d'enseignement.
Est-ce à Lacédémone ? L'esprit uniforme et
monacal des Spartiates tenait à un ensemble d'institutions
dont l'éducation ne faisait qu'une partie , et cet
ensemble , je le pense , ne serait ni facile , ni désirable
à renouveler parmi nous. Est-ce en Crète ? Mais les
Crétois étaient le peuple le plus féroce , le plus inquiet,
le plus corrompu de la Grèce. On sépare les institu-
(1) Mém, sur l'Instruct. publique .
(2) Helvétius , de l'Homme.
OCTOBRE 1817 . 55
tions de leurs effets , et on les admire d'après ce qu'elles
étaient destinées à produire , sans prendre en considération
ce qu'elles ont produit en réalité.
On nous cite les Perses et les Egyptiens. Mais nous
les connaissons très-imparfaitement. Les écrivains grecs
ont choisi la Perse et l'Egypte pour donner une libre
carrière à leurs spéculations , comme Tacite avait ,
dans le même but , choisi la Germanie. Ils ont mis en
action chez des peuples lointains , ce qu'ils auraient désiré
voir établi dans leur patrie. Leurs mémoires sur
les institutions égyptiennes et persannes sont quelquefois
démontrés faux par la seule impossibilité manifeste
des faits qu'ils contiennent , et presque toujours rendus
très -douteux par des contradictions inconciliables . Ce
que nous savons d'une manière certaine , c'est que les
Perses et les Egyptiens étaient gouvernés despotiquement,
et que la lâcheté , la corruption , l'avilissement ,
suites éternelles du despotisme , étaient le partage de
ces nations misérables . Nos philosophes en conviennent
dans les pages mêmes où ils nous les proposent pour
exemples , relativement à l'éducation . Bizarre faiblesse
de l'esprit humain qui , n'apercevant les objets qu'en
détail , se laisse tellement dominer par une idée ſavorite
, que les effets les plus décisifs ne l'éclairent pas
sur l'impuissance des causes dont il lui convient de
proclamer le pouvoir. Les preuves historiques ressemblent
, pour la plupart , à celle que M. de Montesquieu
allègue en faveur de la gymnastique . L'exercice de la
lutte, dit-il , fit gagner aux Thébains la bataille de
Leuctres. Mais sur qui gagnèrent-ils cette bataille ? Sur
les Lacédémoniens qui s'exerçaient à la gymnastique
depuis quatre cents ans .
Le système qui met l'éducation sous la main du
1
56 MERCURE DE FRANCE .
gouvernement, repose sur deux ou trois pétitions de
principes.
L'on suppose d'abord que le gouvernement sera tel
qu'on le désire. L'on voit toujours en lui un allié, sans
réfléchir que souvent il peut devenir un ennemi. L'on
ne sent pas que les sacrifices que l'on impose aux individus
, peuvent ne pas tourner au profit de l'institution
que l'on croit parfaite , mais au profit d'une institution
quelconque.
Cette considération est d'un poids égal pour les
partisans de toutes les opinions . Vous regardez , comme
le bien suprême, le gouvernement absolu , l'ordre qu'il
maintient , la paix que , selon vous , il procure. Mais si
l'autorité s'arroge le droit de s'emparer de l'éducation ,
elle ne se l'arrogera pas seulement dans le calme du
despotisme , mais au milieu de la violence et des fureurs
des factions . Alors le résultat sera tout différent de će
que vous espérez . L'éducation , soumise à l'autorité ,
n'inspirera plus aux générations naissantes ces habitudes
paisibles , ces principes d'obéissance , ce respect pour
la religion , cette soumission aux puissances visibles et
invisibles que vous considérez comme la base du bonheur
et du repos social. Les factions feront servir l'éducation
, devenue leur instrument , à répandre dans l'âme
de la jeunesse des opinions exagérées , des maximes
farouches , le mépris des idées religieuses qui leur paraîtront
des doctrines ennemies , l'amour du sang , la
haine de la pitié; n'est-ce pas ce qu'aurait fait le gouvernement
révolutionnaire s'il avait duré plus longtemps
? et le gouvernement révolutionnaire était pourtant
un gouvernement .
Ce raisonnement n'aura pas moins de force si nous
l'adressons à des amis d'une liberté sage et modérée.
Vous voulez , leur dirons-nous , que , dans un gouver
OCTOBRE 1817 . 57
pement libre , l'autorité domine l'éducation pour former
les citoyens , dès l'âge le plus tendre , à la connaissance
et aumaintien de leurs droits , pour leur apprendre à
braver le despotisme , à résister au pouvoir injuste , à
défendre l'innocence contre l'oppression. Mais le despotisme
emploiera l'éducation à courber sous le joug
ses esclaves dociles , à briser dans les coeurs tout sentimentnoble
et courageux , à bouleverser toute notion
dejustice, à jeter de l'obscurité sur les vérités les plus
évidentes , à repousser dans les ténèbres , ou à flétrir ,
par le ridicule , tout ce qui a rapport aux droits les
plus sacrés , les plus inviolables de l'espèce humaine .
N'est-ce pas ce que feraient aujourd'hui , s'ils étaient
revêtus de quelque pouvoir , ces ennemis ardens de
toute lumière , ces détracteurs de toute philosophie ;
ces calomniateurs de toute idée noble , qui, trouvant
la carrière du crime déjà parcourue , s'en dédommagent
anmoins amplement dans celle de la bassesse ?
On croirait que le directoire avait été destiné à nous
donner de mémorables leçons sur tous les objets de cette
nature. Nous l'avons vu , pendant quatre ans ,voulant
diriger l'éducation , tourmentant les instituteurs , les
réprimandant , les déplaçant , les avilissant aux yeux de
leurs élèves , les soumettant à l'inquisition de ses agens
les plus subalternes et des hommes les moins éclairés ,
entravant l'instruction particulière, et troublant l'instrustionpubliquepar
une action perpétuelle et puérile.
Le directoire n'était- il pas un gouvernement ? Je voudrais
connaître la garantie mystérieuse que l'on a reçue ,
que jamais l'avenir ne ressemblera au passé.
Dans toutes ces hypothèses , ce que l'on désire que
legouvernement fasse en bien, le gouvernement peut
le faire en mal. Ainsi , les espérances peuvent éire
déçues , et l'autorité que l'on étend à l'infini , d'après
58 MERCURE DE FRANCE .
des suppositions gratuites , peut marcher en sens inverse
du but pour lequel on l'a créée.
L'éducation qui vient du gouvernement, doit se borner
à l'instruction seule. L'autorité peut multiplier les canaux,
les moyens de l'instruction, mais elle ne doit pas la
diriger. Qu'elle assure aux citoyens des moyens égaux
de s'instruire ; qu'elle procure aux professions diverses
l'enseignement des connaissances positives qui en facilitent
l'exercice ; qu'elle fraye aux individus une route
libre pour arriver à toutes les vérités de fait constatées
(1 ) , et pour parvenir au point d'où leur intelligence
peut s'élancer spontanément à des découvertes
nouvelles ; qu'elle rassemble , pour l'usage de tous les
esprits investigateurs , les monumens de toutes les opinions
, les inventions de tous les siècles , les découvertes
de toutes les méthodes ; qu'elle organise enfin l'instruction
de manière à ce que chacun puisse y consacrer le
temps qui convient à son intérêt ou à son désir , et se
perfectionner dans le métier , l'art ou la science auxquels
ses goûts ou sa destinée l'appellent ; qu'elle ne nomme
point les instituteurs , qu'elle ne leur accorde qu'un
traitement qui , leur assurant le nécessaire , leur rende
pourtant désirable l'affluence des élèves ; qu'elle pourvoie
à leurs besoins , lorsque l'âge ou les infirmités
auront mis un terme à leur carrière active ; qu'elle ne
puisse point les destituer sans des causes graves et sans
le concours d'hommes indépendans d'elle (2). Car les
"(1) On peut enseigner les faits sur parole , mais jamais les
raisonnemens.
(2) Pour les détails de l'organisation de l'instruction publique
qui ne sont pas du ressort de cet ouvrage , je renvoie le lecteur
aux Mémoires de Condorcet , où toutes les questions qui se rapportent
à cette matière sont examinées
OCTOBRE 1817 . 59
instituteurs , soumis au gouvernement , seront à la
fois négligens et serviles . Leur servilité leur fera pardonner
leur négligence ; soumis à l'opinion seule , ils
seraient à la fois actifs et indépendans ( 1 ) .
En dirigeant l'éducation , le gouvernement s'arroge
le droit et s'impose la tâche de maintenir un corps de
doctrine. Ce mot seul indique les moyens dont il est
obligé de se servir . En admettant qu'il choisisse d'abord
les plus doux, il est certain du moins qu'il ne permettra
d'enseigner dans ses écoles que les opinions qu'il
préfère (2). Il y aura donc rivalité entre l'éducation
publique et l'éducation particulière. L'éducation publique
sera salariée : il y aura donc des opinions investies
d'un privilége; mais si ce privilége ne suffit pas
pour faire dominer les opinions favorisées , croyez-vous
que l'autorité , jalouse de sa nature , ne recoure pas à
d'autres moyens ? Ne voyez-vous pas, pour dernier résultat,
la persécution , plus ou moins déguisée , mais compagne
constante de toute action superflue de l'autorité ?
Les gouvernemens qui paraissent ne gêner en
rien l'éducation particulière , favorisent néanmoins
toujours les établissemens qu'ils ont fondés , en exigeant
de tous les candidats aux places relatives à
l'éducation publique , une sorte d'apprentissage dans
ces établissemens . Ainsi, le talent qui a suivi la route
indépendante , et qui , par un travail solitaire , a réuni
peut-être autant de connaissances , et probablement
plus d'originalité qu'il ne l'aurait fait dans la routine
des classes , trouve sa carrière naturelle , celle où il
(1) Smith, Richesse des Nations .
(2) Condorcet , premier Mémoire , pag. 55.
60 MERCURE DE FRANCE .
peut se communiquer et se reproduire , fermée tout-àcoup
devant lui ( 1 ) .
Ce n'est pas que, toutes choses égales , je ne préfère
l'éducation publique à l'éducation privée. La première
fait faire , à la génération qui s'élève , un noviciat de la
vie humaine plus utile que toutes les leçons de puré
théorie qui ne suppléent jamais qu'imparfaitement à la
réalité et à l'expérience. L'éducation publique est salutaire
surtout dans les pays libres . Les hommes, rassemblés
à quelque âge que ce soit , et surtout dans la
jeunesse , contractent , par un effet naturel de leurs
relations réciproques , un sentiment de justice et des
habitudes d'égalité qui les préparent à devenir des citoyens
courageux et des ennemis de l'arbitraire. On a
vu , sous le despotisme même , des écoles dépendantes
de l'autorité , reproduire , en dépit d'elle , des germes
de liberté qu'elle s'efforçait en vain d'étouffer .
Mais je pense que cet avantage peut être obtenu
sans contrainte. Ce qui est bon n'a jamais besoin de
priviléges , et les priviléges dénaturent toujours ce
qui est bon. Il importe d'ailleurs que si le système
d'éducation que le gouvernement favorise est ou paraît
être vicieux à quelques individus , ils puissent recourir
à l'éducation particulière , ou à des instituts sans
rapports avec le gouvernement. La société doit respecter
les droits individuels , et, dans ces droits sont
(1) Tout ce qui oblige ou engage un certain nombre d'étudians
à rester à un collége ou à une université , indépendamment du
mérite ou de la réputation des maîtres , comme , d'une part ,
la nécessité de prendre certains degrés qui ne peuvent être conférés
qu'en certains lieux , et , de l'autre , les bourses et assistances
accordées à l'indigence studieuse , ont l'effet de ralentir
le zèle et de rendre moins nécessaires les connaissances des
maîtres ainsi privilégiés sous une forme quelconque. Smith. V. 1.
OCTOBRE 1817 . 61
compris les droits des pères sur leurs enfans (1 ). Si
son action les blesse , une résistance s'élevera qui rendra
l'autorité tyrannique , et qui corrompra les individus
en les obligeant à l'éluder. On objectera peut-être à ce
respect que nous exigeons du gouvernement pour les
droits des pères , que les classes inférieures du peuple ,
réduites , par leur misère , à tirer parti de leurs enfans
dès que ceux-ci sont capables de les seconder dans
leurs travaux , ne les feront point instruire dans les
connaissances les plus nécessaires , l'instruction fût-elle
même gratuite, si le gouvernement n'est autorisé à les y
contraindre . Mais cette objection repose sur l'hypothèse
d'une telle misère dans le peuple , qu'avec cette misère
rien ne peut exister de bon. Ce qu'il faut , c'est que
cette misère n'existe pas. Dès que le peuple jouira de
l'aisance qui lui est due, loin de retenir ses enfans
dans l'ignorance , il s'empressera de leur donner de
l'instruction. Ily mettra de la vanité , il en sentira l'intérêt.
Le penchant le plus naturel aux pères , est d'élever
leurs enfans au-dessus de leur état ; c'est ce que
nous voyons en Angleterre , et ce que nous avons vi
en France pendant la révolution. Durant cette époque ,
bien qu'elle fût agitée , et que le peuple eût beaucoup
à souffrir de son gouvernement , cependant, par cela
seul qu'il acquit plus d'aisance , l'instruction fit des
progrès étonnans dans cette classe ; partout l'instruction
du peuple est en proportion de son aisance.
Nous avons dit au commencement de ce chapitre ,
que les Athéniens n'avaient soumis à l'inspection des
magistrats que les écoles subalternes. Celles de philosophie
restèrent toujours dans l'indépendance la plus
absolue , et ce peuple éclairé nous a transmis à ce su-
(2)Condorcet, premier Mémoire, pag. 44-
62 MERCURE DE FRANCE .
jet un mémorable exemple. Le démagogue Sophocle
ayant proposé de subordonner à l'autorité l'enseignement
des philosophes , tous ces hommes qui , malgré
leurs erreurs nombreuses , doivent à jamais servir de
modèles, et comme amour de la vérité et comme respect
pour la tolérance , se démirent de leurs fonctions. Le
peuple réuni les déclara solennellement affranchis de
tonte inspection du magistrat , et condamna leur absurde
adversaire à une amende de cinq talens (1 ) .
Mais , dira- t-on, s'il s'élevait un établissement d'éducation
, reposant sur des principes contraires à la morale
, vous disputeriez au gouvernement le droit de réprimer
cet abus . Non sans doute , pas plus que celui de
sévir contre tout écrit et toute action qui troubleraient
l'ordre public. Mais la direction est autre chose que la
répression , et c'est la direction que j'interdis à l'autorité.
D'ailleurs on oublie que pour qu'un établissement
d'éducation se forme et subsiste , il faut des élèves
; que pour qu'il y ait des élèves , il faut que leurs
parens les y placent , et qu'en mettant à part , ce qui
néanmoins n'est nullement raisonnable , la moralité des
parens , il ne sera jamais de leur intérèt de laisser égarer
le jugement et pervertir le coeur de ceux avec lesquels
ils ont , pour toute la durée de leur vie, les relations
les plus importantes et les plus intimes. La pratique
de l'injustice et de la perversité peut être utile , momentanement
, et dans une circonstance particulière, mais
1. théorie ne peut jamais avoir aucun avantage . La théorie
ne sera jamais professée que par des fous, que repousserait
incontinent l'opinion générale , sans même que le
gouvernement s'en mèlât. Il n'aurait jamais besoin de
supprimer les établissemens d'éducation , où l'on donnerait
des leçons de vice et de crime , parce qu'il n'y
(1) Diogène Laërce, Vie de Théophraste.
OCTOBRE 1817 . 63
aurait jamais d'établissemens semblables, et que, s'il y en
avait , ils ne seraient guère dangereux , car les instituteurs
resteraient tout seuls. Mais au défaut d'objections
plausibles , on s'appuie de suppositions absurdes ; et ce
calcul n'est pas sans adresse ; s'il y a du danger à laisser
les suppositions sans réponse , il paraît y avoir , en
quelque sorte , de la niaiserie à les réfuter .
J'espère beaucoup plus pour le perfectionnement de
l'espèce humaine , des établissemens particuliers d'éducation
, que de l'instruction publique la mieux organisée
par l'autorité.
Qui peut limiter le développement de la passion des
lumières , dans un pays de liberté? Vous supposez aux
gouvernemens l'amour des lumières . Sans examiner ici
jusqu'aquel point cette tendance est leur intérêt , nous
vous demanderons seulement pourquoi vous ne supposez
pas le même amour dans les individus de la classe
cultivée, dans les esprits éclairés , dans les âmes généreuses.
Partout où l'autorité ne pèse pas sur les hommes
, partout où elle ne corrompt pas la richesse , en
conspirant avec elle contre la justice , les lettres , l'étude,
les sciences , l'agrandissement et l'exercice des facultés
intellectuelles sont les jouissances favorites des classes
opulentes de la société. Voyez en Angleterre comme
elles agissent , se coalisent , s'empressent de toutes parts .
Contemplez ces musées , ces bibliothèques , ces associations
indépendantes , ces savans voués uniquement à la
recherche de la vérité , ces voyageurs bravant tous les
dangers pour faire avancer d'un pas les connaissances
humaines .
En éducation , comme en tout , que le gouvernement
veille et qu'il préserve : mais qu'il reste neutre ; qu'il
écarte les obstacles, qu'il aplanisse les chemins : l'on
peut s'en remettre aux individus pour y marcher avec
succès . B. DE CONSTANT.
i
64 MERCURE DE FRANCE .
mmmmm
Esquisse d'un système de délibération dans les assemblées
politiques où concourraient ensemble leš
discours écrits et les discours improvisés , les discussions
solennelles devant le public et les discussions
privées des sections de l'assemblée.
Le sujet que je vais traiter est d'une grande importance
et pour ceux qui sont appelés à concourir aux
lois de leur pays , et pour tous ceux qui n'ont qu'ajouir
des bonnes lois .
Les grandes assemblées délibérantes ne sont pas d'aujourd'hui
; et cependant je ne sache aucun livre où
l'on ait cherché , comme une partie de la législation
même, l'art de les faire opérer.
Il y aurait à faire ici un livre , en embrassant tout
lesujet. Je me borne à jeter quelques vues sur quelques
points d'une vaste matière, dans l'espérance qu'elles
pourront provoquer la discussion d'un esprit plus capable
d'en saisir et d'en développer à la fois toute la
théorie et toute l'application .
Nous sommes encore si légers , si frivoles , si dédaigneux
sur tout ce qui nous intéresse le plus , que bien
des lecteurs trouveront ce morceau bien sec , bien
long , bien ennuyeux , tandis que son principal défaut
sera de ne pas tout embrasser , de ne pas tout approfondir.
Je me porte par la pensée dans une de nos assemblées
législatives : j'écoute , j'observe , je me rends compte
du spectacle où j'assiste.
Et d'abord jeme demande à quoi se réduisent toutes
les opérations de ce grand corps .
:
OCTOBRE 1817 . 65
Une loi proposée doit être ou adoptée , ou rejetée ou
modifiée.
S'il s'agit d'un acte du gouvernement , il est question
de l'approuver ou de le censurer .
1
Un grand fonctionnaire peut aussi être recherché
dans sa conduite , pour être soumis àune répression
quelconque , s'il est jugé coupable ou répréhensible.
Enfin il peut n'être question que d'une mesure à
prendre , relativement à une chose à faire. C'est ce
qu'on appelle une motion d'ordre .
Ici sont ou peuvent se réunir la science et l'ignorance;
les vérités et les préjugés ; les bonnes ou les
mauvaises passions ; des partis fondés , inévitables et
utiles dans leur choc ; c'est-à-dire , des masses d'hommes
qui suivent dans la chose publique , des systèmes opposés;
des factions fortes ou faibles , déclarées ou cachées
, c'est-à-dire , des associations , qui prétendent
soumettre la chose publique à un intérêt , un plan ,
une combinaison , qui leur est propre.
Ici , chacune de ces parties intégrantes du tout, a son
droit , dont elle ne peut être dépouillée , sans la violation
de la liberté , de l'égalité entre les membres; bases
de la souveraineté , de la force légale du corps entier.
Ici,tout se fait par un instrument unique , celui que
'homme sait le moins bien employer ; par la parole ,
autrement par la communication et la confrontation des
sentimens et des pensées .
Ici, il faut que tout soit libre et réglé ; animé et
calme; abondant et resserré; il faut arriver au meilleur
résultat possible par tout ce qui ne paraissait propre
qu'a enfanter le trouble et l'égarement.
Voilà le problème à résoudre.
Je n'ai pas , dans mon système , à donner une préférence
ou une exclusion à l'éloquence écrite , ni à
)
5
66 MERCURE DE FRANCE .
l'éloquence improvisée; car mon système a besoin de
l'un et de l'autre , et ne tend qu'à les faire concourir.
Je n'ai pas à organiser le silence dans la grande masse
de l'assemblée et la parole dans quelques orateurs ,
qui se portent ou sont admis comme tels : ce serait
renouveler dans un seul corps ce ridicule et stupide
partage de cette constitution , dite de l'an 8 , qui avait
établi deux corps plaidant devant un troisième , où
chaque membre ne pouvait apporter sa pensée isolée
que dans un scrutin. Je veux au contraire , en mettant
àprofit un mécanisme créé pour l'état de choses actuel
, donner à chaque pensée individuelle toute l'action,
toute l'influence qu'elle peut recevoir ; je veux que des
discussions partielles préparent la discussion générale ;
qu'elles deviennent comme les foyers où s'allumera cette
vive et vaste lumière , qui ira inonder un grand corps
de ses rayons divers et nuancés de toutes les couleurs .
Je songe sur-tout à perfectionner , les unes par les
autres , les études théoriques et les connaissances pratiques
. Il ya dans cette union une telle convenance, une
telle utilité , une telle nécessité même , que bientôt on
lavoudra ailleurs que dans les corps politiques ; qu'on
voudra que toutes les recherches de l'amélioration so
ciale soient méditées à l'avance dans de grands corps
scientifiques et littéraires , appropriés au régime représentatif
, qui ne peut rien souffrir de ce qui resterait
au-dessous de lui , ou sans service pour lui ; qu'on ramènera
ces corps , malgré leur incurie sur la nouvelle
gloire qui les attend , à cesser d'être futiles et serviles ;
qu'on leur fera une seconde fois l'honneur de les arracher
à leur vieille niaiserie, pour les donner à la patrie ,
à leur siècle , à tous ces jeunes talens , qui leur demandent
une belle et vaste carrière , pour ouvrir un troisième
siècle de génie,
OCTOBRE 1817 . 67
Ce fut la haute pensée de l'assemblée constituante ;
nous allons avoir des chambres des communes dignes
de la reprendre ; et je me plais à l'espérer , un ministère
, digne du fondateur de la charte, qui voudra aussi
donner ce noble complément à la charte. Ce qui mûrit
en silence n'éclôt que plus vite et mieux. Il est des
pensées , vastes et grandes , qui effarouchent la paresse
de l'esprit, mais dans lesquelles l'ascendant des choses
nous porte , comme malgré nous.
En admettant d'avance la recréation d'un véritable
institut, dont la partie centrale serait une académie
tout à la fois des sciences morales et politiques et des
lettres, les corps politiques , tout en puisant une heureuse
instruction dans les grands ouvrages sur toutes les
matières par les académies et sous les académies , n'auront
pas moins besoin d'entendre ceux de leurs membres,
qui , savans dans les principes d'un objet , et habiles
dans les mesures de son application , doivent être
les premiers guides d'une résolution à prendre. J'ai
voulu leur réserver leur grande part dans la délibération
et tous les moyens de remplir une tâche plus difficile.
Onne manquera jamais de ces moindres esprits , qui
savent montrer, en tout, un inconvénient ; ce sont
ceux qui savent apprécier l'inconvénient ; qui savent
surtout d'un défaut tirer un perfectionnement , qui
sont les plus précieux. Dans le temps où nous sommes,
qui est nécessairement un temps de régénération , la
sagesse n'est pas à réprouver les nouveautés ; mais à
les suspendre pour en écarter le fanatisme et l'engouement;
pour en vérifier les principes , en peser les résultats,
pour en assurer tous les biens , en prévenir tous
les maux.
Je veux aussi , de ces solennelles discussions , faire
une grande école de science sociale , d'éloquence et de
5.
68 MERCURE DE FRANCE..
ز
- goût . Eh quoi ! venez-vous tout sacrifier à la litté
rature , c'est avec de la raison et du bon esprit qu'on
gouverne les hommes et qu'on mène les affaires publiques.
-Je remercie mes critiques d'entrer si bien dans
ma pensée. Plus que personne je veux l'empire de la
raison et du bon esprit ; je veux que tout commence et
fiutisse par la raison et le bon sens ; je ne fais la guerre
à rien davantage qu'à la science orgueilleuse et aux vaniteuses
prétentions. Et c'est pour cela que je mets
tant de prix à développer , dans l'administration publique
, la science sociale , l'éloquence et le goût ; car
tout cela n'est que le bon sens et la morale perfectionnés .
Partant de ces vues à réunir et à concilier , voyons
comment je puis les faire entrer dans le but à accomplir.
Ici j'observe d'abord qu'une même chose se varie par
le degré de son importance. On rapporte l'importance
d'une chose à une triple mesure , qui absorbe , en les
réduisant , tous les rapports , sous lesquels elle peut être
considérée : la chose est grande , moyenné ou petite.
Il est sensible que la petite chose ne doit pas plus
être traitée comme la grande , que la grande , comme
la petite; et que la moyenne doit participer de ce qui
apppartient à chacune des extrêmes. Cela est du simple
bon sens ...
Ceci posé , je n'ai plus qu'à bien concevoir le plan
de la discussion d'un grand objet. Qui a fait le plus , a
déjà fait le moins . Je n'aurai plus qu'à réduire le même
plan, pour le mettre en proportion des moindres et des
petits objets .
Tout objet , soumis à la délibération d'un corps , est
destiné à être ou admis tel qu'il est présenté , ou rejeté
tel qu'il est présenté.
Il peut aussi être remplacé par un autre projet , tendant
àla même fin.
OCTOBRE 1817 . 69
Il peut enfin être seulement modifié , plus ou moins ,
dans ses diverses parties.
:
Il y a donc à discuter sous chacun de ces quatre
aspects.
Il se peut aussi qu'on ne veuille le prendre en considération
que sous l'aspect le plus simple, savoir l'admission
ou le rejet ; et il est évident que c'est par là qu'il
faut commencer , lorsqu'il s'agira de voter, mais non
pas , lorsqu'il ne s'agit encore que d'examiner ; car ,
moi , votant , lorsque j'admets une proposition , je ne
rejette pas des modifications qui l'amélioreraient. Je
puis la rejeter , uniquement à cause de son système , et
en voulant la fin où elle tend par une autre combinaison
qui me paraîtrait préférable .
Donc quoiqu'une assemblée ait d'abord à résoudre
si elle adoptera ou réprouvera la proposition , il est
d'abord de son droit, de son intérêt , de son voeu d'embrasser
dans sa vue tout ce qui est autour de la proposition
, non moins que la proposition en elle seule.
Alors tout le mécanisme de la discussion , dans toute
son étendue , se réduit àparler -pour- contre-sur.
Je demande grâce pour l'inélégance de ces mots ; je les
emploie comme courts et précis. Pour , adoption.
Contre , rejet. Sur , amendemens ou proposition différente.
Il doit se rencontrer très-souvent que le même opinant
, qui adhère à la chose proposée , y veuille cependant
un ou plusieurs amendemens ; qu'il les développe ,
en exposant son voeu , en faveur de la proposition
principale ; ainsi il parle à la fois pour et sur. Le sur
n'appartient donc exclusivement qu'à ceux qui veulent
émettre un plan de leur invention et qu'ils entreprennent
de faire prévaloir. L'expérience a prouvé que ce
second élément de la discussion n'y entre pas fréquem
70
MERCURE DE FRANCE.
ment. Mais il est toujours possible ; il est précieux en
lui -même; il doit donc être admis et favorisé.
De ceci il résulte que l'assemblée délibérante a trois
opérations distinctes à faire.
La première , de décider si elle adopte ou rejette
purement ou simplement le projet originaire , qui lui
est présenté ; ou si elle veut donner la préférence à l'un
des projets différens , mis en avant devant elle .
Il y a ici complication dans les objets; et il faudra
voter sur chacun d'eux , séparément.
Mais il est sensible que les objets , quant à leur
examen , se réunissent par des oppositions relatives , et
qu'ils doivent être embrassés sous une seule et même
contemplation.
La seconde opération , si , ou la proposition principale
, ou une proposition subsidiaire ont été admises ,
sera de prononcer sur les divers amendemens , qui auront
été débattus. C'est encore le même objet , mais qui
n'est plus à considérer que sous l'aspect des accessoires
dont il est susceptible.
La troisième opération aété préparée par les deux
autres , et n'a plus besoin d'un débat qui lui soit propre ;
c'est le vote sur la loi , modifiée ou dégagée des amendemens
.
Tout se réduit donc à deux discussions , dont le
système et la marche ne doivent pas être pareils ; l'une
sur l'adoption ou le rejet ; l'autre, sur l'adoption ou le
rejet des amendemens.
Je prie qu'on se souvienne que nous avons trois
modes de discussions à employer : des discours dans
l'assemblée entière et en présence du public.-Des
examens privés dans l'assemblée divisée en bureaux.
-Des résumés et conclusions par une commission ou
1
OCTOBRE 1817 . 74
un comité, composé d'un ou deux membres de chaque
bureau.
Ilme semble , que pour le but à atteindre , je n'ai
pas à donner une préférence exclusive à l'un de ces
modes de discussion, mais plutôt à les faire concourir
tous les trois.
LACRETELLE ainé.
(La suite à un prochain numéro).
VARIÉTÉS.
1
HISTOIRE D'UN POETE.
CHAPITRE VI.
AMOURS POETIQUES.
Qui n'a rêvé le bonheur champêtre ? qui , rassasié
de la ville et du bruit, ne s'est dit quelquefois en passant
près d'une jolie chaumière : là je vivrais heureux !
Ce doux abri , ce toit rustique , château en Espagne
de tous les riches mécontens , je le trouvai dans le hameau
de Charmoise . Je n'étais pas riche ; aussi , loin.
de passer outre avec un soupir , j'eus le courage de
m'y fixer. Un bon fermier , nommé Guillaume , voulut
bienme prendre en pension chez lui. Je m'établis dans
un vieux colombier à l'une des extrémités de sa ferme .
C'était une tour assez élevée , dernier vestige de quelque
fief détruit. Elle était couverte en tuiles , et portait
encore sur le faite un pigeon de fer , où les oiseaux
72
MERCURE DE FRANCE .
de haut vol venaient se percher. Dans l'intérieur , il
ne restait aucune trace de sa destination première , et,
avec peu de dépenses , j'en fis , pour un poète fugitif ,
une habitation fort logeable. Je m'y trouvais bien ; je
travaillais sur une petite table en face de ma fenêtre ;
et quand je levais les yeux , la beauté du paysage charmait
et prolongeait mes distractions!
Il est doux de revenir sur les jours paisibles de sa
vie : c'est la partie de l'histoire où le conteur s'amuse
lui-même de son récit. La promenade , la lecture , ou
la rêverie dans les bois voisins de ma demeure , ocси-
paient tout le temps que je ne donnais pas à la composition.
J'avais alors deux ouvrages sur le chantier , un
poëme et un roman. Je consacrais au poëme les momens
de verve , et j'enrichissais le roman d'une foule
de traits et de pensées qui n'avaient pu trouver de
place dans le poëme. Je ne parle pas des poésies fugitives
: quel poète est assez abandonné des muses et de
la mélancolie pour ne pas trouver des stances et des
idylles à l'ombre des bois et sur le bord des ruisseaux?
Ainsi , les lettres et la vie champêtre m'isolaient en
quelque sorte des maux de mon pays. Lesfictions du
poëme , l'intérêt du roman détournaient ma pensée des
horreurs de l'histoire .
La famille dufermier Guillaume était l'asile des bonnes
moeurs et de la paix domestique. Le père et la mère ,
deux fils , trois filles , le berger et moi , nous étions ,
deux fois le jour , réunis à la même table. Aces repas , le
plaisir d'être ensemble , la franche cordialité faisaient
tous les frais de l'entretien. Les promesses de la moisson
, l'accroissement du troupeau , les projets d'emplettes
à la foire prochaine intéressaient plus que les
OCTOBRE 1817 . 73
1
événemens politiques . Sous ce rapport , j'étais digne
de mes hôtes : je ne recevais point de journaux , et je
relisais mes Géorgiques.
Aujourd'hui qu'une vie solitaire attriste mes vieux
jours , souvent quand vient le soir , je me transporte
en esprit au souper de la ferme. Assis au coin de l'âtre ,
à la lueur brillante du fagot qui pétille , je vois successivement
chacun revenir du travail , le maître le dernier.
Quand tous sont rassemblés , Guillaume se place ;
c'est l'invitation d'usage , et son exemple est suivi .
Chacun se sert à son rang et en silence ; une sorte de
solennité règne au commencement du repas champêtre
; mais bientôt Guillaume a bu le premier coup ;
le vin circule , la gaîté se communique , et les coeurs
s'épanchent en liberté.
Le souper fini , la famille se réunissait toute entière
sous la haute cheminee ; là , je lisais quelquefois un
chapitre de mon roman. Cette lecture , en amusant
mes hôtes , profitait à l'auteur : les physionomies naïves
de l'auditoire m'indiquaient , avec certitude , les passages
où l'intérêt commençait à languir , et ces conseils
muets de la nature n'étaient point perdus pour mes
corrections.
Un nouvel attrait vint bientôt embellir , à mes yeux,
le séjour de Charmoise . Il y avait , à deux milles environ
du hameau , une jolie maison de campagne inhabitée,
dont le parc , planté à l'anglaise , offrait une
promenade très -agréable. Ce lieu se nommait Saint-
Clair. Je fus , sans peine , l'ami du jardinier qui servait
de concierge , et j'allais quelquefois chercher des aventures
pour les héros de mon roman , dans les allées
sinueuses et sous les frais ombrages de çe jardin. :
74 MERCURE DE FRANCE.
Un jour que , plein de mon sujet , je marchais à
grands pas dans une allée couverte , parlant tout seul ,
et gesticulant au besoin , une femme , vêtue de noir
et d'une beauté remarquable , parut tout-à-coup devant
moi. A cette apparition , dont le prodige venait
de ma rêverie , je fus comme un homme qu'on éveille
en sursaut. Honteux d'être surpris , je fis un salut assez
gauche , et m'enfonçai à la hâte dans le plus épais du
bois. Dès ce moment , adieu la composition ! Les personnages
du roman disparurent ; je ne vis plus que la
dame inconnue . Sa taille svelte , ses beaux yeux noirs ,
ses traits délicats et la douce mélancolie répandue sur
toute sa personne , devinrent pour moi le sujet d'une
profonde méditation. Avant de regagner Charmoise ,
mon premier soin fut de chercher Antoine , c'est le
nom du jardinier. Je l'aperçus devant la grille du parc,
prodiguant les salutations à une personne en voiture
qui, du train dont elle s'éloignait , perdit sans doute une
bonne partiede ses politesses .-Est-ce-là votre maîtresse,
Antoine , lui demandai-je ? - Pas encore , Monsieur
mais, selon toute apparence , elle le deviendra bientôt.-
Et comment pensez-vous cela ?- Oh ! monsieur , c'est
facile à deviner : quand on n'a pas envie d'acheter ou
de louer une maison , s'informe-t-on des gages du jardinier
? prend-on des renseignemens sur le voisinage?
une jeune dame, sur-tout , s'avise-t-elle de demander si
lacave est bonne ? J'admirai la pénétration d'Antoine ;
et portant le même jugement que lui sur cette visite
je revins tout pensif àmon colombier.
,
,
,
La folie des poètes est de penser que le charme de
leurs vers doit toucher le coeur des belles . De l'admiration
à l'amour , la pente leur paraît irrésistible ; et ,
dans le rêve de la vanité poétique , ils comparent les
OCTOBRE 1817 . 75
élégies , les madrigaux , les stances à ces philtres puissans
que les enchanteurs du temps des Amadis savaient
si bien composer. En trahissant ainsi le secret du corps ,
je ne prétends pas faire exception ; peut-être m'accusera-
t-on , au contraire , de généraliser adroitement les
faiblesses de l'amour propre , afin de rendre indulgent
pour les miennes. Quoi qu'il en soit, depuis la rencontre
de l'allée couverte , Saint-Clair devint le but de mes
promenades. Là , je rêvais à la belle inconnue ; ma
verve et mon coeur s'échauffaient à la fois : ivre d'amour
et de poésie , je soupirais et composais des vers .
Bientôt l'écorce blanche et satinée des bouleaux fut
couverte de mes oeuvres. Un crayon suffisait à ces confidences
poétiques. La trace était légère (l'amour est
si durable ) ; mais que peut- on graver sur un arbre ?
Un chiffre , une date , un serment ; le distique est déjà
bienlong , et les romances entières sur les écorces des
hètres ne se trouvent encore que dans les pastorales .
Au reste , je livre mon secret aux poètes amoureux ,
qui se plaisent à laisser dans les bois des monumens de
leur double folie : le temps , l'espace et le pouvoir
d'effacer un jour , voilà ce qu'on gagne à crayonner
les vers au lieu de les graver.
Si j'écrivais un roman , j'expliquerais par la jeunesse
et la sympathie , la passion subite qu'une simple rencontre
avait fait naître en moi ; mais à quoi bon chercher
des vraisemblances ? Je suis historien : j'use du privilège.
Tous les jours , après dîner , je me rendais à Saint-
Clair. J'aimais à parcourir les allées silencieuses du
parc ; je trouvais un plaisir mélancolique à m'arrêter
dans les moindres bosquets. Hélas ! me disais-je , de
76 MERCURE DE FRANCE.
main , peut- être , il ne me sera plus permis de m'asseoir
ici ; demain , peut-être , celle que j'aime viendra
s'y reposer , et le pauvre Samuël ne sera pour rien dans
ses rêveries ! Un soupir accompagnait ces mots , et
quelquefois le nom de Samuël se trouvait crayonné sur
le banc de pierre que je quittais.
-
Un soir que , selon ma coutume , je frappais à la
fenêtre d'Antoine , pour le prier de m'ouvrir le jardin ,
il me fit entrer chez lui. « J'avais deviné juste , me
<< dit- il , Saint-Clair est vendu , et ma nouvelle mal-
<< tresse est arrivée d'hier, à la nuit; elle se nomme
<< madame Valbel : c'est la veuve d'un officier mort à
« la guerre. Pauvre dame , perdre son mari si jeune !
« Je l'ai toujours dit : il périt trop de volontaires dans
« ces maudites batailles ! A propos , maintenant que la
« maison est habitée , vous sentez hien qu'il faut de-
<<mander la permission à madame , si vous voulez vous
<<promener dans le parc. >>- Sans doute , lui répondis-
je ; et sans m'expliquer davantage à ce sujet , je
sortis de chez Antoine.
. En revenant à Charmoise une foule de pensées contraires
agitaient mes esprits : d'un côté madame Valbel
était veuve , et cette circonstance me causait une joie
secrète ; mais de l'autre , son deuil annonçait une perte
récente , et sans doute elle cherchait à Saint-Clair une
retraite ignorée , pour y nourrir sa douleur. Comment
trouver accès auprès d'elle ? Sous quel motif me présenter
? Mon imagination s'épuisait en vains efforts .
L'instant d'après , oubliant cet obstacle , je me disais :
la solitude ouvre l'âme aux sentimens tendres , et le
bois de Saint-Clair est plein de mes élégies. Le poète
alors encourageait l'amant , je souriais au souvenir de
OCTOBRE 1817 . 77
mes rimes , et sentais un rayon d'espoir se glisser dans
mon coeur
Depuis l'arrivée de madame de Valbel , je n'osais
plus retourner à Saint-Clair , je me contentais d'errer
autour du parc , ou bien j'allais entretenir ma tristesse
amoureuse sur le sommet d'une colline qui dominait la
contrée. C'était pour moi les roches de Meillerie ; mais
dans ces temps malheureux , j'eusse envain cherché
près de là quelque bon curé , pour me préter un télescope.
Quand on choisit les arbres pour confidens , la discrétion
n'est pas la vertu qu'on leur demande . Les bouleaux
révélèrent à madame Valbel qu'un poète avait
visité son domaine. Elle interrogea le jardinier . Antoine
, habile à tirer des conséquences , devina que
jetais l'auteur, par la raison que personne , excepte moi ,
depuis près d'une année , n'avait visité le jardin anglais.
Il nomma le coupable , assurant sa maîtresse que
depuis qu'elle avait pris possession , il ne permettait
plus la promenade à qui que ce fût. Madame Valbel
lui dit qu'il avait tort; qu'elle serait fachée de priver
un voisin de campagne du plaisir de se promener dan's
son parc. Une fois instruit des intentions de sa maitresse
, le bonhomme Antoine , qui s'était bien trouvé
demes promenades à Saint-Clair , et connaissait depuis
long-temps le fermier Guillaume , ne manqua pas de
me conter ces détails , la première fois qu'il vint à
Charmoise.
Sans les témoins et la prudence , je crois que je l'aurais
embrassé pour sa bonne nouvelle . Le jour meme' ,
à tout péril , je sortis l'habit noir ; Françoise , Paînée
des filles de Guillaume , repassa mes manchettes , sur
78 MERCURE DE FRANCE .
mes instructions ; et le lendemain , de bon matin , je
me rendis à Saint-Clair.
L'introduction ne m'embarrassait plus : je demande
madame Valbel ; on me conduit près de cette dame :
je me présente avec modestie , et malgré mon trouble ,
je parvins à débiter assez passablement une courte harangue
, dans laquelleje la remerciais , pour mon compte ,
de la permission qu'elle accordait à ses voisins. Cette
première visite ne fut pas longue ; je me montrais discret
, et madame Valbel parut m'en savoir gré.
Cette dame , il faut que j'en fasse le portrait , pouvait
avoir de vingt-huit à trente ans. Ses traits étaient
réguliers sans étre froids ; son teint , d'une blancheur
parfaite , manquait un peu de couleur , mais son sourire
, dont elle n'était pas prodigue , donnait à cette
pâleur intéressante un charme indéfinissable . Il y a
quelque chose de si ravissant dans le sourire de la mélancolie
! C'est un rayon de lumière dans l'ombre , une
nuance entre la douleur et le désespoir , qui montre la
consolation possible , et reconcilie avec la providence .
Quant à l'esprit , madame Valbel en avait un fort rare :
celui de le cacher avec soin. Sa conversation simple et
naturelle attachait sans éblouir ; et si quelque trait brillant
lui échappait , vous eussiez dit qu'elle en était
fâchée .
Telle était la femme qui régnait sur moncoeur. Je devins
ingénieux à multiplier les visites : tantôt j'allais
m'informer de sa santé , tantôt je lui portais un livre de
la bibliothèque de mon oncle. Elle était bonne musicienne
: je composais des paroles sur les airs qu'elle
aimait , et j'avais le bonheur de l'entendre chanter mes
romances, Enfin , je crus m'apercevoir que ma société
OCTOBRE 1817 . 79
ne déplaisait pas. Cependant je différais de jour en jour
l'aveu d'une passion , qui semblait , en prenant de nouvelles
forces , accroître en même temps ma timidité.
Madame Valbel imposait à l'ancien amant de Victoire :
mon amour se réfugiait dans mes vers, et je ne les montrais
pas tous . En attendant , je passais auprès de cette
aimable dame des heures délicieuses. Elle aimait les
lettres , j'aimais la musique ; je la consultais sur mes ouvrages
et je l'écoutais au piano . Un voyage qu'elle fit à
Paris vint interrompre de si doux momens : elle y resta
quinze jours , qui me parurent un siècle . De là , le quatrième
livre de mes élégies , intitulé : l'Absence.
Tandis que j'entretenais les échos d'alentour du
récit de mes peines , Antoine vint à Charmoise apporter
un billet à mon adresse. J'étais absent ; qu'on juge , à
mon retour de ma surprise et de majoie ! Une lettre
de madame Valbel ! Ah ! m'écriai- je , en brisant le
cachet , cet écrit contient le destin de ma vie ! C'était
une invitation à dîner. La lettre était bien tournée ,
concise et sans le moindre post-scriptum. J'espérais
mieux, mais un diner tête à tête valait son prix , et
c'était la première fois que je recevais une pareille
faveur. Je baisai les caractères chéris ; et me berçant
des plus douces illusions , je comptai les heures jusqu'au
lendemain.
Le jour fixé , je vole à Saint-Clair , léger comme
l'espérance. J'entre dans le salon..... Mon ami , je te
présente M. d'Harcourt , dit madame Valbel à un fort
bel homme qui , pour me recevoir se leva du sopha
sur lequel il était assis. Aces mots , à cette vue , je
demeurai muet , et mes yeux peignirent si bien l'étonnement
que la fausse veuve ne put s'empêcher de sou-
:
80 MERCURE DE FRANCE.
rire . « - Pardon , reprit-elle , M. d'Harcourt , si je
« ne vous ai pas confié d'avance l'heureux événement
« qui me ramène le plus cher des époux : j'ai voula
<<vous ménager le plaisir de la surprise. Vous voyez
« M. Solange de la Gironde que la haine des mon-
« tagnards avait forcé de quitter la France , et qu'au-
<< jourd'hui le supplice de ses persécuteurs rend à sa
« femme et à son pays . >>>
S'il est heureux , pour les poètes et les romanciers ,
d'être témoins de scènes touchantes , ce principe , on
en conviendra , souffrait , à mon égard , une cruelle
exception , et le bonheur de ces tendres époux n'était
point un tableau fait pour échauffer ma verve. Le dîner
me parut long. Madame Solange , pour me faire honneur
sans doute , voulut chanter à son mari les romances
que j'avais composées pour elle. Je la priai de
ménager ma modestie , et me retirai de très-bonne
heure. J'avoue que , le matin , quand je pris mon vol
de Chamoise ,je ne comptais pas rentrer si vite au
colombier .
9
Je dois cette justice à madame Solange , qu'il n'entrait
aucune intention maligne dans sa conduite à mon
égard. C'était une femme de la meilleure foi du monde,
qui aimait les vers , trouvait un plaisir très-innocent à
figurer dans des stances , et n'en chérissait pas moins
son mari. Peut-être aussi ne voyait-elle dans un poète
qu'un amant pour rire , et dans les brûlantes inspirations
de sa muse que des jeux d'esprit. Pour moi , qui
sentais encore au fond du coeur qu'elle n'était pas seulement
l'Iris de mes chansons , après une visite de politesse
, je fis , en soupirant , mes adieux à Saint- Clair .
Je quittai même et la ferme de Guillaume et le hameaw
OCTOBRE 1817 .
81
deCharnioise. Allons , Samuel , me dis-je ; puisque les
Girondins ne sont plus persécutés , retourne à Paris :
ou aura sans doute oublié ton habit noir.
A. DUFRESNE.
1
PENSÉES MORALES ET LITTÉRAIRES.
Les religions anciennes n'étaient que des spectacles
institu's en l'honneur des divinités; elles n'imposaient
aucun devoir , ne demandaient que des respects extérieurs
; elles ne servaient à la morale qu'en ce qu'elles
recevaient les sermens des hommes.
Aussi nullement jalouses de régner exclusivement sur
les esprits , elles vivaient entre elles dans toute la paix
de l'indifférence.
Ilne pouvait en être de même d'une religion qui
détache l'homme de la terre , pour le placer entre les
espérances et les menaces d'une autre vie .
Voici unmot vraiment évangélique de l'évêque de
Senès ( Beauvais ) : aux grands , la préférence des
égards; aux pauvres , la préférence des sentimens .
Il est , dans les vertus modestes , un charme secret ,
que n'ont pas les vertus fortes et fières, qui nous humilienttrop.
Dans le pauvre , une humeur gaie est une grâce et
une force.
Dans le riche , une humeur gaie est souvent un signe
d'insensibilité et de grossiéreté .
า
L'un domine son malheur ; l'autre se complaît trop
dans ses avantages.
82 MERCURE DE FRANCE .
Beaucoup d'orgueil et de morgue dans les grands ,
annonce des hommes qui tiennent à distance les vraies
grandeurs , n'osant se mesurer avec elles.
L'estimeet l'admiration ont aussi leur douleur. Je ne
sache pas qu'on ait encore aussi bien exprimé cette affection,
qui nous attache personnellement à ces hommes
d'un mérite éminent , lors même qu'ils ont vécu
étrangers à nous .
Ce mot heureux est de Guibert , dans son éloge de
Thomas.
Provoquer la contradiction sur ses idées , est d'un esprit
ferme et solide , qui aime la vérité avant tout; la
provoquer sur ses intérèts , est d'une âme noble , qui
neveut rien contre la justice.
La médiocrité d'âme et d'esprit n'est point si dénuée
de choses qui la marquent , qu'elle ne puisse avoir des
vices odieux et des vertus communes .
Il faut mettre des bornes à tout , même au mépris des
sots et à la haine des méchans. Geux-ci ont leur part
dans la tolérance sociale.
La générosité est , de sa nature , un peu excessive ;
si elle se permet du faste , elle ira jusqu'à la magnificence;
si elle est dans une circonstance à beaucoup
donner , elle se retranchera tout ; elle pourra même
passer de la somptuosité à l'extrême simplicité , selon
que le voudra son continuel besoin de tout faire avec
grandeur.
Le talent cultivé a une logique secrète , quile guide ,
comme à son insu .
Sénèque , qui offre d'ailleurs de si belles pensées et de
si belles expressions , s'épuise souvent à retourner une
OCTOBRE 1817 . 83
idée sous une multitude de formes ; et il ne parvient
souvent qu'à la gâter.
Fléchier s'occupe encore à jouer de ses antithèses ,
lorsque déjà sa pensée est complette.
L'un et l'autre dégradent le philosophe et l'orateur
par ces affectations du bel esprit.
Massillon se fait pardonner ses paraphrases de sa première
pensée , en leur donnant la teinte d'un long épanchement.
Un bon écrivain conserve toujours la physionomie
de son propre talent , dans les choses où il emprunte la
manière d'un autre écrivain .
Voyez le discours du parsis , dans Rousseau , fait d'après
la remontrance d'une juive , dans Montesquieu .
Par la magie de la poésie de style , ce que les sens
ont de plus vif dans leurs impressions , sert à peindre
des objets tout spirituels ; exemple : les Champs-Elisées
, dans Fénélon.
י"
Les expressions énergiques et pittoresques pointent
dans le sujet jusqu'au vif, pour en faire sortir lachalearinterne.
Il y a une raison cachée dans les fougues de l'imagination
, quand elles sont avouées par le goût.
Il est bon souvent d'imiter ce peintre , qui , ne pouvantfaire
une déesse , se rabaissa à une bergère , et dut
un chef-d'oeuvre à son dépit meme .
Trop d'artdans la conduite, repousse l'estime, et provoque
à la défiance.
Quelle vie n'a ses fautes ? Quel mérite , ses taches ?
Demander la perfection , pour être content , c'est re
noncer à l'ètre.
6.
84 MERCURE DE FRANCE .
Il n'y a qu'un sot ou un fat , qui puisse se déclarer
au-dessus de l'indulgence.
L'histoire des talens , comme celle des gouvernemens ,
parle beaucoup plus du bruit que du bien qu'ils ont
fait.
Pourquoi toujours un éloge pour chaque renommée ?
Ce mot tient de l'adulation , et fait une servitude ; il
diminue la vraie gloire ; il embarrasse la candeur; il attente
à la vérité. Lorsque mon héros n'a mérité que le
blâme , je ne lui dois que le blâme; cela est du goût
comme de la vertu.
Un plan dramatique , dans un sujet philosophique ,
s'ils sont bien appropriés l'un à l'autre , aide à borner
l'ouvrage , comme à l'animer .
Quand les ouvrages ne dépassent le sujet qu'en l'enrichissant
d'accessoires heureux , ils valent bien ceux
qui ne sont courts qu'à force de vues omises ou de
vues tronqnées .
En toutes choses , on a le droit d'avoir ses opinions ;
mais en beaucoup de choses , c'est suivant son devoir ,
et non pas son opinion , qu'il faut se conduire.
Les crimes politique se relèvent de leur bassesse ,
par l'emploi de quelques qualités fortes .
LACRETELLE aîné.
ANNALES DRAMATIQUES.
On se plaint de la décadence de notre littérature
dramatique ; ce n'est pas sans raison , mais il n'est pas
OCTOBRE 1817 .. 85
aupouvoirdes hommes de lettres d'en détruire la cause .
On a vu des chambellans chargés de tracer à des auteurs
du premier mérite , la poétique qu'ils devaient
suivre ; ils se sont bien gardés de l'observer , et ils
ont dû se réduire au silence , puisque le vice puissant
pouvait échapper au ridicule, et qu'iln'était plus permiş
àun personnage tragique de parler en faveur de l'humanité,
ni contre le despotisme ; dès ce moment le
théâtre devait tomber dans une déplorable médiocrité.
Si Louis XIV n'eût pas été plus grand que ses courtisans;
s'il eût abandonné Molière à la haine des faux
dévôts ; s'il n'eût pas protégé le Tartuffe , Molière luimême
eût cessé d'écrire .
Le mode d'organisation des théâtres ne laisse pas
d'avoir aussi beaucoup d'influence sur la composition
des ouvrages dramatiques. Nous devons peut-être aux
talens de Le Kain , de mademoiselle Gaussin , d'avoir
fourni d'heureuses inspirations à Voltaire .-M. Ducis
avait présagé depuis long-temps la supériorité que Talma
est parvenu à acquérir ; serait- il surprenant que la confiance
du poète , dans le talent de l'acteur , eût contribué
à la conception de quelques-uns de ces rôles
empreints de terreur , qui sont venus augmenter et
varier les richesses de notre théâtre. Puisque les travaux
des comédiens concourent puissamment aux progrès
de l'art dramatique, pourquoi ne pas les obliger
à seconder les gens de lettres de tous leurs efforts ?
Les réglemens sur les théâtres sont vicieux en plusieurs
points , surtout dans ce qui a rapport à l'admission et
àl'avancement des jeunes acteurs qui se distinguent
dans leur emploi. Ce sont des choses qui ont été dites
mille fois ; mais il ne faut pas se lasser de les redire
jusqu'à la réforme de cet abus. Pourquoi n'aurait-on
pas des chefs d'emploi honoraires , lorsque les nouveaux-
venus auraient plus de talent que les doyens ? Les
droits pécuniaires , acquis par de longs services , demeureraient
intacts , mais les jeunes concurrens partageraient
les rôles s'ils en étaient dignes , et joueraient
mème plus souvent si le public paraissait s'y plaire ;
car , après tout , il a le droit de l'exiger. Il n'en faudrait
pas davantage pour décider la vocation de tel
homme qui dédaigne aujourd'hui d'entrer dans la car
86 MERCURE DE FRANCE .
rière , parce qu'il ne veut pas languir à la suite de
deux ou trois sujets d'un tempérament robuste et d'un
médiocre talent. En plaçant ainsi le mérite sur la mème
ligne que l'ancienneté , le sort du théâtre ne dépendrait
plus d'une attaque de goutte de l'Amoureux , ni d'une
chute de l'Ingénue ; les auteurs verraient jouer , avant
Ieur vieillesse , les ouvrages qu'ils ont composés dans
leurs jeunes années .
Les vices d'administration de plusieurs principaux
théâtres les ont réduits pendant plusieurs mois à de
dures extrémités . Ils redoublent d'efforts maintenant .
pour réparer leurs pertes . L'Opéra est le seul qui n'ait.
rien à regretter : Fernand Cortez a constamment rempli
la salle et la caisse. Il s'en faut bien que la reprise
d'Ossian ou les Bardes soit aussi lucrative. Dès la
seconde représentation , il n'y avait que peu de monde.
La pompe du spectacle avait produit dans la nouveauté
de cet ouvrage une sorte d'illusion qui a disparu de
puis , et l'on ne voit plus dans cette pièce que la plus
glaciale des tragédies lyriques . La musique elle-même
est d'un caractère vague et indéterminé. On l'écoute
sans éprouver , le plus souvent , la moindre sensation .
Les choeurs sont presque toujours en scène et rarement
en situation. Il faut en excepter le premier qui est d'un
bel effet. La partie déclamée porte aussi l'empreinte
d'un talent supérieur ; mais à juger l'ensemble , on regrette
qu'un artiste du mérite de M. Le Sueur se soit
égaré dans la route inconnue qu'il a voulu se frayer .
Mademoiselle Grassari a obtenu le plus brillant succès
la seconde fois qu'elle a paru dans la Vestale. Cette
jeune personne , extrêmement jolie , promet à la scène
lyrique un talent de premier ordre , comme aetrice et
comme cantatrice ; il est impossible de jouer le rôle de
Julia , le plus difficile de l'emploi , avec plus de décence
, de grâce et de sensibilité. Lays et Derivis ont
puissamment contribué au grand effet qu'a produit cette
cent soixante-seizième représentation d'un ouvrage qui
n'a pas été suspendu depuis dix ans qu'il est au théâtre .
Peut- on s'occuper de musique sans parler de madame
Catalani ! je n'ose dire du théâtre Italien , puisqu'il
n'existe plus. Sa résurrection sera , dit-on , prochaine.
Le premier paquebot va nous amener de LouOCTOBRE
1817 . 87
dresunténor, nommé Tramezzani et deux prime donne.
En vérité , l'administration s'est fait une idée exagérée
de l'inconstance des Parisiens. On aurait peine à
compter les chanteurs de tout sexe et de tout emploi
qu'elle a fait défiler sous leurs yeux. Dans le nombre ,
il en est quelques-uns que les dilettanti ont vu s'éloigner
avec regret , sans parler de ceux qui faisaient partie de
l'ancienne troupe. Cette variété de personnages a été
compensée par l'uniformité du répertoire ; mais , patience
, M. Tramezzani et ses deux compagnes ne connaissent
peut-être pas la musique d'el signor Puccita.
Depuis sa rentrée au théâtre Français , mademoiselle
Mars a constamment attiré la foule à ses représentations.
Elle a reparu brillante de grâces et de talent. Comment
se fait-il que , négligeant l'intérêt de son art et de
sa réputation , mademoiselle Mars diversifie aussi peu
ses rôles. Il y a une foule d'ouvrages que les amateurs
reverraient avec empressement , et que la comédie
française semble avoir oubliés .
Feydeau commence à regagner les faveurs de ses
anciens habitués . Le retour de Martin n'a pas peu contribuéà
les rappeler. Les sociétaires sauront maintenant
à quoi s'en tenir sur la valeur des pièces de circonstances,
qu'ils avaient pris à tâche de reproduire continuellement.
Pour l'ordinaire , ces ouvrages , composés
à la hâte et sur un fonds usé , n'ont d'autre mérite que
celui de l'intention , et ne peuvent survivre à l'événement
qui les a fait naître .
Parmi les nouveautés , il n'en est qu'une dont le
succes soit éclatant ; c'est le mélodrame des Machabées ,
qui se joue à l'Ambigu-Comique . Nulle part , on n'a
encore vu mourir autant de personnages ; c'est comme
une épidémie ; aussi toutes les loges sont-elles louées
huit jours à l'avance . Ce chef-d'oeuvre du genre est de
MM. Léopold et Cuvellier . Les arts ont pourtant ici des
éloges à prétendre . Les décorations sont magnifiques ,
et font véritablement honneur au talent du peintre.
La musique a été arrangée par M. Amédée. C'est un
choix de morceaux des meilleurs maîtres , habilement
combinés avec les situations de la pièce , et les ressources
que présente l'orchestre.
L'Anneaude la reine Berthe , ou les Femmes infidèles
88 MERCURE DE FRANCE.
1
par M. Montperlier, n'a réussi que faiblement à la Porte
Saint-Martin .
Au Vaudeville , la suite du comte Ory a également
éprouvé un échec. L'auteur , M. Ledoux , avait été plus
heureux pour son coup d'essai, et il n'est pas douteux
qu'en faisant choix d'un sujet plus convenable , il ne
prenne bientôt une revanche complette.
- MM. G. Duval et Rochefort ont travesti pour les
Variétés , le célebre roman de Werther. Beaucoup de
gens pensent qu'il faut être extravagant pour mourir
d'un excès de tendresse ; à leurs yeux , la parodie d'une
extravagance n'est qu'une parade ; c'est ainsi qu'ils ont
jugé la pièce.
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 2 au 9 octobre.
RÉCOLTES . FINANCES .- Changemens funestes.
Sommes - nous done condamnés à payer un moment
d'espérance par de longues douleurs ? Le midi de la
France offre , sur quelques points , l'image du deuil.
Cahors a perdu ses ornemens et ses trésors. Des ravins
où furent des coteaux chargés de vignobles , des mares
où furent de riantes prairies , vignobles , prairies , champs
cultives , l'ouragan du 22 a tout détruit. Lodève, presque
submergée par les débordemens des deux rivières qui
la baignent , ne conserve ses ateliers que par un
miracle. La Suisse , la Suède , l'Amérique septentrionale
ne sont pas plus heureuses . Des torrens ont dévasté
le canton de Turgovie ; une gelée extraordinaire
a fait périr tous les légumes dans le nord de la Suède .
On n'entend parler , dans l'Amérique septentrionale ,
que de fleuves débordés , de trombes et de foudres.
-Hors Dublin , le typhus envahit toute l'Irlande ;
OCTOBRE 1817. 89
la fièvre jaune règne à Charlestown , à Savannach ; la
peste désole Alger , et l'on tremble que les pirates ne
l'apportent dans les mers du Nord.
A ces images , à ces augures sinistres , opposons les
progrès de l'industrie ; car c'est à l'industrie de réparer
les torts de la nature . L'Amérique s'enrichit d'un nouvel
instrument qui creuse , en un jour , un arpent de terre.
L'Angleterre fait l'essai d'une mécanique bien autrement
puissante. C'est le mouvement de deux parallèles
transformé en mouvement rotatoire Un habile chimiste
de Paris a obtenu de l'eau-de-vie par la fermentation
des pommes de terre : nous jouirions déjà de son procédé
si , par une sage précaution , le ministre de l'intérieur
n'avait suspendu cette distillation jusqu'à ce que
la baisse des grains soit généralement assurée.
Mettrai-je au rang des conquètes de l'industrie la
formation de la société patriotique de la Belgique pour
la prospérité des manufactures indigènes ? Oui , si la
concurrence n'était pas l'aliment principal de l'industrie.
Je n'attaque point ce projet dans ses motifs ; je
discute ses effets . Puisque l'engagement des associés
n'a pour garantie que leur honneur et leur patriotisme ,
pourquoi cet appareil de comités locaux et provinciaux
subordonnés àun comité central ? J'ai grand'peur que
la liberté des associés , ou la stabilité de l'association
ne courent quelque risque parmi toutes ces formes
administratives.si voisines des formes impératives. Tout
réglement excite à le violer.
-Vienne et Londres améliorent leurs finances par le
même procédé ; c'est l'achat des obligations publiques.
Un édit del'empereur régularise le paiement des billets
qui n'ont point de terme pour le remboursement du
capital , ou dont les termes sont indéfinis . Comme ces
sortes d'obligations ont lieu pour les emprunts ouverts
dans les pays étrangers par l'entremise des maisons de
banque , l'édit de l'empereur est un bienfait pour le
commerce..
+ - En France , une circulaire du ministre de l'inté
rieur aux préfets , établit de sages rapports entre la
qualité des grains et le prix du pain. Les grains de
l'année, dernière , altérés par un excès d'humidité , ne
pesaient guère , après leur dessèchement , que soixante
go MERCURE DE FRANCE .
dix kilogrammes par hectolitre , au lieu que les grains
de cette année en pèsent quatre-vingt. Ainsi , quoique .
dans certains départemens , l'hectolitre ne se soit vendu
que 10 fr . en sus du prix de l'année dernière , il n'en
avait pas moins une valeur supérieure , puisque , sous
un même volume , il renfermait plus de substance ; il
s'ensuit que le boulanger qui aurait acheté , cette
année , pour 25 fr. une quantité de grain , égale à celle
qu'il avait achetée l'an dernier pour 35 fr. , frauderait
le consommateur , si la diminution du prix du pain
n'était que proportionnelle à la diminution du prix
dugrain.
AMÉLIORATIONS POLITIQUES . - Tendance universelle
des nations vers une sage liberté. C'est surtout
dans le Nord qu'elle se fait sentir. La Bavière , après un
mûr examen , conserve les codes français, C'est faire
justice de ces superstitions politiques , pires que les superstitions
religieuses , qui rejettent le bien , parce
qu'il vient d'une source qu'on n'aime pas. Le roi de
Wurtemberg organise un tribunal suprême , qui sera
divisé en sénat criminel , sénat civil , et sénat des causes
matrimoniales .
- Le bruit se renouvelle que l'assemblée des États
ne sera point divisée en deux chambres. Sur quoi j'observe
qu'il y a quelque différence pour la gloire et pour
le profit entre les concessions faites à l'opinion , et les
concessions faites au préjugé. En Prusse , tout semblait
pacifié depuis les troubles de Breslau. Mais les amis de
I'ordre craignent que la rixe qui vient d'avoir lieu entre
les bourgeois et les soldats de la garde , sur les propos
offensans tenus contre la landwher , ne rallume un feu
mal éteint. On attend avec impatience le prince d'Hardemberg
pour la grande conférence ministérielle qui se
prépare.
Au moins la discorde ne passe point des doctrines
politiques aux doctrines religieuses . Ce serait alors qu'il
faudrait désespérer de tout. Mais la fète séculaire de la
réformation verra probablement se rapprocher et se
réunir toutes les communions protestantes. Il n'y a que
Genève qui semble persister dans l'intolérance . Elle ne
se souvient pas de l'anatheme ! væ soli ! La Société biblique
de Saint-Pétersbourg s'est assemblée récemment
OCTOBRE 1817 . go
anpalais de la Tauride. Là , toutes ces sectes rivales
toutes ces nations inconnues les unes aux autres ; Grecs ,
Arméniens Moldaves , Livoniens , Estoniens , Allemands
, Français , ont élevé ensemble vers l'Etre infiniment
bon , leurs mains et leurs voix. L'archevèque
du rit romain siégeait à côté des archevêques grecs.
Heureuse réunion de tous les rameaux du vieil arbre !
- Nous avons dejà eu occasion de parler des succès
de M. Garai en Espagne , et de la gloire qu'il s'est
acquise.
Ce n'est pas que le système qu'il exécute soit de lui.
Mais il a vu qu'il y avait possibilité de l'exécuter en Espagne,
et cette découverte vautbien un système . L'exemple
de ce ministre est un encouragement pour les autres.
Déjà le ministre de la marine a porté la reforme
dans les arsenaux et dans les chantiers. Ce n'est pas le
nécessaire qu'il retranche , c'est un luxe auquel on sacrifie
trop souvent le nécessaire . D'absurdes réglemens
interdisaient aux particuliers la confection des arinemens
et la fourniture des objets nécessaires à la marine .
Ila sagement levé cet obstacle : encore une victoire sur
les priviléges exclusifs !
On assure que le parlement britannique ne tardera
pas à être dissous, et sur ce fondement, les brigues commencent.
COLONIES . - Le projet de Mac-Grégor serait d'envahir
les Florides qui paraissent destinées à devenir la
paisible conquête des Etats -Unis. Mais tant qu'il n'aura
pas Saint-Augustin , le projet sera loin du succes_Et
pour avoir Saint-Augustin , il faudrait trois mille hommes
et de l'artillerie. Cependant , sa troupe qu'on disait
réduite à vingt hommes , grossit tous les jours.
Bolivar est maitre de la Guiane aux forteresses près .
S'il s'en empare , que serviront à Morillo ces victoires
tant disputées , puisque son rival pourra communiquer
avec l'armée de Paez?
Les insurgés ont dans Morillo un ennemi terrible . Il
estvrai qu'illui rendent fureur pour fureur , et massacre
pour massacre. L'île de Marguerite était leur refuge et
leur boulevard , et le siége de leur gouvernement. Morillo
avait reçu l'ordre de ne rien épargner pour s'en
rendre maître ; aussi n'épargne-t-il rien . Mais , d'après
V
92 MERCURE DE FRANCE .
les versions mêmes qui lui sont le plus favorables , il n'en
est pas maître encore. Les habitans abandonnés par le
gouvernement et les troupes , se retranchent dans leurs
montagnes . Une proclamation foudroyante , où Morillo
déclare qu'il ne restera des traîtres , ni leurs cendres ,
ni leur nom , n'a d'autre effet que d'irriter l'audace de
l'ennemi , par la nécessité de vaincre. Si les insurgés
sont battus sur terre , ils sont plus heureux sur l'Orénoque.
Six de leurs flécheras en ont dispersé ou coulé à
fond , quinze des Espagnols . L'amiral Bryon a pris
quatre gros vaisseaux , à bord desquels étaientl'état-major
et le trésor , et un évêque. L'armée de Lima se replie ,
on entre en pour parlers. Belgrano fait des recrues dans
le Tucuman. Mina s'est retrouvé ; sa position dans le
Mexique est , dit- on , imposante. Le roi noir est le meilleur
allié des insurgés , et ses ports sont leur plus sûr
asile.
RELATIONS POLITIQUES . - L'Espagne lève une armée
dans l'Estramadure. On dit que l'armée d'Andalousie
destinée originairement contre l'Amérique , agira
de concert avec la première , ou que ces deux armées
' n'en formeront qu'une ; c'est le général O'Donnel qui
commande. Son quartier-général est à Zafra . Quel est
le but de l'expédition ? Prétendrait-on punir les Portugais
de l'occupation de Montevideo ? Ils se sont fait ,
par cette occupation , plus de mal à eux-mêmes qu'aux
Espagnols .
D'après une convention entre les Américains et les
Anglais , les forces respectives des deux nations, sur les
lacs , ont éprouvé une réduction considérable. Voilà
un indice de paix . Et cependant, je ne sais quelle secrète
défiance ou quel pressentiment de guerre perce dans
ces réflexions du Courrier : « Les Etats-Unis , dit- il ,
augmentent leurs forces navales , sans doute pour étre
plus à même de s'opposer à la Grande-Bretagne , si
quelque circonstance imprévue amenait une mésintelligence
entre les deux Etats. La tranquillité , en apparence
, la plus profonde peut être troublée en un instant.
>> De son côté , le journal de Philadelphie s'exprime
ainsi : « Peut-être n'est-il pas hors de propos de donner
quelque attention aux mouvemens de notre marine ; il
est possible qu'il y ait quelque chose qui couve. » Cet
4
OCTOBRE 1817 . 95
accord de langage , dans les deux journaux , n'est pas
l'indice d'un accord politique dans les deux gouvernemens.
-'Il paraît certain que l'Espagne adhère enfin à la
prohibition de la traite des nègres .
- Les négociations pour les concordats sont trèsactives
entre le Saint-Siège et les puissances d'Allemagne;
mais le gouvernement de Sicile se montre fort sévère
surl'abus des bulles et breſs Il rejette toute bulle qui
ne serait pas munie de l'Exequatur. Ce gouvernement
veut être lemaître chez lui .
-Pendant qu'un intérêt , peut-être chimérique ,
trouble les relations amicales des cours de Madrid et
de Rio-Janeiro , cette dernière cour rentre en grâce
auprès de la Russie.
-On ne sait point de quelle nature sont les communications
que l'ambassadeur russe a reçu ordre de
faire à la Porte .
- On craint aussi une rupture entre le Danemarck et
lesEtats- Unis. La cause de cette rupture est une cruelle
injustice du gouverneur de Sainte-Croix. Des matelots
américains et danois s'étaient pris de paroles; les coups
suivirent ; un matelot américain , vainqueur d'abord ,
fut ensuite battu. Son capitaine demanda satisfaction ,
mais le gouverneur connaissait l'adage : Les battus
payent l'amende. Il la fit rudement payer au pauvre
matelot. La querelle s'envenime au lieu de s'apaiser. De
plus nombreux champions la videront peut-être.
-Voici qui nous intéresse davantage. Un bruit se
répand que les souverains alliés doivent se réunir , l'an
prochain , à Manheim , afin de prendre une résolution
définitive sur l'armée d'occupation en France; mais ce
n'est qu'un bruit .
PROCÈS MARQUANS .- Le tribunal criminel de Lisbonne
a condamné quelques conspirateurs , et en a
acquitté quelques autres. Jusqu'à présent les détails
n'ont point transpiré.
-Les prévenus de conspiration dans l'affaire de l'Epingle
noire sont tous acquittés et mis en liberté.
-La cour royale a confirmé , quant au fonds , le jugementdu
tribunal correctionnel , relatifa MM. Comte
etDunoyer. Mais leur amende est réduite à mille francs ,
94 MERCURE DE FRANCE .
la durée de leur détention à trois mois, et l'interdiction
des droits civils prononcée contre eux , est levée, Ils en
appellent.
On a condamné à un an d'emprisonnement une
fille séduite , qui avait battu son amant et la garde, et
le commissaire aussi , je crois . L'héroïne de l'aventure
est une couturière , et le héros , un sellier .
- La caisse du régiment du train d'artillerie de la
garde royale fut volée avec effraction dans la nuit du 8
au 9 janvier dernier. La caisse renfermait trente-deux
mille francs . Les coupables étaient au nombre de trois.
L'un d'eux , las d'une existence déshonorée , s'est brûlé
la cervelle. On a trouvé , sur sa table , une lettre qui
exprimait ses remords , et contenait sa part du vol. Les
deux autres ont été condamnés aux travaux forcés , l'un
à perpétuité , l'autre pour quinze ans .
-Je ne sais si les Américains veulent faire leur cour
au soi-disant roi d'Haïti ; mais un négociant a été condamné
à trois ans de prison , pour s'ètre livré à la traite.
Encore même la peine aurait- elle été plus forte, sans des
circonstances atténuantes .
-Un Anglais est créancier d'un autre Anglais , en
vertu d'engagemens conclus dans leur patrie. L'un et
l'autre sont maintenant en France . On demande si le
débiteur est justiciable de nos tribunaux. Je ne le pense
point. C'est sous l'empire des lois anglaises que l'engagement
a été contracté. Ou nos tribunaux décideraient
la chose d'après ces lois , ce qui les obligerait à changer
de jurisprudence suivant le pays des hommes qu'ils
auraient à juger , ou ils les jugeraient d'après nos lois;
ce qui serait un abus d'autorité. Ceci s'applique au jugement
du tribunal de Boulogne réformé par la cour de
Douai.
NOUVELLES DIVERSES . -Election du lord maire. Intrigues
, harangues , huées et applaudissemens selon
l'usage. Il paraît que la victoire restera au parti ministériel.
- Le duc de Wellington a dû passer, le 2 de ce mois,
la revue de la cavalerie anglaise aux environs de Saint-
Omer. La revue de tout le contingent russe aura lieu
le 10 ; et celle du reste de l'armée anglaise du 11 au 13,
dans la plaine de Denain .
OCTOBRE 1817. 95
-Le serpent de cent pieds de long , qui infeste les
côtes de l'Amérique , a été pris par dix-sept hommes.
-On assure que le général Canuel n'a plus le commandement
de Lyon , et qu'il est nommé inspecteurgénéral
d'infanterie.
-Madame Krudner a perdu ses prosélytes avec ses
biens. Elle vit solitaire dans un village du canton de
Bade.
-Une femme , âgée de cent cinq ans, vient de mourir,
à Northampton , de la petite vérole.
-Le comte de Lezai-Marnésia , préfet de la Somme ,
a posé , le 23 septembre , la première pierre du barrage
éclusé de Saint-Valery. C'est le point de l'embouchure
⚫de la Somme par où les navires passent de l'Océan
dans ce fleuve , ou de ce fleuve dans l'Océan. Le projet
de ce canal fut conçulen 1770 : par sa jonction avec le
canal de Picardie , et sa communication avec l'Escaut ,
il offre au commerce des facilités singulières .
- La police a découvert à Amiens une honnête
maison où l'on trouvait de l'argent comptant à cinq
pourcent..... par semaine . Pour échapper plus sûrement
aux recherches , les prêteurs s'étaient fait inscrire sur
la liste des indigens , et recevaient des secours en
conséquence . Tout était profit dans cette spéculation ,
hors l'issue.
-Bruxelles a perdu son manneken-pis , son plus
vieux bourgeois , et la désolation est dans le pays, Ce
manneken-pis fut autrefois un bloc informe. Un statuaire
officieux lui avait donné des traits humains . Des
souverains l'avaient décoré de leurs ordres ; un peuple
entier lui rendait ses hommages ; et maintenant , ô
sort ! cette tête adorée se transforme péut - être en
d'ignobles vases :
Fiunt urceoli , pelves , sartago , patellæ .
-Dans une commune du département de Seineet-
Oise , des ouvriers qui réparaient un rez-de-chaussée ,
ont trouvé sous le parquet un squelette que les gens de
l'art ont jugé être celui d'une femme de vingt ans , enterrée
là depuis soixante ans. Que de crimes ignorés !
On en serait effrayé , si l'on ne songeait qu'il est aussi
des vertus ignorées.
96
MERCURE DE FRANCE .
- La fonte de la statue équestre d'Henri IV a parfaitement
réussi. Le déterrage aura lieu dans un mois au
plus tard. On assure que S. M. veut placer elle-meme la
premiere pierre du piedestal.
-On a decouvert un nouveau métal dans les mines
de la Styrie. Il a la blancheur du sel , et résiste à une
chaleur de cent cinquante degrés. On lui a donné le
nom de junonium . Puisse-t- il , pour l'honneur de son
-inventeur , n'avoir pas le sort du corsicorum !
BÉNABEN .
Histoire complette du Procès relatif à l'assassinat de
M. Fualdès , avec des notes historiques sur les principaux
personnages qui ont figuré dans cette cause célèbre ,
ornée de portraits . Un vol. in-8°. Prix : 4 fr . Chez
Eymery , lib . , rue Mazarine , u. 30 ; et chez Delaunay ,
au Palais-Royal.
Tout ce qu'on a dit et publié sur cette malheureuse affaire de
Rhodes a été accueilli avec une avide curiosité. L'ouvrage que
nous annonçons n'offre pas tous ces détails merveilleux qui ne
sont propres qu'à égarer l'opinion, mais il présente, dans un
ordre méthodique et progressif, les faits de l'accusation et la
marche des débats. Les notes historiques , placées en tête,
jettentdu jour sur les causes de l'assassinat et démontrent que
'les coupables n'étaient pas exempts d'habitudes criminelles.
Le peu qui reste de la première édition atteste le succès et le
méritede ce recueil.
TABLE .
Poésie.-Elégie sur la mortd'une jeunefille ; par
M. Albert-Montémont.
-Vers à madame *******.
Nouvelles littéraires . - De la Juridiction dugouvernement
sur l'Education; par M. B. de Constant.
Esquisse d'un systéme de délibération dans les assemblées
politiques , etc.; par M. Lacretelle ainé.
Variétés .- Histoire d'un Poète ; par M. A. Dufresne..
Pensées morales et littéraires ; par M. Lacretelle ainé.
Annales dramatiques.
Politique.- Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Bénaben.
Pag. 49
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE .
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MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 18 OCTOBRE 1817 .
LITTÉRATURE .
POÉSIE .
UN MONOLOGUE DE JEANNE D'ARC ,
DANS LA TRAGÉDIE DE SCHILLER .
(Le moment est celui où l'héroïne quitte , pour la première
fois, son village etva se rendre au camp de Charles VII. )
JEANNE D'ARC .
Adieu,mon beau pays , douce paix des campagnes ;
Vallons , sentiers déserts , mes forêts , mes montagnes ,
Adieu: pour les combats je vous fuirai demain.
Prospérez , jeunes fleurs qui croissiez sous ma main ;
Vous neme verrez plus , sous l'aulne des prairies
Assise, etm'enivrant de longues rêveries .
Echo , dont la voix pure embellissait mes chants ,
Je n'irai plus troubler la nuit calme des champs.
Vous pleurerez long-temps votre bergère absente ,
Hameaux , où j'ai caché ma jeunesse innocente:
Je les fuis à jamais ces chaumes protecteurs !
Recherchez d'autres soins , suivez d'autres pasteurs ,
O mes agneaux plaintifs , errans sur la bruyère ;
TOME 4 7
98
MERCURE DE FRANCE .
Dieu , des sanglans combats va m'ouvrir la carrière ;
Un belliqueux troupeau m'entraîne daus ses rangs !
Non , ce n'est point l'orgueil aux songes délirans ,
Ce n'est point le désir de la terrestre gloire
Qui m'appelle aux vieux murs défendus par la Loire ;
C'est la voix , qui jadis à Moïse exalté ,
Sur les sommets d'Horeb promit la liberté ;
Le dieu qui de David armant la main timide ,
Fit tomber sous ses coups le géant homicide;
Purgea les champs d'Hébron des soldats étrangers ;
Carmon dieu fut toujours favorable aux bergers .
Il m'a dit : Prends ce glaive et pars ; va sur la terre ,
Promener de mon nom la terreur salutaire.
Du casque des combats couvre ce front serein.
Que ton coeur virginal palpite sous l'airain ;
Nul mortel , de ce coeur , n'obtiendra la conquête ,
Le bandeau de l'hymen n'ornera point ta tète ;
Sur tes chastes genoux , jamais d'enfans chéris
Ne rendront un sourire à ton joyeux souris ;
Mais , seule de ton sexe , objet d'un pur hommage ,
La palme des héros deviendra ton partage.
Quand la patrie en deuil voit son heure approcher ,
Contre ses oppresseurs c'est toi qui dois marcher.
Du courage français s'éteint la noble flamme ;
C'est toi qui dans les rangs portera l'oriflamme ;
Devant la vierge armée Albion doit pâlir .
Crois aux prodiges saints que tu vas accomplir :
Comme au temps des moissons , sous l'ardente faucille ,
Se courbe des épis l'innombrable famille ,
Tu verras , sans retour , à tes pieds prosternés ,
Ces conquérans d'un jour de leur gloire étonnés .
De l'insulaire altier le succès m'importune :
Ta main renversera le char de sa fortune ,
Ta main des lys brisés relevera l'orgueil ,
Et des héros français fermera le cercueil ;
Ta main soutiendra seule un roi qui s'abandonne
Et dans Reims délivré lui rendra sa couronne.
Dans la nuit prophétique ainsi Dieu m'a parlé :
OCTOBRE 1817 : 99
J'accomplirai cet ordre à ma foi révélé.
Oguerriers ! prètez - moi ce casque , cette épée ;
La volonté de Dieu ne sera point trompée.
Vous me verrez , pareille aux fougueux aquilons ,
Renverser l'épaisseur des nombreux bataillons ,
N'entends-je pas des cris ? le signal des alarmes ?
Nos coursiers ont frémi; le clairon sonne : aux armes !
M. DE LATOUCHE .
Vers à mettre au bas du portrait de feu M. Dupont de
Nemours , conseiller d'Etat , membre de l'Académie
des inscriptions et belles- letires de l'Institut royal de
France, de l'ordre de Wasa ; ex- constituant , etc. ,
mort à Wilmington , Etats- Unis d'Amérique , dans
le mois d'août 1817 , à l'age de soixante-dix-huit ans .
M. Dupont de Nemours avait pris pour devise :
Aimer et connaître .
Aimer, fut pour son coeur une félicité ,
Savoir, de son esprit les voeux infatigables .
Il brava des méchans les fureurs implacables ,
Et défendit les moeurs , les lois , la liberté.
,
M. MICHEL BERR .
९ ÉNIGME. ٠٦
A l'exemple de la Pudeur ,
Sous un voile épais je me cache.
Ce mystère plaît au lecteur
Qui de me décéler s'est imposé la tâche.
J'étais en crédit autrefois :
Non moins puissante que Bellone ,
Aux peuples j'ai donné des rois ;
Maisje ne fus jamais digne d'une couronne.
1 1
(Par Mlle. Emilie C. , de Douai.)
7.
foo MERCURE DE FRANCE.
nmmuni
CHARADE .
Dans les bois, sur les flots , s'élève mon premier;
L'hymen de nos deux mers enrichit mondernier ,
La main d'Eglé friande occupe mon entier
(Par M. le vicomte de ST . J ..... , d'Avranches. )
nmusw
LOGOGRIPHE .
Lecteur, sur trois pieds seulement ,
Je t'offre un bruyant instrument ,
Un mal qu'on endure avee peine ;
Un écueil qu'on fuit prudemment ;,
Sur deux pieds ,ce métal, dont chacun sûrement
Voudrait avoir sa poche pleine.
(ParM. A. DE CHAMPCOUR. )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
:
Le mot de l'énigme , est habit ; celui de la charade ,
est malheureux; et celui du logogriphe , Moniteur .
où l'on trouve moine , monture , oie , ut , ré , mi , tome,
mitre , or , már , rue , oui , rime , mont , mort , mite ,
minute , ton , rien , rot.
OCTOBRE 1817 . 101
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
"
Notice biographique sur Morelos , généralissime des
insurgés du Mexique. Traduite du journal l'Aurora
de Philadelphie.
Les Américains de la Nouvelle-Espagne mécontens
du régime colonial , espéraient que les révolutions de la
mère patrie ameneraient le redressement de leurs griefs .
Divers gouvernemens s'étant succédés , sans qu'ils
vissent réaliser leurs espérances , le mécontentement
s'accrut.
D. Miguel Hedalgo , curé du village de Dolores ,
avec trois amis et quarante hommes armés , leva l'étendard
de l'indépendance, Leur projet n'était pas encore
de se séparer de la mère patrie , ils voulaient seulement
que des vice-rois , dont l'autorité était sans bornes ,
fussent remplacés par un congrès ; que la Nouvelle-
Espagne fût représentée aux cortès à raison de sa population
, et qu'on ouvrit les ports à toutes les nations
alliées ou neutres .
Hedalgo sortit de Dolores le 16 septembre 1810 .
Quelques mois après , la guerre éclata dans cette belle
contrée , qui ne déclara son indépendance qu'après
avoir sollicité , sans succès , la réforme des abus contre
lesquels elle réclamait : Don Joseph-Marie Morelos ,
ci-devant curé du village indien de Xerecuaro , dans
l'évêche de Michancan ( royaume de la Nouvelle-Espagne
) , avait été élevé au collége-séminaire de Valla
102 MERCURE DE FRANCE.
dolid , ville capitale de la province du même nom. On
ignore quelle était sa famille et le lieu de sa naissance ,
mais on le croit métis , et on sait qu'il n'avait pas de
fortune. Occupé des soins de sa paroisse , qu'il administrait
avec beaucoup de zèle , il était inconnu quand
l'insurrection de la Nouvelle - Espagne éclata en 1810.
Morelos embrassa le parti de l'insurrection avec ardeur
, et se joignit aux chefs , qu'il accompagna jusqu'aux
environs de Mexico. Il les quitta avant leur retraite
, et partit avec une poignée d'hommes pour armer
la partie du sud de la province de Mexico ; il
réussit tellement dans cette entreprise , qu'il fallut
envoyer une division de cinq cents hommes d'infanterie
, quelque cavalerie et deux pièces de canon pour
arrêter ses progrès . Cependant il échappa à leurs poursuites
, et un mois après (décembre 1810 ) , il surprit
ses ennemis , les attaqua pendant la nuit , les défit
complétement , s'empara de leur artillerie et de leurs
caissons. Il est à remarquer que se sont les premières
bouches à feu qu'il ait eues à sa disposition .
Depuis cette action il parvint à soulever et à maintenir
paisiblement sous son commandement , pendant
sept mois , toute l'étendue de la province de Mexico ,
entre la vallée de Jenochitilan et le port d'Acapulco ,
qu'il faisait bloquer par quelques-unes de ses troupes.
Le reste était occupé à combattre les petites divisions
que le vice-roi envoyait de temps en temps pour l'observer
, pendant que le gros de l'armée royale s'occupait
à battre et disperser les grands rassemblemens des
insurgés dans le nord. Dans toutes ces petites affaires ,
Morelos obtint constamment des succès , et il fournissait
ses troupes des armes qu'il enlevait aux ennemis .
Cependant , le gouvernement de la capitale alarmé
des progrès de Morelos , envoya contre lui une divi
OCTOBRE 1817 . 105
sionde quinze cents hommes et quelques pièces d'artillerie
, sous les ordres du colonel Fuentes. Morelos était
alors devant la ville de Chilapa. Il se retira à Tixta,
( six lieues ) , dissimula ses forces , et fit croire au chef
ennemi qu'il était dans la plus grande détresse. Fuentes
tomba dans le piége; il l'attaqua avee la certitude de la
victoire , mais le général insurgé déployant ses bataillons
, devint lui-même l'assaillant. Ce fut le 19 août
1811 qu'il mit l'armée royale en déroute. Plus de mille
fusils , toute l'artillerie , les bagages tombèrent en son,
pouvoir. Fuentes s'enfuit presque seul jusqu'à la ville
de Puebla. Morelos s'empara ensuite de Chilapa , et
étendit son influence révolutionnaire jusqu'aux provinces
de Puebla et de Vaxaca .
La discipline militaire avait été jusqu'alors presque
inconnue dans les rassemblemens des insurgés , qui ne
méritaient pas même le nom d'armées. Des divisions de
quinze mille hommes , dont huit cents ou mille armés
de fusils ; deux ou trois mille de cavalerie , qui agissaient
en masse et sans ordre ; le reste était armé de
piques et de frondes . L'artillerie consistait en vingt ou
vingt-cinq canons fondus à la hâte par des fondeurs de
cloches. Ces divisions avaient toujours été battues par
deux ou trois mille hommes de troupes royales .
Morelos éclairé par l'expérience des mauvais succès
des autres chefs , sentit qu'il valait mieux réduire le
nombre des troupes et les soumettre à la discipline.
Apres s'ètre procuré , par sa dernière action , la tranquillité
nécessaire pour accomplir ce projet , il organisa
un état-major , et nomma , pour en être le chef , le général
Matamoros ( ci-devant curé dans l'évêché de Michacan
) , qui s'était distingué, sous ses ordres , par son
esprit militaire et par son activité. Ils établirent une
école d'officiers , et formèrent un corps d'instruction
104 MERCURE DE FRANCE .
}
pour les soldats , d'après les ordonnances françaises,
dont ils s'étaient procuré quelques exemplaires traduits
en espagnol , à Mexico.
Les insurgés n'avaient jusqu'alors établi aucun gouvernement.
Poursuivis de tous les côtés par les troupes
du vice-roi , ils faisaient une guerre de partisans sous
des chefs indépendans les uns des autres , et qui prenaient
le titre de généraux de la patrie. Vers la même
époque , il s'établit à Zitaquaro ( quarante lieues nordouest
de Mexico ) , un gouvernement provisoire avec le
titre de junte suprême nationale. Le vice-roi comprit
qu'il ne fallait pas laisser prendre aux insurgés l'avan
tage d'une autorité centrale , semblable , dans son origine
et dans ses formes , à celle qui avait été créée en
Espagne en pareille circonstance. Ildirigea donc ses efforts
contre la ville de Zitaquaro , laquelle fut attaquée
à différentes reprises , quoique sans succès ,dans le courant
de 1811 .
Morelos , voulant opérer une diversion , se préparait
àmenacer la capitale elle-même , et ily marchait, lorsqu'il
apprit que Zitaquaro (1 ) avait été enlevé par la
division du général Calleja , forte de cinq mille hommes ,
et que la junte s'était retirée à Saltepiquo , ville imprenable
par sa position. Cependant, il continua sa route ,
attaqua et défit quelques troupes qui s'opposèrent à son
passage ; et , au mois de janvier 1812 , il établit son
quartier-général à Quantla ( village indien à trente
lieues sud- est de Mexico). Les forces se composaient
de deux mille cinq cents hommes d'infanterie, mille de
cavalerie , cinq à six mille lanciers et frondeurs à pied ,
et vingt-cinq pièces de canon. Le vice-roi , craignant
l'approche d'un général qui avait été victorieux dans
(1) Cette ville fut démolie par ordre de Calleja, et tous ses
habitans condamnés à perdre leurs propriétés.
OCTOBRE 1817 . 105
quarante-six combats , où il avait commandé en chef,
et qui venait d'être revêtu , par le gouvernement provisoire
, du titre de commandant-général des côtes du
Sud , envoya le général Calleja avec six mille hommes ,
dont les deux tiers avaient fait les campagnes des deux
années précédentes. Il arriva devant Quantla le 18
février 1812 , et , le 19 , il attaqua Morelos ; mais il fut
vivement repoussé : il perdit , dans cette action , trois
colonels , quinze officiers et six cents hommes. Il se
bornadès-lorsà observer les insurgés, attendant, pour les
attaquer, qu'il eût reçu un renfort de deux mille hommes,
reste de trois mille qui étaient arrivés récemment d'Espague,
etquivenaient d'ètre repoussés par une autre division
de Morelos à Yzacar. Le vice-roi ordonna au général
Lano qui les commandait , de quitter le blocus de ce
village pour aller joindre le général Calleja qui jugeait
la prise de Quantla l'objet le plus important. « Il faut
l'ensevelir ( écrivait- il à un de ses amis ) , avec ses défenseurs
, au fond de l'abîme , quelles que soient les
fatigues et les peines que nous ayons à souffrir. Vous
ne pouvez pas vous faire une idée de l'opiniâtreté fanaque
de ces gens- là. L'abbé Morelos , avec un air d'inspiré,
dicte des ordres qui sont exécutés comme des
commandemens du ciel. Les fatigues , les dangers , la
mort, rien ne peut ébranler leur courage. Ils dansent
autour des bombes; et quand ils les voient s'élever ,
ils sonnent les cloches comme dans les grandes fêtes . >>
Le général Lano arriva devant Quantla le premier
mars; et toute l'armée , forte alors de sept mille hommes,
l'assiégea plus étroitement. Les fièvres intermittentes
si communes dans cette ville , parurent au commencement
du mois d'avril à la suite des pluies ; ce qu'il y
eut de plus malheureux , la disette de vivres changea
cette maladie en fièvre jaune , bientôt elle devint épidémique
, et il mourait vingt-cinq à trente personnes par
106 MERCURE DE FRANCE .
jour. Les provisions de bouche étaient devenues si
rares que les soldats mangeaient leurs chevaux ; cependant
, Morelos s'obstinait à rester dans Quantla ; il
espérait que la division d'Yzacar viendrait à son secours
, et lui apporterait des vivres ; d'ailleurs , il
comptait que l'armée de Calleja , atteinte de la contagion
, serait forcée de lever le siége. Le général Tapia
(un autre ci-devant curé ) , qui commandait la division
d'Yzacar , attaqua inutilement , à différentes reprises ,
l'arrière-garde des assiégeans . Le 27 avril , il fut nonseulement
repoussé , mais défait par ceux-ci . Enfin ,
Morelos , désespérant de recevoir aucun secours et
manquant de tout , se décida à abandonner la défense
de Quantla. Le 2 mai , il sortit , à deux heures du
matin avec toute son armée , et la plupart des habitans,
laissant son artillerie hors deux ou trois pièces. Ayant
fait une fausse attaque sur un point de la ligne ennemie,
il réussit à la couper sur un autre, et marcha vers le Sud.
Il ne perdit dans cette affaire que huit cents hommes ,
dont la plupart étaient des paysans qui ne pouvaient
suivre la marche des soldats .
Ainsi finit ce siége de Quantla si fameux dans la
guerre du Mexique. Il avait duré soixante-seize jours ,
et coûté au gouvernement de Mexico dix millions de
francs . Les royalistes y perdirent trois mille hommes ,
morts dans les combats ou par l'épidémie qui s'étendit
sur tout le royaume. Plus de trente mille habitans en
furent les victimes dans les seules villes de Mexico et
de Puebla.
Après avoir effectué sa retraite , Morelos emporta
d'assaut la ville de Chilopa , dont les habitans s'étaient
révoltés contre lui pendant le siége de Quantla , et
avaient admis dans leurs murs une division royaliste.
Il fit fusiller le dixième de ceux qui furent pris les
OCTOBRE 1817 . 107
armes à la main , et qu'il avait épargnés trois fois. Il
s'empara de la petite ville d'Acapulco , fit assiéger plus
étroitement la forteresse du même port , ensuite il
prit la ville de Techancan , et envoya une division pour
intercepter la route de la Vera- Cruz à Mexico , et attaquer
la ville d'Orizaba. Les généraux Sanchez et Montezuma
( ci-devant curé ) , qui la commandaient , se
rendirent maîtres de cette ville le 25 novembre 1812 .
Le même jour , Morelos lui-même prit d'assaut la ville
d'Oaxaca où il usa de représailles sur deux généraux
et un colonel espagnol qui avaient fait pendre deux
colonels envoyés en parlementaires pour sommer la ville.
Quelque temps après , il s'empara , par capitulation ,
de la forteresse d'Acapulco , dont les défenseurs furent
traités avec beaucoup de considération. Vers cette époque
, un congrès des représentans des provinces s'étant
formé à Chilpanzingo , nomma Morelos généralissime
des provinces de Mexico , Valladolid , Puebla et Vera-
Cruz , dont il occupait la partie méridionale et celle
d'Oaxaca qu'il possédait toute entière.
Le vice-roi fit rassembler quatre divisions , fortes de
cinq à six mille hommes chacune , dont trois furent
cantonnées à Puebla , Encruaba et Valladolid, et menaçaient
ainsiMorelos sur tous les points de son territoire ;
la quatrième , placée entre Mexico et Toluca , sous les
ordres du général Lano, protégeait la capitale , et pouvait
appuyer les autres divisions en cas de besoin.
Morelos , de son côté , avait trop d'espace à défendre.
pour le nombre de ses troupes qui ne s'élevait qu'à
dix mille hommes armés de fusils , et dix à douze mille
de cavalerie ou lanciers à pied ou frondeurs . Son armée
était divisée en détachemens de deux cents à mille
combattans, et il gardait avec lui une colonne de six
mille hommes. Les premiers harcelaient l'ennemi de
108 MERCURE DE FRANCE .
tous côtés , et interceptaient ses communications; la
seconde , sous ses ordres , faisait des marches extrêmement
rapides , attaquant les convois , et tenant en échec
les divisions qui le menaçaient. Il continua ce système
de défense pendant toute l'année 1813 , et il agissait
avec tant d'adresse et d'activité qu'on ignora presque
toujours le lieu où il se trouvait. Dans une de ces
excursions , son second général , Matamoros , fit prisonnier
tout un bataillon qui venait d'arriver d'Espagne.
Enfin , Morelos ayant dirigé une fausse attaque sur
la grande route d'Acapulco à Mexico , fit une contremarche
et se présenta devant Valladolid , à quarante
lieues de distance , le 23 décembre 1813. Il attaqua , le
25; mais ayant été repoussé , il se retira à six lieues
pour prendre position. Le vice-roi connut le projet de
Morelos par une lettre interceptée , et il écrivit au général
Lano de voler au secours de Valladolid. Celui- ci
y arriva dans le moment même où cette ville était attaquée
par les insurgés. Morelos fut repoussé,
Lano réunit ses troupes à celles de la garnison , et
suivit Morelos. Il l'atteignit sur le territoire de la Tur
nacan le 7 janvier 1814. Avant le jour , la division
insurgée du général Correa ( ci-devant curé) , attaqua ,
par méprise ou par trahison ( on ignore laquelle des
deux) , celle du général Matamoros . Le genéral espagnol
profita de cet accident , chargea , avec toute son armée ,
celle de Morelos , et le defit entièrement. Morelos
perdit dans cette action plus des deux tiers de sa division
, dont sept cent cinquante prisonniers qui furent
fusillés et mitraillés trois heures après l'action et sur
le champ de bataille ; le général Matamoros éprouva le
même sort à Valladolid .
Alors toutes les autres divisions royalistes avancèrent
simultanément. Les villes d'Oaxaca , Techancan et Aca
OCTOBRE 1817 . 109
pulco furent prises , Morelos lui-même était poursuivi
par Lano ; mais il parvint à prendre de très- fortes positions
dans la partie montagneuse de las Cordilleras ,
et , quoique cerné de tous les côtés , il sauva le congrès
de Chilpexingo , et l'escorta jusqu'à la province de Valladolid
où il s'établit d'abord à Apatcingan et ensuite
àArio.
Depuis le mois de mars 1814 , on ne connaît rien
de ses opérations ; on sait seulement que vers le commencement
de 1815 , il commandait dans la ville de
Caporo où il repoussa différentes attaques des généraux
Lano et Harride, et que , dans la dernière ( avril1815),
il les défit complettement .
Morelos a été député de la province de Macterey
(nouveau royaume de Léon ) , au congrès qui déclara
l'indépendance et qui forma la constitution de la Nouvelle-
Espagne. Il a été aussi dernièrement un des trois
membres du pouvoir exécutif.
Il fut fait prisonnier par le colonel Cascha , le 5
novembre 1815 , a Atenango , ville située entre Acapulco
et Mexico . Il a, dit-on , été fusillé.
Si cet événement était arrivé il y a trois ans , il
aurait eu une grande influence sur les affaires ; car ce
fut Morelos qui , par son énergie , éleva le caractère
de l'insurrection , et fit sentir aux insurgés la nécessité
d'un gouvernement et d'ane exacte discipline. Alors
son nom seul valait une armée, étant le seul chefqui
n'avait jamais été battu. On prétend qu'il doit une
grande partie de sa gloire militaire à son chef d'étatmajor
Matamoros. On a observé qué depuis que celui-
ci eût été pris et fusillé , Morelos semblait avoir
perdu quelque chose de son génie et de son activité.
Quoi qu'il en soit , ce n'est que depuis sa mort que le
Mexique a été pacifié.
110 MERCURE DE FRANCE .
L'ERMITE EN PROVINCE .
L'ERMITAGE ET LA PIERRE DE MONCRABEAU.
: Hodièque manent vestigia.
( Les traces en restent encore.)
M. Lescale m'avait laissé au cercle des Amis du
Roi où l'on a vu que j'ai mis à profit ma conversation
avec un jeune homme dont le goût et l'instruction m'ont
paru réfuter le reproche d'ignorance qu'il fait à la
jeunesse de cette ville. Mon introducteur vint me reprendre
, et nous allâmes dîner ensemble chez M. Α....
M.... , un des premiers négocians d'Agen, auquel j'étais
recommandé.
Le dîner fut long comme dans toutes les villes de
province. Le fameux procès de l'Aveyron , dont la
France entière est occupée , avait été mis sur le tapis,
et nous aurait infailliblement conduits jusqu'au dessert,
si le maître de la maison , d'un regard significatif, n'eût
prévenu les interlocuteurs de l'inconvenance d'un pareil
entretien en présence d'un parent de l'infortuné
Fualdès qui se touvait au nombre des convives. On
se rejeta sur les élections , sur cette, fureur de migration
qui dépeuple la vieile Europe ; sur l'incendie révolutionnaire
qui s'étend sur l'Amérique ; sujets un
peu sévères par eux-mêmes , que M. Lescale eut le
talent d'égayer par des observations tout à la fois piquantes
et philosophiques. Contre l'ordre naturel des
propos de table , qui deviennent ordinairement plus
frivoles quand arrivent les vins d'entremets , la con
OCTOBRE 1817 .
versationprit un caractère plus sérieux vers la fin du
repas. Il fut question d'agriculture , d'industrie , de
commerce, et chacun parlant à son tour , et de ce qu'il
savait ( ce qui n'est pas très-commun en France ) , on dit
d'assez bonnes choses que j'ai le mérite d'avoir bien
écoutées. Un monsieur que j'entendis nommer Lacoste ,
et quijouit de tout le bonheur auquel puisse prétendre
dans ce monde un être raisonnable ; c'est-àdire d'un joli
domaine qu'il cultive , d'une nombreuse famille dont il
estchéri , et de cette indépendance de caractère et de
position qui assaisonne tous les autres biens de la vie ;
ce M. Lacoste , d'autant plus heureux qu'il paraît
mieux connaître le prix de ce qu'il possède , répondit
àpeu près en ces termes aux questions que je lui adressai
sur l'état actuel de l'agriculture dans ce département :
<<Le département de Lot-et-Garonne est essentiellement
agricole; de vieux préjugés , une pratique routinière,
plus difficiles à déraciner dans les provinces
du midi de la France que partout ailleurs , l'usage
presque exclusifdu colonage partiaire ( 1 ) , ont retardé
long-temps parmi nous les progrès de l'agriculture qui
commencent néanmoins à se faire sentir , grâce à
l'exemple donné par quelques grands propriétaires qui
vivent sur leurs terres , dont ils dirigent eux-mêmes la
culture.
a
« Au nombre de ces véritables bienfaiteurs de la
contrée ( parmi lesquels il oublia de se compter luimême
), je mets au premier rang M. CARRÈRE aîné,
propriétaire à Redon , dans le canton de Puymirol :
c'est à lui que nous devons le perfectionnement du
rouleau àdépiquer le blé , celui de la charrue , le moyen
(1) Exploitation à moitié fruits entre le fermier et le propriétaire.
112 MERCURE DE FRANCF ,
d'obtenir une récolte abondante de carottes dans une
terre emblavée, et plusieurs autres pratiques, àl'aidedes
quelles , en doublant , en triplant le produit deses terres ,
il s'est fait , dans l'économie rurale , une réputation que
relèvent encore l'urbanité de son esprit, la noblesse de
son caractère et la bonté de son coeur. Il exerce cette
dernière vertu non-seulement envers les pauvres qu'il
soulage d'une main libérale , mais envers ses voisins
agriculteurs qui viennent s'instruire auprès de lui , et
auxquels il donne à la fois l'exemple et le précepte.
M. Carrère est de la société des sciences et des arts
d'Agen ( interrompit M. Lescale en m'adressant la patole
) ; connaissez - vous à votre académie des sciences
de Paris beaucoup de membres qui aient autant de
droits à l'estime et à la reconnaissance publique ..... ?
Pendant que je cherchais ma réponse , M. Lacoste
continua : « Indépendamment des plantes céréales et
des prunes d'Ente , connues sous le nom de pruneaux
d'Agen dont nous ferons une récolte considérable
, nous cultivons en grand le chanvre et le tabac ;
cette dernière plante est , pour nous , un produit nouveau
, et commence à réaliser de grandes espérances .
-Au lieu de cultiver le tabac, on ferait bien mieux
( interrompit encore le petit homme), de chercher à
abolir le sot usage de s'enchifrener avec une poudre
sale dont le peuple s'est fait un besoin tel , que le nez
d'un père de famille lui coûte au moins aussi cher
qu'un enfant à nourrir. >> On fit observer à M. Lescale
que l'énorme tabatière qu'il avait ouverte deux fois enfaisant
cette réflexion , réfutait sa critique. Il n'y te
nait pas et trouva fort bon que l'on continuât à cultiver
le tabac en attendant qu'on ait appris à s'en passer.
« Ce n'est pas après avoir bu, comme nous venons
de le faire , des vins de Thézac , de Pericard, de
OCTOBRE 1817 .
:
SEINE
Buzet, d'Aiguillon , que plusieurs de ces messieurs
ont pris pour des vins d'Alicante , de Xerès, de
Madère , qu'il devrait être permis de dire que nous
avons de très-beaux vignobles dont nous ne savons point
tirer parti. Quelques bouteilles de succession , exhu
mées du caveau où elles ont vieilli , ne prouvent rien
en faveur de la cuve : en général , nos vins ne sout pas
bons , et pourraient être excellens . Rozier et Chaptal à
la main , nous pourrions arriver à de meilleurs procédés
de fabrication ; mais les débouchés nous manquent
pour l'exportation , et il est inutile de penser à avoir
de bons vins dans un pays où le propriétaire est forcéde
les convertir en eau-de-vie pour en trouver la consommation
sur les lieux mêmes . Quel moyen nous reste- t- il
de les perfectionner ? Un seul ( M. Lafond-du- Cujula ) ,
l'indique dans son excellent Annuaire statistique de
notre département (1 ) , multiplier les grandes routes ,
achever celles qui sont commencées , et ouvrir un canal
de jonction de la Garonne avec l'Adour . >>>
)
Ces projets que l'administration seule peut réaliser ,
furent discutés par M. M..... dans l'intérêt commun de
l'agriculture et de l'industrie commerciale dont il nous fit
connaître en peu de mots les élémens et les produits.
« Cette industrie s'exerce dans le département sur
trois objets principaux ; la fabrication des toiles à
voile , celle des tabacs, et les usinespour l'exploitation
dufer.
« La plus considérable des manufactures de toile à
voile , à Agen , a été créée par M. Gounon. Cet utile
établissement qui ne peut se soutenir qu'à l'aide d'une
(1)Annuaire statistique , ou Description statistique du départementde
Lot-et-Garonne , par M.Lafond-du-Cujula , de la société
des arts d'Agen. A Agen , chez R. Noubel , imprimeur.
ZAL
5
C.
8
114
MERCURE DE FRANCE.
protection spéciale de la part du gouvernement , s'est
relevé , par ses soins , en 1802 , de l'inactivité complette
où il était réduit ; mais il est loin encore de
l'état florissant où pourrait le porter l'adoption des
nouveaux procédés mécaniques dont le perfectionnement
, il faut bien l'avouer , se fait à peine sentir
dans nos fabriques .
« Les tabacs de Clairac et de Tonneins , dont la
seule réputation ( comme disait tout à l'heure assez
plaisamment M. Lescale ) faisait jadis éternuer d'un
bout de la France à l'autre , forment encore la branche
la plus importante de notre commerce , et ce genre
d'industrie , ainsi que celui des toiles à voile , mérite
d'autant plus d'encouragement que notre agriculture
nous fournit la matière première.
« L'exploitation du fer emploie dans ce département
sept usines , dont les travaux actuels se bornent à couler
quelques milliers de quintaux de fer en gueuse et
en fonte moulée. Le même obstacle , l'extréme difficulté
des communications , qui s'oppose aux progrès de la
fabrication de nos vins , arrète ceux de nos usines.
L'esprit de routine n'est qu'un obstacle secondaire , les
lumières le dissipent , mais encore faut - il qu'elles
puissent arriver. »
Ces considérations générales conduisirent M. M. à
nous parler de quelques fortunes brillantes obtenues
par la voie du commerce ( principalement dans celui
de la draperie commune ) et à nous citer , sous les rapports
les plus honorés et les plus honorables , les Barsalon
, les Dumon , les Menne et les Gignoux qui
tiennent un rang distingué parmi les commerçans de
cette ville.
Le premier de ces noms , celui de M. Barsalon jeune,
OCTOBRE 1817 .
115
merappela un ermitage, fameux dans lalégende agénoise,
dont ce négociant est aujourd'hui propriétaire : bien
instruitde lagrâce obligeante qu'il met à en faire les honneurs
à ses amis et aux étrangers ; c'est par cette visite
que je commençai mes courses aux environs d'Agen ,
toujours accompagné du malin et spirituel bossu .
Cet ermitage, dont l'accès un peu rude aurait pu m'effrayeravant
que j'eusse fait l'essai de mes forces au pic du
mid , est situé au nord , sur le coteau qui domine la
ville d'Agen. Ce monument, creusé dans le roc , est l'ouvrage
des pieux solitaires qui l'ont successivement
habité pendant près de trois siècles . L'église , plusieurs
chapelles , un escalier à trois palliers , d'une construction
remarquable , y sont taillés en pleine roche ; de
belles eaux , dont , comme de raison , la source est
miraculeuse , sortent de l'église et se répandent dans
les jardins de l'ermitage. Du haut de la terrasse , la
vue est superbe et s'étend jusqu'à la chaîne orientale
des Pyrénées .
Cet ermitage a été visité par de fameux personnages,
notamment par la reine Anne d'Autriche , épouse de
LouisXIII, qui s'y rendit à pied avec toute sa cour
le 10 août 1621 ; la reine y venait invoquer les prières
de l'ermite contre le malheur de sa stérilité . Ses
voeux ne furent exaucés que dix-sept ans après .
M. Barsalon embellit , chaque jour , ces lieux consacrés
par de mémorables souvenirs , et se propose
d'amener au pied des murs de la ville les eaux de la
source merveilleuse à laquelle les femmes de quarantecinq
ans ont une foi toute particulière .
En parcourant le vallon de Vérone où je fus frappé
de la beauté du site , M. Lescale me fit voir de loin
l'antique manoir des Scaliger : j'appréciai la répugnance
8.
116
MERCURE
DE FRANCE .
qu'il témoignait à y entrer ; et, sans insister davan- tage, je le suivis dans une maisonnette auprès de la
vieille fontaine , où , tout en faisant, de bon appétit , un déjeûner rustique , il fit passer rapidement sous mes
yeux les hommes célèbres qui ont jadis illustré cepays. « Quoique nous soyons ici sur la terre classique de
l'érudition , je ne vous parle pas de Sulpice Sévère (me dit-il ) , parce qu'il n'est rien moins que prouvé qu'il
soit de ce pays. Je commence par un véritable Agénois, par ce Bernard de Palissy, ce fils d'un potier de terre
du seizième siècle , dont Fontenelle a dit : « qu'ilfut
aussi grand physicien que la nature seule puisse en
fournir. Ce n'est pourtant pas là son plus beau titre ; sa véritable gloire est dans le grandcaractère qu'il déploya
durant les guerres civiles; dans la réponse sublime qu'il
fit à Charles IX : J'ai pitié de vous ( lui disait ce
prince ) , mais je serai contraint de vous livrer à vος
ennemis si vous ne changez de religion ( Palissy était
calviniste ) . - Sire , répondit-il , vous ne parlez pas
en roi , et j'ai pitié de vous à mon tour quand vous
prononcez ces mots : je suis CONTRAINT; je vous
dirai , moi , en langage royal, que vous, les Guisarts
et tout votre peuple , ne sauriez contraindre unpotier
à fléchir les genoux devant des idoles.
« Si je mets la valeur guerrière au premier rang des
vertus civiques , c'est quand elle s'allie avec un noble
coeur, avec une âme généreuse ; c'est vous dire assez le
cas que je fais de ce Blaise de Montluc, dontje vous ferai
-voir le château d'Estillac , si vous êtes curieux d'en
examiner la vieille porte , garnie de gros clous taillés
en pointes de diamant , contre laquelle ce guerrier fanatique
s'amusait à lancer , comme une balle de paume ,
les huguenots qui tombaient entre ses mains , et qu'il
faisait ensuite pendre , sans autre forme de procès , aux
OCTOBRE 1817 . 117
barreaux de la fenêtre de sa chambre à coucher pour
égayer sonréveil.
-
« L'éloge de mon aïeul , plus ou moins légitime ,
Jules- César Scaliger , que je vous ai fait lire dans le
second recueil des travaux de la société des sciences
et des arts d'Agen, ne me laisse rien à vous apprendre
sur ce prince des érudits , - excepté le nom de l'auteur
de cemême éloge où j'ai trouvé beaucoup d'esprit
etdetalent. Ce nom estmoins connu par quelques
travaux littéraires , qui suffiraient largement à toute
autre fortune académique, que par une assez bonne
plaisanterie que Rivarol a delayée dans son gros vo
lume du petit Dictionnaire des Grands Hommes ;
en un mot , l'auteur de cet éloge , couronné , à juste
titre , par notre académie , est M. Briquet..........
Ne voila-t-il pas que vous riez bêtement comme un
autre: 6 triste pecus ! natio jactabunda , comme disait
mon vieux grand- oncle; il existe donc une tyrannie à
laquelle tu n'échapperas jamais , celle du ridicule .......
« Théophile de Viaux est encore un de nos compatriotes;
le jésuite Garasse lui fit une petite réputation
d'athéïsme et de je ne sais plus quelle autre pécadille
qui faillit le conduire du cachot de Ravaillac où il fut
enfermé, au bûcher où il ne fut pourtant exécuté qu'en
effigie , ce qui n'empêche pas que ses poésies ne soient
pleines d'imagination et de verve , et que la doctrine
curieuse du père Garasse ne vaille pas un des impromptu
de Théophile.
«Je ne vous parlerai du capitaine Lapoujade , né
au commencement , et mort à la fin du dix-huitième
siècle , que pour vous citer un homme qui se rendit célèbre
par des vers pleins d'esprit , de grâce et de finesse ,
sans avoir su ni lire ni écrire.
« Demain , je vous ferai voir à Moncrabeau , la
:
118 MERCURE DE FRANCE.
maison du brave et malheureux Duvignau qui vint
à la barre de la convention quelques jours avant le
31 mai 1793 , dénoncer Marat et Robespierre , et qui
périt sur l'échafaud , victime de son dévouement patriotique.
Duvignau est connu dans la littérature par
un recueil de poésies fugitives , une jolie comédie de
Susette et un Eloge du maréchal de Biron . »
En continuant notre promenade dans le vallon ,
M. Lescale , dont je ne me lassais pas d'admirer l'étonnante
mémoire , me récita une pièce de vers intitulée :
Mes Souvenirs dans le vallon de Vérone (1 ). J'en ai
retenu ces vers . L'auteur s'adresse à la liberté :
Viens embellir l'asile où t'appellent mes voeux ,
Où j'ai su réunir à l'amitié fidèle
Les arts que tu chéris ; mes soins ingénieux
T'y feront , chaque jour , une offrande nouvelle.
Le paisible olivier , le laurier immortel ,
Cultivés par ma muse , orneront ton autel ;
Mes naïves couleurs offriront ton image ,
Non point sous les dehors d'une beauté sauvage
Dont la force indomptée et l'aveugle fierté
Brisent tous les liens de la société ;
Mais , telle qu'au matin on voit naître l'aurore
Promettant de beaux jours , attirant tous les coeurs ,
Confiant tes destins à la garde des moeurs ,
A celle des vertus et des arts qu'on honore :
Telle , dans tous les temps , tu sus plaire à mes yeux.
Valère dirait que ces vers-là sont assez bons pour des
vers de province, et moi je formerai des voeux pour
qu'on nous en fasse souvent de pareils à Paris .
« M. Raymond Noubel , auteur de cette élégie ( continua
Lescale ) est le Didot de l'Agénois : tout à la fois
imprimeur et poète , il réunit , à l'habileté du typo-
(1) Cette pièce est imprimée dans le recueil des travaux de
la société d'agriculture , sciences et arts d'Agen.
;
*
OCTOBRE 1817 . 119
graphe, les talens de l'homme de lettres , les connaissances
du savant et les vertus du citoyen. On doit le
compter au nombre des hommes qui honorent en France
une des plus honorables professions .
C'est un devoir pour tout voyageur d'aller à Moncrabcau
prendre ses lettres-patentes , qui ne sont pas
des lettres de créance , comme chacun sait , puisqu'elles
donnent à tous aggrégés le droit de mentir
en tous lieux sans porter préjudice à autre qu'à la
vérité. Au risque de la conclusion qu'on en voudra tirer
, et contre laquelle protesteront , j'espère , tous mes
écrits , je dois avouer que j'ai fait le voyage , que je me
suis assis sur la pierre de vérité avec toutes les cérémenies
d'usage , et que j'ai reçu mon brevet dont je
promets néanmoins de ne me jamais prévaloir. Voici ,
en peu de mots , l'origine de la singulière célébrité que
Moncrabeau s'est acquise :
Au commencement du dernier siècle , quelques militaires
retirés dans cette petite ville , formèrent une
société qui se rassemblait sous la halle ,, poury parler
des affaires publiques et des événemens du pays : cette
réunion avait ses Mètra ( 1 ) , ses abbés trente mille
hommes qui suppléaient , par des nouvelles de leur invention,
à celles qu'ils n'apprenaient pas assez vite :
leur talent dans ce genre fit une réputation à la ville
où ils avaient établi cette fabrique de hableries , et
valut à Moncrabeau , le titre de chef-lieu de la diète
générale des menteurs , hableurs et craqueurs du
royaume. Un plaisant du pays rédigea des lettres-patentes
, qu'il fit imprimer , et les expédia , dans toute
l'Europe, à ceux qu'il jugea dignes d'un pareil honneur
: depuis lors , les habitans de Moncrabeau ont
(1)Nouvellistes de l'arbre de Cracovie au Palais-Royal.
120 MERCURE DE FRANCE.
ajouté à cette plaisanterie , celle de conduire l'étranger
qui fait quelque séjour au milieu d'eux , à la salle de
la diète , c'est-à-dire sous la halle , de le faire asseoir
sur la pierre dite de la vérité , et de lui expédier son
brevet en bonnes formes .
Je n'ai point voulu quitter le département de Lotet-
Garonne sans voir Nérac , où tous les objets rappellent
la mémoire du meilleur et du plus grand des
rois . Pendant les six lieues d'une assez mauvaise route
de traverse , je remis mon compagnon de voyage sur le
chapitre des hommes distingués dont l'Agénois est la
patrie.
« Parrui les membres dont se compose la Société
d'agriculture , sciences et arts d'Agen , j'ai déjà fait mention
, me dit M. Lescale , de MM. Lafont-du-Cujula ,
Noubel, Menne , Carrère , et du secrétaire perpétuel
de cette société , M. de Saint-Amant , président du
conseil général du département , auteur d'un Voyage
éstimé aux Pyrénées ét dans les Landes , et de plusieurs
mémoires académiqués d'un grand intérêt ; il s'occupe
en ce moment d'une Flore départementale ; il a formé
chez lui un beau cabinet de minéralogie et d'histoire
naturelle , et cultive avec soin, dans ses jardins , des
plantes rares et des arbres étrangers .
« M. de Lacepède est né dans nos murs : on peut
õublier les places éminentes qu'il a occupées , on n'oubliera
ni ses ouvrages , ni les services qu'il a rendus à
la science , aux arts et à ses concitoyens qui l'honorent
et le chérissent. M. de Lacépède est un des fondateurs
de l'Académie d'Agen.
« M. le comte de Cessac , éx-ministre , membre de
l'Académie française , né dans la même ville, a les
mêmes droits à la reconnaissance de ses habitans : il est
auteur de l'Officier en campagne et d'une partie du
OCTOBRE 1817 . 121
Dictionnaire militaire de l'Encyclopédie méthodique.
« L'Essai sur la révolution française , de M. Paganel,
ex-conventionnel , né à Villeneuve d'Agen , á
été écrit sous la dictée d'un esprit libre et d'un coeur
français.
« L'ex-ministre , comte de Narbonne , est aussi
mon concitoyen . Cet officier-général , recommandable
par toutes les qualités du coeur le plus noble et de l'esprit
le plus aimable , est mort à Torgau. Madame la
comtesse de Narbonne , sa veuve , habite à Agen , dans
une portion du couvent des ci-devant Jacobins , qu'elle
a achetée , et où elle fait bénir sa présence et la mémoire
de son époux.
« C'est également à Agen qu'est né M. le comte de
Valence , qui a puissamment contribué aux premiers
succès obtenus par les armées françaises dans la guerre
de la révolution.
« Le nom des deux frères Gérard et Antoine
Lacuée , tous deux colonels morts au champ d'honneur,
à la tête de leurs régimens , a été donné par décret
, à la rue d'Agen où se trouve leur maison paternelle;
mais si vous tenez note de ce fait , n'oubliez
pas d'ajouter que des noms glorieux qui devraient être
écrits en lettres de bronze sur une plaque de marbre ,
sont ici comme à Paris , comme àGenève , comme partout
, mesquinement peints sur le plâtre , en lettres
noires, que la pluie efface chaque jour. Pourquoi la
société , si prodigue dans les châtimens qu'elle inflige ,
est-elle si avare dans les récompenses qu'elle décerne ?
« M. le baron Lacuée , premier président actuel de
lacour royale , est frère de M. le comte de Cessac , et
père de ces deux jeunes héros .
« La même cour royale s'applaudit de compter au
nombre de ses présidens, M. Bergognié, jurisconsulte
1
122 MERCURE DE FRANCE .
aussi distingué que magistrat fidèle aux principes de la
liberté et de la royauté constitutionnelles ; son fils aîné
était préfet du Jura en 1814 , et de la Haute- Loire
en 1815.
«M. le général Rouget , qui commande notre département
, est un officier profondément imbu de l'esprit
français et de l'honneur national ; il a commandé à
Bilbao en Espagne , pendant deux ans , et ( ce qui ne
paraîtra pas un éloge vulgaire à ceux qui ont partagé
ses glorieux travaux ) , il s'est acquis , dans ce poste
difficile , l'estime et l'affection des Espagnols eux -mêmes .
Le général Rouget est frère de M. Rouget de Lille ,
auteur des vers et de la musique de ce beau chant national
, qui conduisit nos premières armées à la victoire,
et que n'ont pu flétrir les voix impies qui l'ont , un
moment , associé à leur fureur .
<<Agen est également la patrie de M. le baron Menne,
maréchal-de-camp , du général Lafont-Blaniac , et du
général Sarrazin... de quo silere , pium est. >>>
Je ne pourrais rien dire sur la ville de Nerac , que
n'ait dit avant moi , et beaucoup mieux que je ne pourrais
le faire, M. Villeneuve-Bargemont , ancien préfet
du département de Lot- et-Garonne , dont la notice imprimée
est un modèle de goût , d'élégance et de précision
, à offrir à ces annalistes loquaces , qui ne trouvent
pas le moyen de vous faire , en moins d'un volume in-4°,
l'histoire de la plus misérable bourgade ; j'aime mieux ,
tout en parcourant la gurenne de Nerac , raconter à
mes lecteurs l'aventure de la jolie petite Fleurette ,
la première et peut- être la plus douce conquête du
grand Béarnais .
L'ERMITE DE LA GUYANE.
OCTOBRE 1817. 125
wwwmw
Cahors , ce 5 octobre 1817
A l'Ermite de la Guyanne , à Agen.
MONSIEUR ,
La première lettre que j'ai pris la liberté de vous
écrire , n'était qu'une invitation à vous rendre auprès
de nous . Le bienveillant accueil dont vous l'avez honorée
me rend indiscret sans doute ; mais ne pouvant
prendre par vous- meme une idée de nos moeurs , vous
me pardonnerez de vous en offrir une légère esquisse ;
je dis légère et bien imparfaite , car il est , dans l'histoire
des moeurs comme dans celle des Etats , des lacunes
qu'il faut laisser remplir par les Tacite , les La
Bruyère..
Nos contrées , long-temps soumises aux Romains ,
tombèrent au pouvoir des enfans de Clovis , et firent
partie du royaume d'Aquitaine ; mais bientôt envahies
par les Sarrazins , elles furent délivrees par Charles
Martel , qui fonda une ville qui n'a de célèbre que le
nom de ce héros , dans ces memes cantons où le vainqueur
de Roncevaux , le fier Roland , s'il faut en croire
nos chroniques , consacrait son épée à Marie , dans la
chapelle de Rocamadour ( 1 ) .
Les progrès de l'anarchie féodale , sous les imbécilles
successeurs de Charlemagne , ne changèrent pas plus
les moeurs cadurciennes , que les rapides invasions des
Francs , des Sarrazins et des guerriers de Charles Martel.
Le Quercy fut soumis d'abord aux comtes de Toulouse,
et bientôt aux rois d'Angleterre , qui possédèrent
trop long-temps l'Aquitaine et la Normandie à titre de
suzeraineté. Il fut donc étranger , en quelque sorte , à
la longue lutte qui s'établit entre l'oppression féodale et
(1) Cette épée n'est autre chose qu'une épaisse lame de fer
longue de vingt pieds et large de trois pouces , suspendue au
rocher dans lequel est tailléela chapelle de Rocamadour.
124 MERCURE DE FRANCE .
l'autorité du roi . La puissance royale ne trouvait plus
d'entraves ni dans l'ambition des seigneurs , ni dans les
états-généraux , ni dans le parlement , lorsque l'héroïne
de Domremi délivra la France entière du joug anglais ;
et le Quercy se trouva séparé , par deux siècles , d'une
grande partie de la France. Je me trompe , nos aïeux
avaient pu recevoir de leurs maîtres quelques notions
de liberté constitutionnelle , puisque la grande charte
de Jean- sans- Terre était alors publiée ; à cela près ,
ils étaient étrangers à toute innovation morale ou politique.
D'autres circonstances nous ont retenus dans le cercle
étroit que nos pères s'étaient tracé. Vers le milieu du
treizième siècle quelques religieux jetèrent les premiers
fondemens de Montauban. Cette ville bâtie à l'entrée
des magnifiques plaines du Languedoc et de la Gascogne
, sur les bords du Tarn , et sous le plus beau ciel,
fut bientôt commerçante , riche , populeuse , siége d'un
évéché , d'une cour des aides et d'une généralité .
Cahors , situé au sein des montagnes , presque sans
débouchés , ne tarda point à reconnaître une rivale , et
marcha sur une ligne opposée : notre ville produisit des
savans , des poètes , et d'excellent vins Montauban fut
P'un des greniers de la France , et créa des manufactures.
Enfin , les guerres de religion augmentèrent la
rivalité , Montauban fut calviniste : Cahors resta catholique
, mais sans fanatisme ce qu'il est bon d'observer.
Cahors ouvrit ses bras à Henri IV, vainqueur
de sa garnison : et la population montalbanaise força
Louis XIII à lever le siége de cette ville , où fut tué
Mayenne , le chef de la ligue , devenu Pun des plus
loyaux défenseurs de la royauté.
Nos contrées applaudirent à l'abolition des coutumes
féodales , et appelaient de tous leurs voeux une monarchie
constitutionnelle; l'état de nos moeurs ne nous promettait
aucune réaction violente ; aussi , pendant un siècle de
vingt-cinq années , avons-nous fatigué l'anarchie et le
despotisme , par une force d'inertie plus puissante que
les révoltes que le despotisme suscite souvent , et dont
il sait toujours profiter ; mais lorsque la patrie toute entière
était sous nos drapeaux , nul de nous ne fut insensible
à la gloire de nos armes. Elle faisait tressaillir nos
jeunes coeurs , et j'ai connu des mères spartiates qui se
OCTOBRE 1817 . 125
réjouissaient de voir leurs enfans désignés par le sort
pour marcher à la victoire .
Notre caractère , essentiellement français , s'opposa
aussi , dans ces derniers temps , aux progrès des principes
eéxagérés . Un très - petit nombre d'épurations
et d'arrestations ont été accordées à l'intérêt personnel.
Grâces en soient rendues à M. le comte de
Lezai-Marnézia que la reconnaissance publique a choisi
pour député de notre département au moment où il
cessait d'en étre le préfet , et qui n'oubliera point les
bords du Lot , chez ces braves Lyonnais à qui le Roi
l'a donné pour ami , pour consolateur..... Grâces en
soient rendues surtout à notre franchise. Les missionnaires
des épurations et des doctrines despotiques se
couvraient vainement de la raison d'état , on les combattait
avec la raison d'humanité , et on les forçait ,
inter pocula , à s'avouer vaincus de bonne grâce .
Il faut cependant l'avouer ; à côté des idées les plus
saines sur la liberté et la combinaison des pouvoirs ,
notre ville est bien peu avancée pour les arts , le commerce
, l'industrie manfacturière , et cette politesse extérieure
qui prèterait tant de charmes à notre caractère.
Elle renferme peu d'artisans , peu d'ouvriers ,
mais un grand nombre de cultivateurs qui n'ont d'au-.
tres biens que la vigne ou le champ de tabac qui exerce,
toute l'année , leurs bras laborieux. Aussi , que de misèreje
prévois pour cette année , après les deux ouragans
du 22 septembre et du 3 octobre 1817 , qui , dans
un rayon de deux lieues , ont dévasté et ruiné les environs
de Cahors ! Infortunés ! si vos bras savaient antre
chose que remuer la terre ; si des ateliers vous étaient
ouverts , vous ne seriez pas réduits à fuir la terre natale
, ou à recourir au pain de l'aumône .... ! Rassurezvous
: nous n'avons ni bureaux , ni comités de bienfaisance
, mais nos coeurs se déchirent à l'aspect de vos
douleurs , et tels bienfaiteurs ignorés , parce qu'ils
veulent l'ètre , sont là pour porter au sein de vos familles
, non de l'argent , mais du pain et des consolations.....
Bon ermite ! je vois vos larmes couler , je m'arrête.
Que pourrais-je vous dire encore ? que nos jeunes
gens ont , en général , des vues trop rétrécies , qu'ils
126 MERCURE DE FRANCE .
-
ne varient point assez leurs études , qu'ils parlent trop
souvent l'idiome appelé patois , ce qui les empêchera
toujours d'entendre , de parler et d'écrire purement le
français ? Dirai-je que nos dames , toutes aimables
qu'elles sont , onttrop long-temps conservé l'usage de
ce jargon ? que même aujourd'hui leur éducation
n'est point , en général , assez soignée ? Non , d'autres
relations commencent à nous donner d'autres
usages ; nous avons des rapports plus intimes avec la
capitale ; on jetait la pierre aux étrangers en 1770 , aujourd'hui
ils sont fêtés , accueillis ; des brocs de vin , et
je ne sais quel amas de viandes , ne composent plus
nos festins homériques ; nous avons nos épicuriens
presque aussi délicats que vos Lucullus de la Chausséed'Antin.
Nous avons nos cercles à la préfecture et chez
monseigneur l'évêque où il commence à etre défendu
de médire ; nos demoiselles commencent à chanter et
à toucher du piano ; encore quelque innovation de
ce genre , et l'on se plaindra moins des maris ; enfin ,
encore quelques années de paix , de liberté , et nous
n'aurons conservé des anciennes moeurs cadurciennes
que le fonds qui est excellent , je le dis sans flatterie
et toute vanité nationale à part. Alors aussi , et cet espoir
console l'ami de son pays , nous aurons des manufactures
; le Lot sera rendu navigable , et l'humble
vigneron n'aura pas tout perdu si les orages le forcent
d'abandonner de nouveau le champ de ses peres.
Je vous prie , monsieur , de pardonner la longueur
de ma lettre , et d'agréer l'hommage de mon respectueux
dévouement .
BERTON fils , avocat , de Cahors.
P. S. J'ai oublié, dans ma première lettre , de compter
au nombre des littérateurs , dont s'honore notre département
, l'estimable auteur des Tombeaux de Saint-
Denis , M. Treneuil .
OCTOBRE 1817 . 127
MERCURIALE .
Quand il s'agit d'une mercuriale , il est juste de commencer
par l'Académie française ; c'est un tribut qu'on
se plaît à lui payer exactement . Qui n'aime à chercher
des torts aux objets de son admiration ? L'amour-propre
ytrouve un triomphe agréable et facile ; en effet , il ne
faut pas une sagacité bien pénétrante pour apercevoir
les défaut qui déparent les belles choses ; c'est ainsi
que M. de B*****, dans l'Académie , et une tache dans
le soleil , frappent les yeux de tout le monde ; cependant
ces deux corps lumineux se vengent par des bienfaits
de leurs obscurs blasphémateurs . On ne peut nier
la salutaire influence que la troupe immortelle a de
tout temps exercée sur les différentes parties de notre
littérature ; l'épigramme , par exemple , s'est singulièrement
perfectionnée depuis la fondation de l'Académie.
Dans les sujets les plus féconds , il faut savoir se horner;
nous ne reprocherons donc qu'un tort récent aux
illustres quarante ; l'impression des poëmes qui ont
obtenu des prix et des mentions honorables au dernier
concours a confirmé les doutes , conçus à la séance publique
, sur l'infaillibilité du conclave littéraire ; et soit
qu'on se range toujours du parti qu'on opprime , soit
que , par extraordinaire , les vaincus , cette fois , aient
eu pour eux le mérite et la justice , le suffrage obstiné
des lecteurs venge M. Loyson de la palme qui , nous
le croyons , lui est injustement échappée ; M. Lebrun ,
qu'un succès éclatant dans la lice des Corneille et des
128 MERCURE DE FRANCE .
Racine , a élevé au- dessus d'une victoire académique ,
etM. Saintine , dont l'extrême jeunesse n'eût point été
offensée d'un accessit , doivent convenir de cette vérité
: Que cinq cents beaux vers prouvent davantage
que deux cents. Si donc l'Académie , écartant le préjugé
peu raisonnable qui tyrannise l'inspiration du
poète , sur l'étendue de son ouvrage , avait décerné à
M. Loyson seul le prix qu'on a doublé en faveur de
MM. Lebrun et Saintine , elle aurait à la fois , en soulageant
le budget d'une somme de 1500 fr. , fait un
acte d'économie , ce qui est fort commun aujourd'hui ;
et un acte de justice , ce qui est toujours fort rare.
Le sujet proposé pour le prix de poésie du prochain
concours , a été aussi l'objet de quelques critiques ;
plusieurs journaux et principalement le journal de
Paris , semblent craindre que les avantages de l'institution
du jury en France n'en offrent guère à la lyre de
nos jeunes poèt ; on affecte de plaindre les musés
d'avoir à chercher l'harmonie de leurs paroles dans le
Dictionnaire de la Chicane , comme si M. Soumet avait
trouvé les beaux vers de son poëme de la Vaccine dans
les Traités de Pathologie et de Thérapeutique . L'Académie
a raison cette fois ; il est beau de lui voir recommander
à l'hommage des muses une des plus importantes
conquêtes de notre révolution ; aussi bien les
poètes ne furent-ils pas les premiers législateurs ? Si la
poésie ne veut pas mériter l'espèce de discrédit où elle
semble être tombée , elle doit s'asservir aux progrès de
la raison , et marcher avec le siècle. Né au milieu des
orages , notre siècle n'est point frivole de son naturel ;
la poésie ne doit donc plus l'être : tout en chantant
les dieux et les rois , il faut qu'elle pense ; et si elle a
1
OCTOBRE 1817. 129
besoind'an merveilleux , elle peut faire choix de la
liberté.
Au surplus , l'Académie , de son côté , est , dit-on ,
enpleine révolution ; un esprit novateur , une force
active et puissante travaille sans relâche les rois fainéans
de notre littérature. On veut absolument qu'ils soient
bons àquelque chose. Le premiermardide chaque mois
seradorénavant consacré à une séance littéraire dans
laquelle les membres productifs seront chargés d'amuser
les membres infructueux ( car on doit distinguer les
académiciens titrés d'avec ceux qui ont des titres ).
Déjà on a décrétédes réglemens pernicieux pour l'ambition
de MM. de W***** et autres prétendans au
fauteuil. Des oracles sont prononcés sur les incertitudes
dulangage... L'immuable dictionnaire marche... ,
Et quel est cet utile perturbateur ? C'est le nouvean
secrétaire-perpétuel, M. Raynouard , qui, avec l'autorité
d'un grand-matre , semble avoir adressé à chacun de
ses confrères , sur leur trône léthargique , ces terribles
paroles du Macbeth : Tu ne dormiras plus.
→Si ces dernières paroles adressées aux académiciens
pouvaient s'appliquer aux lecteurs de M. Fiévée ,
elles nous rendraient un grand service. Nous voulions
parler , avec quelque détail , de son Histoire de la
Session de 1816 ; mais chaque fois que nous avons tenté
de parcourir le redoutable volume, les ténèbres de l'ouvrage
s'étendaient sur nos yeux , et nous nous acheminions
machinalement vers notre bonnet de nuit ;
n'importe à quel moment de la journée , Pheure du
sommeil était intervertie. Nous commencions une
page .... , nous révions le reste ; qu'on nous dise à
présent que ce gros livre ne produit pas un grand effet ?
9
130 MERCURE DE FRANCE .
Tout ce qui nous est resté de ces lectures mêlées de
cauchemars , ce sont des mots comme ceux-ci : Jadis....
M. de Castelbajac ..... Féodalité..... M. de Bonald.....
M. Piet.... Procession .... Dimes.... Il nous est impossible
de rendre un compte plus exact de cette histoire .
Nos lecteurs voient qu'ils n'y perdent pas grand'chose ,
et , à coup sûr , M. Fiévée ne peut qu'y gagner.
- La liberté est à la mode même parmi les dames.
M. Pigault-Lebrun , qui connaît son public , vient , en
conséquence , de nous donner un ouvrage très- libre.
Nos petites maîtresses n'oseront pas recevoirson Garçon
Sans -Souci dans leur salon , mais la porte dérobée du
boudoir s'ouvrira pour lui ; il y sera gardé en réserve
en cas de vapeurs . Ce cinquante-huitième volume des
OEuvres badines de M. Pigault-Lebrun est sans contredit
tout ce qu'il y a de plus fou et de plus gai (1) .
-L'Oraison funèbre de LouisXVI, par M. Alex.
Soumet, est un hommage loyal , offert aux courageuses
infortunes du monarque , et non un texte séditieux pour
alimenter les haines et appeler des réactions . Cet éloge
de Louis XVI n'est point une réfutation de son Testament,
sa dernière clémence envers ses ennemis. On y reconnaît
tout entier ce prince qui même , en mourant ,
sut ainsi conserver la plus belle prérogative d'un roi ,
celle de faire grâce.
Le titre de cet ouvrage pouvait inspirer quelques
(1) Le Garçon Sans-Souci , par M. Pigault-Lebrun. Deux vol
in-12 , avec figures. Prix : 5 fr. et 6 fr . par la poste. A Paris ,
chez Barba , libraire , Palais-Royal , derrière le Théâtre-Français,
n. 51.
1
OCTOBRE 18177 131
inquiétudes sur son but; le nom de l'auteur ne permettait
pas d'en concevoir sur la supériorité de l'exécution.
La tribune sacrée a retenti plus d'une fois du royal
panégyrique par l'organe des premiers prédicateurs de
nos jours. Peut-être nous serions-nous moins aperçus
del'absence des Bossuet et des Bourdaloue, si M. Soumet
avait eu mission pour prêcher.
Les débuts de ce jeune auteur dans l'éloquence rappellent
ses premiers triomphes en poésie , et nous ne
saurions,trop encourager son double talent qui lui
promet une double gloire. Parlons d'autre chose :
M. Alissan de Chazet , qui s'est déjà singulièrement
distingué dansla haute poésie,vient de prendre son rang
parmi nos publicistes par sa brochure sur les élections .
On a diversement expliqué la révolution qui s'est
opérée dans la balance électorale ; nous croyons en avoir.
compris les causes : il faut l'attribuer à l'immense
débit de cette brochure qui est allée recruter les votes
de tous les épiciers-électeurs :
-M. Rigomer Bazin vient de dépêcher un ballot
pour Paris par la diligence du Mans . On s'attendait
naturellement à y trouver autre chose qu'une tragédie ;
il ne contenait pourtant que l'édition entière d'un
Charlemagne en cing actes. L'idée fondamentale de
cette composition est assez neuve : c'est un roi luttant
contre sa noblesse pour instituer la liberté pus
blique , et s'exposant aux plus grands dangers pour
accomplir cette généreuse entreprise; il s'étonne qu'un
monarque soit traversé dans les bienfaits qu'il médite
en faveur de ses peuples par quelques-uns de ses propres
sujets ; nous en sommes moins étonnés de nos
jours .
9.
132 MERCURE DE FRANCE .
T
Charlemagne est présenté dans quelques scènes de
cette tragédie avec toute l'élévation de son caractère ,
et si le style et la conduite répondaient à la première
conceptionde l'ouvrage , la fierté , qui , si l'on encroit
sa préface , défend à l'auteur de se soumettre au tribunal
des comédiens , ne ressemblerait pas tant à de la
prudence.
Au surplus , il faut lui savoir gré de la rectitude de
ses idées et de la régularité de son plan , lorsqu'on
songé à la situation romantique où il se trouvait luimême
pendant la composition.
C'est au fond d'une prison où il était confondu avec
des criminels légalement condamnés , que la muse
venait visiter M. Rigomer-Bazin , et décrivait , pour
ainsi dire , autour de lui le cercle de Popilius.
L'inspiration , dans une pareille infortune , est évidemment
de la force d'âme , et le geolier lui-même
devait éprouver un sentiment d'admiration , quand
M. Bazin , sur les murs de sa prison , à l'exemple de
Voltaire à la Bastille ,
«Traçait avec sa chaîne un vers indépendant. >>>
Le premier volume du Cours de Littérature de
M. Le Mercier vient de paraître ; il annonce un successeur
classique etunrival de La Harpe et de Chénier ,
etnousparaît tout-à-fait digne de la première renomméede
son estimable auteur. Cet important ouvrage
demande un examen étendu. Nous nous bornerons ici ,
au nom de Plaute et d'Agamemnon , à recommander
àM. LeMercier de suivre son Cours .
-On: annonce une édition complette des OEuvres
OCTOBRE 1817.
135
de l'unde nos plus aimables poètes , M. Andrieux ; en
revanche , il paraît que M. de Wailly se prépare à publier
la suite de sa Traduction d'Horace.
SS.
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 10 au 16 octobre .
!
Trois objets surtout occupent les esprits , la piraterie ,
le congrès futur , et les relations probables de la Russie
et de la Porte , tous objets graves ,solennels , féconds
en résultats. Le commerce hate de tous ses voeux la destruction
des pirates; la fortune du corps germanique est peut-être attachée au congrès fatur; et il me semble
voir l'équilibre européen chanceler aux moindres
apparences d'hostilités.
Demander ce qui vaut mieux , de tolérer la piraterie,
oude la détruire , ce serait pis qu'une question oiseuse ;
ce seraitune question niaise. Mais par quels moyens la
détruire? Hoc opus , hic labor est. Mettrez-vous toutes
vos flottes en croisière , contre des canots pour qui l'écueil
est unabri , et la tempête une sauve-garde? Donnerez-
vous à chaque flottille marchande desvaisseaux de
guerre pour escorte ? C'est comme si les négocians de
P'intérieur ne pouvaient aller d'une foire à l'autre
sans un piquet de gendarmerie. Et puis , pour les Etats
qui, n'ayant point de marine , emprunteraient un secours
étranger , ce ne serait guère que changer de
joug. Il me semble , quant à moi , que je trouverais au
problème une autre solution. L'anarchie des mers est
née de l'anarchie d'un grand continent. Supprimez la
cause,l'effet tomberadelui-même. Mais comment supprimer
la pause ? Au lieu d'oter une patrie aux ennemis ,
134 MERCURE DE FRANCE .
je m'empresserais d'en assurer une à ceux qui n'en ont
pas , ou qui n'en ont qu'une précaire. Je me souvien
drais que les flibustiers cessèrent d'ètre formidables ,
quand ils cessèrent de craindre pour leur vie. Je le répète
done , au risque de m'entendre appeler partisan
des révolutions , par ceux- là même qui travaillent de
tout leur pouvoir à les attiser : oubli , tolérance , concession,
voilà toute la politique passée , présente et
future.
On n'est pas d'accord sur les relations qui s'élèvent
entre la Russie et la Porte. Cependant le Courrier assure
qu'il n'y a rien que d'amical dans ces relations ; et l'ukase
de l'empereur Alexandre , qui dispense ses sujets
du recrutement pour cette année , et le bruit généralement
répandu , que la Porte a consenti à livrer l'assassin
de Czerni-Georges , confirment cette assertion .
Mème incertitude sur l'objet du congrès futur. Veuton
déterminer les contingens militaires de chaque Etat
de la confédération ? S'agit-il de completter l'acte du
congrès de Vienne , et d'affermir ou de raffermir les
bases sur lesquelles est assis le repos de l'Europe ? Est-ce
la confédération qu'il faut lier plus fortement, en substituant
un modérateur réel à un modérateur collectif,
ou abstrait , ce qui est au fond une même chose ? Mais
les contingens militaires peuvent être fixés par la diète ,
s'ils ne le sont déjà ; et l'on ne voit guère , pour cet
objet , à quoi l'intervention des puissances étrangères
serait bonne. La troisième opinion conduit au rétablissement
de l'empire germanique ; c'est à-dire de cette
-dignité qui donnait à l'Allemagne tous les avantages des
monarchies , dans ses rapports extérieurs , et tous les
avantages des éľats libres , dans les rapports de ses différentes
parties entre elles. Le prompt départ du président
de la diète pour la capitale des États autrichiens
semble , aux yeux de quelques observateurs , confirmer
cette conjecture. Quant à la seconde opinion , je n'en
vois pas clairement les motifs. L'acte du congrès de
Vienne est tout ce qu'il doit être ;
mettent point de modification : monumens durables , de pareils actes n'adtant
qu'on les environne de ce mystère qui favorise
-toutes les autorités de toutes les sortes; monumens
assez fragiles , du moment qu'ony porte les mains..
.
OCTOBRE 1817 : 135
Venons aux détails .
RÉCOLTES . FINANCES . Il est - fâcheux d'avoir toujours
à parler d'ouragans , de moissons détruites , de
villes submergées. Mais la triste vérité nous y condamne.
Baltimore a vu ses moulins emportés par les
débordemens ; de semblables fléaux ont désolé Wasinghton.
La quarantaine que doit subir tout bâtiment venu
des Antilles dans nos ports , atteste les ravages de la
fièvre jaune. Hors les vignobles de l'Agénois , tous ceux
du midi et du centre de la France ont eu beaucoup à
souffrir. Ces pertes inattendues ne justifient que trop
la défense de distiller , qui s'étend aujourd'hui à tous
les grains , et les nouveaux encouragemens que vient
de recevoir la culture de la pomme de terre . Cependant
Hambourg , Brème , Copenhague , Amsterdam , regorgent
de grains . L'Espagne , pauvre de sa surabondance ,
p'ose point s'en délivrer. La crainte de choquer le préjugé
populaire nuit aux intérêts de l'Etat , de l'agriculteur
, et du consommateur même.
Iln'est pas aussi facile qu'on pense , de se faire une
idée bien nette de l'état des finances anglaises . Si l'on
en croit le Courrier , l'augmentation des recettes , dans
le dernier trimestre , est d'environ cent mille livres
sterling. Le Globe soutient qu'en effet les recettes des
douanes ont augmenté , mais que l'excise a diminué du
double au moins.
Croirait-on au discrédit de l'or ? Il est pourtanť vrai
que les nouveaux souverains perdent contre les écus.
Serait-ce , dit un journal , que ceux-ci auraient trop
d'alloi et ceux-là trop peu ? car enfin les Anglais ne sont
pas dupes.
La banque a fait annoncer officiellement à la bourse ,
que tous les billets de l'échiquier , datés de novembre
1816 , seraient escomptés jusqu'à la fin du mois , ou
échangés contre de nouveaux billets ne portant que
deux deniers pour cent d'intérêt.
-On espère que la cour de Turin se relâchera de sa
rigueur sur les droits de transit qu'avaient à supporter
les marchandises anglaises. Voilà une bonne fortune
pour les habitués de Lloyd. Mais ce qui n'en est pas
une , c'est l'opposition toujours croissante de l'industrie
allemande à l'industrie anglaise ; non que l'industrie
136 MERCURE DE FRANCE .
allemande puisse , même en Allemagne , se flatter du
triomphe. Mais cette opposition pourrait bien forcer
les manufacturiers à diminuer leurs prix déjà modiques.
L'établissement d'un impôt de trente pour cent que la
Prusse a mis sur les marchandises anglaises vient fortifier
la ligue.
ژ
le
On vante beaucoup , dans ce dernier pays , l'invention
d'un M. Humphreys qui nettoie le lit des
fleuves à l'aide d'une machine dont la direction et
service n'emploient qu'un batelier et trois ouvriers.
- La Norwège améliore ses finances. On a déjà
brûlé à Christiania pour plus d'un million d'écus de
banque.
- Le commerce russe ne prospère pás ; la plus forte
maison de Saint-Pétersbourg a manqué.
- On se souvient que les maîtres marchands et les
matures artisans , ou plutôt , sous ce nom , quelques
bons amis de ce bon vieux temps , qui cherchaient
doucement par où insinuer les priviléges , avaient présenté
une requête au roi pour le rétablissement des
maîtrises et jurandes. Là-dessus , voilà tout le parti en
éveil. Les maîtrises , les corporations , c'est la véritable
liberté , s'écriait un Danois qui devrait bien s'accoutumer
à ne plus dire nous en parlant des Français.
Qu'on veuille seulement me faire conseiller du roi ,
langueyeur de porc , ou mesureur de charbon , disait
M. Fiévée etje commencerai à
être fier de quelque chose. Voilà des autorités ! Pourquoi
concevoir qu'on peut
donc cette obstination de la chambre de commerce ?
Croit-elle en savoir plus que ces messieurs qui savent
tout ? Au grand scandale des maîtres perruquiers ,
frippiers et revendeurs , je vais transcrire le procèsverbal
de sa séance du 8 octobre.
,
Extraitdu procès-verbal des séances de la chambre de
commerce de Paris.
(Séance du 8 octobre. )
Il est fait lecture d'une lettre imprimée , adressée à la
chambre par MM. Polissard Quatremère , marchandde
draps ; Adam , marchand linger ; Roudier, marchand
OCTOBRE 1817 . 137
d'étoffes de soie ; et Duchart , marchand bonnetier , se
disant les délégués des signataires de la requête auRoi.
Cette requète est intitulée :
« Requête au Roi , et mémoire sur la nécessité de rétablir
les corps des marchands et les communautés des
arts et métiers , présentée à Sa Majesté, le 16 septembre
1817 , par les marchands et artisans de la ville de Paris,
assistés deM Levacher-Duplessis , leur conseil. »
On observe que cette requête n'est signée que par
le sieur Levacher-Duplessis , et que rien ne justifre la
mission prétendue des signataires de la lettre. C'est donc
abusivement qu'on présente cette requête comme étant
l'ouvrage des marchands et artisans de la ville de
Paris.
Sur l'objet de la requête , la chambre a, depuis longtemps,
manifesté son opinion : des tentatives furent
faites en l'année 1805 , pour amener le rétablissement
des corporations ; on employa , pour y parvenir , les
mêmes moyens qui se renouvellent aujourd'hui. La
chambre de commerce de Paris publia le rapport qui
lui fut fait sur cette question , et il ne resta aucun
doute sur les funestes effets qu'on devait attendre du
rétablissement des corporations et des priviléges qui en
résultent.
Le temps et la réflexion n'ayant fait que fortifier à
cet égard l'opinion de la chambre ; elle croit qu'il est
de son devoir dela faire connaître . Elle arrête , à Punanimité,
que l'extrait de son procès-verbal sera rendu
public par la voie de l'impression.
Pour copie,
SignéBARTHÉLEMY , président ;
FRANÇOIS DELESSERT, secrétaire.
AMÉLIORATIONS POLITIQUES .- Le roi de Wurtemberg
poursuit ses plans de réforme ; il est maintenantaux
écoles et aux églises.
-Le grand-duché du Rhin aura son organisation
particulière. Il serait à désirer qu'une même loi régit
tout assemblage de pays que la politique appelle à
former unmeme corps. Au défaut de cette unité que
les antécédens rendent quelquefois difficile , un gou138
MERCURE DE FRANCE .
vernement sage sait au moins conserver l'union. C'est
relâcher le lien pour l'empêcher de rompre.
- Les élections , pour la diète , commencent en
Norwège. Les élections de Norwege sont comme les
autres élections . Gardez -vous de nommer des savans ,
ces gens-là ne connaissent que leurs livres ; ni des
bourgeois , ni des paysans , ils ignorent l'ABC de la
législation . Voilà ce que les gens d'affaires ne cessent
de répéter. 1
-Dans le grand-duché de Nassau , on a le plaisir de
voir fleurir la plante exotique de la liberté de la presse. On
prétend qu'on a fait des essais du dehors pour en empêcher
la culture. Mais le souverain la protège ; cette
plante a de la peine à prospérer ailleurs .
-On s'attend , dit le Correspondant de Nuremberg ,
que la force des circonstances entraînera la diète à
poser les bases des gouvernemens représentatifs pour
tous les Etats de la confédération. Il est des principes
qui doivent être communs , afin que la liberté des peuples
soit générale.
- Viennent ensuite les bruits et les conjectures sur
le congrès futur , destiné à continuer le congrès de
Vienne , ou à rétablir le saint empire. L'Allemagne ,
comme on voit , est en fonds pour les améliorations
politiques. :
COLONIES.- M. Pichon , maître des requétes, s'est
embarqué pour la Martinique. Sa mission , qui s'étend
aussi à la Guadeloupe , est d'examiner scrupuleusement
toutes les opérations administratives depuis l'époque
de la remise de ces colonies,
- Les insurgés américains recrutent ouvertement en
Angleterre. Les murs sont tapissés de leurs affiches . Il
est vrai qu'à dater du 25 décembre prochain , tout
officier de terre ou de mer , qui occupera un poste
quelconque sous un gouvernement étranger , sans la
permisssion du prince régent , perdra son rang et sa
paie. Mais il est vrai aussi qu'on élude cet ordre par des
demandes de congé, et les prétextes ne manquent pas. On
tente chez nous les mêmes intrigues qui réussiront peu.
-La première expédition de Mac-Grégor n'a pas
été heureuse. Ses gens , débarqués dans un coin de la
Floride , ont été surpris dans la chaleur du pillage , équi
OCTOBRE 1817 . 159
page et navire , tout est resté au pouvoir des Espagnols .
Ce mauvais succès ne l'empèche pas de s'arranger dans
son ile , comme s'il y devait faire un long séjour. On
assure qu'il y a déjà établi une imprimerie et une gazette..
-Morillo est-il vainqueur ou vaincu ? L'on ne s'accorde
guère sur ce point. Je croirais volontiers qu'il a
une partie de l'île Marguerite , mais qu'il n'en a qu'une
partie. On rapporte de lui ou de ses soldats un trait qui
peut faire juger la guerre. Dans l'un des assauts livrés
aux insurgés , une jeune et jolie fille fut surprise brodant
un drapeau pour eux. Elle eut les deux poings
coupés.
-La marine américaine est forte de douze vaisseaux
de ligne , de dix-neuf frégates , et d'un nombre proportionnel
de petits bâtimens. Si l'ou demande ce qu'attend
leur flotte dans la Méditerranée ; ils répondront
peut- être qu'ils y veulent une île . Mais si on leur demande
pourquoi ils veulent cette île , que répondrontils?
- La compagnie de la baie d'Hudson , en vertu du
droit européen , avait cédé à lord Selkik un territoire
immense , que la compagnie jugeait n'appartenir à personne
, puisqu'il appartenait aux Indiens. Les Indiens
n'ont pas ratifié la cession . Les progrès des Européens ,
dit un de leurs orateurs , furent lents , tant que les bras
forts de nos pérés étaient levés contre eux. Ils sont
rapides , depuis que l'eau-de-vie et les calicots nous ont
divisés. Voilà un sauvage qui met le doigt sur la
plaie. Connaît-on bien des hommes d'Etat , chez les
peuples civilisés , qui en sachent faire autant ?
RELATIONS POLITIQUES.- Si lord Amherst dit tout ,
ou si l'on rapporte tout ce que dit lord Amherst , le
commerce de la Chine a tenu à un vain cérémonial.
Il s'agissait de fléchir le genou devant sa gracieuse majesté
chinoise , et de lui baiser les pieds : on appelle
cela le kotou. Lord Amberst s'y serait soumis ; mais il
demandait qu'un mandarin , du même rang que lui , en
fit autant devant un portrait du prince-régent. Le subtil
mandarin n'a pas voulu rendre hommage à une ombre.
Alors l'ambassadeur. anglais n'a mis à ses hommages
d'autre loi , qu'une exacte parité dans les hommages
140 MERCURE DE FRANCE .
que l'ambassadeur chinois rendrait à S. M. B.: même
refus . Il a bien fallu remporter ces présens qu'on assure
n'ètre pas magnifiques , et voilà le noeud , peut-être.
L'Espagne et le Portugal semblent être en état
d'hostilité réciproque. Le maréchal Béresford a envoyé
un de ses aides-de-camp à Madrid , pour obtenir des
explications.
PROCÈS MARQUANS .-Encore M. Fualdès, et cette obseurité
lugubre qu'on s'efforce en vain de percer , et ces
demi-révélations , qui sans cesse irritent la curiosité,
sans cesse déçue. Cet événement est fécond. Voici de
nouveaux acteurs. Une demoiselle Rose Pierret , qui a
tout vu , cachée sous un lit , où la peur la retenait mourante
; un M. P. qui , dès le commencement de la seconde
instruction, a disparu . Quant à madame Manson ,
si elle n'était point présente à la scène , il reste à expliquer
par quel inconcevable intérèt elle serait venue se
jeter à travers la procédure , pour l'embrouiller. On
veut que Bastide , l'ayant surprise vêtue en homme,
ait imprimé , sur les vêtemens qu'elle portait, ses cinq
doigts trempés dans le sang de la victime; et qu'eile
n'ait dû son salut qu'à Jausion , qui faisait sentinelle au
dehors . Ceci s'accorderait avec la déposition de la petite
Bancal. Peu s'en est fallu que cet enfant elle-même ne
fournit un horrible épisode. Bastide , selon quelquesuns
, pour se débarrasser d'un témoin importun , offrit
cinquante louis aux parens , à condition qu'ils égorgeraient
leur fille; le lendemain , la femme Bancal ,
impatiente de gagner son salaire , envoie l'enfant à son
père dans la forêt , avec ordre de lui rappeler sa promesse
de la veille . Acette parole de l'innocence qui de-
-mandait la mort , un mouvement de terreur et de pitié
s'était élevé dans cette âme perverse ; tous ses membres
avaient frémi ; et , se défiant de lui-même , il avait ordonné
à l'enfant de s'éloigner , de ne plus revenir ,
quelque ordre qu'elle reçût.
-Un homme condamné à mort se voit calomnié
dans les journaux. Il prend à partie les propriétaires ,
quiprennent àpartie le censeur, qui prend à partie le
véritable auteur de la calomnie. Or , il arrive que ce
dernier a servi de témoin dans le procès criminel. Je
ne sais , mais cette intention manifeste de noircir la
OCTOBRE 1817 . 141
victime , n'est pas un préjugé pour lastricte observationdu
serment de parler sans haine ; et ce moyen de
cassation vaut bien celui qui serait pris d'une formalité
violée.
-La cour de Rouen s'est déclarée incompétente
dans le procès de l'individu qui se dit Charles de Navarre.
NOUVELLES DIVERSES . — S. A. R. le duc d'Angoulême
est parti pour sa tournée dans les départemens de
l'ouest.-Madame Krudner a paru un moment sur le
territoire français; elle était accompagnée de ses cinquante-
cinq pauvres. Le préfet du Haut-Rhin l'a reçue
chez lui , l'a comblée d'égards , et l'a priée poliment de
s'en retourner par où elle était venue. -Le grand duc
deBade régnant a conféré , à ses trois oncles , le titre
de prince , et les a autorisés à prendre les armoiries de
Bade.-L'arrestation du colonel Massenbach occupe
beaucoup les esprits en Allemagne. Les uns citent les
lois de la discipline , les autres , le droit des gens. Tout
se réduit à un point de fait : M. de Massenbach faisait-il
on ne faisait-il point partie de l'armée prussienne ? -
Mad, la maréchale Augerean , en épousant M. Camille de
Sainte-Aldegonde , conserve ses titres.-Le suicide du
général Veaux fait grand bruit à Dijon; les motifs n'en
sont pasbien connus .-Les Anglais quittent Bruxelles ;
ils se rendent tous en Suisse , en Normandie et sur les
bords duRhin.
-Aujourd'hui 16 , une messe de commémoration
sera célébrée dans toutes les églises de France , pour la
reine Marie-Antoinette. La lecture de la dernière lettre
de cette princesse , tiendra lieu d'oraison funèbre .
-L'alderman Smith est définitivementélu lord-maire.
M. Wood a remercié les électeurs qui , pour la troisième
fois, l'avaient honoré de leurs suffrages. Mais son
intentionn'était point d'accepter. S'il ne l'a point manifestée
, c'est qu'il ne voulait point gêner la liberté des
élections. Unjournal, supputant les dépenses qu'entraîne
cette dignité , et les travaux qu'elle impose , s'étonne
qu'on puisse la rechercher deux fois .
-Une ordonnance royale vient de soumettre les imprimeurs
lithographes aux mêmes obligations que les
imprimeurs ordinaires .
142 MERGURE DE FRANCE.
-Un marių anglais,a inventé une bouée de sauve
tage. C'est un amalgame inextinguible , qui sert de fanal
au matelot tombé dans la mer , et l'aide à retrouver
son vaisseau .
-M. le maréchal de camp Romeuf a pris le commandement
de Lyon, Dans son ordre du jour , il invité
les troupes « à servir le Roi , comme il veut être servi . »
-C'est un ordre merveilleux que celui des États despotiques
. Quelques soldats se mettent en tête de changer
le gouvernement. Ils se concertent , se rallient ,
vont droit au prince régnant , le tuent , s'ils sont les plus
forts , en mettent un autre à sa place , et le lendemain
il n'y paraît plus. C'est ce qui vient d'arriver à Alger ,
où la soldatesque a étranglé Omar-Pacha : ce même deý
qui avait défendu si vaillamment la place contre les
Anglais. Il était à peine mort , que son successeur est
entré au palais , se promettant bien sans doute de ne
pas être un jour étranglé .
- On donne , sur la fuite du jeune Watson , des détails
assez curieux . Pour se rendre méconnaissable , il
s'était fait des incisions au visage , avait matelassé son
habit avec du coton , avait pris le ton et les manières
d'un vieux quaker. Il fallait qu'il fût bien déguisé , puisque
la police , instruite de sa fuite , et du nom de la
frégate où il devait s'embarquer , y fut trompée ellemême.
- Un bâtiment chargé de blé échoua , il y a quelques
mois , sur les côtes de France. Les habitans , qui
souffraient alors tous les maux de la disette , aidèrent
tranquillement à décharger les grains , et rien ne se
perdit. Je disais à ce sujet : « Ces traits-là ne se voient
guère que dans notre pauvre France , tant calomniée. >>
Comme pour vérifier mon jugement , la populace an
glaise a pillé un brick norwégien échoué dans la baie de
Carmarthen , malgré les efforts des douaniers , et dans
un temps d'abondance .
BÉNABEN .
OCTOBRE 1817. 145
ANNONCES ET NOTICES.
Victoires , Conquétes , Désastres des Français de
1792 à 1815 (том. IV ) . Prix : 6 fr. 50 c.; et 8 f. franc
de port. Chez C. L. F. Panckoucke , rue et hôtel Serpente
, n. 6. - On trouve , jointes à ce volume , les
cartes de la Hollande , de Roses , des Pyrénées , de
Quiberon , de Luxembourg et une carte génerale de la
Vendée.
Les livraisons de cet ouvrage , véritablement national , se
succèdent avec rapidité , et l'intérêt qu'il excite devient de
plus en plus attachant. Ce nouveau tome n'embrasse qu'un
court espace de neuf mois , depuis janvier jusqu'en octobre 1795;
mais il offre le tableau d'une foule d'événemens dont quelques
uns tiennent du prodige : telle est , par exemple , la prise de la
flotte hollandaise par notre cavalerie. Les autres faits les plus
remarquables sont la prise d'Utrecht et d'Amsterdam; les opérations
des armées du Rhin et de la Moselle ; le siége de Luxembourg,
décrit d'après des renseignemens nouveaux et authentiques
; la guerre des Pyrénées ; les combats livrés dans les
Alpes; leblocus de Mayence.--Sur tous ces points nos soldats
vainqueurs élevaient de glorieux trophées ; mais dans le même
temps ,la catastrophe de Quiberon et l'affaire de Paris , du 13
vendemiaire, coûtaient des larmes à tous les bons Français. Ces
sanglans épisodes , retracés avec énergie , et semés de réflexionsjudicieuses
etimpartiales , sont des morceaux historiques
qui ne font pas moins d'honneur au talent de l'auteur qu'à la
droiture de son caractère .
Panorama d'Angleterre , ou Ephémérides anglaises ,
politiques et littéraires ; publiées par M. Ch . Malo , de
l'Athénée des arts , etc., tome 1er , ororné de quatre gravures
; avec cette épigraphe : NilAnglicum . Prix : 6 fr.
et 7 fr. par la poste. Au bureau du Panorama , rue de
Vaugirard , n. 61 ; chez Plancher, libraire , rue Poupée ,
n. 7 ; et les libraires de Paris et des départemens.
L'auteur de cet ouvrage dit dans sa préface , qu'il donnerait
tous les royaumes de la terre pour sa patrie ; mais ce sentiment ne
lui fait rien perdre de son impartialité , lorsqu'il traite de l'histoire
de l'Angleterre , des lois , des institutions , des usages et
desmoeurs de cette nation. C'est sur les faits qu'il juge ; il ne
faut pas s'en prendre à lui si les observations critiques l'em-
1
144 MERCURE DE FRANCE.
portent sur les éloges. On trouve dans ce livre vérité et variété.
Les matières qui contrastent le plus sont soumises à un
examen éclairé , ce qui rend la lecture de cet ouvrage instructiveet
amusante , et fait désirer que l'auteur poursuive son entreprisesur
le mêmeplan.
Les Théatres ; par un amateur. Un volume. Prix
4 fr. , et 5 fr. par la poste. Chez Eymery , libraire , rue
Mazarine , n. 30 ; et Delaunay, au Palais-Royal .
C'est unrecueil des lois et réglemens sur les théâtres; un tableau
du personnel de toutes les sociétés et troupes de comédiens
du royaume. Un petit nombres de chapitres , qui sont en
tête du livre , renferment , sur l'état actuel de nos théâtres , une
foule d'observations piquantes , spirituelles , et le plus souvent
raisonnables . L'auteur justifie son épigraphe : La vérité en
riant..
Inductions morales et physiologiques ; par A. H. Keratry.
Un vol. in-8°. Prix : 6 fr. , et 7 fr. 50 c. franc
deport. A Paris , chez Maradan , libraire , rue Guénégaud
, n. 9.
Ce livre traite les questions les plus élevées de la métaphysique
, et sous ce rapport il n'est pas à la portée du commun
des lecteurs; il serait pourtant à désirer que tous vinssenty
puiser les saines doctrines de morale qu'il renferme.
Lettres Normandes , ou Petit Tableau moral , politique
et littéraire ( lettres VI-X ). Au bureau , chez
Foulon, libraire , rue des Francs-Bourgeois , n. 3 .
TABLE.
Poésie.-UnMonologue de Jeanne d'Arc ; par M. de
Latouche.
Nouvelles littéraires .-Notice biographique sur Morelos
L'Ermite en Province.- L'Ermitage et la pierre de
Moncrabeau; par M. Jouy.
Mercuriale.
Politique.-Revue des Nouvelles de la Semaine; par
M. Bénaben.
Notices et Annonces.
Pag. 97
101
110
127
133
143
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
DE FRANCE .
SAMEDI 25 OCTOBRE 1817 .
mmmmmmmmv
LITTÉRATURE .
POÉSIE .
LE BAIN (1 ) .
Ile riante , île féconde ,
Qui naguères flottais sur l'onde ,
Lorsque la reine de Paphos
Fixa ta course vagabonde ;
Nouvelle et magique Délos
Des plus tendres amours du monde ,
Que ton fleuve d'azur et ses flots carressans ,
Ce peuple entier d'oiseaux et leurs tendres accens ,
Ta forêt sombre et solitaire ,
Où l'amour est sûr du mystère ,
Réveillent de plaisirs dans mon coeur et mes sens !
Sur le sable doré de ton rivage humide ,
Ici monEucharis , tremblante au moindre bruit ,
Et par la main tenant son guide ,
Vint effleurer l'onde limpide
Qui sous mes yeux murmure et fuit.
(1) Cette pièce est tirée d'un recueil inédit.
TOME 4 . 10
1
146 MERCURE DE FRANCE.
Ici ma blanche Néréïde ,
D'un mouvement léger et doux ,
Ouvrit cette plaine liquide ;
Et moi , comme un Triton jaloux ,
Je la suivais d'un oeil avide ,
De quelque dieu des eaux redoutant les transports .
Du fleuve quelquefois nous visitions les bords ;
C'est là que sur mes mains renversant ce beau corps ,
Mollement balancé par la vague mobile ,
J'effleurai de ma bouche ou sa gorge indocile ,
Ou ce front virginal , d'un albâtre si pur ,
Et ces yeux , qui du ciel réfléchissaient l'azur.
Par fois je me glissais entre l'onde et ma belle ,
Plus folâtre en ses jeux que le folâtre oiseau ;
Et nouveau Jupiter d'une Europe nouvelle ,
Je fuyais , orgueilleux de mon léger fardeau ,
Les yeux toujours fixés au bord d'une autre Crête ,
Où le brûlant amour attaquait sa conquête.
Mais la nymphe un moment échappe à ce transport ;
Ses pieds sont des rames agiles ;
Devant elle les flots dociles
Semblent ouvrir la route et céder sans effort :
Je l'atteins , je triomphe et la ramène au port.
Sur le pâle horizon déjà brillait Diane
Alors que de leur voile humide et diaphar
Eucharis , malgré la pudeur ,
Et ses renaissantes alarmes ,
Permit à ma discrète ardeur
De dépouiller enfin ses charmes .
Mes mains s'empressent d'effacer
Les ondes et leur trace humide .
Quelle volupté de presser
Une nymphe amante et timide ,
De sentir la moite fraîcheur
La résistance et la rondeur
D'an sein qui s'élève et s'abaisse ,
Qui vous effleure et vous caresse ,
Dont vos yeux , vos mains tour à tour
Suivent les mouvemens d'amour !
,
۱۰
OCTOBRE 1817 . 147
1.
Tous ses attraits ont fui sous leur voile modeste.
Alors levant mon front vers la voûte céleste :
<< Beauté toujours nouvelle à mon coeur , à mes yeux ,
« Nous avons imité les soins religieux
<<Du peuple qui descend dans les ondes du Gange
« Avant que d'adorer l'astre éclatant du jour ;
Tous deux nous sommes purs , viens adorer l'Amour. »
Eucharis répondit par le souris d'un ange .
Elle suivit ma voix; aux chants de mille oiseaux ,
Sur la mousse légère et molle et parfumée ,
Vénus fit doucement tomber la bien aimée :
Lalune , et ses rayons tremblans dans les rameaux ,
De cet hymen d'amour furent les seuls flambeaux .
P. F. TISSOT .
ÉNIGME.
Sans posséder de biens , sans avoir de naissance ,
Admire, ami lecteur , jusqu'où va ma puissance :
En vain dans tes amours tu crois être discret ,
Ames regards jaloux il n'est pas de secret ;
Jerends souvent visite à plus d'une fillette ,
J'assiste à son lever , je reste à sa toilette ,
Et laplus scrupuleuse a le droit de m'y voir.
Mais, lecteur, ce n'est pas encor tout mon pouvoir:
Chez les plus grands seigneurs et chez mainte excellence ,
Jepuis me présenter sans avoir d'audience ;
Je vaismême à la cour , où je suis en faveur ;
Souvent auprès du roi, j'ai la place d'honneur ,
sa table, au conseil, sur les marches du trône.
De cebrillantdestin si ton esprit s'étonne ,
Ecoute-mot, lecteur, écoute jusqu'au bout ,
Voisquijesuis, enfin, et profite sur-tout :
Ces frivoles faveurs, dont les coeurs sont avides ,
N'ont pu m'énorgueillir ni me servir de guides ,
Tu me vis fréquenter et les grands et les rois
Sous la chaumière aussi fort souvent tu me vois ,
Dédaignant les honneurs , oubliant ma puissance ,
Visiterdes mortels flétris par l'indigence.
A
,
(ParM. Auguste RICHOMME.)
10.
18
MERCURE DE FRANCE .
nmum
CHARADE,
Plaisir d'auteur , dans mon premier ;
Misère et biens dans mon dernier ;
Triste régal dans mon entier.
(Par M. VENDEUR.)
nmмии
LOGOGRIPHE .
Avec ma tète , cher lecteur ,
Je suis malin , plein d'artifice ;
Sans téte , je vieillis , je n'ai plus de valeur ;
Et l'on me met hors de service .
:
(Par M. A. de CHAMPCOUR.)
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est énigme ; celui de la charade,
est pincelte; et celui du logogriphe , cor , où l'on
trouve roc et or .
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
La Gaule poétique , ou l'Histoire de France considérée
dans ses rapports avec la poésie , l'éloquence
et les beaux-arts ; par M. de Marchangy ( 1 ) .
Les étrangers pensent assez généralement que nous
sommes fiers de notre gloire nationale , et pénétrés
(1) Deux volumes in-80. Prix : 10 fr. , et 12 fr. par la poste.
A Paris , chez Chaumerot , libraire , Palais-Royal , galerie de
bois , n. 188.
OCTOBRE 1817 . 149
d'une admiration sans bornes pour notre littérature.
J'ignore sur quels faits ou sur quels motifs une telle
opinion peut être appuyée. De tous les peuples qui cultivent
les lettres , il n'en est point qui se montre plus
indifférent que le peuple français , à la renommée de
ses grands écrivains . Il est fâcheux pour une nation
d'essuyer un pareil reproche ; il est plus fâcheux encore
de le mériter. Dans quel autre pays que la France
serait-il permis d'outrager impunément les hommes du
plus rare mérite , de les exposer aux insultes de la
sottise , aux dédains de l'ignorance . Supposons que Voltaire
, Montesquieu, Rousseau fussent nés en Angleterre
, et que la littérature britannique eût été enrichie
de leurs chefs -d'oeuvre ; avec quelle religieuse sollicitude
un dépôt si précieux ne serait-il pas conservé ?
Quel hommage manquerait à leur génie , quel honneur
à leur mémoire ? Les Anglais , qui méritent sous
ce rapport , de nous servir de modèles , accableraient
d'unjuste mépris les détracteurs de ces grands hommes ,
dont la gloire , placée sous la sauve-garde de l'orgueil
national , ne serait jamais obscurcie. Ce n'est qu'en
France qu'on supporte des Fréron , des Geoffroi , qu'on
applaudit à leurs blasphèmes ; c'est une honte pour le
peuple français ; il est bon qu'il en soit instruit.
« Un jour Alcibiades, étant jà sorti de son enfance ,
entra dans une escole de grammaire , et demanda au
maistre quelque livre d'Homère. Le maistre respondit
qu'il n'en avait pas un : Alcibiades lui donna un soufflet
et s'en alla (1 ). » Le geste était un peu trop vif ;
mais on peut raisonnablement admettre qu'il l'eût été bien
plus encore si le maître d'école se fût permis d'insulter
à la mémoire d'Homère. Il est , si je ne me trompe , plus
(1) Plutarque , trad. d'Amyot .
150 MERCURE DE FRANCE .
d'un Anglais qui vengerait Shakespeare ou Milton à la
manière d'Alcibiade. L'urbanité, française s'accommoderait
difficilement d'une réponse aussi laconique; mais
du moins il conviendrait de ne pas encourager par le
silence , et quelquefois même par des éloges , les ennemis
des hommes illustres du dernier siècle. Le respect
pour l'antiquité nous défend de rien comparer à Homère
; mais Voltaire vaut bien Shakespeare.
On ne manquera pas de répondre que Voltaire n'a
jamais été attaqué sous le rapport du talent , mais sous
celui des opinions. Il ne faut que parcourir les diatribes
du successeur de Fréron , pour être convaincu
du contraire. C'est la réputation littéraire du chantre
de Henri qui a été poursuivie et déchirée avec fureur
pendant quinze ans. Un critique même a bravé les arrêts
du goût , jusqu'à placer le poète Lafosse au-dessus de
Voltaire ; ce qui rappelle le culte de je ne sais quelle
nation , laquelle , s'il faut en croire Elien , se prosternait
devant une mouche , et lui offrait un taureau ou un
lion en sacrifice .
Sans doute la critique est utile et nécessaire ; mais il
faut qu'elle reçoive son autorité de la franchise et de la
justice; elle doit s'arrêter à l'ouvrage , et ne jamais calomnier
les intentions de l'écrivain. Qu'elle soit mêmé
sévère à l'égard des auteurs vivans qui peuvent appeler de
ses arrèts ; qu'elle serve de règle à l'opinion en repoussant
des prétentions déplacées , elle fait son devoir; plus cé
devoir est pénible à remplir, plus il est honorable ;
mais lorsque les attaques de la critique sont personnelles
; lorsqu'elle s'efforce , par de honteux libelles , de
flétrir la mémoire des hommes recommandables par de
glorieux travaux , elle n'est plus que la compagne de
la haine , ou la complice de l'envie .
Je voudrais réveiller dans le peuple français cette
13
OCTOBRE 1817 . 151
fierté, cette noble jalousie de la gloire nationale , qui
en connaît, qui en exagère même le prix , et qui défend
à la critique malveillante de toucher aux trésors
du génie. N'est-il pas absurde , par exemple , que nous
cédions à l'Angleterre la palme de l'histoire , tandis
que nous pouvons opposer à ses Hume , à ses Gibbon ,
àses Robertson , des historiens tels que Bossuet , Voltaire
et Montesquieu. Cependant , il est une foule de
Français qui , sur parole , regardent notre littérature
comme inférieure , sous ce point de vue, à la littérature
anglaise. L'opinion est admise; on craint de la
heurter; on ne songe pas même à examiner si elle est
fondée sur la vérité ; c'est ainsi qu'un faux jugement
s'accrédite et devient une espèce d'axiôme qu'il n'est
plus permis de révoquer en doute. Les étrangers
triomphent de cette faiblesse , et se proclament hautement
nos vainqueurs dans le grand concours du génie,
ouvert à toutes les nations civilisées .
Je ne ferai pas à Bossuet , ce grand maître dans l'art
d'écrire, l'injure de le comparer à Gibbon , dont le
style péniblement emphatique ne convient point à
T'histoire. Quant à Hume et à Robertson, leur mérite
est reconnu: ils ont traité l'histoire avec un rare talent;
et, dans ce genre de composition , ils doivent être cités
immédiatement après Montesquieu et Voltaire.
Tacite aurait avoué avec orgueil les Considérations
de Montesquieu sur les causes de la grandeur des
Romains et de leur décadence . Ce traité est un des
chefs-d'oeuvre les plus étonnans qui aient été offerts à
l'estime des hommes. Peu de personnes en connaissent
tout le prix. Dans cet ouvrage , la pensée toujours profonde
est toujours éloquente, et le génie de l'écrivain
ne laisse aucun relâche à l'admiration : il ne s'arrête
jamais que sur les hauteurs de son sujet , d'où il ré-
1
152 MERCURE DE FRANCE .
pand une vive lumière qui éclaire et n'éblouit jamais.
En expliquant le secret de la conquête du monde , il
raconte les prodiges de la liberté ; et dans la chute de
l'empire romain , il montre le despotisme s'affaiblissant
par ses progrès , et se livrant lui-même comme une proie
facile à la vengeance des nations .
Mais ce qui me semble hors de toute comparaison ,
c'est le magnifique tableau que Voltaire a tracé sous le
titre modeste d'Essai sur les Mooeurs et l'Esprit des
Nations . Il a , le premier , agrandi le domaine de l'histoire
en soumettant à l'examen de la raison les préjugés ,
les opinions , les moeurs , les vertus , les vices des peuples
et la marche de la civilisation. Toutes ses pensées ,
toutes ses réflexions tournent au profit de l'humanité ;
la tyrannie et l'intolérance n'ont jamais eu d'ennemi
plus redoutable. C'est lui qui a ouvert la carrière à
Hume et à Robertson ; il est le chef de cette école philosophique
qui a donné à l'histoire un but utile, qui
l'a rendue l'institutrice des peuples et des rois. Qui
croirait que certains pédans ont méconnu le mérite de
Voltaire comme historien , et que la France a eu besoin
de témoignages étrangers pour former à cet égard son
jugement?
« Il m'a indiqué , dit Robertson , en citant Voltaire
dans son Histoire de Charles-Quint ; il m'a indiqué
non-seulement les faits sur lesquels il était important
de s'arrêter , mais encore les conséquences qu'il fallait
en tirer.
« Plusieurs de ses lecteurs , qui ne le regardent que
comme un écrivain agréable et intéressant , doivent voir
encore en lui un historien savant et profond.
« J'avoue , ajoute l'écrivain écossais , que je n'ai pas
négligé les ouvrages de cet homme extraordinaire dont
OCTOBRE 1817 . 155
le génie, aussi hardi qu'universel , s'est essayé avec succès
dans presque tous les genres de composition littéraire. >>>
Le grand reproche qu'on fait à Voltaire , est d'avoir
adopté , dans ses grands ouvrages historiques , la division
par chapitres , au lieu de s'être soumis à la division
consacrée par les historiens de l'antiquité. Ce reproche
annonce peu de lumières . Ce qui n'était que l'accessoire
chez les anciens , je veux dire les considérations sur
les moeurs , sur la législation , sur les progrès de l'esprit
humain , étant devenu l'objet principal de l'écrivain
moderne, il a été forcé de suivre une marche nouvelle . La
narration a dû être séparée des observations purement
philosophiques ; mais dans l'Histoire de Charles XII
où il n'avait à raconter qu'une suite de faits , il s'est
assujéti à la forme ordinaire. Cet ouvrage qui , dans
le genre historique , servira toujours de modèle , est
divisé en livres . C'est ainsi qu'en examinant la plupart
des critiques dont Voltaire a été l'objet , on reste convaincu
qu'elles ne portent sur rien de solide , et qu'elles
ne sont , en dernier résultat , que le produit de l'ignorance
ou de la mauvaise foi .
Après Voltaire , Montesquieu , Bossuet , nous pourrions
nommer des historiens estimables qui n'auraient
eu besoin , pour obtenir une immense réputation , que
d'appartenir à l'Angleterre ou à l'Allemagne. Je ne serais
pas embarrassé de prouver que , sous le rapport de
l'ordonnance et du style , l'abbé de Vertot est trèssupérieur
aux historiens anglais les plus renommés :
Hume et Robertson ont eu une raison plus forte , une
philosophie plus étendue que l'abbé de Vertot , mais
-ce dernier est plus grand peintre et meilleur écrivain.
Ses Révolutions de Suède et de Portugal, écrites à la
manière antique , ne jouissent pas de toute l'estime qui
leur est due. Le dernier de ces ouvrages mérita les
!
154 MERCURE DE FRANCE .
éloges de Bossuet ; il faut se taire quand un pareil juge
aprononcé.
Il est un autre écrivain envers lequel l'opinion est
injuste , c'est l'abbé de Mabli. Quand il n'aurait écrit
que ses Observations sur l'Histoire de France , ce
titre suffirait pour lui assurer une place distinguée
parmi les hommes de lettres qui ont honoré leur pays
et servi la cause de la liberté. Dans ses écrits , il ne
sépare point la morale de la politique; jamais il n'absout
les crimes du pouvoir ; et sa raison indépendante
ne fléchit que devant la vérité. Il a parfaitement démontré
que l'autorité royale et les droits du peuple
n'avaient eu , à aucune époque , d'adversaire plus
constant et plus irréconciliable que cette aristocratie
gothique qui ne voyait, dans le gouvernement , qu'une
autorité rivale , et, dans la nation , qu'un vil troupeau
d'esclaves . L'ouvrage de Mabli sur l'Histoire de France
est l'un des ouvrages les plus utiles qui aient jamais
été écrits. Il ne lui a manqué qu'un peu plus de vivacité
dans l'imagination , et de chaleur dans le style , pour
s'élever au rang des écrivains du premier ordre.
Jeregarde done , comme un fait positif, que la France
a produit les meilleurs historiens des temps modernes ;
j'ajoute que l'on ne citera aucun pays où les études historiques
soient aujourd'hui cultivées avec plus d'ardeur et
plus de succès. Nousavons vu paraître l'Histoire de Pologne
par Rhulières , ouvrage qui , un jour, sera classé
comme un chef-d'oeuvre : nousdevonscette publication à
unhomme pleinde talent, qui lui-même est tout à la fois
un profond érudit , un vrai philosophe et un excellent
écrivain. Quand j'aurai nommé M. Daunou , personne
ne sera tenté d'appeler de ce jugement. L'Académie
des sciences menace d'envahir et d'absorber l'Académie ,
OCTOBRE 1817 . 155
Française , et l'on ne pense pas à M. Daunou , integer
vitæ , scelerisque purus .
M. Daunou a rendu un service éminent à la littérature
en rétablissant le texte de Rhulières dans sa
pureté première ; l'avant-propos que l'éditeur a composé,
et qui precède l'Histoire de Pologne , est écrit
de main de maître. Parmi les autres ouvrages historiques
dont le succès est fondé sur un mérite réel , je
ne puis oublier l'Histoire du dix-huitième siècle ,
'Histoire des Guerres de Religion , et celle des Croisades.
On doit savoir gré aux écrivains qui , dans ces
temps d'agitation passionnée , où l'intérêt du moment
absorbe l'attention publique , n'abandonnent point la
culture des lettres , et se livrent àdes études profondes,
à de vastes compositions : ces grands ouvrages ne doivent
rien à la séduction des circonstances ; ils bravent
les orages comme ces phares lumineux qui restent inébranlables
au milieu d'une mer battue par la tempête.
Je ne sais s'il faut ranger M. de Marchangy parmi
les historiens. L'ouvrage qu'il a entrepris est d'un genre
singulier qui n'a point de modèle , et qui , probablement
, n'aura point d'imitateurs. M. de Marchangy ,
suivant l'exemple de plusieurs magistrats distingués ,
a étudié nos Annales , et a été frappé des ressources
qu'elles offraient au génie des arts . Etonné de ses découvertes,
il conçut le projet de recueillir , à toutes
les époques de notre existence nationale , les faits
propres à inspirer le poète ami de son pays. Doué
d'une imagination active , il s'est reporté jusqu'à ces
premiers temps dont les ténèbres nous avaient paru
jusqu'ici impénétrables; il a interrogé les monumens
oubliés , les chroniques contemporaines ; et en rassemblant
divers objets épars sous des points de vue distincts
, il a composé une suite de tableaux qu'on ne peut
156 MERCURE DE FRANCE
examiner sans intérêt, quelquefois même sans émotion ,
et qui joignent , à la vérité poétique, un coloris frais et
brillant.
L'ouvrage de M. de Marchangy est divisé en récits
qui , dans une étendue de huit voluines , comprennent
tous les événemens remarquables dont la France a été
le théâtre depuis l'invasion des Francs jusqu'à la fin
du dix-septième siècle. Ces récits sont liés les uns aux
autres par un précis rapide des faits , ce qui établit dans
l'ouvrage la seule unité dont il fût susceptible. Un
travail d'un genre si nouveau ne doit point être jugé
d'après les règles communes de la critique. Le point
essentiel est de savoir si l'anteur est parvenuà son but ,
s'il a réussi à exciter l'intérêt , enfin s'il ne laisse rien
à désirer sous le rapport de l'exécution .
L'accueil que cet ouvrage a reçu du public forme
déjà un préjugé en sa faveur , et répond suffisamment
aux deux premières questions . Quant à l'exécution , les
jugemens n'ont pas d'abord été unanimes. Lorsque les
premiers volumes parurent , quelques critiques , tout
en rendant justice au mérite de la conception primitive ,
reprochèrent à M. de Marchangy une ambition de style
quelquefois malheureuse , et craignirent qu'il n'appartînt
à cette école d'écrivains qui , séduits par les succès
et le beau talent de M. de Châteaubriant , s'imaginèrent
qu'il était facile de l'imiter , et subirent le sort de cette
pauvre grenouille qui , voulant , à toute force , égaler
un boeuf en grosseur , « s'enfla si bien qu'elle creva. »
Je ne nommerai pas les auteurs qui , après s'être enflés
outre mesure , crevèrent dans cette occasion ; la mémoire
en est encore trop récente.
Les avis salutaires de la critique ne furent pas perdus
pour M. de Marchangy. Dans le troisième et sur-tout
dans le quatrième volume de son ouvrage , on reconnut
OCTOBRE 1817 . 157
avec plaisir qu'il était tout-à-fait désenflé, et qu'il ne
lui restait plus que son embonpoint naturel. En effet ,
il est facile d'apercevoir , dans les quatre derniers volumes
, une amélioration de style qui suppose des études
suivies avec persévérance , un goût pur et un talent
distingué. M. de Marchangy peut prétendre aujourd'hui
à une place honorable dans le très-petit nombre
de prosateurs français qui méritent l'estime des connaisseurs.
J'en fournirai bientôt quelques preuves irrécusables
.
Toutes les époques de l'histoire de France ne sont
pas également favorables à l'inspiration de l'artiste et
du poète. A mesure que l'on avance vers la civilisation,
on perd « ces ténèbres visibles , » cet horizon vaporeux
qui plaisent tant à l'imagination poétique. L'esprit humain
, en sortant du domaine sans limites des illusions
pour entrer dans celui de la vérité , regrette ses chimères
, comme ce fou du Pirée qui se désespérait d'avoir
recouvré l'usage de sa raison .
M. de Marchangy accoutumé à ne saisir que le côté
poétique des objets , pense de bonne foi que les progrès
des arts et de la raison sont une calamité pour le
genre humain. « Ce n'est , dit-il , qu'en grandissant
pour le malheur , que l'homme atteignit la palme des
arts ; et l'expérience des temps modernes lègue une nouvelle
proie au vautour de Prométhée. »
Cette pensée est exprimée d'une manière vive et
pittoresque ; mais comme je suis accoutumé à la combattre
par-tout où je la trouve et sous quelque forme
qu'elle se présente , je ne la laisserai pas passer impunément
; je craindrais que le suffrage d'un magistrat
aussi justement estimé que M. de Marchangy , ne lui
donnât trop d'autorité.
Tous les hommes , parvenus à un certain âge , se
158 MERCURE DE FRANCE .
rappellent avec délices les douces rêveries de l'en
fance et les songes passionnés de la jeunesse. Les amertumes
cruelles , les longs ennuis , le jougde la dépendance
, les espérances trompées , tout ce qui fut pénible
est effacé de la mémoire , il n'y reste que des souvenirs
pleins de charmes. Il en est de même des peuples
; ils ne sont frappés , en relisant leurs annales , que
de cet état apparent d'innocence , de calme et de bonheur
, dont ils supposent que jouissaient leurs ancêtres ;
comme ils souffrent avec impatience les maux inséparables
de la condition humaine , ils s'irritent contre ce
qui existe; ils regrettentdes temps dont ils n'ont qu'une
idée imparfaite , et des institutions qui feraient leur
désespoir si elles étaient réalisées.
Je choisirai pour exemple ces époques de chevalerie
qui fournissent tant d'inspirations à nos poètes et à nos
romanciers politiques. Lorsqu'on pense àces braves et
galans chevaliers qui se mettaient en campagne pour
défendre la faiblesse et l'innocence , et qui étaient toujours
fidèles à l'honneur , on est tenté de jeter un regard
de mépris sur ses contemporains ; l'on voudrait
ressusciter ces temps héroïques où la vertu recevait des
récompenses , et le courage guerrier des couronnes.
Il n'est personne qui n'ait désiré de voir rompre des
Jances , d'assister à ces pompeux tournois où triomphait
la valeur , où présidait la beauté. Tout cela , il
faut l'avouer , est éminemment poétique.
Malheureusement ces tableaux si séduisans en perspective
ressemblent aux décorations de nos théâtres ;
il faut en être éloigné pour les trouver agréables; de
près , ce ne sont que des ébauches imparfaites , des traits
grossiers qui repoussent et attristent le spectateur. Vous
ne voyez , dans l'histoire du moyen âge , que ces glorieux
paladins qui embellissent la cour des rois , que
A
OCTOBRE 1817 . 150
cesvénérablespontifes qui donnent l'exemple des vertus
chrétiennes ; mais vous n'entendez ni la voix menaçante
de l'oppresseur , ni les gémissemens de l'opprimé ; à
l'exception de quelques familles privilégiées , le reste
de la nation était alors réduit à un état de servitude
et de barbarie dont il est difficile de se former une idée .
Les tombes de nos pères renferment des secrets terribles;
que de fois elles se sont fermées sur les victimes
de l'orgueil féodal et de la tyrannie! que l'on conçoive
une société où le droit de la force est l'unique loi , qu'on
tire toutes les conséquences de cette affreuse position ,
et l'on saura ce qu'était la France à ces grandes époques
de chevalerie.
Mais , dit-on , nous sortons d'une révolution sanglante;
hélas ! le sang humain a été prodigué , dans
tous les temps , pour satisfaire les trois plus violentes
passions de l'homme , le fanatisme , l'ambition et la cupidité.
Nous n'avons point de privilége à cet égard. Si
les peuples parviennent jamais à un état de tranquillité
permanente , ils le devront aux progrès de la raison , à
l'influence des lumières . Si ce flambeau était éteint ,
il faudrait désespérer de la nature humaine , et avouer
que les hommes , comme les bestiaux qui les nourrissent,
sontnés pour le fouet et pour l'aiguillon .
Je suis fàché de rencontrer M. de Marchangy, au
nombre de ces écrivains qui se plaignent du mouvement
progressif de l'esprit humain ; il a été la dupe de
son imagination ; car en admettant même que la civilisation
soit funeste aux peuples , elle est inévitable; et
nous pouvons dire avec Rousseau :
« Il faut , pour leurs propres intérêts , que les princes
favorisent toujours les sciences et les arts ; dans l'état
actuel des choses , il faut encore qu'ils les favorisent
pour l'intérêt même des peuples. S'il y avait actuelle
160 MERCURE DE FRANCE.
ment parmi nous quelque monarque assez borné pour
penser et agir différemment , ses sujets resteraient pauvres
et ignorans , et n'en seraient pas moins vicieux
(1 ). »
J'ai dit que j'appuierais , par des exemples , les éloges
que j'ai donnés à M. de Marchangy comme écrivain .
C'est une tâche qu'il me sera agréable et facile de remplir.
Je citerai d'abord le Portrait de Louis XI qui
me paraît tracé d'une grande manière .
« Le Règne de LouisXI, fécond en événemens politiques,
n'appartient cependant à un ouvrage consacré aux
beautés pittoresques et poétiques de notre histoire que
lorsqu'il montre ce roi , sur le déclin de ses jours , abandonné
aux angoisses dela défiance et aux bizarres terreurs
des superstitions populaires. Pour peu que la politique
dispense un roi de la vertu, Louis XI aura sa place parmi
les souverains qui ont su le mieux gouverner. Vindicatif
, dissimulé , ambitieux, et cependant circonspect
et réservé envers la fortune ; calculant de sang-froid ce
que pouvait rapporter un crime , et ne répugnant pas
même à une bonne action , quand il la présumait utile
à ses intérêts ; prodigue, comme l'est par fois un homme
constamment avare ; redoutable aux grands sans être
ami du peuple ; peu accessible , et cependant aimant et
protégeant les lettres , il fut , pour les historiens , une
étude vraiment profonde. >>>
Il ne manque à ce portrait qu'un dernier coup de
pinceau un peu plus vigoureux pour être achevé ; il
prouve que M. de Marchangy est appelé à écrire l'histoire.
L'une des parties que cet écrivain a traitées avec le
plus de soin et de bonheur , est le récit des expéditions
(1) Réponse au roi de Pologne.
OCTOBRE 1817 . 161
malheureuses de saint Louis contre les Sarrasins . Il fait
bien connaître ce grand roi que l'infortune ne put
abattre , et qui triompha dans les fers par le seul ascendant
de la vertu. Louis IX fut le législateur de son
peuple ; il eut à combattre d'un côté les prétentions de
la noblesse qui régnait par l'anarchie , et celles de la
cour de Rome qui avait déjà formé le plan de son despotisme
théocratique. Ce monarque résista glorieusement
à ces deux usurpations : d'un côté , il fonda les
libertés de l'Eglise gallicane ; de l'autre , il ne consentit
pas à être le chef impuissant d'une turbulente aristocratie
; mais il établit, autant qu'il lui fut possible, le
pouvoir des lois , et il châtia , les armes à la main , les
ennemis de son pays. L'Eglise l'a mis au rang des
saints; la philosophie l'a placé au rang des grands
hommes.
On reproche à Louis IX d'avoir entrepris deux croisades
qui eurenttoutes les deux une issue funeste. Ce reproche
est fondé ; mais l'homme le plus éminent par son génie
reçoittoujours quelque influence de son siècle.Louis céda,
comme Philippe-Auguste , à la force de l'opinion. II
paraissait honteux a des chrétiens d'abandonner la
cité sainte aux profanations des sectateurs de Mahomet.
Une espèce depoint d'honneur religieux séduisait les rois
etles peuples, et les conduisait à d'inévitables calamités .
L'intolérance fanatique était la maladie de l'Occident .
Dumoins, dans ces téméraires expéditions , Louis IX
montra un grand caractère qui ne se démentit jamais .
Lorsqu'enfin , attaqué d'une fièvre dévorante , il vit
approcher sa dernière heure , il conserva toute sa fermeté;
consolant ses braves compagnons d'armes , et
faisant des voeux pour le bonheur de son peuple. Il fit
appeler son successur , dit M. de Marchangy , et lui
adressa ces mots :
11
162 MERCURE DE FRANCE .
« Mon fils , voici que je meurs ; s'il plaît à Dieu de
te transmettre la couronne que je vais déposer à ses
pieds , fais- toi chérir de ton peuple ; redoute la voix de
l'ambition qui pousse les princes au-devant de la haine
de leurs sujets . N'oublie pas que les Français sont tes
premiers enfans ; que le pressant besoin de l'Etat justifie
seul les impôts ; éloigne de ta cour modeste le fasté
frivole et les ornemens superflus. L'or prodigué à ce
vain éclat déshérite les chaumières , consume la dot des
filles vertueuses et l'établissement de leurs frères . La
pourpre qui brillerait sur tes vêtemens serait peut-être
prise sur la bure du pauvre vassal ; tes superbes palefrois
lui enlèveraient les taureaux du labourage , et
enchaîneraient peut-être dans le port le navire du commerce
et de l'industrie .
« Sois soumis aux lois , c'est le seul moyen de les
faire respecter . Les grands n'osent se soustraire à leur
pouvoir quand le chef s'y soumet lui-même ; veille sur
la liberté de ton peuple; nul bruit plus que celui des
chaînes ne trouble le sommeil des rois ; garantis aux
cités les priviléges qui les rendent heureuses et florissantes
, et lie , par des services réciproques et des pouvoirs
balancés , les divers ordres de l'Etat ; n'oublie pas ,
dans leurs campagnes , les pères nourriciers de la patrie;
sois , pour ces pauvres laboureurs , une seconde providence.
« Les épouses , les mères , les soeurs , les enfanss'enfuient
éplorés devant le char du vainqueur dont les plus
beaux exploits sont souillés de sang et de larmes ; l'incendie
éclaire sa marche homicide ; la postérité qui
l'attend le nomme le fléau des nations .
<<Adore et crains Dieu; aime et respecte la religion
qui nous fait supporter le poids de nos peines avec
OCTOBRE 1817 .
1 163
résignation et espérance ; embrasse avec foi cette unique
amie des malheureux :
« Adieu , cher fils et véritable ami , je te donne ma
bénédiction , telle que la peut donner un père à un en
fant qu'il aime tendrement. »
Ce qui ajoute un plus haut intérêt à ce discours si
touchant dans son éloquente simplicité , c'est que l'auteur
n'a fait que traduire les pensées du bon roi , déposées
dans son testament ; elles méritent de servir de
texte aux méditations des hommes destinés à gouverner
les peuples.
J'aurais aisément extrait de l'estimable ouvrage de
M. de Marchangy , des passages plus remarquables que
ceux que j'ai rapportés , par l'éclat des pensées et celui
du langage ; ce qui a déterminé mon choix , c'est qu'il
n'en est point qui fassent mieux connaître les sages opinions
et les bons sentimens de cet écrivain . J'aime à
entendre un magistrat affirmer « que nul bruit , plus
que celui des chaînes , ne trouble le sommeil des rois . >>>
Quine serait heureux de croire que cette remarque est
l'expression de la vérité.
wwwwwwwwwwww
A. JAY.
LES NUITS ROMAINES au tombeau des Scipions , traduites
de l'italien par L. F. Lestrade (1 ) .
La littérature est un arbre immense qui a ses maîtresses
branches , ses rameaux , et je dirai même ses
(1) Deuxième édition , augmentée d'une préface , d'une note
historique sur l'auteur , et de plusieurs morceaux supprimés
par la censure dans la première édition. A Paris , chez Michaud
, libraire , rue des Bons- Enfans , no . 34.
14
11,
164 MERCURE DE FRANCE.
feuilles , au risque du jeu de mots que cette dernière
expression emporte avec elle. Une fois planté sur une
terre classique où il a jeté de profondes racines , le corps
de l'arbre reste sain et vigoureux , alors même que des
branches parasites profitent d'une exposition favorable
pour s'étendre hors de mesure ; c'est ainsi , pour quitter
le sens métaphorique , que l'on vit jadis les mémoires ,
que nous avons vu depuis les romans , et que nous
voyons aujourd'hui les dissertations politiques envahir
momentanément le domaine littéraire dont chacun de
ces genres ne doit occuper que la moindre partie. C'est
dans les moeurs qu'il faut chercher la cause de cette
infertile exubérance .
La littérature qu'on a fort bien définie , l'expression
de la société, doit nécessairement s'empreindre de l'esprit
dominant de cette même société aux différentes
époques où elle lui sert d'organe.
Je laisse à part quelques productions isolées du génie qui
s'élèvent çà et là dans les siècles , sans aucun rapport avec
oe qui les environne, comme ces pics qui jaillissent , pour
ainsi dire, du milieu de la plaine sans qu'aucune éminence
du terrain ait préparé leur élévation. Ces prodiges à
part , on voit en effet (pour ne pas remonter plus haut),
qu'au sièclebrillant de Louis XIV toutes les productions
littéraires, depuis les Prologues de Quinault , jusqu'aux
Oraisons funèbres de Bossuet , portent le caractère
de la grandeur personnelle du prince à laquelle se ré-
-duisait alors celle de la nation .
Tous les écrits, au temps de la régence, se ressentent ,
plus ou moins , du désordre licencieux qui s'introduit
dans les moeurs , et au milieu duquel se jouent les
épicuriens du Temple .
Voltaire et Montesquieu planent sur ce cahos , et le
débrouillent à l'aide du mouvement philosophique qu'ils
C
1
OCTOBRE 1817 . 165
impriment au dix-huitième siècle , et qui se communique
en même temps à toutes les branches de la littérature
, à toutes les classes de la société.
L'aurore de la liberté brille sur ce nouvel horizon ;
mais Apollon a confié son char à l'insensé Phaéton qui
s'égare dès les premiers pas , et se précipite au milieu
de l'incendie qu'il allume . La même anarchie bouleverse
l'état et la littérature. Je me dispense de rappeler des
faits contemporains où l'on pourrait chercher autre
chose que des preuves .
Le cheval avait invoqué l'homme pour l'aider à se
venger du cerf ( 1 ) : il consomma sa vengeance , et
perdit sa liberté. En d'autres mots , le despotisme de
la gloire nous sauva de l'anarchie ; la littérature , à
cette époque , tout à la fois si près et si loin de nous ,
se réfugia , par imitation , autant que par prudence ,
dans ce vague mystérieux, dans ces régions idéales où la
pensée n'échappe à la censure qu'en se hâtant de se
perdre dans l'espace, où elle s'évapore le plus souvent :
c'est alors que l'on vit paraître , en France , les poésies
ossianiques , Atala , Corine , les romans anglais et
les Nuits romaines .
En réunissant ces divers ouvrages sous la dénomination
commune d'un genre qu'on est convenu d'appeler
romantique , je ne prétends d'ailleurs établir aucune
autre comparaison entre des ouvrages d'un mérite si différent.
Ils appartiennent à une même époque ; ils ont
quelque chose du caractère exagéré qui la distingue ;
c'est tout ce que je veux dire.
Avant d'entrer dans l'examen des Nuits romaines
qui méritent , du moins par le fond du sujet , sinon
(1) Fable de La Fontaines
166 MERCURE DE FRANCE .
par la forme extraordinaire sous laquelle il est présenté,
les suffrages européens qui lesont d'abord accueillies , je
commence , contre l'usage établi , par faire la part du
traducteur en jetant un coup d'oeil sur ce qui lui appartient
plus particulièrement dans cette seconde édition ,
augmentée de plusieurs morceaux supprimés par l'ancienne
censure .
Dans une notice historique , écrite avec élégance et
rapidité , le traducteur ( M. Lestrade ) , nous fait connaître
les principaux détails de la vie littéraire de
M. le comte Alexandre Verri, auteur des Nuits
romaines , que la mort vient de ravir aux lettres ; il ne
les honora pas moins par son caractère que par des talens
que sa modestie disputa long-temps à la célébrité.
Après nous avoir montré ce grand écrivain comme préludant
à cet ouvrage par la publication de la Sapho de
Mytilène , « où l'auteur parvint à faire passer dans son
style les formes pures de l'ancien atticisme » , M. Lestrade
ne craint pas d'avancer ( et la connaissance parfaite
qu'il paraît avoir de la langue italienne , donne
un grand poids à son opinion ), que , dans les Nuits
romaines , la prose de M. Verri s'éleva à ce ton de
noblesse , à cette concision énergique qu'elle avait acquise
exclusivement sous la plume de Boccace , et qui
doit fixer irrévocablement la seconde époque d'où dateront
les beaux jours de la prose italienne. Machiavel ,
qui écrivait cent cinquante ans après Boccace , n'est- il
pas en droit de réclamer la plus grande partie de cet
éloge ? C'est une question que je soumets à M. Lestrade ,
et qui pourra se représenter en parlant des qualités et
des défauts du style de son auteur .
En commençant cette notice , M. Lestrade se plaint
des mutilations que cet ouvrage a éprouvées à sa première
publication, et ne se loue pas avec moins de
OCTOBRE 1817- 167
raison de la liberté de la presse dont nous jouissons
sous un régime constitutionnel : je n'en suis pas moins
convaincu que , même avec un peu moins de cette
liberté de la presse qui nous est acquise , le traducteur
aurait pu , dans sa Préface , dire beaucoup
plus de mal de l'ancien gouvernement , déclamer plus
fortement contre l'esprit de conquête , plaider plus
ouvertement la cause de la cour de Rome , et vouer ,
avec moins de ménagemens, la révolution sous le nom
d'anarchie , à l'exécration des siècles .
Dans cette Préface , M. Lestrade s'est imposé la
double tâche d'exposer le plan des Nuits romaines au
tombeau des Scipions , de relever les beautés de l'exécution
, et de nous prouver que cet ouvrage eut pour
but , et a , pour résultat , de donner à nos idées et surtout
à celles de la génération qui s'élève, une direction
tout-à- fait opposée au système de gouvernement établi
jadis dans un pays que le traducteur appelle lui - même
la terre classique de la législation politique , religieuse
et guerrière .
La manière dont il a exécuté cetto partie de son travail,
est digne de beaucoup d'éloges : en nous montrant
l'historien « en présence des siècles qui se dérou-
« lent à ses regards , assistant au berceau des empires ,
« les suivant dans leurs progrès , méditant au bruit de
«leur chute, et tirant de ce spectacle les leçons ins-
<<tructives du malheur , et les principes insolateurs
« de la vertu , >> il me semble avoir fort habilement saisi
les véritables rapports de l'histoire avec les besoins ét
la dignité de l'homme , et justifié le titre de précepteurs
des nations qu'il donne aux historiens qui ne sont pas
restés au-dessous de cette noble mission. Lorsqu'il observe
ensuite que cette carrière où les succès sont si difliciles
à obtenir , est cependant celle où se rencontre un
168 MERCURE DE FRANCE .
plus grand nombre d'écrivains du premier ordre , on
ne peut nier cette conséquence qu'il en tire : que si
l'histoire réclame l'emploi d'un grand talent , nul autre
genre n'en favorise mieux les inspirations , et n'en consacre
plus solidement la gloire.
De tous les débris des nations , épars sur la terre , ceux
de Rome sont incontestablementles plus favorables à ces
inspirations du génie : « La cendre de cette reine antique
de l'univers ( dit M. Lestrade avec autant de vérité que
d'élégance) , est , pour l'histoire , ce que la cendre d'Ilion
estpour lapoésie. » Là toute idée est un souvenir,
toute pierre est un monument; vivant , vous n'y existez
qu'au milieu des morts , et la grande ombre du passéy
jette mille fois plus de chaleur et d'éclat que la froide
et pâle lumière du présent .
C'est dans cette disposition d'une âme forte et mélancolique
, au milieu des ruines de Rome , que l'auteur
des Nuits romaines a conçu le plan de son ouvrage,
que j'indique ici dans les propres termes du
traducteur.
« Au lieu de nous conduire par les routes battues
d'une narration méthodique , l'auteur nous transporte
tout-à-coup au milieu de ses personnages ; il nous asso
cie à leurs entretiens , nous fait entrer dans leurs passions
, et réalise , pour l'esprit enchanté , le plus beau
de tous les rêves , celui de se croire contemporain des
grands hommes dont les noms et les gestes occupent si
glorieusement l'histoire depuis Romulus jusqu'aux
temps modernes. >>>
Dans un second article , je me propose d'examiner
jusqu'à quel point ce cadre phantasmagorique s'accorde
avec la gravité de l'histoire , et sur- tout avec la vérité,
qui doit en être et l'objet et la base ; je me borne ,
terminant celui- ci , à contester au traducteur , non
en
le
OCTOBRE 1817 .
169
mérite réel de l'ouvrage , que je me hâte de reconnaître,
non l'élégance fidèle de sa traduction , où toutes les
beautés de l'original sont conservées , et quelques défauts
de style corrigés avec un goût très-remarquable
mais le but moral qu'il croit yvoir , et l'espèce d'avantagequ'il
voudrait en tirer contre la séduction qu'exerce
sur l'esprit de la jeunesse studieuse, l'exemple de ces
Romains , de ces maîtres du monde , qui surent affermir
par les lois , par les lettres et par les arts , l'empire
qu'ils avaient fondé par les armes , et qui ne cessèrent
d'être grands qu'en cessant d'être libres .
Cette vérité historique , que
Montesquieu a si magnifiquement
développée dans le plus beau monument
qu'ait élevé le génie de l'histoire , est empreinte dans
toutes les pages du livre du comte Alexandre Verri ;
tout y respire , je ne dirai pas l'amour , mais le fanatisme
de la patrie , de la gloire et de la liberté ; tout ,
jusqu'aux séditions des Gracques , jusqu'aux fureurs de
Marius , jusqu'à l'assasinat de Brutus , trouve en lui ,
sinon un apologiste de ces crimes politiques , du moins
un défenseur de la liberté , au nom de laquelle ils ont
été commis . Cicéron est le véritable héros de cette histoire
poétique , et dans l'espèce de
controverse qui
s'établit entre les ombres
romaines , il est aisé de voir
que c'estdans la bouche de ce grand orateur , que l'auteur
italien place de préférence les maximes politiques,
morales et religieuses , qu'il cherche à faire prévaloir ;
et ces maximes , où les idées
religieuses sont présentées
sous les formes indécises du
pyrrhonisme , décèlent une
haine profonde pour la tyrannie , dans le sens le plus
étendu que les anciens donnent à ce mot , l'amour des
vertus
républicaines ; quelquefois même dans ce qu'elles
ont de plus farouche , cet
enthousiasme de la gloire
170
MERCURE DE FRANCE.
qui pose en principe que , là où l'héroïsme n'a point
d'autels , la vertu n'a point d'empire .
Le coup d'oeil que le traducteur jette dans sa préface
, sur le plan de l'ouvrage original , et sur le but
philosophique qui le distingue , le conduit à un parallèle
entre Bossuet et Montesquieu , recherchant tous
deux les causes de la grandeur et de la décadence
des Romains. Ce morceau remarquable par des aperçus
neufs , par un rapprochement ingénieux des différentes
élévations du haut desquelles ces deux grands
écrivains ont mesuré le même sujet , arrêtera nécessairement
l'attention du lecteur.
D'un point de vue intermédiaire , l'auteur des Nuits
romaines , sans embrasser une aussi vaste pensée ,
semble pourtant agrandir encore le colosse romain
dont il anime les débris .
Je sais qu'en résumant ses discours, l'auteurveut qu'on
en conclue : << que le peuple romain eût plus de grandeur
que de vertus , plus de gloire que de bonheur ;
qu'il fut oppresseur par principes , destructeur par caractère
, étonnant par ses succès ; qu'il allia tour-à-tour
l'héroïsme à l'injustice , la générosité aux forfaits ,
l'élévation des sentimens à toutes les fureurs . » J'étais
de l'avis de l'auteur avant de connaître son ouvrage ,
et j'en suis encore , même après avoir lu son livre ,
qui me semble ( quoi qu'il conclue ) , plus propre à
augmenter qu'à affaiblir l'enthousiasme qu'inspire en
core le nom romain , depuis le dernier Tarquin jusqu'au
second César exclusivement.
Ce dont il m'est impossible de convenir avec l'auteur
et le traducteur des Nuits romaines , c'est que la
chute de l'empire assura le repos des nations , et fut
un bienfait pour l'univers . Dix siècles de la plus épouvantable
barbarie , durant lesquels le monde fut en
OCTOBRE 1817 . 171
proie auxfléaux de Dieu ( pour donner à tous le nom
d'un seul ) , où l'Europe vit s'éteindre le flambeau
des lettres et des arts , sous les ruines de toutes les
institutions sociales , où les peuples n'échappèrent au
joug glorieux des Romains que pour tomber dans
l'abrutissement du plus honteux esclavage : cette longue
périodede crimes, de ravages, de bassesses et d'ignorance
qu'amena la chute de l'empire romain , me semble
prouver assez clairement que cette grande catastrophe
n'assura pas le repos du monde , et nefut pas un
bienfait pour l'univers .
JOUY.
VARIÉTÉS .
SUR SAINT- LAMBERT .
Si un homme de lettres pouvait se faire une glorieuse
destinée par la seule ambition de ses voeux , il devrait
se dire : je donnerai à ma nation , je laisserai à la postérité
un beau poëme et un grand ouvrage de philosophie
: tel est le genre de satisfaction , avec lequel
l'auteur des Saisons et de la Morale Elémentaire a pu
terminer une vie , justement honorée de toute la considération
de ses contemporains .
On a étrangement méconnu son ouvrage d'une Morale
Elémentaire , publié à l'époque de la réaction contre
la philosophie du dix-huitième siècle ; cette réaction
qui a dignement marqué le règne de Bonaparte. Ce
172 MERCURE DE FRANCE .
précieux ouvrage , encore enveloppé de l'indifférence
publique , aurait passé sans honneur , si son mérite
n'avait été relevé par deux écrivains , qui se sont honorés
eux-mêmes par les deux excellens extraits qu'ils
en ont donnés , en bravant ce décri général : Ræderer
et Chénier.
C'est par l'autre siècle , celui sous l'inspiration duquel
il avait été écrit , que je veux le faire juger : je
me rappelle encore assez bien ce temps pour le remettre
en action sur un livre .
Ces hommes passionnés de l'idée de rendre les lettres
et la philosophie des moyens plus directs de l'améliotion
sociale , se seraient emparés de celui-ci , comme
de l'accomplissement d'un de leurs voeux ; ils l'eussent
préconisé avec la douce chaleur de cette philantropie ,
à laquelle alors toutes les âmes étaient ouvertes ; ils
l'eussent recommandé , avec l'autorité de leur gloire ,
aux gouvernemens , aux pères de familles , aux instituteurs
, aux élèves .
Il faut tout avouer néanmoins : la détraction se serait
fait entendre , à côté de l'approbation ; car ce temps
réunissait de tout .
Les beaux esprits auraient allégué leur ennui sur un
ouvrage où n'abondent pas les saillies et les épigrammes;
quoiqu'il ne manque pas de ces peintures du
monde , où les hommes frivoles sont mis à leur place.
Les penseurs à prétention n'auraient reconnu que les
idées de tout le monde dans cet ouvrage , dont le mérite
est d'avoir formé une science des idées de tout le
monde.
Les esprits faux se seraient courroucés d'une doctrine
qui ne laisse plus rien pour la dispute .
OCTOBRE 1817. 173
Les enthousiastes auraient repoussé une morale où
ne se retrouvent plus que les illusions , qui naissent de
la nature , et s'associent aux vérités mèmes .
Le clergé, supposant par un vieil usage , ce qui n'était
pas, aurait crié à l'athéisme.
Les parlemens , à la subversion des bonnes moeurs ,
parce que les jansénistes ne les plaçaient que dans un
orgueilleux rigorisme .
Les ministres , tourmentés dans les deux sens , auraient
attendu le grand flot de l'opinion dominante.
Les femmes l'eussent sérieusement aimé , pour elles
et leurs enfans , malgré le tour un peu satyrique du
chapitre qui les regarde , parce qu'elles y auraient
trouvé une instruction , qui satisfait le coeur , et qui se
sert des passions mêmes pour les modérer.
Les jeunes gens se seraient senti l'esprit plus libre en
plus juste , l'âme plus vive et plus constante pour le
hien, un instinct de conscience plus développé , après
l'avoir adopté comme un objet chéri de leurs études .
Le docteur de Sorbonne , qui l'aurait fulminé , l'eût
cependant rencontré sans colère , comme sans étonnement
, sur les bancs des colléges.
Le magistrat , qui eût concouru à en défendre la lec
ture , entraîné par d'illustres exemples , n'eût pas été
des derniers à en essayer l'effet sur son fils.
Après quelque temps d'épreuve , le ministre se serait
entendu avec les intendans , pour en séparer la partie
populaire , et la faire distribuer , sans scandale , dans les
petites écoles .
Ce n'était pas tout-à-fait un mauvais temps que ce
temps actif et fécond , où le bien prospérait par tout ce
qui le traversait .
:
174 MERCURE DE FRANCE.
J'ai cependant à faire ici la part de la critique : cet
ouvrage plein de la meilleure philosophie ; d'une étude
supérieure de la nature humaine et du cours social ; où
des parties sont éminemment bien faites , manque en
général de fusion dans son ensemble et de cette verve
continue, qui entraîne le lecteur : en prose et en vers ,
ce fut l'imperfection naturelle de l'heureux talent de
l'auteur.
Son ouvrage de morale et l'Emile de Rousseau portent
sur le même fonds .
Avec cet exquis de la raison , l'Emile serait le meilleur
livre du siècle , comme il en est le plus éloquent.
Il en serait de même du livre de Saint-Lambert , s'il
avait cette chaleur vivifiante .
Nul philosophe n'a mieux vú , n'a mieux senti dans
certains objets qui l'illuminaient et le pénétraient ; il
est égal à ce qu'il y a de mieux dans tous ses morceaux
d'inspiration ; mais , après , il tombe dans une marche
commune : il se traîne d'un objet à l'autre ; son génie
défaillait à la fusion des masses ; toujours vrai , toujours
pur et naturel , il n'est penseur et poète original que
par morceaux , et par momens ; mais il est l'un et
l'autre .
La partie politique de son grand ouvrage est au-dessous
de lui ; c'est une production de vieillesse , où l'auteur
retourne à son enfance , oubliant les acquisitions
de sa propre virilité.
Cependant son analyse de la sociétédoit rester comme
un pas de plus dans cette science. C'est là où il a le
mérite d'avoir le premier pris en considération ; dans le
jeu des divers gouvernemens , l'influence des penchans
1
1
OCTOBRE 1817. 175
naturels et sociaux de la nature humaine ; là il s'élève
àdes aperçus neufs et à des résultats féconds .
Son Cathéchisme de morale est un chef-d'oeuvre ,
par la meilleure réunion de la vérité , de la simplicité ,
de l'intérêt nécessaire ; c'est une production sans modèle
et qui accomplit tout l'objet ; si ce n'est peut-être
qu'elle ne comprend pas toute la matière.
On a peut-être placé trop haut ses poésies fugitives ,
distinguées néanmoins par une teinte aimable, qui leur
est propre.
En revanche , on n'a encore donné nulle place à ses
Contes philosophiques et à ses Fables orientales ; et
c'est là où tout est exquis et parfait. L'originalité native
de ce petit recueil me parait le placer entre les morceaux
du même genre , de Fénélon et de Bernardin de
Saint-Pierre. Grim seul , dans le dernier siècle , s'est
aperçu de ce que valait cette portion négligée d'un excellent
volume.
Tout est dit , à peu près , sur le poëme des Saisons.
J'accorde de la monotonie dans les tours et les tons ,
et des morceaux longs et froids . Cela prouve seulement
, que ce poëme ne doit pas étre lu d'un seul
trait ; et qu'en le relisant , il faut passer ce qui ne
peut que déplaire ou ennuyer. Mais aussi combien
de morceaux enchanteurs et sublimes et dans tous
les genres ! Jamais les impressions morales n'ont mieux
été unies aux impressions physiques ; jamais la phiłosophie
n'est mieux née de la poésie ; c'est là qu'elles
ne paraissent qu'un méme don , une même faculté.
Je ne mets point Saint- Lambert ni au-dessus , ni audessous
de Thompson ; l'un est plus poète : l'autre est
mieux poète.
176 MERCURE DE FRANCE .
Ce počme se place entre la Henriade , et l'Imagination
de Delille ; tous ouvrages éternels, avec de grands
défauts.
SUR TURGOT.
Un homme de beaucoup de mérite a dit sur Turgot :
« Ce ministre avait des idées libérales et des vues
u profondes ; mais ce qui est un inconvénient grave
« en administration , il jugeait peut-être trop des
<<bommes par les choses , et pas assez des choses par
dles hommes. >>>
Ce n'était pas , ce me semble, par un jeu de mots,
que devait s'exercer la censure sur un si grave objet.
Au moins le jeu de mots devait-il présenter une idée
distincte ; je vois bien que celle-ci prétend énoncer
un grand résultat ; mais plus on le cherche , moins on
le trouve ; cela est vrai , du moins pour moi , qui ne
puis concevoir ce que c'est que juger des hommes par
les choses , et pas assez des choses par les hommes.
On a dû s'étonner d'une pareille pensée dans un écrit ,
distingué d'ailleurs par la justesse et le bon esprit .
Chose étrange ! le plus bel hommage pour la mé
moire de ce grand homme était tout préparé dans ce
vaste tableau des troubles précurseurs de la révolution ,
qui forme la troisième partie de l'écrit dont je parle ;
il ne s'agissait que de compléter le tableau , en en
tirant la conséquence nécessaire.
On y voit que tout croulait dans la monarchie ; que
tout y était en confusion , en contradiction ; qu'il fallait
la refaire , pour la conserver; qu'il n'y avait de moyen
d'éviter une révolution par le peuple , que de la faire
par le roi.
OCTOBRE 1817 .
ז י ר
ROYAL
205
C.
A une pareille époque , le sauveur de la France était
donc le philosophe homme d'état , l'homme courageux ,
le ministre citoyen , qui ne voulait de limites à l'autorité
suprême que dans les droits du peuple ; qui ne
concevait pas la sûreté de son obéissance à part de lu
mières publiques , qui voulait les accroître à la fois et
dans le peuple et autour du trône , pour qu'on sût
tout ensemble faire le bien et l'accepter ; que l'admi
nistration s'éclairat avec les sages ; mais vérifiât et épurât
avec circonspection leurs vues , avant de les admettre
dans les lois ; qui assignait pour principe aux innovations,
le besoin ; aux réformes , l'équitable dédommagement
; et à toutes les opérations du gouvernement .
la justice.
Tout atteste que la postérité, n'est pas encore venue
pour un tel homme , égal d'ailleurs à tout son siècle
par l'étendue et la variété du génie , et digne des plus
beaux temps de l'antiquité par la perfection du caractère.
Turgot , au dire de Malesherbes , offrait une belle
et haute réunion du génie de Bacon et de l'âme de
l'Hôpital .
LACRETELLE ainé.
muimuimnims
TIMBRE
SEINE
ANNALES DRAMATIQUES .
Dans le nombre des pièces nouvelles qui se sont ra
pidement succédées depuis quelques jours , il en est
quelques-unes qui avaient occupé les amateurs , mêm
avant la représentation , et auxquelles la foule s'est
empressée d'accourir lorsqu'elles ont paru. Le grand
opérades Danaïdes , laissé long-temps en oubli , avait
12
178 .. 19 MERCURE DE FRANCE.
pour beaucoup de monde l'attrait de la nouveauté ;
nous aurons soin de lui consacrer un article ; mais
comme le genre particulier de cet ouvrage exige des
détails assez étendus , nous préférons nous borner à annoncer
aujourd'hui la réussite de cette reprise , et commencer
par entretenir le lecteur d'une grande composition
dramatique qui doit inspirer un intérêt plus
général.
On connaît cette bizarrerie de quelques hommes qui
veulent tirer avantage de l'inaction où les a réduits leur
inutilité , et qui présentent aujourd'hui , comme un droit
aux faveurs , le repos dont ils ont joui. Ce travers a été
déféré au tribunal de Thalie , et condamné à la risée du
public. C'est un ridicule enfanté par la manie des grandeurs
, que M. Duval vient de caractériser d'une manière
digne d'éloge dans la comédie en cinq actes et en
vers qui a été jouée mardi, dernier au Théâtre-Français.
Cet ouvrage augmentera la réputation de son auteur ,
et elle suffirait pour lui en mériter une .
En traitant ce sujet , M. Duval paraît avoir eu l'intention
, plutôt de peindre un homme vain qui désire ,
par ostentation , dd'' acquérir des titres et des honneurs ,
qu'un ambitieux , proprement dit , qui aspire à l'exercice
d'une grande autorité. Cette distinction est juste ,
et l'on voit, en effet , bien des gens attacher plus de
prix aux prérogatives des places qu'aux fonctions qui y
sont attribuées. Montgéran , principal personnage de
la pièce , est de ce nombre ; il veut qu'on le salue , dit
un de ses valets. C'est un homme d'environ cinquante
ans , riche , qui a vécu long-temps dans la retraite ,
et qui demande ,"à tout prix , à être quelque chose
par cette seule raison qu'il n'a jamais rien été ; pour
y parvenir , il se jette dans la société des grands
seigneurs , consume sa fortune et sa santé , se prive
du sommeil et devient meme insensible aux atteintes
de la goutte , lorsqu'il faut courir après la faveur ,
ou se tenir debout dans une antichambre dorée. Sa
manie est encouragée par une comtesse , intrigante
hardie , qui s'entremèle dans toutes les affaires,, etpour
tout le monde. Elle lui accorde son crédit , lui fait es
pérer une place de conseiller d'état , et , pour son
OCTOBRE 1817 .
179
propre compte , elle se flatte de devenir sa femme .
Montgéran n'est que trop disposé à conclure ce mariage ,
mais en même-temps il pense que sa prochaine élévation
ne lui permet plus de consentir à celui de sa
soeur Amélie , jeune personne fort sensée , dont il a luimeme
offert la main à Merval son ancien ami. Ce
Merval est un homme d'un caractère plein de franchise
et de loyauté ; doué de talens supérieurs , il s'est
aequis une grande réputation par ses ouvrages politiques.
Il habite la province , mais il est venu à Paris
pour terminer son mariage , et en outre pour arrêter
l'édition d'un dernier écrit qu'il se proposait de
faire paraître , et qu'il se décide à supprimer pour
ne pas s'exposer à des persécutions. Il n'a gardé de
son ouvrage qu'un seul exemplaire qui va servir de
base à l'action de la pièce. Montgéran veut
brochure ; son ami ne balance pas à lui remettre lire la
l'exemplaire unique , mais il lui recommande de le
considérer comme un dépôt , et de ne point s'en des
saisir. La comtesse qui survient montre son étonnement
en entendant prononcer le nom de Merval ;
et , lorsqu'il est sorti , elle apprend à Montgéran
que la place qu'elle sollicite pour lui, dans le conseil ,
paraît être destinée à Merval , qui cependant ne l'a point
demandée ; Montgéran ne peut le croire , parce que son
ami asans doute mécontenté le gouvernement en frondant
les abus ; à cette occasion , il parle de la dernière
brochure qui est entre ses mains. La comtesse entrevoit
un moyen d'en faire usage ; elle la demande; Montgéran
refuse de la lui confier; mais l'ayant aperçue sur
un bureau , la comtesse s'en saisit , l'emporte , et fait
si bien qu'en trompant Montgeran lui-même , elle par-
Vientàlaremetreau ministre ; celui-ci demande qu'il lui
en soit fait unprompt rapport. Montgéran, instruitpar la
comtesse de ces démarches , lui adresse de violens reproches
, mais elle lui ferme la bouche , en lui annonçant
que dans une heure la place qu'il désire lui sera
accordée ; elle va mème à l'instant s'informer des progres
de cette affaire . Montgéran , plein de confiance
dans le succès , affecte avec Merval des airs de hauteur
qui deviennent encore plus insultans , lorsque son valet
12
180
MERCURE DE FRANCE .
vient, de la part de la comtesse, lui rapporter la brochure, et lui apprendre par un billet sa nomination. A cette nouvelle , il retire formellement à Merval la promesse qu'il lui a faite de la main de sa soeur. Merval , déjà fort irrité , exprime son indignation , en apprenant par son imprimeur que le ministre a vu la brochure ; il ne doute pas que Montgéran ne se soit rendu coupable d'infidé- lité ; en le revoyant , il exige la remise de cet écrit , et Montgéran le lui rend avec toute la dignité d'un homme irréprochable. Merval , désespéré d'avoir soupçonné son ami, lui témoigne de vifs regrets et se réconcilie avec lui. Mais alors , Amélie demande à connaître le titre de l'écrit. Merval veut le lui montrer , il l'ouvre , ct voit la note que le ministre a tracée pour demander le rapport. Montgéran est confondu , la comtesse qui entre devient l'objet de tous les reproches ; un message du ministre est apporté. Nul doute que ce ne soit un ordre d'arrestation
contre Merval ; quel est son éton- nement ! il est nommé membre du conseil, il épousera Amélie ; la comtesse prend gaiement son parti et rit de bonne grâce de la supercherie du ministre. Montgéran reprend courage et forme le projet de se retirer dans une terre où il écrasera de son luxe tous ses voisins , et
se consolera de sa mésaventure , en pensant :
«Qu'il vaut mieux être , ainsi que l'a dit un grandhomme, « Le premier dans un bourg , que lesecond dans Rome.
Ce précis de l'action a pour objet d'en montrer la simplicité ; elle est habilement ourdie ; les fils en sont délics , et cependant ils se rattacheut solidement. Le dépôt de la brochure , et la violation de ce dépôt , forment le fond de la fable ; et ce moyen est si simple , qu'il faut savoir gré à l'auteur d'en avoir tiré des situa- tions inattendues , pleines d'intérêt , et qui ne manquent
pas de force. C'est sans doute un mérite de n'avoir pas surcharge la pièce d'incidens ; toutefois elle est trop dépourvue de mouvement
dans les deux premiers actes , et c'est
un défaut. Les caractères sont bien prononcés , et combinés de la manière la plus propre à les faire ressortir. Montgé- ran, livré à des combats continuels , s'efforce en préOCTOBRE
1817 . 181
sencede l'homme de bien , de justifier ses torts ; et ,
en présence de la comtesse , il défend pied à pied le
peu de sentimens honnètes qui lui restent , ce qui le
rend doublement misérable , et donne plus de force à
la moralité de l'ouvrage. Tout honnête homme voudrait
ressembler à Merval ; quant à la comtesse , elle
ressemble à beaucoup de femmes ; c'est faire l'éloge
du role , mais non pas de la société.
La couleur comique ne domine pas dans l'ouvrage, et
le rire n'est guère excité que par des portraits satiriques
, sauf dans une ou deux situations.
Le style est riche de pensées ; il a plus de nerf que
de grâces .
Dans une scène , Montgéran parlant à Merval de poésie
, lui adresse cette question :
Seraient- ils bons tes vers ?
-Mais ils ont la mesure.
Et m'amusent autant que les vers du Mercure.
répond Merval , avec toute la modestie d'un poète .
-Nous remercions l'auteur de s'ètre occupé de nous
en si bonne et si nombreuse compagnie ; mais nous lui
dirons , toute modestie à part , qu'il y a dans sa pièce
biendes vers que nous balancerions à publier.
Le succès n'a pas été un seul moment douteux : la
pièce est bien jouée par mesdemoiselles Mars et Dupuis,
MM. Baptiste aîné et Damas ; les deux rôles de
valets sont peu remarquables .- Nous n'avons rapporté
ici que les impressions produites par la première représentation;
nous nous proposons de revenir sur cet ouvrage
, et d'en faire l'objet d'un examen plus approfondi.
Passons à une autre nouveauté .
Ce qui a dû causer le plus de surprise à la première
représentation de la Clochette ou le Diable Page , joué,
samedi dernier , à Faydeau , c'est , sans contredit le
succès que cette pièce a obtenu . A la vérité , tous les
trépignemens du parterre et tous les cris d'admiration
n'étaient pas désintéressés , mais il faut excuser MM. les
sociétaires. Après avoir commis la faute de recevoir
l'ouvrage , ils en auraient fait une bien plus grave s'ils
s'en étaient reposés uniquement sur son mérite pour
recouvrer les avances considérables que leur ont coûté
182 MERCURE DE FRANCE .
les décorations , les machines et les costumes. Quant aux
auteurs , ils ne se sont pas mis en frais d'imagination ,
Tout le monde sait que le sujet de la Clochette n'est
autre que le conte fort amusant de la Lampe Merveilleuse
; mais personne ne s'attendait que , dans un sujet
aussi fécond , on pût trouver le secret d'ennuyer pendant
la durée de trois actes : c'est un vrai tour de force;.
les auteurs l'ont pourtant exécuté : voyons comment ils
s'y sont pris.
,
L'auteur des paroles a voulu marier Azolin , possesseur
de la clochette merveilleuse avec Palmire , fille
d'un souverain : il lui donne , pour rival , un courtisan
nommé Bédour , espèce de niais de mélodrame , ce qui
ne laisse pas de relever beaucoup la gloire d'Azolin , s'il
parvientà l'emporter sur un tel rival. Pendant un acte et
demi, Azolin réussit dans tout ce qu'il entreprend , par
la vertu de sa clochette ; mais il l'oublie sur le trône
du roi , et cet oubli si naturel est le moyen ingénieux
qui a été employé pour la faire passer au pouvoir de
Bedour; le hasardlui en fait connaître la puissance ; il
en fait usage pour faire disparaître la princesse au moment
où elle va s'unir à Azolin; et il la transporte dans
un palais inaccessible , où l'on voit arriver sans obstacles
plusieurs pélerins qui demandent l'hospitalité.
Comme de raison , Azolin est parmi eux ; déjà même il
a vu Palmire depuis l'enlèvement , et s'est concerté avec
elle pour reconquérir le talisman ; Palmire a demandé
àsonravisseur de lui faire donner l'explication de quel
ques caractères qui y sont gravés. Pour la satisfaire ,
Bedour remet la clochette aux pélerins , elle passe de
main en main , et parvient dans celles d'Azolin , qui
s'en ressaisit , et reprend son autorité sur le Diable , en
même temps qu'il retrouve sa maitresse. (
Plus cette analyse aurait renfermé de détails , et
mieux elle aurait prouvé que l'auteur du poème ne
s'est pas même donné la peine de chercher des combinaisons
raisonnables . Un opéra-comique , surtout quand
lá magie s'y trouve mélée, ne doit pas être examiné
rigoureusement ; mais il faut toujours que ce qui
lui manque en régularité , soit racheté par des situations
attachantes , par la gaîté et par l'esprit ; il faut
sur-tout que la musique soit assez habilement adaptée
OCTOBRE 1817 . 185
4
à la piece pour en cacher les défauts ou les faire supporter.
Ce n'est pas tout-à-fait ce qu'on voit dans laClochette;
le musicien ne s'est fait remarquer avec avantage
, qquue dans deux ou trois morceaux; ceux où il a
manqquuee totalement d'effet sont bien plus nombreux;
jeme borne à citer l'air que chante Paul : Oma Palmire
, je t'adore ! Cet air devrait peindre une sorte
d'ivresse amoureuse , et le musicien lui a donné une
expression de férocité. Dans la même scène , qui ,
pour le dire en passant , est sans aucune utilité pour
l'action, Palmire tient dans ses mains une lyre enchantée;
cette donnée offrait au musicien des motifs dont
iln'a pas su profiter. On peut dire que la musique et les,
paroles ne sont que secondaires dans cet ouvrage , dont
machine et les décorations font tout le mérite . Il peut
plaire aux personnes qui aiment mieux voir les acteurs
arriver et partir par une trappe que par les coulisses ;
mais comme pour satisfaire leur goût , il n'est pas nécessaire
d'avilir un de nos grands théâtres, il faut les prévenir
qu'ellesjouiront de ces surprises aux boulevards , à
meilleur marché , et les engager à ne pas venir à Faydeau
favoriser l'introduction du mélodrame , au préjudíce
du véritable opéra-comique , genre tout-à-fait national
, auquel nous devons les progrès que la musique
afaits en France depuis un demi-siècle.
L'auteur des paroles est M. Théaulon , et le compositeur
M. Herold.
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 17 au23 octobre.
هن
C'était jadis le bontemps des cabinets. Qu'un gouvernement
s'agitât , qu'un autre se mit en observation ,
que des bruits de guerre s'élevassent tout-à-coup au
184 MERCURE DE FRANCE .
milieu du silence d'une profonde paix , que nous importe
? disaient les peuples ; laissons faire ceux qui gouvernent.
Et pourtant c'était les peuples qu'on se disputait.
Il en est tout autrement aujourd'hui , que le parterre
s'est exhaussé presque au niveau du théâtre , et
que les spectateurs se confondent quelquefois avec les
acteurs . Un petit armement sort de Revel ; que va-t-il
faire? Voilà toutes les conjectures en campagne.-Mettre
à la raison les barbaresques , dit l'un : c'est-à-dire aller à
la rencontre de la peste. Forcer les Dardanelles , et venger
Czerni-Georges , dit l'autre : c'est- à- dire mettre
tout en feu , pour la cause d'un aventurier. Renforcer
les armées espagnoles en Amérique , dit un troisième :
c'est-à-dire se consumer sans fruit , sous un ciel ennemi.
Nous y voilà , disent quelques-uns ; la flotte russe va se
vendre ; le gouvernement espagnol l'achète ; cependant
les journaux officiels , semi- officiels , d'opposition , se
jettent dans la mêlée. La Gazette universelle élève un
cénotaphe à Czerni-Georges ; et l'Observateur autrichien
la semonce sur ses douleurs et sur ses craintes . Le
Morning- Chronicle sonne le tocsin d'alarme , pendant
que le Courrier , devenu tout benin , prodigue même
aux États -Unis des marques d'intérêt. Avez-vous recours
au thermomètre ? il est au variable , comme celui de
M. Chevalier. Les fonds haussent , les fonds baissent ;
les récoltes de la bourse ne sont pas plus sûres que les
autres . Prenez-vous pour base les protestations diplomtiques
? Le président des Etats- Unis proteste de sa
bonne intelligence avec son ennemi le plus ancien ;
mais il augmente sa marine. L'Angleterre est neutre ,
parfaitement neutre , aussi neutre que le Danemarck ,
qui s'est fait une loi constante de l'être ; et pourtant un
général insurgé fait des recrues à Londres , et multiplie
les commandes ; et offre une grande dignité à ungrand
seigneur anglais qui ne dit pas non ; et les dollars pleuvent.
Portez-vous vos regards sur les mouvemens des
cabinets ? Trois conseils coup sur coup à Londres ;
échange fréquent de courriers , capiat qui poterit.
PORTE OTTOMANE. -Ce vieil édifice aura peine à
résister au torrent de la civilisation . Le Grand-Seigneur
paraît avoir la conscience de ce danger. On voit qu'il
s'efforce d'introduire dans ses états quelque chose d'en
OCTOBRE 1817 . 185
ropéen. Mais ses pensées ne se tournent guère que vers
la tactique. Il est vrai que Pierre-le-Grand commença
ainsi ses réformes. Mais Pierre-le-Grand n'avait pas un
sérail.
La tête de Curd-Osman pacha venait d'être exposée ,
et déjà le dérebey Tudschi-Oglou était en pleine révolte.
Des troupes s'embarquent contre lui. Le pacha
d'Egypte ne serait pas aussi facile à réduire , s'il aspirait
en effet à l'indépendance , comme onlui en suppose le
dessein . Mais sait-on s'il est ami ou ennemi ? Le divan
le ménage , après l'avoir outragé. Est-il d'intelligence
avec le Grand-Seigneur , dont la puissance en Afrique
n'est depuis longtemps qu'un vain nom ? Ceci s'accorderait
assez avec ses armemens contre les puissances
barbaresques. Aspire-t-il en effet à l'empire ? On le croirait
à la solennité de ses ambassades. N'aurait-il voulu
que se maintenir dans son gouvernement , en s'y rendant
nécessaire ? Qu'il y prenne garde ; il est dangereux
de se faire craindre.
La sultane Validé est morte. C'était , dit- on , une française
créole. Cette origine du Grand-Seigneur expliquerait
peut-être autant que la politique , sa galanterie
envers l'impératrice d'Autriche. Lors du passage de
cette princesse au vieux Orsova , le pacha du nouvel
Orsova lui a présenté de la part de son maître des
shalls et des essences .
COURONNES DU NORD . - Le Danemarck défend à ses
colons de l'ile Saint-Thomas , de prêter le moindre secours
aux insurgés espagnols. C'est une règle de conduite
qu'il s'était déjà tracée dans la guerre de l'indépendance.
La destination de la flotte de Revel est toujours douteuse.
Ceux qui l'envoyent à Cadix placent obligeamment
des pilotes sur son passage , pour la diriger dans
de nouvelles mers. Mais si tel était le but, pourquoi ce
départ des troupes espagnoles de l'Andalousie pour
l'Estramadure ? Quoiqu'il soit bien constant que la
Porte redouble d'efforts afin de mettre les Dardanelles
à l'abri d'une attaque , on persiste à éloigner les conjectures
de ce point. Le gouvernement russe vient
d'ouvrir un emprunt qui se remplit avec facilité.
Les Suédois se mettent au régime. Plus de café ni de
186 MERCURE DE FRANCE .
liqueurs , et bientôt plus de Bourgogne, ni de Champagne.
Dans un des numéros précédens , j'ai donné ,
sous l'autorité d'un grand nom , les raisons qui justifient
en Suède ,des mesures dangereuses ou ridicules partout
ailleurs . A ces raisons tirées des lois du commerce,j'en
pourrais ajouter d'autres , prises du caractère des habitans:
Les Suédois sont très-portés à l'ostentation et àla
dépense; les artisans comme les bourgeois , les bourgeois
comme les nobles . Il n'a rien moins fallu que l'autorité
des lois pour empêcher les gens vivant noblement
de payer de toute leur fortune les modes françaises.
Cet amourdu luxe est un fléau dans un état qui n'a guère
que de la monnaie de cuivre , et qui ne fait presque
point de commerce qui ne lui soit désavantageux .
Ce pays est menacé d'une crise par les finances. Le
bureau d'escompte de Malmoë a suspendu ses paiemens.
Les directeurs sont en fuite. Dans cet embarras , le roi
convoque une diète extraordinaire. D'un autre côté ,
deux partis qui prennent le nom , l'un de royaliste et
l'autre de contitutionnel , troublent la Norwege , s'ils ne
la déchirent pas . Le prince Oscar voyage , par ordre du
roi , dans les différentes cours d'Europe , en commençant
par l'Angleterre . On veut qu'il s'instruise en détail du
grand art de gouverner , qui , en somme , se réduit à
ceci : ne séparez jamais vos intérêts de ceux de vos
sujets , si vous ne voulez qu'ils séparent leurs intérêts
des vôtres . - Il n'y a point eu d'été dans quelques cantons
de la Russie .
ALLEMAGNE . -Esprit constitutionnel , esprit de to
lérance , esprit d'union et de fraternité , voilà maintenant
l'Allemagne , à quelques cantons près. Il est possible
qu'une révolution politique s'y prépare ; mais elle
sera morale en même temps. Les églises réformées sont
près de n'en faire qu'une . La prochaine fète séculaire
serait digne de Melanchton. Ce sont des paroles vrai
ment royales , que ces paroles du roi de Prusse : « Puisse-
« t-il être rapproché ce temps des promesses divines ,
« où tout doit former un seul troupeau , sous un seul
pasteur , dans une seule foi , un seul amour , et une
« seule espérance. »
Il entre sûrement du patriotisme dans ces ligues
absurdes du fabricant contre le consommateur , qui sont
OCTOBRE 1817 . 187
pajourd'hui la maladie de l'Allemagne. Je ne sais s'il
faut approuver ou blâmer les recrues dispendienses faites
dans les ateliers de Manchester et de Birmingham . Si
l'Allemagne pouvait tout-à-coup depeupler ces ateliers ,
ce sacrifice d'argent ne serait pas mal entendu. Mais
quelmal fera-t-elle à sa rivale , en la délivrant de quelques
bras inutiles ? Car les ateliers manquent plutôt aux
ouvriers , que les ouvriers aux ateliers. Il me semble
qu'avant de se metttre ainsi en état d'hostilité contre
une industrie supérieure , un pays manufacturier devrait
s'inquiéter d'abord si toutes les données sont égales , et
lesfacilitéspour acquérir les matières premières , et le
sol, et le ciel, et les eaux , et les capitaux disponibles .
Mais ce qui vaut mieux qu'une bonne spéculation
commerciale , ce qui peut réparer un jour les spéculations
hasardées , c'est l'établissement du système représentatif
dans tous les Etats dont l'Allemagne se com
pose. Ainsi l'ordonne l'acte de confédération. En vain
l'orgueil murmurerait , la nécessité parlerait plus haut
que lai .
- Toute l'Allemagne a les regards fixés sur le duc
de Saxe-Veymar. Il a réduit les impôts , se promettant
bien de les réduire encore , lorsqu'une partie de
ceux qu'il maintient aura servi à éteindre la dette. Il
accorde à son Etat la liberté indéfinie de la presse ; il
supprime sa garde , c'est-à-dire qu'il s'abandonne à
l'amour de ses sujets. Ce ne sont pas la seulement de
belles actions , ce sont d'excellens calculs.
- La gelée a fait périr les légumes dans le Hanovre.
Stutgard souffre beaucoup de l'hiver précoce qui s'annonce
par des neiges. Les vendanges , en Hongrie ,
i promettent beaucoup.
| ANGLETERRE .- L'industrie de l'Angleterre est à son
apogée. Ceux qui visitent ses ateliers de Glascow , de Liverpool
, de Birmingham , de Shaffield , de Nottingam ,
s'émerveillent de leur prospérité. En peut-on dire autant
de ses finances ? Il est clair que le gouvernement cherche
à faire des capitaux par quelque autre voie que les
subsides , s'il propose , comme on dit , aux propriétaires
des cinq pour cent d'éloigner la liquidation pendant
un certain nombre d'années , moyennant un prix con-f
188 MERCURE DE FRANCE.
venu. Cela rapporterait , dit-on , neuf millions sterling.
La situation politique de ce pays change , mais en
mal. Le gouvernement se trouve entre deux oppositions ,
celle des prêtres et celle des niveleurs. Les premiers
foudroient, du haut de leur chaire , la liberté de conscience,
qui mène droit à l'athéïsme , disent- ils . Je ne
sais lequely mène le plus droit, de la liberté oude la contrainte.
Les niveleurs ne sont pas plus tolérans . Comme
l'orchestre du théâtre de Derby jouait l'air Dieu sauve
le roi , ils y répondirent par ce cri : Bretons , soyez
libres. Un ivrogue , qui avait harangué , à Spafields , a
prèché la police. En Angleterre , jusqu'à la démence ,
tout prend un air dogmatique. La procédure des accusés
de Derby commence , mais le gouvernement veut
qu'on la tienne secrète ; on se demande pourquoi.
1
-Les gelées font craindre pour les avoines de Glascow,
e: le vent d'est pour les pommes de terre. Le typhus
exerce ses ravages à Cavan. On a construit des baraques
en dehors de la ville pour y recevoir les malades.
Les vents d'est rendent le retour des Indes occidentales
très -périlleux .
-On doit construire sur la Tamise un pont dont la
longueur sera de trois mille quatre cents pieds ; les
vaisseaux passeront sous ses arches qui auront cent
dix pieds d'élévation ; il aura trois arches de trois cent
vingt pieds d'ouverture sur l'eau , et huit de trois cents
pieds d'ouverture sur les terres et les fonds environnans.
FRANCE . Epizootie dans le département du Doubs ;
fortes gelées dans le département de la Marne , qui ont
partout arrèté la maturité du raisin. Le mème fléau a
détruit les vignobles du département de la Meuse ; et
une grêle , plus terrible que celle de septembre , n'a
plus rien laissé dans les campagnes de Cahors. LaHaute-
Bourgogne , le Berry et Nîmes sont plus heureux.
Parmi les moyens de prévenir ces désastres ou d'atténuer
au moins leurs effets , il faut mettre au premier
rang les encouragemens solennels, carc'estune grande
puissance que l'émulation ; il n'y a pas jusqu'au beurre
frais qui ne s'en ressente ; on a trouvé les moyens de
le conserver en le lavant dans l'eau- de-vie. Aussi le
ministre de l'intérieur vient d'accorder une prime pour
lameilleure culture des pommes de terre , et la société
1
OCTOBRE 1817 . 189
d'agriculture de Toulouse a distribué, en grande pompe,
de petites médailles d'or aux garçons fermiers les plus
intelligens . Malheureusement un grand caractère , un
caractère national manque à ces solennités . J'envie à la
Bavière sa fête de l'agriculture et de l'industrie.
- Jusqu'ici l'on ne connaissait que les Lapons qui
fussent en possession de vendre du vent. Je ne sais
s'ils ont vendu ou donué leur secret ; mais voici un
Normand qui s'intitule dominateur de l'atmosphère . Un
sorcier normand ! c'est un sorcier et demi ; moyennant
deux pieces de cent sous , il vous communique son
droit, le droit de Jupiter.
-Madame Manson n'en finit pas . C'est de l'horreur
, de la terreur , du dévoûment , une admiration
qui outrage. Si cette dame se moque du public , elle
s'enmoque avec beaucoup d'art. On ne peut lui contester
l'esprit , l'imagination et un certain charme de
style assez rare par le temps qui court. Comme Bancal
est mort pour avoir trop parlé , madame Manson craint
de mourir aussi ; mais serait-ce pour avoir trop ou
troppeu parlé? Elle a , dit-on , mis son secret en sûreté.
Eu attendant , elle écrit , ou l'on écrit , en son nom ,
des lettres , dont un mélodrame de bonne maison se
ferait honneur. M. Rosay vient de confier au public
une de ces lettres , sans doute pour que l'on n'en croie
pas un mot; car c'est dans la Quotidienne qu'il l'a
insérée.
-Toute la cavalerie du corps d'occupation autrichien
est maintenael casernée .
-Le prince de Talleyrand est attendu à Paris .
-C'est mardi prochain que S. M. doit poser la première
pierre du piédestal de la statue d'Henri IV.
-Tous les journaux étrangers ont un libre accès en
France , hors le Vrai Libéral , le Mercure du Rhin et
laGazette Universelle.
-Le conseil d'état discute la loi sur la liberté de la
presse. Il me semble que tout se réduit à ceci : Reprimez
, ne comprimez pas .
-Le comte de Ropstochin a loué pour six mois , diton
, l'hôtel de Montebello .
- Le duc d'Angoulème recueille partout , sur son
passage, des témoignages d'amour et de fidélité. Voici
1
190 MERCURE DE FRANCE .
son itinéraire : Laon , Lafère , Saint-Quentin , Amiens ,
Dieppe , Rouen , Caen , Cherbourg , Rennes , Nantes ,
Bourbon-Vendée, la Rochelle , Rochefort , Niort, Saumur,
le Mans , Alençon, Evreux, Paris .
ESPAGNE . On ne sait si le conseil des Indes a recu
des nouvelles fâcheuses de l'Amérique méridionale.
Mais il y a de l'inquiétude dans quelques tètes. Iln'est
plus question d'embarquement. Quoique O'donnellmenaceles
Algarves, on persiste à ne pas croire à la guerre.
Les Portugais rendront Montevideo qu'ils ne peuvent
garder ; et tout ceci passera pour un mal-entendu .
PORTUGAL .- Des troupes sont en marche pour assis
ter au supplice da général Freyre. Cependant le peuple
est mécontent ; il connait l'arrêt sans en connaître les
motifs , On dit qu'on les lui fera connaitre après l'exécution.
SUISSE . Les 15 et 18 octobre , il y eut des maisons
pillées à Genève. Le syndic de la garde interposa ,
comme on peut le croire , son autorité. Garde et syndic
furent assaillis par des pierres et des huées ; la générale
battit; on multiplia les patrouilles . Quelques jours aupa
ravant , les magnifiques seigneurs avaient cru devoir
taxer les denrées au marché. Le jour d'après , tous les
vendeurs avaient disparu.On craint que les subsistances
ne soient pas le vrai motif. Quelques petits cantons es
saient du système prohibitif. N'ont-ils pas leurs écrivains
qui prouvent gravement que la liberté des exportations
estunmal ? Car depuis MM. F..... et de B..... que ne
prouve-t-on pas ? Apparemment le dominateur de l'at
mosphère leur a donné sa parole qu'ils n'auraient jamais
recours aux importations.
Et, sur cet oreiller , ils dorment d'un bon somme.
ITALIE .-Quelques parties de l'Italie semblent retombées
au siècle des Condottieri. Plus de sûreté pour
les voyageurs , même pour les habitans des villes. Les
brigands volent jusque dans le palais Quirinal. Ce
fléau est encore plus terrible dans les Calabres. S'il en
faut croire un voyageur qui met beaucoup de grâce
dans ses récits ( M. de Stendhal) (1 ) , « Quand ces bri-
(1) Rome, Naples , Florence. Un vol. in-8°,
OCTOBRE 1817 . 291
<<gands calabrois sont en marche , l'avant-veille , tous
<<les fermiers de la route ont avis de tenir prêts , à telle
tant de personnes , suivant
«leurs moyens. Ce service est plus régulier que celui
«des étapes royales. >>>
K heare , des epas pour
Dans une petite ville de Sicile , des misérables ont
égorgéun enfant avec des cérémonies prétendues magiques
, pour découvrir un trésor. L'instruction élémentaire
! l'enseignement mutuel ! Il faudrait crier
cela sur les toits .
COLONIES .- Le Portugal vient de restituer la Guiane
à la France ; il restituera Monte-Video à l'Espagne .
Ainsi finissent beaucoup de conquêtes.
-Les gouvernemens sont aujourd'hui comme les
grands seigneurs d'autrefois , qui ne pouvaient décemment
se passer d'avoir des dettes. Celle de Pétion n'est
encore que de trois cent mille francs. Elle grandira .
-Les journaux racontent longuement l'entrevue du
lord Sommerset , gouverneur du Cap-de-Bonne-Espérance
, avec le chef des Cafres . Il s'agissait sur -tout de
réprimer le vol chez ces sauvages , qui n'ont pas des notions
très-distinctes du tien et du mien, Au moment où
le chefs'engageait solennellement à punir de mort les
voleurs , un des siens se livrait au péché d'habitude.
- Une loi défend aux Canadiens de vendre leurs
bois de construction à d'autres qu'aux Anglais. Et une
autre loi soumet àdes impôts considérables ces mêmes
hois de construction , à leur arrivée dans les ports anglais.
!
- Point de Nouvelles de Morillo . Les royalistes évacuent
la province de Buenos-Ayres . Le Chili et le
Haut-Pérou sont au pouvoir des insurgés.
BÉNABEN.
ANNONCES ET NOTICES.
CAUSE CÉLÈBRE.-Procès complet des prévenus de
l'assassinat de M. Fualdès , ex-magistrat à Rhodez ,
192 MERCURE DE FRANCE .
accompagné d'une notice historique sur les principaux
personnages qui figurent dans cette affaire ; de docu
mens nouveaux concernant les condamnés , et des por+
traits gravés de plusieurs d'entre eux. Un vol. in-8 .
Prix 4 fr. , et 4 fr. 75 c. par la poste. A Paris , chez
Fillet , imprimeur-libraire , éditeur de la Collection des
Moeursfrançaises , rue Christine , n. 5 .
Précis de l'Histoire de France , depuis la mort de
Louis XVI jusqu'au rétablissement de la maison de
Bourbon ; par M. L. Langlois. Un vol. in-12 , orné d'un
beau portrait de S. M. Louis XVIII . Prix : 3 fr. 6o c. ,
et 4 fr. 60 cent. franc de port. A Paris , chez Hubert ,
libraire , au Palais-Royal , galerie de bois , n. 222.
AVIS .
Les personnes dont l'abonnement expire au 31 octobre
, sont invitées à le renouveler de suite , si elles
veulent ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi du
journal . L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse.
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc, A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE ,
rue des Poitevins , nº. 14 .
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf
heures du matin jusqu'à six heures du soir.
LeMERCURE DE FRANCE paraîtle Samedi de chaque semaine. Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr . pour sis
mois , et 50 fr. pour l'année.
TABLE.
Poésie. Le Bain ; par M. P. F. Tissot.
Nouvelles littéraires.-La Gaule poétique (analyse) ;
parM. Jay.
Pag. 145
148
Les Nuits romaines ( analyse ) ; par M. Jouy.
Variétés . -Sur Saint- Lambert et sur Turgot; par
165
M. Lacrelle aîné. 171
Annales dramatiques. 177
Politique.-Revue des Nouvelles de la Semaine; par
M. Bénaben.
185
Notices et Annonces. 191
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
i
MERCURE
DE FRANCE .
SAMEDI 1er. NOVEMBRE 1817.
LITTÉRATURE,
POÉSIE.
יז
FRAGMENT D'UNE IMITATION EN VERS DE LA LUSIADE,
Mais Vénus dont les yeux veillent incessamment
Sur leshéros vainqueurs du terrible élément ,
L'immortelle Vénus , attentive à leur plaire,
Veut que de tant d'exploits ils goûtent le salaire ;
Qu'au sein même des flots qui les ont tourmentés,
Les plaisirs et les jeux, enfans des voluptés,
Lesplongent tour à tour ende molles délices ,
Etpar un doux accord enchantent leurs supplices.
Ledesseinen est pris, la déesse à l'instant
Quitte Paphos , s'élève en un char éclatant ,
Où s'attèle Cicnusau plumage d'albâtre.
Lacolombe amoureuse autour d'elle folâtre ,
Voltige sur sa tête , et de ses cheveux d'or
Effleure,en se jouant , le mobile trésor.
L'Olympe lui sourit : partout à son passage
Monteet se courbe en dais l'argent pur du nuage ;
Aux sommets d'Idalie , elle s'arrête enfin.
Asonpremier aspect le zephir du matin ,
Dans les bois , les vallons , redouble son murmure ,
Etdes myrthes en fleurs balance la verdure.
Sur un litde gazon couché négligemment ,
L'amour en ces beaux lieux sommeillait un moment.
Sa mère l'aperçoit , et sa bouche vermeille
Luidonne un doux baiser : le jeune dieu s'éveille ....
« Est-ce Vénus , dit-il , qui s'offre devant moi ?
TOME 4
TIMBRE
SEINE
с.
13
194 MERCURE DE FRANCE .
•Monfils , répond Vénus , qui , j'ai recours à toi ;
« Qui toi qui ne crains pas la foudre inévitable ,
«Aux géans orgueilleux jadis si redoutable;
<<A toi , mon seul espoir et mon premier appui !
<<Il faut que ton pouvoir se signale aujourd'hui .
<<L<es Parques m'ont prédit que la Lusitanie
<<Reproduirait l'honneur de mabelle Ausonie ,
<<< Et que tous ses enfans , par de nobles travaux ,
<<Des antiques Romains un jour seraient rivaux.
<< C'est envainque Bacchus,ennemi de leur gloire ,
« Leur fait par des tourmens acheter la victoire ;
«Que grâce à ses fureurs l'Océan mutiné ,
<<Contre leurs pavillons vingt fois s'est déchaîné .
De Bacchus et des flots ils ont bravé la haine :
«Je prétends qu'aujourd'hui sur la liquide plaine ,
«En dépit de Bacchus , de l'Océan jaloux ,
« Ils savourent enfin les plaisirs les plus doux.
<<Prends ton are , ô mon fils , prends tes flèches rapides ,
<<Vole et verse tes feux au sein des Néreïdes ;
<<<Que toutes , oubliant une injuste rigueur ,
«Demon peuple chéri préparent le bonheur.
<<Jeles rassemblerai dans une île flottante ,
« Où le ciel toujours pur , Flore toujours constante ,
«D'un printemps éternel prodiguent les trésors.
« Là, je veux que , cédant à ses nouveaux transports ,
•De myrthes et de fleurs la tête couronnée,
<<E<tsablanche tunique auxvents abandonnée ,
e Chaque nymphe , docile à mon premier signal ,
<<Tantot, en des palais de jaspe et de cristal ,
<<Tantôt , au sein des bois , au bord des eaux limpides ,
<<Abreuve de nectar ces guerriers intrépides ,
«Et que les vastes mers , où j'ai reçu lejour ,
<<<<Reconnaissent en moi la mère de l'amour.
Elle dit : Cupidon à ses ordres fidelle ,
Sur le char lumineux s'est assis auprès d'elle.
Les cignes , de leur vol ,au loin agitent l'air ,
Etplanent au-dessus de la tranquille mer.
L'amour saisit son arc; ses traits volent : Nérée
S'inquiète et s'étonne, en sa grotte ignorée.
Chaque nymphe des mers se voit percer le coeur.
Undésir inconnu de tous ses sens vainqueur ,
La trouble , la poursuit et subjugue son âme ;
Elle exhale en soupirs sa langoureuse flamme.
Et toutes , au mépris d'une juste fierté ,
Sur leurs couches d'azur rèvent la volupté.
Thétis, reine des flots , n'est pas encore soumise.
Sa conquête , à l'Amour , par Vénus est promise ;
Il s'indigne ; il choisit un trait plus acéré ,
Et l'insensible coeur est bientôt déchiré.
Il n'est plus pour l'Amour de victoire imparfaite.
Tous ses traits ont porté. Sa mère satisfaite ,
Lui montre en souriant les vaisseaux lusitains ,
Que poussent de concert les vents et les destins.
NOVEMBRE 1817. 195
Neptune, apaise-toi... Vous , ondes ténébreuses ,
N'opposez plus d'obstacle aux Nymphes amoureuses !
Lesvoilàceshéros que leur promet Vénus !
Leurs blonds cheveux flottans et leurs bras demi-nus,
Brillantes de fraîcheur , de grâce , de jeunesse ,
Elles suivent les pas de l'aimable déesse:
Lanuit alors fuyait , et l'aube au front riant
Delumière etde fleurs parsemait l'orient,
Ciel! quelleestdes héros la surprise et la joie,
Quandà l'éclat des feux que l'Olympe déploie ,
Leurs yeux ont aperçu , comme une autre Délos ,
L'ile se balançant sur le cristal des flots.
Ils abordent en foule , et, d'une mainprudente ,
Sur le sable des mers jettent l'ancre mordante.
D'abord au devant d'eux s'élèvent trois côteaux;
Des tapis de verdure émaillent leurs plateaux;
De leur sommet jaillit une onde vive et pure ,
Qui s'éloigne par bonds avec un doux murmure ,
Promène la fraicheur ; en longs filets d'argent
Sedivise, et bientôt d'un cours plus diligent ,
Au fond de la vallée, en un bassin immense ,
Verse de ses trésors la liquide abondance.
Des pins dont le feuillage affronte les hivers ,
Les chènes orgueilleux de leurs panaches verts ,
Semblent avecplaisir, dans ce miroir mobile
Contempler de leurs fronts la majesté tranquille.
Laterreen ces beaux lieux pour répandre ses dons ,
N'estpoint assujétie à l'ordre des saisons ;
L'automne et le printemps , qu'un doux hymen enchaine,
Deprésens confondus enrichissent la plaine.
Pomone à leur exemple abjurant ses dédains ,
S'unit au dieu fécond qu'implorent les jardins.
La cerise offre à l'oeil sa robe diaprée.
Du citronsavoureux , de la mûre pourprée
Aux feux d'unjour serein l'éclat pur resplendit;
L'or du limon suave en globe s'arrondit ;
Globes voluptueux où l'on revoit l'image
Dubeau sein d'une vierge au printemps de son âge ;
Mille fruits parfumés invitent à la fois
,
Et le goût et les yeux, incertainsdans leurs choix.
Cypris , d'arbres sans nombre embellit son domaine.
Le pâle peuplier, si cher au fils d'Alemène ,
Lelaurierd'Apol
d'Apollon , le chéne audacieux ,
Que lafable consacré au souveraindes cieux ;
Le myrthe de Vénus plus humble et plus timide ,
Lecyprèsdont lefront s'élève en pyramidé ,
Tous ces fils de la terre abondamment épars ,
Pourombrager ces bords croissent de toutes
Flore autour d'eux étale une pompe odorante.
doutes parts.
Le narcisse penché sur l'onde transparente ,
Epris d'un fol amour ycherche encor sés traits.
Le chasseur dont Vénus adora les attraits ,
Renait dans l'anémone et l'aimable hyacinthe ,
:
13.
196 MERCURE DE FRANCE .
Eternel monument de douleur et de plainte.
Les roses , les jasmins et les lys embaumés ,
D'une main libérale en ces beaux lieux semés ,
Tapissent les coteaux , émaillent les prairies ,
Flottent sur les gazons , en riches draperies ;
Et rivaux de parfums , de fraîcheur , de beauté ,
Parent avec orgueil le séjour enchanté.
Les nymphes , que l'amour et ses plaisirs attendent
Dans l'ile fortunée , au hasard se répandent ,
S'abandonnent ensemble à mille jeux divers .
Les unes sous leurs pas , foulant les tapis verts ,
Aux doux sons de leurs voix s'élèvent en cadence ,
Et Vénus invisible applaudit à leur danse.
Les autres mollement font frémir sous leurs doigts
Un rival heureux de l'Amphiondes bois ,
Et chantent de Cypris les bienfaits et lagloire.
Celles-ci de la flûte interrogent l'ivoire.
Plusieurs ont dépouillé des habits importuns ;
Au sein des eaux où l'ambre exhale ses parfums ,
Se plongent , et les eaux dont l'azur les embrasse ,
Detous leurs mouvemens développent la grâce.......
***
ÉNIGME.
Lecteur , étouffe-moi pour me conserver l'être ;
Sous un lugubre aspect to me verras paraître.
(Par M. T. POUSSIER. )
www
CHARADE .
En te livrant à mon premier ,
Si tu te trouves mon dernier
Tupeux te rafraîchir en croquant mon entier.
www
;
(Par M. J. I. ROQUES. )
nummu
LOGOGRIPHE .
J'inspire en retranchant ma tête ,
Ce que l'on trouve avec ma tête.
NOVEMBRE 1817. 197
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est mouche; celui de la charade,
est bissac ; et celui du logogriphe , rusé , où l'on
trouve usé.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Petit volume contenant quelques aperçus des Hommes
et de la Société ; par Jean-Baptiste Say , de l'académie
de Saint-Pétersbourg ( 1 ).
On aime à lire , malgré sa sévérité , le grave et profond
moraliste , appelé Pascal , ce génie qui a deviné ou
résolu les plus beaux problèmes de la science , et sonde
les abîmes du coeur humain. Terrassant quelquefois ,
comme Bossuet , quand il parle de la divinité , Pascal
paraît avoir pensé , comme lui, que l'orgueil étant la
source de presque toutes nos fautes , il fallait l'humilier
et le punir par la vivante peinture des faiblesses , des
vices et de l'infirmité de l'homme. Bossuet s'acquitte de
ce devoir avec une sévérité qui accable , avec une
hauteur qui offense d'autant plus , que du haut de sa
(1) A Paris , chez Déterville , libraire , rue Hautefeuille ,
num. 8.
198 MERCURE DE FRANCE.
chaire , il semble planer sur toutes les têtes , et se
séparer de la condition de ceux qu'il condamne. Pascal ,
plus humble et plus simple, se met dans la société
commune ; il semble avouer qu'il a puise dans l'observation
de son propre coeur les leçons qu'il nous donne.
C'est en lui-même qu'il a trouvé les deux extrémités
morales de l'homme , sa bassesse et sa grandeur. Peutêtre
nous décourage-t-il trop en nous faisant si petits
et si faibles ; peut-être la société a-t-elle besoin qu'on
ne mette pas la vie humaine à si bas prix , et que nous
ne soyions pas préoccupés du ciel , au point de regarder
en pitié le monde et nos semblables. Mais c'est une
erreur commune à presque tous les écrivains chrétiens ,
de chercher à désintéresser l'homme des choses de la
terre. Nous ne sommes pas destinés à être des céno
bites et des religieux , mais des citoyens , des membres
d'une famille et d'un état. Nonobstant cette observation,
Pascal me paraît sublime quand il remarque les con
trariétés étonnantes qui se trouvent dans notre nature ,
quand il regarde tout l'univers muet , et l'homme abandonné
à lui-même , et comme égaré dans ce recoin
de l'univers , sans savoir qui l'y a mis , ce qu'ilyest
venu faire , ce qu'il deviendra en mourant.
Le magnifique Bossuet se plaît à châtier les puis
sances de la terre , à fouler aux pieds leurs grandeurs
devant un cercucil , image de leur néant ; mais on ne
le surprend guère à jeter un regard de commisération
sur nous. Il frappe presque toujours , et ne console jamais
. Pascal nous plaint , en nous montrant à nu nos
difformités; il hait les vices , mais on sent qu'il a des
entrailles d'homme , et qu'il s'afflige à notre sujet. Il a
l'air de nous répéter sans cesse , avec l'accent d'une
pitié véritable : « Infortunés , pourquoi vous faites-vous
méchans ? Vous aviez tant besoin de vertu et de
NOVEMBRE 18171 rog
«bonté pour nepas aggraver le sort auquel notre vie
<<est condamnée ? » Quelquefois même on devine que
sa pensée n'est pas sortie toute entière de son coeur ;
qu'il ajoute , en tremblant de commettre un blaspheme :
4Omon Dieu ! pourquoi permettez-vous le vice ?Com-
«ment lemalheur de l'homme est-il entré dans les conseils
<< de votre sagesse ? » Ily a dans Pascal ungénie qui perce
tout , une lumière qui éclaire tout ce qu'il a voulu
connaître et montrer ; il y a aussi des obscurités profondes
et volontaires. Après avoir poussé l'examen de
certaines choses , plus loin qu'aucun autre penseur ,
on dirait qu'il s'est arrêté , dans la crainte d'avoir des
éblouissemens de raison; de la perdre même en s'obstinant
à étendre ses découvertes , et de troubler toutes
les certitudes qu'il croyait avoir acquises. Plus croyant
et non moins investigateur que Bossuet , on croit apercevoir,
en le lisant , qu'il a mesuré des yeux l'abîme du
doute , et qu'il s'est retiré des bords de cet abîme avec
un effroi dont l'impression n'a jamais pu s'effacer entièrement
. C'est alors qu'il se réfugie dans la foi comme
dans un asile de paix , où , délivré de ses terreurs , il
puise de nouvelles forces pour annoncer des vérités qui
lui paraissent utiles aux hommes ; le philosophe devient
apôtre.Au reste, Pascal n'est pas seulement un moraliste
chrétien; retranchez de ses pensées ce qui concerne la
religion, vous y trouverez encore toutes les réflexions
dont on abesoin pour se juger soi-même et diriger sa
conduite. Il juge l'homme et le monde , comme s'il n'avait
jamais fait d'autre étude.
LaBruyère est un observateur fin , spirituel , et qui
s'insinue bien avant dans le coeur humain; il en connaît
toutes les fibres et tous les mouvemens : princes ,
grands seigneurs, courtisans, magistrats, femmes , écrivains
, bourgeois , peuple,lui sont découverts comme
200 MERCURE DE FRANCE.
s'il avait pratiqué, dans une longue familiarité , les
diverses classes de la société. Tantôt dessinateur hardi ,
il saisit et marque d'un trait ferme le caractère d'une
figure; tantôt peintre habile , il représente , dans un
tableau original et fidèle, les passions humaines en leur
prètant les formes , les couleurs et les mouvemens qui
sont propres à chacune d'elles .
Lisez , par exemple , son chapitre des femmes , et
cherchez si quelqu'un les a mieux jugées. Quelle différence
entre cette peinture sévère mais impartiale de leurs
défauts et de leurs bonnes qualités , et la satire effrontée
de Juvenal ? Puisque nous avons nommé ce dernier
auteur , n'oublions pas de remarquer qu'en lui empruntant
des traits sur le penchant des femmes , et surtout
des grandes dames pour les histrions , La Bruyère a
eu assez de goût pour supprimer les turpitudes de son
modèle , et pour assaisonner la raison du sel de la plaisanterie.
Voilà comment on fait des imitations judicieuses
. Notre langue , amie de la réserve et de la modération
, met souvent un frein utile aux emportemens
et aux exagérations. Elle défend de dire et de peindre
certaines choses qui feraient trop de honte à l'humanité,
et blesseraient la pudeur sans pouvoir servir la
morale. Quels traits charmans de satire que ceux- ci !
<<C'est trop contre un mari d'être galante et dévote. Une
femme devrait opter... On tire ce bien de la perfidie des
femmes , qu'elle guérit de la jalousie. » Qu'est-ce que
la satire de Boileau sur les femmes ? Une fatigante exagération
. Mais quel ouvrage parfait , si Boileau eût pu
réunir , au mérite d'une versification élégante et correcte
, à la vérité comique de quelques portraits , dignes
de Molière , la justesse d'observation , la finesse du
trait , l'excellent goût de plaisanterie , la variété et les
NOVEMBRE 1817.. 201
oppositions dont il eût trouvé des modèles dans La
Bruyère !
Nous ne parlerons pas du chapitre de La Bruyère
sur les grands : on y trouve des libertés et des irrévérences
qu'on attribuerait chez nous à mauvaise intention.
Nous dirons seulement que pour,connaître bien
cette classe d'hommes qui a des goûts , des penchans ,
des vices à part qu'elle nous transmet , parce que ses
principaux personnages , placés en vue et au-dessus de
nous, deviennent les objets perpétuels de notre attention
et , par suite , de notre lâche et servile imitation,
il faut passer tour- à-tour de La Bruyère à Massillon.
L'un les immole au ridicule , et l'autre à la raison ; tous
deux sont également grands peintres à leur manière.
Au reste, il y en a pour toutle monde dans La Bruyère ;
les médiocres et les petits ont leur tour , et ne sont pas
ménagés par le caustique censeur. Ildit impertinemment
la vérité au peuple comme aux princes .
La Rochefoucault est toute autre chose. Il semble
dominé par une seule idée qu'il varie avec une multitude
de formes élégantes ; il avait vu les passions des
hommes sous leur plus mauvais jour , c'est-à-dire au
milieu d'intrigues politiques , sans noblesse dans les
moyens , et sans raison dans le but. Un grand événement,
qui agite une partie de l'Etat , ou même tout un
peuple , peut offrir , au milieu d'atrocités même , un
mélange de force , d'audace et d'héroïsme qui étonne ,
qui élève la pensée et excite l'enthousiasme. On voit
briller dans ce cahos des vertus sublimes qui vengent
et honorent l'humanité ; mais rien de pareil dans
lespectacle offert aux yeux du duc de La Rochefoucault.
On pourrait croire qu'il s'est servi d'un microscope pour
voir et représenter les objets ; on se tromperait : l'auteur
des Maximes a tout rapetissé et tout enlaidi ,
202 MERCURE DE FRANCE .
parce qu'il apeint fidèlement ce qui était sous ses yeux :
des intrigues , des tracasseries , des commérages , des
caprices et des infidélités. Pas une pensée noble , généreuse
, utile; nulle part l'amour du bien public et
le dévoûment aux intérêts nationaux. Excepté le cardinal
de Retz , qui est un personnage à part et hors de
ligne , on ne trouverait peut-être des preuves de courage
politique que dans quelques femmes parmi les
coryphées de ces ridicules querelles de la fronde. Je
ne fais pas même de réserve pour le prince de Condé.
C'est pour les avoir vus de trop près que La Rochefoucault
a calomnié jusqu'à la magnanimité elle-même , et
à la pitié qui semblerait devoir être la plus involontaire
et la plus désintéressée de nos affections. La Rochefoucault
déprécie l'homme en général , parce que
les hommes de son temps , que leur rang , leur fortune,
leur esprit , et même leur réputation méritée sous certains
rapports , semblaient devoir élever au-dessus de
laclasse commune , l'ont désabusé de toute illusion. Il
n'y avait plus de héros pour lui ; il n'en est pas moins
certain que La Rochefoucault fut un observateur habile,
et un écrivain délicat. Un auteur loué par Vol
taire , qui n'accordait pas légèrement la louange ,
quand elle devait être son dernier mot sur un homme
ou sur un livre , ne peut manquer d'un mérite réel.
Hélas ! il faut le dire , mais tout bas , si La Rochefoucault
n'a pas flatté l'espèce humaine , il a malheureusement
trop bien lu dans notre coeur , ct connu
ses penchans vicieux. C'est un censeur sévère jusqu'à
la passion , mais vrai dans le fond; il exagère quelquefois
nos torts , comme le font un père ou un ami
justement fachés , mais ces torts n'en sont pas moins
réels. Seulement je m'inscris en faux contre cette idée
d'un retour perpétuel sur nous-mêmes dans toutes
NOVEMBRE 1817 . 203
nos actions; cette idée développée avec tant de soin
par Helvétius , est contraire à l'expérience. Nous
faisons beaucoup de bonnes choses , par un mouvement
d'instinct, par une pente de notre nature , et
sans avoir le temps de penser à nous en aucune manière .
La Rochefoucault semble infirmer sa propre opinion ,
notamment dans le chapitre sur l'amour. Il avait
éprouvé cette passion et senti qu'elle inspire souvent
un abandon , un oubli de soi-même , capables de tout
sacrifier à l'objet aimé. Mais pour être vrai jusques au
bout , il faut ajouter avec le spirituel auteur des
maximes : « Il en est du véritable amour comme de
« l'apparition des esprits: tout le monde en parle ,
<<mais peu de gens en ont vu. » Cette observation vient
du coeur ; le duc de La Rochefoucault l'a prise en luimême,
dans la comparaison de ses propres sentimens
avec les émotions éphémères de la galanterie ,
qui était à la mode parmi ses connaissances et ses amis
decour.
Duelos , que J. J. Rousseau appelait un homme
droit et adroit , n'a guère considéré que la superficie
des choses , mais il a le coup d'oeil extrêmement juste.
L'idée principale de son livre est qu'il faut prendre les
hommes comme la nature les a faits , profiter de leurs
passions , qui sont aussi des élémens de vertu . « On
« peut leur démontrer , dit-il , que leur gloire et leur
* intérêt ne se trouvent que dans la pratique de leurs
* devoirs. On ne les trompe que pour les rendre plus
< malheureux ; sur l'idée humiliante qu'on leur donne
« d'eux-mêmes , ils peuvent être criminels sans en rou-
« gir. Pour les rendre meilleurs , il ne faut que les
>'éclairer ; le crime est toujours l'effet d'un faux juge
« ment. >> Voilà toute la science de la morale , dit-il
encore. Nous ajoutons , cette manière noble et judi- :
204 MERCURE DE FRANCE .
cieuse d'envisager l'homme est plus conforme àla raison
, à l'antour de l'humanité et même à la religion,
que la funeste habitude de commencer par le mépriser
et l'avilir , pour le relever ensuite. Vous me peignez à
mes propres yeux comme le plus vil des êtres créés ,
et ensuite vous trouvez en moi une image de la divinité
quelle est cette étrange contradiction ? D'où
vient ce rapprochement injurieux , dont vous feriez
assurément un crime aux philosophes , s'il leur était
jamais venu dans la pensée ?
Duclos parle de son pays en patriote, et de la probité
en homme d'honneur. C'est chez lui que l'on trouve ces
observations si vraies . « Le Français est le seul peuple
dont les moeurs peuvent se dépraver , sans que le fond
du coeur se corrompe et que le courage s'altère , qui
allie les qualités héroïques avec le plaisir , le luxe et
la mollesse . Le caractère d'Alcibiade n'est pas rare
chez nous. Qui n'aurait que la probité que les lois
exigent serait encore assez malhonnête homme. » Voici
des considérations d'un ordre plus élevé. « Le peuple
doit être le favori d'un roi , et les princes n'ont droit
au superflu , que lorsque les peuples ont le nécessaire.
Les reproches des courtisans , dit-il encore , au sujet
de Louis XII , que leur cupidité accusait d'avarice ,
valent souvent des éloges , et leurs éloges sont des
piéges.>>>
La lecture de La Bruyère amuse souvent comme une
bonne scène de comédie ; mais le défaut de liaisons et
ses brusques passages d'une matière à une autre , produisent
quelquefois le même effet que la monotonie.
Pour se plaire beaucoup avec lui, il faut le quitter et
le reprendre. On lit Duclos comme on entend la conversation
d'un homme de sens et d'esprit qui enchaîne
bienses idées , et vous conduit rapidement au but.
:
!
NOVEMBRE 1817 . 205:
une pas- >
1
Si j'avais un jeune homme à élever , et que je vou
lusse imprimer dans son âme le sentiment du vrai , du :
bon et du beau , je lui mettrais de bonne heure Vauvenargues
entre les mains. Le peu d'écrits qu'il a laissés ›
sont le fruit des méditations sublimes et profondes qui
lui faisaient oublier ses douleurs . Quelle belle âme sest
écrits supposent dans leur auteur ! Il ne calomnie pas
l'amour de la gloire , il en fait , avec raison ,
sion sublime qui élève l'homme au-dessus de lui-même.
Il a dit avec un rare bonheur d'expression : Nous
avons si peu de vertu que nous nous trouvons ridicules :
d'aimer la gloire. Il n'abaisse pas les sciences et les
lettres; il en fait une des plus nobles occupations de
l'esprit. L'amitié est pour lui la plus douce des consolations
pour les gens vertueux; il ne trouve pas que des
sens dans l'amour , il y voit encore un commerce et une
uniondes coeurs. Il définit la pitié , un sentiment mêlé..
de tristesse et d'amour , et se garde bien de la flétrir ,
comme La Rochefoucault , par un soupçon d'égoïsme.
Personne n'a mieux parlé que lui du vrai courage , et
mieu,x connu les divers genres de courage; il est vrai
que la nature et la réflexion les lui avaient donnés
presque tous , et qu'il fut aussi brave devant les douleurs
et la mort , qu'il l'avait été devant l'ennemi et les
périls. Vauvenargues a ajouté à la maxime connue du
noble Polonais : malo periculosam libertatem quam
4
tutum servitium , la servitude abaisse les hommes
jusqu'à s'en faire aimer. Il donne ailleurs une Lelle
leçon aux princes. Le terme de l'habileté est de
gouverner sans la force. Tout le monde a retenu
ce mot qui est l'abrégé de sa morale et le trait
caractéristique de sa vie les grandes pensées viennent
du coeur. Ajoutons-y de ces réflexions si
belles et si religieuses : « C'est entreprendre sur la
1
206 MERCURE DE FRANCE .
Tar
clémence de Dieu que de punir sans nécessité. La clémence
vaut mieux que la justice. » N'oublions pas une
observation remarquable : Vauvenargues fut un homme
éminemment vertueux ; Voltaire l'aima jusques à l'adoration
, et obtint de lui un attachement et une admiration
sans bornes. Voltaire ne pouvait-il pas opposer
avec avantage un tel ami etun tel défenseur à la tourbe
de ses détracteurs ?
M. le duc de Lévis nous a donné aussi un Recueil
de Maximes. Cet auteur n'est pas sans quelque ressem
blance avec La Rochefoucault; il a de la finesse et de
la précision. Comme son modèle , il dit beaucoup en peu
de paroles. « Le temps use l'erreur et polit la vérité. Le
temps est comme l'argent ; n'en perdez pas , vous en
aurez assez . L'homme porte sa peine. Persévérance
vaut mieux qu'adresse. Noblesse oblige. La générosité
pardonne , et l'imprudence oublie. La délicatesse est la
fleur de la vertu : telle est , en général , la manière de
ce moraliste. » Il ne faut pas médiocrement d'esprit pour
réduire ainsi sa pensée à l'expression la plus simple.
Nous allions en dire davantage , mais l'auteur est élevé
en dignité ; il est pair de France ; on croirait que nous
lui faisons la cour. Au risque de lui fournir une réflexion
sur certaines appréhensions que les hommes ont
de se montrer entièrement justes , nous n'en dirons pas
davantage sur son recueil .
Nous avons fait un grand détour pour arriverjusqu'a
M. Say. Dirons-nous de cet écrivain qu'il a la profondeur
de Pascal , le trait de La Bruyères , l'esprit de
La Rochefoucault , le mordant de Duclos , l'élévation
de Vauvenargues , les aperçus fins de M. de Lévis ? Non;
M. Say ne ressemble à aucun de ces écrivains , et ce
pendant il a son mérite , et cependant on peut le lire
encore après eux , parce qu'un livre, dont la morale
NOVEMBRE 1817. 201
est saine et généreuse , offre toujours une lecture intéressante
aux hommes judicieux. Le premier caractère
de l'auteur est un dégagement absolu des préjugés ; ce
n'est pas qu'il les attaque avec violence , mais il ne
laisse pas échapper une occasion de les fronder avec
malice. Voici comment il s'y prend avec ces ennemis de
« laraison : «Surles frontières de laSuisse et de laSavoie,
<<au pied du Mont-Saleve , est un grand village nommé
« Chêne , dont une moitié est catholique et dépend de
« laSavoie , et l'autre moitié est protestante. Ily a peu
<<d'années , le feu prit à la partie catholique, et la me-
« naçait de la consumer toute. Les habitans coururent
« à l'église , et se mirent en prières. La partie protes-
<<tante accourut avec des secours , et l'incendie fut
« éteint. Les catholiques attribuèrent l'effet à leurs
* prières ; les protestans à leurs secours.
« Nous raisonnons souvent de la même manière dans
« de plus grandes affaires et de plus vastes incendies. »
On trouve ailleurs : Quand on cite un fait comme
étant la cause d'un autre , uniquement parce qu'il l'a
précédé, c'est comme si l'on disait que les Romains ont
fait la conquête du monde , parce qu'ils consultaient
les poulets sacrés. Duclos n'aurait nidésavoué ce dernier
trait, ni celui qui suit. Les seuls amis solides sont ceux
qu'on acquiert par des qualités solides; les autres sont
des convives , ou des compagnons , ou des complices.
La Rochefoucault aurait évité le souvenir d'auteur qui
perce dans le dialogue avec l'architecte. On trouve chez
M. Say des réflexions très-judicieuses sur la littérature,
mais on n'aime pas à lui entendre dire : la plus belle
ode n'apprend rien et n'amuse guère ; c'est la sonate
dela littérature. Ce trait vise à l'esprit et à la pensée ,
mais il en est également dépourvu . M. Say aime la
liberté avec passion; il a fait à cette idole des belles
7
208 MERCURE DE FRANCE.
:
âmes d'honorables sacrifices ; il chérit sa patrie, et
sait plaindre ses malheurs. Nous pensons assez biende
de lui pour croire qu'il ne pourrait en ce moment lire,
sans répandre des larmes , la belle canzone de Pé
trarque , à Rienzi , sur les calamités de Rome, et le
besoinqu'elle avait, d'unemain généreuse, pour la relever
de l'abîme dans lequel elle était tombée.M.Say a un fils,
et nous croyons qu'il aimerait à luientendre réciter avec
enthousiasme cette autre canzone, adressée par le même
poète au Corrège , et le magnifique éloge de la liberté.
Ces deux pièces sont des odes pourtant ! Loin de mépriser
le genre qui a illustré les Tyrtée , les Alcée , ces
irréconciliables ennemis de la tyrannie , il faudrait
au contraire le recommander à l'estime publique. Nous
avons de si belles odes à faire sur le passé et même
sur le présent ! Nous ne savons pas encore pour
quoi M. Say attribue à la vanité le dévouement de
Curtius . Une passion si petite peut-elle enfanter de si
grandes choses ? Laissons La Rochefoucault déprécier
ainsi la nature humaine. M. Say ne se fâchera pas sans
doute de ces observations , le citoyen nous défendra
contre l'auteur.
On trouve plus d'une fois un peu de bile et d'humeur
dans M. Say , mais elles ne s'exhalent que contre
les charlatans , les imposteurs et les ennemis de l'huma
nité. Avec ces dispositions d'esprit, on ne s'attend guère
à des réflexions de lui sur l'amour, cependant il en parle
et même sans en dire du mal. Sa philosophie va jusqu'à
défendre les complimens que l'on adresse aux femmes,
et à mettre l'Eden de Milton au-desus de l'Elysée des
Grecs , parce que tous les biens s'y trouvaient , jusqu'à
l'amour qui les vaut tous ; enfin , il a un faible même
pour la galanterie, ce jeu où tout le monde triche.
Moraliste , prenez-y garde , il y a des tartuffes de
NOVEMBRE 1817 . 209
1
moeurs qui ne sont pas moins sévères contre les hypocrites
de religion. Ils vont crier au scandale.
Heureusement et par compensation sans doute , l'auteur
donne de sages conseils aux pères de famille sur
l'éducation. Loin de cacher aux enfans la perversité
des hommes , il veut qu'on la leur montre , afin de
leur éviter le ridicule et les dangers du rôle de dupe à
leurentrée dans la société. Nous voudrions pouvoir
eiter ici l'éloge de Wasingthon ; on ne l'a jamais fait
peut-être d'une manière plus touchante et avec si peu
de paroles. On sent alors pourquoi M. Say n'admire
pas ceux que Bossuet appelait avec tant d'énergie les
ravageurs du monde, et regarde Alexandre comme un
grand fou , malgré l'autorité de Montesquieu. Son humanité
et son amour de la liberté expliquent le mot suivant
: lenom de héros est déjà presque ridicule . Gardons-
nous toutefois d'admettre cette espèce de prostitution
d'un motqui exprime une chose sublime. Ayons
des héros , la patrie en a besoin , mais qu'ils soient citoyens.
Au reste , telle est au fond la pensée de M. Say .
M. Say est auteur d'un grand et beau Traité sur
l'économie politique, qui est son titre de gloire et un véritable
droit à la reconnaissance publique, dans un moment
où une science , qui nous est si nécessaire , devrait ,
s'il était possible , devenir familière à tous les citoyens .
Sans doute il n'a pas eu la prétention d'ajouter à sa réputation
par l'opuscule qui a fourni matière à cet
article; mais si cet opuscule le recommande aux bons
citoyens , et le rend plus cher à ses amis , en leur dondant
une idée plus honorable encore de son caractère
moral, il aura atteint son but. Combien d'ouvrages
| Vantés ne valent pas une pareille récompense à leur
auteur!
*
P. F. TISSOT.
14
210 MERCURE DE FRANCE,
mmmmmm
Suite de l'Esquisse sur les Délibérations politiqués,
Quoique je m'interdise de mêler les règles de la police
d'une assemblée délibérante au système de ses
discussions , je suis obligé de me demander d'abord
comment on décidera si un objet à traiter le sera ou
dans ce que jappelle le grand ordre de discussion , ou
dans ce que j'appelle l'ordre commun , parce qu'il tient
des deux autres modes ; ou dans l'ordre simple , qui
doit tenir essentiellement des formes de l'expédition .
La raison de ce choix réside dans la chose mème .
Est-elle , de sa nature , d'une grande , d'une moyenne
ou d'une petite importance ? Il ne faut qu'y regarder ,
pour le reconnaître. Mais à qui appartiendra, sur ce
point, la décision ? Sera-ce à la majorité ou à la minorité
du corps ?
Il va paraître étrange que je mette en balance les
droits de la minorité avec ceux de la majorité. Cela
pourtant est du principe de la chose même. S'agit-il
de prononcer sur une solution quelconque ? Tout à la
majorité , sans doute. Ne s'agit-il que de savoir comment
on procédera à cette solution ? L'individualité
acquiert un juste ascendant; car chacun a le droit
d'obtenir d'ètre éclairé , autant qu'il est possible , sur
l'objet en question ; et même d'employer tous les efforts
et les moyens que la loi lui accorde , pour agir sur
l'opinion des autres ; et ici le droit de chacun est
d'autant plus décisif qu'il se mêle à l'intérêt de tous .
Mais rien dans l'extrême rigueur ; gardons-nous d'établir
ici le veto polonais. Je me réduis à demander , pour un
quart des votans , le droit d'obtenir le grand ordre de
discussion , de préférence à l'ordre commun ; comme ,
end'autres occasions , celui-ci , de préférence à l'ordre
simple. Qui n'aperçoit d'ailleurs que la majorité pourra
toujours accélérer cette marche , en ne se prétant pas
à toute sa latitude , si elle est déplacée ; et de manière
à déjouer , au besoin , du moins à réduire à un faible
NOVEMBRE 1817 . 211
súccès le vil et odieux dessein de fatiguer la patience et
d'abuser du temps .
Je n'examine point si j'ai ou non à opérer dans un
système , où l'ini¿ative de la loi est réservée à une seule
branche du pouvoir législatif. J'ai besoin , pour développermon
plan, du seul et vrai système dans le ré
gime représentatif; de celui où l'on sera conduit parmi
nous , si on n'y est pas encore ; d'une initiative , commune
à toutes les parties intégrantes d'un même pouvoir.
Je n'examine pas non plus les droits , différens ou
communs , qui peuvent être réglés pour les ministres ,
dans cette discussion . Je ne dois les considérer qué
comme les autres orateurs , du moins quant au genre
et au rang de leurs discours .
Je n'examine pas enfin , si j'ai affaire à une assemblée
de deux cent cinquante membres au plus , tandis
qu'il en faudrait une de six cents , au moins . Comme
on sera encore amené à ce dernier nombre , par l'ascendant
inévitable des choses , je dois déjà supposer
existante cette amélioration ; d'autant plus que ce n'est
que dans ce dernier nombre que peuvent se rencontrer
des masses d'hommes supérieurs , en proportion
de toutes les riches matières , qui dans la marche
sociale actuelle , tombent de plus en plus , dans le
domaine législatif.
,
J'ajoute encore que mon plan étant dirigé à la meilleure
formation des lois , l'est aussi au plus grand développement
des connaissances et des talens propres
àcet auguste emploi . Or , il me faut , dans ce double
but, nonpas des hommes , déjà parvenus à l'âge où il
est ordinaire de s'arrêter à ce qu'on sait; mais plutôt
des hommes qui peuvent entrer dans les études , toujours
croissantes , de ce que nous avons justement
nommé la science sociale. Attendons tout aujourd'hui
desjeunes gens ; ce sont eux qui n'ont été infectés ni
de l'aristocratie , ni du jacobinisme de la révolution ;
et qui n'ont point passé par le despotisme du règne de
Bonaparte; ce sont eux qui portent en eux le dixneuvième
siècle , appelé à être celui d'une haute sagesse
unie à un courage calme. Il faut se servir d'un
temps qui se perfectionne , si on veut bien aller; et
dureste, on ne peut rien entreprendre de plus inutile et
-
14.
212 MERCURE DE FRANCE.
de plus funeste que de chicaner par de lourdes entraves
un siècle qui s'élance par un essor forcé. On est
aussi mûr aujourd'hui à trente ans , qu'on l'était autrefois
à quarante ; et on l'est mieux , er, ce qu'on a une
meilleure instruction , et à laquelle de plus grands
progrès ne sont pas encore refusés. Je veux encore
admettre d'avance , sur ces deux points , ces premiers
perfectionnemens de l'état actuel , qui ne peuvent
avoir été réalisés une fois , que pour reparaître bientôt ,
accompagnés de nouveaux avantages .
Maintenant j'ouvre dans notre chambre des communes
une discussion du grand ordre , d'après mon
plan , dont j'abrégerai l'exposition , en le montrant
en action .
1º. Le projet de loi ou d'acte législatif à délibérer , de
quelque autorité qu'il émane , ou quel que soit son
auteur , est nécessairement développé dans un exposé
sommaire et analytique des causes , des motifs et des
principales dispositions , qui en forment le système.
Je me rappelle avoir vu l'usage de ces exposés , au
commencement du gouvernement consulaire ; et avant
que touty devint tyrannie et corruption; des-lors ilm'a
frappé comme le meilleur mode d'ouvrir un débat ,
où l'on doit embrasser tout le sujet et s'y renfermer.
Je le préfère à ces travaux approfondis sur le sujet,
qui sont venus depuis ; mais par des commissions , à
qui on donnait l'emploi de séduire un corps , à qui on
refusait toute contradiction. Il est inutile de faire ,
avant le débat , ce qui doit résulter du débat même .
2°. La discussion est ajournée , à époque fixe , et
avec un délai suffisant , pour que ceux qui veulent entrer
dans la discussion , puissent s'y préparer.
Je répéterai qu'il faut un long intervalle de la présentation
d'une loi à sa discussion ; cela ne nuit pas
à un bon partage des travaux d'une assemblée ; car
il est de la meilleure expédition des affaires , de les
faire marcher ensemble . Les petites se succèdent l'une
à l'autre , pendant cette sage lenteur , accordée aux
grandes .
3º. Au jour déterminé , la parole appartient au premier
inscrit , pour parler en faveur du projet d'acte ou
deloi.
NOVEMBRE 1817 . 215
Il peut proposer les amendemens qu'il désire .-
N'importe que ce soit un membre de l'assemblee ou
un membre du gouvernement.
Ilme semble qu'il conviendrait que , dans ce cas , et
mème dans tous , un membre du gouvernement , s'il
est député , annonçât d'abord , s'il entend parler comme
organe du gouvernement ou comme représentant.-Le
gouvernement a ses prérogatives à soutenir , ses demandes
à faire. Là les ministres ou les autres préposés ,
ont un engagement contracté , une mission spéciale
qui a plus de droit à la considération qu'à la déférence.
Si les ministres veulent parler comme représéntans
du peuple , il faut qu'ils reprennent , du moins sur
l'objet en question , leur indépendance ; et qu'ils la
fassent sentir. Peuvent-ils et doivent-ils avoir , avec
bonne foi , ce jeu double? C'est une des questions accessoires
, que je suis obligé de jeter en dehors de cet
écrit.
J'avoue seulement que je ne conçois pas que de
grands citoyens , de véritables hommes d'état , des
'Hôpital , des Turgot , des Malesherbes , voulussent
porter à une tribune nationale d'autres pensées , que
celles qu'inspirent les droits communs du peuple et du
monarque , puisqu'ils n'en auraient pas eu d'autres dans
le secret des conseils privés. Je viens de relire des discours
improvisés de Henri IV dans les chambres du
parlement : c'est en lui que j'ai reconnu le plus sincère
ami du peuple , celui qui rencontrait le mieux le devoir
du moment. Il m'a encore été plus sensible que
Henri IV , aujourd'hui , fixerait les nouvelles destinées
où marche le monde , malgré toutes les résistances
des sottes passions et des faux intérêts .
4° . Un orateur contre le projet succède.
-
Il est tenu d'abord de discuter le premier discours .
Soit dans cette discussion , soit après , il développe
sa propre théorie sur la matière . S'il ne rejette le
projet, que faute de certains amendemens , qui le rendraient
admissible ou désirable ; il les présente et les
motive.
Onvoit que ce discours , venant d'après un autre ,
préparé et médité , peut avoir besoin aussi de prépara114
MERCURE DE FRANCE .
tion et de méditation ; d'où il résulte qu'un délai convenable
peut être demandé et ne peut être refusé , pour
cette réponse.
5°. Une réponse à cette attaque au projet s'ensuit de
droit.
Il serait mieux qu'elle vint par un nouvel orateur ,
dans la même opinion. Plus les objets sont traités par
d'autres esprits , plus ils se montrent dans l'étendue et
la variété de leurs aspects ; c'est profit et plaisir tout à
la fois ; et , dans un grand corps qui doit donner toute
son attention , le plaisir même n'est pas à négliger.-
Je crois cependant qu'on peut accorder cette réplique ,
de préférence , à l'auteur du premier discours .
6°. Toute réplique en provoque une sur elle-même.
Donc un quatrième discours se placerait ici , soit par
le premier contradicteur du projet , soit par un nouveau
; car la même question sur la préférence se reproduit
encore .
Je ne cacherai pas pourquoi j'insiste sur ces quatre
discours , où les deux contradictoires auraient pu sulfire;
c'est que , n'ayant pas nécessairement à ma disposition
des orateurs de force pour la matière , je conçois
comme possible qu'il y en ait deux d'absolument
vides et insignifians ; de sorte que je crois devoir à
l'instruction de l'assemblée la ressource de deux autres
discours , où pourra se reporter sa dernière espérance.
C'est maintenant le cas d'admettre à l'examen un
autre plan sur le même objet , que l'on veut substituer
à celui qui a déjà reçu la première discussion .
Il y a lieu d'abord de savoir si l'assemblée vent lo
recevoir ou l'écarter par ce qu'on appelle la question
préalable ou la réclamation de l'ordre du jour ; ce qui
signifie de deux manières : on refuse la discussion.
Ici le cours de la délibération change ; il ne faut que
ce que j'ai nommé le mode d'expédition : de simples
observations pour et contre , sur les avantages ou les
inconvéniens ; sur les convenances ou les disconve
nances. Ici néanmoins je réclame une certaine latitude ,
mais dans des bornes fixées . Je n'accorderai la parole
qu'à trois opinans pour et trois opinans contre. Après
quoi , on voterait.
Le nouveau projet , s'il est admis en discussion , doit
d'abord étre débattu , relativement à l'autre , pour sa
NOVEMBRE 1817 . 215
voir s'il obtiendra ou non ce qu'on appelle la priorité ,
'c'est-à-dire , la distinction d'être reçu de préférence
pour le vote ; sauf ce qui pourrait être repris du premier
, par des amendemens , pour être approprié au
nouveau. Pour arriver à cette priorité , on conçoit
qu'il est nécessaire de considérer aussi le nouveau dans
tout son système ; de faire sur celui-ci ce qui vient
d'ètre fait sur l'autre , qui se trouve encore en regard .
Mais déjà les vues générales sur la matière peuvent
et doivent avoir été développées ; déjà la discussion
peut et doit se resserrer sur le point précis à résoudre ;
savoir la priorité à donner . Alors , sur ce point , plus de
discours ; de simples observations. Je pense méme que
dans le cas où le voeu de la majorité se déclarerait
d'avance , on satisferait à tout ce qu'exige le devoir de
tout entendre , en accordant la parole à deux orateurs
seulement.
Peut-être aussi y aura-t- il , sur cette simple question ,
beaucoup de doutes , d'embarras , d'agitation dans l'assemblée;
sur-tout si le conflit se trouve entre une proposition
du gouvernement et une proposition née dans
l'un des corps délibérans ; alors il convient de laisser
le débat se prolonger entre deux orateurs de plus.
Peut-être même une portion de l'assemblée demandera-
t-elle que , préalablement , la question s'examine
par l'assemblée , divisée en sections et bureaux. Je sais
bien que ce ne sera là souvent qu'une tactique , pour
renverser par l'intrigue ce qui était acquis par la conviction.
Mais je sais aussi que rien ne peut être refusé de
tout ce qui est propre à une plus mûre recherche du
mieux; et au risque de servir l'intrigue , je me range
pour la discussion dans les bureaux. Les bien intentionnés
ne font pas assez contre l'intrigue , quand ils veulent
lui retrancher ses moyens ; ils doivent encore savoir
la déjouer par ses moyens mêmes. Quelle sera la portion
de l'assemblée , qui fera la loi ? Je trouve encore là
un droit dans la minorité; et je la confère , comme
dans le cas déjà spécifié , à un quart des votans.
Dans cette hypothèse , les bureaux après avoir discuté
, nommeraient chacun un ou deux de leurs membres
,pour former une commission , laquelle , en délibérant
sur les voeux émis dans les bureaux , arrêterait
-
216 MERCURE DE FRANCE.
le point de décision , dont elle ferait son rapport.
J'énonce ici seulement ma manière de faire opérer les
bureaux , et les commissions qui en émanent . Je me réserve
d'expliquer ci-après toute ma théorie sur cet
emploi des bureaux et des commissions .
De quelque manière que ce soit , on arrivera à
n'avoir qu'un seul plan à délibérer ; et cela par ces
discussions préliminaires , qui auront le mérite d'avoir
jeté de vastes lumières sur tout ce qui reste à achever.
Il n'est plus question que d'admettre ou de rejeter
des amendemens au projet quelconque , qui demeure
en discussion . C'est là cette seconde opération sur la
loi , toute différente de l'autre , et que je dois traiter
avec un soin particulier.
LACRETELLE aîné.
(La suite au prochain numéro).
L'ERMITE EN PROVINCE.
FLEURETTE. '
Nomen tenuisse puella . OVID. Met.
(Le nom de la jeune fille en est resté.)
Je n'aime point les chapitres inutiles ; et quelque
plaisir que j'eusse trouvé à m'étendre sur la description
de la ville de Nérac où l'on ne peut faire un pas sans
retrouver les traces du bon roi, j'ai dû me borner à
renvoyer mes lecteurs à la notice de M. de Villeneuve-
Bargemont qui a tout dit , et tout dit à merveille sur
cette antique résidence des rois de Navarre. Je passe
ainsi à travers la ville sans m'arrêter , même à la halle,
même au marché au charbon , bien que l'on raconte
encore l'anecdote de la belle boulangère et celle du
charbonnier Capchicot , que je me promets bien de ne
NOVEMBRE 1817 . 217
pas oublier si jamais je fais un livre sur l'origine des
priviléges , maîtrises et jurandes (1 ) .
Je ne m'amuse pas à relever et à dépeindre les
ruines du château dont il ne reste sur pied que la partie
septentrionale où se trouve une galerie curieuse par
le morceau de sculpture qu'elle renferme. J'arrive
promptement à l'extrémité de l'allée des Ormeaux
qu'arrose la fontaine des Poupettes; et, en suivant ,
sur la rive droite, les méandres charmans de la Baïse ,
je me trouve dans cette garenne , peuplée , pour ainsi
dire , des souvenirs de la jeunesse de Henri IV.
Je m'assis , près de la fontaine Saint- Jean , à l'ombre
de deux magnifiques ormes dont l'un fut planté par
Henri IV , et l'autre par Marguerite de Valois ; de là
je vois les débris de la chapelle que l'on avait fait bâtir
pour que la reine ( catholique , au milieu d'une cour
protestante ) s'y livrât plus facilement à l'exercice du
culte dont elle faisait profession. Lorsqu'à la honte des
lumières dont on vante sans cesse les progrès , on voit
le fanatisme , dont le poignard atteignit Henri IV , se
réveiller auprès de son berceau , on ne lira pas sans
intérêt et peut - être sans une utile humiliation , ce
fragment, extrait des mémoires de Marguerite de Valois,
publiés par Auger de Moléon .
<<Cette félicité ( dit cette princesse en parlant de sa
«réconciliation avec son époux ) me dura l'espace de
« cinq ans que je fus en Gascogne avec lui , faisant la
<<plupart de ce temps-là, notre séjour à Nérac , où
« notre cour était si belle que nous n'envions point
« celle de France , y ayant madame la princesse de
(1) Les boulangers et les charbonniers de Nérac avaient obtenu
deHenri IV la concession de l'emplacement qu'ils occupentencore
en vertu d'un privilége dont la véritable clause n'a pas été
stipulée au contrat.
218 MERCURE DE FRANCE ,
<<Navarre sa soeur, qui , depuis, a été mariée à M. le due
« de Bar, et moi, avec bon nombre de dames et filles , et le
<< roi monmari étant suivi d'une belle troupe de seigneurs
« et de gentilshommes , aussi honnêtes gens que les plus
« galans que j'aie vus à la cour; et n'y ayant rien à regretter
< en eux sinon qu'ils étaient huguenots : mais , de cette
<< diversité de religion , il ne s'en oyait point parler ; le
« roi mon mari , et madamela princesse sa soeur , allant ,
« d'un côté , au prêche , et moi et mon train à la messe
« en une chapelle qui est dans le parc , d'où , comme
<< je sortais , nous nous rassemblions pour nous aller pro-
« mener ensemble , ou dans un très -beau jardin qui a
« des allées de lauriers et de cyprès fort longues , ou
<< dans le parc que j'avais fait faire en des allées de
<<trois mille pas , qui sont au long de la rivière. Le
« rește de la journée se passait en toutes sortes de plaisirs
« honnêtes , le bal se tenant d'ordinaire l'après-dinée
« et le soir . »
Si on ne connaissait l'histoire de cette première
épouse de Henri IV que par les mémoires que nous
a laissés cette princesse , où elle se peint comme un
modèle de sagesse et de pudeur , on pourrait , sans
affecter une grande sévérité de principes , blâmer
hautement en visitant les lieux que je parcours , les
amours infidèles dont le jeune héros y a laissé les
nombreux souvenirs , sans même parler de la belle
grecque ( mademoiselle d'Ayelle) , de la jolie Le
Rebours et de la tendre Fosseuse , toutes trois filles
d'honneur de Catherine de Médicis , près de qui ces
charges étaient , comme on le sait , de véritables
sinécures ; mais le caractère et la conduite de Marguerite
sont trop bien connus pour ne pas excuser ,
en grande partie , les torts du galant Béarnais envers
une épouse dont Charles IX avait dit : En donnant
NOVEMBRE 1817 . 219
ma soeur Margot au prince de Béarn , je la donne
à tous les huguenots du royaume ; il aurait pu ajouter ,
sans l'enlever au duc de Guise. L'indulgence , je dirai
même le respect que l'on a pour les faiblesses d'un roi
qui les racheta par tant de qualités brillantes , par tant
de vertus solides , ne m'empêche pas de signaler dans
nos moeurs , une inconséquence (je trouverais facilement
une expression plus dure et plus vraie ) dont chaque
page de notre histoire renouvelle le scandale.
De tous temps , la religion et la morale ont mis au
rang des crimes , la violation de la foi conjugale ;
et, de tous temps aussi , la société s'est montrée fort
indulgente pour un délit dont les accusateurs , les témoins
et les juges pourraient être exposés , daus la
même audience , à se voir déclarer complices. Dans
certains pays , les époux profitent , de temps en temps,
du bénéfice de la loi , sans égard aux réclamations de
leur conscience , et sans trop s'embarrasser d'un ridicule
qui a son tarif comme tout autre objet de spéculation
; dans d'autres , on prend plus gaiement et plus
consciencieusement son parti sur des torts , la plupart
du temps réciproques , que l'on cherche à se faire pardonner
par des égards mutuels ; mais , dans ce désordre
de bonne compagnie , la morale ne perd point ses
droits ; et si quelquefois elle paraît transiger avec les
apparences , c'est pour maintenir le devoir , et conserver
la rigueurdu principe. Quelle qu'ait été , et quelle que
soit encore en France l'urbanité des moeurs sur le chapitre
de la fidélité des époux , les vertus conjugales n'y
sont pas moins un titre à l'estime universelle ; et si le
mépris public ne s'attache pas toujours à la violation
du premier devoir qu'elles imposent , il est rare qu'il
pardonne à l'éclat scandaleux qui peut en être la suite.
Par quel renversement de toutes les idées de morale
220 MERCURE DE FRANCE .
et de b'enséance ce scandale que les lois punissent
partout comme un crime, que les moeurs blâment au
moins comme une faiblesse , jouit - il dans les cours
non - seulement du privilége de l'impunité , mais
d'une sorte de droit honorifique que l'on brigue avec
impudence , et dont on se targue avec vanité ? Que les
rois aient des maîtresses , que les reines aient des favoris
, c'est un tort que la plupart de leurs sujets auraient
bien mauvaise grâce à leur reprocher ; mais que
c^s maîtresses soient publiquement avouées ; qu'elles
soient fières de leur honte ; qu'elles exigent , qu'elles
partagent les honneurs souverains ; qu'elles donnent
quelquefois leur nom au règne qu'elles avilissent ; que
les arts , à l'envi , s'occupent ou plutôt s'abaissent à
célébrer de splendides adultères ; que les historiens ,
plus vils que les courtisans dont ils n'ont pas l'excuse ,
consacrent gravement cette honteuse célébrité , voilà ce
qu'il est impossible de justifier , et , s'il faut toutdire ,
ce qu'on ne trouve dans les fastes d'aucun autre peuple..
De tous les princes à qui ce reproche est applicable,
Henri IV, qui s'y est exposé le plus souvent, n'estcependant
pas celui qui doit le craindre davantage. Il a eu beaucoup
de maîtresses, mais il a eu deux méchantes femmes ;
mais ses maîtresses ne le dominaient pas ; mais il les
aurait toutes sacrifiées à Sully , comme il le disait luimême
; mais en convenant que ses faiblesses faisaient
tort à sa gloire , il demandaitfranchement grace pour
des gulanteries qui n'apportaient nul dommage à ses
peuples , par forme de compensation de tant d'amertumes
qu'il avait goûtées , de tant d'ennuis , déplaisirs
, fatigues , périls et dangers par lesquels il
avait passé depuis son enfance jusqu'à cinquante
ans. Sans doute il y aurait de l'ingratitude , même de
l'injustice à rechercher minutieusement quelques taches
NOVEMBRE 1817 . 221
dans une aussi belle vie, à demander compte de ses galanteries
, à un roi qui fut l'amour du peuple , la gloire
dutrône et l'honneur de l'humanité , et qui justifia pleinement
la dev se qu'il avait adoptée : invia virtuti
nulla via est . Mais , dans ce pays même cù aucun sentiment
ne sait se renfermer dans de justes bornes , où
l'on exècre ce que l'on hait , où l'on adore ce que l'on
aime , peut-être pouvait-on se dispenser de diviniser
des faiblesses , d'associer sans cesse le nom chéri de
Henri IV à celui de Gabrielle , qui n'a rien de commun
avec sa gloire ; et , dans un chant devenu national
, peut- être pouvait-on trouver à louer dans le
prince , qui fut , de ses sujets , le vainqueur et le
père, d'autres vertus que celles de boire et de battre
et d'être un vert galant .
On pourra me faire observer que cette réflexion
sévère n'est pas une transition fort adroite pour arriver
à l'anecdote galante que j'ai promis de raconter ; mais
je parle de Henriot et non pas de HENRI , et l'on verra
que la naïve Fleurette qui développa la première dans
le coeur d'un héros un sentiment qui tient tant de place
dans sa vie , fut peut-être la seule de toutes ses maîtresses
qui méritât de l'inspirer .
Le prince de Béarn ( depuis Henri IV ) n'avait pas
quinze ans , lorsque Charles IX vint à Nérac , en 11 566,
pour y visiter la cour de Navarre. Les quinze jours
qu'il y passa furent marqués par des jeux , des fêtes
dont le jeune Henri était déjà le plus bel ornement.
Charles IX aimait à tirer de l'arc ; on voulut lui
en donner le divertissement , et l'on pense bien qu'aucun
des courtisans , pas même le duc de Guise qui
excellait à cet exercice, n'eut la maladresse de se montrer
plus adroit que le monarque. Henri ( que l'on appelait
encore Henriot ) s'avance , et, du premier coup ,
222 MERCURE DE FRANCE.
enlève , avec sa flèche, l'orange qui servait de but.
Suivant la règle du jeu , il veut recommencer et tirer le
premier ; Charles s'y oppose et le repousse avec humeur
; Henri recule quelques pas , arme son are et dirige
sa flèche sur la poitrine de son adversaire : celui-ci
se met bien vite à l'abri derrière le plus gros de ses
courtisans , et ordonne qu'on éloigne de sa personne
ce dangereux petit-cousin .
La paix se fit; le mème jeu recommença le lendemain
: Charles trouva un prétexte pour n'y pas venir.
Cette fois , le duc de Guise enleva l'orange qu'il fendit
en deux ; il ne s'en trouvait pas d'autre . Le jeune prince
voit une rose sur le sein d'une jolie fille qui se trouvait
au nombre des spectateurs ; il s'en saisit et court la
placer au but. Le duc tire le premier , n'atteint pas ;
Henri , qui lui succède , met sa flèche au milieu de la
fleur , et va la rendre à la jolie villageoise sans la détacher
de la flèche victorieuse qui lui sert de tige.
Le trouble qui se peint sur la figure charmante de
cette jeune fille , qu'il embellit encore , se communique
à celui qui le fait naître , et les doux regards qu'ils échangent
à la dérobée sont les premiers signes de la vie
nouvelle qui vient de commencer pour eux.
En retournant au château , Henri questionne ceux
qui l'entourent ; il apprend que l'aimable enfant se
nomme Fleurette, qu'elle est fille du jardinier du
château , et qu'elle demeure au petit pavillon qui se
trouve à l'extrémité du bâtiment des écuries (1 ). Dès
le lendemain , le jardinage est devenu la passion de
Henri ; il a choisi un terrain de quelques toises aux
environs de lafontaine de la Garenne , où il saitque
(1) Ce pavillon existe encore et sert à renfermer les instrumens
du jardinage.
NOVEMBRE 1817 . 223
Fleurette se rend plusieurs fois dans la journée : il
l'entoure d'un treillage; il y fait des plantations où il
travaille avec d'autant plus d'ardeur qu'il est aidé
par le père de Fleurette , et qu'il a, vingt fois par jour ,
l'occasion ou le prétexte de la voir.
Si j'écrivais un roman historique , j'aurais la liberté
d'arranger , ou d'imaginer une foule de jolis détails ,
mais je raconte une anecdote , et je dois me borner
au simple récit des faits principaux .
Depuis près d'un mois Henriot en contait à Fleu
rette ( c'est de là , je dois le dire en passant , que nous
vient cette expression figurée de conter fleurette , dont
l'étymologie est plus sûre que la plupart de celles que
nous donne M. Morin dans son dictionnaire ). Henriot
et Fleurette s'aimaient éperduement , sans trop savoir
encore ce qu'ils se voulaient ; ils l'apprirent un soir
àlafontaine. Fleurette s'y était rendue un peu tard ;
l'air était pur ; le murmure des eaux , les plaintes du
rossignol enchantaient le silence des bois, et la lune
éclairait , d'un jour mystérieux , une retraite où la nature
est déjà la volupté. Que se passa- t-il dans cette
soirée , à la fontaine de la Garenne , entre le petit
prince de quinze ans et la petite bergère de quatorze ?
Il est plus aisé de l'imaginer que de le décrire ; tout
ce que j'ai pu savoir , c'est qu'au retour de la fontaine
la bergerette avait pris le bras du prince de Béarn , et
que celui-ci portait la crûche sur sa tête. Ils se séparèrentàl'entrée
du parc ; l'un retourna gaiement au château,
l'autre pleura en rentrant dans son modeste réduit.
Le père de Fleurette ne s'était pas aperçu que sa
fille, depuis ce jour , allait plus tard qu'à l'ordinaire à
la fontaine; mais le précepteur du jeune prince , le
vertueux la Gaucherie avait observé que son royal élève
avait toujours un prétexte pour s'échapper à la même
222 MERCURE DE FRANCE.
enlève , avec sa flèche , l'orange qui servait de but.
Suivant la règle du jeu , il veut recommencer et tirer le
premier; Charles s'y oppose et le repousse avec humeur
; Henri recule quelques pas , arme son are et dirige
sa flèche sur la poitrine de son adversaire : celui- ci
se met bien vite à l'abri derrière le plus gros de ses
courtisans , et ordonne qu'on éloigne de sa personne
ce dangereux petit-cousin.
La paix se fit ; le même jeu recommença le lendemain
: Charles trouva un prétexte pour n'y pas venir.
Cette fois , le duc de Guise enleva l'orange qu'il fendit
en deux ; il ne s'en trouvait pas d'autre. Le jeune prince
voit une rose sur le sein d'une jolie fille qui se trouvait
au nombre des spectateurs ; il s'en saisit et court la
placer au but. Le duc tire le premier, n'atteint pas ;
Henri , qui lui succède , met sa flèche au milieu de la
fleur , et va la rendre à la jolie villageoise sans la déta
cher de la flèche victorieuse qui lui sert de tige.
Le trouble qui se peint sur la figure charmante de
cette jeune fille , qu'il embellit encore , se communique
à celui qui le fait naître , et les doux regards qu'ils échangent
à la dérobée sont les premiers signes de la vie
nouvelle qui vient de commencer pour eux.
En retournant au château , Henri questionne ceux
qui l'entourent ; il apprend que l'aimable enfant se
nomme Fleurette, qu'elle est fille du jardinier du
château , et qu'elle demeure au petit pavillon qui se
trouve à l'extrémité du bâtiment des écuries (1). Dès
le lendemain , le jardinage est devenu la passion de
Henri ; il a choisi un terrain de quelques toises aux
environs de lafontaine de la Garenne , où il sait que
(1) Ce pavillon existe encore et sert à renfermer les instrumens
du jardinage.
NOVEMBRE 1817 . 225
Fleurette se rend plusieurs fois dans la journée : il
l'entoure d'un treillage; il y fait des plantations où il
travaille avec d'autant plus d'ardeur qu'il est aidé
par le père de Fleurette , et qu'il a , vingt fois par jour ,
l'occasion ou le prétexte de la voir.
Si j'écrivais un roman historique , j'aurais la liberté
d'arranger , ou d'imaginer une foule de jolis détails ,
mais je raconte une anecdote , et je dois me borner
au simple récit des faits principaux .
Depuis près d'un mois Henriot en contait à Fleurette
( c'est de là , je dois le dire en passant , que nous
vient cette expression figurée de conterfleurette , dont
l'étymologie est plus sûre que la plupart de celles que
nous donne M. Morin dans son dictionnaire ). Henriot
et Fleurette s'aimaient éperduement , sans trop savoir
encore ce qu'ils se voulaient ; ils l'apprirent un soir
à lafontaine. Fleurette s'y était rendue un peu tard ;
l'air était pur ; le murmure des eaux , les plaintes du
rossignol enchantaient le silence des bois , et la lune
éclairait , d'un jour mystérieux , une retraite où la nature
est déjà la volupté . Que se passa- t-il dans cette
soirée , à la fontaine de la Garenne , entre le petit
prince de' quinze ans et la petite bergère de quatorze ?
Il est plus aisé de l'imaginer que de le décrire ; tout
ce que j'ai pu savoir , c'est qu'au retour de la fontaine
la bergerette avait pris le bras du prince de Béarn , et
que celui-ci portait la crûche sur sa tête. Ils se séparèrentà
l'entrée du parc ; l'un retourna gaiement au château,
l'autre pleura en rentrant dans son modeste réduit.
Le père de Fleurette ne s'était pas aperçu que sa
fille, depuis ce jour , allait plus tard qu'à l'ordinaire à
la fontaine ; mais le précepteur du jeune prince , le
vertueux la Gaucherie avait observé que son royal élève
avait toujours un prétexte pour s'échapper à la même
1
1
224
MERCURE DE FRANCE .
heure ; et que par le plus beau temps du monde , la
forme de son chapeau était habituellement mouillée. Cette
remarque éveilla la surveillance du sage Mentor , il
suivit de loin le jeune prince , et arriva , sans être vu ,
assez tôt et assez près , pour s'apercevoir qu'il était
venu trop tard. Convaincu , comme Fénélon , que la
fuite est le seul remède à certains maux , sans autres
remontrances , il annonça au jeune prince qu'ils retourneraient
le surlendemain à Pau , d'où ils partiraient
pour se rendre à l'entrevue de Bayonne ( 1 ) .
L'instinct de la gloire , et peut-être celui de l'inconstance
, parlaient déjà au coeur de Henri ; cette nécessité
d'une première séparation , qu'il courut , en larmes ,
annoncer à Fleurette , trouvait à son insu quelque
adoucissement au fond de son âme ; mais comment
peindre le désespoir de la naïve et sensible Fleurette ?
Dans les derniers momens d'un bonheur prêt à lui
échapper , elle pressentait tous les maux de l'avenir .
-Vous me quittez , Henri ( disait la tendre enfant ,
étouffée par ses pleurs ), vous me quittez , vous m'oublierez
, et je n'aurai plus qu'à mourir. Henri la rassura
et lui fit le serment d'un amour éternel , que
Fleurette seule devait acquitter : « Voyez - vous cette
fontaine de la Garenne ( lui dit-elle , au moment où
la cloche du château rappelait le prince , et donnait le
signal du départ ) , absent , présent , vous me trouverez
la .... toujours là ! » ajouta-t-elle avec une expression
qu'il n'oubliera pas. Les quinze mois qui s'écoulèrent
jusqu'au retour de Henri au château d'Agen ,
avaient développé dans l'âme du jeune héros des vertus
incompatibles avec l'innocence des premières amours;
(1 ) Où fut résolue la perte des protestans , si l'on en croit
quelques historiens,
NOVEMBRE 1817 . 225
et les filles d'honneur de Catherine de Médicis s'étaient
chargées du soin d'effacer de son souvenir l'image de
la pauvre petite Fleurette : celle- ci , plus affligée que
surprise d'un changement dont sa raison précoce l'avait
dès long-temps avertie , ne lutta pas contre un malheur
qu'elle avait prévu , et ne songea plus qu'à s'y
soustraire .
Elle avait vu plusieurs fois le prince de Béarn se
promener dans les bosquets de la Garenne avec mademoiselle
d'Ayelle , et n'avait pu résister au désir de
se trouver un jour sur leurs pas. La vue de Fleurette
plus belle encore de sa tristesse et de sa pâleur, réveilla
, dans le coeur du jeune prince , un tendre souvenir
: il se rendit , le lendemain matin , à son logement
, la trouva seule et lui donna rendez-vous à la
fontaine de la Garenne : j'y serai à huit heures , répondit
la jeune fille sans lever les yeux de dessus son
ouvrage. Henri s'éloigna aussitôt , il attendit , avec
toute l'impatience d'un premier amour , qu'un regard
de Fleurette avait ranimé dans son sein, l'heure qui devait
la lui rendre. Elle sonne ; il sort du château par
une porte dérobée et passe à travers les taillis du bois
de peur de rencontrer quelqu'un dans les allées. Il
arrive à la fontaine ; Fleurette ne paraît pas ; il attend
quelques minutes ; le moindre bruit des feuilles fait
tressaillir son coeur : il va, vient, s'arrête ..., approche
de la fontaine ; une petite baguette est plantée sur l'endroit
même où il s'est tant de fois assis près de Fleurette.
C'est une flèche; il la reconnaît ; la rose fannée
y tient encore ; un papier est attaché à la pointe ; il le
prend, cherche à le lire , mais le jour s'est éteint
Palpitant, inquiet , troublé , il revole au château , ouvre
lefatal billet, et lit ces mots ....... : « Je vous ai
« dit que vous me trouveriez à la fontaine ; peut-être
....
15
226 MERCURE DE FRANCE .
« avez-vous passé près de moi sans me voir; retournez-y
« et cherchez-mieux..... Vous ne m'aimiez plus ... ,
« il fallait bien.... Mon Dieu ! pardonnez-moi ..... »
Henri a deviné le sens de ces paroles ; le palais
retentit de ses cris : on accourt ; des valets , munis
de flambeaux , le suivent à la Garenne.
Pourquoi s'appesantir sur de cruels détails ? Le corps
de l'adorable enfant fut retiré du fond du bassin où
s'épanchaient les eaux de la fontaine, et déposé entre
les deux arbres que l'on y voit encore. Les regrets
déchirans , la douleur de Henri , qui resta du moins
fidèle au souvenir de Fleurette , ne peuvent qu'honorer
la mémoire d'un prince (1 ) « né pour servir de mo-
-adèle à tous les rois par sa bravoure dans les combats ,
« sa loyauté dans les négociations , sa générosité dans
« la victoire , ses vastes conceptions dans le cabinet;
u par sa constante activité , par son amour pour ses
peuples , par sa grandeur d'âme , enfin par toutes les
« qualités qui constituent le plus beau, le plus grand
<«<caractère. »
Fleurette est la seule des maîtresses de Henri IV
qui l'ait aimé , comme il méritait de l'être; la seule
qui lui fut fidèle, qu'il put avouer sans rougir , et la
seule dont l'histoire ne parle pas .
: L'ERMITE DE LA GUYANE.
(1) Cet éloge de Henri IV est extrait de la notice sur Nérac
de M. Villeneuve-Bargemont.
NOVEMBRE 1817 . 227
MERCURIALE.
Le Parnasse , comme l'Olympe , a ses grands dieux
et ses demi - dieux ; la Société Philotechnique est une
succursale de l'Institut , une espèce d'académie de province
dans Paris ; c'est un hospice ouvert aux ambitions
désabusées et aux immortalités subalternes ; quelques
places cependant y sont occupées par des amateurs distingués
et des talens supérieurs et modestes ; dans ce
nombre on remarque le respectable et fidèle ami des
arts , M. de la Chabeaussière , secrétaire-perpétuel de la
Société , et M. le général Thiébault , qui sait dans la paix
trouver encore la gloire , en se faisant , comme César ,
P'historiographe des triomphes auxquels il a participé
lui-même.
Ces académiciens secondaires s'amusent , dit - on ,
beaucoup entre eux , et ils veulent bien , une fois tous
lestrois mois , admettre le public dans le secret de leurs
plaisirs ; ils poussent mèmela prévenance jusqu'a favoriser
tour- à-tour, deleur apparition , chaque arrondissementde
la capitale ; on ne leur connaît pas de temple
privilégié , leur bagage n'est point embarrassant; comme
Bías, ils portent tout avec eux: un verre d'eau et leur
esprit.
Dimanche dernier , ces demi-dieux nomades avaient
fixé leurs assises derrière l'Hôtel-de-Ville ; nos jolies
femmes s'y sont portées en foule et avec plus d'empressement
qu'aux séances de l'Institut , car les hommes
de génie sont peu amusans , et ces dames croyaient naturellement
se divertir davantage dans la Société Philotechnique.
Tous les siéges étaient envahis avant midi ,
et l'heure qui a précédé l'ouverture de la séance a été
employée par les assistans à faire connaissance avec les immortels
de l'endroit ; nous avouons , pour notre compte ,
que notre érudition ne s'étendait pas jusqu'à les connaitre;
mais quelques habitués ont secouru notre igno
15.
2,28 MERCURE DE FRANCE .
rance ; nous avions entre autres , devant nous , un père
de famille qui expliquait à ses deux filles chacun des
académiciens ; la cadette , encore enfant , ne paraissait
occupée que de M. Bouilly , tandis que le nom de
M. Pigault-Lebrun semblait jeter l'aînééee dans de singulières
distractions ; ce qui a fait réfléchir le père de
famille.
La séance s'ouvre. M. de la Chabeaussière , après
un rapport qui a le mérite d'être élégant , et aussi
court que les travaux de la Société , nous a récité des
imitations précieuses de quelques odes d'Horace ; nous
ne savons pourquoi l'assemblée a paru y prendre peu
d'intérêt ; depuis la traduction de M. de Wailly, le nom
d'Horace cause toujours quelque effroi.
Lasonnette du président sefait entendre une seconde
fois , les fronts se dérident ...... et M. Lenoir , vêtu de
deuil , vient lire une dissertation sur les funérailles .
Jusque-là on pouvait se croire à l'Institut ; M. Gosse
est venu détruire l'illusion avec deux fables pleines de
gaîté et de malice , dont l'une , intitulée : le Papillon et
le Limaçon , a l'avantage de rappeler une fable à peu
près semblable de M. Dutremblay , qui finit par ces deux
vers :
«Votre ami monte en char et vous restez à pié ;
<<<Dites bonsoir à l'amitié . >>>
M. Dutremblay est un descendant de La Fontaine : ses
fables sont ses meilleurs titres de famille .
M. Gosse et son papillon s'envolent ; M. Vigée les
remplace ; il tient en main une espèce d'idylle sur l'attente
et une espèce d'élégie à Chloé. Depuis quarante
ans M. Vigée n'est pas encore brouillé avec les zéphirs
et les ruisseaux ; depuis quarante ans les rigueurs de
Chloé exercent la patience de M. Vigée et la nôtre ;
nous ne serons vraiment tranquilles que lorsqu'il sera
heureux.
Entre ces deux petites productions sentimentales ,
M. Vigée nous a communiqué un parallèle , en prose ,
d'Horace et de Boileau ; on a trouvé qu'il l'avait trèsbienlu.
Après M. Vigée , se sont succédés à la tribune
MM. Raboteau et Vincent : le premier a récité une
NOVEMBRE 1817. 229
pièce devers , riche de poëtiques détails etd'originalité ;
le second a déclamé une épître au roi de Perse , plus
remarquable encore par son esprit d'indépendance que
par l'inspiration poétique : on a applaudi avec justice
une multitude de vers d'une franchise énergique , tels
que celui-ci , en parlant de Racine , tué par un dédain
deLouisXIV:
« J'aurais quitté la cour et ne serais pas mort. »
Et cet autre , applicable à ces poètes devenus grands
seigneurs , qui , oublieux de leurs vers comme de leurs
amis ,
<<En quittant l'Hélicon ,
« S'en vont chez Jupiter renier Apollon. >>>
On commençait à s'occuper de critiques; une symphonie
harmonieuse est arrivée fort à propos pour les
faire taire et recueillir un suffrage unanime .
- Est-il bien vrai qu'une commission spéciale de
l'Institut doive s'occuper de corriger la législation des
théâtres et de réprimer les spoliations des comédiens ?
Est-il vrai qu'un homme de génie pourra jouir du
même droit que l'obscur artisan , et qu'il lui sera permis
de léguer à ses desceudans l'héritage de ses chefsd'oeuvre?
Cela serait si juste que nous n'osons guère
nous en flatter. Il ne faut pas tant s'étonner de la terreur
qu'inspire l'apparition d'un génie dans une famille ;
ses enfans, après sa mort, n'ont que dix ans à vivre sur
leur patrimoine. Les larmes qu'on répand sur Chimène
doivent aussi couler pour la petite-fille de Corneille .
Les comédiens qui s'enrichissent de la succession des
auteurs , devraient au moins les traiter avec plus d'égards
durant leur vie.
Par exemple , présentez-vous au théâtre avec des billets
d'auteur , comme nous l'avons fait à la première
représentation de la comédie de M. Duval , et vous
serez charmé de la réception. Notre billet nous donnait
des droits à l'orchestre , nous n'y arrivâmes qu'à l'ouverture
de la salle ; il était plein; nos prétentions dérogèrent
d'abord jusqu'à la première galerie ; un accueil
hostile nous signala comme les amis de l'auteur ; nous
250 MERCURE DE FRANCE .
voulûmes nous approcher du bureau supplémentaire ,
pour relever la déchéance de notre billet; le bureau se
ferma ; nous essayâmes de nous plaindre à M. le controleur
, qui parut d'abord s'intéresser à nous , car nous
lui cachions notre infirmité , mais on lui murmura à l'oreille
: billet d'auteur ! .... ce mot suffit pour nous confondre
. Alors nous nous décidâmes à tenter la séduction
sur une de ces antiques gardiennes , qui sans doute
avait obtenu son poste pour avoir bercé dans ses bras
Clytemnestre ou le vieil Horace; elle allait s'attendrir lorsqu'elle
aperçut dans nos mains le talisman funeste , et
tout-à-coup une voix , multipliée par les échos de tous les
étages , sonna l'alarme , et l'on entendit de toutes parts
retentir ces mots : Prenez garde, voilà des amis de l'outeur
! Enfin , une personne généreuse , une puissance du
théâtre , qui nous crut apparemment atteints nous-mêmes
de la manie des grandeurs , nous jeta dans un flux qui
nous porta au comble , où nous attendimes qu'un reflux
nous remportat.
Il faut espérer que si la commission parvient à nous
rendre deux scènes françaises , il s'établira entre elles
une rivalité de talens et d'urbanité; lorsqu'on voit tant
de théâtres consacrés à des compositions réprouvées
par la raison et le bon goût, ce n'est pas ètre exigeant
que d'en réclamer deux pour les oeuvres du génie.
Un autre genre d'abus s'était glissé au théâtre de
l'Opéra-Comique ; on avait contrefait la signature de
Pauteur de la Clochette sur des billets d'entrée ; les tribunaux
ont été saisis de l'affaire; le jury vient d'absoudre
les accusés , considérant sans doute qu'ils ont été
assez punis s'ils en ont fait usage pour eux-mêmes .
-Qu'on nous dise encore que les théâtres n'ont point
d'influence sur la morale ; madame de C*** , qui ne
croyait à rien , croit maintenant à l'enfer , depuis qu'elle
a vu celui de Dégottis; son mari , qui ne l'a pas quittée
depuis dix ans , était bien moins incrédule; madame de
C*** est rentrée chez elle pour se livrer à l'examen de
sa conscience ; c'est un changement à vue qui fait
beaucoup d'honneur à la baguette du magicien de
l'Opéra.
-On raconte qu'un certain auteur du théâtre des
Variétés avait succédé , dans une place assez impor
NOVEMBRE 1817 . 231
tante du ministère de la guerre , à un ancien employé
qui vient d'y être réhabilité par le nouveau ministre.
Brunet ,toujours Jocrisse , disait , à ce sujet , ces jours
derniers : « Est - il malheureux ce pauvre S..... de
« perdre ainsi sa place après six mois d'exercice !
« Ce qu'il y a de plus injuste la-dedans , c'est que c'est
« pour la rendre àun homme qui l'a déjà occupée pendant
« dix ans ; et puis voilà qu'il va travailler pour nous ,
et moi , je suis comme le public , je n'aime plus ses
« pièces . >>>
-Parmi les prétendans à l'héritage académique de
Méhul , M. Nicolo , que ses airs ont tant popularisé ,
semble être le candidat privilégié de l'opinion publique ;
son talent est éminemment français ; on ne peut nier
que samusique ne se distingue par la grâce et l'esprit ,
puisqu'elle s'adapte si bien aux compositions de l'auteur
de Joconde.
-Le petit roman d'Ondine , traduit par madame
la baronne de Montolieu (1) , avec le charme
attaché à son style , est une composition germanique ,
plus bizarre qu'originale , et qui peut prendre place
parmi les contes des Mille et une Nuits.
-Trente volumes ont fait à M. Paccard une sorte de
réputation que le dernier roman qu'il vient de publier
(2) , achève de confirmer. On aurait peine à concevoir
le débit de pareilles productions , si l'on ne sa
vait pas qu'on lit plus de romans dans les antichambres
quedans les salons.
-Il faut distinguer de la foule des romans qui reçoivent
en même temps la naissance et la mort , l'Invalide
(3) de M. de J ..... Cet ouvrage se recommande
aux lecteurs qui recherchent des aventures extraordinaires
, écrites d'un style élégant et facile , et nous ne
serons pas étonnés que le héros de ce roman , tout invalide
qu'il est , plaise beaucoup aux dames .
(1) Un vol. in-12. Prix: 3 fr. Chez Arthus Bertrand .
(2) Edelmone et Loredan ou l'Orange de Malte, suivi des
Tableaux de l'Amour honnéte et vertueux . Deux vol . in- 12 . Prix :
4 fr . Chez Laurent ainé , rue Dauphine , n. 32.
(3) Deux vol . in- 12. A Paris , chez Jacob , libraire , au Palais-
Royal.
232 MERCURE DE FRANCE .
-M. Gallais , pour montrer ce qu'il est enétat de produire
aujourd'hui , vient de rassembler sa gloire , éparse
dans les anciens journaux , pour la consolider en deux
gros volumes qu'il intitule : Moeurs et Caractères du
dix- neuvième siècle ( 1 ) . C'est s'y prendre de bonne heure
pour peindre notre siècle , qui vient à peine de naître.
Le tableau de M. Gallais ne pourrait pas être longtemps
fidèle ; il a cela de commun avec tous les portraits
de l'enfance , mais il est loin d'avoir les grâces
du jeune âge.
-
La Quotidienne a pris plaisir à imaginer et à répandre
que la discorde s'était glissée parmi les rédacteurs
du Mercure , et que l'un d'eux s'était séparé de ce
journal qu'elle appelle le camp d'Agramant : quant à
nous , nous ne connaissons que le parfait accord qui
règne parmi nos collaborateurs . Ainsi le Dandis et les
autres Paladins de la Quotidienne ne jouiront que d'une
courte joie , et leur feuille sera convaincue , encore une
fois , d'avoir dit ce qui n'est pas , dans la bénigne intention
de nuire.
-Un officier anglais et un officier français voyageaient
ensemble par la diligence de Dunkerque à
Lille; parvenus au sommet du mont Cassel , d'où l'on
découvre un immense horizon , « Monsieur , dit l'Anglais
au Français , avec un sourire qui ne demandait
pas mieux que d'être malin , n'apercevez - vous pas
Waterloo dans le lointain ? » - Non , monsieur ,
répondit froidement l'officier français , mais ici tout
près , de ce côté , vous pouvez voir Hondtschoote . »
-Un chaudronnier , propriétaire du château de
Montmorency, commençait à le faire démolir ; on prétend
que la noble famille l'a prié de surseoir à cette
espèce de profanation ; au reste il paraît que la ville de
Montmorency s'est montrée assez indifierente dans
cette circonstance ; elle possède un Ermitage qui , dès
long-temps , a fait oublier le château ; ce n'est qu'un
modeste enclos , ce n'est qu'un toît de chaume , mais
Jean Jacques l'habita .
SS.
(1) Deux vol. in-8°. Prix ; 13 fr. et 15 fr. par la poste. Chez
Belin , imprimeur-libraire , à Paris , quai desAugustins , n. 55.
NOVEMBRE 1817 . 235
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 24 au 30 octobre.
On s'accordait assez à mettre au rang des contes bleus
la conquète d'un petit Etat à l'extrémité de l'Europe ,
par un voisin qui ne manque pas d'autres affaires. En
suivant de l'oeil la flotte russe , on avait cru la voir
s'approcher d'un port anglais dans des vues pacifiques .
C'en était assez pour le crédit ; car s'il u'est rien de plus
facile à effrayer que le crédit , il n'est rien de plus aisé
àrassurer ; voilà pourquoi il se montre et se cache si
brusquement , et va semant sur son passage , et enlevant
les richesses , sans motif quelquefois et sans calcul
, comme pour ressembler à l'aveugle fortune. Voici
un événement qui paraît devoir le tenir pour quelque
temps dans une grande circonspection, événementd'une
toute autre importance que de stériles représailles , ou
l'achat de quelques vaisseaux. C'est une atteinte dont
est menacée la plus imposante, la plus colossale puissance
qui fut jamais. On l'attaque aujourd'hui dans son véritable
centre ; Marattes , Pindaries , toutes ces tribus
féroces qui environnent ses comptoirs , semblent réunir
leurs intérêts et leurs vengeances. Aux premiers indices
d'un renouvellement de guerre , le gouverneur anglais
avait fait arrèter le chef de la confédération dans sa
propre capitale , et l'avait fait consentir à livrer trois
places fortes ; malheureusement un autre chef se présente
, plus audacieux , plus entreprenant , avec une
nombreuse cavalerie , un train d'artillerie ; et s'il est
vrai que des officiers européens aient pris parti dans
ses troupes , l'avantage de la tactique et celui de la
valeur personnelle étant égal de part et d'autre ,
l'avantage du nombre reste seul. Il faut que cette pre
234
MERCURE DE FRANCE .
mière insurrection ait un caractère sérieux , puisque
l'on a frêté en hâte des bâtimens pour le transport des
troupes à l'Ile -de - France , à Ceylan , au cap de Bonne-
Espérance , et que trois régimens ont reçu l'ordre de
s'embarquer. Cependant , parmi toutes ces inquiétudes ,
fondées sur les détails qui transpirent , moins encore que
sur ceux qu'on devine , et tandis que les bons de l'Inde
perdent , et que les fonds publics sont tout-à-coup
descendus de trois pour cent , les journaux conservent
le même ton d'assurance . L'un d'eux , qui le croirait ?
mesure la stabilité de la domination anglaise par son
étendue .
Quant à la cause de la révolution ,c'est le champ des
conjectures. L'un accuse des influences étrangères ;
l'autre , un vice dans l'organisation de l'armée , et personne
, selon moi , ne touche au but , sans doute parce
qu'il est à la portée de tout le monde.
Poursuivons cet aperçu.
PORTE OTTOMANE . Tous ces bruits de guerre
entre la Russie et la Porte se sont dissipés comme des
bruits de gazette. Ceux qu'on répand sur le pacha
d'Egypte acquièrent plus de consistance. Ce pacha ,
dit-on , avait offert à l'Angleterre d'exterminer les barbaresques
, à condition que cette puissance le reconnaîtrait
pour souverain. Peut-être la Suède a-t-elle accepté
le marché ; et voilà ce qui expliquerait la haine des pi
rates contre le pavillon suédois , et l'horible massacre
d'un équipage de cette nation près de la Corogne.
Peut-être ne serait-ce pas un mal pour la France que
l'Egypte sortit de ses ruines. Quantau Grand- Seigneur ,
en lui ôtant l'Egypte , on ne lui ôte rien.
-
Le corps de l'ancien dey d'Alger a obtenu de ses
assassins une humble sépulture. On ne haïssait point sa personne ; on ne haïssait que son étoile. L'aurait-il
léguée à son successeur ? Car on prétend que celui-ci
vient d'en éprouver cruellement l'influence.
COURONNES DU NORD. - Un ukase du six septembre,
adressé au sénat dirigeant , règle les rapports des propriétaires
russes avec les émigrans qui viendront s'établir
sur leurs terres. Toutes les dispositions sont dans l'intérêt
des émigrans , plus encore que dans l'intérèt des na
NOVEMBRE 1817 . 235
turels; garantie pour les stipulations, exemption de service
, liberté de conscience .
-Quand l'esprit de civilisation a pénétré dans un
pavs, les villes s'élèvent par enchantement. Témoin
Odessa , qui n'a pas quinze ans d'existence , et que visitent
les vaisseaux de presque toutes les nations. Puisse
la Russie , avec tant de moyens pour des entreprises
utiles , ne pas se laisser entraîner à des spéculations ruineuses!
Endépit des préjugés européens , qui ont placé
la prospérité des nations dans leur extranéité , il vaut
mieux attirer les colons chez soi , que d'envoyer des
colons chez les autres .
-Les diétines de Pologne sont convoquées. Cette
image des anciennes libertés doit plaire aux Polonais .
Pour achever de gagner les coeurs , leur nouveau souverainautorise
le monument , projeté par la douleur et
Padmiration publique , en l'honneur de Poniatowski.
-On a envoyé de Copenhague des pilotes expérimentés,
qui conduiront , par le Catégat , dans la mer du
Nord, cette escadre russe, objet de tant de conjectures.
ALLEMAGNE .- Deux procès occupent les esprits ;
celui du colonel Massenbach , et celui de l'évêque de
Gand. On reproche au colonel une popularité séditieuse ,
et à l'évéque , une piété fanatique. L'un et l'autre sont
accusés de provocation à la désobéissance. Mais il y a de
plus, contre l'évêque , qu'on l'accuse de provoquer à la
désobéissance , au nom du ciel , et dans la pensée de
soumettre les pouvoirs nationaux à un pouvoir étranger .
Pour achever le contraste, le colonel s'est laissé prendre,
et l'évèque a su se mettre à l'abri.
- La détresse , pour être moindre dans les Pays-Bas ,
n'est pas indigne de notre attention. Le roi , dans son
discours à l'assemblée nationale , ne cache point les
plaies de l'État.
-Francfort et le Mecklenbourg proscrivent les juifs
à qui mieux mieux .
-Ou parlait de quelques troubles élevés à Munich ,
Bucharest. Mais , ni l'un ni l'autre bruit ne se sont
confirmés. :
-Il est toujours question d'un congrès de souverains
pour le mois d'avril, Ce congrès aura lieu , dit-on , à
Spa.
1
236 MERCURE DE FRANCE .
-Lá Belgique persiste dans sa guerre industrielle. Etil
faut avouer que cette guerre excite fortement l'attention
de l'Angleterre , puisque les lois pénales contre les
embaucheurs des ouvriers , et contre les ouvriers transfuges
, y sont remises en vigueur.
Voici la devisedela société manufacturière de Tournai:
Prohibons contre qui prohibe , afin d'empêcher les
prohibitions .
- On a vu passer à Bruxelles un convoi de prisonniers
français revenant du fond de la Russie. La patrie recueille
, avec une douloureuse joie, ces débris précieux.
SUISSE .- Ce pays est en proie à tous les fleaux. Le
typlius règne dans quelques cantons ; la discorde dans
quelques autres ; la misère dans tous. Il a des voisins
qui lui refusent des vivres , et réduisent à rien son commerce
. Or , devinerait-on de quel expedient une feuille
de Weimar s'avise ? Elle propose aux cantons de sé
donner un roi , ou de se donner à un roi. Introduire
chez soi le luxe d'une cour , quand on manque du nécessaire
, voilà bien un conseil de gazette !
- Soleure a vu mourir le célèbre Kosciusko . Il a recommandé
que ses funérailles fussent simples ; l'histoire
lui en prépare de plus belles.
COLONIES. On parle d'événemens dans le Mexique ,
favorables à la cause royale. Les corsaires ont cessé de
se montrer dans ces parages. Mac-Grégor et le gouverneur
de Saint-Augustin s'observent , impatiens de se
mesurer. Les Etats-Unis aspirent à la possession des Florides.
Mais ils préfèrent les posséder par une cession ,
qu'à titre de conquête. Et ce choix est sage. La fièvre
jaune règne toujours à Charlestown. ANew- Yorck , un
froid très - vifa brusquement remplacé des chaleurs brûlantes.
ESPAGNE.-La médiation des cinq puissances préviendra
, dit- on , les hostilités entre l'Espage et le Portugal
.
-On doute de la durée du ministère de Garay. Il
faut une force plus qu'humaine pour s'échapper d'un
abime , quand ceux qui sont dedans vous retiennent , et
que ceux qui sont dehors vous repoussent .
ANGLETERRE. - La cour d'assises de Derby a condamné
à mort quelques prévenus , et à la déporta
NOVEMBRE 1817 . 237
tion quelques autres. Ce procès offre une double circonstance
très-remarquable. L'ordre donné de tenir les
débats secrets , et la violation de cet ordre par le journal
ministériel. C'était déjà un abus que cet ordre . Car , du
moment que l'accusé perd une de ses garanties , il ny a
pas de raison pour qu'il ne les perde toutes; et la plus
imposante , c'est la publicité de la procédure. Mais que
dirons-nous de l'autre abus ?
-L'édit de l'empereur d'Autriche, qui prohibe l'importation
des cotons étrangers , inquiète presque autant
le commerce anglais , que l'embauchage des ouvriers .
-Qu'est-ce qu'ètre neutre ? la définition du Times
aquelque droit de nous surprendre ; et je ne la crois pas
tout-à-fait exempte d'un certain jésuitisme politique.
Celui qui donne des secours à l'un des deux partis ,
pour de l'argent , dit- il , ne rompt point la neutralité.
Il la romprait , s'il mettait à ses secours un autre prix.
Ainsi , que la Russie vende ou livre pour de l'argent
des vaisseaux à l'Espagne , bene sit. Ce marché nous
donne le droitd'en conclure un pareil avec les ennemis
de l'Espagne. Dans cette distinction , j'y trouve un
fonds de vérité. La Suisse a coutume de céder des troupes
à plusieurs puissances , sans que ces marchés influentle
moins du monde sur sa situation politique. Les
hommes se battent , et l'État est en paix. Pourquoi cela ?
C'est que ses rapports comme Etat ne changent point,
Ils changeraient par une augmentation ou une diminution
de territoire , puisqu'on ne peut acquérir sans
qu'un autre ne perde , ni perdre sans qu'un autre ne
s'aggrandisse. En contact avec de nouveaux voisins , on
acquiert de nouveaux intérêts. Jusque-là , bornes , intérèts
, habitudes restant les mèmes , l'équilibre subsiste.
Céder ses troupes et ses vaisseaux pour de l'argent , c'est
bien rompre la neutralité individuelle. Et la preuve ,
c'est que si vos soldats sont prisonniers ou vos vaisseaux
capturés , on ne leur fera pas une meilleure condition
qu'aux soldats ou aux vaisseaux ennemis. Mais ce n'est
point rompre la neutralité politique. Car , en cédant à
votre allié domestique de tels secours , vous vous êtes interdit
tout droit sur eux. Ce n'est point en votre nom , ce
n'est point sous vos bannières qu'ils combattent ; ils ne
sont plus vôtres. Je suisloin de croire que ce raisonnement
238 MERCURE DE FRANCE .
soit sans réponse ; mais la réponse ne serait peut-être pas
sans réplique. La politique usuelle a ses subtilités et ses
détours comme la probité d'un procureur. Quant à la
véritable politique , c'est autre chose . Celle-ci est simple
et franche , comme la probité d'un honnéte homme.
-Le duc de Wellington est à Londres , et lord Cast
lereagh à Douvres .
FRANCE .-Ordonnance du Roi qui élève Toulon au
rang des bonnes villes .- Réductions dans le corps de
la marine- Nouvelle organisation du corps des ingé
nieurs- géographes.-Erection d'un majorat pour le
frère du prince de Talleyrand , qui est autorisé à prendre
le titre de duc.- Plaidoyer de l'auteur des Calamités
judiciaires , qui est lui-même une calamité
pour les juges .-Plaidoyer , plus gracieux , de mademoiselle
Bourgoin , contre un marchand impoli , qui
ne voulait point reprendre un shall vendu sous condition.
Le poète a dit : Minerve est éconduite , et Vénus
a la pomme. Ne prenons que le dernier hémistiche ;
le premier ressemblerait trop à un pourvoi en cassation.
-On se souvient , ou l'on ne se souvient pas d'une
requête adressée au Roi par M. Levacher-Duplessis ,
au nomdes marchands et artisans de la ville de Paris .
Il me semble que les fripiers et revendeurs doivent
être comptés parmi les marchands et les artisans. J'ai
donc pu dire , sans insolence et sans grossièreté, que
M. Levacher-Duplessis s'était fait l'avocat des fripiers
et des revendeurs , et pourtant ces dénominations vulgaires
fächent la Quotidienne. Est-ce qu'il lui faut des
périphrases , et qu'il ne serait plus permis d'aborder
un honnète savetier , sans le saluer du titre de réparateur
des chaussures ? Ou bien si elle craint que la
pensée du lecteur ne se porte tout de suite sur les
fripiers d'écrits , et les revendeurs de calomnie ?
--- Hier les tribunaux s'occupaient de la plainte en
calomnie de Wilfrid Regnault contre M. le marquis
de Blosseville , et MM. des Débats et de la Quotidienne.
- La cour de cassation doit s'occuper aujourd'hui du
pourvoi de cet infortuné contre l'arrèt qui le condamne
à mort. Cette situation est éminemment dramatique.
«C'est la première fois peut-être , a dit l'éloquent dé-
N
NOVEMBRE 1817 . 239
fenseur de Regnault , qu'un homme condamné à la
<<peine capitale , ose , du fond de sa prison , vous de-
<<mander justice du tort fait à son honneur. L'accusa-
«teur est dans les fers , et les accusés sont sans crainte.
« Puissent-ils ètre sans remords ! » M. le marquis de
Blosseville , principal accusé , n'a pas mis dans ses réponses
toute la franchise qu'on attendait de son caractère.
Il a hésité , balbutić. Son système est d'obtenir des
délais comme le système de son adversaire est de
hâter la décision. Il faut convenir que M. le marquis
s'est placé dans une situation peu avantageuse. Les
murmures du public ont dû l'en avertir, et plus encore
la foudroyante péroraison de M. Gaillard-Laferrière :
«En vous voyant on dira : Seul , il fut son bourreau. »
-
.
Le petit-fils d'Henri IV a posé la première pierre
d'un monument vraiment national , puisqu'il est le
fruit des offrandes de tous les Français . Pietas civium
restituit. C'est une idée que M. le profet de la Seine a
fait ingenieusement ressortir. Sa Majesté lui a répondu :
« Je m'en félicite comme Roi ; j'en jouis comme fils ;
jem'en applaudis comme Français.>>>
-Le consistoire de l'Eglise des chrétiens de la confession
d'Augsbourg , à Paris , annonce aux fidèles de
cette communion que la célébration de la troisième
fète séculaire de la Réformation aura lieu , les 1er et 2
novembre prochain, dans leur temple, rue des Billettes ,
àl'heure de midi : le premier jour, en langue allemande ;
le second , en langue française .
BÉNABEN.
ANNONCES ET NOTICES .
Les Soirées de Famille , contes , nouvelles , traits
historiques et anecdotes ; recueil philosophique , moral
et divertissant. Trois vol. in-12. Prix : 6 fr. , et 7 fr .
50 c. franc de port. AParis , chez Bechet , libraire ,
rue des Grands-Augustins , n. 11 .
240 MERCURE DE FRANCE .
1
Pour ne pas répéter ce que chacun sait , défaut commun á la
plupart de ces sortes de recueils , l'auteur a emprunté à des
écrivains étrangers une grande partie des traits qu'il rapporte ;
le choix en a été fait avec discernement .
Conversations sur l'Economie politique , dans lesquelles
on expose d'une manière particulière les élémens
de cele science ; par l'auteur des Conversations
sur la chimie . Un vol. in-8°. Prix : 7 fr . 50 c.; et 9 fr.
franc de port. Chez J. J. Paschoud , libraire , rue Mazarine
, n. 22 ; à Genève , chez le même imprim.-lib .
L'Homme Gris , comédie en trois actes et en prose ;
par MM. d'Aubigny et Poujol , avec cette épigraphe:
J'appelle un chat un chat , et Rollet un fripon.
BOIL.
Prix : 1 fr . 50 c. A Paris , chez madame Ladvocat , lib . ,
au Cabinet littéraire , Palais-Royal , galerie de bois ,
n. 197 . 1
Cette nouvelle comédie se fait remarquer particulièrement
par un dialogue animé et rempli de traits épigrammatiques ; c'est
ungenre de mérite qui ne perd rien à la lecture de l'effet qu'il
produit à la représentation.
TABLE.
Poésie.- Fragment d'une imitation en vers de la
Lusiade.
Nouvelles littéraires .-Petit volume contenant quelques
aperçus des Hommes et de Société ( analyse ) ;
par M. P. F. Tissot .
Suite de l'Esquisse sur les Délibérations politiques ; par
M. Lacretelle aîné.
L'Ermite en Province.-Fleurette ; par M. Jouy.
Mercuriale.
Politique. - Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Bénaben.
Noticeset Annonces.
Pag. 195
197
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
210
216
227
233
239
MERCURE
DE FRANCE .
1
SAMEDI 8 NOVEMBRE 1817.
nmuw
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
LE VER ET LE LIMAÇON.
w
Fable imitée de Pignotti , lue à la séance publique de
la société philotechnique , le 26 octobre 1817 .
Au fond d'un chêne épais ,
4
Un ver , un limaçon , tous deux vivaient en paix ;
Pour adoucir les chagrins de la vie ,
Ils les souffraient en compagnie.
Aux arrêts du destin philosophes soumis ,
Tous deux raillaient par fois tout animal superbe ;
Et partageant ensemble une paille , un brin d'herbe ,
Ils voulaient , disaient- ils , vivre et mourir amis.
C'était bientôt l'instant où la nature
Prépare au ver un destin tout nouveau :
Son corps entier va changer de figure ;
Les couleurs de la mort s'étendent sur sa peau;
Froid , immobile et respirant à peine ,
Un sommeil léthargique engourdit tous ses sens ;
Lepieux limaçon , croyant sa mort certaine ,
L'entoure d'herbe tendre et de bourgeons naissans .
TOME 4.
16
242 MERCURE DE FRANCE .
Il prend une peine inutile ;
Le ver paraît descendre au ténébreux manoir ;
Et son cher compagnon , réduit au désespoir ,
Ason corps immobile ,
Rend au moins le dernier devoir .
O prodige ! le ver brille encore à sa vue ;
Dans ses membres glacés , une douce chaleur
Relève sa force abattue .
Tel autrefois l'amour , à la voix d'un sculpteur ,
Donna la vie à sa statue .
Le ver renaît plus beau , plus digne d'être aimé ,
En joli papillon , le voilà transformé :
Il rampait , maintenant sa marche est assurée ;
Il déploie , en jouant , son aile colorée ;
Mais un plus bel habit le rend plus orgueilleux ;
L'ingrat , sur le passé , ne jette plus les yeux :
Sur le sein d'une rose
A peine il se repose ,
Qu'une nouvelle fleur appelle encor ses voeux ;
Bientôt d'un clair ruisseau le murmure l'attire :
Il voltige , il s'y voit , bat de l'aile et s'admire .
Toujours frane , toujours bon ,
Le pauvre limaçon
Voit , de son vieil ami , la nouvelle existence ,
Et près de lui gaîment s'avance ,
D'un air leste et moqueur , le papillon charmant ,
De son vieux compagnon , reçoit le compliment ;
Sa voix lui devient importune ;
Il a changé de moeurs en changeant de fortune ,
Et l'orgueil lui fournit mille et mille raisons
Pour n'avoir plus d'amis parmi des limaçons .
A ce mépris il ajoute l'outrage ;
Un jardinier , la serpette à la main,
Emondait , en chantant , les arbres du jardin :
Quitte , dit- il , cet inutile ouvrage ;
En vain à tes sueurs ,
L'arbre taillé promet de belles fleurs :
Vois cet insecte vil qui , dans sa marche impure ,
Les menace déjà d'une horrible morsure ;
Veux-tu des fruits , écoute mes leçons ,
NOVEMBRE 1817 . 243
Et, du jardin , chasse les limaçons .
Surpris d'une telle arrogance ,
Le limaçon s'écrie en sa douleur :
Tu changes donc d'amis en changeant de couleur !
Hier , tu réclamais encor mon assistance ;
Pour toi , je me suis dépouillé.
Papillon , de frèle existence ,
Crois-tu faire oublier , par ce ton d'impudence ,
La fange où ton corps s'est souillé ?
Bean sire ! on te connaît ; malgré ton insolence ,
Tun'es qu'un ver richement habillé.
De bien des gens , ma fable est la peinture ;
La fortune toujours les rend présomptueux ;
Et dès que leur habit porte quelque dorure ,
Les amis d'autrefois ne sont plus rien pour eux.
M. ETIENNE GOSSE .
4011
ÉNIGME .
Dans le monde je fais du bruit;
Mon corps est porté par ma mère ,
Etpourtant je porte mon père ,
Quoiqu'il soit grand et moi petit.
wwwwww
CHARADE .
Mon tout , par mon premier , dévore mon second ,
Et c'est de celui-ci qu'il emprunte son nom.
(Par M. N. L. ,de Saumur.)
nmmw
LOGOGRIPHE ,
Laissez ma queue après ma tête ,
Je végète en bien des pays ;
Mettez ma queue avant ma tête ,
Je suis un signe de mépris.
١٠ 16.
244 MERCURE DE FRANCE,
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est charbon ; celui de la charade,
est chasselas ; et celui du logogriphe , dégoût , où l'on
trouve égoût.
NOUVELLES LITTÉRAIRES ..
DE L'OBÉISSANCE A LA LOI.
Fragmens d'un chapitre extrait des additions inédites
à la collection des ouvrages politiques de
M. B. de Constant.
L'obéissance à la loi est une des plus grandes questions
qui puissent attirer l'attention des hommes. Quelque
décision que l'on hasarde sur cette matière, on
s'expose à des difficultés insolubles. Dira-t-on qu'on
ne doit obéir aux lois qu'autant qu'elles sont justes?
On autorisera les résistances les plus insensées ou les
plus coupables. L'anarchie sera partout. Dira - t - on
qu'il faut obéir à la loi , en tant que loi, indépendamment
de son contenu et de sa source ? On se condamnera à
obéir aux décrets les plus atroces et aux autorités les
plus illégales .
De très-beaux génies , des raisons très-fortes ont
échoué dans leurs tentatives pour résoudreceproblème.
NOVEMBRE 1817. 245
Pascal et le chancelier Bacon ont cru qu'ils en donnaient
la solution, quand ils affirmaient qu'il fallait
obéir à la loi sans examen. C'est affaiblir la puissance
des lois , dit le dernier , qu'en rechercher les motifs .
Approfondissons le sens rigoureux de cette assertion.
Le nom de loi suffira-t-il toujours pour obliger
l'homme à l'obéissance ? Mais si un nombre d'hommes ,
oumême un homme seul sans mission ( et pour embarrasser
ceux que je vois d'ici s'apprêter à me combattre ,
jepersonnifierai la chose, et je leur dirai, soit le comité de
salut public, soit Robespierre ), intitulaient loi , l'expressionde
leur volonté particulière , les autres membres
de la société seront-ils tenus de s'y conformer ? L'affirmative
est absurde , mais la négative implique que le
titre de loi n'impose pas seul le devoir d'obéir , et que
ce devoir suppose une recherche antérieure de la source
d'où part cette loi.
Voudra-t-on que l'examen soit permis , lorsqu'il
s'agira de constater si ce qui nous est présenté comme
une loi , part d'une autorité légitime;mais que ce point
éclairci , l'examen n'ait plus lieu sur le contenu même
de la loi?
Qu'y gagnera-t-on ? Une autorité n'est légitime que
dans ses bornes ; une municipalité , un juge de paix sont
des autorités légitimes , tant qu'elles ne sortent pas de
leur compétence. Elles cesseraient néanmoins de l'ètre
si elles s'arrogeaient le droit de faire des lois. Il faudra
donc, dans tous les systèmes, accorder que les individus
peuvent faire usage de leur raison , nou- seulement pour
connaître le caractère des autorités , mais pour juger
leurs actes ; de la résulte la nécessité d'examiner le contenu
aussi bien que la source de la loi .
Remarquez que ceux mêmes qui déclarent l'obéissance
implicite aux lois , quelles qu'elles soient , de
246 MERCURE DE FRANCE.
devoir rigoureux et absolu , exceptent toujours de cette
règle la chose qui les intéresse. Pascal en exceptait la
religion ; il ne se soumettait point à l'autorité de la loi
civile en matière religieuse , et il brava la persécution
par sa désobéissance à cet égard.
Un auteur anglais d'un très -grand mérite et d'une
perspicacité profonde, Jérémie Bentham, a établi que la
loi seule créait les délits , et que toute action , prohibée
par la loi , devenait un crime . Un délit , dit-il , est un
acte dont il résulte du mal; or , en attachant unepeine
à une action , la loi fait qu'il en résulte du mal (1 ) . A
ce compte , la loi peut attacher une peine à ce que je
sauve la vie de mon père , à ce que je le livre aux bourreaux
. En sera- ce assez pour faire un délit de la piété
filiale ? Et cet exemple , tout horrible qu'il est , n'est
pas une vaine hypothèse. N'a-t-on pas vu condamner ,
au nom de la loi , des pères pour avoir sauvé leurs
enfans , des enfans pour avoir secouru leurs pères ?
Bentham se réfute lui - même , lorsqu'il parle des délits
imaginaires ( 2 ) . Si la loi suffisait pour créer les délits ,
aucun délit , créé par la loi , ne serait imaginaire. Tout
ce qu'elle aurait déclaré délit serait tel .
L'auteur anglais se sert d'une comparaison trèspropre
à éclaircir la question. « Certains actes , in-
« nocens par eux - mêmes , dit - il , sont rangés parmi
« les délits , comme , chez certains peuples , des ali-
« mens sains sont considérés comme des poisons.>>>Ne
s'ensuit- il pas que de même que l'erreur de ces peuples
ne convertit pas en poisons ces alimens salubres , l'erreur
de la loi ne convertit pas en délits les actions innocentes
? Il arrive sans cesse que lorsqu'on parle de la
(1) Cours complet de législation , chap. 2.
(2) Code pénal , part. 3, chap. 1.
:
J
NOVEMBRE 1817 . 247
loi abstraitement, on la suppose ce qu'elle doit être ;
et quand on s'occupe de ce qu'elle est , on la rencontre
toute autre ; de là , des contradictions perpétuelles dans
les systèmes et les expressions .
Bentham a été entraîné dans des contradictions de
ce genre par la détermination qu'il avait prise de ne
reconnaître aucun droit naturel , détermination dont je
dirai quelques mots en note , parce qu'elle l'a conduit à
des conséquences dont les ennemis de la liberté pourraient
abuser (1 ) . Dominé par le principe qu'il avait
(1) Le système de Bentham , c'est de substituer à l'idée de
droits , et sur- tout de droits naturels , inaliénables et imprescriptibles
, la notion de l'utilité . A la manière dont il la conçoit ,
ce n'est au fond qu'une terminologie différente. Mais cette terminologie
me paraît avoir les inconvéniens communs à toutes
les locutions vagues , et de plus son danger particulier .
Nul doute qu'en définissant convenablement le mot d'utilité ,
l'on ne parvienne à tirer , de cette notion , précisément les
mêmes conséquences qui découlent de l'idée du droit naturel et
de la justice . En examinant avec attention toutes les questions,
qui paraissent mettre en opposition ce qui est utile et ce qui
estjuste , on trouve toujours que ce qui n'est pas juste n'est,
jamais utile. Mais il n'en est pas moins vrai que le mot d'utilité
, suivant l'acception vulgaire , rappelle une notion différente
de celle de la justice ou du droit . Or , lorsque l'usage et
la raison commune attachent à un mot une signification déterminée
, il est dangereux de changer cette signification. On explique
vainement ensuite ce qu'on a voulu dire ; le mot reste et
l'explication s'oublie .
<<On ne peut , dit Bentham , raisonner avec des fanatiques
<< armés d'un droit naturel , que chacun entend comme il lui
<<plaît , et applique comme il lui convient. » Mais de son aveu
même le principe de l'utilité est susceptible de tout autant
d'interprétations et d'applications contradictoires. « L'utilité ,
« dit-il , a été souvent mal appliquée ; entendue dans un sens
« étroit , elle a prêté son nom à des crimes. Mais on ne doit pas
« rejeter sur le principe les fautes qui lui sont contraires
«que lui seul peut servir à rectifier. » Comment cette apologie
s'appliquerait-elle à l'utilité , et ne s'appliquerait- elle pas au
,et
248 MERCURE DE FRANCE.
admis , Bentham a voulu faire entièrement abstraction
de lanature dans son système de législation, et iln'a pas
droit naturel ? Le principe de l'utilité a ce danger de plus que
celui du droit , qu'il réveille dans l'esprit des hommes l'espoir
d'un profit et non le sentiment d'un devoir. Or , Tévaluation
d'un profit est arbitraire : c'est l'imaginationqui en décide.
Mais ni ses erreurs , ni ses caprices ne sauraient changer la notion
du devoir. Les actions ne peuvent pas éire plus ou moins
justes; mais elles peuvent être plus ou moins utiles. En nuisant
àmes semblables , je viole leurs droits ; c'est une vérité
incontestable : mais si je ne juge cette violation que par son utilité
, je puis me tromper dans ce calcul , et trouver de l'utilité
dans cette violation. Le principe d'utilité est par conséquent
bien plus vague que celui du droit naturel. Loin d'adopter la
terminologie de Bentham , je voudrais , le plus possible , séparer
l'idée du droit de la notion de Putilité. Ce n'est , comme je
P'ai déjà dit , qu'une différence de rédaction : mais elle est plus
importante qu'on ne pense.
Le droit est un principe : Putilité n'est qu'un résultat. Le
droit est une cause , l'utilité n'est qu'un effet. Vouloir sonmettre
le droit à l'utilité , c'est vouloir soumettre les règles
éternelles de l'arithmétique à nos intérêts de chaque jour.
Sans doute il est utile pour les transactions des hommes entre
ens , qu'il existe entre les nombres des rapports immuables :
mais si l'on prétendait que ces rapports n'existent que parce qu'il
est utile que cela soit ainsi , Fon ne manquerait pas d'occasions
où l'on prouverait qu'il serait infiniment plus utile de faire
plier ces rapports. L'on oublierait que leur utilité constante
vient de leur immutabilité , et cessant d'ètre immuables , ils
cesseraient d'être utiles Ainsi l'utilité, pour avoir été trop favorablement
traitée en apparence , et transformée en cause, au
Ireu qu'elle doit rester effet , disparaîtrait bientôt totalement
elle-même. Il en est ainsi de la morale et du droit. Vous détruisez
l'utilité par cela seul que vous la placez au premier rang. Ce
n'est que lorsque la règle est démontrée , qu'il est bonde faire
ressortir l'utilité qu'elle peut avoir.
Je le demande à l'auteur mème que je réfute. Les expressions
qu'il veut nous interdire ne rappellent-elles pas des idées plus
fixes et plus précises que celles qu'il prétend leur substituer ?
Dites à un homme : vous avez le droit de n'étre pas mis à mort
on dépouillé arbitrairement : vous lui donnez un bien autre
NOVEMBRE 1817. 249
vu qu'il était aux lois tout à la fois leur sanction , leur
base et leur limite. Il a été jusqu'à dire que toute acsentiment
de sécurité et de garantie , que si vous lui dites : il
n'est pas utile que vous soyez mis à mort ou dépouillé arbitrairement.
On peut démontrer et j'ai déjà reconnu qu'en effet cela
n'est jamais utile. Mais en parlant du droit , vous présentez
une idée indépendante de tout calcul. En parlant de Futilité ,
vous semblez inviter å remettre la chose en question , en la soumettant
àune vérification nouvelle .
<<Quoi de plus absurde , s'écrie l'ingénieux et savant colla-
«borateur de Bentham , M. Dumont , de Genève , que des
<droits inaliénables qui ont toujours été aliénés , des droits
<imprescriptibles , qui ont toujours été prescrits ! » Mais en disantque
ces droits sont inaliénalles ou imprescriptibles , on dit
simplement qu'ils ne doivent pas être aliénés , qu'ils ne doivent
pas être prescrits. On parle de ce qui doit étre , non de ce
qui est.
Bentham , en réduisant tout au principe de l'utilité , s'est
condamné à une évaluation forcée de ce qui résulte de toutes
les actions humaines , évaluation qui contrarie les notions les
plus simples et les plus habituelles. Quand il parle de la fraude ,
du vol , ete. , il est obligé de convenir que s'il y a perte d'un
côté, il y a gain de Pautre ; et alors , son principe , pour repousser
des actions pareilles , c'est que bien de gain n'est pas équivalant
à mal de perte. Mais le bien et le mal étant séparés ,
T'homme qui commet le vol trouvera que son gain lui importe
plus que la perte d'un autre. Toute idée de justice étant mise
hors de la question , il ne calculera plus que le gain qu'il fait;
il dira.gain pour moi est plus qu'équivalent à perte d'autrui .
Il ne sera donc retenu que par la crainte d'ètre découvert. Tout
motifmoral est anéanti par ce système.
En repoussant le premier principe de Bentham , je suis loin
de méconnaître le mérite de cet écrivain. Son ouvrage est
plein d'idées neuves et de vues profondes. Toutes les conséquences
qu'il tire de son principe sont des vérités précieuses
en elles-mêmes. C'est que ce principe n'est faux que par sa
terminologie. Dès que l'auteur parvient à s'en dégager , il réupit,
dans un ordre admirable , les notions les plus saines sur
l'économie politique , sur les précautions que doit prendre le
gouvernement pour intervenir dans les affaires des individus ,
sur la population , sur la religion , sur le commerce , sur les
250 MERCURE DE FRANCE .
tion , quelque indifférente qu'elle fût , pouvant être
prohibée par la loi , c'était à la loi que nous devions la
liberté de nous asseoir ou de nous tenir debout , d'entrer
ou de sortir , de manger ou de ne pas manger ,
parce que la loi pourrait nous l'interdire. Nous devons
cette liberté à la loi, comme le visir qui rendait , chaque
jour , grâce à Sa Hautesse d'avoir encore sa tête sur
ses épaules , devait au sultan de n'être pas décapité ;
mais la loi qui aurait prononcé sur ces actions indifférentes
, n'aurait pas été une loi , mais un despote.
Le mot de loi est aussi vague que celui de nature; en
abusant de celui-ci , l'on renverse la société ; en abusant
de l'autre , on la tyrannise. S'il fallait choisir entre les
deux , je dirais que le mot de nature réveille au moins
une idée à peu près la même chez tous les hommes ,
tandis que celui de loi peut s'appliquer aux idées les
plus opposées .
Quand , à d'horribles époques , on nous a commandé
le meurtre , la délation , l'espionnage , on ne nous les a
pas commandés au nom de la nature; tout le monde
aurait senti qu'il y avait contradiction dans les termes :
on nous les a commandés au nom de la loi , et il n'y a
plus eu de contradiction .
L'obéissance à la loi est un devoir , mais comme
tous les devoirs , il n'est pas absolu , il est relatif; il
repose sur la supposition que la loi part d'une source
légitime et se renferme dans de justes bornes. Ce devoir
ne cesse pas, lorsque la loi ne s'écarte de cette règle qu'à
quelques égards . Nous devons , au repos public , beaucoup
de sacrifices ; nous nous rendrions coupables aux
lois pénales , sur la proportion des châtimens aux délits. Mais
il lui est arrivé , comme à beaucoup d'auteurs estimables , de
prendre une rédaction pour une découverte , et de tout sacri,
fier à cette rédaction.
NOVEMBRE 1817 . 251
yeux de la morale , si, par un attachement trop inflexible
à nos droits , nous troublions la tranquillité ,
dès qu'on nous semble , au nom de la loi , leur porter
atteinte. Mais aucun devoir ne nous lie envers des lois
telles que celles que l'on faisait , par exemple , en 1793 ,
ou même plus tard , et dont l'influence corruptrice
menace les plus nobles parties de notre existence. Aucun
devoir ne nous l'erait envers des lois qui non-seulement
restreindraient nos libertés légitimes , et s'opposeraient
à des actions qu'elles n'auraient pas le droit
d'interdire , mais qui nous en commanderaient de contraires
aux principes éternels de justice ou de pitié , que
l'homme ne peut cesser d'observer sans démentir sa
nature.
Le publiciste anglais que j'ai réfuté précédemment
convient lui-même de cette vérité. « Si la loi , dit- il ,
<< n'est pas ce qu'elle doit être, faut-il lui obéir , faut- il
<<la violer ? Faut- il rester neutre entre la loi qui or-
« donne le mal et la morale qui le défend ? Il faut exa-
<<miner si les maux probables de l'obéissance sont
« moindres que ceux probables de la désobéissance ( 1 ) . »
Il reconnaît ainsi dans ce passage les droits de jugement
individuel , droits qu'il conteste ailleurs .
La doctrine d'obéissance illimitée à la loi , a fait ,
sous la tyrannie , et dans les orages des révolutions ,
plus de maux peut-être que toutes les autres erreurs qui
ont égaré les hommes. Les passions les plus exécrables
se sont retranchées derrière cette forme , en apparence
impassible et impartiale , pour se livrer à tous les
excès. Voulez-vous rassembler sous un seul point de vue
les conséquences de cette doctrine ? Rappelez-vous que
les empereurs romains ont fait des lois , que Louis XI a
(1) Principes de législation , chap. 12 .
252 MERCURE DE FRANCE
fait des lois , que Richard III a fait des lois , que le comité
de salut public a fait des lois. Il n'existe pas un
sentiment naturel qu'une loi n'ait interdit , pas un devoir
dont une loi n'ait prohibé l'accomplissement , pas
une vertu qu'une loi n'ait proscrite , pas une affection
qu'une loi n'ait punie , pas une trahison qu'une loi
n'ait salariée , pas un forfait qu'une loi n'ait ordonné.
Il est donc nécessaire de bien déterminer , quels
droits le nom de loi , attaché à certains actes, leur donne
sur notre obéissance , et, ce qui est encore différent ,
quels droits il leur donne à notre concours. Il est né
cessaire d'indiquer les caractères qui font qu'une loi
n'est pas une loi .
La rétroactivité est le premier de ces caractères. Les
bommes n'ont consenti aux entraves des lois que pour
attacher à leurs actions des conséquences certaines , d'après
lesquelles ils pussent se diriger , et choisir la ligne
de conduite qu'ils voulaient suivre. La rétroactivité leur
ôte cet avantage. Elle rompt la condition du traité social
. Elle dérobe le prix du sacrifice qu'elle a imposé.
Un second caractère d'illégalité dans les lois , c'est de
preserire des actions contraires à la morale. Toute loi
qui ordonne la délation , la dénonciation n'est pas une
loi. Toute loi portant atteinte à ce penchant qui commande
à l'homme de donner un réfuge à qui lui demande
asile , n'est pas une loi . Le gouvernement est institué
pour surveiller. Il a ses instrumens pour accuser ,
pour poursuivre , pour découvrir , pour livrer , pour
punir. Il n'a pas le droit de faire retomber sur l'individu
qui ne remplit aucune mission ces devoirs nécessaires ,
mais pénibles . Il doit respecter dans les citoyens cette
générosité qui les porte à plaindre et à secourir sans
examen le faible frappé par le fort .
C'est pour rendre la pitié individuelle inviolable , que
NOVEMBRE 1817 . 253
nous avons rendu l'autorité publique imposante. Nous
avons voulu conserver en nous les sentimens de lasympathie
,en chargeant le pouvoir , des fonctions sévères
qui auraient pu blesser ou flétrir ces sentimens. Je me
suis demandé quelquefois ce que je ferais si je me trouvais
enfermé dans une ville , où il fût défendu , sous
peine de mort , de donner asile à des accusés de crimes
politiques , ou ordonné de les dénoncer. Je me suis répondu
que , si je voulais mettre ma vie en sûreté , je
me constituerais prisonnier , aussi long-temps que cette
mesure serait en vigueur.
Toute loi qui divise les citoyens en classes, qui les
punit de ce qui n'a pas dépendu d'eux , qui les rend
responsables d'autres actions que les leurs , toute loi
pareille n'est pas une loi. Les lois contre les nobles ,
contre les prêtres , contre les pères des déserteurs ,
contre les parens des émigrés , n'étaient pas des lois .
Voilà le principe : maisqu'on n'anticipe pas sur lesconséquences
que j'en tire. Je ne prétends nullement recommander
la désobéissance. Qu'elle soit interdite, non par
déférence pour l'autorité qui usurpe , mais par ménagement
pour les citoyens que des luttes inconsidérées
priveraient des avantages de l'état social. Aussi longtemps
qu'une loi , bien que mauvaise , ne tend pas à
nous dépraver , aussi long-temps que l'autorité n'exige
de nous que des sacrifices qui ne nous rendent ni vils ni
féroces , nous y pouvons souscrire. Nous ne transigeons
que pour nous . Mais si la loi nous prescrivait, comme
elle l'a fait souvent durant des années de troubles; si
elle nous prescrivait , dis -je , de fouler aux pieds et nos
affections et nos devoirs ; si , sous le prétexte absurde
d'un dévouement gigantesque et factice , à ce qu'elle
appelle tour-à-tour république ou monarchie , elle nous
interdisait la fidélité à nos amis malheureux; si elle
354 MERCURE DE FRANCE.
nous commandait la perfidie envers nos alliés , ou même
la persécution contre nos ennemis vaincus , anathême et
désobéissance à la rédaction d'injustices et de crimes
ainsi décorés du nom de loi !
Un devoir positif, général , sans restriction, toutes les
fois qu'une loi paraît injuste , c'est de ne pas s'en rendre
l'exécuteur . Cette force d'inertie n'entraîne ni boulever-
-semens , ni révolutions , ni désordres ; et c'eût été certes
un beau spectacle , si , quand l'iniquité gouvernait, on
eût vu des autorités coupables rédiger en vain des lois
sanguinaires , des proscriptions en masse , des arrêtés de
déportation , et ne trouvant dans le peuple immense et
silencieux qui gémissait sous leur puissance , nul exécuteur
de leurs injustices , nul complice de leurs forfaits
.
Rien n'excuse l'homme qui prête son assistance à la
loi qu'il croit inique , le juge qui siége dans une cour
-qu'il croit illégale , ou qui prononce une sentence qu'il
désapprouve , le ministre qui fait exécuter un décret
contre sa conscience , le satellite qui arrête l'homme qu'il
sait innocent , pour le livrer à ses bourreaux .
La terreur n'est pas une excuse plus valable que les
autres passions infâmes . Malheur à ces hommes éternellement
comprimés , à ce qu'ils nous disent , agens infatigables
de toutes les tyrannies existantes , dénonciateurs
posthumes de toutes les tyrannies renversées. Le système
qu'ils ont adopté , ce système qui les autorise à se
rendre les agens des lois injustes , pour en affaiblir la
rigueur , et à devenir les dépositaires d'un pouvoir malfaisant
, de peur qu'il ne tombe en des mains moins
pures , n'est qu'une transaction mensongère, qui permet
à chacun de marchander avec sa conscience , et
qui prépare , pour chaque degré d'injustice , de dignes
exécuteurs .
NOVEMBRE 1817 : 255
Et même , dans ce qu'ils nous disent , ces hommes
nous trompent. Nous en avons eu d'innombrables
preuves durant la révolution. Ils ne se relèvent jamais
de la flétrissure qu'ils ont acceptée ; jamais leur âme ,
brisée par la servitude , ne peut reconquérir son indépendance
. En vain , par calcul , ou par complaisance ,
ou par pitié , nous feignons d'écouter les excuses qu'ils
nous balbutient ; en vain nous nous montrons convaincus
que , par un inexplicable prodige , ils ont retrouvé toutà-
coup leur courage long- temps disparu : eux-mêmes
n'y croient pas . Ils ont perdu la faculté d'espérer d'euxmêmes
; et leur tête , pliée sous le joug qu'elle a porté ,
se courbe d'habitude , et , sans résistance , pour recevoir
un joug nouveau .
B. DE CONSTANT .
LES NUITS ROMAINES au tombeau des Scipions , traduites
de l'italien par L. F. Lestrade (1 ) .
(II°. Article. )
Le poëme du Dante a fourni à l'auteur des Nuits
romaines l'idée de se mettre , vivant , en relations avec
des morts célèbres , et les dialogues de Lucien et de
Fontenelle lui ont offert les modèles de sa prosopopée
dramatique.
On venait de découvrir à Rome , dans une vigne si-
(1) Deuxième édition ; augmentée d'une préface , d'une note
historique sur l'auteur , et de plusieurs morceaux supprimés
par la censure dans la première édition. A Paris , chez Michaud
, libraire , rue des Bons-Enfans , nº. 34.
256 MERCURE DE FRANCE .
tuée près de la porte Capène , le tombeau de la race
illustre des Scipions ; l'auteur s'y transporte , la tète
pleine des grands souvenirs de l'antiquité , et l'imagination
frappée des prodiges dont se compose l'histoire
de ces temps mémorables : il pénètre dans la caverne
cinéraire , et il y demeure absorbé dans une pieuse méditation,
au milieu des ossemens des héros : son flambeau
s'éteint, la terre tremble sous ses pas ,<<l'air bruit
ainsi qu'un essaim d'abeilles , les os des morts craquent
comme un bois sec , en frappant contre les parois des
tombeaux, et bientôt aux rayons douteux d'une lumière
philosophique , il distingue des figures humaines
qui se redressent lentement du fond des sépulcres. » Son
âme , loin d'être ébranlée par ce terrible spectacle , y
puise de nouvelles forces , y prend un nouvel être, et
devient contemporaine des siècles et des ombres qu'elle
évoque au tombeau des Scipions. Ces apparitions , qu'il
suffisait de présenter comme le rêve d'une imagination
ardente, perdent cette espèce de vraisemblance qu'exige
le merveilleux lui-même, lorsque l'auteur cherche à
expliquer , par des causes matérielles , les prestiges dont
il s'entoure .
Le premier interlocuteur qui se présente est Cicéron
; pour justifier l'ignorance où sont les ombres ,
des choses passées ici bas, depuis qu'elles ont cessé
d'étre sous la forme humaine , il dit que tout s'oppose
dans cette nuit profonde à la communication de la
pensée ; que l'éternité n'a point de mesure ; que le mouvement
ne pentconvenir à une substance incorporelle,
et que perdues dans un espace sans bornes , les larves
ne peuvent jamais s'y rencontrer. » - Comment donc
se fait-il , objecte le raisonneur terrestre , que tant d'ombres
illustres soient en ce moment rassemblées autour
de vous ?>> Cicéron répond à cette question pressante
« que le bruit du fer rustique et sacrilège qui vient de
NOVEMBRE 1817. 257
briser la tombe d'un héros , a donné lieu à cette réunion
inespérée : >> ce qui me semble toutà fait en contradiction
avec l'idée de cet espace incommensurable ,
que l'orateur romain nous représentait tout à l'heure
comme un obstacle éternel à la rencontre des esprits
qui l'habitent.
Jen'insisterai pas davantage sur des inconséquences
qui tiennent à un défaut de plan, d'une importance
très -secondaire dans un ouvrage de cette nature.
A la tête des ombres illustres que l'on voit successivement
paraître , et dont les entretiens reproduisent
quelquefois , sous un jour nouveau , les traits les plus
importans de l'Histoire romaine , Tullius Cicéron apparaît
sous la forme la plus imposante , entouré des
hommages des générations de héros qui se pressent autour
de lui : il est aisé de voir que parmi tant de grands
hommes qu'il avait à offrir à notre admiration , l'auteur
a choisi de préférence ce célèbre orateur, pour nous
montrer en lui la réunion de toutes les vertus dont la
république romaine a laissé l'exemple au monde. C'est
avec beaucoup de défiance d'une opinion qui s'attaque à
une immense renommée , que je me hasarde à élever
quelques objections contre la prééminence dont Cicéron
est ici l'objet. L'orateur d'Arpinum est un des plus
beaux génies des siècles anciens et modernes ; il mérita
dans une circonstance de sa vie politique , le titre de
père de la patrie , que lui décerna la reconnaissance
de ses concitoyens ; mais l'admiration nepasse-t-ellepas
les bornes de la justice et de la vérité , quand elle le
représente comme le père de l'éloquence , sans égard à
Démosthène ; comme le modèle des vertus civiques ,
sans respect pour Caton; et comme doué d'un caraetère
et d'un courage inflexible , en présence de Pompée
, d'Antoine et de César ? 10
17
258 MERCURE DE FRANCE..
Je ne consulte pas seulement Quintilien et d'Olivet,
pour décider qui mérita le mieux de Démosthène ou de
Cicéron d'être appelé le père de l'éloquence : quel est
celui des deux qui porta au plus haut degré l'art d'émouvoir
, de subjuguer , d'entraîner les esprits ? Quel est
celui dont la parole opéra les plus grandes choses ? Ces
deux questions résolues par le fait en faveur de l'orateur
athénien , me semblent ne laisser à Cicéron que la
seconde place à la tribune nationale. La victoire que
celui-ci remporta sur un chef d'émeute , sans considération
, sans moyens , sans autres partisans que les compagnons
de ses débauches et quelques soldats révoltés,
peut- elle se comparer à la lutte que Démosthène eut à
soutenir contre tout l'or et toutes les forces d'un puissant
monarque ? A ne les juger l'un et l'autre que par
l'éclat et l'importance de leur plus beau triomphe , com
ment balancer entre les Philippiques et les Catilinaires?
Cicéron est sans doute le premier des avocats , mais
Démosthène n'est- il pas le premier des orateurs ?
Le parallèle entre Caton et Cicéron , considéré sous
le rapport des vertus civiques , me paraît encore moins
favorable à ce dernier. L'un vécut et mourut pour sa
patrie ; pour l'autre , l'amour de la patrie ne fut le plus
souvent que l'amour de la gloire ; quelquefois même on
est forcé de croire qu'un sentiment moins noble celui
de l'intérêt personnel , a dirigé sa conduite. Plus d'un
trait de la vie de Cicéron , qu'il nous a modestement
conservés lui -même dans ses Lettres familières , prouvent
, du moins , qu'il faisait, aux puissans de son siècle,
des concessions que Caton repoussa toujours de toute la
force de son inflexible caractère : je ne citerai qu'un
fait. Milon avait tué Clodius , l'implacable ennemi de
Cicéron; celui-ci le défendit avec plus de talent que
de courage , et les efforts de son éloquence n'empe
NOVEMBRE 1817 . 259
chèrent pas que Milon ne fût condamné à l'exil ,
et que ses biens confisqués ne fussent publiquement
vendus. Maintenant de quelle épithète qualifier l'inconcevable
légèreté avec laquelle Cicéron rend compte
àAtticus du malheur de celui qu'il appelle gaîment
le Crotoniate , et de la confidence qu'il lui fait de ses
démarches pour se faire adjuger , sous un nom d'emprunt,
une partie des biens de celui dont il avait en
partie causé la ruine ?
Quelque illusion que produisent les grandes qualités
de Cicéron, on ne peut nier qu'elles ne fussent ternies
par une extrême faiblesse de caractère , qu'ami de Pompée,
il ne se soit prononcé pour César , après la victoire;
qu'il n'ait recherché la faveur d'Antoine , qu'il
faisait profession de mépriser et de hair ; qu'après avoir
applaudi aux meurtriers du grand Jules , il ne se soit
lachementprosterné aux pieds d'Octave , et qu'en un
mot la dernière moitié de sa vie politique n'ait été marquée
par une irrésolution qui avait sa source dans une
lutte continuelle de ses principes , contre son amourpropre
et son intérêt ; irrésolution qui le rendit le jouet
des partis dont il finit par être la victime.
Les motifs de la préférence que l'auteur des Nuits
romaines accorde à Pompée , sur César , ne peuvent
êtrejustifiés qu'aux yeux de ceux qui croyent encore
qu'il s'agissait , à Pharsale , de la république et de la
libertéromaine ; on y combattait , comme on combattit
depuis à Actium, pour la dictature perpétuelle. La liberté
à laquelle Sylla se vantait d'avoir ramené violemment
les Romains , n'était plus faite pour un peuple
qu'il n'avait pu dégoûter de l'esclavage ; Rome dèslors
eut besoin d'un maître ; Pompée et César affectaient
également l'empire , et la victoire, en désignant
le vainqueur des Gaules , ne fournit qu'un prétexte de
17.
200 MERCURE DE FRANCE .
plainte aux défenseurs de la liberté publique, plus immédiatement
menacée par l'ambition de Pompée, qui
voulait être le maître , que par l'orgueil de César , qui
ne voulait point de rival. Peut-être , après tout , dans
l'état de décrépitude et de corruption où la république
était tombée , César était-il le seul homme qui pût ,
sous une autre forme de gouvernement, recommencer
la liberté romaine .
On a dit que le vainqueur de Pompée voulait être
roi , et l'on a donné pour preuve , le refus qu'il fit de
de la couronne qu'Antoine lui offrit aux fètes lupercales
; je ne sens pas la force d'un pareil raisonnement ,
et j'ai de la peine à m'expliquer comment César aurait
attaché quelque prix à ce nom de roi , qui , sans pouvoir
rien ajouter à la plénitude du pouvoir dont il se
trouvait revêtu , était à Rome l'objet d'un mépris si
invétéré , que dans cette suite de tyrans , plus ou moins
féroces , plus ou moins imbécilles qui lui succédèrent ,
il ne s'en trouva pas un qui daignât prendre un titre
non-seulement odieux , mais ridicule aux yeux même
des Romains esclaves .
Les six entretiens dont se compose le premier velume
des Nuits romaines , se passent entre Cicéron ,
César , Brutus , Pompée , les deux Catons , les Gracques
, Octave , Antoine , Marius et Sylla , dont les
discussions animées ont pour objet les délibérations du
sénat , les orages des comices , la lutte des différens
ordres , la marche , le but des conquêtes et les ressorts
les plus cachés de cette vaste politique qui embrassait
le monde connu dans sa sphère d'activité ; le patriotisme
, le courage , la religion des sermens y sont repré
sentés comme les bases sur lesquelles se fonda le colosse
imposant de la grandeur romaine .
Pomponius Atticus s'élève contre cette admiration
NOVEMBRE 1817 . 261
que Rome , après vingt siècles , impose encore à l'univers
; et ses institutions , ses lois , ses grands hommes ,
cités par lui au tribunal de la philosophie et de la justice
éternelle , sont peints des couleurs les plus odieuses :
en plaçant cette satire étrange dans la bouche d'un
homme qui vécut dans le repos et dans les plaisirs , au
milieu des guerres civiles , l'auteur n'a-t- il pas cherché
à lui ôter tout crédit? et n'est - on pas tenté de répondre
, comme César , au prudent Atticus : « Quies -tu
pour t'ériger en censeur de tout ce que Rome eut de
plus illustre ? qui t'a donné le droit que tu viens exercer
parmi nous ? serait-ce cette insigne prudence qui te
fit désertër , pendant ses malheurs , le sol de la patrie ?
ou bien cette heureuse souplesse qui te rendit l'ami de
tous les tyrans ? »
C'est outrer le pyrronisme que l'on doit porter dans
P'histoire que d'élever des doutes sur les faits qu'elle
atteste , sans motiver l'incrédulité que l'on professe ;
mais il doit être e , ce me semble , encore moins permis
de fonder sur de pareils doutes une opinion contraire
à celle que le temps a du moins consacrée. Scipion
Emilien aspirait à la dictature ; les triumvirs le firent
étrangler : voilà le fait historique. L'auteur des Nuits
charge positivement de ce crime la mémoire de Sempronia,
épouse de Scipion, sans en donner d'autre
preuve que sa parole. Quand il s'agira d'un soupçon
d'assassinat , je ne balancerai jamais entre un triumvir
et une épouse , fût-elle soeur des Gracques .
Je me suis également arrangé depuis si long- temps
pour croire à la chasteté de Lucrèce, que le silence
accusateur de cette dame romaine , quand Brutus , dans
le sixième entretien, l'invite à démentir les inculpations
'njurieuses dont la charge Atticus , n'influe en rien sur
lahaute opinion que je me suis faite de la vertu de
262 MERCURE DE FRANCE.
cette illustre Romaine. Je crois assez volontiers à l'innocence
d'une femme qui se tue pour réparer l'injure
qu'elle a soufferte.
Dans une discussion , qui fait la matière du second
entretien de la troisième Nuit , Cicéron et Caton le
censeur , examinent l'influence qu'ont exercée à Rome
les sciences et les arts , et principalement celui de la
guerre. Caton cherche à prouver que les Romains payèrent
de leurs vertus la gloire de leurs armes , quoiqu'il
soit bien prouvé qu'ils n'eureut jamais plus de vertus
qu'au temps des Scipions où ils avaient le plus de gloire ,
et qu'il soit difficile d'accorder cette opinion avec le
Delenda Carthago par lequel le censeur commençait
toutes ses harangues au sénat.
Cet ouvrage des Nuits romaines où brillent des
beautés de premier ordre , a le défaut qu'on remarque
dans la plupart des livres étrangers : il manque de
méthode ; en le divisant en deux parties , il est aisé
de voir que l'auteur avait eu l'heureuse intention de faire
bien connaître , dans le premier volume , la cité des
Césars , et de la comparer , dans le second , avec la
ville des pontifes ; dès lors , plusieurs entretiens de
cette seconde partie , tels que le dialogue entre Romulus
et Numa et l'épisode de la Vestale , devaient nécessairement
trouver place dans la première.
Les deux personnages de Romulus et de Numa sont
heureusement choisis pour l'examen de cette question :
« les empires se soutiennent-ils par les armes ou par les
institutions civiles ? >> Numa la décide fort habilement ,
selon moi , quand il conclut, que la gloire des armes est
nécessaire au soutien des empires qu'elle a fondés , mais
que rien ne contribue davantage à leur durée que l'accord
de la religion et des lois , quand il s'établit par des
NOVEMBRE 1817 . 263
moyens successivement adaptés à l'esprit de chaque
siècle et aux progrès de la civilisation .
L'auteur trouve , dans Marc-Aurèle devenu un des
personnages de son drame , l'occasion ou plutôt le prétexte
de l'apologie du pouvoir absolu; il est vrai que
ce qu'il dit dans cette circonstance , met en fuite toutes
les ombres illustres qui l'écoutaient, à l'exception de
Cicéron qui , dans le cours de ces entretiens , est presque
toujours de l'avis du dernier qui lui parle : sans renoncer
à ce trait de caractère , j'aurais voulu seulement
que Cicéron dont l'esprit est si juste et la dialectique
si pressante , fit observer au Romain moderne que cet
éloge du despotisme était au moins étrange de la part
de celui qui venait de dire à Pompée :
<< Apprends que si , après la chute de votre empire ,
« l'Italie conserva quelque étincelle de ce beau feu qui
« anima vos héros , et quelques traces de cette énergie
« qui fit votre gloire , on doit convenir qu'elle en fut
« redevable au sentiment de son ancienne liberté. >>>
Du moins cette dernière réflexion amène- t-elle narellement
l'éloge des républiques modernes , où l'auteur
se complaît au point de comprendre l'Angleterre
sous cette forme de gouvernement , à dater de l'époque
révolutionnaire qui conduisit un de ses rois sur l'échafaud.
Cet image du gouvernement républicain que
M. de Verri affectionne, et dont Gênes était, à ses yeux,
le plus parfait modèle , ne lui fait pas long-temps illusion
sur l'Angleterre ; il en trace un tableau dont on
ne peut contester la vigueur (1 ) .
Ces critiques dont les Nuits romaines pourraient
être l'objet , n'empèchent pas d'y reconnaître un auteur
maître de la matière qu'il traite , et profondément ins-
(1) Il ne fautpas oublier que l'auteur écrivait en 1784
264 MERCURE DE FRANCE.
ご
truit de l'histoire et des moeurs romaines . Comme écrivain
, son style ( avec des défauts inhérens peut-être
à la langue dans laquelle il écrit ) , est généralement
harmonieux et brillant de pensées et d'images. Quant
à sa philosophie , il est aisé de voir qu'en la plaçant
sous la protection des morts , il a voulu la mettre à l'abri
des inquisiteurs .
Les lettres françaises doivent savoir gré à M. Lestrade
d'avoir fait passer dans notre langue un ouvrage plein
dechoses utiles et de vérités hardies qu'on aime à découvrir
sous le voile d'une ingénieuse fiction. Les notes
dont il a enrichi sa traduction , ne sont pas la partie la
moins utile et la moins intéressante d'un livre qui ne
pouvait reparaître dans des circonstances plus propres
aen augmenter le succès.
1
:
wwwmm
JOUY.
Suite d'un système pour les Délibérations des corps
politiques.
Nous sommes parvenus à ce moment où un projet de
loi ou d'une disposition législative quelconque , discuté
dans son système général , a encore besoin d'ètre épuré
des défauts qui peuvent s'y rencontrer et enrichi des
améliorations qu'on y peut porter. C'est ce qu'on appelle
les amendemens.
J'ai déjà dit que ce second travail , dans la préparation
d'une loi , dentandait une forme qui lui fût
propre ; car si l'objet est toujours le même ,les points
de vue ne le sont plus ; dans le premier travail , tout se
rapportait à l'ensemble ; dans celui-ci , tout s'applique
aux détails ..
C'est ici sur-tout qu'une réforme pleine et entière ,
dans le mode qui s'est établi et perpétué en France , me
paraît le but principal où je dois diriger l'attention publique
et le voeu qui doit animer mes efforts .
Il ne se trouvera, je pense , aucun de mes lecteurs ,
NOVEMBRE 1817 . 265
qui n'ait assisté , au moins une fois , dans sa vie , au
cours entierd'un de nos débats politiques. Je puis done
les prendre tous à témoins de l'effrayant abus que je
viens leur dénoncer.
Des orateurs se sont long-temps succédés à la tribune:
tantôt la chaleur de l'éloquence ; tantôt le calme
d'une marche didactique; tantôt dans l'assemblée les
signes de l'assentiment; tantôt ceux de la réprobation ;
tantôt l'entraînement de l'admiration , qui s'accroît à
mesure qu'elle se répand dans un plus vaste espace ;
tantôt l'impatience de l'ennui , qui se déclare par un
sourd et long murmure ; car , ici , comme ailleurs , ce
qui est beau et ce qui ne l'est pas se touchent de bien
près; et le plaisir ne s'achète que par de la peine . Du
moins on est pleinement content du spectacle qu'offre
ce grand corps , qui tient dans ses décisions les destinées
de tout unpeuple; il est grave , silencieux , calme ,
appliqué à son oeuvre ; il promet par une noble contenance
cette fermeté sage , qu'exige une grande chose ;
elle va se consommer ; car on proclame que la discussion
estfermée.
A l'instant , tout change ; l'agitation commence et
eroît jusqu'au trouble ,à la confusion; jusqu'à ce désordre
qui fait scandale . Le tumulte d'une place publique
vient d'envahir une salle de législateurs . On se pousse
à la tribune; on en est repoussé ; on y arrive , comme
en montant à l'assaut ; on ne s'y maintient que comme
sur une brêche ; ce n'est plus en paroles qu'on consume
le temps ; c'est en vociférations inentendues. On
se bat à coups d'amendemens ; ils se croisent comme
des éclairs dans un orage. Les uns veulent ceux-ci ; les
autres veulent ceux-là. On ne les discute pas ; on les
enlève , on les perd , selon le plus ou le moins de violence
des partisans et des adversaires On avait dignement
préparé la loi pendant un mois d'une discussion
majestueuse ; on en arrête toutes les pensées et tous les
mots dans quelques heures de fermentation et de tumulte
! Personne ne voudrait régler ses propres affaires
dans un tel bouleversement de ses facultés ; et on s'en
est fait un usage dans la législation ! Tout homme , qui
est en dehors d'une pareille scène , s'en effraye , s'en
consterne; ceux même qui s'emportent dans le mou
266 MERCURE DE FRANCE .
vement , en rougissent , lorsqu'ils en sortent ; mais cela
n'a encore donné ni la volonté , ni la pensée d'aller
autrement ; à force de rouler dans le mal , l'habitude
n'a pas même permis d'en chercher le remède ; et
j'aurai peut-être une grande tiédeur à vaincre , pour
obtenir ici une réclamation plus puissante , qui conduise
à une réforme efficace . Et la pauvre loi , qui passe
d'une paisible rédaction de cabinetà la confection déré
glée d'un grand corps en sédition contre lui- même, que
devient-elle ? Elle reste là, pour recevoir tristement des
blessures contraires ; car ces joutes épuisent les forces
par leur impétuosité même ; plus elles durent, plus elles
tendent à finir ; et la fin propre à ce genre de combat,
c'est quelque mauvaise composition.
On concevra mieux tout le danger de persévérer
dans un tel mode de statuer sur les amendemens , si
on veut me suivre dans l'analyse du sens et des effets de
la chose et du mot. Analyser en ceci , c'est se préserver
de toute méprise , de toute erreur .
Le mot d'amendement est un de ceux que nous avons
empruntés des Anglais , lorsque nous avons voulu aussi
avoir une chose publique , et devenir , par le régime
représentatif , une nation constituée.
Dans son bon emploi , il tend à corriger , modifier ,
améliorer.
Dans son mauvais emploi , il ne sert qu'à dénaturer ,
brouiller , gâter .
Tout dépend des intentions et des moyens avec lesquels
on opère.
Ilya , à la fois , une similitude et une notable différence
, entre l'épuration d'un projet de loi et la correction
d'une simple production de l'esprit. Ils peuvent
gagner l'un et l'autre tout ce que des vues justes et un
goût sain peuvent ôter ou ajouter dans toute chose où
ils s'appliquent . Voilà le rapport.
On ne soumet une production de l'esprit qu'à des
arbitres bienveillans et éclairés . Alors la critique est
utile. Mais quel parti à tirer de celle des ennemis , qui
peuvent , avec une égale malice , affirmer mauvais ce
qui est bon et bon ce qui est mauvais ? Or une loi proposée
à un grand corps y trouve naturellement des
amis et des ennemis , puisqu'il est de sa destination d'y
NOVEMBRE 1817 . 267
être tont ensemble attaquée et défendue. Ce ne sont
pas des conseils que l'ouvrage à perfectionner vient recevoir
iei ; c'est un débat contradictoire qu'il vient
subir. Première différence .
Ce ne sont pas des opinions , des goûts divers qui
veulent , chacun , qu'un ouvrage , par la pensée ou
l'expression , tombe dans leurs sens ; ce qui est déjà
fort difficile à concilier. Des forces bien plus vives agissent
sur une loi controversée ; ce sont les intérêts , les
passions de partis en présence. Autre différence , bien
plus tranchante.
Comme il y a plus à faire ici , pour obtenir le bien
et écarter le mal; il faut aussi des précautions plus
sévères et un art plus difficile.
Le premier soin à prendre assurément , c'est d'enlever
l'opération à ce tumulte précipité , dont je viens
d'offrir une trop faible peinture.
Un second , non moins important, est de mettre à
profit des oppositions passionnées , pour les amener ,
comme malgré elles , à chercher et à trouver leur paix
dans le bien commun : le bien commun , auquel on
tient sans cesse , tout en se laissant emporter à l'intérêt
particulier; il est la puissance secrète , qui a fondé la
société , qui la maintient ; le ressort par lequel on la
redresse dans ses désordres ; la prise continuelle de
toute législation , qui n'a pas elle-même un autre mobile
et un autre but. Que ne peut la législation avec ces méthodes
d'opérer qu'elle institue , et par lesquelles elle
se soumet les hommes par leurs passions mêmes ? C'est
un de ces heureux résultats d'un système bien conçu ,
que j'ose chercher dans cette partie de mon travail.
De quoi s'agit-il ?
Les amendemens sur un projet de loi ou une disposition
législative , ont deux objets :
19. La correction de la chose en elle-même et dans
son propre sens.
Là il n'y a qu'un intérêt , un même voeu et un concours
empressé. Ilne faut que choisir lemeilleur moyen.
Il est sensible que cette révision logique et grammaticale
se fera bien mieux dans un comité que dans un
corps nombreux .
2º. Les modifications dans l'esprit général et les
266 MERCURE DE FRANCE .
1
détails du projet. Là sont les luttes fortes et animées ;
là l'avantage est à côté du danger .
Une disposition législative quelconque doit tenir à
un principe certain et aller à sa fin par la voie la plus
simple et la plus courte. Que devient-elle , si on bouleverse
son système , si on y laisse entrer des directions
contraires ?
C'est pour parer à cette erreur capitale , que j'ai
demandé expressément , qu'un contre-projet , plus au
gré de la majorité, pût être substitué à un premier, qui
choquait les esprits. Alors la loi marchant sur la ligne
où on la veut , on ne songe plus à la jeter hors d'elleméme
, par les amendemens ; ce qui est le pire des
abus ; car il vaut mieux qu'un objet reste sans nouvelle
règle , que d'en avoir une qui ne serait propre qu'a
tout troubler par la désorganisation , qu'elle aurait reçue.
Et je ne puis me retenir d'observer que c'est là un des.
graves inconvéniens d'un régime représentatif , où l'on
ne pourrait jamais délibérer que sur un plan , émané
de l'un des pouvoirs qui concourent dans la formation,
de la loi.
Mais un principe certain et une fin directe dans la loi ,
n'empèchent pas qu'elle ne doive encore s'améliorer par
des modifications , propres à s'amalgamer à son système ,
qu'elle ne tende àregagnerparlà ceux qui la repoussaient;
et à obtenir ainsi le plus grand assentimentpossible. Or
plus la loi tient au bien général , plus elle est en harmonie
avec l'esprit public et les lumières acquises , plus
elle est près de ce favorable succès. C'est pour qu'elle
soit ou devienne telle qu'on doit l'attendre et la vouloir,
que j'ai proposé ces hautes et grandes discussions , que
la partie antérieure de mon plan a présentées .
Tâchons de bien accomplir l'ouvrage dans le mode
de procéder à l'adoption ou au rejet des amendemens..
Je vais recommencer à énoncer mon plan , comme
dans des articles .
1 °. La discussion sur l'ensemble de la loi fermée , il
n'y aura plus lieu qu'à l'examen des amendemens à
proposer.
2º. Chaque membre de l'assemblée a le droit de présenter
les amendemens , qu'il juge convenables .
3º. Tout amendement doitêtre écrit ; et sera précédé
1
NOVEMBRE 1817 . 260
d'un ou plusieurs considérans , qui en spécifieront sommairement
le principe et le but.
40. Tous les amendemens , avec leurs considérans ,
seront lus , sans discussion , en pleine assemblée.
5°. Ne seront point admis ceux qui ne porteraient
que sur la rédaction , saufà les communiquer comme
observations au comité des bureaux.
6°. Après la lecture ci-dessus , le projet de loi ou de
résolution , avec tous les amendemens , rédigés , comme
il vient d'être dit , sera envoyé au comité des bureaux.
7º. Le comité procédera à réviser le projet , s'il a
lieu , pour une meilleure rédaction , en procédant à cet
égard , avec l'auteur ou les auteurs du projet.
J'observe qu'on néglige beaucoup trop la rédaction
des lois . Il est à désirer qu'il se rencontre dans les
conseils et dans les assemblées des hommes qui aient
l'habitude du genre de logique et de style , qu'exige
cetravail.
8°. Le comité revisera également la rédaction des
divers amendemens , en réduisant à l'unité ceux qui
rentreraient les uns dans les autres.
9º. Cela fait , le projet et les amendemens seront
envoyés dans les bureaux de l'assemblée , pour y être
examinés et débattus , comme il suit :
10º. Les bureaux n'émettent pas de votes ; leurs membres
ne peuvent que débattre ensemble leurs opinions .
11° . Un premier tour d'opinion aura lieu sur la
question de savoir , si sans égard aux amendemens ,
on se déclare pour le rejet de la loi. Ce qui n'empèche
pas qu'on ne puisse ensuite s'expliquersur chacun
des amendemeus , si la majorité s'est déclarée pour
l'admission .
-
12. Un second tour d'opinion suivra sur chacun des
amendemens , dans l'ordre où ils ont été rangés par le
comité.
Cet emploi d'une grande assemblée , opérant par des
sections , dans lesquelles elle se divise , est , je crois ,
une invention qui nous est propre ; elle est méme trèsrécente
parmi nous. On voit que j'y attache un grand
prix. J'ai beaucoup de vues à offrir sur ce point. Je
me les suis déjà réservées oi-dessus ; etje me les réserve
270
MERCURE DE FRANCE.
encore ici. Il est seulement une observation , qui
détache , pour recevoir sa place , sans aller plus loin.
Ma première pensée avait été d'ouvrir toute discussion
, par les bureaux , dans ce que j'appelle le grand
ordre. J'ai reconnu ensuite que des hommes venant
s'emparer d'un grand objet à traiter , sans préparation
à la matière , sans un intérêt déjà développé , sans cette
chaleur qui se communique par la solennité d'une
grande chose qui a pris son cours , n'y apporteraient
qu'une sorte d'hésitation ; et que cette hésitation concourrait
à faire tomber ces réunions partielles , qu'il
faut rendre actives et animées , pour en tirer des résultats
qui les consacrent; je ne les fais donc intervenir
qu'à l'époque où l'objet en question agite et préoccupe
tous les esprits , tant dans l'assemblée que dans le
public.
Je reprends la série de mes articles .
13º. Après le débat dans les burcaux , les questions à
résoudre reviennent au comité.
14°. Chaque membre du comité lui fait un rapport
sommaire de la discussion , dont il a été témoin dans
sonbureau.
15°. Le comité délibère ensuite sur les questions à
résoudre et arrête l'avis , auquel il se détermine.
Première question. - Y a-t-il lieu , sans s'arrêter
aux amendemens , de conclure au rejet de la loi ?
16°. S'il conclut à l'affirmative de la question , il ne
passepas la seconde ; et il fait son rapport àl'assemblée.
17º. S'il conclut à l'adoption , il délibère successivement
sur chacun des amendemens ; et émet son avis
sur chacun ; ce qui devientl'objet d'un second rapport.
C'est nous seuls encore , ce me semble , qui venons
de fonder cet usage de ne passer aucune loi , que par le
travail préalable d'un comité special. Je le crois trèsbon
; il se rallie aussi à beaucoup de considérations
législatives , sur lesquelles je me propose de m'étendre
un peu , dans un article ultérieur.
18°. Le comité présente d'abord son premier rapport
sur l'adoption ou le rejet de la loi .
19°. Après ce premier rapport , un membre de l'assemblée
ou un membre du gouvernement ( un seul)
NOVEMBRE 1817 . 278
peut obtenir la parole contre l'avis du comité. Un
seul membre du comité répond.
Après quoi , on passe au vote sur la question .
20°. Si la question du rejet ne passe pas , le rapport
du comité sur les amendemens s'ensuit.
219. Un membre ou un ministre peuvent demander
la parole contre chaque conclusion du comité ; et un
membre du comité a droit à la réponse.
22º. Après le débat sur les amendemens successifs ,
on vote sur chacun séparément.
25º. Enfin on vote sur la loi , telle qu'elle se trouve
définitivement arrêtée , par la solution sur les amendemens.
Si l'on s'imaginait que ceux à qui le zèle du bien
public inspire des conceptions du genre de celle-ci ,
s'en préoccupent jusqu'à n'admettre rien de différent ,
rien de mieux; et qu'en prenant la modeste confiance
de les publier , ils aient secrètement le sot orgueil de
faire une loi absolue de ce qu'ils proposent ; qu'avec eux
ce soit à prendre ou à laisser; on se tromperait beaucoup
à l'impression que de telles recherches ont laissées à
leur auteur. Personne autant que l'auteur , ne craint
plus d'avoir omis des aspects essentiels dans sa combinaison
; d'avoir mal vu dans ceux qu'il a embrassés ;
d'avoir faussement résolu les problèmes où il a le plus
porté sa sollicitude.
Aquoi donc peut se réduire sa réelle espérance ,
lorsque , comme moi , il est sans moyens pour sauver
ses conceptions du dédain ordinaire ; et sans titres
pour y appeler l'attention réfléchie qu'elles exigent ?
A ce qu'elles obtiennent au moins la critique d'un
esprit supérieur , qui , en réprouvant l'ouvrage , soit
digne de s'emparer du sujet. Cependant , comme il
est juste, qu'en toute chose, chacun reprenne sa part,
il en reste une ici , pour celui qui , par la tentative
originaire , a mis un autre , plus heureux , sur la voie
d'un service public. J'attends sur mon plan ce que lui
réserve l'heureuse émulation sur le perfectionnement
de notre nouveau régime , qui se manifeste et parmi
les écrivains et parmi les fonctionnaires de l'Etat.
Un plan de ce genre et de cette destination agit sur
les esprits qu'il éveille et provoque , en proportion de
272
MERCURE DE FRANCE .
ce qu'il embrasse plus dans l'objet et qu'il tend plus
haut; ce n'est jamais un tort dans la spéculation de
bausser ses vues et ses espérances ; on ne rabat que
trop dans la pratique. Sans abonder dans mes idées ,
comme j'ai cherché à les proportioner , dans la plus
juste mesure , aux choses que j'avais à régler , en attendant
des observations , qui m'éclaireront le premier,
je me permets de croire que mon plan n'est étendu ,
que parce qu'il suit le sujet dans toutes les faces que
le sujet parcourt ; et qu'il n'a de complication que par
la nécessité de porter , en chaque partie , la simplicité
et la précision.
Je vais le reprendre , par une vue générale , sous cet
aspect justificatif. J'ai d'ailleurs encore beaucoup d'idées
accessoires à développer. La haute utilité du sujet autorise
la succession que je donne à ces articles , où
d'ailleurs les détails techniques étant finis , j'arrive à
des consideratious , où l'intérèt se joindra à l'importance.
LACRETELLE ainé.
ANNALES DRAMATIQUES.
Malgré les bonnes recettes que produisent les Danaïdes
, l'administration de l'Opéra aurait tout aussi
bien fait de ne pas remettre cette pièce à la scène , et
de la laisser dans l'oubli où elle était ensevelie depuis
nombre d'années . Si l'Opéra était exploité au profit des
personnes qui le régissent , il serait inutile de blâmer
une tentative qui a parfaitement réussi ; les bordereaux
du caissier répondraient victorieusement aux réclamations
les plus éloquentes ; mais comme les dépenses de
ce théâtre sont supportées en grande partie par le gouvernement
; comme il est décoré du titre d'Académie
royale de musique , il ne lui convient pas de se livrer à
des opérations financières , qui ne s'accordent pas avec
l'intérêt des arts dont il est le conservateur,
NOVEMBRE 1817 . 273
Puisque la pièce des Danaïdes , dont la conception
est absurde et gigantesque , est vue d'un oeil de faveur
par l'administration , et qu'elle est partout prônée
,pourquoi nos auteurs se fatigueraient-ils à composer
des ouvrages réguliers? Il serait tout aussi avantageux et bien plus facile d'imiter les Danaides que de lutter BRE
ROYAL
contre les chefs-d'oeuvres de Quinault ! Cependant le
nombre des écrivains lyriques qui méritent d'être nommés
après le poète des Graces , est trop borné pour que
l'ondoive négliger de l'accroître . Ilserait doncplus sage
d'exciter l'émulation, et de faire éclore de bons ouvrages
en ce genre , que d'exhumer d'anciennes pièces , dedaignées
par une autre génération. Vainement dira-t- on
qu'aujourd'hui le public se porte en foule aux Danaïdes
; cela prouve seulement que le public ne répugne
pas à voir des spectacles extraordinaires , lorsqu'ils
sont nouveaux. Mais offrez - lui des opéras avoués par
le goût , vous n'en ferez pas moins de bonnes recettes ,
et il y joindra ses suffrages , qui ont bien aussi leur
prix.
Il faut renoncer à tous les principes consacrés dans
les beaux-arts et devenus pour ainsi dire populaires , ou
bien convenir que la tragédie lyrique des Danaïdes
n'est qu'une oeuvre difforme , indigne de figurer à côté
de plusieurs ouvrages remarquables qui ont été représentés
de nos jours.
On n'est plus admis à dire que la tragédie lyrique ne
doit pas essayer de produire les mèmes effets que latragédie
purement déclamée. La Harpe lui-même révoquerait
peut-être ce principe qu'il a mis en avant , s'il pouvait
être témoin du succes soutenu que la Vestale obtient
depuis dix ans . La Vestale est véritablement une
tragédie ; elle inspire ce touchant intérêt , cette terreur
attendrissante que le spectateur se plaît à ressentir , et
qui est le but du drame tragique.
On ne parvient pas à atteindre ce but , en effrayant
l'imagination et en révoltant la raison ; ce sont-là cependant
les seuls effets que le drame des Danaïdes ne
cesse de produire durant toute l'action , qui coûte la vie
à quatre-vingt-dix-neuf personnages. Puisque les soeurs
d'Hypermnestre paraissaient sur la scène , il fallait , tout
on les rendant criminelles,éviter de les rendre hideu-
18
274 MERCURE DE FRANCE .
ses . Danaús devait leur prouver que la mort de leurs
époux était un crime nécesaire. Ilne suffit pas qu'il leur
rappelle l'usurpation de son trône , elles en étaient instruites
avant de s'unir aux fils d'Egyptus . S'il leur ditque
leurs époux les feront périr; pour les en convaincre il
fallait faire commettre aux jeunes princes quelque action
imprudente , et de nature à inspirer des craintes aux
Danaïdes. Un oracle a prédit que Danaüs mourrait victime
d'un de ses neveux : pourquoi les a-t-il laissé aborder
à Argos ? Pourquoi n'a-t il pas parlé de cet oracle en
présence de toutes ses filles ? Ce prétexte , sans les excuser
, affaiblirait l'impression du crime. Mais on s'est
bien gardé de chercher à l'affaiblir , on s'est efforcé ,
au contraire , d'en augmenter l'atrocité .
Ce serait une erreur de penser que les accessoires
sont propres à amuser le spectateur , ou même à le
distraire. Les divertissemens , à partir du deuxième
acte , conservent la couleur lugubre du sujet. Les
choeurs et les ballets se composent des filles de Danaus
et de ses gendres ; ce sont des personnages de la pièce ;
leurs chants , leurs danses sont liés à l'action. Cette
liaison , qui serait d'un grand prix en toute autre occasion,
n'est ici qu'un défaut : si les Danaïdes , en se livrant
à leurs jeux , oublient qu'elles sont des personnages
du drame , elles font un contre-sens ; si elles
mèlent au contraire à leur danse une pantomime animée
, qui rappelle sans cesse leur affreux dessein , il en
résulte une disparate choquante. Cette fameuse bacchanale
est donc un incident qui suspend le cours de
l'action , tout en obligeant l'esprit à s'en occuper.
Lorsque le crime est consommé , les épouses coupables
se précipitent en désordre sur le théâtre ; elles sontéchevelées
, à demi-nues , et tiennent dans leurs mains des
thyrses , des, poignards et des torches ; c'est un spectacle
révoltant; les Danaïdes ne sont pas moins affreuses
que les Démons à qui elles seront bientôt livrées. Voici
un échantillon de leurs discours :
Quel palais faut-il mettre en cendre ?
Nommez le sein qu'il faut percer.
Parlez , quel sang faut-il verser ?
Tous nos coeurs brûlent d'en répandre.
Cette citation me conduit à remarquer qu'il est
NOVEMBRE 1817 . 275
peu d'opéras versifiés aussi pitoyablement que celui- ci.
L'auteur , ou plutôt les auteurs sont rosies tsocz 10ugtemps
inconnus ; l'un d'eux est ce baron du Rollet qui
a mutilé l'Iphigénie de Raciné pour en faire unopéra :
il s'était associé, pour les Danaïdes , M. Tschoudy,
seigneur hongrois , qui a répandu sur le style toutes les
grâces de sa langue maternelle. En voici la preuve dans
quelques vers pris au hasard :
Nulde nous ne sait si la Parque
Veut lui filér encore un jour.
Saisissez ces poignards , cachez- les dans vos seins;
Qui la retient ( la foudre) ; que ne part-elle ?
Que tarde-t-elle à m'écraser ?
:
:
Il serait difficile de concevoir une poésie moins lyrique.
Le seul mérite de ce drame est d'être coupé avec
discernement, et de n'avoir qu'une étendue raisonnable .
On s'étonne aujourd'hui que la musique , qui a été
composée par M. Salieri , ait été attribuée à Gluck.
On y a remarqué beaucoup de noblesse et de pureté
mais , en même temps , une uniformité de rhythme
qui la rend trainaute et peu dramatique. Chaque morceau
, jugé en particulier , mériterait des éloges; la plupart
ont l'avantage d'être exécutésļassez souvent dans des
concerts , et cependant , en examinant la composition>
dans son ensemble , on reconnait qu'elle manque de
chaleur. Le récitatif est la partie que les musiciens
éelairés estiment le plus. C'est M. Spontini qui s'est
chargé de la composition de la Bacclianale ajoutée
au troisième acte. Au travers du fracas étourdissant
de l'orchestre , il a été facile de saisir quelques passages
qui rappellent le morceau da meme genre que !
M. Cherubini aplacé dans Achille à Scyros. M. Spontini
afait preuve de goût dans le choix de son modèle.
Le rôle d'Hypermnestre est le seul de la piece qu
soit bien joué et bien chanté. Madame Branchu y me
toute l'âme et tout le talent qui la font si souvent
admirer. La nullité du rôles de Lyncée et l'atrocité de
celui de Danaüs sont peu propres à fournir d'heureuses
inspirations à Derivis et àNourrit qui en sont chargés .
Les décorations sont une partie trop essentielle de
;
18,
276 MERCURE DE FRANCE.
l'ouvrage, pour que je néglige d'en faire mention. Celle
qui représente le port d'Argos est très-brillante . Le
temple de Némésis , au deuxième acte, estlugubre et fort
bien adapté à la scène de la distribution des poignards ;
mais au troisième , on a placé , dans un palais grec , des
coulisses et une galerie du Carnaval de Venise : c'est
du plus mauvais goût. Quant aux enfers , ils sont parfaitement
soignés ; on y voit un assortiment de supplices
, dont le choix fait honneur à l'imagination de
l'inventeur. Les ombres de Danaüs et de ses filles y sont
torturées comme elles le méritent. Je préfère cependant
l'enfer de Psyché ; les yeux n'y jouissent pas
d'un appareil aussi effrayant , mais on y tourmente
une jeune victime dont les souffrances intéressent davantage
, et intéresseront plus long-temps que celles des
Danaides.
MERCURIALE .
Si le poète philosophe qui écrivit à Voltaire , et dont
lamuse indépendante dénonçait , aux premiers jours
de l'empire :
« Des préjugés bannis le burlesque retour. >>>
n'avait pas été enlevé par une mort prématurée , quelle
moisson nouvelle de ridicules tomberait sous saplume!
que de noms impunis , bonnes fortunes de la satire ,
seraientfouettés dans ses vers en l'honneur de la philosophie
! Chénier n'est plus , mais du moins il a laissé
des disciples ; il en est un qui , dans un discours en
vers prèt à paraître , s'est fait le Juvenal des deux
chambres : tandis que l'éloquence de nos publicistes est
occupée à éclairer les juges de la loi , la poésie aura
bien aussi son utilité , si certains orateurs fanatiques sont
tenus en respect , loin de la tribune , par l'effroi d'une
épigramme.
Le jeune auteur a rencontré une conception heureuse;
il suppose qu'un vieillard , ex-membre de la
NOVEMBRE 1817 . 277
constituante , donne des conseils politiques à son fils ,
élu député à la législature actuelle. Après avoir suivi le
berceau de notre liberté , à travers les orages de nos
différentes assemblées , depuis 1789 , il enseigne à son
fils les moyens de la soustraireà de nouveaux naufrages :
<<Ciel ! avec quelle ivresse , il m'en souvient encore ,
« De notre liberté l'on vit briller Paurore ,
«Quand ce roi généreux autant qu'infortuné ,
«Ce moderne Titus , citoyen couronné,
« Ne voulut , dans ses mains , par un pacte sublime ,
<<Retenir , du pouvoir ,que sapart légitime !
« L'anarchie éleva son front ensanglante;
<<On vit , de son autel , tomber la liberté :
<<Un adroit despotisme y plaça la victoire;
« Il s'était , pour complice , associé la gloire ,
«Et l'éclat des lauriers dissimulait nos fers .........
C'est là qu'en se félicitant de nous voir échappés à ce
dernier piége , où des Français pouvaient se laisser
prendre , le Nestor de la tribune signale au ridicule les
piéges grossiers où nos Epimenides politiques voudraient
faire tomber encore la liberté, réhabilitée par la Charte .
Voici quelques traits choisis dans la revue spirituelle
qu'il fait de ces Messieurs :
« L'un vante les douceurs du jong oriental ,
«Et zélé citoyen , il souhaite à la France ,
«La liberté des Turcs et les lois de Bizance.
l'autre , penseur féodal ,
<<Vient , contre le budget , endiscours pathétiques ,
« Invoquer et Dodone et ses chènes antiques .
et cet autre enfin ,
« Composant , tour- a-tour , des contes et des lois ,
En style romantique , endoctrine les rois .
Ces portraits n'ont pas besoin du nom de leurs modèles
pour être reconnus ; en voici d'autres qui s'en seraient
bien passés aussi :
«Vous choisirez plutôt, pour vous servir d'exemple ,
«Ces mortels que la France avec amour contemple';
<<Tarente , dès long-temps , par la gloire ennobli ,
« L'intègre Lanjuinais , le vertueux Lally ,
àEt d'Anglas et Lafitte , au libre et fier génie ,
« De Broglie , d'Argenson , noms chers à la patrie..... >>>
278 MERCURE DE FRANCE .
Au reste , la raison du jeune poète n'est commandée
que par l'intérêt national , et l'on doit applaudir à l'élévation
de ses sentimens autant qu'à celle de son talent.
On peut voir combien il se refuse à tout esprit de parti ,
lorsqu'il fait dire à son vieux 1 gislateur :
<«<Recevant , dans mes rangs , un utile adversaire ,
«Je profite d'an bien qu'il ne veut pas nous faire ;
«Qu'importe quelle voix sert a bon sens d'appui ,
«Fut-ce C... je voterais pour lui.
,
Ce petit discours est encore un historique de nos dernières
sessions , aussi fortement pensé que spirituellement
écrit : on ne le confondra pas avec les histoires de
M.Fiévee.
-L'apparition de l'ictor dans Hamlet , où l'on n'a
pas aperçu l'ombre de Talma , a ét , dit-on , le sujet
d'une singuliere discussion dans les coulisses du Théâtre-
Français. Victor , à ce qu'il paraît , n'a pas été encouragé
, dans son audace , par le suffrage des sociétaires
mâles ; mais il a pour lui toutes ces dames , ce qui est
bien préférable : il se sera certainement prononcé plus
de paroles en sa faveur qu'à son préjudice.
On raconte qu'il s'est élevé, à cette occasion , une
discussion assez vive entre l'un des plus solides piliers
et l'une des plus fortes colonnes du temple de Thalie.
L'acteur eut la simplicité d'appuyer son opinion nouvelle
de celle de plusieurs auteurs dramatiques. L'actricerejeta
ce systeme de défense en avouant , avec la franchise
de son caractère , qu'elle ne croyait pas les gens
de lettres capables de juger le talent des comédiens.
-« Cela est vrai , mademoiselle , répliqua un auteur
<<qui se trouvait là , mais les comédiens et surtout les
<<comédiennes sont très -capables de juger les oeuvres
<<des gens de lettres .>>>
Ce dernier raisonnement acquiert plus de force lorsqu'on
apprend que cette même actrice disait , quelques
mois auparavant ( toujours avec la franchise de son caractère
, que les gens de lettres pourraient appeler de
la naïveté) : « Mon dieu , on nous parle sans cesse de
« ces trois unités d'Aristote ; qu'on la joue donc cette
« pièce , elle nous dédommagerait peut-être de nos
« pièces nouvelles. ».
L'Académie a été fidèle à ses engagemens ; elle a
7
1
NOVEMBRE 1817 . 279
tenu mardi dernier sa première séance poétique ; il
serait à désirer que quelques amateurs fussent admis à
ces petites fètes de famille ; c'est M. Baour-Lo mian
qui a fait tous les frais de celle- ci ; il a la une admirable
traduction de l'admirable chant de la Foret enchantée
du poëme italien ; quand on voit l'indifférence
dupublic français pour nos premiers poètes vivans , on ne
peut qu'envier le sort de lord Byron, dont les guinées des
trois royaumes se disputent les moindres vers ; l'Angleterre
il est vrai peut se montrer généreuse envers ses
grands hommes , ils ne sont pas en assez grand nombre
pour qu'elle soit obligée de les réduire à la demi- solde.
SS .
ww
POLITIQUE.
SESSION DES CHAMBRES .
Et me confiant la rédaction de cet article , on a
consulté mon zèle plus que mes forces . Cette tâche .
déjà difficile par elle -même , le devient encore
plus par la comparaison ; trop de renommée accompague
l'écrivain qui s'en est chargé le premier , pour ne
pas effrayer ceux qui lui succèdent. Heureusement le
fruit de ses veilles est un bien du public ; et ce ne sera
point dérober l'auteur , que d'user quelquefois des richesses
qu'il a prodiguées .
Comme M. Benjamin de Constant , je me propose de
rapporter en substance les discours qui seront prononrés
dans les débats . Comme lui , après cette analyse ,
j'exposerai mon opinion particulière , et j'en déduirai
les motifs.
La session qui vient de s'ouvrir est appelée à de
grandes choses . Rentrer dans la constitution pour n'en
sortir jamais , dérober aux lois d'exception , pour les replacer
sous l'égide des lois véritables , et la liberté individuelle
qui est le principe de toutes les libertés , et la
liberté de la presse qui en est la caution; constituer
280 MERCURE DE FRANCE.
l'instruction publique , c'est-à-dire , donner des racines
à toutes les lois; entourer le domaine du Saint-Siége de
fortes palissades , qu'on ne puisse franchir ni du dedans
ni du dehors ; modifier le code pénal dans ce qu'il a
d'injuste et d'arbitraire; et il en a beaucoup ; créer enfin
le code rural , l'un des plus anciens projets de nos assemblées
législatives , et qui n'est encore qu'un projet;
donner un sens à ce mot de responsabilité des ministres,
etpar suite, régler invariablement les plus imposantes et
les plus redoutables attributions des pairs , afin que la
juridiction qu'ils tiennent de la loi , ne paraisse point
lear venir d'une ordonnance ; organiser une armée ,
c'est-à- dire , remonter au rang des nations : telles sont
les questions qui vont s'offrir aux lumières et au patriotisme
des chambres. La solution de quelques-unes se
trouve indiquée d'avance dans le discours de S. M.: je
ne le profanerai point par un commentaire .
MESSIEURS ,
DISCOURS DU ROI .
« A l'ouverture de la dernière session, je vous parlai
des espérances que me donnait le mariage du duc de
Berry. Si la Providence nous a trop promptementretiré
le bienfait qu'elle nous avait accordé , nous devons y
apercevoir pour l'avenir un gage de l'accomplissement
de nos voeux .
«Le traité avec le Saint-Siége, que je vous ai annoncé
l'année dernière, a été conclu. J'ai chargé mes ministres ,
envous le communiquant , de vous proposer un projet
de loi nécessaire pour donner la sanction législative à
celles de ces dispositions qui en sont susceptibles , et
pour les mettre en harmonie avec la Charte , les lois
:du royaume et ces libertés de l'Eglise gallicane , précieux
béritage de nos pères , dont saint Louis et tous
ses successeurs se sont montrés aussi jaloux que du
bonheur même de leurs sujets .
« La récolte de 1816 a, par sa mauvaise qualité, trahi
en grande partie mes espérances. Les souffrances de
mon peuple ont pesé sur mon coeur ; j'ai cependant vu
avec attendrissement que presque partoutil les a suppor
NOVEMBRE 1817 . 281
tées avec une résignation touchante ; et si, dans quelques
endroits , elles l'ont porté à des actes séditieux , l'ordre a
-partout été promptement rétabli . J'ai dû, pour adoucir
le malheur des temps , faire de grands efforts et commander
au trésor des sacrifices extraordinaires ; le tableau
vous en sera présenté , et le zèle dont vous êtes
•animés pour le bien public , ne permet pas de douter
que ces dépenses imprévues n'aient votre approbation.
La récolte de cette année est plus satisfaisante dans la
plus grande partie du royaume ; mais , d'un autre
côté , quelques calamités locales et les fléaux qui ont
frappé les vignobles appellent ma sollicitude paternelle
sur des besoins que , sans votre coopération , je ne
pourrais soulager.
« J'ai ordonné qu'on mit sous vos yeux le budjet des
dépenses de l'exercice dans lequel nous allons entrer. Si
les charges qui résultent des traités , et de la déplorable
guerre qu'ils ont terminée, ne permettent pas encore de
diminuer les impôts votés dans les précédentes sessions ,
j'ai du moins la satisfaction de penser que l'économie
que j'ai recommandée me dispense d'en demander
l'augmentation , et qu'un vote de crédit , inférieur à celui
du dernier budjet , suffira à tous les besoins de l'année.
« Les conventions que j'ai dù souscrire en 1815 , en
présentant des résultats qui ne pouvaient alors être prévus
, ont nécessité une nouvelle négociation. Tout me
fait espérer que son issue sera favorable , et que des conditions
, trop au-dessus de nos forces, seront remplacées
par d'autres , plus conformes à l'équité, aux bornes et à
la possibilité des sacrifices que mon peuple supporte
avec une constance, qui ne saurait ajouter à mon amour,
mais qui lui donne de nouveaux droits à ma reconnaissance
et à l'estime de toutes les nations .
<<Ainsi quej'ai eu le bonheurde vous l'annoncer dans
le cours de la dernière session , les dépenses résultant
de l'armée d'occupation sont diminuées du cinquième ;
.et l'époque n'est pas éloignée où il nous est permis d'espérer
que , grâce à la sagesse et à la force de mon gouvernement
, à l'amour , à la confiance de mon peuple
et à l'amitié des souverains , ces charges pourront entièrement
cesser , et que notre patrie reprendra , parmi
282 MERCURE DE FRANCE.
les nations , le rang et l'éclat dus à la valeur des Français
, et à leur noble attitude dans l'adversité.
« Pour parvenir à ce résultat, j'ai plus que jamais besoin
de l'accord du peuple avec le trône, de cette force
sans laquelle l'autorité est impuissante. Plus cette autorité
est forte, moins elle est contrainte à se montrer sévère
. La manière dont les dépositaires de mon pouvoir
ont usé de celui dont les lois les ont investis , a justifié
ma confiance. Toutefois j'éprouve la satisfaction de vous
annoncer que je ne juge pas nécessaire la conservation
des cours prévôtales au-delà du terme fixé pour leur
existence par la loi qui les institue.
« J'ai fait rédiger , conformément à la Charte , une
loi de recrutement. Je veux qu'aucun privilége ne
puisse être invoqué ; que l'esprit et les dispositions de
cette Charte, notre véritable boussole , qui appelle indistinctement
tous les Français aux grades et aux emplois
, ne soient pas illusoires , et que le soldat n'aie
d'autres bornes à son honorable carrière , que celles de
ses talens et de ses services . Si l'exécution de cette loi
salutaire exigeait une augmentation dans le budjet du
ministère de la guerre , interprètes des sentimens de
mon peuple , vous n'hésiterez pas à consacrer des dispositions
qui assurent à la France cette indépendance
et cette dignité sans lesquelles il n'y a ni Roi ni Nation .
« Je vous ai exposé nos difficultés et les mesures
qu'elles exigent ; je vais , en terminant , tourner vos regards
vers des objets plus doux : grâces à la paix rendue
à l'église de France ,la religion , cette base éternelle de
toute félicité , même sur la terre , va , je n'en doute pas ,
refleurir parmi nous ; le calme et la confiance commencent
à renaître ; le crédit s'affermit ; l'agriculture , le
commerce et l'industrie reprennent de l'activité; de
nouveaux chefs-d'oeuvre des arts excitent l'admiration.
Un de mes enfans parcourt dans ce moment une partie
du royaume , et pour prix des sentimens si bien gravés
dans son âme , et manifestés par sa conduite , il recueille
partout des bénédictions ; et moi qui n'ai qu'une passion ,
le bonheur de mon peuple , qui ne suis jaloux que pour
son bien , de cette autorité que je saurais détendre
contre les attaques de tout genre , je sens que je suis
NOVEMBRE 1817.1
285
}
aimé de lui, et je trouve dans mon coeur l'assurance
que cette consolation ne me manquera jamais . »
1 BÉNABEN .
www
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 31 octobre au 6 novembre.
- RÉCOLTES . FINANCES . On écrit d'Amiens , d'Arras
, de Nancy , de Calais , de Chartres , de Lyon , de
Saint-Brieux , que le prix des grains baisse de jour en
jour. Cette diminution simultanée sur des points opposés
est un indice consolant dans la saison qui s'approche.
Les ressources intérieures grossissent par de fréquentes
importations.
- La banque nationale de Vienne commence à
prendre racine ; l'état sanitaire de la Dalmatie s'améliore.
Le gouvernement russe tente d'acclimater le thé
dans ses provinces méridionales , et fonde à Astracan
des manufactures de cachemires. Mais comme il faut
que tout soit compensé , le peste et la misère désolent
Alger , et la fièvre jaune continue ses ravages à Charles-
Town et dans la Nouvelle-Orléans .
AMÉLIORATIONS POLITIQUES.- Les plus importantes
améliorations sont celles que l'empereur Alexandre
prépare pour la Pologne; je dis les plus importantes ,
pour l'objet et pour les résultats probables, Car il s'agit
ici bien moins de réformer la nation que de la constituer.
Ce pays , comme on sait , offre encore le grossier
mélange de deux populations qui ne se touchent qu'en
un point. S'il recèle tous les matériaux de la civilisation ,
c'est à peu près de la même manière que le chaos des
poètes recelait tous les élémens de la création. L'empereur
Alexandre se propose d'organiser une armée nationale;
elle sera autrement nationale que la Pospolite ,
qui n'était nationale que parce que les nobles étaient la
nation. Mais il est encore une autre force à créer; celle
de l'industrie . Un terrain fertile , et point de commerce ;
tous les goûts du luxe, et point d'arts : voilà pourtant la
belliqueuse , l'héroïque Pologne. Sous son nouveau son
284
1
MERCURE DE FRANCE .
'verain , elle peut s'élever plus haut qu'elle ne fit jamais.
Ses destinées ne seront pas moins illustres , et seront
moins orageuses . Un souverain n'a qu'à vouloir le bien
pour le faire . Il est comme l'astredontllaa seule présence
répand la vie.
C'est maintenant la saison des diètes . Paris , La
Haye , Stockholm , sont témoins de ces augustes pompes
que suivront d'utiles débats. Le peuple qui a précédé
tous les autres dans la carrière constitutionnelle ne tardera
pas à compléter le tableau. Magnifique et touchant
tableau des nations et des souverains , ligués contre l'anarchte
et le despotisme ! La diète saxonne aussi a ouvert
sa session. Mais est- ce une véritable représentation ,
que la diète saxonne ? On n'y compte que des nobles ,
ou siégeant proprio jure , ou représentans nécessaires de
ceux qui ne sont pas nobles. Mais on ne se fait pas illusion
sur l'abus . On le voit ; on le sent. Un trait caractéristique
, c'est que le roi n'ouvre point la diète en personne
.
- Voici une institution bien respectable , parce
" qu'elle est volontaire. C'est la Société gardienne des
moeurs à Londres , Guardian Society. Elle se compose
en grande partie de dames du haut rang. Leur dessein
est de rendre aux bonnes moeurs , et , s'il se peut , à la
vertu , les victimes de l'incontinence publique , objets
de la pitié du sage , plus encore que de ses mépris.
Pour assurer le succès de la Société , je lui voudrais
pour auxiliaire , une autre société contre le célibat , sauf
å en fonder une troisième contre les dangers d'une ex-
-cessive population .
-Encore le sénat de Francfort , et son éternelle intolérance
! Ils admettent les juifs au service de la landwher
, en les excluant à jamais de tout grade. Comment
n'ont - ils pas senti que pas un bourgeois ne consentira
désormais à rester soldat , de peur d'être assimilé à un
juif ? Les Israélites portent leurs plaintes à la diète. Ils
devraient laisser faire l'expérience , qui instruit mieux
que l'autorité. Car on est indocile quelquefois à l'antorité
; au lieu qu'en se laissant réformer par l'expérience
, on croit ne prendre leçon que de soi-même.
COLONIES.- Il est certain que Morillo a évacué l'ile
-de Marguerite . C'est qu'il voulait , dit-on , concentrer
NOVEMBRE 1817 . 285
ses forces contre Carracas. Donc il n'était pas sûr de
cette province , avant de partir pour son expédition .
Si c'est imprévoyance , à quel défenseur l'Espagne at-
elle remis, ses intérêts ? Si l'extreme variété des chances
, et ce flux et reflux d'une guerre de parti arrache
la victoire des mains qui viennent de la saisir , et
que les conquêtes ne soient que des haltes ; est-ce le
glaive qu'il faut prendre pour arbitre ? Bolivar qu'on
disait fugitifet sans asile , est retrouvé. On dit que l'armée
indépendante a reçu des renforts d'Europe ; elle en recevra
de nouveaux , s'il est vrai , comme on l'assure ,
que des officiers anglais , d'un grade supérieur , se montrent
en public , avec le costume de chefs des insurgés .
Morillo avait trois mille hommes . Sa première attaque
fut sans succès ; il réussit mieux dans la seconde .
Le conseil de guerre des indépendans , effrayé de ses
progrès , avait résolu de détruire le fort de Pampalar ;
Morillo prévint leur dessein , et les insurgés doivent
aujourd'hui s'applaudir de cet obstacle. Dans un troisième
combat , ce général fut forcé de battre en retraite
avec une perte de cinq cents hommes . Dans une quatrième
affaire , un fort sauta ; mais la garnison se fit
jour à travers les lignes ennemies. Enfin Morillo , réduit
à dix-sept cents hommes , prit le parti de se rembarquer.
En quittant Margaretta , Morillo se dirigea sur Cumana
, ou plutôt sur le désert qui fut autrefois Cumana.
Car, et Cumana et Barcelone , et toutes ces places tant
de fois prises et reprises par les deux partis , ne sont
plus sans doute que des ruines. On ymanque de vivres ;
les ateliers sont déserts , les travaux de l'agriculture
même sont abandonnés .
-Douze cents insurgés sont débarqués à Guiria. Les
Espagnols se sont réfugiés dans les forteresses , où l'on
présume qu'ils ne tarderont pas à être forcés .
- D'après les lettres de la Nouvelle-Orléans , Mina
se serait avancé jusque dans le Potosi , pour y opérer sa
jonction avec le général Victoria. Quant à Mac-Grégor .
il a quitté son ile d'Amélie. Est-ce par peur ? On le croirait
, puisqu'il emmène avec lui sa famille et ses trésors.
Est-ce pour implorer des secours ? Il paraît qu'il
s'est montré dans ce dessein à Baltimore. Une version
286 MERCURE DE FRANCE.
tout aussi probable , c'est que ce général ayant appris
la cession prochaine des Florides aux Etats-Unis , aurait
jugélapossession d'Amélia inutile. Quoi qu'il en soit, l'ile
a- reçu des renforts. Le plus considérable , ce sont les
quatorze corsaires du commodore Aury. Les royalistes ,
qui avaient tenté une attaque , se sont vus repoussés.
On dit qu'ils ont été plus heureux à Sotolamarina .
Bolivar est proclamé chef suprême de la république
de Vénézuela . A l'autre extrémité des possessions espagnoles
, il y a peu d'union entre les chefs insurgés,
Herras et Freyre. Les Espagnols ont habilement profité
de ce débat , pour se fortifier dans leurs positions.
Le vice-roi du Pérou lève , dit-on , une armée de qua
torze mille hommes .
-La guerre de l'Inde offre une singularité remarquable
dans tous les pays , et surtout dans celui où le
sexe n'a de courage que pour affronter le bûcher. Une
femme a renouvelé l'exemple des Sémiramis et des
Viriate. Il n'est pas encore question d'événemens décisifs
. Mais , peut-être , vaudrait-il mieux que les Barbares
eussent précipité leurs mouvemens . En les suspendant
, je crains qu'ils ne les combinent; et je me
défie d'un ennemi qui sait observer et attendre , plus
que de celui qui ne sait que combattre.
- Les Anglais ont pénétré dans l'intérieur de laGuinée
, et le gouverneur de Guyaquil a découvert , dans
sa province , une tribu nouvelle. Les hôtes des Anglais
sont un peuple soumis à un despotisme doux. Les nouveaux
sujets des Espagnols sont des sauvages innocens
et heureux , sans lois et sans maîtres. Les Anglais ont
d'abord parlé de commerce , et les Espagnols , de civilisation
! Ce peuple de l'Ogrono vivait ignoré dans un
climat fertile , sous un ciel pur. Entourés de rivières
poissonneuses et de forêts profondes , ils ne se nourris
saient que de fruits. Grâces à la civilisation qu'on leur i
apporte, ils connaîtront d'autres goûts : les malheureux
essaient avec plaisir le manteau espagnol. Ainsi le luxe
se glisse déjà dans leurs âmes , comme le poison de
Nessus.t
-Christophe commence à vieillir ; et ses lieutenans
convoitent déjà ses dépouilles. La royauté de Christophe
pourrait bien n'être que viagère.
1
NOVEMBRE 1817 . 287
-On assure que les Portugais évacuent Montevideo .
Est-ce impuissance de s'y maintenir ? Est- ce appréhension
des menaces de l'Europe ?
-
RELATION'S POLITIQUES. On n'élève plus aucun
doute sur la destination de l'escadre russe , forte de
huit vaisseaux de ligne ; seulement on ignore le prix du
marché.
-Le récit de l'ambassade russe auprès du schah de
Perse est , je puis le dire , éblouissant. Il n'est question
que de chars atelés de chevaux blancs , d'habits tissus
d'or, de perles , de diamans, de pierreries. Je crois lire
un conte des mille et une nuits. Sachons en extraire ce
qu'il a d'intéressant pour nous , ce sont les relations
amicales de la Perse et de la Russie.
De leur côté , l'Autriche et la Porte s'unissent par des
traités de commerce ; sans être aussi pompeuse que
celle de la cour de Perse , la description des présens
offerts à l'empereur et à l'impératrice, ne laisse pas d'avoir
son prix , et Tavernier ne l'aurait point dédaignée .
Le commissaire autrichien , baron de Sturmer ,
quitte Sainte-Hélène , et ne revient point directement
en Europe; il est chargé d'une mission auprès dos
Etats-Unis.
- M. Pinkney , ambassadeur des États - Unis en
Russie, quitte Saint-Pétersbourg , seulement pour raison
desanté.
-M. Gallatin, ambassadeur des Etats-Unis en France,
quitte Paris.
PROCÈS MARQUANS . Le procès des conspirateurs
de Notingham est enfin terminé. Quatre d'entre eux
sont condamnés à la peine des traîtres . Elle est terrible ,
surtout pour l'appareil. Leur plan était d'organiser une
république , mais cette fois sans protecteur. On nomme
les principaux chefs désignés par eux ; mais comme
l'adhésion de ceux - ci n'était sûrement qu'hypothé
tique , la même autorité qui a imposé silence aux
Journaux pendant le cours de la procédure , aurait pu ,
je crois , leur interdire ces révélations .
-Pendant que la cour d'assises de Derby instruisait
en secret cette afaire, le tribunal suprême de Lisbonne
instruisait , en secret aussi , une affaire semblable .
Quatre conjurés ont subi leur peine. On a jeté leurs
cendres à lamer.
288 MERCURE DE FRANCE .
-La cour de Paris a fait droit à la plainte en calomnie
de Wilfrid Regnault. M. le marquis de Blosseville
, comme principal auteur de la calomnie , a été
condamné à 8 fr. d'amende ; M. Mutin, qui l'a répandue
le premier , à 5 fr.; et MM. Michaud et Rippert , qui
l'ont suivie à la piste , solidairement à 2 fr. Les doctrines
, émises par le ministère public , n'étant pas une
base nécessaire du jugement , je pense qu'il est permis
de discuter ces doctrines , comme ondiscute une opinion.
M. l'avocat-général a établi en principe que la
condamnation de Regnault atténuait considérablement
le crime , si elle ne l'effaçait pas ; et voici son raisonnement
: « Un homme , condamné à mort , est par cela
mème réputé infâme. On ne peut plus porter atteinte à
son honneur , puisqu'il n'a plus d'honneur. Donc la
plainte de Regnault n'est guère admissible. >> Ce raisonnement
est bien subtil pour être juste. Qui en adopterait
toutes les conséquences , trouverait peut-être qu'il
est permis d'appeler assassin un homme condamnépour
vol ; car enfin l'honneur n'est pas susceptible de plus et
de moins , et on le perd aussi bien tout entier dans un
bagne que sur l'échafaud. Quant à moi , je penserais
volontiers qu'il y a quelque chose de plus atroce dans
la calomnie qui s'attache à un malheureux dans les
fers , que dans celle qui frappe un homme libre et capable
de la repousser. Me donnera-t-on la raison de
Î'horreur qu'inspirent à toute âme bien née , les outrages
faits à un cadavre insensible ? Il faut , en général
, se garder des subtilités ; elles sont voisines des
sophismes , et un seul sophisme accrédité peut corrompre
la morale publique.
La cour de cassation n'a pas adopté les moyens proposés
par le malheureux Regnault contre sa sentence ;
il lui reste encore deux ressources , la clémence du
Roi et la plainte en faux témoignage.
- La cour prévôtale du Rhône , dans le procès des
prévenus de, la conspiration de Lyon , a condamné
Vernay à mort en le recommandant à la clémence da
Roi ; dix autres ont été condamnés à la détention pour
différens temps ; le reste a été acquitté.
BÉNABEN.
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOU CKE.
MERCURE
mi
EMBRE
ROYA
5
c.
GEINE
ww
;
nm
DE FRANCE.
SAMEDI 15 NOVEMBRE 1817 .
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
IMITATION D'EZECHIEL (CHAP. IX )
Quelle invisible main me ravit à la terre ?
C'est l'esprit du Très-Haut qui m'emporte à Sion ;
Il me parle : « Vois-tu l'abomination
Qui m'oblige à sortir de mon temple adultère ? >>>
J'entre , et j'observe , sur les murs
Qu'étale cette sombre enceinte ,
L'image de cent dieux qui , sur la pierre empreinte
Offre à mes yeux l'amas de cent monstres impurs
Et, devant ces images ,
Les anciens d'Israël ,
D'un culte criminel
Prodiguaient les hommages .
<< Ehbien!ditleTrès-Hant,regarde,tulesvois
Au sein de la nuit sombre ,
Par des forfaits sans nombre ,
Insulter à mes lois .
Les entends-tu se dire , en cette nuit profonde ,
Nos secrets sont cachés au souverain du monde.
Rezarde encore , ailleurs , des crimes impunis ,
OME 4.
19
৯
290 MERCURE DE FRANCE .
Des crimes bien plus grands ; et j'aperçus des femmes
Qui , le coeur embrâsé par d'impudiques flammes ,
Prostituaient leur corps au temple d'Adonis .
Dieu me dit : « Les vois-tu ces horribles offrandes ?
Mais voici des forfaits et des horreurs plus grandes.>>>
Et je vis cent vieillards , sacrilège conseil ,
Tournés vers l'orient et priant le soleil .
Et Dieu me dit : « O fils de l'homme .
Dans mon temple , dans le saint lieu ,
Ici même... un tel crime , à mes yeux , se consomme ;
Peux-tu le croire ? Eh bien , ils connaîtront leur dieu ;
Plus de ménagement pour des horreurs pareilles ;
Je n'épargne plus rien ,j'agis dans ma fureur :
Qu'ils poussent, en mourant, des cris pleins de terreur,
Qu'ils m'implorent ; pour eux je n'aurai plus d'oreilles.
Je vais armer ceux dont l'effort
Servira ma fureur jalouse ;
Tremble , ingrate Sion , tremble , infidèle épouse ;
Ils portent dans leur main les vases de la mort.>>>
Dieu dit , et , tout-à-coup , à ces accens sinistres ,
S'avancent du trépas six terribles ministres ,
Tenant six vases dans leur main.
Je les vis se placer près de l'autel d'airain .
Un autre , devant Dieu , qui brillait dans sa gloire ,
Portait un instrument plein d'une liqueur noire ,
Le Très-Haut , à lui s'adressant :
« Traverse ma ville infidele ,
Dit-il , et marque au front tout mortel gémissant
Sur les forfaits commis par elle . »
Et j'entendis alors qu'aux six autres guerriers ,
Il disait : « Volez sur sa trace ,
Ouvrez les vases meurtriers
Qui vomissent la mort... vengez-moi ... point degrâce.
N'épargnez que les seuls mortels ,
Qui , du signe marqués , ne sont point criminels ;
Commencez par mon sanctuaire . >>>
Soudain , la troupe sanguinaire
S'élance , et je m'écrie , en tombant à ses pieds :
Dieu ! grand dieu ! quoi ! frapper tous les Israélites !
Quoi tous en même temps par toi sacrifiés ! ....
NOVEMBRE 1817 . 291
-Tous; comme leurs forfaits , ma haine est sans limites.>>>
Alors je vis rentrer un ministre du ciel ,
Etj'entendis ces mots : il n'est plus d'Israël.
M. **
www
ÉNIGME.
Je n'aime point Zéphir , les fleurs , ni la prairie;
Le soleil m'affaiblit, la nuit me vivifie ;
Ma vie est courte , et cependant
On me revoit souvent
Aux champs comme à la ville ; en France , en Sibérie.
Encore unmot , lecteur : admire etplains mon sort :
Ma mère meurt en me donnant la vie ,
Et je la lui rends à ma mort .
www
CHARADE.
1
Point d'alphabet sans mon premier ;
Point de gamme sans mon dernier ,
Point de bonheur sans mon entier.
nmmu
LOGOGRIPНЕ .
Je suis aimable avec ma tête ,
Je suis divine sans ma tête ;
Je suis visible avee matête,
Onne me voit point sans ma tête;
Fille de l'homme avec ma tète ,
Image de Dieu sans ma tète ,
Je dois mourir un jour avec ma tête ,
Etvivre à jamais sans ma tête.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est sabot; celui de la charade ,
est bec-figue ; et celui du logogriphe , if, où l'on
wonvefi.
19.
292 MERCURE DE FRANCE.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Sur les écrits de M. Benjamin de Constant , relatifs
à la liberté de la presse et à la responsabilité des
ministres ; par J. Ch. Bailleul , ex-député.
Ce n'est pas un médiocre avantage pour un écrivain
que d'avoir assisté comme témoin et comme acteur à la
représentation de notre grand drame politique , d'avoir
vu le déchaînement des passions , les combats obstinés,
la victoire et la défaite alternatives des différens partis
, la chute inévitable de leurs idoles , créées pour le
besoin du jour , et renversées le lendemain , d'un con-
✓sentement unanime ; enfin d'avoir observé , au milieu
de tant d'orages , soit la marche savante , la mobile souplesse
de ces habiles protées , soit les défections subites
et déhontées de cette nombreuse engeance de sots , et
sur-tout de lâches , qui se trouvent toujours debout et
arrivent aux fins de leur ambition sous tous les régimes .
Il y avait encore une source féconde d'instruction ,
dans ces discussions où les idées les plus opposées luttaient
ensemble , où les lois étaient approfondies par les
orateurs après avoir été élaborées dans les comités ,
dans ces mesures de gouvernement que commandaient
d'impérieuses circonstances , dans l'essai plus ou moins
heureux des moyens tentés , pour soutenir l'énergie ou
régler les efforts d'une nation qui avait l'Europe à combattre
, dans l'application fréquente des mesures législatives.
Alors l'expérience n'était point tardive ; l'exé
NOVEMBRE 1817. 293
cution suivait de si prés la résolution, que le législateur
pouvait juger promptement les effets bons ou mauvais
des lois auxquelles il avait concouru par son travail
ou par son suffrage .
Dans les diverses époques du temps que je signale ,
toutes les pensées , tous les travaux , tous les projets
avaient la liberté pour objet . On pouvait se tromper sur
les moyens de l'obtenir , mais on la voulait avec autant
d'ardeur que de sincérité ; car nous ne devons pas faire
acception de la minorité qui redemandait ou voulait
conserver les choses anciennes'; elle n'a jamais été et
ne sera jamais qu'un parti faible , sans support et sans
consistance au milieu de la nation. Chaque jour cette
minorité diminue , et bientôt elle sera évanouie ou du
moins inaperçue. Elle n'eut une véritable influence que
dans un moment où des fautes graves et des excès plus
graves jetèrent hors de la route de leurs propres principes
, une foule d'hommes généreux , mais effrayés par
les désordres de l'anarchie , et qui repoussaient la liberté
par horreur de la licence. Cette phase de la révolution
donna encore matière à de profondes réflexions pour
l'observateur attentif. Elle servit à démontrer , d'un
côté , que les hommes imprudemment abandonnés à
leurs passions par la faiblesse des gouvernemens , sont
sujets à imiter servilement , et même à surpasser les
crimes contre lesquels ils s'élèvent avec le plus d'indignation
; de l'autre, qu'il y a dans la nation un fonds de
raison et d'amour de la liberté, qui surnage au milieu
de tous les excès , et dans l'opinion générale une puissance
qui ne reste stationnaire pendant quelque temps ,
que pour revenir , avec plus d'impétuosité , briser les
obstacles qu'on lui oppose.
Il nous manquait pour achever notre éducation politique
, et nous ramener à jamais aux principes consti294
MERCURE DE FRANCE.
tutionnels, le spectacle de la renaissance du despotisme.
Il s'offrit à nos yeux avec le prestige de la gloire et des
apparences de liberté. Mais trompés par de vaines promesses
, nous vîmes de progrès en progrès le vaste déve
loppement d'un pouvoir qui s'est précipité lui-mème
faute de contrepoids et de barrières. Nous ne pouvions
pas recevoir une plus haute et salutaire leçon, et mieux
apprendre à connaître le prix de la liberté.
M. Bailleul s'est toujours trouvé placé de manière à
profiter de tous ces moyens d'expérience ; elle n'a point
été perdue pour lui ; au contraire elle a éclairé son es
prit et mûri son jugement. On sent, à la lecture de
son ouvrage , qu'il a vu , retenu et comparé beaucoup
de choses. On sent que toutes les épreuves par lesquelles
il a passé l'ont confirmé dans l'opinion que la liberté
est bonne et salutaire , qu'elle seule peut faire le bonheur
de la France , et nous préserver également du despotisme
et de l'anarchie. M. Bailleul est un ami sincère
de la liberté; mais témoin des luttes terribles qu'elle a
enfantées , plus d'une fois mutilé par la fureur des partis
opposés , le désordre lui inspire une espèce d'effroi,
ét cette disposition honorable par sa nature et par les
motifs vraiment patriotiques qui la font naître, explique
en lui un certain penchant à prendre les interêts du
pouvoir. M. Bailleul , enfin, veut un gouvernement
libéral , mais en méme temps un gouvernement fort ,
puissant et à l'abri des inquiétudes que lui suscite la
jalousie naturelle et nécessaire àun peuple libre. C'est
désirer l'impossible peut-être. Hâtons-nous toutefois de
rassurer nos lecteurs qui pourraient , sur ce premier
aperçu , prendre une fausse idée des principes de
M. Bailleul. Il est le plus souvent d'accord avec
M. Benjamin de Constant , et paye un juste tribut aux
umières et au courage de ce publiciste. M. de Constant
NOVEMBRE 1817 : 295
estunvieil athlète de la liberté de la presse , il a toujours
combattu pour elle avec un dévouement que rien
n'a pu altérer ; mais dans ces dernières circonstances ,
les écrits qu'il a publiés sont de véritables services .
C'est lui , et lui seul , qui s'est élevé avec un talent
nouveau , avec plus d'esprit et de talent qu'il n'en avait
montré dans ses plus brillantes productions , contre la
funeste jurisprudence que l'on substituait à la loi . Jamais
on n'obtint un succès plus utile et plus complet.
M. de Constant a opéré un changement total et subit
dans l'étrange doctrine des tribunaux , relativement aux
délits de la presse. M. Bailleul reconnaît hautement
cette vérité ; il se plaît à la proclamer ; c'est se présenter
sous d'heureux auspices .
Ontrouvera des choses aussi bien pensées que bién
rendues dans le chapitre où l'auteur traite la question de
l'impossibilité de la liberté de la presse sous l'ancien régime,
dont le tableau est d'une vérité exempte de toute
exagération. Quoi de plus raisonnable , par exemple ,
que le passage suivant qui explique enpeu de mots notre
révolution ?
<<Ces abus n'osent montrer leurs prétentions à face
découverte , mais ils savent se placer sous l'égide de la
partie nécessaire et légitimé des pouvoirs publics , dont
ils sont l'âme et la garantie si on les en croit ; ils
l'effraient de leurs dangers ; elle périt s'ils tonibent.
Aussi , tandis que l'opinion marche en avant , les gouvernemens
, retenus par l'habitude , circonvenus , séduits
, trompés par le langage de ce qui les entouré ,
se roidissent, luttent contre le torrent qui les entraîne ,
au lieu d'en diriger le cours ; par une conséquence qu'il
est facile de saisir , les changemens qui pouvaient être ,
à l'instant , des améliorations, deviennent des catastrophes.
C'est ainsi que s'est opérée notre révolution. >>>
L'auteur ajoute plus loin : « Il est des hommes qui
296 MERCURE DE FRANCE .
<< veulent conduire le présent avec les idées du passé....
<<Faites que l'on marche sur les idées nouvelles comme
« s'il n'y en avait jamais eu d'anciennes , que l'on admi-
<< nistre comme si nous n'avions jamais eu d'autres
« principes degouvernement que les principes actuels ,
« non-seulement on ne cherchera point à restreindre
<<la liberté de la presse , on n'y pensera même pas ;
« que dis -je ? on la regardera comme une sauve-garde
<< nécessaire , indispensable , puisque la raison publique
« et les principes consacrés dans notre gouvernement
<<< étant d'accord , toute entreprise partielle dans des
<<intérêts différens ou opposésse briserait contre cette
<< double puissance. »
Le lecteur judicieux ne verra pas avec moins de
plaisir les observations de M. Bailleul sur les motifs
allégués pour la suspension de la liberté de la presse, et
sur l'exercice de la censure par le gouvernement. Il
démontre avec raison que la presse n'est pas , comme
on le pense , un instrument de révolte et de sédition
en elle-même ; qu'il faut , pour qu'elle puisse prévaloir
contre une administration , un ministère ou un gouver
nement , des causes antérieures , cachées ou publiques ,
des causes puissantes ; enfin que la presse seule ne saurait
motiver des alarmes sérieuses de la part des dépositaires
de l'autorité. Quant à la partie de la censure qui
consiste à taire ou à arranger les faits , suivant telle ou
telle convenance , l'auteur soutient avec raison que
presque toujours les gouvernemens n'ont retiré que des
désavantages du parti de dissimuler ou d'altérer la vérité.
Tout se sait dans le monde ; le public qui apprend ce
qu'on lui cache , donne carrière à son imagination, et
ajoute au fait , des circonstances cent fois plus graves
que la réalité ; mais malheureusement il y a sur cette
matière des préjugés endurcis. Qu'espérer , quand
NOVEMBRE 1817 . 297
Bonaparte , maître de l'Europe, croyait devoir défendre
aux journaux de répéter deux lignes insérées dans la
Gazette de Lauzanne ? L'auteur aurait dû ajouter au
conseil qu'il donne aux ministres de tout dire , une
réflexion dont l'expérience a démontré la justesse dans
tous les temps ; c'est que les gouvernemens , même
éclairés , font toujours un usage peu judicieux de la
faculté de commander à la plume des écrivains . En
aliénant la liberté de sa pensée , en la soumettant au
pouvoir , l'homme de talent ne ressemble plus à luimême.
Il porte des entraves , et cette servitude est empreinte
dans tout ce qu'il produit. D'un autre côté ,
les hommes chargés du pouvoir , ou sont accablés d'occupations
, ou sont trop préoccupés d'une idée qu'ils
n'ont pas mûrie , ou d'un intérêt du moment ; et si ,
par malheur , ils se sont entétés d'une idée fausse , les
instrumens dociles de leur volonté leur font commettre
nécessairement les fautes les plus graves . Presque toujours
l'opinion publique se trouve en désaccord avec les
écrits publiés par ordre. D'où vient cette mésintelligence?
de ce qu'un ministre n'a le temps de débattre
une matière ni avant ni après que l'ouvrage qu'il désire
soit composé. Il n'y a délibération ni pour le ministre
ni pour l'écrivain. De là , tous les inconvéniens des
ouvrages commandés. Je ne suis entré dans ces détails
que parce que je les crois utiles à l'autorité elle-même,
qu'un défenseur maladroit ou servile compromet cent
fois plus que les plus grandes hardiesses d'un homme
libre ne pourraient lui nuire.
Je crois avoir bien saisi la pensée de M. Bailleul ,
lorsqu'il ne veut pas de loi particulière pour les délits
de la presse ; il craint que , sous le double prétexte de
leurs dangers et de leur importance, exag érés par lapeur
ou par la politique , on ne fasse une loi qui porte de
298 MERCURE DE FRANCE.
véritables atteintes au droit constitutionnel, etle renferme
dans des limites tellement étroités qu'il deviendra presque
illusoire. Cette pensée ne pouvait venir qu'à un citoyen
qui , après avoir assisté aux plús savantes délibérations
sur cet objet important , a vu les hommes les plus habiles
convenir de l'impossibilité de faire une bonne
loi sur la presse , et reconnu par lui inème , que
toutes les lois spéciales proposées par les divers gouvernemens
, à cet égard , n'ont jamais été autre chose qué
des suspensions , des dérogations ou des restrictions qui
annullaient presque entièrement la prérogative consti
tutionnelle. Laisser le droit dans toute sa plenitude , et
punir les délits de la préssé comme tous les autres délits
contre la société ou contre les individus , me paraît
une vue à la fois fine , judicieuse et politique. Je partage
entièrement les appréhensions et les idées de
M. Bailleul , et ma conviction est telle que j'aimerais
mieux , comme lui , voir les délits de la presse rester
soumis à la rigueur du code de Bonaparte , que spécifiés,
classés et punis par une loi particulière. Et , certes , si
je fais un voeu ardent , c'est celui de la révision de ce
code , où la sévérité des peines n'est pas graduée suivant
les conseils de la sagesse et de la philantropie des
Beccaria et des Filangieri. M. Bailleul a sans doute unė
autre raison de l'opinion réfléchie qu'il émet dans sa
brochure , et cette raison est la nécessité de rendre les
jurés seuls arbitres des délits de la presse. Tous les
publicistes éclairés se rangent à cet avis .
Je ne puis , malgré tout ce qu'il allègue pour justifier
son dissentiment avec M. Benjamin de Constant ,
admettre avec l'auteur, des cas où l'imprimeur devienne,
par le fait de l'impression , complice de l'écrivain coupable.
L'imprimeur , après avoir rempli toutes les for
NOVEMBRE 1817 . 299
malités prescrites par les lois et les réglemens de la librairie
, doit , à mon avis , être exempt de toute recherche.
Ainsi le veulent la raison et la justice; et tout
autre système détruirait la sécurité du commerce de la
librairie, et le mettrait à la merci d'une administration
naturellement portée à une certaine inquisition . D'ailleurs
, laresponsabilité imposée à l'imprimeur devient
encore un obstacle pour la liberté de la presse. L'imprimeur
craint de se compromettre , et le soin de sa tranquillité
l'empêche de publier un ouvrage utile , mais
plein d'une généreuse hardiesse.
Si M. Bailleul veut défendre le gouvernement contre
les abus de la presse , il s'occupe avec plus de soin encore
de préserver les particuliers des atteintes de la médisance
et sur-tout de la calomnie . Sous ce dernier rapport
, il diffère tout-à-fait de sentiment avec M. Benjamin
de Constant. Ce dernier , toujours fidèle avocat de
la liberté de la presse , avait dit : « pour repousser des
accusations odieuses , les citoyens ont des tribunaux ;
pour garantir leur amour-propre ,ils ont l'indifférence ,
celle du public d'abord , qui est très -grande , beaucoup
plus qu'ils ne le croient , et ensuite la leur, qui leur
vient par l'habitude. >> Ces raisons plus fortes en Angleterre
que chez nous , où le point d'honneur est une
chose si délicate , ne suffisent pas à M. Bailleul. Il croit
quec'est un temps bien déplorablement employé pour
les hommes , que celui que l'on passe à déchirer ou à
guérir des blessures ; il pense avec raison que le recours
de l'offensé aux tribunaux , aussi bien que les peines
prononcées par les lois , sont de vains palliatifs. Convaincu
de l'insuffisance des satisfactions imposées à
l'écrivain sans pudeur, envers les individus , il a voulu
créer pour eux une loi de sécurité , une loi qui , placée
300 MERCURE DE FRANCE.
entre la presse et les personnes , pour régler l'usage
de l'une , et servir de rempart aux autres, soit utile
à la morale et au bon ordre , sans nuire au déve
loppement des lumières et à la recherche de la vẻ-
rité ; ce qui est le grand objet des efforts de l'esprit
humain , et le résultat essentiel de la liberté de la
presse. La solution d'un pareil problème serait un bienfait
pour la société ; je n'affirmerai pas que M. Bailleul
l'ait trouvée , mais je pense que la partie de son ouvrage
où il traite cette question importante pour tous , mérite
une attention particulière. Sa principale idée est de regarder
le nom du citoyen comme une propriété sacrée,
et d'empêcher que , sauf les cas prévus par la loi , on
puisse livrer au public le nom d'une personne sans son
autorisation directe ou indirecte . L'autorisation directe
consiste dans un consentement donné par l'individu ;
F'autorisation indirecte résulte de l'acte par lequel il aurait
lui-même livré son nom à ce même public. Conséquemment
à ce système , et par des raisons puisées dans
la nature même des choses , M. Bailleul propose une
disposition qui couperait court à ces procès pour fait
de calomnie , qui ne réparent jamais l'injure reçue , et
sont toujours une espèce de triomphe pour la perversité
audacieuse . Voici cette disposition : tout citoyen ca
lomnié peut borner ses poursuites à la simple violation
du nom. Il faut l'avouer , ce moyen préviendrait beaucoup
de scandales , et arrêterait de honteuses et funestes
publications , qui doivent le jour bien moins à l'esprit
de parti qu'a de sordides calculs .
M. Bailleul, en présentant sa pensée avec une sage
défiance , et comme un germe que la réflexion doit développer
, fait preuve d'un bon esprit : il s'honore aux
yeux de ses concitoyens par l'exposé des sentimens qui
NOVEMBRE- 1817 . Зог
La
l'animent . « M. Benjamin de Constant et d'autres écrivains
, dit- il , se sont occupés de la chose publique ;
j'ai pensé encore aux individus , à la famille , à la décence
et au bon ordre. Ils réclament l'entière liberté
des discussions ; je la veux aussi , mais dans les régions
élevées de la pensée et des sentimens généreux , dégagée
de tout ce qui la déshonore sans utilité.
liberté qui naîtrait de l'harmonie entre l'autorité et les
peuples , me paraîtra toujours préférable à celle que
l'on ne doit qu'a des dissensions et des combats . >> Malheureusement
, c'est là une perfection idéale; et si
vous en faisiez la condition de la liberté de la presse ,
les gouvernemens seraient bientôt parvenus à la reléguer
dans les espaces imaginaires .
Je ne parlerai pas des opinions de M. Bailleul sur
la responsabilité des ministres ; il raisonne , à leur égard,
plus en politique qu'en citoyen jaloux et ombrageux,
et paraît vouloir borner cette responsabilité aux deux
cas de trahison et de concussion prévus par l'art. 56 de
la Charte. M. Benjamin de Constant a une théorie plus
sévère et plus conforme aux besoins de notre nouveau
corps social . Ne soyons pas injustes et persécuteurs ,
mais soyons défians , et entourons la liberté naissante
de préservatifs et de garanties contre les usurpations
du pouvoir. Un ministère , assuré de l'impunité , en
évitant deux crimes qui ne sauraient être commis que
par des lâches ou des pervers , aurait encore mille
moyens de porter de funestes atteintes au pacte social .
L'auteur effleure , en terminant son ouvrage , une
question extrêmement délicate , celle d'une opposition
systématique , absolue , qui s'éleverait au sein de la
chambre des députés contre le ministère. Voici comment
il raisonne :
. Si les constitutionnels se mettent en opposition avec
302 MERCURE DE FRANCE.
<<le ministère, les hommes qui craignent les désordres
« et les opinions exagérées , se rangeront du côté de
«leurs adversaires. Nous retombons dans un chaos dont
<<il est impossible de voir l'issue. On forme alors
<<trois partis : un ministère qui ne sait où placer son
<< point d'appui ; des patriotes qui déclarent la guerre
<<à leur allié naturel et toujours invincible tant qu'ils
« le soutiendront , et une faction constante , auda-
« cieuse, qui profite de cette mésintelligence, pour
<<accroître le désordre et la confusion ; car c'est là qu'est
<«<l'esprit de despotisme et d'usurpation, comme en
« Angleterre il était dans l'autorité royale. C'est done
«contre cet esprit que doit être dirigée une opposition;
<< mais cette opposition doit se composer , pour être
<<tout cequ'elle doit être , des intérêts du trône comme
<<de ceux du peuple qui sont les mèmes.
<<Sans doute le ministère peut se tromper ; dans ce
« cas , examinez , discutez , négociez , transigez , mais
«ne vous opposez pas formellement : cette imprudence
<< aurait nécessairement des suites déplorables . >>>
M. Bailleul le sait d'avance; on ne devient pas populaire
en prêchant la réunion des libéraux avec les
ministres ; heureusement , il ne paraît pas plus recher+
cher la popularité qu'il ne pense à obtenir des places
et des faveurs. Indépendans de l'intérêt personnel , ses
conseils sont dictés par la bonne foi et l'amour du bien
public : il a sans cesse devant les yeux le mouvement
des partis pendant nos débats politiques ; il se souvient
de l'habileté avec laquelle la faction des partisans de
l'ancien régime profitait de nos divisions , et rai
sonne d'après l'expérience ; mais , quelle que soit
la force de ses motifs , on ne peut se dissimuler qu'une
opposition au ministère , formée par les amis de
la liberté, est nécessaire , indispensable ; que là est un
NOVEMBRE 1817. 503
garantie dont notre constitution ne saurait se passer .
Toutes les fois que les libéraux se sont mis à la discrétion
d'un ministère par une espèce de pacte, il y a toujours
eu dommage pour la cause publique , et diminution
d'estime pour ses défenseurs . Lorsque le ministre
obtient tout ce qu'il veut d'une assemblée , comme
cela arrive nécessairement , quand les hommes les plus
énergiques et les plus courageux , séduits par une apparence
de bien public , lui ont engagé leur opinion ,
cette assemblée ne manque jamais d'être entraînée à des
mesures fâcheuses. Que les amis de la liberté secondent
de toute leur force les plans du ministre toutes les fois
que la raison les approuve et les justifie ; qu'ils se défendent
de l'espèce d'honneur que l'on met à attaquer
le ministère pour acquérir un renom d'indépendance
ou un vernis de popularité ; qu'ils ne se laissent pas
entraîner par l'humeur , par l'esprit de parti ou de
faction ; que, sages et sincères, ils aient égard, dans leurs
opinions , au temps , aux circonstances , aux obstacles
dont nous sommes environnés , et mettent autant de
prudence que de bonne foi et de lumières dans leur
conduite à l'égard d'un ministère , chargé d'un si grand
fardeau; voilà ce qui est utile et conforme à l'intérêt de
la patrie, Tous les autres arrangemens d'une politique
dont nous avons été dupes tant de fois , ne peuvent
que nuire à la liberté et au gouvernement lui-même, qui
est bien plus fort de la sagesse et de la retenue que lui
impose la certitude de la résistance , que de l'appui
qu'on lui prête par des conventions sans force et sans
garantie.
P. F. TISSOT .
304 MERCURE DE FRANCE .
ww
L'ERMITE EN PROVINCE.
MONTAUBAN.
Itgreatly concerns the shepherds ofthe people
To know the prognostics ofweather.
BACON, Essais .
(Il importe beaucoup aux pasteurs des peuples
de chercher, dans l'état actuel de l'atmosphère,
les pronostics du temps qu'il fera).
J'attache une grande importance au choix de mes
compagnons de voyage , et je fais en sorte, en me rendant
d'une ville à une autre, de pouvoir tirer quelque
parti de la personne avec qui je me mets en route.Jusqu'ici
j'ai été fort heureusement servi par les circonstances;
et si j'ai moins à m'applaudir cette fois de
l'heureuse rencontre que j'ai faite, c'est qu'il vient un
temps où les plaisirs ne se pèsent plus qu'au poids des
regrets qu'ils vous laissent. Pour me faire mieux entendre
, je dirai que j'ai voyagé, d'Agen à Montauban ,
avec une jeune et jolie femme que j'appellerai madame
d'Ettivale , pour me rapprocher de son nom sans la
nommer : c'est une Française dans toute la force , dans
toute l'étendue , dans toute la grâce du terme ; on aurait
inventé pour elle les mots de charme et d'entraînement
: je ne crois pas qu'il existe un coeur qui batte plus
vite aux idées de gloire , de malheur , de patrie; et
j'ose assurer que si l'on compte en France cent mille
hommes , comme cette femme-là, on peut être sans inquiétude
sur l'avenir. Je ne sais ni ce que cette dame
pense de l'amour , ni comment elle en parle (c'est une
question où l'on ne s'entend pas aux deux extrémités de
NOVEMBRE 1817 .
MBRE
505 la vie); mais je ne balance pas à l'offrircomme une refutation
vivante du reproche que Montaigne , La Roche
foucault et Beaumarchais font aux femmes, de ne point
connaître entre elles la véritable amitié. Madame d'Etti
vale a une amie de son âge dont elle m'a montré plu- SEINE
sieurs lettres. Si quelques jours elles sont rendues
publiques , je ne répondrais pas qu'elles dépossédassent
madame deSévigné du sceptre épistolaire qu'une vieille
admiration lui conserve ; mais je suis certain qu'on y
reconnaîtra des sentimens vrais , naturels , jusque dans
leur exaltation même , et l'expression d'une âme de
feu , qui s'épanche dans le sein d'une amie , sans penser
au jugement des salons pour lesquels de pareilles lettres
ne sont pas écrites. L'histoire de ces deux dames ,
qui se lie aux principaux événemens de l'époque actuelle,
fournirait un excellent chapitre de moeurs ; mais
indépendamment du secret que l'on doit à des confidences
, cette narration me rejeterait dans le tourbillon
de la capitale dont je suis sorti pour quelque temps .
Je me borne à citer l'accident de voyage qui a donné
naissance à une amitié dont on trouverait bien peu
d'exemples parmi les hommes de tous les temps et de
tous les pays. - Madame Eléonore de Monbrey (1)
(c'est le nom de l'amie de madame d'Ettivale ) , n'était
encore liée avec cette dernière que par de simples relations
de société , lorsqu'elles firent ensemble , il y a
quelques années , le voyage de Bagnères où elles allaient
prendre les eaux. Madame d'Ettivale emmenait avec
elle sa fille , âgée de huit ans , d'une beauté que l'on
commence à citer dans le monde. Un rapport sin-
(1) Je ne peins point des moeurs de convention , et c'est surtout
quand je rapporte des actions nouvelles qu'on peut compter
sur la fidélité de mes récits .
ROYAL
5
C.
20
506 MERCURE DE FRANCE .
gulier de goûts , d'opinions ( qui n'étaient alors que
des sentimens ) , et qu'une intimité de quelques jours
leur avait fait connaître , avaient déjà commencé entre
ces deux jeunes damės une liaison que devait bientôt
cimenter un événement horrible .
:
Aquelques lieues de Bagnères de Luchon , à l'aspect
d'un chemin escarpé qui obligeait à enrayer les roues
de leur voiture , madame de Monbrey proposa à sa
compagne de descendre la montagne à pied; celle-ci
craignant encore plus la fatigue que le danger de la
route , confia sa fille aux soins d'une femme de chambre ,
et resta seule dans la voiture. La route se prolongeait
dans l'espace d'une centaine de toises entre deux précipices
dont laprofondeur était masquée par les halliers
et les broussailles qui en couvraient l'escarpement . La
petite fille marchait , en tenant la main de la gouvernante
, dans un petit sentier frayé au bord du chemin.
Madame de Monbrey , qui avait pris de l'autre côté de
la route , les devançait de quelques pas : tout-à-coup un
cri aigu se fait entendre ; elle se retourne et voit la
femme de chambre étendue par terre où elle s'agite
dans les convulsions du désespoir. Elle accourt ......... ;
l'enfant roule encore dans un précipice de plus de
cent pieds de profondeur : sans hésiter un moment,
sans penser au péril épouvantable qu'elle brave, une
femme jeune , faible , délicate , descend ou plutôt se
précipite dans cet abîme , et se dirige , dans sa chute ,
sur les gémissemens de la malheureuse petite fille que
les branches d'un vieux saule tiennent suspendue sur les
roches aiguës qui tapissent cette fondrière. L'héroïque
Eléonore , à qui la nature , en ce moment , donne une
force qu'elle ne retrouvera peut-être jamais , détache
l'enfant , la saisit avec les dents par le collet de sa robe ,
la fait monter devant elle ; et s'attachant aux ronces,
门
NOVEMBRE 1817 . 507
aux épines qui lui déchirent vainement la figure et les
mains, elle parvient , après une demi-heure d'efforts surnaturels
, à remettre l'enfant à sa mère , que le postillon
qui la tenait entre ses bras, avait seul empêché de s'élancer
dans le gouffre. Je ne dirai rien de la scène douloureuse
et ravissante qui fut la suite d'une réunion inespérée;
je n'en ai pas été témoin , et il y a d'ailleurs
des situations dans la vie qu'il suffit d'indiquer pour
les décrire. J'ai quitté madame d'Ettivale à Moissac.
<< Ah ! si je n'avais que soixante ans ! >> comme,disait
Fontenelle.
4
...
En arrivant à Montauban , j'ai passé près d'une
magnifique promenade d'où l'on découvre les riantes et
fertiles plaines du Tarn et les pics sourcilleux des Pyrénées.
On doit cette promenade que l'on nomme le
Cours , à l'intendant Foucault , qui en fit percer la
grande avenue sur le quai , malgré les fortes opposi
tions des capucins , sur le jardin desquels il fallut empiéter.
Après avoir traversé un quai étroit, encombré
de briques et de pierres, qui conduit à l'une des rues
les plus sales et les plus obscures de la ville , j'ai été
loger à l'Hotel de France , où j'espérais trouver un
très-bon et très-spirituel confrère que je ne connais
encore que sous le nom du vicil Ermite de Tarn-et-
Garonne , et qui m'avait donné , par écrit , rendezyous
à cette auberge. Je le vis effectivement arriver le
lendemain de très-bonne heure, et nous fîmes connaissance,
en arrosant d'une bouteille de vin de Cahors ,
les cuisses d'oie que l'on nous servit à déjeûner..
On a remarqué que la confiance s'établit aussi vite entreles
vieillards qu'entre les jeunes gens ; c'est peut-être
parce que les uns ayant encore toutes les illusions dont
les autres sont détrompés , il leur est plus facile de
s'entendre sur les choses et sur les hommes qu'ils envi
20.
508 MERCURE DE FRANCE .
sagent d'un même point de vue. Quoi qu'il en soit , le
déjeûner n'était point fini que chacun de nous était en
état de faire , au besoin , la notice nécrologique de
l'autre. Nous traitâmes d'abord , et comme de raison ,
le chapitre des affaires publiques, où nous arrivâmes en
même temps à la même conclusion : un gouvernement
représentatif bien et solidement établi , une charte que
l'on observe , une armée que l'on honore , des tribunaux
que l'on respecte , des ministres en qui l'on ait
toute confiance , des institutions en harmonie avec les
lumières du siècle , les hommes à grands talens , les
braves et les honnêtes gens à leur poste, et tout est
sauvé ; sinon , non .
Passant ensuite du tout à la partie , j'interrogeai
mon confrère sur l'état physique et moral de la province
et de la ville qu'il habite depuis une cinquantaine
d'années . 1
« Montauban , m'a-t-il dit , ne peut se vanter d'une
origine ni bien ancienne ni bien illustre. Vous avez pu
voir dans beaucoup d'ouvrages littéraires , entre autres
dans la Description de la France par Delaure , et
dans l'Histoire de France de l'abbé Vely, que nos anciens
seigneurs jouissaient du droit fiéfé de passer , avec
les filles de leurs vassaux , la première heure de la première
nuit de leurs noces ; que les moines , successeurs
de saint Théodore , fondateur du monastère et du
bourg de Montauriol ( que les plaisans de ce temps -la
appelaient Montauviol ), usèrent un peu trop largement
de ce droit de prélibation , et que les habitans , peutêtre
même aussi les habitantes, réclamèrent , à ce sujet ,
la protection d'Alphonse , comte de Toulouse, qui leur
permit de se soustraire à la prérogative monacale en
s'établissant au bas de ses châteaux. Ils y formèrent ,
vers l'an 1144 , un bourg qui reçut le nom de Mons
NOVEMBRE 1817. 309
Albanus ( Mons-Alba ) , des saules qui croissaient en
grand nombre aux environs . Une bonne excommunication
, fulminée par le pape Grégoire VII , sur la plainte
des prélibateurs, fit justice de cette violation de la
proprieté féodale , et le successeur d'Alphonse , Raymond
V, se vit obligé de transiger avec les seigneurs
moines et de leur céder la moitié de la souveraineté de
Montauban sans aucune réserve de fait ni de droit.
En 1560 , la réforme s'introduisit et fit de grands
progrès dans cette ville où avaient pris naissance un
grand nombre de braves compagnons du Grand Henri .
En plusieurs circonstances , les Montalbanais déployèrent
autant de courage que de fermeté. Sous Louis XIII ,
lorsqu'il fut question d'annuller leurs priviléges , ils
soutinrent des siéges mémorables. Le duc de Rohan ,
Jacques Caumont - Nompar de la Force , Dupuy et
autres guerriers se signalèrent par des prodiges de valeur
en secourant et en défendant la ville « où les femmes
(dit le marquis de Puységur dans ses Mémoires ) firent
aussi bien que les soldats>. >>
Après le dernier de ces siéges , les fortifications furent
rasées ; on fit perdre aux protestans ( le duc de la
Force excepté ( 1 ) ) une partie de leurs droits civils , et
dès -lors ils cherchèrent , dans le commerce et l'industrie
, à se consoler de la perte de leurs rangs et de leurs
dignités. Les descendans des Dupuy , des Gavrisole ,
des Device, des Rouxfios , des Rinpereux , devinrent
d'habiles manufacturiers , d'estimables négocians .
On sait trop que la fin du règne de Louis XIV,
livré, dans sa vieillesse, à d'odieux conseils, fut marquée
par la persécution de ces mêmes protestans , dont le
sang avait coulé pour son illustre aïeul , et auxquels la
(1) Il fut fait maréchal de France.
310 MERCURE DE FRANCE.
France était en partie redevable de Henri IV. Les historiens
ont tant parlé de ces affreuses dragonades , de
ces procédures iniques , de ces confiscations de biens ,
de ces enlèvemens d'enfans , de toutes ces mesures abominables
que l'on employa contre les religionnaires, que
de nouveaux détails recueillis dans une ville qui fut un
dés principaux théâtres de ces forfaits , n'ajouteraient
rien à l'horreur qu'ils inspirent. Je ne m'arrêterai qu'a
une seule observation , qui rentre dans l'examen des
moeurs dont je m'occupe plus particulièrement. Les
étrangers que l'on appela dans la ville de Montauban
pour y occuper tous les emplois civils et militaires ,
secondèrent les intendans avec un zèle féroce dont le
souvenir se perpétua dans les familles; et c'est à ce
genre de haine qu'il faut attribuer l'éloignement que
témoignent encore les Montalbanais pour les magistrats
et pour les employés étrangers à leur ville.
Le vertueux et infortuné Louis XVI, qui commença
tout le bien qu'il voulait faire , et qu'une déplorable
catastrophe ne lui permit pas d'achever , travailla au
soulagement des maux qu'avait produits, à Montauban ,
la révocation de l'édit de Nantes . Il rendit aux habitans
leurs droits civils , et, pour la millième fois , on
put se convaincre que la tolérance fait plus de prosélytes
que la persécution. Le nombre des protestans diminua
beaucoup dans les dernières années qui précé
dèrent la révocation .
La terreur révolutionnaire , durant laquelle les plus
riches furent les premiers proscrits , fut plus funeste
encore aux protestans qu'aux catholiques. La plupart
d'entre eux se réfugièrent dans les armées pour échapper
à l'échafaud.
On pouvait croire que, sous un prince tolérant et
protecteur du faible , les hommes également dévoués
1
NOVEMBRE 1817.
à leur pays et à leur roi , que la gloire nationale avait
également couverts , que les malheurs des temps avaient
également atteints , vivraient en paix en s'aidant à rassembler
les débris d'un commun naufrage. La vérité
toute entière serait trop pénible à connaître; je me
borne à dire qu'elle est enfin parvenue aux oreilles du
monarque si digne de l'entendre ; qu'il n'existe plus de
comité secret ; que les emplois ne sont plus distribués
à ses créatures ; que les descendans de ceux qui ont
reconquis le trône de Henri IV , ne sont plus regardés
comme les ennemis du roi ; que les armes sont maintenant
dans les mains des citoyens les plus intéressés au
maintien de l'ordre public; qu'on a déchiré ces listes
de proscription où l'on a vu figurer , par la seule raison
qu'ils étaient protestans , des militaires couverts d'honorables
blessures , des officiers de volontaires royaux
qui avaient marché , au 20 mars , contre Bonaparte , et
qu'un décret avait mis en surveillance pendant l'interrègne
; que l'on frémit en se rappelant ces jours de terréurs
où un escadron de lanciers ....
.....
Cette crise
affreuse est passée , « et la force du gouvernement , la
sagessedes dépositaires de son pouvoir , l'établissement
du régime constitutionnel , nous est un sûr garant
qu'elle ne se renouvellera plus. »
Après ce premier entretien dont j'ai cru devoir oublier
la plus grande partie , nous allames faire un tour
dans la ville; la Place-Royale attira d'abord mon
attention par son architecture singulière ; du milieu du
pont du Tarn , ma vue se porta avec délices sur ces
belles rives , sur ces nombreux, bateaux qui sillonnent
la rivière ,sur cette foule d'ouvriers employés à réparer
les quais et les piles du pont.
au bout de Mon vieux confrère m'a fait remarquer ,
la promenade des Carmes où se trouve un des temples
:
14
312 MERCURE DE FRANCE .
des protestans , un séminaire des catholiques et une
école d'enseignement mutuel où les enfans des calvinistes
pauvres reçoivent une instruction gratuite.
L'église cathédrale qu'il m'avait vantée comme un
des plus beaux monumens du Midi , ne m'a paru remarquable
que par la noble simplicité de sa façade.
Près du Café-Royal , je me suis arrêté sur une place
bien triste , au bout de laquelle s'élève une tour carrée
où l'on a placé une horloge. C'est tout ce qui reste d'un
magnifique temple protestant qui fut détruit sous
Louis XIII . La ville m'a paru propre , bien batie et
bien percée.
Le lendemain , l'Ermite gascon me conduisit au
cercle Puligneux , que l'on appelle aussi salon des
Nobles; attendu que les citoyens de cette classe sont ici
entrop petit nombre pour former seuls une société , ils
se sont associés quelques bourgeois et quelques joueurs
de profession qui vont de pair avec tout le monde. Parmi
les originaux qui ont plus particulièrement arrêté mon
attention , j'ai été surtout frappé de l'air de dignité
d'un gros employé à l'octroi , qui va jaugeant des bariques
, une croix de Malte à la boutonnière , et de
l'intarissable babil du plus intrépide bavard que j'aie
rencontré de ma vie. Une demi-douzaine d'idées qu'il
emploie avec une extrême économie , suffisent , depuis
vingt ans , à un déluge de paroles auquel on ne conçoit
pas qu'une langue humaine puisse suffire. Il faut que
cette faculté loquace ne soit pas un moyen de fortune ;
car il a fait , m'a- t-on dit, des spéculations de tous les
genres , sans même en excepter des entreprises de comédie
et des enlèvemens de princesse du Saint-Empire,
sans avoir pu réussir à rien : il est néanmoins
probable qu'une dernière affaire sur les bons de l'em
prunt de cent millions fera mentir sa maudite étoile
NOVEMBRE 1817 . 313
Jem'étais mis àune table de bouillotte pour me donner
un maintien: je me dépêchai de me faire décaver
pour écouter un monsieur en habit noirde cadis de
Montauban ( 1 ) , très-court , coiffé d'un petit chapeau
à trois cornes , qui arrivait , tout essoufflé , du spectacle
où il avait , disait-il , entendu applaudir , à deux reprises
, des vers de Molière très - malintentionnés.
<<Nous avons siflé , comme de raison , continua-t-il :
qu'ont fait ces coquins-la ? Ils se sont mis a rire , et la
pièce acontinué comme si de rien n'était. Que ne
les appeliez-vous en duel , reprit gravement le chevalier
jaugeur ?- Ils auraient bien ri davantage , dit un
officier de chasseurs de la légion de l'Isère. - O mon
Dieu! oui , ajouta naïvement l'homme au chapeau à
trois cornes ; ils étaient en train. >>>
-
Nous sortîmes pour nous rendre à un autre cercle :
en passant sur la place d'armes , j'aperçus , au clair
de la lune , des femmes et quelques vieillards au pied
de la grande croix que les missionnaires y ont plantée.
J'observai que ces personnages étaient agenouillés à
différentes distances de la croix . J'en demandai la
raison. Ils sont rangés , mé répondit mon guide ,
dans l'ordre des péchés qu'ils ont commis ; les plus
éloignés sont les plus coupables ; il est fâcheux , ajou
ta-t-il , que la place ne soit pas plus grande.
-
Nous entrâmes au salon Belissen ( le Cercle du commerce).
Je n'y trouvai que quelques vieillards dispersés
dans deux ou trois salles obscures ; je passai dans
celle où on lit les journaux , et où l'on sert des rafraîchissemens
; j'y étais à peine arrivé , que cinq ou six
jeunes gens y accoururent en criant , en se poussant ,
en renversant les meubles ; je témoignai quelque in
(1) Gros drap.
314 MERCURE DE FRANCE .
quiétude sur le motif de ce tapage.-Ce n'est rien ,
me dit mon introducteur , ces messieurs s'amusent.
Tout en s'amusant ils s'approchèrent de notre table ,
et charmés de savoir que j'étais étranger , ils appelèrent
à grands cris le garçon et nous invitèrent à prendre
unbol de punch avec eux : tous alors se mirent à parler
ensemble de la beauté de leur ville , des grâces de
leurs dames , de la bravoure des Français , des ridicules
de la province ( Montauban est à leurs yenx Paris en
miniature ) , et peu-à-peu s'esquivant un à un , riant
toujours du dernier qui sortait , répondant eux-mêmes
aux cent questions qu'ils m'avaient faites , ils nous laissèrent
enchantés de leur politesse , mais un peu étourdis
deleur ramage.
Cette circonstance fournit à l'Ermite de Tarn-et-
Garonne, l'occasion de me parler du caractère général
des Montalbanais. « Sauf les exceptions qui sont ici tout
aussi nombreuses que partout ailleurs , les hommes de
ce pays , me dit-il , sont vains , légers , braves , ignorans
, spirituels , et tout aussi francs qu'on peut l'être
àune aussi petite distance de la Garonne ; l'égoïsme
qu'on leur reproche n'empêche pas qu'ils ne soient amis
sincères.... de ceux qui partagent leurs opinions ou
leurs préjugés ( la nuance entre ces deux mots n'est pas
ici très-sensible ). Il faut quelque temps pour s'apercevoir
de l'ignorance profonde où sont plongés les habitans
de cette ville , et que dissimulent au premier abord
l'originalité de leurs manières , et la vivacité d'un esprit
naturel , qu'un defaut total de goût rend peut-être encoreplus
piquant .
«Le travail et la vanité se partagent la journée d'un
Montalbanais. Le riche lui-même ne dédaigne pas d'en
consacrer la plus grande partie au labeur du simple
NOVEMBRE 1817 .
315
minotier ( 1 ) , vêtu comme lui d'une petite veste
blanche : mais à quatre heures précises la scène change,
hommes et femmes tout le monde s'habille , et court
étaler , à l'allée des Carmes , sur les quais , dans la
superbe avenue de Coussade , le luxe ou du moins la
recherche d'une toilette du soir , à laquelle il est rare
que le bon goût préside. De simples ouvrières s'y montrent
vêtues comme les grandes dames , dont elles në se
distinguent souvent que par une plus jolie figure : cet
affront fait à la qualité , est plus commun à Montauban
que partout ailleurs .
<<Le défaut d'instruction , sensible dans la classe
des négocians , l'est davantage dans celle des nobles .
Les jeunes gens passent leur vie au café , dans les promenades
et au spectacle , où ils s'abonnent , quand la
pauvre troupe de Chevalier vient s'établir dans cette
ville.
« La population se compose de catholiques et de
protestans ; ceux -ci en forment un peu plus de la moitié ,
et sont presque tous commerçans ou manufacturiers .
<<Peut-être n'existe-t-il aucune ville en France plus
étrangère à l'amour et à la culture des lettres et des arts .
Les libraires ne connaissent de commerce que celui des
romans; les peintres qui voyagent trouvent à peine deux
ou trois maisons où on les accueille, et il est rare que
les plus célèbres virtuoses fassent les frais des concerts
qu'ils se hasardent à donner. Je réserve pour une autre
fois les portraits , j'ai dû commencer par vous donner
une idée du tableau. >>
(1) Marchand de farine.
L'ERMITE DE LA GUYANE .
516 MERCURE DE FRANCE .
mmnm
MONSIEUR ,
Ile de Currennac , le 15 octobre 1817
l'Ermite de la Guyanne.
Je vous écris d'une île que le génie de Fénélon peu
pla de jeunes déités , et qui rappelle ce grand homme ,
comme l'ile des Peupliers rappelle l'homme de la na
ture et de la vérité : je vous dois les motifs de ma
lettre.
Au sein de sa famille , les jours sont si précieux , que
j'avais refusé , pendant mon séjours à Cahors , des parties
de plaisir , que j'appelle de fatigue , à la campagne,
où la chasse et la table absorbent tous les instans . Toutefois
, je me réservais pour un voyage à Montauban ,
dans le seul but d'y voir le bon Ermite qui parcourt
la France en philosophe et en ami de sa patrie ; lorsque
j'apprends que sous dix jours je dois me trouver dans
la capitale. Je pars aussitôt à cheval , en observateur ,
après avoir distribué mes circulaires d'excuses . Je regrettai
seulement de n'avoir pu me présenter au cercle
de madame X... , où depuis quelques jours on était admis
, sans qu'il fut besoin d'orner son nom d'un de ,
souvent imposteur .
L'âme attristée des derniers désastres de nos cantons
, je voyais dans nos vallées , les efforts , je n'ose
dire inutiles , de tant de malheureux qui cherchaient à
couvrir la nudité des sables , que l'ouragan avait amoncelés
sur leurs prairies. J'aurais voulu qu'un rideau de
verdure voilât à mes yeux ce tableau déchirant ; mais
sur aucun point de notre département les routes ne
sont ombragées , et le voyageury cherche vainement ,
en été , un abri contre les feux du soleil.
Je m'arrête aux limites qui nous séparent du Tarnet-
Garonne , et tournant à gauche , je parviens au village
de Fontanes , à temps pour passer quelques heures
auprès d'un de mes plus honorables compatriotes ,
frère de ce malheureux guerrier dont lenom rappelle,
NOVEMBRE 1817 . 317
dans le midi , de si douloureux souvenirs . Cet aimable
solitaire était entouré de quelques amis , au nombre
desquels je citerai l'aigle de notre barreau , M. Perié
Nicole. Je me séparai de lui à la chute du jour , pour
arriver le soir même à L ...... , où j'avais promis à ma
nièce , d'assister aux vendanges , et de recevoir ses
adieux .
En quittant le vallon où la terre est plus fertile et le
paysan plus heureux , pour atteindre les hauteurs que
nous appelons la Serre ou la Caussé , je sentis toute
l'influence du sol sur les moeurs de l'homme. Le paysan
semble s'y complaire dans l'ignorance , et méconnait
toute innovation. Le dirai-je ? le nouveau système décimal
y est inconuu , et qui le met en pratique est
presque considéré comme un malhonnête homme.
Pourquoi du moins le paysan n'y conserve-t-il point l'industrie
des premiers peuples ? Pourquoi dans un terrain
ingrat , dont la culture est si pénible , ces friches , où ,
de loin à loin , une surface aride décèle la truffe embaumée?
Pourquoi ces paccages qui étendent au loin
leur triste nudité, ne sont-ils pas couverts de troupeaux?
La laine qui vétit le pauvre n'est-elle pas une source
de richesse ?
Ces tristes réflexions me conduisirent à notre modeste
habitation , autrefois le siége de la seule abbaye royale
du Quercy. Nous allions célébrer les vendanges , cette
fète annuelle , consacrée à la liberté et au plaisir. Le
maître se lève avant le jour comme les vendangeurs ,
il veille à ce que le raisin soit séparé de sa grappe , et
donne l'exemple du travail; il n'a pour ses amis et
pour lui-même , que la frugale collation de ses bonnes
gens , et le soir il ne dédaigne pas leur souper , où le
voeu du Béarnais se réalise , au moins cette fois-là : la
vendange est versée dans la cuve , sous les yeux du
maitre , souvent par ses mains , tandis que le champ de
la dime, où jadis .... est témoin des danses grotesques
qu'anime le son du flageolet ou de la cornemuse.
Les tendres alarmés de ma mère , quelques larmes
qui ne restèrent point sans réponse , ne peuvent me
retenir . J'abandonne les danses et les travaux du cellier ,
et je poursuis ma route . Je traversais un pays pauvre ,
coupé de haies ou de murailles à hauteur d'appui , et
318 MERCURE DE FRANCE.
l'aspect des châteaux délabrés qui , sur mon passage ,
couronnaient le moindre coteau , me rappelaient non
les aventures poétiques de nos troubadours , mais l'histoire
trop vieille de quelques brigands féodaux ; sans
trop m'étonner que dans ce siècle pervers on pût marcher
à minuit , en sûreté , dans ce même sentier , où ,
dans des siècles bienheureux, on était dévalisé en plein
midi . Il faut le dire , le paysan auquel suffit le coin le
plus retiré de ces ruines , ferait bien mieux de les
abattre en entier. Une maisonnette commode est préférable
à ces murailles crénelées qui attristent le voyageur
, et dont la chute menace sans cesse le pauvre
cultivateur qui les habitent.
:
,
Après un trajet assez long , je m'arrête à Saint- Cirg ,
chez un ami qui me sert de guide , à travers les belles
horreurs que la nature a entassées sur les bords du Lot.
Des villages bâtis sur le roc , d'affreux precipices , à
çôté de tout cela , de belles prairies , de magnifiques
plantations ; la situation pittoresque de Cabrereiz , les
ruines de son château ; plus loin , la grotte de Marcillac
, sa voûte de cristal soutenue par une colonne qui
brille aux flambeaux , de l'éclat du diamant ; les eaux
minérales de Crausac et de Miè. Tous ces sites que le
savant décrit et qu'embellit le poète , frappent le philosophe
de sentimens divers. Les rochers de laRuagol,
m'ont rappelé que le chef de la famille des Regniez .
dans la fatale nuit de la Saint- Berthelemy , dut son
salut à un ennemi généreux : c'était le chevalier de
Vezun , qui commanda la garnison de Cahors contre
Henri IV. Saint-Germain- l'Auxerrois donne le signal
du carnage. Regniez , logé dans la rue Béthisi , attendait
la mort ; tout-à-coup la porte s'ouvre ; Vezun paraît
: « prenez cette croix , et suivez-moi , dit-il. » Ils
sortent , traversent Paris , et à la barrière deux chevaux
conduisent au fond du Quercy ces deux amis , que
le charme du bienfait et de la reconnaissance réunit à
jamais.
Enfin , j'arrive à Figeac , après avoir traversé les quinze
ou vingt métairies d'un homme , dont je n'ai rienà
dire : justice est faite par l'opinion publique ; ma vue
s'est arrêtée avec plus de plaisir sur les propriétés de ce
NOVEMBRE 1817 . 319
député , qui n'a d'autre ambition que la prospéritéde sa patrie et celle des lieux qui l'ont vu naître (1). Le croira-t- on ? Les progrès de la civilisation , dans l'arrondissement
de Figeac, n'ont pu enlever aux habi- tans cette sauvage indépendance qui en fait en quelque sorte une nationde Lapithes. On dirait que le droit de guerre , partout ailleurs éteint avec l'anarchie féo- dale , s'est réfugié dans quelques-uns de ses cantons . Des communes entières se coalisent , les marchés pu- blics deviennent des champs de bataille, et les cabarets voisins des redoutes qu'il faut assiéger. Quel remède apporterà ces désordres ? L'instruction des campagnes , quoi qu'en disent encore d'obscurs blasphémateurs. Grâces soient rendues à l'autorité qui vient d'établir à Figeac une école d'instruction mutuelle, dont le succès effacera bientôt le souvenir de ces combats , où trop
souvent le sang a coulé. Comme je pouvais disposer d'un jour , j'ai fait hier ma dernière excursion. J'ai passé devant le château de
Themines , où est né le maréchal de ce nom , l'un des favoris de Louis XIII , et je me suis arrêté sur les propriétés
de la famille de Turenne . Avec quel orgueil na- tionalje me rappelai ce nom d'un guerrier long-temps cherà la victoire ! Mais le château de Bessonies a frappé
mes yeux ; et j'ai eru voir la patrie en deuil , gravant
sur la pierre': ci-git qui vécut trop d'un jour. Je n'ai pu visiter les lieux qui ont vu naître l'un des compagons de gloire du brave général Rapp à Dantzick ,
le général Cavaignac, M. le conseiller d'état Barrairon, directeur-général des domaines, et M. Calmon son ho- norable ami , MM. Lapeyrière, et le respectable évêque
d'Autun , M. Imberties ; mais je me suis arrêté à Gramat
. Nos contrées n'oublieront jamais que l'un de ses habitans , M. Bessières , les sauva l'an dernier de la misère,
tandis que les îles foniennes et le Gers conserveront
long-temps le souvenir de la sage administration
de son frère aîné.
C'est aussi à Gramat qu'est né un ami de l'humanité ,
dont le nom appartient à l'Europe entière , M. le doc-
(1) M. Moysen , député du Lot.
320 MERCURE DE FRANCE .
1
teur Dubois. Que dirai-je de ses talens que la reconnaissance
publique n'ait proclamé ? que dirai-je de ses
vertus ? je tracerai sa devise ; c'est toute l'hygiène du
sage : Bene agere ac lætari .
Je pouvais sur les lieux méme en vérifier l'application
; égaré, en effet , à Çarennac ,
aux bords de la
Dordogne , j'y rencontre M. Doussot de Souilhac , littérateur
modeste , convive aimable , ne perdant jamais
l'occasion de se faire riche de la
reconnaissance du
pauvre qu'il oblige , et des conseils qu'il donne à ses
élèves ; l'un d'eux assis sur le premier degré d'un trône
du Nord , s'y fait chérir d'un peuple généreux qui l'a
adopté pour roi.
Pourquoi ne dirai-je point que Carennac est la patrie
de M. Dunoyer ? Dans un pays libre , l'austère
censeur ne reçoit de mission que de son talent.... , et ,
à côté du manuscrit réfuté , il place avec honneur un
monument de courage élevé contre la tyrannie , en
présence même de Bonaparte. Je cours visiter cette
île qui fut pour Fénélon le modèle de l'île de Calypso ;
c'est sur le rocher où plus d'une fois il médita sur leş
devoirs des rois et le bonheur des peuples , que je trace
ma lettre ..... Bene agere ac lætari , telle fut la devise
du cygne de Cambrai. Elle le consolait dans ce lieu
d'exil ; elle a vengé un vrai philosophe des clameurs de
l'envie .... Bon Ermite , permettez-moi de vous en faire
hommage , en vous réitérant l'assurance de mon dévouement.
B. avocat.
MERCURIALE.
Nous ne sommes plus au temps où un prince voluptueux
abandonnait les rènes de l'empire aux mains
charmantes qui les sollicitaient , où un caprice était
une loi d'état. Les favorites et les jésuites ont disparu ;
c'est à la justice et à la vérité à leur succéder dans l'intimité
des rois ; cependant, comme nous n'avons point
1
IMBRE
ROYA
NOVEMBRE 1817. 321
poussé l'amour des innovations étrangères jusqu'à renos
L
léguer femmes dans l'obscurité des vertus do- c.
mestiques , et que nous ne serons jamais assez indépendans
pour nous insurger, dans la vie privée , contre
lalégitimité de leur domination , il est plus important
qu'on ne pense de surveiller l'éducation des jeunes
filles. Il ne serait peut-être pas si mal que leur caté
chisme leur apprit , avec les noms de roi et de religion
, ceux de patrie et de liberté ; il faut qu'elles
sachent que les femmes de Sparte ne semaient pas de
fleurs le passage des ennemis vainqueurs de leur patrie ;
il faut enfin que l'histoire de Jeanne d'Arc leur paraisse
moins fabuleuse que celle des Pompadour .
C'est à l'appui de ces réflexions que nous promettons
aux méres et aux institutrices la prochaine publication
d'un petit ouvrage intitulé : Choix de Synonymes à
l'usage des jeunes personnes , par Mad. H. F. Il n'était
donné qu'à la plume d'une femme de rendre aimable
l'érudition grammaticale ; la plupart de ces synonymes
sont d'une nouveauté piquante ; et , dans ceux dont
Mad. H. F. a emprunté les mots à quelques-uns de ses
volumineux prédécesseurs , elle a fait d'étonnantes suppressions:
l'ennui , par exemple. Pour éviter auxjeunes
élèves des frais de réflexion , c'est ordinairement par
un trait de sentiment , de morale ou d'histoire qu'elle
amène la definition de ses synonymes , et ces exemples
sont le plus souvent inspirés par un zèle patriotique et
cherché dans nos fastes contemporains. Cet ouvrage
manquaità l'éducation des jeunes filles , et Mad. H. F. y
décèle un talent si rare , et une sagacité si juste pour
discerner les plus légères nuances qui existent entre les
mots , que nous sommes tentés de proposer, à sa pénétration,
les synonymes suivans : Indépendant , Constitutionnel.-
Quotidienne, Absurdité ; pour nous , nous
a'y voyons aucune différence.
Nous en remarquons beaucoup entre le correspondant
Champenois et celui de la Neustrie. Voulez-vous plus
d'espritquederaison , lisez les Lettres champenoises (1 ) ;
voulez-vous autant de raison que d'esprit , lisez les
(1) Onzième numéro. Chez Pillet , rue Christine. Prix : 1 fr .
21
522 MERCURE DE FRANCE .
Leures normandes ( 1) . Ce sont deux succès rivans. Le
Champenois a pour lui l'ancienneté; tous les gens audelà
ytiennent comme àun abus ou à une viei llecoutume
; le Normand , dont la conscience politique n'est
pas arriérée , a spéculé sur la majorité , qui passe toujours
du côté des idées libérales . Au surplus , on aime
mieux s'égayer avec les saillies du Champenois que de
penser avec M. de Bonald , et on lit les lettres du Normand
avec autant d'intérêt que les écrits de MM. Comte
et Dunoyer..
-Le Discours en vers , d'un constituant à son fils
élu député à la session de 1817, dont nous avons cité
quelques passages dans la dernière Mercuriale , vient
de paraître (2) . Il est suivi d'une ode sur la loi des élections
; un prompt succès ne peut manquer de couronner
le patriotisme de ces vers : si on n'y prend pas
garde , la poésie va se relever.
-L'empereur Charlemagne qui comprit si bien le
génie des Français , et accomplit tant de merveilles , a
déjà , plus d'une fois , occupé la plume de l'historien
et ne l'a pas lassée. M. Rougeron (3) vient de publier
une histoire de ce regne héroïque et vraiment national.
De l'élévation dans le style, une méthode lucide ,
une érudition pleine de discernement la distinguent de
celles qui l'ont précédée , et la recommandent spécia
lement aux chefs d'institutions publiques.
Le nom de Charlemagne n'a connu de revers qu'en
poésie; son plus célèbre a été l'Epopée de çe républicain,
frère de tant de souverains , qui naguère refusa d'étre
roi, croyant devenir le prince des poètes ; l'un est plus
facile que l'autre. On assure qu'après la lecture de ce
poëme, son grand frère, mieux instruit sans doute des
lois d'Aristote , qui veulent qu'un personnage , pour
être intéressant , ne soit ni trop criminel , ni trop vertueux
, s'écria : « Pourquoi aussi ce maladroit de Lu-
(1) Quatrième numéro. Chez Delaunay , au Palais-Royal.
Prix: 1 fr.
(2) Une brochure in-8°. Prix : 1 fr. chez Dalibon , libraire , au
Palais-Royal , galerie de bois .
(3)Un vol. in-80. Prix: 5 fr. Chez Dalibon, libraire, auPalais-
Royal, galeriede bois.
NOVEMBRE 1817.
325
sien ne m'a-t-il pas choisi pour son héros , au lieu de
Charlemagne ?Je suis bien plus poétique: »
-M. le docteur Guillié , qui était déjà renommé
parmi les plus utiles bienfaiteurs de l'humanité, vient de
prendre son rang dans la littérature savante , par son
excellent Essai (1 ) sur l'instruction des aveugles. Cet
ouvrage n'a pu être conçu et exécuté que par un talent
supérieur ; la vérité y est pour ainsi dire d'un intérêt
romanesque ; après des considérations très-neuves sur
les aveugles , et uue notice , pleine de charme , des plus
célèbres d'entre eux , M. Guillié passe à l'exposé de sa
méthode d'enseignement , qui corrige les injustices de
la nature , qui apprend aux étres les plus infortunés à
regarder la vie comme un bienfait , leur donne un état
parmi les hommes , et les admet à participer à la plupart
des jouissances sociales. Quelle preuve plus évidente
peut-on exiger de l'excellence de cette méthode ,
quand on apprend queles planches qui ornent ce volume
sont gravées , et l'ouvrage même imprimé par les jeunes
aveugles ? Il se vend à leur profit. Ainsi , en achetant
un plaisir, on est sûr de s'associer à une bonne action.
Nous aurions bien besoin que des docteurs aussi habiles
que M. Guillié , voulussent gouverner nos Quinze-
Vingts politiques , si opiniâtrement attachés à leurs
ténèbres.
-Il vient de paraître deux petits volumes ayant pour
Litre:Histoire naturelle et philosophique de l'homme ;
parM. Chatel (2) . Ce n'est qu'une compilation des systemes
de Lavater et de M. Gall ; on n'y remarque
point d'idées bien neuves , mais elle est écrite d'un style
àla fois élégant et correct ; ce qui est toujours une
nouveauté.
SS.
(1) Un vol. in-80. Prix : 10 fr. Chez Delaunay, libraire , au
Palais-Royal.
(2) Prix : 5 fr . Chez Duchesne , libraire , rue Serpente , n. 12.
21.
324 MERCURE DE FRANCE .
POLITIQUE.
SESSION DES CHAMBRES .
La chambre des pairs a confié la rédaction de l'adresse
d'usage à MM. de Fontanes , de Lally-Tollendal,
de Garnier , de Marbois et de La Vauguyon. Elle a
formé ses bureaux et nommé ses secrétaires , et notifié
ces différens choix à la chambre des députés ; ainsi, les
relations entre les deux chambres sont ouvertes , et le
jeu des ressorts commence.
La chambre des députés , sous la présidence du
doyen d'âge , s'est divisée en neuf bureaux pour lavé
rification des pouvoirs du nouveau cinquième. Elle a
nommé candidats à la présidence MM . de Serres ,
Royer-Colard , le comte Beugnot , Camille Jordan et
Roi . Elle a aussi nommé ses vice-présidens et ses
secrétaires .
C'étaient des questions d'un très-haut intèrêt que
l'admission de M. Casimir Perrier et celle de M. Hernoux.
Si l'on veut se régler sur la valeur intrinsèque
des mots , nul doute , j'en conviens , l'article 38 de la
Charte paraissant être une clause d'admission et non
pas une clause d'élection ; nul doute aussi à ne consulter
que la jurisprudence de la chambre , c'est-àdire
l'autorité des précédens qui , partout , fait loi ,
quand la loi manque , ou que le sens en est douteux.
Ce n'est pourtant pas à dire que les adversaires de
cette opinion soient tout-à-fait dénués d'argumens pour
la combattre. Ils pourraient alléguer , par exemple ,
que la validité d'une élection se fonde sur les qualités
de l'élu au moment de l'élection , et non point sur ses
qualités après l'élection ; que si l'âge n'est de rigueur
que pour l'époque de l'ouverture des chambres, les
autres conditions ne seront également de rigueur que
pour l'époque de l'ouverture des chambres , parité
dontunefraude officieuse pourrait user avec succès;
F
اف
NOVEMBRE 1817.
325
car de mettre une différence entre deux conditions
par leur nature indivisibles , c'est dénaturer la chose
quia , pour élémens , non point une de ses conditions
de préférence à l'autre , mais toutes ces conditions ensemble
et sans choix ; et en outrant les conséquences ,
ils pourraient s'égayer à nous offrir l'hypothèse d'une
élection antérieure de quatre ans à l'admission . La cause
des nouveaux élus a prévalu et devait prévaloir. Mais il
faut bien qu'aux yeuxmêmes de ses défenseurs , elle soit
enveloppée de quelque doute , puisque d'une mesure
générale , ils ont fait , sans s'en apercevoir, une mesure
individuelle . En effet , une de leurs principales preuves ,
en faveur de M. Casimir Périer, semble peu applicable
M. Hernoux. Cette preuve , tirée de l'intention des
électeurs , et de leur bonne foi manifeste , c'est qu'il ne
manquait pas à M. Périer , lors de son élection , plus de
quinze jours pour atteindre l'âge requis . Or , les électeurs
ont dû juger qu'il était moralement impossible que
la session s'ouvrit dans quinze jours. Mais il manquait
plus d'un mois à M. Hernoux , et il n'était pas moralement
impossible que la chambre s'assemblat dans moins
d'unmois. Ce n'était donc pas une opposition si absurde
que celle de ce député qui s'obstinait à discuter l'election
de M. Hernoux , après l'admisssion de M. Périer.
Que prouvent ces difficultés ? Qu'une disposition legislative
bienprécise , bien formelle, bien à l'abri de toute
agression , est ici de rigueur. Toute interprétation se ressent
plus ou moins de l'arbitraire ; entre deux opinions
probables , des hommes ont choisi celle que d'autres
hommes auraient rejetée. Toutes les convenances ,je le
répète , nous faisaient une loi de l'admission de ces
deux députés . Mais aussi tout nous fait une loi de soustraire
les intérêts de l'Etat, et ses intérèts les plus
chers , à l'empire si variable des convenances .
Sur les cinq candidats à la présidence , S., M. a choisi
M. de Serres.
La commission pour l'adresse au Roi est composée
de MM. de Corbières , de Saint-Cricq , Royer-Colard ,
Ravez , Barthe La Bastide , Moyzen , de Courvoisier ,
T
Le comte Dupont , Becquey .
M. le comte Férand afait hommage à la chambre des
pairs de son livre intitulé Théorie des Révolutions;
326 MERCURE DE FRANCE .
MM. Hubert , de Fontaines , Aignanet Ganilh ont
fait hommage à celle des députés de divers ouvrages
sur la répression de la licence dans les écrits , sur
Louis XVI et ses défenseurs , sur la justice et la police,
sur les finances.
www
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du y au 13 novembre.
- RÉCOLTES . FINANCES . De toutes les solennités
politiques , la plus imposante , à mon sens , est la fété
de l'Agriculture à la Chine , quand le souveraindu plus
vaste empire qui fut jamais , prendlui-même la charrue,
et de ses royales mains confie à la terre les grains
nourriciers . Mais ce n'est pas non plus une cérémonie
sans intérèt , que la distribution de ces prix civiques fondés
en Angleterre , pour les meilleures cultures , comme
celui que la duchesse de Rutland vient d'obtenir.
Quant à nous , dans notre féconde France , avant cette
époque de maturité , nous avions toujours assez froidement
accueilli les arts qui n'amusent pas; laissant Rozier,
avec toutes ses théories , pourrir dans un coin ignoré
de la bibliothèque , et mettant Perrault fort au-dessus
de Parmentier. C'est ainsi que des enfans gâtés jettentle
pain, pour des jouets. Iln'en est plus de même, aujourd'hui
que nous avons appris tout ce qu'il en coûte d'ètre frivoles.
Nous commençons à sentir que notre premiertrésor
, c'est notre sol. L'attention se fixe partout sur les
défrichemens , les désséchemens. Si cet élan de tous les
esprits vers l'atile et le solide , ne se dément pas (et
pourrait- il se démentir ?) , nous ne tarderons pas à voir
lepinnavigateur , et la pomme de terre , à qui tous les
terrains sont bons , remplacer dans nos landes , la
ronce hideuse et le stérile genêt. Pour encourager de si
louables commencemens, S. M. a voulu que l'on cherchât
dans son domaine des friches etdes marais, dont
elle pût faire concession à des mains industrieuses. Si
l'état de prospérité du domaine royal ne permet pas que
ses paternelles vues soient remplies , l'exemple reste
NOVEMBRE, 1817 . 327
toujours. Il avertit les particuliers et les communes qui
préféreraient un voisinage souvent dangereux à de salutaires
exploitations .
- Les manufactures anglaises ne furent jamais plus
riches , ni les fonds plus hauts. Il ne serait pas impossible
que l'événement inattendu qui vient d'affliger
l'Angleterre , n'exerçât sur cet objet une facheuse influence.
-Une ordonnance du roi de Wurtemberg défend ,
sous des peines graves , aux employés du trésor , de
payer d'autres salaires que ceux qui sont relatifs au service
des églises ou des écoles . Ou juge par cette ordonnance
de l'état du trésor. Voilà les suites d'une opposition
insensée . Il faudrait faire entendre à ces privilégiés
qui croyent venger leur cause , en portant le désordre
dans les finances de l'état , qu'un déficit dans les finances
est un tombeau pour les priviléges .
- Je n'omettrai point un rapprochement assez remarquable.
Pendant que les ouvriers chapeliers de Lyou
se coalisent pour déserter leurs ateliers , les matelots
des vaisseaux de transport pour le charbon , à Shout-
Fieds , se coalisent pour déserter leurs vaisseaux. Ces
coalitions ont leurs signes et leurs règles. L'autorité fait
sagement de les interdire , comme on fait sagement de
couper des excroissances qui dévorent la chair ; et , soit
dit en passant , toutes les petites sociétés formées aux
dépens de la grande , se prétendissent-elles auxiliaires ,
ne sont que de pareilles excroissances. Mais il faudrait
aussi aller au-devant des prétextes ou des motifs. Car
l'humanité fut et sera toujours la meilleure politique .
-L'épidémie continue ses ravages dans les comtés
de Cork et de Derby. Les ravages de la peste s'apaisent
faiblement à Constantinople. On fait à Charles-Town
des prières publiques , pour conjurer les progrès de la
fièvre jaune; de longues pluies affligent la ville de Naples.
Un ouragan a éclaté avec tant de fureur sur la ville
d'Alicante , que l'artillerie du grand bastion est venue
heurter quelques maisons voisines , et les a renversées .
-L'Angleterre attend avec impatience la publication
du nouveau tarif de la Russie . Sera-t-il favorable
au commerce anglais ? Il en est qui s'en flattent. D'an--
tresassurent que certains droits équivaudront à des prò--
328 MERCURE DE FRANCE.
*
hibitions. De quel côté se trouve la vraisemblance?
L'Angleterre est le pays des paris; mais je doute fort
qu'il y en ait beaucoup en faveur de la première con-
Jecture.
La banque de Vienne a élu ses directeurs . Le
jour même de leur installation , on a dû brûler pour
quatorze millions de florins en petits billets d'un et deux
florins .
- En Espagne , les plus hauts traitemens n'excéderont
point quarante mille réaux . L'Espagne est sur la
route des améliorations. Mais elle gravit péniblement
cette route.
AMÉLIORATIONS POLITIQUES . - Il s'en prépare en
Allemagne de fort importantes ; l'organisation militaire
et la liberté du commerce dans toute l'étendue de la
confédération , les querelles de la bourgeoisie de Francfort
avec ses Israélites , celles de la comtesse de Lippe
avec ses États provinciaux , peut-être celles de la
Hesse avec les acquéreurs de ses domaines. L'expérience
d'une année de disette a dù prouver sans doute
ce que l'on gagne à géner les importations; l'expérience
des coalitions armées facilite un système défensif
et mème offensif. On dit que la Hesse reconnaît enfin la
loi de la nécessité qui pourrait bien être aussi la loi de
la justice. Je ne pense pas que l'exemple de ses voisins
reste sans influence sur la comtesse de Lippe. Le seul
objet de mes doutes , c'est la condescendance des bourgeois
de Francfort , marchands et souverains , et zelateurs
d'un culte dont ils semblent méconnaître l'esprit :
on désarmera difficilement cette triple intolérance.
Ce n'est pas que les bonnes leçons leur manquent.
Ils ontpu voir toute l'Allemagne faire une fète d'union
de la tète de la réformation. Un grand prince l'a célébrée
avec cette simplicité qui est le véritable culte. Euxmèmes
l'ont cél brée sans doute . Mais peut-être pensent-
ils qu'on ne peut établir une bonne paix dans sa
famille sans que les voisins en fassent les frais .
-On compte à Londres vingt mille mendians. C'est
peu , vu la division des fortunes. Je suis encore à concevoir
comment il existe des mendians. Est-ce qu'il y a
des hommes qu'on ne saurait nourrir par le travail? Il
faut bien qu'on les nourrisse sans travail, et la journée
NOVEMBRE 1817 . 329
d'anmendiant vaut quelquefois mieux que celle d'un
ouvrier. Actif, il paierait tribut à la société ; óisif , c'est
la société qui lui paye tribut. Encore si le mal se bornait
à cette industrie parasite qui consomme et ne produit
pas ! Mais l'abnégation de toute pudeur ; mais l'abjuration
de tout honneur; mais la dégradation de l'humanité!
Les lazzaronis sont à mon sens plus à craindre
pourNaples que le voisinage du Vésuve.
-
-On lit , dans les Annales politiques , les réflexions
suivantes :
« Le dernier numéro des Lettres champenoises con-
« tient six pages de nouvelles plus ou moins curieuses ,
«copiées dans les journaux étrangers . Pourquoi peu-
<<vent-elles se trouver là , si elles ne peuvent entrer
<<ailleurs ? Ne serait-il pas juste , dans le cas où la loi
<<de restriction sur la presse serait maintenue pour les
feuilles quotidiennes , d'adopter des dispositions qui
<<fissent rentrer tout ouvrage publiant des nouvelles
<<politiques dans la classe des journaux , et si l'on ne
peut donner aux uns toute liberté , d'assujótir les autres
« aux mèmes restrictions ? S'il en était autrement , une
« certaine classe de journaux se déroberait à la censure ,
« au timbre , à la suspension , à la suppression , et tous
« les avantages seraient d'un côté, tandis que , de l'au-
« tre , se trouveraient les charges , les génes et les
<<périls .>>>
COLONIES.-Le baromètre est au beau pour les insurgés.
J'expose en raccourci leurs situations respec
tives.
-Au Mexique , Mina renverse la cavalerie d'Aredondo
, et poursuit sa marche , secondé par Moreno et
Myer-Toyres. Le gouverneur de Mexico lui oppose une
proclamation où la mort est promise à quiconque osera
soutenir les rebelles .
-Dans les provinces de la Plata, les Espagnols fuient
: harcelés par les guerillas ; leur armée ne retournera pas
entière au point du départ. Cependant Buenos-Ayres
- dresse des arcs de triomphe au conquérant du Chili. Le
Chili possède une armée de huit mille hommes , impatiente
d'en venir aux mains. On a refusé à la garnison
de Talcagnano toute capitulation conditionnelle; il
faudra qu'elle se rende à discrétion.
330 MERCURE DE FRANCE .
-Amélia prospère sous le gouvernement du commodore
Aury. Déjà les espèces deviennent moins rares ,
et le port se remplit de riches captures. Legouverneur
de Saint-Augustin observe tout , prudemment enfermé
dans son fort.
- M. Lée vient d'acheter, pour des étrangers, quatrevingt-
seize mille arpens de terre , sur les bords de la
Mobile. Les fonctions de consul, que M. Lée a quelque
temps exercées à Bordeaux , dounent assez de vraisemblance
au bruit qu'on fait courir du prochain établissement
de quelques Français dans ces parages.
-D'après le rapport de l'Auspicious , le rocher
Tristan de Cunha est occupé par des troupes. Ce sont
les avenues de Sainte-Hélène que l'on garde.
-L'équipage d'ane goclette portugaise a massacré
l'équipage d'un brick anglais , sans exception. Le capitaine
de la goëlette voulait se venger des entraves mises
au commerce des nègres. Tout est crime ici , l'acte et
lemotif.
RELATIONS POLITIQUES . S'il en faut croire les lettres
de Constantinople , il règne beaucoup d'activité dans la
fonderie et dans les moulins à poudre , et le divan est
fréquemment assemblé.
Le nouveau dey d'Alger a restitué le navire hambourgeois
qui avait servi de prétexte à l'assassinat de son'
prédécesseur. Cette apparence de modération ne ralentit
point le cours de la politique européenne.On assure
que toutes les puissances civilisées concertent leurs
mesures contre l'ennemi de la civilisation . Puissent-elles
fermer enfin ce repaire ! Puissent-elles disperser dans
les déserts cette monstrueuse association qui se soutient
par le brigandage , et se perpétue par le meurtre!
PROCÈS MARQUANS.-Nous savons bien que la conjuration
de Lisbonne n'a pas resté impunie ; qu'après une
longue procédure secrète , douze des principaux conjurés
ont subi un chatiment public. Mais que voulaient
ces conjurés ? A qui en avaient-ils ? Comment se fait-il
que la conspiration , qui devait s'éteindre dans leur
sang , semble leur survivre ? Qu'indique ce titre de régénérateurs
?
-Il pleut des conspirations à Bruxelles. La plus facheuse
pour les bonnes femmes , est celle de Lycas
NOVEMBRE 1817 331
contre le manneken-piss . Mais il y a de plus celle du
fils d'un commissaire de police , découverte par le fils
d'un autre commissaire de police . Aurait-on cru trouver
dans la même police , le conspirateur et le dénonciateur?
-A l'accusation intentée contre lui , pour fait d'attentat
contre la loi fondamentale dans les fonctions de
son culte , M. l'évêque de Gand répond par la clause de
la loi fondamentale qui autorise le libre exercice des
cultes. Je ne veux point m'ériger en arbitre . Outre que
l'autorité me manque ,je parlerais à l'un ou à l'autre
parti une langue étrangère; et toute décision doit être
rendue dans une langue commune aux intéressés. Je
meborne doncàdemander si un accusé qui invoquerait
laloi d'un pays contre elle-même , ou qui justifierait
des pratiques intolérantes par une loi de tolerance , ne
serait pas repoussé par quelques fins de non-valoir ?
L'évêque de Gand a été condamné à la déportation.
-Brandreth , Turner et Luillam , chefs du complot
deDerby, ont subi la peinede mort. Brandreth n'a point
voulu quitter sa barbe , ni découvrir son véritable nom.
Que Dieu et lord Castlereagh vous soient en aide , a- t- il
dit au peuple. Turner commençait de parler du gouver
nement et d'Oliver; mais son chapelain n'a pas souffert
qu'il achevât la phrase. Quand le bourreau a crié selon
P'usage, en soulevant la tète : voilà la tête d'un traître !
la multitude a reculé d'abord , saisie de terreur ; puis
elle est revenue en poussant de grands cris .
-On s'est saisi , à dix lieues de Rhodez , d'un individu
sans papiers , qui s'est dit déserteur du port de
l'Orient. Conduit dans ce port , il n'a pu donner sur
sa personne des renseignemens certains , et son nom
ne s'est point trouvé porté sur le contrôle. Cet événement
jetera peut être quelque lumière sur un crime
resté obscur , même après l'arrêt de mort des accusés.
Je me souviens , à ce propos , d'une lettre qui m'est
parvenue le 7 de ce mois , et qui n'a pas besoin de
commentaire. Je ne garantis que deux choses ; la première
, c'est que je la transcris fidèlement; et la se
conde , c'est que je ne me la suis pas fait écrire .
332 MERCURE DE FRANCE.
Du château de Réfel.
«MONSIEUR ,
«Un iudividu s'est permis de prendre le nom de
«mon neveu pour faire paraître une prétendue lettre
<«<de madame Manson. Il s'est adressé au rédacteur de
« la Quotidienne , qui a osé, sans prendre aucune infor
« mation , publier cette lettre si peu conforme au style
«et à la conduite de madame Manson. Persuadé ,
« monsieur , que vous accueillerez avec bonté ma ré-
« clamation , j'ai pris la liberté de vous l'adresser.
« J'ose croire , monsieur , que vous l'insérerez dans
«votre prochain numéro. Mon fils , qui a séjourné
<<quelque temps à Rhodez , a eu , dans le temps ,
temps..
( casion de voir madame Manson ; il en fit même la
« connaissance. Remplacé, bientôt après dans son régi-
<<ment par mon neveu , celui-ci lui succéda dans son
<< intimité auprès de madame Manson. Mais si toute-
<<<fois il eût reçu une lettre de cette dernière , comme
« le prétend , ou plutôt comme l'a inventé le rédacteur
« de la Quotidienne , il n'eût point abusé d'une lettre
<<confidentielle au point de la faire insérer dans un
«journal aussi mal famé et aussi peu accrédité.
<< J'ai l'honneur de vous saluer ,
ос-
Signé DUCROIR , née FERNAC DUROSAY. >>>
La lettre porte le timbre de Moulins.
-On se souvient que M. le marquis de Blosseville ,
accusé de calomnie par Wilfrid Regnault , avait luimème
porté plainte en calomnie contre l'imprimeur de
Regnault. Sur sa propre demande , la cour vient d'ajourner
ind finiment la cause. Se serait-on douté que
M. le marquis de Blosseville deviendrait un accusateur
aussi débonnaire ?
NOUVELLES DIVERSES.-Il s'est établi en Angleterre
un nouveau culte , diton ; les sectaires immolent un
petit cochon sur la montagne. Depuis que j'ai lu dans
Tacite que les juifs adoraient une tête d'âne , je me
défie un peu de ces sortes de récits.
NOVEMBRE 1817 . 333
-Un courrier russe poursuivait trois voyageurs ,
qu'ila enfin atteints près d'Héligoland. On croit qu'il
s'agit d'un grand delit politique. Quel est ce délit ?
qui sont ces voyageurs ? On le saura peut-être. Le gouverneur
d'Héligoland s'est assuré d'enx , mais ne les a
point livrés encore.
-Le village de Geislar , sur la rive droite du Rhin ,
vient d'être emporté à la bayonnette en pleine paix.
C'est la suite d'un démêlé entre la landwher et la troupe
de ligne.
-Lundi dernier , à sept heures du matin , on a
trouvé dans l'allée d'une maison de la rue Perpignan
, un sac renfermant le cadavre d'une femme percée
de deux coups mortels . Sur sa poitrine était un papier
qui indiquait son nom et ses prénoms , et la demeure
de son frère. Est- ce un assassinat ? est- ce un
suicide?
-Le général Milans , repoussé de Gibraltar , où il
avait cherché un asile , s'est embarqué pour les Etats-
Unis.
-Des voyageurs parlent beaucoup d'un grand serpent
demer que laballe ne peut entamer , et d'une
belle sirène qui met de la coquetterie à cacher sa
queue. Ils ont vu ces deux monstres , de la côte de
New-Yorck. Mais on doit se défier un peu des j'ai vu
des voyageurs.
- L'anniversaire de la conjuration des poudres n'a
pas été paisible à Brigthon. Il y a eu du tumulte , des
attroupemens , même du sang répandu. Ilsemblait aux
mutins que c'était par un crime qu'ils devaient célébrer
le souvenir d'un crime.
-La mort de la princesse Charlotte consterne l'Angleterre.
- Il est des personnes qui , pour s'épargner la peine
de penser , ne savent que rappeler ce qu'on pensait
autrefois. Peu leur importent les époques et les situations;
elles ne veulent que ce qui fut jadis , uniquement
334 MERCURE DE FRANCE .
parce qu'il fut jadis , et tel qu'il fut , sans exception
ni réserve. Ces incurables amateurs du passé voudrontils
croire que M. le duc d'Angoulème a recommandé
partout l'oubli du passé , qu'il a souscrit pour l'établis
sement de l'instructionmutuelle àNantes, etne rejeteront-
ils pas , comme une fable, cette réponse, vraiment
française , du prince, au maire de Bourbon-Vendée qui
appelait ses regards sur un tableau contenant la Charte
constitutionnelle dont il avait décoré la salle de l'Hôtelde-
Ville : « Bien , M. le maire ! je vous félicite de cette
heureuse idée. >>>
: BÉNABEN.
ANNONCES ET NOTICES.
Recherches et Considérations sur la formation et le
recrutement de l'armée en France . Chez Firmin Didot ,
imprimeur - libraire , rue Jacob ; et chez Magimel ,
Anselin et Pochard , rue Dauphine.
Dans un moment où l'attention publique est vivement excitée
par la loi qui nous est promise sur le recrutement de l'armée,
la brochure que nous annonçons ne peut manquer d'ètre recherchée
avec empressement. Elle est destinée à jeter ungrand
jour sur cette importante question. L'auteur , après avoir exa
miné les avantages et les inconvéniens attachés à l'ancien système,
propose un nouveau mode de recrutement plus approprié
aux circonstances et aux lois qui nous régissent. Son
ouvrage contient des vues très-utiles qui seront plus particulièrement
appréciées deMM. les députés appelés à concourir à
la rédaction de la nouvelle loi. Nous ajouterons , pour garantir
le mérite de cet écrit , que l'auteur , chargé , pendant plusieurs
années , de diriger le recrutement au ministère de la guerre ,
s'est trouvé à portée de recueillir les renseignemens les plus pré
cieux sur cette importante partie. Nous ne doutons point que
cettebrochure , fruit de ses longs travaux et de son expérience ,
ne soit favorablement accueillie.
Considération sur l'amortissement ; par M. Vt Ym
NOVEMBRE 1817 .
535
bert , du Finistère . A Paris , chez Delaunay , au Palais-
Royal; Th . Leclerc , rue Notre-Dame. Prix : 3 fr. 50 c. ,
et 4 fr. 25 par la poste.
L'auteur parait avoir profondément mûri la grande question
de l'amortissement: il l'a mise à la portée de tous les esprits .
Hcompare,dans les deux premières parties de son ouvrage , les
opinions des plus célèbres économistes , et soumet leurs spéculations
au jugement de la raison et de l'impartialité. La troisième
renferme un essai de méthode de calcul qui , par des
tables , ingénieusement conçues , offre les moyens de résoudre
sur-le-champ toutes les questions d'amortissement , sous les
divers rapports de la quotité des dotations , de la durée et du
tauxde la rente. Cet ouvrage mérite d'être connu ; il décèle
partout le bon eitoyen, l'ami de son pays et le peuseur profond.
De l'organisation de la Force armée en France , considérée
particulièrement dans ses rapports avec les autres
institutions sociales , les finances de l'état , le crédit
public , etc. , etc.; par H. de Carrion-Nisas. Un vol.
in-8°. Prix : broché , 6fr. , et 7 fr. 50 c. franc de port .
AParis , chez L'Huillier, libraire-éditeur , rue Serpente,
n. 16; Magimel et compagnie , lib. , rue Dauphine ;
Delaunay , au Palais-Royal .
:
Unesimple notice ne suffirait pas pourdonner une juste idée
de cet ouvrage , qui traite des matières les plus importantes de
Padministration militaire. Nous nous proposons d'en rendre
compte incessamment.
Essais philosophiques , ou Nouveaux Mélanges de
Littérature et de Philosophie ; par Frédéric Ancillon , de
P'Académie royale de Berlin. Deux vol. in-8 °. Prix : 11 f. ,
et 15 fr. par la poste. Chez J. J. Paschoud , lib . , rue
Mazarine , n. 22 .
Cet ouvrage , de l'un des plus savans associés étrangers de
l'Institut de France , pourrait bien étre sans attraits pour les
espritsparesseux ou fatigués , mais il sera recherché et lu avec
fruit par les lecteurs qui aiment à fortifier leur jugement, et
qui savent apprécier l'importance des hautes questions philosophiques.
Grammaire anglaise , contenant l'explication des
huit parties du discours , les principales règles de la
prononciation , celles de la prosodie et celles de la
336 MERCURE DE FRANCE .
versification. Un vol . in-12 . Prix : 1 fr. 50 c. , et 2 fr .
par la poste. Chez J. J. Paschoud , libraire , rue Mazarine
, n. 22 .
La précision et la clarté des principes renfermés dans ce petit
ouvrage le rendent utile aux personnes qui s'appliquent à
l'étude de la langue anglaise.Les Anglais eux-mêmes pourraient
ypuiser de bonnes notions.
Voyage autour de ma chambre , suivi du Lépreux
de la cité d'Aoste. Nouvelle édition , d'après celle de
Saint-Pétersbourg (1812 ) , revue et augmentée. Un vol .
in-18. Prix : 1 fr. 50 c. , et r fr. 80 c. franc de port.
Chez Delaunay , libraire , au Palais-Royal , galerie de
bois , p. 243.
Satyres de Juvénal, traduites en vers français ; par
M. le haron Méchin , membre de plusienrs Académies .
Un volume in-8°. Prix : 6 fr ., et 7 fr . 50 cent,, franc
de port. Chez P. Didot , libraire imprimeur du Roi ,
rue du Pont-de-Lodi , n. 6; et chez les marchands de
nouveautés .
Nous rendrons compte incesssamment de cet ouvrage.
TABLE .
Poésie.-Imitation d'Ezechiel; par M. **
Nouvelles littéraires.-Sur les écrits de M Benjamin
Pag. 289
de Constant , relatifs à la liberté de la presse
(analyse) ; par P. F. Tissot .
L'Ermite en Province.-Montauban ; par M. Jouy.
Mercuriale.
292
304
320
Politique.- Session des chambres . 324
Revue des Nouvelles de la Semaine; par M. Bénaben.
326
Notices et Annonces. 334
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
mm
DE FRANCE .
SAMEDI 22 NOVEMBRE 1817 .
www
LITTÉRATURE .
POÉSIE.
FRAGMENT D'UNE TRAGÉDIE D'ANTIGONE ,
( Reçue au Théâtre-Français. )
Antigone , après avoir donné la sépulture à Polynice , vient
d'être condamnée par Créon à être ensevelie vivante.
IPHISE , nourrice d'Antigone .
Il faut donc me résoudre à ne plus te revoir !
Hélas ! de te survivre aurai-je le pouvoir ,
Ma fille ? Ingrat objet d'une amour éternelle ?
Trompeuse illusion de mourir avant elle !
O précieux fardeau que ces bras ont porté !
Traits chéris ! dous objet de mon sang allaité !
O veilles de mes nuits ! ô tourmens pleins de charmes !
Périls des jeunes ans ! maternelles alarmes !
C'en est fait , je perds tout , et ma triste amitié
N'a pas meme en partage un regard de pitié .
ANTIGONE .
Iphise , que fais-tu ? Dans ce moment funeste
TOME 4. 22
558 MERCURE DE FRANCE.
1
Ne me dérobe point la force qui me reste ,
Et laisse-moi , soumise au destin irrité ,
Vers le terme fatal marcher sans lâcheté.
Hélas ! avant le soir j'ai fini ma journée.
Un horrible sépulcre est mon lit d'hyménée ;
Pluton est mon époux. A tes hymnes touchans ,
Hymen , jamais ma voix ne melera ses chants ;
Jamais je n'obtiendrai ce nom si doux de mère .
Prince trop généreux , pardonne à ma misère ,
Pardonne à mon trépas . Quel sera son ennui ,
Dieu ! quand ce coup fatal parviendra jusqu'à lui ?
Iphise , à sa douleur oppose tout ton zèle ;
Peins-lui le désespoir d'une amante fidèle ;
De moi , de mon ardeur , parle-lui chaque jour ;
Adoucis ses regrets , n'éteins pas son amour.
(On aperçoit les prêtres , suivis de gardes et d'esclaves ,
qui viennent chercher Antigone , pour la conduire dans
l'antre où elle doit être précipitée) .
On vient. Palais sacré , témoinde ma naissance ,
Doux séjour des plaisirs de ma jeune innocence ,
Mes seuls plaisirs , hélas ! Murs que mes voeux constans
Ont sous un autre ciel appelés si long-temps ,
Recevez les adieux de mon dernier voyage.
Opère infortuné , qu'avec tant de courage
J'ai guidé , j'ai nourri ; frères de qui l'amour
Va me plonger vivante au ténébreux séjour ;
Accourez , venez tous au-devant d'Antigone.
Et toi , qui , prévenant l'horreur qui m'environne ,
Renonças la première à la clarté des cieux ,
Prête à voir tes enfans s'égorger à tes yeux ,
Ma mère ! entends ma voix , tends les bras à ta fille ,
Et bénis le destin qui te rend ta famille .
IPHISE .
Non , non , jamais ces bras ne pourront vous quitter.
ANTIGONE .
Aux suprêmes décrets oses-tu résister ?
Il faut partir. Iphise , ô ma seconde mère !
Evitons de leurs mains l'odieux ministère.
NOVEMBRE 1817 . 339
Esclaves , arrêtez et ne m'approchez pas :
Ma volonté suffit pour marcher au trépas .
Libre jusqu'au tombeau , la fille de vos maîtres
Ne fera point rougir ses glorieux ancètres .
Tout est prêt ; on m'attend ; cède , cède à leurs lois .
Adieu.
IPHISE.
Ma fille !
ANTIGONE .
Adieu pour la dernière fois !
:
ÉNIGME.
Point de sceptre sans moi , sans moi point de couronne ;
Sans être courtisan, je rampe au pied du trône .
Je ne suis point nécessaire ààl'amour ,
Mais je le suis à la tendresse;
J'abandonne l'amant pour suivre la maîtresse ,
Sans cesse je lui fais ma cour.
Toujours aux pieds de ta bergère ,
Jebrille sur sa tète et règne dans son coeur.
Sans moi tu ne pourrais lui plaire ,
C'est moi qui te fis son vainqueur;
C'estmoi qui la fis tendre et qui la fais cruelle;
Moi qui te rends barbare et calme ta fureur .
Enfinj'ai quatre soeurs dont je suis la seconde ;
Ilfaut pour me trouver aller au bout du monde.
wwwww
CHARADE .
Monpremier , s'il est seul , peut arracher la vie ;
Mon second est un mot charmant
Pour les oreilles d'un amant ;
Mème au coupable heureux mon entier fait envie .
nmmu
LOGOGRIPHE.
Pour sauver à l'auteur le bruit de mon entier;
Pour que sa tête enfin devienne mon dernier ,
Mettez autour de lui quatre fois mon premier ..
: 22.
340 MERCURE DE FRANCE .
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est glace ; celui de la charade ,
est ami ; et celui du logogriphe , dame , où l'on
trouve ame.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Naufrage de la Méduse , faisant partie de l'expédition
du Sénégal en 1816 ; relation contenant les
événemens qui ont eu lieu sur le radeau , dans
le désert de Saara , à Saint- Louis et au camp de
Daccard ; suivi d'un examen sous les rapports
agricoles de la partie occidentale de la côte d'Afrique
, depuis le Cap-Blanc jusqu'à l'embouchure
de la Gambie , avec le plan du radeau de la
Méduse ; par J. B. Henri de Savigny, ex-chirurgien
de la marine ; et Alexandre Corréard , ingénieurgéographe
, tous deux naufragés du radeau ( 1 ) .
Je viens de lire la relation du naufrage de la Méduse
; et il me semble que je sors d'un rêve pénible.
Il faut que je consulte ma raison , que je rassemble mes
(1) AParis , chez Hoquet , imprimeur , rue dufaubourg Montmartre
, n. 4 ; Eymery , libraire , rue Mazarine , n. 50; Delaunay ,
Barba, et madame Ladvocat , Palais-Royal. Prix : 3 fr. , et 4 fr.
parla poste.
NOVEMBRE 1817 . 341
idées pour m'assurer que le récit des faits contenus dans
l'ouvrage que j'ai sous les yeux , n'est pas une de ces
fictions terribles qu'une sombre et ardente imagination
se plaît quelquefois à créer. Cherchez à concevoir tout
ce que l'homme , livré à lui-même , peut éprouver de
douleurs et de misère ; essayez de représenter l'affreux
désespoir dans ses diverses révolutions , depuis l'engourdissement
des facultés morales , jusqu'aux mouvemens
impétueux d'une aveugle frénésie; opposez à ce
tableau les scènes les plus touchantes d'humanité , de
courage , d'héroïsme , et vous serez encore au-dessous
de la vérité. Cent cinquante Français entassés sur
quelques planches , réunies à la hâte , sont abandonnés
parune imprudence inexplicable , à la merci des flots ,
sous un ciel orageux et brûlant. Privés des moyens de
diriger ce frêle radeau sur l'abîme qui menace de l'engloutir
, ils errent à l'aventure , poursuivis par l'affreux
spectre de la mort. Leurs provisions s'épuisent ; ils se
trouvent réduits à des mets plus horribles que la faim.
Sur tant de malheureux , quinze seulement doivent
leur existence au hasard le plus inattendu ; ils sont
aujourd'hui rendus à leur patrie où le sort destinait à
quelques-uns d'eux de nouvelles épreuves ; mais il ne
faut pas anticiper sur les événemens .
Le 17 juin 1816 , à sept heures du matin , l'expédition
du Sénégal , sous les ordres de M. de Chaumareys
, capitaine de frégate , partit de la rade de l'île
d'Aix. Les navires qui composaient cette expédition
étaient la frégate la Méduse , commandée par M. de
Chaumareys ; la corvette l'Echo , sous les ordres de
M. Cornet de Venancourt ; la flûte la Loire , montée
par M. Giquel Destouches ; et le brick l'Argus , sous
les ordres de M. de Parnajon. Au moment du départ , la
joie et l'espérance régnaient parmi les équipages de ces
342 MERCURE DE FRANCE.
vaisseaux ; on s'éloignait de la patrie ; mais on pensait
aux charmes du retour. Les premiers jours de la navigation
n'offrirent rien de remarquable ; seulement ,
la marche supérieure de la Méduse la sépara des autres
bâtimens de l'expédition . Cependant on arrivait près des
côtes d'Afrique; quelques marins expérimentés redoutaient
l'approche du banc d'Arguin , qui s'étend à plus
de trente lieues au large , et qui est célèbre par plus
d'un naufrage. Le capitaine seul était dans une parfaite
sécurité , et le danger ne fut connu que lorsqu'il
devint impossible de l'éviter .
L'instant où la Méduse toucha sur le banc d'Arguin
(le 2 juillet ) fut marqué par la consternation générale.
L'idée des malheurs qu'on allait subir ébranlait les plus
mâles courages : des guerriers qui avaient mille fois
bravé la mort dans les combats s'effrayaient d'un danger
sans gloire. Deux femmes seules , l'épouse et la fille
du gouverneur , restèrent calmes dans ce désastre . « Madame
et mademoiselle Schemals , disent les auteurs de
la relation , paraissaient insensibles et comme étrangères
à ces événemens . >>>
Je passe sur les détails des vains efforts qui furent
tentés , depuis le 2 jusqu'au 5 juillet , pour relever la
frégate , et sur les alternatives de crainte et d'espérance
qui, pendant ces trois jours , agitèrent les malheureux
naufragés. Un radeau de vingt mètres de long sur sept
de large avait été construit ; ce radeau , la chaloupe et
les canots de la Méduse étaient devenus l'unique ressource
de l'équipage et des passagers . Il fallut abandonner
la frégate. Laissons parler MM. Savigny et
Correard.
« On fit d'abord embarquer les militaires qui, presque
tous , furent placés sur le radeau ; ils voulaient emporter
leurs fusils et des cartouches ; on s'y opposa d'une
NOVEMBRE 1817 . 343
manière formelle. Ils les abandonnèrent sur lepont , et
ne conservèrent que leurs sabres. Cependant quelquesuns
sauvèrent des carabines , et presque tous les officiers
des fusils de chasse et des pistolets. Nous nous
trouvâmes enfin de cent quarante-sept à cent cinquante
sur le radeau. Telle est à-peu-près l'énumération des
personnes qui s'embarquèrent sur cette fatale machine ;
cent vingt militaires , vingt-neuf hommes , marins et
passagers , et une femme. Le reste de l'équipage , moins
dix-sept hommes qui refusèrent de quitter la frégate ,
fut réparti sur les diverses embarcations .>>>
On sait quelle vive affection les marins éprouvent
pour les vaisseaux qu'ils montent et qui deviennent
pour eux une seconde patrie. Ils leur imposent des
noms de tendresse ; ils se réjouissent de leur gloire et
s'affligent de leurs revers. Dans la position terrible où
se trouvaient les inatelots de la Méduse , ils donnèrent
encore des regrets et des larmes à cette superbe frégate
qui , quelques jours auparavant , paraissait dominer
les mers , défier les tempètes , et qui n'offrait alors
qu'un vaste débris , triste jouet des vents et des flots .
Les diverses embarcations de la Méduse devaient
conduire le radeau ; le capitaine , placé dans le grand
canot, aurait dû donner l'exemple du dévouement. Mais
avant de reprendre la suite des événemens , il est nécessaire
de revenir à cette frėle machine , seul réfuge de
tant de malheureux .
« A peine cinquante hommes furent-ils sur le radeau
qu'il s'enfonça de près de deux pieds , et que pour faciliter
l'embarquement des autres militaires , on fut
obligé de jeter à la mer tous les barils de farine , lesquels
soulevés par la vague , commençaient à flotter et
frappaient avec violence les hommes qui se tenaient à
leur poste. Les pièces de vin et d'eau furent seules
344 MERCURE DE FRANCE .
conservées . Le radeau allégé d'une partie de son poids ,
put alors recevoir d'autres hommes ; nous nous trouvâmes
alors au nombre de cent cinquante. Ce nouveau
poids fit enfoncer la machine d'environ quatre pieds.
Nous étions tellement serrés les uns contre les autres
qu'il était impossible de faire un seul pas. Sur l'avant et
l'arrière on avait de l'eau jusqu'à la ceinture Au moment
où nous debordions de la frégate , on nous envoya
du bord vingt-cinq livres de biscuit , dans un sac qui
tomba à la mer. Nons l'en retirâmes avec peine ; il ne
formait plus qu'une pâte; nous le conservâmes cependant
dans cet état.
au mo-
« Le commandant du radeau était un aspirant
de première classe , nommé Coudin. Quelques jours
avant notre départ de la rade de l'île d'Aix , il s'était
faità la jambe droite une grave contusion qui ,
ment du naufrage, n'était point encore guérie, et le mettait
dans l'impossibilité de se mouvoir. Un de ses camarades
, touché de sa position , lui offrit de le remplacer ;
mais M. Coudin insista pour se rendre au poste dangereux
qui lui était assigné , comme au plus ancien aspirant
du bord . Apeine était- il sur le radeau que l'eau de
mer irrita tellement sa blessure , qu'il fut sur le point
de s'évanouir. Nous fîmes part de la situation de ce généreux
officier , au canot le plus voisin de nous ; on
répondit qu'une embarcation allait le recevoir . Nous
ignorons si l'ordre fut donné , mais le fait est que
M. Coudin resta sur le fatal radeau .>>>
Les diverses embarcations , placées en ligne , com
mencèrent à conduire ce radeau à la remorque ; mais
un accident ayant causé quelque confusion dans la
ligne , les câbles furent successivement lâchés ; les canots
s'éloignèrent , et le radeau se trouva abandonné sans auenn
moyen pour manoeuvrer. « Après le départ desem-
20
M
1
NOVEMBRE 1817 . 345
barcations , ajoutent MM. Savigny et Corréard , la consternation
fut extrême. Tout ce qu'ont de terrible la soif
et la faim se retraça à nos imaginations. Bientôt les
matelots et les soldats se livrèrent au désespoir. Nous
fimes d'abord de vaines tentatives pour leur inspirer
du courage ; enfin , une contenance ferme , des propos
consolans parvinrent peu à peu à les calmer , mais ne
purent dissiper entièrement la terreur dont ils étaient
frappés.
<<Nous avions tous quitté la Méduse sans avoir pris
denourriture ; la faim commença à se faire sentir ; nous
mélâmes notre pâte de biscuit mariné avec un peu de
vin , et nous le distribuâmes ainsi préparé. Tel fut le
premier et le meilleur repas que nous fimes pendant
notre séjour sur le radeau . >>>
Le premier jour se passa assez tranquillement. Il ne
restait plus de biscuit ; la première distribution avait
tout enlevé ; la ration de vin fut fixée à trois quarts par
jour. On installa une espèce de mât qui portait une voile
qui aurait pu être de quelque utilité si le ventétait venu
de l'arrière. Le soir , des pensées religieuses portèrent
quelque consolation dans l'âme de ces malheureux . Ces
hommes , environnés de dangers présens et inévitables ,
élevaient leurs voeux vers cette puissance invisible qui
a établi et qui maintient l'ordre de l'univers. La prière
de l'infortune se mêlait aux mugissemens d'une mer
irritée ; car le temps était devenu sombre et orageux ;
de grosses vagues se précipitaient sur le radeau , et
menaçaient de tout entraîner.
« Nous luttâmes , disent nos deux voyageurs , nous
luttâmes contre la mort pendant toute cette nuit , nous
tenant fortement aux filières qui étaient solidement
amarrées. Roulés par les flots de l'avant à l'arrière , et
de l'arrière à l'avant ; quelquefois précipités dans la
346 MERCURE DE FRANCE .
mer , flottant entre la vie et la mort , gémissant sur
notre infortune , certains de périr , disputant néanmoins
un reste d'existence à la fureur de la tempête; telle
fut notre position jusqu'au jour. On entendait à chaque
instant des cris lamentables ; les soldats et les matelots
se préparaient à la mort , se faisaient leurs adieux en
implorant la protection du ciel , et en donnant un
dernier souvenir à la patrie.
<<Vers les sept heures du matin , la mer tomba un
peu, et le vent souffla avec moins de violence. Il nous
manquait vingt hommes qui n'avaient pu résister àl'impétuosité
des vagues . Une scène touchante de piété filiale
nous arracha des larmes. Deux jeunes gens relèvent et
reconnaissent leur père dans un infortuné privé desentiment,
étendu sous les pieds des matelots. Iis le crurent
d'abord privé de la vie , et leur désespoir éclata par les
regrets les plus touchans. On s'aperçut néanmoins que
ce malheureux respirait encore ; on lui prodigua des
secours; il reprit peu-à-peu connaissance , et seretrouva
dans les bras de ses fils qui le tenaient étroitement embrassé.
Deux jeunes mousses et un boulanger ne craignirent
pas de se donner la mort , en se jetant à la
mer. Déjà les facultés morales de nos compagnons d'infortune
commençaient à s'affaiblir. Les uns croyaient
voir la terre , d'autres des navires qui venaient nous
sauver. Tous annonçaient à grands cris ces visions et
ces vaines espérances . >>>
Avant d'aller plus loin, je m'arrêterai sur uneréflexion
qui m'a frappé en lisant ce déplorable récit ;
c'est que pour supporter les maux extrêmes , et , ce qui
est digne de remarque , les grandes fatigues , l'énergie
morale est bien plus nécessaire que la force physique,
que l'habitude même des privations et des travaux
pénibles. Sur cet étroit théâtre , où tant de douleurs se
NOVEMBRE 1817. 347
réunissaient , où les plus cruelles extrémités de la faim
et de la soif se faisaient sentir , des hommes vigoureux ,
infatigables , exercés aux professions les plus laborieuses ,
succombèrent l'un après l'autre , sous le poids de la
destinée commune , tandis que des hommes d'un faible
tempérament , qui n'étaient point endurcis à la fatigue ,
trouvèrent dans leur âme la force qui manquait à leurs
corps, soutinrent avec courage des épreuves inouies ,
et sortirent vainqueurs de cette lutte contre les plus
horribles fléaux. C'est à l'éducation qu'ils avaient reçue ,
àl'exercice de leurs facultés intellectuelles , à l'élévationde
leurs sentimens , qu'ils furent redevables de
cette étonnante supériorité et de leur salut .
Ils avaient passé une nuit cruelle; celle qui suivit
fut plus cruelle encore. La tempête redoubla de violence
; mais ce qu'il y eut de plus dangereux , c'est
l'esprit de sédition qui se manifesta parmi les soldats
et les matelots. Des hommes se jetèrent sur un tonneau
de vinet burentjusqu'à perdre la raison. Dans cet état
d'ivresse , ils résolurent de détruire le radeau en coupant
les amarrages qui en unissaient les différentes parties
. Un d'eux se saisit d'une hache d'abordage , et
commença a frapper sur les liens ; ce fut le signal de la
révolte ; les officiers s'avancèrent pour retenir ces insensés.
Le plus intraitable d'entr'eux était un Asiatique,
soldat dans le régiment colonial ; une taille colossale ,
des cheveux courts et crépus , une bouche énorme et un
teint basané lui donnaient un air hideux. Il s'était d'abord
placé au milieu du radeau , et en écartant seulement
ses bras nerveux , il renversait ceux qui le gêhalent;
il inspirait la terreut la plus grande; personne
n'osait l'approcher. Tel était le furieux qui , armé de sa
hache, donna le signal de la guerre civile ; il allait
348 MERCURE DE FRANCE .
frapper un officier; un coup de sabre termina son exis
tence.
« Les révoltés , dit la relation , tirèrent alors leurs
sabres ; ceux qui n'en avaient pas s'armèrent de couteaux
, et s'avancèrent sur nous avec fureur; nous nous
mîmes en défense. Animépar le désespoir , un des rebelles
leva le fer sur un officier; il tomba sur-le-champ
percé de coups. Cette fermeté leur en imposa un instant
, mais ne diminua rien de leur rage ; ils cessèrent
de nous menacer en nous présentant un front hérissé
de sabres et de baïonnettes ; ils se retirèrent sur l'ar
rière pour exécuter leur plan. L'un d'eux feignit de se
reposer sur les petites dromes qui formaient les côtés
du radeau , et avec un couteau il en coupait les amarrages.
Avertis par un domestique , nous nous élançons
stur lui ; un soldat veut le défendre , menace un officier
de son couteau , et en voulant le frapper , n'atteint
que son habit ; l'officier se retourne , terrasse son adversaire
, et le précipite à la mer ainsi que son camarade.>>>
L'action devint alors générale ; les officiers , le sabre
à la main , traversèrent les lignes que formaient les militaires
, et plusieurs payèrent de leur vie un instant d'égarement
. Quelques passagers , dans ce moment de
crise , déployèrent beaucoup de présence d'esprit et de
courage.
Trois fois la plus furieuse mêlée recommença dans
cette nuit funeste , trois fois la victoire resta au petit
nombre qui conservait à un certain degré l'usage de sa
raison . On a peine à concevoir que vingt personnes aient
pu résister à une pareille masse d'insensés. Enfin la
tranquillité fut rétablie ; le jour se leva bientôt et éclaira
un horrible tableau . Le radeau était jonché de cadavres
. Soixante à soixante-cing hommes avaient péri
130
CCT
NOVEMBRE 18173 349
dans ces combats nocturnes. Le plus morne abattement
succéda aux convulsions de la rage ; chacun croyait
que ce qui s'était passé était un jeu cruel de l'imagination.
On se demandait réciproquement si l'on avait vu
des scènes de carnage , si l'on avait entendu des cris de
désespoir ; les infortunés , ils versaient des larmes , et
croyaient quelquefois sortir des accès d'une fièvre dévorante
accompagnée d'un affreux délire .
La mer s'était calmée ; mais un nouvel ennemi ,
plus redoutable que la tempête , éprouva leur constance.
La faim avec toutes ses horreurs vint mettre le
comble à tant de calamités. Les premiers remèdes
contre ce fléau furent des baudriers de sabre et de
giberne , du linge , des cuirs de chapeau , en un mot ,
tout ce que la nécessité peut convertir en alimens.
Lorsque tout fut épuisé ; lorsque les tortures du besoin
devinrent atroces , insupportables ; je ne puis achever ;
ma main se refuse à peindre ces malheureux livrés aux
angoisses inexprimables de la faim , se disputant ,
malgré les révoltes de la nature, les chairs palpitantes
des victimes du désespoir .
Cependant un événement inattendu , et qui fut
regardé comme un bienfait de la providence , fit naître
dans l'âme de ces infortunés un rayon d'espoir. « Un
banc de poissons volans , disent les auteurs de la relation
, passa sous le radeau ; et comme les extrémités
laissaient , entre les pièces qui le formaient , une infimité
de vides , les poissons s'y engagèrent en très-grande
quantité. Nous nous précipitâmes sur eux , et en fimes
une capture assez considérable. Nous en primes près
de deux cents , et les déposâmes dans un tonneau vide.
Amesure que nous les attrapions , on leur ouvrait le
ventre pour en retirer ce qu'on nomme la laite. Ces
poissons sont très-petits ; ils nous parurent délicieux,
350 MERCURE DE FRANCE :
Notre premier mouvement fut d'adresser à Dieu des
actions de grâces pour ce secours inespéré. »
Cette ressource manqua bientôt ; le désespoir se réveilla
de nouveau ; il s'éleva encore des révoltes qui
eurent le même résultat que les précédentes. De cent
cinquante hommes , quinze seulement avaient échappé
à toutes ces catastrophes . Un retour de raison leur inspira
un mouvement sublime ; ils se réunirent , se serrè
rent la main , et , d'un commun accord , jetèrent leurs
armes à la mer. On ne réserva qu'un sabre , destiné à
couper , au besoin , quelque cordage ou quelque mor
ceau de bois .
1
Je ne décrirai point toutes les souffrances de ces malheureux.
L'immersion prolongée de la partie inférieure du
corps avait dépouillé la peau de son épiderme , et leur
occasionnait de vives douleurs. Ils éprouvaient aussi
les tourmens de la soif dans un climat brûlant et sous
un ciel d'airain . Ils en étaient venus à un tel mépris de
la vie que plusieurs ne craignirent pas de se baigner à
la vue des immenses requins qui suivaient le radeau ,
attirés par l'odeur des cadavres , et qui attendaient impatiemment
leur proie.
Les effets d'une situation aussi désespérée variaient
comme les caractères. Les uns étaient plongés dans la
stupeur , les autres répandaient des pleurs ; quelquesuns
étaient furieux . Ceux-là regardaient leur perte
comme inévitable ; d'autres , trompés par une imagination
exaltée au plus haut degré , rêvaient la présence
de leurs familles et les doux champs de la patrie. Plusieurs
se croyaient encore à bord de la Méduse ; ceux-ci
voyaient des navires et les appelaient à leur secours ,
ou bien une rade , au fond de laquelle s'élevait une
superbe ville. M. Corréard lui-même , l'un des hommes
les plus énergiques de la troupe , s'imagina un moment
NOVEMBRE 1817 . 35
qu'il parcourait les belles campagnes d'Italie. Je n'ou- '
blierai pas un trait qui révèle le caractère national. On
parlait des chances de salut ; on supposait que le brick
l'Argus avait été envoyé à la découverte du radeau.
« Si le brick est envoyé à notre recherche , prions
Dieu , dit un passager , qu'il ait pour nous des yeux
- d'Argus . »
Ce fut en effet l'Argus qui les sauva. La treizième
journéeavait commencé ; tout espoir était perdu. « Nous
fimesune tente, disentles auteurs .Dès qu'elle fut dressée,
nous nous couchâmes tous dessous ; nous ne pouvions
ainsi apercevoir ce qui se passait autour de nous. On
propoza alors de tracer sur une planche un abrégé de
nos aventures, d'écrire tous nos noms au bas de notre
récit , et de le fixer à la partie supérieure du mât , dans
l'espérance qu'il parviendrait au gouvernement et ànos
familles.».
C'est dans ce moment que le maître canonnier de
la frégate , voulant aller sur le devant du radeau ,
aperçut l'Argus. Il retourne en poussant un cri de joie :
« Nous sommes sauvés , s'écrie-t-il , le brick est sur
nous. » Il était , ajoute la relation , tout au plus à une
demi-lieue . Nous sortîmes de dessous notre tente avec
précipitation. Ceux-mêmes que d'énormes blessures retenaient
couchés depuis plusieurs jours , se traînèrent
sur le derrière du radeau pour jouir de la vue du navire
libérateur. Nous nous embrassions tous avec
des transports qui tenaient du délire , et des larmes de
joie sillonnaient nos joues brûlées et desséchées par les
plus cruelles privations. >>>
Il faut lire , dans la relation , les détails de cette heureuse
rencontre , de l'attendrissement qu'éprouvèrent
les marins de l'Argus en sauvant leurs compatriotes , et
des soins affectueux qui leur furent prodigués . On
352 MERCURE DE FRANCE.
n'oubliera pas le mot de M. de Parnajon , commandant
del'Argus : « On m'aurait donné le grade de capitaine
defrégate , dit-il , que j'éprouverais un plaisir moins
vifque celui que j'ai ressenti en rencontrant votre
radeau . Certes , on pourrait donner le commandement
d'une frégate à cet officier sans craindre qu'il abandonnât
jamais les hommes confiés à sa prudence et à
son courage.
Des quinze personnes sauvées par M. de Parnajon, six
ne purent survivre à tant de fatigues , et moururent au
Sénégal . M. de Savigny, chirurgien de la marine, revint
en France ; il avait écrit une relation du naufrage de la
Méduse. Une copie de cet écrit fut communiquée à son
insu au rédacteur d'un journal qui s'empressa de la publier.
Ce qu'on croira difficilement dans un pays libre ,
c'est qu'on fit un crime à M. de Savigny de cette publication.
Il se trouvait à Rochefort et sollicitait , dit-il , la
permission de se rendre àParis , lorsqu'il reçut une lettre
inconcevable. On lui annonçait, le Fo mai 1817, que nonseulement
iln'auraitpas la permission qu'il sollicitait ,
mais que tant que le ministre actuel serait à la tête
des affaires , il n'aurait pas d'avancement. M. de Savigny,
après avoir servi pendant six ans, et fait six campagnes
de mer, donna sa démission. Il lutte aujourd'hui
contre le besoin. M. Corréard , ingénieur-géographe,
n'est pas plus heureux. Il a perdu dans le naufrage de
laMéduse tout ce qu'il possédait ; il a éprouvé de longues
et cruelles maladies au Sénégal , et jusqu'ici , il est
resté sans emploi.
Pendant l'année qui vient de s'écouler , d'augustes
bienfaits ont adouci les malheurs des temps. Cette généreuse
sollicitude a trouvé des imitateurs dans toutes
les classes de la société. Donnons un nouvel exemple
d'humanité. Dans les pays soumis au despotisme ,
1
NOVEMBRE 1817. 353
ROYAL
2000
l'âme se ferme à la pitié. Les douleurs comme les joies
sont isolées ; la servitude éteint ces douces sympathies
qui ouvrent le coeur de l'homme au réçit de l'infortune
et à la voix de l'infortuné. Un peuple libre au contraire
ne doit former qu'une grande famille unie par les liens
d'un amour réciproque. Chez un tel peuple, l'injustice
qui frappe un citoyen affecte la société toute entière; de
grandes infortunes ne peuvent affliger un de ses membres
qu'aussitôt les autres ne regardent comme un devoir
de lui porter des consolations et des secours. Sur
les plages brûlantes du Sénégal , dévoré de maux et de
soucis , M. Corréard assure qu'il s'écriait souvent : Si
j'étais en France , mes compatriotes adouciraient mes
peines. Pour répondre à une confiance si honorable au
caractère français , il m'est venu une idée qui , je crois,
ne trouvera que des approbateurs'; c'est d'ouvrir une
souscription au bénéfice des malheureux échappés au
désastre de la Méduse qui se trouvent sans moyens actuels
d'existence. La souscription sera ouverte au bureau
du Mercure et à celui du Journal du Commerce , rue
de Vaugirard , nº . 15. Les moindres sommes seront reçues,
et le tout sera versé dans la maison de banque Perregaux-
Lafitte . Les noms des souscripteurs etle montantdes
souscriptions seront imprimes dans le Mercure. Comme
dans ces sortes d'occasions , il est convenable de prêcher
d'exemple , je déclare que j'ai déposé trente
francs destinés aux naufragés de la Méduse qui ont
besoin de secours . C'est le denier de l'homme de lettres ,
j'espère qu'il ne sera pas dédaigné. A. JAY.
N. B. Nous n'avons pas consulté M. Lafitte avant
d'indiquer sa maison ; mais ses sentimens sont trop
connus pour qu'on ait hésité un seul instant a le faire
participer à une bonne action .
1
TIMBRE
SEINE
25
354 MERCURE DE FRANCE .
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VARIÉTÉS .
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HISTOIRE D'UN POÈTE.
CHAPITRE VII .
LE SONGE ET LA COMPLAINTE.
Il était temps de prendre un parti. Les poètes savent
si mal compter ; l'amour est une si belle chose , queje
n'avais pas songé , pendant ma vie pastorale, à l'épuisement
de mes finances. En arrivant àParis je me logeai
chez un traiteur de la rue Saint-Jacques , nommé Serdeau
, qui prenait des pensionnaires , et louait des cabinets
garnis. Là j'examinai ma bourse : j'y trouvai de
quoi vivre un mois tout au plus. Une pareille décou
verte eût tiré d'apathie le plus insouciant des mortels.
Pour commencer donc à réfléchir sur ma situation présente
, je me demandai : comment vivre ? Celui qui ne
s'est jamais fait cette quesion se flatte en vain d'avoir
étudié les matières les plus abstraites , et creusé les
abîmes de la métaphysique ; il ne connaît pas encore
toutes les ressources de son esprit , toute la fécondité
de son imagination. Comment vivre ? Est-il une question
plus profonde , plus vaste , plus intéressante et plus
difficile à résoudre ? Après l'avoir long-temps méditée :
heureux , m'écriai-je , qui sait manier la lime ou le rabot
! heureux l'enfant de la Limoge , dont l'échine vigoureuse
porte la chaux , le plâtre et la pierre aux
utiles constructeurs de nos maisons !
En achevant cette exclamation mentale , je laissai
tomber sur mon poëme un regard mélancolique. C'était
le plus avancé de mes ouvrages , mais, hélas ! il n'était
pas fini ; et , comme disait Victoire , en attendant la
vente d'un livre , les besoins se font sentir. Je passais
en revue tous les états de la société qui peuvent conve
NOVEMBRE 1817 355
hirà l'homme de lettres, et je trouvais toujours qu'il me
manquait la chose principale , c'est-à-dire des protecteurs
, pour obtenir un emploi , ou des fonds pour commencer
une entreprise.
Rien n'est si pénible , en général , que les efforts infructueux
; mais pour un poète , qui se croit assez volontiers
le favori de l'imagination, chercher long-temps ,
sans rien trouver, est un véritable supplice. Las de tourmenter
mon esprit dans un cercle dont je ne pouvais
sortir , je voulus travailler à mon poëme : autre malheur
! si je cherchais une rime , je croyais entrevoir un
expédient , et j'en revenais à ma première question :
comment vivre? Enfin , pour reposer ma tête , je me
souvins du proverbe qui dit que la nuit porte conseil.
Dans le dessein d'en faire l'expérience , j'abrégeai le
jour , en me couchant de bonne heure. Hélas ! le sommeil
n'en vint pas un moment plus vite , et j'ébauchais
encore des projets et des hémistiches , quand il voulut
bien me verser ses pavots .
J'eus un songe assez bizarre , et si je ne craignais
d'alonger l'histoire de ma vie ..... ; mais la vie elle-même
n'est qu'une suite de songes fugitifs qu'importe un de
plusdans le nombre ? Qui pourrait d'ailleurs me blâmer .
d'insérer un rève dans le récit de mes aventures ? On
trouve tant de songes dans la moins profane de toutes
les histoires .
Réveille-toi , me dit une voix , etje continuais à dormir.
Je me trouvai dans une forèt , au milieu d'un vaste
carrefour coupé d'une foule de chemins à perte de
vue : choisis , ajoute la voix , mais prends garde à ce
que tu vas faire.-Eh quoi ! m'écriai-je , toutes ces
belles avenues se ressemblent ; toutes sont larges , bien
percées ; quel motif de prendre l'une plutôt que l'autre ?
Le hasard seul.... J'avais à peine prononcé ces mots ,
qu'une petite figure d'homme sortit de terre , et j'entendis
un bourdonnement semblable au bruit d'un hanneton
qui vole. Mon petit homme se frotta les yeux , fit
une pirouette qui dura quelques minutes , puis se jeta
étourdiment dans celle des avenues vis-à-vis de laquelle
il se trouvait tourné à la fin de sa pirouette. Unnouveau
spectacle vint alors frapper mes regards : ces belles
routes , qui d'abord m'avaient semblé désertes , étaient
23.
356 MERCURE DE FRANCE.
pleines de voyageurs. Je m'attachai à suivre mon
étourdi ; il heurtait chacun , éprouvait mille rebufſades ,
et finit par tomber à terre. Il se releva , mais boîteux ,
et revint lentement sur ses pás .
La route qu'il venait de prendre était remplie de
vieillards qui lisaient en marchant , de jeunes gens qui
déclamaient , d'hommes en manteaux noirs , en soutanelles
, en habits brodés de vert. Ces derniers se promenaient
sans se presser, tandis que beaucoup d'autres se
poussaient dans la foule , et tâchaient de retarder leurs
voisins. L'âge, le costume, l'allure des différens voyageurs
formaient un tableau mouvant , dont la bigarure était
vraiment amusante. Les uns à pied , pâles , maigres et
les yeux rouges , marchaient vite et s'avançaient trèsloin
dans la carrière ; les autres dans de bonnes voitures ,
l'air rayonnant et le teint frais , faisaient grand bruit ,
mais ne bougeaient de place. C'était chose comique de
voir les chevaux galoper sous eux , saus gagner un
pouce de terrain , et d'entendre claquer tant de fouets ,
sans voir arriver personne. J'aperçus quelques fenimes :
leur marche était lente , leur tournure empruntée , au
milieu de tous ces hommes ; l'une d'elles cependant
s'avançait d'un tel pas , que peu de voyageurs pouvaient
la suivre. Mais ce qui me parut le plus singulier , ce fut
de voir, à la tête de certains personnages , des tresses
de paille , comme en ont , à la foire , les chevaux vendus
ou à vendre. Ces gens marchaient sur une ligne ,
et chacun se détournait à leur passage , en donnant des
signes de mépris : Fanum habet in cornu , longè fuge ,
murmurait-on tout bas , ce qui supposait des études , et
montrait en même temps qu'on n'aimait pas les hommes
de paille.
Revenu au point de départ , mon étourdi s'aventure
dans une nouvelle avenue. Ceux qui peuplaient cette
route avaient tous l'air empressé. Les uns étaient brillans
d'or et de pierreries , les autres moins richement
vêtus , s'avançaient en faisant des courbettes. Quelquesuns
, parmi ces derniers , portaient une espèce de biton
, qui ressemblait plus au caducée , qu'au lituus augural
des anciens . Ceux- ci marchaient avec impudence
sur le corps à tout le monde , et comme ils étaient armés
de poignards à deux tranchans , on se rangeait de
NOVEMBRE 1817. 357
peur d'être blessé. Ceux-là , au contraire , chaussés de
velours , se glissaient pour ainsi dire incognito., les
coudes près du corps , afin de ne froisser personne.
J'en vis qui se faisaient précéder de crieurs , de trompes
et de tambours . Aucuns étaient mitrés , cuirassés ,
tonsurés . Un grand nombre portaient des masques ,
dont ils changeaient de temps en temps ; très - peu marchaient
droit , presque tous louvoyaient et faisaient
des zigzags . Je suivais toujours mon petit boîteux à travers
la foule; il voulait arriver en droite ligne , sans
faire de circuits , sans fléchir autrement que de sa jambe
malade , aussi n'avançait-il pas. Il se vit même barrer
le passage par des hommes courbés jusqu'à terre , et
qui presque rampans , ne laissaient pas de gagner du
terrain . A се nouvel obstacle , il fit la grimace , et revint
encore sur ses pas . Je le trouvais vieilli , fatigué.
Il essaya sans succès d'autres routes , jusqu'à ce qu'enfin
il en prit une où se trouvait très-peu de monde. Le
chemin, couvertde mousse, était garni de bancs des deux
côtés : on s'y promenait à l'aise , et qui voulait pouvait
s'asseoir. C'est ce que fit le malencontreux voyageur.
Une fois assis , il se trouva si bien , qu'il paraissait d'humeur
à ne bouger d'un siècle ; mais quelques minutes
après , il disparut tout-à- coup , comme on voit dans
l'air une bulle de savon se résoudre en vapeur, Ah ! ah !
dis-je en moi-même , je reconnais les fautes de cet
étourdi : pour s'être confié au hasard , ce n'est qu'après
d'inutiles fatigues , et quand il n'était plus temps , qu'il
a trouvé le chemin du repos. Profitons de son exemple .
Oui , mais comment distinguer les routes dangereuses ?
Suivrai- je la dernière qu'il a prise ? Je suis bien
jeune pour m'asseoir au commencement de la carrière .
Ah! si ma vue pouvait percer jusqu'au bout de ces
longues routes , je verrais où elles conduisent , et je ne
serais plus embarrassé du choix .
Apeine j'achevais cette réflexion que, chose bizarre !
folie des vains songes ! je vis toutes les avenues se retournercomme
un gant , de sorte que l'extrémité, qui formait
auparavantmonhorizon , se trouva tout près de moi, Pourrai-
je , ô ma mémoire ! retracer le spectacle qui s'offrit
à ma vue ? Quand , assis au parterre , le spectateur a
les regards tixés sur la scène , il voit l'intérieur d'un
358 MERCURE DE FRANCE.
عقوت
palais, d'une chaumière , d'un temple ou d'une prison ,
comme si l'on eût coupé l'une des faces de l'édifice: tel
était, en plus grand, le magique tableau qui frappait mes
yeux. Mais, au lieu que le spectateur au parterren'a qu'un
théâtre devant lui, je me trouvais entouréd'une multitude
de théâtres à la fois. L'un me représentait un superbe
palais resplendissant d'or et d'azur , où gisaient, sur des
sophas , quelques ennuyés richement vêtus, qui baillaient
aumilieu d'un concert de louanges; l'autre , unlieude terreur
où d'affreuses images , des spectres et des fantômes
sanglans se succédaient sans cesse. Ouvrez , ouvrez ,
criait-on du dehors ! - Que cherchez-vous , disait une
voix ?- Le bonheur , répondait- on. La porte s'ouvrait :
soudain se précipitaient des hommes dont les traits
altérés annonçaient déjà des remords. Les uns avaient
les cheveux hérissés , d'autres étaient encore armés
du poignard accusateur. A mesure qu'ils entraient, d'affreux
serpens les enlaçaient de leurs replis, et eachaient
leur tète dans le coeur de ces misérables. Ils poussaient
des hurlemens , mais aucune larme ne sortait de leurs
yeux : ils voulaient détourner la vue des images de leurs
crimes , qui s'offrait incessamment devant eux avec
une vérité effrayante , mais une force inconnue leur
tenait la tête fixée sur ce spectacle vengeur. Ici , c'était
un asile où tout respirait la douce paix de l'âme . Un
vénérable père de famille , entouré de ses enfans , fètait
le coin du feu , des amis s'embrassaient , des hommes
reconnaissans retrouvaient leurs bienfaiteurs ; chaque
fois que la porte s'ouvrait , je voyais , sur le visage des
nouveaux hôtes , la sérénité d'une conscience pure ;
rarement entrait-on seul : c'était presque toujours un
père et ses enfans , un mari et sa femme , et tous
avaient sur les lèvres le sourire du bonheur. Ils trouvaient
en entrant une demeure agréable où le luxe
paraissait moins que l'abondance de tout ce qui rend
la vie commode ; en un mot , l'amour , la paix et l'amitié
régnaient sans partage dans cette heureuse retraite.
Là , je vis un atelier immense , où des hommes
inspirés travaillaient à des chefs -d'oeuvre. Tout ce qui
frappe leurs yeux est grand , simple et beau. Leur
bonheur est dans l'amour satisfait des arts. De temps
en temps la porte s'ouvrait pour des hommes d'un
NOVEMBRE 1817 . 359
goût pur , qui trouvaient encore un attrait puissant à
contempler ce qu'ils ne pouvaient imiter : des dessins
des statues , des tableaux formaient leurs richesses , et
de délicieux concerts charmaient leurs loisirs. Tant
d'objets divers avaient fatigué mes regards : surce ,
dormons , me dis-je , et je m'éveillai .
Tandis que j'étais en train de rêver , je pris mon
poème , et lisant les passages dont j'étais le plus content
: voilà , me dis-je , des vers marqués au bon coin ;
des images , de la chaleur , de l'intérêt ; c'est de
l'épopće , ou je me trompe fort. Pourquoi désespérer
de moi-même , et refroidir ma veine par des craintes
prématurées ? N'ai-je pas un grand mois devant moi
pour finir mon ouvrage ? Allons , Samuel ; est - ce au
nourrisson des Muses à s'inquiéter de l'avenir ? Si la
fortune se montre injuste à ton égard , ses rigueurs
sont le partage des hommes de génie : qu'entre eux et
toi ce ne soit pas la seule conformité. Laisse à ton
siècle un monument de tes veilles ; et , n'écoutant que
le Dieu qui t'inspire , ose enfin te placer au rang de
ces poètes fameux que la faim n'a pu vaincre , et que
la gloire a vengés .
Il en est du courage en poésie , comme de l'espérance
enamour ; un mot les ranime. Me voilà done travaillant
avec ardeur à terminer mon počme. J'ajoutai , je corrigeai
, je fis des variantes , des notes , une préface ,
un avant-propos ; enfin , d'un poëme de cent pages ,
jeparvins à composer un volume. Quand tout fut mis au
net.je commençai mes caravanes chez les libraires. Ah !
malheureux ! l'un me proposait d'imprimer pour mon
compte en le payant d'avance ; l'autre me demandait
poliment si j'avais un nom pour vendre un manuscrit.
Unpoème ! disait celui-ci ; vous voulez donc me ruiner !
des vers ! s'écriait celui-là ; vous n'avez qu'un moyen
d'en tirer parti , c'est de les détailler pour les confiseurs .
Pendant huit jours , je promenai le malheureux manuscrit
de libraire en libraire sans en trouver un seul qui
voulût l'acheter.
Unsoir que je revenais tristement chez mon traiteur ,
je remarquai , dans ma rue , une petite boutique de
librairie à l'image de Saint-Jacques : elle était de mince
apparence ; on ne voyait aux vitres que des almanachs ,
560 MERCURE DE FRANCE.
des syllabaires , des livres d'église et des contes bleus.
J'entrai , toutefois , par un motif assez bizarre ; je voulus
voir si mon patron me porterait bonheur. En effet , je
m'appelle Jacques ; et si je n'ai point parlé de ce prénom
, c'est que l'occasion ne s'en est point présentée.
Le maître de la boutique était un gros petit homme ,
aux joues vermeilles , dont l'air propre et rangé, la
perruque ronde et l'habit marron eussent très -bien figuré
dans tun banc d'oeuvre. Il se nommait Cramoisi.
Je le saluai profondément , et , pour la quinzième fois
peut-être , j'exhibai le fidèle manuscrit qui , depuis
huit jours , ne quittait plus ma poche. Le marchand
me fit asseoir , politesse de bon augure , à laquelle ses
confrères ne m'avaient point habitué ; puis tirant ses
lunettes , il se mit à lire de suite une ou deux pages.
Achaque vers , sa tète , par un mouvement cadencé ,
donnait des signes d'approbation , qui chatouillaient en
moi le coeur paternel. Je croyais déjà le marché conclu,
quand M. Cramoisi me dit , en me remettant mon ouvrage
« Voilà des vers ronflans , dont la facture me
rappelle un de mes poètes que j'ai perdu l'année derniere.
Ah ! monsieur , l'habile homme ! il était des
bergers de Syracuse, et j'ai bien gagné de l'argent avec
lui. » - Il ne tient qu'à vous , lui dis-je , d'en gagner
autant avec moi.-Monsieur est bien honnête , reprend
le libraire , mais je suis obligé de lui dire avec regret
que le poème épique n'est pas dans ma partie. Si Monsieur
travaillait dans mon genre , et me faisait , par
exemple , une complainte avec des vers comme ceux- là ,
nous pourrions conclure affaire ensemble.
Peste soit de la chute , empoisonneur au diable !
+
dit tout bas mon orgueil ; mais la prudence et la nécessité
me dictèrent une autre réponse.-Qu'à cela ne
tienne , répondis-je ; dans deux jours au plus tard , vous
aurez une romance en dix couplets sur un sujet tragique.-
Si j'osais , reprit M. Cramoisi , sans offenser
Monsieur , Ini faire une proposition ?- Parlez , parlez ,
M. Cramoisi. - Sauf votre respect , on s'occupe en
ce moment de condamner à mort un particulier trèsconnu
dans Paris , prévenu d'un horrible assassinat .
NOVEMBRE 1817 . 36г
L'arrêt sera prononcé demain ; si l'on avait une complainte
à lancer toute préte , il y aurait un beau coup
à faire , et je paierais bien vingt écus une douzaine
de couplets seulement; mais il faudrait gagner de
vitesse , et ne pas laisser écrèmer le sujet. J'acceptai
la proposion ((dans l'état de mes finances , j'aurais , au
besoin , rimé l'histoire du Juif errant ) . M. Cramoisi
me donna généreusement tous les numéros de la procédure
qui étaient de son fonds , et je revins chez moi
fabriquer ma complainte. Je broyai du noir , j'épuisai
les épithètes lamentables , et , pour mon coup d'essai ,
je fis vingt couplets d'une belle horreur. C'était montrer
de la fécondité , mais la complainte n'exige pas une richesse
de rimes aussi rigoureuse que l'ode ; dd''aailleurs
les circonstances du crime que j'avais à chanter étaient
si atroces , que le sujet prétait au genre , et fournissait
abondamment.
,
Le lendemain , à dix heures du matin , j'étais chez
M. Cramoisi ; mais o revers ! ô cruel contre - temps
pour l'honnète libraire et pour moi ! les juges , la justice,
la question intentionnelle , et sans doute aussi
quelque génie protecteur du crime , et funeste aux
complaintes , firent si bien , que l'assassin ne fut pas
condamné à mort. Les vingt couplets étaient sur le
comptoir ; et M. Cramoisi , en m'apprenant le fatal
jugement , ne s'était pas encore expliqué sur l'exécution
du marché ; mais ce brave homme avait de la conscience
: « Voilà vos vingt écus , dit-il , après un moment
de réflexion'; c'était un forfait ; la chance a tourné
contre moi . Au reste , tout n'est pas perdu : le crime
est avéré , le jugement reconnaît les circonstances ; il
n'y a que la peine de mort à retrancher de la complainte.
>> Je fis , à l'instant même , les corrections nécessaires
, et j'emportai mes vingt écus .
A. DUFRESNE.
562 MERCURE DE FRANCE .
ww
MERCURIALE .
Les enfans de Thémis viennent de subir , après la
grand'messe , la mercuriale annuelle de M. le procureur-
général ; dans ce prône commandé par l'usage ,
M. Bellard a développé son talent ordinaire; il s'y distingue
sur-tout par une abondante élocution et des principes
très-purs ; il a même trouvé moyen de glisser ,
dans cette banale réprimande , quelques idées trèsneuves
; par exemple : un avocat , selon M. Bellard ,
blesse l'honneur et la sensibilité , en se dévouant exclusivement
à la défense des accusés. Nous ne concevons
pas pourquoi un avocat , emporté par la nature
de son talent , ne le consacrerait pas spécialement
à l'étude des causes criminelles , comme on voit
tel médecin adopter les plus dégoutantes infirmités de
l'espèce humaine , et affecter tout son génie à ces cures
privilégiées : les médecins et les avocats portent avec
eux des préservatifs contre les dangers de la contagion,
et ils savent impunément fréquenter les hôpitaux et
descendre dans les cachots. Il est même à remarquer
que la renommée ne va guère chercher les orateurs
que dans la tribune des cours criminelles , et l'on ne
voit pas que la postérité ait réprimandé Cicéron pour
ses harangues en faveur du meurtrier Milon et du conspirateur
Ligarius. C'est sur- tout contre le zèle de
quelques-uns de nos avocats à défendre les accusés politiques
, que M. Bellard semble s'armer de toute la rigueur
de sa censure magistrale, et cependant ce sont les délits
NOVEMBRE 1819 . 363
de cette espèce qui ont le plus de droit à la clémence
royale , parce que , en général , ils peuvent décéler des
hérésies d'opinions , des aberrations d'esprit , et non la
dépravation de l'âme.
- L'inimitable Potier est menacé d'être surpassé
comme il a surpassé Brunet. L'acteur Lepeintre , dès
ses premiers débuts aux Variétés , s'est acquis une renommée.
Il est certain qu'il possède un talent flexible ,
naturel , et qu'il est aussi comique que Potier est bur-
Jesque . L'ingrat public pourrait bien se consoler plus
aisément de perdre Potier , que celui-ci de quitter les
Variétés : ce sera une nouvelle leçon pour les comédiens
en faveur ; leur perte n'est pas irréparable , uno
avulso , non deficit alter.
-La plupart des pièces jouées depuis quelque temps
sur les théâtres secondaires sont tombées ou se traînent
languissamment. C'est le théâtre du Vaudeville qui a
bravé davantage le public. Sur quatre ouvrages , un seul
a réussi , encore le succès n'a- t- il été que médiocre ; cet
ouvrage est Arlequin Seigneur de Village ; le sujet
offrait un bon cadre pour la peinture des vieilles prétentions
nobiliaires. Les principales idées sont empruntées
de l'ingénieuse allégorie du Roi d'Yvetot et d'un
conte de M. Lemontey. Cela aurait dû servir d'appui à
la pièce.
Fidelio , petit page séducteur , a été sifflé , parce qu'il
ne présentait que l'image commune de tous les pages
de comédie.
Le sujet des Comices d'Athènes , ou les Femmes orateurs
, était au contraire hasardé. On a trouvé heureuse
l'intention de critiquer les femmes qui s'occupent
exclusivement des affaires d'état; mais le costume
364 MERCURE DE. FRANCE.
grec était déplacé sur ce théâtre , et donnait aux acteurs
un air embarrassé , qui a jeté beaucoup de froidear sur
la représentation. Le dialogue était rempli d'expressions
et d'allusions tirées de l'Histoire ancienne. Quoique
assez bien adaptées au sujet , c'était du grec pour une
partie des auditeurs ; aussi , malgré l'atticisme qu'on a
remarqué dans de fort jolis couplets , redemandés , le
parterre n'a que trop bien imité les Athéniens qui ne
se faisaient pas scrupule , comme on sait , de chagriner
leurs orateurs .
Huit jours de sagesse est , dit-on , le coup d'essai
d'unjeune auteur. Cette première fois , le laurier d'Apollon
a dû lui paraître épineux ; mais il ne faut pas qu'il
se décourage ; sa pièce n'est pas mal dialoguée, et les
couplets sont pour la plupart spirituels .
-Du chant à la danse il n'y a qu'un pas. Le ballet
du Calife généreux est digne d'attirer le public au
théâtre de la Porte-Saint-Martin. C'est une composition
charmante , dont l'action excite le rire et même
une sorte d'intérêt ; les tableaux sont bien dessinés , et
les pas sont tour-à-tour gracieux et grotesques. M. Blache
père , auteur de cet ouvrage , serait un rival redoutable
pour les chorégraphes en renom , s'il avait ,
comme eux , à sa disposition , des danseurs de premier
ordre , et sur-tout de beaux enfers.
- A côté du spirituel Champenois et du Normand
libéral , marche avec succès la Revue politique de M. de
Comb****. Le troisième numéro de cet ouvrage périodique
(1) paraît en ce moment , et va mettre en cir-
(1) Une,brochure in-80. Prix : 1 fr. 50 c. Chez Delaunay, li
braire , au Palais -Royal,
NOVEMBRE 1817 . 565
culationun nouvel assortiment d'idées indépendantes et
de plaisanteries de circonstances qui ne seront guère
applaudies que par la majorité des Français ,
M. de Comb**** , qui ne croit pas à l'utilité de l'ignorance
dans le peuple , lui rend , pour ainsi dire , la
politique usuelle , sans renoncer pourtant aux suffrages
des gens instruits ; c'est un mérite que l'on remarque
principalement dans un dialogue original entre deux
artistes politiques .
Nous ne saurions trop encourager le talent qui , au
mépris de tous les autres intérêts , court à la défense de
la liberté publique ; la cause qu'il a embrassée est déjà
un éloge.
-M. Paccard a quitté un moment sa plume romanesque
pour adresser au Roi une Epûre en vers (1 ) . Elle
est pleine de sentimens honnêtes , et paraît être un impromptu
politique du coeur de M. Paccard. Il est impossible
de douter qu'il ne fasse mieux une autre fois.
-Il est question d'une tragédie de Philippe II et
l'Inquisition , par M. de Rieuzi , de l'académie de
Rome. L'auteur , tout jeune qu'il est , désespérant de
vivre assez pour arriver à la périlleuse épreuve de la
représentation , va confier son ouvrage aux pacifiques
honneurs de la presse. C'est encore un exemple que
nous recueillons de la paresse actuelle de notre théâtre,
Il nous semble pourtant que le public eût entendu avec
plaisir des vers tels que ceux-ci :
Par des conseils de sang , le grand inquisiteur
De l'esprit de Philippe a su se rendre maître ,
Etle tyran du monde est l'esclave d'un prètre.
Ala suite de cette tragedie , M. Rieuzi se propose de
(2) Une petite brochure in-8°. Chea Paccard , libraire , rue
Neuve-du-Luxembourg.
366 MERCURE DE FRANCE.
faire imprimer quelques poésies , entre autres ung
élégie sur la mort toujours récente de madame de Staël,
Nous regrettons que le défaut d'espace ne nous permette
pas d'en citer quelques fragmens.
Ce recueil renfermera en outre une Histoire raisonnée
de la sainte Inquisition , dont la tyrannie a l'air d'une
monstruosité fabuleuse , et qui cependant règne encore
dans quelques contrées de l'Europe , et trouverait
mème au besoin , des missionnaires parmi nous.
-M. Azaïs est un écrivain en qui on se plaisait à
reconnaître , à travers quelques brouillards , des idées
saines , des vues patriotiques et une certaine grâce de
style et d'imagination ; l'ouvrage inattendu qu'il vient
de publier, est une réfutation victorieuse de l'opinion
qu'on avait prise du talent et sur-tout du caractère de
son auteur ; la philosophie et la liberté doivent être
étonnées de cette émigration ; il ne faut plus désespérer
de voir un jour quelques idées libérales germer
dans le cerveau d M. de Bonald.
M. Azaïs fait aussi un grand tort aux oişifs de la société
; ils n'ont plus à espérer le spectacle divertissant
de ces duels d'épigrammes entre lui et M. l'abbé de
Féletz .
« Il a ceint l'éteignoir et marche son égal.
SS.
NOVEMBRE 1817. 367
POLITIQUE.
§. I.
SESSION DES CHAMBRES .
CHAMBRE DES PAIRS.
La députation de cette chambre , présidée par le
chancelier de France , a présenté au Roi une éloquente
adresse où l'on remarque ce passage :
<<Lorsque votre âme royale gémit avec tant de di-
« gnité sur les revers dont la France est accablée , vos
<<sujets sauront taire leurs propres souffrances, pour ne-
>> pas accroître les vôtres . Mais ils se rappellent toujours
« qu'une politique magnanime a réuni les souverains ,
<<vos alliés , contre ces doctrines pernicieuses qui ,
« d'un bout de l'Europe à l'autre , menaçaient les an-
« ciennes dynasties et la société toute entière. Ils ont la
<<ferme confiance que les souverains ne sacrifieront
« pas , aux calculs d'un moment, de nobles intérêts plus
« dignes d'eux et de votre Majesté , plus dignes même ,
« nous osons le dire , de cette nation française qui , re-
«trouvant toutes ses vertus dans les épreuves du mal-
« heur , n'a point murmuré jusqu'ici d'avoir été punie
« de trop de gloire. >>>
CHAMBRE DES DÉPUTÉS.
Deux projets sont renvoyés aux bureaux de la cham-,
bre; l'unprésenté par MM. de Serres , et l'autre au nom
du Roi , par MM. le garde des sceaux , Ravez , sous-secrétaire
d'État , et Siméon , conseiller-d'État . Le premier,
de ces deux projets concerne la réforme du réglement
1
368 MERCURE DE FRANCE.
intérieur ; l'autre a pour objet les règles qui doivent
être établies pour l'exercice de la liberté de la presse.
Quoique d'une importance moins apparente , le projet
de M. de Serres ne laisse pas d'être fort important.
Après les lois fondamentales qui distribuenties pouvoirs,
iln'en est point de plus respectables , que celles qui en
règlent l'action. Elles sont nécessaires aux premières ,
comme l'ordre est nécessaire à la puissance , comme les
moyens sont nécessaires à la volonté ; elles ne créent
point , mais elles organisent les créations ; elles portent
la vie où le législateur n'avait porté que la lumière.
Il ne nous reste guère dujus senatorium des Romains,
que ce mode si pénible et si gauche de division , que les
Anglais conservent encore , par un effet de leur superstition
pour les vieux usages. Dans tout le reste, au
défaut des modèles antiques , nous avons l'exemple des
Anglais eux-mêmes. Nous avons surtout celui des Américains
, qui devaient être les premiers dans cette carrière,
précisément parce qu'ils étaient venus les derniers .
Venus après eux , et riches de leur expérience , comme
ils l'étaient d'une expérience étrangère, nous goûterons
les fruits d'un arbre que d'autres ont arrosé de leurs
sueurs.
Le projet de M. de Serres est fortement conçu et
nettement exprimé , double augure pour le succes , si
l'homogénéité de l'ouvrage et la clarté de l'expression ,
suffisent pour le succès ; et je crains pourtant quelques
oppositions , et, le dirai-je , des oppositions fondées .
L'orateur commence par établir le besoin d'une réforme
. Autres temps , autres moeurs. Dans les premiers
jours de la restauration , la chambre n'avait qu'une
crainte , celle des désordres populaires ; qu'un désir ,
celui d'en éteindre tous les fermens . On aurait voulu pouvoir
enfermer l'action législative dans l'ombre des bureaux
, et on le fit en partie. Peu à peu la détiance a paru
se calmer. Dissolution des chambres , élections , tous
les phénomènes du régime constitionnel se sont montrés
coup sur coup , et nous existons encore ; nous existons
plus vigoureux et plus sains. On s'est insensiblement familiarisé
avec cette agitation qui n'est pas le désordre
de la fièvre , mais le travail de la vie. Etcependant les
règles nées des anciennes terreurs , durent encore, après
NOVEMBRE 1817 . 369
e
/
ROYAL
1200
a
que ces terreurs ont cessé. Les séances publiques sont
plus rares et moins vivantes qu'elles ne pourraient
l'ètre ; les discussions ressemblent tantôtà des disputes et
tántôt će ne sont que de froides lectures où l'on répond
à qui n'interroge pas , où il y succession , sans qu'il y
ait progrès . Et la chambre , c'est-à-dire , le pouvoir
constitué , le pouvoir véritable , soumis à la tutelle des
pouvoirs émanés de lui , reste sans action et sans force..
et comme immobile par les règles qu'il s'est faites pour
coordonner entre eux ses mouvemens .
Ou la loi proposée est simple , sa matière connue
sonobjet compris , ou bien la loi est difficile, la matière
en est spéciale , et l'objet, étranger aux études du plus
grand nombre . Dans le premier cas , l'emploi d'une
commission est une perte de temps et de travail ; dans
lé second cas , l'avis d'une commission est un avis d'experts
. Or , à qui appartient-il de nommer les experts , si
ce n'est aux juges ?
,
Ce n'est pas tout. « L'oeuvre la plus importante à la-
« quelle l'homme puisse être appelé , c'est de dicter
«deslois auxhommes ».Il faut chercher une garantiepour
cette oeuvre , non-seulement dans le mode d'élection, et
dansle caractère des élus , mais encoré dans la division du
débat, dans la succession des époques d'examen . Suivant
que l'ordre établi dans cet examen est bon ou vicieux ,
les lumières enfantent les lumières ou vont se perdre
dans les ténèbres . En Angleterre , jamais un bill ne
passe qu'il n'ait été soumis à plus d'une épreuve. D'abord,
il faut demander la permission de le présenter à
la chambre. Viennent après trois lectures,dans trois
séances différentes . Une première lecture n'est qu'un
renseignement. Rarement le bill succombe à cette
épreuve; il n'est même point combattu; mais il peut
être amendé après la seconde lecture ; quelquefois il
est renvoyé à un comité spécial , quelquefois à un comité
général, quelquefois même après ce premier renvoi ,
il en subit un nouveau. Les objections commencent
alors ; mais seulement sur la question de savoir s'il sera
procédé àune troisième lecture . Après ce second débat ,
les amis et les ennemis du bill savent à peu près à quoi
s'entenir ; tous les argumens pour et contre , ayant été
mis au jour , chaque parti connait la trempe des armeş
24
370 MERCURE DE FRANCE.
du parti contraire. Voici l'usage que M. de Serres fait
de cet exemple. Il établit trois débats : le premier pour
l'examen du principe , le second pour les articles et
amendemens ; le troisième pour l'économie générale de
la loi , les rapports des amendemens au principe , et des
amendemens entre eux . Ala rigueur , chaque amendement
, en particulier , demanderait , pour lui seul , une
épreuve semblable à celle de la loi en général. Mais ,
comme un amendement peut être amendé lui-même ,
l'imagination recule indéfiniment les bornes du débat.
Il s'en suit la nécessité d'une épreuve spéciale pour l'amendement
. Cette épreuve , c'est le dépôt , l'affiche
avant le second débat , et les difficultés obligées d'une
discussion nouvelle avant le débat définitif.
L'orateur , qui a porté ses regards dans les moindres
détails , se plaint aussi du mode d'inscription pour la
parole. « Toutes les fois qu'il y a concours, dit-il, ce
>> mode produit des scènes peu dignes de la gravité de
>> la chambre ; elles ont même quelquefois dégénéré
>> en scandale . » Il veut que chaque fois que la parole
est vacante , le président puisse l'accorder alternativement
pour et contre au premier qui la demandera
, sauf à la chambre à prononcer en cas de
réclamation. Il lui semble aussi que le rappel à l'ordre ,
la censure , l'inscription au procès-verbal sont de faibles
digues contre les passions irritées ; et le moyen qu'il
propose , c'est de punir par la prison les manquemens
graves ou insulies de la part d'un membre de la chambre
envers un ou plusieurs membres , ou envers la chambre
elle-même .
Un trouble plus grave encore peut s'élever , c'est la
scission d'une minorité audacieuse qui désespérant de
dominer la chambre , essaierait de la dissoudre . L'orateur
trouve un remède à cet abus , dans une analogie.
Puisque ceux qui s'absentent des colléges électo
raux laissent à leurs co-électeurs le droit de les représenter
, les députés qui restent , par un semblable droit ,
représentent ceux qui s'éloignent. Il convient donc que
le nombre , nécessaire pour la confection d'une loi ,
soit de soixante , c'est-à-dire , un peu moins du quart.
Enfin il peut arriver et il arrive qu'un même député
représente deux départemens. « La charte qui déterNOVEMBRE
1817 . 571
J
1
!
>> mine le nombre des députés de chaque dépar-
>> tement , la loi des élections qui veut qu'il yait ré-
>>élection , lorsqu'une députation devient incomplète ,
» s'opposent également à ce que le méme député ap-
>>partienne à plusieurs départemens. La considération
>> du nombre peu considérable des membres de la
>>chambre , fortifie les conséquences tirées de la charte,
>>et de la loi des élections . Le système des séries n'ad-
>> met point cette représentation multiple. Avec quelle
>>série entrerait , avec quelle série sortirait le député
>>qui appartient à plusieurs départemens ? » L'orateur
veut que ce député soit forcé d'opter , et qu'à défaut
d'option , le sort en décide .
Telles sont les principales réformes proposées par
M. de Serres , autant qu'une analyse succincte peut
représenter l'ordonnance d'un discours. Retirer aux
bureaux le droit de nommer les commissions , établir
trois débats , et dans le second interdire les dis-
Cours écrits , punir d'un emprisonnement la violence
et l'outrage , annuller le mode d'inscription pour la
- parole , fixer à soixante le nombre des membres nécessaire
pour la confection de la loi , forcer un député
choisi par deux départemens à opter. De ces six moyens,
le premier et le dernier me paraissent éminemment
constitutionnels , puisqu'ils tendent à maintenir ou à
rétablir , à garantir ou à compléter des attributions
Constitutionnelles. Le second et le quatrième sont , à
mon sens d'excellentes dispositions réglementaires
dont l'une coupe au vif la racine de ces amendemens ,
parasites quelquefois , et quelquefois hostiles , qui pullulent
autourde la loi ,pour la cacher ou pour l'étouffer.
L'autre restitue au talent ses influences , en lui rendant
ses inspirations , et remet entre les mains les plus habiles
la partie la plus précieuse de la loi , je veux dire
son architecture. Au lieu que , dans l'ordre actuel ,
outre la glace que doivent répandre des discours en
quelque sorte inanimés , il y a quelque ridicule dans
cette confusion d'argumens qui se croisent sans se
repousser , d'objections qui se présentent après la solution
, et qui font qu'une discussion grave ressemble
quelquefois à des propos sans suite .
,
Je crains que la troisième partie du projet choque
24.
572 MERCURE DE FRANCE.
un peeuu les moeurs françaises , et j'en ai pour preuve
l'accueildont le caractère et l'ascendant mérité de son
auteur , n'ont pu le garantir. Un député condamné par
ses pairs ne se croira-t-il pas avili ? Ne prendra-t-il pas en
dégoût une mission sans récompense et non point sans
châtiment , une mission libre par essence , et qui n'en
est pas moins soumise à la discipline des cloîtres ou des
écoles ? L'esprit de parti peut se glisser parmi les douleurs
de l'amour - propre blessé , et les aigrir de son
venin. Puis il faut qualifier l'insulte ; autre pépinière de
discussions .
Peut - être convenait - il d'essayer avant tout de ce
moyen si heureusement pratiqué par nos voisins. C'est
une garantie qu'on se donne à soi -même contre soi-même
dans de certaines habitudes d'urbanité, dans de certaines
formes indirectes de langage. Par exemple , on ne désignejamais
un membre par son nom, mais seulementpar
le district qu'il représente , ou par le côté où il siège ,
ou par le rang de son vote ; admirable tempérament
à nos passions qui s'excitent quelquefois elles-mêmes ,
et se débordent , cherchant un aliment fantastique ou
réel . M. de Serres donne au président le droit de différer
le jugement du coupable. C'était à-peu-près ainsi
autrefois en Angleterre , où l'on avait toute la séance ,
pour censurer une expression déplacée. Mais il faut
aujourd'hui qu'elle soit censurée à l'instant meme. Il est
și difficile d'arrêter au passage une parole fugitive ,
pour en déterminer le caractère , ou la nuance ! Que
sera-ce , si on la laisse vieillir dans la mémoire qui l'a
recueillie ? Elle en sortira chargée d'accessoires étrangers
, revêtue d'une physionomie nouvelle ; ce ne sera
plus la meme expression ; et l'on condamnera peut-être
ce qui n'existe point.
Reste le cinquième moyen , qui est aussi le plus important
Il y aurait un livre à faire sur ce sujet. Je me
Lorne à des indications .
Premièrement , quand il serait vrai que , dans la
chambre des communes , quarante membres sufisent
pour faire la loi , un exemple n'est pas un motif, surtout
un exemple dont la conséquence rigoureuse tendrait à
l'absurde. Une règle de trois suffit pour s'en convaincre,
NOVEMBRE 1817 . 375
40 députés en représentent 658 , combien en faudra-t- il
pour en représenter 247 ? Le quatrième ternic est 15.
Secondement , il estbien vrai que quarante membres
présens constituent la chambre des communes ; mais
seulement pour l'expédition des affaires courantes , pour
l'objet des actes ou lois privés. Car la chambre des
communes , assez semblable dans ses attributions aux
pères du commun des républiques italiennes du moyen
age, et à nos conseils généraux de département , règle
les dépenses des établissemens publics , des bacs , quand
iln'y a pas un usage féodal qui les établisse ou les conserve,
des chemins vicinaux , des routes pour lesquelles
on perçoit un droit de péage , des concessions de patentes
, etc. Les gazettes de 1816 et de 1817 ne sont
remplies que de ces sortes de lois. Il est des cas où le
nombre de cent membres est nécessaire , comme pour
les élections contestées ( Voyez le statut de la dixième
année de Georges III , confirmé par les actes de la
trente-sixième année de ce prince , et rendu perpétuel
par celui de la première session de sa quarante-septiemé
année ) . Il faut cent vingt membres pour former
deux commissions , cent soixante-dix pour en former
trois , et ainsi du reste. Dans les matières d'une importance
majeuré , il est d'usage de n'entamer la discussion
que lorsqu'un grand nombre de membres est présent ;
et les épreuves successives du bill sont disposées dans
eetesprit.
Troisièmement , la parité n'est point exacte entre les
deux chambres , elle n'est exacte ni pour les attributions
, ni même pour l'origine. Pour les attributions
car la chambre anglaise réunissant en soi des pouvoirs
que nos lois ont sagement séparés , est à la fois un tribunal
, un conseil administratif, un conseil législatif.
Elle a donc des règles distinctes pour chaque ordre de
fonctions ; et , sans confondre ces différens ordres , on
ne peut arguer des règles de l'un , par rapport aux
règles de l'autre . Les deux chambres sont électives ,
soit; mais représentatives , non. Rappellerai-je toutes
les inégalités ,toutes les lacunes de ce qu'on nomme la
représentation anglaise ? Notre députation, à nous , est
un extrait régulier de la population. Il croît ou décroît
en proportion du nombre des départemens , du nombre
374 MERCURE DE FRANCE.
des électeurs de ce département . Il se forme , il se dissout
par fragmens géométriques . Le principe de la représentation
est donc pour nous tout entier dans le
nombre. La chambre anglaise tient plus des corporations.
Elle existe plus par elle-même , elle forme , si
j'ose le dire , un tout plus compacte ; et , comme des
rapports de nombre n'ont point fondé ses pouvoirs , elle
peut , en les déléguant , moins consulter des rapports
de nombre .
Mais les dangers d'une scission ? Ma réponse est dans
l'article 18 de la loi des élections : « Lorsque pendant la
<< durée , ou dans l'intervalle des sessions des chambres ,
« la députation d'un département devient incomplette ,
<<<elle est complétée par le collége électoral du dépar-
<< tement auquel elle appartient. » L'hypothèse d'une
minorité scissionnaire n'est-elle point prévue par cet
article ? Incomplette par démission , par défection ,
qu'importe ? Puisqu'il est un moyen de la compléter ,
n'en cherchons pas un pour la légitimer quoiqu'incomplette!
J'en demande pardon à l'illustre orateur. Mais je suis
loin de penser avec lui , que ce soit un droit inherent
aux chambres , et dont elles sont en possession. Et d'abord
ce mot de possession est bien vague. Ily a deux
manières d'être en possession , par le fait et par la loi.
Or la chambre est-elle par le fait en possession d'une
faculté indéfinie , illimitée de réduction , si bien que
deux ou trois membres suffiraient pour voter , sitelle
était sonbon plaisir ? La preuve qu'il n'en est pas ainsi ,
c'est l'innovation que l'on propose. Est-ce par la loi ?
Mais où est-elle cette loi organique , si opposée à la
loi constitutive ? où est-elle cette disposition réglémentaire
, qui statue ce que l'esprit et la lettre de la Charte
prescrivent de concert ? Existât-elle , cette loi ; que pourrait-
elle contre l'article 18 de la Charte , si formel et si
précis ; et où en serions-nous , si une disposition réglémentaire
pouvait l'emporter ,je ne dis pas sur une disposition
législative , mais mème sur une disposition constitutionnelle
? On parle du droit des chambres , et l'on
ne parle pas d'un droit antérieur à celui des chambres ,
et tout aussi sacré , puisque le droit des chambres tire
de lui son origine ; c'est celui de la nation. Il importe à
NOVEMBRE 1817 . 375
2
lanationque toutes les volontés qu'elle appelle au concours
de la loi y concourent en effet , et le nombre est
aussi une de ses garanties .
Quoi qu'il en soit , une grande idée sort du discours
de M. de Serres . C'est que l'esprit de sagesse est inséparable
de l'esprit de liberté . L'assemblée qui étouna
Cynéas était une autre école de liberté , que cet orageux
forum d'où sortit tout armé le despotisme de César.
Ce n'est point à un journaliste à devancer la discussion
sur la liberté de la presse ; on ne croirait pas à son
impartialité.
Les vrais Français ne liront point sans émotion le
passage que je vais citer de l'adresse des députés au
Roi. Je regrette que les bornes de cet article m'empêchent
de l'insérer toute entière .
« La marche des choses , et la nécessité de la situation
< confirment les espérances que nous avons reçues de
<< la bouche de Votre Majesté. Vos peuples ont subi
« avec douleur , mais dans le silence , les traités du
* mois de novembre 1815. Après avoir fait les derniers
« efforts pour les exécuter fidèlement , après que des
<<années calamiteuses ont infiniment ajouté à la rigueur
« des conditions explicites de ces traités , nous ne pou-
« vons croire qu'ils récelent des conséquences exorbi-
<<tantes qu'aucune des parties contractautes n'aurait
« prévues. La sagesse de Votre Majesté sera comprise
à et secondée par la politique éclairée qui préside aux
<<destins des autres peuples de l'Europe . Une limite
« équitable sera posée à d'énormes sacrifices ; le terme
« dela charge trop pesante de l'occupation sera rappro-
« ché ; notre territoire sera enfin affranchi. Alors , seu-
< lement alors , la France pourra goûter les fruits de la
« paix , son crédit s'affermir , sa prospérité intérieure
<<se ranimer , elle-même prendre un rang parmi les.
<<<nations. >>>
On remarque ce qui suit dans la réponse du Roi :
* Pour les réaliser ( ces présages ) , je compte sur
l'union des sentimens , l'unanimité des délibérations
et l'accord dans les actions qui seules peuvent assurer
le repos de la France. >>>
,
Quelques individus , détenus au fort de Pierre
376 MERCURE DE FRANCE .
Châtel , ont adressé une pétition à la chambre (1). Ce
sont des condamnés au bannissement qui demandent à
être bannis .
wwwwwwww
§ . II .
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 14 au 20 novembre.
RÉCOLTES . FINANCES . La couronne de chène -
à qui sauve un citoyen ; l'infamie à qui dépouille le
matheur. Le prix et la peine se supposent et se soutien
nent mutuellement , et n'ont de valeur que l'un par
l'autre . Une ordonnance de Sa Majesté décore de la
croix d'honneur les maires qui , dans les temps désastreux
dont nous sortons , ont signalé leur bienfaisance.
Un arrêté du préfet de la Haute-Garonne , confirmé
par le ministre de l'intérieur , destitue un maire coupable
d'avoir détourné à son profit une partie des
sommes accordées pour le soulagement de sa commune.
- Le roi de Prusse a mis la banque de Berlin hors
de tutelle. Ce n'est qu'ainsi qu'une banque peut être
auxiliaire .
- Le change de Vienne est toujours à la baisse.
-On ne parle plus en Espagne de la démission du
ministre Garay. Il aura fait un miracle , s'il accoutume
les amateurs des vieux us à des procédés modernes , et
qu'il les amène à lui pardonner d'avoir sauvé l'Espagne.
- Le gouvernement français permet l'introduction
du rhum pour les troupes alliées. Cette autorisation ,
qui fait hausser le prix du rhum en Angleterre , fera
baisser le prix des eaux-de-vie en France.
AMÉLIORATIONS POLITIQUES. De grands changemens
se préparent dans l'administration de Prusse et
(1)Elle a été présentée en leur nompar M.Ch. Ph. MARCHAND,
et se vend au profit des condamnés , chez Hoquet , imprimeur ,
rue du faubourg Montmartre , n. 4; et P. Mongie aîné , libraire,
boulevard Poissonnière , n. 18.
NOVEMBRE 1817 .
dans celle de Wurtemberg , mais sur des plans opposés .
La Prusse augmente le nombre de ses ministères , et
le Wurtemberg diminue le nombre des siens. Des mesures
si diverses pourraient bien découler d'un même
principe. L'économie des petits Etats consiste surtout à
réduire les charges ; et l'économie des grands Etats , à
éviter la confusion dans les affaires .
- La constitution du Wurtemberg doit être de nouveau
soumise à une diète générale. Sera-t- on plus heureux
cette fois ? Il paraît que le statut de la noblesse
recevra des modifications ; il paraît aussi que le royaume
n'aura qu'une chambre législative Par les ménagemens
qu'exige Popinion , quand elle est mauvaise , on peut
juger de la condescendance qu'elle mérite , quand elle
estbonne.
- L'Autriche aussi n'est pas toujours en paix avec
ses diètes . Celle de Styrie s'apaise enfin . En attendant
que celle de Hongrie soit assemblée , les membres qui
lacomposent font une longue énumération de griefs .
Laréunion , à Gratz , de plusieurs ministres et personnagés
de marque auprès de l'Empereur d'Autriche ,
fait présumer qu'on y agite d'importantes questions .
-La gendarmerie de Lombardie subit une organisation
nouvelle .
- En France , des réformes économiques s'établissent
dans les commandemens militaires et dans l'étatmajor
de la garde royale.
- L'Autriche offre des congés aux officiers étrangers
employés dans son armée , et quatre années d'appointemens
une fois payés , à ceux de ces officiers qui
voudront se retirer pour toujours .
,
- Au sein d'une confédération libre , et dans le sanctuaire
des rêveries philantropiques , le Mecklenbourg
garde encore son système féodal. Un seulnoble a donné
le scandale de l'affranchissement des serfs .
COLONIES.- La nouvelle se confirme que toute la
province de Guiana est au pouvoir des insurgés. Ils
menacent Carracas , et Morillo porte sur ce point les
cinq mille hommes qu'il a dans Cumana.
-Révolte de Luperwaro. Tous les Hollandais ont été
massacrés.
-Christophe et Pétion, rivaux ou ennemis pour
\
378 MERCURE DE FRANCE.
tout le reste , s'accordent en un point , c'est de refuser
aux Etats-Unis les indemnités qu'ils réclament. Ceux
qui veulent nous donner une idée de ces deux gouvernemens
, nous disent que celui de Pétion est une république
militaire , et celui de Christophe , un despotisme
militaire . J'avoue à ma honte , que je ne conçois
point cette différence .
-S'il en faut juger par le compte rendu de D. Martin
de Puyerredor , directeur suprême de Buenos-Ayres ,
ce fut un bienfait pour cet Etat que l'arrivée des Portugais
. Avant cette époque , les lois avaient perdu leur
empire. Un intérèt commun et pressant le leur rendit.
On reconnut qu'un Etat trouvait quelquefois son salut
dans le danger même .
RELATIONS POLITIQUES . - Un journal anglais , d'après
un journal américain , parle d'une mission de
MM. Provostet Brankebridge. Mais il ne dit point quel
est l'objet de cette mission.
-Les nuages s'épaississent entre les États-Unis et
l'Espagne . Les Etats -Unis accusent l'Espagne de les avoir
autrefois dépouillés ; l'Espagne accuse les États-Unis
d'aider à ceux qui la dépouillent. On n'attend plus que
l'ultimatum du cabinet de Madrid.
- Voici deux circonstances qui ne sont pas aussi
étrangères qu'elles paraissent d'abord aux relations des
deux Etats. La flotte russe a essuyé dans le Categat des
coups de vent terribles ; c'est la première circonstance .
La vice-amirauté d'Halifax a restitué un bâtiment pêcheur
américain , capturé sur les côtes de la Nouvelle-Ecosse ,
quoique la pêche dans ces parages lui fût interdite , par
le défaut de renouvellement du traité de 1708. C'est la
seconde circonstance .
La cour de Rome consent à modifier son concordat
avec la cour de Bavière .
- Le sénat de Francfort , d'après l'invitation du roi
de Prusse , accède à la sainte alliance
- Une grande puissance du Nord négocie , dit-on ,
pour l'établissement d'un tribunal suprème de confédé
ration européenne . O bon abbé Saint- Pierre!
- La défaite et la mort de Toutchi-Oglou donne à
laPorte , toujours inquiète , toujours menacée , un mo
ment de répit. L'Asie- Mineure est en sûreté , et cepen
NOVEMBRE 1817 . 379
dant quelque activité règne dans les chantiers de Constantinople.
On a lancé en mer un vaisseau à trois ponts
fraîchement réparé , le même qui avait tant souffert à la
bataille de Ténédos . Le Grand-Seigneur a voulu être
témoin de ce spectacle .
PROCÈS MARQUANS . - Manneken-Pisse obtient une
vengeance complette. Le pourvoi de son ravisseur est
rejeté.
- Le célèbre M. Selves vient de perdre un de ses
procès ; il ne lui en reste plus que quatre ou cinq
petits .
Les condamnés à l'exportation sont tous partis
pour le mont Saint-Michel , excepté la femme Picard .
- Les deux principaux condamnés , dans l'affaire de
Rhodez , ont laissé croître démesurément leur barbe ; la
raison qu'ils en ont donnée , c'est qu'il aurait fallu , en
appelant un barbier , se laisser lier les mains ; ce qui
serait déshonorant .
-On se souvient du tumulte scandaleux qui se passa ,
le 13 septembre dernier , dans l'un des quartiers les plus
fréquentés de Paris. Un sergent et des soldats , pris de
vin, avaient insulté des citoyens paisibles , outragé un
officier supérieur revêtu de son uniforme , blessé une
femme accourue au secours de son mari. Ce sergent et
ces soldats formaient le poste de la Banque de France.
Des hommes préposés à la sûreté publique ont excité le
désordre ! Des hommes , chargés de nous protéger , ont
tourné contre nous leurs armes ! Le plus léger abus d'autorité
est puni de la dégradation civique ; quelle peine
mérite donc l'abus de la force? Les accusés n'appelleront
pas du jugement. Ils en sont quittes , les uns
pour trois mois , les autres pour deux mois et demi de
prison.
- La cour de cassation s'occupera incessamment de
la cause de MM. Comte et Dunoyer, condamnés à trois
mois de prison.
NOUVELLES DIVERSES . - Madame de Krudner se
rend en Livonie avec un cortége qui n'est point un cortége
d'honneur , ni un cortège de prosélytes , ni un
cortége de pauvres . C'est la police qui fait les frais de
celui-ci .
- Les dons de la fortune sont quelquefois des piéges.
1
380 MERCURE DE FRANCE.
On tire cette moralité de l'histoire du jeune étudiant
anglais , si libéralement enrichi par un vieillard inconnu.
Il gagne une fortune royale et perd la raison .
-Une bande redoutable infeste la Pouille; il faudra
des forces considérables pour la réduirė .
- Les pachas d'Orsowa et de Belgrade ont reçu de
riches présens , en échange de ceux qu'ils avaient
offerts , au nom du Grand-Seigneur , à l'empereur d'Autriche.
-Les lois d'Auguste , pour la propagation de l'espèce
, étaient divisées en trente-cinq chefs ,et formaient
à elles seules un code très -compliqué de peines et de récompenses
. Le dey d'Alger , qui n'a sans doute jamais
entenduparler d'Auguste ni deslois juliennes, s'est avisé
d'un moyen qui à lui seul vaut tout un code. Il fait
donner la bastonnade aux célibataires. Supplice pour
supplice , tel célibataire qui aura pénétré dans le secret
des ménages préférera peut-être celui- ci,
Le prince-régent a voulu contempler une dernière
fois le visage pâle et décomposé de celle, en qui reposaient
ses espérances. Il a fallu l'arracher à cette triste
et chère vue. La douleur du prince Léopold est plus
profonde encore. Un honnéte docteur avait cru le moment
favorable , pour diffamer son confrère , l'accoucheur
de la princesse , et peut-être lui faire pis . Heureusement
pour l'accusé , le prince-rogent lui a écrit
une lettre affectueuse , qui dissipe les doutes des hommes
de bonne foi , et déconcerte les manoeuvres des
autres .
-En décomposant les noms de la princesse Charlotte
, unjournal anglais a composé un anagramme d'un
triste augure : P. C. Her august race is lost , ôfatal
niew ! « P. C. son auguste race est éteinte , o fatale nouvelle
! >> Heureusement des anagrammes ne sont pas des
prophéties . - Le Courrier entre dans de nouveaux details
sur la conspiration de Nortingham . La Grande-
Bretagne gouvernée comme les Etats-Unis ; dix-huit
Etats fédérés dont l'Angleterre aurait formé douze , l'Ecosse
deux , et l'Irlande quatre. Vrai ou faux , ce projet
n'est pas saus vraisemblance. Mais voici qui devient
plus grave. A ce projet de constitution , le Courrier joint
le nom des personnes qu'il prétend avoir été désignées
NOVEMBRE 1817 . 581
par les rebelles , pour les emplois de ce gouvernement .
Cela ne ressemble pas mal à un acte d'accusation , je
n'ose dire à une liste de proscription.
- L'électeur de Hesse va fouillant dans les vieux
usages , sachant bien qu'il y a toujours quelque chose à
gaguer dans ces fouilles . Il a trouvé que les soldats de
ses aïeux avaient des quenes de quinze pouces de long ;
une ordonnance a paru , d'après laquelle , au 22 noyembre
précis , les queues des Hessois doivent être de
quinze pouces.
- Les gazettes ne parlent que des troubles qui out
éclaté en Allemagne , à l'occasion de la fête séculaire .
Cette fete , qui devait être celle de l'union , donne l'idée
du festin des Lapithes. Elsenach, Wartbourg , Wurtzbourg
, Tubinge , Berlin , Heilbronn surtout , ont vu de
ces quadrilles armés , sanguinaire tradition des siècles
de chevalerie , que les amateurs du beau romantique
s'efforcent de rajeunir. C'est une fermentation aveugle ,
une agitation sans but , mais qui en aura bientôt un
pour peu que les gens du métier s'en mêlent. Quelques
partis ont fait un autodafé des oeuvres du dramaturge
Kotzebue ; sacrifice au bon goût ; quelques- uns ont jeté
au feu des uniformes ; accès de philanthropie , bizarre si
l'on veut , mais peu redoutable. Le bizarre , l'inexplicable
, c'est que d'autres , à la fète de Luther , aient
crié à bas Luther. Et ces autres portaient des bonnets
rouges ; di meliora piis. Est-ce qu'il y aurait plusieurs
esprits , ou plutôt est-ce qu'il n'y aurait point d'esprit
dans ces universités si vantées ?
- Le Roi vient d'accomplir sa soixante-deuxième
année . C'est un événement d'un intérèt égal pour tous
les membres de son immense famille ; et les voeux les
moins éclatans ne sont pas les moins sincères.
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BENABEN .
ANNONCES ET NOTICES.
Sur l'Edition complette des Euyres de Turgot , pré-
1
382 MERCURE DE FRANCE.
cédées de Mémoires sur sa vie , son administration et
ses ouvrages , avec le portrait de l'auteur. Neuf volumes
in-8°. , Paris , 1808-1811 . Prix : 45 fr . Chez Treuttel et
Wurtz , rue de Bourbon , n. 17 ; Fantinet comp. , quai
Malaquais , n . 3 ; et Barrois l'aîné , rue de Savoie, n. 13.
Les ouvrages de M. Turgot sont peut-être le plus beau monument
que le génie , la philosophie , le patriotisme et la vertu
aient jamais consacré au bien public. Le mérite en est fort bien
apprécié dans le petit écrit que nous annonçons . L'auteur s'y
attache sur-tout à indiquer les doctrines législatives et administratives
professées par cet illustre ministre , dont la méditation
et l'application seraient le plus utiles dans les circonstances
présentes. Cet opuscule ne peut que se faire lire avec
intérêt ,par ceux même à qui les productions de M. Turgot
sont le plus familières , et encourager ceux à qui elles ne sont
pas encore connues , à les rechercher et à les étudier.
Lettre de M. N. J. Faure , médecin - oculiste de
S. A. R. madame la duchesse de Berry, à madame de
R*** , attachée au service de Louis XVII. A Paris ,
chez Delaunay , libraire , au Palais-Royal. Prix 1 fr.
M. Faure , dont nous avons déjà fait connaître les grands talens
et les belles cures (1) , a donné au public un premier mémoire
qui portait pour titre : Encore du Bonaparte.Pour imiter
sa manière , nous dirions aussi , encore M. Faure , si cette formule
, qui ressemble à de l'ennui , pouvait s'appliquer à l'auteur.
Sa nouvelle lettre écrite d'un style vif, animé , pittoresque
, est pleine de réflexions judicieuses et de sentimens héroïques.
C'est en même temps un panégyrique de l'auteur , et
uu hommage de piété filiale. Il faut reconnaître dans M. Faure
un mérite qui manque à bien des écrivains de profession, celui
de rendre attachans les moindres détails. Qui dirait que les cures
d'unjeune médecin , et les campagnes de son vieux père , pendant
la révolution, pourraient inspirer de l'intérêt , et se faire
jour à travers tant de sujets graves et imposans ? Il en est pourtant
ainsi , tant elle est active et puissante et rapide cette influence
d'une âme forte et généreuse qu'a remplie et qu'embrase
l'amour du Roi et de la patrie !
Les Soupers defamille, ou Nouveaux Contesmoraux,
instructifs et amusans pour les enfans , avec seize jolies
gravures ; par madame Julie de Lafaye (Bréhier ) .
Quatre vol. in- 18. Prix : 5 fr . , et 6 fr, par la poste.
Chez Alexis Eymery , rue Mazarine , n. 30 ;
Et chez P. Mongie aîne, bonlevard Poissonnière, n. 18.
(1) Voyez le Mercure de France du 12 juillet 1817.
NOVEMBRE 1817 : 383
Le Petit Béarnais , ou Livre de Morale convenable
à lajeunesse; par madame de Lafaye ( Bréhier ) , auteur
des Six Nouvelles de l'Enfance , etc. Quatre vol.
in-18 . Prix : 6 fr. , et 8 fr. par la poste. Chez Alexis
Eymery , rue Mazarine , n. 30 ;
Et chez P. Mongie aîné, boulevard Poissonnière, n. 18.
Une excellente morale , de l'esprit , une douce gaîté , et un
style fort agréable caractérisent ces deux jolis ouvrages qui
méritent d'être distingués . Ils assurent à la jeunesse une lecture
utile et amusante ; ils seront lus avec intérèt , et plairont généralement.
Causeries des Salons sur la liberté de la presse. Un
vol. in- 8°. Prix , broché , 5 fr . , et 3 fr . 60 c. par la
poste. A Paris , chez l'Huillier , libraire , rue Serpente ,
n. 16 ; et Delaunay , Palais-Royal.
L'Enfant lyrique du carnaval , pour 1818 ; choix des
meilleures chansons joyeuses , anciennes , modernes et
inédites des convives du Caveau moderne , etc .; par
M. Ourry , l'un des membres du Caveau ( 3º. année ) .
Un vol. in- 18 avec deux jolies vignettes. Prix : 2 fr . , et
2.fr. 50 c. par la poste. Chez Alexis Eymery , rue Mazarine
, n. 30;
Et chez P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
Ce recueil , qui remplace en quelque sorte celui que publiait
annuellement la société du Caveau ( qui n'existe plus) , se compose
en grande partie des chansons joyeuses des membres épicuriens
de cette société. Les années antérieures sont du prix de
1 fr. 50 c.
Le Caveau moderne pour 1816 et 1817 , est du prix de a fr.
pour chaque année.
Récréations morales et amusantes à l'usage des jeunes
demoiselles qui entrent dans le monde ; par madame la
comtesse de Choiseul. Seconde édition , revue , corrigée
et augmentée de six nouvelles récréations et de six
jolies gravures. Un vol. in-19 . Prix : 3 fr. , et 4 fr. par
la poste , chez Alexis Eymery , rue Mazarine , n. 50.
Et chez P. Mongie aîné, boulevard Poissonnière , n. 18 .
Une seconde édition est l'éloge positif d'un ouvrage : celui
que nous annonçons est plein d'agrément , le style est pur et
correct, et les jeunes femmes ainsi que les jeunes demoiselles y
trouveront de sages conseils donnés d'une manière fort aimable.
334
MERCURE DE FRANCE .
Cours complet de physique théorique et expérimentale
, à la portée des gens du monde.
Un professeur de physique , gradué dans la Faculté des
sciences , membre de plusieurs sociétés savantes , occupé depuis
seize ans à réunir et à exposer , dans tout leur éclat , les phénomènes
si variés de la nature , ouvrira , le mardi 2 décembre
prochain, dans l'une des salles de la maison de M. Robertson,
un Cours complet de Physique.
Leprofesseur exposera les théories adoptées dans l'Europe
savante; il les, justifiera à l'aide d'un grand nombre d'expériences
décisives et imposantes ; il s'attachera surtout à mettre
la sciencé à la portée des personnes de la société.
Le Cours comprendra successivement :
L'exposédes propriétés les plus générales des corps;
Les théories de la gravitation universelle , de la chaleur , de
la combustion et des thermomètres ;
Les lois du mouvement et de l'hydrostatique ;
Les théories de l'eau , de l'air ; les analyses de ces fluides , les
expériences sur leurs élémens ;
Les principesde construction du baromètre ;
Lesthéories du magnétisme . de l'électricité, du galvanisme ,
comprenant les faits les plus importans et les plus curieux;
La théorie dela lumière , ou les principes d'optique , de dioptrique
et de catoptrique ;
L'explication du phénomène de l'arc-en- ciel , des illusions de
la fantasmagorie , etc.;
Enfin, la polarisation de la lumière qui est si nouvellement
connue.
Chaque théorie sera complète , exposée sans calcul, et les
principes seront justifiés par une multitude d'expériences.
Les séances auront lieu , les mardis , jeudis et samedis ,
midi précis.
S'adresser , pour les conditions , à M. le physicienRobertson,
boulevard Montmartre , n. 12 , qui veut bien se charger de
recevoir les souscriptions .
Nota. Le professeur fera un cours particulier en faveur des
personnes qui désireront voir appliquer la géométrie à la physique.
:
TABLE .
Poésie. Fragment d'une tragédie d'Antigone. Pag. 337
Nouvelles littéraires .-Naufrage de la Méduse (analyse) ;
par M. A. Jay. 3jo
Variétés.-Histoire d'an Poète ; par M. Dufresne . 354
Mercuriale,
362
Politique.-Session des chambres. - Revue des Nouvelles
de la Semaine; par M. Bénaben. 307
Noticeset Annonces.
38
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 29 NOVEMBRE 1817 .
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AVIS.
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Les personnes dont l'abonnement expire au 30 novembre
, sont invitées à le renouveler de suite , si elles
veulent ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi du
journal.-L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse .
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc, A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE ,
rue des Poitevins , nº. 14 .
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf
heures du matin jusqu'à six heures du soir.
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine. Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr . pour siz
mois , et 50 fr. pour l'année.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
LA FÉE URGANDE.
CHANSON.
AIR : C'est le meilleurhomme du monde.
Enfans , il était une fois
Une fée appelée Urgande ,
TOME 4 . 25
www
586 MERCURE DE FRANCE.
Grande à peine de quatre doigts ,
Mais de bonté vraiment bien grande ;
De sa baguette un ou deux coups ,
Donnaient félicité parfaite ;
Ah ! bonne Fée , enseignez-nous
Où vous cachez votre baguette !
Dans une couque de saphir .
Ahuit papillons attelée ,
Elle passait comme un zéphir ,
Et la terre était consolée ;
Les raisins mûrissaient plus doux ,
Chaque moisson était complette ;
Ah ! bonne Fée , enseignez-nous
Où vous cachez votre baguette !
C'était la marraine d'un roi ,
Dont elle créait les ministres ,
Braves gens , soumis à la loi ,
Qui laissaient voir dans leurs registres ;
Du bercail ils chassaient les loups
Sans abuser de la houlette ;
Ah ! bonne Fée , enseignez-nous
Où vous cachez votre baguette!
Les juges , sous ce roi puissant ,
Etaient l'organe de la fée ,
Et par eux jamais l'innocent
Ne voyait sa plainte étouffée ;
Jamais pour l'erreur à genoux ,
Leur clémence n'était muette ;
Ah ! bonne Fée , enseignez-nous
Où vous cachez votre baguette.
Pour que son filleul fût béni ,
Elle avait touché sa couronne ;
Il voyait tout son peuple uni
Prêt à mourir pour sa personne :
S'il venait des voisins jaloux ,
On les forçait à la retraite ;
Ah ! bonne Fée , enseignez-nous
Où vous cachez votre baguette !
NOVEMBRE 1817 . 387
Dans un beau palais de cristal ,
Hélas ! Urgande est retirée ;
En Amérique tout va mal ,
Au plus fort l'Asie est livrée.
Nous éprouvons un sort plus doux ,
Mais pourtant , si bien qu'on nous traite ,
Ah ! bonne Fée , enseignez-nous
Ou vous cachez votre baguette !
M. P. J. DE BÉRANGER.
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ÉNIGME .
Je suis gai , je suis triste, ou maussade ou charmant ,
J'exprime la fureur , ou je peins la tendresse ;
Ici , je suis un malheureux amant ,
Plus loin une ingrate maîtresse.
Quoique du sexexe masculin,
Souvent , sans se tromper, on me croit une femme ;
Souvent jemontre un air chagrin
Lorsquejeje ris au fond de l'âme ;
Quelquefois , quand monfront respire lacandeur ,
Ma bouche sans pudeur
Exhale l'imposture ;
Et quoique faux de ma nature ,
J'ai su plus d'une fois démasquer l'imposeur.
Souvent, pour surprendre Isabelle ,
Je prête mon secours au jaloux Dorimon;
Mais dans le même instant je procure à Damon
Un tète à tête avec sa belle;
Et le voilà qui jase à ne jamais finir ;
Quand on parle de soi , comment se retenir !
Mais à mon tour , je jase trop peut-être ,
Nul ne craint plus que moi de se faire connaître.
CHARADE.
Celui qui dansmonpremier
Met trop souvent mon dernier
Tombe enfin dans mon entier.
.:
:
25.
388 MERCURE DE FRANCE .
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LOGOGRIPHE.
Matière vilé avec ma tête ,
Je sais un esprit sans ma téte ;
J'occupe un coin sur terre , avec ma tête ,
Maplace est au ciel , sans ma tête ;
Rebut du monde avec ma tête ,
Je suis presqu'un dien, sans ma téte;
Belle Thémire enfin , hideuse avec ma tête ,
Je suis beau comme vous quand j'ai perdu la tête .
Mots de l'Enigme et des Charades insérées dans le dernier
numéro .
Le sujet de l'énigme est la lettre E; et les mots des
deux charades , sont vertu et murmure.
NOUVELLES LITTERAIRES .
OEuvres complettes de Buffon , mises en ordre ,
précédées d'une notice sur la vie de l'auteur , et
suivies d'un discours intitulé : Vues générales des
progrès de plusieurs branches des sciences naturelles
depuis le milieu du dernier siècle ; par M. le comte
de Lacépède (1 ) ,
(II . Article. )
J'ai déjà parlé de cette belle édition , dirigée par un
(1 ) On souscrit à Paris , chez Rapet et compagnie , rue Saint-
André-des-Arcs , n. 41. Les volumes qui ont paru se paient ,
par les nouveaux souscripteurs , 15 fr. avec fig. en noir, et 35 fr.
pap. vél,, fig. color. Ceux qui doivent paraître restent fixés
à 12 fr. , fig, en noir , et 30 fr. pap. vél. , pour lesquels seuls sont
destinées les fig. color,
:
NOVEMBRE 1817. 389
:
homme justement célèbre comme savant et comme écrivain
; je n'ai pas besoin d'ajouter qu'il remplit avec une
scrupuleuse fidélité les engagemens qu'il a contractés
envers les admirateurs de Buffon. Ils en avaient une garantie
assurée dans les talens de M. le comte de Lacér
pède, et dans son respect filial pour la mémoire du grand
homme qui dirigea ses premiers travaux , et qui le désigna
pour son successeur.
J'ai traité dans le même article une question qui m'a
paru intéressante sous plus d'un rapport (1). Il s'agissait
de savoir quel rang doivent occuper, dans l'es
time accordée aux travaux de l'esprit humain, la culture
des lettres et celle des sciences exactes. Je n'ai été
conduità l'examen de cette question , que par les prétentions
exagérées de quelques géomètres qui s'échappant
par la tangente du cercle qui leur est assigné ,
pénètrent dans le domaine des lettres , où ils affectent
un ton de supériorité et de dédain que justifieraient à
peine les découvertes d'un Newton ou le génie d'un
Pascal. Incapables de discerner le mérite des productions
littéraires qui , pour être dignement appréciées , exigent
un goût cultivé et la connaissance approfondie des
modèles , ils décident que la gloire de la nation est aujourd'hui
concentrée dans les calculs de ses mathématiciens
et dans les fourneaux de ses chimistes . J'ai
d'abord établi que les travaux des hommes distingués
qui cultivent avec succès les diverses parties des sciences
naturelles et des sciences exactes , étaient aussi honorables
qu'utiles , qu'ils méritaient des encouragemens
et des récompenses; mais j'ai ajouté qu'il n'y avait
de gloire solide à espérer que pour les savans qui
réunissaient la puissance du style à celle du calcul;
(2) Voyez leMercure du 27 septembre dernier.
590 MERCURE DE FRANCE.
j'ai de plus observé que la plus grande gloire apparte
nait aux écrivains qui avaient employé leur génie à fortifier
la raison de l'homme , à épurer ses affections , à
élever son âme , à orner les vérités morales de toutes
les grâces du langage , et à les appuyer de toute l'énergie
de l'éloquence.
La question ainsi ramenée à ses termes les plus simples
, est déja jugée. La littérature qui , dans ses diverses
parties ne doit être que l'expression des grandes pensées
, des sentimens généreux , n'a besoin d'aucun
auxiliaire pour briller d'un vif éclat ; elle règne sur
l'homme par ses deux facultés les plus actives , l'imagination
et la sensibilité morale ; elle est le plus noble résultat
de la raison perfectionnée. La parole est le lien
des sociétés et la souveraine du monde ; les hommes
qui ont exercé avec le plus d'empire l'autorité du génie
ont été les bienfaiteurs de l'humanité.
Quant aux sciences qui s'appuient sur le calcul et
qui viventde découvertes, elles n'exciteraient qu'une curiosité
stérile , ou ne serviraient qu'à des besoins purement
matériels , si la littérature ne venait à leur secours
. C'est elle qui les fait sortir du domaine de l'abstraction
, qui rattache leurs résultats à des idées morales,
et les élève au rang honorable qu'elles doivent toujours
occuper.
En rappelant ces vérités incontestables , mon but n'a
donc pas été d'avilir les sciences et de rabaisser le mérite
des savans. J'ai rendu une justice éclatante à ceux
qui s'exercent avec la même supériorité dans l'art d'observer
les phénomènes , et dans celui de les décrire ;
j'ai seulement remis chaque chose à sa place, sanspartialité
et sans aigreur.
Toutefois, ces opinions , quelque justes etmodérées
qu'elles soient , m'ont attiré des reproches amers. J'ai
NOVEMBRE 1817 . 591
reçu, entre autres missives peu polies , une lettre où l'on
suppose que je suis « l'ennemi des sciences et le détracteur
des savans ; » on y parle avec beaucoup de légèreté
des hommes de lettres de l'époque actuelle , et dans une
conclusion digne de l'exorde , on me demande , de
quel droit j'ai critiqué le style de M. de La Place , qui
jouit d'une réputation européenne , et qui s'est illustré
en appliquant la théorie newtonienne de l'attraction
aux phénomènes de la capillarité.
J'ai déjà répondu à la première de ces accusations ;
jevais répondre à la seconde. M. de La Place est sans
doute un savant digne de sa célébrité. Sa réputation ,
comme géomètre , est très-étendue , et je ne doute point
qu'il n'ait pénétré tous les mystères de la capillarité.
J'avoue que , pour ma part, j'aimerais mieux avoir composé
l'Esprit des lois ; mais mon opinion est ici de
peu d'importance , puisque je me déclare incapable
d'apprécier les travaux scientifiques de M. de la Place ,
etque je m'en rapporte à cet égard au jugement des
personnes compétentes qui lui assignent un rang trèsélevé
parmi les savans modernes .
M. de La Place régnait paisiblement dans l'Académie
des sciences , où il voyait prospérer , à l'ombre de
ses ailes protectrices , une foule de jeunes savans dignes
peut-être de devenir un jour ses rivaux. Tant qu'il est
resté dans ce sanctuaire impénétrable , il a été inaccessibleà
la critique. On voyait en lui un savant et non un
écrivain. Mais lorsque , passant de l'Académie des
sciences à l'Académie française , il est entré dans la
république des lettres , il a dû accepter les inconvéniens
comme les avantages de cette émigration. Dans cette
république , toujours un peu agitée , les citoyens sont
égaux de droit. Ils ne jugent d'un écrivain ni sur ses
honneurs académiques , ni sur ses autres dignités , mais
592 MERCURE DE FRANCE.
sur le mérite de ses productions et sur l'étendue de son
talent. Aucun privilège ne met un homme de lettres à
l'abri de la critique ; et c'est seulement comme homme
de lettres , comme écrivain , que j'ai considéré M. de
La Place. Son livre de l'Exposition du système du
monde n'est même venu à ma pensée que pour appuyer
une opinion que je crois bien fondée; c'est que
les productions les plus dignes d'éloges , sous le rapport
de la science , n'obtiennent jamais un grand succès
s'ils manquent de style. C'est en poursuivant l'idée
de la prééminence de la littérature sur le calcul, que
j'ai rencontré l'ouvrage dont j'ai respecté le fonds et
critiqué la forme.
Il ne s'agit donc que de savoir si ma critique est
juste; et je ne connais , pour constater ce fait , d'autre
moyen que d'extraire , de l'Exposition du Système
du Monde , un passage assez étendu pour fixer , à cet
égard , le jugement des lecteurs. Je prends l'exorde de
' l'auteur , et ce choix est fondé sur deux raisons ; d'abord ,
pour éviter le reproche d'avoir seulement examiné
quelques phrases isolées , et surtout parce que les premières
pensées d'un sujet aussi magnifique, ont dû
élever l'imagination et le langage de l'écrivain. Voici
comment M. de La Place entre en matière :
<<De toutes les sciences naturelles , l'astronomie est
celle qui présente le plus long enchaînement de découvertes
. Ily a extrêmement loin de la première vue du
ciel à la vue générale par laquelle on embrasse aujourd'hui
les états passés et futurs du système du monde.
Pour y parvenir , il a fallu observer les astres pendant
un grand nombre de siècles ; reconnaître , dans leurs apparences
, les mouvemens réels de la terre; s'élever aux
lois des mouvemens planétaires , et , de ces lois , auprincipe
de la pesanteur universelle; redescendre enfin de
NOVEMBRE 1817 . 593
ceprincipe à l'explication complète de tous les phéno
mènes célestes jusque dans leurs moindres détails ; voila
ce que l'esprit humain a fait dans l'astronomie. L'expor
sitionde ces découvertes , et de la manière la plus simple
dont elles ont pu naître et se succéder , aura le double
avantage d'offrir un grand ensemble de vérités importantes
, et la vraie méthode qu'il faut suivre dans la
nature. C'est l'objet que je me suis proposé.>>>
Je ne perdrai point de temps à analyser ce style sec
et décoloré. Je ne demanderai pas àl'auteur comment,
en se servant d'un principe pour l'explication des phénomènes
célestes , on redescend de ce principe; je lui
ferai seulement observer l'absence des sentimens que le
grand spectacle des cieux aurait dû faire jaillir de son
âme. Une comparaison fera mieux entendre ma pensée.
Buffon , après avoir médité sur les révolutions de la
nature , saisit le burin du génie, et grave ainsi ses premières
inspirations.
« Comme, dans l'Histoire civile, on consulte les titres,
on recherche les médailles , on déchiffre les inscriptions
antiques pour déterminer les époques des révolutions
humaines , et constater les dates des événemens moraux ;
de même, dans l'Histoire naturelle, il faut fouiller les
archives du monde , tirer des entrailles de la terre les
monumens , recueillir leurs débris , et rassembler en
corps de preuves tous les indices des changemens physiques
qui peuvent nous faire remonter aux différens
âges de la nature. C'est le seul moyen de fixer quelques
points dans l'immensité de l'espace , et de placer un
nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du
temps. Le passé est comme la distance ; notre vue y
décroît , et s'y perdrait de même , si l'histoire et la
chronologie n'eussent placé des fanaux , des flambeaux
aux points les plus obscurs ; mais , malgré ces lumières
394 MERCURE DE FRANCE .
de la tradition écrite , si l'on remonte à quelques siècles ,
que d'incertitudes dans les faits ! que d'erreurs sur les
causes des événemens ! et quelle obscurité profonde
n'environne pas les temps antérieurs à cette tradition !
D'ailleurs , elle ne nous a transmis que les gestes de
quelques nations ; le reste des hommes est demeuré
nul pour nous , nul pour la postérité ; ils ne sont sortis
de leur néant que pour passer comme des ombres qui
ne laissent point de traces ; et plût au ciel que le
nombre de ces prétendus héros dont on a célébré les
crimes ou la gloire sanguinaire , fût également enseveli
dans la nuit de l'oubli.>>
Vous venez d'entendre l'homme éloquent , l'écrivain
supérieur dont l'imagination saisit les idées à de grandes
distances , les rapproche et leur imprime le mouvement
et la vie. Dans cette admirable esquisse des révolutions
du globe , l'auteur n'oublie point les intérèts
de l'humanité , et c'est un trait de morale philosophique
qui termine sa composition. Comparez maintenant
l'exorde de Buffon à celui de M. de La Place , et vous
comprendrez mieux ce qui manque à ce dernier, non
comme savant , mais comme écrivain.
On me demandera si je refuse toute espèce de mérite
de style à l'auteur de l'Exposition du Système du
Monde. Quand j'ai avancé qu'il ne savait pas écrire ,
j'ai pris ce mot dans le sens que lui donnent les hommes
de lettres . Pour ne laisser aucun doute sur ma pensée ,
je répéterai ce que je crois avoir déjà énoncé , je veux
dire que le style de M. de La Place est généralement
correct , j'ajouterai qu'il rend quelquefois ses pensées
avec une heureuse précision ; il est méthodique et clair,
mais il est froid ; c'est de la glace qui réfléchit la lumière.
Il n'a manqué peut-être à cet académicien , pour
NOVEMBRE 1817 . 595
devenir un écrivain , qu'une imagination plus vive et
un esprit moins assujéti aux règles du calcul.
Si j'ai plaidé , avec quelque chaleur , la cause des
lettres , c'est pour rectifier une opinion qui tend à se
répandre , et qui finirait par devenir funeste aux progrès
de la civilisation. On suppose que le domaine de la
littérature est épuisé , et qu'on ne peut obtenir de succès
qu'en se livrant à l'étude des sciences naturelles . Je
pense que le contraire de cette opinion est réellement
la vérité. Je remarque que la plupart de nos savans
n'ajoutent aucune vérité importante aux grandes vérités
dont les Descartes , les Galilée et les Newton ont enrichi
le dépôt des connaissances humaines. Ils ne se
livrent plus à ces hautes méditations qui conduisaient
à la découverte des lois éternelles de la nature . Courbés
vers la terre , ils dissèquent des végétaux , ou cherchent
de nouvelles combinaisons dans les décompositions de
la matière. Je suis loin de leur en faire un reproche ,
mais je n'y vois pas non plus un grand sujet d'orgueil .
Quant à la littérature qui s'occupe spécialement de
l'homme moral , elle est vaste comme son imagination ,
et toujours vivante comme ses passions. Nous ne pouvons
être juges de notre époque ; trop de petits intérêts
, trop de préjugés nous empêchent de rendre une
entière justice aux talens contemporains ; mais les
bonnes traditions ne sont point perdues , l'émulation
est établie , le génie travaille en silence , « les chants
n'ont pas cessé. »
Je terminerai cet article par une citation qui rentre
dans mon sujet; je la dois à l'un de nos plus spirituels
écrivains . «Quedans le siècle où nous sommes, un homme
'se trouvant sans esprit , sans imagination et sans talent,
prenne un fourneau , un alambic , une machine électrique
, et se fasse chimiste ou physicien , on entendra
396 MERCURE DE FRANCE.
parler de lui , on verra éclore ce nom inconnu , dom
on sera forcé de se charger la mémoire ; et , grâces à
leur ignorance , la plupart des gens du monde ne sauront
jamais jusqu'à quel point on doit estimer ou mépriser
ce manoeuvre. Il n'en est pas ainsi en littérature;
quatre lignes de prose ou quelques vers classent un
homme presque sans retour : il n'est pas la de dissimulation
. >>>
A. JAY.
L'ERMITE EN PROVINCE.
ELOGE ET CENSURE.
Etatem aliam , aliudfactum convenit.
PLAUTE , Le Marchand , acte v.
(Il faut se conduire selon les temps.)
Après avoir passé, avec moi , trois jours à Montauban,
mon vieux confrère m'a conduit dans son ermitage à
quelque distance de la ville ; les objets et les personnes
que nous venions d'y voir ont été le sujet de plusieurs
entretiens où j'ai puisé des notions dont on ne contestera
pas l'exactitude.
Au moment de partir, pendant que je comptais avec
mon hôte de l'Hôtel de France , une jeune fille vint
me remettre un billet de mon aimable compagne de
voyage que j'avais quittée à Moissac. Je fus distrait de
l'attention que je donnais à la lecture de cette lettre,
par l'accueil que fit l'Ermite de Tarn- et-Garonne, à
celle qui me l'apportait , et qu'il embrassait avec une
tendresse toute paternelle.- Ma pauvre Joséphine
NOVEMBRE 1817 . 397
(lui disait-il avec une effusion de sentiment qui me
faisait sourire avant que j'en connusse la cause ) , que
je suis aise de te voir ! « Monsieur, continua-t-il en
m'adressant la parole ) , regardez cette excellente fille ,
et vantez-vous de connaître une des meilleures créatures
qui soit au monde...... » Elle sortit pour aller faire
quelqu'autre commission dans la ville,et PErmite continua:
« Je n'ai pas trop conçu pourquoi , dans votre
premier discours sur Montauban , dont vous m'avez
communiqué le manuscrit , vous avez cru devoir déguiser
, sous le nom de madame d'Ettivale , celui de
madame la marquise de La Vallette. Je vous passerais
eette précaution oratoire, si cette dame, compromise
dans un procès , dont il ne vous était pas permis de
préjuger l'issue , attendait encore la justice qu'elle
vient d'obtenir; mais aujourd'hui qu'elle est rendue à
la société , par quels singuliers égards pour le malheur ,
ou par quelle injuste défiance envers une autorité protectrice
, craignez-vous de nommer une femme qui honore
son sexe par le dévouement le plus héroïque aux
objets de son affection, et par un courage dont la source
est dans une âme ardente qui s'est fait une passion de
ses devoirs d'amie , d'épouse et de mère? Mais j'oublie
que c'est de la servante et non de la maîtresse qu'il est
question dans ce moment. C'est encore une des prérogatives
de cette femme extraordinaire que l'attachement
qu'elle inspire à tous ceux qui l'approchent. Elle avait ,
depuis deux ans , pour femme-de-chambre , cette même
Joséphine que vous venez de voir. Jenne, jolic , cette
pauvre fille n'eût pas manqué d'amans; mais , aussi
sage que bonne , elle voulait un époux .
« Il était trouvé; lejour du mariage approchait, et sa
part dans la communauté devait se composer de sés
petites économies ; c'était tout son avoir : cependant les
398 MERCURE DE FRANCE .
«Je
juges d'instruction près la cour prévôtale notifient à
madame de La Valette , arrêtée depuis quelque temps ,
et détenue aux Madelonettes , l'ordonnance de prise
de corps et l'ordre à la gendarmerie de la transférer
à Lyon. Madame de La Valette avait défendu à Joséphine
de la suivre. Celle-ci n'insiste point , et va sejeter
aux pieds de l'officier de gendarmerie chargé d'escorter
sa maîtresse : il s'oppose également à ce qu'elle
l'accompagne , en objectant que le gouvernement ne
paie le voyage que de la seule prisonnière.-
le sais , répond Joséphine : j'allais me marier , voici ma
dot ; elle suffira aux frais de mon voyage ; je vous prie
seulement de vous charger de payer pour moi sur la
route , et de laisser croire à ma maîtresse que je voyage ,
comme elle , aux frais du gouvernement : sans cela,
elle me fera mourir en me forçant de l'abandonner.
L'officier de gendarmerie céda aux instances de cette
excellente fille , et Joséphine n'a point quittémadame de
La Valette. Si vous doutez du fait , je vous citerai des
autorités que vous ne récuserez pas. »
Cette petite digression , et le plaisir que nous eûmes
à causer avec cette bonne Joséphine , qui nous fit le
récit le plus touchant des malheurs de sa maîtresse à
Lyon , retarda notre départ de quelques heures.
Nous sortîmes par le magnifique faubourg ds Ville-
Bourbon , sur la rive gauche du Tarn ; il est presque
entièrement occupé par des négocians , des fabricans
d'étoffes , de minots , et par des teinturiers , la plus
grande partie protestans : la rive droite ( proprement
la ville ) est le séjour de la noblesse et des membres des
anciennes cours des aides et sénéchaussée.
Nous nous arrêtâmes en passant devant une église
de peu d'apparence : « Ne perdons pas , me dit mon
NOVEMBRE 1817 . 599
guide , l'occasion de parler d'un homme de bien; on
ne la retrouve pas quand on veut. Cette petite succursale
était naguère desservie par un prêtre , vrai modèle de
charité, de piété , de modestie, de toutes les vertus
évangéliques . Je l'ai, non pas vu, mais surpris, après avoir
épuisé sa bourse , à soulager de pauvres malades , vendant
sa montre pour leur en envoyer le moutant , au nom
du comité de bienfaisance. Sa tolérance rendit à l'église
catholique plus de protestans que les terribles persécutions
des conseillers de Louis XIV . Il était l'ami des
calvinistes dont il était chéri , révéré , à l'égal du meilleurdes
pasteurs de leur église. Ce modeste abbé Delmas,
dont la mémoire est si chère aux gens de bien qui l'ont
connu , eût acquis beancoup de célébrité dans les lettres
s'il n'eût pas mis autant de soins à cacher de grands
talens que d'autres en mettent à faire parade du peu
qu'ils en ont. Je doute que , depuis la décadence des
lettres romaines , on ait rien écrit de plus remarquable
pour l'élégance , la hauteur et la pureté dustyle, qu'un
poëme en vers latins sur les Merveilles de la Création ,
dont le manuscrit est entre les mains d'un honnête
héritier qui le croit écrit en espagnol . >>
Autre station devant la caserne des chasseurs de
l'Isère , dont l'Anachorète m'a fait un éloge qui n'est
point suspect dans la bouche d'un homme qui associe
toujours ensemble les mots de paix et de gloire . Il m'a
parlé avec une affection toute particulière du brave
lieutenant-colonel de ce régiment dont les nombreuses
blessures et les souffrances, qui en sont trop souvent la
suite , n'ont pu ralentir le zèle et l'activité. J'ai su en
même temps que cette caserne avait été occupée ,
l'année précédente , par les cuirassiers d'Angoulême ,
et que le souvenir du comte d'Andelauw, leur colonel ,
1
400 MERCURE DE FRANCE .
est particulièrement cher aux habitans de cette ville
qui l'estiment et le révèrent.
Nous faisions route à pied ; et , tout en cotoyant les
bords charmans du Tarn , mon vieux compagnon continuaità
me communiquer sur ce pays des renseignemens
d'autant plus précieux qu'ils sont le fruit d'une longue
et studieuse expérience .
«Le département de Tarn-et-Garonne , me dit-il ,
a été formé , en 1808 , de deux arrondissemens du département
du Lot , d'un arrondissement de la Haute-
Garonne , et de quelques cantons détachés de Lot-et-
Garonne. Ce département est un des plus fertiles du
royaume; on y cultive, en grand et avec beaucoup de
succès et de profit, le millet et le blé; le vin est de
mauvaise qualité; c'est moins à la culture qu'à la fabri
cation qu'il faut s'en prendre : on y élève d'excellentes
volailles , principalement à Caussade .
« Les principales ou plutôt les seules villes sont :
Montauban, Castel- Sarrasin, Moissac , Negrepelisse,
Caussade , Saint - Antonin , Montech , Caylus et
Lauzerte.n
A peu de distance de Montauban , nous avons passé
devant une maison de campagne d'assez belle apparence
, où je ne pus m'empêcher de rire en comparant
l'élévation prodigieuse des pins dont le jardin est
couvert avec les ridicules proportions des taupinières
amoncelées çà et là sous la burlesque dénomination de
montagnes . Le propriétaire , fabricant de minot, a la
réputation de se connaître très-bien en farines ; il est
probable qu'il se fût exercé avec moins de succès dans
l'art de Laquintinie.
Un autre bien de campagne arrêta mon attention
avec plus d'intérêt : il y a trois ans qu'on y chérissait ,
qu'on y admirait encore un descendant du premier
NOVEMBRE 1817 . 401
ॐ
grand-maître de l'ordre de Saint- Jean-de-Jérusalem , de
ce célèbre Raymond Dupuy , compagnon d'armes de
Baudouin , roi de Jérusalem ; les vertus , les grandes
qualités de l'héritier d'un si beau nom l'avaient placé
dans la plus haute estime de ses concitoyens ; une mort
précoce a fermé la carrière brillante qui s'ouvrait devant
lui.
Dans cette longue promenade , j'ai eu occasion de
remarquer qu'aux environs de Montauban les moindres
bourgs ressemblent à de petites villes ; les
communes
rurales ne s'y divisent point en plusieurs hameaux
comme dans les autres départemens ; les habitans ,
plus rapprochés , y sont continuellement sous l'oeil du
curé ou du pasteur , du maire ou du juge de paix ; il
résulte de la que l'administration estplus facile, que les
délits correctionnels sont plus rares , mais peut-être y
perd-on en indépendance , ce que l'on y gagne en tranquillité.
L'opinion du maire y fait celle de la commune ,
et il suffit de changer l'un pour opérer dans l'autre une
révolution complète. Chaque village a ses cafés , ses
traiteurs , ses promenades publiques d'été et d'hiver ,
ses coteries , ses cercles des amis du roi et de la patrie
qui malheureusement ne sont pas toujours les mêmes .
Dans chacune de ces bourgades, il y a un ton, un accent ,
des manieres , des habitudes qui en distinguent les habitans;
on saura dans un moment sivous êtes de Moissac ,
de Negrepelisse ou de Lauzerte, à la manière dont vous
marchez , dont vous saluez , dont vous prononcez certains
mots patois. Mon guide m'assure que les nuances
de ce patois indiquent avec assez de certitude dans
les diverses provinces où on le parle, les nuances du
caractère des habitans : à Montauban , où l'on est plus
poli, où les femmes sont plus délicates qu'a Rodez et
àCahors , le patois est aussi plus doux ; les a y rem-
26
MERCURE DE FRANCE. 402
placent plus souvent les o ; j'en citerai un exemple
entre mille : Marguerite se dit à Cahors Morgorido ; à Montauban , Margarida. Dans le Rouergue , l'Au- vergne , le Limousin , le Périgord , le patois et les moeurs sont beaucoup plus rudes que dans le Quercy, où ils sont moins polis qu'à Nérac et à Agen. En général
, le patois s'adoucit vers l'est et le sud , et devient plus grossier en s'avançant dans le nord et dans l'ouest, c'est -à-dire vers les montagnes . L'histoire de cet idiome, s'il faut en croire mon confrère , jeterait une grande clarté sur les moeurs des provinces du Midi de la
France .
Une nombreuse compagnie de gens de campagne qui
vint à passer près de nous , muni du plus singulier
attirail , me fit connaître une des cérémonies en usage
à la campagne dans les noces des protestans ; les conviés
étaient tous armés de fusils et de pistolets; quelquesuns
portaient des rameaux axuquels étaient suspendus
des fruits , des gâteaux appelés fouaces , des pièces de
boucherie , de la volaille et des oeufs , le tout orné de
rubans et de fleurs. Ce cortége se rendait chez le ministre,
lequel devait bénir ces offrandes que l'on doit porter
ensuite chez la mariée . Dans les mariages entre catholiques
et protestans qui deviennent , chaque jour ,
rares, ce cortége se rend à la mairie, à moins que le conjointcatholique
ne consente à faire bénir son union parle
pasteur. Les noces se font avec une profusion extraordinaire
; les riches paysans , que l'on appelle ici pagès,
n'épargnent ni le vin du cellier , ni même celui du
caveau ; deux feuillettes du premier sont placées aux
deux bouts de la table , dressée pour l'ordinaire dans
le champ voisin. Le repas dure jusqu'à la nuit, et l'on
danse jusqu'au lendemain ; mais , deux heures après
que le couple amoureux s'est dérobé à la foule impor
moins
NOVEMBRE 1817. 403
tune , il est d'usage d'aller enfoncer la porte de la
chambre nuptiale , et de présenter aux nouveaux mariés
la soupe à l'ail perfidement assaisonnée de poivre et
de gingembre.
Dans le département du Tarn-et-Garonne , comme
dans celui du Lot , les neuvaines et les anniversaires
de décès sont , dans les campagnes et même dans quelques
villes , de véritables fètes de famille ; on y invite
de préférence les voisins connus pour boire beaucoup
et pleurer facilement : on m'a cité , dans ce genre , des
amateurs de première force qui ont fini par se faire un
métier de ce double talent.
Les jeunes gens des deux sexes , d'un caractère ardent
et passionné , loin d'être divisés , comme leurs
parens , par la différence des religions , y puisent quelquefois
l'énergie d'un sentiment qui s'accroît pour l'ordinaire
de toute la force de l'obstacle qu'on lui oppose .
Negrepelisse , où les plus jolies filles sont protestantes
, a vu se renouveler les histoires de Clarice
et de Lovelace ; de Célestine et de Faldoni : on m'a
parlé d'un M. de B......... qui a poursuivi , dans
toute la France , le ravisseur de sa jeune et charmante
soeur , et qui l'a forcé de ramener , aux pieds de son
père , la victime et le gage d'une passion fatale.
Dans ce pays l'hymen n'a souvent besoin que d'un
prétexte ; on est convenu , par exemple ( sauf le chapitre
des accidens qui forcent assez souvent à renoncer à
l'usage ) , de regarder , comme unis d'avance par le
ciel , ceux qui figurent ensemble dans une cérémonie
publique ou religieuse ; rien de plus commun que de
voir se marier le parain avec la maraine , le donzeau
avec la donzelle (1 ) ; la demoiselle qui , dans les pro-
(1) Les deux personnes qui tiennent le poêle sur la tête des
nouveaux époux.
26.
404 MERCURE DE FRANCE .
cessions solennelles , porte la bannière de la Vierge,
avec le jeune hortime qui porte la croix : dans ces dernières
fonctions, il est rare que le bouquet virginal, que
reçoit la jeune fille , des mains du galant porte-croix ,
ne soit pas considéré comme le bouquet des fiançailles .
Quelque plaisir que je puisse trouver à décrire l'habitation
charmante que l'Anachorète de Tarn-et-Garonne
appelle son ermitage ; quelque envie que j'aie de
le faire mieux connaître lui-même , et de montrer dans
sa personne le modèle des vieillards aimables , des
hommes savans sans pédanterie , philosophes sans orgueil,
tolérans sans indifférence , et patriotes sans exa
gération , je suis obligé de respecter le secret dont sa
modestie et peut-être sa prudence m'ont fait une loi
et parmi les hommes distingués de ce département ,
dont il me reste à parler , c'est le seul envers qui la reconnaissance
m'impose l'obligation d'un éloge pseudonyme.
Montauban n'a vu naitre qu'un très-petit nombre
de littérateurs et de savans. Le premier , ou du moins le
plus ancien , est Garrissoles , ministre du saint Evangile,
auteurd'un poëme latin ( l'Adolphine) en l'honneur
de Gustave Adolphe ; peut-être faudrait- il remonter
jusqu'au temps de Virgile et d'Horace pour trouverdes
vers latins à comparer à ceux de ce beau poëme, dont
les exemplaires sont devenus très -rares . 4
Vient ensuite , par ordre chronologique, Charles
Ballet , littérateur recommandable , et du Belloi, savantjurisconsulte
.
Il suffit de nommer Cahusac et M. le Franc de Pompignan
, dont on connaît les cantiques sacrés , bien
qu'on ne les touche pas plus que du temps de Voltaire.
Montauban possède une Société des sciences , agriculture
et belles-lettres , qui fut fondée en 1740, par
"
NOVEMBRE 1817 . 405
1
M. de Verthamon , évêque ; elle a joui , pendant quelque
temps , d'une sorte de célébrité , et le recueil de ses
mémoires n'est point sans intérèt ; on remarque , avec
peine , que cette Société , qui n'a jamais compté
parmi sesmembres un aussi grand nombre d'hommes de
mérite, a presque entièrement suspendu ses travaux ;
des dégoûts politiques paraissent être la véritable cause
de cette paresse.
Les principaux membres de cette Académie, sont, pour
les sciences , M. Duc Lachapelle , correspondant de
l'Institut, habile astronome, qui publia, en 1807, un ouvrage
très-utile , intitulé : Application du système décimal
aux mesures en usage dans le département du
Lot, dont Montauban dépendait alors .
M. Combedounous, savant helléniste , ancien membre
du conseil des cinq-cents , et traducteur des OOEuvres
dePlaton.
Un jeune médecin, zélé sectateur de Jenner (1 ) ,
qui plie sous le faix des médailles d'encouragement , et
dont l'estime. publique récompense le zèle infatigable
et les soins véritablement pieux qu'il donne à ses malades
de toutes les classes .
On compte dans la classe d'agriculture , plusieurs
propriétaires modestes , qui s'efforcent d'introduire dans
les cantons où ils ont leurs biens , les méthodes agricoles
les plus avantageuses ; l'un d'eux vient de faire
construire, à ses frais , plusieurs moulins à râper les
pommes de terre , aussi ingénieux que commodes; il les
prête aux cultivateurs les moins aisés , et pour mieux
Icur enseigner l'usage qu'ils peuvent en faire , il fournit
souvent aux plus pauvres et le moulin et l'aliment qu'il
(1) L'Ermite ne le nomme pas , mais nous croyons qu'il veut
parler de M. Durat-Lassale, d'Aurillac ( note des éditeurs ).
406 MERCURE DE FRANCE.
sert à préparer . Homme généreux et modeste , vous
vous cachez vainement pour faire le bien, vous n'échapperez
pas à la reconnaissance publique.
Parmi les littérateurs , M. Poncet Delpech fils, est
auteur d'un poëme intitulé : les Quatre Ages de
l'homme , dont l'origine , le dessein et le but sonttont
entiers dans le premier vers .
Je vais chanter un homme , et cet homme c'est moi.
1
On est sûr du moins que l'auteur est plein de son
sujet.
M. Auguste de la Bouysse , si connu par ses élégies
conjugales , est une des colones poétiques de l'Académie
de Montauban , conjointement et solidairement avec
M. Poncet Delpech. 1
M. l'abbé Aillaud , professeur de rhétorique au collége
royal , dans un poëme de l'Egyptiade , où il
avait d'abord comparé son héros ( qu'il ne compare plus
à rien ) , à Jupiter , à Mars , passait avec beaucoup de
goût de la mythologie à la Bible , et s'écriait , en s'adressant
au Mont-Thabor :
O Thabor ! ébloui de ta gloire suprême ,
Tu vis sur ton sommet triompher Dieu lui-même ,
Tu devais voir encor pour combler tes dest.ns ,
Triompher à tes pieds le plus grand des humains.
Pendez-vous , M. le marquis de L.... , votre fameuse
apostrophe : Dieu vous fit et se reposa , ne vaut pas
ce triomphe du Mont Thabor , qui , après avoir contemplé
Dieu dans sa gloire , a vu pour combler ses
destins , triompher à ses pieds le plus grand des humains
: voilà ce qui s'appelle de la louange délicate !
M. de Puntis a donné au théâtre de l'Odéon une
comédie , (l'Entremetteur de Mariages ) , qui a obtenu
du succès.
NOVEMBRE 1817 .
Il serait ingrat et injuste d'oublier dans cette liste
des littérateurs de Montauban , M. Roques , aveugle
de naissance , dont le Mercure a publié dernièrement
une lettre sur l'éducation des aveugles , qui ne fait pas
moins d'honneur à son coeur qu'à son esprit . Dans le
grand nombre d'énigmes et de charades dont M. Roques
approvisionne ce journal , plusieurs s'élèvent audessus
du genre , et méritent de trouver place dans les
plus jolis recueils de poésies fugitives .
M. Funck , professeur de musique à Montauban ,
mérite également une mention particulière : à un talent
d'exécution de première force sur le violon, la basse ,
la flûte et le hautbois , cet artiste vraiment prodigieux ,
unit la science de la composition , et ( ce qui n'est
peut-être pas moins extraordinaire ), sûr de briller à
Paris , au premier rang des musiciens les plus célèbres
, il préfère l'existence heureuse et modeste qu'il
s'est faite dans une ville de province , où son caractère
n'est pas moins apprécié que son admirable talent.
Les principales maisons de commerce sont celles de
MM. Delmas , d'Escorbiac , Garisson, Bigail-Romagnac
, Sartre - de- Salit , Malleville - Condat et Mariette;
ces trois derniers ont des propriétés immenses
dans ce département ; tous , à l'exception de MM. Malleville
-Condat , sont , je crois , protestans .
Un des hommes qui ont porté le plus d'esprit et de
lumières dans la science du commerce , M. Portal , aujourd'hui
conseiller d'état , appartient à une ancienne
et respectable famille de Montauban.
La petite ville de Moissac , sur le Tarn, est trèscommerçante
; elle possède un moulin pour les minots ,
de la construction la plus vaste et la plus ingénieuse :
M. le baron Detours en est propriétaire .
Le barreau de Montauban s'honore des talens de
408 MERCURE DE FRANCE.
M. Mallet fils , aussi profond jurisconsulte qu'orateur
distingué .
Les environs de Realvile ont vu naître le fameux
orateur Cazalès , dont on voit le château sur la route
de Caussade a Montauban .
Cette dernière ville est la patrie du conventionel
Jean- Bon Saint-André, qui se fit plus d'honneur
dans sa préfecture de Mayence , où il déploya les talens
d'un grand administrateur , qu'a bord du.........
où il fut en partie cause de la perte de la bataille navale
du 13 prairial an 2 , que le célèbre amiral Villaret-
Joyeuse aurait infailliblement gagnée sans lui.
On ne s'étonnera pas qu'une ville qui vit naître plusieurs
des plus braves compagnons du grand Béarnais ,
ait donné le jour à ce vaillant général Doumere , qui
commanda le premier corps de cavalerie en l'an 13 ;
qui fit, avec tant de gloire , les campagnes du Nord,
du Rhin , et d'Italie; qui entra deux fois à Vienne
et à Berlin , et dont le nom s'associe à presque toutes
les actions héroïques qui ont illustré nos armes ; à cet
autre duc de la Force , aujourd'hui pair de France et
maréchal- de-camp , qui a soutenu dans nos rangs l'éclat
d'une gloire héréditaire ; enfin à ce général Bessières
à qui un nom moins illustre , mais plus fameux , impose
encore de plus grandes obligations .
L'ERMITE DE LA GUY ANE .
• NOVEMBRE 1817. 409
ANNALES DRAMATIQUES.
Avant la représentation de l'Esprit de parti , on paraissait
généralement prévenu contre cette comédie ; le
titre ne réveille pas dans l'imagination la simple idée
d'un ridicule ou d'un vice; il fait naître le souvenir
d'une passion ardente , qui a pris successivement un
grand nombre de formes , parmi lesquelles il en est
bien peu qui puissent être appropriées à la scène comique,
Ce grave sujet présentait deux écueils également
redoutables ; la sécheresse des exhortations et des sermons
politiques , ou bien le danger d'émouvoir la pas
sion qu'il fallait peindre. Il y a des malades à qui il
suffit de parler de leur mal pour qu'ils en ressentent
les atteintes .
Les auteurs de la pièce nouvelle auraient eu assez de
mérite à surmonter ces difficultés , sans qu'il fût besoin
de les accroître , par la manière bizarre dont ils ont
conçu leur ouvrage . Au milieu du désordre de l'intrigue
et de l'ambiguité des caractèrés , on ne déméle
pas aisément le but qu'ils se sont proposé ; et comme ils
n'ont pas clairement indiqué leur intention , il a été
permis aux spectateurs de croire , qu'en mettant en scène
une espèce de fou , un auteur de misérables pamflets , et
un factieux , qui font en commun le voeu d'être opposés
à tous les ministres prèsens et à venir , on a prétendu
prouver que tout parti qui montre de l'opposition au
ministère se compose de fous , de faiseurs de libelles , et
de factieux, Il ne suffit pas, je pense, que des auteurs se
410 MERCURE DE FRANCE .
soient trompés encomposantune mauvaise comédie, pour
qu'on soit en droit de leur supposer des opinions absurdes
; ils ne peuvent pas ignorer que si dans certaines
occasions les hommes qui se sont opposés au ministère
se rendaient ridicules , ceux qui se mettent en opposition
avec l'opinion publique ne le sont pas moins .
Je n'ai que peu de détails à donner pour faire connaître
le fonds de cet ouvrage , qui d'abord a été sifflé
en cinq actes , et qui n'est parvenu que jusqu'à la troisième
scène , le jour de la seconde représentation , bien
qu'il eût été corrigé et réduit à trois actes.
Nelton , fabricant anglais , néglige son commerce
pour s'occuper des affaires publiques ; il a formé une
liaison avec un certain Nivelle , auteur de plusieurs libelles
, et il lui a fourni des notes calomnieuses contre
son propre frère , qu'il ne voit plus , par la seule raison
que ce frère s'est élevé jusqu'au ministère ; il refuse à
son fils Charles de le marier avec la fille du ministre.
Cependant celui- ci , instruit de l'amour des deux jeunes
gens , arrive avec sa fille pour conclure le mariage ; les
deux frères se réconcilient pour quelques instans , mais
ils ne tardent pas à se brouiller de nouveau. Nelton voit
toute sa famille s'éloigner , et il en est satisfait , parce
qu'ils sont tous ministériels ; cependant cet homme ,
si bien affermi dans ses principes , pardonne sans difficulté
à son ami Nivelle d'avoir signé une rétractation des
calomnies qu'il a écrites contre le ministre. Il a horreur
des révolutions qui nefinissent pas ; mais , après avoir entendu
le projet conçu par un certain Forbert , malfaiteur
échappé de prison , qui se propose de mettre tout à feu
et à sang , il le laisse s'emparer d'un portefeuille , renfermant
une somme considérable et des papiers qui
NOVEMBRE 1817 . 411
peuvent le compromettre. Le ministre , qui veillait sur
son frère , a fait arrêter Forbert au moment où il fuyait ,
emportant le portefeuille ; il rend à Nelton ses papiers ,
se réconcilie avec lui , et marie Charles avec sa fille .
Il n'était pas difficile de donner au ministre un caractère
imposant , puisqu'on plaçait autour de lui des personnages
qui manquaient totalement de noblesse ; cependant
ce rôle de ministre est à peu près insignifiant .
Je pourrais m'étendre bien davantage sur les nombreux
défauts qui se sont fait remarquer dans cette
pièce ; mais je préfère lui donner le seul éloge qu'elle
ait paru mériter , et qui est dû au style des deux premiers
actes ; ils ne sont pas exempts de taches , mais ils
ont été écrits avec une facilité assez heureuse .
Puisque les auteurs voulaient peindre l'esprit de parti ,
ils auraient mieux fait de l'aller surprendre dans l'intérieur
d'une simple famille de bourgeois ; parmi les
hommes de cette classe , comme dans les rangs plus
élevés , il cause des désordres , brouille les parens ,
éloigne les amis ; mais du moins il fait naître parfois des
incidens comiques propres à égayer ce triste sujet.
Les auteurs auraient éte plus contens du parterre si , au
lieu de dicter des leçons aux ministres et aux députés ,
ils s'en étaient tenus aux électeurs et aux commis .
www
MERCURIALE .
م و د
Lorsque les philosophes , disciples de Socrate , appelaient
la jeunesse d'Athènes aux leçons du portique ,
elle y venait en foule s'enrichir des trésors de la sagesse,
moissonnés dans l'Egypte savante , et s'enivrer de l'encens
des Muses natives de la Grèce ; l'établissement de
1
412 MERCURE DE FRANCE .
1
l'Athénée est encore une ressemblance que nous avons
avec les Athéniens ; le portique de la rue de Valois est
un peu enfumé , son plafond ne ressemble guère au
ciel de l'Attique ; mais les Platon , les Euripide et les
Xénophon de notre Athénée n'ont rien à envier aux
Grecs , et on y trouve de plus les femmes et les gazettes
; la diversité des cours , les entretiens politiques ,
les concerts d'harmonie , les hautes leçons de morale ,
la modicité du prix , ne peuvent manquer d'y attirer
cette année une grande affluence de disciples , vulgairement
appelés abonnés.
e
Lapremière séance, pour la sessionde 1817, a eu lieu
mardi dernier ; M. Tissot a prononcé le discours d'ouverture
devant une assemblée nombreuse et brillante,
qui avait le droit d'ètre difficile après avoir entendu ,
à la mème tribune , La Harpe , Chénier et M. Le Mercier
, et qui s'est montrée juste en applaudissant au
talent du nouvel orateur. M. Tissot , par une ingénieuse
supposition , s'est demandé à quel degré de perfection
s'élèveraient les grands écrivains du siècle de Louis XIV,
s'ils renaissaient de nos jours , où la littérature a secoué
presque autant de préjugés que la politique; il a en
suite passé à un judicieux examen de notre système
théâtral , et , tout en reconnaissant notre incontestable
supériorité , il a déploré l'aveugle idolâtrie de ces jansénistes
littéraires , qui défendent les trois unités d'Aristole
avec autant de ferveur que les unités évangéliques ;
M. Tissot a démontré que nous pouvons , à l'aide de
notre goût classique , conquérir , chez les nations modernes
, des combinaisons dramatiques encore inconnues
parmi nous , et des beautés poétiques d'un nouvel ordre.
Telest le butintéressant que se propose le professeur
dans le cours qu'ilvientd'ouvrir , et qu'il remplira avec
un succès attesté par celui de son premier discours.
Après un petit conte fort agréable de M. Lemazurier
, M. Viennet a récité une épître en vers , étincelante
de verve , d'esprit et de gaîté ; le sujet est une
dénonciation absurde dont l'auteur lui-même a été victime
: Un maire de village , suivi du garde champètre
et de plusieurs gendarmes , entrent brusquement , un
beau matin, pour visiter les papiers du poète suspect ;
celui-ci saisit l'occasion , et, au nom de leur devoir ,
NOVEMBRE 1817 . 413
les somme d'écouter la lecture de trois poëmes épiques
et de quinze tragédies ; le maire épouvanté , craignant
que son escouade ne s'endorme , a beau s'écrier :
« Vos vers sont innocens et votre prose aussi. >>>
Non , répond le poète inexorable :
« Il me faut des lecteurs , et j'en prends où je peux. »
Que M. Viennet continue , et il sera sûr d'en trouver
par-tout.
Un succès complet a couronné cette épître , pour
ainsi dire palpitante de l'intérêt du moment , et un
tonnerre d'applaudissemens a éclaté lorsque le poëte est
arrivé à ces deux vers :
1
«Point de distinction , et qu'il soit rouge ou blanc ,
« Tout homme estjacobin s'il a soif de mon sang. >>>
Cette première séance est du plus heureux augure ,
et des lectures sur l'histoire des différens cultes , promises
par M. Benjamin de Constant , assurent d'avance
une distinction particulière à la trente-troisième année
lycéenne.
- Les Causeries des Salons sur la Liberté de la
Presse (1) , sont un prélude de celles qui vont se faire
entendre à la chambre ; c'est un cours complet de la
législation de la presse , resserré dans un cadre ingénieux.
L'auteur a établi , dans un cercle de la capitale,
la lutte des différentes opinions politiques qu'il
fait parler toutes avec un égal talent ; on y voit des
gens qui pensent jadis , d'autres qui ne vivent qu'au
futur; ceux-là ne rèvent que nos ancêtres ; ceux-ci ne
s'intéressent qu'à nos petits-neveux. Ah ! comme nous
étions heureux! disent les uns ; comme nous le serons !
disent les autres : il vaudrait mieux , comme le dit
l'un des causeurs , pouvoir s'écrier : nous le somines !
-Le monde savant attend avec impatience la prochaine
publication du Recueil complet de tous les auteurs
latins , avec les Commentaires latins . Rassembler
ainsi les trésors de toute une langue est une entreprise
(1) Un vol. in-80. Chez l'Huillier , lib. , rue Serpente ; et ches
Delaunay , au Palais-Royal.
414 MERCURE DE FRANCE .
aussi vaste qu'importante : on cesse d'être étonné et
d'avoir la moindre défiance sur la pureté du texte ,
quand on apprend que cette immense collection sortira
des presses de M. Panckoucke qui n'a jamais spéeulé
que sur l'utilité publique et les progrès de la science.
-Encore un livre sur les femmes ! C'est un sujet
qui a occupé la plume des écrivains les plus distingués ;
cela n'était pas une raison pour qu'il occupât celle de
M. F. , simple particulier (1) , très-simple en effet , et
souvent fort particulier. Au cynisme trivial de son ouvrage
, nous ne saurions qualifier le temple où M. F. a
sacrifié aux Grâces :: il nous promet d'ètre neuf , et
il tient parole , car il a trouvé moyen de nous faire
connaître le dégoût et l'ennui en nous parlant des
femmes . Nous leur épargnerons les étrauges réflexions de
M. F. à leur égard ; mais nous croyons devoir les prémunir
contre les séductions de ce simple particulier; il
prétend que les femmes n'ont aucun goût pour l'homme
intellectuel , ce qui fait présumer que M. F. a des
projets de conquêtes .
- MM. les membres de la commission d'Egypte ont
eu l'honneur , il y a quelques jours , de présenter au
Roi la troisième livraison de la Description de l'Egypte.
La nation toute entière est intéressée au destin de ce
magnifique monument de la science , commencé , au
milieu des dangers , sous la protection de la valeur.
Cette étonnante croisade de héros et de savans sera
long-temps présente au souvenir des peuples de l'Orient,
amis du merveilleux; et nous , Français , nous devons
nous en montrer d'autant plus fiers aujourd'hui , que
notre campagne d'Egypte est la seule dont il nous
reste autre chose que des lauriers et des regrets.
-
La frugalité a toujours été un des principes de
Péducation publique ; mais , de tout temps , on a vu
des chefs d'institution qui ont porté cette vertu jusqu'à
l'abstinence dans leurs élèves , en sorte qu'il y a peu
de Français qui , grâce à ce régime , n'aient été Spartiates
jusqu'à l'âge de dix-sept ans. Ceci nous rappelle
(1) Une brochure in-80. Chez tous les marchands de nouveautés.
NOVEMBRE 1817 . 415
une anecdote ancienne qui , nous le croyons , aura
tout l'attrait de la nouveauté.
Il y avait un principal de collége , du temps de
Henri IV , qui , plein d'un tendre intérêt pour la digestion
de ses élèves , spéculait sur l'embonpoint de leur
bouillon ; or , ce principal défigurait aussi , en vers
français , quelque poète latin qu'il faisait avaler , par
compensation , à ses élèves , et qui , de classique , devenait
scholastique dans ses traductions ; si bien qu'un
jour, lassé du double châtiment , un rhétoricien lui
lança cette épigramme vengeresse que nous laissons
empreinte de son vieux style :
Régent et poète pervers ,
Si toujours , abusant notre enfance friande ,
Tu fais de la gelée avecque notre viande ,
Nous en ferons avec tes vers .
- On pourrait être tenté de croire qu'il existe des
degrés dans la perfection même , quand on compare
les différentes livraisons de l'ouvrage iconographique
que M. Redouté publie sur les Roses (1). La quatrième
livraisonqui vient de paraître , et qui contient le rosier
des Indes odorant , le rosier de Damas , le rosier
pompon , et plusieurs espèces d'églantiers , est encore
ou du moins semble supérieure à celles qui l'ont précédée
. M. Redouté est peut-être le seul artiste de l'Europe
qui puisse dire : « J'ai poussé l'art aussi loin qu'il
puisse aller. Au-delà , c'est la nature. >>>
SS .
( 1) Chez l'auteur , rue de Seine , n. 6.
416 MERCURE DE FRANCE .
Souscription enfaveur des naufragés de la Meduse ,
retrouvés sur le radeau et sur le bâtiment.
-
Nous voyons avec plaisir qu'il sera bientôt possible
d'apporter quelque adoucissement à l'infortune de ces
malheureux naufragés . On n'aura sans doute qu'à se
louer de plus en plus d'avoir proposé ce moyen de réparer
honorablement un désastre qui commande l'intérêt
général.
PREMIÈRE LISTE DES SOUSCRIPTIONS
Recues jusqu'au 28 novembre , aux bureaux du Journal
au Commerce , rue de Vaugirard , n° . 15 , et rué
Sainte-Anne , nº. 71 , ainsi qu'au bureau du Mercure .
-
,
MM. Jay , 3o f.- Lafitte , banquier, membre de la
chambre des députés , 500 f.- Jouy, de l'acad. franç. ,
30 f.- Benjamin de Constant , 20 f.- Lacretelle ainé ,
de l'acad. franç. , 10 f. - Etienne , 50 f. -Le marquis
d'A... , 20 f.- Dufresne-Saint-Léon , conseiller-d'état
honoraire , 15 f. -A. D. , 5 f. - Esménard , 20 f
Madame de B ... , 10 f. - MM. Deloustal , employé réformé
, 5 f. - B ... , capitaine de voltig . en demi-solde ,
5 f.- Guerinet , 10 f. - Godefroy (Louis - Charles ) ,
50 f. Hanovrien , 20 f. -Bérard , maître des
requètes , 40 f.- Antoine - Frédéric - Auguste , 5 f.-
Auguste ... , 5 f. - Davillier aîné , nóg. , 100 f. - B ... ,
boulevard Poissonnière , 20 f.-L. B .... , ... , rue
Taithout , 40 f. - Doublet , avoué , 30 f.- Redouté ,
peintre d'hist. nat . , 10 f. - Le docteur Alibert , 30 f.
-Manuel , avocat , 30 f. -Le colonel anglais Keating
, 100 f. - Le baron Méchin , 20 f. - Sarette , 10 f.
D. L. , rue du Gros- Chenet , 20 f. - B... , colonel
en demi- solde rue des Martyrs , 10 f. Villaret de
Joyeuse , 40 f.- Fillietaz , 30 f. -Thomasson , 10 f.
-
,
-
NOVEMBRE 1817 . 417
-Madame B ... St. E. , 20 f.-MM. Langlois , 20 f.
-Bertheville , 5 f. -D. V. 300 f. - Baude , 5 f.
Mesdames R... , rue fanb. Poissonnière , 15 f D
rue Taithout , of. - L ... , rue du Sentier, f. -Mademoiselle
Caroline B. , orpheline , 2 f/-MM. A
mand G. , 10 f.-J. B. G. , 10 f. - Cadet de Gassicourt
, pharmacien , 50 f. - Marchand , ex-adj, aux
commiss . des guerres , 5 f -Eymery, libraire , 50 f.
-Tulou , de l'acad. roy. de mus. , 10 f.- Le Journal
du Commerce , roof.-MM. Frestel, maître des comptes,
20 f. -Hermann , 20 f. - Blaquières , 3 f. Lebel,
1 f. 50 c. - Julion , 3 f. -Baudouin ( Hyppolite ) , employé
réformé , 5f.- Le baron de Navailles , employé
des postes , 5 f.-G. U. , 20 f. - S. A. S. le duc d'Orléans
, 200 f, -M. Lavaux ( Jean ) , 5 f. - Cinq anenymes
, 55 f.
-
Lasomme provenant des souscriptions ci -dessus , montant à
deuxmille deux cent vingt- quatre francs cinquante centimes , a
été versée dans la maison Perregaux-Lafitte qui a bien voulu
s'en rendré dépositaire .
POLITIQUE.
H
§. I.
SESSION DES CHAMBRES .
Depuis la publication de notre dernier numéro , la
chambre des députés ne s'est assemblée qu'une fois .
La séance a commencé par un rapport de M. Maine
de Biran au nom de la commission des pétitions . Les
pétitions étaient en grand nombre. Après une courte
analyse de chacune d'elles , M. le rapporteur proposait
l'ordre du jour motivé sur l'incompétence de la chambre.
Cette formule d'incompétence , tant de fois répétée
, excite l'attention de M. de Courvoisier. Est- ce
incompétence pour statuer ? rien de plus juste. Est- ce
:
27
418 MERCURE DE FRANCE .
incompétence pour entendre les griefs des citoyens
lésés ? ce serait anéantir le droit de pétition. La chambre
ne prononce point , parce qu'elle n'est pas un tribunal
; elle ne sollicite point auprès des ministres ,
parce que l'autorité législative s'abaisserait à n'être
qu'intermédiaire ; mais rester neutre et passive , et
accueillir toutes les réclamations par une formule qui
ressemble à une dérision ce serait décourager l'opprimé
en fermant tout accès à la plainte. Il est bon
que les citoyens connaissent qu'il existe un corps protecteur
de tous les droits , auquel on ne s'adresse pas en
vain ; et puisque la chambre est l'accusatrice naturelle
des chefs de l'administration , elle est aussi la dépositaire
naturelle de toutes les plaintes qui peuvent avoir
Padministration pour objet .
,
La chambre cesse de motiver l'ordre du jour sur son
incompétence , mais l'ordre du jour est adopté.
M. le ministre de l'intérieur monte à la tribune pour
développer les motifs d'un projet de loi qui se rapporte
au nouveau concordat. Comme , pour bien entendre
une loi , il faut connaître auparavant les choses qu'elle
suppose , j'ai cru devoir me conformer ici à l'ordre
chronologique, transcrivant d'abord le texte du concordat
, puis le texte du projet de loi . Le sommaire du discours
de S. E. terminera cet abrégé.
CONCORDAT du 11 juin 1817.
Art. Ier. Le concordat , passé entre le souverain pontife
, Léon X , et le roi de France , François Ir, est
rétabli.
Art. II. En conséquence de l'article précédent , le
concordat du 15 juillet 1801 , cesse d'avoir son effet.
Art . III . Les articles dits organiques qui furent faits
à l'insu de Sa Sainteté , et publiés sans son aveu , le
18 avril 1802 , enmême temps que ledit concordat du 15
juillet 1801 , sont abrogés en ce qu'ils ont de contraire
à la doctrine et aux lois de l'église .
Art. IV. Les siéges qui furent supprimés dans le
royaume ds France par la bulle de Sa Sainteté , du 29
novembre 1801 , seront rétablis en tel nombre qui sera
convenu d'un commun accord , comme étant le plus
avantageux pour le bien de la religion.
NOVEMBRE 1817 . 419
Art. V. Toutes les églises archiepiscopales et épiscopales
, érigées par la bulle du 29 novembre 1801 , sont
conservées , ainsi que leurs titulaires actuels.
Art. VI . La disposition de l'article précédent , relatif
à la conservation des titulaires actuels dans les archevéchés
et évèchés qui existent maintenant en France
ne pourra empêcher des exceptions particulières , fondées
sur des causes graves et légitimes , ni que quelques-
uns desdits titulaires actuels ne puissent être transférés
à d'autres siéges .
Art. VII. Les diocèses , tant des siéges actuellement
existans que de ceux qui seront de nouveau érigés
, après avoir demandé le consentement des titulaires
actuels et des chapitres des siéges vacans , seront circonscrits
de la manière la plus adaptée à leur meilleure
administration .
Art . VIII . Il sera assuré à tous lesdits siéges , tant
existans qu'à ériger de nouveau , une dotation convenable
en biens-fonds et en rentes sur l'Etat , aussitôt
que les circonstances le permettront ; et en attendant ,
il sera donné à leurs pasteurs un revenu suftisant pour
Il sera pourvu également à la
dotation des chapitres , des cures et des séminaires
tant existans qu'a établir.
améliorer leur sort . -
Art . IX. Sa Sainteté et Sa Majesté T.-C. connaissent
tous les maux qui affligent l'Eglise de France . Elles
savent aussi combien la prompte augmentation du
nombre des siéges actuels sera utile à la religion . En
conséquence , pour ne pas retarder un avantage aussi
éminent , Sa Sainteté publiera une bulle pour procéder
, sans retard , à l'érection et à la nouvelle circonscription
des diocèses .
1
Art. X. S. M. T. C. , voulant donner un nouveau
témoignage de son zèle pour la religion , emploiera ,
de concert avec le Saint Père , tous les moyens qui
sont en son pouvoir pour faire cesser, le plus tôt possible ,
les désordres et les obstacles qui s'opposent au bien de
la religion et à l'exécution des lois de l'église.
Art . XI . Les territoires des anciennes abbayes dites
nullius , seront unis aux diocèses , dans les limites desquels
ils se trouveront enclavés à la nouvelle circonscription.
27 .
420 MERCURE DE FRANCE.
Art. XII . Le rétablissement du concordat qui a été
suivi en France jusqu'en 1789 ( stipulé par l'article premier
de la présente convention ) , n'entraînera pas celui
des abbayes , prieurés et autres bénéfices qui existaient
à cette époque ; toutefois ceux qui pourraient être fondės
à l'avenir seront sujets aux réglemens prescrits dans
ledit concordat.
PROJET DE LOI.
Art. Ir . Conformément au concordat passé entre
Francois Ier et LéonX , le Roi seul nomme , en vertu
du droit inhérent à la couronne , aux archevêchés
et évéchés dans toute l'étendue du royaume.- Les
archevêques et évèques nommés se retirent auprès du
pape pour en obtenir l'institution canonique , suivant
les formes anciennement établies .
Art. II . Le concordat du 15 juillet 1801 , cesse d'avoir
son effet à compter de ce jour , sans que néanmoins il
soit porté aucune atteinte aux effets qu'il a produits ,
et à la disposition contenue dans l'article 15 de cet
acte , laquelle demeure dans toute sa force et vigueur.
Art. III . Sont érigés sept nouveaux siéges archiepiscopaux
et trente - cinq nouveaux siéges épiscopaux.
Deux des siéges épiscopaux , actuellement existans , sont
érigés en archevêchés .
Lacirconscription des cinquante siéges actuellement
existans, et celle des quarante-deux siéges nouvellement
érigés , sont déterminées conformément au tableau
annexé à la présente loi.
Art. IV. Les dotations des archevêchés et évéchés
seront prélevées sur les fonds mis à la disposition du
Roi par l'article 143 de la loi du 25 mars dernier.
Art. V. Les bulles , brefs , décrets et autres actes
émanés de la cour de Rome , ou produits sous son autorité
, excepté les indultes de la pénitencerie, en ce qui
concerne le for intérieur seulement , ne pourront étre
reçus , imprimés , publiés et mis à exécution dans le
royaume qu'avec l'autorisation du Roi.
Art. VI . Ceux de ces actes concernant l'Eglise
universelle ou l'intérêt général de l'Etat ou de l'Eglise
de France , leurs lois , leur administration , leur docNOVEMBRE
1817 . 421
1
trine , et qui nécessiteraient , ou desquels on pourrait
induire quelque modification dans la législation actuelle,
ne pourront être reçus , imprimés , publiés et mis à
exécution en France qu'après avoir été dûment vérifiés
par les deux chambres sur la proposition du Roi.
Art. VII. Lesdits actes seront insérés au Bulletin des
Lois, avec la loi ou ordonnance qui en aura autorisé
lapublication.
Art. VIII . Les cas d'abus , spécifiés en l'article six ,
et ceux des troubles prévus par l'article sept de la loi
du 8 avril 1802 seront portés directement aux cours
royales , première chambre civile , à la diligence de
nos procureurs-généraux , ou sur la poursuite des parties
intéressées .
Les cours royales statueront dans tous les cas qui ne
sont pas prévus par les codes , conformément aux règles
anciennement observées dans le royaume, saufle recours
en cassation .
Art. IX. Il sera procédé , conformément aux dispositions
de la loi du 20 avril 1810 , et des articles 479 et
480 du code d'instruction criminelle , contre toutes personnes
engagées dans les ordres sacrés , approuvées par
leur évèque , qui seraient prévenues de crime ou de délit
, soit hors de leurs fonctions , soit dans l'exercice de
leurs fonctions.
Art. X. Les bulles émanées de la cour de Rome , les
19 et 27 juillet 1817 , la première contenant ratification
de la convention passée , le 11 juin dernier, entre le
Roi et S. S. , et la seconde concernant la circonscription
des diocèses du royaume , sont reçues et sont publiées
sans approbation des clauses , formules et expressions
qui sont ou pourraient être contraires aux lois du
royaume , et aux libertés , franchises et maximes de l'église
gallicane .
Art.XI . En aucun cas, lesdites réceptions et publications
ne pourront préjudicier aux dispositions de la présente
loi , aux droits publics des Français, garantis par la
charte constitutionnelle , aux maximes , franchises èt
libertés de l'église gallicane , aux lois et réglemens sur
les matières ecclésiastiques , et aux lois concernant l'ad
'ministration des non-catholiques.
422 MERCURE DE FRANCE .
Avant de motiver le projet de loi , il fallait prouver
la nécessité d'une loi . C'est à quoi M. le ministre de
l'intérieur s'attache d'abord. Investi par la charte constitutionnelle
du droit de conclure tous les traités de
paix , d'alliance et de commerce , le Roi semblait dispensé
d'associer l'autorité des chambres à son autorité ;
et qui use d'un droit , n'a pas besoin de sanction. Mais
ce traité sort de la classe des traités ordinaires . Il est
mixte de sa nature , et complexe par son objet. Il ne
règle point seulement les rapports des deux États ; il
règle aussi des rapports d'un ordre plus mystérieux , et
plus solennel peut-être . Le caractère de ce traité n'est
pas seulement diplomatique ; il est aussi législatif. L'intervention
du pouvoir législatif était donc nécessaire.
C'est une vérité dont on a eu de tous les temps la conscience
; c'est un droit que , sous différentes formes , la
nation n'a manqué jamais d'exercer ou de réclamer , et
le visa des parlemens était une conséquence ou une
image de ce droit.
Pour justifier le traité , l'orateur commence par un
tableau fidèle des divisions qui existaient entre l'ancien
gouvernement et le Saint-Siége , divisions dont l'origine
remonte presque au traité d'union. Depuis longtemps
, les évêques nommés ne pouvaient obtenir l'institution
canonique ; les cent trente-six siéges de l'ancienne
monarchie étaient réduits à cinquaannttee ;; et les
cinquante n'étaient pas tous remplis. Comme le premier
besoin de l'église est de recouvrer ses pasteurs , le premier
soin de la couronne doit être de pourvoir , par
une règle invariable , au choix de ces pasteurs . Ici l'on
trouve deux droits à concilier , celui du chef suprême
de l'Etat, fondateur et protecteur des siéges épiscopaux ,
et celui du chef visible de l'église , représentant son
chef invisible. La prérogative royale, associée d'abord
aux élections libres , a fini par les remplacer; et c'est
pourquoi certains jurisconsultes donnent indifféremment
au droit de l'église de France , le nom d'élections et
denominations royales. Or , il faut remarquer que nos
libertés consistaient principalement dans les élections ,
quand la discipline des anciens temps durait encore ; et
qui analysera les pragmatiques , trouvera qu'elles se
réduisent en effet aux élections. Par la même raison ,
NOVEMBRE 1817 . 423
depuis que cette discipline a cessé , nos libertés , par
rapport à la cour de Rome , se réduisent à la nomination
royale. C'était le seul point qui restât , en 1789 , du
concordat de François Ier . Toutes les autres dispositions
de ce concordat , repoussées par la jurisprudence de
parlemens et les doctrines du clergé de France , etpus
encore par les résistances de l'opinion , n'existaient p'us
que dans les chancelleries. Ainsi, par ces mots que nous
lisons dans le traité du 11 juin , le concordat de François
ler . est rétabli , il faut entendre seulement que la
prérogative royale qui faisait la base de ce concordat ,
est de nouveau reconnue et proclamée.
L'article 2 du concordat supprime formellement , et
sans aucune réserve explicite , la convention de 1801 .
Toutefois il est dans cette convention un article auquel
on ne saurait toucher sans remuer la société dans ses
fondemens. C'est celui qui déclare inaliénable la vente
des domaines ecclésiastiques . Le concordat de 1817 ne
fait aucune mention de cette vente . C'est , dit le ministre ,
qu'il estcontraire à la dignité de la nation, de reproduire
dans un traité , des garanties que la France ne tient
pas d'une puissance étrangère . On ne pouvait trouver un
plus honorable motif. Si cependant il était besoin d'une
reconnaissance formelle , pour assurer des droits qui
font partie de la loi constitutive , au défaut du concordat
, nous avons la bulle . La bulle cet acte spontanément
émanédu Saint-Siege, porte textuellement que les
dispositions concernant l'aliénation irrévocable des domaines
ecclésiastiques ont déjà obtenu leur effet , et
doivent conserver toujours leur force et leur intégrité.
Toutefois , comme l'opinion est ombrageuse de sa nature
, S. M. a voulu qu'elle fut rassurée par un article
spécial de la loi destinée à étayer le concordat. Cet
hommage de la puissance à l'opinion , ne sera perdu ni
pour l'opinion , ni pour la puissance .
,
Le traité porte que les articles organiques sont abolis ,
en ce qu'ils ont de contraire aux lois et à la doctrine de
l'église. Mais il ne spécifie point ce qu'ils ont de contraire
à cette doctrine et à ces lois , si le venin est partout
, ou s'il se cache dans quelques clauses , et quelles
sont ces clauses . Ce défaut de précision a pu exciter
aussi quelques méfiances. Car on se méfie du vague
424 MERCURE DE FRANCE .
comme de l'arbitraire , puisque l'arbitraire en vient;
nous nous souvenions d'ailleurs que la plupart de ces
articles n'étaient rien que l'application des édits de nos
rois , et des libertés de l'église , telles qu'elles sont établies
dans le fameux écrit de Pithou , et dans la déclaration
du clergé de France . Le ministre donne pour
motif de cette exclusion , la contexture de quelquesuns
de ces articles , les dispositions arbitraires de quel.
ques autres , l'esprit de domination enfin qui se fait
jour dans les stipulations pour l'indépendance. Quant
aux cultes réformés , il n'est point naturel qu'ils trouvent
place dans le projet de loi. Comme explication du
concordat , quelle mention ce projet peut-il faire d'une
discipline qui n'est point l'objet du concordat. Et
comme loi , que peut- il ajouter à l'article 5 de la Charte ?
Et néanmoins , toujours dans un mème esprit de ménagement
et même de déférence envers l'opinion , S. M. a
voulu que les dispositions relatives à ces cultes , qui
déjà étaient associées aux droits publics des Français ,
le fussent aussi aux libertés de l'église gallicane.
Une des principales clauses de la convention du 11
juin , est l'augmentation du nombre des prélatures,
Depuis long-temps la nécessité de cette augmentation
était , d'après l'orateur , universellement sentie. La population
et l'étendue des diocèses excédaient les proportions
indiquées par l'intérêt public ; des réclamations
s'élevaient de toutes parts sur les difficultés de l'administration
religieuse ; et cette année mème , des conseils
généraux de département ont devancé la loi par leurs
demandes. L'orateur montre avec beaucoup d'éloquence
tout ce qu'un épiscopat nombreux ajoute à la dignité
de l'église , et avec beaucoup d'adresse , tout le parti
que l'Etat en peut tirer contre les invasions de la cour
de Rome. Il ne saurait pourtant se dissimuler que cette
division nouvelle du territoire , cette création d'autorités
parallèles aux autorités de l'État , disposées sur un
même plan , circonscrites dans les mêmes limites , n'est
pas à l'abri des objections. Ni avant 1789 , quand le ressort
des intendances était en général plus vaste que
celui des diocèses , ni depuis 1801 , où le ressort des
diocèses est en général devenu plus vaste que celui des
préfectures , les deux pouvoirs ne s'étaient jamais renNOVEMBRE
1817 . 425
contrés comme aujourd'hui , face à face. Est-ce au hasard
ou à la sagesse qu'il faut attribuer cette différence
dans les circonscriptions ? je ne sais. Mais il y a quelquefois
de la sagesse dans le hasard . Quoi qu'il en soit , le
ministre assure que la disposition dont il s'agit n'entraîne
point d'inconvéniens graves . Quant à la dotation
des siéges , la loi du 25 mars y a pourvu .
C'est une règle constante , qu'aucune bulle , aucun
reserit du saint siége n'a force de loi , sans la vérification
préalable , et l'autorisation du gouvernement ; règle
constante non-seulement parmi nous , mais même dans
tous les États catholiques : et pour ne choisir qu'un
exemple entre mille , on en peut juger par la résistance
du conseil de Portugal au roi Jean H. Ce prince avait
fait concession au pape Innocent VIII de son droit
d'examen. Le conseil déclara cette concession nulle ,
soutenant que la prérogative royale était moins un droit
personnel au roi, qu'un droit qu'il exerçait pour la
nation; et qu'aux états-généraux seuls appartenait la
faculté de borner cette prérogative .
La vérification et l'autorisation demandent plus ou
moins de solennité , suivant que les actes soumis à cette
vérification età cette autorisation sont d'un intérêt plus
ou moins grand. Les uns concernent l'église universelle
ou l'église nationale ; il peut en résulter quelque altération
dans la législation religieuse , ou mème dans la
législation politique. Ici le concours de toutes les branches
du pouvoir législateur est de rigueur. D'autres ne
touchent qu'à des intérêts privés . Il suffit pour ceux-la
de la sanction du Roi dans son conseil .
Nous voilà garantis contre les atteintes du dehors .
Mais on peut éprouver au dedans d'aussi redoutables
atteintes . Le sacerdoce peut excéder ses limites , il peut
méconnaître l'autorité des canons , et violer ces mêmes
libertés dont il a dans ses mains le dépôt. Il peut jeter le
trouble dans les consciences , et opprimer ou déshonorer
les citoyens , sous prétexte de les instruire. Ce
sont ici les cas d'abus .
Quelques complaisans de la cour de Rome reculent
jusqu'à la pragmatique de Charles VII l'origine des
appets comme d'abus , adroite induction contrele maintien
de ces appels . Les hommes de bonne foi convien
426 MERCURE DE FRANCE.
draient de leur nécessité , quand les preuves historiques
manqueraient. Or elles manquent si peu , que le principe
de l'appel , comme d'abus , se trouve dans le
sixième canon du concile de Francfort. L'ancienne constitution
de la monarchie avait établi , ou laissé s'établir,
des tribunaux spéciaux pour les gens d'église . Il serait
difficile d'accorder aujourd'hui l'existence de ces tribunaux
avec l'article 62 de la Charte . Tout ce que le gouvernement
précédent avait pu faire en faveur des ministres
du culte , c'était de permettre , dans quelques
cas difficiles un concours aussi difficile peut- être , de
l'autorité religieuse et de l'autorité civile. La loi du20
avril 1810 accordait même aux évêques le droit de n'être
jugés que par les cours qu'on nommait alors impériales.
Pour relever le sacerdoce à ses propres yeux , comme
aux yeux des peuples (ce sont les expressions du ministre
) , S. M. a jugé à propos d'étendre ce droit à
toutes les personnes engagées dans les ordres sacrés .
,
En soumettant les deux bulles à la vérification des
chambres , on excepte les expressions de ces bulles qui
choqueraient trop manifestement les libertés de l'église
et de l'État , formules surannées que la cour de Rome
garde encore , non sans doute pour meler des souvenirs
hostiles à des dispositions pacifiques , mais pour se
consoler de la puissance qu'elle a perdue , par les
monumens qui lui en restent. Il serait temps néanmoins
que toutes les chancelleries s'accordassent à deposer
un langage qui n'a plus de sens , et que les titres répondissent
partout au pouvoir , comme le signe à la
chose signifiée .
wwwwwwww
§. II.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 20 au 26 novembre.
- RÉCOLTES , FINANCES . Enfin la Vieille-Espagne a
compris que l'abondance sans l'exportation était presque
aussi funeste que la disette sans l'importation ; et
les provinces de Castille et de Léon , surchargées de
NOVEMBRE 1817 : 427
leurs récoltes , ont obtenu l'autorisation d'en envoyer
l'excédent au dehors .
,
se
Malgré toute l'activité de son ministre , et la rentrée
des deux tiers des impositions , et les améliorations
commencées , du moins dans quelques parties du service
, et l'emprunt ouvert , dit- on , à Francfort , sous
la garantie d'une grande puissance , ses fonds tombent
de baisse en baisse . Malgré la protection de la Russie
et les vaisseaux qu'elle lui vend , et les huit mille hommes
qui du port de Cadix menacent les insurgés , quelques-
unes des républiques nouvelles s'affermissent et
consolident ; le peuple des Etats-Unis met en question
s'il ne faudra pas embrasser leur défense ; et la discussion
pourrait bien passer du peuple au congrès. Ce n'est
pas tout ; Alger et Maroc s'unissent pour lui apporter
un fléau pire que la guerre. Sous prétexte de donner
la chasse à des vaisseaux hambourgeois et prussiens ,
les Barbares établissent une croisière sur la côte de
Grenade , abordent fréquemment, communiquent avec
d'imprudens mariniers . Alarmé de cet affreux voisinage,
le roi n'épargne , pour ouvrir les yeux de ses sujets
sur leurdanger , ni menaces , ni prières ; il faut avouer
que jamais situation ne fut plus fâcheuse.
- Une supercherie , comme on en voit tant , a
causé un moment d'agitation à la bourse de Londres.
Il circulait une lettre portant que le gouverneur de la
banque s'était rendu chez lord Liverpool , pour lui proposer
des arrangemens sur les cinq pour cent. La lettre
était signée de M. Chase. A la vérification , lettre et
signature , tout s'est trouvé faux .
-L'hiver est précoce dans la Carinthie . Dès le 18
octobre , la neige s'amoncelait dans les campagnes de
Clagenfurth , encore convertes du maïs récemment recueilli.
- L'Allemagne , aux approches de l'hiver ,
instruite par les malheurs de celui qu'elle vient de traverser
, a dù porter ses premiers regards sur le commerce
des grains . L'exportation est permise d'un pays
de la confédération à l'autre , mais avec des droits qui
semblent rendre cette exportation illusoire .- Les marchés
de la Belgique sont bien approvisionnés , et le prix
des grains est à la baisse . On écrit de Niort que
jamais la récolte ne se présenta sous un plus favorable
aspect.
-
428 MERCURE DE FRANCE.
1
- Plusieurs réformes économiques ont lieu en
France , à partir du premier janvier prochain.
La régie des poudres et salpètres , les quatre caisses
intérieures du trésor, royal , connues sous le nom de
caisse générale , caisse des recettes , caisse des dépenses ,
caisse de service , ainsi que les caisses qui en dépendent ;
les payeurs-généraux des dépenses de la guerre , de la
marine , de la dette publique , et des dépenses diverses ,
ainsi que les payeurs des divisions militaires , sont supprimés.
A la place des régisseurs-généraux des poudres et
salpètres , il sera établi un directeur-général des poudres
, pris dans le corps royal de l'artillerie ( c'est M. le
comte de Ruty) .
De nouvelles règles sont assignées à la comptabilité
des receveurs-généraux. Un agent supérieur dirige les
dépenses du trésor , un caissier central reçoit les versemens
; nommés l'un et l'autre par le Roi , responsables
l'un et l'autre; assujétis , le premier , à un cautionnement
de 120,000 francs , l'autre , à un cautionnement
de 200,000 .
AMÉLIORATIONS POLITIQUES .- Il n'y a point fermentation
qu'il n'y ait tendance; et j'ose croire que l'Allemagne
et le Nord tendent aux améliorations. Ce n'est
point par les caprices des étudians que j'en juge , et
leurs duels et leur puérile colère contre Schmalz et
Kotzebue , et cet auto-da-fé du Journal des Tisons ,
qui a fait dire plaisamment qu'il ne fallait pas laisser
les enfans jouer avec le feu; ce n'est point par l'égalité
proportionnelle des contributions , demandée à ses deux
chambres de nobles par le duc de Saxe-Gotha , car
cette demande ne prouve que lebesoind'argent ; cen'est
point par le décret de La Haie qui soumet à des peines
rigonreuses le père et la mère d'on déserteur s'ils osaient
receler leur fils , car une bonne loi d'Etat n'est jamais
une loi contre nature ; ce n'est point par le nouveau
réglement qui affranchit de tout service militaire les
juifs de Pologne et de Galicie , car cet affranchissement
équivaut à un servage : c'est par une foule d'indices
qui , chacun à part , signifient peu de chose , et qui ,
tous ensemble , signifient beaucoup ; c'est surtout par
la pétition que l'on a adressée aux membres de la diète ,
et revétue d'un si grand nombre de signatures , dans
NOVEMBRE 1817 . 429
laquelle on demande l'établissement du régime constitutionnel
pour toute l'Allemagne ; c'est aussi par le
bon esprit qui règne en Norwège , et la conviction où
paraît être le gouvernement suédois , que les peuples
libres rapportent toujours plus que les peuples esclaves.
Trois villes nouvelles s'élèvent en Suède ; l'une ,
sur les frontières de Norwège ; l'autre dans la Bothnie
septentrionale , et la troisième dans l'ile d'OEland.
C'est aussi un indice .
-
-Nous avons déjà parlé d'une réorganisation des
ministères prussien et wurtembergeois. On assure que
le ministère autrichien se réorganise aussi , et que la
dignité de chancelier d'état est rétablie pour le prince
de Metternich .
- Le premier objet des délibérations du conseil
d'état prussien, ce seront les finances . On ajourne les discussions
sur le gouvernement constitutionnel , et cependant
ces discussions se lient fort étroitement aux
finances.
- Les différends entre les Etats limitrophes du Rhin
touchent à leur terme. La douane y perdra; le commerce
y gagnera donc .
COLONIES. -La révolution embrasse maintenant
l'Archipel entier des Moluques. Ce qu'il y a de singulier,
c'est qu'il ne s'agit point ici d'indépendance ni
d'horreur pour le joug européen , puisque les révoltés
arborent le pavillon anglais .
-
,
Buenos -Avres s'accommode assez du voisinage
des Portugais . Si les deux nations ne sont pas amies
on ne peut pas dire du moins qu'elles soient ennemies.
Dans une déclaration de ce gouvernement où l'on se
défend beaucoup du reproche de piraterie , il est dit
que deux bâtimens portugais qu'on avait capturés ,
dans la pensée que les deux nations étaient en guerre ,
seront incessamment rendus. Nous ne sommes point
des anarchistes , disent-ils ; nous aimons l'ordre autant
que la liberté . C'est aux seuls Espagnols que nous faisons
la guerre , à eux qui nous ont mis sur les bords
d'un précipice .
Il reste à savoir quelle sera la conduite de PEspagne
envers le Portugal. On n'a pas voulu qu'il combattit la
république; il s'est accordé avec elle on peu seu faut,
Lui fera-t-on un crime de l'accord , après lui en avoir .
450 MERCURE DE FRANCE .
fait un de l'attaque ? et le condamnera- t-on à s'interdire
tout accès dans les possessions espagnoles , soit par la
guerre , soit par le commerce ?
- Mina qu'on disait soumis et suppliant, s'est avancé
à cent cinquante lieues dans les terres , et a tué ou
dispersé sept cents hommes. Tel est au moins le rapport
des insurgés .
- Le gouvernement de l'île d'Amélia , qui ressemblait
d'abord à celui d'une caserne , prend des formes
plus libérales : ses deux chefs sont soumis à un conseil
supreme . Les forces de terre et de mer se composent
de quatre cents hommes.
-On veut que les insurgés de Buenos-Ayres se soient
épuisés par la conquête du Chili. Je croirais plus vraisemblable
qu'ils y ont acquis des forces ; car c'est surtout
le prosélytisme qui fait ces sortes de conquêtes ; et
gagner du terrain , c'est recruter son armée.
Il reste aux royalistes une garnison dans Tellagnano ;
elle est de deux mille hommes qui , dit-on , manquent
de vivres . Les insurgés l'observent , comme on guette
une proie qu'ils croient ne pouvoir échapper.
- La position des Etats-Unis devient , de jour en
jour , plus délicate. Seront-ils amis , ennemis ou neutres
dans la lutte décisive sans doute qui se prépare ?
La question du droit ne peut en être une pour eux ;
mais l'intérêt national est aussi le droit. On dit qu'ils
ont fait partir un commissaire extraordinaire pour
l'Angleterre . On dit aussi que les insurgés ont offert à
cette dernière puissance le monopole de leur commerce
pour vingt ans , à condition qu'elle reconnaîtrait
leur indépendance. Jamais session du congrès ne mérita
davantage toute notre attention.
En attendant , les journaux divisent ainsi les questions
: protégera-t-on ces petits gouvernemens et les
avortons qui luttent pour la vie ? Reconnaîtra-t-on les
gouvernemens éprouvés et constitués ? En d'autres termes
, attendra-t-on pour les protéger qu'ils n'aient aucun
besoin de protection ? Au premier coup d'oeil , ces
deux questions different essentiellement. Car , en reconnaissant
un gouvernement fort , on ne s'engage à
rien , au lieu qu'en reconnaissant un gouvernement
faible , on s'engage à le défendre. La différence appareute
est donc la même que celle qui existe entre la
NOVEMBRE 1817 . 431
guerre et la neutralité. Et pourtant je suis porté à considérer
cesdeux questions comme indivisibles . Les circonstances
peuvent devenir entraînantes ; et la politique
a souvent dit aussi : Qui n'est pas pour moi , est
contre moi.
RELATIONS POLITIQUES . - C'est l'année des concordats
; il s'en négocie un pour la Hollande ; il s'en négocie
d'autres pour les différens Etats de l'Allemagne .
-L'Europe ne se ligue pas contre les Barbaresques avec
autant d'ardeur et de persévérance , que les Barbaresques
se liguent contre l'Europe. L'empereur de Maroc donne
la main au dey d'Alger , et tous deux importent la peste
en Espagne . Quousque tandem ?
-M. Reinhard est reconnu ministre de France auprès
de la confédération germanique .
-Le sénat de Lubeck vient d'accéder à la sainte alliance.
-Le grand-duc de Hesse est en procès avec ses voisins.
En 1802 , S. A. R. fit un échange avec le duc de
Nassau. Les pays échangés avaient chacun leurs dettes .
Le grand duc se plaint que le duc de Nassau paie mal
les siennes . La diete a nommé des arbitres .
NOUVELLES DIVERSES . Le Journal de la Belgique
rapporte ainsi des on dit :
On dit que M. de Goltz a soumis au roi un travail
concernant les officiers à demi-solde ; qu'il est résulté de
ce travail , que quarante-deux de ces officiers , recommandables
par un service distingué , et que , par cette
raison , S. A. avait particulièrement recommandés , ont
été mis à la disposition du ministre des colonies , pour
être envoyés à Batavia ;
Que le prince n'a pas trouvé que cette manière de les
mettre en activité répondit à la protection et à la bienveillance
dont il les honorait ;
Qu'il lui a semblé que, s'il avait la suprême direction .
des affaires de la guerre , il serait décent deprendre son
avis , et que M. de Goltz lui manquait essentiellement
dans cette circonstance ;
On dit qu'en conséquence , il a supplié le roi de lui
accorder la satisfactisn de n'avoir plus de rapports avec
M. de Goltz , en donnant la démission à l'un ou à l'autre ;
On dit que le roi a désiré de voir le prince , pour
s'expliquer verbalement sur cette demande : mais que
1
432 MERCURE DE FRANCE .
celui-ci craignant d'avoir à balancer entre le sentiment
de son honneur et ses affections respectueuses , a supplié
S. M. de prendre sa demande en considération , et
de lui faire connaître , au préalable , sa décision souveraine
.
Il est certainque le roi a accepté la démission de tous
les emplois qu'occupait le prince son fils.
Cn assure qu'après cela , ces augustes personnes se
sont rencontrées chez notre princesse chérie , qui partage
, avec la maison de Nassau , l'amour et le respect
des habitans du royaume .
Que les amateurs du bon vieux temps se réjouissent
! on leur prépare , en Angleterre , une scène de
ce bon vieux temps . Un homme , accusé de meurtre ,
acquitté par un premier arrêt , et traduit une seconde
fois en justice par le frère de la victime , invoque le
jugement de Dieu contre son accusateur , et le défie à
un combat corps à corps, qui durera depuis le leverjusqu'au
coucher du soleil.
Les uns pensent que le jugement de Dieu nous vient
des lois saxonnes , qui plaçaient la justicedans la force.
Les autres en font remonter l'origine à la fournaise de
Daniel; car le jugement de Dieu ne consistait pas seulement
dans l'épreuve du duel ; il en comprenait six autres
: la croix, l'eau froide , l'eau chaude , le feu , le
serment , l'eucharistie. Il ne faut pas trop se moquer.
Notre dernier duel juridique ne date que de 1547 , et
ce ne fut qu'en 1601 , qu'un arrêt de la tournelle criminelle
défendit à tous juges de faire épreuve par eau , en
accusation de sortilège. O notre pauvre loi! dit à ce
sujet , le Courrier , quelle figure elle va faire aux yeux
des nations , escortée des usages de la barbarie !
-Plus de quarante témoins ont déjà déposé dans la
plainte de Wilfrid Regnault contre Mesnil.
-L'ancien évèque d'Uzès a légué 2000 fr. aux pauvres de
son diocèse , sans distinction de culte: voilà un chrétien!
-- Tremblement de terre à Patras ; tremblement de
terre à Genève ; l'un et l'autre suivis d'une forte détonation.
La ville de Patras est détruite , et son cap englouti.
Genève en est quitte pour la peur.
BÉNABEN.
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE..
MERCURE
ww
m
DE FRANCE.
SAMEDI 6 DECEMBRE 1817.
LITTÉRATURE .
POÉSIE .
LE BONZE.
mv
CONTE .
Confucius , aux antiques Chinois ,
D'un culte pur avait dicté les lois ;
Mais sa morale était beaucoup trop belle
Pour que le peuple , insensible à la voix
De la sagesse , y fût long-temps fidèle :
Un culte pur ne fait pas de dévots .
Aussi , vit- on les femmes et les sots ,
D'un charlatan préférer la doctrine ,
Et le dieu Fô fut le dieu de la Chine.
Or , mes amis , vous qui , bien plus que moi ,
Etes , sans doute , instruits en toute chose ,
Vous savez tous que la métempsycose
Devint , alors , un article de foi;
Et que ce dieu , qu'à Peckin on révère ,
Depuis long-temps a des prêtres nombreux,
Bonzes nommés , gens d'ailleurs fort pieux ,
Mais , par état , voués à la misère.
TOME 4. 28
454 MERCURE DE FRANCE.
On dit pourtant qu'errans et malheureux ,
Ces hommes saints , ces prêtres bons apôtres ,
Du bien d'autrui se montrent curieux .....
Ces prêtres- là ne valent pas les nôtres !
Un jour , l'un d'eux (il se nommait Graffart
Ou Graffarti , je ne sais pas au juste ),
En promenant un appétit robuste ,
Dans un village , aperçut par hasard ,
Chez un fermier , un superbe canard .
Je ne crois pas , il faut que je le disc ,
Que le dieu Fo , dans ses commandemens ,
Ait autrefois proscrit la gourmandise ;
Car à Pékin les prètres sont gourmands .
Celui-ci donc chercha vite en sa tête
Quelque moyen , piquant , original ,
Moyen , pourtant , qu'on pût trouver honnête ,
De s'emparer du friand animal :
Vous allez voir qu'il ne s'y prit pas mal.
Il se glissa non loin de la fermière ,
Puis , tout-à-coup , attendrissant sa voix ,
Baignant de pleurs son visage chinois :
-C'est , lui dit-il , c'est mon malheureux père !
Faut- il , hélas ! que le corps d'un canard
Renferme une âme et si noble et si chère !
Je le prévois ,armé d'un tranchelard ,
Bientôt un bras aveugle , téméraire ,
Un bras perfide , un bras trop eriminel ,
Va se plonger dans ce col paternel.
-Si ce canard est de votre famille
Dit la fermière , on ne le tuera point ;
Rassurez-vous , saint homme , sur ce point ;
J'en préviendrai mon époux et ma fille.
-Vous prétendez calmer mon désespoir ,
Reprit Graffart ; votre bouche est parjure ;
J'en crois bien plus la voix de la nature :
Mon père , hélas ! aura vécu ce soir !
,
-Comment pleurer sans toucher une femme !
DECEMBRE 1817. 455
Cédant alors au penchant de son âme :
- Prenez , dit-elle , acceptez ce canard ;
C'est à vous seul , c'est à votre tendresse
Qu'il appartient de le veiller sans cesse ,
De prévenir tout funeste hasard.
-Au premier mot , le Bonze court bienvite
Vers l'animal ; sur lui se précipite ,
Et dans l'instant parvient àle happer ;
Puis , comme Enée , emportant son vieux père ,
Pieusement on le vit décamper :
Mais , dès le soir , avec sa chambrière ,
Sans s'occuper des intérêts du ciel ,
Il fit chez lui , riant de la fermière ,
Un bon souper du canard paternel.
Un autre auteur , moins sobre de scandale ,
Sur plus d'un Bonze , ardent à badiner ,
De ce récit donnerait la morale ;
Moi j'aime mieux la laisser deviner.
G.-M.
:
ÉNIGME.
-L'instruis, j'enrichis , je ruine,
J'amuse et je trompe à la fois
Le savant, l'ignorant, le soldat, le bourgeois ,
Le marmiton dans sa cuisine ,
Le voyageur, les esclaves , les rois,
Ettour- a-tour chacun d'eux m'examine .
Enfin , sans souci , sans danger ,
Avee mon seul secours, à toute heure , à tout âge,
Sans craindre les voleurs , sans craindre le naufrage ,
Etmême sans se déranger ,
Onpeut faire un très-long voyage.
(ParM. J. I.ROQUES.)
:
www
CHARADE.
Quand on souffre de mon entier ,
On ne peut chanter mon premier ,
Ni se nourrir de mon dernier.
1
28.
436 MERCURE DE FRANCE .
nmmmw
:
LOGOGRIPHE.
Je suis sans pieds avec ma tête ,
J'en ai deux faibles sans ma tète ;
Jepuis instruire et plaire avec ma tète
Je déraisonne et déplais sans ma tête ;
En ce moment , avec ma tête ,
J'obtiens un regard de tes yeux ,
Ami lecteur , mais sans ma tête
Je suis presque un être odieux.
,
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est masque ; celui de la charade,
est désespoir ; et celui du logogriphe , fange, où
l'on trouve ange.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Histoire critique de l'inquisition d'Espagne , tirée
des archives du conseil de la SUPREME et de celles
des provinces'; par D. Jean- Antoine Llorente,
ancien secrétaire de l'inquisition ; traduite de
l'espagnol par M. Alexis Pellier (1 ).
Le public a su apprécier le premier volume de cet
(1 ) Trois volumes in- 8°. Prix : 18 fr . Chez Plassan, imprimeur,
rue de Vaugirard ; Treuttel et Wurtz , rue Bourbon , no. 17 ;
Delaunay, Palais-Royal , galerie de Bois ; etP. Mongie aîné ,
boulevard Poissonnière , n. 18.
DECEMBRE 1817 . 437
ouvrage , dont nous avons donné l'extrait dans notre
No. 38 ( 20 septembre 1817 ); le second volume vient
deparaître : il est encore plus intéressant , à raison du
grand nombre de faits qu'il contient.
Quand il s'agit d'ouvrages destinés à détruire des
erreurs , il convient de se borner , dans leur analyse , à
ce qu'ils contiennent , au lieu d'en profiter pour étaler
une érudition , qu'on pourrait comparer souvent à ces
plantes destinées à ramper sur la terre , et qui ne s'élèvent
qu'à la faveur des arbres qu'elles détériorent.
M. de Voltaire , à qui on accorde au moins un peu de
bon goût en littérature , voulut parler de l'inquisition ;
et, comme son impartialité pouvait être soupçonnée dans
cette matière , il prit le très-sage parti de faire un petit
précis des livres de Louis Paramo et d'Eymerio , tous
les deux défenseurs zélés du Saint-Office. Cela suffit
pour qu'on en fit justice; et il est bien malheureux
qu'il soit nécessaire de revenir sur cet objet , quand ce
grand génie n'existe plus. Parmi le peu de réflexions
qu'il se permit , nous devons citer celle qui termine
son discours : « Enfin , dit-il , le comte d'Aranda a été
<<béni de l'Europe entière , en rognant les griffes et en
<< limant les dents du monstre, mais il respire encore ! >>
Le comte d'Aranda , ambassadeur d'Espagne auprès
de notre cour , connaissait l'inquisition de son pays :
M. de Voltaire , le premier écrivain du monde et l'ami
le plus prononcé de l'humanité , savait mieux que personne
que la nature humaine n'est jamais plus avilie
que quand l'ignorance et le fanatisme sont armés du pouvoir
; et l'Europe entière qui bénissait le comte d'Aranda
, pour le peu qu'il fit contre l'inquisition , apu
apprécier l'absurdité de ce tribunal si justement détesté.
Avec de tels témoignages , et dans un temps où les
souverains ont reconnu que leurs intérêts et ceux des
1
458 MERCURE DE FRANCE.
peuples qu'ils gouvernent dépendent du progrès des
lumières , comment peut-on encore élever la voix pous
affaiblir l'horreur que l'inquisition inspire? Et , peut-il
exister encore , dans l'Europe civilisée , un point où il
soit question d'offenser la propriété la plus sacrée des
hommes : la liberté de conscience ?
Cette propriété , qui a coûté tant de sang , fut enfin
consacrée dans ce traité de Westphalie qui sert aujourd'hui
de base au droit des gens , qu'on doit considérer
comme la conquête de la religion et de l'humanité. Dès
lors , l'Etre-Suprême fut rétabli dans son droit exclusif
de juger nos erreeuurrss ,, et les souverains , débarrassés
des guerres atroces de religion , ont eu un obstacle de
moins pour diriger leurs soins vers le bonheur de leurs
peuples.
Ceux qui , dans des vues personnelles , veulent rallumer
le feu de la discorde , en déclamant contre la
liberté de conscience , sous prétexte des maux qu'ils
attribuent à la liberté civile, devraient reconnaître que
ces maux n'auraient point existé si la liberté eût été
établie. Le fanatisme religieux , présidé par l'inquisi
tion , ravagea les trois parties du globe ; le fanatisme
de la liberté civile , présidé par ce Robespierre, dont
la férocité n'appartenait ni à la France ni à notre siècle ,
aurait voulu ravager l'univers. Il n'existe qu'une liberté,
quelle que soit la dénomination qu'on lui donne en
raison des objets sur lesquels elle s'exerce , de même
qu'il n'y a qu'une espèce d'hommes libres , lesquels
étant sûrs de leurs consciences et de leurs actions, sont
les seuls capables de se pénétrer intimement de l'impossibilité
d'étre heureux dans le monde sans un centre
social , sans des lois qui préservent la société de crimes ,
de séditions et de désastres , et sans une constitutio.n
7
DÉCEMBRE 1817 . 439
qui garantisse tous les droits et fixe tous les devoirs . Les
déclamateurs contre la liberté civile ou religieuse perdent
leur temps : ils doivent échouer contre cette li
berté qui a été , de tout temps, le besoin le plus pressant
de l'espèce humaine .
M. de Llorente , ministre de l'évangile , recommandé
cette sage liberté il veut la faire valoir contre ceux
qui la feraient haïr si on écoutait leurs absurdes interprétations
. Ami du trône , il défend ses droits contre
ceux qui se croient au-dessus de ses prérogatives ; et ,
philosophe chrétien , il nous fournit de grands moyens
contre ceux qui chercheraient à énerver nos facultés
intellectuelles, les seules qui constituent la dignité et la
supériorité des hommes. En un mot, il ne sort pas dú
cercle tracé par le doigt du créateur, et dont la circonférence
environne l'espace qu'il nous est permis de parcourir
pour augmenter notre bonheur et celui de nos
semblables .
Cette explication serait ici de trop si l'ouvrage qué
nous examinons n'avait point été attaqué avant sa publication,
et si l'honneur français pouvait négliger de
saisir l'occasion de rendre hommage à un étranger qui
rend un service signalé à la raison et à l'humanité.
Ce second volume contient une grande partie des
événemens relatifs à l'Inquisition d'Espagne pendant
les règnes de Charles-Quint et de Philippe II; et
quoique l'auteur renvoie au troisième pour les proces
célèbres du prince Don Carlos , de l'archevêque Carranza
et du ministre Antoine Perrez , on en trouve un
grand nombre qui intéresseront toutes les classes de
lecteurs.
Les savans verront la funeste influence de ce tribunal
sur les sciences , les belles-lettres , le bon goût
et les arts. Cent quatorze victimes , dont la majeure
440 MERCURE DE FRANCE .
partie conserve encore une grande considération dans
le monde littéraire et dans l'histoire , attestent cette
vérité.
Les rois , les papes et les magistrats verront que l'inquisition
a été plusieurs fois attentatoire à l'autorité
royale , à celle du Saint - Siége et des tribunaux
de la justice. Les personnes , les dates et les archives
où se trouvent actuellement les pièces que les inquisiteurs
ont grand soin de faire tomber dans l'oubli ,
tout y est cité de la manière la plus scrupuleuse. On
voit , dans ce volume , qu'ils ont poussé la témérité
jusqu'à publier des ouvrages pour prouver qu'ils n'avaient
reçu aucun pouvoir des monarques : on y
remarque aussi qu'ils n'ont obéi ni aux lois , ni aux
bulles , ni aux constitutions primitives du Saint-Office,
ni aux ordres particuliers de leurs chefs ; et ce qu'on
ne s'attend pas à y trouver , c'est que ce tribunal a
laissé circuler librement des livres où l'on prêchait le
régicide , et qui tendent à établir en faveur des papes
le pouvoir indirect de détrôner les rois, tandis qu'il
condamnait et probibait des ouvrages qui défendaient
les droits de la couronne, etqu'il en punissait les auteurs .
La nation espagnole a réclamé plusieurs fois la répression
de ces excès contre les juges et contre d'autres
autorités publiques dans les assemblées générales des
Cortès , tenues depuis 1510 jusqu'en 1611. Cette
réclamation était motivée sur plus de quarante procès
ou conflits de juridiction les plus scandaleux qui eurent
lieu depuis 1487 jusqu'en 1798 , et qui avaient
occasioné des meurtres et des séditions populaires .
Le conseil suprême de Castille et celui des Indes ont
fait inutilement la même réclamation plus de vingt fois
depuis l'année 1500 jusqu'en 1770 : des personnes fa
DÉCEMBRE 1817 . 44
voriséesmême par les souverains , et estimées du public,
ont été sacrifiées .
Charles -Quint affectionnaitDon Alphonse de Virnès,
son prédicateur , au point de soutenir contre les inquisiteurs,
que ce prédicateur, loin d'être hérétique , méritait
un évêché il lui accorda en effet celui des îles
Canaries . Philippe II s'aperçut que c'était par malveillance
que l'inquisition poursuivait ses prédicateurs ,
Arias Montano , Louis de Léon et Hernand del Castillo,
sainte Thérèse de Jésus , et autres personnes qu'il
estimait.
Il n'est pas indifférent pour l'histoire de concilier
latolérance de ces souverains , par rapport à l'inquisition,
avec la conviction qu'ils avaient de ses excès.
Charles V sacrifiait sa propre autorité au désir de
triompher en Allemagne contre Luther ; et Philippe II
voyait tout avec indifférence , pourvu que ce tribunal
servît l'espionage politique , au moyen duquel il a
conservé pendant long-temps son despotisme sur une
grande partie de la terre .
Tous les crimes de Virnès étaient d'avoir soutenu
qu'il était plus aisé d'obtenir son salut en étant marié
que dans le célibat , et que la vie active était plus méritoire
que la contemplative. Cette opinion lui coûta
cinq ans de prison , et Dieu sait ce qui lui serait
arrivé sans la protection de l'empereur Charles V. Dans
un temps où le démon de la controverse paraît agiter
quelques contrées de l'Europe , nous pensons qu'il n'est
pas inutile de transcrire ici l'opinion publiée par cet
évêque après avoir obtenu sa liberté :
« Les moyens , dit-il, de se conduire envers les hé-
« rétiques , sont de les instruire , de les convaincre par
«des paroles et par des réflexions solides .... Plusieurs
« personnes ( les inquisiteurs ) ont adopté la maxime
442 MERCURE DE FRANCE.
« qu'il est permis de maltraiter de parole et par écrit les
« hérétiques , lorsqu'on ne peut ni les faire mourir ni
« les tourmenter. Si elles s'emparent d'un pauvre
<<homme , qu'elles peuvent persécuter impunément ,
« elles le soumettent à unjugement infâme , de sorte
« que, lors même qu'il a prouvé son innocence et ob-
<<tenu d'être acquitté , il reste toujours flétri comme
< un criminel...... S'il est tombé dans quelque erreur ,
« on ne cherche pas à le détromper; au contraire,
<<malgré la qualité de pères qu'ils se donnent , ils n'em-
<< ploient aucun avis paternel ; mais ils n'épargnent ni
<< la prison , ni le fouet , ni les tourmens , ni les chaînes
<<<ni la hache . >>>
Les tourmens dont l'évêque Virnès parle , sont
horribles : il faut un grand courage pour lire, sans frémir
, l'explication de la torture soufferte par le médecin
Jean de Salas , à Valladolid ( page 17 ) , en 1527.
Nous n'osons pas en faire le récit ; mais nous désirons
vouer à l'exécration de tous les siècles , le nom infâme
de l'inquisiteur Moriz , monstre de la cruauté la plus
recherchée. Quelques années après cette torture, le
célèbre espagnol , Louis Vives , écrivait à Erasme ,
plus célèbre encore : « Nous vivons dans des temps
<<bien difficiles ; il y a autant de danger à nous taire
<<qu'à parler. » Tacite avait dit la même chose longtemps
auparavant , et cela se répétera partout où l'on
ne respectera pas les formes protectrices de l'innocence.
Nous avons choisi le dialogue entre Melchior Hernandez
et les inquisiteurs ses juges , pour compléter
l'idée du mépris de ceux-ci pour les formes. «Que
<<pourrais-je faire de plus , dit cet infortuné , que de
«déclarer contre moi des choses qui ne sont pas véri-
<<tables ? Que peut-on me faire ? Me brûler ? Eh bien
DÉCEMBRE 1817 . 443
« soît; qu'on me brûle , car je ne puis pas déclarer
« l'impossible , ignorant ce qu'on me demande. Cepen-
« dant sachez , messieurs , que ce que j'ai dit des
<<autres est entièrement faux , car je ne l'ai déclaré
« qu'après avoir vu que vous désiriez que je dénon-
< çasse des hommes sans reproche , pour rendre leur
<<situation misérable ; et , n'ayant aucune connais-
<<sance des noms ni des qualités de ces malheureux , je
<<vous ai nommé tous ceux qui me sont venus à la
<<pensée , dans l'espoir de mettre enfin un terme à ma
« misère. Toutefois , voyant maintenant que mon état
« est sans ressource , je veux qu'il ne soit fait aucun
<<mal à personne par ma faute; en conséquence je ré-
* tracte toutes mes dépositions.Aprésent que j'ai rem-
<<pli ce devoir, qu'on me brûle si l'on veut, et quand il
<<<vous plaira, >>>- Mais comment se fait-il que ce quê
« vous avez déclaré contre vous , et beaucoup d'autres
<<choses , que vous niez maintenant , résultent des dé-
<<positions d'un grand nombre de témoins ?-Je ne
« sais si cela est vrai ou faux , carje n'ai pas vu le
« procès ; mais si les témoins ont dit ce qu'on sup-
<<pose, c'est parce qu'on les aura placés dans les
« mêmes circonstances que moi : ils ne m'aiment pas
« plus que je ne m'aime , et ce qu'il y a de certain ,
« c'est que j'ai déclaré contre moi tout ce qui était vrai
« et ce qui ne l'était pas .-Quel motif vous a porté à
<<déclarer , à votre préjudice , des choses contraires à la
<<vérité?-Je ne croyais pas me faire tort , j'espérais
< au contraire en tirer un grand avantage, parce que
« je voyais qu'en ne confessant rien je passerais pour
<<impénitent , et qu'on ne me croirait pas..... » Cet
accusé fit la même déclaration à la vue du bûcher oît
il allait périr , et demanda pardon à Dieu , d'avoir
:
444 MERCURE DE FRANCE.
compromis les personnes dont il voulait réparer l'honneur.
Les écrivains qui se sont prononcés contre l'inquisition,
avaient été assez généreux pour croire qu'on
avait imputé à ce tribunal des excès et des horreurs
qu'il n'avait pas toujours commis : ceux qui résultent
de ce seul procès suffiraient pour lui attirer autant
d'anathèmes qu'il en a lancés, et il n'expierait pas encore
assez le mal qu'il a fait.
Comme nous avons annoncé que cet ouvrage intéresse
toutes les classes de la société , nous en terminerons
l'extrait en indiquant que la partie consacrée par son
auteur à quelques histoires particulières des magiciens
et sorciers d'Aragon , de Navarre et de Biscaye , est
extraordinairement curieuse , surtout celle du magicien
Torralba dont Cervantes fait mention dans l'immortelle
Histoire de Don Quichotte . Toutes ces histoires
pourraient fournir les sujets les plus bizarres à l'imagination
de nos poètes qui emploient leur muse à
alimenter nos petits théâtres ; mais quand on considère
le dénouement affreux de toutes ces procédures , qu'on
voit la superstition et l'ignorance la plus grossière s'emparer
des juges , des accusés , des témoins et des peuples
entiers , on tremble à la seule idée qu'il soit possible
que l'esprit humain retombe dans ces ténèbres , et qu'on
reproduise des scènes aussi affligeantes .
Telle femme aime mieux mourir que de se dépouiller de
la dignité de sorcière ; tel homme ne veut jamais avouer,
malgré la torture , qu'il n'a pas un ange à sa disposition
pour tout deviner , pour franchir les airs et pour se
transporter dans un instant à des distances immenses ;
il avoue seulement que son ange n'était pas un bon esprit
, puisqu'il était la cause des douleurs qu'il souffrait.
M. Llorente regarde tous ces malheureux comme au
DÉCEMBRE 1817 . 445
tant d'aliénés , et il a raison . On devra à notre siècle
la classification de toutes les maladies de l'imagination :
sous le mot hallucination , on explique toutes sortes
d'aliénations mentales , l'hypocondrie , la démonomanie,
le somnambulisme, tout ce qui fait regarder comme réellement
existant ce qui n'est que fantastique ; toutes les
illusions provenant des aberrations des sens , et toutes
les visions propres à flatter la vanité des esprits faibles .
Quand on aura propagé ces connaissances , il n'y aura
plus autant d'admirateurs , et cela suffira pour faire disparaître
les faiseurs de prodiges : le petit nombre qui
en restera ne devra plus être jugé par aucun tribunal ;
la médecine les réclame : qu'on destine un hôpital pour
traiter ces sortes d'infirmités , et bientôt il ne sera
rempli que d'inquisiteurs et de ceux qui seront assez
fous pour les défendre.
mmm"
Délibérations des universités d'Ambaujvar et de
Bikar, sur la liberté de la presse .
Pendant que le pouvoir législatif s'occupe de la liberté
de la presse , il peut être intéressant de jeter un
coup d'oeil sur les discussions dont elle a été l'objet
chez d'autres peuples .
Lesassises ou universités de comtés sont chargées , en
Hongrie , de veiller à l'exécution des lois ; elles se
forment aussi en cours de justice : c'est à elles que sont
adressés les édits royaux ; et quoiqu'elles n'aient pas
le droit d'en arrêter l'exécution , celui qu'elles ont de
faire des représentations , a souvent fait échouer les
inconstitutionnelles du pouvoir exécutif.
C'est ce qui est arrivé , il y a vingt-quatre ans , à l'occasiondes
mesures que la cour de Vienne crut devoir
prendre pour restreindre la liberté de la presse en Hongrie.
Les délibérations des assises des comtés de Bihar et
446 MERCURE DE FRANCE .
d'Ambaujvar nous paraissent propres à intéressernos lev
teurs.Quelque jugement qu'on porte sur ces deux pièces,
il est touchant de voir comment ce peuple généreux qui
meurt pour ses rois « Moriamur pro rege nostro Marid
Theresia ! » allie à un si noble dévouement , la fermeté
qui fait respecter ses droits , deux choses qui ne sauraient
se trouver que chez des hommes libres.
:
Kaschau , le 12 août 1798.
A S. A. S. l'archiduc Palatin.
PRINCE ,
L'édit da 25 juin dernier , qui ordonne la suppressiondes
imprimeries particulières et non brevetées, contient
plusieurs propositions qui , non-seulement ont fixé
notre attention particulière , comme incompatibles avec
nos lois , mais qui paraissent attaquer la base et l'essence
même de notre constitution : en effet,
I. Ce dont nos lois ont fait expressément un attribut
du pouvoir législatif , est pris dans l'édit pour un droit
de la couronne. Les droits de la couronne , tels qu'ils
sont déterminés par la constitution , nous sont sacrés,
comme ils nous le doivent être mais que ces droits
soient étendus au-delà des limites que leur donne la
loi , ou , que ceux dont les états , exerçant le pouvoir
législatif avec le roi , ont rendu l'exercice collectif,
soient restreints , sans que la nation ait manifesté savolonté
dans ses comices , c'est ce que nous ne pouvons
pas admettre. Depuis qu'il est question d'imprimerie
dans nos lois , le droit de faire des réglemens sur Pimpression
et la mise au jour des livres , n'a jamais appartenu
qu'aux Etats : c'est ce dont il n'est pas permis de
douter ; c'est ce qui résulte expressément des lois même
de 1553 et de 1599 , et l'on ne conçoit ni pourquoi ni
comment on invoque dans l'édit , comme attribuant ce
droit à la couronne , ces deux lois qui prouvent précisément
qu'elle ne l'a point.
II. Če même édit porte que : « Les contrevenans
seront condamnés à l'amende. » L'application de la
peine est ici manifestement arbitraire , puisqu'il ne
DÉCEMBRE 1817 . 447
s'agit pas de l'impression de l'ancien calendrier , que
lesEtats ont défendue sous peine de 1000 florins d'amende
; et cet exemple ne saurait tirer à conséquence ,
lors même que les dernières comices n'auraient point
déclaré que l'interprétation des lois ne peut jamais appartenir
au roi seul.
Mais , voici qui est plus fort ,
III. Dans le corps entier de notre droit , on ne trouve
pas l'ombre d'une disposition qui interdise à qui que
ce soit d'avoir une imprimerie saus brevet. Or , dans
toute société bien constituée , il est permis de faire ce
que la loi ne défend pas : c'est une des conditions de
la liberté. Ne sait-on pas d'ailleurs , combien d'imprimeries
de ce genre existent et prospèrent aujourd'hui
mêmedans notre pays , sans avoir jamais été brevetées ?
Quant auxmoyens d'éluder la censure ,voici ce que
nous avons pensé.
D'abord, tous ceux qui ont quelque idée de la librairie
, seront du même avis sur l'impossibilité de
prévenir les abus de la presse , par des moyens adoptés
dans l'édit . Les écrits les plus dangereux peuvent échapper
à la surveillance , et s'imprimer dans des imprimeries
brevetées tout comme dans les imprimeries particulières.
Ainsi , l'autorité publique doit moins s'attacher
à traverser l'impression des ouvrages (résultat
dont , au reste , l'expérience de tous les temps etde
tous les pays devrait lui faire apercevoir l'impossibilité) ,
qu'à arrèter , par des voies légales , la propagation des
écrits clandestins qui seraient tout àfait subversifs de
la tranquillité publique , à en découvrir les auteurs insensés
, et à leur faire appliquer les peines prononcées
parles lois.
D'ailleurs , une multitude d'exemples renouvelés
tous les jours , prouvent que le nombre et la virulence
des écrits anonymes , sont toujours en raison de la rigueur
et de l'indiscrétion de la censure. Alors , dans
l'exaspération de leur esprit , beaucoup d'écrivains font
paraître clandestinement des écrits , tels qu'ils ne les
auraient sans doute pas mis au jour s'ils avaient pu se
montrer librement eux-mêmes. Ces écrivains ont tort ,
sans doute , mais ils sont hommes et se conduisent avec
la faiblesse humaine. Voilà ce que les législateurs ne
i
448 MERCURE DE FRANCE .
devraient jamais perdre de vue ; c'est à cette faiblesse
qu'il faut donner sagement des appuis. Il faut remonter
àla source de la maladie , en etudier les causes , et
craindre , en appliquant des remèdes , qu'ils ne soient
pires que le mal.
Enfin , ce que nous ne pouvons pas dissimuler , c'est
le nouveau danger dont cet édit menace la liberté de
la presse. Oui , c'est cette liberté qui nous tient à coeur,
et nous la vénérons avec la plus noble partie et l'immense
majorité de la nation , avec tout ce qu'il y a
d'éclairé en Europe , comme le palladium de notre
liberté politique et civile .
E
Faut-il démontrer encore que , sans cette liberté ,
la publicité , qui est l'essence de notre constitution , est
étouffée ? Trois ans ne sont pas écoulés depuis que
les états ont nommé , avec l'assentiment du Roi , une
commission nationale chargée d'établir les principes
généraux de l'éducation publique et de la liberté de la
presse, et voila qu'aujourd'hui , à la fin du dix-huitième
siècle , cette liberté a encore besoin d'être défendue
par nous !
Cette tâche serait facile ; les argumens que nous
pourrions employer sont connus de tout le monde.
Mais si quelqu'un pouvait les ignorer , si quelqu'un
pouvaitméconnaître ce que l'humanité doità l'artd'imprimer
et à la liberté de la presse , qu'il jette les yeux
autour de lui , qu'il voie ce que sont les nations actuelles ,
ce qu'elles ont été, et qu'il juge. Si l'Angleterre est si
glorieuse de sa liberté; si la Suède et le Danemarck
renaissent, et si la prospérité croissante , qui résulte de
la civilisation , en fait le modèle et l'admiration des
peuples ; si l'on respecte dans l'Allemagne le foyer de
la philosophie , des sciences et des arts; si la Saxe
fleurit en paix , au milieu des orages qui grondent autour
d'elle ; si l'Amérique du nord ofire au monde le
tableau du bonheur social ; et si , d'un autre côté , les
Orientaux nos voisins , privés des avantages de la civilisation
, croupissent dans une barbarie indigne de
l'homme , et rampent abrutis sous le despotisme le plus
abject , à quoi tous ces peuples doivent-ils les uns leur
bonheur , les autres leur misère ? C'est que les uns ont
adopté eet art régénérateur de l'esprit humain , et en
C
E
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1
1
1
DÉCEMBRE 1817 449
RONAL
out faitun noble et libre usage , tandis que les autres
l'ont repoussé.
,
Ce n'est donc pas sans raison que nous avons récem
ment manifesté nos inquiétudes et que notre anxiété
redouble aujourd'hui à la vue des atteintes portées à
un bien si précieux. Le a juillet dernier , cette même
assemblée priait le gouvernement de dissiper ses alarmes
en donnant de justes bornes à l'inquisition des censeurs
et enmettant la liberté de la presse à l'abri de leursatteintes.
Mais depuis ce peu de temps , ils ont su nous donner
de nouveaux exemples de leurs étranges manipulations .
Avons-nous pu voir , sans indignation , la circulaire
de cette même université , pour l'érection d'un theatre
national, paraître , dans les nouvelles de Hongrie, mutilée
et déshonorée par un censeur ? et , dans ce moment
même , ce sentiment d'indignation se renouvelle en
nous à la vue de lettres originales du Reviseur de Livres,
de Bude : il ose y avancer qu'il a déféré à Sa Majesté,
le discours d'un des hommes qui honorent le plus notre
pays comme littérateur et comme citoyen , « parce que ,
dit-il , dans une digression , il mêle le mot de patrieà
l'éloge de l'empereur JOSEPH , comme si c'était un
crime que de confondre , dans ses affections , la patrie
et le prince. >>
De tout cela., le gouvernement peut inférer combien
il est nécessaire de surveiller de plus en plus ces hommes
chargés de censurer les livres , auxquels on remet, pour
ainsi dire , la clef des lumières de la nation ! combien
il importe à la chose publique que la liberté de la
presse , cette source féconde du bonheur commun ,,
soit conservée intacte , et soit environnée des plus fortes
garanties !
Du reste, pleins de confiance dans sa gracieuse bienveillance
et sa haute protection , nous sommes , de
V. A. R. et de son conseil , les très-humbles serviteurs .
Fait en notre assemblée générale , à Kaschau , le 12
août 1793 . L'université du comté d'Ambaujvar.
De notre assemblée générale , à Diozegh , le 30
septembre 1795.
PRINCE ,
Divers édits , qui attaquent la liberté de la presse ,
29
450 MERCURE DE FRANCE .
nous ont été signifiés depuis quelque temps. Les édits
des 19 février , 9 mars et 12 avril , rangent dans la
classe des écrits prohibés , l'Histoire universelle de l'abbé
Millot , traduite en hongrois ; la Dissertation sur les
limites du pouvoir royal en Hongrie , et l'écrit sur les
comices du royaume de Hongrie et leur organisation.
Récemment encore , nous avons reçu un édit du 25
juin , qui ordonne la suppression des imprimeries particulières
non pourvues de brevets .
Comme tous ces actes tendent à entraver la liberté
de la presse , nous avons cru devoir consigner ici les
réflexions qu'ils ont fait naître .
Quant aux édits qui interdisent la Dissertation sur
les limites dupouvoir royal , et l'écrit sur les comices de
la Hongrie , notre intention n'est point de défendre les
opinions ou les principes déduits dans ces ouvrages , ou
d'en excuser les auteurs . La teneur de ces livres nous
est parfaitement inconnue , et nous ne voulons pas même
examiner les principes qui y sont professés . Mais ce
qui mérite notre attention , c'est que , du moins autant
qu'on peut en juger par le titre , ces écrits sout
relatifs à des matières susceptibles d'ètre discutées dans
le sein des états , et sur lesquelles la loi de 1791 ,
art. 47 , appelle même les simples habitans (1) à émettre
leur opinion . C'est parce qu'ils traitent du pouvoir législatif
, d'objets d'un intérèt national , qu'on prohibe
différens ouvrages , comme s'il était criminel ou dangereux
d'écrire sur ces matières . On devrait , au contraire ,
encourager à écrire pour et contre , afin de faire jaillir ,
du choc des opinions , la lumière nécessaire aux habitans
du royaume pour bien apprécier notre droit public
et notre constitution .
Nous voyons un nouveau sujet d'alarmes en ce que
la compression des votes , dans la diète du royaume ,
serait la conséquence de ce système de prohibitions.
En effet , s'il est permis de parler sur ces objets dans
les comices , nous ne comprenons pas pourquoi l'on
empêcherait qui que ce soit de rendre son avis pa-
(1 ) Il n'y a, en Hongrie , que les nobles qui soient citoyens et
membres des assemblées délibérantes. (Note du traducteur. )
DÉCEMBRE 1817 : 451
blic par écrit ; et si l'on est recherché pour avoir
écrit , comment ne le serait-on pas pour avoir parlé ?
Si , par mesure de haute police , on prohibe les écrits
relatifs aux limites du pouvoir royal et aux comices du
royaume , nous devons craindre que , par la même
raison , on ne comprime la liberté des opinions , lorsque
ces questions seront discutées aux comices .
On doit surtout remarquer que ces édits statuent en
plusieurs points sur l'usage de la presse : il est à craindre
que cette manifestation de l'opinion du souverain
n'influence les résolutions de la diète et ne diminue au
moins la liberté des votes dans les comices , si elle ne
l'anéantit pas absolument .
L'article 67 de la loi de 1791 , renvoie aux prochaines
assemblées les discussions sur la liberté de la presse ;
mais il est d'autant moins permis d'en inférer que , dans
l'intervalle , cette liberté peut être restreinte , que nous
sommes régis par l'art. 12 de la même loi. Si l'on peut
faire quelque réglement , il doit avoir pour objet d'assurer
la liberté de la presse et non de la restreindre ;
car la loi parle de liberté et point du tout de restriction.
Des malveillans peuvent, à coup sûr , abuser de cette
liberté; mais on n'interdit pas les secours salutaires de
la médecine , parce que quelques gens en font un mauvais
usage ; il ne serait pas plus raisonnable d'abolir la
liberté de la presse , malgréles lois , à cause de l'abus qu'on
enpeut faire : on n'a qu'à punir, dans leur personne, les
auteurs et les imprimeurs des écrits dangereux , mais
toujours par les voies légales et par le ministère de
leursjuges naturels ; car les censeurs de la librairie ne
sont nullement reconnus par les lois , etleur surveillance
ne saurait s'excuser par elles. V. A. R. et son conseil
daigneront donc remarquer que les censeurs n'ont
aucun caractère légal pour juger les écrits , et qualifier
qui que ce soit de citoyen dangereux ; et certes si la
censure pouvait étre admise , elle devrait se boruer
strictement à ce qui tient aux moeurs et à la tranquillité
publique , et se garder de se mèler des opinions. La
liberté des opinions est la condition indispensable de
la liberté de conscience et de la liberté de suffrages , et
cette prérogative , conservatrice des bases de la liberté
29.
452 MERCURE DE FRANCE.
de l'Etat , ne saurait exister si l'on pouvait lui donner
des limites .
,
Des calomniateurs ont traité notre nation de barbare
, et nous insultent encore aujourd'hui . Mais sil'inquisition
despotique de nos censeurs modernes était
plus long-temps soufferte ne justifierions-nous pas
nous-mêmes cette insolente dénomination ? La censure
des livres philosophiques , des livres qui se vendent
publiquement dans les autres états de S. M. , peutelle
engendrer autre chose que l'ignorance ? Quel ami
des lettres pourra , sans gémir sur le sort de la saine
philosophie , apprendre que le Phédon de Mondelshom
est revu par la censure de Hongrie , et revu pour étre
corrigé et mutilé par elle ! Notre avis serait , relatiyement
aux ouvrages historiques , philosophiques et religieux
, que le métier des censeurs fût non de les corriger
et de les prohiber , mais de les réfuter , et qu'il
leur fût enjoint , si toutefois la censure était admise ,
de démontrer , en la faisant remarquer , la fausseté des
opinions des écrivains .
L'édit roral , portant suppression des imprimeries
non brévetées , nous l'avouons franchement , ne nous
paraît pas moins dangereux dans ses conséquences. On
yprétend que le roi a le droit de disposer desimprimeries
, et une peine arbitraire y est établie par le roi
seul , sans le concours des Etats , contre ceux qui conserveraient
une imprimerie particulière , et qui y fe
raient imprimer des ouvrages .
La loi qui attribue à l'autorité royale le droit de reconnaître
ou de ne pas reconnaître les imprimeries ,
nous est parfaitement inconnue ; et ce qu'il nous a été
absolument impossible de comprendre , c'est la manière
dont les lois citées dans l'édit viennent à l'appui de ce
droit de la couronne. En effet , il n'y est question que
de la prohibition de l'ancien calendrier , et cette prohibition
particulière a été prononcée par le pouvoir
législatif , c'est-à-dire avec le concours des Etats et du
roi. Non-seulement , on ne trouve pas dans nos lois
l'ombre d'une disposition qui remette au roi le droit de
rien statuer sur les imprimeries ; mais la loi de 1555 ,
art . 24 , porte au contraire , que le roi recourra aux
Etats pour la répression des abus de la presse, et que
DÉCEMBRE 1817 . 453
les Etats sont chargés de maintenir l'exercice de la
liberté de la presse.
La disposition qui prescrit de condamner à une
amende les contrevenans à l'édit , est arbitraire , puisqu'elle
n'est pas revêtue de la sanction des Etats , et elle
viole ouvertement les lois. Leur autorité et celle de
ceux qui les appliquent , sont également compromises
par des dispositions de cette nature : car, si le cas advenait
, aucune loi ne prononce , et nous ne voyons pas
comment un citoyen serait condamné , soit pour avoir
conservé une imprimerie sans brevet et s'en étre servi ,
soit pour avoir acheté ou vendu des écrits prohibés
par la censure. Dans tout Etat libre , chacun a droit de
faire ce que la loi ne défend pas textuellement.
Telles sont les réflexions que nous a suggerées notre
zèle pour le maintien des lois. Nous les adressons à
V. A. R. et à son conseil , pour qu'elle daigne les soumettre
au roi . Nous espérons qu'elle fera en sorte que
l'usage de la presse , libre par les lois , ne soit pas restreint
par l'effet des édits royaux .
Dureste , etc.
L'Université du comté deBihar.
N. B. Le texte original de ces délibérations est dans.
le Voyage en Hongrie de Robert Townson , qui se
trouve à la Bibliothèque royale , M. in-4 °. , 1183 ; Travels
in Hungary, by Robert Townson , London, 1797 ;
elles sont aussi dans la traduction française de cet ouvrage
, publiée à Paris , chez Dentu , en 1805 ; mais
elles n'y sont pas rendues fidèlement . J. J. B.
wwwwww
VARIÉTÉS .
mmmv
Portrait des bons et des mauvais journalistes ( 1 ) .
On pourrait demander quelle est , de toutes les ins-
(1) Ce morceau est tiré d'un ouvrage inédit , sous ce titre :
Pensées, Observations , Vues , Tableaux , Portraits , en politique ,
morale , littérature .
La plupart des morceaux de l'auteur , dans ce journal, appartiennent
à ce recueil .
454 MERCURE DE FRANCE .
1
titutions modernes , la plus récente et la plus répandue
dans les deux mondes ? et on pourrait répondre : les
journaux. Qui met davantage les peuples en communication
et entretient le plus leurs discordes en tout genre?
les journaux. Qu'est- ce qui répand le plus de vérités ou
d'erreurs ? qui cultive mieux les bonnes et les mauvaises
affections ? qui fait le plus de bien et de mal ? les journaux.
Qui s'occupe plus des droits , des intérêts des
nations , des principes , des effets de leurs gouvernemens
; et discute ces objets avec plus de partialité, de
légéreté ; avec le moins de justice et de justesse ? les
journaux. Qui vit le plus des sciences , des lettres , des
arts , et les souille plus , tantôt par une fade adulation ,
et tantôt par une lâche détraction ? les journaux. Quelle
influence plus nécessaire ou plus fatale à toute réputation
, à toute gloire ? les journaux. Qui peint le mieux
l'état politique , civil , moral d'un pays , d'un gouvernement
, d'une époque ? qui donne le mieux la physionomie
d'une impulsion nationale ; et dans chaque
phase d'un événement , l'esprit de chaque jour ? les
journaux de ce peuple. Quel travail , vu l'importance
des effets , demanderait des ouvriers mieux choisis ? et
quel travail , vu les oeuvres , atteste plus souvent un
métier décrié ? les journaux.
A force de se multiplier , d'embrasser plus de matières
, de s'attacher à tous les intérêts , tous les goûts ,
toutes les passions , ils se sont divisés et rangés comme
dans un système , où ils prennent des formes diverses .
Les uns se bornent à publier les objets à vendre et à
acheter ; ne sont qu'un canal des transactions et des
opérations du commerce ; ils recueillent en paix de
grands profits , font du bien et point de bruit .
D'autres se chargent de faire connaître chaque jour
les événemens de la veille ; ce sont les trompettes de
la renommée. Il n'y a que des Etats puissamment organisés
, qui puissent résister à ces rumeurs quotidiennes ;
il est des principes d'une république même de les soumettre
, non à une censure arbitraire , mais à la sage
répression d'une liberté légale.
Ceux- ci réunissent ce qu'on appelle la politique et ce
qu'on appelle la littérature.
Ceux-là s'attachent spécialement à l'une ou àl'autre.
DÉCEMBRE 1817 . 455
Les uns prennent les objets en masse et les rassemblent
, tous les mois ou toutes les semaines , dans un
volume.
Les autres les effleurent, pour les offrir, tous les jours ,
dans une feuille .
Ceux du jour s'adressent à la multitude , tiennent
plus à la vogue.
Ceux du mois ou de la semaine ne convenant qu'à
des lecteurs plus studieux , ont plus besoin de fournir
une agréable instruction .
Il s'est toujours trouvé des journaux de l'une et de
l'autre espèce ; il en est encore qui ont adopté le plan
le plus naturel et le plus simple ; qui , se dévouant aux
progrès de la raison , à l'ordre public , à la saine culture
des arts , ne favorisent de leurs voeux , de leurs soins ,
de leurs passions même , que les opinions destinées à
obtenir un empire universel ou à le recouvrer ; que les
hommes et les productions dignes d'estime ; que tout
ce qu'il est utile d'aimer et honorable de défendre .
Par un accord facile de leur ton avec leur but , ils
ne manqueront ni de dignité , ni de mesure , ni de
politesse , ni mème de justice envers les idées et les
personnes qu'ils combattent ; voulant plaire aux honnètes
gens , ils doivent en reproduire les sentimens ,
l'esprit et les formes. Ils marcheront avec leur siècle
parce que chaque siècle étant héritier des précédens ,
le dernier a par cela même un plus riche trésor ; parce
qu'il est naturel d'améliorer et non de dédaigner ce
qu'on a , parce qu'on ne peut pas plus rebrousser dans
le passé que se défendre de l'avenir .
Mais ils ne seront pas toujours de leur temps , parce
que si chaque siècle à une impulsion permanente ,
chaque temps peut avoir ses vertiges passagers ; parce
qu'on peut également s'égarer par l'enivrement de certaines
idées et par leur dénigrement ; parce que si
l'action trop forte des vérités nouvelles , n'est pas
bonne , la réaction des préjugés anciens est bien plus
funeste encore .
Mais , pendant que ces journaux s'étudieront à bien
mériter d'un public juste et sage , d'autres rechercheront
toutes les passions haineuses et malignes , qu'ils.
peuvent entretenir et irriter .
456 MERCURE DE FRANCE .
S'il y a eu une révolution mal conduite, qui ait produit
des efiets tout opposés aux principes auxquels elle
se ralliait , ils imputeront aux hommes ce qui est né des
choses; ils ne pardonneront à aucune institution nouvelle;
ils voudront relever toutes celles qui avaient
péri par l'épreuve de leurs abus ; ils accuseront d'une
subversion abominable le voeu legitime d'un ordre plus
régulier et plus stable.
Si après un choc également funeste entre la religion
et la philosophie , elles s'étaient pacifiées par le sentiment
de leurs devoirs et de leurs intérêts communs ,
même avant les troubles; si , victimes des troubles
l'une et l'autre , elles y avaient appris encore davantage
à éloigner d'elles l'athéisme , d'une part , et de
T'autre l'intolérance , qui seuls se combattaient sous
leurs noms sacrés ; ils s'étudieront à renouveler cette
guerre sans objet , ou du moins à faire croire qu'elle
existe toujours; et ils feindront d'avoir encore à défendre
ce que personne ne songe à attaquer.
Si un grand nombre d'écrivains égaux à tout ce qui
les avait précédés , quoique différens de mérite et de
caractères , ont donné un grand lustre à leur siècle ,
onn'en fera que des organes du mensonge , des instrumens
de sédition et des apôtres de tous les crimes.
Si les arts et les lettres se livrent encore à ce besoin
d'acquérir de nouveaux objets , ou de chercher d'autres
formes dans les mêmes objets ; on anathématisera
cet essor ; on imposera aux lettres et aux arts , non les
règles de la belle nature , de l'éternelle raison , mais
celle de la servitude à des modèles qui ne laissent plus
rien à faire dans leur genre ; de sorte que, tout roulant
dans l'imitation , avec elle , tout sera médiocre ; et
sans elle , tout sera mauvais : ce qui arrange bien des
Aristarques , qui ont besoin de tout avilir pour être
quelque chose,
LACRETELLE ainé.
DÉCEMBRE 1817 . 457
L
ANNALES DRAMATIQUES.
On a bientôt vu succéder à la terrible tempête que
l'Esprit de parti a fait éclater à l'Odéon , le calme plat
qui règne ordinairement dans cette salle ; il n'a point
été troublé par la représentation de Maria ou la Demoiselle
de compagnie , comédie nouvelle en un acte
et en vers ; c'est une petite pièce trop froide et trop
insipide pour causer la plus légère perturbation dans le
parterre.
,
Maria , fille du corsaire Miller , a été attachée à la personne
de madame Dalville , qui a pris soin de son éducation
; en mourant elle a recommandé la jeune fille
à madame Dalmeran , et celle- ci , à l'instigation de son
neveu Soligny, qui est l'amant aimé de Maria , la recueille
chez elle et lui destine l'emploi de demoiselle
de compagnie , en remplacement d'une vieille fille nommée
Julie . Cette Julie découvre l'amour des deux jeunes
gens , et en instruit madame Dalmeran , qui en obtient
elle-même la preuve . Miller arrive après huit ans d'absence
, il renonce à ses courses , et réclame sa fille .
Soligny désespéré de la séparation dont il est menacé ,
demande la main de Maria ; mais comme il suppose que
Miller est sans biens , il le prie de faire l'offre simulée
d'une dot de 60000 fr . , seul moyen d'obtenir le consentement
de sa tante , de qui il attend sa fortune. Madame
Dalmeran a écouté furtivement cette proposition ;
quand Miller est sorti , elle déclare à Soligny qu'elle a
fait choix pour lui d'une femme , et que , s'il balance à
l'épouser , elle le déshérite ; le nom de cette femme est
renfermé dans un papier. Miller se présente à madame
Dalmeran sous un costume brillant. et lui offre les
60000 fr . de dot; la tante l'accuse de chercher à l'abuser
; sa fille même veut lai imposer silence , mais il
persiste , et donne réellement les 60000 fr. En combattant
les vaisseaux ennemis , il a fait fortune, et de plus ,
il a obtenu , pour prix de son courage , des distinctions
458 MERCURE DE FRANCE.
honorables ; le mariage se conclut sans difficulté , car la
femme que madame Dalmeran a choisie n'est autre que
Maria.
Cette petite fable est arrangée de telle manière que
tout est prévu dès la première scène , et qu'on ne trouve
dans la pièce ni intrigue ni intérêt. Miller est honnête,
brave et riche comme tous les corsaires mis au théâtre ;
madame Dalmeran est la meilleure femme du monde ,
mais il n'est pas digne de son caractère d'écouter aux
portes . Soligny ne mérite guère l'affection qu'elle a pour
lui , puisqu'il commence par vouloir la tromper avant
d'avoir éprouvé un refus. Il est même assez peu délicat
pour se décider à épouser une femme qu'il ne connaît
pas , dans la crainte de perdre l'héritage ; et ce qui est
pis , il s'y résout parce que Maria ne veut pas que son
père promette une somme qu'il n'a pas en sa possession
; il conclut de là que Marian'a pas d'amour pour
lui. Le rôle de la petite héroïne est le moins mauvais
, malgré le ton prétentieux de ses discours.
Quant à la vieille Julie dont on a voulu faire le personnagee
comique , elle disserte sur les auteurs classiques
à la manière d'un rhétoricien. En bonne justice,
la pièce aurait dû tomber à cette leçon de belleslettres
: elle s'est pourtant sauvée à la faveur du style
qui nemanque pas d'élégance , à l'exception de quelques
vers ridicules que des murmures improbateurs
ont signalés , et que l'auteur aura sans doute corrigés .
Cet auteur est M. Léger , déjà connu par plusieurs
petites pièces .
- La parodie est , dans la république des lettres ,
une espèce d'ostracisme dont on frappe les pièces de
théâtre qui jouissent d'une estime ou d'une faveurprolongée.
Il est arrivé quelquefois que la parodiejetait
un ridicule passager sur de beaux ouvrages; mais, par
fois aussi , remplissant l'office de la critique , elle a
rendu le parterre honteux d'avoir laissé surprendre
son admiration à des spectacles qui n'en étaient pas
dignes. Le moyen de produire en ce genre un effet
certain, c'est de travestir de graves personnages. Ainsi ,
dans la petite pièce de Paris à Pékin , qu'on joue
depuis quelques jours au Vaudeville , et dans laquelle
onpasse en revue plusieurs pièces nouvelles et plusieurs
DÉCEMBRE 1817 . 459
nouveaux usages , on ne voit qu'une scène plaisante .
c'est celle des Danaïdes. Les traits malins n'y sont pas
ménagés , et cependant on peut s'étonner de n'en pas
trouver davantage. C'était un riche sujet , sans parler
de l'engouement que cet opéra inspire , et des éloges
outrés qui lui ont été prodigués , et qui méritaient
bien de trouver place dans cette caricature littéraire .
Si les auteurs ont passé légerement sur la Manie
des Grandeurs , je n'en ferai pas honneur à leur charité
, car ils n'ont rien négligé pour laisser croire qu'ils
plaçaient l'Homme Gris au-dessus de cette comédie .
Je ne pense pas que l'excellente actrice dont ils ont loué
letalent à cette occasion , soit flattée d'un éloge dont
la Manie des Grandeurs fait en quelque sorte les frais .
Dans ce vaudeville , on s'est particulièrement attaché
à mettre en action les critiques dont la Clochette a été
l'objet; l'auteur de l'opéra a pris part à la composition
de la parodie . C'est peut- être montrer de l'impénitence
que de rire de ses propres fautes . Ici , Lucifer n'opère
pas seul le merveilleux , on lui a donné Mercure pour
adjoint , de sorte que les miracles du dieu et du démon
bouleversent totalement le petit théâtre du Vaudeville ,
où il semble maintenant bien étrange d'entendre le
bruit des machines se mêler aux sons légers de son galoubet.
M. L'Assurance , personnage de la pièce , qui
fait métier de tout assurer, a eu tort d'oublier les acteurs
et les actrices , car ils sont exposés depuis quelque
temps à de grands dangers dans leurs voyages aériens
et souterrains .
- Le théâtre de la Porte Saint-Martin emploie aussi
la magie pour attirer le public ; celle dont il a fait
choix ne manque jamais son effet sur des spectateurs
français; elle consiste en quelques mots, tels que ceux-ci :
Honneur national, gloire, patrie . Ces mots, quoique peutêtre
un peu prodigués dans le mélodrame du Maréchal
de Villars , ou la Bataille de Denain , électrisent la
foule qui se porte depuis quelques jours à ce théâtre
pour les entendre et pour jouir de l'image d'un de
nos plus glorieux triomphes. Cette pièce mérite son
succès , parce qu'elle est intéressante , bien jouće , et
qu'elle présente un spectacle imposant.
460 MERCURE DE FRANCE.
MERCURIALE .
C'est dimanche dernier que l'Académie française
a ouvert ses portes pour la double réception de MM. Laya
etRoger : la bonne compagnie s'y était portée en foule
comme à une première représentation des Variétés , ou
comme à un procès criminel . On sait que le plaisir est
rarement admis dans ces grandes cérémonies académiques
; on le sait ; on y court : il y a cent cinquante
ans que cela dure. Les femmes y vont méditer sur les
innovations de la toilette , et cela fait toujours passer
une heure ou deux. Les jeunes gens s'emparent avec
enthousiasme de ces occasions de voir rassemblée l'élite
des renommées contemporaines , méritées par de beaux
ouvrages ou de grandes vertus , de contempler ces
hommes placés par leur génie au sommet de l'Etat ou
du Parnasse , poètes , savans , publicistes , orateurs les
plus illustres de la France , et , par conséquent , de
l'Europe.
Quelquefois on y rencontre des gens du monde
appelés par un malicieux motif d'érudition; ils espèrent
connaître , par la réponse du président , les titres
exhumés du récipiendaire , car ce n'est pas toujours
le défunt qui est le mort.
D'autres , à l'aspect de quelques-uns de ces immortels
anonymes , qui ne doivent laisser d'héritage qu'un
fauteuil , se plaisent à calculer d'avance l'embarras de
leur successeur ; car il s'est trouvé de tout temps de
ces académiciens , au léger bagage , qui , sans égards
DÉCEMBRE 1817 . 461
pour leurs futurs panégyristes , partent méchamment ,
en répétant comme le métromane :
A notre successeur ne laissons rien à dire .
Toutlemonde enfin est curieux d'assister à un spectacle
oùun poète doit se montrer modeste. Rien de plus beau
que l'alliance de la modestie avec le génie ; les récipiendaires
ont fait de grands progrès d'humilité depuis
Corneille ; c'est toujours quelque chose.
Pour en revenir à notre séance , contraints par la
foule , de chercher , avec nos billets de centre , un refuge
dans le dortoir de l'ouest , nous avons été , pendant
tout le temps , assez mal à notre aise ; et le grand
lustre, allumé en plein midi , avait l'air d'une prévoyance
qui nous jetait dans d'étranges inquiétudes ; elles ont
été bientôt dissipées , lorsque M. Laya , professeur
d'éloquence au lycée dirigé par M. de Wailly , a pris
la parole , et , dans un discours qui atteste qu'il sait
joindre l'exemple au précepte , a réconcilié l'antique
prévention des habitués avec les harangues académiques
. Le discours de M. Laya est non-seulement l'ouvrage
d'un homme de talent , mais encore celui d'un
homme de bien ; et lorsque l'orateur croit avoir à se
consoler d'ètre moins célèbre , parce qu'il a été plus
utile , nous croyons qu'il pousse un peu loin sa modestie
de récipiendaire ; son éloquence est constamment
dictée par ce goût emprunté à cette Grèce souterraine
à laquelle , après MM . de Choiseul et Châteaubriant
, M. Lava sait nous intéresser encore ; c'est avec
un judicieux discernement qu'il a offert à notre admiration
la véritable noblesse de M. de Choiseul , celle
qu'il a conquise par ses utiles talens et ses aimables
vertus. Ce n'est pas de lui que Ducis aurait pu dire :
Que lui resterait- il s'il n'avait pas d'aïeux?
462 MERCURE DE FRANCE.
M. Laya , en terminant son discours , a recueilli ,
comme ami des muses et comme ami des lois , des
applaudissemens unanimes qui n'ont été suspendus que
par le tribut légitime d'éloges que M. le duc de Lévis ,
directeur , lui a payé , dans une réponse marquée du
sceau d'un talent très-élevé.
M. Roger , second récipiendaire , a pris un tout
autre ton dans son discours ; il a été divertissant au
risque de n'être pas académique. Nous savions depuis
long-temps que M. Roger avait de l'esprit. Nous attendions
la preuve d'un talent d'un ordre plus sévère. La
mémoire de M. Suard rappelait naturellement des idées
de bienséance , d'urbanité et de bon ton : le nouvel
académicien nous en parle beaucoup avec un style qui
ne s'en souvient peut-être pas assez. Nous avons été
contrariés , par exemple , de retrouver l'inévitable politique
jusque dans le sanctuaire des lettres ; et , pendant
le discours de M. Roger et la réponse du directeur
, il y a eu des momens où un assistant qui aurait
fermé les yeux (ce qui n'est pas sans exemple
à l'académie ) , aurait pu se croire à la chambre des
députés.
On avait eu sans doute l'intention de jeter de la
variété dans la séance en coupant la prose des deux
discours par un fragment du poëme inédit de M. Campenon
sur le Tasse. On y a cependant applaudi quatre
beaux vers. M. Campenon décèle un goût épuré dans
ses tableaux , et de la justesse dans ses idées ; mais
trop souvent , dans ses vers , de belles images et de
grandes pensées languissent décolorées par une expression
débile. On attendait mieux de l'auteur de la
Maison des Champs et de l'Enfant prodigue ; mais
DÉCEMBRE 1817: 463
les personnes qui connaissent le nouveau počme de
M. Campenon , prétendent qu'il aurait pu facilement
choisir un fragment plus digne de sa muse et de cette
solennité littéraire .
Au surplus , cette séance n'a point fait repentir le
public de son empressement. Parlons d'une autre séance
qui a eu lieu , le mardi suivant , en comité secret , et
qui , dit- on , a été bien autrement intéressante. Les
plaisirs cachés sont toujours les plus vifs. L'idée de ces
séances périodiques où les ouvrages inédits des académiciens
viennent , chaque mois , commencer leur
renommée , est une de ces heureuses inspirations familières
à M. Raynouard , secrétaire perpétuel. Cette
institution ne sera pas d'une faible influence pour disputer
notre siècle aux vertiges de la politique , et le
ramener à la gloire des lettres .
Voilà le programme exact de cette séance .
M. François de Neufchâteau , retenu par les douleurs
dela goutte, a fait porter ses regrets à l'Académie par des
stances qui ne se sentent nullement des infirmités de
leur auteur.
C'est M. Lemercier qui a ouvert la séance par la
lecture d'une dissertation sur la vie et le poëme du
Camoëns ; il a eu occasion d'applaudir au zèle de M. le
comte de Souza , pour sa magnifique édition du Camoëns
, sortie des presses de M. Firmin Didot , et ornées
de gravures dues au talent de nos premiers artistes
; les collègues de M. Lemercier ont eu anssi l'occasion
d'applaudir fréquemment à la nouveauté de ses
idées et à la tournure originale de son style .
On a ensuite entendu , avec une attention admirative,
le chant de l'Interdit , du poëme de Philippe-Auguste ,
464 MERCURE DE FRANCE.
par M. Parceval-Grandmaison ; ce chant , déjà célèbre
par l'enthousiasme de madame de Staël , présente le
plus imposant tableau : la lutte de la tiare et de la
couronne . On attend avec une impatience bien légitime
la publication de cette épopée , où la poésie semble
avoir emprunté au patriotisme ses plus belles inspirations
; un beau poëme sur la bataille de Bovines , doit
doublement intéresser des Français .
M. le comte Daru a terminé la séance par un extrait
de son Histoire de la république de Venise , dans lequel
il réfute adroitement le récit de l'abbé de Saint-
Réal , auteur de la Conjuration de Venise. On a remarqué
dans cette nouvelle production de M. Daru ,
la profondeur accoutumée d'un homme d'Etat supérieur
, et le style éloquent et sévère d'un véritable historien.
Tous ces ouvrages ont été entendus avec un intérêt
soutenu , et ont donné lieu à diverses discussions littéraires
, dans lesquelles les académiciens qui ne sont
guère qu'auditeurs , ont lutté avantageusement avec
ceux de leurs confrères dont le talent est connu du
public.
Il se trouvait à cette séance vingt-sept membres de
l'Académie française , et vingt des trois autres Académies
; ne pourrait-on pas , en étendant un peu les statuts
de l'ordre , permettre l'entrée de ces audiences
mystérieuses à quelques-uns de ces jeunes disciples des
Muses , déjà couronnés par elles , qui , comme Enée ,
se présenteraient à la porte de leur temple, le rameau
sacré à lamain , et viendraient achever ainsi leur stage
Littéraire.
-Le défaut d'espace ne nous permet pas d'entrete
DÉCEMBRE 1817 . 465
'nir aujourd'hui nos lecteurs d'une surabondance de pedes
brochures politiques aussi inconnues que leurs auteurs;
tous ces anonymes se disputent à qui sauvera PEtat : il ne faut pas les décourager ; on sait quelles
BROT
furent les libératrices du Capitole .
SS .
SECONDE LISTE DES SOUSCRIPTIONS
SEINE
Reçues pour les naufragés du radeau de la Méduse ,
jusqu'au 4 décembre inclusivement.
Dons remis chez MM. Perregaux-Lafitte :
S. A. R. Mgr . le duc de Berry, 500. f.-MM. R... , rue du Sentier,
100 f.-J. C. Clarmont , 50 f.-Les employés des bureaux
de MM. Perregaux- Lafitte , 110 f.
Dons remis aux bureaux du Journal du Commerce et
du Mercure.
Parmi ces offrandes , il en est une qui était accompagnée du
billet suivant , qui nous a parudigne de l'intérêt du lecteur.
<<Un enfant de neuf ans , qui a entendu lire la relation du
«naufrage de la Méduse, envoie 12 f., qu'il a gagnés par sesde-
<<voirs. Comme il a failli périr sur mer , il plaint bien ceux
<< qui font naufrage.
«Sa soeur y joint 8 fr . >>>
<< Paris , ce 29 novembre 1817.
Madame Kenens , 20 f. - MM. Kenens fils , 10 f, -Radet ,
homme de lettres , 10 f.-J. I. Roques , de Montauban , 5 f.-
Brillantais , propr. , 40 f.- P. A. Fayolle , nég . , 40 f.-M. B. ,
ex-lieut. sans traitem. , 2 f.-Mad. Le Roi , 30 f.- MM. Barailon
, ex -offic. de mar. , 20 f.-Le duc de la Rochefoucauld-
Liancour, pair de France , 100 f. -M. et mad. L. R. , 20 f. -
MM. J. D. , 5 f.-Mlle. C... L .. ,, 2 f. -MM. D... , 10 f. -A... ,
10 f. -L... , 5 f.- Mesdames de la B... de Carentan , 20 f.-
R. H. , 20 f.- MM. de C. , cap. de hus. en demi-solde , 5 f.-
Archinard , prop. , 20 f.- Le doct. K. , 10 f.-Le doct. Ribes ,
5f. Le doct. Therrin , 5 f. Le doct. Breschet , 5 f.- Le
doct. Fournier , 5 f.- Le doct. Marc ,5f.-Le doct. Coutanceau
, 5 f.-Le doct. Renauldin , 5 f. - Perier frères , ban-
C
30
466 MERCURE DE FRANCE.
20 f.-
avo
quiers,100 f. Mesdames B. , -В. , 20 f.- MM. Lami ,
peintre en miniature , 5 f.-Mad. A. , rue Duphot, 40 f.-
MM1.. Peraud , offic. en non-act. , 5 f.-Berton ( dduu Lot) ,
cat, 5 f. Edmond Gauthier , 3 f.-Un pair de France , 1001.
-Bennu , chev. de la lég.-d hon. , 5 f.- Le gén. en non-activ.
Th. B. , 10 f.-L. R. , abonné au Mercure, 20 f.-Lepropriétaire
et les habitués du café Holfort, rue St. -Denis, n. 30g,
125 f.-Une dame du départ. du Haut-Rhin , 100 f.-MM. le
baron Lambert , anc. intend..-gén. d'armée , 20 f. Eénaben ,
10 f.- Porquier , prop. , 40 f.-Le colonel Legay d'Arcy ,
20 f.-Le chef d'escadron Crével , 10 f.- Bourdon , 10 f.-
Offic. d'art, en non-activ . , 5 f. - F. C. , 10 f. - Ehlen , 20 f.-
J... , 50 f.- Mesdames B. , 10 f. - D. , 5 f. - MM. le docteur
Legouas , 12 f. - Le doct . Louis Abraham, 10 f.-Disily Benard,
10 f.-Casimir de Lavigne , 5 f.-Sevigny, pour lasociété
coloniale , 25 f.-Les employés du 2º. bur. de la tre. dir.
de l'adm. des contrib. indirect., 20 f.-B. P. et D. de l'étude de
M. Lombard , 20 f. - D. , rue du Mont-Blanc , n. 11 , 10 f. -
M. , commiss . de marine , 25 f.- La famille P. , 20 f.-Donibaneco-
Guisson-Saharbasec , 20 f.-Pille jeune , rue du Marais
du Temple , n. 20 , 5 f.- Ch. , 5 f.-Denon , memh. de l'Inst. ,
20 f. F. A. , 20 f. -Guittard , offic. de marine , 40 f.-T. et
D. , rue de Vaugirard , 15 f.- Le chef de bataill. comte Philippe
de Blou, 10 f.-C. R. , 20 f.- Les généraux Théodore ,
Charles et Alexandre de Lameth. , 60 f. - A. F. , 8 f. -Mamoiselle
C. J. , 5 f. MM. Alliaume et Loche , 8 f.- M. D. C. ,
20f.-E. , 20 f.-Le colonel Favier , 20 f. -Les jeunes gens
composant l'étude de M. Desprez , not. , rue du Four St.-Ger.,
20 f.- Victor Daure , 20 f. Denuelle , peintre , 5 f.-
Lebon , 5 f. - B. C. Devaux , 5 fr .
MM. Mezan , 5 f. N. C. , passage Montesquieu, 20 f.-
Cerclet , 3f.- Eugène Labaume , chef d'escadron , 10 f.-Dumoulier
, commissaire des guerres adjoint, 5 f. -Pellet , Devill
et comp. , nég. , 100 f. - Lepautre , 7 f. - Madame L.5f.-
MM, Milliet , nég. 15 f.-P. 5 f.- Le baron de Staël , le duc de
Broglie , Schlegel , 100fr .- Boinet , 5 f. - Renard, 5 f.-Madame
la maréchale duchesse de Raguse , 100f.- MM. Lainé ,
nég. , 10 f. Beaudouin l'ainé . nég. au Havre , 10 f.-Charles
Breffort , 20 f. - Mad. M. , 10 f. -MM. Ch. V. , ex-comm. des
guerres , 5 f.-H. H. , ex-direct. des subs. milit. , 5 f.-C. H.
ex-andit. , 5f. - Ch. D. , ex-officier , 3 f. -A. M. L. , ex-four.
de l'ex-garde , 5 f. -Mesdemoiselles N. B. 3 £. -A.5f-
MM. C. H. 40 f. F. F. B. 15 f.- Julien B. , 20 f. - Nodler ,
offic. à demi- solde , 20 f.- Gevaudan , 30 f.- Deux officiers en
demi -solde , 20 f.- Un ancien marin , 5 f. F. 5f.-D.5 f.
Cholenet, 5 f. A. , 5 f. -Julesde Ch. , 60 f.-C., 5 f.-P.,
off. retraité, 5 f.-D.....y , ex-maît. de poste à B....y. , 10 f.-
F. C. , 5 f.D. , employé , 5 f.- Chevassus Bereba , marchand
lapidaire , 10 f.- Louyer-Villermay , médecin, 10 f.- Fizeaur ,
med. , 5 f.-Rey, méd. , 5 f.- Le gén. Rapp , 70f. Bavroil, 10f.
Frichot, 20 f.-D., 5 f.-B. N. , 5 f. -Anonyme (envoyé, par
M. F. ) , 40 f.-F. Noël , nég. , 25 f.- Ch. Ternaux, nég., 50 f.
1
DÉCEMBRE 18173 467
Delacroix, 20 f.-D. A. , 40 f.-Berard , 10 f.-Bellanger, 25 f
Duval , 15 f. Mad. G. , 10 f. - M. Delaporte , 12 f. - Mesdames
Z, 20 f.- Blacque , 30 f. MM. Blacque , rue de l'Arbre-
Sec , 10 f.- Limet-Perrier d'Ftampes , 5 f. A. C. , officier
retraité ; E. C.et S. F. , aspirans de marine ; L. F. , adj . aux
comm. des guerres , réformé; F. M. , propr. , 25 f.- Madame
la comtesse R. , 30 f. -.Jacques Raymond , 50 f. - L. A. , 10 f.
F. D. , 10 f.- S. M. , hôtel de Bruxelles , 10 f .-C. D. , 10 f.
Le général Bachelu , 20 f.- Madame N. , rue Vivienne , 15 f.-
Six anonymes , 124 fr .
Les souscriptions portées sur la présente liste , s'élèvent à
3,977 fr. , laquelle somme réunie aux 2,224 fr. 50 c. , montant
de lapremière liste ,
2,224
forme un total de 6,201 fr. 50 c. , qui ont
été versés chez MM. Perregaux-Lafitte.
"
POLITIQUE .
w
§. I.
SESSION DES CHAMBRES .
CHAMBRE DES DÉPUTÉS.
La séance du 29 novembre , la seule qui ait eu lieu
depuis le 22 , a commencé par un rapport de M. de
Villèle sur diverses pétitions. La plus remarquable est
celle des rouliers et voituriers d'Avignon , qui demandent
qu'une loi fixe la distance à parcourir , dans les
vingt-quatre heures , par les voitures publiques. Voici
en quoi cette fixation les touche : <<< Pour aider les mattres
de poste dans leur service onéreux , le gouvernement
d'autrefois leur accordait une exemption d'impôts
. A ce mode d'indemnité , impossible aujourd'hui ,
on a substitué un droit de 25 cent. par poste , dont il
n'y a d'affranchis que les rouliers et voituriers qui
marchent à petites journées. Or , qu'est-ce que la petite
journée ? C'est , d'après un arret de la cour de
cassation , rendu en 180g , un espace de dix lieues de
poste; mais la mème cour de cassation a décidé , en
30,
408 MERCURE DE FRANCE .
1817 , que c'étaient dix lieues de pays , c'est à dire
environ une moitié en sus , e sempre ben. » Renvoyé à
la commission du budget , attendu qu'il s'agit d'une
indemnité dont la réduction occasionerait un chapitre
de plus dans le livre des dépenses , où l'on compte déjà
un assez bon nombre de chapitres . M. de Villèle fait
place au ministre de la guerre qui vient présenter ét
développer un projet de loi sur le recrutement . Le Roi
avait dit dans son discours aux chambres : « Il est
temps d'assurer cette indépendance et cette dignité ,
sans lesquelles il n'y a ni roi ni nation. » L'orateur des
pairs avait osé parler , en présence de l'Europe , « des
vertus de cette nation punie de son trop de gloire . >>>
L'orateur des députés avait assuré que a lorsqu'une
limite équitable serait posée à d'énormes sacrifices , et
que notre territoire serait enfin affranchi , alors seulement
la France pourrait prendre rang parmi les nations.
» Il n'est point jusqu'au pacifique institut où n'ait
éclaté ce sentiment d'indépendance « Si cette jeunesse
était appelée à défendre sou pays , nous lui montrerions
des armes . Achille à Scyros serait moins prompt à les
saisir. >> De tant de manifestations , ilne pouvait éclore
qu'une loi de recrutement ; mais cette loi, pour bien
remplir tous nos besoins , doit respecter tous nos droits .
C'est ici l'impôt en hommes qui ne demande pas une
moindre exactitude dans la répartition que l'impôt en
argent .
Pour décrire dans ses changemens divers notre système
militaire , il faudrait fouiller jusqu'aux racines de
la monarchie. Si ces changemens étaient progressifs ,
le fruit surpasserait le travail peut-être ; mais dans ce
chaos d'institutions , tour-a-tour abandonnées et rétablies
, il y a diversité , sans qu'il y ait progression. Le
ban et l'arrière- ban qui , dans l'origine du système
féodal , composaient le fonds de l'armée , n'en furent ,
dans la suite , que le supplément ; les soldats des bourgs ,
d'abord si méprisés , formèrent peu à peu, sous le
nom de francs - archers , le noyau des forces nationales.
Les francs - archers , les bandes ou compagnies ,
des compagnies d'ordonnance , tels sont les rudimens
des armées permanentes. C'est à Charles VII qu'elles
DÉCEMBRE 1817 . 469
doivent leur origine. Nous savons aujourd'hui s'il faut
lui en rendre grâce.
François Ier institua les légions , qui furent bientôt
après converties en régimens. Elles étaient de six mille
hommes , et se recrutaient par la voie de l'enrôlement .
Henri IV , fait plus qu'un autre pour créer un bon système
, se contenta de vaincre avec celui qu'il avait
trouvé. L'ordre s'établit enfin sous Louis XIV . C'est à
ce prince que l'on doit l'institution des milices Abandonnées
d'abord à l'arbitraire des intendans , les désignations
n'eurent ensuite lieu que par le sort. Le
premier tirage régulier est de 1691. C'est , jour
pour jour , cent ans avant le décret de l'assemblée
nationale , qui supprime les milices. On sait le reste.
Le principe des enrôlemens volontaires , solennellement
décrété en 1791 , fut solennellement aboli en 1793 .
D'abord on leva trois cent mille hommes , en laissant
chaque département maître du mode de levée . Puis on
demanda un supplément de trente mille hommes pour
la cavalerie ; puis on appela tous les hommes de dix-huit
à vingt-cinq ans , puis on appela tout le monde. Enfin
la loi de la conscription parut. Elle se fondait sur cette
base : « Que tout citoyen doit ses services à sa patrie. >>>
L'article 1a de la Charte abolit , il est vrai , cette loi ;
mais la Charte toute entière en consacre le principe .
Tels sont les antécédens du projet que M. le ministre
de la guerre est venu proposer. Pour ne pas avoir
à choisir entre les enrôlemens volontaires et les appels
périodiques , il maintient les uns sans exclure les autres .
Seulement il considère le premier de ces deux modes.
comme fondamental , et l'autre comme subsidiaire ,
pour les légions. Quant aux troupes d'élite , l'enròlement
est le mode exclusif.
Je ne discuterai point le mérite de ces deux modes .
Trop de distance les sépare , et trop de considérations
rendent la solution à peu près impossible , dans un
pays qui n'a pas un régime absolument monarchique ,
ni entièrement populaire. En principe , l'enrôlement ,
étant plus favorable à la liberté individuelle , se rattache
mieux à la monarchie ; et l'appel , étant plus favorable
à l'égalité politique , paraît convenir davantage au gouvernement
républicain. Il s'ensuit la nécessité d'une
:
470
MERCURE DE FRANCE.
combinaison de ces deux modes , dans un régime
mixte: jusque-là donc point de difficulté. La difficulté
commence à l'établissement d'un mode exclusif pour les
corps d'élite . Est-ce que la cavalerie et l'artillerie ne
sont pas des troupes nationales , aussi bien que l'infanterie
? Est- ce que la troupe appelée à l'honneur de
garder le prince , n'est pas éminemment nationale ? Et
qui doit prendre un intérêt plus vif que la nation, à la
conservation de son prince? N'est-il pas sa première
richesse ? Mais encore , ees troupes que l'on nomme
d'élite , ainsi recrutées , en sens inverse des troupes
ordinaires , sont-elles en effet digues de ce nom? Est-ce
bien l'élite de la nation qui s'enrole ? François Itr ordonnait
d'enrôler par préférence les vagabonds et gens
sans aveu. Je sais que le projet de loi dit précisément
le contraire. Et cependant, pour se persuader que la
troupe d'élite sera composée d'élémens aussi purs que
l'autre , il faudrait oublier que la nouvelle division des
propriétés a augmenté le nombre des petites indépen
dances ; qu'elle a donné des foyers à ceux qui en manquaient
; qu'il n'est pas naturel d'échanger ces douceurs
et cette aisance contre une caserne ; enfin , que les
quinze dernières années n'ont produit que cinquantedeux
mille enrólemens , c'est-à-dire trois mille cinq
cents par an , terme moyen. Je ne serais donc pas
étonné que quelqu'un proposat un mode uniforme de
recrutement , comme la plus sûre base d'un bon esprit
militaire , comme un moyen infaillible de prévenir ces
haines de corps , qui , d'une armée de compatriotes ,
font plusieurs armées ennemies. Quant à l'admission
dans la garde royale , on désirera peut-être que ce soit
le poste d'honneur , la récompense des actions éclatantes
et d'une sage conduite , afin que de fait et de
nom la garde royale soit la troupe d'élite.
L'article 6 du projet de loi ( titre 2 ) est ainsi
conça :
>>Chaque année , dans les limites fixées par l'article5,
<<le nombre d'hommes appel's sera réparti entre les.
« départemens , arrondissemens et cantons , propor-
«tionnellement à leur population militaire , d'après les
derniers dénombremens officiels , »
C'est ici surtout qu'il est nécessaire et qu'il est difficile
DÉCEMBRE 1817 . 471
d'être juste. Dans l'ancien régime , suivant le chevalier
de Pommelles , la généralité d'Auch , qui comprenait
huit cent quatre-vingt-sept mille trois cent soixante-onze
habitans , ne fournissait qu'un contingent de quatorze
eent vingt-un soldats , tandis que la généralité de Montanban
, qui n'était que de cinq cent quarante-deux
mille quatre cent trente-neuf âmes , en fournissait deux
millehuit cent quarante. Dans le Poitou , la proportion
était de un sur onze , et dans l'Aunis limitrophe du
Poitou , de un sur quarante-huit. Ces inégalités nous
choquent , et ont droit de nous choquer , non point
parce que ce sont des inégalités; car le despotisme a
aussi son niveau; mais , parce qu'au lieu d'être le produit
d'un calcul , elles sont l'effet d'une volonté arbitraire
.
Ce serait une erreur de croire que l'unique base de
la population recrutable soit la population générale.
C'est bien là un des élémens du rapport dont la population
recrutable est le résultat; mais ce n'est point
l'élément unique . Outre la population générale , il faut
compter les proportions locales entre le nombre total
deshabitans et lenombre desjeunes gens de vingt ans ,
ensuite les proportions locales entre les inscrits et les
réformés . Ceçi demande une explication.
Le rapport général de la populationà la population re
crutable est de cent à un. Mais ce rapport est un terme
moyen , une solution approximative dont tous les départemens
ont fourni les données.Adopter dans la pratique ce
terme moyen , pour l'un comme pour l'autre extrème ,
serait une injustice manifeste; car le terme variable de
ee rapport , qui est cent pour le département de l'Aisne ,
est deux cent dix pour le département de la Seine. Par
conséquent , demander au département de la Seine le
centième de sa population , aussi bien qu'au département
de l'Aisne , c'est lui demander plus que le double
de ce qu'on demande au département de l'Aisne .
Les causes locales de réforme viennent de nouveau
troubler ce rapport. Le terme moyen du nombre des
réformés est bien de trente-un sur cent ; mais c'est le
terme moyen de plus de quatre-vingt termes .
Enremontant aux sources , vous trouverez , par exemple
, vingt au lieu de trente-un , pour le département du /
472 MERCURE DE FRANCE .
Haut-Rhin , et cinquante , au lieu de trente-un , ponrle
département des Hautes-Pyrénées ; c'est-à-dire que , sur
cent jeunes gens de vingt ans qui se présenteront dans
le Haut-Rhin , il n'y en aura que vingt de réformés , et
qu'il y en aura cinquante dans le département des
Hautes -Pyrénées . C'est-à-dire , en d'autres termes , que ,
pour réaliser cent hommes , dans le département du
Haut-Rhin , l'opération devra frapper sur cent vingtcinq
, et que , dans le département des Hautes-Pyrénées
, elle devra frapper sur deux cents . C'est qu'il est
des pays où l'enfance est plus longue , plus faible , plus
maladive. Si l'on n'a pas égard à toutes ces données ,
l'exactitude n'est que dans les chiffres . Il conviendrait
de fonder enfin les élémens de ce rapport si variable et
si composé , c'est-à-dire de fonder la justice. Nous le
pouvons aujourd'hui ; si nous attendons une crise, il ne
sera plus temps ; car les circonstances alors emportent
les principes .
«Déterminer les qualités et les habitudes de la popu-
<<lation , fixer les points où elle surabonde et ceux où
« elle s'appauvrit ; régler les sacrifices qu'elle peut faire,
« et les ménagemens régénérateurs dont elle a besoin ,
«telles sont les données du problème à résoudre , pour
faire une juste répartition entre les départemens , des
hommes à appeler à l'armée . La solution de ce pro-
<< blême ne pouvait s'obtenir dans les premiers temps
«de lamonarchie ; il ne parait pas qu'on l'ait cherchée
<<sous le régime des milices; on la trouvera dans les
<<observations que la conscription a permis de faire. On
«doit à cette institution trop austère , l'avantage re-
<<marquable qui manque à la plupart des autres Etats
« de l'Europe , de bien connaître la population mili-
<< taire du royaume. »
Ce passage est tiré d'un livre qui paraît le fruit de
longues et profondes méditations sur le sujet qui nous
occupe , et que j'aurais cité plus souvent , s'il avait fallu
lui restituer tout ce que j'en ai emprunté ( 1 ).
(1) Recherches et Considérations sur la formation et le recrutement
de l'armée en France. Paris , chez FirminDidot, rue Jacub,
n. 24; et chez Magimel , Ancelin et Pochard , rue Dauphine ,
no.9.
1
DECEMBRE 1817 . 473
L'article XIII porte que , dans les cas d'exemption
pour infirmités , les gens de l'art seront consultés. Mais il
est des infirmités qui emportent l'exemption , il en est
d'autres qui n'emportent que la suspension. Pourquoi
ne pas déterminer les premières ? C'est dans la loi
constitutive qu'est leur place. Surtout, pourquoi laisser
sans règle fixe , les rapports entre les gens de l'art et le
conseil de recrutement ? Est-ce que le conseil de recrutement
pourra passer outre , si les médecins déclarent le
danger imminent ? Ou bien aura- t-il le droit d'exempter
ceux qu'un avis de médecins jugerait valides ? Et , s'il
arrivait que les gens de l'art et le conseil de recrutement
fussent d'un sentiment opposé , où est le tribunal qui
doit décider entre eux ? On dirait que nous manquons
d'exemples de connivence et d'oppression .
Le titre VI est la conséquence de ces paroles du Roi ,
qui ont retenti dans toute la France : « Je veux qu'aucun
privilége ne puisse être invoqué , que l'esprit et les dispositions
de cette charte , notre véritable boussole, qui
appelle indistinctement tous les Français aux grades et
aux emplois , ne soient pas illusoires , et que le soldat
n'ait d'autres bornes , à son honorable carrière , que
celle de ses talens et de ses services . » Et ces mêmes
paroles sont le développement des articles 2 et 3 de la
charte. Ainsi , quelque chose de l'esprit constitutionnel
pénétrera dans un ordre d'habitudes si contraire aux
habitudes civiles . Le soldat désapprendra moins facilement
la loi de son pays , quand elle aura mis ses droits
en réserve , quand c'est elle qui le prendra par la main
pour l'élever de grade en grade. Je laisse aux hommes
du métier à discuter la limite de ces droits . Et , pourtant
, je ne sais quel sentiment de justice me porterait à
la reculer. Nul doute que le génie ne s'acquiert pas , et
je suis de ceux qui disent que l'on naît général , comme
l'on naît poète. Mais le commandement d'un régiment
est-il compris dans l'exception ? Il faut s'attendre à tous
les lieux communs sur la nécessité d'une représentation
brillante . Et pourtant je ne vois pas que nos régimens
aient été plus mal conduits , quand ils avaient pour colonels
, des soldats parvenus. Nul régiment ne fut autre--
fois donné à un roturier. Il faut éviter , il faut effacer ce
474 MERCURE DE FRANCE .
souvenir. Pour être réduite à un seul point , l'exception
n'en serait pas moins une injure.
Tous les bons esprits sentaient la nécessité d'une réserve.
Une réserve , disaient-ils , sans épuiser les forces
de l'État , diminue ses dépenses. Quand il existe une
réserve , les hommes appelés sous les drapeaux , se préparent
par des exercices modérés aux fatigues de la
guerre. Dans les circonstances imprévues , le gouvernement
n'est pas réduit à çe brusque accroissement de
forces qui peut compromettre le succès de ses opérations.
Ces principes ont évidemment dicté les dispositions
de la loi , relatives à la création des légionnaires
vétérans. « Les légionnaires vétérans, a dit le ministre ,
<< n'offrent qu'une force auxiliaire et territoriale dont
<<l'objet est de suppléer l'armée , et de la rendre dis-
<< ponible pour rétablir l'ordre partout où il serait trou-
«blé. Cette institution peut seule permettre de res-
« treindre les appels , et de libérer , sans retour , tous
« ceux qui ne sent point appelés , parce que, en ménageant
pour lebesoinune force préférable auInombre,
« elle ajoute une garantie de fait à la garantie légale de
<<la libération. »
(
Le projet de loi ne fait aucune mention des troupes
étrangères à la solde de la France . Cette omission a été
remarquée ; elle devait l'être. Ce fut Louis XI , le premier
, qui enrola six mille Suisses , pour remplacer les
francs-archers. Je n'aime point cette origine. Quoi
qu'il en soit, le nombre de ces auxiliaires n'a point diminué
depuis Louis XI. Mais en les supposant utiles
dans unpays quisait, ou du moins qui peutse défendre,
il faudrait créer une règle de proportion entre l'accessoire
et le principal , etc'est le bon sens qui fournit cette
règle. C'est lui qui nous avertit que des auxiliaires peu
nombreux , ne produisent pas un grand bien , et que ,
trop nombreux , ils peuvent faire un grand mal.
-Dans la foule des ouvrages que les circonstances
font éclore , et qui passent avec elles , il ne faut point
confondre le livre des Forêts , dont M. Rougier de la
Bergerie a fait hommage à la chambre . Ce livre a pour
objet l'amélioration et mème la conservation de notre
sol. Il se rattache donc au premier de tous les intérêts ,
celui de notre existence .
DÉCEMBRE 1817. 475
-Dans le comité secret du 29 , M. Duvergier de
Hauranne a développé une proposition tendante à déterminer
positivement par une loi , soit l'âge nécessaire
pour être élu membre de la chambre des députés , soit
l'époque à partir de laquelle les députés , pour être admis
, devront justifier qu'ils paient mille francs d'impositions
directes , soit le délai qui doit être accordé aux
députés , nouvellement élus pour se présenter à la
chambre.
Je me trouve heureux de me rencontrer avec M. Duvergier
de Hauranne sur la nécessité d'une telle
loi (1 ).
,
wwwww
S. II.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 30 novembre au 14 décembre .
-
RÉCOLTES, FINANCES . -La taxe pour les pauvres , en
Angleterre , s'éleva , l'an dernier , å to millions sterl . ,
et cependant le nombre des pauvres n'a pas diminué.
C'est qu'il ne suffit pas qu'une aumône soit abondante
pour qu'elle fructifie . On a proposé d'établir pour les
ouvriers une sorte de tontine. C'est une invention
française. Je la crois fort honne en elle-même , pourvu
qu'on ne prenne point les administrateurs au hasard.
Les fonds sont à la hausse ; on achète beaucoup .
AMÉLIORATIONS POLITIQUES. Lorsque nous revoyons
un jeune homme que nous avions laissé enfant ,
nous sommes étonnés du changement qui s'est opéré
en lui . Sa taille s'est élancée , sa voix a grossi ; ses
traits sont plus fortement prononcés. Nous aurions peu
remarqué ces changemens , si nous ne l'eussions po int
quitté . J'applique cet exemple à l'Allemagne. Nous
qui la voyons croître , et qui croissons avec elle , les
indices de virilité qu'elle manifeste frappent faiblement
nos regards . Mais qui l'aurait vue , il y a quelques
(1) Voyez le Mercure du 15 novembre.
476 MERCURE DE FRANCE.
années , courbée sous le joug féodal , couverte on
plutôt hérissée de bannières de toutes couleurs ; et qui
la verrait tout--à coup secouer sa poussière gothique ,
et réunir dans un même intérêt non-seulement ses populations
diverses , mais tous les élémens de ces populations
, aurait peine à la reconnaître. L'esprit coustitutionnel
anime et vivifie cette masse , comme l'esprit de
de vie qui souffla sur le cahos . Ce n'est pas qu'il n'éprouve
des résistances . A ces mots d'égalité politique , toutes
les vieilles oligarchies ont frémi. Mais voici l'ordre detravail
de la diète : « Réglerles rapports politiques desci-devant
Etats médiatisés . Régler l'étatlégalde la ci-devant
noblesse d'empire dans la confédération germaniques.
-Statuer sur les réclamations des communes catholiques
et israélites , et des anciennes familles de Limbourg et de
Freuenstein , touchant la constitution de laville de Francfort
.-Etablir un système uniforme pour la liberté de la
re
pe
11
d
b
presse . »
-L'archiduc Jean a transplanté dans son pays un
fruit précieux qu'il a recueilli dans ses voyages; c'est
l'enseignement mutuel. La Bavière aussi organise son
instruction publique.
-L'armée de Saxe est réduite à douze mille hommes,
et les Saxons la trouvent encore trop nombreuse ; quelques-
uns n'en voudraient pas du tout. Excellente idée
's'ils peuvent la faire partager à leurs voisins. Jusque-là ,
qu'ils s'en tiennent à la théorie. Ces sortes d'améliorations
sont d'une nature étrange ; il faut qu'elles aient
lieu partout ou qu'elles n'aient lieu nulle part.
-Au moment où les conseils du cabinet se succèdent
si rapidement , je ne suis pas étonné de la sévérité que
le ministère anglais déploie contre les raisonneurs. La
courdu banc du roi ne se montra jamais plus menaçante.
Suivant les journaux de l'opposition , c'est l'audace du
patriotisme qu'on s'efforce de flétrir , comme le délire
du crime. Il est fâcheux , dit le Times , qui pourtant
n'est pas de l'opposition , qu'ily aitune loi qu'on aggrave
dans un temps , et qu'on neutralise dans l'autre. Je
trouve une double injure dans cette oppression et dans
cette inertie . Le Courrier , mieux initié , voit les choses
sous un jour différent. On n'en veut , dit-il , qu'à des
misérables sans talent et sans autorité personnelle, Pour
DÉCEMBRE 1817 . 477
du talent , s'ils en manquent , l'arrêt de la cour ne leur
endonnera pas.
- Le bruit d'une organisation prochaine des provinces
prussiennes du Rhin acquiert , de jour en jour ,
plus de consistance ; on assure qu'elles auront un gouverneur-
général et une législation particulière . Parmi
les griefs des habitans , on remarque ceux des chefs
de manufactures. Ce sont les importans objets qui appellent
à Coblentz le prince de Hardenberg.
- On a publié à Stutgard plusieurs édits concernant
l'organisation nouvelle du royaume. Le premier de ces
édits régularise le système des contributions ; le second ,
est relatif au rachat de tous les impôts dits féodaux . Voilà
de quoi aigrir la bile des médiatisés .
COLONIES . -Morillo est-il mort ? Une lettre de Curaçao
l'annonçait ; le départ du général Cagigal semblait
le prouver ; mais des nouvelles postérieures démentent
ce bruit. Mina est-il battu ? Son adversaire
le publie , mais en s'excusant de n'avoir pas poursuivi
sa victoire , sur ce que la cavalerie espagnole était en
fuite.
On nous dit que Morillo , qui était encore à Caracas
le 6 octobre , avait mis , sur cette ville , une contribution
d'un million , qu'il exigeait avec une rigueur sans
exemple. Il n'espère donc point la garder. Bolivar ,
au contraire , si l'on en juge par une de ses lettres du
28 septembre , paraît plein d'espérances ; il est vrai
qu'elles ont été plus d'une fois trompées.
1
« Tout va bien ici ; l'armée marche sur Caracas , et
<<je quitterai cette ville (Angustura ) le dernier. Ce
« sera sans doute , dans douze jours d'ici , pour aller
<<prendre possession de San-Fernando. De là je mar-
« cherai par le centre de la province , et je rejoindrai
<<les autres divisions . Je ne crains pas d'écrire cela ,
« parce que les troupes royales ne sont point en état
« d'empêcher mes opérations , et je ne désire point le
<< méprisable triomphe de les prendre par surprise. La
u division du général Bermudez seule suffirait pour
<<s'opposer à toutes les troupes espagnoles : il a plus
<<de trois mille hommes d'excellentes troupes. Paez ,
« dans l'ouest , est irrésistible à cause de sa nombreuse
« cavalerie; il a obtenu quelques avantages très-impor
478 MERCURE DE FRANCE.
« tans , de sorte que l'ennemi ne sait quelle march
<< suivre. En un mot , nous sommes remplis d'esp
« rances , et nous les croyons toutes bien fondée
« parce que le peuple est patriote , et que nos sold
<< sont accoutumés à vaincre. >>>
Ce qu'il y a de plus certain, c'est le désordre intérie
des deux partis. Bolivar envoie des troupes contreM
rino , et Morillo bannit le gouverneur de Caracas Autr
rapprochement. Morillo avait inondé de sang l'ileMa
guerite. Les insurg's n'ont pas laissé sur la rive
l'Orénoque trois Espagnols vivans. Ne serait-il pas temps
qu'une bonne paix vint enfin mettre un terme à tant
d'horreurs ? Espagnols , insurgés , ne comprendrontils
jamais qu'un autre profitera de la lutte , et qu'après
bien d'inutiles crimes , et les Européens , et les enfans
des Européens disparaîtront pour toujours de cette terre
arrosée , mais non point fertilisée de leur sang ?
LaGuyane est toute entiere au pouvoir des indépendans.
Une proclamation de Bolivar invite les émigrés
guyanais à rentrer dans leurs foyers. Une autre
proclamation du mème général avertit toutes les na
tions que les ports de l'Orénoque sont ouverts à leurs
vaisseaux. Les armes de Vénézuela sont partout vietorieuses
. L'amiral Brion , dans deux combats succes
sifs , a pris aux Espagnols quatorze bâtimens chargés
d'objets précieux , d'armes et de provisions ; il a fait ,
dit il , quinze cents prisonniers .
-Le Brésil cultive en paix les arts . Cela vaut mieux
que de nourrir et même de châtier des conspirations .
RELATIONS POLITIQUES .- Les pirates wéchabites
ont massacré tout l'équipage d'un bâtiment, composé de
pélerins turcs , qui se rendaient à la Mecque. Le bâtiment
naviguait sous pavillon anglais. Est-ce au leopard,
est-ce au croissant qu'ils font la guerre?
-La mission de M. le conseiller prussien Jordan ,
auprès de l'empereur d'Autriche , n'est point revêtue
d'un caractère solennel. Et pourtant on la croit relative
à de grands intérêts.
-Les îles du Rhin que la France possédait à l'époque
du traité de Lunéville , lui resteront. Celles qui n'étaient
acquises que postérieurement à ce traité, appar
tiendront au grand-duché de Bade . M
DÉCEMBRE 1817 . 479
PROCÈS MARQUANS.- Des conjectures sans nombre
ar madame Manson , et pas un fait .-Un commissaire
police traduit en jugement pour un excès de lacome
dans ses inventaires.-L'éternel M. Selves déuté
de ses prétentious nouvelles par une fin de noncevoir.
Voilà tout sur ce point. C'est bien peu , di-
-t- on. C'est encore trop.
-Comme j'écrivais ceci , les détails d'un aussi horible
attentat que celui de Rodez me tombent sous les
Dains . C'est un mélange de violence , de fraude , d'ingratitude
qui fait horreur ; et le crime aussi , comme
à Rodez , trouve des bourreaux dociles .
La scène est à Oleron. Un homme perdu de débauche,
pour réparer les brèches de sa fortune , sollicite la main
d'une jeune Espagnole. Il l'obtient. L'infortunée était
belle ! mais elle était riche. Son mari vit en elle , d'a--
bord une proie , ensuite un obstacle importun . Excité
au crime par une infâme , il la dépouille de ses biens ,
la chasse de sa maison , la réduit au pain de l'aumône.
Mais elle vivait encore ! On offre 100 fr. à une femme
impure et à l'amant de cette femme , pour l'assassiner ,
Le marché se conclut. Deux fois ils l'empoisonnent ,
deux fois elle en réchappe. Enfin , cette femme et sou
complice entraînent , sous de faux prétextes , leur victime
dans un champ écarté ; et là , malgré ses supplicatious
et ses larmes , pendant que l'un la saisit fortement ,
P'autre l'étrangle de ses propres mains .
NOUVELLES DIVERSES . -On dit M. de Golz , commissaire-
général de la guerre dans le royaume des Pays-
Bas , remplacé par le général Tindal , ou par le général
Dumouceau.
-Le duc de Raguse est nommé ministre d'Etat.
-Le prince Eugène est reconnu premier prince de
la monarchie bavaroise après les princes de la famille
régnante; il a ses fonctionnaires , son tribunal.
-Quelques troubles encore à Alger ; et toujours la
peste. Elle règne à bord du bâtiment hambourgeois .
bonnes mesures sanitaires ont jusqu'ici préservé
Gibraltar.
De
-Trait de naïveté remarquable ; je dis comme les
almanachs. Le colonel Riddell vantait beaucoup , au
lord-maire , un secret infaillible contre le typhus . Que
480 MERCURE DE FRANCE.
ne vous adressez-vous plutôt à la faculté , lui répondit
le lord- maire . -Bon , la faculté; je guérirais tout un
hôpital devant elle , qu'elle ne me croirait pas.
- Le lieutenant Kotzebue , parti le 17 juillet 1816
du port Pierre et Paul pour la baie de Norton , après
avoir inutilement essayé de visiter le détroit de Belring
, découvrit , en continuant sa route , le long de la
côte d'Amérique , une passe dont on n'apercevait pas
les bornes . Ce fut après deux jours de navigation , dans
la direction du sud- est , qu'il vit la terre. Plus de
quinze jours furent employés à examiner la grande
baie , dans l'espoir d'y trouver l'embouchure d'un
fleuve. Les habitaus dont ce navigateur se loue, toutes
féroces que soient leurs moeurs , lui indiquèrent une
petite baie où se trouvait un canal qui conduisait à la
pleine mer. Cette découverte n'est pas d'une médiocre
importance pour le commerce de la Russie.
-D'un autre côté , l'Angleterre se propose de tenter
un passage dans le nord-ouest. Quelque révolution de
la nature a détruit ou fondu ces montagnes de glace
qui nous séparent des extrémités septentrionales de
notre hémisphère. On pénètre jusques au quatre-vingtquatrième
degré. Le pôle devient accessible.
-Suivant l'antique usage , la procession funéraire de
la princesse Charlotte a eu lieu dans la nuit. On observe
qu'entre minuit et une heure , la lune , auparavant
brillante , se couvrit d'un voile. La bière fut descendue
dans le caveau par une mécanique pratiquée à travers
la voûte , il y a sept ans , d'après l'ordre même du
roi . On la vit glisser insensiblement , et s'abîmer enqu
pour jamais. Triste , mais fidèle image des grandeurs
humaines !
-Un singe fort intelligent étaitembarquésur un vaisseau
où il aidait à la cuisine et à la manoeuvre. Condamné,
par le capitaine en second , à un châtiment qu'il n'avait
pas mérité , il se laissa mourir de faim. Et certains
hommes s'étonnent que d'autres hommes se révoltent
contre l'injustice.
BÉNABEN.
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE .
MERCURE
ROVAL
250
DE FRANCE .
SAMEDI 13 DÉCEMBRE 1817 .
nmmmmmmmmmmmmmmmmi
LITTÉRATURE .
OTIMBRE
SEINE
POÉSIE.
HERCULE FURIEUX .
Discours traduit d'Euripide.
:.
,
, (Hercule, dans un transport de ſureur excité par Junon ,
a égorgé sa femme et ses enfans. Bientôt , recouvrant la raison ,
il reconnaît son crimé et veut l'expier en se donnant la
mort. Thésée lui prodigue les consolations de l'amitié , lui
offre un asile dans Athènes ; et pour affaiblir l'horreur que lui
inspire le massacre de sa famille , il lui rappelle les forfaits
dont les dieux eux-mêmes se sont rendus coupables . Hercule
lui répond en ces termes:)
Ah! ces discours sont vains pour tromper mes regrets !
Les dieux ne donnent point l'exemple des forfaits ;
Non, ils n'ont point brûlé d'une flamme adultère ,
Ni de fers criminels chargé les mains d'un père ;
Un dieu n'attaque point la liberté d'un dieu ,
Et maître de lui -même , il ne forme aucun voeu.
Loin de moi ces récits d'une bouche profane ,
Ma raison indignée à jamais les condamne.
Mais malgré les combats que me livre le sort ,
Je n'accepterai point le secours de la mort ;
TOME 4. 31
482 MERCURE DE FRANCE.
D'un lâche en expirant je crains l'ignominie :
Le mortel qui fuirait la fortune ennemie ,
D'un guerrier menaçant soutiendrait-il le bras ?
Le courage d'Hercule attendra le trépas.
O mon ami ! j'irai dans ta ville fidèle,
Nourrir de tes bienfaits la mémoire éternelle .
Grands dieux ! j'ai supporté d'innombrables travaus,
Nul n'a fait reculer l'audace d'un héros ,
Une larme jamais n'a mouillé ma paupière ;
Ah ! je ne pensais pas que le destin contraire
Quelque jour de mes yeux dût arracher des pleurs !
Il faut connaître enfin l'empire des malheurs;
Eh bien ! je suis vaincu . -Vous (1 ) , vieillard vénérable,
Qui voyez mes tourmens , mon exil déplorable ,
Qui contemplez en moi l'assassin de mes fils ,
De leurs membres épars recueillez les débris ;
Cachez dans le tombeau leur malheur et mes crimes :
Honorez de vos pleurs d'innocentes victimes ,
Au meurtrier la loi défend cette douceur !
Joignez-les à leur mère et pressez sur son coeur
Ces fruits infortunés d'une union si chère ,
Que frappa de ma main l'erreur involontaire.
Quand vous aurez couvert ces restes précieux ,
Soutenez et la vie et l'aspect de ces lieux ,
Et malgré les douleurs d'une amère vieillesse ,
A supporter mes maux forcez votre tendresse ,
O mes enfans ! faut-il que l'auteur de vos jours
Dans sa rage homicide en termine le cours ?
Ames nobles efforts , la victoire fidèle ,
En vain m'a couronné d'une gloire immortelle ;
Vous perdez tout le fruit de mes sanglans combats ,
Et du nom paternel vous ne jouirez pas !
Et toi dont la constance et la douleur sincère , pas:
Baignant de chastes pleurs ma couche solitaire ,
Loin d'un époux chéri veillaient dans ce palais,
Devais- tu , malheureuse , expirer sous mes traits ?
Femme ! enfans malheureux! plus malheureux Alcide !
(1 ) Il s'adresse à Amphitryon.
DÉCEMBRE 1817 . -483
De tes fils , de ta femme , un lâche parricide
Te sépare et te livre à d'éternels tourmens !
O fatales douceurs de nos embrassemens !
O funeste présent , javelots infidèles !
Faut-il vous conserver dans mes mains criminelles ,
Ou jeter loin de moi des témoins odieux ,
Qui me reprocheraient mes transports furieux ?
<<Par nous assouvissant ta rage sanguinaire ,
« A ta femme , à tes fils tu ravis la lumière ;
« De ton sang avec toi tu portes les bourreaux !
Et mon bras soutiendrait ces auteurs de mes maux ?
Je pourrais ... ? Mais privé d'un secours si terrible ,
Qui dans tous les dangers me rendit invincible
Dois-je à mes ennemis , offrant mon propre sein ,
Par un trépas honteux terminer mon destin ?
Non , je ne puis trahir le soin de ma mémoire
Je garde en soupirant l'instrument de ma gloire .
,
,
O terre de Cadmus , ô peuple généreux ,
A ces mânes plaintifs consacrez vos cheveux .
Prenez , prenez du deuil les marques légitimes ;
Allez sur le tombeau de ces tristes victimes ;
Pleurez-les , pleurez-moi : frappés des mèmes coups ,
Junon nous a surpris et nous immole tous !
M. J. ANCEAU , professeur-adjoint de sixième
au collége royal de Bourbon.
ÉNIGME.
Je n'ai ni forme ni couleurs ,
Cependant sur les yeux j'exerce moneempire.
Sijeette fuis te fuis , lecteur , ton mal devient le pire ,
Etquand je t'approche , tu meurs.
wwwww
Par M. N. L. , de Versailles,
mmmm
CHARADE .
Unprince ami de mon dernier ,
Devrait proscrire mon premier ,
D'où naît trop souvent mon entier.
:
31
484 MERCURE DE FRANCE.
LOGOGRIPHE .
Je suis touchante avec ma tête ,
Je suis terrible sans ma tête ;
Je fais bien des maux sans ma tête ,
Que j'adoncis avec ma tête;
Je donne la mort sans ma tête ,
Je rends la vie avec ma tête ;
Dans deux beaux yeux , enfin , avec ma tête
J'ai plus de droits sur un vainqueur ,
Que dans la main d'un barbare en fureur
Je n'en eus jamais sans ma tête.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est carte; celui de la charade ,
est migraine ; et celui dü logogriphe , livre , où l'on
trouve ivre.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Du Théâtre français et du Théâtre étranger.
On peut remarquer depuis quelque temps dans les
articles littéraires de nos journaux , et même dans les
cours de nos professeurs de belles-lettres , une tendance
à aggrandir les dimensions de notre theâtre , et
sinon à s'affranchir de la rigueur des règles respectées
jusqu'à ce jour , du moins à reconnaître que les étrangers
ne sont pas si coupables lorsqu'ils s'en écartent. En
DÉCEMBRE 18172 485
observant ce cominencement de révolution dans notre
littérature , j'ai été conduit à m'occuper des différences
qui distinguent le théâtre français de celui des Anglais
et des Allemands , et j'ai pensé que les réflexions
suivantes , dont j'ai déjà publié quelques-unes il y a
plusieurs années , mais que je rattache dans cet article
à un principe général , qui ne m'avait pas frappé alors ,
pourront intéresser le public.
En littérature , comme en politique , rien de ce que
font les hommes réunis , rien de ce que les peuples
adoptent ne prend son origine dans leur fantaisie ou
dans leur caprice. Les lois qu'ils s'imposent ou celles
qu'ils repoussent , les institutions qu'ils se donnent ou
celles qu'ils renversent , ont toujours des causes indépendantes
de leur volonté.
Ainsi , ce n'est nullement parce que les Anglais et
les Allemands ont voulu dédaigner les règles , que leurs
écrivains s'en sont affranchis. Ce n'est point non plus
parce que nous avons préféré nous y soumettre , que
nos grands poètes les ont observées. C'est que l'idée
première , la conception fondamentale de nos tragédies ,
differe de celle des tragédies anglaises ou allemandes .
Lors même que les nôtres sont fondées sur la tradition
ou sur l'histoire , elles ne peignent qu'un fait
ou une passion. Les Allemands , dans les leurs ,
gnent une vie entière et un caractère entier.
Quand je dis qu'ils peignent une vie entière , je ne
veux pas dire qu'ils einbrassent dans leurs pièces toute
la vie de leurs héros , mais ils n'en omettent aucun
événement important ; et la réunion de ce qui se passe
sur la scène , et de ce que le spectateur apprend par
des récits ou par des allusions , forme un tableau complet
, d'une scrupuleuse exactitude.
1
Il en est de mème du caractère . Les Allemands n'é
486 MERCURE DE FRANCE.
cartent , de celui de leurs personnages , rien de ce qui
constituait leur individualité. Ils nous les présentent
avec leurs faiblesses , leurs inconséquences , et cette
mobilité ondoyante , qui appartient à la nature humaine
et qui forme les êtres réels .
Nous avons un besoin d'unité qui a poussé nos auteurs
dans une autre route. Ils repoussent des caractères
tout ce qui ne sert pas à faire ressortir la passion
qu'ils veulent peindre ; ils suppriment , de la vie antérieure
de leurs héros , tout ce qui ne s'enchaîne pas nécessairement
au fait qu'ils ont choisi .
Qu'est- ce que Racine nous apprend sur Phedre ? Son
amour pour Hyppolite, mais nullement son caractère
personnel, indépendamment de cet amour. Qu'est-ce que
le même poète nous fait connaître d'Oreste ? Son amour
pour Hermione. Les fureurs de ce prince ne viennentque
des cruautés de sa maîtresse. On le voit, à chaque instant,
prêt à s'adoucir, pour peu qu'Hermione lui donne quelque
espérance. Le meurtrier de sa mère paraît même avoir
tout-à-fait oublié le forfait qu'il a commis ; il n'est occupé
que desa passion ; il parle, après son parricide, de
son innocence qui lui pèse ; et si , lorsqu'il a tué Pyrrhus
, il est poursuivi par les furies , c'est que Racine a
trouvé , dans la tradition mythologique , l'occasion
d'une scène superbe , mais qui ne tient point à son sujet
tel qu'il l'a traité .
Ceci n'est point une critique. Andromaque est l'une
des pièces les plus parfaites qui existent chez aucun
peuple , et Racine ayant adopté le système français , a
dû écarter , autant qu'il le pouvait , de l'esprit du spectateur
, le souvenir du meurtre de Clytemnestre. Ce
souvenir était inconciliable avec un amour pareilà celui
d'Oreste pour Hermione. Un fils couvert du sang de sa
mère , et ne songeant qu'à sa maîtresse , aurait produit
DÉCEMBRE 1817. 487
un effet révoltant. Racine l'a senti , et pour éviter plus
sûrement cet écueil , il a supposé qu'Oreste n'était allé
en Tauride , qu'afin de se délivrer , par sa mort , de sa
passion malheureuse .
L'isolement dans lequel le système français présente
le fait qui forme le sujet , et la passion qui est le mobile
de chaque tragédie , a d'incontestables avantages .
En dégageant le fait que l'on a choisi de tout les faits
antérieurs , on porte plus directement l'intérêt sur un
objet unique. Le héros est plus dans la main du poète
qui s'est affranchi du passé ; mais il y a peut-être aussi
une couleur un peu moins réelle , parce que l'art ne peut.
jamais suppléer entièrement à la vérité , et que le spectateur
, lors même qu'il ignore la liberté que l'auteur
a prise , est averti , par je ne sais quel instinct , que ce
n'est pas un personnage historique , mais un héros factice
, une créature d'invention qu'on lui présente.
En ne peignant qu'une passion , au lieu d'embrasser
tout un caractère individuel , on obtient des effets plus
constamment tragiques , parce que les caractères individuels
, toujours mélangés , nuisent à l'unité de l'impression.
Mais la vérité y perd peut-être. On se demande
ce que feraient les héros qu'on voit , s'ils n'étaient
dominés par la passion qui les agite , et l'on
trouve qu'il ne resterait dans leur existence que peu de
réalité. D'ailleurs , il y a bien moins de variété dans les
passions propres à la tragédie , que dans les caractères
individuels , tels que les crée la nature ; les caractères
sont innombrables , les passions théâtrales sont en petit
nombre.
Sans doute l'admirable génie de Racine qui triomphe
de toutes les entraves , met de la diversité dans cette
uniformité même. La jalousie de Phèdre n'est pas
celle d'Hermionee ,, et l'amour d'Hermione n'est pas celu
488 MERCURE DE FRANCE.
de Roxane. Cependant, la diversité me semble plutôt
encore dans la passion que dans le caractèrede l'individu.
Il y a bien peu de différence entre les caractères
d'Aménaïde et d'Alzire. Celui de Polyphonte convient
àpresque tous les tyrans mis sur notre théâtre , tandis
que celui de Richard III , dans Shakespeare , ne convient
qu'à Richard III. Polyphonte n'a que des traits
généraux , exprimés avec art , mais qui n'en font point
un être distinct , un être individuel. Il a de l'ambition ,
et, pour son ambition, de la cruauté et de l'hypocrisie.
Richard III réunit à ces vices , qui sont de nécessité
dans son rôle , beaucoup de choses qui ne peuvent
appartenir qu'à lui seul. Son mécontentement contre
la nature qui , en lui donnant une figure hideuse et
difforme , semble l'avoir condamné à ne jamais inspirer
d'amour ; ses efforts , pour vaincre un obstacle qui
l'irrite , sa coquetterie avec les femmes , son étonnement
de ses succès auprès d'elles , le mépris qu'il conçoit
pour des êtres si faciles à séduire , l'ironie avec laquelle
il manifeste le mépris , tout le rend un être particulier.
Polyphonte est un genre ; Richard III , un individu. II
est clair que cette manière différente de présenter les
personnages tragiques , doit produire une différence
essentielle dans tout le système théâtral. Pour peindre
une passion violente , on n'a besoin que d'embrasser un
espace de quelques heures. Tout le monde connaît les
antécédens . L'histoire de chaque passion , si je puis
parler ainsi , est dans le coeur de tous ceux qui l'ont
éprouvée. De là , une possibilité d'observer les unités
dramatiques . Pour faire connaître un individu , il faut
rappeler ses qualités , ses défauts , ses faiblesses , et
retracer de plus , l'influence que les événemens de sa
vie ont eue sur le caractère que la nature lui avait
donné. L'on ne peut mettre en récit toutes ces choses.
DÉCEMBRE 1817 . 489
Ces récits se multiplieraient tellement que la pièce deviendrait
un poëme épique . Il faut donc en mettre plusieurs
en action. De là vient la nécessité de rejeter
l'unité de temps et celle de lieu .
Les deux systèmes ont leurs inconvéniens et leurs
avantages .
Les unités circonscrivent les tragédies , surtout historiques
, dans un cercle assez étroit qui rend la composition
très-difficile. Elles forcent le poète à négliger
souvent , dans les événemens et les caractères , la vérité
de la gradation , la délicatesse des nuances . Ce défaut
domine dans presque toutes les tragédies de Voltaire ;
car l'admirable génie de Racine a été vainqueur de cette
difficulté comme de tant d'autres. Mais à la représen
tation des pièces de Voltaire , l'on aperçoit fréquemment
des lacunes , des transitions trop brusques. On sent que
ce n'est pas ainsi qu'agit la nature ; elle ne marche point
d'un pas si rapide; elle ne saute pas de la sorte les
intermédiaires .
D'un autre côté , l'absence des unités a des inconvéniens
matériels. Les changemens de lieu , quelque adroitement
qu'ils soient effectués , forcent le spectateur à
se rendre compte de la transposition de la scène , et
détournent ainsi une partie de son attention de l'intérêt
principal. Après chaque décoration nouvelle , il est
obligé de se remettre dans l'illusion dont on l'a fait
sortir. La même chose lui arrive , lorsqu'on l'avertit du
temps qui s'est écoulé d'un acte à l'autre. Dans les
deux cas , le poète reparaît , pour ainsi dire , en avant
des personnages , et il y a une espèce de préface sousentendue
qui nuit à la continuité de l'impression .
Examiner comment on pourrait écarter les inconvéniens
, et combiner les avantages des deux systèmes ,
m'entraînerait trop loin. Je laisse un soin pareil aux
490 MERCURE DE FRANCE .
ハ
hommes plus particulièrement voués à ce genre d'étude.
Mais l'indication que cet article contient peut n'être
pas inutile. J'en ajouterai une autre non moins importante.
Dans les pays libres , les caractères sont beaucoup
plus intéressans que les passions. Les passions ne forment
que des épisodes dans la vie des individus. Les
caractères décident de la destinée dés peuples. D'après nos
institutions actuelles , il me paraît certain que nos poètes
seront poussés presque exclusivement vers la tragédie
historique ; et, dans la tragédie historique , il sera difficile
de ne pas admettre au moins en partie le système
des étrangers . C'est l'instinct de cette vérité qui dicte
à nos littérateurs des théories long-temps frappées
d'anathème , et à la source desquelles eux- mêmes ne remontent
pas .
:
B. DE CONSTANT.
141
L'ERMITE EN PROVINCE .
LE VOITURIN .
Maxima pars morem hunc homines habent.
PLAUT , les Captifs.
(La plupart des hommes sont ainsi faits.)
On a pu remarquer jusqu'ici avec quelle douceur
j'exerce la censure dont je me suis imposé la tâche,
avec quel ménagement je fronde les ridicules , avec
quellesprécautious j'attaque les préjugés : à mon tribunal
, jamais de peines afflictives , de simples réprimandes,
et tout au plus , dans les cas les plus graves , des châtimens
correctionnels infligés à l'effigie des délinquans.
DÉCEMBRE 1817 . 491
Autant j'apporte d'indulgence dans la poursuite et dans
la punition des délits moraux qui sont de mon ressort ,
antant je montre de zèle dans la recherche de tout ce
qui est bien , de tout ce qui peut faire honneur aux
habitans des différentes provinces que je parcours. Convaincu
, comme je le suis , que partout la vertu n'a qu'à
se montrer pour faire des prosélytes , je la poursuis dans
la retraite la plus obscure ; et sans égard à la modestie qui
garde sa porte , j'en force l'entrée , et je la signale aux
hommages de la multitude. On se tromperait en croyant
que j'ai trouvé par là le moyen de concilier à mes écrits
une bienveillance générale : une foule de gens , à qui
je n'ai jamais pensé , dont je trace , malgré moi , le
portrait , en l'affublant de défauts et de ridicules qu'ils
regardent probablement comme une propriété exclusive
, s'obstinent à se reconnaître , et veulent me prouver
que c'est nommer et calomnier un homme que de l'appeler
par son vice ou par son ridicule ; s'il y a la matière
àprocès; je mets d'avance en réquisition tous les tribunaux
de la France. Ce mot de procès me rappelle que
M. Selves est de Montauban .
On est étonné de l'inconséquence des hommes , et
moi je suis surpris au contraire , en m'examinant moimême
, que ce défaut de cohérence qu'on remarque assez
souvent dans leurs principes , dans leurs goûts et dans
leurs actions , ne soit pas plus commun qu'il ne l'est.
Combien de gens peuvent faire à la nature le même
reproche que je suis en droit de lui adresser ! En me
douant d'une organisation physique à l'épreuve , pendant
soixante- quinze ans , de toutes les fatigues , de
tous les climats , elle a fort généreusement pourvu à
cette inquiétude de caractère qui m'a fait un besoin des
voyages ; mais à quoi pensait - elle en me donnant
en même temps une disposition toute particulière à
492 MERCURE DE FRANCE .
m'attacher aux lieux et aux personnes qui me plaisent
au premier coup d'oeil, de manière àme faire, de chaque
séparation, un véritable tourment ? Je me suis fait souvent
cette question que je m'adresse encore en me séparant de
ce bon et spirituel confrère de Tarn-et-Garonne , dont
j'ai quitté ce matin l'ermitage pour aller prendre à
Montauban le voiturin qui va me conduire à Toulouse.
J'ai pris le temps du trajet que j'ai fait à pied de
l'ermitage à la ville , pour lire une lettre qui m'a été
adressée , poste restante, à Montauban , et que mes lecteurs
me sauront gré de leur communiquer .
Villeneuve-sur-Lot , ce 25 octobre 1817 .
« Votre itinéraire, monsieur l'Ermite voyageur, vous
éloigne de Villeneuve, etm'oblige à vous demander par
écrit , pour notre ville , une réparation dont je me proposais
de vous démontrer verbalement l'importance.
<<Placé sous l'influence agénoise , vous avez appelé
notre cité Villeneuve d'Agen; cette dénomination que
mes compatriotes prennent pour une véritable injure ,
est du moins une erreur , et je me propose de vous en
faire convenir .
<<Dès le temps des Gaulois , nous faisions partie de
cette nation des Nitiobriges dont Agen était la capitale
, et qui ne laissa pas de faire acheter sa défaite
aux lieutenans de César. Sa gloire ne fut pourtant pas
aussi brillante que celle de la nation voisine des Sotiates,
que le grand Jules fut obligé de combattre en personne
. Je ne vous dirai pas ce que ceux-ci sont devenus
, et mon respect pour nos savans ne va pas jusqu'à
vous affirmer , d'après eux , que les habitans du petit
village de Sos , dans l'arrondissement de Nérac , soient
les descendans légitimes des Sotiates . Vous êtes toutà-
fait le maître d'en croire ce que vous voudrez .
DÉCEMBRE 1817 . 493
«Quoi qu'il en soit , la ville d'Eysses , patrie de nos
ancètres Nitiobriges , était située sur la rive droite du
Lot , à un quart de lieue de ses bords , sur une éminence
d'où elle dominait une riche vallée ; les bords de
la rivière et la basse plaine étaient alors couverts d'une
vaste forêt. Il est probable que les druïdesn'y avaient pas
établi leur culte , car on n'y sacrifiait pas de victimes
humaines : l'Aquitaine n'ajamais eu à se défendre de
ce reproche , le fanatismes'y réservait une autre époque.
« Cette heureuse position fixa le choixdes moines, qui,
dans le partage des terres , se sont toujours arrangés
pour avoir les meilleures ; une abbaye fut constrüite ,
et nos ancêtres devinrent les vassaux des moines . Cette
ancienne abbaye sert aujourd'hui de maison de détention
pour seize départemens , et des travaux vont s'onvrir
pour augmenter l'édifice : il suffisait autrefois , la
population ne s'est pas accrue ; croit-on que les crimes
soient plus fréquens , ou veut-on que les prisons soient
plus commodes ?
« Le duc Alphonse , frère de Saint- Louis , acquit
cette forèt de l'abbé Jordanus , en 1224, l'abattit , et
construisit la nouvelle ville d'Eysses , sur les deux rives
du Lot , au sud-ouest de l'ancienne ; il la fit ceindre
d'une muraille , d'un fossé profond et d'un rempart en
terre ; chaque porte fut surmontée d'une haute tour ;
les deux principales existent encore ; il joignit les deux
rives du Lot par un pont à cinq arches ; celle du milieu
ayant été emportée par un débordement , on en a réuni
deux par une seule , et cet ouvrage est un des plus
hardis de l'époque auquel il appartient .
<<Peu à peu la ville nouvelle se peupla aux dépens
de l'ancienne , et les moines restèrent seuls ; ce qui
leur est souvent arrivé. Cet abandon était le résultat
des franchises attachées à la nouvelle ville; son sol re
494 MERCURE DE FRANCE .
levait des domaines du roi , et les nouveaux habitans y
trouvèrent un abri contre les vexations de la féodalité.
<<Villeneuve alors fut désignée sous le nom de la province
; elle s'appela Villeneuve d'Agénois , d'où , par
une abréviation injurieuse , nos seigneurs de la capitale
ont fait Villeneuve d'Agen.
<<Je réclame, et nous réclamons tous contre cette prétention
inconstitutionnelle , puisqu'elle rappelle le servage
, en nous plaçant dans une sorte de dépendance à
laquelle les villes et les particuliers se sont également
soustraits : cette vanité suzeraine de MM. les Agénois
est un ridicule qui mérite de trouver place dans le tableau
fidèle des moeurs provinciales que vous peignez
avec autant de force que de vérité .
,
« Qu'avons-nous donc à envier à cette ville d'Agen, qui
veut bien étendre sa burlesque protection sur Villeneuve
et sur Valence autre ville voisine ? Notre rivière ,
moins grande que son fleuve , a cependant , sur ce dernier
, l'avantage d'avoir été chantée par Voltaire , par
cet immortel écrivain , la gloire des lettres et de la
philosophie , l'honneur de son siècle et de la France ,
quoi qu'en disent nos catéchiseurs ambulans.
<<Une plaine fertile, enfermée dans un vaste bocage ,
de riches coteaux , des vignes , des bois , de nombreux
villages , des terres fécondes , une population considérable
, nous permettent , je pense , de rivaliser de tous
points avec nos suzerains des bords de la Garonne.
« Je dois vous dire encore que ces vins de Thézac ,
de Perricard , que vous avez comparés aux vins des
meilleurs crûs , se recueillent au bord du Lot ; que ces
pruneaux si renommés en Europe et en Amérique ,
sont encore nôtres , et que c'est une usurpation évidente
de la part de la ville d'Agen , de leur donner son
nom et de les revendiquer pour son territoire.
DÉCEMBRE 1817 . 495
Nos eaux-de-vie rivalisent avec celles de l'Armagnac
, et sont recherchées par les nations du Nord..
<<S'agit- il de glorieux souvenirs , je m'empresse de
vous apprendre ou de vous rappeler que les rois d'Aquitaine
, enfans et descendans de Charlemagne, préféraient
à toute autre , cette riante contrée ; que Louis- le- Débonnaire
( qui ne l'était pourtant pas trop ) , naquit à
Casseneuil , à une lieue et demie de Villeneuve ; qu'étant
devenu roi d'Aquitaine , pendant la vie du héros
auquel il succéda sans le remplacer , il fit construire
des barques de haut bord pour suivre les côtes , et exporter
les productions de notre sol .
« Si Agen se rappelle que le château d'Estillac appartenait
à Montluc , nous n'avons pas oublié que
notre pays fut le théâtre de ses affreux exploits contre
les protestans ; qu'il assiégea Penne , petite ville à une
lieue de Villeneuve , en remontant le Lot : forte et vaillamment
défendue , elle succomba néanmoins , et sans
égard pour l'âge , le sexe et la valeur malheureuse , ce
guerrier , d'exécrable mémoire , fit combler , avec des
hommes vivans , un puits d'une grande profondeur ,
dont il fit ensuite murer l'ouverture ; le reste des citoyens
de Penne devint la proie d'une soldatesque effrénée
, que son chef encourageait au carnage.
Mais oublions, s'il est possible, ces crimes enfantés par
le démon des guerres religieuses. Villeneuve , plus heureuse
que les villes voisines , n'en ressentit pas les effets
; ses habitans coururent au-devant d'Henri IV, et
leur récompense fut d'être gouvernés quelque temps par
l'illustre ami du bon roi , par l'irréprochable Sully .
Villeneuve continuant à jouir de la franchise que lui
avait assurée son fondateur , vit sans effroi s'élever autour
d'elle , les grands fiefs , les duchés de Biron , de
Lauzun , d'Aiguillon; se multiplier les comtés, les
495 MERCURE DE FRANCE.
baronies , les forteresses ; et loin de s'alarmer à l'aspect
de cet appareil féodal , elle combla ses fossés , applanit
ses remparts , les transforma en promenade publique
, et devint un asile agréable où se réfugièrent
l'urbanité , le goût , l'instruction et la gaîté qui distinguent
encore ses habitans .
« Je voudrais , M. l'Ermite, que vous eussiez pu venir
vous en assurer par vos yeux ; je n'oserais cependant
vous répondre que vous n'y eussiez pas encore trouvé
quelque reste de ce venin d'esprit de parti , dont nous
n'avons pas été plus exempts que le reste de la France ;
mais vous y auriez remarqué du moins les bons effets
de l'excellente ordonnance du 5 septembre , et j'ai
dans l'idée qu'en nous jugeant par comparaison , vous
n'eussiez pas été mécontent de nous ; en récompense du
bon accueil que nous avions l'intention de vous faire ,
nous vous demandons , non pas la faveur , mais la justice
, quand vous rassemblerez vos discours en volume ,
de désigner notre ville par le nom de Villeneuve-sur-
Lot, qui lui appartient de fait et de droit ; et ce faisant,
vous obligerez ses habitans , et particulièrement celui
qui a l'honneur d'être , etc. »
Votre affectionné lecteur , ***, associé
correspondant de la Société d'agriculture
, sciences et arts d'Agen.
J'ai été si agréablement occupé des personnes avec
lesquelles j'ai fait route de Montauban à Toulouse , qu'il
ne m'est pas arrivé de mettre une fois la tête à la portière
, et que je serais bien embarrassé de dire si la petite
ville de Grisolles où nous nous sommes arrêtés
pour dîner , est située dans une forêt ou dans uneplaine.
Je n'ai vu que mes compagnons de voyage , mais je les
ai observés de manière à pouvoir leur donner place
DÉCEMBRE 1817 497
dans une galerie où les portraits servent , en quelque
sorte, à personnifier les moeurs .
BREN
ROY
Je me trouvais assis dans la voiture en face d'un gros
homme à la face rubiconde, sur qui se portèrent naturellementmes
premières observations . Il était bénédictin autrefois
, et n'a conservé de son premier état qu'un appétifEINE
très - distingué , et une connaissance parfaite des cantons
les plus renommés pour la qualité de leurs vins . Il s'est
fait un vocabulaire à son usage ; il ne demande point
à un mari comment se porte sa femme , mais comment
va la propriété; il va se jeter dans le Coursse ( au
lieu d'aller se promener au Cours ) , et cent autres locutions
tout aussi neuves. Depuis une vingtaine d'années
qu'il habite Montauban, on n'a point fait une
noce , un enterrement , un baptême , qui n'ait été pour
lui l'occasion d'une visite ; on ne peut pas dire qu'il ait
précisément de l'esprit et du caractère , mais il a un
talent particulier pour découvrir , au premier coup
d'oeil , le beau côté de tout gouvernement en exercice ,
et il ne voit et ne parle que de celui-là , ce qui donne
à sa conversation sinon beaucoup de crédit, du moins
beaucoup d'assurance . Dans toutes les discussions , « il
est également pénétré de respect pour les opinions
des uns et des autres ; et s'il garde la sienne , c'est
qu'il ne voit pas encore la raison d'en changer. »
Il ne sait , il n'apprend jamais que de bonnes nouvelles ,
et ne dédaigne pas d'aller les recueillir jusque dans les
cuisines d'auberges où il se trouve toujours au débotté
des voyageurs : il est d'ailleurs très -poli , très-galant ;
aussi l'appelle- t - on l'ami *** .
A côté de ce moine inoffensif , se trouvait un vieil enfant
d'Esculape, Parisien, qui ne pardonnera jamais à la
révolution d'avoir révélé le secret de sa profonde ignorance,
et d'avoir dissipé quelques préjugés dont il se faif
52
498 MERCURE DE FRANCE .
:
sait un fort joli revenu; aussi n'ai-jepas été surpris d'apprendre
qu'au sortir d'un comité secret , au retour
d'une procession , il aurait volontiers fait pendre, il
y a deux ans , quelques - uns deces libéraux incorrigibles
qui vont prêchant les bienfaits de la vaccine et l'enseignement
mutuel , dont il ne parle pas sans grincer
les dents. Son aversion pour les religionnaires est encore
plus forte, attendu que celui de ses confrères enHippocrate,
qui a le plus contribué , par ses talens , à discréditer
ses travaux mortuaires , professe la religion protestante :
quand la sottise , la jalousie et le fanatisme combinent
ensemble leurs poisons , on conçoit la force d'une pareille
thériaque.
Je m'arrêtai avec plus de complaisance à examiner
et à écouter un Gascon de la vieille roche, placé dans
l'autre coin , sur le devant de la voiture , coiffe
d'un petit chapeau à trois cornes , portant , sous
un habit moitié bourgeois , moitié militaire , et boutonné
dans toute sa longueur , une épée dont on ne
voyait que la pointe , décoré d'un ruban jaune moiré,
qui s'étendait dans la longueur de quatre boutonnières ;
peut- être en attachant quelque idée de gloire militaire
à la balafre qui sillonne une de ses joues , aurait-on pu
le regarder sans rire ; mais en l'écoutant , l'effort devenait
impossible : à l'agrément de l'accent natif qu'il
possède dans toute sa pureté, il joint un bégaiement
d'affection sur la lettre v qu'il prononce comme une r ,
et dont il prolonge le son d'une manière quelquefois
très- scandaleuse ..
J'ai connu jadis àl'Isle-de-France un M. de Mervin qui
s'est fait une réputation dans l'art d'estropier les mots ou
de les détourner de leur signification. Ce Made Mervin ,
quiavait été obligé de faire faire laponctuation à sagouvernante
hydropique , qui avait fait graver sur ses
DÉCEMBRE 1817 . 499
fusils de chasse , rangés dans une espèce d'arsenal , ex
libris Mervin , était un puriste , comparé à ce monsieur
au ruban jaune. Dans une demi-heure de conversation ,
il a trouvé l'occasion de nous dire « qu'un de ses parens
avait fait un testament ortographe en sa faveur , mais
qu'il yavait ajouté un crocodile qui lui ôtait une partie
deses biens; que sa femme l'avait forcé, après la mort de
ce parent , d'avoir recours aux huissiers , aux avocats ,
aux avoués , enfin à toute la pharmacie de la justice ;
qu'on le ménage si peu dans la distribution des faveurs
municipales , qu'on loge chez lui , tout à la fois , des
présidens de la cour d'assises et des militaires , et què
par là touté la corvete il lui tombe dessus . Ce brave
homme nous raconta qu'il avait été malade pendant
P'hiver expiré , et qu'il était resté quatre mois sans
passer le cercueil de sa porte , continuellement transvaséd'un
litdans un autre. D'ailleurs il est très-fier de son
neveu qui est un grand botanique à qui l'on doit la découverte
de lapimprenelle. » Je dois ajouter que les bonnes
qualités , dont ce brave homme est pourvu, obtiennent
bientôt grâce pour des ridicules , à tout prendre plus
amusans que les prétentions du grand botanique son
neveu , auprès duquel j'avais le malheur d'étre placé ,
l'un des sots les plus insupportables qui existent à cinquante
lieues à la ronde , si j'en dois croire mon autre
voisin , espèce d'homme gris , dont la franchise un peu
brutale m'a beaucoup aidé dans mes observations.
Cethomme, qui nous connaissait tous, et que personne
ne connaissait, a trouvé le moyen de mettre les différens
caractères en évidence en les frottant l'un contre l'autre .
Etranger à la ville , et je crois même aux départemens
du Midi qu'il n'habite que depuis quelques mois ,
personne n'est plus avant que lui dans le secret de la
32.
5ορ
MERCURE DE FRANCE .
société et même des familles de Montauban. Il est au
fait de toutes les liaisons , de toutes les intrigues , de
tous les projets de mariage. Sur des choses aussi importantes
, je ne dois pas l'en croire sur parole , mais je
puis , sans indiscrétion , parler , d'après lui , de la comédie
bourgeoise de cette ville.
: La troupe dont elle se compose , a , comme toutes
celles du même genre , son premier tragique qui n'a
de rival que Talma ; son grand amoureux dont toutes
les dames rafolent ; ses jeunes premiers qui font les
rôles de femmes avec une voix rauque et des favoris
qui leur couvrent les joues ; ses spectateurs qui se moquent
habituellement des comédiens ; mais ce qui n'est
pas aussi commun , c'est le talent des comédiens bour -
geois de Montauban pour se moquer de temps à autre
de leurs spectateurs ; la dernière preuve qu'ils en ont
donnée mérite qu'on en fasse mention : ne voulant pas
faire les frais de décorations nouvelles , ils avaient
obtenu que leurs plus fidèles habitués se cotisassent
pour subvenir à cette dépense. Le jour de la clôture
de ce, théâtre de société , les acteurs , en examinant
l'état de la caisse , s'aperçurent qu'ils avaient des fonds
de reste ; mais au lieu de faire la répartition de cet
excédent aux souscripteurs , ils trouvèrent plus plaisant
de composer et de représenter un vaudeville intitulé le
Bon Souper , et d'employer au repas , qui faisait le
noeud de la pièce , la totalité de la somme qu'ils avaient
encore entre les mains. Le souper , très-gai pour les
acteurs , la plupart gens d'esprit , parut un peu long
aux spectateurs qui le payaient , et qui ne s'aperçurent
de la mystification dont ils étaient dupes , qu'au refrain
du vaudeville final , accompagné d'un dernier verre de
vin que l'on buvait à leur santé.
DÉCEMBRE 1817. 501
Les auteurs de cette gasconade répondirent , par de
grands éclats de rire , aux sifflets d'un parterre qui ne
sentit pas d'abord tout le sel de cette plaisanterie.
L'ERMITE DE LA GUYANE.
me
ANNALES DRAMATIQUES.
De toutes parts on demande l'établissement d'un
second Théâtre français , et l'on prouve clairement que
cette institution tournerait à l'avantage du public , des
auteurs , de l'art dramatique et de l'art théâtral , et
qu'en même temps elle détruirait un injuste privilége.
On ne peut autrement désigner le droit accordé à la
comédie française de jouer , à l'exclusion des autres
théâtres , tous les ouvrages qui ont survécu à leurs auteurs
; par cela même qu'elle ne faitpas usage de ce droit ,
elle en abuse; il faut donc le lui retirer. Parmi tant de
chefs -d'oeuvre qu'on apeut-être voulu , dans le principe ,
mettre sous la sauvegarde de la comédie française pour
leur conserver toujours l'éclat d'une brillante représentation,
il en estplusieurs qui se jouentencore à la vérité, mais
qui semblent n'ètre réservés que pour exercer les acteurs
secondaires pendant leur noviciat ; il vaut mieux les
voir représenter par les premiers sujets d'un second
théâtre . Les personnes qui désirent le voir fonder en
fixent déjà l'établissement à l'Odéon , et cette idée n'a
rien que de raisonnable , puisque le succès récent que
quelques pièces ont obtenu à ce théâtre prouve que
le public ne craindra pas de s'y porter toutes les fois
que le spectacle lui promettra de l'agrément.
En attendant qu'il soit permis aux acteurs de l'Odéon ,
de jouer d'anciens ouvrages , ils en essaient fréquemment
de nouveaux ; et pour se consoler de ne pouvoir
réciter de beaux vers , ils chantent de joyeux refrains
empruntés au Vaudeville .
C'est à ce genre qu'appartient la Maison en Loterie
comédie en un acte , mêlée de couplets..
502 MERCURE DE FRANCE .
Plusieurs habitansdubourg où est située lamaisonmise
enloterie, sont porteurs de billets , et attendent la liste
du tirage. Le notaire Jacquillard la reçoit le premier ;
il apprend par Rigodin , son clerc , que sa servante Toinettepossède
le billet gagnant,et il prodigue les cajoleries
àlajeune fille dans l'intention de l'épouser; mais Toinette
a donné le billet en paiement d'une petite dette å mademoiselle
Verneuil , marchande lingère ; soudain
Jacquillard sent revivre pour cette voisine une ancienne
inclination , qui s'éteint sitôt que la lingère annonce
qu'elle a cédé le billet à Charles , amoureux de Toinette.
Ce Charles dédaigne les avances de mademoiselle
Verneuil , et se marie avec la petite servante.
La première moitié de la pièce est languissante. Le
reste est animé par des situations comiques , quoique
uniformes , et par une grande abondance de traits malins.
Il était facile de reconnaître le principal auteur de
cet ouvrage , parce qu'il conserve un air de famille qui
décèle son origine. Si le clerc Rigodin n'était pas bossu,
on croirait voir M. Tatillon ; cette nouvelle production
ne servira guère qu'à alonger le catalogue de M. Picard.
Les couplets annoncent un esprit exercé dans ce genre
de composition , et ils appartiennent sans doute à M.
Radet , dont le nom a été associé à celui de M. Picard.
Comme le public a beaucoup ri et qu'il était en belle
humeur , il n'a pas paru s'apercevoir de quelques traits
plus que grivois du vaudeville final , ni de quelques antres
particulièrement dirigés contre mesdemoiselles de
l'Opéra .
- L'administration de ce dernier théâtre a engagé
M. Le Comte pour remplir une partie de l'emploi des
dieux et des héros chantans . Il s'était déjà fait connaître
il y a quelques années , par de brillans succès , dans
les exercices publics du Conservatoire ; et depuis , il a
augmenté sa réputation et fortifié son talent au théâtre
Italien de Londres.
Une émotion visible avait altéré ses moyens, lorsqu'il
aparu pour la première fois dans le rôle de Renaud ;
mais il s'est fort bien tiré des épreuves suivantes, et il
mérite surtout des éloges , par la manière dont ilajoué
ét chanté le rôle de Démaly dans les Bayadères.
Il se présente à la scène sans embarras, mais avec dé
DÉCEMBRE 1817 .. 503
cence; sa taille quoique un peu petite , ne nuira pas
plus àl'illusion, que l'embonpoint de quelques autres sujets
du même théâtre ; sa voix est sonore sans être éclatante
; il possède une méthode digne de l'excellente école
où il s'est formé ; sa prononciation est nette et distincte,
qualités assez rares à l'Opéra , et devenues bien précieuses
, depuis que quelques compositeurs , croyant surpasser
leurs devanciers , se sont avisés d'introduire les
trompettes jusque dans l'accompagnement d'une déclaration
d'amour . Comme acteur , M. Le Comte pourrait ,
dès ce moment , servir de modèle à un assez grand nombre
de chanteurs . Il peut donc suivre avec confiance la carrière
qui s'ouvre devant lui , il s'y maintiendra avec
honneur , et il ne sera point réduit , comme on avait
paru le croire , à s'exiler de l'Olympe , pour descendre
sur le second théâtre lyrique. Ce n'est pas que sa présence
n'y fût très-utile. Le temps n'est plus où l'on comparaît
Feydeau à une volière de serins ; cette volière
s'est bien dégarnie , et l'on peut remarquer maintenant
comme un phénomène , que les serines seules y
gazouillent.
-Au théatre Français, Victor a mis à profit l'absence
de ses chefs d'emploi , pour s'essayer dans les grands
rôles . On trouve en lui moins de qualités à louer , que
de défauts à reprendre ; il en est un , sur lequel il ne saurait
trop s'observer; c'est qu'à la scène , il ne donne pas
assez d'attention à son interlocuteur , et qu'il paraît trop
occupé d'étudier sa contenance ; cependant , la bonne
volonté qu'il a montrée est louable , et plusieurs fois ses
efforts ont été assez heureux.
Les tentatives de Vietor ont fourni à mademoiselle
Duchesnois , l'occasion de paraître dans une suite de représentations
assez rapprochées .En ce moment, elle com
mande seule dans l'empire tragique , dont elle est en
quelque sorte la régente , et elle se montre digne de
plus en plus de tenir le sceptre. On remarque qu'aux
heureuses inspirations de son talent, né pour la scène , se
joignent plus souvent qu'autrefois , ces grands effets qui
ne peuvent être que le fruit d'une profonde étude de
l'art.
504 MERCURE DE FRANCE .
MERCURIALE.
On espérait que les intermèdes de la guerre seraient
occupés par le culte des musés , et que nos gazettes
remplaceraient les bulletins de la victoire par le récit
des merveilles de notre première gloire européenne ,
celle des lettres et des arts ; on se trompait : accoutumés
à alimenter nos esprits de mets énergiques , les
journaux auraient cru nous réduire au régime , en nous
appelant au doux banquet des muses ; à défaut de conférences
et d'alliances diplomatiques , ils nous entretiennent
de désastres et de brigandages ; ils n'ont plus
rien à nous dire des cosaques , ils nous parlent de la
rage des loups ; il n'y a plus de guerre , ils ont le concordat;
tantôt ils empoisonnent une famille avec des
champignons , tantôt c'est avec la calomnie ; un échafaud
qui tombe , un échafaud qu'on dresse , sont autant
debonnes fortunes pourles spéculations des journalistes
sur la curiosité abonnée. Que ne nous parlent-ils un peu
plus de nos nouveautés poétiques et théâtrales , ils ne
s'écarteraient pas pour cela de leur système; nous connaissons
telle comédie récente , dont le succès , à la représentation
, est une véritable manie , et dont la lecture
vaut bien un supplice.
Parmi les atrocités en vogue, il en est une privilégiée
, dont l'horreur , mêlée d'un intérêt dramatique ,
subjugue de plus en plus l'attention de la France entière
: c'est le forfait de l'Aveyron ; les mystérieux détails
du crime , le rang que les principaux condamnés
occupaient dans la société , l'abjection de leurs complices
, aujourd'hui leurs égaux, car le crimerend égaux
tous ceux qu'il associe ; le théâtre diffamé de cette sanglante
scène , les vagues aveux et les subites réticences
de cette femme appelée d'abord comme témoin contre
les accusés , et maintenant accusée pour avoir été té
moin , tout concourt à expliquer et à soutenir cette
curiosité, que n'ont pu fatiguer vingt journaux pendant
DÉCEMBRE 1817 . 505
quatre mois , et qui n'est pas même distraite par les
approches du budget : quand les Français se mêlent
d'être constans , ils font la chose en conscience ; c'est
comme un Anglais quand il a décidé qu'il sera gai .
Ce qui redouble en ce moment l'intérêt du public, ce
sont les lettres du Siénographe parisien, écrites de Rodez ,
et dont le troisième numéro ( 1) vient de paraître,
L'auteur , en attendant l'ouverture des nouveaux débats
aux assises d'Alby , emploie utilement son temps à Rodez
, à nous donner un fidèle état des lieux qui devront
une triste célébrité à cette cause effroyable ; la cité ,
berceau des assassins , la maison où ils ont accompli le
forfait , le cachot qui les accumule tous aujourd'hui ,
sont décrits dans ces lettres avec des particularités pittoresques
; le dernier numéro est orné d'une effigie de
la maison Bancal. Le sténographe a vu Bastide , Jausion
et tous leurs complices , et nous aussi nous les avons
vus en lisant sa relation ; il a pu parvenir jusqu'à madame
Manson, dont il ne parle qu'avec les égards commandés
par son sexe et son infortune ; il ne la juge pas ,
comme tant d'autres l'ont fait , il l'étudie. On attend
avec impatience son premier numéro qui nous entretiendra
sans doute de ses progrès vers la connaissance
d'une énigme , bien autrement inexplicable que celle
d'OEdipe , puisque le sens en est caché dans le coeur
d'une femme.
Le plan adopté par le Sténographe parisien , les facilités
qu'il paraît avoir pour pénétrer dans tous les dédales
de ce procès , et un talent de rédaction très- remarquable
, le mettent à l'abri de toute rivalité , et présagent
à son entreprise , un succès qui peut bien déjà lui
ètre envié, mais qui ne lui sera pas contesté.
-Lorsque la haute poésie mème est tombée de nos
jours dans une déconsidération si profonde , on avait
lieu de trembler pour la réputation pastorale de M. Constant
Dubos ; ses fleurs n'étaient guère de saison. Cependant
, après dix ans , une édition nouvelle (2 ) vient nous
apprendre qu'elles ont résisté aux orages politiques , et
(1)Chez Pillet, libraire , rue Christine. Prix: 40c.
(2) Un volume in-18 . orné de gravures . Prix : 5 fr . Chez tous
les marchands de nouveautés.
506 MERCURE DE FRANCE.
quesous lamain du nouveau Théocrite,leur destinée
n'est pas d'un jour. La muse de M. Dubos s'est tenue
jusqu'à présent un peu mystérieuse; mais semblable à
lamodeste violette qu'elle célèbre avec quelque grice ,
elle se trahit aussi dans son obscurité par quelques
parfums ; cette fleur privilégiée deM. Dubos est , selon
sa pensée , l'image du bienfaiteur discret; elle est alors
un reproche à l'auteur même , dont les utiles travaux
au collège de Louis-le-Grand, se signalent chaque jour
par des bienfaits publics; mais les élèves de l'estimable
professeur ne perdent rien, soit qu'il tienne en mainle
Iuth de l'idylle ou la f'rule du pédagogue; les fleurs qui
étaient , pour ainsi dire , les hiéroglyphes de l'amour ,
sont devenues moralistes , et même un peu pédantes
sous laplume de leur dernier ppooeèttee ; elles professent
toutes des principes très-honnêtes , et la rose même
donne des conseils de sagesse ; M. Dubos nous fait une
intéressante nomenclature de la plupart des fleurs avec
un style élégant et gracieux sans doute , mais pour cette
fleur de poésie , si rare , il nous renvoie , dans des notes
désintéressées , trouver Parny , Fontanes , Bérenger ,
Castel , Boisjolin et Châteaubriant , le premier de nos
poètes. Ce voisinage n'est pas sans danger pour lagloire
de M. Dubos , mais il a dû faire l'utile sacrifice de son
amour-propre à l'intérêt de son joli volume, qui, de
plus , est orné d'un dessin perfectionné de chaque
fleur.
On pourrait être étonné que la plus surprenante de
toutes , la sensitive , n'ait pointde part aux hommages
poétiques de M. Dubos : n'est-ce pas que son goût lui
défendait de tenter cette peinture après M. Castel , auteur
du charmant poëme des Plantes? Par compensation ,
le chardon ridicule est entré dans le parterre deM. Dubos
, mais cette faveur ne lui est accordée qu'au prix de
mordantes épigrammes ; le professeur paraît avoir une
dent contre le chardon. Si l'on interroge la table des
matières , M. Dubos a oublié le pavot , ses lecteurs ne
manqueront pas de s'en apercevoir. Au reste , les curés
et les gens de goût recommanderont également ce petit
ouvrage pour les étrennes morales du jour de l'an , et
les mères qui acheteront ces fleurs , pourront , sans
DÉCEMBRE 1817 . 507
craindre leur langage perturbateur , les destiner aux
récréations de leurs jeunes filles.
-M. Coffinières , avocat à la cour royale , n'est pas
seulement unjurisconsulte très-distingué , il est encore
un publiciste très-judicieux , et nos législateurs peuvent
aller prendre chez lui des consultations de droit publie
aussi bien que de droit privé. Sa brochure , sur le projet
de loi relatif à la liberté de la presse ( 1 ) , se fait remarquer
par une élocution lumineuse et une logique irréprochable
; elle peut , à la tribune de l'opposition ,
servir de manuel aux orateurs adversaires du projet. La
sagesse impartiale de cet écrit prouve assez que M. Cof
finières est du nombre de ces enragés de modérés , qui
sontle désespoir des partis turbulens , et qui ont l'opiniâtre
conviction que la liberté n'est pas l'ennemie de
l'ordre et du repos.
-A qui le fauteuil ? ou revue microscopique de nos
auteurs ( 2) . Tel est le titre d'une satire publiée par
M. Sphodrétis , à l'occasion des dernières élections académiques.
Nous savons maintenant à quoi nous en tenir
sur le fond du sujet , et nous n'essaierons pas , par des
réflexions posthumes , de porter le trouble dans la félicité
des élus ; quant à l'ouvrage que nous annonçons
après coup , M. Sphodrėtis voudra bien nous excuser
d'enparler si tard ; il ne perdra rien pour avoir attendu .
Quoi! pas un trait piquant , pas le plus petit mot ponr
rire dans une brochure où il n'est question que de
l'Académie ? On n'est pas plus malheureux que M. Sphodrėtis
; ce n'est pas qu'il épargne le sarcasme et les invectives
, il y a beaucoup de méchans vers dans son
ouvrage; mais le fouet satirique doit être tenu par une
mainhabile , sinon il ne blesse que le maladroit qui
s'en sert , et après avoirlu les vers de M. Sphodrėtis ,
tout le monde conviendra qu'il n'était pas né pour la
satire , expliquons-nous : pour faire des satires .
SS.
(1) Une brochure in-8º. Chez P. Mongie , libraire , boulevard
Poissonnière , n. 18.
(2) Une brochure in-8°. Chez Delaunay, libraire , au Palais-
Royal.
1
508 MERCURE DE FRANCE.
TROISIÈME LISTE DES SOUSCRIPTIONS
Reçues pour les naufragés du radeau de la Méduse ,
jusqu'à la date du 11 décembre inclusivement.
:
Dons remis immédiatement chez MM . Perregaux-
Lafitte et comp . :
MM. Guttinguer , de Rouen , 100 f.-L. O. , 40 f.- Andrieux,
professeur , 30 f. - Soudry, 10 f.-J. G. , du faubourg
Montmartre , 10 f. -François Delessert, 200 f.- Bazire,
100 f. -Alex. Delessert , 100 f. - Odiot , 50 f.- La compagnie
des agens de change, 850 f. - Anciens élèves du collège
Sainte-Barbe , 300 f. - Guichard , employé au ministère des
finances , 10 f.-T. H. , ancien officier , 5 f.- E. P. , 5 f.-
H. M. , 5 f. Le comte Jules de Saint-Criq , 20 f. -Le 2º.
bureau de la 4º. division des imposit. indir. , 20 f. - Barbaud ,
rue Taithout , 20 f.- Caccia, 40 f. - Le comte B* , 25f.-De
Virmond, 10 f.- Durosel , a5 f. - Deux anonymes , 35f.
•Dons remis au bureau du Journal du Commerce et
du Mercure :
MM. le vicomte de Selve (Joseph) , chef d'escadron au ge. rég
des chass. à cheval , 20 f.-Emile Deschamps , 10 f.-D. 5 f.-
Doazan , 15 f.- De Saint-Juse , 20f.-P. , rue Saint-Marc, 5f.
G. de L. , 20 f.-G., rue Hauteville , 40 f.- Randon , contr.
des messageries , 5 f.-Follinde Banville , 5 f.-Le marquis
de Sainte-Croix , 20 f.-D., lieut. -gén. en non activité ,20f.
-Gavaudan , pens. du Roi , 10 f.- Félix Cadet de Gassicourt,
médecin , 10 f.- Panckoucke , impr. -lib. , 20 f.- Haugk , 5 f.
Les magistrats d'une cour de Paris , 100 f. - J. M. , 5 f.
-Rothschild , 250 f.-R. L. B. , 10 f.-J. B. Say, 10 f.-
Romey , propr. , 15 f. -B. , 5 f. -R. , 10 f.- De la Colonilla ,
frères , deBordeaux , 50 f.- Cigougne , nég. de Londres, 20 f.-
Lecomte, pharmacien , 10 f. - C. P. , étudiant , 5 f. - Jean
Lavaux , 5 f. B. , rue Chantereine , nº. 30 , 15 f.-Aubert, 5 f.
-Les éditeurs des arch, navales , le produit de leur premier
abonnement , 10 f. -B. , rue Saint-Georges , no . 14, 30 f.-
Valentin Firmin et Abel Laurent , 15 f.-C. Royer , nég. , 20 f.
-Piron , médecin , 5 f. - C. C. V. G. , 10 f.- Le maire de la
Houssaye ( Seine-et-Marne ) , to f.-Le collége royal de Reims,
profess. ,maîtres des études et élèves , 50 f.-Didot l'ainé, imp.,
DÉCEMBRE 1817 . 509
30f.-Boby, 10 f.-Les clercs de l'étude de M. Colin, not. , 20 f.
- B. P. A. N. B. , empl. au comité de l'intérieur , 25 f.-L. ,
anc. ordonn. des armées , 5 f.-L. L. , cap. d'artillerie , 5 f.
Ducros , commiss. des guerres en demi-solde , 3 f.-De l'étude
de M. Delacour , notaire , 25 f.- Théodore Berthier , nég. , 5f.
-S. G. , ex- recev . , 5 f. - Bryant , propr. , to f. - C. N. , 10 f.
-Le baron Auguste Petiet , 10 f. - Brissot-Thivars fils ,' de
Rouen , 10 f. - Lemonnier , de Rouen , 5 f.-F. E. Molard , 15 f.
-Les docteurs C., oncle et neveu ; et le docteur G. , 6o f. -
Lebreton , médecin-accoucheur , 5 f.- De l'étude de M. Colin
de Saint-Ange , not. , 45 f. - Les élèves internes de l'Hôtel-
Dieu, 30 f.-Auguste de Sablet , 20 f.-Rochelle de Vitré , 4 f.
-Le gén. Lafayette , 40 f.-D. , 15 f. -Le maréchal de camp
Berton, 10 f.-***, 5 f. - Le marquis de B., pair de France ,
100 f. Leroi , not. , 20 f.- F. M. , nég. , 50 f. Duval , 5 f.
-B. , rue Louis- le- Grand, no. 10, 15 f.-L. E. , de la Martinique,
50 f.-Dupuy , de la Martinique , 50 f.-L'étude de M. Huard
Delamarre, not. , 31 f. -Pigneau , chirurgien , 5 f. Muron ,
maître de pension, et ses élèves , 50 f.- Les employés de la
maison Ternaux fils, de Paris et de Saint - Ouen, 165f.-D. C. , 5 f .
-Jean Manuel , agent de change, 100 f.-Rougemont de Lowemberg
, 100 f.- V. , rue Richepanse , 5 f.-Biennais , orfèvre, 40 f.
-Mesdames veuve Gourgand , 5 f.-G. , 50 f.-La veuve d'un
amiral , 20 f.-La comtesse A. de C. , 25 f.-H. B. , rue de Rivoli ,
10 f.-M. C. , 5f.-Paulian , 10 f.- De Bricogne , 10 f.-V. 5 f.
- Le Bruères , 20 f. - R. , rue Saint-Lazare , 10 f. - Mademois
selle Pauline de Lenevillllee ,, 5 f.- Trois anonymes , 60 f.
-
Dons envoyés par le receveur particulier des finances ,
à Saint- Pol ( Pas- de- Calais ) .
MM. Gengoult , sous- préfet de l'arrondiss. de Saint-Pol , 10f.
-Corne , recev. part. de l'arrond. de Saint-Pol , 10 f.--Ledoux ,
recev. des contrib. indir. dudit lieu , 10 f. -Galles , négociant
à Saint-Pol, 10f.- Neuféglises , subst. du proc. du roi , 5 f. -
Gengoult fils , 5 f.
Dons envoyés de Quimper.
M. le baron Ledean , 48 f.- Madame veuve Y, 12 f.
Montant des deux listes précédentes , 6201 f. 50
Montant de la présente liste ,
..
4468 f.
........... 10,669 f. 50c.
TOTAL ( déposé chez MM. Perregaux-
Lafitte et compagnie ) ,
510
MERCURE DE FRANCE .
1
POLITIQUE ,
www
§. I.
SESSION DES CHAMBRES .
On se plaint tous les jours de l'extrême difficulté que
présente au législateur la répression des abus de la presse.
Une bonne loi sur la presse est un problème qu'on sepropose
à chaque session , qu'à chaque session l'on résout
d'une manière différente, et qui recevra probablement
autant de solutions , qu'il y aura d'esprits appelés à la résondre
. Je pense avoir trouvé une bonne raison de ces
difficultés . Vous cherchez la meilleure loi pour un objet
qui ne demande point de loi.
Lord Chatam appelait la presse une prostituée privi- légiée ; c'est qu'il pensait que la licence de la pressefait
seule sa liberté . L'opinion de lord Chatam cessera de paraître
un sophisme , quand on réfléchira que , pour peu que l'on borne la liberté d'écrire , on l'étouffe. Donnez
sur ce point carrière à votre imagination; qu'elle recule, à son gré , la borne; une ligne au -delà , vous tombez dans
le dédale des saisies , des procès- verbaux , des distinetions subtiles , des minutieuses formalités . Il n'en faudra pas
moins pour une exception que pour dix ; c'est qu'iln'ya point de demi-liberté, et que le forçat qui traîne leboulet u'est pas plus esclave que celui qui n'a qu'un léger car- can. Or , l'entière liberté porte en soi le préservatifdu
la servitude mal qu'elle enfante; mais quel préservatif
vous offrira-t-elle contre elle-même ? Je crois à la bonne foi des ministres , à la bonnefoi des commissions, àla bonne foi de tous ceux qui disposentde nos destinées. Et pourquoi n'y croirais -je pas ? Ne sont-ils pas intéressés plus que nous , peut-être, à maintenir nos droits ? car cesgrandes crises qui ébranlent toutes les anDÉCEMBRE
1817 . 511
torités, ce ne sont point les droits maintenus qui ont coutume
de les produire , mais les droits négligés . On cherche
sincèrement la vérité , mais on la cherche , à mon avis ,
par une fausse route. On arrive , préoccupé de quelques
scandales qui déshonorent les lettres , et de quelques
autres scandales qui déforment la justice. On s'alarme sur
l'audace des écrivains , en même temps que l'on gémit sur
l'inflexibilité des juges. Pour concilier ce double besoin
de décence et de tolérance, on tourmente son esprit à graduer
les garanties , à mitiger les précautions , à réduire les
délais , à modifier les peines . On exempte de toute poursuite
l'auteur qui aura consenti au sacrifice de son livre ;
on accorde aux déténus la liberté provisoire , sous caution ,
que des lois antérieures ne leur accordaient pas ; on autorise
la distinction de l'auteur et de l'ouvrage , si bien
que les tribunaux pourront sévir contre l'ouvrage , et laisser
l'auteur en paix. L'on n'omet rien enfin de ce qui peut
rassurer les esprits contre le retour d'une rigueur plus
déplorable que la licence. Toutefois , en dépit de tant de
soins et de scrupules , et de témoignages d'indulgence , le
vice capital reste; il s'enracine , il se fortifie par les dispositions
mêmes qui devaient en atténuer les effets. Et le
vice , c'est l'invention du délit nommé provocations indirectes
au crime , délit dont on démontre le vague , par
l'impossibilité de le caractériser , délit qui fait seul toute
la matière de la législation nouvelle , et lequel ôté , tout
rentre dans le cours ordinaire des lois .
Je tiens pour impossible de spécifier ce qu'est une provocation
indirecte. Reconnaître la provocation directe ,
c'est interpréter le discours ; deviner la provocation indirecte
, c'est interpréter la pensée. Toutes les fois que l'on
cherche dans un écrit un sens différent du sens explicite ,
on est bien sûr d'y trouver ce que l'en veut , parce
qu'on y trouve ce qu'on y met soi -même.
C'est là principalement ce qui fonde l'opinion des partisans
d'un jury. D'abord , ils ont pour eux l'exemple de
l'Angleterre , quoiqu'il ne soit pas convenable de prendre
en toutes choses un autre peuple pour modèle , à moins
qu'on ne veuille le prendre pour maître. En Angleterre ,
toutes les plaintes , même celles des particuliers pour fait
dediffamation , qu'elles soient poursuivies par voie d'indictment
, ou par le coroner , ou ex officio , n'en sont
512 MERCURE DE FRANCE.
pas moins soumises au jury (1) . Quoi ! vous soumettez ,
diront-ils , à un jury , l'écrit d'un homme qui prêche ouvertement
le meurtre et le pillage; pour un fait matériel,
qu'il ne faut que des yeux pour reconnaître , vous interrogerez
des consciences libres , vous appellerez la certitude
morale au secours de la certitude physique ; et dans
un cas douteux , obscur , quand le corps du délit échappe,
ou s'enveloppe , quand il n'est que dans une forme de
langage , dans une intention , dans une hypothèse , vous
repoussercz le seul flambeau qui puisse éclairer ces ténebres!
Les adversaires du jury , à leur tour , pourraient bien
ne pas rester muets. Je ne parle point d'une objection
plus spécieuse que solide , prise dans la démarcation légale
entre la procédure criminelle et la procédure correctionnelle;
car cette variété de formes dans un même tribunal
, notre jurisprudence actuelle nous en offre plusieurs
exemples. Et pour me borner à un seul , rien n'est
enopposition comme les attributions judiciaires et les attributions
législatives ; et pourtant la législature se transforme
quelquefois en tribunal ; et dans ces différentes situations
, les procédés et les disciplines sont loin d'être
les mêmes ; mais voici ce qu'ils pourraient répondre: Le
jury appelé à décider la culpabilité d'un écrivain sera
spécial , ou ce sera le jury ordinaire. Spécial , il formera
un corps , et prendra l'esprit de corps , c'est-à-dire qu'il
aura une conscience de convention. Non spécial, il se
pourra que le délit et ses circonstancess ,, et jusqu'au langage
des accusateurs et des accusés , tout soit pour lui un
mystère.
Faudra-t-il donc s'en tenir à ce qui existe , et rester
dans ses entraves , sous prétexte qu'il n'y a que des dan
gers à courir pour qui en sort ? Point du tout; car là où
le délit ne saurait être bien défini , la punition ne saurait
être bien réglée. A-t- on mesuré toute la latitude de ce
pouvoir discrétionnaire attribué aux juges , et qu'il est impossible
qu'on ne leur attribue pas , tant que les provocations
indirectes seront matière à procès ? Il s'exerce dans
(1) Voyez, pour tous les détails relatifs à la législation anglaise
sur la presse et les journaux , l'excellent ouvrage de
M.de Monveran. Chez Alex. Eymery, rue Mazarine , n. 30.
DÉCEMBRE 18ιη. 515
TMBRE
un espace dont l'une des limites est voisine de l'impunité,
et l'autre , voisine de l'infamie. C'est-à- dire que , de tous,
les droits , le plús certain , le plus naturel , le plus incontestable
, et que, sans trop de subtilité, l'on pourrait appeler
le droit de penser , est précisément celui qui est le
plus soumis à l'arbitraires me wel sunt el i
Mais il peut y avoir du mal où vous n'en soupçonnez
point , dira-t- on à l'auteur. Vos intentions sont pures, EINE
votre caractère honorable. Vous trouvez l'erreur en cherchant
de bonne foi la vérité. C'est l'esprit de système qui
vous aveugle. « Quand l'esprit de système s'empare de
<<nous , il change la direction de nos lumières et ne nou's
« fait voir les objets que sous un seul rapport. » Si bien
donc, que l'esprit de système ne peut égarer que les auteurs
, et qu'il n'a pas de prise sur les juges. Si bien que
les juges ne peuvent point , aussi bien que les auteurs , se
tromper de bonne foi , et tout rapporter à une idée dée , àune
habitude dominante? Ma supposition sera fausse , quand
avec la touterpuissance , yous leur donnerez l'omnis
science.
21
A quoi bon entasser les gênes et raffiner les précautions
, quand pour mieux faire , il n'est besoin que de ne
rien faire ? Cette doctrine est erronée ; cette théorie conduit
au crime. Yous, voulez dire que cela vous paraît
ainsi , car puisque , dans l'hypothèse , l'écrit ou le passage
de l'écrit en litige sont susceptibles d'interprétation ;
ce que vous envisagez ainsi , un autre a pu l'envisager
autrement. Or , pour peu que vous accordiez le, sens
commun à l'auteur , puisqu'il ne se cache pas de vous',
puisqu'il vous avertit, puisqu'il se remet en vos mains ,
il n'est pas naturel de penser qu'il se juge lui-même répréhensible.
Mais vous avez adopté de certaines manières
d'envisager les choses qui vous font trouver du danger où
il n'y en a pas l'ombre. Il suffit; tout doit céder à votre
précaution. Les fantomes doivent prendre un corps , au
gré de votre imagination effrayée. Cependant entre vous
et l'auteur , la discussion était ouverte d'avance , puisque
vous appartenez à deux sectes contraires. Vous étiez son
adversaire avant d'être son juge. Vous êtes donc partie
au proces. Et c'est vous qui déciderez !
Laissez plutôt , laissez agir un juge irrécusable , supérieur
à vous comme à l'auteur, un juge tel , que nul de
ROYAL
15
C.
33
514 MERCURE DE FRANCE.
vos arrêts n'est valable,s'il ne les confirme, et il ne les
confirmepas tous. Sonjugement tiendra plus longtemps ;
car on n'aura pas exclus du débat un seul contradicteur.
Si le livre n'est que ridicule , ce juge suprême en saura
bien faire justice. Ne le voyez-vous point rendre tous les
jours à la boue , leur élément naturel , ces viles feuilles
qui renaissent tous les jours , pour le passe-temps de
quelques âmes étroites et sanguinaires ? S'il contient des
erreurs contagieuses , pensez-vous que l'erreur seule ait
ses champions , et que la vérité ne trouve personne qui la
défende? Il semble , à voir toutes les formalités dont on
s'environne comme d'un rempart , qu'il n'y a que les
mauvais citoyens qui écrivent. Mais ce livre dangereux
circulera ; il aura des acheteurs , des lecteurs , des prôneurs
même. Eh bon dieu, que vous importe , si les livres
qui le réfutent ont aussi leurs lecteurs et leurs prôneurs;
et vous ne faites point , sans doute, à notre nation l'injurede
croire que ce soit ici le plus petit nombre. Ilcirculera;
et l'air qui circule autour de vous ne renferme-t-il
pas des poisons ; l'eau qui est la base de vos alimens , ne
roule-t-elle pas des poisons dans son sein ? C'est par la
circulation que tous les élémens qui la composent se
mettent en équilibre ; c'est la circulation qui les rend salutaires.
Laissez croupir l'air le plus pur et l'eau la plus
limpide ; c'est vraiment alors qu'ils se tourneront en
poisons.
Puisqu'il y a du danger à maintenir cette justice de
nom, qui n'est au fait que l'incertaine et variable opinion
des juges, et que d'un autre côté , l'institution du jury ne
paraît point réellement applicable à l'espèce présente,
puisqu'il serait impossible à tous les grammairiens assemblés
de classer les acceptions , et à tous les criminalistes
degraduer parallèlement les peines , puisque ni le législateur
ne peut déterminer ce qu'on appelle délit , ni par
conséquent le juge en mesurer la gravité, puisque tout
est arbitraire ici , principes et application, qu'en faut- il
conclure, sinon que, hors le défaut d'observation des
formes légales , qui ne touche en rien à la substance de
l'ouvrage , il n'y a point proprement de délits de la
presse, du moins pour ce qui concerne l'Etat.
J'endirais volontiers autant de ce qui concerne les particuliers;
car c'est une honte qu'il y ait plus de morale,
DÉCEMBRE 1817 : 515-
dans nos usages que dans nos lois. Je voudrais une bonne
fois que la calomnie , cette volupté des hypocrites , fût
punie en proportion des délices qu'ils y trouvent. La ca-
Jomnie estunassassinat de tous les instans. Le poignard
de l'assassin ne frappe qu'une fois. Le dard du calomniateur
reste dans la plaie ; il dure autant que la victime.
Tout ouvrage , sous le nom de journal , biographie , ou
toute autre dénomination que ce puisse être , où l'on fait
profession de calomnier , est un ouvrage criminel. Que
serait-ce d'un écritqui calomnierait périodiquement toute
une nation? C'est se moquer de prétendre , par exemple ,
que deux francs d'amende soient une satisfaction;je rappellerais
au sujet de la calomnie la rigueur des lois Cornéliennes
, si le nom de Sylla ne décréditait même une loi
juste. Notre législation, si sévère en d'autres points , me
semble ici trop douce. On la dirait faite exprès pour
laQuotidienne.
Disons-le donc hautement. Il n'y a qu'une provocation
directe et manifeste à des attentats , une doctrine évidemment
subversive des autorités légitimes et des principes
constitutionnels , qu'on puisse qualifier de crime. Un
livre qui provoquerait au crime serait un crime ; un livre
qui provoquerait à l'examen, c'est-à-dire qui appellerait
la vérité , ne serait pas même un délit.
1 En définitif , l'on ne se trompe , selon moi , que pour
avoir , dans le principe , déplacé les choses. Qu'on les
rétablisse dans leur ordre naturel , et l'on dégage la loi
de toutes ses entraves. Qu'on ôte le vague des dénominations
, et l'on ôte l'arbitraire des punitions , et l'on fait un
grand pas vers l'ordre , la justice et la liberté.
Quedirai-je de ces pauvres journaux si redoutés , si
mutilés , si étroitement surveillés , si fréquemment ajournés
? Qu'en ne les assimilant point aux autres écrits , on
établit contre eux un arbitraire , d'une espèce différente ,
il est vrai , mais qui n'est pas moins de l'arbitraire.
Comme chaque tribunal correctionel , ou lemême tribunal
correctionnel suivant l'époque , a sa jurisprudence
particulière , chaque censeur, ou le même censeur suivant
l'époque , a sa justice particulière aussi. Ainsi , ce qu'on
refuse à tel rédacteur , on le prodigue à tel autre. Dieume
préserve d'envier à la Quotidienne cette faculté de hurler
etde mordre, dont elle use si largement , et de dégorger
33.
516 MERCURE DE FRANCE .
sa hile aux pieds de ceux dont elle ne peut atteindre la
tête. Mais que pensera de nous l'étranger, s'il compare ce
débordement avec cette réserve , cette licence avec les en
traves ? Toutes les immunités des écrivains en Angleterre
furent long-temps communes aux journalistes , puisqu'elles
derivaient d'un même droit , et qu'elles étaient
contenues dans les mêmes limites. Voilà le principe. En
Fabandonmant', on marche d'écueils en écueils .
Après ce préambule un peu long , il reste à exposer
les dispositions principales de la loi nouvelle , et les
amendemens que ces dispositions ont déjà subis dansle
projet de la commission .
Les six premiers articles du projet de loi établissent
la série des responsabilités . L'auteur d'abord , ou le traducteur
, l'éditeur au défaut de l'auteur ou du traducteur,
l'imprimeur au défaut des précédens ; et en matière
criminelle , l'imprimeur avec eux.
Aun très-léger amendeinent près qui ne modifie que
Pexpression , la commission est d'accord avec le gouvernement
sur ce système entier de responsabilité,
Les sept articles suivans règlent les formalités de la
saisie : les délais de la notification , le temps assigné au
juge d'instruction pour faire son rapport à la chambre
du conseil ; la marché à suivre soit dans le cas où la
chambre décide qu'il n'y a pas lieu à poursuivre , soit
dans le cas où elle ordonne la poursuite; enfin, les effets
favorables à l'accusé , qui doivent suivre du défaut de
jugement de renvoî , où du défaut de citation.
Dans le rapport de la commission, les articles sept ,
huit etdix du projet , sont supprimés , et l'article neuf
maintenu. Au lieu que dans le projet , il y avait lieu à
poursuite pour tout écrit livré à l'impression, si la déclaration
prescrite par la loi du 4 octobre 1814 n'avaitpas
été faite , et si , même après la déclaration , l'écrit contenait
une provocation indirecte à des crimes . Dans le
projet de loi , la poursuite ne peut avoir lieu que lorsque
les formalités dé ladéclaration et du dépôt n'ont pas
été remplies , et que chaque exemplaire ne porte pas
le nom et la demeuré de l'imprimeur. La commission a
pensé que dans les cas déterminés ci -dessus , l'imprimeur
et l'auteur étant solidairement responsables , il y a pour
l'ordre public une garantie suffisante . L'article huit ten-
1
DÉCEMBRE 18176 517
:
*
dait à faire considérer le dépôt comme une publication,
c'est-à-dire, qu'il assimilait à la publication , les moyens
offerts par l'auteur mème pour l'empècher. A cet article,
la commission substitue l'article suivant plus fayorable
aux auteurs : « Nul ne peut être poursuivi pour le
« contenu d'un écrit imprimé , qu'autant qu'il y a eu
« distribution de tout ou de partie de cet écrit. » Enfin,
le projet de loi exigeait que la notification du procèsverbal
de saisie se fit dans les vingt-quatre heures . La
commission a pensé, qu'un si brefdilai rendrait souvent
cette notification inexécutable ; et au lieude vingt-quatre
heures , elle accorde trois jours à l'autorité ; mais sous
la condition expresse que , passé le délai de trois jours ,
la notification sera déclarée nulle.
La troisième partie du projet de loi , règle la forme
de l'acte d'accusation , dans le cas où l'affaire serait
évoquéedevant le tribunal criminel , et la position des
questions devant le jury , lesquelles seront au nombre
de deux: 1º. L'écrit imprimé présente-t-il tel outel cas
« avéré , exprimé dans le résumé de l'acte d'accusation ,
« avec toutes les circonstances qui y sont comprises ?
« 2º. L'accusé est-il coupable , pour avoir composé, tra-
« duit , publié , imprimé, vendu ou distribué cet écrit? »
Il veut que si la déclaration du jury n'est affirinative
que sur la première, question , il ne soit sévi que contre
l'ouvrage. Il autorise les tribunaux à ordonner sous
caution l'élargissement provisoire du prévenu; il les autorise
aussi à punir du maximum de la peine , quiconque
réimprimerait un ouvrage condamné; il accorde à
:toute personne qui se prétend lésée par l'abus de la
presse , le recours auprès du procureur du roi , ou du
juge d'instruction , soit du lieu de son domicile , si l'écrit
y a été vendu ou distribué , soit du lieu de la résidence
du prévenu , ou de l'un d'eux. Il ordonne la prescriptio,
n après un an révolu , àmoins que le dépôt n'ait
pas eu lieu.
A de très -légers amendemens près , la commission
approuve ces différentes dispositions .
Un dernier article enfin du projet de loi, ajourne
au 1er janvier 1821 , l'émancipation des journaux. Sur
quoi , lacommission observe que les chambres doivent
s'assembler chaque année , que chaque année les cham518
MERCURE DE FRANCE .
brespeuventconnaître la situation de l'Etat. Elle borne
doncà une année la suspension demandée pour quatre.
Cette informe analyse est bien loin d'offriruntableau
fidèle, tant de laloi que de ses motifs et deses amendemens,
etdes motifs de ces amendemens , ce qui serait
toutefois nécessaire , pour entrer pleinement dans la
pensée deceux qui ont préparé la loi. Aussi, meproposé-
je bien de me dédommager du laconisme où me forcent
lesbornes de cet article , dans lecompte successif
que je dois rendre de la discussion.
A tout prendre , admettez l'existence des délits de la
presse, c'est-à-dire , réalisez cette chimère d'hostilités
indirectes si féconde en détours , en abus , en subtilités
sophistiques , et vous apercevrez dans le projet de
loi , surtout amendé , l'empreinte de
première et souveraine. Vous reconnaîtrez avec plaisir, l'opinion, cetteloi
que si les traces du régime de 1815 s'effacent lentement,
au moins le langage de ce temps s'adoucit et s'épure ,
et fait place à un langage plus doux , et plus véritablement
français.
La discussion a commencé ; elle est franche et loyale.
Le projet combattu par MM. Martin de Gray et Ganilh,
a été défendu par M. Jollivet et M. le gardes-des-ceaux.
Le caractère du premier discours , c'est une verve riche
et brillante que rehausse un débit dramatique; le
caractère du second , c'est une logique pressante, aidée
d'un style pur et nerveux. On applaudit à la méthode
de M. Jollivet ; mais on lui souhaiterait plus de coneision.
L'éloquence de M. le garde-des-sceaux répond à
la gravité de son ministère. Au prochain numéro, je
donnerai l'analyse de ces discours, et de ceux qui sui
vront.
-La chambre des pairs s'est assemblée le g pour le
renouvellement de ses bureaux. Le seul objet de quelque
importance dont elle ait eu à s'occuper , cesontles
deux pétitions de M. Bory de Saint-Vincent; l'une envoyée
seulement par copie , et sur laquelle la chambre
a dû passer à l'ordre du jour; l'autre adressée à un pair,
et déposée par lui sur le bureau. Cette dernière sera
soumise au comité.
DÉCEMBRE 1817 . Sig
§. II.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 4 au 10 décembre .
Nous hivernons. Les grandes douleurs s'apaisent;
les grands projets s'ajournent ; les conseils du cabinet
(anglais ) sont plus rares et plus courts. Quatorze prévenus
de conspiration sont mis en liberté , sans jugement.
L'Angleterre , négligeant pour la première fois
une belle occasion de guerre , proclame sa neutralité.
C'est au moins un moment de répit. Profitons-en pour
jeter un coup-d'oeil sur la situation de l'Europe et des
Colonies .
COURONNES DU NORD.- C'est un beau spectacle que
la Pologne toute entière pleurant sur le cénotaphe du
héros qui l'a défendue, et qui est mort loin d'elle. Mais
combien ce spectacle acquiert plus d'intérêt , quand le
frère mème du souverain conduit la pompe funèbre !
Cet hommage , rendu par la puissance à la vertu , par
la victoire à une défaite honorable , est peut - être ce
qu'il y a jamais eu de plus grand et de plus auguste
parmi les hommes .
-On donnait au long séjour d'Ismail Gibraltar des
motifs que la Cour de Stockolm désavoue. Il ne s'agit
nullement de politique , mais de commerce. Ce n'est
point de l'indépendance du Pacha qu'Ismail est venu
traiter , mais d'un échange de ses denrées. Pour confirmer
cette assertion , l'on débarque à Gothembourg
des marchandises d'Egypte , et l'on embarque des productions
suédoises .
-Si l'on en jugeait par sa position, la Norwège appartiendrait
à peine a l'Europe. Mais l'esprit de civilisation
qui est l'esprit de liberté a pénétré sous ce ciel rigoureux
, et franchi l'énorme chaîne de ces montagnes .
Graces à lui , la Norwège est plus européenne que
d'autres pays plus ſavorisés qu'elle par la nature. Il faut
rendreàchacun ce qui lui appartient. Cet état de choses
520 MERCURE DE FRANCE.
:
fait la gloire du gouvernement de Suède , en même
temps qu'il fait sa sûreté."
PORTE OTTOMANE .- Encore un pacha rebelle ! Bagdad
abjure sa foi. L'empire ottoman est bien vieux ;
chaque jour il semble s'en détacher quelque pièce.
-Pendant que certains nouvellistes préparent à Prague
des logemens pour les souverains d'Europe , d'autres
nouvellistes rassemblent à Astracan un congrès
oriental. Nous sommes an siècle des congrès .
ALLEMAGNE . -Depuis son retour , l'empereur s'occupe
sans interruption des affaires publiques; les confé-
"rences ministérielles sont plus fréquentes que jamais.
L'agiotage sur les fonds continue ; c'est une mousse qui
"s'attache à un vieil arbre. Quelques bons Allemands ,
novices dans ce jeu , après une trop rude école, ont
"pris le parti de faire banqueroute à la vie.
:
-Deux procès occupent la Prusse , celui du colonel
Massenbach , qui touche à sa fin , et celui d'un jeune
"étudiant , qu'on ne fait que d'entamer. Cet étudiant a
fait, dit-on, des motions de clubiste et des actes d'inquisiteur.
Mais il n'était pour les motions qu'un écho ,
Det pour les actes qu'un instrument. Il en coûte quelquefois
de jurer sur la foi du maître .
1
-Le nouveau ministre de la justice , à Stutgard , à
peine muni duportefeuille , s'estvu frappéd'Paappooppllexié,
comme s'il cût touché à l'Arche'sainte. Vanitas vanilatum.
On remarque ces paroles vraiment royales dans le
préambule de l'ordonnance qui supprime les împôts
Toodaux et toute servitude personnelle : «Al'époque où
'la providence nous a confié le gouvernement denotre
upeuple fidèle , nous lui avons promis que sa prospérité
, son bonheur , seraient l'unique but de notre sollicitude
et de nos efforts , et que le premier de nos
<<soins pour atteindre à ce but important , serait d'établir
une constitution appropriée à l'esprit du temps
* et aux besoins de notre peuple .
Nous avons rempli cette promesse. Nous avons la
confiance que toute l'Allemagne reconnaîtra, que tout
"Thomme impartial sera convaincu que si cette constitution
n'a point encore été établie jusqu'à présent, de
n'est pas que nous ayons manqué d'accorder tout ce
DÉCEMBRE 1817. 521
que le véritable avantage du peuple exige; car nous
« avons , au contraire , été audevant de tout ce qu'on
«.ponyait demander à cet égard. Mais en même temps ,
nous espérons que notre peuple réndra justice avec
reconnaissance aux soins que nous avons donnés jus-
-qu'à présent sans relâche , et que nous continuerons
«de donner à l'accroissement de son bien-être ...
t
Les voeux du roin'ont pas été trompés ; plusieurs cantons
affranchis ont manifesté leur reconnaissance . La
reconnaissance n'est pas l'objet immédiat da bienfait ;
mème , elle n'en est pas le prix , comme on a coutume
de le dire . Le véritable prix du bienfait , c'est le bonhear
de celui qui le reçoit. Mais elle est au moins un doux
encouragement , et les plus grandes âmes y puisent des
forces.
- Si un régime constitutionnel est le voeu de tous
les peuples d'Allemagne , l'ajournement de ce régime
paraît être la politique de quelques petits souverains. Ce
sont des créanciers de bonne foi , mais paresseux. En
attendant , ils adhèrent tous àla sainte Alliance.
-Iln'est plus douteux que le prince d'Orange n'ait
donné la démission de tous ses emplois , et que cette
démissionne soit acceptée.
Le roi des Pays-Bas a soumis les vaisseaux qui
font le commerce du Levant , à de nouveaux droits de
tonnage.C'est que le commerce du Levant demande
-une protection spéciale , et qu'il n'est pas juste que les
--autres branches de commerce en fassent les frais.
-Yaura-t- il , n'y aura-t- il pas un congrès de souverains
? Si ce congres a lieu , est-ce à Prague ou à Spa
qu'il doit s'assembler ? pourquoi s'assemblera-t- il? de
quoi s'occupera-t-il ? Voilà bien l'interrogant bailli.
Nous qui sommes à peu près accoutumés à interroger
sans qu'on réponde , bornons-nous au monologue.
SUISSE . La guerre de 1672 , si funeste d'abord à
la Hollande, eut pour cause , dit-on , quelques propos
de gazette. Ilparait que la Suisse a toujours cet exemple
sous les yeux . Lie canton directeur invite les gouvernemens
cantoninaux à surveiller soigneusement leurs
ournalistes . T
ITALIE. On assure que les petits Etats se conféde
522 MERCURE DE FRANCE.
rent contre les Barbaresques. On parle de préparatifs
maritimes imposans , de croisières établies.
ANGLETERRE.-Enfin , l'Angleterre déclare .....
qu'elle ne se déclarera pas. Une même proclamation
défend aux sujets anglais de prendre du service parmi
les insurgés , et parmi les Espagnols contre les in
surgés. Une foule de lettres bien authentiques , bien
pathétiques semblent sourdre à l'appui de cette proclamation.
Lettre d'un fils à son père ; lettre d'un petitmaître
à son tailleur : l'un dit qu'il arrive mourant de
faim; l'autre se plaint de faire la guerre en jaquette ,
etde porter , en guise d'épaulettes , de vieux lambeaux
dedrap. Il en est un qui affirme sur son honneur que
les insurgés mangent de la chair crue. Ajoutez les
désaveux de l'agent de Vénézuela qui , sans doute ,
n'était venu à Londres que pour admirer les squares ,
et pour applaudir à Covent-Garden. Cet agent déclare
qu'il n'a rien offert , rien promis , rien stipulé ; que
tous les enrôlemens se sont faits àson insu; que l'agent
de Saint-Thomas est un être de raison , etc. , etc. Des
matelots , en habit d'été au coeur de l'hiver , viennent
renforcer tous ces témoignages. Cela se dit et se répète
et circule pour la plus grande édification de la
jennesse anglaise. Laproclamation estdu 27 , et, le 29,
deux vaisseaux mettent à la voile pour Saint-Thomas
avec deux cent einquante officiers . Sur l'un de ces
vaisseaux , étaient un colonel avec ses officiers , sousofficiers
et l'équipement complet d'un régiment de lanciers.
Le danger , uni avec la misère , a-t-il done tant
d'attraits ?
-Parga se soustrait enfin à la domination du Ture
et aux vengeances du pacha d'Epire .
- Il faut que les Algériens se sentent forts ; car à
peine respectent-ils le pavillon anglais. Un capitaine
James, arrivant de Zante , fut hélé par un schooner
ture , qui lui commanda de venir à bord , et visita ses
papiers.
COLONIES.- Les hommes sont bien malheureux et
bien coupables. Quand leurs ennemis les laissent en
paix , ils se font entre eux la guerre. Voyez la petite île
d'Amélia. Elle respirait enfin. Un gouvernement puissant,
et qui cherche à s'arrondir, semblait la considérer
DÉCEMBRE 1817. 523
comme un poste avancé. Et voilà que la discorde intérieure
vient rompre une trève de quelques mois. Parti
d'Aury contre parti d'Hubbard , militaires contre bourgeois
, c'est à qui ttrrooublera ce coinde terre, en attendant
qu'on l'ensanglante. Les bourgeois excluent , par .
délibération, les militaires des emplois publics; etceuxci
pourraient bien les en exclure par les armes .
-On ne peut lire , sans frèmir , les affreux détails de
la révolte de Saparona. Le résident , l'épouse et les enfans
du résident , l'écrivain , tous les Hollandais de la
résidence ont été massacrés , et leurs têtes promenées
sur des piques. Le 17 mai , un papier écrit à la hâte par
madame Vandeberg , instruisit de son danger les commissaires
du roi des Pays-Bas dans l'ile d'Amboine. Dès
le 18 , on expédia , pour Saparona , un détachement de
deux cents hommes , dont cinquante Javanais. A peine
arrivés , ils tombent dans une embuscade de sauvages .
Lapremière décharge blesse à mort deux officiers . Cependant
le détachement avance . On le laisse s'engager ;
quand il est parvenu à un massif d'arbres qui cachait
les ennemis , nouvelle décharge ; la confusion se met
dans le détachement. Le commandant tombe d'un coup
de feu , au moment où il gagnait le rivage. Quarante ou
cinquante matelots , qui s'étaient jetés sur un frèle bâtiment
, senoient. Sur deux cents hommes , il n'en resta
pas vingt. On dit que les soldats anglais licenciés ne
sont pas étrangers à ce désordre ; et si le pavillon anglais
,arboré par les sauvages , n'est point une preuve
sans réplique de cette participation, il en estau moins
un indice.
Que si l'on demande maintenant quelle est la cause
de cette insurrection , on pourra répondre que c'est
une cause qui a souvent produit et qui produira encore
souvent des insurrections ; l'injustice et la dureté des
maîtres !
FRANCE.- Les ministres se sont réunis le 10 de ce
mois , aux Tuileries , sous la présidence de S. M.
-Nantes imite Paris , envers les naufragés de la
Méduse; il faut espérer que d'autres villes imiteront
Nantes.
-Lucotte , le commissaire de police , accusé de faux
et de soustraction d'effets , a été acquitté de l'une de
1
524 MERCURE DE FRANCE :
:
ces deux accusations , et condamné sur Kautre , ainsi
que ses deux adjoints .
La cour d'assises du Calvados vient de condamner
å vingt ans de détention , un enfant de quinze ans , accusé
de plusieurs vols et d'ure tentative d'empoisonnement.
Si l'humanité nous défend d'étouffer les germes
vénéneux , la prudence nous ordonne de les reléguer
dans l'ombre.
- La tranquillité a été un moment troublée au spectacle
de Toulouse par les étudians en droit, et rétablie
bientôt après .
- Au moment où le conseil d'état s'occupe de la loi
sur l'instruction publique , je crois devoir appeler l'attention
sur une brochure qui traite à fond l'une des
questions contenues dans cette question. Elle a pour
titre : L'Education publique doit-elle être confiée au
clerge'(1) ?
<< Parce que nos colléges sont des réservoirs , parce
que la jeunesse y vient puiser non point des idées et
« des notions particulières à' telle ou telle profession ,
<<<mais des idées et des notions communes à toutes les
« professions , on a pensé que les colléges appartenaient
de droit au corps de l'Etat qui est déposi-
«taire des notions et des doctrines les plus générales ,
« comme les plus indispensables ; et certes , je connais
peu d'analogies plus séduisantes au premier coup
« d'oeil. Mais , pour être commune , l'instruction reli-
«gieuse ne laisse pas d'ètre spéciale. Elle est com-
* mune par l'usage ; elle est spéciale par l'objet : elle
« est commune dans ce sens , qu'elle n'est pas moins
<<nécessaire à l'âme , que l'air et l'eau à la vie; elle
« est spéciale dans ce sens que les doctrines dont elle
<<se compose , sont essentiellement distinctes de tous
<<les autres genres de doctrine; distinctes comme l'infini
" est distinct de l'espace et du temps , comme l'immutabilité
est distincte du progrès. Conclure del'union
« à l'identité , c'est imiter , à mon sens , ce philosophe
« qui voulait que la morale fut contenue dans les ma-
<thématiques, par la raison que la morale à ses certi-
« tudes comme les mathématiques. ».
e
(1) Novembre 1817. Prix : 75 cent . Paris , chez Delaunay.
DÉCEMBRE 1817 .
325 T
-Un mot gracieux a quelque chose de plús gracieux
sortant de la bouche d'un souverain , parce qu'un souverain
semble dispensé d'etre aimable. Lorsque MM . Laya, etRoger furent présentés au roi ; « Quant à vous, dit-il au premier. l'Académie acquitte une vieille dette de lana- tion; et vous , dit-il au second vous ne pouviez manquer
de gagner votre cause avec un aussi bon avocal. » , -Une mère avait égorgé son enfant pour le dévorer. La cour d'assises de Strasbourg avoulu considérer cet horrible
attentat comme un acte de démence. L'impunite,
enpareil cas, est plus morale que le supplice. Il est bon que les hommes croient certains crimes impossibles ; on sauve ainsi l'honneur de la nature humsine.
BÉNABEN .
J
ANNONCES
ET NOTICES
.
Nosologie naturelle , ou les maladies du corps hu- main , distribuées par familles ; par M. Alibert , che- valier de plusieurs ordres , médecin consultant du Roi , médecin de l'hôpital Saint - Louis , etc. Deux grands vol. in-8°. sur papier vélin satiné, avec figures magni- fiquement colorices. A Paris , chez MM. Caille et Ravier , rue Pavée-Saint-André-des - Arcs , n. 17 ; et chez Treutel et Würtz , lib. , rue de Bourbon , n. 17 .
nes
sans con-
:
De toutes les sciences humaines la médecine est tredit la plus intéressante et la plus utile. Il importe d'agrandir son domaine , de rassembler les faits au flambeau de l'expé-- rience, et de les graver profondément dans la ménioire des hommes. Personne n'ignore avec quel zèle infatigable M. le doc teur Alibert a poursuivi l'étude des maladies de la peau . C'est aujourd'hui lapathologie entière qu'il enibrasse dans ses recher- ches : il a vonluranger , par une méthode simple et naturelle, toutes les maladies qui se sont présentées à sonobservation , dans P'intérieur d'un des plus vastes etdes plus curieuxhôpitauxdela France; il avoulu faire participer à ses travaux les savans de tous lesordres, les hommes de toutesles classes , cenx memes qui vi vent à des distances très - éloignées de la capitale.N'est- cepas une idéeheureuse- que d'avoir laborieusement rassemblé tous les cas rares qui offrent le plus de problèmes à la méditation et à la
526 MERCURE DE FRANCE.
1
pensée, et de les avoir réunis dans un grand ouvrage pouf
l'instruction des contemporains etpour celle de la postérité?
Lorsqu'un phénomène est insolite, il est difficiled'endonner
une idée précise à ceux qui n'en ont pas été les témoins; l'intelligence
des commençans surtout n'est jamais très-accessible
aux choses sensibles qu'ils n'ont pas eu occasion de considérer;
le pouvoir magique de la peinture obvie à ces inconvéniens.La
productiondes traits et de laphysionomie d'un malade qui succombe
à une maladie extraordinaire , est une leçon puissante
qu'on n'oublie jamais : elle est préférable aux vains discours
que suggère une théorie souvent mensongère autant que futile.
Les élèves qui étudient dans les Universités étrangères , oroiront
assister aux leçons cliniques de M. Alibert. L'hôpital, qui
est le théâtre de ses observations , deviendra , pour ainsi dire ,
un hôpital nomade pour toute l'Europe savante. Il y a longtemps
, du reste , que ce bel établissement a mérité cette fameuse
devise , qu'il faudrait pouvoir inscrire sur la porte de
tous les asiles de l'humanité indigente et malheureuse: Urbis
et Orbis. En effet , l'hôpital Saint-Louis est devenu, par la
nature des maladies graves qu'on y traite, le refuge de l'Europe
entière. A l'époque des dernières guerres, il a été le réceptacle
des casd'observation les plus divers : on y a recueilli les militaires
de toutesles contrées, en proie à toutes les causes destructives.
C'est là surtout qu'on a pu étudier la constitution physiquedes
peuples, et s'éclairer par les lumièresde la comparaison.
Les peintres et les graveurs qui ont secondé M. Alibert dans
cette pénible entreprise , se sont surpassés par la fidélité avec
laquelle ils ont su représenter les plus étonnans phénomènes.
Hs ont excellé surtout dans l'art de figurer les hernies,
cancers , les polypes , les loupes, les goitres , les dartres , les
accidens de la syphilis , et tant d'autres altérations on difformités,
qui sont le triste partage de l'espèce humaine. Rien de
plus vrai , rien de plus exact que ces images instructives : c'est
la nature mème , affranchie de ses dégoûts etde son horrible
puanteur.
les
Charles d'Ellival etAlphonsine de Florentino , faisant
suite à Ellival et Caroline , du même auteur ; par
M. lecomte de Lacepède. Trois v. in-12. Prix: 7 f. 50 c.
AParis , chez Rapet et compagnie , rue Saint-Adré-des-
Arcs , n. 41 .
M. le comte de Lacepède , justement célèbre comme historiende
la nature , compose aussi des romans qui sont l'histoire
du coeur. Celui que nous annonçons est remarquable par une
peinture vive des sentimens et des passions; l'intérêt des événemens
qu'il renferme est attachant , et le style ne laisse rien
àdésirer des qualités brillantes qui distinguent les autres productions
du méme auteur.
Dictionnaire des Sciences médicales ; vingt-unième
DÉCEMBRE 1817: 527
volume.Prix:9fr. Chez l'éditeur C. L. F. Panckoucke ,
rue ethôtel Serpente , n. 16.
Cette nouvelle livraison d'un ouvrage qui mériterait le titre
d'Encyclopédie médicale , offre des sujets d'un grand intérêt.
L'articleHopital est traité , sous le rapport civil et militaire ,
par M. Coste , inspecteur-général des hôpitaux , qui examine
ces établissemens , depuis leur origine, tant en France que
parmi les autres nations , avecdes détails très-importans sur
leur perfectionnement et leur salubrité. L'article Hernie , par
M. le professeur Richerand , doit être cousidéré comme le travail
le plus achevé de tout ce qu'ont écrit, sur cette fréquente
lésion, les savans chirurgiens français et étrangers. L'article
Homme, par M. Virey , tracé sur unplan nouveau , approfondit
les causes physiologiques de notre prééminence sur les animaux;
il présente des recherches médico-philosophiques très-ingénieuses
sur la nature humaine et sur ses habitudes morales, dans
toutes ses races , dans tous les climats ; cet auteur a traité
aussi de l'Hiver. On doit à M. Marc des observations fort curieuses
sur les Hermaphrodites. On lit avec un vif intérêt les
articles savans et spirituels , Homophage , par M. Percy , et le
mot Honoraires , où M. Cadet de Gassicourt a rappelé des anecdotes
très-piquantes en traitant cette question délicate. Hépatite,
par M. Jourdan; Herbe et Herboriste , par M. Mérat ;
Huile , par M. de Lens , etc. On doit aussi à M. Vaidy des articles
de bibliographie remplis d'une saine érudition.
Examen des articles organiques publiés à la suite du
concordat de 1801 , dans leurs rapports avec nos libertés
, les règles générales de l'église et la police de l'Etat;
suivi des mémes articles avec des modifications puisées
dans les arrétés , décisions , décrets , lois et ordonnances
qui ont paru depuis leur publication , et l'indication des
changemens ou suppressions dont ils peuvent être encore
susceptibles . Un volume in-8°. Prix : 3 fr . , et 3 fr. 75 c.
par la poste. Chez Alexis Eymery , rue Mazarine , n. 30 ;
Et chez P. Mongie aîné, boulevard Poissonnière, u. 18.
Les Soirées de Momus pour 1818 , avecun calendrier
et cette épigraphe :
Le soleil luit pour tout le monde.
Un joli in-18 , orné de deux gravures. Prix : 2 fr . , et
2 fr. 50 c. par la poste. Chez Alexis Eymery , rue Mazarine
, n. 30;
Et chez P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière, n. 18.
Ce charmant recueil de chansons inédites , éminemment françaises
, sera sans doute recherché par les amateurs de la franche
gaité. 11 paraitra tous les ans à lamême époque.
528 MERCURE DE FRANCE.
De la Législation, de l'Administration etde la Comp
tabilité des Finances de la France depuis sa restauration;
parM. Ganilh , député du Cantal. Chez Déterville, rue
Hautefeuille , m. 8
Cet ouvirage , important par son objet, plein de recherches
studieuses , devues neuves et fécondes , tendant à des réformes
dans les institutions plus que sur les personnes, ne peut manquer
d'obtenir les méditations de nos législateurs et l'attention
des bons citoyens qui aiment àvoir les matières considérées
sous des points de vue vraiment restaurateurs.
Il se recommande d'ailleurs par le nom d'un écrivain qui ,
depuis dix ans , en ajoutant les grands travaux aux grands trayaux,
a maintenant sa place parmi ceux qui ont enrichi la
science de l'économiepolitique.
३
1
1 :
Les Soirées de famille , recueil de nouvelles contredanses
françaises et walses , de plusieurs bons auteurs ,
choisies et mises en quadrilles à l'usage de la société;
par Collinet , directeur d'orchestre de bals particuliers,
et professeur de flageolet , rue Saint-Honoré , n. go ,
arrangées pour le piano , avec un accompagnement de
violon ou flûte non obligé, Prix : 3 fr. 75 cent. Chez
Collinet ;
Et chez P. Mongiealné , boulevardPoissonnière , n. 18.
TABLE .
Poésie.- Hercule Furieux; par M. J. Anceau.
1
Nouvelles littéraires.- Du Theatre français et du Théa
Pag. 481,
* tre étranger ; par M. B. de Constant.
484
L'Ermité en Province.- Le Voiturin; par M. Jouy.
400
Annales dramatiques.
501
Mercuriale.
: 504
Politique. - Session des chambres . - Revue des Nouvelles
de la Semaine; par M. Bénaben.
Noticeset Annonces.
510
525
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE,
MERCURE
DE FRANCE .
SAMEDI 20 DÉCEMBRE 1817.
nmmm
a
AVIS .
TIMBRE
ROYAL
5
c.
SEINE
७.७
Les personnes dont l'abonnement expire au 31 décembre,
sont invitées à le renouveler de suite , si elles
veulent ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi du
journal.-L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse.
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc, A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE ,
rue des Poitevins , nº. 14.
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf
heures du matin jusqu'à six heures du soir
LeMERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine. Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr , pour six
mois , et 50 fr. pour l'année.
LITTÉRATURE .
POÉSIE.
ODE.
TRADUCTION LIBRE D'ANACRÉON.
Honneur de ce riant bocage ,
Beaux lauriers , et vous , myrthes frais ,
ΤΟΜΕ 4. 34
w
530 MERCURE DE FRANCE .
Prêtez-moi votre doux ombrage ;
Je veux m'enivrer à longs traits.
Bientôt nous quitterons la terre ,
Du Styx égayons le chemin :
Que l'amour, couronné de lierre ,
Nous verse le nectar divin.
Nos jours , troublés par mille orages ,
Passent comme un léger vaisseau
Qui , fuyant d'importuns rivages ,
Vole vers un climat nouveau.
Unjour, sur ma stérile cendre
Et sur mes tristes ossemens ,
Que servira-t-il de répandre
Du vin , des fleurs et de l'encens ? ..
Tandis qu'au déclin de la vie ,
Je puis compter plus d'un beau jour ,
Venez couronner ma Sylvie ,
Me parer du bandeau d'amour .
Avant d'entrer au sombre empire ,
Amis , soyons à la beauté :
Au dieu Bacchus je veux sourire
Dans les bras de la volupté.
M. Eugène MAUDUIT.
ÉNIGME .
Je suis un lieu d'horreur , où la foudre éclatante
Offre aux yeux consternés la mort et l'épouvante ;
Mais si ton corps , lecteur , ne peut se soutenir,
Je te prête un appui dont tu sais te servir.
(ParM. L. G. RICHOMME )
DÉCEMBRE 1817- 53
www
CHARADE .
Je consens avec mon premier,
Je refuse avec mon dernier ,
Je menace avec mon entier .
(Par M. A. DE CHAMPCOUR.)
wwww
LOGOGRIPHE.
Je suis , mon cher lecteur ,
Un animal jaseur ,
Que l'on entend à la saison nouvelle ;
Si tu me retranches une aile ,
Je deviens à l'instant cher à l'humanité ,
Un titre doux et respecté.
(Par le même.)
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro.
Le mot de l'énigme , est sommeil; celui de la charade
, est désordre; et celui du logogriphe , larme ,
où l'on trouve arme.
NOUVELLES LITTÉRAIRES :
Du Théatre français et du Théâtre étranger.
M. Benjamin de Constant , dont l'opinion est d'un
grand poids , soit qu'il parle de littérature ou de poli
34.
532
MERCURE DE FRANCE .
tique , a publié sous ce titre, dans le dernier numéro
du Mercure , quelques observations , ingénieusement
exprimées , mais qui me paraissent fondées sur des
principes douteux et sur des faits inexacts. Comme il
s'agit du théâtre français , c'est-à-dire de la partie la
plus brillante et la plus admirable de notre littérature ,
il est naturel que nous cherchions à la garantir des
innovations et des doctrines hasardées. Notre système
dramatique est fondésur des règles invariables , parce
qu'elles sont conformes à la raison ; elles n'arrêtent
point le génie , elles dirigent son essor , et l'empêchent
de s'égarer dans les domaines sans bornes de l'imagination
. Nos grands écrivains ont recomu le pouvoir
de ces règles salutaires , qui n'épouvantent que
la médiocrité. Les règles sont au théâtre ce que
les lois sont aux sociétés civiles , les plus sûres garanties
de la liberté ; au -delà tout est désordre et
anarchie . C'est d'après ces considérations que nous avons
plus d'une fois supplié les étrangersde nous pardonner
la préférence que nous accordons à Racine sur le divin
Schiller , et à Corneille sur le divin Shakespeare . Nous
ne nous mêlons point des admirations étrangères ; par
exemple , nous permettons volontiers àM. Schlegel d'avoir
une estime particulière pour le Roi de Cocagne,
et de mépriser le Misanthrope ; pour nous , pauvres
esclaves des règles , il faut nous plaindre si nous ne
sommes pas encore arrivés à ce point de perfection.
Ces dernières remarques ne peuvent s'appliquer à
M. Benjamin de Constant. Il ne méconnaît point le
génie de Racine , il aime la littérature française , dont
il est aujourd'hui l'un des soutiens les plus renommés.
D'ailleurs , cet écrivain si distingué par la finesse de
son esprit , et par l'adresse de ses préparations , n'affecte
point le ton dogmatique. Il présente ses proposi
DÉCEMBRE 1817. 533
tions sous la forme du doute , il invite à la discussion ,
et je crois me conformer à ses vues en cherchant àm'éclairer
avec lui .
M. Benjamin de Constant croit apercevoir un commencement
de révolution daus notre littérature, « parce
qu'il a remarqué , depuis quelque temps, dans les articles
littéraires de nos journaux , et même dans les cours
de nos professeurs de belles-lettres , une tendance à
agrandir les dimensions de notre théâtre , et sinon à
s'affranchir de la rigueur des règles respectées jusqu'à ce
jour , du moins à reconnaître que les étrangers ne sont
pas si coupables lorsqu'ils s'en écartent. >>> 1
2
J'ignore si les personnes désignées par le titre de
professeurs de belles- lettres , attachent à ces mots
<«< les dimensions de notre théâtre , » la même idée
que M. Benjamin de Constant . Lorsqu'elles se seront expliquées
sur ce point , nous pourrons examiner s'il est
convenable de suivre ou de rejeter leurs conseils . Nous
sommes charmés, en attendant, qu'elles aient reconnu que
les étrangers ne sont pas si coupables lorsqu'ils s'écartent
des règles. Si elles avaient dit que « ces étrangers
étaient coupables , >> l'expression aurait été beaucoup
trop forte ; l'urbanité française l'aurait justement repoussée.
Il faut laisser cette dureté d'expressions à certains
professeurs étrangers , dont elles révèlent l'orgueil
blessé. Il nous importe fort peu que les Anglais
et les Allemands dédaignent les règles ; c'est leur affaire
et non la nôtre. Nous sommes contens des dimensions
de notre théâtre ; elles ont suffi à Corneille , à Racine ,
àVoltaire ; elles suffiront, j'espère, à ceux qui sont dignes
de cultiver l'héritage de ces beaux génies . Est-ce aller,
trop loin que de demander une réciprocité de tolérance?
Quant à ce commencement de révolution dont notre
534 MERCURE DE FRANCE .
littérature estmenacée, les symptômes nem'en paraissent
pas très-alarmans. Vraiment nous avons vu bien autre
chose. Nos professeurs de belles-lettres et nos littérateurs
de journaux sont des modèles de modération et
de sagesse , si on les compare aux écrivains qui découvrirent
, il y a quarante ans , que Racine et Voltaire, et
Corneille n'avaient pas compris la tragédie. Il faut voir
avec quelle confiance ils prédisaient la révolution qui
allait changer la littérature française. « Le théâtre de
Shakespeare , disait l'un d'eux , heurtera le theatre
de Corneille , de Racine et de Voltaire , avec sa
rudesse victorieuse , et il tombera , comme un vieux
mur cimenté d'argile cède en poussière au boulet
qui lefrappe (1 ) . »
Un Italien qui s'était fait Anglais , le signor Baretti
, passa tout exprès la mer, dans la vue de réformer
le théâtre français , dont les petites dimensions
révoltaient son goût. « Vos Corneille , vos Racine ,
vos Voltaire , disait-il , ne sont pas sans quelque mérite
, mais j'en trouve cent fois plus dans Shakespeare,
car il a cent fois plus de défauts , et voila la vraie supériorité,
toutes les fautes possibles , et une beauté qui
me plaît , d'autant plus que je m'y attendrai moins. Il
est de l'essence du génie de ne rien enfanter que de
bizarre il lui est absolument refusé de rien produire
de raisonnable , et il faut commencer par renoncer au
sens commun pour arriver au sublime. Les caractères
les plus infaillibles de la médiocrité sont la raison , le
bon sens et le goût. Vos tragiques ont toutes ces qualités
dans un degré éminent ; comment voulez-vous
qu'il aient du génie ? Je ne connais que Shakespeare
qui ait du génie. »
(1) M. Mercier.
1
DÉCEMBRE 1817 . 535
Une dame renommée par l'éclat de ses aventures et par
les grâces de son esprit, lady Montague, ne dédaigna pas
d'entrer dans cette querelle ; elle rompit une lance en
l'honneur de Shakespeare ; heureusement elle ne portait
point la lance d'or , qui , s'il faut en croire l'Arioste ,
valut tant de succès à la vaillante héroïne de Montauban;
personne ne fut renversé , et lady Montague ne
se retira pas du champ de bataille sans quelques blessures
. Racine , Voltaire et Corneille lui semblaient des
pygmées auprès du colosse dramatique de l'Angleterre.
Elle annonçait aussi avec assurance la chute de notre
théâtre.
Les Français s'amusèrent de ces paradoxes ; il les
réfutèrent en se jouant , et ne répondirent que par de
légères épigrammes aux adorateurs de Shakespeare. La
révolution prédite n'arriva point. Les chefs-d'oeuvre de
la scène française continuèrent d'obtenir la préférence
sur des farces monstrueuses où brillent de temps à
autre quelques traits de génie , mais qui sont défigurées
par toutes les marques des temps barbares où elles ont
été conçues . Je suis porté à croire qu'il en sera de
même aujourd'hui , qu'il n'y aura point de révolution
dans notre littérature , et que le théâtre français subsistera
tel qu'il est , aussi long-temps du moins que nous
resterons fidèles au bon goût et à la gloire nationale . Je
suis sûr qu'en y réfléchissant mieux , M. Benjamin de
Constant partagera mes espérances.
4
Cet écrivain a recherché les différences qui distinguent
le théâtre français de celui des Anglais et des Allemands
; et il a rattaché ses découvertes à un principe
général . Voici ce principe. « Les tragédies françaises ,
lors même qu'elles sont fondées sur la tradition ou sur
l'histoire , ne peignent qu'un fait ou une passion. Les
536 MERCURE DE FRANCE.
Allemands dans les leurs peignent un vie entière etun
caractère entier . >>>
1.
L'auteur , pour mieux faire entendre ce principe ,
ajoute les remarques suivantes . « Quand je dis qu'ils
peignent une vie entière , je ne veux pas dire qu'ils embrassent
dans leurs pièces toute la vie de leur héros ,
mais ils n'en omettent aucun événement important; et
la réunion de ce qui se passe sur la scène , et de ce que
le spectateur apprend par des récits ou par des allusions,
forme un tableau complet , d'une scrupuleuse' exactitude.
Il en est de même du caractère. Les Allemands
n'écartent de celui de leurs personnages , rien de ce qui
constituait leur individualité. Ils nous les présentent
avec leurs faiblesses , leurs inconséquences , et cette mobilité
ondoyante qui appartient à la nature humaine et
qui forme les être réels>. >>
:
Avant de passer aux conséquences de ce principe, il
convient de l'examiner. Est-il vrai d'abord que les caractères
soient bannis de notre scène tragique ? Je ne le
pense pas. Ce qui trompe M. Benjamin de Constant ,
c'est qu'il considère les faiblesses , les inconséquences
et une mobilité ondoyante comme des parties essentielles
d'un caractère. Point du tout , c'est là précisément
ce qui est commun à tous les hommes; le caractère
est ce qui distingue , ce qui sépare un individu des
autres hommes. Par exemple, l'austère Caton était sensible
aux plaisirs de la bonne chère ; il ne ménageait
pas assez le Falerne , et se livrait trop aisément à la
colère , quand un de ses esclaves manquait à quelque
partie de son service : voilà des faiblesses et des incon-
'séquences communes à la plupart des hommes ; mais
un attachement inébranlable aux institutions républicaines
, la haine profonde de l'étranger, l'inflexibilité
屬
DÉCEMBRE 1817. 57
1
-de ses opinions , l'héroïque opinâtreté de son patriotisme
, tels étaient véritablement les traits distinctifs
du vieux Caton; ce qui constituait son individualito .
C'est ainsi qu'on le présenterait sur la scène française ;
c'est ainsi que Voltaire a peint Cicéron. On ne reconnaît
point cet illustre orateur à la verrue que les Allemands
ou les Anglais n'auraient pas manqué de lui
placer sur le nez , ni à ses querelles domestiques avec
Terentia; mais on le reconnaît aux qualités qui le distinguaient
des hommes vulgaires , à son amour pour la
patrie , à ce désir ardent de renommee , si lonable lorsqu'il
est la source des vertus , enfin à cette pompe , à
cette hauteur d'éloquence qui ont mérité que Fénélon
balançât avant de lui préférer Démosthènes . (
On croira peut-être que j'exagère en affirmant que
les tragiques étrangers n'auraient pas oublié la verrue
de Cicéron. J'ai vu jouer à Philadelphie la tragédie
anglaise de. Richard III . L'acteur , chargé de représenter
ce personnage , avait fait les plus grands
efforts pour se rendre difforme. Il paraissait sur la
scène tout bossu et tout déhanché. L'acteur Vernet aurait
été jaloux de cette bosse. Il est vrai que l'acteur
anglais suivait les indications du poète; car, comme le
dit fort bien M. Benjamin de Constant , « Richard III
réunit aux vices essentiels des tyrans , qui sont de nécessité
dans son rôle , beaucoup de choses qui ne peavent
appartenir qu'à lui seul. Son mécontentement
contre la nature qui , en lui donnant une figure bideuse
et difforme, semble l'avoir condamné à ne jamais
inspirer d'amour ; ses efforts pour vaincre un obstacle
qui l'irrite , sa coquetterie avec les femmes , son étonnement
de ses succès auprès d'elles , le mépris qu'il conçoit
pour des êtres si faciles à séduire , l'ironie avec
538 MERCURE DE FRANCE.
laquelle il manifeste le mépris , tout le rend un être particulier
( 1 ) . >>
Il me semble au contraire que ce mécontentement ,
ces efforts , cette coquetterie sont des faiblesses communes
à tous les bossus , tyrans ou non tyrans . Ce qui
distinguait Richard III des autres hommes , c'était une
soif inextinguible du pouvoir , un naturel ſéroce qui
s'exerçait sur sa propre famille , une basse hypocrisie ,
un profond mépris pour les hommes et la justice divine.
Voilà les traits qui pourraient en faire un caractère
tragique pour la scène française.
M. Benjamin de Constant compare Polyphonte à
Richard III . « L'un est un genre , dit-il ; l'autre est un
individu. » Il était juste d'observer que Polyphonte est
si peu connu dans l'histoire , qu'on peut le regarder
comme un personnage d'invention , et qu'il n'a pu être
caractérisé que par ces traits généraux qui appartiennent
à tous les tyrans. D'ailleurs , Polyphonte est un rôle
secondaire dans la tragédie. C'est Mérope qui remplit
la scène ; c'est la peinture vivante de l'amour maternel .
qui a été le but du poète. M. Benjamin de Constant
avouera qu'il y est parvenu.
Je pense donc , quelle que soit l'opinion de cet estimable
(1) M. B. de Constant fait allusion à une scène fameuse en
Angleterre , et qui a fait påmer d'admiration plus d'un critique
allemand ; c'est celle où kichard III , qui n'est encore que duc
deGlocester , fait arrêter le convoi funèbre du roi Henri VI ,
conduit par Lady Anne , veuve d'Edouard , prince de Galles.
Richard avait assassiné le père de la princesse, et son époux
Edouard. Le convoi passe dans la rue ; Richard , comme je viens
de le dire , arrète le cortége , et conte fleurette à Lady Anne
auprès du cercueil de son beau-père. Conter fleurette est le mot
propre. Je traduirai ce chef-d'oeuvre dư théâtre étranger, et je
mettrai le public à portée de juger entre ce théâtre et le théâtre
français.
DÉCEMBRE 1817 . 539
écrivain , que la scène française est riche en caractères
qui diffèrent essentiellement les uns des autres , et qui
font le plus grand honneur aux poètes qui les ont tracés
et mis en action. Je demanderai aux plus chauds partisans
du théâtre étranger si les caractères du vieil Horace,
de Polyeucte , de Nicomède, d'Acomat , de Mithridate
, de Néron, de Mahomet, des deux Brutus, de César,
de Tancrède , de Spartacus , du grand-maître des Templiers
, ne sont peints qu'en traits généraux et s'il est
possible de les confondre avec les autres hommes. II .
en est de même des héroïnes que nos grands poètes
ont mises en scène ; et , pour ne parler que d'une tragédie
moderne , où trouvera- t-on , ailleurs que dans
l'Agamemnon de M. Le Mercier, les modèles de Cassandre
et de Clytemnestre ?
Voilà pour les caractères . Passons aux autres observations
de M. Benjamin de Constant. « Nos tragédies
ne peignent qu'un fait. >> Cette proposition est évidemment
hasardée. L'action , dans une tragédie française
et dans toute tragédie raisonnable , est une suite
de faits qui aboutissent à une catastrophe ou à un fait
principal . Dans la succession des événemens , le poète
s'attache à leur donner , pour mobiles , les caractères ,
les passions , les intérêts des principaux personnages .
Cette liaison est nécessaire pour augmenter l'illusion et
le plaisir des spectateurs .
Nos tragédies ne peignent qu'une passion. >> Cette proposition
trop générale me semble encore une erreur . Dans
la plupart de nos tragédies , c'est le conflit de plusieurs
passions qui détermine l'intérêt. Dans Andromaque, par
exemple , je remarque plus d'un sentiment passionné ;
je vois que l'auteur a peint avec génie le dévoûment
de l'amitié , celui de l'amour maternel , les tourmens
de la jalousie , enfin l'amour avec tous ses emportemens ;
50 MERCURE DE FRANCE .
ajoutons à ces vives peintures la confiance héroïque du
fils d'Achille et le sombre désespoir d'Oreste. Qu'on
examine sous le même rapport nos chefs -d'oeuvre tragiques
, et l'on aura le même résultat .
Les Allemands , dit- on , peignent une vie toute entière,
un caractère tout entier. Soit : si une multiplicité
de faits souvent incohérens ; si un caractère , obscurci
par les faiblesses , les inconséquences et la mobilité ondoyante
, communes à tous les hommes , sont agréables
aux spectateurs , les poètes allemands n'ont rien de
mieux à faire que de suivre les traces de Shakespeare.
Nous ne chercherons point à troubler de si nobles
plaisirs.
M. Benjamin de Constant trouve qu'il y a des inconvéniens
et des avantages dans les deux systèmes. Mais
les inconvéniens sont si graves dans le système français,
et si légers dans le système étranger, qu'il ne valait guère
la peinede parler de ces derniers. Ils sont purement matériels
; ils consistent dans l'inconvénient du changement
de décorations . Mais les inconvéniens des règles sont
terribles . « Elles circonscrivent les tragédies , surtout
les tragédies historiques dans un cercle assez étroit qui
rend la composition très-difficile. Elles forcent le poète à
négliger souvent , dans les événemens et les caractères ,
la vérité de la gradation , la délicatesse des nuances.
Ce défaut domine dans presque toutes les tragédies
de Voltaire .
Il suffirait peut- être de répondre à de pareilles assertions
tout-à- fait dénuées de preuves par des allégations
contraires. Mon estime pour M. Benjamin de Constant ne
me permet pas de suivre cette méthode expéditive. Je dirai
donc que rien ne me paraît plus avantageux que ces
inconvéniens des règles. En circonscrivant la tragédie
dans de justes bornes , elles empêchent les poètes de se
DÉCEMBRE 1817 . 541
livrer à une imagination désordonnée , et de nous offrir
desfarces de boulevards pour de nobles tragédies . Elles
ne forcent point le poète à négliger la vérité et la délicatesse
des nuances , puisque , de l'aveu même de
M. Benjamin de Constant , l'admirable génie de Racine
a vaincu ces difficultés . S'il n'y avait point d'obstacles
à surmonter , que seraient le mérite d'une tragédie et la
gloire du poète ? Dans les arts d'imitation , on compte
les chefs -d'oeuvre ; c'est le fruit du travail et du génie.
Si la peinture , si la poésie , si l'art d'écrire n'étaient
pas assujétis aux lois de la raison , aux règles du goût,
on ne distinguerait point un peintre d'enseignes de
Raphaël ; on aurait autant d'estime pour un Scudéri
que pour Corneille , pour l'auteur de Jocrisse que pour
celui du Tartuffe . M. Benjamin de Constant pense que
Voltaire a négligé « la vérité de la gradation , la délicatesse
des nuances . » Si ce reproche s'adressait à Shakespeare,
il serait juste; car on trouve rarement dans cette
merveille du théâtre étranger , le sentiment des convenances
; adressé à Voltaire , ce reproche demandait au
moins l'appui de quelques preuves. Pour moi , je n'hésite
point à déclarer qu'en ne jugeant pas Voltaire plus
sévèrement que Corneille et Racine on trouvera que
ce grand poète a suivi le mouvement des passions avec
autant d'habileté que ses illustres prédécesseurs .
,
Je ne sais s'il n'y a pas quelque chose d'ironique dans
la manière dont M. Benjamin de Constant développe les
incontestables avantages de ce qu'il regarde comme le
système français.
Ces avantages sont de porter l'intérêt sur un objet,
unique ; mais il y a peut- être aussi une couleur un peu
moins réelle , parce que l'art ne peut suppléer entièrement
à la vérité. En ne peignant qu'une passion , on
542 MERCURE DE FRANCE .
obtient des effets plus constamment tragiques , mais la
vérité y perd peut- être .
Ainsi les avantages seraient aux dépens de la vérité.
Certes ces avantages ressemblent beaucoup à des inconvéniens
. Rassurons-nous toutefois ; si la vérité d'imitation
n'est pas poussée au théâtre français jusqu'a
mettre en scène des savetiers qui font assaut de
quolibets , ou des soldats qui s'enivrent dans un
corps - de-garde , on y trouve une vérité plus noble,
et qui n'est pas moins réelle. Sans doute la barbarie a
son naturel et sa vérité aussi bien que la civilisation.
Nous préférons cette dernière , parce que nous sommes
arrivés à un assez haut degré de perfectionnement social
; il sera temps de nous offrir pour modèle le naturel
du théâtre étranger , lorsque nous serons disposés à
rétrograder vers la barbarie .
<<Examiner , dit M. de Constant , comment on pourrait
écarter les inconvéniens et combiner les avantages
des deux systèmes , m'entraînerait trop loin. Je laisse un
soin pareil aux hommes plus particulièrement voués à
ce genre d'études.>> Je puis me tromper ; mais , d'après
les précédentes remarques de cet écrivain , une pareille
invitation ne me paraît pas sérieuse. S'il est vrai
qu'on ne puisse opposer aux graves et nombreux inconvéniens
du système français que le léger inconvénient
des changemens de scène un peu plus multipliés , certainement
l'examen et l'hésitation seraient superflus; il
faudrait se hâter de rejeter nos poètes classiques , et
d'ouvrir nos theatres aux chefs - d'oeuvre de la Germanie
et de l'Angleterre. Nous aurions alors le plaisir d'admirer
des caractères entiers , tels que ceux de Richard III
et de Robert, chef de brigands . Le poète ne nous ferait
pas grâce d'une faiblesse et d'une inconséquence , car
il paraît que ces choses sont de nécessité première an
DECEMBRE 1817 . 543
théâtre étranger ; nous aurions ce naturel précieux ,
cette vérité parfaite que nous pouvons , en attendant ,
admirer à loisir sous les halles ou à la place de Grève
un jour d'exécution .
Je ne saurais croire que M. Benjamin de Constant
ait sérieusement réfléchi aux conséquences de cette révolution
dans notre littérature. Lui qui a obtenu des
succès si brillans et si mérités comme écrivain politique ,
comme littérateur , doit attacher plus de prix qu'un autre
à conserver intacte notre gloire littéraire à laquelle ses
travaux l'ont associé. Gardons-nous d'offrir en sacrifice
à l'étranger les chefs-d'oeuvre et les réputations
de nos classiques . Ce sacrifice serait , de tous, le plus
humiliant et le plus pénible : tant que nous n'abdiquerons
pas la gloire nationale , qui se compose des
grandes actions et des créations du génie, à quelques
époques qu'elles aient éclaté , nous resterons Français,
nous aurons un point commun de ralliement dans
toutes les circonstances , quelque pénibles qu'elles
soient, et nous mériterons peut-être qu'on dise un jour
de nous ce que César disait de nos ancêtres : « Quand
les Gaulois sont unis , l'univers entier ne peut les
asservir . >>>
mmm
A. JAY.
Du Jury et du Régime de la presse , sous un gouvernement
représentatif, suivis de quelques matériaux
pour une loi pratique à ce sujet; par
M. Ricard ( d'Allauch ) , ancien magistrat ( 1 ) .
:
Il a déjà été fait mention, dans ce journal , d'un autre
(1) Paris , chez Patris , imprimeur-lib. , rue de la Colombe ,
n. 4; et Delaunay, au Palais-Royal.
544 MERCURE DE FRANCE.
ouvrage du même auteur , sur le jury de France et
d'Angleterre, Celui-ci n'en est que la suite ou l'appendice.
M. Ricard ( d'Allauch ) s'applique à résoudre un
problème dont on s'est plû à exagérer la difficulté.
Ami fidèle , défenseur éclairé dés institutions généreuses
, il jette une vive lumière sur les hautes questions
d'intérêt public, dont il n'a cessé de faire l'objet de ses
études . Il tâche de répondre au dernier argument que
ses adversaires veulent tirer de la nécessité des circonstances.
Car les contradicteurs du jury et de la liberté
de la presse n'out jamais nie les principes , mais ils se
hatent d'en attaquer les conséquences dès qu'il s'agit
d'en faire l'application; alors une prédilection mal déguisée
pour des tribunaux plus expéditifs , la politique
avec toutes ses méfiances et ses prophétiques alarmes ,
viennent au secours de la faiblesse du raisonnement ;
tantôt c'est la sévère Thémis qui craint de se voir désarmée
par l'indulgente facilité des jurés , qu'elle est forcée
d'admettre à la participation de ses redoutablesmystères
; tantôt c'est l'Europe toute entière quiva nous demander
raison d'une phrase imprudente échappée au rédacteur
d'un journal. Ces terreurs seraient-elles fondées?
Nous aimons mieux ne pas le croire. Le concours des
jurés peut , il est vrai , détourner quelquefois l'action
de la justice prête à frapper un coupable; mais ce
concours n'est- ilpas aussi la sauve garde de l'innocence ?
L'avantage inappréciable de ce dernier résultat suffit
pour guérir tous les scrupules. Une loi sage et vigoureuse
, sur les abus de la presse , en écarterait les inconvéniens
, et nous laisserait enfin jouir de ses bienfaits.
Eh! quel homme capable de sentir ce qu'il se doit à
lui-même, d'apprécier le don de l'intelligence qu'il a reçu
de la nature, pourra de bonne foi consentir à la privation
de l'exercice de la plus noble de ses facultés , celle
DÉCEMBRE 1817 . 545
RO
de penser et de communiquer sa pensée? Cette loi répressive
est , dites -vous , impossible à trouver. Législateurs
timides , rassurez - vous ; lisez sans prévention
cette modeste brochure. D'abord , si vous voulez que
l'institution du jury, délivrée des entraves dont elle est
encore chargée, justifie bientôt toutes les espérances ,
commencez par soustraire le choix des jurés àl'influence
supérieure qui n'a cesséjusqu'ici de le diriger. Que d'après
la liste impassible des contributions , les jurés
soient pris , à tour de rôle , parmi les citoyens suffisamment
imposés. Celui en qui la société reconnaît assez de
responsabilité pour lui confier l'honorable mission de
désigner ses premiers mandataires , n'aura-t-il pas assez
d'intérêt au maintien de l'ordre public , pour le défendre
au tribunal du jury? Cette base offre une latitude
tout-à-fait rassurante ; facilité du service , indépendance
des choix , égalité de charges et d'honneurs ,
heureux amalgame d'intérêts et d'opinions : tout est
là! Que faut-il de plus au jury ordinaire ? Il n'a qu'à
prononcer sur un fait qui est pour ainsi dire rendu
vivant et présent par les témoins appelés. Ici M. Ricard
demande l'unanimité des suffrages. Ce n'est point
une simple réminiscence de la jurisprudence anglaise.
Notre compatriote ne parle que d'après sa conviction
intime ; il ne se dissimule aucune des objections opposées
au système de nos voisins , chez lesquels on a dit
qu'une bonne constitution physique était la première
vertu d'un juré; il y a du courage à ne pas être déconcerté
par cette première objection. Viennent ensuite des
délits dont la nature est plus compliquée, plus difficile
à fixer : ceux qui attaquent l'ordre social , l'existencemorale
des familles ou la réputation des individus .
Tels peuvent être les abus de la presse : or, pour juger
le véritable sens d'un livre quelconque , il faut n'être
1
35
546 MERCURE DE FRANCE.
pas étranger à l'art d'écrire ; il faut avoir cette urbanité
de moeurs , cette délicatesse , cette susceptibilité d'opinion
, qui seules peuvent nous faire apprécier , par un
retour sur nous-mêmes, les atteintes portées à l'honneur,
à l'amour-propre , aux devoirs sociaux. Un excellent
contribuable peut n'être point en état de sentir la finesse
de Duclos ou le persiflage des provinciales. M. Ricard
(car c'est sa doctrine que nous exposons , et le plus
souvent nous citons ses propres paroles ) , propose, dans
ce cas , des jurés spéciaux , c'est-à-dire des hommes spécialement
instruits , qu'il prend parmi les gradués de
toutes les classes , les savans , les hommes, d'état , les
gens de lettres , en ayant soin de dispenser ceux-ci de la
quotité contributive : la science n'est-elle pas une pro
priété ? et le don des lumières est-il exclusivement attaché
aux autres dons de la fortune ? Les assemblées
électorales , à qui le choix enserait dévolu, indiqueraient
ces jurés spéciaux pour un terme éventuel de cinq
années. Ces jurés prononceraient à la majorité des voix ,
puisqu'il s'agit ici , moins d'un fait à vérifier que d'un
jugement à rendre .
C'est dans l'écrit de M. Ricard qu'il faut chercher
les motifs de ses opinions , et de la préférence qu'il
donne à la méthode anglaise pour le jury ordinaire.
Le style de cette brochure est concis. Chaque phrase
présente une idée, chaque mot est pesé. L'auteur a
donné à son ouvrage les apparences d'un projet de loi ,
non pour essayer de le recommander par cette forme
ambitieuse , mais pour en faciliter l'examen et la discussion.
Tout s'y enchaîne et se déroule en démoustra
tions successives . Quelle idée plus simple , par exemple,
que celle d'introduire le jury dans la chambre des pairs,
Iorqu'elle doit se former en cour d'accusation , pour
décider sur la responsabilité des ministres ? Depuis deux
S
DÉCEMBRE 1817 . 547
ans, on affecte de chercher les bases de cette loi complémentaire
de la charte ; le projet de M. Ricard est si
simple , qu'on peut s'étonner de ne l'avoir encore aperçu
nullepart, pas même dans aucune des constitutions exis
tantes. Certainement il s'adapterait à merveille aux dispositions
de la nôtre. Le reproche auquel la convention n'a
jamais pu répondre ( car elle eût puse scplier sur l'erreur
inséparable des jugemens des hommes ) , c'est que dans
l'affreuse catastrophe qui souille ses annales , elle usurpa,
le pouvoin judiciaire ; d'assemblée délibéraute , elle
s'érigea en tribunal , et conserva , dans l'exercice de ges
fonctions qu'elle venait d'usurper , les mêmes formes
que pour ses délibérations accoutumées ; elle fut même
insensible à cette éloquente apostrophe qui fut adressée ,
par le défenseur de Louis XVI : Je cherche ici des
juges , et je ne vois que des accusateurs ; paroles terribles
qui s'adressent encore à tous les magistrats dont
la conscience ne serait pas effrayée d'une accusation de
pouvoirs incompatibles. En effet , est-il convenable que
le tribunal quia vérifiéle délit en applique la peine ? Si
des préventions particulières dont il est si difficile de
se défendre ont guidé le juge dans la recherche du
crime supposé , la peine se ressentira de la chaleur
qu'on amise dans la poursuite. On court le risque d'ètre
cruel par amour propre , passion inhérente à l'humanité
, et qui se reproduit sous toutes les formes . Il
serait facile de pousser jusqu'à l'évidence les inductions
tirées de la malheureuse faiblesse de notre organisation ,
puisque enfin les juges ne sont pas d'une espèce privilégiée.
Nous voulons nous abstenir également de plus amples
réflexions sur la liberté de la presse. Parties intéressées
, ce serait une véritable cumulation de pouvoirs
que de nous porter à la fois comme juges et parties
35.
548 MERCURE DE FRANCE.
1
dans notre cause. M. Ricard défend cette cause qui est
celle de tous les hommes éclairés , et on ne lui contestera
pas ses droits. Après tous les publicistes qui ont
rempli la mème tâche , nos lecteurs ne nous sauront pas
mauvais gré de mettre sous leurs yeux le passage
suivant ..... :
«Nous n'avons encore rien dit sur le point le plus
important , celui de savoir si les journaux seront libres
dès-à-présent , ou si leur tutelle sera prolongée ; il n'y
a nul doute au fond pour l'émancipation , et il y aurait
peu d'inconvéniens dans la pratique. Le gouvernement
représentatif , si l'on peut le definir d'après ses
termes , et la croyance politique de toute la France, se
compose d'intérêts confiés et de droits respectifs, d'où
naît un droit réciproque de surveillance , ce qui motive
nécessairement la faculté de l'exercer . Ce gouvernement
est bien plus libéral , si l'on admet un système d'opposition
active , comme l'un de ses élémens constitutifs.
L'exemple et ses succès sont sous nos yeux. Chez nos
voisins d'outre-mer , non- seulement les pouvoirs se
balancent en faveur du gouvernement , mais toutes les
passions sont mises en jeu pour son maintien .
Deux armées constamment en présence s'observent
avant d'en venir aux mains. Comment concevoir l'organisation
d'une armée sans avant-postes ? Chaque parti
a ses enseignes , ses armes et sa tactique. La, rien
n'empêche les factionnaires de sonner l'alarme; les alertes
sont continuelles , les coups sont aussitôt parés que
portés ; mais quittons le ton militaire , et réduisonsla
question aux termes les plus pacifiques : il s'agit du
droit de surveiller et de remontrer ; ce droit ne peut
être complétement ni équitablement exercé qu'à l'aide
des journaux ; et de quelque manière qu'il le fût , ce
serait sans danger pour les gouvernans ; il leur ména -
DÉCEMBRE 1817 . 549
gerait une issue toujours ouverte à toutes les espèces
de mécontentemens , et il serait pour les gouvernés
un juste dédommagement des charges qu'il
leur faut supporter pour soutenir un gouvernement
splendide. Il n'y aurait a craindre ni irritation , ni commotion.
Plusieurs cris poussés à la fois s'évaporent au
grand air , et se neutralisent par leur divergence. Quant
aux écrivains ordinaires , quelle alarme pourrait-on
concevoir de cinq ou six publicistes qui raisonneraient
bien ou mal sur les intérêts de leur pays ? Si , par le
laps du temps , il échappait à quelque homme profond
, l'une de ces pensées qui entraînent l'opinion et
subjuguent jusqu'à l'autorité , on en profiterait : ce
serait le tour du génie de dominer un moment ; cette
chance est si rare qu'on ne devrait pas la lui envier .
Une fois échue, on l'offrirait comme un lot gagnant à
la multitude des joueurs qu'il faut savoir occuper. On
la présenterait à d'autres comme un moyen de cultiver
les généreuses pensées et de propager l'instruction. Il
suit de tout cela que le système représentatif est le gouvernement
de la raison , de la prévoyance et de la
vérité. Quel est le peuple en Europe qui peut se vanter
d'en avoir un pareil? et quel est le sujet inepte ou ingrat
qui oserait s'en plaindre et le renier ? Mais il ne
suffit pas d'avoir une charte , il faut qu'elle soit franchement
exécutée. Quel moment plus propice pour
essayer tous ses mouvemens, que celui de la présence
des étrangers ? Si elle était entravée , ils aideraient à
sa marche ; mais bien loin nous-mêmes de la semer
d'obstacles , nous serions jaloux de montrer à nos alliés
que pour être heureux et libres , nous n'avons pas besoin
d'être gardés .....
« Les écarts si faciles de la pensée ne doivent pas
être poursuivis comme des crimes réfléchis. Celui qui
550 MERCURE DE FRANCE.
n'aura pu contenir uné éxubérance d'idées dans son ca
binet , ne doit pas être traité comme celui qui vole et
tue sur les grands chemins . Il faut honorer la pensée
jusque dans ses écarts ; elle est le don le plus précieux
que la divinité ait fait aux hommes. Honorons-la,
puisque celui qui nous gouverne , modèle d'expression
dans ce langage parlé de toute l'Europe , sait mieux
qu'aucun autre apprécier le digne usage qu'on en peut
faire.>>
ESMENARD.
MERCURIALE .
En ce temps -là , Apollon , voyant que le déluge de
la politique allait amener la ruine de son peuple , et
que la lyre menaçait de faire naufrage , s'adressa, pour
la première fois , à M. Vigée , et lui prescrivit de construire
une espèce d'arche dédiée aux Muses , sous le
nom d'Almanach (1 ) , où la seule élite des nourrissons
du Pinde viendrait chercher un refuge contre le torrent
dévastateur. Il dit et disparut. M. Vigée , docile à
Ja voix de l'inconnu , se mit aussitôt à l'ouvrage ; mais
ne se détachant pas assez de tout intérêt personnel, il
s'est vu contraint de jeter dans son arché la variété de
celle de Noé , en y recueillant des vers de toutes les
espèces; on y remarque bien quelques-uns de ces noms
(1) Almanach des Muses pour 1818. Un vol. in-18 , avec gravures.
Prix : 2 fr . 50 c. Chez Eymery , libraire. , rue Mazarine,
36.
DÉCEMBRE 1817 .
:
551
qu'Apollon admet entre ses favoris , mais : Apparent
rari nantes .... Du reste , l'arche est pleine .
L'Almanach des Muses de 1818 , enfant dégénéré ,
comme tant d'autres , de ses glorieux ancêtres , doit
encore , à leur antique illustration , son reste d'existence
dans le monde ; mais qu'il ne s'y fie pas , on commence
à se lasser de cette sorte de mérite. Il était
facile à M. Vigée de le relever à la gloire de sa première
origine , en sollicitant les libéralités de la plupart
de nos académiciens dont presque toute la fortune
poetique est encore en portefeuille. C'est aux pauvres
à quêter , sans doute il eût trouvé ces messieurs plus
disposés à lui donner leurs vers que leurs voix ; mais il
amieux aimé charger son récueil annuel de ses épigrammes
rancuneuses contre l'Académie que de s'enrichir
de ses tributs ; parce que l'Académie a été sans
pitié pour M. Vigée , fallait- il qu'il le fût pour ses lecteurs
? Mais c'était peu du sacrifice de ces épigrammes ,
dont la lecture est souvent accompagnée d'un rire équivoque
; il eût fallu que M. Vigée renoncât encore à
cette longue malice en prose qui sert de note à sa
naïve épitaphe , et dans laquelle il cherche à établir un
parallèle désobligeant entre chacun de nos immortels
contemporains et leurs plus célèbres prédécesseurs : ce
serait bien autre chose si l'on voulait porter cette curiosité
comparative dans la table alphabétique de l'Almanach
des Muses de 1775 et dans celle du nouveau :
àlaplace de Colardeau , on verrait M. Coupigny; à celle
de Delille , M. le colonel chevalier Dupuis-des-Islets ;
LaHarpe a pour successeur M. Lefilleul-des- Guerrots ;
Marmontel est remplacé par M. Moufle ; et Voltaire
par M. Vigée lui-même ; ce qui est risible et désolant.
552 MERCURE DE FRANCE .
!
Il est done bien décidé qu'un véritable ami des Mases
n'occupera guère ses loisirs avec leur dernier Almanach;
l'éditeur s'est même interdit la ressource du luxe typographique
et des ornemens empruntés à l'art de Rosa
qui pouvaient , dans la solennité de la nouvelle année ,
recommander son recueil aux dames dont les yeux ont
biend'autres occupations que la lecture; car nous ne considérons
pas comme des ornemens la couverture,feuillemorte
, dont les Muses de 1818 sont habillées , ni l'effigie
boudeuse de cette Chloé abandonnée que nous
représente le frontispice , avec un vers élégiaque de
M. Vigée à ses pieds : il nous semble que, dans cette
gravure , la moue de son Ariane serait convenablement
remplacée par la mélancolie de son libraire, qui , révant
au dédaigneux public , pourrait dire , comme l'amante
délaissée :
Il ne vient pas et je l'attends,
Il nous serait facile de prolonger nos observaions
critiques sur le nouvel Almanach des Muses,
mais une note officieuse de l'Éditeur nous instruit des
dangers où l'on s'expose en blessant sa gloire irasciblė ;
il n'y va pas moins que de sefaire tirer les oreilles ; et
la menace n'est point irréfléchie ; ce n'est pas d'aujourd'hui
que M. Vigée conspire contre les oreilles .
Passons donc à la partie de l'éloge , c'est plus prudent
, c'est plus court. Nous avons dit que l'arche de
M. Vigée avait donné l'hospitalité à quelques noms affectionnés
des Muses , nous voulions parler d'abord de
MM. Andrieux , Jouy et Tissot , qui seuls pourraient
protéger l'embarcation contre le naufrage ; on a aussi
embarqué cinq colombes : madame Dufresnoy , mademoiselle
Desbordes , madame la princesse de Salm ,
DÉCEMBRE 1817. 553
mademoiselle Caroline Martelet de Lure et madame
Simon- Candeille. Laquelle de ces colombes emportera
la palme ? Chacune nous paraît digne d'une distinction
innocente de toute galanterie. Si l'on n'y prend garde ,
le sceptre d'Apollon va tomber en quenouille ; heureusement
M. Lavigney prend garde. Ce jeune poète qui , au
dernier concours académique , disputa la couronne et
partagea les dieux , commence à ne plus donner des
espérances , il les réalise ; son brillant discours se trouve
compromis , au milieu de cette majorité qu'il a si plaisamment
qualifiée dans un vers devenu proverbial . On
retrouve aussi avec une agréable surprise M. Viennet
parmi les passagers , et enfin M. Bérenger , qui par
l'alliance de la poésie , de l'esprit et de la philosophie ,
a su placer la chanson parmi les compositions classiques
; sa lyre inventée endort les flots et les orages ;
assez d'autres endorment l'équipage et donnent à l'arche
l'apparence de la barque à Caron.
Il serait injuste d'oublier parmi les honorables exceptions
, MM. de la Chabaussière , Lebailly , et quelques
autres , et même M. Vigée , qui peut aspirer à
plaire lorsqu'il n'est pas dans une attente amoureuse
ou dans un dépit académique , lorsqu'il ne soupire pas
après le sopha de Chloé ou le fauteuil de l'institut.
- Dans toutes ses entreprises typographiques ,
M. Didot l'aîné semble avoir principalement pour objet
de rendre de nouveaux honneurs à nos écrivains les
plus illustres ; et , par l'éclat qu'il donne à la réimpression
de leurs ouvrages , il associe véritablement sa réputation
à leur gloire littéraire. L'amour des lettres ,
autant que l'amour de son art , a déterminé M. Didot à
publier une collection des meilleurs ouvrages de la langue
554 MERCURE DE FRANCE.
française, etàconsacrer ses soins, ses talens et une partie
de sa fortuneà cette opération , dont le succès le plus
désirable et le mieux mérité ne lui laisse, sous le rapport
de ses intérêts , d'autre espoir que celui de recouvrer
les avances considérables qu'il a faites.
Les OEuvres de Molière , qui viennent de paraître en
sept volumes , faisant suite aux vingt-sept volumes
déjà publiés de cette précieuse collection , sont un nouveau
chef-d'oeuvre de typographie , comme les ouvrages
qu'ils reproduisent sont , pour la plupart , des
chefs-d'oeuvre dramatiques. Cette nouvelle édition de
Molière fournira le sujet d'un article littéraire ( 1) .
- Les philosophes nous l'ont bien dit : Défiez-vous
des saints personnages et des gens de Dieu; pour un
bon ermite que l'on peut rencontrer , que de tartuffes !
On ne saurait dire la quantite de vices et d'inepties
que contientun froc. Nous étions livrés à ces réflexions
lorsqu'il nous tomba sous la main un Dictionnaire des
gens du monde ou Petit cours de morale , par unjeune
ermite. A son habit et à ses ornemens , ce pélerin avait
P'air d'arriver de la Guyane , et cette conformité frauduleuse
devait d'autant plus nous faire prendre le
change, que le nouvel ermite ne se fait pas scrupule de
dérober aussi l'esprit de son maître qu'il a disséminé
par ordre alphabétique ; heureusement la méprise ne
peut pas être de longue durée , car lorsque l'érudition
(1) Prix des sept volumes : papier ordinaire , 3r fr. 50 c.;-
papier fin, 52 fr. 50 c.;-papier vélín, 105 fr .;- et pour le
port, 9fr. en sus par exemplaire. A Paris , chez P. Didot l'ainé ,
imprimeur du Roi , rue du Pont de Lodi , n. 6.
N. B. Tous les ouvrages de la collection se vendent aussi séparément.
DÉCEMBRE 1817 .
555
du compilateur jésuitique vient à cesser , il faut bien
qu'il recourre à l'invention supplémentaire , et c'est
alors qu'auprès des beautés usurpéés se dévoilent à nu
les platitudes légitimes du jeune ermite : cela est vraiment
dommage pour le succès de l'ouvrage.
Si son dictionnaire , grâce à ces divers subterfuges,
est appelé aux honneurs douteux d'une seconde édition ,
voici un petit article que nous proposons au saint
homme ; il pourra en profiter et ne l'aura pas volé.
JEUNE ERMITE :
Petit usurpateur d'un froc ,
Dont la grotté est une caverne ,
Qui , sur le Pinde , se gouverne
D'après les statuts de Maroc ;
Il n'est auteur qu'il ne menace ,
Et tous ses bons mots publiés
Ne sont que trésors spoliés
Sur les grands chemins du Parnasse :
Il n'épargne , ardent fourrageur ,
Ni le sacré ni le profane ,
Et surtout de notre Guyane ,
Pille l'Ermite voyageur ;
Mais une lumière subite
Le signale au dédain vengeur ,
Et chez son imprimeur habite
Sơn édition cénobite.
SS.
556 MERCURE DE FRANCE .
QUATRIÈME LISTE DES SOUSCRIPTIONS
Reçues pour les naufragés du radeau de la Méduse ,
jusqu'à la date du 18 décembre inclusivement.
Dons remis immédiatement chez MM. Perregaux-
Lafitte et comp.:
MM. le colonel de Castellane , 6o f.- Boucherot , 50 f. -Le
Vieil Ermite de Tarn-et-Garonne , 10 f.-Cressent , rue Sainte-
Anne , 10 f.-M. D. P. , 5 f.-L. T. , 30 f.-N. , 50 f. -J. B. , 40 ft
Dons remis aux bureaux du Journal du Commerce et
du Mercure :
-
MM. M. , offi . sup. en demi-solde , to f.-Fournier-Verneuil ,
not.,20 f.-Lhuillier, lib. , 5 f.-A. Goupil, étud.en méd. , 5 f.-
Plusieurs abon. au Mercure, de la ville de Reims , 60 f.--Le comte
Destutt de Tracy , pair de France , 50 f. -E. D. aîné , 15 f. -
C. D. d'Elbeuf , 5 f.- Shakerley , 30 f.- Fontenay, de Louviers
, 20 f. - Lawless , 20 f. - Attenoux , 5 f. Mardelle ,
emp. réf. de la guerre , 5 f.- A. F.. 10 f. Verbruggh, 5f.-
Un abonné au Mercure , 20 f. - Esquirol , méd à la Salpêtrière
, 10 f. -Fouquier , med. , 5 f. - Leveillé, méd. , 5 f.-
J. B. G. , pharm. milit. , 5 f. - R. , lieut. de la tre, lég. de la
garde nat. , 5 f. -Une étude de notaire , quartier Saint-Eustache.
at f.-Les profess . et élèves de l'école de Méd. , 332 f. 25 c.
Rochelle de Vitré , 16 f. M. Rottherdam , 20.f.-Maillard ,
méd. , 10 f.-Gail fils , 10 f.-J. B. E., maréch. de campen retraite,
5 f.- Perreau , rue des Bourdonnais , no. 21, 20 f. -
Emard de Montivilliers , 20 f. - B. T. , 10 f.-
-
Mesdames la comt. Beugnot, 70 f.-La princ.de Wagram, 5of.
-La comtesse Demidoff. 100 f.- Une dame inconnue , 10 f.-
Trois anonymes , 71 f.
Montant des trois listes précédentes ,. 10,669 f. 50 c
Montant de la présente líste , .. 1,525f. 25
TOTAL ( déposé chez MM. Perregaux-
Lafitte et compagnie ) , ...... 11,994 f. 75 c.
Erratum. Le don de 20 f. de M. S.....n, rue du Mont-Blanc , a
été compris par erreur , dans la troisième liste , parmi les dons
des anonymes .
DÉCEMBRE 1817 . 557
POLITIQUE.
§. I.
SESSION DES CHAMBRES .
Je vais faire le triste office d'abréviateur. Obligé de
renfermer dans un cadre d'une douzaine de pages , un
grand nombre de discours , dont le moins long a plus
d'etendue que toute cette analyse , j'effacerai de brillantes
couleurs , des formes sublimes. En vain cherchera-t-on
ces mouvemens entraînans qui ont rempli de passion une
auguste assemblée ; formes , couleurs , mouvemens , tout
aura disparu. Heureux si le dessin primitif n'est point altéré
, et que l'on puisse reconnaître sous le scalpel , la
pensée de chaque orateur , au défaut de son éloquence.
Cette discussion a été vive , et ce n'est pas un mal. Elle
a prouvé à la France que la race des orateurs et des
hommes d'Etat n'est pas éteinte , et c'est un bien. Elle a
prouvé mieux encore : c'est que nous sommes riches en
bons citoyens ; mais voici un phénomène que l'on chercherait
en vain dans les discussions du même genre ; des
orateurs qui étaient venus combattre le projet, en ont
adopté les principes , et d'autres qui étaient venus le défendre
, en ont ruiné les bases
Le premier qui se présente dans la lice est M. Martin
deGray. Il examine le projet de loi sous deux aspects , Ja
police de la presse , et la saisie des écrits . Voici d'abord.
enquoi consiste la police de la presse. Avant d'imprimer
un écrit, il fautque l'imprimeur avertisse l'autorité; avant
de le mettre en vente , il faut qu'il en dépose cinq exemplaires
entre les mains de l'autorité. Le seul moyen de
constater le dépôt , c'est le récépissé. Or le refus absolu
ou le délai de la remise du récépissé, tout cela depend de
l'autorité. Et même , muni du récépissé , l'imprimeur
pourra ne pas être quitte. Il est des cas où on le considere
comme complice de l'écrivain ; et non-seulement lu
558 MERCURE DE FRANCE.
mais le libraire , mais le distributeur de l'écrit. Solidarité
qui donne pour premiers juges à l'écrivain , non-seulement
l'imprimeur , non-seulement le libraire , mais le
colporteur même.
L'article 7 paraît à l'orateur un raffinement sans
exemple. Si vous avez manqué à la déclaration, vous
êtes coupable ; si vous n'y avez pas manqué , et que l'on
voie dans votre livre des provocations directes , vous êtes
coupable. Est- ce que la loi cacherait un piège? Vous
n'auriez distribué qu'une feuille, qu'une page, vous ne
l'auriez distribuée qu'à un petit nombre d'amis , vous êtes
coupable. La terrible loi du 9novembre était moins terrible
encore. D'après l'article 9, à défaut de notification
dans les vingt-quatre heures ,la saisie est nulle; et d'après
P'article 21 , cette annullation ne met aucun obstacle aux
poursuites. Supposez la cause renvoyée aux tribunaux ,
quand le jugement serait favorable , le champ, n'en est
pas moins onvert à l'opposition du ministère public, et
rien ne fixe le délai dans lequel on doit statuer sur cette
opposition. Ainsi , point d'écrit qu'on ne puisse mettre en
saisie avant la publication , point de saisie qu'on ne puisse
prolonger indefiniment .
Passant de l'examen des principes à l'examen du mode
du jugement, l'orateur s'etonne que l'on soumette les
progrès de la civilisation , le perfectionnement de la na
turehumaine, tout l'ordre civil , moral et politique , au
jugement d'un tribunal de police ; car c'est lui soumettre
toutcela, que de remettre dans ses mains la liberté de
penser. « Quoi , des tribunaux subalternes jugeraient
l'exercice d'un droit publie qui est l'âme de tout le système
constitutionnel ! Des tribunaux subalternes jugeraient
da pensée , le génie , l'opinion, cette reine du
monde, comme ils jugent les mendians et les vagabonds !
C'est àdes tribunaux de police , que l'on donnerait le
droit de dire à l'intelligence humaine : tu n'iras pas plus
loin.
Quant à la censure desjournaux , l'orateur la considère
commesubversive du gouvernement représentatif, puisque
Bexercice de l'opinion est l'élément principal de cegouvernement;
comme contraire au droit de propriété, puisqu'elle
fait dépendre d'un caprice , non-seulement la
propriété pécuniaire des entrepreneurs , mais la propriété
DÉCEMBRE 1817 . 559
plus nobledu talent; enfin, comme fondée sur des craintes
chimériques ; car à qui persuadera-t- on qu'un misérable
propos de gazette , aussitòt oublié que publié, va remuer
l'Europe ? « Mais je dirai plus , s'ecrie l'orateur, je dirai
qu'il importe à la France que les étrangers apprennent
notre véritable position , qu'ils connaissent l'excès des
charges qui nous accablent , qu'ils en connaissent l'excès
et les conséquences ; qu'ils sachent que le repos de l'Europe
est lié à notre repos , et que si nos richesses sont
épuisées , notre courage est inépuisable.>>>
M. Jollivet commence par exposer les objections
contre le projet. Il les réduit à trois : 1% le droit de publier
ses opinions est un droit naturel; 2°. l'exercice de
ce droit est nécessaire au gouvernement représentatif ;
3º. il est garanti par la charte.
Pour combattre la première objection, l'orateur prend
les choses, ab ovo , et s'enfonce , je ne veux pas dire se
perd dans ces hypothèses ténébreuses , qu'une bonne
fois nous devrions abandonner aux subtilités de l'école ,
mettant sur la même ligne Hobbes et Telliamed. Pour
combattre la seconde objection , je crains qu'il n'ait
fait comme dans bien des disputes où l'on croit donner
plus de force aux choses , en les exagérant ; par exem
ple , il s'est laissé emporter jusqu'à dire que la liberté
de la presse n'était pas plus dans l'essence du gouverne
ment représentatif, que dans l'essence de tout autre
gouvernement, même qu'elle était contraire au gouver
nement représentatif plus qu'à tout autre. Son raisonnement
est curieux. Le gouvernement représentatif offre
la plus forte garantie , donc il n'a pas besoin d'autre garantie.
Mais s'il offre la plus forte garantie , c'est qu'il
les réunit toutes . S'il est représentatif , c'est qu'il repré
sente l'opinion. Et pour la représenter , il faut la con→
naitre. Parce que l'espèce humaine n'est pas une table
de logarithmes , M. Jollivet bannit de la politique toute
abstraction . Et pourtant son discours ne repose guère
que sur des abstractions. Le vrai système de la liberté
publique, dit- il, consiste à substituer la sévérité de la loi
aux caprices des hommes . Sans doute ; et voilà pourquoi
l'on vous demande une loi qui ne laisse point de place
au caprice des hommes . Pour terminer , il compare la
condition des journalistes à celle des comédiens . Et j'a
560 MERCURE DE FRANCE.
voue qu'il n'est guère possible de se donner en spectacle
, sans qu'un parterre incivil ne prenne quelquefois
la liberté de siffler .
M. Ganilh succède à M. Jollivet. « Depuis quatre
ans , dit - il, la charte régit la France , et la France
attend depuis quatre ans le principal bienfait promis
par la charte. C'est que le gouvernement a voulu des
garanties plus fortes que les garanties constitutionnelles;
et que les chambres ont eu jusqu'ici plus d'égards pour
ses craintes , que de respect pour la charte.
« Mais , il faut ledire; car on voudrait vainement le
dissimuler , la nation n'a pas eu , pour les chambres, la
même condescendance , que les chambres pour le gouvernement.
L'opinion publique s'est alarmée ; etlegouvernement
a senti qu'il ne pouvait rester indifférent aux
alarmes de l'opinion publique. » Malheureusement le
moyen qu'il a pris pour les calmer , ne paraît propre
qu'à les accroître. Malesherbes avait dit : « L'abus ne
peut naître que de l'usage ; comment abuserez-vous , si
l'on vous empêche d'user ? » Blackstone avait dit : « La
liberté de la presse consiste à ne point mettre de restriction
antérieure à la publication , et non à exempter
les auteurs , des poursuites judiciaires , après la publication
. » C'est une même pensée dans des termes différens.
M. Ganilh la développe et la féconde; Le projet
de loi , d'après lui , veut réprimer les abus de la presse ,
antérieurs non-seulement à la publication des opinions
imprimées , mais même à l'impression des opinions ! S'il
en est ainsi , la loi ne réprimera pas des abus existans ,
mais des abus qui pourraient exister.
Mais sont- ce en effet des abus de la
circonstances indiquées par le projet de loi? L'omission presse, que les
de la déclaration n'est pas un abus de la presse; c'est un
abus de l'imprimeur. Quant à la provocation au crime ,
que doit-on penser de la culpabilité d'un auteur dont
Pécrit ne serait point sorti de son porte-feuille ? « La
question se présenta à la fin du dix-septième siècle ,
chez unpeuple voisin , dans un procès célèbre. L'écrit
fat jugé coupable ; et Algernas Sidney périt surun échafaud.
Mais vous savez comment la postérité a jugé les
juges de Sidney. « Or , tout écrit qui n'a point été publié
, est comme s'il n'était point sorti du portefeuille.
DÉCEMBRE 1817 . 56г
:
Car , pour qu'il soit considéré comme provocateur , il
faut qu'il y ait provocation. Et , pour qu'il y ait provo
cation, il faut qu'il y ait publication.
BRE
Après avoir réhabilité les journaux que l'orateur précédent
s'était efforcé d'avilir , il demande par
bizarrerie, des circonstances plus douces demanderaient
un régime plus sévère , et comment il se fait que l'on
veuille perpétuer des lois faites pour des temps de crise
en avouant que nous entrons dans le calme. Il ne conçoit
pas sur quoi s'appuie cette distinction tant répétée
entre les journaux et toutes les autres sortes d'écrits ; et
pourquoi la loi serait marâtre pour eux seuls. On craint
les partis ! Mais , partout où il y a du pouvoir à dispu
ter , il y a des partis. Ce n'est point quand ils affichent
leurs prétentions qu'ils sont dangereux , c'est quand ils
les cachent . Et , avec des journaux libres , ils ne peuvent
les cacher.
M. le garde-des-sceaux , après avoir justifié la loi par
la classification qu'elle établit , classification toute nouvelle
, et digne de nous être enviée par l'Angleterre ,
après avoir cité les articles 18 , 23 et 25 du projet ,
comme des preuves d'un adoucissement manifeste dans
la législation , s'arrète tout-à-coup , comme frappé d'une
grande pensée : « Dans une enceinte ouverte à tous les
regards , dit-it , le silence des ministres est l'exposé le
plus éloquent de leurs motifs. Vous savez , messieurs ,
tout ce que je sais, tout ce que je tais ; la France entière
le sait comme vous.... , jugez. »
RO
C.
Abordant ensuite la question du jury , l'orateur la
considère sous trois points de vue : Est-il de l'essence
du jury de connaître des délits de la presse ? Cela fût-
⚫il vrai , cette innovation s'accorderait-elle avec la situation
politique de la France ? s'accorderait- elle avec l'état
du jury ? Il répond négativement aux trois questions :
à la première , en présentant le jury comme une
institution établie pour constater l'évidence , et non
pour interpréter des doutes ; à la seconde en contes+
tant à l'opinion cette unité qu'on lui attribue ; à la troisième
, en exposant les vices de la composition actuelle
du jury. Sa doctrine pour être savante et subtile sur le
premier point, n'en est pas plus convaincante. Où les
recherches et les interprétations commencent , selon
36
562 MERCURE DE FRANCE.
l'orateur , les fonctions de juré cessent. Mais déméler
et reconnaître le crime sous toutes les circonstances qui
le cachent , et sous tous les artifices dont il s'enveloppe
, n'est-ce pas une recherche , une interprétation,
un travail bien autrement difficiles , que d'appliquer la
peine , quand le crime est reconnu ? La doctrine de
L'orateur sur le second point conduirait à des conséquences
qu'il n'a pas envisagées sans doute. Elle met eu
doute l'existence de l'opinion publique. Mais sans opinion
publique , il n'y a pas de personnalitédans la nation
, il n'y a pas de nation. Sur le troisième point
l'orateur affirme que la composition actuelle dujury
n'est pas irréprochable. Et les adversaires du projet sont
loin de lui contester cette assertion . Seulement ils demandent
que l'institution soit rendue à sa pureté première.
Et comme cette dégénération est l'eflet d'une
mesure d'exception , il semble qu'un pareil développement
n'était pas dans les intérêts de l'orateur.
Le discours entier de M. Chauvelin est une ironie
éloquente et amère . Il désirerait que les ministres eussent
réuni tous leurs projets extra- constitutionnels , afin
qu'on eût pu mesurer dans tout son ensemble le code
entier de lois d'exception. Après avoir suivi la législa
tion de la presse dans son origine et dans ses modifications
successives , il se demande quelle sera enfin cette
loi de douceur , de modération , d'indulgence ? Cette loi
d'indulgence laisse aux tribunaux correctionnels la faculté
d'accorder ou de refuser l'élargissement sous caution.
Cette loi de douceur assimile pour le châtiment
la publication à la non - publication ; cette loi de modération
n'a précisément que ce qu'il en faut pour affaiblir
et déconcerter les résolutions des écrivains qui se
vouent aux affaires publiques . Suit un développement
nouveau des effets du système représentatif. La division
des propriétés , division opérée sans retour, et dont il faut
bien qu'on accepte toutes les conséquences , en créant
unplus grand nombre d'intérêts , a suscité un plus grand
nombre de surveillans . Cependant le nombre des électeurs
et celui des éligibles , et celui des députés sont
bien faibles en proportion. Sous peine de dénaturer le
Gouvernement , il a bien fallu compenser ces inégalités.
Et quelle autre compensation , que l'article 8 de la
DÉCEMBRE 1817 . 563
Charte qui assure aux Français la liberté de publier
leurs opinions ? Cet article répond à ceux qui considèrent
les journaux comme un privilége. Si les journaux
diffèrent des autres écrits , qu'on nous montre cette
distinction de la Charte; elle valait bien la peine d'ètre
constitutionnellement exprimée .
Quelle que soit la gravité des abus de la presse , dit
M. le comte Beugnot , iln'en est pas un seul qui puisse
égaler le danger , non-seulement de violer la foi publique
, mais même de la laisser incertaine. Nos interminables
discussions sur cet objet , n'ont abouti qu'à deux
résultats , la déclaration du droit , et l'expérience de
l'abus. Et néanmoins , en dépit de cette évidence , nous
avons tour à tour passé de la restriction illimitée du
droit , à tous les inconvéniens de l'abus . Même une bizarre
association a réuni cette restriction à cette licence;
et tandis qu'une censure ombrageuse s'effarouchait
pour un mot, les injures et les calomnies circulaient
classées par ordre alphabétique , monument de la
plus infâme licence qui jamais ait paru chez aucun peuple
. La loi proposée remplira-t-elle enfin le voeu public ?
L'orateur se demande 1º. quelles sont les personnes responsables
des abus de la presse ? 2°. Comment tous les
abus de la presse doivent être classés ? 3°. Quelles peines
correspondent à chaque sorte d'abus ? 4°. Quelles doivent
être les formes des poursuites et des jugemens ? Sur le
premier point, iladopte presque en son entier le projet de
loi; mais en indiquant la bibliothèque du Roi , comme
l'établissement le plus propre à recevoir les exemplaires
dont on exige le dépôt. Quant au second point , il distingue
la simple contravention , le délit et le crime.
Mais quel esprit assez pénétrant et assez profond saura
caractériser les délits ? qui distinguera , qui précisera
tant de circonstances morales , littéraires, grammaticales?
Ecrit nuisible, dangereux , fausse doctrine , avec ces
formules , on repousse tout , la vérité comme l'erreur.
«Le droit d'imprimer ses opinions n'existe point , s'il
ne s'étend même à celui d'imprimer des opinions erronées,
>> L'orateur propose, dans le cas d'appel seulement ,
un jury spécial qu'il compose d'hommes de loi , de propriétaires
et d'hommes de lettres. Il ne s'explique point,
quant à présent , sur l'article relatif aux journaux. Seule
36,
564 MERCURE DE FRANCE .
ment il s'étonne de voir une disposition transitoire,
dans une loi permanente .
M. de Villèle blame aussi le projet , mais par d'autres
motifs . Son discours est plein d'art , et pourrait étreregardé
comme un modèle de cette captieuse éloquence
qui ne serait pas moins puissante que l'éloquence véritable,
sans la méfiance qu'elle inspire. C'est une savante
combinaison de reproches , de raisonnemens , derélicences
, de menaces. Il ne prend point ses adversaires
corps à corps , mais il multiplie les piéges sous leurs pas;
il ne les affronte pas , il les enveloppe. La difficulté de
sa position réclamait en effet toute son habileté. Défendre
la liberté des écrits , c'était proscrire la bonne loi
duo novembre ; attaquer cette liberté , c'était douner
gain de cause aux ministres . Il faut voir dans le discours
de M. de Villèle toute l'adresse qu'il met à concilier ces
différens besoins; comment, amené à parler de cetteloi
du 9 novembre , il la considère comme un moyen provisoire
de boucher des voies d'eau dans unnavire prèt à
sombrer ; comment , amené à citer des exemples , il se
taît sur le scandale de quelques jugemens , pour ne
parler que du scandale de quelques théories . Iln'y a
pas jusqu'à sonjurysupérieur, qui ne décèle une secrète
'pensée. Qu'on nous donne ce jury , et nous aurons des
gardiens de nos libertés comme Lacédémone avait dans
les éphores des gardiens de ses lois. L'orateur propose
une aristocratie nouvelle , toute-puissante puisqu'elle
s'exercerait sur la pensée , toujours animée d'un même
esprit, puisqu'elle formerait un corps , indestructible
enfin puisqu'elle serait à peu près héréditaire. Pour
éviter le jury de M. de Villèle , je me réfugierais , je
crois, dans la censure de M.***
M. Ravez reproduit en très-beaux termes les argumens
de M. le garde-des - sceaux.
M. Ponsard soutient que le projet, tel qu'il est presenté
, n'est pas la répression des abus , mais la répression
de la liberte. M. Bourdeau s'empare de l'eloquente prosopopée
de M. Martin de Gray ,et comptant laretourner
contre son auteur : << Oui , dit-il ,les delits de la presse
sont les vagabonds de la liberté , et les mendians pertur
bateurs de l'ordre public. >>>
On doit à M. Casimir Perrier d'avoir peint l'influence
DÉCEMBRE 1817. 565
1
des journaux sur le crédit ; c'est un des traits les plus
remarquables de cette discussion. M. Siméon compare
notre liberté à un enfant nouveau-né , qu'il ne faut que
par degrés débarrasser de ses langes. M. Bourdeau ne
nous avait point marchandés : Les Anglais , dit - il ,
ont attendu leur liberté pendant un siècle ; il n'est done
pas trop tard pour nous. Je dois convenir que le discours
de M. Siméon est d'un rare mérite. Style et raisonnement ,
rien n'y manque. Il n'était pas possible de tirer un meilleur
parti de toutes les objections qui se présentent
contre l'institution d'un jury. Ne pouvant les rappeler
sans les affaiblir , je veux du moins indiquer la plus
forte. Quand les jurés auront prononcé sur l'existencedu
délit , ils auront peu fait. Restera l'application de la
peine, ce qui est le point principal dans l'autorité correctionnelle.
Or cette application , ou cette mesure de
l'intensité de la peine étant laissée par la loi à l'arbitraire
du juge , il faudra bien que , même après la décision
des jurés , les juges fassent l'office des jurés , comme
ils font pour tous les autres genres de délits. Ils pourront
donc réformer lejugement dumoins tacite des jurés, qui
par essence , est irréformable. M. Hernoux n'ajoute pas
une raison à celles qu'on avait opposées avant lui au projetde
loi ; mais il n'en omet aucune. M. Camille Jordan,
inscrit aussi bien que M. Beugnot pour le projet , ne laisse
pas , aussi bien que lui , d'en improuver quelques dispositions,
tout en avouant qu'on y trouve les traces d'une
marche progressive vers le bien , et qu'elle est la plus
voisine de la liberté véritable. Le fonds de son éloquent
et fort éloquent discours , c'est le jury. La distinction des
formes et des disciplines n'est point un obstacle à ses
yeux. « Toute notre jurisprudence ne nous offre-t-elle
pas des exemples de semblables dérogatious ; n'y voyonsnous
point de toutes parts , et pour de moindres motifs ,
les spécialités demandées , autorisées , introduites ? Jamais
la convenance fut-elle plus étrangement sacrifiée à la
compétence ? » Après avoir indiqué , avec une sagacité
rare, toutes les questions qui rentrent dans cette question,
toutes les limites qu'elle établit , tous les intérêts
qu'elle embrasse , l'orateur craint avec raison que le
sceptre de la législature ne passe aux mains de celui de
tous les pouvoirs qui doit en être le plus sévèrement ex
566 MERCURE DE FRANCE.
clus. Qui jugera la presse, lapossédera , par elle, il dominera
l'opinion , et par l'opinion , il dominera les éleetions
, les chambres ,le Gouvernement , toutes nos institutions
, toutes nos destinées !
Contraint de mutiler un si beau discours , je ne puis
résister néanmoins au plaisir de citer ce passage où l'orateur
exhale une vertueuse indignation contre des meurtres
juridiques , passage qui aurait produit sur l'assemblée
unplus grand effet encore , si l'organe de l'orateur eût répondu
aux forces de son âme.
<<Et surtout ces tribunaux extraordinaires , à la veille
d'être heureusement abolis , où siégeaient en majorité des
juges de police correctionnelle , où ils étaient spécialementdestinés
à maintenir les habitudes d'une impartiale
justice, ont-ils , en certaines contrées , malgré la droiture
de leurs intentions , suffisamment résisté, je ne dirai pas
à l'influence du Gouvernement qu'ils eussent été heureux
de suivre , tant elle était humaine et juste , mais à l'influence
de ces opinions locales , factices , cruelles , dont
ils se sentaient entourés et pressés ? La jeunesse, l'ignorance
, le malheur ont-ils trouvé devant eux toutes les ex.
cuses et tous les égards qu'ils eussent rencontrés dans le
coeur pitoyable et juste d'un véritable jury français ?Ces
formes elles -mêmes , qu'ils devaient mieux entendre ,
ont-elles été suivies et respectées par eux ? Nulle voix
plaintive pour la justice méconnue , pour l'humanité
profanée ne s'élève-t-elle du sein de ces campagnes désolées
qu'a récemment , et si lentement parcourues le tombereau
fatal chargé de l'instrument du supplice, allant
frapper de malheureux cultivateurs , coupables sans doute,
mais encore plus égarés que coupables , tandis que les
premiers auteurs , les perfides instigateurs de ces mouvemens
funestes tiennent encore leur tète cachée dans l'ombre
, d'où n'a pas su les tirer le bras d'une justice si in
quisitive et si sévère ? ... Je m'arrête , Messieurs ;je crains
ici de toucher à des passions trop vives. Mais ils existent ,
les monumens de ces jugemens rigoureux; ils peuvent,
ils doivent être consultés par vous, avant que l'on prononce
d'une manière si haute la supériorité des juges sur
les jurés dans le jugement des crimes ou délits politiques.>>
M. Bignon commence par affirmer qu'on accuserait à
DÉCEMBRE 1817 . 567
tort les ministres de versatilité dans leurs principes. Leur
langage change , il est vrai, dit-il , mais leurs principes
restent les mêmes. Telle fut la loi du 9 novembre ; telles
furent les lois qui la suivirent , telle est encore la loi
qu'on vient proposer. Mais les autres étaient provisoires ;
celle-ci est définitive. Les autres permettaient d'espérer ,
celle-ci interdit tout espoir. L'orateur s'attache surtout à
développer ce motd'un de ses collègues : si le jury n'existait
pas , il faudrait l'inventer ; il prend ses raisons , surtout
dans la permanence des juges ; et retournant fort ingénieusement
ce motdes partisans du projet : Il n'est pas
moins dangereux pour un peuple de s'exagérer ses forces,
que de les méconnaître ; il n'est pas moins dangereux ,
dit -il , de méconnaître ses forces , que de se les exagérer.
M. le ministre de la police monte à la tribune. Son
discours improvisé dure deux heures. On ne pouvait défendre
une cause douteuse , avec plus de force et d'adresse
en même temps . La pensée la plus ingénieuse , c'est de
faire sortir le mérite de la loi , des attaques mêmes dont
elle est l'objet . Si c'était une loi de parti , l'un des deux
partis extrêmes l'aurait adoptée; mais ils se réunissent
pour la combattre ! Quant au jury , le ministre pense
que la Charte , en déclarant l'institution du jury conservée
, n'a ni étendu , ni restreint sa juridiction. Réclamer
un jury pour les auteurs , c'est réclamer un privilége.
La marche des ministres , c'est de royaliser la nation
, et de nationaliser le royalisme.
M. Royer-Colard se demande si la répression des
abus de la presse respecte suffisamment sa liberté ; si
cette liberté se dégage saine et sauve du système général
qui l'enveloppe. En se livrant à cette recherche ,
il ne considère point son opinion , ni qui la partage.
Qu'est-ce qu'abuser de la presse contre la société?
C'est , nous dit- on , publier des écrits dangereux ou
nuisibles . Rien de plus juste ; mais à quels signes reconnaîtra-
t-on le danger d'un écrit ? La définition est facile
pour les provocations directes . « Mais la provocation
« directe est un filet à larges mailles , qui laisse échapper
presque tout ce qu'ily a de dangereux.>> C'est dans
la provocation indirecte , ou plutôt dans la tendance
qu'est le danger ; car une provocation écrite serait une
568 MERCURE DE FRANCE.
de
provocationdirecte.Cette provocation ne repose'nisur un
fait, ni surun raisonnement. Elle n'estdonc point suscep
tible de preuves.Quand il sera au pouvoir de laloi d'égaler
la conjecture à la preuve , alors , mais seulement
alors , il sera en son pouvoir d'établir des cas généraux
provocation indirecte. La provocation indirecte n'est
jusque-là qu'une dénomination imposée à l'arbitraire.
<<L'arbitraire ou l'impunité , voilà les extrêmes entre
« lesquels vous êtes pressés ; toute issue vers lajustice
« légale vous est fermée. Choisissez donc. Vous choi-
<<sirez l'arbitraire , mais en lui imposant des conditions
« propres à corriger sa nature. >> Ainsi , l'orateur se
trouve amené par la pente des choses à l'établissement
du jury. Il considère le jury moins comme une institution
judiciaire , que comme une institution politique.
«Députés et jurés , dit-il , vous avez même origine ;
« députés , vous êtes le pays qui concourt aux lois ;
« jurés , vous êtes le pays qui concourt aux jugemens. »
Ce discours est surtout remarquable par la profondeur
des idées et une admirable force de déduction.
Malgré tout le respect que je porte aux grands talens
de l'orateur , j'ose avouer qu'il ne m'a pas convaincu.
Mon opinion que j'ai déjà indiquée , et sur laquelleje
reviendrai , parce que je la crois utile , se fonde sur les
mêmes principes . Nous ne différons que sur les consé
quences. Il faut que je sois bien aveugle ou bien prévenu
pour avoir trouvé , dans tous les raisonnemens et
tous les systèmes qu'on a développés dans cette discussion,
de nouveaux motifs en faveur de mon opinion.
M. Caumartin se réunit aux partisans du jury. Mais
ilprétend que l'on peut à la fois établir le jury et adopter
les dispositions contenues dans les articles premiers
de la loi. S'il existait le moindre danger, il consentirait
à l'asservissement de la presse , parce qu'avant tout, il
faut sauver la patrie. Mais il s'en rapporte aux paroles
consolantes de Sa Majesté , aux témoignages des ministres
, enfin à ce qu'il a vu lui-même dans les départemens.
Le ministre de la police avait pensé qu'un des orateurs
précédens pourrait bien avoir reçu de ses amis
quelque mandat spécial. M. de la Bourdonnaye proteste
qu'il n'en est rien. Son honorable ami n'a pas eu
DÉCEMBRE 1817 . 569
*
besoin de mandat pour exprimer des sentimens qui
sont ceux de tous les défenseurs de la Charte et de
la légitimité . Ensuite dans un discours qui a pour but
Ja liberté de la presse , l'orateur dénonce plusieurs écrits ;
il exhume ce pauvre livre de l'Industrie qui ne s'attendait
pas à l'honneur d'ètre réputé dangereux. Il assure
que tous les journaux sont des instrumens de calomnie
dirigés contre les fidèles amis du Roi , qu'ils n'ont tous
qu'une couleur , mème la Quotidienne.
M. Courvoisier s'attache à défendre le projet de loi,
et non- seulement le projet de loi , mais tous les actes
du Gouvernement , et tous les actes du Gouvernement
d'autrefois ; il rappelle jusqu'aux faits d'armes de nos
anciens héros ; chemin faisant il oppose la constitution
anglaise à notre constitution, et nous garantit plus libres
mille fois que nos voisins. Ce discours est rempli de
bonnes choses , mais qui se lient mal entr'elles . Une
digression en amène une autre , et l'orateur parvient à
son but , sans qu'on ait trop vu par où il a passé , pour
y parvenir .
M. Paccard voudrait que d'après l'article 8 de la
Charte on s'occupât de réprimer les abus , et non de
les prévenir.
,
M. Boin qui voit des écueils dans l'application et dans
lanon-application du jugement par jury aux délits de la
presse , voudrait que l'exécution de la présente loi fût
hornée au premier janvier 1820 , et qu'à cette époque
l'on s'occupât d'une loi définitive . Du reste , il ne connaît
point de révolution qui ait eu pour cause des libelles.
M. Laffite déclare dès son début , qu'il ne s'engagera
point dans une discussion de jurisprudence étrangère à
ses études ; même qu'il négligera lagrande questionde
jury qui lui paraît résolue par l'assentiment général. Son
attention se porte toute entière sur la disposition de
la loi , qui a les journaux pour objet. Et d'abord il rappelle
par quel énorme sacrifice , il nous fallut acheter
l'ordonnance du 5 septembre. De grandes améliorations
se préparaient. On était sur le point de reviser plusieurs
articles de la Charte sur les conditions d'éligibilité ,
sur le nombre des députés et l'initiative. On arrêta par
unseul mot toutes ces espérances : La Charte doit rester
570 MERCURE DE FRANCE.
intacte. Le danger d'y toucher n'existerait- il done , que
lorsqu'il s'agit de l'intérêt des citoyens ? La Charte n'a
pas excepté les journaux' ; elle ne le devait pas .
« La presse peut-elle être libre , quand les journaux
sont esclaves ? >> On parle de brochures ; mais qui lit
les brochures ? qui sait même qu'elles existent quand
les journaux ne les annoncent pas ? Sans cette liberté
, point de crédit public ; car le crédit public a
pour base la confiance. Et qui osera dire que la confiance
peut s'établir au milieu de l'obscurité qui enveloppe
la marche des événemens ? « Ets'il est
vrai que l'élévation du crédit soit en raison des garanties
données par l'autorité , de quelle importance
n'est-il pas pour nous , lorsque les besoins de l'Etat
nous forcent à recourir à des emprunts , de n'écarter
aucun moyen de surveillance , afin que tous les intérèts
soient éclairés , toutes les charges connues , toutes les
ressources appréciées ? >>
M. Lainé de Villévêque propose pour amendement
d'autoriser les tribunaux de police correctionnelle à
mettre en liberté les détenus pour délits de la presse ,
moyennant un cautionnement de 3000 francs.
M. le ministre de la police avait demandé des faits au
lieu de déclamations, des choses au lieu de mots: M.Voyer
d'Argenson demande à son tour où sont les moyens de
publier les faits , dans l'esclavage des journaux ; où seraient
les moyens d'attaque contre les ministres , si les
faits étaient contr'enx , dans l'absence d'une loi sur la
responsabilité des ministres ? Mais notre pouvoir, dit-il ,
si soigneusement borné d'un côté , serait- il sans bornes
quand il s'agit de priver la nation de ses droits ? Les
circonstances , toujours les circonstances , formule bannale
d'oppression. Ménagemens à garder avec l'étranger.
Quand le législateur sera juste , il faudra bien que
l'étranger soit juste aussi. L'orateur rejette un projet de
loi qui viole deux droits également sacrés , liberté d'écrire
, faculté d'être jugé par ses pairs .
M. Figarol rend justice à l'éloquence des adversaires
du projet , maisil craint que les fleurs ne cachent un
abîme. Il a vu la révolution naître du penchant à fronder,
et s'entretenir par des libelles. Il vote contre le jury.
M. Benoist traiteà fond deux questions , le jury et les
DÉCEMBRE 1817 . 571
journaux. L'institution du jury n'est pas l'arbitraire ,
comme l'a prétendu M. Royer- Colard. C'est , au contraire
, un boulevard contre l'arbitraire . Elle ne s'améliore
point par l'ignorance , comme l'a soutenu M. Camille
Jordan ; car l'ignorance cache l'évidence ; elle
n'exclutpoint le raisonnement , commel'a dit M. le garde'
des sceaux , car la conviction peut être aussi bien le
produit du raisonnement que du sentiment , et peutètre
des deux . Voilà ce qui distingue les juges desjurés .
Le juge se décide par des preuves légales ; le juré par
des preuves morales. La loi a fait au juge sa conscience ;
la conscience du juré est indépendante de la loi . Quant
aux journaux , ce n'est pas de savoir s'il faut les rendre
libres qu'il s'agit ; mais de savoir s'il faut les asservir.
M. Benoist termine en disant qu'il ne restera bientôt
plus en France que deux partis , les défenseurs du pouvoir
et les défenseurs du peuple.
M. Froc de la Boulaye déclare dans toute la franchise
de son âme que la discussion ne lui a appris qu'à
douter. En conséquence , il vote pour le projet , mais
seule ment comme loi transitoire .
Les bornes de cet article me forcent de suspendrs
cette analyse , que j'aurais voulu pouvoir offrir moins
incomplète.
wwwwwwww
§. II.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 12 au 18 décembrea
SUÈDE . Si la politique de cette puissance est d'attirer
des colons en Norwège , le hasard ne pouvait
mieux seconder ses vues. Un navire hollandais , qui
transportait en Amérique cinq cents émigrés allemands ,
échoue sur la côte de Bergen. Le prince royal n'est pas
plus tôt instruit de cet événement, qu'il envoie un aidede-
camp en Norwège , avec ordre de fournir aux naufragés
tous les secours nécessaires , et porte la prévoyance
jusqu'à leur assigner des fonds pour tout
l'hiver. Je serais bien trompé , si la plupart de ces
572 MERCURE DE FRANCE .
émigrés ne concluaient qu'un bon gouvernement vaut
mieux qu'un bon climat.
-La diète suédoise a été solennellement convoquée
le 20 novembre.- Ladiète hanovrienne est convoquée
pour le 26 décembre . La diète saxonne, la diète germa
nique sont assemblées .- On presse la réunion des états à
Stuttgard. Les discussions solennelles ont commencé
à Paris. La session du congrès a dû s'ouvrir le premier
décembre. Que de sujets de chagrins pour les échappés
du douzième siècle ! leur vue ne sait où se reposer.
WURTEMBERG- De grands changemens se sont opérés
dans la division territoriale de ce royaume , et dans
les administrations . Ilyavait pourtout leWurtemberg
quatre sénats , deux de la cour criminelle, et deux du
collège dejustice. Ces quatre sénats sont répartis deux à
deux dans les deux grandes divisions du royaume; de
telle manière pourtant que leur résidence n'est pas la
même , et que chaque cercle possède un sénat. Ainsi la
première division , composée du cercle de la Forêt
Noire et de celui du Necker , aura l'un de ses sénats à
Esslingen et l'autre à Rothenbourg. La seconde division
composée du cercle de l'larxt , et de celui du Danube ,
aura l'un de ses sénats à Elwangen, et l'autre à Ulm. La
ville de Stutgard et celle de Cannstadt auront une régence
particulière , et ressortiront néanmoins pour la
justice et les finances des tribunaux du Necker. On aime
assez en Allemagne à distribuer les pouvoirs que nous
aimons à concentrer. Cela tient à des habitudes , peutêtre
plus qu'à des calculs. Aconsidérer la chose en ellemême
, il y a du pour autant que du contre, Disséminer
les forces , c'est porter atteinte à l'unité si nécessaire à
la vie. Les concentrer , c'est fortifier la tête aux dépens
de tout le corps. Il y a des discussions où personne n'a
tort; ily en a malheureusement plus encore où personne
n'a raison.
Ce petit royaume de Wurtemberg est encore , ou
peu s'en faut, dans le chaos. L'abolition du servage
excite , il estvrai , l'enthousiasme des paysans. On aime
un roi qui voit le bien , qui le veut , à qui rien ne coûte
pour le faire. Cependant les impôts se perçoivent mal;
les caisses restent vides. La vie est comme interceptée
dans ses canaux. C'est l'effet de la sourde opposition des
DÉCEMBRE 18173 573
1
priviléges. L'on conseille au roi de convoquer au plus tôt
unę représentation nationale , afin de porter le flambeau
dans les abus , avant d'y porter la hache. Ce conseil a
dubon.
Parlez-vous contre les prohibitions ? Voilà sur-lechamp
toutes les industries en éveil , qui , cependant ,
n'ont pas de plus grand ennemi que les prohibitions .
Y pensez- vous ? il faut bien que je prohibe , si mon
voisin prohibe. Faudra-t-il ouvrir sa maison à qui vous
interdit l'entrée de la sienne ? Voilà justement ce qui
arrive au Wurtemberg . Le 11 août dernier, S. M. avait
rétabli la liberté illimitée du commerce; le 3 novembre ,
il la révoque. Ainsi cette liberté n'aura pas duré trois
mois . Qu'il me soit permis de répéter à ce sujet , mes
observations du 26 juillet dernier; je ne rougis point de
répéter ce que je crois utile :
<<Ya-t-il un commerce européen ? Non, tant qu'il n'y
aura pas un code européen de commerce. Tandis que
la multitude des lois particulieres l'étouffe , l'absence
d'une loi commune l'énerve. Qu'on n'écrive point cette
loi commune , si l'on veut; mais qu'on efface toutes les
lois particulières , on aura fait la même chose à moins
defrais. >>
FRANCFORT. L'article 15 de l'acte fédératif promet
un gouvernement constitutionnel à tous les pays de la
confédération. On réclame aujourd'hui l'exécution de
cet article ; et la pétition est , dit on , écrite d'un ton
et d'un style à fixer l'attention de la diète.
L'électeur de Hesse-Cassel n'en persiste pas moins
dans ses refus . Et pour ne pas être en reste de fermeté,
malgré ses décisions , les acquéreurs des domaines
Westphaliens n'en persistent pas moins dans leurs réclamations
auprès de la diète. L'état de Hesse-Cassel
ressemble à une famille où les enfans en procès avec le
père, habiteraient pourtant sous le même toit La diète est
depuis quelques jours assemblée en comité secret.
PAYS-BAS. On a replacé en pompe Mannekenpisse.
C'était une jubilation pour le bon peuple de
Bruxelles .
Lemonde est vieux , dit-on; je le crois. Cependant.
Il le faut amuser encor comme un enfant.
574 MERCURE DE FRANCE. 4
7
- Des immeubles , situés dans les cantons cédés par
la France aux Pays-Bas en 1814 et 1815 , sont grévés
d'hypothèques inscrites au bureau de l'arrondissement
où ces immeubles étaient situés . Or cet arrondissement
est resté français . Cela doit- il influer sur la créance ?
Voilà une question qui se décide par le droit des gens
D'après une ordonnance du roi des Pays-Bas , les inscriptions
hypothécaires seront transférées sur des registres
des nouveaux conservateurs , à la diligence des
parties intéressées . Mais le premier janvier 1818 est le
terme de rigueur. :
AUTRICHE. - On dit le prince de Metternich trèsoccupé.
On parle de négociations : tout cela est de l'hébreu
pour nous .
SAXE-Voici une question dont on avait jusqu'ici
abandonné la solution à l'arbitraire : Quel est le rapport
exact de l'état-major à l'armée ? La diète saxonne a pris
l'initiative . En attendant la solution définitive , je me
borne à observer que la question n'est pas uniquement
fiscale.
ITALIE.- L'infante d'Espagne Marie- Louise , autrefois
reine d'Etrurie , a pris possession de la souveraineté
du Lucques , le 24 novembre. M. le chevalier Azara ,
ministre d'Espagne , a provisoirement confirmé les autorités
actuelles .
ESPAGNE .- On a publié une amnistie pour les déserteurs.
Voici en quoi consiste les conditions de cette
amnistie . Les sous-officiers serviront comme soldats ;
les soldats resteront plus long-temps sous leurs drapeaux
. Les officiers qui se sont mariés sans la permissiondu
roi participent à cette amnistie .
BAVIÈRE -On parle beaucoup d'un voyage projeté
de la cour de Bavière à Prague. Qu'y va-t-elle faire ?
C'est le secret des dieux .
ANGLETERRE.- L'escadre russe , composée de cing
vaisseaux de ligne et deux frégates , est entrée à Déal.
-Malgré le bruit qui se répand d'un emprunt fait par
lá France , les fonds se soutiennent. - Au sujet de la
condamnation du jeune Vartie , et de son touchant repentir
, un anonyme désirerait que l'Angleterre modifiât
la rigueur de ses lois pour le crime de faux. Il ne
fait pas attention que l'Angleterre est une puissance
DÉCEMBRE 1817 . 575
essentiellement marchande .-Depuis la proclamation
du prince-régent , les armemens en faveur des insurgés
d'Amérique ne sont pas moins actifs ; seulement ils
sont plus secrets .
SUISSE . - Encore un débat sur laliberté de la presse.
Arau et Saint-Gall ont refusé de la suspendre.
COLONIES .- L'imagination s'effraie des deux incendies
qui ont , coup sur coup , ravagé l'île de Terre-
Neuve, Mais elle s'effraie encore plus de la pensée que
ce double désastre soit l'effet d'un complot. D'immenses
provisions sont devenues la proie des flammes , et l'on
craint déjà la famine , et l'hiver s'avance !
- L'Espagne et les Etats-Unis gardent strictement
leurs limites réciproques dans l'Amérique du Nord.
Cela dément le bruit assez accrédité de la cession prochaine
des Florides ; d'un autre côté , l'on retient
dans le port de Philadelphie un vaisseau enregistré pour
Surinam à la douane , et secrètement destiné pour l'Orénoque
, et l'on jette dans les prisons des Anglais et des
Irlandais qui voulaient se joindre aux insurgés . Ni
traité ni rupture ! c'est pour le coup que tous les calculs
sont en défaut .
- Morillo s'humanise ou se ravise . On dit qu'il a
fait publier une amnistie aux Carraques , et mettre en
liberté tous les prisonniers,
- Il paraît certain que l'armée du général la Sterna
est complettement battue ; que le Pérou reste exposé ,
sans défense, aux entreprises des insurgés ; que Guernes
est tombé sur les derrières de l'armée royale , et s'est
emparé de Tarija , où il a fait quatre cents prisonniers .
Sur la rive orientale de la Plata , l'espèce de trève tacite
qui régnait entre les Portugais et la république , est
rompue . Artigas a eu trois engagemens avec eux, dont il
est sorti vainqueur. Les Espagnols sont plus heureux au
Mexique ; ils se sont emparés du fort de Sombréro .
Une partie de la garnison s'est sauvée , le reste a été
passé au fil de l'épée .
FRANCE .-Ordonnance du 10 décembre , qui autorise
le ministre des finances à pourvoir progressivemeut
àla vente des cent cinquante mille hectares de bois , que
la loi du 25 mars affecte à la dotation de la caisse d'amortissement.
5-6 MERCURE DE FRANCE.
-Ordonnance dumeme jour , qui change en direc
tion la régie des subsistances militaires , et nomme
pour directeur le lieutenant-général Dejean.
-Ordonnance du 15, qui confie le service des subsistances
de la marine à un administrateur, sous les ordres
du ministre de ce département.-Autre ordonnance
du 19 , qui nomme à cet emploi M. Courson de
Villehélio .
-On citait les vers de madame Manson; maintenant
l'on se dispose à publier ses mémoires. Il serait plaisant
qu'après tant de convulsions et d'évanouissemens, et
de solennelles réticences , et de scènes de mélodrame ,
après avoir mis à bout la patience des amateurs les plus
désoeuvrés , et la pénétration des plus vieux juges , Phé
roine vint nous avouer qu'elle est une énigme sans
mot, ou que ce mot n'est autre que le désir de la célébrité.
Ce serait une bonne mystificat on pourla France
et l'Europe.
-Le tribunal de police correctionnelle a condamné
la femme Déon à six mois de prison et 4000 fr. d'amende
, pour avoir tenu chez elle une loterie clandestine.
Que toute loterie soit réprouvée par la morale ,
rien de plus certain. Mais la société s'est interdite le
droit de fonder ses arrêts sur un pareil motif. En sévissant
contre un barquier non autorisé , ce n'est pas un
empoisonnear qu'elle punit; c'est un concurrent dont
elle se délivre.
BÉNABEN.
Les Métamorphoses de l'Amour , chansonnier dédié
aux dames , pour l'année 1818. Vol. de 200 pag. , format
in-18 , pap. vél. Prix : broc . , 4 fr. , et en étui glacé,
6fr. Chez mademoiselle Deville , libraire et papetière ,
rue de Seine , n. 48.
Ce recueil, d'un nouveau genre , renferme soixante-treize
métamorphoses ou chansons , qui présentent, pour la plupart,
desaallllégories ingénieuseess etpiquantes.C'est en ce genreundes
cadeaux les plus galans qui puissent ètre offerts aux dames ,
pour étrennes. Il est orné d'une vignette et de plusieurs gravures
parfaitement exécutées , par M. Lambert , sur
sins de M. Chasselas ; l'impression est très-soignée , et lare-
-liure du meilleur goût.
les des-
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
DE FRANCE .
SAMEDI 27 DÉCEMBRE 1817 .
AVIS .
mmmmnum
Les personnes dont l'abonnement expire au 31 décembre
, sont invitées à le renouveler de suite , si elles
veulent ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi du
journal.-L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse .
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc, A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE ,
rue des Poitevins , nº. 14 .
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf
heures du matin jusqu'à six heures du soir.
LeMERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine. Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr . pour six
mois , et 50 fr. pour l'année .
LITTÉRATURE.
POÉSIE .
LE PREMIER BONHEUR .
Au demi-jour que sur les cieux
Répand la lune renaissante ,
ΤΟΜΕ 4.
37
w
C
578
MERCURE DE FRANCE.
,
Je te guidais pâle et tremblante
Vers le bosquet mystérieux ,
Où , daus les bras de mon amante ,
J'allais passer au rang des dieux.
Tu suivais , doucement rebelle ,
En murmurant : « Je ne veux pas . »
Témoin de ce tendre embarras ,
Un Dieu dont la voix nous appelle ,
L'amour t'entraîne sur mes pas.
Il souriait à tes alarmes ,
Et les calmant par un désir
Mělé de surprise et de charmes
Lui-méme il effaça tes larmes
Dans les délices du plaisir.
Pour nous ce bosquet fut un temple ;
En le quittant je le contemple;
Soudain de ce coeur inspiré
La tendre et naïve éloquence
Rend grâce à l'enfant adoré ,
Dont il a senti la présence
Dans ce lieu désormais sacré.
Ton ivresse était plus timide;
Mais tu priais au fond du coeur,
En observant d'un oeil humide
Tous les transports de ton vainqueur :
Que son bonheur te rendait belle !
De joie et d'orgueil transporté ,
Je montrai la Psyché nouvelle
A la nuit , à l'astre argenté ,
Dont la molle et tendre clarté ,
En se jouant dans le feuillage ,
Faisait pâlir sur ton visage
Les roses de la volupté.
Unis par la plus douce étreinte,
Mon coeur se rapproche du tien ;
De ton corps la légère empreinte
Afait frissonner tout le mien ;
Une langueur délicieuse
Succède à de folles ardeurs ;
Du sein de la terre amoureuse .
Etdu lit virginal des fleurs
S'exhalent de fraîches odeurs ;
T
L
DÉCEMBRE 1817. 579
,
Le Zéphire qui nous caresse ,
Doucement vient les déposer
Sur les lèvres de ma
maitresse
Au moment d'un nouveau baiser ;
Et cependant de Philomèle
Qui chantait son ardeur nouvelle ,
La voix d'amour et les soupirs ,
Semblaient célébrer nos plaisirs .
P. F. TISSOT.
ÉNIGME .
Qui le croirait, je fais tout à la fois partie
De l'homme , du fagot, et de maint instrument
,
Les philosophes, doctement,
Recherchent d'où je suis sortie
Etquel estmon logement;
Mais malgré leur profond génie ,
Tous l'ont fait inutilement;
Nul ne saurait me voir , j'existe cependant ;
C'est à moi qu'ici bas tout doit le mouvement ,
Et quandje disparaîs ta carrière est finie.
(ParM. J. I. ROQUES. )
awwwwww
CHARADE.
Dans lagamme tu doisrencontrer mon premier ;
Tout être constamment habite mon dernier ;
Le sage , avec grand soin, se tient dans mon entier.
umm
(Par le méme. )
LOGOGRIPHE.
Je suis avec cinq pieds,un de ces animaux ,
Que l'on voit dans les bois , les champs
et les hameux;
Deux fois par jour je paie àmon propriétaire ,
Pour les soins qu'il me donne , un doux et bon salaire ;
Si tu m'ètes le chef , je deviens à l'instant ,
Pour les contusions , un remède excellent .
(ParM. J. BIGOT , d'Angers.)
37.
580
fe
MERCURE DE FRANCE.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro.
Le mot de l'énigme , est siége ; celui de la charade, est sinon ; et celui du logogriphe , merle , où l'on
trouve mère .
to
d
t
e
S
E
C
NOUVELLES
LITTÉRAIRES
.
Satires de Juvénal , traduites en vers français, par M. le baron Méchin. De l'imprimerie de P. Didot
l'aîné (1 ) .
C'est une entreprise hardie , qu'une traduction en
vers de Juvénal. Ce poète est un athlète si fort et si vigoureux, qu'il est déja glorieux d'oser entrer en lice avec lui , et de n'être pas jugé indigne d'une telle lutte.
Quelques hommes de lettres , parmi lesquels on a dis- tingué M. Raoul, l'ont déjà essayé. Un nouveau con- current se présente , M. Méchin , que plusieurs de nos
départemens se souviennent d'avoir eu pour préfet ,et qui , après avoir suivi dans l'administration
une route honorable, se délasse dans le sein des Muses , auxil
n'apas cesséde
quelles
au milieu de ses travaux , ,
(1) Se vend chez Pierre Didot , rue du Pont-de-Lodi ; Blaje
libraire , quai des Augustins ; Neveu ,libraire, passage des Pr
noramas; et tous les principaux
libraires et marchands de no
veautés Prix : 6fr. pour Paris , et 7 fr. 50 c. pour les départ.
!
DÉCEMBRE 18172 58
vouer en secret un culte fidèle. Je ne dirai pas qu'il a
fermé la carrière à ceux qui voudraient s'y lancer après
lui ; mais la traduction sur laquelle il appelle l'attention
du public instruit , semble devoir être préférée à
toutes celles qu'on nous a offertes jusqu'à ce jour , et
donne une idée très -favorable du talent de son auteur.
De tous les poètes de l'antiquité romaine , Juvénal
est peut- être celui qui présente le plus de difficulté aux
traducteurs. Nul ne renferme davantage de ces allusions
obscures , de ces manières de parler proverbiales ,
et sur-tout de ces images basses ou obscènes que la
clarté , la délicatesse et la pudeur de notre poésie ne
peuvent admettre sans les affaiblir ou les dénaturer.
Ses qualités le rendent , non moins que ses défauts ,
difficile à traduire . Comment atteindre à sa verve , à sa
chaleur entraînante ? Comment se bien pénétrer de son
indignation ? Comment rendre cette foule d'expressions
hardies , pittoresques , sublimes ou si énergiquement
familières ? Ces mouvemens brusques et heurtés qui se
succèdent souvent sans transitions ? Est- il possible , enfin
, de s'animer , au même point que Juvenal , de la
colère qui inspire , si loin des temps et des moeurs qui
la faisaient naître. Le traducteur se décourage et laisse
tomber sa plume devant un tel poète. Quelle véhémence
et quelle autorité ! Comme il éleve l'âme ! comme
il enfonce profondément en nous la haine du vice ! De
quelle hauteur il foudroie tous les genres de bassesses ,
- de préjugés et de crimes ; l'hypocrisie , le fanatisme ,
la délation , la tyrannie ! De quel tribunal élevé il juge
les mauvais princes et leurs flatteurs ! Armé de la satire
comme d'un glaive , il les frappe , il dévoue leur mémoire
à l'animadversion des siècles. C'est le Tacite des
poètes. Plus sévère encore , sans cesser d'être juste , il
582
MERCURE DE FRANCE.
poursuit à outrance ce qui est vicieuxou criminel; et
s'il s'apaise par moment , si son visage paraîtse dérider
, sa gaîté elle-même effraye encore , et son rire est
terrible à l'égal de sa colère. C'est une grande et noble
fonction que celle d'un satirique de cette espèce. Il est
beau de pouvoir atteindre ainsi les crimes qui sont audessus
ou en dehors des lois. La satire devient une
sorte de magistrature dans l'Etat , d'autant plus respectable
que sa puissance est fondée sur l'alliance de deux
choses les plus belles qui soient parmi les hommes , la
vertu et le génie .
La satire , dans Horace , est loin d'avoir un but si
élevé. Elle joue avec les ridicules , elle badine avec les
vices , elle semble craindre d'en voir la difformitéet de
s'attrister elle-même en nous attristant. Mais elle est si
gaie , si vive , si piquante ; elle a sur-tout un si beau
langage , que le choix qu'on voudrait faire entre elleet
celle de Juvénal demeure indéterminé. Les deux princes
dela poésie satirique se sont partagé l'empire également. Horace écrit la satire privée , Juvénal la satire publique
; Horace l'emporte par la finesse de l'esprit, par
sa philosophie aimable et souriante, par la pureté du
goût , par la supériorité d'un style élégant et pur,
abondant avec choix , naturel avec noblesse , plein de
charme , de grâce et d'urbanité. Juvenal compense tous
ces avantages par la force, la véhémence , l'énergie,
l'élévationdes sentimens et des pensées, enfin le courage.
Qu'on me permette de compter cette qualitéau
rang de celles qui constituent lepoète. Je neprétends
pas dire , toutefois , qu'ilorace ait manqué de ce que
je loue dans Juvénal; je ne suis pas de ceux qui en
exaltant son génie, rabaissent son caractère , et ne
voyent en lui qu'un philosophe d'une morale relâchée,
qu'un citoyen sans dignité , qu'un courtisan de Mécène
DÉCEMBRE 18171 583
et d'Auguste. Il a loué Auguste , mais Auguste vainqueur
et pacificateur de Rome et du monde ; il n'a fait
que répéter , sur sa lyre , les acclamations de la terre ;
il a loué Auguste , mais il a loué aussi Brutus et Caton ,
et c'était alors du courage; il jette souvent des regards
d'envie vers les beaux temps de la république ; il aime
la liberté , il déteste les fureurs civiles ; il se garde
d'insulter aux vaincus ; il a une lyre pour les triomphes
des Romains sur les étrangers , mais non pour les
triomphes des Romains contre eux-mêmes ; et bien
qu'ami de César , il ne parle qu'avec pudeur de la défaite
d'Antoine. En cela , comme en tant d'autres
choses , il peut servir encore de modèle , et je n'ai
point prétendu sacrifier le caractère d'Horace à celui
de son rival. Seulement son naturel le portait vers une
vertu beaucoup moins rigide; on doit dire aussi qu'il
écrivait dans un meilleur siècle , il n'avait pas les
mèmes sujets d'indignation , il n'était pas témoin des
mêmes infamies ; il n'avait pas , comme Juvénal , vécu
sous douze empereurs , parmi lesquels il faut compter
Néron et Domitien .
Je reviens à M. Méchin . Je dois d'abord le louer de
n'avoir point été effrayé des difficultés de tout genre
que lui présentait son modèle. S'il ne les a pas
toutes surmontées , il est juste de lui savoir gré
d'un grand nombre d'efforts heureux. Sa version ,
généralement fidèle , tient le milieu entre une trop
grande licence et une trop scrupuleuse exactitude.
Il sait conserver , parmi les entraves du traducteur ,
une allure libre et facile ; il voile habilement ce que
l'original a d'obscène sans en trop affaiblir l'énergie ; il
a de la chaleur et du mouvement ; il saisit parfaitement
la physionomie de son auteur. Ce qui lui manque tient
moins au talent qu'au métier. Ceci s'applique surtout
584
MERCURE DE FRANCE .
aux premières satires qui décèlent un peu l'homme da
monde ; les dernières annoncent davantage un écrivain
exercé . M. Méchin prend des forces à mesure qu'il
avance dans sa route , et fait voir ainsi qu'il lui sera
facile , avec quelque travail , de répondre victorieusement
aux critiques que je vais faire . On voudrait trouver
dans son style plus de fini et de concision. Ses
rimes ne sont pas toujours assez riches ; les vers enjambent
quelquefois les uns sur les autres d'une manière
vicieuse. Un censeur sévère pourrait reprendre encore
des mots et des locutions qui n'appartiennent qu'à la
prose ; enfin il aurait à signaler quelques fautes qui
seraient graves , si elles ne devaient être attribuées à
l'inadvertance . Ces fautes , très-faciles à corriger , disparaissent
au surplus au milieu de bon nombre de
morceaux remarquables. Je vais citer; c'est le moyen
de mettre le lecteur à portée de juger par lui-même
de cette traduction nouvelle. M. Méchin et le public
ne peuvent qu'y gagner . Le morceau le plus connu de Juvénal est celui où il.. peint les excès de Messaline; c'est celui que tout leoteur
curieux ira d'abord chercher , et les vers de Thomas
qu'il a présens à sa mémoire , ont droit sans doute de łe rendre exigeant. Il est donc intéressant de voir comment
M. Méchin a reproduit ce tableau célèbre où le satirique nous montre la femme de Claude , quittant le
lit de son époux qui s'endort , et allant se livrer aux muletiers de Rome dans un lieu deprostitution. Je
transcris seulement la fin de ce morceau.
Elle accueille , elle excite , exige son salaire ,
Et fournit , indomptée , une longue carrière.
Ses compagnes enfin quittent ces lieux d'horreur .
Lentement , à regret , la dernière , et le coeur
Tout plein encor des feux qui consument sa vie,
DÉCEMBRE 1817. 585
Elle sort fatiguée etnonpasassouvie ;
Et jusqu'en son palais brillant d'azur et d'or ,
Sur la pourpre où César sommeille seul encor ,
Hideuse , l'oeil éteint , le front pâle et livide ,
De ces dômes obscurs , de leur lampe fétide ,
Et des affreux plaisirs qu'épuisa son ardeur ,
Elle porte avec elle et la trace et l'odeur.
Ces vers ont des taches que je pourrais faire ressortir
par quelques -uns de ces soulignemens à la mode , avec
lesquels il est si facile de détruire tout l'effet d'un morceau
; j'aime mieux faire remarquer qu'ils traduisent
Juvénal avec plus de fidélité que ceux de Thomas , et
que si le texte n'y est pas rendu dans toute sa concision ,
chaque image est du moins reproduite avec sa couleur
et son énergie originales .
Je pourrais prendre des citations d'un mérite égal
ou supérieur dans cette satire si vivante où le poète
fait passer devant nos yeux la cour de Domitien , et
peint tous ces sénateurs qui se rendent au conseil , pâles
et épouvantés de la faveur même du tyran , grave
assemblée qui doit décider de la manière dont il faut
faire cuire un turbot. La dixième satire , la plus belle
de toutes , m'offre des morceaux parfaitement rendus :
la chute de Séjan , les inconvéniens de la vieillesse , et
surtout les disgrâces d'Annibal ; je copie ce passage ,
où le lecteur reconnaîtra toute la dignité de style que
commandait ce noble sujet.
Au tombeau d'Annibal , allons , je veux descendre ,
Et , la balance en main , interroger sa çendre .
Que pèse-t-elle? O dieux ! voilà ce conquérant ,
Que ne put contenir l'espace qui s'étend
Des rivages du Nil jusqu'à l'Océan maure :
A l'Afrique soumise il faut qu'il joigne encore
Et d'autres éléphans et d'autres régions ;
Des monts Pyrénéens , avec ses légions ,
Il fond sur l'Ibérie , et l'ajoute à Carthage. ,
586 MERCURE DE FRANCE.
Vainement la nature oppose à son courage
Les Alpes , leurs glaciers , leurs éternels hivers :
Il ordonne , et soudain les rocs sont entr'ouverts !
Maitre de l'Italie , il veut d'autres conquêtes.
Non, rien n'est fait , dit-il ; d'autres palmes sont prétes ;
Marchons à Rome : il faut au seinde ses remparts,
Soldats carthaginois , planter nos étendards.
Le seul oeil qui lui reste étincelle d'audace ;
Sur son fier éléphant il s'avance , il menace...
Tout-à-coup , quel revers ! ô gloire ! il est vaincu...
Il veut cacher sa honte; il fuit... ; et , confondu ,
Va, trop fameux client , dans le fond de l'Asie
Attendre le réveil d'un roi de Bythinie.
Malgré l'austérité qui domine dans ses écrits, on
peut remarquer que Juvénal connaissait l'art de varier
les tons , et qu'il mettait même de l'enjouement dans la
critique d'un simple ridicule; les vers suivans , fidèlement
traduits de la satire des Femmes , en offriront
une preuve.
Une autre , en maint travers par la mode entraînée,
De ses frivolités fatigue son époux.
Toscane, de la Grèce elle affecte les goûts ;
Elle abjure Sulmone , Athène est sa patrie :
Comment , sans être Grecque , oser être jolie?
Onne parle que gree ; un superbe dédain
Relègue dans les champs l'idiome romain.
Alégresse , frayeur , soucis , transports , colère ,
Secrets épanchemens , tendres propos , mystère ,
Tout s'exprime , se dit , se peint , s'exhale en grec;
C'est en grec qu'on se pâme. Un gosier rauque et sec ,
A quatre-vingt- six ans , d'une voix qui chevrote ,
Veut-il tirer des sons ; c'est en grec qu'il radote.
La satire sur la noblesse a heureusement inspiré le
traducteur. On aime d'ailleurs à y trouver des vers tels
que ceux-ci :
Qu'on tremble si jamais , par une injure grave ,
On pousse au désespoir un peuple pauvre et brave.
On lui ravit son or , mais non ses boucliers ,
DÉCEMBRE 1817 . 587
Ses casques , ses carquois ,ses glaives meurtriers ;
Et s'il a tout perdu , le fer au moins lui reste.
Voici un autre morceau de quelque étendue , qui
contribuera à faire juger du mérite de cette traduction
de Juvénal. Je prends mon exemple dans la treizième
satire , intitulée le Dépőt. C'est ce passage admirable
où le poète peint les tourmens dont la conscience déchire
le coeur du coupable. La pythonisse interrogée
répond d'abord aux questions d'un Spartiate :
a Oui ,par un faux serment, couvrir sa perfidie ,
<< Hésiter un instant à remettre un dépôt ,
« C'est un crime odieux , la peine suit bientôt. »
A certain Spartiate , à l'âme intéressée ,
Qui , sondant d'Apollon la secrète pensée ,
Essayait de suprendre un favorable aveu ,
La pythonisse ainsi fit répondre le Dieu.
Il restitua donc , restant , à sa promesse ,
Fidèle par terreur , non par délicatesse.
Tout- à-coup son trépas , celui de ses enfans ,
De ses tristes amis, de ses nombreux parens ,
Prouve , en justifiant la prètresse sacrée ,
La présence du Dieu qui l'avait inspiréc.
D'un coupable dessein , châtiment solennel !
Qui médite le crime est déjà criminel.
Qu'il le consomme! alors le remords redoutable
Le poursuit en tons lieux , dans son lit , à sa table ;
Son gosier desséché se ferme aux alimens
Qui , lentement broyés , s'entassent sous ses dents ;
Lemalheureux veut boire et sa bouche rejète
Les vins les plus exquis que dans Albe il achète.
Donnez- lui du nectar , on dirait , à ses traits ,
Qu'un Falerne acre et dur déchire son palais.
Le sommeil calme enfin sa fièvre dévoraute ;
La nuit un seul instant sur sacouche brûlante ,
Ses membres harassés retombent engourdis :
Un songe affreux soudain retrace à ses esprits
Et l'autél et les dieux qu'ont outragés ses crimes ,
Et, pour comble d'effroi , lui montre ses victimes :
Comme un géant , le spectre approche , et la terreur
Arrache enfin l'aveu qu'il cachait en son coeur.
588 MERCURE DE FRANCE .
Le vent trouble-t-il l'air ? il s'émeut , il s'étonne ;
L'éclair brille ? il pålit ; tonne-t-il ? il frissonne , etc.
Ces vers rendent fidèlement et poétiquement les vers
de Juvénal . Quelques - uns pourraient peut-être reproduire
le texte avec plus de force.
Et sa bouche rejète
Les vins les plus exquis que dans Albe il achète
On ne trouve pas là tout-à-fait
Albani veteris pretiosa senectus .
La nuit un seul instant sur sa couche brûlante ,
Ses membres harassés retombent engourdis.
Ces deux vers sont loin d'égaler le vers latin auquel ils
correspondent :
Et tolo versata toro jam membra quiescunt.
J'aurais voulu voir , reproduite par le traducteur , cette
agitation d'un homme tourmenté d'insomnie , qui ne
trouve point dans tout son lit une place bonne pour
le repos , et que sa seule lassitude finit par apaiser et
errdormir . Quoi qu'il en soit , ce morceau me semble
suffire pour donner une idée très-favorable de tout le
travail de M. le baron Méchin .
La traduction de Juvénal nous manquait . Nous avons
Virgile tout entier , grâce à Delille et à M. Tissot. Ovide
a été très-bien traduit par Saint-Ange ; et Tibulle ,
par M. Mollevault. Horace enfin a été naturalisé chez
nous par M. le comte Daru. Juvénał sans doute exige
encore un travail de son nouvel interprète pour jouir en
France du droit de naturalisation; mais le talent dont
M. Méchin a fait preuve permet de croire qu'une révision
sévère pourra donner à son ouvrage le degré de
perfectionqui lui manque , et lui assurer la place jusqu'à
présent inoccupée dans notre littérature classique.
A.
DÉCEMBRE 1817 . 589
L'ERMITE EN PROVINCE .
LA DINÉE .
Hæc est conditio vivendi .
HOR. Sat.
(Telles sont les conditions de la vie .)
On ne sait pas tout ce qu'on peut dire et entendre ,
en deux heures , de choses amusantes , absurdes , ingénieuses
, ridicules , sages et bouffonnes , quand on
n'a pas dîné à une table d'hôte de vingt personnes ,
parmi lesquelles se trouvaient dix-huit Gascons : c'est
ce qui m'est arrivé à Grizolles. Mes compagnons de
voiturin , dont j'ai parlé dans mon précédent discours ,
n'étaient pas , à beaucoup près , d'une originalité aussi
piquante que plusieurs des personnages avec lesquels
le hasard me mit pour quelques momens en rapport
dans une petite ville du Languedoc , qui n'a d'autre
renommée que celle des excellens ciseaux qui s'y fabriquent.
Dans le nombre des originaux , fortuitement
rassemblés à la même table , un monsieur que j'appellerai
Dartiguette , s'empara d'abord de mon attention
en annonçant publiquement le motif et le but de son
voyage.
« Je suis las , disait- il , d'être dupe de certaines gens
en les prenant de confiance pour ce qu'ils se donnent :
j'ai voulu avoir le coeur net de quelques réputations à la
mode, et pour cela je remonte å leur source. Me suis-je
bien convaincu que tel homme , par son esprit , par ses
talens, ou seulement par sa position, doive influer en bien
590 MERCURE DE FRANCE .
ou en mal , directement ou indirectement sur les destinées
de la France ? Je vais prendre mes informations sur
son compte, non pas aux lieux qu'il habite, mais aux lieux
qu'il a habités ; non pas auprès de ses collègues actuels ,
mais auprès de ses confrères ou même de ses compagnons
d'autrefois : c'est dans les petites communes qu'on apprend
à connaître les grands personnages , et je pourrais
indiquer tel registre de mairie qui jeterait un grand
jour sur les délibérations du conseil d'état. Vous ne
sauriez croire combien de renseignemens précieux j'ai
déjà trouvés à Cadillac, à Villefranche, à Bazas, etc., etc. »
Commeje ne veux point enlever à ce défaiseur de réputations,
le mérite et le profit de ses découvertes, je n'extrairai
rien du singulier recueil de pièces officielles qu'il
pousacommuniqué, et qui ne m'ad'ailleurs rien appris:
je savais depuis long-temps que la peur n'a pas demesure,
et que l'ambition n'a pas de mémoire.
Un voyageur , moins dangereux et plus amusant ,
était un M. de Pérouzet, qui , depuis quinze ans , court
après sa femme qu'onlui a enlevée dans un bal àParis ,
où il l'avait amenée trois mois après son mariage. Il a
obtenu un jugement solennel contre le ravisseur ; mais
il est d'autant plus embarrasséde le faire mettre à exécution
, que chaque fois qu'il atteint son infidèle , la
présence d'un nouveau complice l'oblige à un nouveau
procès. « Je n'en aurai pas le démenti , continua-t- il ;
car, dans la dernière sentence que j'ai obtenue , on a
laissé en blanc le nom du séducteur; celui que j'atteindrai
paiera pour tous.-Vous en serez pour les
frais , lui répondit M. Dartiguette avec une gravité
très-comique ; votre femme est désormais sous la garantiedes
biens nationaux.
Il entrait plus que de la curiosité dans le désir que
j'avais de savoir à quoi m'en tenir sur le compte d'un
DÉCEMBRE 1817. 591
jeune homme et d'une jeune personne placés à l'une
des extrémités de la table comme un de ces beaux vases
de fleurs qui embellissent et parfument aux jours de
fête la salle du festin.
Mon voisin me mit au fait : « Vous voyez , me dit- il ,
un troubadour etsa mie, unvivant épisode de roman de
chevalerie, mis en action au dix-neuvième siècle.Ce jeune
homme que la naturea créé poète au seinde ses montagnes,
en est descendu une lyreà la main; cette lyre était
celle deTyrthée ;ellerespirait les combats, il céda à son
inspiration , et courut , presque au sortir de l'enfance ,
chercher de glorieux périls au milieu desquels la fortune,
cette fois , trahit nos armes et trompa la victoire. Blessé
sous les murs de Dresde, le guerrier troubadour trouva
un asile etde tendres soins dans la maison d'une jeune
orpheline ; à force de pitié d'une part , et de reconnaissance
de l'autre , ils arrivèrent à s'aimer comme on
s'aime à vingt ans , avec un coeur brûlant et une tête
poétique. Comme il est plus facile en tout pays , et
principalement en Allemagne , de fuir avec son amant
que de l'épouser , la jeune fille ne jugeapas à propos de
consulter son tuteur sur le dessein qu'elle méditait , et
qu'elle exécuta par des moyens qui feraient honneur à
l'imagination d'Auguste Lafontaine. Réunis en France ,
après une séparation de quelque mois , ces deux jeunes
gens , qui se sont fait une existence à part dans la
société , n'ont pas encore songé à donner à leurs sermens
d'autre garantie que celle d'un amour qu'alimente
et ennoblit la passion des arts . Ce couple charmant , retiré
, pendant l'hiver , dans une maisonnette de la
vallée d'H ..... , en sort au printemps pour parcourir
les lieux les plus favorables aux grandes inspirations de
la peinture et de la poésie qu'ils cultivent avec un égal
succès. Dans ce moment , le poète et sa jolie compagne
502
MERCURE DE FRANCE.
achèvent un voyage vraiment sentimental qui avait
pour but de visiter le berceau des héros français morts
pour leur pays, et à la mémoire desquels ils élèventun
monument également honorable pour ceux qui l'ont mérité
et pour ceux qui l'exécutent . »
Je profitai de ces renseignemens pour faire tomber
la conversation sur l'état de la poésie en France, sur
le grand caractère que pouvait lui imprimer la cause
patriotique , dont quelques jeunes gens paraissent déjà
ressentir l'influence. Cet éloge indirect reçut aussitôt
une application personnelle ; et quelques personnes de
la connaissance du barde occitanien le prièrent de nous
réciter quelques strophes de son ode à la mémoire des
braves . Il céda à nos instances et choisit les vers qu'il
venait de composer sur les bords du Lot, au lieu même
où naquit le célèbre maréchal Bessières . On me saura
gré sans doute de les consigner ici. Rien de ce qui
honore la France et les Français n'est étranger à mon
voyage.
C'est peu: rival d'Homère aux sources d'Hypocréne ,
Comme lui des héros consacrant les destins ,
Je peindrai dans mes vers , sur la sanglante arène ,
Ou Bessière , ou Turenne ,
D'un pareil foudre atteints .
Où courez-vous ? Quel deuil vous environne?
Pourquoi ces longs regards de pleurs appesantis ?
N'êtes-vous point la nymphe de l'Ottis ,
Qui s'unissant au deuil de la Garonne ,
Va raconter sa perte au palais de Thétis ?
- « O ma mère , il n'est plus le vaillant capitaine ,
« La palme de mes bords , et la fleur des guerriers ,
« Lui dont le bras terrible , orgueil de l'Aquitaine ,
«Du Nil au Borysthène
<< Cueillit tant de lauriers .
« Le cruel Mars , trop jaloux de sa gloire ,
DÉCEMBRE 1817 .
STIMBRE
«Trop blessé de l'éclat dont brillait sa valeur
« D'un trait soudain l'arrache à ma douleur
<<<Et maintenant pleuré de la victoire ,
« Il dort , et le clairon n'éveille plus son coeur.
ROYAL
595
5
C.
SEINE
-< 11 n'est plus , mais sa gloire à jamais est vivante ,
Mais son nom , du trépas n'a point subi les lois ,
<<Mais son ombre , aux combats porte encor l'épouvante ,
<< Et la harpe savante
<<<Redira ses exploits .
<<En vain , parés de triomphes funèbres ,
« Les siècles envieux voudraient au noir Léthé
<< Plonger un nom par la lyre adopté.
«Du temps vaincu repoussant les ténèbres ,
« Il vit , riche d'encens et d'immortalité. »
Elle dit : tout-à-coup , quittant la rive heureuse ,
Où Béthune a rejoint les mânes de Henri ,
Attentive à mes chants , de mon luth amoureuse ,
Une ombre valeureuse
Dans les airs m'a souri.
Ce n'était plus cette image sanglante ,
Ce front décoloré , ce corps pâle etmourant,
Triste jouet du foudre dévorant ;
C'était l'éclat , l'image étincelante
De l'ardent météore au sein des nuits errant .
Telle , au ciel nébuleux de la Calédonie ,
Non loin des vastes flots du bruyant Ocean' ,
Des månes de Morven la troupe réunie ,
Avide d'harmonie ,
Ecoutait Ossian.
Quoiqu'affranchis des liens de la terre';"
Du récit des combats nourrissant leur loisir ,
Ils s'enflammaient d'un belliqueux désir ,
Et dans leurs mains le large cimetère ,
A la voix d'Ossian frémissait de plaisir.
Ces vers furent accueillis avec des témoignages de
satisfaction plus ou moins vifs de la part des auditeurs
, à l'exception pourtant d'un homme à cheveux
38
594 MERCURE DE FRANCE .
blancs , dont les continuels hochemens de tête trahissaient
le mécontentement : je l'amenai à rompre le silence
qu'il s'imposait visiblement par politesse. —
« Que voulez-vous , dit- il , je n'aime pas les héros , et
l'aversion que j'ai pour ces illustres dévastateurs , me
rend insensible aux éloges poétiques qu'on leur prodigue
; en un mot je n'entends rien à cette vertu féroce
que l'on appelle la gloire. >>>
Je me contentai de lui répondre par ces vers de la
Tactique :
Eh quoi ! vous vous plaignez qu'on cherche à vous défendre!
Seriez -vous bien content qu'un Goth vint mettre en cendre
Vos arbres , vos moissons , vos granges , vos châteaux ?
Il vous faut de bons chiens pour garder vos troupeaux.
- « Je sais , interrompit le vieillard , la distinction
qu'il est juste de faire entre le guerrier qui défend son
pays et celui qui ravage le pays des autres; mais jusqu'ici
je n'ai trouvé de ces héros là que dans l'histoire
fabuleuse des Troglodites , et s'il faut dire toute ma
pensée , j'admire , j'honore , je révère cent fois plus
un Voltaire , un Elie de Baumont , un Dupaty, réhabilitant
la mémoire de Calas , renversant l'échafaud de
Sirven , arrachant au supplice de la roue les condamnés
de Chaumont , que nos Turenne qui embrasent le
Palatinat , que nos Condé qui font la guerré dans les
rangs espagnols , que nos Bessières qui font des 18 brumaire
au profit d'un seul homme. Telle n'est pas , je
le sais , la disposition générale de l'esprit humain ; c'est
du bruit , de l'éclat qu'il faut , et dès long-temps j'ai
remarqué que l'héroïsme de la vertu était le seul qui
ne produisît jamais d'enthousiasme.
« Je me suis souvent arrêté à considérer quels étaient
les événemens sur lesquels se fixait exclusivement la
1
1
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1
(
1
DÉCEMBRE 1817 . 595
buriosité publique , et j'ai toujours vu , à la honte de
mes compatriotes , qu'entre deux objets , dont l'un présentait
la nature humaine dans ce qu'elle a de plus noble
et de plus touchant , et l'autre dans ce qu'elle a de plus
odieux , tous les regards se dirigeaient à la fois sur ce
dernier.
<< En voulez-vous un exemple récent ? Deux procès
épouvantables se plaident en ce moment aux deux extrémités
de la France : dans l'un , il ne s'agit plus que
de savoir si quelque coupable n'a pas échappé à la justice;
si le crime le plus lâche , le plus atroce n'a pas eu
plus de complices que la loi n'en a encore atteints ;
dans l'autre , si le glaive de la loi n'est pas suspendu
sur la tête d'un innocent déjà condamné. Sans rien préjuger
sur de pareilles questions , il est permis de dire
que l'obscurité qui voile encore la première ne peut
cacher que de nouvelles horreurs , et que le jour près
de se répandre sur la seconde peut éclairer le triomphe
de l'innocence. Comment se fait - il donc que le crime
irréparable qui a coûté la vie au malheureux Fualdès ,
mette en mouvement la France entière , et que la condamnation
qui menace les jours de l'infortuné Wilfrid
Regnault , ne puisse distraire un moment l'attention
publique qui se porte toute entière sur la
cour d'Alby ? Comment se fait - il que les colonnes
de vingt journaux soient remplies , depuis six mois ,
des horribles détails de l'assassinat de Rodez , des
réclamations des accusés , des lettres , des dépositions
d'un témoin mystérieux ; et que l'excellent , le courageux
mémoire de M. Odilon-Barrot , avocat au conseil
du roi , pour Wilfrid Regnault et sa malheureuse famille
, n'ait encore obtenu , dans aucune feuille publique
, la faveur d'une simple mention ? C'est que
vous êtes tous des enfans cruels , sur qui la terreur agit
38.
596
MERCURE DE FRANCE.
plus fortement que la pitié; c'est que des aventures
romanesques , des situations théâtrales vous intéressent
plus que le désespoir d'un père et d'une mère octogégénaires
, dont les derniers regards voient s'élever l'écha
faud où va périr un fils qu'ils croient innocent; c'est
que celui qui consacre ses talens et ses veilles à la défense
d'un citoyen obscur que l'erreur poursuit , que
l'intrigue environne , que la calomnie accable , ne parle
qu'à ce très-petit nombre d'hommes justes, éclairés et
véritablement sensibles , qui pensent avec un philosophe
grec (1 ) , que la société doit une statue au véritable
héros de l'humanité , au vertueux avocat qui parvient
à confondre le faux témoin et àsauver l'innocent.>>>
Le discours de ce vieillard fit d'autant plus d'impression
sur son auditoire qu'il parlait avec toute l'autorité
que donnent un grand âge , une figure respectable
, une raison supérieure et une émotion profonde.
Je ne me permettrai cependant pas de le suivre dans le
touchant commentaire qu'il nous fit du mémoire de
M. Odilon - Barrot; je craindrais de communiquer à
d'autres , avec le sentiment d'une indignation stérile, la
douloureuse anxiété qu'a laissée au fond demon coeur
l'examen d'une affaire qu'il compare énergiquement à
« l'enfer du Dante , où le spectacle devient d'autant
<<plus révoltant , la scène d'autant plus hideuse, qu'on
« s'y enfonce davantage.>>>
Je regrettai que les deux voiturins , qui s'étaientrencontrés
à Grizolles , ne fissent pas route ensemble.
Nous nous séparâmes sans que j'aie pu savoir quel était
ce vieillard vénérable que j'avais éconté avec tant de
plaisir. .....
Je suis arrivé à Toulouse par une belle route bordée
(1) Callisthènes.
DÉCEMBRE 1817 . 597
d'arbres . L'étendue de cette ville , le nombre de ses
basiliques et de ses clochers , la couleur de ses maisons ,
presque toutes en brique , et principalement sa belle
situation sur la Garonne, offrent un ensemble curieux
et imposant.
J'ai d'abord remarqué un pont , ouvrage de Mansard
, et des quais magnifiques dont cette ville est redevable
à la munificence de son ancien archevêque , ce
cardinal de Loménie dont la fortune fut si rapide et la
fin si déplorable.
L'Hôtel-de-Ville a de l'élégance , même de la grandeur
, sans toutefois justifier le titre fastueux de capitole
que lui conservent les Toulousains , et d'où ses
magistrats ont pris celui de capitouls , aux dépens duquel
Piron s'est permis de rire dans sa Métromanie.
Je commencerai demain mon cours d'observations
dans cette ville célèbre à toutes les époques par de
grandes vertus , de grandes erreurs et de grands crimes .
L'ERMITE DE LA GUYANE.
www.www.m
VARIÉTÉS.
Sur un point de la jurisprudence de la cour d'assisesde
Paris.
Si j'examine le caractère des juges depuis la révo
lution, je trouve qu'avec la même gravité de moeurs
qu'autrefois et avec des lumières au moins égales , ils ont
beaucoup perdu de cette défense de leurs prérogatives '
dont l'excès a pu quelquefois être un inconvénient, mais
qui , renfermée dans de justes bornes , offre un gage
précieux de la séparation des pouvoirs , de l'indépendance
du magistrat , surtout de la protection des ci598
MERCURE DE FRANCE .
toyens , et dans laquelle il faut chercher le principe
de la haute considération qui entourait la vieille robe.
Je vais en citer un seul exemple puisé dans une cour
dont les erreurs seraient d'autant plus graves que le
monarque , en l'instituant , a désiré de l'offrir en modèle
à toutes les cours de son royaume.
Dans le dernier procès politique dont les assises de
Paris se sont occupées , deux personnes qui avaient
échappé à leur peine , l'une par l'amnistie , l'autre par
la grâce , ont été entendues en témoignage sur la foi
du serment. L'audition de l'une de ces personnes a
même été le résultat d'un jugement interlocutoire, rendu
après d'assez viſs débats , suscités par l'opposition des
défenseurs ; ainsi , le point dont il s'agit a été pleinement
controversé. Lorsque j'ai témoigné quelque surprise
de ce jugement , il m'a été répondu par un homme
de loi que telle était la jurisprudence de la cour , fondée
sur l'article 57 de la charte , qui dit que toute justice
émane du roi; ici commence la véritable importance
de la chose , et il devient d'un haut intérêt d'examiner
sur quels principes s'appuie cette jurisprudence.
Toute justice émane du roi . D'abord cet axiome a
besoin d'explication. Avant la réunion des grands fiefs
à la couronne , les rois de France ne rendaient la justice
que dans leur domaine particulier,et comme
seigneurs de ce domaine. C'est depuis l'accession des
grands fiefs seulement que toutes les seigneuries ont
transporté leur droit de justice dans celle du duché de
France que possédait Hugues Capet ; mais soit alors ,
soit précédemment , les rois n'ont jamais jugé aucune
cause sans le concours de douze barons représentant
nos jurés ; car le régime du jury était celui de nos pères ,
comme je me propose de le faire voir d'après d'excellentes
autorités , en traitant spécialement de cet objet.
Si l'histoire nous represente saint Louis rendant seul la
justice sous le chène de Vincennes , il ne faut pas que
nous nous laissions abuser par une erreur de mots : le
bon monarque , ainsi qu'on peut s'en convaincre par
le récit de Joinville , réglait alors seulement les petits
intérêts de sa domesticité. Cette magistrature était celle
que tout père de famille est appelé à exercer dans sa
maison.
DÉCEMBRE 1817 . 599
Mais de quelque manière qu'on veuille entendre l'article
de la charte portant que toute justice émane du
roi , cet article incontestablement ne lui en confère pas
l'exercice , puisqu'il est dit qu'elle s'administre en son
nom par des juges qu'il nomme et qu'il institue. En
effet , les complications présentes de la société ne permettraient
pas au roi de rendre lui-même la justice àson
peuple : tels sontles changemens que le temps amène
et l'oracle même de la sagesse, Salomon , ordonnant le
partage de l'enfant réclamé par deux mères , ne répondrait
ni aux idées , ni aux sentimens des hommes d'aujourd'hui
.
,
Il suit de là que la grâce , l'amnistie maintiennent
véritable le fait de la condamnation. Pour qu'il en fût
autrement , il faudrait que le prince s'engageât dans
une révision personnelle du procès , et alors il n'y aurait
plus remise de la peine , il y aurait déclaration de
l'innocence ; l'acte du souverain ne serait plus grâce ,
mais justice.
Or , si la grâce maintient véritable le fait de la condamnation
, elle laisse évidemment subsister contre le condamné
toutes les incapacités civiles , au nombre desquelles
se trouve celle d'être entendu en témoignage avec la garantie
du serment ; incapacités qui , d'après l'article 633
du Code d'instruction criminelle , ne peuvent cesser que
par la réhabilitation , réservée aux seuls tribunaux .
Il est donc clair que la cour d'assises de Paris , en
confondaanntt deux fois, dans une même affaire lagrâce
avec la réhabilitation , et la source de la justice avec
son canal , a consacré , par sa jurisprudence , l'empiétement
du pouvoir royal sur le pouvoir judiciaire , et
ce n'est pas , assurément , ce qu'auraient fait les magistrats
d'autrefois .
D
Cependant , autrefois la confusion du pouvoir avait
moins d'inconvéniens qu'aujourd'hui. La règle , la balance
sont l'emblème du régime constitutionnel. Tout
ce qui tend à les déranger compromet l'ordre et le salut
public. Poser l'équilibre et le détruire , ce serait imiter
Pénélope , défaisant la nuit le travail du jour, jusqu'au
moment où , surprise par des regards vigilans , elle
acheva enfin son ouvrage , bien à contre-coeur , dit le
poète , et en cédant à la nécessité.
E. AIGNAN.
600 MERCURE DE FRANCE.
MERCURIALE .
« Ce jour où le filleul aime tant sa maraine » approche,
et l'on est loin de se douter que tant d'intérêts égoïstes ,
tant d'opinions adversaires vont s'étouffer dans une
immense embrassade ; le jour de l'an est un armistice
pour les guerres domestiques et les haines politiques;
c'est le jour de prédilection des enfans et des grands
seigneurs ; les uns attendent des joujous, les autres,
des hommages ; ces derniers ne doivent pas oublier
que le mois de janvier reconnaît , pour son patron ,
Janus , à qui la fable a donné deux visages. Dans les
rues , quelle vaste population remuée par l'étiquette!
que d'empressement à s'éviter ! Tous les portiers sont
assiégés ; on ne s'informe mème pas si le maître de la
maison est chez lui , on le croit assez honnête pour ne
pas vous recevoir ; quelquefois on est assez malheureux
pour rencontrer en route les gens dont on allait visiter
le concierge ; plus loin
« La paix , en embuscade audétour diun chemin,
ForceHoffmann et de Pradi à se tendre la main,
L'ordre des choses est interverti : l'avarice fouille à sa
poche; le poète pardonne un succès à son ami ; une
femme qui sait vivre se réconcilie avec son mari , sans
se brouiller avec son amant , dont les droits ne se
formalisent pas d'un caprice conjugal ; et tous se prétent
avée d'autant plus de grâce à ces petites concessions ,
qu'elles ne doivent durer qu'un jour.
N'oublions pas , dans cette solennité annuelle , parmi
les plus doux conciliateurs de la société , M. Lemoine,
successeur perfectionné de Berthélemot , et dont la
friande célébrité vole de bouche en bouche d'un bout
de la France à l'autre ; il ne sait pas lui- même toute
l'influence de ses bonbons ; quels utiles auxiliaires ils
sont a la paresse des entretiens ! On n'a plus besoin
pendant quelques jours de la pluie et du beau temps
DÉCEMBRE 1817. 601
voyez les hiéroglyphes d'un rébus occuper le grave savoir
des chefs de familie , tandis que non loin d'eux le
langage passionné de la devise secourt le noviciat d'un
amant timide , qui lance , sur les genoux de la fille de
lamaison , l'amour avec un diablotin ;
<<Mais la dragée est douce et sa suite est cruelle . »
On n'aura nul inconvénient à craindre en faisant
choix , pour ses offrandes , soit du Chansonnier des
Graces (1) , soit de l'Hommage aux Dames (2) , ou
des Papillons de M. Charles Malo (3) , tous recueils
aussi innocens de mauvais esprit que distingués par le
hon goût qui a présidé à leur composition et au luxe
de leurs ornemens. Si l'on nous consulte sur le choix
à faire entre ces trois ouvrages , nous répondrons qu'on
peut prendre indistinetement les graces , les dames ou
les papillons . Nous signalerons aussi les trois volumes
de Leures à Sophie sur la Chimie , la Physique , etc. ,
que M. Aimé Martin glisse , tous les ans , dans la littérature
à la faveur des étrennes . La perversité du goût
avait fait le triomphe des Lettres à Emilie de M. Demoustier
; c'est ce qui asans doute encouragé l'entreprise
de M. Aimé Martin : c'est un bizarre abus de
l'esprit que de vouloir faire un cours de galanterie dans
un cours de physique , et l'on parvient ordinairement ,
après de longs efforts , à n'avoir été ni aimable ni savant
; cependant cette chimie en madrigal a obtenu
une sortede suceès qu'il faut considérer comme un
égard accordé au talent estimé de l'auteur qui ne trouvera
peut-être pas inconvenant qu'on lui prédise l'oubli
dont l'affront menace déjà,les Trois Regnes de Delille.
Il serait à souhaiter que M. Aimé Martin , ainsi que la
plupart de nos jeunes poètes , s'efforçassent de s'élever
àl'imitation de l'admirable talent de ce grand maître ,
enos'écartant de l'exemple dangereux de ses compositions;
c'est un voeu qué nous émettons aux approches
(1) Un vol. in-18 , orné de gravures. Chez Louis, libraire ,
st chez tous les marchands de nouveautés.
(2) Un vol . in - 18. Chez Janet , libraire rue Saint-Jacques ,
no.69.
(3)Un vol. in-18 , orné de gravures. Chez le même libraire.
1
602 MERCURE DE FRANCE.
こん
du nouvel an , et qui , sans doute , restera stérile
comme tant d'autres. Puisse cependant celui que l'art
dramatique forme depuis si long-temps se réaliser en
1818 ! Nous voulons encore parler de l'urgente nécessité
de rétablir un second théâtre français , dont le gouvernement
serait confié à l'habile activité de M. Picard.
C'est une ressemblance de plus que cet auteur aurait
avec Molière qui faisait représenter la tragédie sur son
théâtre en rivalité avec ceux de la rue Guénégaud et de
l'hôtel de Bourgogne . Nous aurions ainsi deux grandes
scènes françaises comme deux chambres législatives.
L'Odéon , par proximité , serait la chambre des pairs de
l'art théâtral , à l'exception qu'on n'y jouerait plus en
comité secret ; il faut espérer aussi que l'équité de la
commission portera au pied du trône cet autre voeu
des héritiers de tous les auteurs , parmi lesquels se
mêlentles descendans de Corneille ; ce voeu qui sollicite
l'abolition de la prescription décennaire dont sont
frappés les honoraires du génie. Ce nouvel ordre de
choses serait en même temps favorable à la fortune des
auteurs vivans , puisque les comédiens n'auraient pas
alors plus d'intérêt à jouer Racine que M. Delrieu.
Voilà quelles sont les étrennes que nous votons pour les
auteurs , et nous finissons par souhaiter que MM. Raynouard
et Duval se chargent long-temps de celles au
public ; quant aux lecteurs de MM. Azaïs et Fiévée ,
nous leur souhaitons le bon soir,
- Si l'on veut passer une de ces soirées enchantées
que naguère encore il fallait aller chercher dans la mélodieuse
Italie , il faut obtenir la faveur d'une présentation
aux concertsde Mad. Gail; ils sont devenus le
rendez - vous de la plus brillante société de Paris. On
fait d'excellente musique chez l'auteur de celle des
Deux Jaloux et de mademoiselle Delaunay , car ony
entend souvent des morceaux inédits de sa composition
: il est à remarquer que la poésie , la peinture et
la philosophie ont compté plus d'une femme célèbre ,
et que madame Gail est la seule à qui la musique
puisse mériter ce nom .
- Le Stenographe parisien arrive de l'Aveyron avec
soncinquème numéro qui al'air d'un bulletin de vicDÉCEMBRE
1817 . 603
toire ( 1) ; il ne s'agit rien moins que d'y voir clair dans
la conduite romantique de madame Manson qui a
fourni au Stenographe la preuve de confiance la moins
équivoque en le chargeant de la publication très-prochaine
de ses Mémoires , écrits par elle-même , et dont
le dépôt sera fait chez l'un des notaires de Paris par
acte authentique ; ainsi le Stenographe a trouvé moyen
de ne pas laisser d'interruption à la curiosité publique
pendant l'entr'acte des assises de Rodez à celles
d'Alby.
Le cinquième numéro se recommande , en outre ,
par des détails qui plairont également à l'imagination
et à l'esprit observateur.
-Tandis que la justice est à la poursuite de nouveaux
coupables dans l'assassinat de Fualdès , M. Wilfrid
Regnault est à la poursuite de la justice , pour obtenir
la réhabilitation de son innocence : ainsi , nous avons
des procès pour tous les goûts .
SS .
CINQUIÈME LISTE DES SOUSCRIPTIONS
Reçues pour les naufragés du radeau de la Méduse ,
jusqu'à la date du 25 décembre inclusivement.
Les grenadiers du 3e bataillon de la 2º légion de la garde
nationale , composant le poste d'honneur de la chambre des
députés , du 18 au 19 décembre , commandés par le capitaine
Leclerc, ont eu l'heureuse idée de faire entre eux une collecte
pour venir au secours des naufragés ; le produit en a été de
100 f. qui ont été versés chez MM. Perregaux , Lafitte et comp.
Dons remis aux bureaux du Journal du Commerce et
du Mercure :
f.-
Madame Manson , de Rodez , 10 fr. -MM. de Latouche , 10 f.
Cinq habitans d'Aubusson , 25 Bourgeoeoiiss père,deRouen ,
10 f. Curmer , de Rouen , 20 f. Fontenay, 20 f:
Will. Dibon, 20 f. Lambert , avocat à Saint-Pol , 10 f. - Le
(1) Une feuille in-8°. Prix : 40 c. Chez Pillet , libraire , rue
Christine.
604 MERCURE DE FRANCE.
baronB. des Marchais , 20 f.-G. de Senac , accouch. -ocul. , 6 f.
-Sauvinet, ex-recev.-gén. du Finistère , 40 f.- Thierry , 10 f.
-Lachautièse, 30 f.-La famille B...y. , 12 f.-Pyronny, 10f.
-Pigneux et Bégé, 10 f.-P. D. T. , 5 f. - Une famille anglaise
, 20 f.- La réunion du cercle de la rue Vivienne , n. 8,
537 f. 20 c.- E. B. , 5 f. - Decour , employé au trésor, 5 f.-
Plancher , lib. , 5 f.- Un anonyme d'Alençon , 40 f. -Un anc.
élève du coll. Sainte-Barbe , des Côtes du Nord , 10 f.-Mad,
veuve Cheval , 10 f.- Un anonyme , 5 f.
Dons envoyés d'Elbeuf.
MM. Henri Quesné , manufact. , 20 f.-C. L. R. , manufac. ,
20 f.-L. F., 20 f.
Dons envoyés de Nanci.
MM. Joachim-Louis Blaise , notaire, 12 f. - Ferdinand et
Achille Blaise , 5 f.-Ch. Voisin , 3 f.-Ferdinand Favier, 3of.
-Gervais Voinier , 100 f. - Mademoiselle R. Favier , 50f.
Montant des quatre listes précéd. , .. 11,994 f. 75 c
Montant de la présente liste , .. 1,265 f. 20
........... 13,259f.95c.
TOTAL ( déposé chez MM. Perregaux-
Lafitte et compagnie ) ,
nw
POLITIQUE.
SL.
SESSION DES CHAMBRES .
Je poursuis l'analyse des opinions sur la loi de la
presse.
M. de Corbières se plaint que le projet de loi ne soit
qu'un réglement de procédure. La raison veut que l'on
définisse le délit , et qu'on détermine la peine avant de
s'occuper de poursuite etde répression; tout au contraire
duprojet qui s'occupe de poursuite et de répression avant
de rien définir. Ce projet nous renvoie à la loi du 9 no
DÉCEMBRE 1817 . 605
vembre , et au Code pénal; mais le Code pénal est évidemment
incomplet. Et quant à la loi du 9 novembre ,
une loi de circonstance peut-elle être la base d'une loi de
principes ? Sortons enfin de ces routes tracées par unGouvernement
« qui tenait d'avance un pilon préparé pour
« l'écrit , si l'on ne pouvait saisir que lui , et un cachot
<< préparé pour l'auteur, s'il était découvert. >>>
Du milieu de ces discussions , s'est élevée la question
du jury. Si la commission a rejeté l'application du jury
aux délits de la presse , elle ne l'a point fait par des motifs
pris dans l'institution même , ni par des motifs pris
dans le rapport de l'institution à ce genre de délits ; elle
a seulement pensé qu'une disposition qui changerait toute
la législation criminelle ne saurait être l'objet d'un
amendement , et qu'une introduction , en quelque sorte
furtive , convenait peu à une institution solennelle. Ici
'orateur s'attache à rectifier la théorie des amendemens .
Un amendement n'est jamais l'ouvrage de la minorité.
C'est la majorité qui le propose, la majorité qui n'a ,
pour exprimer son opposition, que l'amendement ou le
rejet. On nous dit que , pour être légitime , il faut qu'un
amendement soit proposé ou consenti par le Roi. Donc,
il peut être proposé par d'autres que leRoi.
L'orateur n'a point manqué l'occasion d'exhaler ses regrets
sur les anciens corps de magistrature. Il les représente
comme des tuteurs intègres du peuple , de courageux
défenseurs des Rois. C'est le beau côté de la médaille.
M. le ministre de l'intérieur monte à la tribune, pour
se faire une arme des paroles mêmes du magistrat qui
préside l'assemblée : proposer la loi , c'est régner. Il combat,
chemin faisant, ll''opinion de M. Royer-Colard , qui
avait défini le jury , le pays intervenant dans les actes judiciaires
, comme la chambre est le pays intervenant dans
les actes législatifs. D'après le ministre , à ce vieil adage ,
toutejustice vient du Roi , il faudrait substituer celui- ci ,
toutejustice vient du peuple , si ladéfinition de M.Royer-
Colará était bonne : conséquence , à mon avis , un peu
forcée ; car intervenir dans un acte , n'est pas présider à
eet acte, et il y a quelque différence entre partager une
chose, et la posséder sans partage. Pour mieux prouver
que l'on doit méditer longtemps certaines questions avant
606 MERCURE DE FRANCE .
de les débattre , le ministre cite la réforme parlementaire,
et l'émancipation des catholiques. Il ne dit point que ces
deux questions , la première surtout , sont depuis longtemps
résolues ; que ce n'est point le défaut de maturité
qui retarde la discussion , mais peut-être le défaut de liberté
, et qu'il ne faut pas confondre une dissidence d'intérêts
avec une dissidence d'opinions.
Tout ce que l'on remarque dans le discours de M. Sartelon
, c'est qu'il vote , faute de mieux , pour que la loi
soit temporaire , et dans le discours de M. Favard de
Langlade , c'est qu'il rejette l'établissement du jury.
M. de Bonald succède à ces deux orateurs ; beaucoup
d'esprit , profondeur apparente , regrets éternels du passé,
apothéose de la chambre de 1815 , voilà son discours. Il se
réduit à ressusciter ce qui était autrefois. D'abord la censure
libérale d'autrefois , les j'ai lu par ordre , passeports
nécessaires , puis les arrêts solennels rendus en robes
rouges. Et si l'on pouvait nous régaler quelquefois de ces
autodafés imposans , « lorsque les cours souveraines , sans
« distinguer les délits ou les crimes , condamnaient tout
ouvrage dangereux à être brûlé sur le seuil du temple
de la justice , par l'exécuteur de ses plus sévères juge-
<<< mens , >> rien ne manquerait aux améliorations.
(
«
Pour s'accommoder à notre faiblesse , l'orateur veut
bien toutefois nous concéder un jury. Mais encore quel
jury ? Un jury spécial , nous dit- il. Tout n'est-il pas spécial
en France , même le jury ordinaire, grâces aux récusations
exercées par le prévenu et la partie publique?
Puisqu'il en est ainsi , qu'importe que lejury soitspécial
de nom , il le sera toujours de fait. Non, répond l'orateur
, je veux qu'un écrivain soit jugé par ses pairs. Et
ses pairs , ce sont ceux qui écrivent , sans doute ? Point
du tout, ce sont ceux qui lisent. Par analogie , les pairs
des marchands et des ouvriers sont ceux qui consomment
les marchandises. Ce raisonnement n'est pas tout-à- fait
dans les règles du syllogisme , et Port-Royaly trouverait
quelque chose à reprendre ; mais il fallait amener le jury
ou l'équivalent du jury de M. de Villèle , c'est- à-dire ,
soumettre la presse à un petit nombre de families puissantes
. Du reste , l'orateur a grand soin de nous avertir
que le jury n'est pour lui qu'un pis-aller; il le tolère
plus qu'il ne l'adopte. D'autres orateurs transportaient le
DÉCEMBRE 1817 . 607
jugement des délits de la presse aux cours royales , parce
qu'ils étaient sûrs d'y trouver le jury. Lui ne réclame le
jury, que parce qu'il est inséparable des cours royales .
Quant à cette vive affection pour les cours royales , en
veut- on savoir la véritable cause ? Elles jugent en robes
rouges.
Comme rien n'est indifférent de ce qui part d'un
orateur , tel que M. de Bonald , je n'ai pas cru devoir
poursuivre mon exposé , sans relever quelques traits
dont il a semé par intervalles son homélie , et qui me
paraissentà moi des erreurs et même de graves erreurs .
1º . Le droit de publier ses opinions , n'est pas , selon
M. de Bonald, un droit naturel ; c'est un droit politique.
Mais qu'est- ce qu'un droit politique , si ce n'est un droit.
naturel garanti par la Société ? Il n'y a pas de droits
politiques sous le despotisme , parce que tous les droits
naturels sont méconnus . Les droits naturels , dans les
sociétés régulières , se changent en droits politiques .
parce qu'ils sont tous reconnus. La société ne peut
créer des droits; elle ne peut que les garantir.
2°. L'article 8 de la charte est ainsi concu : «Les
<<Français ont le droit de publier et de faire imprimer
<<leurs opinions en se conformant aux lois qui doivent
RÉPRIMER les abus de cette liberté. » Voici le raisonnement
de M. de Bonald : « L'article 8 ne dit pas un
mot des lois qui doivent prévenir les abus de la presse.
Or , tout ce qui n'est point défendu par la loi , est
permis par elle ; tout ce qui n'est pas anti - constitutionnel
est constitutionnel. Donc rien ne s'oppose à
ce que l'on établisse des lois préventives sur les abus de
la presse en même temps que des lois répressives. >>>
Ce raisonnement est parfait , si prévenir et réprimer
n'impliquent point, si une jurisprudence préventive n'est
pas l'opposé d'une jurisprudence répressive , si la première
n'exclut point lapublication préalable que l'autre
doit nécessairement admettre .
3º. M. de Bonald prétend que le censeur et le
juge auront autant d'esprit pour découvrir le délit que
l'écrivain en a eu pour l'envelopper. Mais comment
s'assurer que l'écrivain a eu la pensée d'envelopper un
délit? Il faudrait qu'il l'eût aperçu ; et M. de Bonald
nous apprend lui-même que « l'écrivain le mieux inten
608
MERCURE DE FRANCE .
« tionné qui traitera ces sortes de matières ( politiques)
« ne pourra jamais savoir s'il est digne de blâme ou de
<<louange. » Or , où est le délit sans l'intention ? Mais ,
puisque la société est à la discrétion des écrivains , il
efaut laisser les écrivains à la discrétion de ceux que la
« société a institués pour les défendre>> ; c'est-à-dire
qu'il faut laisser aux uns l'usage de la parole et l'interdire
aux autres ! Mais alors la société sera toute entière
à la discrétion de ceux qui auront le privilége de parler ,
elle , ses intérêts , ses opinions , ses moeurs et ses lois.
Tant qu'elle est à la discrétion de tous , elle n'est à la
discrétion de personne. Un écrivain n'a pas plus tôt élevé
une doctrine , qu'un autre écrivain se présente pour
la renverser. Les écrivains font leur propre police;
mais qui fera la police des juges ?
4°. << Un livre qui paraît , dit M. de Bonald , est un
« homme qui parle en public, qui professedevant le pu-
« blic ; et comme on ne peut professer ,MÊME AUJOURD'HUI
, sans un examen préalable de capacité , on
«transportait tout naturellement aux ouvrages cette nécessité
d'examen préalable ; et il me semble que si
« P'idée n'était pas très-libérale , elle était du moins assez
c raisonnable. » Je ne crois pas à la parité. Un profes-> seur représente la société; ce sont les doctrines de la
société qu'il enseigne. La société a donc le droit de
s'assurer qu'il n'en substituera pas d'autres. Un livre,
au contraire , ne représente que son auteur. Cesont les
doctrines de l'auteur qu'il publie et non d'autres. Le
professeur enseigne sans contradicteurs , et Fécrivain
peut avoir autant de contradicteurs qu'il y a d'écrivains,
de journalistes , de lecteurs.
.• 5º. La propriété des écrivains n'est que leur papier , et point du tout leur pensée ; c'est comme si l'ou disait
que la propriété du statuaive n'est que son bloc de
marbre . Il poursuit les vérités sont la propriété du
public. Sans doute , parce qu'elles leur ont été transmises
. Or , selon un vieil axiome : Nemo dat quod non
habet. Et l'erreur mème n'est pas une propriété.
Pour continuer la métaphore , il fallait dire que V'erreur
est une dette ; sur quoi j'observerais que bien degraves
auteurs sont menacés de mourir insolvables .
60. « Que les gouvernemens nese laissent pas effrayer
DÉCEMBRE 1817
TIMBRE6001OYAL
par ce fantôme
d'opinion
publique
dont
on veut
leur
<<faire
peur
. Elle
ressemble
à ces
bizarres
assemblages
* de
nuages
diversement
coloriés
, et
dans
lesquels
<<chacun
, suivant
la portée
de
ses
yeux
et la netteté
a de ses
vues
, aperçoit
des
objets
différens
. Je
l'ai
dit dans
une
autre
occasion
: nier
l'opinion
publique
c'est
ôter
à la nation
sa personnalité
, c'est
nier
la
nation
.
La tribune a plusieurs fois retenti de cette hérésie.
Elle étonne peu dans la bouche des agens du pouvoir.
Quel est le justiciable qui ne cherche à recuser ses
juges ? Mais que ceux qui représentent l'opinion , qui
siégent de par l'opinion et pour elle , la traitent de vain
fantôme , de ridicule chimère ! il me semble voir un
pontife renier son Dieu.
7°. L'orateur. attribue les délits de la presse à une
sorte d'aliénation mentale . C'est à l'aliénation mentale
qu'il compare « cet état de faculté intelligente qui
constitue l'esprit faux . » Et comme c'est pour prévenir
les aberrations de l'esprit faux , qu'il rétablit la censure
, il faut bien que , d'après lui , tous les délits de la
presse , ou du moins la plus grande partie de ces dé
lits soient dus àl'espritfaux. Mais je vous prie , quel
délit peut-il résulter d'un état d'aliénation ? Quelle matière
à jugement trouve-t- on dans une erreur ? Ce n'est
pas ,me direz-vous , la seule source des écrits dangereux.
Il en est une autre plus féconde dans les vices du coeur.
mais puisque les émanations ne different point , com.
ment distinguerez-vous les sources ? Et si votre définition
de l'esprit faux est exacte , où trouverez-vous des
juges ? L'esprit faux , selon M. de Bonald , « est celui
«qui est étendu en certains points , et borné sur d'au-
<<tres. >> Maintenant que l'on me fasse, connaître un
esprit qui ne soit pas borné en certains points , si toute
fois on excepte la Sorbonne , « ce tribunal spécial dont
« l'opinion de tous les hommes éclairés a sanctionné les
« arrets , » même celui qui proscrivait l'inoculation.
Il faut avouer que si M. de Bonald a la main pleine de
vérités , il n'a pas négligé le conseil de Fontenelle.
Cet orateur n'est pas plus tôt descendu de la tribune
qu'on réclame de toutes parts la clôture de la discussion,
comme s'il y avait répandu des lumières, nouc.
39
610 MERCURE DE FRANCE .
velles . M. de Chauvelin parvient avec peine à se faire
entendre contre la clôture. On a opposé , dit-il , une
fin de non-recevoir à l'amendement du jury, tandis que
la faculté des amendemens est spécialement consacrée
par la charte. Le ministre de l'intérieur se récrie sur
cette dédaigneuse expression de fin de non-recevoir ;
il désavoue , ou bien il interprète les paroles qu'on lui
attribue. Il veut avoir dit que l'amendement était contraire
à la prérogative royale , et non point que le Roi
ne recevrait aucun amendement.- M. Morisset , inscrit
d'abord pour le projet , ensuite contre , cède la
tribune à M. Mestadier qui annonce du nouveau. Conticuere
omnes , et M. Mestadier lit , d'une voix ferme ,
un discours , non pas interrompu , mais constamment
accompagné par des murmures. Cependant la nouveauté
, même trois nouveautés arrivent. La première ,
c'est « que les écrivains sont comme les guerriers qui
aiment le mouvement, le bruit et la gloire. >> Comparaison
qui ne peut qu'honorer les écrivains , mais qui
tourne au détriment de l'orateur , je veux dire de son
opinion. Car cet amour du mouvement et du bruit ,
dans les guerriers , n'exclut pas l'amour de l'ordre ,
puisque la discipline est l'âme d'une armée. La seconde
nouveauté , c'est que les cours royales doivent
prononcer sur les délits de la presse , et sans appel..
Voilà des cours prévôtales pour la pensée. Iln'a pas été
possible de juger la dernière nouveauté. C'est un long
projet de loi sur les journaux , que l'orateur dépose sur
le bureau , et qui court , peut-être , le risque d'y rester
long-temps.
:
Le lecteur ne doit guère s'attendre à trouver,ici le
tableau de ces agitations un peu bizarres , de ces orages
d'un moment , qui viennent quelquefois interrompre le
cours des plus graves délibérations. N'a-t-il pas les journaux
quotidiens ? Et que lui apprendrait-on, d'ailleurs,
qu'il ne sache d'avance ? Les grandes assemblées aussi
aiment lemouvement et le bruit , et n'en arrivent pas
moins à la gloire , quand c'est la passion du bien public
qui excite ce bruit et ce mouvement.
M. Becquey , rapporteur de la commission, monte
à la tribune , pour justifier le projet amendé. Son rapport
a trois objets , l'économie de la procédure, le
r
DECEMBRE 1817 : 611
L
L
!
!
jury, les journaux. Il justifie la modification de l'article
7 , sur ce qu'il serait un peu trop subtil de recher
cher la tentative d'une tentative ; car un projet de
provocation n'est pas autre chose. Iljustifie le principe
des articles 8 et 10 , sur ce que la saisie emporte bien
la suspension , mais non la privation d'un droit ; il justifie
les modifications de ces articles , sur ce que la
volonté de publier n'est pas la publication. La question
du jury paraît au rapporteur intempestive ; et , quant
aux journaux , il persiste à ne demander que pour un
an le régime extraordinaire qu'on avait demandé pour
quatre. F
-Ce
M. le garde-des -sceaux , au nom du Roi , consent à
ect amendement ; mais il demande que , vu l'urgence ,
l'article 27 soit détaché du reste de la loi et soumis à la
délibération. Là-dessus , grand débat.-Est ce une loi ,
est-ce un amendement qu'on nous propose , dit l'un ? dans
tous les cas , c'est aux bureaux de s'en occuper.
n'est pas un projet nouveau , répond un autre , puisque
l'article est contenu dans le projet de loi ; ce n'est
pas un amendement présenté par le Roi ; c'est un amendement
présenté par vous et agréé par lui .- Les formes ,
crient les uns ; l'urgence , crient les autres. Au milieu
du tumulte , on entend retentir souvent ce mot : le
premier janvier. C'est le tocsin d'alarme ; ce fameux
cri : les Gaulois sont aux portes ! n'était pas lus puissant
sur les Romains. Il faut convenir que l'argument
de M. de Villèle ne souffrait guère de réplique . Vous
voulez détacher l'une de l'autre , dit-il , deux parties
inséparables ; ne voyez-vous point que la liberté des
journaux et la liberté des écrits se servent de complément
l'une à l'autre , et que les garanties données par
la première partie de la loi ne sont qu'une sorte d'échange
de celles que vous abandonneriez pour la seconde
? La proposition des ministres prévaut , et l'article
27 passe comme loi , dans ces termes :
« Les journaux , et autres ouvrages périodiques qui
traitent de matières et nouvelles politiques , ne pour-
<< ront , jusqu'à la fin de la session de 1818 , paraître
qu'avec l'autorisation du Roi . »
Les articles 1 , 2, 3, 4 et 5 du projet de loi , amendés
par la commission , sont adoptés .
39.
612 MERCURE DE FRANCE .
MM. Beugnot et Sartelon avaient proposé des ameu
demens à l'article 6. Ceux de M. Beugnot portaient
sur l'imprimeur , ceux de M. Sartelon sur le distributeur.
L'un avait pour base l'intérêt des particuliers , et
l'autre , l'intérêt du public. Si M. Sartelon excepte le
libraire et le distributeur , c'est par un motif dejustice.
Si M. Beugnot excepte l'imprimeur , c'est par un motif
de politique. Il craint les industries de la police , et les
censures déguisées. Il cherche une précaution contre
les visites domiciliaires et les abus du pouvoir. Sur une
observation de M. le garde-des-sceaux , cet amendement
est renvoyé après l'article 7. Cet article 7 devait
être une pomme de discorde. On adopte le premiet
paragraphe amendé ; mais le tumulte est au comble
dans la discussion du second. M. Bellart demande si
l'on doit refuser à l'autorité le droit de prévenir un
crime ? M. Boin demande si l'on doit accorder à l'autorité
le droit de violer de nuit et de jour le domicile
d'un citoyen ? M. Ravez et M. Voisin de Gartempe
se disputent la tribune ; mais ce dernier invoque le
primo occupanti , et tient bon. Il veut que la question
soitainsi posée à qui la priorité , au projet des ministres
, ou au projet de la commission ? Les provocations
directes au crime , s'écrie M. Corbières , sont rares;
mais on ades soupçons, tant qu'on en veut avoir. La
suppression du paragraphe est mise auxvoix. Deux épreu
ves sont douteuses , appel et réappel; le paragraphe est
rejeté.
Les opposans àla loi impromptu des journaux, nese
tiennent pas pour battus , même après la délibération ;
ils reviennent à leur but par une voie détournée. C'est
M. Piet qui , dans la séance du lendemain , brusque
l'attaque. Le procès-verbal nommait l'amendement de
la commission un projet de loi. Ce n'en est pas un;
vous ne pouvez faire des lois de votre chef, àmoins de
vous intituler législateurs par la grâce de Dieu. Vous
avez mis aux voix l'amendement, vous l'avez adopté ;
c'esttout. Et la preuve que vous n'avez pu l'envisager
comme une loi , c'est que l'article 26 de la loi que vous
allez rendre abroge toutes les lois précédentes. Vous
détruiriez donc demain ce que vous auriez construit
aujourd'hui ! MM. de Villèle et Benoit , et M. de
DÉCEMBRE 1817 . 613
Chauvelin soutiennent M. Piet. M. Bellart lui oppose
une fin de non-recevoir; et la fin de non-recevoir
l'emporte.
Mais , de toutes les discussions qu'a provoquées cette
loi , nulle n'est plus orageuse que celle qui a pour objet
les articles 8 , 9 et 10. On peut les séparer dans le projet
des ministres ; ils ne forment qu'un tout dans le projetde
la commission , puisqu'ils se modifient l'un par l'autre. Le
projet des ministres est plus rigoureux contre l'auteur ; le
projet de la commission est plus rigoureux contre l'ouvrage.
L'opinionde M. Beugnot jette dans la discussion
un trait de lumière. « Les tribunaux , dit- il , ne s'occupant
« que de l'ouvrage , et non de l'auteur , exerceraient
« une censure , et la pire des censures , parce qu'elle
<<serait accompagnée de scandale . » Il demande la
question préalable sur les articles 8 et 9 de la commission,
et que l'on mette aux voix l'article 8 du projet.
M. de Villèle propose cet amendement , qui rentre
dans celui de M. Beugnot : « nul ne sera poursuivi ,
« que pour un écrit publié. Sera considérée comme pu-
<<blication la distribution detout ou partie de l'ouvrage. >>>
Ondemande la question préalable sur cet amendement ;
elle est rejetée. M. Rivière veut combattre l'amendement
; des cris aux voix étouffent ses paroles. On met
L'amendement aux voix , et l'épreuve est douteuse. Un
secrétaire demande l'appel nominal ; d'autres secrétaires
s'opposent à l'appel nominal. Au milieu des vociférations
, quelques membres évacuent doucement la
salle; d'autres voudraient les retenir , et ordonnent aux
huissiers de fermer les portes ; d'autres leur reprochent
vivement cette désertion. Les partisans de l'amendement
, restés maitres du champ de bataille , n'en sont
pas plus heureux. Il fallait cent vingt-huit membres
pour légitimer la délibération; ils ne sont que cent
ouze. Dans la séance du lendemain , l'amendement est
adopté.
Pour en finir , la chambre adopte le projet à une majoritéde
cent vingt-deux voix contre cent onze.
Puisque la loi n'est pas portée encore , qu'il me soit
permis de reproduire succinctement quelques objections
:
614 MERCURE DE FRANCE .
que j'avais hasardées dans l'avant - dernier numéro
Si la loi était portée , au défaut de conviction , je lui ferais
hommage de mon silence. Jusque là , mème après
l'adhésion d'une des deux chambres , je ne puis la considérer
que comme une proposition , une opinion , un
projet. La présomption est grande en sa faveur ,je l'avoue.
Mais puisqu'il lui manque quelque chose pour être
Loi , il lui manque tout.
La discussion est à peu près terminée , sans que la
question à mon avis soit entamée .
Il s'agissait surtout des délits de la presse. Car, pourles
crimes , n'avons-nous pas le code pénal? Or , qu'est-ce
que les délits de la presse ? Je nie qu'il en existe. Si j'ai
tort , qu'on me le prouve en les définissant.
Un savant orateur a dit que la provocation directe est
un filet à larges mailles. Et, parce qu'il est difficile de
prouver la provocation directe , il a conclu qu'il n'y
avait en effet que des provocations indirectes , ou, pour
mieux dire , des tendances. Mais encore , qu'est-ce
qu'une tendance ? Car , si j'explique des paroles obscures
par des paroles obscures , je ne vois guère comment
je rencontrerai la vérité. Direz-vous qu'une tendance est
une disposition, une habitude, un système d'habitudes ?
Je serais de mauvaise foi , si je ne couvenais qu'il peut
se trouver dans l'habitude d'un livre, quelque chose qui
me fait soupçonner les intentions del'auteur , comme
( il se trouve dans l'habitude d'un homme quelque chose
qui me fait soupçonner sa probité. Mais irais-je traduire
cet homme en jugement sur sa mauvaise mine ? Elle
peut tromper aussi bien que la bonne.
Tous les orateurs , quelles que puissent être d'ailleurs
leurs opinions , s'accordent sur ce point, qu'il n'est pas
possible de dire exactement ce qu'est un délit de la
presse. M. de Bonald , qui reconnaît les délits , pose
néanmoins en principe que l'auteur ne sait jamais , ou
sait rarement , s'il est digne de louange ou de blâme. Il
ne s'aperçoit pas qu'en ôtant l'intention , il ôte le délit .
Je frappe un homme par mépris , ou pour lui faire
injure, voilà un délit; je le frappe dans le ddeesssseeiinndele
blesser ou de lui ôter la vie; voilà un crime. Il est évident
que le premier de ces deux actes est un degré dans
DÉCEMBRE 1817 . 65
le crime, une moitié de crime , s'il m'était permis de
parler ainsi .
Mais y a-t-il parité ? J'écris pour exposer mes doutes
sur une doctrine établie ; j'écris pour établir une doctrine
criminelle . Le doute , est-ce un degré de l'affirmation?
J'écris sur des abstractions , ou contre des personnes
. L'abstraction est-elle un degré dans la réalité ?
Ilsemble que nous manquions de livres manifestement
criminels. Mariana , Guignard , ont-ils donc caché leurs
doctrines ? Tous les vices , tous les crimes n'ont-ils pas
eu des prôneurs ? On devine le sentiment qui m'interdit
les citations .
Vous n'ètes pas moins embarrassés pour graduer la
peine , que pour expliquer le délit ; vous n'êtes pas
moins embarrassés pour déterminer le mode de jugement
, que pour graduer la peine. Si ce genre de délits
que vous poursuivez, existait en effet, ne craignez point
que la peine et le mode de jugement restassent longtemps
incertains. Peine et délit se supposent l'un l'autre ;
vous arrivez naturellement à l'un par l'autre .
,
Or , s'agit- il d'infliger la peine ? Législateurs , vous ne
sauriez . Dans cette sorte de délits , dites-vous , toute
classification est impossible. Il faudrait une classe pour
chaque fail. Deux conséquences s'offraient à vous
l'une , c'était la non-existence des délits , et l'autre
l'arbitraire des peines ; et c'est l'arbitraire que vous
choisissez ! Qu'est-ce qu'une loi qui institue l'arbitraire ,
si ce n'est une loi qui proclame son impuissance , une
loi qui déclare qu'il n'y a pas de loi ? Car ne vous y
trompez pas. Toute cette économie tant débattue , ces
règles de saisie et de poursuite , et ces séries de responsabilités
ne sont que des garanties pour l'arbitraire .
Vous tracez le cercle où il s'exercera , vous dites même
comment il doit s'exercer. C'est son autorité que vous
édifiez ; vous combinez à merveille ses moyens . Etait-ce
là votre objet?
Laissant de côté toute la théorie des amendemens , et
envisageant la chose en elle-même , il est clair que si
les délits de la presse étaient matière à procès , s'il existait
des délits de la presse , au jury seul appartiendrait
le droit de prononcer sur ces délits, par la raison toute
simple qu'ils ne sont que dans l'intention,et que la
616 MERCURE DE FRANCE.
question intentionnelle est spécialement dévolue au
jury ; soit que vous considériez les jur's comme des ex--
perts , ou comme des représentans de la cit ; experts ,
il leur appartient de constater uue chose douteuse; représentans
de la cité , il leur appartient de réclamer , au
nom del'opinion, la réparation d'un tort faità l'opinion .
Mais , quand vous serez d'accord sur le principe , vous
aurez encore pen gagns. Car , à l'application , tout s'écroule.
Est-ce un jury ordinaire ? Assurez-vous d'abord
que les jurés connaîtront le sens de l'écrit. Est-ce un
jury spécial avant l'appel? Vous créez un privilége.
Après l'appel? Vous établissez des juges de juges. Et
comment le composerez-vous ce jury spécial ? Des
pairs de l'accusé , sans doute qui ne sont pasceux qui
lisent , mais ceux qui écrivent. O ressentimens del'amour-
propre , dépit de la médiocrité , jalousies littéraires
, quel vaste champ on vient vous ouvrir ! Malheur à
l'accusé qui , d'un vers satirique , aura effleuré jamais
la couronné de son juge ! Je me représente Boileau sur
la sellette , et Colletet , Cotin , Pradon, Sofal, parmi les
jurés . Préférerez-vous le jury special de MM. de Bonald et
de Villèle ? Vous créez l'inquisition de la pensée. Voulez-
vous des jugės sans jurés ? Vous établissez le plus
grand arbitraire possible dans la chose la plus obscure
possible. Cet inconvénient n'arrêterait pas le magistrat
qui a supposé un avocat parlant ainsi auxjurés : 2 et a
font 4; mais , si vous le vouliez , 2 et 2 feraient 5. Cet
adversaire du jury sera bien étonné quand onlui prouvera
qu'un jugement sans jury est un effet sans cause;
et qu'il n'y a pas en effet de jugement sans jury. Mais le
jury est quelquefois caché, quelquefois ostensible, quelquefois
il ne fait qu'un avec les juges; quelquefois on
l'en sépare. Il est évident qu'avant de se faire à luimême
cette question , quelle peine mérite cet homme ?
il faut que le juge se soit fait celle- ci : Cet homme
est-il coupable ? Il est donc juré avant d'être juge. La
question n'est pas de savoir s'il faut un jury, ou s'iln'en
faut pas. Ce serait demander si l'on doit punir un
homme sans l'avoir reconnu coupable. La question est
de savoir s'il importe à la société que celui qui l'a reconnu
coupable , soit le même qui le punisse. On a
cherché bien loin les raisons de l'amovibilité des jurés
DÉCEMBRE 1817 . 617
etde l'inamovibilité des juges. Il me semble qu'elles ne
sont pas difficiles à trouver ; les uns étant appelés à lire
la loi écrite , il faut qu'ils aient appris à la lire. Les au
tres sont appelés à consulter la raison commune, ils n'ont
pas besoind'apprentissage pour cela.
Recommençons l'examen de cette question par un
autre bout; je veux dire , éprouvons les deux solutions
par leurs effets possibles. Cet examen est préférable
peut-etre . Car , en général , on juge mieux des choses
par les conséquences qui sont à la portée de tout le
monde , que par les principes qui, trop souvent , restent
cachés au plus grand nombre.
J'adjure les hommes de bonne foi , de déclarer quel
est le parti qu'ils auraient fait dans le bon siècle , à un
philosophe qui aurait enseigné l'existence des antipodes ,
et l'immobilité du soleil. Comme il y a des jugemens
rendus sur ces délits , je parle avec connaissance de
cause. J'ai déjà rappelé le décret de la Sorbonne contre
l'inoculation. C'étaient là des délits , des provocations
indirectes . Encore faut-il admirer la modération des juges
; à leur place , d'autres auraient usé plus largement
de leurs droits . Que si par hasard il s'en fåt trouvé un
bien pénétré de la doctrine de cette école , qui n'admet
point d'erreurs innocentes , et maintient que tout vice
est issu d'ânerie; je demande si l'on n'aurait pas tremblé
de penser. Je me trompe sur les moeurs des Cochinchinois
; le contrecoup se fera ressentir dans nos moeurs .
J'ai osé dire que tel peuple adorait le diable ; j'ai
verti des adorateurs du vrai Dieu.
per-
Je veux bien toutefois admettre l'existence de ces
prétendus délits , délits à vos yeux et non pas aux miens ,
délits aujourd'hui et qui demain ne le seront plus ,
délits d'écrivains , et qui peuvent ne pas être écrits.
Daignez comparer avec moi l'impunité à l'arbitraire
des peines. L'impunité pourra vous donner quelques
mauvais livres , mais que la raison publique étouffera
dès leur naissance , comme on étoufle des monstres .
Admettez l'arbitraire , vous n'aurez point d'historien .
Qui voudra écrire l'histoire de Néron sous le règne de
Commode ? Vous n'aurez point d'astronome ; songez à
Galilée. Vous n'aurez point de médecin ; souvenez-vous
des querelles sur la circulation du sang. Vous n'aurez
618 MERCURE DE FRANCE .
pas de voyageurs ; ces gens-là nous parlent souvent de
lois et de coutumes qui ne sont pas les nôtres. Vous
n'aurez pas de traducteurs ; si l'on traduit Anacréon ou
Sapho , l'on blesse les moeurs ; si l'on traduit Lucrèce ,
on prête des armes à l'athéisme ; si l'on traduit Lucain ,
on introduit dans la monarchie la passion des républiques
. Ce sera bien pis pour les imitateurs.
Que manque-t-il done , pour concilier l'ordre et la
liberté ? une bonne loi sur la calomnie . Élevez (s'il m'est
permis de parler ainsi ) , élevez la calomnie au rang des
crimes ; et , du reste , laissez-vous conduire par les lois
existantes . Je dis la calomnie , et non la satire. J'entends
les blessures faites à l'honneur , et non les piqûres
qui font tressaillir la vanité. Car nous tomberions
alors d'abus en abus ; Mévius et Bavius intenteraient
un procès à Virgile ; et Molière se hâterait d'enfouir
son Tartuffe et ses Femmes savantes. Du reste , il
n'est pas besoin d'une définition nouvelle. Elle existe
cette définition. Elle a depuis long-temps acquis son
droit de naturalité. Ce qui manque , c'est une punition
qui ne soit pas dérisoire. Attaquez-vous les doctrines
sociales ? attaquez - vous l'honneur des citoyens ? La
peine du factieux ou du calomniateur vous attend. Et
je consens que cette peine soit terrible ; mais , dans l'un
et l'autre cas , c'est un jury légal , c'est le jury ordinaire ,
ce sont bien véritablement vos pairs qui prononcent.
Car il n'est pas besoin d'études spéciales pour distinguer
la torche dans les mains de l'incendiaire , et le
poignard dans les mains de l'assassin . Partisans du jury ,
dans cet ordre de choses , seul , vous trouverez le jury .
Défenseurs de l'autorité , dans cet ordre de choses ,
seul , vous trouverez pour elle des garanties immuables .
J'avoue qu'ainsi le domaine de la presse est un peu
plus vaste; mais , dans l'intérêt même d'un système de
répression , trouvez-vous quelque chose de pire que des
limites , et qu'on ne sait où placer ?
- Dans la séance du 25 , le ministre des finances est
venu présenter un projet de loi tendant à autoriser la
perception des six premiers douzièmes de la contribution
de 1818 sur les rôles de 1817. MM . Casimir Perrier
et Chauvelin votent à regret une mesure provisoire. Il
DÉCEMBRE 1817 . 619
ne faut rien moins , pour les y contraindre , qu'une
évidente nécessité; mais ils pensent qu'il suffirait de
quatre douzièmes . M. Beugnotjjuussttiiffiiee le recouvrement
des six douzièmes. La loi sur le budget de 1818 , une
fois rendue , les conseils-généraux de département et
d'arrondissement s'assemblent ; cette opération conduit
jusqu'au mois de mars , et alors il faut faire les rôles .
Dans les années précédentes , les rôles étaient tout faits ;
mais un nouveau système commence. Mème avec ce
crédit provisoire , la différence des besoins au crédit
sera de vingt millions par mois. Plusieurs incidens
viennent se jeter au travers de la discussion. M. Pontel
de la Gironde cite Bordeaux injustement grévé , et se
cite lui-même pour une contribution de 3392 fr . sur
4000 f. de revenu . M. de Marcellus demande que l'impôt
des huiles soit excepté. « On peut dire , de cet impôt
<< comme de la taxe sur les piquettes , qu'il cause petit
" profit et grand dommage. >>> M. de Villèle demande
des éclaircissemens. L'article premier ordonne le recouvrement
; l'article deux autorise la perception , et
l'article trois ouvre au ministre un crédit de près de
200,000,000 . M. Beugnot explique la connexion de ces
articles . D'après cette explication , ces mots sont ajoutés
à l'article trois : en conséquence des articles précédens.
Voici le texte de la loi :
Art . 1. Provisoirement et attendu le retard qu'éprouvera
la confection des rôles de 1918 , les six premiers
douzièmes de la contribution foncière , de la contribution
personnelle et mobilière , de la contribution des
portes et fenêtres et de celle des patentes , seront recouvrés
sur les rôles de 1817 .
2. Jusqu'à la promulgation de la nouvelle loi sur les
finances , toutes les impositions indirectes seront perçues
en 1818 , d'après les lois rendues pour l'exercice 1817 .
5. En conséquence des dispositions précédentes , il
est ouvert au ministre des finances un crédit provisoire
de 200 millions sur les six douzièmes des quatre contributions
directes et indirectes de 1817 , sauf à régulariser
ce crédit en le comprenant dans celui définif qui sera
ouvert par la loi de finances de 1818.
-Dans la séance du 255,, la chambre entend un rap
620 MERCURE DE FRANCE.
port très-circonstancié de M. Roy , au nom de la commission
de surveillance des caisses d'amortissement , et
des dépôts et consignations. Ce rapport embrasse premièrement
l'origine des fonds; secondement , leur emploi;
troisièmement , les variations survenues dans le
personnel de l'administration. Le travail de M. Roy
se recommande par des vues neuves et profondes , et
des considérations à la fois politiques et morales.
nmmnw
1
CHAMBRE DES PAIRS .
Dans la séance du 22 , M. le garde-des-sceaux vient
soumettre à la chambre , le projet de loi sur les
journaux , adopté par la chambre des députés. Un
membre ( M. le comte de Saint-Roman ) , s'étonne de
voir transformer en projet de loi , et soumettre comme
tel à la chambre des pairs , un article détaché d'une loi
que l'on discute encore. Un autre membre ( M.de Lally-
Tollendal ) , s'étonne de cette réclamation. « Quelle con-
<< naissance légale avons-nous , dit- il , de ce qui se passe
« à l'autre chambre ; et nous appartient-il de censurer
« ses procédés ? » Un troisième opinant (M.de Marbois
) , ne pense point qu'il faille réparer une dérogation
aux formes par une autre dérogation. C'est ce qui
arriverait , si la chambre précipitait son examen, En
vain l'on prétexte l'urgence. « Il suffirait auxjournaux ,
«pour ne point abuser de leur liberté , de prévoir
« qu'elle sera peu durable ; et peut-être serait-on plus
* étonné de leur prudence , qu'effrayé de leurs suc-
« cès. »- Le projet sera examiné dans les bureaux.
wwwww
§. II.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 19 au 25 décembre .
SUÈDE.- La diète suédoise a ouvert ses séances le
DÉCEMBRE 1817 . 621
27 de novembre. L'objet de la convocation , c'est l'évé
nement de Malmoë. Il s'agit de rétablir ou plutôt de
fonder le crédit ; il faut prévenir ces variations du signe
monétaire , si désavantageuses dans les transactions . Depuis
deux ans les efforts du roi retardaient la chute de
la banque ; il a bien fallu céder au torrent. Le discours
de S. M. respire l'amour du pays , et l'amour du bien.
Il soumet son administration au jugement de ses peuples
. Il raconte , comme ferait un narrateur impartial ,
tout ce qu'ila tentépourle commerce, pour l'agriculture,
pour les arts , pour la marine. Mais , ce qu'il convenait surtout
de rappeler , c'est le rachat de la plus grande partie
des emplois civils et militaires. Ainsi la vénalité disparaîtra
, et , avec elle , le découragementdu talent et l'humiliation
de labravoure . Mais , sans un crédit réel , toutes
ces améliorations auront peu de consistance , et , sans
une hypothèque , point de crédit réel. Voici des paroles
qui seront recueillies par l'histoire : « Quoique
<<mes attributions constitutionnelles ne m'imposentpas
« l'obligation de vous soumettre ce travail , ma sollici-
<<tude pour tout ce qui se rattache à votre prospérité a
<<ranimé mes forces et rappelé mon expérience. Je me
<<trouverai heureux , si elle peut vous être utile ; si au
<<contraire les résolutions que vous adopterez valent
<<mieux que mes vues , je remercierai la providence de
« vous avoir donné des lumières supérieures aux mien-
« nes. J'ai constamment cherché à suivre l'opinion pu-
<<blique et l'esprit du siècle , et je n'ai jamais pensé à
« subjuguer ni l'une ni l'autre. » Ce discours a été lu par
le prince Oscar. Le prince-royal en a prononcé un autre
dans le même esprit; il s'adresse alternativement aux
quatre ordres. Mais il semble redoubler d'affection ,
quand il s'adresse à l'ordre des paysans. Ce sentiment
de préférence est une tradition qu'il avait emportée de
sonpays natal dans son pays adoptif.
ALLEMAGNE .- Les symptômes s'aggravent; la fièvre
empire . Qu'arrivera-t-il de l'Allemagne ? On sait qu'un
des jeunes orateurs de Wartbourg a osé prédire une révolution.
Ason avis , les hommes faits sont usés; il n'y
a que la jeunesse qui puisse et qui veuille. En attendant
, les presses de Weymar ne se ralentissent pas.
J'ai déjà dit que la diète s'était réunie en comité secret.
622 MERCURE DE FRANCE.
L'article 13 du pacte fédératif sert de base à des pétitions
menaçantes . La raison a pris le langage de la
fureur , qui lui sied mal .
COLONIES . - Il paraît que Morillo évacue les Carraques
pour se diriger sur la Guira qu'il ne pourra
garder long-temps. La défection d'un de ses lieutenans
achève sa ruine . L'échec de Mina , si pompeusement
annoncé par la Gazette officielle de Madrid , n'est
qu'un épisode assez mince dans une action immense.
- On parle d'un congrès prochain à Paris où se
trouveraient des députés de Buenos-Ayres et de Vénézuela
. Les bases du traité seraient la suprématie de
I'Espagne , une représentation nationale pour les Colonies
, et la liberté du commerce. On me doit cette
justice que tel a toujours été mon système. Pendant
que de prétendus publicistes sonnaient le tocsin , prèchaient
la croisade , et , sans pudeur comme sans
raison , égorgeaient ou enchaînaient en idée des populations
entières , je parlais d'un accord possible , probable
même et avantageux aux deux partis. Oh ! si la
puissance voulait s'aider de l'expérience !
-Quel parti prendra l'Am 'rique ? C'est encore un
problème . Les journaux officiels ne cessent de recommander
une stricte neutralité. Mais qui ne sait ce qu'est
un journal officiel ? L'un d'eux fait une distinction curieuse
. Nous serons neutres ; je le veux, dit-il , mais nous
n'en reconnaîtrons pas moins la souveraineté de quelques
Etats indépendans . C'est comme s'il disait: je ne
déciderai point entre cet esclave et son maître , mais
je le reconnais , à bon compte , pour libre .- On parle
de l'envoi de trois députés américains auprès du congrès ;
on renouvelle aussi le bruit de la cession des Florides ;
on ajoute que les Etats-Unis vont prendre possession de
l'ile Amélia.
-Un ouragan affreux a jeté la désolation dans les
Antilles. On écrit de la Barbade que quatorze bâtimens
ont été jetés à la côte ; on craint qu'ils n'aient péri
corps et biens. A la Martinique , il ne reste plus que
le sol , les nègres et le bétail. Environ trente batimens
français et trois américains ont été entraînés au large ,
etl'on ne sait ce qu'ils sont devenus .
BÉNABEN.
DÉCEMBRE 1817 . 623
ANNONCES ET NOTICES .
Voyage dans la partie septentrionale du Brésil,
depuis 1809 jusqu'en 1815 , comprenant les provinces
de Fernambouc , Séara , Paraïba , Maraguan ,, etc .; par
M. Koster , traduit de l'anglais par A. Jay. Deux
vol. in-8°. , imprimés sur beau papier , et ornés de
huit planches coloriées et de deux cartes . Frix : 15 fr. ,
et 18 fr. 50 c . franc de port. Les mémes , papier velin ,
30 fr. , et33 fr. 50 c. franc deport. Paris , chez Delaunay ,
libraire , au Palais-Royal , galerie de bois ; Gide fils ,
rue Saint- Marc- Feydeau , n. 20 ;
Et chez P. Mongie aîné, boulevard Poissonnière, n. 18.
Peut-être pouvons-nous, sans blesser les convenances , nous
permettre de parler avec éloge, après d'autres journaux , de l'ouvrage
remarquable que nous annonçons, bien qu'il ait été publié
parundes rédacteurs du Mercure. Déjà c'est une prévention
favorable au Voyage de M. Koster, de voir que l'un de nos
plusus judicieux critiques , l'ait
langue , et qu'il se soit imposé la tâche de le traduire. Son opi- cru digne de passer dans notre
nion sera probablement confirmée par le public , et M. Koster
devra à son traducteur un second succès nonmoins brillant que
celui qu'il a obtenu parmi ses compatriotes.
Dans unmoment où les sanglans débats des colonies espagnoles
occupent le monde entier , on ne lira point avec indifférence ces
relations exactes sur le Brésil , parce que ce pays a pris parti
dans la guerre de l'insurrection, et qu'il ena ressenti les contre--
coups. Indépendamment decet intérêt de circonstance qui , par.
malheur , peut s'accroître et se prolonger , les lecteurs trouveront,
dans ce Voyage, un tableau animé des provinces brésiliennes,
digne , tour-a-tour , de l'attention du navigateur, du
commerçant , du savant , du moraliste et même de l'homme
d'état. Dans un discours préliminaire, le traducteur a exposé
avec impartialité les causes des commotions politiques qu'on a
récemment éprouvées au Brésil, et il démontre que, pour en prévenir
le retour, le gouvernement doit préparer aux habitans les
bienfaits de la liberté constitutionnelle.
ANNALES DES FAITS ET DES SCIENCES MILITAIRES.
M. Panckoucke publie le prospectus de ces Annales, qui paraîtront
chaque mois, à dater de janvier 1818 , et qui feront
suite aux Victoires et Conquétes des Français. La première partie
est consacrée à l'histoire militaire ; la seconde, à la science ;
et la troisième formera un article variétés . Ces Annales comptent
vingt-un rédacteurs , parmi lesquels on distingue des généraux
;
624
MERCURE DE FRANCE.
1
etdes membres de l'Institut. La partie historique et didac tique sera traîtéepar MM. Bardin, Beauvais , Berton, Calmet- Beauvoisin, Carrion-Nisas , Esménard , Goujon, Guingret , Saint-Aubin , Thiébault et Viennet ; M. Jullien est chargé de la partie de l'éducation militaire ; M. Parisot , de la marineet des journaux anglais ; M. Bernhard , de la traduction des ex- traits des journaux militaires allemands ; M. Larbié du Bocage, de la topographie militaire , etc ; M. Langlès, de l'histoire mi- litaire del'inde, etc.; M. Millin, des antiquités militaires ; MM. les docteurs Percy, Fournier , Laurent et Vaidy. de l'hy- giène militaire ; M. Cadet de Gassicourt , de la pharmacie
militaire. Chaque cahier sera de quatre-vingt-seize pages. Prix de l'a- bonnement: 8 fr. pour trois mois; 6 fr. pour six mois; 30 fr. pour l'annee. Chez M. C. L. F. Panckoucke, éditeur du Recueil complet des Auteurs latins , avec les commentaires latins,pu- pliés en Allemagne , en Angleterre et en France, rue ethotel
Serpente, nº 16.
-Le libraire Pillet ne tardera pas àpublier unDictionnaire universelportatifde Commerce, qui est maintenant sous presse, etqui semble, àenjugerpar leProspectus, devoir étre d'une égale utilitépourtoutes les classesde commerçans etdegens d'affaires. Indépendamment de tout ce qui a rapport à l'industrie, aux productions, au commerce des quatre parties du monde, le uégociant trouvera encore, dans ce livre , des notions qu'il est souvent obligé de chercher dans une foule de volumes divers. Ony a classé , dans un bon ordre , les lois , les ordonnances et
réglemens sur l'exercice du commerce , sur lanavigation, les assurances , les douaues , les avaries , les commissions , les lettres de change, les faillites , les banqueroutes, tous les actes sous seing-privé ou autres qui sont journellement en usage dans le commerce , etc. Les noms de tous les souscripteurs seront placés à la fin de l'ouvrage , qui offrira ainsi le tableau des principalesmanufactures , maisons decommerce, de banque, etc. Le Dictionnaire de Commerce paraîtra , à la fin de février, en un gros volume in-80. de mille pages , grand papier ; orné d'une carte géographique et du tableau figure de toutes les monnaies de l'Europe. Les personnes qui souscriront avant le 30 décembre courant , paieront l'ouvrage 10 fr.; après cette époque, le prix serade12 fr. On ne paie rien d'avance. On souscrit àParischez Pillet, imp.-lib., rue Christine, n. 5, PetitAtlas pour l'an 1818 , par Maire ; composé de trente cartes coloriées en plein. Prix : 6 fr. A Paris chez l'auteur , rue de Tournon , n. 7 ; et chez Treuttel
et Wurtz , rue de Bourbon , n . 17 . Lebutd'utilité de cepetitAtlas est de faire connaître.chaque année , les changemens qui serout survenus dans la divisionpo- litique de tous les Etats du monde. Les cartes paraissenttracces avec exactitude, et sont coloriées avec une élégance recherchée.
IMPRIMERIE
DE C. L. F. PANCKOUCKE
.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères