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1817, 04-06, t. 2 (5, 12, 19, 26 avril, 3, 10, 17, 24, 31 mai, 7, 14, 21, 28 juin)
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MERCURE
DE FRANCE,
RÉDIGÉ
PAR MM. BENJAMIN DE CONSTANT ;-DUFRESNE SAINTLÉON
, conseiller d'état honoraire; - ESMÉNARD ; -
JAY;-JOUY , membre de l'Académie française ; -
LACRETELLE aîné , membre de l'Académie française,
etc.
TOME DEUXIÈME . :
PARIS ,
À L'ADMINISTRATION DU MERCURE ,
RUE DES POITEVINS , NO. 14.
1817.
THE NEW YORK
.
PUBLIC LIBRARY
335:25
ASTOR, LEMOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
1005
MERCURE
m
DE FRANCE.
SAMEDI 5 AVRIL 1817.
AVIS IMPORTANT .
Les personnes dont l'abonnement est expire ,
invitées à le renouveler .
sont
LeMERCURE DE FRANCE paraît le samedi de chaque semaine. Le
prixde l'abonnenient estde 14 fr . pour trois mois , 27 fr. pour six mois,
et 5o fr. pour l'année.
LesLivres,Gravures, etc., que l'on voudra faire annoncer dans le MERCURE,
les Poésies et Articles que l'on désirera y faire inserer doivent être
adresses,francs de port, àM. LEFEVARE, Directeur du Mercure , rue
desPoitevins, no. 14, près la place Saint- André- des-Arcs , faubourg
Saint-Germain.
Pour tout cequi est relatifaux Abonnemens , il faut écrire, franc de
port, à M. Bouer, à la même adresse.
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf heures dumatin
jusqu'à sixheuresdu soir .
LITTÉRATURE .
POÉSIE .
FABLE .
La Lavande et la Rose.
Nère de fixer autour d'elle
La essaim léger de flatteurs ,
De s'entendre sans cesse appeler la plus belle
L'ornement de la terre et la reine des fleurs ;
TOME 2
:
MERCURE DE FRANCE.
Dans un parterre une rose nouvelle ,
Avec orgueil étalait ses couleurs :
Elle se croyait un prodige ,
Et peut-être l'aurait été .
Si par son dangereux prestige
L'amour-propre n'eût tout gâté.
Duhaut de sa tige épineuse ,
Elle insulte à toutes ses soeurs ;
« Le lis n'a pas d'éclat , l'oeillet n'a point d'odeur ;
>>Pour la jonquille et ses pâles couleurs ,
>> On n'en dit rien , et sans la tubéreuse
>> Elle serait la dernière des fleurs ;
» Le souci , la triste pensée ,
>> Ont du moins un mérite égal ;
>> Tous deux sont la ressource usée
>> De l'insipide madrigal :
» C'est à bon droit que chacun raille
>> Les prétentions du jasmin ;
>> Il figure dans le jardin ,
>> Mais c'est autour de la muraille :
>> Que je plains le sort rigoureux
>> De ce narcisse pâle et blème !
» Comme autrefois , le malheureux
>> Est réduit à s'aimer lui-même :
>> Un silence religieux
>>Est ce qu'on doit à l'immortelle ,
» Il faut respecter ses aïeux !
>> Qui puis-je donc , ajouta-t-elle ,
>> Décemment comparer à moi ?
>>- Je pourrai répondre , je croi ,
>> A cette modeste demande ,
>>Reprit tout bas l'humble lavande .
AVRIL 1817 . 5
>>Donnez-moi deux jours seulement.
-Je pourrais t'en accorder cent .
>>- Deux suffiront. » La seconde journée
Commence à peine et la rose est fanée ;
Plus d'odeur , plus de coloris ,
Tout est passé ; par un retour funeste
De ses appas qu'un seul jour a flétris ,
L'épine est tout ce qui lui reste .
Adieu les flatteurs et l'amour !
Chacun s'éloigne, l'abandonne ;
Bientôt de sa brillante cour
Il ne lui reste plus personne ;
Et ce qui rend ses chagrins plus cuisans
Elle aperçoit tous ses amans
Fixés autour de la lavande .
« Ne craignez pas qu'à vos tourmens
>> J'insulte par ma réprimande
( Lui dit avec ménagement ,
Sa modeste rivale ),
>>Mais souffrez un trait de morale ;
>>>Hier encor vous régniez dans ces lieux ;
>> Chacun vous en proclamait reine ;
>> Et l'on me regardait à peine .
>> Quand vous attiriez tous les yeux :
>> Du tems victimes toutes deux ,
>>Quand nous partageons son ravage ,
>>Pourquoi m'adresse-t- on des voeux ,
>>Qu'on vous dérobe avec outrage ?
>> Il faut le dire franchement ,
Tous vos attraits ne brillent qu'un moment ;
> Ils passent , rien ne les remplace ;
I.
6 MERCURE DE FRANCE .
>> Comme vous je perds ma fraîcheur ;
>> Mais plus heureuse en ma disgrâce ,
>>> Je conserve au moins mon odeur. »
www
JOUY .
ÉNIGME .
Doit-on compter mon être au nombre des merveilles ?
Je suis , lecteur , et sans tête et sans cou .
J'ai pourtant une bouche et parfois deux oreilles ;
Je suis dur en naissant , bientôt je deviens mou ;
Moncorps n'a pas de pieds , mais toute la journée
Je marche autant que toi , telle est ma destinée .
Le noir , le blanc , le vert , le rose , le lilas ,
Toute couleur est propre à ma nature ;
Je ne vais jamais seul ,un frère suit mes pas ,
Etquand je bois , c'est de mauvais augure.
mwww
(Par M. BOULLAND)
CHARADE .
AIR: J'étais bon chasseur autrefois
Monpremier se voit dans Paris ,
Il se voit dans la Palestine ,
Mais , lecteur , je t'en avertis ,
On le cherche en vain dans la Chine,
Il te présente la moitié
De ce nom si cher à l'enfance ;
On ne le prend pas en pitié ,
Mais on le prend en patience .
ACythère fixant sa cour ,
Au milieu des jeux et des grâces ,
On voit mon dernier de l'amour ,
S'appliquer à suivre les traces.
Aussi précieux que le vin ,
Atous les plaisirs il préside ,
Et sans lui le meilleur festin
Serait triste et bien insipide.
AVRIL 1817 . 7
Des femmes trompant leurs maris ,
Des maris qui trompent leurs femmes ,
Des petits maîtres beaux esprits ,
Des mauvais faiseurs d'épigrammes ,
La folie avec la raison ,
Vices , vertus marchant ensemble ,
Ruses , caresses , trahison ,
Voilà cequemontout rassemble.
(ParM. R. LABITTE.)
Awии
LOGOGRIPHE .
Surquatre pieds, lecteur, le Français me réclame ;
Sur quatre également le latin me proclame.
Endeuxmots àtes yeuxje vais medéfinir ;
Je passe chaque jour pour ne plus revenir.
(Parleméme.)
Mots de l'énigme, de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est peur; celui de la charade ,
dégoût; et celui du logogriphe, médisance , où l'on
trouve Médine , médecin , Diane , ame , mane , mine ,
Mèdes , mai , samedi et danse .
8 MERCURE DE FRANCE .
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
Réflexions sur le discours prononcépar M. Clausel
de Coussergues à la chambre des députés, le 28 février
( 1 ) , avec cette épigraphe :
Quamquam inter adversa
Salva virtutisfama.
Nous n'avons pas l'intention de faire l'extrait de cette
brochure qui n'a que seize pages . L'auteur n'a rien dit
de trop; il eût pu dire davantage. Tout le monde lui
saura-t- il gré de sa retenue ? L'homme judicieux et impartial
ne verra pas sans intérêt l'expression de douleur
de ces malheureux Espagnols sortis de la péninsule,
pêle-mêle avec nous, et surtout à cause de nous . Attaqués
dans la chambre des députés , le droit de la défense
était incontestable. Cette défense se rattachait naturellement
à des questions délicates , à des époques funestes
dont une sage raison d'Etat , dont la pudeur nationale
nous conseillent d'écarter la mémoire ; mais la solennité
de l'attaque , les conséquences possibles d'une pareille
accusation , le caractère public de l'orateur qui s'en est
fait l'interprète , ont provoqué cette discussion. Il faut
'en convenir toutefois ; dans cette lutte affligeante , la
(1) AParis , chez P. N. Rougeron , imprimeur de S. A. S. madame
laduchesse douairière d'Orléans , rue de l'Hirondelle , n. 22.
AVRIL 1817- 9
mesure , la décence , la modération se trouvent jusqu'ici
du côté des réfugiés espagnols. La différence de style
et de position est tout-à-fait remarquable; l'esprit le
moins attentif ne peut manquer d'en être frappé. Ce
n'est donc point la faute des réfugiés espagnols si le
public , appelé à examiner les titres des uns et des autres ,
demande que l'état de la question soit fixé.
De quoi s'agit-il done ?
L'origine , les vicissitudes , le dénoûment de la
guerre péninsulaire, sont-ce la des événemens d'une
date si reculée qu'on les puisse défigurer au gré de son
imagination ? Hélas ! ils ne sont que trop récens ! La
nation espagnole fut étrangère aux causes qui les produisirent.
Elles ne peuvent compromettre la responsabilité
que d'un petit nombre d'individus , dont quelquesuns
ont déjà senti le besoin de se justifier. M. de Cevallos
etle chanoine Escoiquiz ont écrit leurs plaidoyers
respectifs . Ce n'est pas nous qui sommes chargés de la
réplique.
Or , un peuple envahi , désarmé par l'absence imprévue
de toute la dynastie héréditaire , livré à la puissance
des baïonnettes , menacé du développement de
principes inapplicables à son état social , à la suite
d'une épouvantable anarchie , qu'avait-il à faire étant
réduit à lui-même , tandis que toute l'Europe continentale,
courbée sous le joug , était également comprimée
? Que firent la Hollande, l'Allemagne , la Suisse
et l'Italic ? Une presque île , il est vrai , sauva , dans les
murs de Cadix , cette poignée de libéraux qui durent
l'honneur de la résistance à la faveur d'un asile inabor10
MERCURE DE FRANCE .
م
dable; tout le reste de l'Espagne plia sous les lois de la
force. Trois cent mille témoins , vivans au milieu de
nous , peuvent l'attester ; et tel qui ne veut point aujourd'hui
s'opposer au scandale de ces tardives récriminations
, servit , de sa plume ou de son épée , le projet
d'envahir la péninsule, et contribua , au moins par son
silence , à faire regarder la soumission comme un devoir
pour les Espagnols , comme un triomphe glorieux
pour nos armées .
Ensuite , nos fautes , nos revers , l'abus insensé de la
victoire , permirent à l'Espagne de relever son front
humilié. Des succès prodigieux firent admirer une résistance
, taxée si long-temps de brigandage et de témérité.
Les faibles restes de nos légions repassèrent les
Pyrénées ; et la Castille vit remonter sur son trône des
princes dont elle n'osait espérer le retour.
Mais , pendant six années d'angoisses et de fléaux de
tous genres , des milliers d'habitans , attachés au sol par
des liens de famille ou de propriétés , placés successivement
entre l'anarchie des provinces et ces juntes révolutionnaires
, dont les cortès de Cadix ne firent que
recueillir le naufrage , entre les forces accablantes des
bátaillons français auxquels presque toutes les nations
du continent fournissaient des recrues , et les secours
de l'Angleterre qui désespéra tant de fois du succès de
ses armes , furent obligés de fléchir sous un gouvernement
iniposé par une force irrésistible.
On sait que des partisans obscurs organisèrent peu
àpeu des bandes qui , à la fin, devinrent si redoutables ,
que les débris des juntes , rassemblés dans Cadix , pu
AVRIL 181 11.
blièrent une constitution en 18.1 ......... Eh ! qui sera
blàmé de n'avoir point couru , sur la première nouvelle
de l'apparition de Chaleco , de Mina , du Pastor , du
Cura , de Marquesillo , de l'Empecinado , se jeter
dans les rangs de ces Viriates modernes , dont les pre
miers faits d'armes ne sont pas le plus beau titre de
gloire ? Et comment se fait- il qu'après les décrets de
Ferdinand , rendus à Valence au mois de mai 1814 , et
confirmés par les procédures solennelles qui s'ensuivirent,
les plus zélés défenseurs actuels du système
monarchique déclarent une guerre si vive à ceux qui
ne partageaient point les principes des libéraux de
Cadix ? Il est évident qu'ici l'ignorance des faits l'emporte
sur la mauvaise foi. Cependant il est difficile de
ne pas voir que peu d'Espagnols ont pu se soustraire à
l'alternative de servir le parti de la résistance ou celui
de la soumission . Quelques hommes nuls se vanteront
peut-être d'une pureté sans tache : la nullité n'est pas
un crime sans doute ; mais il serait trop ridicule de s'en
faire un mérite. La masse populaire , éternellement invoquée
et foulée , n'a fait que souffrir et servir de prétexte.
En Espagne , elle a crić : vive Ferdidand et vive
Joseph , vivent les Cortès et vive le Roi ! que faut-il
en conclure?
Au reste , ce n'est point à des Français qu'il convient
de qualifier aujourd'hui les sectes politiques qui ont
paru au-delà des Pyrénées. Notre présence a été la
cause immédiate de tous les désordres ; il ne nous reste
plus qu'à expier , par un accueil hospitalier , les torts
que nous avons à nous reprocher à l'égard des victimes
12 MERCURE DE FRANCE .
de notre politique et de notre intempérance guerrière.
Que des écrivains cessent donc de vouloir convertir
les extraits de naissance en certificats de civisme , et
de diviser la France en vieille et nouvelle. On leur
demanderait , enfin , à quelle France appartiennent ceux
dont le nom a décoré les almanachs de toutes les époques
, et qui n'ont donné jusqu'ici d'autre preuve de
leur zèle pour la bonne cause qu'en substituant une effigie
nouvelle à celle que portaient leurs anciennes décorations.
On a beau susciter de complaisantes et perfides
biographies , le passé n'est plus en notre puissance ;
la postérité complétera tôt ou tard le Dictionnaire des
Girouettes ! Les contemporains n'ont pas besoin de le
consulter pour savoir à quoi s'en tenir.... Nous osons
le prédire : ce détestable sophisme qui tend à nous diviser
encore , retombera sur ses auteurs. Non , la patrie
est une. Nous ne connaissons que celle qui a besoin de
tous ses enfans , que celle que ses malheurs doivent nous
faire aimer davantage .
ESMÉNARD .
P. S. Cet article était livré à l'impression lorsque
nous avons eu connaissance de l'Opinion de M. Clausel
de Coussergues , imprimée avec des pièces justificatives .
Nous n'ajouterons rien à ce que nous venons de dire; la
lettre d'un réfugié espagnol est un fait individuel ; celles
de deux ou trois généraux rentrent dans la classe de ces
adresses qui ont affluéde toutes parts à l'époque de chaque
AVRIL 1817 .
5
changement politique. On est convenu de n'y attacher
aucune importance ; les récriminations meneraient trop
loin; et il est si facile de les désavouer ! M. Clausel de
Coussergues s'appuie du témoignage du Times. Ce
n'est pas dans les journaux anglais que nous voulons
prendre des autorités pour justifier nos opinions . D'ail-
Jeurs, la citation n'est pas complète, et si l'honorable
député eût transcrit en entier le passage du Times , il
eût mis tout le monde àmême d'apprécier la valeur du
texte.
M. Clausel de Coussergues n'est pas plus heureux
dans ses citations historiques; Catilina n'était point la
chef du gouvernement; il avait plus de complices dans
le sénat que dans l'armée,et Cicéron ne craignit pas de
s'élever contre lui dans le moment où il était le plus à
craindre.
Spartacus n'était qu'un esclave révolté contre ses
maîtres. Si M. Clausel de Coussergues ne développe pas
mieux sa pensée , nous ne pouvons deviner les allusions
qu'il a eu l'intention de faire; s'il a la bonté de s'expliquer,
on verra si les applications sontjustes.
14 MERCURE FRANCE
wwwwwwwwww
MANUEL ÉLECTORAL , à l'usage de MM. les Electeurs
des départemens de la France , contenant la Charte
constitutionnelle , la loi sur les élections , les autres
pièces officielles que les électeurs ont besoin de consulter
, et une instruction familière sur la nature ,
l'importance et les résultats des opérations temporaires
qui leur sont confiées. Broch. in-8°. Prix : 1 fr .
A Paris , chez Eymery , lib , rue Mazarine , n. 30 ;
chez Delaunay , au Palais -Royal , etc.
L'idée de ce Manuel paraît heureuse : l'auteur a
voulu réunir , dans un très-petit volume , d'un format
qui le rende portatif et usuel , tous les documens officiels
que chaque Français , appelé à exercer le droit
électoral , doit toujours avoir sous la main et à sa disposition.
Il a voulu joindre à ces instructions positives
sur la nature des fonctions momentanées dont les électeurs
sont investis , une instructionfamilière et spéciale
sur l'importance de ces fonctions ,à toutes les époques ,
et surtout dans les circonstances dans lesquelles i
France est placée ; sur le véritable esprit de la loi relative
aux élections ; sur l'usage que nous avons fait jusqu'ici
de notre faculté d'élire des députés ; sur la
nécessité de réunir tous nos efforts pour obtenir de
bons choix ; sur les rapports qui existent entre la composition
de la chambre des députés et tous les élémens
de la prosperité publique; enfin, sur les garanties
AVRIL 1817 . 15
morales que ces députés doivent offrir; sur les devoirs
qui leur sont imposés ; sur la manière dont ils peuvent
remplir ces devoirs ; sur le résultat définitif de notre
longue révolution ; sur les vrais moyens de prévenir
toute révolution nouvelle, et d'affermir le trône constitutionnel.
Toutes les considérations que nous venons d'indiquer ,
et un grand nombre d'autres réflexions du même genre ,
sont présentées dans le Manuel électoral , non pas avec
de grands développemens , mais d'une manière concise ,
rapide , énergique, toute en sentences et en aphorismes.
Chaque aphorisme fait l'objet d'un article particulier
distingué parun numéro d'ordre : ces articles , au nombre
de cent, composent l'instructionfamilière qui est ellemême
suivie d'un tableau analytique et sommaire
dans lequel on en reproduit la substance.
On peut, à l'aide de ce tableau , retrouver , en quelques
lignes , toutes les maximes et toutes les considérațions
d'intérêt particulier ou général qu'on vient de
lire dans l'instruction.
La marche de l'auteur , qui semble d'abord trop méthodique
, est cependant parfois vivante et animée.
Quelques articles ont de la sécheresse ; d'autres font
entrevoir une question sans l'approfondir.
L'ouvrage paraît avoir été écrit fort à la hâte ; mais
il est certainement le fruit d'observations et de méditations
antérieures , d'une longue expérience des hommes
et des affaires publiques , et surtout d'un sentimentpur
et désintéressé , d'un amour sincère et profond de la
patrie, d'une intention franche et loyale de servir la
France et le Roi.
Onpeut regretter que l'auteur n'ait pas abordé plu
16 MERCURE DE FRANCE .
sieurs questions importantes qui se rattachaient à son
sujet ; par exemple , les moyens de prévenir tout abus
ou toute omission dans la formation des listes , soit
des électeurs , soit des éligibles ; la convenance ou
l'inconvenance de fixer un terme fatal pour justifier du
droit qu'on peut avoir à être inscrit sur l'une ou l'autre
de ces listes , quand la loi ne s'est point exprimée à cet
égard , et n'a donné aucune faculté de limitation ni de
restriction à l'autorité administrative; le degré de compétence
du bureau de chaque collége électoral pour
prononcer provisoirement sur l'admission ou l'exclusion
de ceux des membres , au sujet desquels il pourrait
s'élever des doutes , ou qui se présenteraient comme
ayant droit de donner leur suffrage, quoique non ou
mal désignés sur les listes établies par l'autorité, etc.
Nous sommes fondés à espérer que ces omissions et
d'autres encore disparaîtront dans une édition nouvelle.
Car l'auteur annonce lui-même l'intention de faire réimprimer
, es ans , son Manuel s'il est favorablement
accueilli à sa première apparition , et d'y ajouter , chaque
fois , les réflexions générales ou de circonstance que la
marche des événemens , les besoins et les voeux de la
nation , l'expérience et l'observation pourront lui
suggérer .
Un pareil ouvrage n'est guère susceptible d'analyse
Nous en citerons néanmoins quelques articles détachés
pour donner une idée du style et des sentimens de
l'auteur .
L'article 2 présente ainsi les caractères essentiels
de la loi sur les élections. « Cette loi qui appelle franchement
et sans restriction ,d'après le voeu de l'art. 40
de la Charte , tous les contribuables payant au moins
trois cents francs , et âgés de trente ans , à exercer leur
droit politique d'électeur, introduitdans nos institutions
AVRIL 1817 . 17
)
le principe fécond de l'élection directe opérée par un
grand nombre de votans. Elle constitue, dans la chambre
des députés , la représentation réelle et nonfictive de
lapropriétécommune et de tous les intérêts locaux
qui s'y rattachent (expressions employées par M. le
maréchal Macdonald , duc de Tarente , à la chambre
des pairs , tandis que la haute propriété se trouve plus
spécialement représentée dans la chambre des pairs . >>>
Les articles 17 et 18 expriment ces deux vérités : que
«le pauvre, comme le riche , a un intérêt direct dans
le choix de ceux qui doivent consentir les impôts , discuter
et voter les lois , » et que «le même intérêt est
commun au gouvernement qui ne peut jamais s'isoler
de la nation. >>>
L'auteur, après avoir fait sentir les dangers de l'intolérance
politique , passe rapidement en revue les
hommes désignés par les noms de partis , et il insiste
sur l'abus qu'on peut faire de ces noms injustement
appliqués.
Article 56. « Celui-ci est désigné comme ultra-royaliste.
Mais pourquoi signaler d'une manière défavorable
l'excès même d'un sentiment dont chaque Français doit
s'honorer ? Qui oserait blâmer trop sévèrement le sujet
constamment loyal , dont l'imagination , encore frappée.
des tableaux sanglans de nos révolutions , lui fait toujours
craindre le retour des mêmes désordres et des
mêmes fureurs ? Sentinelle vigilante , il peut nous servir
utilement par ses craintes et par ses ombrageux soupçons.
Si l'amour du Roi et de la France , la soumission
àla Charte, inspirent ses opinions et règlent sa conduite;
si une noble indépendance les rend honorables ;
si une haine pro fonde de l'influence étrangère est gravée
dans son âme , gardons-nous de céder à la puissance
d'un mot vague qui deviendrait une arme meurtrière.
2
18 MERCURE DE FRANCE .
Respectons les serviteurs fidèles du trône qui sont en
même- temps les amis sages de la patrie ; mais écartons ,
quelles que soient leurs bannières , ses hommes exaltés
qui , par un zèle imprudent et mal calculé , tendraient
à nous jeter dans des réactions nouvelles. L'exagération
de leurs sentimens , l'irascibilité de leur caractère ne leur
laisseraient pas un esprit assez calme pour représenter
dignement la nation . La modération et la sagesse peuvent
seules donner aux opérations des hommes un caractère
de stapilité. »
Art. 57. « L'article XI de la Charte prononce que
« Toutes recherches des opinions et votes émis jusqu'à
la restauration , sont interdites . Le même oubli est
commandé aux tribunanx et aux citoyens. » Appliquons
religieusement ce précepte conservateur : qu'aucune
prévention injuste ne donne lieu à des exclusions. »
Art. 58. « Quelles qu'aient été les opinions , avec des
intentions pures , avec des vues louables , on a pu se
méprendre sur le choix des moyens. Il faut apprécier
les hommes par une valeur qui leur soit propre, non par
une réputation souvent factice ou mensongère. >>>
Art. 59. « Il existe , en effet , plus d'un homme honorable
dont le nom n'a pas été épargné par la haine et
par l'envie, contre lequel des ennemis puissans ont excité
des délateurs obscurs , et fait publier des accusations
fausses , reproduites depuis dans des ouvrages prétendus
historiques . De pareils hommes , d'autant plus calomniés
qu'ils étaient plus Français , auront le droit de paraître
au grand jour , et feront rougir leurs accusateurs par
leur seule conduite. Ils feront ressortir le contraste de
la réputation factice, ouvrage de leurs ennemis et des
ennemis du bien public , sous le poids de laquelle ils
ont gémi jusqu'ici , et de la conduite noble , ferme , invariable
qu'ils ont constamment suivie à travers de con
AVRIL 1817 , 19
tinuels obstacles , en défendant dans l'ombre les intérêts
de la justice et de la liberté , sans être même soutenus
et dédommagés par les regards et par l'estime de leurs
concitoyens . Les mêmes hommes et d'autres encore, récemment
tourmentés par l'effet de délations ou de soupçons
injustes , ne seront plus frappés d'une sorte de
proscription morale qui , dirigée tour à tour dans les
sens les plus opposés , perpétuerait les divisions et les
haines entre les Français. >>>
Art. 60. « Nous voulons des hommes sortis purs des
épreuves de nos révolutions ; qui n'aient point trempé
dans les excès criminels que les vrais amis de laliberté ont
désavoués avec horreur , et dont ils ont eux-mêmes été
victimes ; qui ne se soient ni prostitués aux factions ,
nì flétris à aucune époque. Ce sont natures belles et
fortes , dit Montaigne , qui se maintiennent au travers
d'une mauvaise institution . >>>
Nous terminerons nos citations par les articles 80 et31 .
« Le gouvernement actuel veut et doit tenir de bonne
foi les promesses que les gouvernemens antérieurs ont
souvent renouvelées et n'ont jamais remplies. Il doit
faire apprécier la différence d'une monarchie constitutionnelle,
ou réglée par les lois , qui garantit fortement
l'indépendance nationale , l'honneur français, la sûreté
des personnes sans distinction d'opinions , la sûreté
des propriétés sans distinction d'origine , la liberté religieuse
sans distinction de culte , et d'une anarchie
violente sous laquelle la liberté n'est qu'un fantôme ;
laprobité , unmasque ; lavertu , un mensonge ; la patrie ,
une proie; le peuple , un instrument ; la puissance, le
prix de l'audace , ou d'une dictature militaire , absolue ,
arbitraire , oppressive , qui prend les caprices du maître
pour règle , la violence pour moyen , la terreur
2.
20 MERCURE DE FRANCE.
pour mobile , les armes pour appui , la destruction pour
but. »
Art. 81. « On ne peut rétablir ni l'ancien régime ,
ni les formes éphémères de gouvernement essayées pendant
le cours de nos révolutions. Tout doit se fondre
dans la Charte . Les mandats de nos députés sont désormais
fixés par elle : on sait ce qu'on doit faire , et
dans quelles limites il faut se renfermer , tandis que nos
premières assemblées nationales avaient eu croyaient
avoir des mandats indéterminés , et dénaturaient leur
puissance législative, en lui donnant une extension
indéfinie.>>>
Ce manuel est complété par un projet d'instruction
pour un député qui veut justifier la confiance
de ses commettans.
Nous croyons ce recueil essentiellement bon et utile
par la pureté des principes , par la noblesse des sentimens
, par la modération des opinions , par la précision
du style qui a permis de réunir beaucoup d'idées et de
vérités pratiques dans un petit nombre de pages . Cet
avantage doit être d'autant plus apprécié , que nous
sommes inondés de brochures et d'écrits politiques ,
dans lesquels on délaie la pensée , au lieu de la renfermer
en peu de paroles , et de faire penser les lecteurs .
Il nous reste un voeu à former , c'est que les sentimens
et les principes , déposés dans ce Manuel , ne
soient pas un germe stérile jeté sur une terre ingrate ;
car il est facile de concevoir et d'exposer des vues saines
et utiles , mais il est rare de les appliquer.....
***
AVRIL 1817 . 2
L'ERMITE EN PROVINCE .
LES BASQUES.
wimmi
Illum non populifasces , non purpura regum
Flexit, et invidos agitans discordia fratres.
VIRG. , Georg. 9
Lapompedesfaisceaux , l'orgueil du diademe ,
L'intérêtdont la voix fait taire le sang même ,
De ces hommes heureux ne troublent point la paix.
DELILLE.
Après avoir fait plusieurs excursions aux environs de
Bayonne, après avoir parcouru le joli bois de Mousserol
et visité l'habitation de M. M*** , hors de
la porte d'Espagne , mon bon génie m'avait conduit ,
un matin, sur une terrasse de Marrac , d'où la
vue domine et longe le cours de la Nive; de là ,
j'embrassais une grande partie des vallées et des montagnes
où vivent les Basques séparés , en quelque
sorte, du monde entier par leur territoire et par leur
langue : je réfléchissais que cet isolement ne les avait
pas mis à l'abri de la renommée, et que César, dans
une phrase très-précise de ses Commentaires , fait d'eux
un éloge après lequel il n'y a plus d'éloges , en parlant
des races et des tribus de l'espèce humaine. Je me rappelais
qu'en 1795 , un ministre prussien ( M. Humbold )
était venu s'établir dans leur pays pour apprendre leur
langue.....
L'espèce de curiosité réfléchie que je mettais à parcourir
des yeux cevaste paysage, attira l'attention d'un
22 MERCURE DE FRANCE .
homme d'un certain âge qui s'était approché de moi,
et qui paraissait jouir de mon admiration. « Monsieur
est étranger, me dit- il , en portant la main à son Berret.
- Je suis né en France , lui répondis-je ; mais j'en suis
sorti à quinze ans , et j'y suis rentré à soixante-douze ,
après avoir successivement habité les cinq parties du
monde : vous voyez , Monsieur , que j'ai de la marge
pour me choisir une patrie.-Vous n'hésiteriez pas ,
reprit - il vivement , si vous aviez , ainsi que moi , le
bonheur d'être Basque. J'ai , comme vous , parcouru
bien des pays , mais j'en reviens toujours à mes montagnes
; et plus j'observe ce petit coin de terre, plus je
le compare à tout ce que j'ai vu , plus je trouve de
raisons pour justifier à mes propres yeux la préférence
que je lui donne. »
C'était l'homme qu'il me fallait; il ne se lassait ni de
courir ni de parler ; je ne me lassai ni de le suivre ni
de l'entendre. Ce personnage singulier avec lequel je me
trouvai lié au bout d'une demi-heure , comme si je
l'eusse connu depuis dix ans, est, à tous égards, un homme
très -distingué . Sa vaste instruction dont l'étude de
l'antiquité paraît avoir été l'objet principal , lui donne
nne sorte d'existence spéculative qui ne lui montre ,
dans le présent, qu'un point de départ vers les choses
qui ont été , ou vers celles qui doivent être : on dirait
qu'il a besoin de mettre les siècles et les générations au
bout les uns des autres pour les apercevoir. Les Grecs ,
les Romains sont pour lui des peuples d'hier , et l'antiquité
prodigieuse qu'il suppose à la petite nation basque ,
entre pour beaucoup dans l'amour qu'il a pour son pays
natal . M. Destère ( c'est le nom sous lequel il s'est fait
connaître ) m'a rappelé ces brames de l'Indoustan qu'il
regarde comme les dépositaires de la sagesse humaine ,
et c'est , je n'en doute pas , à l'avantage que j'ai eu de
AVRIL 1817. 23
vivre quelque temps avec les descendans des anciens
brachmanes , que je suis en partie redevable de la considération
qu'il m'a témoignée pendant la semaine que
nous avons passée ensemble à battre les rochers et les
vallons du pays basque. Ce qu'on va lire est le résultat
de nos promenades et de nos entretiens .
Les Basques sont des Phéniciens venus dans les
Pyrénées , il n'y a pas moins de cinq mille ans , pour en
exploiter les mines , et l'on trouve encore leurs traces
dans les excavations immenses des montagnes où les
fouilles ont été faites ..
Sous le nom de Cantabres , les Basques entrèrent sous
ladomination de Rome , plus difficilement et plus tard
que les autres tribus de la péninsule. Cette domination,
si pesante au reste de la terre , ne fut jamais pour eux
un véritable joug ; ils avaient conservé leur langue , leurs
moeurs et leurs coutumes administratives et judiciaires.
Cen'était pas un Lycurgue qui leur avait donné les loisorales
qui les régissaient depuis tant de siècles ; ils les
avaient reçues de la nature seule et tous avaient travaillé
à les établir ; mais ces lois , que personne n'avait faites
ils les aimaient avec fureur, et les premiers historiens de
Rome n'ont pu s'empêcher d'en parler avec une sorte
de respect philosophique qu'ils n'ont pas toujours pour
les institutions des autres peuples.
Les Basques habitent sur les revers opposés des Pyrénées
occidentales ; la plus grande partie de cette nation
est soumise à l'Espagne et forme la population de
la Navarre , de l'Alava , de laBiscaye et de Guipuscoa.
"
Les Basques français occupent , le long des Pyrénées ,
unpetit territoire divisé entrois contrées que l'on nomme,
laBasse-Navarre , la Soule et le Labour, lesquelles ,
avec le Béarn , forment le département des Basses-Pyrénées.
Les Basques espagnols et français sont une seule
24 ' MERCURE DE FRANCE.
etmême race d'hommes ; leur taille est moyenne , mais
svelte et bien proportionnée ; leurs traits sont prononcés ,
leur physionomie à la fois douce et fière; ils sont vifs ,
laborieux et d'une agilité passée en proverbe. Les Basques
parlent unc langue qui n'a d'analogie avec aucune des
langues vivantes: quelques mots identiques qui se retrouvent
dans les langues anciennes de la Grèce et de l'Egypte
servent de base au système d'un homine célèbre , compatriote
de M. Destère , lequel donne à la langue basque
une origine phénicienne (mon docte compagnon entama
sur ce point une discussion dans les profondeurs de laquelle
je craindrais de m'engager ; je le rejoins au moment
où ses raisonnemens me semblent appuyés sur des
faits ) . La langue basque paraît avoir été jadis la seule
en usage dans toute l'étendue de la péninsule; en effet ,
de Cadix jusqu'au Ferrol, de Lisbonne jusqu'à Pampelune
on est étonné du grand nombre de rivières , de
montagnes , de monumens et de ruines qui portent encore
des noms basques. M. de La Borde , dans son Itinéraire
d'Espagne , nous dit : « que dans le royaume
de Valence il a vu des souterrains antiques qu'on croit
avoir servi de greniers; il ajoute que dans le pays on les
nomme siloa. » Or , siloa est un mot basque qui signifie
trou , souterrain , excavation ( remarquons , en passant ,
qu'en hébreu , le mot siloë avait la même signification ) .
Au fond du Portugal on trouve une ville bâtie ou rebâtie
par un Romain , et qu'on nomme Hivi- Flavia
(ville de Flavius ) du mot basque hivia , qui veut dire
ville : je pourrais , continua M. Destère , vous citer cent
autres exemples de ces noms basques venus d'aussi loin ,
sans avoir changé sur la route.
Maintenant , ajouta-t-il , comment cette langue basque,
étouffée si vite par la langue latine dans le reste de la
péninsule , s'est-elle maintenue dans un coin des Pyré
AVRIL 1817 . 25
nées? comment a- t - elle échappé seule à la corruption
introduite par les envahissemens successifs des Vandales
, des Alains, des Goths et des Maures ?
Je réponds à cela que les Cantabres , qui préféraient
leurs rochers à toute la splendeur romaine, se gardèrent
bien d'apprendre ce latin que l'ambition étudiait pour
s'avilir avec élégance; et que les barbares envahisseurs
ne corrompirent pas lalangue des Basques, parce qu'ils
ne séjournerent pas au milieu d'eux , et qu'ils ne firent ,
en quelque sorte , qu'enjamber par- dessus leurs pays .
Les Basques préféraient leurs rochers à tout, et on ne
se souciait pas de leurs rochers; il en est de même encore
aujourd'hui .
Il n'ya point de ville dans le pays basque ; dès-lors la
population ne s'y divise qu'én deux classes , les nobles
et les cultivateurs; la noblesse ( à l'exception des Belzunce
et de deux ou trois autres familles ) est pauvre
sans illustration , mais sociable et hospitalière. C'est un
trait particulier du caractère de la nation basque que
d'exercer l'hospitalité la plus généreuse envers les étrangers
qui visitent leur pays , et de prendre en aversion
ceux qui veulent s'y établir; je rappellerai à ce sujet un
fait historique bien remarquable.
Al'époque où les Goths inondèrent la France et l'Espagne
, en corps de nation armée , ils laissèrent dans
les cantons basques des malades , et ce qu'on appelle vulgairement
des traînards :plusieurs d'entre eux trouvèrent
ce séjour plus agréable que celui de la Gothie et ne voulurent
plus en sortir : ils se fixèrent parmi les Basques ,
mais ils ne purent jamais s'y naturaliser ; devenus chrétiens,
ainsi que les Aborigènes, ceux-ci persistèrent pendant
plusieurs siècles à n'avoir rien de commun avec eux,
même dans les églises;bénitiers, tombeaux tout était séparé.
Le nom de Goths ou d'Agoths , donné et reçu
26 MERCURE DE FRANCE .
comme une cruelle injure , a fait couler le sang en plus
d'une occasion. Cette aversion absurde a perdu presque
toute sa violence ; de nos jours les Basques purs vivent
en paix avec les Agoths , mais le préjugé a cependant
encore assez de force pour devenir un obstacle aux alliances
des familles , et mon guide m'a cité de jolies
personnes , et qui , plus est , de grandes dots refusées
sous le prétexte d'origineAgoth.
Une autre race étrangère s'était introduite beaucoup
plus,anciennement dans le pays basque ; elle y vivait
comme dans tous les lieux où elle est répandue , dans
un isolement absolu de la société dont elle ne fait jamais
partie. Je veux parler de cette race vagabonde fort improprement
appelée Bohémiens , et qui déjà , du temps
d'Auguste et de Tibère , allait à Rome, sous le nom
d'Egyptiens ( que les Anglais lui donnent encore ) ,
vendre de petites images d'Isis et d'Osiris , enseigner:
leur doctrine religieuse et dire la bonne aventure aux
maîtres du monde.
On ignore l'époque reculée où ces Bohémiens se
fixèrent entre les Pyrénées et Bayonne , d'où ils viennent.
enfin d'être chassés sans retour. Les Bohémiens erraient ,
de temps immémorial dans cet espace; ils y vivaient:
du produit de leur rapine , sans autre domicile que les
forêts , les granges ouvertes et les ruines des maisons
abandonnées .
« Il m'est arrivé souvent ( me dit M. Destère ) , en
voyagcant la nuit , de voir des bandes de Bohémiens. et
de Bohémiennes danser au bruit des castagnettes autour
d'un chêne en feu , où ils faisaient cuire les viandes du
festin. Ce spectacle avait quelque chose de fantastique ,
dont l'imagination était vivement frappée.>>
Au milieu d'une espèce de promiscuité des deux
sexes , il y avait sans doute des préférences assez longues.
AVRIL 1817 . 27
pour qu'on puisse leur donner le nom de mariages ; cependantles
enfans ne connaissaient que leurs mères , et
les pères se dispensaient assez volontiers de prendre un
titre auquel ils n'avaient presque jamais qu'un droit
éventuel.
Quelques individus de ces bandes vagabondes se
fixaient autour des habitations , et devenaient des intermédiaires
dangereux , au moyen desquels les plans de
rapines se combinaient mieux , et s'exécutaient plus sûrement.
Dans l'année 1804, M. de Castelane , alors préfet
des Basses-Pyrénées , reçut l'ordre du Gouvernement
depurger le pays des Bohémiens , dispersés en vingt
endroits différens : dans une seule nuit tous furent enveloppés
comme dans un filet , et conduits à bord de
vaisseaux, qui les débarquèrent sur la côte d'Afrique.
Cette mesure vigoureuse , qui reçut dans son exécution
tous les adoucissemens que la justice et l'humanité réclament
, fut un véritable bienfait ponr le département ,
et ce n'est pas le seul dont l'administration de M. Castelane
y ait gravé le souvenir. M. Destère entremêla de quelques anecdotes cette
courte digression sur les Bohémiens. Je citerai celle qui
apour garantie son propre témoignage.
« Dans ma première jeunesse , me dit il , je fis rencontre
à Bayonne , sur le pont Mayou , d'une jeune Bohémienne
devenue très-célèbre sous le nom de Maytémina.
J'en demande pardon à l'amour, mais je n'ai jamais
rien vu de si joli ; et puisqu'il faut le dire , à ma
honte , peut-être , n'ai-je jamais rien tant aimé. Je ne
crois pas devoir pousser plus loin cet aveu ; je pourrais
encore ètre d'humeur à justifier à mes propres yeux de
semblables folies ; mais je ne suis plus d'âge à inspirer
mais non aux autres la même indulgence. Je ſus vite ,
28 MERCURE DE FRANCE .
pas long-temps , heureux avec ma belle aventurière , qui
partit au bout de quelques mois pour aller briller sur
un plus grand théâtre. Bientôt il ne fut bruit à Paris
que de la charmante Bohémienne , et des conquêtes
superbes qu'elle avait faites ; on allait jusqu'à dire
qu'elle n'était point étrangère à certaines transactions de
la plus haute politique.
>> Au bout de deux ou trois ans , Maytémina , s'apercevant
que son crédit baissait avec ses charmes , profita
de cette observation pour revenir à cette vie de Bohémienne
, qu'elle regrettait au milieu des jouissances du
luxe dont l'environnaient l'amour - propre et l'amour.
Elle était depuis long-temps de retour dans nos montagnes
, lorsqu'une circonstance bizarre , et fort heureuse
pour l'un et pour l'autre , nous réunit quelques
momens .
>>Un soir que je descendais les hauteurs d'Agnoa pour
me rendre dans un petit château qu'habitait mon père ,
àune lieve de ce village , je fus attaqué par une troupe
de Bohémiens -contrebandiers qui dépouillaient les passans
quand ils n'avaient rien de mieux àfaire. Je fis d'abord
assez bonne contenance ; mais en voyant arriver
un renfort de brigands , je laissai dans les mains de ceux
qui m'avaient attaqué mon cheval et mon porte-manteau ,
et je me sauvai dans les montagnes. J'errais depuis une
demi-heure de colline en colline , sans pouvoir retrouver
ma route , lorsque je me vois de nouveau poursuivi
par ces mêmes Bohémiens , que devançait une femme
qui agitait un mouchoir en l'air en criant : Maytémina!
Ce nom , qui n'avait jamais retenti sans plaisir à mon
oreille , suspendit ma frayeur et ma course , et j'attendis
la Bohémienne. Qu'on juge de ma surprise , c'était
Maytémina elle -même. Chef des contrebandiers qui
m'avaient dévalisé, envisitant mon porte-manteau elle
1
1
1
1
AVRIL 1817 . 29
avaittrouvé son portrait sur une boîte qu'elle m'avait
donnée jadis, et que je possède encorę ; éclairée par cet
indice , elle volait sur mes pas , et venait me rendre mon
cheval et les effets qui m'avaient été pris . Peu d'années
avaient opéré sur Maytémina de sévères changemens :
ma reconnaissancen'emprunta rien d'un sentiment plus
tendre. Elle me conduisit jusqu'à la porte de la maison
où je me rendais, en riant des conseils que je lui donnais,
et des craintes que je témoignais sur l'avenir qui
lui était réservé. Nous nous séparâmes .
>Peu de jours après je fus informé , à Bayonne , des
dispositions qui se faisaient pour s'assurer de la bande
des Bohémiens -contrebandiers ; et comme il est toujours
plus ou moins désagréable de voir pendre l'objet qu'on
a aimé , et dont on a le portrait dans sa poche , je fis parvenir
à Maytémina un avis secret dont elle pouvait
seule profiter, et au moyen duquel cette célèbre Bohémienne
parvint à se soustraire au châtiment qui ne tarda
pas à atteindre ses associés. »
L'ERMITE DE LA GUYANNE
1
30 MERCURE DE FRANCE .
ANNALES DRAMATIQUES.
ALITY
THEATRE FEYDEAU .
Première représentation de Wallace , ou le Menestrel
écossais.
Le succès que MadameAngot a obtenu à l'Ambigucomique
, l'empressement avec lequel on voit depuis
quelque temps se précipiter à la Gaité un public insatiable
du Pied de mouton , quoique le mets ne soit pas
des plus délicats , tout faisait espérer que le mélodrame ,
forcé dans ses retranchemens les plus redoutables , ne
tarderait pas à disparaître entièrement de la scène ; mais
loin d'être terrassé , le monstre romantique se ménageait
de nouveaux triomphes . Chassé du boulevard , il se
glissait en silence au sein d'un des premiers théâtres de
la capitale , et on l'a vu reparaître à Feydeau sous les
traits de Wallace . Ce ménestrel écossais a tous les défauts
du genre sans en avoir les qualités . Les auteurs de
la Femme à deux maris et du Jugement de Salomon
nous ont rendu difficiles . Wallace n'est pas assez épouvantable
pour un mélodrame ; il n'est pas assez gai pour
un opéra-comique .
Sédaine est le premier qui ait transporté le genre
sérieux sur la seconde scène lyrique , et tous ceux qui
cherchent à marcher sur ses traces ne manquent jamais
AVRIL 1817 . 31
de citer ses succès pro ligieux pour justifier leurs
chutes ; mais ils ne font pas attention à l'art que cet auteur
, qu'ils traitent dédaigneusement d'ignorant et de
grossier , a répandu dans ses ouvrages . En effet , avec
quelle adresse il sait reposer d'une scène touchante par
une scène naïve ; par quels contrastes bien ménagés il
égaye le spectateur après l'avoir attendri; quoi de plus
original , par exemple , que ce Montauciel mis si habilement
enopposition avec le Déserteur ! et dans Richard
Coeur-de-Lion , dont le sujet est au fond le même que
celui de Wallace , quelle grâce enfantine dans le petit
rôle d'Antonio , et comme les amours de Laurette et du
gouverneur sont heureusement mélés à la conspiration
qui doit amener la délivrance du roi captif.
Rienn'est nuancé , et tout est de la même couleur
dans Wallace . Ce brave Ecossais désespéré de voir sou
roi , retenu par les Saxons , dans un château où l'on
cherche à le rendre indigne du trône en l'abrutissant
par les plaisirs , pénètre auprès de lui sous les habits
d'un ménestrel. Il lui fait entendre des chants guerriers ,
et l'amour de la gloire s'éveille dans le coeur du jeune
prince. La musique a fait souvent de semblables prodiges,
et on se préterait aisément à l'illusion, si ce n'était
pas Huet qui chantat .
Un Barde est chargé d'endormir , tous les soirs , le
prisonnier . Wallace prend les habits de celui qui remplit
ordinairement cette fonction , et se découvre au
roi. Il lui conseille de sortir du château à sa place , et
d'aller se mettre à la tête des montagnards qu'il a réunis
dans les environs . Wallace, qui avait eu ordre de quitter
la forteresse, y demeure , et les dangers qu'il court rem
32 MERCURE DE FRANCE .
plissent le troisième acte jusqu'au moment où il est
délivré par le prince qui , après avoir battu les Saxons ,
rentre en vainqueur dans les lieux où il était naguère
prisonnier.
Si, comme on voit, ce poëme n'offre rien de neuf, la
musique en est , en revanche , pleine d'une originalité
bien rare dans les ouvrages de nos modernes compositeurs.
On s'aperçoit que l'auteur s'est bien pénétré de
son sujet. Tous ses morceaux sont empreints d'une
couleur locale vivement exprimée. Il nous serait difficile
d'indiquer les morceaux les plus remarquables de
cette partition qui est travaillée jusque dans les plus
petits détails avec un soin égal , sans cependant que
l'harmonie étouffe jamais le chant. Peut-être la monotonie
s'y fait-elle quelquefois sentir ; il semble que ce
soit un écueil inévitable du genre ossianique. Un autre
compositeur célèbre y avait déjà échoué dans un sujet
semblable ; c'est le seul reproche que l'on puisse adresser
aux auteurs d'Uthal etde Wallace .
Cette nouvelle partition fait le plus grand honneur à
M. Catel , et justifie le choix de la troisième classe de
l'Institut qui vient de l'admettre dans son sein.
Il semble que l'on ait monté Wallace pour reposer les
Rosières de leurs fatigues . Il n'est joué que par des
hommes ; car le petit rôle de mademoiselle Palar est
purement accessoire , et il ne faut pas compter mademoiselle
Lecler qui fait un page. Nous ne conseillons
pas à MM. les sociétaires de Feydeau de renouveler
souvent ce divorce. Cependant , on doit des éloges à
Huet pour la manière dont il ajoué Wallace . Ponchard
estun bien petit prince , mais il a une jolie voix. Quant
3
AVRIL 1817 . 33
à Darancourt , il n'y a pas de plus beau tyran au boulevard.
Il est presque aussi grand que Lafargue , et ita
lavoixpresque aussi grosse que Marty.
POLITIQUE .
LETTRE DE M. SAINT-AUBIN ,
Relativement à la dette publique de l'Angleterre. (1 ).
Vous avez , Monsieur , imprimé dans l'un des articles
publiés sur le budget , que le sol de l'Angleterre ne suf
ROYAT
(1)Mon empressement à publier les éclaircissemens que M. Saint-
Aubin croit nécessaires , me force à renvoyer au numéro prochain la
continuationet la fin de l'article sur les chambres. J'ai laisse cette lettre
tellequ'elle m'a été adressée , sans toutefois partager l'opinion de l'auteur
teur,, sur quelques points , nommément sur l'Irlande. Il me semble
de plus qu'en faisant entrer dans son évaluation de la richesse de
P'Angleterre les canaux , les usines , les capitaux consacrés à l'agriculture,
les capitaux industriels , les revenus du commerce , tan
intérieur qu'extérieur , tout le mobilier , la vaisselle , les bijoux , les
denrées coloniales , les monnaies et lingots d'or et d'argent , les toiles ,
draps, et autres marchandises de toute espèce fabriquées et emmagasinées,
les vingt-cinq mille navices marchands , etc., etc., il répond à
une toute autre assertion que la mienue , ce qui n'empêche pas que sa
lettre necontienne des details précieux que les lecteurs de ce journal
seront sûrement bien aises de trouver réanis. Quant à son principe fondamental
, qu'une dette publique , une fois contractée et due en presque
totalité aux créanciers d'un pays , n'est jamais un fardeau pour la
1
3
34 MERCURE DE FRANCE .
fisait pas pour payer sa dette . Cette assertion ne me paraît
pas exacte , et comme vous m'avez invité à concourir
à ces articles , je demande à la rectifier .
,
Que le montant de la dette publique de l'Angleterre
soit inférieur de beaucoup à sa richesse territoriale ; que
cette même dette, étant comparée avec l'ensemble de ses
richesses foncières et mobiliaires , territoriales et industrielles
, n'en forme qu'une petite une très-petite
partie même , cela peut se démontrer à posteriori ou
par les faits , et à priori ou par les raisonnemens tirés de
la nature même de cette dette , de sa formation et de
l'organisation du système des emprunts d'où elle résulte.
Et chacune de ces démonstrations peut être fournie à
son tour , en comparant successivement 1. le capital ;
et 2º. les intérêts de la dette , avec les capitaux et les revenus
des propriétaires ou des contribuables , chargés
d'en payer annuellement les intérêts , et de rembourser
finalement le capital.
En établissant ces comparaisons , je suis malheureusement
forcé de me horner à la Grande-Bretagne ,
nation en masse , ce n'est pas ici le lieu de l'examiner . J'observerai seulement
que mon objection contre l'abus du crédit porte bien moins, sur les
charges qui en résultent pour le peuple , que sur l'usage que peuvent
faire les gouvernemens des moyens que ce crédit leur procure. Ce sont
ces moyens que je crois dangereux de leur fournir. Il y aurait , dans un
pays , un trésor à part auquel on pourrait toucher sans faire peser la
moindre charge sur la nation, que je dirais encore : Ne confiez pas inutilement
ladisposition de ce trésor à l'autorité , car vous ne savez pas ce
qu'un superflu de richesses pourrait l'engager à faire , ni ce qui résultera
ensuite pour vous de la nécessité où le gouvernement se trouvera de soutenir
ce qu'il aura commencé. B.C.
AVRIL 1817 . 35
parce que cette partie de l'empire britannique ayant
été , depuis près d'un siècle , l'objet presque exclusif des
enquêtes du parlement , et des travaux des écrivains sur
cette matière , c'est à elle que se rapportent toutes les
données et les élémens du calcul , aussi bien que du raisonnement,
qu'on trouve dans les documens officiels , et
dans les ouvrages de finances et d'économie politique ,
auxquels on peut renvoyer le lecteur , pour les vérifier
aubesoin. Si j'avais eu sous la main des matériaux aussi
abondans et aussi sûrs pour l'Irlande , les résultats auraient
été bien plus favorables à ma thèse , parce que sa
dette publique est beaucoup plus petite , proportionnellement
avec sa population et ses ressources , que n'est
celle de l'Angleterre. D'une part , les progrès que ce
pays a faits en population et en industrie de toute espèce
, depuis sa réunion à l'Angleterre , l'ont mis dans
un état progressif bien plus marqué; et , d'un autre côté ,
ses principales exportations étant habituellement dirigées
vers l'Angleterre et les Etats-Unis , son commerce et
son industrie n'ont pas pris la direction forcée vers
l'extérieur , que la politique du gouvernement et la
dernière guerre avaient fait prendre à l'industrie et au
commerce de la Grande-Bretagne. En conséquence ,
l'Irlande souffre bien moins que la Grande-Bretagne ,
du passage subit de l'état de guerre à celui de la paix ;
il y a, proportion gardée, beaucoup moins d'industrie et
de capitaux sans emploi , et de là , vient aussi , n'en
doutons pas , l'état de tranquillité dont elle jouit , et
qui a dispensé le parlement de lui appliquer la suspension
de l'habeas corpus et autres lois de circonstance
qu'on a été forcé de passer pour l'Angleterre.
3.
36
MERCURE DE FRANCE .
1º. Comparaison du capital de ladette avecle capitaux
des contribuables
.
au
Le capital de la dette publique non rachetée (1 ) de la
1 février 1816 ,
Grande-Bretagne s'élevait ,
699,315,626 , ou , pour prendre des nombres ronds , à 700 millions de livres sterling ( 17122 milliards de
francs ). Depuis cette époque , loin d'avoir été augmenté
par de nouveaux emprunts , il a été diminué de toute la quantité rachetée par le fonds d'amortissement
,
lequel s'élevant à près de 14 millions de livres sterlings , valeur écus , doit avoir racheté , au cours moyen de 65 , au moins 22 millions ; et comme tout annonce qu'il n'y
aura pas non plus d'emprunt cette année , le capital
susdit de 700 millions doit être regardé comme infé- rieur au maximum actuel de toute la dette , mème en
(1) Je dis de la dette non rachetée; car c'est elle seule qu'on peut regarder comme une charge, si toutefois le nom est applicable à une dette publique quelconque due aux créanciers nationaux. Je ne fais pas l'injure aux lecteurs de supposer qu'ils donnent dans l'erreur grossière de regarder comme telle la dette rachetée par lacaisse d'amortissement , à qui la trésorerie continue de payer les intérêts. Les journaux de l'oppo- sition , qui ont un grand intérêt à décrier la dette publique, et à'en aug- menter les charges , portent, à la vérité, celles-ci à 41 millions , en ajoutant les 14 millions payés annuellement aux commissaires du fonds d'amortissment aux 27 millions payés aux créanciersde l'Etat, et ils ont grand soin de répéter , toutes les semaines, cette assertion qui est exac- tement lamême que si un particulier disait qu'il doit 41 mille fr. d'in- térêts; savoir , 27 mille fr. qu'il paie à ses créanciers , et 14 mille francs qu'il met de côté sur son revenu pour rembourser graduellement le capital, maiscette grainede niaisne preudqueparmi lapopulacepour laquelleles
rédacteurs la sèment.
'AVRIL 1817 . 37
y ajoutant ladette flottante que le chancelier de l'échiquier
a tout récemment assuré être moindre qu'elle
n'était l'année dernière .
D'un autre côté , lors du premier établissement de
l'income tax ou de l'impôt du dixième du revenu , en
1798 ( il y a dix-huit ans ) , le minimum du capital de
la richessefoncière ou territoriale de l'Angleterre a été
évalué à 1220 millions sterling , savoir :
Pour les terres en culture en Angleterre..
. .
Pour celles en Ecosse ,. •
Les dimes , déduction faite du prix
du service du clergé , relatifà la dime
qu'ila , ...
Les maisons ,
Les mines , canaux , bois , etc...
600 millions st.
120
75
200
100
Les capitaux d'agriculture, évalués
à cinq années de revenu net d'une
ferme . 125
Total,. 1220 (1) .
Je dis que c'était là le minimum , parce qu'il résulte
des évaluations de M. Beecles , qui a débattu contradictoirement
toutes les données de M. Pitt sur le revenu
des propriétaires , en soutenant que jamais la taxe proposée
ne rapporterait les 10 millions sterling à quoi
Pitt l'évaluait. Douze années de perception ont prouvé
an contraire qu'elle rapportait considérablement au-delà ,
et que le ministre lui-même s'était prodigieusement
(1 )Voyez le Tableau de la Grande-Bretagne , par Baert , vol. 111,
ansupplément.
38 MERCURE DE FRANCE.
trompé en moins dans les diverses évaluations qu'il avait
faites des revenus des contribuables . Le résultat des recherches
faites à ce sujet , il y a deux ans , a fourni la
preuve matérielle que le seul revenu net des propriétaires
fonciers de laGrande-Bretagne s'élevait à 50 millions
sterling , et cela ne doit pas surprendre lorsqu'on
considère d'une part les millions d'acres qui ont été enclos
et défrichés depuis cette époque , et , d'un autre
côté , l'accroissement progressif de la richesse nationale
et des capitaux industriels , qui nécessairement doit
avoir augmenté proportionnellement la masse et la va-
Leur des produits et des capitaux de l'agriculture . On
sera donc loin d'exagérer , en évaluant le capital de la
richesse territoriale ou foncière de l'Angleterre , au
double de la somme ci-dessus ou à 2,440 millions sterling
qui , étant comparés aux 700 millions de la dette ,
donnent le rapport de 7 à 24 122 , en sorte que le capital
de toute la dette ne s'éleverait qu'aux deux septièmes
environda capital de la richesse foncière .
Mais le capital de la dette est nominal , et celui de la
richesse territoriale est réel , ou exprimé en valeur
écus , en d'autres mots , au taux moyen de 70 pour les
trois pour cent consolidés , 100 livres sterling de dette
publique ne valent que 70 en valeur réelle ou foncière .
Pour rétablir la balance et avoir le rapport exact , il faut
déduire des 700 millions trois septièmes , et il ne restera
plus pour valeur réelle de la dette que 400 millions
sterling , d'où il résulte que le capital réel de toute la
dette publique n'est que le sixième environ du capital
réel des propriétaires fonciers . Ce n'est pas là tout .
Le capital réel des propriétaires fonciers n'est évalué
que sur le revenu net de leurs propriétés . Or, le capital
AVRIL 1817 . 39
dela dette publique , a pour gage non-seulement le revenu
net , mais tout le produit brut des terres , et , en
derniere analyse , c'est avec le revenu brut ou avec les
productions du sol , soit en nature , soit travaillées , que
se paie l'intérêt et que se rembourse le capital de toute
dette , soit publique soit particulière. Or le produit
brut est assez généralement évalué au triple du produit
net; que devient, d'après cette considération, le capital
de la dette publique , comparativement à celui de la richesse
territoriale de l'Angleterre ? Il n'en formera
plus que la dix-huitième partie.
Voilà le résultat que donne lacomparaisondu capital de
richesse territoriale avec celui de la dette. Mais la dette
publique n'a pas pour gage cette seule richesse , elle a
de plus pour gage tous les capitaux et revenus du commerce
intérieur et extérieur , et ceux de la navigation ,
tout le mobilier , la vaisselle et les bijoux, les monnaies
et lingots d'or et d'argent , les denrées coloniales , les
toiles , les draps , et autres marchandises fabriquées et
emmagasinées de toute espèce, en un mot toutes les richesses
mobiliaires existantes et accumulées depuis des
siècles , sous une forme ou une autre. On doit même y
ajouter la majeure partie des richesses qui composen
le capital fixe , telles que les usines innombrables , vingtcinq
mille navires marchands avec leurs accessoires , etc.
Certes personne ne soutiendra que toutes ces valeurs ne
puissent servir, soit au paiement annuel des intérêts
soit au remboursement du capital de la dette publique
(1). Faisant donc entrer dans la comparaison tous
,
(1) J'invite les lecteurs qui veulent s'en former une idée,à consulter
l'ouvrage de Colqhoum qui , à la vérité , contient beaucoup d'exagé
40 MERCURE DE FRANCE .
ces élémens de la richesse nationale , comme ils doivent
y entrer , on se convaincra bientôt que la dette publique
se résout, comparativement, en une quantité infiniment
petite.
Voilà pour la comparaison des capitaux ; passons
maintenant à celle des revenus .
Le revenu présumé des propriétaires fonciers , toujours
d'après les données de M. Beecles , inférieures à celles
de M. Pitt , et tel qu'on l'évaluait il y a dix-huit ans ,
s'élevait à 66 millions 500,000 liv . sterl . savoir :
Productions territoriales pour les propriétaires
.. 20,000,000 liv. st .
Idem pour les fermiers •
.. 15,000,000
Dimes . • 2,500,000
Mines , canaux , bois • .. 4,500,000
Maisons . 10,000,000
Pour l'Écosse (les données ci-dessus
étant pour l'Angleterre seule . ) 8,500,000
Possessions au-delà des mers , produisant
un revenu foncier aux habitans
de la Grande-Bretagne
Total •
•
...
.. 4,000,000
64,500,000 liv . st.
Les renseignemens fournis par les percepteurs de la
taxe sur les revenus , joints à l'accroissement que les revenus
de toute espèce ont acquis depuis 1798 , et que
prouvent surtout la rentrée seule des taxes , jointe au
montant des emprunts faits depuis cette époque , donrations
et de doubles emplois , mais qui présente , en somme , une foule
dedonnées sûres ,comme étant officielles et constatées par une longue
expérience.
:
:
AVRIL 1817 . 41
nent la preuve quele revenu ci-dessus doit être plus que
doublé. Mais en ne l'augmentant que de moitié et en le
portant à 96 millions sterl. , on trouve que les 27 millious
payés annuellement pour intérèts aux créanciers de
l'État ne forment que le quart du revenu foncier net ,
et par conséquent moins du dixième du produit territorial
brut.
Ajoutant maintenant à ce produit ou revenu annuel de
l'industrie agricole , celui des autres branches de l'industrie,
évaluées par Beecles à 138 millions sterl. ,
savoir :
Pour les profits du commerce extérieur
Id. du commerce intérieur .
Id. de la navigation .
Id. dutravail,.
Total
8,000,000 l. s.
18,000,000
.
. . 2,000,000
110,000,000
138,00,000 1. s .
On aura un revenu annuel de plus de 200 millions st.
valeur de 1798 , et de plus de 300 millions valeur actuelle
, dontles 27 millions d'intérêts payés annuellement
aux créanciers , ne font que la huitième partie dans la
première supposition , et la douzième partie environ
dans la seconde . En examinant de plus près toutes les
données , les documens officiels à la main , il est aisé de
se convaincre que les résultats proportionnels du huitième
et du douzième sont beaucoup trop forts .
Des résultats semblables et plus favorables encore
s'obtiendraient en comparant la dépense annuelle des
individus ou chefs de famille , avec ce qui leur en coûte
à chacun pour le paiement des intérêts de la dette.
Mais à quoi bon toutes ces recherches minutieuses pour
42 MERCURE DE FRANCE .
trouver la preuve d'une vérité évidente en soi ? N'est-ce
pas imiter la conduite d'un homme qui , pour se convaincre
que les trois angles d'un triangle sont égaux à
deux angles droits , s'aviserait de mesurer , le compas à
lamain , les trois angles d'une douzaine de figures triangulaires
, lorsqu'il peut acquérir la conviction de cette
vérité mathématique par la nature même du triangle et
des angles en général ? Ne peut-on pas également déduire
la vérité fondamentale dont il s'agit ici , en examinant
la formation de la dette publique , et l'organisation
de la caisse d'amortissement ?
En effet , toute la dette publique de l'Angleterre
étant formée de prêts volontaires faits successivement
au gouvernement par des particuliers , et personne ne
prêtant en rente perpétuelle que l'excédant de son revenu
, ou partie de son capital accumulé , il est physiquement
impossible que le gouvernement puisse ni
emprunter au-delà de cette accumulation annuelle , ni
augmenter la masse empruntée dans une proportion
telle que la totalité des intérêts approchât seulement de
lamoitié ou du quart même du revenu des contribuables .
Dès qu'il en viendrait là , il ne trouverait plus de préteurs
, parce qu'il n'y aurait plus de capitaux disponibles
pour ce genre de placement .
Ce serait encore moralement impossible , parce que
les prèteurs , tous nationaux, connaissent trop l'emprunteur
et ses facultés pour être un moment dupes de leur
confiance , si elle était mal placée sous le rapport de la
solvabilité ou des moyens . Ce n'est que la moralité du
gouvernement ou sa bonne volonté pour payer , qui
peut parfois être douteuse ou les induire en erreur ; la
solvabilité existe toujours , tant qu'il n'y a ni emprunt
AVRIL 1817 . 45
forcé à remplir , ni contributions étrangères à payer. Le
cours des effets publics suffirait au besoin pour avertir
les prêteurs qu'il est temps de cesser de prêter ; et le
gouvernement , qu'il ne peut plus continuer d'emprunter.
Cent années d'expérience que le gouvernement anglais
nous a fournis à ce sujet , mettent cette vérité hors
dedoute.
Enfin, en supposant que le quatre-vingt-dixième
pût excéder un moment les moyens des contribuables ,
pour acquitter exactement les intérêts , la caisse d'amortissement
rétablirait bientôt l'équilibre , en rachetant le
surplus des effets à un taux proportionnellement plus
bas.
C'est de tous ces faits et raisonnemens que résulte la
thèse que j'ai constamment soutenue depuis vingt
ans , que l'Angleterre ne pouvait possiblement faire une
banqueroute , même partielle , qu'autant que le gouvernement
serait assez insensé pour le vouloir. C'est encore
de là que dérive l'axiôme que je regarde comme fondamental
, sur cette matière , savoir qu'une dette publique
une fois contractée et due en presque totalité
aux créanciers du pays , n'est pas plus une charge ou
un fardeau en masse , que ne le sont les dettes particulières
que les individus de cette même nation se doivent
les uns aux autres ; en sorte que si la valeur vénale de
cette dette n'affectait pas les fortunes individuelles de
tous les créanciers , et si elle n'avait pas une influence
énorme sur celle de tous les autres capitaux , si elle
n'était pas indispensable pour le maintien du crédit public
, le gouvernement n'aurait pas plus d'intérêt à en
amortir le capital à l'aide d'un fonds d'amortissement ,
qu'il n'en aurait à amortir les milliards des dettes par
44 MERCURE DE FRANCE.
ticulières que les citoyens se doivent réciproquement
en vertu de contrats notariés. Sans doute , lorsque les
impôts établis pour payer les intérêts ne sont pas assis
sur les consommations de manière à ce que la taxe se
consolide avec le prix de la denrée (comme c'est le cas
en Angleterre ) , le ministre des finances pourra éprouver
plus ou moins de difficultés dans la perception , et
peut-être même dans l'assiette ; mais ce sera la faute du
choix des impôts , et non celle du prétendu fardeau de
la dette. Un de nos anciens directeurs , essentiellement
ennemi des embarras que lui donnait le paiement des
créanciers de l'Etat , et toujours disposé à leur en rogner
un tiers ou deux , objectait à ceux qui l'exhortaient à
prendre des mesures plus convenables à la foi publique
et aux intérêts bien entendus du gouvernement même :
cela vous est aisé à dire , à vous qui n'administrez rien ;
il n'y a d'embarrassés que ceux qui tiennent la queue de
la poêle ..... Il ne songeait pas du tout aux embarras des
poissons qu'on fait frire .
SAINT-AUBIN .
:
ANNONCES ET NOTICES .
Le Cabinet du Roi , ou les plus beaux tableaux qui
ornent le Cabinet du Roi , accompagnés d'une notice
sur chaque maitre , format in-8°. Ecole française , 1 " ,
2 et 3º livraison. Prix : 4fr . , chaq. liv. Chez David ,
graveur du Roi , rue de Corneille , n. 3.
On a souvent comparé la gravure d'un tableau à une traduction . Si
cette figure est juste, on peut dire queM. David est undes plus mauva is
traducteurs qui aient encore manié le burin.
AVRIL 1817 . 45
De l'Education , ou Émile corrigé. Dédié au Roi ,
par M. Biret , juge-de-paix à La Rochelle , ancien jurisconsulte,
auteur de divers ouvrages. Deux vol. in-12.
Prix : 5 fr . Chez Arthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, n . 23 .
Cet ouvrage contient de bons principes et de sages maximes ; cependant
nous doutons qu'il fasse oublier le livre dont il est extrait. Lorsque
lesGenevois brisentla statue de leur immortel compatriote , lorsqu'à la
placede cenom sifameux dans l'univers ils donnent à la rue qui le portait
celui de Chevelu , il ne manquait plus à J.-J. Rousseau que d'ètre
corrigé parM. Biret.
1
Le Guide des maires , adjoints de maires , secrétaires
de communes , conseils municipaux , commissaires de
police, officiers de gendarmerie, gendarmes , gardes
champêtres , gardesforestiers ; par M Léopold , avocat :
troisième édition , revue et augmentée. Prix : 5 fr . , et
9 fr. par la poste . A la librairie d'éducation et de jurisprudence
d'Alexis Eymery , rue Mazarine , n. 30.
Les éditions successives que cet ouvrage a obtenues , en font suffisammentl'éloge.
C'est le recueil le plus complet qui ait paru juqusqu'à ce
jour sur la police adminstrative etjudiciaire. Les lois, les décrets , les
réglemens,lleessoorrddonnances, les instructions ministérielles , les arrêts
courde cassation relatifs aux devoirs et aux attributions des différens fonctionnaires
à qui il est destiné, y sont classés avec autant de clartéque de
méthode.
dela
Quinzejours à Londres à la fin de 1815 , par M*** ,
Seconde édition , revue et corrigée. Un vol. in - 8°.
Prix : 3 fr . A Paris , chez Eymery , libraire , rue Mazarine
, n. 30 ; et chez Delaunay , lib . , Palais- Royal ,
galerie de bois .
Cepetit ouvrage , plein d'esprit et d'observations exactes , mérite tout
le succès qu'il aobtenu. Nous engageons ceux qui ne le connaissent pas
encore, à seprocurer cette seconde édition ; ils peuvent compter sur une
agréable lecture.
LeMonde et la Retraite , ou Correspondance de deux
jeunes Amies ; par M. A. D. auteur des Douceurs de la
Vie; Deux vol. in-12 . Prix : 4fr. A Paris , chez Pélicier ,
Palais-Rayal , galerie des offices ; chez Pigoureau , lib .
place Saint-Germain-l'Auxerrois , n. 20; et chez l'éditeur
, rue de Verneuil , n. 17 .
Cet ouvrage est celui d'un homme d'esprit , mais il n'est point sans
défauts. Nous reviendrons incessamment sur les éloges et rur la critique.
Les Fausses apparences , ou le Père inconnu ; traduit
de l'anglais par madame F'isabeth de Bon , traducteur
46 MERCURE DE FRANCE,
de la Dame du Lac , des Frères anglais , du Reclus de
Norwège , du Devoir , etc. , etc , et auteur des Douze
Siècles . Deux vol. in-12. Prix : 5 fr. Chez P. Mongie
l'ainé , libraire , boulevard Poissonnière , n. 18.
Nous reviendrons incessamment sur cette production d'une femme
avantageusement connue comme auteur , et accoutumée à choisit avec
goût dans l'immense collection des romans anglais.
Epure à Molière ; par M. P. F. M. Ursin. A Paris ,
chez J. G. Dentu , imprimeur-libraire , rue des Petits-
Augustins , n . 5 , ancien bôtel de Persan .
C'estdejà unpréjugé favorable à un auteur que de le voir consacrer sa
plume à l'éloge de Molière, quoique Molière n'ait plus besoin d'éloges.
L'Epitre de M. Ursin annonce en même temps de saines doctrines littéraires
, d'heureuses dispositions pour la poésie , et nous regrettons que
ledéfaut d'espace ne nous permette pas de faire une citation assez étendue
pourdonner une idée de son talent Son style , en général franc et vigourenx
, n'a pas oujours la clarté nécessaire , et ses transitions ne sont pas
ménagées avec assez d'art. Un goût sévère aurait bien aussi à critiquer
quelques expressions hasardées , quelques épithètes oiseuses , et mises
trop évidemment pour la rime ; mais ce sont des taches légères que
P'auteur peut enlever facilement; sa manière appartient à une bonne école ,
et son Epitre fait desirer qu'il cultive un talent déjà fort estimable.
PROSPECTUS .
Histoire abrégée des Traités de paix entre les puissances
de l'Europe , depuis la paix de Westphalie jusqu'au
Traité de Paris du 20 novembre 1815; par feu
M. Koch , professeur de droit public à l'université de
Strasbourg ; ouvrage entièrement refondu , augmenté
et continué par M. Schell. Huit vol. in-8°º , d'environ
500 pag . Prix : 48 fr . pour les souscripteurs .
La première édition de l'ouvrage de M. Koch parut ily a vingt ans.
Lenomde son auteur , célèbre par l'éclat avec lequel il remplissait la
chaire du droit public à Strasbourg , lui attira un succès qu'il méritait en
effet. On y remarqua une méthode claire , une exposition lumineuse et
impartiale des faits , une discussion approfondie des négociations , un
sommaire exact des traités ; et cependant ce livre , qui fut si bien accueilli ,
n'était qu'une copie des cahiers que le savant professeur suivait pour son
cours . Il y a par conséquent des lacunes , et en général une certaine sécheresse
dans la narration ; enfin le livre s'arrête à 1785.
M. Schoæll , élève et ami de M. Koch , a entrepris de donner une nou
velle éditionde l'excellent livre de son ancien maître.En adoptant la division
qu'il avait suivie , il a donné plus d'extension à son plan; il s'est
livré àde longues recherches pour remplir les lacunes , et a tiré parti des
nombreux matériaux qui , publiés depuis vingt ans , ont répandu de la
clarté sur beaucoup de faits restés obscurs ; enfin, il a conduit l'ouvrage
jusqu'aux pacifications générales de 1814 et de 1815.
Le lecteur nedoit cependant pas s'attendre à trouver dans ce livre l'his
AVRIL 1817 . 47
toire secrètedes négociations qui ont eu lieu depuis vingt ans.M. Schoell
n'apas eu l'intention de publier un pareil ouvrage pour lequel les données
nécessaires lui manquent. Réunir tout cequi a été publié , comparerles
récits des diverses parties , éclaircir ce qui peut paraître obscur , et
pourcela faire usage d'une foule de documens publiés dans les différens
Etatsde l'Europe, et qui échappent au lecteur qui ne les lit qu'isolés dans
lesjournaux, montrer l'enchaînementdes évènemens , signaler les fautes
qui ont été commises , et indiquer les conséquences qu'elles ont entraînées,
rechercher la véritéde bonne foi , et la dire toujours avec candeur,
tels ont été lesobjets que l'auteur a ens en vue.
L'ouvrageparaîtra par livraisonsdedeux volumes. La première livrai
sonseramise envente le 1er avril prochain , et les autres se suivront
régulièrement de trois mois en trois mois.On ne paie rien d'avance ; il
suffitde se faire inscrire chez Gide fils , libraire , rue Saint-Marc-Feydeau
, n. 20 , à Paris, et de retirer les volumes à mesure qu'ils paraîtront,
à raisonde 6 fr. , en ajoutant 1 fr. 50 cent. pour chacun d'eux , si l'on
veptles recevoir franc de port.
Les personnes qui n'auront pas souscrit avant le 1er juin prochain ,
paieront, pour chaque volume , 7 francs.
OEuvres complètes de Massillon , évêque de Clermont,
l'un des quarante de l'Académie française , proposées
par souscription. Cette nouvelle édition , augmentée
d'un discours inédit de l'auteur sur le danger des mauvaises
lectures , et de quelques fragmens sur différens
sujets , formera deux gros volumes in-8° de mille à
douze cents pages chacun. Le prix de chaque volume
sera de 10 fr. , papier fin ; et de 20 fr . , papier vélin.
Onne sera tenu de payer le deuxième volume qu'à la
livraisondu premier. La souscription sera fermée le
1". mai 1817 ; passé cette époque , le prix sera de 30 fr . ,
papier fin , et le double en papier vélin. On souscrit à
Paris , chez Beaucé , rue Guénégaud, n. 18 ; chez Audin ,
quai des Augustins , n. 25 ; et chez les principaux libraires
de provinces .
Cen'estpas seulement sous le rapportde la science delachaire , que
les OEuvres deMassillon sont précieuses ; elles le sont encore sous le
double rapport des lettres et de la morale. L'evèque de Clermont s'est
mis,
LouisXIV.
, par son éloquence , au rang des plus grands homines du siècle de
Outre leméritede l'exactitude typographique , de la beauté des caractères
provenantde lafonderie deM. Didot , cette édition , exécutée sur
untrès-beau papier , sera ornée du portrait de l'auteur, etd'unfac simile
desonécriture
Les deux volumes seront imprimés de manière à pouvoir se relier
enquatre , àvolonté.
OEuvres complètes de Voltaire , en 12 v 1. in-8° ,
proposées par souscription ( 2 vol. )-Le prix de chaque
48 MERCURE DE FRANCE.
volume est , pour les souscripteurs , de 12 fr. en pap.
ordin. , et de 24 fr. en pap. vél. sat.; il faut ajouter
3 fr . 70 c . par volume pour le recevoir franc de port .
Passé le ter mai , toute souscription sera fermée , et le
prix de chaque vol. sera de 15 fr. en pap. ordin. , et
50 fr. en pap. vel. sat. A Paris , chez Desoër , rue
Christine , n . 2 .
Cette grande entreprise continue avec le succès qu'elle méritait d'obtenir.
Le deuxième volume que nous annoncons l'assurera encore , en
fixant l'opinion du public sur les nouveaux procédés auxquels l'éditeur a
eu recours . Ce second volume renferme le reste du théâtre. Tout fait
espérer que cette édition sera la plus complète qui ait encore paru . Beaucoupde
personnes qui , par des considérations particulières , détruites
aujourd'hui , avaient cru devoir garder dans leurs porte-feuilles des suites
de lettres , se sont empressées de les offrir à l'éditeur , et la correspondance
de Voltaire, déjà si considérable , mais que l'on n'a jamais trouvée
trop volumineuse , augmentera encore pour le plaisir et l'instruction du
lecteur.
RÉCLAMATION .
MM. Treattel et Wurtz , chargés de la publication
de la Correspondance choisie et des Mémoires du docteur
Francklin , croient devoir réclamer , au nom de
M. W. Temple Francklin , propriétaire et éditeur des
oeuvres posthumes de son grand père , contre plusieurs
assertions assez étranges pour le fond comme pour la
forme , contenues dans la préface du deuxième volume
de la correspondance inédite et secrète du docteur
Francklin , publiée par M. Janet. Ils prient le public
impartial de vouloir bien suspendre son jugement à
cet égard , jusqu'à la publication très-prochaine de la
Correspondance choisie , dont l'éditeur répondra d'une
manière satisfaisante aux allégations du sieur Janet .
-On pent se faire inscrire pour la Correspondance choisie de
Francklin , ainsi que pour les Mémoires de sa vie , à la librairie de
MM. Treuttel et Wurtz , à Paris , rue de Bourbon , n. 17 à Strasqourg
, même maison de commerce ; etchez les principauxx libraires de
France et des pays étrangers .
TABLE .
Poésie. 3 Annales dramatiques .
30
Enigme, Charade et Logogr. 6 Politique. 33
Nouvelles littéraires .
L'Ermite en province.
8 Notices et annonces . 44
21
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE .
MERCURE
A
DE FRANCE.
SAMEDI 12 AVRIL 1817.
nmmmmmmmmmmmmmmmminειου
AVIS IMPORTANT.
Les personnes dont l'abonnement est expire , sont
invitées à le renouveler.
LeMERCURE DE FRANCE paraît le samedi de chaque semaine. Le
prixdel'abonnement estde 14 fr. pour trois mois , 27 fr . pour six mois,
et 50 fr. pour l'année.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
ODE
Sur les vicissitudes des Empires.
Quel foudre a renversé ce colosse de gloire (1 ) ?
Quesont-ils devenus ces enfans de l'orgueil ?
Regarde , ils ne sont plus! ... des fils de la victoire
L'étendard a flotté sur leur vaste cercueil.
(1)Nous avons supprimé quelques strophes préliminaires de cetteode,
qui a été inspirée àl'auteur pat la chute d'un des grands empires que
l'Europe a vu s'ébranler dans les dix dernières années de guerre qui Pont
désolée. Ces strophesétaientde circonstance ; celles que nous avons conservées
nous ont parurenfermer des beantés de tous les temps.
TOME 2
JAISE
4
50 MERCURE DE FRANCE .
De cris de mort retentissait leur route ;
Tels qu'un torrent fougueux, ils marchaient à grand bruita
L'heure a sonné , le colosse est détruit .
Ils vont conter leur sanglante déroute
Aux pâles habitans de l'infernale nuit .
, Le soleil qui , du haut de sa marche éthérée
Contemplait leur empire incessamment accru ,
De mon cours , disait-il , il aura la durée .
Mais , un jour qu'il revint , ils avaient disparu .
Ainsi veillant du séjour de la foudre ,
Sur ce vaste univers que son souffle acheva ,
Le Dieu des Dieux , l'éternel Jéhova ,
Brise à son gré , fait rentrer dans la poudre
Les peuples passagers que lui-même éleva .
Vers l'un d'eux , quelquefois , inclinant sa balance ,
Il dit ; et tout-à-coup sort un peuple géant ;
Et tantôt , sa colère , allumée en silence ,
Vient les précipiter de la gloire au néant.
« Venez me voir , accourez à mes fètes ,
S'écriait Babylone aux jours de sa splendeur ;
>> Foulons aux pieds les lois de la pudeur ;
>> N'écoutez point ces insensés prophètes
>> Dont les cris importuns menaçaient ma grandeur .
>> Eh ! que me fait le Dieu qu'enfanta leur démence ?
» S'il peut m'anéantir , que ne vient-il enfin ?.
>> Mais non ; de ma grandeur, de mon empire immense ,
>> Le temps , quoiqu'immortel , ne verra point la fin. >>
Au noir séjour qui donc t'a fait descendre ?
Pourquoi n'entends-je plus tes profanes concerts ?
Je t'ai cherchée au fond de tes déserts ....
Pas un débris , pas seulement la cendre
De ces palais pompeux qui fatiguaient les airs .
AVRIL 1817 .
51
Attiré vers l'Euphrate où jadis tu fus Reine ,
Je t'appelle , et tu dors au-dessous des sillons ,
Et tes murs sont mêlés à la mouvante arène
Que l'ardent Africus roule en noirs tourbillons.
Ton Dieu lui-même a partagé ta tombe ;
La terre a dévoré les temples de Bélus ;
Tes fiers vainqueurs , comme toijne sont plus.
Semblable au flot qui grandit et retombe ,
Chaque Etat , tour-à-tour , a son flux et reflux.
Là régnait ta rivale (1) ; ici l'herbe remplace
Les remparts que Palmire élevait jusqu'aux cieux ;
Plus loin mourut Balbec ; là j'ai foulé la place
Où Memphis autrefois attirait tous les yeux.
<<Fendez les mers , affrontez la fortune ,
>>Partez , disait Sidon à ses mille vaisseaux ;
>>>Que tous les Rois deviennent mes vassaux ;
>>Qu'à votre aspect le superbe Neptune
>>Abdique le pouvoir qu'il avait sur les eaux ! »
Et cependant l'oubli la couvre de son aile !
Et cependant ses ports sont muets d'abandon !
Et cependant la mort , livide sentinelle ,
Est debout pour jamais sur les murs de Sidon !
Voilà , voilà , magnifiques atômes ,
Conquérans trop fameux , foudroyans potentats ,
Comme le ciel se rit de vos Etats ,
Etfait passer , tels que de vains fantômes ,
Vos peuples , souvent grands par de grands attentats.
De pleurs , de flots de sang vous inondez la terre ;
Votre char roule au bruit des malédictions ....
Jusques à quand , cruels , le droit du cimeterre
Sera-t-il en vos mains le droit des nations ?
(1)Echatane.
47
52 MERCURE DE FRANCE .
Fuyez , pasteurs , désertez vos campagnes ,
Laissez-là vós troupeaux , votre toit fortune :
Bellone accourt ; la trompette a sonné.
Fuyez.... bientôt vos enfans , vos compagnes
Vont subir la fureur du vainqueur effréné .
Que d'horreurs ! Et pourquoi dévaster ces rivages ?
Insensé conquérant , quel peut être ton but ?
Crois- tu que ton grand peuple , après tant de ravages ,
Au néant , à son tour , ne paiera point tribut ?
Sors du tombeau , sors , géant politique ,
Rome , viens l'effrayer du bruit de tes revers ,
Toi qui jadis , insultant l'univers ,
Voyais fléchir sous ton joug despotique
Tant de fronts couronnés , tant de peuples divers.
Jusqu'où n'ont point volé tes aigles intrépides ?
Quel moyen d'envahir n'as- tu pas inventé ,
Quand , la flamme à la main , tes légions rapides
Couraient annoncer Rome au monde épouvanté ?
Des bords du Tigre aux colonnes d'Alcide ,
Lançant tous les fléaux que l'enfer déchaîna ,
Tu ressemblais au turbulent Etna ,
Lorsqu'entr'ouvrant son sommet homicide ,
Il vomit la terreur dans les vallons d'Enna.
Levez-vous ! accourez insulter à son ombre ,
Peuples qu'elle a plongés dans la nuit du cercueil :
Des règnes effacés Rome a grossi le nombre ;
Elle a perdu sa gloire et courbé son orgueil ;
La ronce avide a percé ses murailles :
Ses thermes , ses palais , dans la poussière épars ,
Sont là semés , jetés de toutes parts ;
Tandis que l'if , amant des funérailles ,
S'est emparé du sol oùbrillaient ses remparts .
AVRIL 1817 .
53
Tel ce fleuve échappé des flancs du mont Adulle ,
Le Rhin , gros de tributs , terrible , impétueux ,
S'avance; imaginant dans sa fierté crédule ,
Qu'il va rouler sans fin ses flots tumultueux.
Hélas ! ses flots sont des flots périssables !
Vainement de son cours la terre a retenti ;
Déjà , moins fier , son cours s'est ralenti;
Décroît encore ; et dans des mers de sables
Comme un humble ruisseau , disparaît englouti .
Ainsi , tout passe , ainsi , ma patrie elle-même ,
Après avoir dompté cent peuples belliqueux ,
Précipitée un jour de sa grandeur suprême ,
S'en ira dans l'oubli se confondre avec eux.
Et quand le Temps , ce Dieu de la vitesse ,
Aura mis au tombeau notre règne expiré ,
Peut-être alors quelque barde inspiré ,
Touchant sa harpe aux lieux où fut Lutèce ,
N'entendra que le chant qu'il aura soupiré.
PELLET , d'Epinal.
ww
ÉNIGME.
Quelquefois j'adoneisles peines de la vie ;
L'homme queje soumets pour untemps les oublie.
Jeplais par ma gaité,jeplais par mes propos ,
Etl'onmedoit,je crois , le premier desbons mots.
Je suis des jeunes gens l'ordinaire apanage ,
Je réjouis,j'amuse et charme le vieil Age.
Enfin, ami lecteur , je ne tarirais pas
Si je voulais ici tracer tous mes appas .
(ParM. R. LABITTE)
mmmu
CHARADE.
Al'undes tons de la musique ,
Joignez un parfum précieux ,
Et vous aurez devant les yeux
Unquadrupède famélique
Aussi ruséque dangereux.
(ParM. DE Cя ......
www
54 MERCURE DE FRANCE .
LOGOGRIPHE .
J'accable un malheureux en conservant ma tête ,
Je suis département lorsque je perds la tête.
Mots de l'Enigme, de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est soulier; celui de la charade ,
Paris; et celui du logogriphe , hier , où l'on trouve le
mot latin heri .
1
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Fragmens politiques et littéraires, par P. L. Lacretelle
aîné , membre du ci-devant Institut de France , et
aujourd'hui l'un des quarante de l'Académie française.
Deux vol. Prix : 10 fr . A Paris , chez Foulon et compagnie
, libraires , éditeurs , au cabinet littéraire des
Francs -Bourgeois-Saint- Michel , n. 3 ; Eymery , lib. ,
rue Mazarine , n. 30; et Delaunay et Raimon , lib. ,
au Palais-Royal .
Nons offrons à nos lecteurs une seconde citation de
l'ouvrage que vient de publier M. Lacretelle aîné ,
notre collaborateur dans la rédaction de ce journal.
C'est la seule manière que nous nous soyons prescrite
de faire connaître nos propres ouvrages. Un homme de
leures , étranger à ce journal , qu'on reconnaîtra
AVRIL 1817. 55
peut-être , mais qui veut garder l'anonyme , nous a promis
un examen approfondi des diverses parties de
cet ouvrage , qui obtient déjà une grande attention et
un grand intérêt ; il y fera remarquer les divers
genres de talent que demandait la variété des matières
. Nous nous réservons néanmoins d'ètre les défenseurs
sincères et courageux d'un écrivain honorable .
dont les premiers travaux furent favorisés des suffrages
de la belle génération et des grands écrivainsde la fin du
dix-huitième siècle, et qui ne compte encore aujourd'hui
que des amis parmi ceux de cette époque , qui se sont
voués à la conservation des principes libéraux et des
saines doctrines , dans le cas où il essuirait de ces
attaques , qui veulent convertir en crime l'indépendance
de la pensée , et flétrir par d'injurieuses accusations
les nobles et pures intentions. Notre littérature
notre philosophie ne peuvent remonter à la dignité qui
doit leur appartenir , que par de généreux procédés
entre ceux qui les cultivent : réfutons-nous réciproquementdans
nos erreurs ; mais sachons nous respecter et
nous faire respecter dans nos motits . Si chacun de nous
avait à s'expliquer sur toutes les vues développées
dans ce livre , chacun de nous ferait preuve aussi de
l'indépendance de sa pensée. Tel principe serait contesté;
tel jugement pourrait être combattu en plusieurs
points. Nous observerons ici , relativement à cet ou--
vrage , un effet nouveau et heureux qu'il a obtenu
dans le public. Tout le monde croyait que le public ne
savait plus se prendre qu'aux objets politiques. Un des
volumes est rempli de morceaux de ce genre ; c'est
celui qui reste le plus à discuter. Le second , essentiellement
littéraire , est celui dont on s'est saisi d'abord ,
et dont on s'occupe le plus par les éloges et les censures
.
Nous y choisirons le commencement du livre sur les
Femmes , dans le recueil des Pensées et Réflexions détachées
, que l'auteur déclare avoir tirées de quelquesuns
de ses anciens ouvrages .
Ce livre sur les Femmes , a pour but de leur prouver
qu'elles auront plus à se louerdduu renouvellement des
loisetdes moeurs par les principes philosophiques , que de
la vieille galanterie de nos pères. Cette vue pourra bien
56 MERCURE DE FRANCE.
1
ne leur paraître qu'un paradoxe, mais il est assez piquant
pour intéresser leur curiosité.
Le développement de ce principe est précédé des
pensées isolées qui suivent :
SUR LES FEMMES .
1. Les devoirs de la dépendance ont été portés dans
la femme , comme plus propre à les adoucir par ces
aimables moyens qu'elle tire de sa faiblessemême.
11. On doit aux femmes cette justice , que jamais elles
ne rendent davantage à leurs époux , que dans les
choses où la loi cesse de leur imposer l'obéissance.
III. On en a vu venir, de toute leur fortune , au secours
d'un mari de qui elles avaient beaucoup à se
plaindre.
IV . D'autres s'attacher à leur malheur, et se réconcilier
avec eux , pour les suivre dans un exil.
v. On en a vu , pour ces nobles sacrifices , briser des
liens secrets , qui leur étaient plus chers que la vie ; obtenir
sur elles-mêmes une victoire , qu'on n'aurait pu
leur offrir; et ne plus chercher le bonheur que dans
ces consolations , si pures et si douces , d'un beau devoir
fidèlement rempli qu'elles savent aussi goûter de
toute la sensibilité de leur âme.
VI . C'est surtout dans les femmes d'un ordre distingué
, que cette vertu éclate le plus , parce qu'il faut le
secours de l'éducation et la passion de l'estime publique,
pour rendre le coeur si délicat et si généreux .
VII . Les femmes ne sont si malheureuses , au déclin de
leurs charmes , qu'en oubliant que la dignité d'une mère
est destinée à remplacer la beauté d'une épouse.
VIII . L'estime du public a plusieurs degrés ; et sa sévérité
s'adoucit , suivant les situations et les personnes.
AVRIL 1817 . 57
Cette indulgence est plutôt un progrès qu'un relâchement
dans les moeurs et la morale.
Ix. La loi ne nous relève pas des imprudences qu'une
violente inquiétude pour nos amis et nos maîtresses
nous aurait faitcommettre; ainsi qu'elle le fait des pères
aux enfans , du mari àla femme , et réciproquement.
Ellene vient au secours que des affections qui sont
dans l'ordre des devoirs .
x. C'est un honneur pour ces autres sacrifices : ils
restent dans les fastes de l'amitié et de l'amour , pour
l'enchantement des âmes sensibles et la gloire de l'humanité.
x1. Voici le cas qui réclame le plus toute espèce de
protection. Voyez cette jeune victime, que l'on trompe
par le mot de devoir; que l'on consterne par celui
d'exhérédation ; que l'on épouvante par celui de malédiction;
par la nature, elle est timide; par son éducation,
elle ignorejusqu'à ses droits ; par sa situation , ellé
est placée entre deux malheurs , celui de résister et celui
d'obéir. Si , de quelque part, il ne lui vient un secours,
unappui , un refuge, où est la justice des lois et
labontédes moeurs ?
XII. Les fruits de la violence sont le poison de l'hymen.
XIII. Onse rendses malheurs bien amers , en les agravantpar
ses fautes.
XIV. Le plus beau triomphe d'une mère est de réunir
par leurs vertus des enfans divisés par leurs passions ;
et de se soumettre leurs coeurs par le charme de sa tendresse.
xv. Lorsqu'une préférence involontaire vous entraîne
vers un de vos enfans , vous avez la plus puissante des
raisons d'être encore meilleure aux autres .
58 MERCURE DE FRANCE .
XVI . Je désire pour ami le fils qui n'a jamais résisté
aux larmes de sa mère.
XVII . J'honore la jeune personne pour qui la pensée
des larmes de sa mère est une garde sur son coeur .
XVIII . Combien nous devons veiller sur les vieux ans
de celle qui passait des nuits à côté de notre berceau !
XIX. Qui doit le plus vénérer , ménager , avec une
crainte religieuse , cette vertu maternelle , qui sait
triompher de la tendresse maternelle ? le ſils , qui en est
l'objet .
xx. Malheur aux enfans qui ne savent pas honorer
dans les auteurs de leurs jours une tendresse qui se
blesse elle-même par ses refus !
XXI . La nature , violée envers les enfans , ne leur dit
plus rien en faveur des pères et mères. C'est une double
perversion .
XXII . Ne regardez pas un égarement du coeur dans
des femmes bien nées, comme un lâche oubli de leurs
principes , comme un entier abandon de leur dignité.
xxIII . Les amours , dans des rangs différens , déplacent
les coeurs , sans rapprocher les conditions.
XXIV. Avons-nous le droit de tourmenter les coeurs
lorsque nous n'avons pas le pouvoir de les changer ?
xxv . L'innocence est souvent seule contre les puissans ;
mais Dieu est avec elle ; et tôt ou tard il amène son
jour. Telle est la profonde persuasion d'une femme calomniée
et opprimée .
XXVI. Nous nous reverrons dans un meilleur
monde ! C'est là le fond de la religion pour toutes les
personnes douées de la tendresse du coeur , et par conséquent
pour les femmes ; leur ôter cette pensée serait
leur arracher le coeur .
XXVII . Otez cette pensée à la vie humaine ; et ditesmoi
ce que deviennent l'amour , l'amitié , la reconnaisAVRIL
1817 . 59
te
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S
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5
t
sance; toutes les affections domestiques , qui sontdevoirs
et bonheur; la sympathie des belles âmes; le prix des
nobles sacrifices ; le charme des pieux souvenirs ; et ce
besoindes explications, des justifications , des réparations
, avec tout ce que nous avons aimé et honoré , qui
pèsetoute la vie sur les bonnes consciences .
XXVIII . Je parcours de la pensée ceux et celles que j'ai
aimés ethonorés ; et je dis à chacun : Je vous reverrai
dans ce meilleur monde , où j'arriverai à mon tour ;
et ce sentiment m'unit encore à eux; et ce sentiment me
persuade que je ne suis pas indigne de cette destinée.
XIX. Une jeune dame était résolue à sacrifier sa passion
au désir de ses parens. Ceux- ci , se défiant d'elle ,
se mettent à persécuter son amant ; alors ce coeur généreux
s'exalte dans le sens contraire ; et elle dit : Les
miens l'oppriment ; maintenant tout pour l'amour .
xxx. Une mère , placée entre deux fils qui , ne se
connaissant pas , sont prêts à se battre, par une rivalité
d'amour , ne balance pas entre un tel malheur et la plus
cruelle des humiliations ; elle dit : Je vous le défends ,
aunom de la nature; apprenez le secret d'unefemme
coupable ; vous ne pouvez vous hair , vous êtes des
frères.
XXXI . L'amour veut qu'on s'engage si bien à lui , qu'il
n'y ait plus une résolution contraire de possible.
XXXII . Suivant leurs vues , les parens enfoncent
quelquefois dans un jeune coeur un sentiment qu'il repoussait;
et , d'après d'autres vues , ils viennent lui ordonner
de l'étouffer. C'est la barbarie dans l'inconséquence.
XXXIII. N'est-ce pas un crime dans des parens , de
compromettrela vertu d'un jeune coeur dans les rigueurs
d'un mariage sans amour , ou d'éteindre son âme en désenchantant
l'aurore de sa vie ?
Go MERCURE DE FRANCE .
1
xxxIv. Lorsqu'en aimant, vous sentez que votre
coeur ne se détache pas de la passion du bien; que le
sentiment de vos devoirs ne fléchit pas sous la victoire
de l'amour ; ne vous reprochez pas votre amour.
XXXV. Des femmes , quelquefois sans honneur , se
croient permis d'attaquer dans leur sexe , ce que peut
avoir hors des règles communes l'innocente beauté de
certaines conduites .
XXXVI. Les femmes sont plus asservies que les hommes
sous l'amour .
xxxvII . Il est souvent de leur situation de l'immoler ;
et non de leur nature de le dompter .
XXXVIII . Les hommes le croient ainsi ; et lorsqu'ils
les tiennent par la passion, ils regardent comme une
rébellion la seule pensée de s'affranchir.
XXXIX. Telle personne ne vous a souvent trahie , que
pour n'avoir pas été enchaînée par votre confiance.
XL. L'amour malheureux ne peut se plaire à luimême
, se consoler, qu'en faisant tout encore pour
l'objet aimé.
?
XLI . Les femmes d'un noble caractère épousent un
devoir , comme elles sentent une passion; et lorsqu'elles
ne peuvent les concilier, elles se décident par ce qui
frappe sur leur coeur, plutôt que par ce qui est dans
leur coeur.
XLII . Une jeune personne est innocente de l'empire
qu'elle obtient: sa séduction est dans son innocence.
XLIII . Une séduction par la naïveté et la candeur , est
la plus puissante des séductions .
HISTOIRE D'UNE FEMME CÉLÉBRE ,
TRACÉE PAR ELLE-MÊME.
XLIV. J'adoptai une nouvelle existence; je me livrai
à l'étude; j'ornai mon esprit ; je désirai ce genre de jouis-
1
AVRIL 1817 . 61
sance etde succès : àla société , je cherchai l'art d'y régner
dans celui de plaire;je joignis , à quelques grâces naturelles,
la dignité des manières , des procédés, de la conduite;
l'art des ménagemens entre les passions etles carас-
tères, au tact des convenances entre les âges, les sexes, les
rangs divers. On me crut plus aimable depuis que rien
nem'attachait plus ; j'obtins une sorte d'empire pour
remplir le vide d'un seul sentiment; et ne pouvant
être une femme heureuse , je devins unefemme célèbre.
XLV. Un jeune poëte vivait dans une bonne et honnête
maison dont on mariait la fille , ce qui déplaçait
toute la famille. Et moi, dit- il , où irai-je ? La jeune
mariée répond pour tous : Vous irez où serait allé
La Fontaine , si madame de La Sablière avait délogé.
C'est un mot de femme.
XLVI . Il y a des personnes qui se font hautes et fières
dans la crainte d'être trop bonnes , et qui , en cela , se
rendent justice, et ne se trompent pas au mal , mais au
remède.
XLVII. Riende plus aimable , surtoutdans une femme ,
qued'être près de la vanité par sa position, et d'en être
loinpar son caractère.
XLVIII. Nous avons vu , dans l'ancien régime , de
grandes dames qui refusaient , près d'elles , de très -vülgaires
honneurs , et qui accordaient leur amitié, lorsque
leur amitié était devenue un asile.
Nous avons vu des vanités bourgeoises , mais qui
n'auraient jamais dérogé en nulle occasion.
XLIX. Dans les rangs élevés, les femmes surtout ont
plutôt leurs amies au-dessous d'elles que près d'elles.
1. Les rangs pareils se repoussent. Les distances rapprochent
les belles âmes .
LI. C'est dans ces amitiés obscures et silencieuses que
des femmes du plus grand éclat ont souvent montré
62 MERCURE DE FRANCE .
qu'elles savaient aimer , et que , sûres de l'être , elles
ont éprouvé ce courage qui sait déplaire pour servir .
LII . Les femmes , dans les hauts range , sont placées
comme des médiatrices entre l'obscurité et la gloire ,
entre l'oppression et le pouvoir réparateur. Qu'on les
passionne de cet aimable emploi , et elles le rempliront ,
comme d'autres femmes s'acquittent de cette fonction
plus sublime que la religion leur confie , dans les asiles
de toutes les souffrances .
LIII . Tout est bien tendre , bien délicat dans le retour
des coeurs ; craignez de le manquer par l'impatience de
vos voeux et l'exigeance de vos empressemens .
LIV. La femme qu'une femme aimera le plus , est
celle qu'elle croyait sa rivale et qui s'est refusée à l'être.
LV. C'est une femme qui sait le mieux contenir et
dissimuler l'ivresse d'un heureux sentiment qui vient
l'assaillir . Il est là , sur son coeur , mais comme un
trésor encore scellé ; cependant douce , calme , présente
à tout ; aimable à tous , le tourment même de l'impatience
la tient en dehors d'elle jusqu'au moment où elle
pourra se plonger dans les délices mystérieuses qui
l'attendent. Alors seule , dans le silence et le repos de
la nuit , repoussant le sommeil comme un ennemi de sa
joie , son âme n'est plus que dans une seule pensée ,
qu'elle tourne et retourne au gré de son avide passion .
LVI . Il y a des sentimens cachés dans le fond du
coeur d'une femme , qui attendent une seule personne
pour recevoir une fois un épanchement .
LVII . La destinée de madame de Sévigné est aussi
singulière qu'aimable : l'un des ornemens d'une belle
époque par les agrémens de sa personne et de son esprit ,
et surtout par le charme qu'elle avait dans le coeur , et .
qui se répa lait jusque sur ses petits défauts et ses
légers ridicules , elle se donnait, sans le savoir , à la
'AVRIL 1817 . 63
postérité, lorsqu'elle ne se livrait qu'à sa fille : elle est
devenue un de nos premiers écrivains par les seules confidences
d'une vie privée, et l'un des peintres de son
siècle avec Molière et La Bruyère , puisqu'elle nous en
a conservé le ton et les couleurs dans le tableau des
élégantes sociétés où elle fut placée.
LVIII. Fut- il jamais plus de femmes ornées du goût
et de l'instruction des lettres qu'à la fin de l'ancien régime
en France? et quelles femmes eurent plus de bons
sentimens dans le coeur , súrent mieux faire les sacrifices
à leurs devoirs , eurent plus de simplicité , de décence ,
de véritables grâces dans les moeurs , le ton et les manières?
Je me plais à relever cet honneur pour l'esprit
général de cette époque ; sans doute il fut pour beaucoup
dans cet immortel héroïsme que les femmes ont
montré aux jours infâmes et lamentables de ce régime
qui s'appelait lui-même la terreur. Comment donc se
montrent-elles aujourd'hui si aliénées de cette régénération
des institutions et des lois qu'elles avaient favorisée
de tous leurs voeux ?
LIX. Ces pensées , que je recueille de quelques-uns
de mes écrits , auront peut-être le tort , à leurs yeux ,
dene pas leur offrir leurs défauts et même leurs vices.
Elles ne haïssent pas le reproche , même l'accusation ,
surtout la plainte , et veulent être montrées tout entières
: je ne puis me retenir d'observer que c'est encore
launde leursmérites, car je suis condamné à bien parler
d'elles jusqu'à la fin.
Correspondance sur les romans avec une amie de
province.
Cette fois , mon amie, j'ai à vous parler de deux ou
64 MERCURE DE FRANCE .
vrages de nos compatriotes , et je m'en réjouis ; préférer
les productions de mon pays à celles des pays étrangers ,
c'estmontrerun espritfrançais qui doit vous être agréable.
Déjàdepuis long - tempsje m'affligeais queles insatiables
amateurs de romans , ne trouvant pas le sol natal assez
fertile , fussent forcés d'avoir recours à nos voisins.
N'avons -nous pas , me disais-je , plus d'imagination que
les Anglais , plus de naturel véritable que les Allemands ?
Ne savons-nous pas éviter les minutieuses répétitions
des uns , l'emphase et la niaiserie des autres ? En un
mot, ne sommes-nous pas cités comme ceux qui , dans
tous les genres , savent le mieux faire un livre ? Pourquoi
donc quelques hommes d'esprit n'auraient-ils pas
le bon esprit de quitter un moment la politique pour
nous donner un de ces romans à la manière de Fielding ,
de Cervantes ou de notre Lesage; un de ces romans
qui font époque , soit par une peinture exacte de moeurs
et de caractères , soit par des aperçus neufs , des observations
ingénieuses , soit par la force et l'élégance du
style , soit enfin par la réunion de toutes ses qualités si
rares ? Pourquoi , depuis la mort de madame Cotin ,
n'avons-nous plus que deux femmes dont on puisse
citer , en ce genre comme en beaucoup d'autres, le rare
et fécond talent ?
Pour imposer silence à mes réflexions, l'aimable auteur
des Suites d'un Bal masqué, madame de B***,
vient de faire paraîtreAuguste et Frédéric (1 ) , roman
plein d'esprit , de grâce et de charme. La scène est en
Allemagne ; deux jeunes gens , orphelins et cousins ,
sont élevés par une vieille parente qui , en mourant ,
(1) Deux vol. in-12. Prix : 5 ft . A Paris , chez H. Nicolle , à la
librairie stéréotype , rue de Seine , n. 12 , et au cabinet litteraite de
P. Mongie l'aîné y boulevard Poissonnière , n. 18.
AVRIL 1817 . 65
leur laisse son bien et leur fait promettre à tous de
de prendre un état. Frédéric , tourmenté par l'ambitio
veut absolument tâter des grandeurs , et devient 11-
nistre d'un prince allemand. Auguste , ami du calmeet
de la retraite , cède sa fortune à son cousin , ne se re
serve que le stricte nécessaire , et se livrant à son goût
pour l'étude , aspire à se faire un nom dans la carrière
des lettres. Eh quoi ! lui dit Frédéric, tu veux te faire
auteur ?
<<Oui , répond Auguste , j'aspire à me ranger dans
>> cette classe d'hommes qui consacrent leur temps à la
> recherche des vérités utiles ; qui écrivent, non pour
>>obtenir un succès éphémère , mais pour le bonheur
>>>de leurs semblables ; qui sont trop payés de leurs tra-
>> vaux s'ils ont remplacé un préjugé par une idéé
>>juste , et s'ils ont aidé , en un mot , au perfectionne-
>> ment de l'humanité. >>>
Auguste fait paraître son ouvrage sans nomd'auteur ,
ét recueille les éloges les plus flatteurs , car ils ne sont
pas mendiés. Encouragé par ce premier succès , il se
livre à denouveaux travaux , et demeure étranger à tout
esprit de parti : on ne le voit point, cédant aux sollicitations
des journalistes , vendre son talent au dernier et
plus cher enchérisseur ; modeste comme le sont tous les
vrais talens', il ignore l'envie , méprise la satire et n'aspire
qu'a la gloire.
Je
ne saurais vous dire , mon amie , combien le portraitd'Auguste
m'a intéressée; il me représente l'homme
de lettres tel que mon imagination aime à se le figurer ,
impartial , vertueux , noble et désintéressé , tel qu'on
devrait les voir tous , et tel que nous en connaissons .
Auguste et Frédéric s'aiment avec une tendresse aussi
vive que délicate; tous deux deviennent amoureux de
la mème femme ; et Auguste , toujours généreux , re
5
66 MERCURE DE FRANCE .
once à son amour , et s'éloigne après avoir fait promettre
à son ami qu'il épousera le séduisant objet qu'il
luppède. Rien de plus touchant , de plus noble, de plus
aimable que le combat qui s'élève entre ces deux intéressans
jeunes gens . Certainement , l'auteur qui sait aussi
bien peindre la force et la douceur de l'amitié , est
digne d'en connaître le charme et de le faire éprouver.
Ne vous affligez pas sur le sort du bon Auguste ; son
sacrifice trouve sa récompense dans l'amour qu'il inspire
à Charlotte , jeune personne dont le caractère et
les sentimens sont tracés avec une simplicité , une grâce
parfaite et un naturel exquis . Charlotte est vraiment
adorable; et , dans son coeur innocent et pur , l'amour
se montre tel qu'il doit être , tel qu'il est en effet , une
vertu . Frédéric , au contraire , éprouve le danger de
donner son coeur à une coquette : son Amélie , qui
l'avait préféré , parce qu'il était ministre , se laisse séduire
par un de ces hommes frivoles qui se font une
étude de l'art de tromper , et qui ensuite l'abandonne
pour une nouvelle conquête. Déguisée en homme , elle
le poursuit sur la grande route : l'infidèle amant se
croyant attaqué par des voleurs , lui tire un coup de
pistolet , et la malheureuse Amélie meurt de la main de
celui qui l'a rendue coupable. Peut-être cette fin trop
romanesque dépare-t-elle un peu l'ouvrage de madame
B*** qui , jusque là , n'offre que des tableaux vrais et de
simples ; mais l'ensemble de ce roman est si joli , les détails
sont si agréables , le dialogue si piquant, qu'on n'a
pas le courage de lui faire un reproche .
Le ministre Frédéric , victime des intrigues trop fréquentes
dans les cours , est injustement accusé et perd
sa place. Auguste demande au souverain la permission
de défendre son ami : il le justifie si complétement qu'on
offre à Frédéric de reprendre son poste épineux ; mais
AVRIL 1817 . 67
il renonce à la manie des grandeurs , et les deux amis ,
près de Charlotte et de sa mère , sentent plus vivement ,
chaque jour , que le vrai bonheur ne se trouve qu'au
seinde la retraite et de l'amitié.
Madame de B*** nous dit, dans sa préface , qu'elle n'a
jusqu'ici travaillé que pour le théâtre , et que ce roman
est son coupd'essai ; puisse le succès qu'il obtient généralement
l'engager àcontinuer , et lui persuader qu'après
avoir reçu les applaudissemens d'un nombreux parterte ,
il est doux de recevoir les éloges de nombreux lecteurs !
Le monde et la Retraite , ou Correspondance de
deux jeunes amies (1 ) . Tel est le titre du roman de
M. A. -D...... , auteur des Douceurs de la vie .
Ces messieurs se déclarent siouvertement nos maîtres ,'
que nous avons bien le droit , lorsqu'ils se livrent à un
genre de travail depuis long- temps devenu le domaine
des femmes , d'exiger d'eux la supériorité que nous leur
accordons sur tant d'autres points : ils conviennent
eux-mêmes que nous avons un goût plus délicat , un
tact plus sûr , un sentiment exquis des convenances ; que
le coeur n'a point de secret pour nous : qu'ils nous permettent
donc d'examiner si toutes ces qualités se retrouvent
dans leurs productions, et sur-tout qu'ils ne se
fachent point de nos critiques , qui ne peuvent jamais
étre dictées par un sentiment de jalousie .
Ce petit préambule vous prouve , mon amie , que je
trouve des défauts dans l'ouvrage : je ne les releverais
point, si l'auteur n'était pas un homme d'esprit ; je me
bornerais à vous indiquer le titre de son livre , ou plutôt
(1) Deux vol. in-12 . Prix : 4 fr. Chez Pélicier , Palais-Royal , galerie
desOffices ; au cabinet littéraire de P. Mongie l'aîné , boulevard Poissumière,
n. 18 ; et chez l'éditeur , rue de Verneuil , n . 17 .
5.
68 MERCURE DE FRANCE .
je ne vous en parlerais pas du tout ; car louer sans restriction
, c'est rendre un mauvais service aux auteurs ;
pour mon compte, je prie mes amis de vouloir bien assaisonner
leurs éloges d'un peu de critique: celle-ci fait
présumer que les autres sont mérités .
En méditant mieux ses plans , en les développant
davantage , en cherchant moins à donner de l'originalité
à son style par un choix singulier d'expressions ,
M. A. - D...... fera, j'en suis certaine , de très -bonnes
choses , et je ne vois point d'inconvénient à vous dire
franchement ce que je pense du Monde et de la Retraite .
Premièrement , le contraste ne me paraît pas assez marqué
, et le but de l'ouvrage n'est pas atteint , àmoins que
l'auteur n'ait voulu prouver que le monde est préférable
à la retraite , et je ne crois pas que telle ait été son intention
; car Elisa , ruinée , retirée dans un village avec sa
tante , éprouve tant de contrariétés , de persécutions et
de dégoût de la vie , qu'elle se fait religieuse : tout va
bien jusque là ; mais Elisa se trouve encore plus mal
dans sa retraite ; heureusement elle n'a fait que des
voeux temporaires ; plus heureusement encore une occasion
se présente de rentrer dans le monde , et la pauvre
religieuse ne la laisse pas échapper .
Olivia , restée à Paris , dit bien qu'elle s'y ennuie un
peu; mais n'en va pas moins tous les jours aux bals , aux
spectacles , aux concerts , et nul événement fâcheux ne
lui arrive ; elle est toujours de la même gaîté , et , quoi
qu'elle en dise , paraît fort contente de sa situation . Par
le fait , l'auteur plaide pour le monde. J'observe en passant
qu'il ne fallait peut-être pas opposer le couvent à
Paris , et qu'il est plus d'un genre de retraite .
Le plan de cet ouvrage prêtait à de grands développemens
, à des événemens fort intéressans ; l'auteur n'a
fait qu'une ébauche , mais une ébauche dans laquelle il
AVRIL 1817 . 69
se trouve de jolis détails ; par exemple , le caractère d'un
jeune missionnaire , parfaitement bien conçu , est peint
avec charme ; mais on voit trop peu ce vertueux et sensible
jeune homme dont l'auteur pouvait tirer un si
heureux parti.
Reprocher à un ouvrage d'être trop court , c'est en
faire certainement l'éloge. Vous lirez celui-ci , mon amie;
vous y trouverez des observations justes , des pensées
fines , de nobles sentimens , et vous ferez comme moi
des voeux pour que l'auteur , en travaillant moins vite
nous prépare de plus longs plaisirs ; j'en aurais un bien
réel à faire comme autrefois mes lectures avec vous ;
mais , à mon grand regret , vous préférez le calme de vos
champs au fracas de Paris .
,
Apropos de Paris , il faut que je vous recommande
un ouvrage qui vient de paraître , quoiqu'il m'ait presque
donné de la colère contre moi-même. J'habite la capitale
depuis vingt ans , j'ai visité plus d'une fois les
délicieuses campagnes qui l'environnent , je croyais connaître
à peu près tout ce qui mérite d'être vu ; point du
tout , voilà que M. P... St.-A ..... , avec son dictionnaire
historique, topographique et militaire (1 ) , m'apprend
d'abord que je n'en connais pas la vingtième partie;
heureusement qu'il m'apprend aussi ce qui me reste
à connaître , et qu'en le prenant pour guide je ne cours
pas le risque de laisser échapper le plus petit hameau
dans mes excursions .
(1) Dictionnaire historique , topographique et militaire de tous les
environs de Paris , contenant , l'historique de toutes les villes , villages ,
bourgs , hameaux , maisons de campagne , et l'indication des manufactures
et usines , la liste des minéraux et plantes propres à chaque lien
Pétymologie des noms , etc. , etc., etc.; par M. P. S.-A. Un fort volame
in-12. Prix: 7 fr. 50 c. Chez Pauckoucke, édit.; chez les marchands
de nouveautés ; et au cabinet littéraire de P. Mongie l'aîné , boulevard
Poissonnière, n. 18.
:
70
MERCURE DE FRANCE .
Dans un premier mouvement de sotte vanité , je
croyais cet ouvrage seulement utile à des étrangers ,
mais ce qui m'arrive m'a fait penser que nos chers compatriotes
le liraient avec fruit.
L'auteur ne s'est pas borné à la simple nomenclature
des villes , villages , bourgs et hameaux; il donne ,
quand l'occasion s'en présente , des détails historiques ,
il rapporte des anecdotes locales , des faits curieux , il
cite le nom des personnages célèbres qui ont habité les
environs de Paris , et cette partie de son travail ajoute
quelqu'agrément et presque de l'intérêt à la lecture de
son ouvrage , lorsque le voyageur curieux parcourt les
sites que décrit l'auteur : en effet , les souvenirs historiques
répandent toujours un nouveau charme sur les
pays qui en furent le théâtre.
Il a donné une attention particulière aux événemens
militaires ; non -seulement on trouve dans son recueil les
faits d'armes qui ont eu lieu pendant les campagnes de
1814 et de 1815 ; mais ceux dont l'histoire de la monarchie
française a conservé le souvenir , et j'ai remarqué
avec plaisir qu'en rendant justice a la valeur française ,
soit qu'elle ait été heureuse ou malheureuse , il s'est acquitté
d'un devoir sacré pour tous les coeurs auxquels la
gloire nationale est encore chère. Il est assez bizarre ,
assez fâcheux que ce soit la le sujet d'une remarque ,
d'un éloge ; mais puisqu'il existe des Français qui ne
perdent pas une occasion de dénigrer la France , et surtout
les braves soldats qui ont versé leur sang pour la
défendre , il faut remercier et louer ceux qui rendent
hommage à la vérité .
A l'ouvrage de M. P. St. -A... est jointe une jolie carte
exécutée avec soin , précision et clarté , par M. Guillot ,
ingénieur-géographe , et qui , toute petite qu'elle est ,
contient jusqu'à l'indication des maisons de campagnes,
AVRIL 1817 . 71
pares, usines et manufactures : à la fin de chaque article
du recueil, il se trouve des numéros correspondans à la
situation , sur la carte , du lieu dont on vient de lire la
description.
L'auteur n'a pas borné là son travail ; il a donné des
détails géologiques appartenans aux diverseslocalités, et
la liste botanique des plantes qui croissent plus particulièrement
dans chacun des endroits principaux mentionnés
; enfin , il termine son avertissement de cette
maniere : << Puisse notre Dictionnaire faire aimer , faire
>>admirer notre belle patrie, et sur-tout prouver aux
>> Français qui le liront , que la France est le pays le
>>plus admirable de l'Europe.... ! >>
Voilà qui donne tout de suite bonne opinion d'un
anteur et de son ouvrage. Vous qui partagez mes sentimens,
ou plutôt ma passion pour notre patrie , vous
allez , j'en suis sûre , me prier de vous envoyer le Dictionnaire
de M. P. St. -A..... Parlez , je ne vous le ferai
pas attendre. Z.
CORRESPONDANCE.
A l'éditeur du Mercure.
Paris , le 25 mars 1817 .
MONSIEUR ,
Je suis étranger ( comme vous pourrez fort bien
vous en apercevoir enlisant malettre), ce qui n'empêche
pas queje ne sois ici le correspondant littéraire de mon
gouvernement , lequel me charge de lui faire connaître
tous les ouvrages de quelque intérêt qui sortent des
presses françaises : cette tâche , monsieur , est beaucoup
plus pénible que je ne le croyais , et m'expose à rece
72 MERCURE DE FRANCE .
voir des reproches dont vos journaux sont en partie la
cause . Dans l'impossibilité où je suis de lire tout ce
qu'on écrit , je suis obligé de m'en fier quelquefois au
compte que les feuilles publiques en rendent , et Dieu
sait de quelles sottises elles me rendent l'organe ! Par
exemple , il y a quelques mois que je fis passer à mon
royal correspondant une brochure de M. Bergasse ( 1 ) ,
dont je dois avouer que je n'avais pas lu une seule
ligne: voici comment on m'accuse réception de cet
envoi.
« Le pamphlet que vous m'adressez ne se recommande
que par le nom auguste qui en décore la dédicace
; je n'aime point cette légèreté impertinente avec
laquelle on pretend traiter en cent pages des sujets sur
lesquels les Aristote , les Cicéron , les Polybę , les Machiavel
, les Montesquieu , les Necker , ont consumé
leur vie. Je n'aime pas ce discoureur qui vient nous
jeter à la tête une grele de questions abruptes , qu'aucun
homme de sens ne s'avisera jamais de proposer de ce ton
de gendarme.
« Je vous défie de me montrer, dans ce pamphlet ,
un seul point qui n'ait été incomparablement mieux
traité par les grands hommes que je vous citais tout
à l'heure : or donc ( pour me servir d'un mot que
j'emprunte à l'auteur lui - même) à quoibon Ilias post
Homerum ? Pourquoi réfaire , pourquoi redire ce qui
est fait , ce qui est dit, beaucoup mieux? On ne saurait
être trop sévère à l'égard de pareilles productions
(et celle-ci est loin d'être une des plus mauvaises ) ,
car elles nous font perdre un bien inappréciable , le
temps , qui ne manque à tous nos projets que parce que
nous l'employons à toutes nos fantaisies .
>> Au lieu d'errer dans le vague où ces gens-là nous
promènent , si nous nous contentions de relire ce que
nous avons lu à l'école sans le comprendre , nous serions
tout surpris des découvertes que nous ferions ; c'est en
étudiant ce qui est ancien que l'on peut encore apprendre
quelque chose de neuf.
>> Le style de cet ouvrage a beaucoup de défauts ; j'aiété
choqué sur-tout de l'impropriété des termes . Je compose
(1) Essai sur la loi , la souveraineté et la liberté de la presse .
Dédié à l'empereur de Russie. Broch. in-8°. Chez Patris , tue de la
Colombe ,n. 4.
AVRIL 1817 . 73
les assemblées , dit l'auteur ; un écrivain ne compose
rien que son livre , et cet air magistral , quelque usité
qu'il soit ne prouve que l'immense distance où se
trouve un semblable législateur du sage qui disait au
terme de sa vie : « Tout ce que je sais , c'est que je ne
sais rien.>>
>>An demeurant, toutes ces formes de catéchismes politiques
sont véritablement plaisantes ; fout y est clair .
apodictique , incontestable ; de quoi s'agit-il , en effet ?
de nous prouver que le fleuve des siècles peut être contenudans
un sablier ; comment renier une vérité si palpable
? ..... »
De grâce , messieurs du Mercure , justifiez la confiance
que je veux mettre dorénavant en vous , et quand
je louerai un livre sur votre parole , faites en sorte que
je puisse au moins citer mon autorité.
AMessieurs du Mercure .
MESSIEURS ,
Μ.
Saint-P .... , 6 mars 1817 .
Il vous paraîtra surprenant qu'un pauvre notaire de
village, comme moi , se permette d'écrire à des hommes
de science et de littérature comme vous autres . Vous
me lirez ou vous ne me lirez pas , c'est votre affaire ;
toujours est- il certain que je crois remplir un devoir en
vous écrivant. Je suis causeur, j'ai beaucoup de choses à
vous dire , et j'éprouve depuis long- temps le besoin de
mettre le publicdans ma confidence .
Parmi les fantaisies tant soit peu tyranniques de certain
homme , puis après de certaines gens , vous savez
qu'ils ont eu celle de rendre la France muette , afin de
n'en pas être contredit; l'épreuve ne laissait pas que
d'ètre rude , car Dieu sait si les Français sont babillards
de leur nature ! Pour ma part , j'en souffrais plus qu'un
autre , et je furetais dans chaque gazette pour y découvrir
le terme de l'embargo mis sur les langues françaisés ;
enfin (grâces en soient rendues au Roi et à la Charte) ,
l'oeuvre du silence est brisée en partie ; je puis déjà
parler raison , je me contente de cette liberté là , et
je veux en user avec votre permission .
74 MERCURE DE FRANCE .
Pourl'obtenir , je commencerai par vous louer. C'est
unproverbe chez nous , qu'il est bon de gratter l'épaule
des gens dout on veut capter l'oreille . Vous saurez donc
que votre Mercure, que je lis souvent chez madame la
marquise , me fait toujours un nouveau plaisir. Vous ne
prenez fait et cause pour aucune cotterie ; la Patrie , le
Roi , la Charte', voilà votre religion politique ; vous ne
voyez rien en-deçà , rien au-delà ; vous paraissez avoir
pris pour devise , in medio stat virtus : que Dieu récompense
votre modération ! qu'il vous récompense aussi de
quelques bons vers que nous voyons reparaître de tems
àautre dans le seul journal littéraire qui reste à la
France !
Pour en revenir à mes confidences de coeur , je vous
dirai qu'il est tout plein de madame la marquise : qu'elle
est bonne , qu'elle a d'esprit cette brave dame ! Elle accueille
tout le monde sans distinction humiliante , et moi ,
pauvre garde-note de village , avec mon habit gris et
mon chapeau râpé , je suis chez elle tout aussi bien
traité qu'un prince.
Dans ces derniers temps sur-tout , madame la marquise
a redoublé d'amitié pour moi , parce que je suis
royaliste à sa manière (qui n'est pas celle de quelques
vienx messieurs du château). J'aime le Roi comme j'aime
monpays , sans intéret , sans restriction mentale : je ne
lui demande ni titre , ni emploi , pas meme une petite
pension , dont j'aurais pourtant grand besoin pour m'aider
à élever mes six enfans : c'est que tout en faisantmon
compte , je fais aussi celui du Roi , et , qu'à tout prendre
, je vois que je suis encore plus riche que lui : pour
moi , chaque jour suffit à sa dépense , et quelques
pauvres avec qui je partage le morceau de pain qui
me reste après avoir nourri ma famille , me savent
gré du moins du peu que je leur donne : chez le Roi , il
n'en va pas ainsi ; ce n'est pas seulement la foule des
pauvres qui mendie à sa porte : la troupe dorée des
riches y vient aussi tendre la main pleine. Au lieu
d'argent , pourquoi le ministre des finances ne donnet-
il pas à ces demandeurs le tarif des besoins de l'Etat? En
apprenant à connaitre les charges publiques , peut-être
auraient-ils honte de leur avidité : c'est du moins ce
1
AVRIL 1817 . 75
que dit M. le curé , que j'aime , après madame la marquise
, plus que personne de la paroisse .
Ah ! qu'il fait bon nous entendre raisonner tous les
trois sur la loi du 5 septembre , que M. le curé appelle
la clefde la voûte constitutionnelle .
Oùje suis vraiment éloquent , c'est quand il s'agit des
délateurs ! n'ont-ils pas osé m'entreprendre , moi , notaire
royal , probe et chrétien ; moi , honoré de la confiance
de madame la marquise et de M. le curé , auprès
desquels j'ai fort heureusement trouvé un refuge impénétrable?
Cette attaque m'est venue d'un honnète confrère
qui prétend que je lui enlève la clientelle que sa
mauvaise réputation lui fait perdre : il a trouvé le moyen
de s'emparer du peu d'esprit d'un comte de Valerhois ,
noble de la plus fraîche date , amoureux de sa noblesse
comme un nouveau marié de sa femme : vous n'imagineriez
pas toutes les inepties , toutes les noirceurs , toutes
les sottises qu'ils ont faites de compagnie .... Je pourrais
vous en donner la liste ; mais justice est faite de ce
couple malfaisant , et je pardonne bien plus volontiers le
mal que l'on a fait , que celui que l'on peut faire , etc.
Nota. Nous supprimons à regret une requête que le
bonnotaire a jointe à salettre , et que M. le curé et madame
lamarquise ont apostillée , de la manière la plus favorable
: une pièce de cette nature aurait besoin d'un
trop long commentaire .
A l'éditeur du Mercure .
Paris , 9 mars 1817 .
Dussiez-vous , Monsieur , m'appeler un pédant , je
n'aime point les gens qui font des inscriptions sans
savoir écrire , et je partage volontiers l'humeur que
donne au rédacteur d'une certaine petite Chronique ,
les solécismes dont fourmille l'inscription qu'il examine ;
mais ce que j'aime encore moins , c'est qu'en critiquant
les autres , on tombe soi-même dans des ſautes plus
graves que celles qu'on leur reproche .
Par exemple , quand on disserte magistralement sur
l'hippocrène , il ne faudrait pas écrire HYPOCRÈNE qui
veut dire sous - source , au lieu d'HIPPO - CRÈNE qui
76 MERCURE DE FRANCE .
signifie cheval-source, c'est-à-dire , comme chacun doit
le savoir , source qu'a fait jaillir Pégase .
Vingt lignes plus haut , dans la mème colonne du
même journal , je lis polymatique , au lieu de polymathique
qui vient de mathésis , doctrine .
Du reste , l'Académie elle-même n'est pas beaucoup
plus savante . Voyez plutôt son Dictionnaire, aux articles
HIP et HYP.
Je vous salue , M.
Paris , le 14 mars 1817.
FRÈRE ERMITE DE LA GUYANE ,
Je viens de vous surprendre à Mont-de-Marsan (1 ) ,
où je lisais sur votre épaule ce que vous venez d'imprimer
sur les habitans des Pignadas et du Marensin .
Je vous demande un petit errata . Enparlantdes Landes ,
vous y généralisez des défauts qui n'appartiennent qu'à
une portion de ce département , et qui ne peuvent
s'adresser ni aux tarbillions de Dax , ni aux citoyens
de Mugron , capitale de la Chalosse , ni aux vignerons
du canton de Montfort. 1º . Il est rare de voir un homme
pris de vindans ce pays du vin. 2°. Quand vous aurez
observé cette partie noble du département , vous verrez
que le reproche de jalousie n'y est pas plus fondé qu'à
Florence , à Séville et à Brive-la-Gaillarde. Sur le troisième
chef , il est vrai qu'il y a à Dax , dans les petites
villes et campagnes de la Chalosse , des milliers de fabriques
de sottises et de crédulité ; mais les vieilles
femmes , à la vérité , plus nombreuses là qu'ailleurs , en
font la plus forte consommation. Il est encore vrai
que les poids et mesures , dans les marchés , y sont
les mêmes que du temps du bon Henri IV. de rafraîchissante
mémoire , ce qui facilite la disette , l'accaparement
et les friponneries ; mais , cher ermite , ces
abus etbeaucoup d'autres ne viennent pas de la faute des
administrés humbles et patiens plus que partout ailleurs .
Vous dites encore , très-aimable ermite , que la malpropreté
est une manière d'étre héréditaire et naturelle
dans ce département. Je vous passe cette généralisation ,
auenda que j'iguore si vous avez poursuivi votre tour
(1) Voyez Mercure, numéro to , pag. 452.
AVRIL 1817 . 77
en Chalosse. Quand vous y serez , vous saurez qu'on y
est propre , plus propre que dans toutes les campagnes de
France... On se lave et on donne à laver aux convives
avant le repas : et le lavement des pieds , en famille , se
fait tous les soirs avant de se coucher . L'habitude d'aller
nu - pieds y est générale , ce qui donne beaucoup
d'adresse esse , de souplesse et de vitesse de marche aux
Chalossiens : ils montent aux arbres comme des écureuils.
Dans votre nomenclature , vous avez oublié M. Thor ,
médecin statistique , qui a aussi analysé toutes les eaux
médicinales du département ; le général Dargoubet ,
brave entre les braves .
P. S. N'oubliez pas les enfans qui se font par l'intercession
de N. D. de Buglose.
Je vous salue ; portas bous plas.
Β.....
membre du conseil-général
de la commune de P..
POLITIQUE.
INTÉRIEUR.
DES CHAMBRES .
(Article XIII . )
Continuation et fin du budget.
Dans la discussion relative àl'aliénation des bois dę
l'Etat , les adversaires du budget se sont appuyés d'un
raisonnement que je me crois d'autant plus obligé de
réfuter , que j'ai paru adopter une opinion à peu près
semblable , dans un des premiers numéros de ce journal.
Ils ont prétendu que l'indépendance du clergé ne
pouvait être assurée que si on lui accordait des propri
lés foncières . J'avais moi-même été d'avis , lors de l'examen
de la loi sur les dotations ecclésiastiques , de donner
$8 MERCURE DE FRANCE.
des propriétés de ce genre , non pas au clergé, proprement
dit , mais aux ministres de tous les cultes . Mais
j'avais eu soin d'ajouter que mon opinion n'était qu'une
partie d'un système général , dont toutes les branches ,
liées entre elles , ne pouvaient subsister l'une sans
l'autre . Ce système repose sur ce premier principe que
la religion est un sentiment individuel , indépendant
de toute autorité étrangère à l'individu ; que chaque
citoyen peut professer le culte qu'il préfère ; que plusieurs
citoyens peuvent se réunir en tout temps pour la
célébration de leur culte ; que les communes ont le
meme droit que les citoyens ; qu'aucune religion ne
peut être, soit dominante , soit privilégiée; qu'il appartient
aux sectateurs de chaque culte de déterminer
comment ils en salarieront les ministres ; et ce n'est
qu'en conséquence de l'adoption de ce premier principe
, que je dis que peut-être alors il serait bon que
ces citoyens ou ces communes convertissent ces salaires
en propriétés territoriales , dont les ministres de la religion
auraient l'usufruit , et l'association religieuse la disposition
à chaque vacance; de la sorte , on épargnerait à
cesministres la nécessité de solliciter de chaque fidèle une
rétribution qui ressemble trop à une aumône , et qui
parait , à une portion de ceux qui la paient , une privation
qu'ils s'imposent, ou qu'ils font supporter à leurs
familles . Mais cette opinion , que je crois conforme
aux maximes de la tolérance , là où il y a égalité parfaite
entre des sectes que l'autorité laisse indépendantes
, n'est point applicable là où une religion de
l'Etat existe , où un certain nombre de sectes seulement
est toléré , et où , par conséquent , les propriétés assurées
aux ministres des cultes ne le seraient pas à ceux
de tous , mais d'un seul. Dès que vous créez une hiérarchie
ecclésiastique , dès que les prètres sont autre
chose que des hommes égaux entre eux , et choisis par
les croyans d'une communion pour être tour-à-tour
leurs consolateurs et leurs organes , vous sortez de mon
hypothèse , et des lors l'attribution de propriétés foncieres
à un clergé revétu de priviléges , n'a plus que
des inconvéniens .
D'abord , comme je l'ai dit dans une lettre destinée
à développer mon opinion , il s'établit entre le clergé
propriétaire , et les ministres des autres cultes , qui
AVRIL 1817 , 79
n'ont pas de propriétés , une inégalité contraire à la tolérance
et à la justice. En second lieu , les propriétés
que l'on donne au clergé qu'on se propose de favoriser,
lui deviennent funestes. Elles le mettent en guerre ,
pour des intérêts terrestres , avec ceux mêmes qu'il a la
mission d'éclairer et de secourir. Les prétres ne sont
plus des guides choisis librement , par l'affection et par
la confiance , et vivant du produit du champ modeste
et de l'humble presbytère dont l'usufruit leur est accordé.
Ce sont des possesseurs temporels , qui ont à défendre
leurs possessions , par des moyens temporels ,
contre tout envahissement , toute prétention et toute
atteinte . De là des procès , des poursuites judiciaires ,
des plaidoyers , des accusations réciproques de fraude
et d'avidité , des sentences , des amendes , des emprisonnemens
, des confiscations . Comment concilier ces
choses avec le caractère de désintéressement et de bienfaisance
qui doit appartenir aux interprètes d'un Dieu
de paix et de charité? Et remarquez que , dans la question
particulière qui nous suggère ces considérations
générales , les inconvéniens , inséparables des propriétés
ecclésiastiques , d'après le système actuel , s'agraveraient
encore , par le genre des biens que le clergé réclame.
Ces biens , consistans en forêts , donnent lieu ,
plus qu'acune autre espèce de propriété , à des délits
dont la nature paraît excusable , et dont la poursuite
est toujours odieuse ; je veux dire ces délits dont le
pauvre se rend coupable pour se garantir des rigueurs
du froid, en dérobant quelques branches de bois mort ,
ou pour nourrir sa famille , en se procurant par une
chasse illicite quelque misérable pièce de gibier. Que
de paysans jetés dans les cachots ou envoyés aux galères
, sous l'ancien régime , pour dégâts semblables
commis dans les forêts qui appartenaient à une abbaye
ouà un évêque ! Certes , ce n'est pas en rouvrant cette
source intarissable d'iniquités morales , de persécutions
et de mécontentemens , qu'on rattachera la masse du
peuple à la religion. L'indépendance de ses ministres
lui est nécessaire : mais on ne la rendra pas vénérable ,
on ne fera pas chérir ses organes , en leur attribuant
des propriétés qui les constituent en hostilité avec l'indigence
, les transforment en dénonciateurs et en accusateurs
implacables , et remplissent les arrêts des tribu80
MERCURE DE FRANCE .
))
naux de noms qui ne devraient rappeler que des secours
spirituels et des exhortations religieuses . Aussi quel
fruit a de tout temps retiré le clergé lui même des propriétés
qu'il a possédées? Ses biens , en Angleterre et en
Allemagne, ont amené la réforme de Luther . Ses biens ,
en France , out favorisé l'esprit révolutionnaire , en lui
offrant un appât puissant et un prétexte plausible . Partout
c'est vers l'église pauvre que le sentiment s'est dirigé. La
croixnue et sans ornemens a triomphé des autels étincelans
d'or et de pierreries. Le méthodisme indigent et
austère fait chaque jour des conquêtes sur l'opulent épiscopat.
Et parmi nous , en 1789 , les curés bornés à un
étroit nécessaire , supplantaient , dans l'affection dupeuple
, les bénéficiers et les évêques .
,
Je n'examinerai point en détail la question relative
au droit de propriété que l'on revendique pour l'ancien
clergé. Les défenseurs du budget ont observé , avec
toute raison , que dans le temps méme où le clergé était
un corps politique et le premier ordre de l'Etat ,jamais
une communauté religieuse n'a prétendu succéder de
droit aux communautés supprimées . « Lorsque les jé-
>>> suites cessèrent d'exister a dit M. de Barante , il
>> parut convenable d'affecter leurs propriétés à une
>> destination analogue ; mais ce fut par des actes du
gouvernement que se firent ces affectations nouvelles ;
» et nous n'avons pas ouï dire que l'Oratoire se soit mis,
>> de plein droit , en possession du domaine des jé-
>> suites . Lorsque , plus tard , l'ordre des célestins fut
>> dissous , nous n'avons point vu que les autres corps
>> religieux aient déclaré que ces biens vacans leur ap-
>> partinssent. Plusieurs furent vendus , et non point
>> attribués à des établissemens ecclésiastiques ; il n'y
>> ent point une réclamation. Et, maintenant, qui pourrait
faire valoir des droits sur les biens vacans dévo-
>> lus au domaine de l'Etat ? Est-ce le clergé ? Mais il
>> n'a jamais existé , il n'existe point , comme corpora-
>> tion possédant solidairement .... Restituer, est-ce don-
« ner le domaine d'un propriétaire qui n'existe plus , à
>> un propriétaire qui n'existe pas ? Ce serait une nou-
>> velle et singulière acception . »
Acette réponse fondée sur les faits , M. Beugnot a
ajouté une observation fine et ingénieuse . « On conçoit
>> dificilement , a-t-il dit , que la religion , c'est-à-dire
AVRIL 1817 . 81
1
*un rapport intellectuel de l'homme à la divinité,
>>puisse posséder des biens , et par quel secret on peut
> personnifier , je dirais volontiers matérialiser un tel
>rapport , au point de le rendre capable d'acquérir ou
› de posséder quelque chose .>>>
Au reste , quelque opinion qu'on ait sur le passé,
cette opinion ne saurait rien changer à l'état pré
sent. Une grande révolution a eu lieu; toutes les
existences , antérieures à cette révolution , ont été
changées. La noblesse , la magistrature , la royauté
même out subi sa loi . Personne n'a conservé ses propriétés
ni ses droits au même titre . Le clergé , loin de
faire exception , a été plus atteint que toutes les autres
branches de l'ordre politique. Il a cessé d'étre , et le
clergé actuel , création nouvelle d'un nouvel ordre de
choses , n'est ni l'image ni l'héritier de l'ancien.
Considérée enfin sous le seul point de vue qui soit
applicable à l'état présent des lumières , et propre à faire
impression sur les esprits éclairés , la question de l'alié
nation des bois se résout de même en faveur de la détermination
de l'assemblée. On n'exigera pas , je le
pense, que je réfute sérieusement l'orateur qui , au sein
de la civilisation , nous a présenté les forêts comme le
berceau des peuples , les forteresses de la nature , un
refuge contre les maux de la guerre , et un asile en cas
d'invasion ; oubliant , d'une part , que ces peuples réfugiés
dans les forêts , et livrant leurs plaines à l'ennemi ,
pourraient bien mourir de faim derrière ces boulevards
naturels , tandis que l'étranger recueillerait en paix les
productions de la portion cultivée du territoire ;; et oubliant,
d'une autre part , que si les trois quarts de nos
départemens ont perdu les forteresses de la nature , il
faut s'en prendre aux ordres religieux qui ont défriché ,
en grande partie, le sol de la France , opération pour
laquelle le même orateur les a comblés d'ologes dans
d'autres écrits et en d'autres circonstances . Il ne s'attendait
pas alors à devenir l'accusateur véhément de
ceux dont il était l'éloquent apologiste : je dis leur accusateur
; car jamais acte d'accusation ne fut mieux
rédigé et plus péremptoire. Ce sont eux , s'il faut l'en
croire , eux qui , les premiers , ont disposé du fonds
qui appartient à toutes les générations , du bien qui a
3
6
82 MERCURE DE FRANCE .
été transmis à l'homme pour le transmettre , etqui està
lafois du domaine public et du domaine particulier. Ce
sont eux qui ont enlevé à l'homme ce que le Créateur
lui avait donné , ce que la patrie seule a droit de ravir au
coupable qu'elle condamne. Ce sont eux qui ont fait à
la France le plus grand mal que l'on puisse faire à un
peuple , qui est de le priver de sesforêts . Ce sont eux
qui lui ont inflige cette note d'infamie que des institutions
féodales infligeaient au noble félon .
Qui l'eût dit que ces inculpations contre les ordres
religieux du moyen âge sortiraient de la bouche d'un
auteur dont le système est de placer la politique dans
la religion , la religion dans la théocratie , la théocratie
dans le clergé !
Ce ne sont pas des argumens de ce genre qu'on peut
s'attendre à voir discuter. Le seul qui ait droit à un
examen , c'est celui qui s'appuie sur cette disette de
combustibles qu'on prédit à la France depuis Charlemagne;
mais l'intérêt privé saura prendre soin des forêts ,
comme de toutes les propriétés qui lui sont confiées ,
aussi bien et mieux qu'un gouvernement , ou des corporations
moins actives , moins capables de surveiller
les détails , et condamnés à s'en remettre à des employés
toujours négligens. Si les particuliers ne plantent
pas des forêts entières pour se créer un revenu
futur éloigné , ils conservent les forêts existantes , parce
qu'elles sont uu revenu présent , fixe et avantageux. Ils
savent que le résultat de coupes sans mesure serait de
faire baisser le prix en rendant la denrée commune.
Ils multiplient d'ailleurs les plantations isolées qui , plus
disponibles et plus à la porte de l'usage journalier que
les grandes forèts , sont un préservatif plus puissant et
plus utile contre la disette qu'on redoute ; car ce n'est
pas seulement l'existence des bois qui prévient cette
disette , mais leur proximité et la facilité des moyens
detransport.
Sans doute ,pour que l'intérêt privé conserve sa prudence
accoutumée, il ne faudrait pas , comme les adversaires
de ce titre du budget , prendre à tâche de
l'épouvanter. Si les nouveaux acquéreurs des forêts
lisent dans certains discours , qu'il est facile de prouver,
que s'il a étéfait des ventes depuis la Charte , elles seront
illegales; et si ces acquéreurs accordent plus de
AVRIL 1817 . 83
confiance à ces assertions qu'aux déclarations réitérées
et aux intentions connues du gouvernement , ils
pourront bien alors , comme les mémes orateurs le
disent , ne pas se contenter de l'article 9 de la Charte ,
et habiles à se prémunir contre le danger , abattre
demain les bois qu'ils acheteront aujourd'hui. Cependant
même alors ils seront contenus par les lois et les réglemens
qui s'opposent à la dilapidation des bois qui appartiennent
aux individus , comme de ceux qui sont la
propriété publique. Les forets seront donc conservées
et les nouvelles découvertes , l'amélioration des constructions
, les procédés économiques , rendant la manière
de produire et de conserver la chaleur moins
dispendieuse , la consommation des combustibles deviendra
chaque jour moins grande .
Ces considérations ont rassuré l'assemblée , et ce titre
du budget a été adopté .
Le lecteur s'apercevra sans doute que j'ai traité fort
en abrégé ces dernières questions . La discussion prêtait
à beaucoup de développemens et à une analyse assez
amusante . En écoutant certains orateurs , on eût dit
Ossianparlant d'économie politique; et les subtilités de
la théologie , et les traditions de l'esprit chevaleresque
se sontmêlées d'une manière bizarre à des calculs de
finances et à l'examen d'un budget. Mais pressé de finir
cette série d'articles , qui s'était prolongée fort au-delà
de ce que j'avais prévu , je n'ai eu pour but que de dire
ce qui était indispensable et de le dire enpende mots.
Pour résumer maintenant cette discussion longue et
animée , je crois ne pouvoir mieux faire que d'emprunter
les paroles d'un orateur qui a plusieurs fois défendu
des mesures que je suis loin d'approuver , mais
dont les intentions ont toujours été aussi pures que son
talent est distingué.
« C'est une chose digne de remarque , a-t-il dit ,
>>que , dans tout le cours de cet important débat , le
>> budget des opposans s'est trouvé en constante con-
>> tradiction , non – seulement avec le budget de la
>> commision , mais avec tous les élémens d'un budget
>>quelconque . S'est - il agi de ces recettes si néces-
>>saires à accroître ? des impôts nouveaux ont été re-
>> poussés par eux au nom de l'intérêt de leurs pro-
,
6.
84 MERCURE DE FRANCE .
>> vinces . S'est- il agi de ces dépenses si nécessaires à
>> diminuer ? malgré leur amour théorique de l'éco-
>> nomie , ils ont combattu toutes les réductions pratiques
dans les ministères principaux. Quand un
>> emprunt a été proposé pour combler le vide , ils en
>> ont nié la nécessité , puis contesté la forme . Quand
>> on a cherché à rassembler les indispensables élémens
>> d'un système de crédit , ils voulaient les écarter tous .
>> Etait- ce le paiement de l'arriéré? il était jugé par
>>eux excessif et déplacé . Etait-ce la régularisation des
>> ordres de comptabilité ? ils se plaignaient qu'on attaquât
les droits de l'armée qu'il fallait respecter.
>> Etait-ce une caisse d'amortissement? son jeu ne pré-
>> sentait qu'une fiction. Etait-ce la dotation en im-
>> meubles ? elle se composait de spoliations (i ) . »
En adoptant ce jugement qui n'inculpe point les
motifs secrets , mais qui porte sur les actes ostensibles
d'une opposition en minorité, je ne crains point d'ètre
soupçonné de vouloir plaire à une majorité dont j'ai
souvent , avec une égale liberté , censuré les déterminations
sur les questions les plus importantes.
Quand la minorité a défendu la liberté individuelle ,
celle des livres , celle des journaux , j'ai déclaré franchement
que je trouvais ses raisonnemens justes et sa
résistance utile et louable. Je dirai plus. Je reconnais ,
à toute opposition , le droit d'attaquer tous les actes du
ministère , même par des raisonnemens qui ne sont que
spécieux , et , si elle veut , par des sophismes. L'opposition
anglaise en agit ainsi , et cette méthode a l'avantage
de présenter les questions sous toutes leurs faces ,
et de faire ressortir les imperfections qui peuvent se
trouver dans des mesures dont l'adoption est d'ailleurs
désirable ; seulement il faut alors que l'opposition
déploie son amour pour la liberté dans la pratique
comme dans la théorie , dans les détails comme dans
les considérations générales , dans les provinces où ses
membres ont une influence moins en vue comme dans
la métropole , dans les sallons enfin, comme à la tribune;
sans cela , l'opposition ressemblerait à une diète
de Pologne dont les membres parlaient liberté , et
exerçaient , chacun dans ses terres , un despotisme par- .
(1 ) Discours de M. Camille-Jordan , séance dn 6 mars 1817.
AVRIL 1817 .
85
tiel. L'espace manque pour développer mon idée. Je
me borne àl'indiquer à la rrééffllexion de mes lecteurs.
Chaque jour plus indifférent aux individus , et plus
fidèle à des principes dont l'expérience m'a convaincu
qu'on ne s'écartait jamais sans péril, je crois n'avoir pas
écrit , dans ce compte rendu de la session, qui vient
de finir, une ligne qu'un homme indépendant ne puisse
avouer. Ce n'est pas un mérite , car les idées constitutionnelles
ont jeté dans tous les esprits des racines trop
profondes pour que rien de ce qui leur est contraire
puisse être un objet jet d'assentiment ,,ou offrir une chance
de durée . Il est aussi impossible de tromper la nation
sur une question de liberté que sur un calcul d'arithmetique.
Elle sait la valeur de tous les mots comme de
tous les chiffres. Elle observe tous les gestes , devine
toutes les intentions , pénètre tous les motifs . Les phrases
ne font plus d'effet , les protestations n'ont plus de
puissance. Comme elle a remarqué qu'on parlait quelquefois
pour cacher sa pensée , elle n'écoute que pour
découvrir ce qu'on veut cacher. Quand on l'invite à
parler elle-même , elle dit son avis , mais elle ne parle
que pour le dire ; et lorsqu'on veut lui faire dire autre
chose , elle se tait. Sa voix a retenti d'un bout de la
'France à l'autre , quand il s'est agi du projet de loi
sur les élections ; elle a secondé ses mandataires de
son approbation manifeste , lorsqu'ils ont insisté sur la
nécessité de l'économie. Quand un mouvement se fait
en sens contraire de ses intérêts et de ses voeux , elle se
regarde , se compte ; et, appuyée sur sa force d'inertie,
elle attend et laisse passer.
B. DE CONSTANT.
EXTÉRIEUR.
Chargé de recueillir et d'analyser les nouvelles politiques
étrangères , pour offrir aux lecteurs de ce journal
de courts extraits de ce qu'elles ont présenté de plus
intéressant pendant la semaine , j'attendais, pour commencer
ce travail , que l'écrivain qui a entrepris de tracerun
tableaupolitiqne général de l'Europe , eût achevé
de passer en revue tous les Etats qui la composent. Cependant
, pour tenir autant qu'il est possible le public au
courant de cequi se passe d'important chez les autres
nations ,je vais dès à présent suivre le fil des événemens
86 MERCURE DE FRANCE .
pour les pays qui ont déjà figuré dans le tableau politique
de M. B. de C.
RUSSIE. - Conservant entre les divers états européens
l'ordre qu'il a lui-même adopté , je parlerai en
premier lieu de la Russie . L'empereur Alexandre travaille
sans relâche , mais avec prudence , à favoriser les
progrès du peuple russe. Il fait marcher la civilisation
avec une sage lenteur , et amène sans secousses les
classes inférieures de la nation, à jouir du bienfait inappréciable
de la liberté , dont elles abuseront moins , et
profiteront mieux , parce qu'elles y seront arrivées graduellement.
Après avoir affranchi les paysans de l'Esthonie
, il vient d'ordonner que l'on affranchit ceux de
la Courlande , et ainsi , peu à peu , cette mesure sera
étendue à toutes les parties de l'empire moscovite . Il a
donné récemment une preuve de tolérance religieuse ,
dans le rescrit adressé au gouverneur militaire de Cherson
, relativement à la secte dite des Duchobordzes .
« Les Duchobordzes (y est-il dit) peuvent avoir des
>> idées fausses du véritable culte divin et de l'esprit du
>> christianisme ; mais ils ne manquent point de religion ,
>> puisqu'ils s'élèvent à la divinitépar des sentimens pieux
>> quoique erronés . Est-il convenable pour un gouverne-
» ment chrétien d'employer des moyens durs et cruels ,
>> les tourmens , l'exil , pour ramener dans le sein de l'é-
>> glise des esprits égarés ? C'est par la conviction , l'en-
>> seignement , la modération et sur-tout par le bon
>> exemple , qu'ilfauty travailler. La rigueur ne persuade
>> jamais ..... Il faut les protéger contre les mortifications
>> qu'ils ne méritent pas , et que leur attire la différence
>> de croyance ; les faire jouir de la liberté de conscience,
>> et ne se permettre envers eux ni contrainte , ni per-
>> sécution. En les transplantant dans un autre endroit,
3> on les mettrait de nouveau dans une position pénible ,
>> et on les punirait sur de simples dénonciations , sans
>>prouver lavérité des imputations qui en seraient l'objet.
>> Un gouvernement équitable ne procède dans aucun
« cas , et contre qui que ce soit , d'une manière sem-
> blable ........ Il faut que ces hommes sentent qu'ils
>> sont sous la protection des lois; c'est alors seulement
) qu'on pourra attendre d'eux de l'affection et du dé-
>> vouement envers le magistrat , et exiger qu'ils obser-
>> vent des lois qui sont bienfaisantes pour eux. » Hon
AVRIL 1817 . 87
neur au souverain qui s'exprime ainsi , et dont les actes
sont enharmonie avec ses paroles ! On peut tirer une conjecture
favorable de l'état financier de la Russie , par la
mesure qu'on vient d'y adopter. Il a été publié que les
porteurs de billets d'amortissement pourront en toucher
lemontantdèsà présent , quoique ces billets ne soient
payables qu'au mois de juillet. L'Empereur a ordonné
il y a peu de temps , la dissolution des comités de la
landwehr. Les dernières nouvelles de Pétersbourg annoncent
le départ du général Barclay-de-Tolly pourMohilow
, où il va etablir de nouveau son quartier-général.
SUÈDE . Occupée de la réduction de son armée , de
l'établissement de lois somptuaires et de réglemens
commerciaux , la Suède semblait jouir d'une paix profonde.
A peine , de loin à loin , quelques lignes de nos
gazettes venaient nous entretenir de cet état dont le
peuple est pauvre , mais heureux . Ces jours derniers ,
des colonnes entières de ces mêmes feuilles contenaient
des nouvelles de Stockholm . Un événement dont les
détails ne sont pas bien circonstanciés , a eu lieu dans
cette capitale vers le milieu de mars . Il s'agit d'un complot
qu'on dit avoir été formé contre la vie du prince
royal et de son fils le duc de Sudermanie. Ce qu'il y a
de certain, c'est que des déclarations ayant été faites à la
police , le gouvernement a ordonné une enquête sur
cette affaire : c'est , dit- on , un cuisinier francais , employé
chez un restaurateur , qui a dénoncé le complot. Il
ne paraît pas , au reste , que les découvertes déjà faites
aient été de nature à donner de grandes craintes . Néanmoins
, à cette occasion , des députations de l'armée , de
la bourgeoisie et des paysans , sont venues renouveler
au prince royal l'hommage de leur fidélité et de leur
dévouement.
Le prince a fait aux députations les réponses suivantes :
A la députation de l'armée.
«MESSIEURS ,
«Je suis sensible à la démarche que votre attachement pour moi vous
inspire aujourd'hui ; je n'attendais pas moins du dévouement de mes
braves et fidèles compagnons d'armes qui ont vu tout ce que j'ai fait
pourla patrie , et qui savent ce que je suis tout prét àfaire encore pour
elle.Queveut cette faible et méprisable poignée de turbulens qui semblent
s'agiter dans l'ombre pour troubler la tranquillité publique ? S'ils
1
88 MERCURE DE FRANCE.
n'envoulaient qu'à ma vie et à celle de mon fils, je ne mépriserais pas
leurs projets et leurs efforts. Je suis soldat; j'ai appris depnis long-temps
àfaire le sacrifice de ma vie ; mais ils veulent renverser vos lois ; ils venlent
attaquer votre honneur et votre liberté; je dois donc me lever pour
lesdéfendre. Le voeu libre de la nation m'a appelé sur les marchesdu
trone. L'armee le sait ; je n'ai point brigué cet honneur , mais je le justi
fierai , en soutenant votre choix , c'est en même temps soutenir vos droits ;
et, pouryparvenit , je saurai deployer cette énergie et cette force d'âme que
Janature m'a accordées , et qui m'ont peut-être valu quelque renommée.
Ce n'est point pour satisfaire un vain orgueil que je suis venu au milieu
devous. Mon ambition personnelle est contente ; j'ai acquis pour moi
assez de gloire. Le bonheur de la Suède est le seul but que j'ai devant les
yeux; c'est le seul mobile de toutes mes actions. Je veux la liberté
pour vous; je veux la gloire pour vous ; je veux , pour vous , la
prospérité ; et , malgré les tentatives qu'on pourrait faire, je parviendrai à
vous assurer ces avantages les plus précienx pour les hommes de bien.
Vous le savez, Messieurs, je ne marche qu'avec laloi , et jeneveux marcher
qu'avec elle. Mais si, oubliant ceque je vous dois ; si , oubliant mon caractère
et mes principes , je me laissais enivrer un jour en buvant à la
coupe de la puissance , et je cherchais à attenter à votre liberté , osez me
rappeler à moi-même : c'est le devoir des braves de parler avec franchise et
loyauté. Mon coeur sera toujours prêt à vous entendre ; et si , ennemi de
magloire et de mes intérêts , je refuse de vous écouter , tournez alors ,j'
consens , tournez contre moi ces mêmes armes que vous venez m'ofliir
en cemomentpour ma défense.
>>Messieurs , vous n'avez pas besoin de me renouveler vos sermens: je
serais ingrat si je méconnaissais vos sentimens. On a ose jeter des sonpcons
sur quelques-uns demes frères d'armes . J'ai rejeté loinde moicette
idée odieuse. Je me suis rappelé avec reconnaissance et émotion le titre
de père que l'armée m'a si souvent décerné. Des braves ne peuvent être
parjures. On trouve toujours l'honneur et la fidélité sous l'habit et dans
le coeur du soldat.>>>
A la députation dela bourgeoisie.
«MESSIEURS ,
>>Je n'avais pas besoinde cette nouvelle preuve de dévonement que
vous me donnez aujourd'hui pour être persuadé de Pattachement que
yous me portez ainsi qu'à mon fils. 1
>>Depuis quelques mois , des bruits de toute espèce circulaientdans le
pays. Unjour , le Roi venait d'expirer ; un autre , mon fils était près de
rendre le dernier soupir ; un antre enfin c'etait moi-même qui étais menacé
de la mort. C'était ainsi qu'on cherchait à répandre l'inquiétude
dans les campagnes. Quelques révélations ayant été faites depuis , elles
ont dû fixer l'attention de la police et même du gouvernement. Des
poursuites judiciaires sont ordonnées , et les coupables ou les calomniateurs
seront jugés d'après les formes existantes. Si l'on n'en voulait qu'à
ma vie ,je pourrais pardonner aux anteurs de ces bruits; mais c'est à
votre liberté , à votre constitution , à vos lois , à votre honneur qui en
est la garantie; c'est à ces objets les plus sacrés pour des hommes debien
qu'il enveulent.
>> Quand, dans la triste position où vous avait plongés une longue suite
dedesastres , vous portiez votre attention sur les princes connus pour les
services qu'ils avaient rendus à leur patrie, et que vous fixâtes votre choix
1
1
AVRIL 1817 . 8g
sur moi , je résolus d'y répondre; je me sentis grandir par l'idée même
de vos périls , et capable de former les plus vastes desseins pour justitier
votre confiance , je consentis à renoncer pour vous aux douceurs de la
vie privée, à laquelle j'avais résolu de consacrer le reste de mon existence,
et je me dévonai au service d'une nation jadis si célèbre et alors si
malheureuse. Je vins au milieu de vous ; je vous apportai pour titres et
pour garantie, mes actions et mon épée. Si j'avais pu y joindre une longue
suite d'aïeux , depuis Charles Martel , je ne l'aurais fait que pour vous ,
car pour moi je suis aussi fier de mes services et de la gloire à laquelle
jedoismonélévation .
>Atous ces titres je joins ceux de l'adoption du Roi , et de l'élection
unanime du peuple libre. C'est sur eux que je fonde mes droits, et aussi
long-temps que la justice et l'honneur ne seront pas bannis de cette terre ,
cesdroits seront plus légitimes et plus sacrés que si jedescendais d'Odin .
Cen'estpas parles armes que je me suis frayé une route à la succession
an wone de Suède. Le choix libre de la nation m'y a appelé , et c'est de
cedroit queje vous parle. Rappelez-vous l'état où était la Suède à mon
arrivée, et voyez ce que nous sommes maintenant.
Il est vrai qu'il se trouve des mécoutens dans tous les pays ; mais le
petit nombrede ceux qui peuvent se trouver ici n'a d'autre sujet de mécontentement
que la tranquillité dont le pays jouit. Il y a des ètres mal-
Faisans qui n'aiment que le trouble:le désordre est leur élément , et fait ,
pour ainsi dire , leur existence; mais cette faible poignée de turbulens
n'a pas besoinde mesures extraordinaires pour être réprimée et contenue
dans le devoir. Le Roi marche avec la loi, et la loi aura assez de force pour
dispenser de recourir à des moyens extrêmes . Tout doit , messieurs , nous
inspirér cette sécurité. L'intérieur est tranquille. Le cours de la justice
m'a été nulle part interrompu. Le cultivateur remercie le ciel du calme
dont il jouit. Nous n'avons rien à redouter du dehors ; nous ne nous occupons
pas de ce qu'y s'y passe , et nous avons la certitude qu'on y fait
de même à notre égard. Vos droits sont done assurés, tant dansl'interien r
qu'à l'extérieur, et tout annonce que de lang-temps nous ne serons dans
lanécessité de les défendre ; mais , s'il le fallait, si l'honneur national
l'exigeait , suivi d'une armée fidèle , aguerrie et disciplinée , appuyé par
lavolonté suprêmedu Roi et de la nation, je marcherais au-devant de nos
ennemis, précédé par l'augure du succès ; et dans ces occasions je sentirais
couler tout mon sang avec plaisir pour le service dela patrie.
>Je nepuis mefaire comprendre dansla langue suédoise comme je le
désirerais; mais monfils laparle pou pourmoi: il a été élevéau milieude vons;
vous devez fonder sur lai de grandes espérances . Je parle le langage de
Thonneur , de la liberté , et tont Suédois qui aime vraiment la patrie doit
le comprendre.>>>
A la députation des paysans
«Dignes membres de l'honorable ordre des paysans!
I
C'est avec la plus vive satisfaction que je reçois votre adresse. J'ai
toujours été convaincu des sentimens que vous venez de m'exprimer de
Votre part et de celle des braves paysans de la Suède.
Le pouvoir judiciaire va examiner s'il y a des coupables. Pour vous
calmer,jepuis vous donner l'assurance que la tranquillité publique et
Pinviolabilité de notre constitution ne peuvent pas courir de risques , et
que le Roi , moi et mon fils , nous avons recu de toutes parts les témoiguages
les plus aridens de fidélité et d'attachement.
>Moi et mon fils nous pourrons mourir bientôt ; mais si la volonté de
وم
MERCURE DE FRANCE.
la Providence est qu'un tel événement ait lieu , j'ai assez de confiance
dans le caractère noble et ferme de la nation suédoise , dans l'amour qui,
de tout temps , l'anima pour sa liberté et son indépendance , pour être
persuadé qu'elle saura soutenir ses résolutions , et rester toujours digne
d'elle. Je vous prie , braves et dignes paysans , de faire connaître à tous
vos confrères les sentimens d'affection etde confiance que je leur ai voués
àjamais.>>>
DANEMARCK.- Nos journaux sont presque muets
sur le Danemarck. La nouvelle la plus marquante qui
nous soit arrivée de ce pays , depuis un mois , est l'ordre
donné par le Roi , d'armer la frégate la Minerve , pour
l'envoyer à l'île de Sainte-Croix protéger le commerce
danois contre les corsaires des indépendans de l'Amérique
espagnole. Une commission continue à préparer la
constitution du duché de Holstein .
PRUSSE.- En Prusse , le conseil d'état s'assemble fréquemment
pour délibérer sur un nouveau mode d'impositions
, et sur la constitution qui doit être présentée
par le Roi à la nation.Une ordonnance royale a statué que
les traitemens des ecclésiastiques seraient payés désormais
sur les revenus de l'Etat, ainsi que les pensions accordées
aux membres du clergé que l'âge ou des infirmités
rendent incapables de remplir les fonctions de leur
ministère . L'armée est , dit- on , au moment d'éprouver
une grande dislocation; et en outre du cinquième du
contingent prussien qui revient de France , plusieurs régimens
quitteront ce pays , et y seront remplacés par
d'autres tirés de la Prusse et de la Silésie . C'est toujours
avec plaisir qu'on observe ce qui annonce l'établissement
de constitutions libérales , et , ce qui n'est pas moins essentiel
pour l'espèce humaine, la réduction de ces
nombreuses forces militaires , aussi dispendieuses qu'inutiles
à entretenir , dans un temps où la paix est le premier
voeu , et le commerce et la liberté , les deux seuls
besoins des peuples .
AUTRICHE . -L'échange des courriers est en ce moment
très -actif entre Vienne et Constantinople . Les rapports
de l'Autriche avec le Brésil continuent d'occuper
l'attention publique . Des négociations existent entre la
cour de Vienne et M. de Marialva , ambassadeur du
Roi de Portugal. On continue de brûler, sur les glacis de
la capitale , du papier monnaie pour des sommes consi
dérables . Une grande réduction vient d'avoir lieu dans
le nombre des places , particulièrement dans la maison
AVRIL 1817 . 91
de l'Empereur : en même temps , les grands de l'empire
travaillent à alléger la misère du peuple. S'il est vrai
que l'armée doive éprouver une nouvelle diminution ,
cette mesure améliorera encore les finances de l'Etat . Le
bruit se renouvelle d'un voyage de LL. MM. II . à Venise
et à Trieste , au printems prochain. Lors même que ce
voyage n'aurait pour but que de montrer à de nouveaux
sujets leur nouvelle souveraine , ce serait encore un but
politique : laprésence est un lien entre les Rois et les
peuples.
1
T. P.
NÉCROLOGIE.
J
La mort vient de ravir à la France un héros fameux
entre tant de guerriers qui ont imposé leur nom à
l'histoire par des travaux et des actions d'une immortelle
renommée . Pressés de rendre au maréchal Masséna
l'hommage que lui doivent tous les coeurs qui battent
encore au nom de la patrie , nous avions préparé à la
hâte une notice biographique. Nos lecteurs nous sauront
gré sans doute d'y substituer le discours prononcé
sur la tombe de cet illustre général par un des témoins
et des compagnons de sa gloire . Quel autre méritait
mieux que le lieutenant-général Thiébault(1) , que l'historien
du siége de Gènes , l'honneur d'ètre l'organe de
la France et de l'armée dans cette circonstance solennelle?
MESSIEURS ,
Lorsque le plus grand orateur du siècle de Louis XIV
eut à faire l'oraison funèbre d'un prince, illustre par ses
armes , presque autant que par l'éclat de son rang , il se
sentit à lafois confondre, et par la grandeur du sujet ,
et par l'inutilité du travail.
Le maréchal Masséna ne devait rien aux avantages
d'une haute naissance , et sa gloire contemporaine ne
( 1) Le lieutenant-général baron Thiébault a fait à l'état-major de la
division du général Masséna les campagnes de 95 et 96 en Italie. Il lui a
été attaché, commme adjudant-général pendant le siége de Gênes , et a
recu de lui les grades de chefde bataillon et de général de brigade. C'est
d'après l'invitation qui lui en a été faite au nomde la famille du maréchal,
etpar l'un de ses membres , que le lieutenant-général Thiebault a prononcé
ce discours sur sa tombe、
92 MERCURE DE FRANCE .
cherche point d'appui dans la nuit des souvenirs . Tout
en lui émana de lui seul , de la seule force de son
génie et de son caractère ; mais comment ne pas être
frappé de l'inutilité du travail , lorsqu'on a à rappeler
des faits si profondément gravés dans la mémoire des
contemporains , des faits que l'histoire transmettra avec
étonnement aux siècles à venir , et auxquels appartiennent
tant de personnes illustres présentes à cette
cérémonié ?
Pour concilier l'insuffisance de nos moyens avec la
grandeur de la renommée du maréchal Masséna , disons
avec Bossuet : ses actions le louent , et résumons
en quelques mots l'histoire de sa vie .
Dans cet âge où la nature semble à peine suffire au
développement des organes , le maréchal Masséna manifestait
déjà une vocation prononcée pour la carrière
des armes ; vocation qu'attestait cette ardeur guerrière ,
noble présage des grandes choses ! A treize ans , un
vaisseau devint le premier théâtre de ses essais ; à seize ,
il avait fait trois campagnes sur mer ; à dix-sept , il
entra dans le régiment de Royal-Italien où il ne tarda
pas à se faire remarquer , et à obtenir ses premiers
grades
Cependant , la plus grande partie de l'Europe s'ébranlait
pour commencer la première guerre de la révolution.
Toutes nos frontières étaient menacées ; bientôt
elles furent attaquées : on courut aux armes ; des bataillons
se levèrent de tous côtés ; Masséna commanda
le deuxième du Var.
Chef de bataillon , il se montra colonel expérimenté.
Colonel , on vit en lui un général de brigade habile ;
général de brigade , il parut un général de division distinguć
; et c'est ainsi que toujours supérieur au grade
qu'il avait reçu , il ne trouva , dans chacun de ses
avancemens , que l'occasion et les moyens de se signaler
davantage , et qu'avec la rapidité de l'aigle , dont ses
traits avaient le caractère , il s'éleva , avec la plus brillante
réputation , au grade de général de division .
En 1794 , l'attaque d'Oneille et de Saorgio est résolue.
Vingt mille hommes y sont employés : le plus
entier succès la couronne ; Masséna en avait le commandement
.
La campagne du général Schérer est féconde enactions
AVRIL وت . 1817
glorieuses. A toutes , Masséna prend une part active ,
et souvent une part entièrement décisive (1) .
En 1795 et 1796 , l'armée d'Italie prend l'offensive.
Les batailles de Montenotte , Millesimo , Dego , Mondovi
soumettent le Piémont ; et celles de Lodi , Pizzighitone ,
Lonada, Castiglione , Roveredo , Trente , Bassano ,
Saint-Georges , Arcole , Rivoli et la Favorite , décident
du sort de l'Italie Cisalpine. Dans cette série d'événemens
surnaturels pendant lesquels on vit neuf armées
ennemies battues ou anéanties , Mantoue assiégée et
prise , et 270,000 ennemis détruits par 50 à 60,000
Français , Masséna , que cette époque seule eût immortalisé
, commanda constamment la division d'avantgarde
, exécuta sur les flancs , sur les derrières de l'ennemi
, des mouvemens où la plus haute capacité le disputait
à l'intrépidité la plus rare ; il décida plusieurs fois
du sort des batailles , et conquit ce beau nom d'Enfant
cheride la Victoire , nom qu'il acheva de justifier à Bellune
, à Tarvis , à Villach, à Clagenfurth et dans cette
série de combats brillans , de marches aussi hardies ,
aussi rapides que savantes , et qui , à travers les défilés
de la Carinthie , le conduisirent aux portes de Vienne !
Ici , messieurs , une nouvelle carrière s'ouvre pour le
héros dont nous déplorons la perte ; après avoir étonné
l'Europe et la France , en exécutant des dispositions
qui n'étaient pas les siennes , il ne restait plus au général
Masséna , pour se placer au rang des plus grands
capitaines , qu'à se signaler par la force et la grandeur
de ses propres conceptions.
Malgréles victoires multipliées des campagnes précédentes,
malgrélaprisedu corps d'Auffenberg parMasséna,
et ses brillantes actions contre le prince Charles , un an
avait suffi pour changer notre position militaire. La fortune
paraissait , cédant au nombre , avoir abandonnénos
drapeaux. L'Italie , ce prix de tant de triomphes , nous
avait été presque entièrement enlevée ; nos armées du
Rhins'étaient reployées sur nos frontières ; toutes les
forces d'une seconde coalition se réunissaient sous les
ordres du prince Charles et de Schuwarow pour achever
nos défaites , en accablant la partie de l'armée du Danube
avec laquelle Masséna occupait l'Helvétie .
(1) Le plande la bataille du a frimaire , et toutes les instructions quí
yétaicut relatives , farent conçus et dictés par le général Masséna.
94 MFRCURE DE FRANCE .
Cette situation était d'autant plus critique , que ce
n'était plus seulement d'une armée qu'il s'agissait pour
nous , c'était de la France . Masséna battu , son invasion
était inévitable ; les destinées de la patrie se trouvaient
dans ses mains.
Mais si les forces et les manoeuvres des ennemis l'oc-.
cupaient de la manière la plus sérieuse , les injustices
du directoire achevaient de rendre sa position difficile .
En proie aux plus vives anxiétés , le gouvernement le
pressait de combattre , et alla jusqu'à lui faire un crime
de ce qu'il nommait ses retards . Un homme ordinaire
eût cédé. Masséna , inébranlable dans ses résolutions ,
attendit le moment qu'il avait fixé pour agir , et le
passage de la Limat , la bataille de Zurich , la destruction
de l'armée de Korsakow , et la défaite de
Schuwarow (1 ) vérifiérent ses calculs , justifièrent sa
conduite , sauvèrent la France , et ainsi que le dit à
Paris le général Sprinkporten, cette campagne lui valut
l'honneur d'être , depuis Charles XII , le premier général
qui eût battu les armées russes .
Rassuré sur le sort de la France , la sollicitude du
gouvernement se reporte sur l'Italie , et notamment
sur Gènes , dernière ville importante que nous y possédions
.
Dirai-je quelle fut sa conduite à Gênes ? ... rappellerai-je
les horreurs de la misère et de la famine , ajoutant encore
à lagloire de tant de combats livrés partout contre un
ennemi décuple en forces , et retranché sur d'innaccessibles
montagnes? .... Peindrai-je le général Masséna ,
supérieur au danger comme à la fortune , trouvant des
ressources où personne n'eût songéà en chercher; résistant
à toutes les offres et à toutes les séductions ; commandant
, par son exemple , le courage , le dévouement ,
l'héroïsme et la résignation ; et après avoir , pour ainsi
dire , fait la guerre sans troupes à toute une armée ;
s'ètre battu , souvent sans munitions ; avoir sufli sans
fonds à d'inévitables dépenses; nourri l'armée sans magasins
, et fini par contenir et des soldats et une grande
population au désespoir : le peindrai-je , dis -je , dans
cette effroyable position , dictant des conditions aux
(1) Sous le nom d'armée du Danube , Masséna commandast alors
toutes les armées françaises depuis Dusseldorf jusqu'au Saint-Gothard..
AVRIL 1817 . 95
vainqueurs , changeant un revers en triomphe , et ,
ainsi qu'un officier autrichien l'observa , faisant capituler
le vainqueur , alors même qu'il ne permit pas que
lemot de capitulation fût employé dans le traité qu'il
parvint à conclure ? .... Non ! .... ces détails sont inutiles
en parlant de celui à qui l'amiral Keith disait : Vous valez
seul plus de vingt mille hommes ; de celui que le
prince Henri de Prusse , frère de Frédéric-le-Grand ,
et si grand général lui-même , peignait si bien dans ces
phrases dignes d'ètre rappelées:... « Le général Mas-
>> séna , plus heureux que Léonidas , a deux fois défendu
>> et sauvé sa patrie ; deux fois , avec des forces infé-
>> rieures , il a battu des armées ennemies , qui , fières
>> de leur supériorité, ne devaient compter que sur lavic-
>>toire (1).>>
Après tant de faits glorieux , il ne m'est cependant
pas permis de passer sous silence cette campagne de
1805 , en Italie , où le maréchal Masséna , commandant
enchef, lutta, avec des forces inférieures , contre un des
plus grands généraux modernes , le prince Charles ;
Masséna ne manoeuvra que pour occuper son ennemi ; ne
combattit que pour empècher qu'il ne secourût Vienne
à temps , et s'exposa mème à être battu, pour favoriser ,
sur le Danube , des victoires décisives ...... Comment ne
pas fairemention de l'attaque du royaume de Naples',
dont il fitla conquête en 1806 ! de la campagne de Pologne
(1806 et 1807) , où , commandant un corps détaché,
sa capacité mit seule quelque équilibre entre
lesforces qu'il commandait , et celles qui lui étaient opposées
! .... de son rôle , àjamais mémorable , à la bataille
d'Essling , où , dans la position la plus désespérée ,
son intrépidité sauva l'armée française , et lui fit repondre
à de vives instances pour tenir seulement trois
heures : ..... Dites que j'en tiendrai douze ..... Enfin ,
de sa conduite à la bataille de Wagram , pendant laquelle
, malade et souffrant , il commanda, couché dans
sa calèche , et se faisant conduire partout où le danger
étaitle plus imminent.
En 1810 et 1811 , il fit en Portugal sa dernière campagne;
elle attesta qu'il n'avait rien perdu de sa coura-
(1) Extrait d'une lettre écrite en 1800 , par S. A. R. le prince H. de
Prusse au général Thiebault,
96 MERCURE DE FRANCE .
geuse énergie ; elle n'eut cependant pas les résultats que
le nom seul de Masséna semblait garantir : mais ceux
qui ont été en état d'apprécier les obstacles et les
moyens , trouveront , dans sa conduite , la preuve que
s'il avait su faire de grandes choses avec peu de ressources
, il ne savait pas entreprendre l'impossible. Eh !
d'ailleurs il faut bien l'avouer , la gloire a aussi sa
vicillesse , et cette vieillesse devient comme celle de
l'âge , anticipée par les excès .
,
Après cette énumération de prodiges , rappelleronsnous
froidement les ordres dont il fut décoré , les titres
dont il fut revêtu ? .... l'honneur d'un pareil homme est
dans les faits qui consacrent sa mémoire , et dans le
nom qu'il a illustré.
Néanmoins , il ne nous est pas permis d'omettre un
fait dont la famille du maréchal s'honorera toujours ; et
que tous les Français apprendrontavec attendrissement ,
mais non pas avec surprise , puisqu'il peint le coeur d'un
prince qu'entourent si justement leur admiration , leur
respect et leur amour .
La cruelle maladie à laquelle le maréchal Masséna a
succombé l'avait empèché de recevoir, de la main du
Roi , le bâton de maréchal ; S. M. a daigné , après sa
mort , l'envoyer à sa famille ! ....
Telles sont , Messieurs , les principales actions de service
militaire du maréchal Masséna ; mais lorsque , détournant
nos regards de ces brillans tableaux , nous les
portons sur ce tombeau , quels douloureux sentimens
succèdent à tant d'admiration ! ... Ne pouvant croire au
malheur d'une si grande perte , on cherche celui qui
animait les braves de la plus noble ardeur , celui dontla
valeur et le génie présageaient la victoire , et un corps
inanimé est tout ce qui s'offre à nos yeux ! On cherche
ces trophées tant de fois élevés par ses mains , ces lauriers
dont il se couvrit ; un cyprès , un linceul les ont
tous remplacés ; on appelle encore l'Enfant cheri de la
Victoire , ce chef, que ses dignités ne purent enorgueillir
, qui toujours fut l'ami de ses officiers , le père
de ses soldats.... la mort seule répond , .... mais déjà la
postérité couvre sa voix , et nous crie : la gloire est la vie
deshéros : Masséna n'a pas cessé devivre !
IMPRIMERIE DE C. L F. PANCKOUCKE.
MERCURE
DE FRANCE
SAMEDI 19 AVRIL 1817.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
Fragment d'un poëme intitulé : Paris et la Province.
Le jeune Melcour avait juré de fuir pour toujours le monde ; il sent
enfinle besoin d'aimer et d'être aimé , se résout à quitter son château ,
et se rend àAnaboise , avec le dessein d'y choisir une épouse.
Le marteau sur l'airain frappait la neuvième heure ;
Melcour est arrivé. Du fond de sa demeure ,
Chacun l'entend , s'étonne , et quittant ses travaux ,
Selève , et le regarde au travers des carreaux.
Quelques chiens irrités le suivent dans la rue ,
Et d'ungosier sonore annoncent sa venue.
On demande , on s'informe. Un nouveau sous-préfet ;
Viendrait-il de Paris ? est-il jeune , bien fait ?
-Connaissez-vous son nom , ses goûts , son caractère ?
-Est-il riche , galant.... , veuf ou célibataire ?
TOME 2 . 7
98 MERCURE DE FRANCE .
--Mesdames , calmez-vous ; ce n'est qu'un receveur.
--Eh ! non , c'est un Anglais .--Non, c'est un grand seigneur
Qui , sous l'incognito , parcourt notre province.
De propos en propos , l'étranger est un prince ;
Il sera plus encor ! Mais , sur la in du jour ,
Amboise apprend enfin que ce prince est Melcour ;
Le maire en a , dit- on , confirmé la nouvelle .
Lorsqu'en proie aux fureurs d'une longue querelle ,
La France gémissait sur ses champs envahis ,
Ce maire , ami prudent des différens partis ,
Saluant leurs couleurs sans en choisir aucune ,
Aux désastres communs déroba sa fortune .
De feu monsieur Geoffroi constant admirateur ,
Et de nos almanachs profond commentateur ,
Il voulait de Paris affronter le voyage ;
Mais sa chaste moitié craiguit ce court veuvage :
Madame , qui long-temps fut l'ornement de Tours ,
En dépit des caquets , brille par ses atours .
Malgré l'âge , à la mode elle reste fidèle .
Des beautés du pays respectable modèle ,
On vient la consulter ; ses moindres vêtemens
Arrivent de Paris , ainsi que ses romans ."
'Autrefois , si l'on doit en croire la chronique , ..
Elle savait un peu de danse et de musique.
Maintenant , qui sait mieux découper un chapon ,
Perd avec plus de calme une fiche au boston ,
Trompe mieux son joueur , est au wisk plus savante...
Et fait mieux enrager fils , époux et servante ?
2
Dans le logis du maire , est un salon étroit ,
Unique rendez-vous des seigneurs de l'endroit.
AVRIL 1817 . 99
Cabinet de lecture et salle d'audience ,
,
:
De jeux et de festins , de concerts et de danse ,
Ce salonsert à tout. C'est là que , chaque soir ,
Des voisins , en secret fatigués de se voir
Viennent , faute de mieux , et jouer et médire ;
Et c'est là que Melcour, qu'un doux espoir attire ,
Porte ses premiers pas . On l'annonce ; au plafond ,
Deux serins troublaient seuls un silence profond ....
A l'aspect de Melcour , chacun quitte sa place ;
Agrand bruit on l'entoure , on le presse , on l'embrasse ;
Enfin il est assis ; mais un jaloux carlin
N'a cédé son fauteuil qu'en lui mordant la main.
:
Vierges ! réveillez-vous ; doucement empressées ,
Rappelez à l'envi vos grâces délaissées ;
Colorez-vous du fard d'une utile pudeur ;
De ce regard muet animez la candeur ;
Mais sur-tout consultez le coup-d'oeil d'une mère.
Melcour est devant vous ......
A. BÉRAUD ,
T
capitaine en non activité.
www
FABLE .
4
Les deux Roses.
Echappée à demi de sa fréle prison ,
Fraîche , brillante, et de rosée humide ,
Comme la vierge encor timide
Qui sourit au lever de sa jeune saison ,
Une rose , l'amour du papillon volage ,
Gémissait de fleurir sous un épais feuillage.
100 MERCURE DE FRANCE .
Cependant sur le bord d'un cristal argenté ,
Une autre rose épanouie ,
Par un souffle amoureux , doucement réjouie ,
Disputait au grand jour le prix de la beauté.
Suspendu pour la voir dans sa course infidelle ,
L'oiseau la saluait comme reine des fleurs ;
Les vents frais du matin se jouaient autour d'elle ,
Et l'aube en souriant l'arrosait de ses pleurs .
Mais hélas ! du plaisir que l'heure est fugitive !
Sa soeur, en murmurant sous ses feuilles captive ,
La voit , lui porte envie ,et pousse unlong soupir :
Echo de fleurs en fleurs le répète au Zéphir ,
Zéphir vole et lui dit : « Fille de la rosée ,
>> Console-toi de ton humble destin ;
» Ta superbe riyale , aux regards exposée ,
>> Qui boit les feux du jour et les pleurs du matin ,
› Mourante , va palir sur sa tige épuisée ;
► Le soleil brûlera ses fragiles couleurs .
Et toi , bravant du nord l'impétueuse haleine ,
» Tandis que tes parfums embaumeront la plaine ,
» Tu fleuriras encore à l'abri des chaleurs . >>>
Il dit , et caressant la vierge qui soupire ,
Voltigeant et rapide en son mobile essor ,
Il fuit , revient , fuit et revient encor ,
Jeux adorés du folâtre Zéphire !
Déjà tel qu'un géant dans son cours agrandi ,
L'astre brûlant du jour touchait à son midi ;
De son éclat bientôt la rose dépouillée ,
Sur sa tige à regret pâlissante , effeuillée ,
Se penche , et pour finir ce règne d'un moment ,
Sans vie et sans couleur tombe languissamment .
AVRIL 1817 . 101
Le sage vit en paix sous le toit de ses pères :
Content de son destin , riche de jours prospères ,
Il plaint de tous les rangs l'ambitieuse ardeur ;
Hélas ! n'enviez pas le sort de la grandeur !
J'en atteste ces jours que la clémence oublie.
Vous le savez , le roseau plie ,
Mais le chéne est souvent brisé par l'aquilon ;
Souvent du vieil Athos le front réduit en poudre,
Fume au loin , mutilé par l'éclat de la foudre ,
Dont les fureurs épargnent le vallon.
L. SALES , étudiant en droit .
nuwm.
Sur la mort du maréchal Masséna.
Enfant chéri de la victoire
,
Honneur de ton pays , orgueil de nos guerriers ,
Qu'on lise sur ta tombe , au milieu des lauriers ,
Masséna, la France et lagloire.
NAUDET .
ww
ÉNIGME.
Des machines jadis je fus la plus terrible;
Des aniruaux je suis le plus paisible ;
J'inspiraisla terreur ; je suis cher à l'amour ;
Souvent on mevit , en un jour ,
Suivreun timide enfant , et de ma tête horrible
Renverser la plus forte tour ;
Je brille au ciel , je bondis sur la terre,
Près des poissons , ou près d'unebergère.
ParM. 1. J. Roques, de Montauban ( aveugle de naissance.)
102
MERCURE DE FRANCE .
: wwww
CHARADE .
Un gros rentier passant , glisse sur mon entier ;
Il tombe , il agonise, ... et j'entends mon dernier.
Le temps poursuit son cours ,et dejà mon premier
Se repaît à loisir de la ohair du rentier.
awmши
LOGOGRIPHE
Commemars vient en carême ,
Au printemps j'arrive de même.
Placez ma tête où j'ai le coeur ;
Je deviens , par un sort bizarre ,
La chose du monde la plus rare ,
Pour un hommedans le malheur.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est folie; celui de la charade ,
renard; celui du logogriphe , misère , où l'on trouve
Isère.
۱
AVRIL 1817 . 103
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
Les Douze Siècles , nouvelles françaises ; par madame
Elisabeth de Bon ; ornées de quatre gravures , etc.
Deux volumes . Prix : 7 fr. , et 10 fr. par la poste .
A Paris , chez Rosa , libraire , grande cour du Palais-
Royal .
Les premiers siècles de la chevalerie sont les temps
héroïques des nations européennes . Les chevaliers de
la table ronde , et les preux de Charlemagne rappellent
ces autres personnages demi - fabuleux qui se
faisaient un devoir de poursuivre les brigands , de
dompter les monstres et de châtier les oppresseurs des
peuples. Dans l'ancienne Grèce , comme dans l'Europe
moderne , ces époques reculées ont été favorables au
génie poétique , qui dédaigne les choses réelles , et ne
se plaît que dans ses propres créations. L'enfance des
sociétés présente à l'imagination tout ce qui peut la séduire
et l'enflammer , des moeurs simples , des coeurs
sincères , des sentimens énergiques , de touchans souvenirs
; c'est l'âge des chastes amours, des vertus désintéressées
, de l'amitié parfaite et du bonheur ; douces
104 MERCURE DE FRANCE .
illusions qui charment quelques heures fugitives d'une vie
aride, et nous font pressentir de meilleures destinées.
Amesure que nous avançons dans l'histoire , ce
monde idéal s'évanouit. Bientôt nous éprouvons , en retombant
sous l'empire des réalités , un sentiment douloureux
, comme si , relégués dans un désert sans limites,
nous avions à regretter la patrie absente et les premiers
objets de notre amour. Les institutions chevaleresques
étaient la décoration de la féodalité , de ce régime désastreux
qui ne connaissait que des tyrans, des esclaves,
et point de citoyens. Cette seconde époque, moins favorable
aux poëtes que le premier âge de la chevalerie ,
parce qu'elle est mieux connue , a cependant fourni
d'heureuses fictions. Aujourd'hui même , les héros du
moyen âge , les ménestrels , les tournois , les pélerinages
jouissent d'une faveur particulière. Nous aimons
à revoir sur la scène nos preux chevaliers ; nous sommes
touchés de la naïveté de leur langage ; de modernes troubadours
célèbrent avec enthousiasme leur bravoure et
leur gloire ; plus d'un écrivain leur doit ses succès et sa
fortune. Madame Elisabeth de Bon, déjà connue par un
talent aimable , s'est placée elle-même sous la protection
de ces galans chevaliers ; ils forment les principaux
personnages de ses dix premières nouvelles ; mais avant
de considérer son ouvrage , je veux parler encore de ces
époques féodales vers lesquelles des hommes , qui savent
très-bien ce qu'ils veulent , cherchent ànous repousser.
Ces époques me paraissent merveilleuses dans les
poëmes et les romans. Je ne suis pas plus ennemi que
AVRIL 1817 . 105
madame de Sévigné , de ces grands coups d'épée qui
jonchaient unchamp de bataille de morts et de blessés.
Les amazones mêmes ne me déplaisent pas ; je fais toujours
des voeux pour elles , lorsque le romancier ou le
poëte juge à propos de les mettre aux prises avec un
chevalier discourtois ou quelque maudit Sarrasin . Mon
imagination me transporte aisément dans ces vieux châteaux
, séjour de la galanterie et de l'hospitalité , où les
princesses , montées sur des palefrois, et suivies de leurs
fidèles écuyers , reçoivent un accueil favorable , et se
reposent de leurs fatigues au milieu des fêtes et des
plaisirs. J'écoute leurs entretiens avec satisfaction, je
prends part à leurs peines , et je ne les quitte pas lors
qu'elles vont consulter le bon religieux qui demeure dans
l'ermitage voisin du château. Toutefois , je ne puis me
défendre de quelque inquiétude , lorsqu'elles tombent
entre les mains de certains barons, dont le caractère est
un peu brutal , et qui ne montrent pas assez de respect
pour les princesses vagabondes ; mais je crois aveuglément
tout ce qu'on me dit à cet égard , et je ne doute
point qu'elles ne sortent avec honneur des plus mauvais
pas. Pourquoi serais-je plus difficile que les chevaliers
qui reçoivent de ces belles aventurières le guerdon
d'amour, et qui les épousent lorsqu'elles sont lasses de
courir le monde. Je me prête volontiers à tous les caprices
d'un auteur de romans ; j'applaudis aux exploits
surprenans de ses héros , et aux vertus encore plus surprenantes
de ses héroïnes.
Malheureusement les chevaliers , les barons et les
106 MERCURE DE FRANCE .
princes des temps féodaux , ne figurent pas , en général
, d'une manière aussi honorable dans l'histoire que
dans les romans . Il paraît qu'ils ne connaissaient d'autre
droit que celui de la force , d'autre justice que celle du
glaive . « Le gouvernement féodal , dit un célèbre historien
, avait dégénéré en un système d'oppression . Les
nobles , dont les usurpations étaient devenues excessives
et intolérables , avaient réduit le corps entier du peuple
àun état de véritable servitude; et la condition de ce
qu'on appelait les hommes libres , n'était guère meilleure
que celle du peuple. Cette oppression ne tombait
pas seulement sur ceux qui habitaient la campagne et
cultivaient les terres de leurs seigneurs ; les villes et les
villages relevaient de quelque grand baron , dont ils
étaient obligés d'acheter la protection , et qui exerçait sur
eux une juridiction arbitraire . Les habitans étaient privés
des droits naturels et inaliénables de l'espèce humaine.
Ils ne pouvaient disposer des fruits de leur industrie
, ni par un testament , ni par aucun acte passé
pendant leur vie ; ils n'avaient pas même le droit de
donner des tuteurs à leurs enfans dans l'âge de minorité
, et ils étaient obligés d'acheter de leur seigneur la
permission de se marier. On exigeait d'eux , sans indulgence
et sans pitié , des services de toute espèce , souvent
aussi humilians qu'onéreux. L'esprit d'industrie était
gêné, dans quelques villes , par des réglemens absurdes,
et dans d'autres , par d'injustes exactions. Les maximes
étroites et tyranniques d'une aristocratie militaire , ne
pouvaient manquer d'arrêter les progrès de la raison et
de la civilisation . »
AVRIL 1817 . 107
Tel était le système de gouvernement , objet de tant
d'éloges , et qui excite aujourd'hui tant de regrets. On
ne conçoit pas trop comment il serait possible de rétablir
un tel ordre de choses. Rien n'était moins difficile
dans lemoyen âge. Les paysans étaient accoutumés à l'esclavage.
Un haut et puissant baron était regardé comme
une espèce de divinité. A cette époque , un chevalier
armé de toutes pièces , et monté sur un cheval bardé de
fer, faisait trembler tout un canton. Les peuples ,
abrutis par l'ignorance et par la superstition, cédaient lâchement
à la force , et n'avaient nul sentiment de leurs
droits ; d'ailleurs , on ne leur permettait pas de porter
les armes , et ils se trouvaient sans défense contre ces
hommes et ces chevaux qui combattaient , pour ainsi
dire , à l'abri d'un rempart d'airain .
Aussi l'invention qui aporté le coupele plus mortel à la
chevalerie, est celle de la poudre àcanon. C'est un moine
allemand qui a tué la féodalité. Les barons furent trèsmécontens
de cette découverte . Ils cherchèrent longtemps
les moyens de conserver leur supériorité physique.
Lanoue , dans ses Discours politiques et militaires
, observe que les gentils-hommes de son temps
étaient , dès l'âge de trente-cinq ans , estropiés des
épaules par le poids énorme des armes qu'on avait imaginées
pour se garantir de la violence des arquebuses
etdes pistolets .
Ces pauvres gentils-hommes avaient beau s'estropier
les épaules , une arquebusade pouvait , à chaque instant,
fracasser leur armure , et les faire rouler sur la
105 MERCURE DE FRANCE .
poussière comme de simples fantassins. Ils n'avaient
pas non plus la ressource de se cantonner dans leurs
châteaux forts , où il était autrefois si difficile de les
réduire , et d'où ils bravaient impunément la vindicte
publique, même l'autorité royale. Quelques pièces d'artillerie
bien dirigées suffisaient pour faire sauter leurs
ponts-levis et pour démolir leurs créneaux. Ils furent
forcés de respecter la faiblesse et d'obéir aux lois.
Une autre découverte non moins importante aurait
seule entraîné la destruction complète du régime féodal,
je veux parler de l'imprimerie qui donna des ailes à la
pensée , et fit disparaître par degrés les préjugés et
l'ignorance , auxiliaires de la tyrannie. Dès que les peuples
commencèrent à raisonner , et qu'il s'établit entre
cux une communication d'idées , ils sentirent que le
développement de leur industrie était un droit naturel ,
et qu'ils n'étaient point destinés à ramper dans l'oppression;
ils reconnurent que tout gouvernement légitime
devait être fondé sur les lois , que tout pouvoir devait
céder à ce pouvoir suprême , et que ces principes étaient
aussi favorables aux rois qu'aux nations. Dès-lors commencèrent
en France ces révolutions politiques qui ont
agité les trois derniers siècles , et qui , après des malheurs
inouïs , des catastrophes dont l'humanité gémit , ont
effacé jusqu'aux derniers vestiges des institutions féodales
. Aujourd'hui tous les droits sont reconnus ; l'alliance
indissoluble de la liberté avec la monarchie assure
la stabilité du trône , et nous met désormais à l'abri des
invasions du despotisme et des fureurs de l'anarchie.
AVRIL 1817 . 109
Ces réflexions ne paraîtront déplacées qu'à ce petit
nombre d'hommes que la raison désespère , et qui , jugeant
mal notre position, s'imaginent qu'il serait facile
de nous ramener à ces temps qu'ils nomment héroïques
et qui n'étaient que barbares. Le gouvernement , qui
sait mieux que nous tout ce qu'il gagne en force et en
sécurité par la Charte constitutionnelle , est, à cet égard,
notre plus sûre garantie. C'est un Roi du nom de
Louis qui , le premier , adit « que la nature avait fait
tous les hommes libres , et que son royaume étant appelé
le royaume des Francs , il voulait qu'il le fût en
réalité comme de nom (1 ) . » Ce que Louis X avait dit
sans l'exécuter , Louis XVIII l'a exécuté sans le dire.
Cette différence tient à celle des époques . On n'a pas besoin
de proclamer les principes , lorsqu'ils sont généralement
reconnus.
1
Aujourd'hui que nos chevaliers sont citoyens , il ne
doit plus être question de la chevalerie féodale que dans
les romans. C'est là seulement que nous consentirons
à admirer nos anciens barons , pourvu qu'on les place
dans des situations dramatiques , qu'ils agissent suivant
leurs caractères , et qu'on n'en fasse point des personnages
de convention. Cette tâche est moins facile qu'on
ne le suppose communément. Un écrivain qui n'a point
étudié dans l'histoire , et sur-tout dans les mémoires
du temps , les moeurs des différentes époques, s'expose à
des bévues qui font sourire les lecteurs éclairés. Je con-
?
(1) Ordonnance des Rois , tom. 1 , pag. 583 , 653.
110 MERCURE DE FRANCE .
nais plus d'un ouvrage de ce genre où tout estmoderne
excepté les costumes et le lieu de la scène; les princesses
y parlent comme nos Aspasies , et les preux y débitent
des calembourgs ; on croirait assister à une mascarade.
C'est le même défaut où tombèrent les deux Scudéri et
les autres écrivains de leur école, lorsqu'ils représentaient
Caton galant , etBrutus dameret .
Madame Elisabeth de Bon a évité ce défaut dans
les nouvelles qu'elle vient de publier. Ses peintures
sont vraies, et embellies de couleurs locales qui
prouvent une instruction solide et variée. On sent bien
qu'il serait impossible de faire connaître par de froides
analyses ces nouvelles dont le charme principal résuite
moins de la variété des situations que de la naïveté des
sentimens et des grâces du récit. J'ai lu avec beaucoup
d'intérêtles quatre nouvelles intitulées : Mathilde, Isaure
et Tristan , Marguerite de Flandre ou la Piété
Filiale , et Yolande ou la Cour d'Amour. Je
serais peu surpris si quelques lecteurs donnaient la
préférence à d'autres nouvelles. Lorsque le mérite est
à peu près égal , on est déterminé dans son choix par
les dispositions du coeur ou par la tournure de l'esprit.
Après les trois productions que je viens de citer , je
donnerais la palme à Emma ou le Jugement de Dieu.
J'aime cette gentille Emma qui cache , sous les vêtemens
d'une simple villageoise , une âme pure et de
nobles affections . Exposée dans son berceau sur une
montagne aride , allaitée par une chèvre , et recueillie
par l'humanité d'un vieux pâtre , Emma est fille de
1
AVRIL 1817 . III
la châtelaine de Créqui. Après une suite d'incidens habilement
amenés , elle rencontre le prieur de Vauxel ,
ce persécuteur inconnu qui a voulu lui ravir l'héritage
de ses pères. Le prieur est secondé dans ses complots ténébreux
par un de ces chevaliers déloyaux qui se livrent
sans mesure au déréglement de leurs passions , et qui
sont destinés à être la terreur des jouvencelles. Emma
ne peut envisager , sans frémir , le terrible Morgan ;
mais on se doute bien que l'amour veille surl'innocence .
Raoul , cousin de la dame de Créqui , avu Emma , et
n'apu la voir avec indifférence; car les chevaliers ont une
sagacité merveilleuse pour démèler , sous quelque costume
que ce soit, les jeunes filles bien nées , sur-tout
quand elles sont jolies. Les persécutions du prieur et
de Morgan redoublent. Emma est accusée d'avoir voulu
empoisonner la châtelaine de Créqui. On la jette dans
une prison obscure où elle gémit sans espoir de secours .'
Les traîtres ont profité de l'absence de Raoul pour con
sommer leurs abominables projets ; enfin , elle est traduite
devant le comte d'Auvergne qui la condamne à
être brûlée vive , si , dans trois jours , elle ne prouve
son innocence. Je ne dirai pas de quelle manière elle
surmonte toutes ces épreuves , et comment elle échappe
au bûcher. Je ne veux point satisfaire entièrement la
curiosité des lecteurs. Il doit leur suffire de savoir que
l'honnête prieur est confondu , et que Morgan , après
un combat terrible , tombe sous les coups du chevalier
Raoul.
Mad. Elisabeth de Bon n'a pas eu la prétention de
112 MERCURE DE FRANCE:
composer des nouvelles historiques. « Mon ouvrage,
dit-elle modestement, est une suite de petites nouvelles ,
toutes romanesques , que j'ai rattachées à notre histoire ,
dans l'espoir de leur donner au moins , par ce moyen ,
un degré d'intérêt aux yeux des lecteurs français>. >>
L'espérance de l'auteur n'a pas été trompée ; on trouve
toujours de l'intérêt dans ses Nouvelles . Cet ouvrage
est du nombre de ceux qu'on relit avec plaisir. Si
j'osais donner quelques avis à Mad. de Bon, je lui conseillerais
d'avoir un peu plus de confiance en elle-même ;
son style est quelquefois timide; la crainte de blesser le
goût , ou quelque convenance arbitraire , l'empêche trop
souvent de se livrer à son imagination , et cependant
c'est l'imagination qui embellit le sentiment et qui colore
la pensée. Le style peut être correct , élégant, et manquer
de cette chaleur , de ce charme indéfinissable qui laisse
dans le coeur de vives impressions , et dans la mémoire
de longs souvenirs .
!
A. JAY.
AVRIL 1817 . 115
L'ERMITE EN PROVINCE.
Anglet, le 1. avril.
LA CHAMBRE D'AMOUR.
Illo nonjuvenis poterit de funere quisquam
Lumina, non virgo sicca referre domum. 1
(Tib. , eleg. 1.)
L'amante et son amant , les larmes dans les yeux ,
Quitteront ce rocher d'un pas silencieux.
(Trad. de M. MOLLEVAUT. )
Il y a des peuples , comme des femmes , pour qui l'on
se passionne avant de s'être rendu compte des motifs
qui déterminent la prédilection qu'on leur accorde :
cette espèce de surprise , on l'éprouve parmi les Basques
; on les aime avant de les connaître : au milieu
d'eux , on se croit dans un petit monde nouveau qu'on
se souvient d'avoir rêvé : ces pasteurs descendant des
montagnes , un galoubet à la main; ces jeunes filles à la
démarche leste et gracieuse , dont les cheveux sont si
noirs , dont les yeux sont si vifs; cette population active
et riante, dont la campagne est pour ainsi díre émaillée ;
tout ici charme les yeux et intéresse le coeur : je dois
dire cependant que mon aimable guide n'oublie rien
pour augmenter le charme sous lequel je vis dans cette
contrée charmante. Il me montre son pays avec toute
l'adresse, toute la coquetterie d'un propriétaire qui a
grand soin , en vous promenant dans ses jardins , de
vous ménager la surprise d'un point de vue, la ren-
8
114 MERCURE DE FRANCE .
contre d'une cascade , l'aspect le plus avantageux d'une
fabrique.
J'ai accepté , avec autant de plaisir qu'il me l'a offerte
, l'hospitalité qu'il m'a donnée dans sa maison à
Mouguère , et dans nos courses , qu'il a seul dirigées ,
je n'ai cu de soin à prendre que celui de voir et de décrire
, en m'aidant le plus souvent encore de ses yeux et
de son esprit .
Arrivés sur les hauteurs qui environnent et qui dominent
Agnoa , première commune française du côté
de l'Espagne , M. Destère me fit remarquer, qu'en portant
la vue aussi loin qu'elle peut s'étendre , au nord , à
l'ouest et à l'est , nous embrassions un espace qui contient
le Labour le plus important des trois cantons basques
, et celui dans lequel paraissent s'être le mieux
conservés tous les traits primitifs de cette ancienne race
d'hommes .
Cette étendue de terrain suffirait à un nombre beaucoup
plus considérable de communes ; mais une population
plus forte ne pourrait s'y nourrir , sans de grands
accroissemens de culture , lesquels n'exigeraient qu'une
avance de capitaux ; car nulle part ce qu'il y avait de
bon dans les théories de Virgile et de Columelle , ne
s'est mieux conservé dans la pratique: cette pratique
n'est , à vrai dire , qu'une routine ; mais cette routine
n'est pas celle des autres paysans français , pendant tant
de siècles attachés à la glèbe. Le génie antique et secret
qui dirige l'agriculture , chez les Basques , peut d'une
génération à l'autre se révéler à eux , et recevoir les
lumières du génie moderne des Arthur Young et des
Fellenberg.
En portant, des hauteurs d'Agnoa, son regard à gauche,
et en longeant les bords de l'Océan , depuis la Bidassoa
jusqu'à Bayonne , on voit successivement les bourgades
AVRIL 1817 . 145
d'Ourrougue , de Ciboure , de Saint-Jean-de- Luz , de
Guettari , de Bidart , de Biarritz et d'Anglet : noms
aujourd'hui sans honneur , et qui n'ont pas toujours été
sans gloire.
C'est là que naissaient et que se formaient ces loups
de mer, ces intrépides marins qui , dans des temps
bien antérieurs à l'établissement de la marine anglaise
et à l'existence de la Hollande, poursuivaient et frappaient
les baleines de leur harpon ,jusque dans les plus
hautes mers du Nord. Les présomptions , pour ne pas
dire les preuves les plus fortes , autorisent à penser que
les Basques sont les premiers Européens qui ont vu et
touché Terre - Neuve; le nom basque de macaïllaoua
, que les pécheurs de tous les pays donnent
à la morue jaune et salée , vient à l'appui de cette opinion.
Il enest une plus honorable pour cette petite nation,
etmoins généralement adoptée, qui mériterait un examen
approfondi , auquel je n'ai ni le temps ni les moyens
de me livrer. Robertson , dans les notes de son Histoire
de l'Amérique , examine s'il est vrai que Christophe
Colomb (naviguant sur ces mers du Nord, avec des Basques
, long-temps avant sa grande pensée et sa grande
découverte d'un nouveau monde ) s'il est vrai , dis-je, qu'il
entenditle récitd'un Biscaïen qu'une tempête avait poussé
sur ce même continent , où Colomb se dirigea depuis, à
l'aide de son génie et de la boussole. « Après avoir lucette
dissertation, on pourra,sans être Basque commemoi (ajouta
M. Destère ) , rester convaincu , sinon de la vérité , du
moins de la vraisemblance du fait; et , indépendamment
de toute tradition historique, cette conjecture n'est-elle
pas beaucoup plus naturelle que celle qui se fonde uniquement
sur une inspiration du génie de Colomb ,
8.
116 MERCURE DE FRANCE .
éclairé par des théories du ciel et de la terre , si mal
connues à cette époque ?>>
« Une conjecture quej'ai formée plus à mon aise et à
moins de frais , continua-t-il , c'est que les archives de
Ciboure , de Saint - Jean -de - Luz , et de plusieurs communes
des Basques espagnols , sur le prolongement des
mêmes côtes , contiennent vraisemblablement plusieurs
relations ignorées sur cette grande époque qui a changé
la face du globe , et qu'un bon dépouillement de ces
mêmes archives nous ferait connaître ; ce travail exigerait
des hommes d'une instruction profonde , en géographie
, en astronómie , surtout en histoire , et ne pourrait
être fait que par des savans du pays ; car ( les annales
à consulter fussent-elles écrites en français ou en
espagnol ) il est de la nature des Basques de porter
l'esprit de leur langue dans toutes celles qu'ils parlent
ou qu'il écrivent .
>> Saint - Jean - de - Luz où se fit le mariage de
Louis XIV; Saint-Jean-de- Luz où nos princes , à leur
retour , furent reçus avec de si vifs transports de joie , a
sans doute acquis des titres à la faveur du gouvernement.
Pourquoi n'ordonnerait-il pas que ce dépouillement
se fit dans cette ville, où se trouvent d'ailleurs des
hommes très -capables de l'entreprendre; j'en puis nommer
trois : M. Leremboure , naguère receveur particulier à
Bayonne , et maintenant à Condom , homme d'affaires
par état , et homme de lettres par goût ; M. Ducos ,
médecin , versé dans les sciences physiques et morales ,
lequela passé sa longue vie sur ces côtes , et qui parle
avec la même facilité les langues basque , française et
espagnole ; M. Labrouche qui a rempli si long-temps
et avec tant d'honneur la place de maire de Saint-Jeande-
Luz , après avoir fait plusieurs voyages de long
cours, >>
AVRIL 1817 . 17
Saint-Jean-de-Luz , il y a trois siècles , était une
ville riche , commerçante et peuplée , dont les environs
étaient couverts de jolies maisons de campagne. Depuis
plus de cent ans , les prospérités de l'Angleterre et de
la Hollande ont arrêté les siennes en lui fermant les
chemins de toutes les mers . Il n'est pas impossible qu'on
ne les lui rouvre un jour ; et , pour l'y disposer , on ne
saurait trop souvent l'entretenir de son ancienne gloire..
Biarritz , dans l'ancienne marine des Basques français
, était regardé comme une succursale de Saint-
Jean-de-Luz et de Ciboure ; on n'y voit aujourd'hui
que quelques bateaux pècheurs dont les produits suffisent
pour donner un air d'aisance et de bien- être aux
habitans de ce village bâti sur des rocs .
Il y a des hommes dont la destinée est bien bizarre.
Dans une masure de ce village , naît un enfant qui
n'entend et ne parle jusqu'à douze ans que sa langue
maternelle ; je ne sais quelles circonstances l'amènent à
Paris : il étudie avec assez de succès le français et
l'anglais pour traduire , mieux qu'il ne l'avait encore
été , l'Essai sur l'Homme de Pope. Cette traduction ,
qui le fait connaître , le conduit , je ne sais comment
encore , au ministère des finances ; il en sort plus brusquement
qu'il n'y est entré , et depuis lors on n'entend
parler de lui ni dans les finances, ni dans les
lettres , ni en France , ni dans le pays basque . Voilà
toute l'histoire de M. de Silhouette . Les uns disent
qu'il se cacha pour n'avoir pas à rougir de sa chute ; les
autres, qu'il est peur des hommes après les avoir vus
etconnus dans ces repaires éclatans de toutes les passions
humaines. Cette dernière explication n'est pas la moins
vraisemblable.
Biarritz ( comme j'ai eu occasion de te dire dans un
de mes précédens discours , en parlant des environs de
118 MERCURE DE FRANCE .
1
Bayonne ) est renommé pour ses bains de mer : c'est
un spectacle charmant que d'y voir , à certains jours ,
arriver de toutes parts les caravanes de cacolits , dont
les jolies voyageuses sont recouvertes de longs voiles de
gaze qui les mettent , ainsi que leurs chevaux , à l'abri
des mouchards (1 )bourdonnant sans cesse autour d'elles .
Les bains de mer se prennent à Biarritz dans des
trous de rochers qu'on appelle bains d'amour. Nulle
part le terrible golphe de Gascogne n'est battu par plus
de tempêtes : le mouvement rétrograde des flots brisés
par le reflux a souvent emporté des baigneuses ; autant
de fois de jeunes et vigoureux nageurs ont volé à
leur secours , mais presque toujours sans succès . Le
danger est grand , les exemples sont connus ; toutes les
mères racontent à leurs filles l'anecdote que je vais citer:
on écoute, on pleure et l'on revient aux bains
d'amour (2) .
Vers la fin du dix - septième siècle , vivaient au
village sabloneux d'Anglet la jeune Saubade , fille
unique d'un riche pasteur du labour , et Laorens, jeune
pêcheur orphelin ; l'une , au sortir de l'enfance , était
déjà citée comme un modèle de cette beauté native
dont le charme tient sur-tout à l'élégance des formes ,
à la vivacité des traits et à l'expression des yeux ; l'autre
, à vingt ans , dans le pays de la force unie à la grâce ,
n'avait point de rival parmi la jeunesse basque dont il
était l'honneur et l'exemple. Quand il paraissait à la
farandole , à la paume , vêtu du petit gilet rouge ,
(1) Espèce de taon dout la piqûre est très-vive .
(2) Cette anec lote véritable doit trouver sa place dans un ouvrage de
M. T. T. qui a bien voulu m'en communiquer les circonstances prin
eipales.
AVRIL 1817 . 119
chaussé d'espadrilles ( 1 ) , coiffé du délicieux berret ,
tous les regards se portaient sur lui , et ne s'en détournaient
que pour chercher Saubade. L'amour dont ils
brûlaient l'un pour l'autre n'était un secret pour personne.
On ne l'avait point appris , on l'avait deviné :
on était sûr qu'ils s'aimaient, parce qu'il paraissait nécessaire
qu'ils s'aimassent . Une seule personne n'en voyait
pas la nécessité ; c'était le père de la jeune fille ; il était
riche en troupeaux ; Laorens était sans fortune, et cette
circonstance élevait un obstacle insurmontable entre les
deux amans .
Un an s'était écoulé pour eux dans les tourmens
d'une passion dont les contrariétés avaient accru la violence
: ne pouvant se livrer à l'espoir du bonheur , ils
ne prirent plus conseil que du seul sentiment qui puisse
se passer d'avenir , et firent serment d'être l'un à l'autre
jusqu'à la mort : un seul jour acquitta leur promesse .
Le père de Saubade était parti un matin pour faire
le dénombrement annuel de ses troupeaux , sur le revers
de la montagne où il avait coutume de rassembler
ses bergers . A peine avait-il disparu derrière la colline
au pied de laquelle sa maison était située , que le couple
charmant s'était réuni, au lever de la plus trompeuse
aurore , sous une espèce de tonelle couverte de pampre
à l'extrémité de l'habitation .
Cet asile ne pouvait les dérober qu'un moment aux
regards éveillés sur eux ; ce moment leur échappait; le
soleil éclairait déjà la campagne ; ils s'éloignent du village
, et dirigent leurs pas vers le bord de la mer.
Qu'elles leur paraissent riantes et fleuries ces dunes
arides où ils s'égarent , en s'éloignant de quelques habitations
éparses d'où l'on pourrait les découvrir !
(2) Souliers en cordes de chanvre écru , attachés avec des cubans de
couleur.
120 MERCURE DE FRANCE.
Des bouquets de sapins , jetés çà et là , dérobent de
nouveau leur marche furtive, et bientôt une pente rapide
les conduit sur la plage.
A droite , les dunes s'étendant au loin, n'offraient
ni abri , ni refuge ; à gauche , un rocher à pic formait
un arc dont l'extrémité se courbait sur les flots , et au
centre duquel se trouvait un grotte vaste et profonde.
Que le hasard eût conduit dans ce lieu sauvage un
froid observateur , même un poëte enthousiaste , ils
n'eussent été frappés que de la grandeur des objets
offerts à leurs yeux. Ce demi - cirque dont la mer paraît
être la scène ; cet amphithéâtre d'où il semble que
Neptune ait voulu donner à l'homme le spectacle de ce
vaste Océan qui baigne les deux hémisphères , auraient
seuls arrêté leurs regards. Nos jeunes amans embellissent
cette effrayante solitude de toutes les illusions où
leur âme se noie : ces noirs rochers s'éclairent de tous
les feux dont ils brûlent ; ce formidable Océan qui
gronde au loin , est une barrière que l'amour amis
entre eux et le reste du monde ; ces couches d'un sable
fin ; ces amas de coquilles brisées qui s'étendent en lits ,
qui s'élèvent en siéges , invitent Saubade et Laorens aux
charmes d'un repos bientôt enivré de tous les songes
de l'amour.
Dans cet oubli de l'univers , dans cette tourmente
d'un sentiment qui leur révèle une existence hors de la
nature , ils n'ont pas vu s'amonceler les nuages ; ils
n'ont pas entendu les vents gronder sur les flots et les
pousser sur ce rivage au-delà des limites où chaque
jour ils s'arrêtent. La voix du tonnerre les avertit en
vain du péril qui les menace. Laorens a frémi pour ce
qu'il aime ; mais Saubade, toute entière à cette vie
d'amour dont elle ne doit jouir qu'un moment , ne
permet pas à un autre sentiment d'approcher de son
AVRIL 1817 . 121
Ame : elle a pressé son amant sur son sein , elle ne connaîtra
plus la crainte.
Cependant les vagues s'élèvent et se roulent avec
fureur jusqu'à l'entrée de la grotte qui leur sert d'asile.
<< Oma bien - aimée ! s'écrie Laorens ( en la portant sur
un angle intérieur du rocher où l'eau ne pouvait encore
atteindre ) , la mort t'environne , la tempête redouble,
tout espoir est perdu. - Je n'ai jamais formé
qu'un voeu , reprit la tendre fille en souriant du sourire
des anges , celui de vivre et de mourir avec Laorens ;
demain cet espoir m'eût été enlevé : aujourd'hui je suis
àtoi, à toi pour toujours.... » Laorens s'était avancé à la
nage vers l'entrée de la grotte envahie par les flots pour
s'assurer s'ils pourraient encore s'y frayer un passage .
Tout est submergé , par-tout la mer , la mer terrible ,
s'ouvre en abîmes ou s'élève en montagnes; les flots le
poursuivent et le rejettent avec fureur dans l'enceinte
du rocher qu'ils remplissent à la hauteur de la pointe où
la jeune amante les brave encore : elle présente la main
à Laorens pour remonter près d'elle , le serre dans ses
bras , et l'embrasse de tout son courage. « Vois-tu , lui
dit-elle , cette vague énorme qui s'avance en mugissant
, c'est la mort ..... >> Elle dit: leurs bras s'enlacent ;
leurs bouches s'unissent , et la mer a dévoré sa double
proie.....
Long-temps battu par les flots qui ne purent les séparer
, Saubade et Laorens furent rejetés sans vie près
du rocher qui fut à la fois pour eux un temple et un
tombeau.
C'est depuis ce temps que cette grotte , consacrée par
le souvenir de cet événement funeste, a reçu le nom
qu'elle porte encore de la Chambre d'Amour.
L'ERMITE DE LA GUYANNE.
122 MERCURE DE FRANCE .
VARIÉTÉS .
JADIS ET AUJOURD'HUI .
Jadis ! tel est le cri de quelques hommes qui , dans
leurs regrets intéressés , affectent de tourner sans cesse
leurs regards vers le passé , qui ne parlent qu'avec attendrissement
des âges d'ignorance et de barbarie , et que
l'on voit entrer en fureur aux seuls mots de philosophie ,
de lumières et de civilisation . Rien n'est plus étrange
que leur acharnement à déprimer leur siècle , à vanter
Ies siècles qui ne sont plus rien n'est plus risible que
l'assurance avec laquelle , démentant le constant témoignage
de l'histoire , ils prodiguent les éloges à des
usages justement oubliés , à un ordre de choses qui ne
peut plus renaître , parce que l'expérience en a démontré
les abus . Entendez - les parler : nos ancêtres
seuls ont eu des moeurs et des vertus ; leurs gothiques
institutions étaient des monumens de la plus haute sagesse;
leurs lois , leurs coutumes , leurs préjugés mêmes ,
sont dignes de toute notre vénération ; et , qui le croirait
? c'est au moment même où un monarque éclairé
rend aux lumières du siècle l'hommage le plus solennel ,
et consacre , par des institutions généreuses , les conquêtes
de la civilisation ; c'est au moment où la France ,
régénérée par un si grand bienfait , voit , avec reconnaissance
, briller pour elle l'aurore de la liberté constitutionnelle
; c'est en ce moment que l'esprit de parti
ose calomnier encore l'influence de la philosophie , et
méconnaître le perfectionnement de l'ordre social ! C'est
par les faits qu'il faut répondre à ces vaines déclamations
; c'est par les faits qu'il faut confondre ces apôtres
de la barbarie , et les convaincre d'imposture. Opposons
donc une fois le tableau du présent au tableau du
passé , et voyons ce que la France fut jadis , ce qu'elle
est aujourd'hui. 1
AVRIL 1817 . 123
Une loi fondamentale et inviolable a succédé à des
institutions qui , reposant sur des traditions incertaines ,
sur des usages toujours variables , laissaient flotter
presque au gré du hasard et des passions humaines la
constitution de l'Etat .
Un gouvernement libéral et fort à la fois , où tous les
pouvoirs , sagement balancés , se servent mutuellement
de limite et d'appui , a succédé à l'anarchie féodale du
moyen âge et à la monarchie trop absolue des derniers
siècles.
Lapartie la plus nombreuse et la plus utile de la nation ,
privée autrefois de tous les droits politiques , et comptée ,
en quelque sorte , pour rien dans l'Etat , dont elle portaitcependant
toutes les charges , est appelée aujourd'hui
à participer par ses mandataires à la formation des lois .
Jadis privée des plus précieux d'entre les droits naturels
, la liberté des cultes et la liberté individuelle
l'espèce humaine a été remise en possession de ces deux
avantages inappréciables .
Ainsi , la tolérance religieuse a succédé à cet esprit
persécuteur qui alluma tant de bûchers et de guerres
civiles , qui fit couler le sang de plusieurs millions
d'hommes dans les combats ou dans l'horreur des supplices
, et qui força une multitude de familles de porter
à l'étranger leur fortune et leur industrie . Ainsi , la
sûreté des individus et l'empire de la loi ont succédé à
l'arbitraire .
En proclamant ces droits , la Charte , pour en assurer
l'exercice , a établi la liberté de la presse , le droit de
pétition et la responsabilité des ministres. Je cherche
envain dans notre ancien droitpublic une seule de ces
institutions protectrices .
Ainsi , des garanties nombreuses ont succédé à l'absence
de toute garantie .
L'utile habitant des campagnes n'est plus assujéti ,
sous les noms de main-morte , de dimes , de champarts ,
de corvées , etc. , etc. , à des charges aussi humiliantes
qu'onéreuses , restes de son ancienne servitude ; le fardeau
des impositions ne pèse plus exclusivement sur
lui , à la décharge des classes les plus opulentes ; l'égalité
politique a succédé à des priviléges non moins contraires
au bien de l'Etat qu'à l'équité naturelle.
124 MERCURE DE FRANCE .
Les citoyens de toutes les classes peuvent aspirer à
l'honneur de servir la patrie , ainsi qu'aux récompenses
dues à ces services .
Voilà , ce me semble , des avantages d'une assez
haute importance qui n'existaient point jadis , et qui
existent aujourd'hui .
Nos anciennes lois criminelles étaient aussi absurdes
que barbares . Celles qui les remplacent aujourd'hui ,
sans avoir encore atteint toute la perfection dont elles
sont susceptibles , sont , sans aucune comparaison , plus
favorables à l'innocence et plus conformes à l'humanité.
Une procédure publique a remplacé les instructions
secrètes .
L'usage épouvantable de la torture , cet opprobre de
P'humanité , qui serait le comble du ridicule s'il n'était
le comble de l'horreur , ne souille plus , comme autrefois
, notre législation .
La belle et récente institution du jury offre à l'innocence
une puissante garantie ;
La loi ne refuse plus à l'accusé le secours et les lumières
d'un conseil ;
Des peines arbitraires ne mettent plus à la discrétion
d'un homme , toujours susceptible de passion ou d'erreur
, la liberté , la vie et l'honneur des hommes ;
L'humanité n'est plus outragée par des supplices de
cannibales , qui font frémir , même appliqués à des
coupables , et qui révoltent bien plus encore , lorsqu'on
pense que des innocens en ont été plus d'une fois les
victimes ;
Enfin la confiscation , cette loi insensée autant que
cruelle , qui punissait des torts d'un père criminel , une
postérité innocente , est à jamais abolie par la Charte
constitutionnelle .
Il faut donc reconnaître que , si nos institutions politiques
valent mieux aujourd'hui qu'elles ne valaient
jadis , nos lois criminelles ont le même avantage. Voyons
s'il en est autrement pour les lois civiles .
Au chaos de l'ancienne législation , au fatras énorme
de nos anciennes coutumes , a succédé une législation
uniforme pour toute la France .
Les tribunaux , plus rapprochés des justiciables , et l'abolition
du droit de committimus , permettent mainte
AVRIL 1817 . 125
nant au pauvre et au faible de soutenir leurs droits contreleriche
et le puissant, sans être obligés d'allerplaider
àcent lieues de leur domicile ;
L'institution d'une cour suprème étend à la jurisprudence
l'uniformité salutaire déjà établie pour les lois;
Ainsi ,jadis désordre et confusion , aujourd'hui sim.
plicité , ordre et uniformité , tel est le résultat qu'offre
la comparaisonde la législation ancienne et de la nouvelle.
Mais ce que notre nation a gagné sous le rapport des
lois , on voudrait faire penser qu'elle l'a perdu sous celui
des moeurs. On calomnie les siennes , on calomnie ses
sentimens religieux , on calomnie son éducation.
Etaient-elles donc si pures , les moeurs d'autrefois ?
Avons-nous dégénéré de l'innocence de nos pères ? Les
femmes , grâces à l'éloquence d'un grand écrivain , ne
remplissent - elles pas aujourd'hui avec orgueil les
devoirs de mère , qu'elles dédaignaient jadis ? Les parens
, en général , ne se livrent- ils pas avec plus de zèle à
l'éducation de leurs enfans ? Le lien du mariage n'est-il
pas plus universellement respecté ; et si l'on voit encore
quelquefois les passions dénouer furtivement ce noeud
sacré , voit-on du moins la licence , autorisée par l'opinion
et par la mode , le profaner publiquement ? La décence
publique n'est-elle pas mieux observée dans les
hautes classes de la société ? Quel est aujourd'hui
l'homme revêtu d'un caractère auguste , qui oserait
avouer une maîtresse , et faire , au sein de la société,
parade de son inconduite ?
L'esprit des Français devient de jour enjour plus national
: les habitans des campagnes sont maintenant
presque tous propriétaires , et c'est un lien de plus qui
les attache àlapatrie.
L'instruction , concentrée autrefois dans les classes
supérieures , s'est répandue dans le peuple , et ses bienfaits
vont encore être multipliés par une nouvelle méthode
d'enseignement. La propagation des lumières est
une garantie assurée contre le retour des maux qu'ont
produits si long-temps l'erreur et l'ignorance .
L'éducation publique , confiée à des citoyens souvent
pères de famille , est devenue par là plus nationale .
Peut-être aussi les moeurs ont-elles à s'applaudir de
126 MERCURE DE FRANCE.
cette réforme , ainsi que de celle qui s'est opérée dans
les moyens de maintenir la discipline et l'obéissance .
Des lacunes considérables ont été remplies dans le
système des études , et sans être aujourd'hui plus superficielle
, l'instruction est devenue plus -complète et plu
appropriée à nos besoins qu'elle ne l'étaitjadis .
Parlerai-je d'un objet plus intéressant encore , du
culte que la reconaissance des mortels doit au Créateur
? Ici , je ne veux point abuser de mes avantages ;
je n'examinerai point si nos ancêtres ont bien connu le
véritable esprit de la religion , de cette religion auguste
et sainte, qui recommande sur toutes choses , l'humilité,
la tolérance et la charité ; je ne rappellerai ni le trône
ébranlé parles foudres spirituelles , ni les guerres intestines
, ni les bûchers allumés pour les hérétiques , niles
poignards de la Saint-Barthélemy, ni les sanglantes accusations
de sortilége ; je tirerai le rideau sur une foule
d'autres souvenirs affligeans , et dont il serait peut-être
indiscret de réveiller la mémoire trop récente. Mais je
dirai , à la gloire du siècle présent , que le culte rendu
à la divinité est devenu plus pur et plus digne d'elle ;
qu'il n'est plus profané , ni par des superstitions peu
convenables à sa majesté , ni par une intolérance qu'elle
condamne ; qu'une piété aussi sincère qu'éclairée et indulgente
réside aujourd'hui dans les coeurs , et que la
religion , rendue à son vrai caractère , n'en est que plus
sublime et plus honorée dans sa noble modestie.
Maintenant , rappellerai-je les progrès des beaux-arts
et sur-tout des sciences; progrès si éclatans , que la partialité
la plus manifeste n'ose les contester ?
Rappellerai-je l'essor prodigieux qu'a pris l'industrie
française , depuis qu'elle se voit dégagée des innombrables
entraves qui l'enchaînaient autrefois? Montrerai-
je les produits de nos manufactures , naguère si inférieurs
à ceux des manufactures anglaises , defiant
aujourd'hui la concurrence de tous les peuples de l'univers?
Le luxe , dit-on , s'est accru. Eh bien , nous a-t-il
amollis ? Les glaces du nord et les ardeurs du midi ,
bravées par notre vaillante jeunesse , l'Europe entière
pleine de nos trophées , sont d'assez nobles réponses à
AVRIL 1817 . 127
cette accusation ; ce ne sont pas là les caractères d'un
peuple énervé par la mollesse.
Que les détracteurs du temps présent ne s'obstinent
donc plus à insulter aux progrès de la civilisation , à ceux
de l'esprit humain : qu'ils reconnaissent dans ces progrès
l'ouvrage de la raison , de la justice , de l'humanité
; qu'ils cessent de nier l'évidence , et de nous vanter
avec emphase un ordre de choses qui est assurément
bienloin de mériter notre admiration et nos regrets :
qu'ils apprennent que si , comme l'a dit une bouche auguste
, le danger d'innover est à côté de l'avantage d'améliorer
, il n'y a pas moins d'inconvéniens à vouloir
revenir sur des améliorations déjà faites , déjà consolidées
, auxquelles les esprits sont accoutumés , et dont
ils ont eu le temps de sentir tous les avantages : qu'ils
sachent enfin que rétrograder , c'est aussi innover , et
innover de la manière la plus funeste. On permet à la
poésie d'embellir le passé des couleurs de l'imagination ,
d'agrandir les hommes des siècles reculés , ét de créer
un âge d'or quin n'exista jamais mais ces jeux de l'esprit
sont déplacés dans des matières plus graves : la raison
veut des faits , et non des paroles ; et malgré les riantes
fictions de la mythologie , malgré les traits imposans
dont Homère a revêtu ses héros , nul Athénien de bon
sens nese fût avisé de regretter , au siècle de Périclès , le
temps des Ajax et des Achille , celui des Hercule et
des Thésée .
:
ANNALES DRAMATIQUES.
:
THEATRE DES VARIÉTÉS .
Première représentation du Solliciteur .
Cette pièce , annoncée d'abord sous le titre de l'Aspirant
, ne semblait promettre qu'une carricature ; c'est
au contraire un petit tableau de moeurs , tracé avec au128
MERCURE DE FRANCE .
tant de malice que de vérité. Le lieu de la scène est dans
le vestibule de l'hôtel d'un ministre , défendu d'un côté
par un suisse , de l'autre par un garçon de bureau , dans
le fond par un huissier ; ces vigilantes sentinelles n'embarrassent
point le solliciteur , M. L'Espérance , qui
parvient à s'introduire le premier , quoiqu'il ait le numéro
399 ; on le chasse , il rentre sans chapeau , une
plume à la bouche , des papiers à la main , en criant :
Je suis dela maison. Il tromperait les yeux d'Argus , il
n'a pas de mal à échapper à ceux du suisse , qui a la vue
basse . Mais ce n'est encore qu'un premier pas , pour pénétrer
jusqu'au chef de division ; il essaie de gagner le
garçon de bureau avec de belles paroles , de corrompre
avec une côtelette un surnuméraire qui est à jeûn ;
rien ne lui réussit ; le hasard le sert mieux que la prudence.
Le restaurateur voisin apporte le déjeûner de
M. le secrétaire-général , et le dépose sur une table pour
poursuivre un de ses débiteurs qui vient de toucher ses
appointemens . L'Espérance ne laisse pas échapper une
aussi belle occasion ; il s'affuble en garçon de café , et
s'empare du déjeûner : avec ce laissez-passer , il arrive
jusqu'au cabinet du ministre , et lui présente une des
nombreuses pétitions qui remplissent ses poches. Le ministre
y répond sur-le-champ. L'Espérance triomphe ;
mais ce n'est pas pour long-temps .
Aucommencement de la pièce , il a rencontré, parmi
les personnes qui venaient solliciter , une jeune dame
fort jolie , dont il voulait être à toute force le cicerone ,
dans le labyrinthe du ministère . Cette jeune dame a refusé
ses bons offices ; mais elle a eu l'imprudence de lui
montrer la pétition qu'elle veut présenter ; c'est la demande
d'une place pour un officier de ses amis qui a
bien servi son pays . L'Espérance persuadé que , dans
un ministère comme ailleurs on n'a rien à refuser à
deux beaux yeux , a substitué adroitement une de ses
pétitions à celle de la dame , qui n'obtient pas d'audience
: mais malheureusement , dans le trouble que lui
a inspiré la joie d'ètre parvenu jusqu'au ministre , il lui
a remis la pétition escamotée ; et quand la nomination
arrive , il s'aperçoit que toutes ses peines n'ont abouti
qu'à faire obtenir au jeune officier la place qu'il demandait
pour lui-même ,
,
AVRIL 1817.
129
Ce dénouement très-conforme à la morale, ne l'estre
peut-être pas tont-à-fait à nos moeurs. On voit rarement
dansle monde le vrai mérite l'emporter sur l'intrigue ?
Cette petite comédie est conduite avec art , et le dialogue
en est,viť et piquant ; elle a aussile mérite de donner
beaucoup à penser ; on entrevoit par ce qui se passe
dans l'antichambre , une partie de ce qui doit se passer
dans le salon . On sent combien le spectacle des événemens
dont il est le théâtre , serait
instructif et amusant,
sì l'on pouvait obtenir un laissez-passer pour y
arriver. Au reste , on peut, en attendant , prendre beaucoup
de plaisir aux bagatelles de la porte .
Potier joue l'Espérance avec son talent accoutumé ;
ila très-bien saisi l'esprit de son rôle qui est tout entier
dans cette devise : audacieux etfluet , et l'on arrive à
tout. On croirait en le voyant qu'il va entrer par le
trou de la serrure .
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Première représentation du Certificat d'Innocence ..
Le fonds de ce vaudeville est le même que celui des
Rosières ; seulement il est traité avec encore moins de
vraisemblance etde raison. Alarmé par les succès trop facilesqu'ila
obtenus à la ville , Franval veut prendre femme
à la campagne . Son oncle, averti de son projet, fait travestir
les deux filles de son fermier en grandes dames ,
tandis qu'une jeune veuve qu'il destinait à son neveu
prend les habits du village. Notre étourdi , malgré la
grossièreté de la ruse , n'en est pas moins dupe, et donne
à la veuve un certificat d'innocence en lui prenant un
baiser. Il faut avouer qu'elle y a pour le moins autant
de droits que ses deux rivales , qui , dans une scène fort
indécente , se disputent la main d'un valet. Les couplets
de cette rapsodie , sauf un seul du vaudeville final ,
sont aussi mal tournés que la pièce est platement écrite.
Le jeu un peu trop leste de
mesdemoiselles Lucie ,
Betzyet Minette n'a pu racheter la niaiserie de l'ou-
Trage. Les auteurs sont les seuls qui aient mérité , dans
la soirée , un certificat d'innocence.
শুরু
ROYAL
9
130 MERCURE DE FRANCE.
THEATRE DE LA PORTE SAINT- MARTIN .
Première représentation du Petit Jéhan de Saintré.
Le règne du mélodrame paraît décidément passé ,
même aux boulevards . Pour obtenir des succès , ce
tyran du bon sens et du bon ggooûûtt eesstt obligé aujourd'hui
d'emprunter les grelots de Momus. On ne le souffre
plus que sous le masque de Thalie ; il n'a pas encore
très-bonne grâce à le porter , et il grimace plus souvent
qu'il ne rit ; mais il faut lui savoir gré de l'intention.
Le Petit Jéhan de Saintré est plutôt un vaudeville
héroïque qu'un mélodrame. C'était un sujet fort délicat
à traiter; il était impossible de reproduire sur la scène ,
sans les modifier beaucoup , les aventures de ce jeune
page avec la dame des Belles-Cousines . Les spectateurs ,
dans ce siècle de corruption , auraient bien pu être
choqués des peintures trop nues , qui charmaient nos
bons ayeux dans des temps d'innocence , où l'on
n'entendait malice à rien. Les auteurs de la pièce nouvelle
ne pouvaient puiser dans la vieille chronique , si
élégamment rajeunie par M. de Tressan , que des noms
et des caractère , il fallait qu'ils imaginassent d'autres
événemens . C'était la partie la plus difficile de leur travail
, et c'est aussi celle dans laquelle ils ont le moins
réussi . Leur intrigue est nouée sans art , etleurs scènes
sont mal liées entre elles . En revanche , l'ouvrage offre
des détails agréables , et plusieurs couplets sont fort
bien tournés .
Un tournois , un ballet , et une jolie décoration représentant
les environs de Saint-Denis , mettent le petit
Jéhan-de-Saintré à côté des mélodrames les plus fameux.
Les acteurs du théâtre de la Porte Saint-Martin ont
besoin de s'accoutumer à chanter le vaudeville . Mademoiselle
Jenny Vertpré joue avec beaucoup de gentillesse
, le rôle du petit Jéhan ; quant à M. Moëssart , qui
représente le sénéchal , personnage imaginé pour remplacer
dans la pièce, le moine du roman , ses larges
épaules et sa face rebondie lui donnent des droits incontestables
à ce rôle .
AVRIL 1817 , 131
POLITIQUE .
EXTERIEUR.
TABLEAU POLITIQUE DE L'EUROPE.
(Article III.)
ROYAUME DES PAYS-BAS.
Pour avoir une idée juste de l'état politique et moral
du royaume des Pays-Bas , royaume que les événemens
qui ont eu lieu depuis vingt-cinq ans ont composé d'élémens
très-hétérogènes ; il faut distinguer la Belgique
d'avec les anciennes Provinces-Unies , et ces deux pays
de celui de Liège , qui en differe encore par son esprit,
ses habitudes industrielles , et le caractère de ses
habitans.
BELGIQUE .
Lorsque la Belgique fut envahie par nos troupes ,
en 1793 , elle venait à peine de se voir replacée sous
ladomination autrichienne , et tous les sentimens qui
l'avaient séparée de cette antique monarchie subsistaient
encore avec assez de force.
La révolution belgique de 1789 a été tellement éclipsée
par la nôtre , que le souvenir même en est aujourd'hui
presque effacé. Mais il était arrivé aux Belges ,
durant cette révolution, ce qui , plus d'une fois , est
wrivé aux peuples qui , à tort ou à raison , ont pré-
9 .
132 MERCURE DE FRANCE .
tendu que leurs droits étaient méconnus par l'autorité.
Les classes supérieures se mettent à la tête du mouvement
patriotique ; elles le dirigent ; et s'il réussit , elles
réclament , tantôt leur qualité de premiers corps de
l'Etat , tantôt le mérite qu'elles ont acquis , en se montrant
les ennemis des abus qu'elles ont aidé à détruire ,
pour accaparer à elles seules , autant qu'elles le peuvent
, les avantages de la liberté. Telle fut la conduite
des états , sur-tout dans le Brabant , lorsque le gouvernement
autrichien fut obligé de laisser le champ libre
aux insurgés , que les réformes précipitées et mal-entendues
de Joseph II avaient soulevés . A peine les
troupes impériales eurent-elles quitté ce pays , que les
états se déclarèrent à la fois les représentans de la nation
et les héritiers du souverain. Les agens et les organes
de ces états , près du peuple , Vander-Noot et
Van-Eupen , l'un avocat , l'autre chanoine , noms célèbres
alors , obcurs à présent , parce que la célébrité qui
naît des factions est toujours passagère , et l'archevêque
de Malines , M. de Frankenberg , chef du clergé,
croyant à ce titre devoir être tout-puissant chez une
nation qui venait de se révolter en faveur du clergé ,
opposèrent à toutes les demandes de la masse populaire
, leurs priviléges , des traditions , des chroniques
, où l'archevêque puisait la preuve que les lévites
ayant gouverné le peuple d'Israël , les prêtres
belges devaient gouverner le peuple belge . Je me souviens
de son mandement. Il exhortait les fidèles à
renoncer aux droits périssables que des factieux leur
disaient de réclamer , et à ne s'occuper que des
droits bien plus importans et plus durables qui les attendaient
dans un autre monde. Mais c'était en fé
AVRIL 1817 . 133
vrier 1790 , et les discussions de l'assemblée constituante
étaient , pour des invitations de ce genre , un
dangereux voisinage. Aussi l'insinuation fut-elle sans
succès.
,
Les détails seraient longs et déplacés. Plusieurs partis
se formèrent. Par une circonstance bizarre , le parti
démocratique eut pour chefs des hommes de la haute
noblesse, dont quelques-uns, avant cette époque , avaient
professé leur aversion pour toutes les idées de liberté
et qui depuis , revenus à leur ancienne doctrine , sont
aujourd'hui de nouveau les ennemis les plus déclarés
de ces idées . Tel d'entre eux , s'adressant aux volontaires
de Bruxelles , commandés par un homme vraiment
libéral , parlait énergiquement des droits du peuple
, en 1790 , qui , à Bruxelles , en 1815 , était plus
implacable contre la révolution , plus ami des proscriptions
et des mesures violentes en France , que ceux
même qui ont eu le tort et le malheur de les proposer
durant quinze mois .
Ce parti démocratique fut renversé. L'armée , dont
les principes lui étaient favorables , devint , pour le
gouvernement des états , un objet de défiance. Ils
déclamaient contre les dangers du pouvoir militaire
dans un moment où l'ennemi approchait. Ils jetèrent
dans les prisons le seul général qui eût la confiance des
troupes. Ils proscrivirent les écrivains qui embrassaient
sa cause. Sur ces entrefaites , Joseph IImourut. L'effervescence
populaire , qui s'attache toujours plus aux
noms propres qu'aux opinions , perdit de sa force. Les
citoyens paisibles pensèrent qu'un maître éloigné, dont
le gouvernement promettait d'être doux , puisqu'il
l'avait long-temps été en Toscane, valait au moins autant
134 MERCURE DE FRANCE .
qu'une olygarchie théocratique . Les états eux-mêmes ,
qui avaient appris àcraindre la puissance du peuple , et
qui désespéraient de garder la leur , balancèrent entre
une révolution qui se tournait contre eux , après
avoir été provoquée par eux , et le rétablissement d'un
trône antique sous lequel ils étaient bien sûrs de reconstituer
leurs priviléges . L'administration , restée de
fait en leurs mains , souffrit de leur indécision et de
ladésobéissance que produisait le mécontentement général
, et les provinces belges , après avoir débuté dans
la carrière de l'indépendance par des succès inexplicables
qui avaient paru décisifs , se trouvèrent sans défense
quand les troupes de Léopold y revinrent . Tout
rentra dans la soumission ; mais les germes d'agitation
que développent nécessairement les dissensions civiles,
survivent à ces dissensions , et la modération de Léopold
etdeson successeur n'avait pas eu le temps d'apaiser
les esprits et d'effacer les souvenirs , lorsque , trois ans
après , le sort des armes sépara de nouveau les Pays-
Bas de la monarchie autrichienne, pour les attacher au
char victorieux d'une république qui devait effrayer
les Rois , ébranler le monde et périr par un homme
sorti de son sein.
Maîtres de la Belgique , les Français y trouvèrent
beaucoup de restes des opinions que la révolution de
1790 avait mises en mouvement. Les démocrates belges
qui , à cette première époque , avaient contracté avec
les démocrates français des relations étroites , se virent
tout-à-coup en communication avec ceux dont ils avaient
imploré l'appui , écouté les conseils , et , dans leur malheur
, obtenu la pitié. Les états avaient perdu leur influence
pour avoir abusé d'un pouvoir éphémère , et
1
AVRIL 1817 . 155
n'avoir su ni consentir à ce que la Belgique établit sa
liberté , ni pourvoir à ce qu'elle conservât son indépendance.
Les idées théocratiques et féodales , en faveur
desquelles le soulèvement avait eu lieu , étaient décréditées
, parce qu'elles n'avaient fait que du mal pendant
et après la lutte. C'est ce qui explique comment ,
malgré les calamités inséparables d'une invasion , et la
conduite parfois désordonnée de quelques proconsuls ,
la Belgique resta paisible sous la convention comme
sous le directoire et sous l'empire .
Durant les douze années du gouvernement de Bonaparte
, elle eut , comme toute la France , à souffrir de
son despotisme ; mais si le froissement des habitudes
et des coutumes locales blessait souvent un peuple
éminemment attaché à ces habitudes et à ces coutumes ,
l'introduction de lois plus claires et plus égales lui
offrait quelque dédommagement. Si la conscription
affligeait les familles , la gloire militaire , à laquelle nos
victoires associaient les jeunes conscrits , établissait
entre eux et nous un lien national. Le clergé attaqué ,
sous Joseph II , par l'autorité , et , dans la révolution ,
par le raisonnement , et devenu odieux par sa propre
ſaute , ne parvint jamais à faire partager au peuple sa
résistance , bien qu'elle fût souvent dirigée contre un
arbitraire inquiet , insolent et minutieux. Les nobles
s'étaient pliés à la fatalité européenne , et occupaient à
la cour duparvenu des places éminentes , dont ils remplissaient
les devoirs avec exactitude , faisant tout au
plus , entre eux , quelques plaisanteries confidentielles
ignorées la plupart du temps , et tolérées pár une autorité
dédaigneuse , quand elles parvenaient à sa connaissance
: les hommes éclairés , admis à la grande
136 MERCURE DE FRANCE .
communauté de lumières , dont Paris est le centre ,
attendaient , comme les hommes éclairés de tous les
pays , la fin du tourbillon qui entraînait toutes les existences
privées et publiques . Tel était l'état de la Bel-
"gique , quand les événemens l'ont rendu partie d'un
nouveau royaume .
J'ai cru cet exposé nécessaire pour préparer ce que je
dirai tout-à-l'heure sur l'esprit national des Belges ,
comme élément de l'esprit général du royaume des
Pays-Bas.
Je passe maintenant aux Provinces-Unies , qui forment
'une autre partie non moins essentielle de cette création
récente.
HOLLANDE.
Tout le monde connaît P'histoire des troubles de la
Hollande , en 1787. Il serait inutile d'examiner à présent
, qui avait raison , des stathoudériens , qui voulaient
attribuer à un magistrat héréditaire des droits à peu près
égaux à ceux d'un monarque , ou des patriotes , qu
essayaient de limiter , et dont quelques-uns mêmes aspiraient
à abolir une autorité instituée pour la défense
de la patrie contre l'étranger , et à laquelle ils craignaient
que la république qui lui avait dû son triomphe
, ne dût plus tard la destruction ou la diminution de
saliberté .
,
:
On sait que la France protégeait les patriotes , pour
arracher à l'influence anglaise les Provinces-Unies
et que l'Angleterre soutenait le parti du Stathouderpour
* conserver sa suprématie sur ces provinces. La Prusse
qui naturellement serait demeurée étrangère à cette
querelle , se vit entraînée du côté du stathouder , par
des relations de famille. Une armée prustienne , con-
.
AVRIL 1817 . 137
duite par le duc de Brunswick ,plus heureux alors qu'il
ne le fut plus tard , dispersa le parti opposé au beaufrère
de son roi . Uue amnistie peu rassurante engagea
les principaux patriotes à se réfugier en Belgique et en
France. Ils entretinrent de là ces communications ,
que l'autorité ne rend difficiles qu'en serendant odieuse ,
et qu'aucune précaution n'empèche , parce que tout le
monde favorise ce qui se rattache aux sentimens naturels
, plus impérieux et plus sacrés que les opinions .
Les Français trouvèrent donc , lors de l'invasion , un
parti tout formé , qui les accueillit et les seconda , tant
qu'il ne fallut que combattre ou plutôt poursuivre ce
qu'ils appelaient l'ennemi commun. Mais après les premiers
transports , le caractère national hollandais reprit
ses droits , et manifesta son influence .
Le directoire ne sut ni administrer la France , ni influer
avec habileté et mesure sur les pays tombés en son pouvoir.
Le gouvernement démocratique , substitué au sțathoudérat
, ne tarda pas à se séparer de notre gouvernement
, et de coeur et d'intention. Opprimé , parce qu'il
était faible , mais luttant avec courage , et ne cédant
qu'avec dignité, reproduisant ses traditions d'ordre , d'économie
et deprobité, au milieu de la violence introduite
et de l'exigeance exercée sur lui , il traversa péniblement
et honorablement les cinq années durant lesquelles nous
fùmes régis par le directoire. Il ne l'imitani dans ses vexations
, qui répugnaient aux habitudes d'un peuple libre
depuis plusieurs siecles , ni dans ses banqueroutes , qui
choquaient la raison et l'expérience d'une association
de commerçans éclairés , ni dans ses tracasseries avec
les prètres , tracasseries contraires à l'esprit de tolérance
dont la Hollande pratiquait les équitables et sages
1
138 MERCURE DE FRANCE .
maximes. Jamais peuple , au sein du malheur , n'offrit
peut-êtreun spectacle d'intégrité, de calme etde bon senc
pareil à celui que présentèrent alors les annales du peuple
hollandais .
Bonaparte , parvenu à la puissance , organisa , désorganisa,
réorganisa la Hollande , sans pouvoir effacer l'empreinte
de sa nationalité indestructible. Lorsqu'il se fut
mis à créer des royaumes sans indépendance , comme il
avait créé des républiques sans liberté , il plaça sur le
trône des Provinces-Unies un de ses frères , qui , au mérite
d'oser croire qu'un roi devait étre compatriote du
peuple qu'il gouvernait , ne réunissait aucune force réelle
pour mettre sa théorie en pratique. Enfin , après de
longs froissemens , la Hollande , déclarée une alluvion ,
fut jetée dans le grand empire: mais elle ne fut jamais
française.
Je suis loin de l'en blâmer. Plus je suis attaché au caractère
national de mon pays , plus je respecte l'indépendance
dans les autres peuples. Etre vaincu n'est qu'un
malheur : abjurer sa nationalité , parce qu'on est
vaincu , serait un opprobre. La Hollande fit ce que
tout- peuple subjugué doit faire : elle se tut et elle attendit
: et quand les nations européennes , se mettant
dix contre un , renversèrent l'ouvrage de douzeannées,
les Hollandais se retrouvèrent un peuple.
La famille du Stathouder fut alors rappelée, et comme
sa conduite fut libérale et loyale , la réconciliation fut
sincère.
PAYS DE LIÉGE .
Je ne dirai qu'un mot du pays de Liège. Placé sur
les frontières de divers Etats , servant d'asile à des réfugiés
de tousles genres , offrant à tous les livres et aux
L
AVRIL 1817 . 139
nombreux libelles , qui sont la punition infaillible de l'esclavage
de la presse , des moyens d'impression et d'introduction
facile dans les Etats voisins , le pays de Liége
était , sous quelques rapports , révolutionnaire avant
notre révolution. De même que la Belgique et la Hollande
, les Liégeois sortaient , quand les Français les soumirent
, d'une longue lutte avec leur évèque. Cette
lutte , appaisée par la Prusse , avait laissé de l'agitation
dans les esprits . Sous le directoire , les Liégeois se
distinguèrent fréquemment par les opinions les plus
démocratiques . Sous Bonaparte le système continental
, qui favorisait leurs manufactures , en repoussant
les produits de celles de l'Angleterre , ne leur
était point odieux. Moins habitués à un ordre méthodique
que les Hollandais , encore moins constitués
en corps de nation que les Belges , ils ont un caractère
particulier , mais n'ontpas un caractère national ; et en
1814 , de tous les pays réunis à la France , celui de
Liége était le plus essentiellement français .
.
Tels sontles élémens constitutifs du nouveau royaume
des Pays-Bas : mais avant de décrire le résultat probable
de leur association et de leur mélange , il faut
indiquer dans quelle position respective les deux principaux
, la Hollande et la Belgique, se trouvent.
B. DE CONSTANT.
(La suite au numéro prochain.) '
NOUVELLES ÉTRANGÈRES.
RUSSIE. - L'établissement de justices de paix qui
règlent les différends de peu d'importance , a beaucoup
diminué le nombre des procédures civiles dans les pays
140 MERCURE DE FRANCE .
qui ont adopté cette institution. L'empereur Alexandre
désirant en faire jouir la province de Finlande , a fait
un appel à tous les hommes versés dans la jurisprudence,
pour les engager à adresser au Sénat impérial , avant la
fin d'août , tous les projets relatifs à l'organisation de ces
magistratures paternelles . Al'occasion de l'affranchissementdes
paysans de la Gourlande , dont il a été question
dans le dernier numéro , je vais mettre sous les yeux des
lecteurs deux pieces officielles ..
Discours de M. le marquis de Paulucci , gouverneurgénéral
de Livonie et de Courlande , à la diete de
Mitau.
Messieurs les députés à la diète ,
>> L'empereur notre maître m'envoie au milieu de
vous , pour coopérer à une oeuvre que sa grande âme
regarde comme indispensable au bonheur de ses sujets .
>> Deux ordres équestres , réunis à vous depuis deux
siècles par des liens de fraternité , ont déjà obtempéré
à l'avis paternel du souverain , pour élever des milliers
d'hommes , dont les travaux pénibles contribuent si puissamment
au bien-être de la noblesse , à un état plus libéral
, à une existence plus réelle. Conséquemment ,
tout ce qui a déjà été fait avec tant de succès dans votre
patrie pour la protection et la prospérité de la classe
des cultivateurs , doit être affermi par une loi immuable
fondée sur votre assentiment unanime .
à (
>>>Par des progrès rapides , les lumières se répandent
parmi toutes les classes chez les nations européennes , et
rien ne peut plus étouffer la voix impérieuse de l'esprit
du siècle . L'élévation de sentimens qui distingue votre
corps vous portera facilement à céder aux juges institués
par le gouvernement le pouvoir dont vous avez joui
jusqu'à présent , et vaincre le préjugé Qu'il faut at-
«tendre la maturité du temps , pour améliorer l'état ci-
« vil du paysan ; » amélioration à laquelle la condition
de serf, malgré tous les avantages physiques , s'oppose
ouvertement. Je n'ai voulu que toucher des vérités qui
vous conduiront à des méditations auxquelles vous êtes
préparés depuis longtemps , et qui , j'en suis convaincu,
attireront toute votre attention.
۱
AVRIL 1817 . 141
» Je m'estime très-heureux d'être auprès de vous
l'organe de la volonté de notre monarque. Je ne puis
mieux vous exprimer ses désirs paternels , qu'en vous reitérant
l'invitation de combler les voeux du souverain de
tant de millions d'hommes , et de remplir avec zèle ses
intentions bienfaisantes .
» Permettez maintenant à un collègue admis dans le
seinde votre famille, de vous adresser ses instances , pour
assurer légalement , à l'exemple des autres pays civilisés ,
à la classe respectable des paysans , ses droits et ses privilèges,
Né dans un pays où , sans la liberté individuelle ,
l'existence de l'homme est comptée pour rien , je me
croirai très-heureux , si dans ma nouvelle patrie , où j'ai
l'honneur d'ètre votre représentant devant le trône de
notre auguste monarque , cette grande oeuvre , l'amélioration
de l'état du paysan , reçoit bientôt son entier
accomplissement. >>
Réponse du Sénéchal de la noblesse .
>>>Monsieur le gouverneur général ,
>>L'ordre équestre sait apprécier le bonheur de posséderdans
la personne du gouverneur de cette province ,
un chef plein des mêmes sentimens patriotiques qui l'animent
: il se félicite de vous voir siéger parmi ses membres.
La discussion de l'affaire que vous avez si fortement
recommandée à la diète , et qui est aussi la plus importante
qu'elle ait eue à traiter depuis longtemps, prouvera
que la noblesse de Courlande peut rivaliser avec celle
des provinces les plus éclairées de ce vaste empire. Elle
montrera que dans aucun tems elle n'a cédé en rien à
ses frères au-delà de la Dwina , et se rendra digne de la
faveur de notre grand monarque et de la bienveillance
de V. Ex. , par l'activité avec laquelle elle recherchera
les moyens propres à améliorer le sort du paysan. Elle
se recommande à votre excellence , en la priant de continuer
ses bontés à l'ordre équestre . >>
- SUÈDE. Il paraît que l'agitation de la Suède n'est
pas encore entièrement calmée. Le gouvernement a fait
approcher des troupes de la capitale. Le maréchal de
la cour Gyllenstrom, possesseur de grands biens en Poméranie
, a reçu l'ordre de quitter le royaume dans le
délai de trois jours, Plusieurs arrestations ont eu lieu.
142 MERCURE DE FRANCE .
Ce qui est remarquable , c'est que les feuilles allemandes
s'expriment avec une grande force contre cette tentative.
Le Mercure du Rhin , journal connu par ses préjugés
germaniques , et sa haine contre tout ce qui , de
près ou de loin , semblait tenir à la révolution française
ou à l'empire qui l'avait remplacée , prend vivement le
parti de l'ordre établi en Suède , par l'avénement de
Charles XIII et l'adoption de son successeur.
PRUSSE. -Impatient de jouir du bienfaitd'une constitution
libérale solennellement promise , et dont la
concession a éprouvé des retards , ce pays voit enfinson
gouvernement faire un premier pas vers le système représentatif.
Je dis un premier pas , car on ne peut considérer
la création d'un conseil d'état comme l'établissement
de ce système qui n'existera effectivement que
lorsque des chambres seront organisées pour voter les
impôts , discuter les lois fondamentales de l'Etat , et
que le peuple prussien aura vu les libertés dont il jouit
de fait , avouées et reconnues comme ses droits imprescriptibles
. Le discours prononcé par le prince de Hardenberg
à la séance d'ouverture du conseil d'état , renferme
plusieurs passages remarquables .
«Nous sommes appelés principalement , dit ce ministre
, aux importantes fonctions de délibérer sur les
lois et réglemens que demandent les besoins de l'Etat ;
d'examiner , d'après notre conscience et nos lumières ,
tous les projets présentés à cet égard ; d'améliorer les
institutions existantes , et d'en créer de nouvelles autant
qu'il sera nécessaire. Nous ne répondrions que bien imparfaitement
à ce que les contemporains et la postérité
sont en droit d'attendre de nous , si nous bornions nos
efforts au cercle étroit des besoins du moment . Le problême
que nous avons à résoudre n'est pas de rejeter
tout ce qui a existé jusqu'à présent , ni de le conserver
d'une manière invariable , comme unhéritage respectable
de l'antiquité , mais de l'adapter judicieusement
aux rapports actuels de l'Etat , au degré de civilisation
où est parvenu notre peuple , et à ce qu'exige l'esprit
du temps. » Après s'être étendu sur les devoirs des membresdu
nouveau conseil d'état, le prince ajoute: «Quelles
que soient les situations où les circonstances du temps
puissent mettre un gouvernement sage et équitable , il
a, dans la confiance du peuple , des ressources inépui
AVRIL 1817 . 143
sables.>>Maxime dont personne aujourd'hui ne saurait
contester la vérité. Puisse-t-on ne plus jamais oublier
que c'est la confiance et l'amour des peuples qui font
toute la force des rois ! M. de Hardenberg va faire rendre
incessamment une ordonnance sur la liberté de la
presse, liberté dont , au reste , la Prusse a joui pleinement
de fait depuis soixante-dix ans , et qui a contribué
à nourrir et à fortifier l'énergie , à l'aide de laquelle ,
après dix ans de revers , la Prusse areconquis son indépendance.
AUTRICHE.-On a équipé à Trieste nne flottille qui
doit accompagner , dans son voyage au Brésil, l'archiduchesse
Léopoldine. Le principal bâtiment de cette
flottille est la frégate l'Autriche. La flotte portugaise est
attendue sous peu , et l'on croyait même à Vienne dernièrement
qu'elle devait être arrivée à Livourne . Outre
le vovage projeté dans le royaume Lombard-Vénitien ,
il est bruit dans la capitale de l'Autriche d'un autre
voyage que l'Empereur doit faire très-prochainement
enGallicie , et l'on ajoute que S. M. I. doit y avoir
une entrevue avec l'empereur Alexandre. Il paraît
ertain , au reste , que l'Impératrice n'accompagnera
Pas son auguste époux dans cette excursion . Les communications
sont toujours fréquentes entre Constantinople
, Vienne et Londres. Les lettres de cette dernière
ville annoncent l'arrivée d'un courrier venant de
Constantinople , et de dépéches importantes de lord
Wellington.
Aumoment de livrer cet article à l'impression , jelis ,
dans un de nos journaux , sous la rubrique Vienne , le
passage suivant : « Le grand nombre de courriers qui ,
depuis quinze jours , arrivent de Saint-Pétersbourg à
notre cour , et de ceux que notre cour a fait partir pour
la Russie , annonce dans les relations des deux cabinets
unetrès-grande activité. Plusieurs personnes prétendent
savoir qu'il est question de nouvelles mesures à l'égard
d'une grande province d'Autriche , dont l'ancienne
constitution n'est pas conforme aux devoirs d'un peuple
dont le souverain réunit sous son sceptre plusieurs autres
provinces qui n'ont aucune constitution; d'autres
personnes parlent d'entreprises combinées contre la
Turquie européenne. Sans examiner ces conjectures ,
nous pouvons alléguer comme un fait qu'iln'est ques
144 MERCURE DE FRANCE .
tion d'aucun mouvement , d'aucun rassemblement de
troupes La conscription n'est en vigueur que pour tenir
les régimens au complet. Le licenciement des soldats
continue sans interruption . »
ALLEMAGNE . -On sait que l'électeur de Hesse avait
rendu une ordonnance qui déclarait nulles toutes les
ventes de biens nationaux faites par le gouvernement du
royaume de Westphalie , Divers acquéreurs ont réclamé
auprès de la diète de Francfort. L'électeur a en conséquence
adressé à la diète une note dans laquelle il exprime
son mécontentement de la décision qu'elle a prise,
et se plaint de ce qu'elle s'érige en tribunal supérieur.
Toutes les puissances d'Allemagne consultées ont approuvé
la décision de la diète et blâmé hautement la conduite
de l'electeur. M. de Buol-Schauenstein , président
de la diète , a aussitôt déposé la décoration de l'ordre du
lion d'or de Hesse qui lui avait été conférée lors de son
séjour à Cassel.
La commission nommée par les états du royaume de
Wurtemberg , pour examiner la constitution proposée
par le roi , a fait son rapport. Elle a trouvé quelques
points défectueux , tels que le paragraphe sur la responsabilité
des grands fonctionnaires de l'état , ceux sur les
impositions , la forme de la représentation nationale et
la durée des fonctions de ses membres . Les états ont ordonné
que de plus amples détails leur soient donnés sur
tous ces points par la commission. Sous peu , ces renseignemens
leur auront été transmis , ils pourront se
prononcer sur les différentes parties du projet d'acte
constitutionnel , toutes les difficultés s'applaniront , et
l'on doit concevoir l'espérance de compter bientôt un
état européen de plus parmi ceux qui ont leur charte.
TABLE .
Poésie.
97
Variétés 122
Enigme, charade et logog. 101 Annales dramatiques .
Novelles litteraires.
L'Ermite en province
103 Politique.
113
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
127
13 1
MERCURE
nmn
DE FRANCE .
SAMEDI 26 AVRIL 1817 .
LITTÉRATURE .
POÉSIE.
ODE
De l'Inspiration des Montagnes .
Non, vous ne verrez point aux bosquets d'Idalie ,
Cet aigle à l'oeil rapide , au vol démesuré ,
Qui plus prompt que l'Eurus , enfant de l'Eolie ,
Fend les airs , et s'allie
A l'empire azuré.
Auseindes monts , pensif et solitaire ,
Les regards attachés sur la voûte des cieux ,
Superbe, il fuit loin des profanes yeux ,
Rêvant auprès du nid héréditaire
Qu'au sommet du Caucase ont bâti ses aïeux .
Tel de la foule impure exilant son délire ,
L'honneur des murs thébains , le chantre d'Hiéron,
Pindare , ivre des vers qu'à la Grèce il doit lire ,
Allait touchant sa lyre
Au haut du Cytheron .
On, tel encor , parmi ces rocs sauvages ,
Qu'a sillonnés la foudre au sommet de l'Arven ,
Le barde antique , épris d'un feu divin ,
TOME 2 10
146 MERCURE DE FRANCE.
Du fer d'Oscar célébrait les ravages ,
Et sauvait de l'oubli les braves de Morven.
, Ainsi , fils du vallon et de la solitude
Audacieux ami des sublimes concerts ,
Souvent j'aime à porter ma docte inquiétude ,
Loin de la multitude ,
Sur les rochers déserts .
C'est là qu'un chantre éternise ses veilles ;
Qu'il tire de son luth des sons mélodieux ,
Que l'éclair part de son front radieux ,
Et que sa voix , prodiguant les merveilles ,
Sait parler sans effort le langage des dieux .
Tantôt , sur un vieux roc noirci par les orages ,
Tantôt, lalyre en main , le long des flots errans ,
De Rome dont la chute expia tant d'outrages ,
Je redis les naufrages
Al'écho des torrens .
Ce peuple altier qui s'illustra comme elle ,
Carthage dont le nom semait aussi l'effroi ,
Vient m'apparaître auprès du peuple-roi.
Ai-je parlé ? ..... Les siècles péle-mêle ,
Tels qu'un vain tourbillon se pressent devant moi .
Jadis, lorsque banni des célestes campagnes ,
Descendit parmi nous le roi brillant du jour ,
Ce fut dans les vallons , c'est au sein des montagnes ,
Qu'entre ses neuf compagnes ,
Il fixa son séjour.
Dans la Phocide , aux monts de Thessalie ,
Le Parnasse éclatant , le Pinde , amant des vers ,
Les couronna de ses bois toujours verts ,
Et d'Hélicon la cîme enorgueillie ,
Leur préta son ombrage affiranchi des hivers.
Làdans un doux loisir les nymphes d'Aonie ,
Célébraient par leurs jeux le Dieu cher à Délos ,
Et la riante Euterpe et leur soeur Polymnie ,
D'un torrent d'harmonie ,
Faisaient couler les flots.
AVRIL 1817 . 147
A leurs accords , dont s'enivrait la Grèce ,
Auxmagiques accens du Parnasse assemblé ,
Le chène ému , dans les airs s'est troublé ,
Et le vieux pin tressaillant d'allégresse ,
Agita sur les monts son front échevelé.
C'est toi , fils de Clio (1) , toi sur-tout qui retraces
Le pouvoir de ces monts que tu sus attendrir ,
Quand seul , et parcourant l'apre climat des Thraces ,
Tu voyais sur tes traces
Les rochers accourir.
Près du Strymon que tu rendis célèbre ,
Oùta noble cythare exprimait tes malheurs ,
L'antre plaintif répondit à tes pleurs ,
Et l'onde errante aux bords glacés de l'Ebre ,
S'arrėta suspendue au chant de tes douleurs .
Telle aux gouffres des mers , la trompeuse syrène ,
Complice des écueils , des syrtes , des rochers ,
Par les charmes puissans de sa voix souveraine ,
Tout-à-coup vous entraine',
Déplorables nochers !
Mais qu'ai-je vu ? Quelle est cette immortelle ,
Qui pressant dans les airs ses coursiers glorieux ,
Ceint de lauriers sou front mystérieux ,
Etvers l'Olympe , entr'ouvert devant elle ,
Fait voler fièrement son char victorieux ?
C'est l'Inspiration , sublime enchanteresse
Qui désertant la terre et ses obscurs destins ,
Ala table des Dieux va puiser l'allégresse ,
Et partager l'ivresse
Des célestes festins .
De ses regards où la flamme étincelle ,
Où se peint du passé le vaste souvenir ,
Elle s'élance aux champs de l'avenir ,
Et voit déjà les siècles que recèle
L'interminable nuit des âges à venir.
(1) Fils de Calliope, selon d'autres,
1
10,
148 MERCURE DE FRANCE.
Assise à tes côtés sous les palmiers antiques ,
Soupirant avec toi vers les hauteurs d'Hebron ,
Tu lui dus , ô David , ces sublimes cantiques ,
Ces élans prophétiques
Qui charmaient le Cédron .
C'est elle aussi , turbulente Sibylle ,
C'est elle dont le souffle égarait tes accens ,
Lorsqu'au milieu des antres frémissans ,
Tamain traçait, sur la feuille mobile ,
L'avenir , échappé du trouble de tes sens.
Moi que le ciel plaça près du bruit des cascades ,
Qui trompant des mortels les regards indiserets ,
Et gravissant ces rocs suspendus en arcades ,
Cent fois des Oréades
Ai surpris les secrets ;
Fidèle ami des lieux qui m'ont vu naître ,
Attaché sans retour à mes lacs , mes torrens ,
J'y coulerai mes jours indifférens ,
Heureux de fuir , peu jaloux de connaître
Et le séjour des rois , et la faveur des grands.
Là , parmi des rochers qu'entassa la nature ,
Aux cris des aquilons sur ma tête grondans ,
Libre , et le coeur hercé d'une palme future ,
J'égare à l'aventure
Mes pas indépendans .
,
Ennemi né des routes ordinaires ,
Ambitieux d'un nom par moi seul anobli ,
Dejà ma lyre insulte au pâle oubli ,
Fier d'un talent que des chants mercenaires ,
Qu'un culte adulateur n'ont jamais avili .
PELLET , d'Epinal.
Nota. Nous sommes priés d'annoncer que le quatrain
sur la mort du maréchal Masséna , inséré dans le dernier
numéro , n'est point de M. Naudet , professeur au collége
d'Henri IV.
AVRIL 1817 . 149
Misw
ÉNIGME .
Jetiens captifun être agile ,
Qui veut aller, venir , et qui se fait lier ;
Qui remplit sa prison , et qui la rend docile.
Je suis partout mon prisonnier.
ми
CHARADE .
Je t'offre l'heureux fruit d'une muse légère ;
Ma seconde moitié ressemble à la première.
(Par M. R. LABITTE.)
LOGOGRIPHE .
Pembellis au printemps , et suis un végétal ;
Cependant, cher lecteur , dans le règne animal
Tu peux mevoir aussi : ne suis-je pas un homme ,
Un favori d'Euterpe , un auteur qu'on renomme ?
Otedeux demes pieds; au milieudes combats ,
Avec moi leguerrier affronte letrépas.
Coupe-moi par moitié : tu découvres sans peine ,
Cequi cause l'effroi des enfans de Silène .
Bref, en me retournant de toutes les façons ,
Tupeux trouver enmoi le séjour des poissons
Que l'onvend à Paris , en grand nombre , à la Halle.
Un amas d'eau dormante , une herbe stomacale.
Ce qu'un chrétien , dit- on , plonge dans les enfers ,
Enlisantdes écrits qu'on appelle pervers;
150
MERCURE DE FRANCE .
Ce qui sert très-souvent à clote un héritage ,
Une ville normande , enfin un fruit sauvage.
ParM. J. A. D.
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est belier; celui de la charade ,
verglas , et celui du logogriphe , mai , où l'on trouve
ami.
AMAN
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Lettre à M. Clausel de Coussergues , surl'inquisition
d'Espagne . A Paris , chez Delaunay , libraire , au
Palais -Royal , galerie de bois.
« Donnez -moi quatre lignes d'un homme , disait
« un magistrat de l'ancienne robe ; j'y trouverai de quoi
« le faire pendre. » Nous sommes loin d'aspirer à ce
perfectionnement de l'art de commenter les expressions
d'autrui , et sur-tout de vouloir jamais en tirer d'aussi
terribles conséquences ....
Il n'est pas moins vrai , cependant , que peu de mots
suffisent quelquefois pour énoncer une opinion , et qu'il
y a des opinions dont il doit être permis de faire sentir
le danger.
« Tous ceux qui ont voyagé en Espagne , savent
AVRIL 1817 . 151
« que l'inquisition n'est plus qu'un conseil de censure,
« et que c'est le plus modéré des tribunaux . »
Voilà ce que dit positivement , dans une brochure
remplie d'autres propositions non moins extraordinaires,
M. le chevalier Clausel de Coussergues , membre de la
cour royale de Montpellier et du corps législatif depuis
1808 , et membre de la cour de cassation et de la
chambre des députés depuis 1814.
Un académicien espagnol , M. J. Antoine Llorente,
chanoine de Tolède, ancien secrétaire de l'inquisition
suprême de la cour de Madrid , écrivain laborieux
, infatigable , et qui a rendu les plus grands services
à l'histoire de son pays , n'a pas dédaigné de
prendre la plume pour réfuter l'assertion débonnaire de
M. le chevalier Clausel de Coussergues. La lettre ne
contient guère que des faits , des calculs et des dates. Le
Publiciste de l'Aveyron est accablé sous le poids de
cette érudition imprévue. Son redoutable précepteur
abuse d'une supériorité qui ne sera pas contestée. C'est
la tempête qui tourmente un faible roseau.... Les différentes
fonctions dont M. le chevalier de Coussergues
n'a cessé d'être accablé , ne lui ont pas permis d'aller
vérifier sur les lieux les rapports d'après lesquels il parle
avec tant de naïveté de la modération du saint office . II
est seulement fâcheux qu'au malheur d'être privé des
lumières qu'on acquiert en parcourant soi -même les pays
dont on veut apprécier les institutions , M. le chevalier
Clausel de Coussergues joigne le tort d'avoir négligé
d'en apprendre l'histoire.
C'est de cette manière que nous aimons à expliquer
comment , pour soutenir une discussion cu lemérite de
son éloquence ne saurait le dispenser de la connaissance,
des faits , il s'est cru réduit à substituer l'autorité de
MM. Bourgoing et de la Borde , à la sienne , et cela
152 MERCURE DE FRANCE .
prouve encore à quel point il pousse la méfiance de luimême.
Or, M. Bourgoing, revêtu d'un caractère diplomatique,
résidait auprès de la cour de Madrid ; placé par ce caractère
inviolable au-dessus de toute recherche inquisitoriale
, il est assez naturel qu'il fût peu affecté d'un
mal qui ne devait jamais l'atteindre. ..
Quant à M. le comte Alex. de la Borde , toujours séduitpar
les nobles illusions d'une ardente philanthropie,
il n'a jamais vu que les progrès des arts dans ses entreprises
littéraires . Il a pu craindre toutefois que la rancune
de l'inquisition ne fit mettre à l'index son Voyage
pittoresque et son Itinéraire.
Il résulte donc que le premier était bien-aise de conserver
sa place , et que le second n'était pas faché de
vendre ses livres . Nous croyons, cependant, que M. Bourgoing
eût été peu satisfait d'être jugé sur une phrase
isolée , et que M. de la Borde ne revendiquera jamais
le titre de champion du saint office , que le désintéressement
de M. le chevalier Clausel de Coussergues s'efforce
de partager avec lui .
Au reste, ce dernier ne prend que deux ou trois lignes
détachées du Tableau de l'Espagne et de l'Itinéraire ;
c'est une espèce de soustraction du sens général qui
lui est familière , comme nous avons eu l'honneur de le
lui faire sentir dans un autre article de ce journal, auquel
il n'a opposé qu'un généreux silence .
Mais qu'importent les jugemens particuliers de
MM. Bourgoing et de la Borde , et de M. le chevalier
Clausel de Coussergues lui-même. Toute cette question
se réduit à un point de fait.
L'inquisition existe -t-elle ? Son organisation est-elle
changée ? Quelles sont ses attributions ?
Oui , l'inquisition existe toute entière; brillante de
AVRIL 1817 .
155
jeunesse et de vigueur, ses lois , ses formes , son esprit ,
sont toujours les mêmes . Donc la question est jugée.
Qu'on ne vienne pas nous dire mielleusement que
c'est le plus modéré des tribunaux , parce que les feux
de l'inquisition dévorèrent moins de victimes sous les
règnes de Charles III et de Charles IV son successeur .
Gloire immortelle à ces deux princes , dont la bonté
naturelle tempéra l'ardeur fanatique d'un tribunal consolidé
par trois siècles de superstition ! Honneur à cette
foule de ministres éclairés qui méritèrent successivement
lahaine du saint office et les regrets de la nation espagnole
! Déja , vers les dernières années de Philippe V,
Macanaz , illustre victime de son zèle pour les vrais intérêts
du monarque et de la patrie , avait acquis un nom
célèbre , dont rien n'a pu ternir l'éclat . Salgado ,
Chumacero , Ramos del Manzano , léguèrent à leur
tour les honneurs de la persécution inquisitoriale à
Roda , à Florida - Blanca , à Mora Jaraba , à une
foule d'hommes courageux qui n'en combattirent pas
moins pour une si belle cause. Le comte d'Aranda
qu'il suffit de nommer , le sage et docte Campomanès ,
le comte de Cabarras , l'immortel Jouellanos , le
chevalier d'Urquijo , qui fut accusé d'avoir poussé
l'amour du bien jusquà la témérité , attaquèrent successivement
le colosse. Ils succombèrent dans cette lutte,
il estvrai; mais les voeux de tous les hommes sensés les
accompagnèrent dans leur disgrâce.
Qu'il nous soit permis de jeter un coup-d'oeil rapide
sur les actes connus de ce dernier ministre. Cette digression
sera courte : elle mettra nos lecteurs à même de
connaître l'inquisition actuelle. Après une longue suite
d'assassinats religieux , qui signalèrent les différentes
époques de son existence , on va voir comme elle justifiait
, au commencement du siècle où nous venons d'entrer
, les éloges de ses maladroits apologistes . Elève du
154 MERCURE DE FRANCE.
comte d'Aranda , le chevalier d'Urquijo voulut être
fidèle au système indiqué par un homme d'Etat, dont
l'Europe entière estima la sagesse et les vues philosophiques.
A peine arrivé au ministère , il se vit dans la
nécessité de contraindre les inquisiteurs d'Alicante et
ceux de Barcelonne, a donner une satisfaction publique.
aux consuls de France et de Hollande , pour réparer des
excès commis contre le droit des gens .
Ilprésenta courageusement à la signaturede Charles IV
un decret de suppression totale de l'inquisition , et par
lequel ses biens immenses étaient appliqués aux établissemens
de bienfaisance et d'utilité publique.
Il délivia son pays d'une contribution annuelle de
plusdedix millions de francs , pour les bulles et dispenses
ecclésiastiques , que la cour de Rome continuait à lever
sur l'Espagne , tandis que toutes les autres nations catholiques
avaient obtenu la modification de ces pieux
tributs.
Il conçut le premier, en Europe , le projet de l'abolition
de l'esclavage, et fit adopter le principe de l'échange
des prisonniers de guerre, dans un traité conclu entre le
roid Espagne et l'empereur de Maroc Cet acheminement
vers la civilisation de l'Afrique , fut applaudi dans tous
les papiers publics étrangers ( voyez le Moniteur du 17
vendémiaire an 3 ). Les principaux articles de cette
transaction mémorable , paraissent avoir servi de base à
celle que l'Angleterre n'a pu obtenir de nos jours qu'après
une éclatante victoire.
En 1799, il ouvrit le chemin de l'Amérique espagnole
au célèbre voyageur Humboldt, qui , en publiant
son dernier ouvrage (Paris, 1814) , a payé si noblement
ladette de la reconnaissance .
Il crut devoir réunir les Facultés de chirurgie et de
médecine , pour hater les progrès de l'art de guérir , en
AVRIL 1817 . 155
associant l'une à l'autre deux sciences qui se perfectionnent
mutuellement ; il créa des chaires de chimie et
de sciences naturelles , qui manquaient à l'Espagne ; en
même temps qu'il favorisait de tous ses moyens l'établissement
des télégraphes inconnus dans la péninsule .
,
Quefaisait alors le plus modéré de tous les tribunaux
? Trois procédures secrètes, entamées par différens
tribunaux de l'inquisition , s'ourdissaient à la fois contre
lechevalier d'Urquijo. Voici les principales charges dont
il eut à se défendre :
1
Il avait humilié le saint office en l'obligeant à
réparer ses torts envers des nations étrangères ;
Il avait proposé la suppression du tribunal ;
Il avaitfait un pacte d'amitié avec un musulman ,
etfavorisé l'entrée d'un hérétique dans les colonies
espagnoles ;
L'étude approfondie des sciences naturelles pouvait
compromettre la pureté de lafoi ;
L'invention des télégraphes n'était qu'une nouveauté
dangereuse et suspecte.
L'imprudent ministre ne tarda point à être disgracić.
Le cachot le plus malsain de la citadelle de Pampelune
lui fut donné pour prix de ses services . Il y passa deux
années entières , et n'en sortit que pour aller dans un
exil , et , sous la surveillance la plus sévère , expier le
tort d'avoir senti le prix de l'étude des sciences naturelles
, fait respecter le droit des gens , cru possible et
convenable d'établir des communications plus rapides
entre les ports de la péninsule et le chef-lieu de l'autorité,
et sur-tout le crime impardonnable d'avoir douté
de la nécessité de conserver le tribunal de l'inquisition .
Malgré ces poursuites continuelles , quoique plus ou
moins ostensibles de la part du saint office , l'esprit et
les lumières du siècle pénétraient insensiblement en
156 MERCURE DE FRANCE.
Espagne. Charles III avait protégé les arts et les belleslettres
. Charles IV son fils, dont l'histoire déjà commencée
de son vivant peindra la vénérable infortune
et la résignation touchante , n'arrêta point l'essor d'une
sage philosophie . L'Espagne s'enrichissait visiblement
de tous les bienfaits de la civilisation générale.
L'inquisition subsistait encore sans doute ; mais
effrayée du nombre , du courage et de la qualité de ses
ennemis , elle avait pris le parti d'user avec une modeste
hypocrisie des obscures victoires qu'elle arrachait
de temps en temps à la faiblesse de l'autorité civile.
Concentrée , pour ainsi dire , en elle-même , se flattant
de reprendre tôt ou tard sa véritable attitude , puisqu'elle
conservait l'usage de ses armes accoutumées ,
elle avait ajourné ses vengeances de peur d'en compromettre
le succès. Elle gémissait en secret du rôle passif
auquel elle semblait condamnée ; mais qui jamais a pu
se tromper sur ce calme apparent et perfide ?
Elle renaît aujourd'hui.....
C'est dans la lettre de M. J. Antoine Llorente qu'il
faut voir les détails relatifs à ses mystérieuses procédures
; combien la faveur si vantée d'être défendu par
un avocat , devient illusoire pour l'accusé ! avec quelle
facilité les délateurs peuvent emprunter le nom de la
religion pour satisfaire des passions particulières ! comme
enfin ce tribunal de la pénitence , institué par un Dieu
de paix pour la consolation des fidèles , est devenu le
principal instrument de l'intolérance religieuse.
<<L'inquisition fait publier, tous les ans, pendant le ca-
« rême, qu'on est tenu de déclarer tout ce qu'on avu , tout
« cequ'ona entendu contre la doctrine de l'église, contre
« le libre exercice du saint office . Quiconque s'y refuse
«encourt l'excommunication. Il est défendu aux confesseurs
de donner l'absolution sacramentale au péni
AVRIL 1817 . 157
tent avant de lui demander s'il ne sait riende suscep-
<< tible d'être dénoncé.... La crainte d'une damnation
<<éternelle fait méconnaître les liens les plus sacrés.
<<Mères , filles , soeurs , épouses , amantes mêmes , on
« les a vues aux pieds des inquisiteurs accuser les per-
* sonnes qui leur étaient les plus chères . >>>
M. Llorente dit en finissant : « Je n'ai rien annoncé
<<dont je ne puisse garantir l'exactitude et donner des
<<preuves irrécusables .... Si ce que je viens de dire ne
<<suffit point pour détromper tout le monde , je me
« flatte que le voile tombera , lorsque je publierai mon
<< Histoire critique de l'inquisition d'Espagne. J'en
<<offre dès- à-présent le résultat à la curiosité publique ,
<<c'est-à-dire le nombre des victimes. Je les divise en
<< trois classes , à l'exemple des inquisiteurs . » Il ne faut
que jeter les yeux sur ce tableau pour voir que , malgré
l'avénement de Philippe V en 1700 , le nombre de ces
victimes n'a pas laissé d'être considérable.
« Depuis 1481 jusqu'en 1788 :
« Brûlés en personne ,
« Brûlés en effigie ,
<<Incarcérés , reclus , et presque tous dé-
<<pouillés de leurs biens , •
34,382
17,690
• 291,450
«Total. ...... • 343,522 »
Toute observation serait inutile.
M. le chevalier Clausel de Coussergues dit encore dans
sa brochure « avoir lu , pendant les cent jours , un journal
u qui s'égayait sur un auto-da-fé qui devait avoir lieu
« à Madrid. Il est remarquable , ajoute-t- il , que les
« auteurs qui plaisantaient ainsi sur l'inquisition , appartenaient
à la faction qui , pendant plusieurs
• années , a placé un comité de recherches dans tous
158 MERCURE DE FRANCE.
« les villages de France , qui a changé tous les mo
« nastères , tous les édifices publics en prisons , et qui
« afait périr plus d'hommes en un jour, pur les mi-
« traillades , les noyades , les incarcérations, dans les
«fonds de cale des vaisseaux et par tous les genres
« de mort, que l'inquisition d'Espagne , de Portugal
« et des Deux- Indes n'en a fait périr dans l'espace
« de trois siècles . >>>
Nous avouons de bonne foi que l'inquisition ne doit
pas être attaquée par des plaisanteries . Nous ne connaissons
aucun journaliste qui appartienne à la faction, d'horrible
mémoire , que M. le chevalier Clausel de Coussergues
semble vouloir désigner. Nous croyons qu'à l'exception
des délits dont les lois ont prononcé le châtiment
, il convient d'oublier , à l'exemple du Roi , tout
ce qui a été dit et même tout ce qui a été fait pendant
les cent jours , époque de vertige et de regrets pour une
foule de Français qui peuvent encore réparer des fautes
presque involontaires ; époque dont plusieurs doivent
bénir la courte durée qui ne leur a pas donné le temps
de succomber à la force des circonstances , l'histoire des
vingt années antérieures n'ayant fourni que trop d'exemples
de la faiblesse humaine. Quant aux crimes des
comités d'assassins établis dans chaque village sous le
règne de la terreur , il nous serait impossible, même
aujourd'hui , d'en calculer sans frémir la multitude
effrayante , pour la comparer à celle des victimes de
l'inquisition. Mais quand il résulterait de cet horrible
parallèle que le tribunal du saint office a fait un peu
moins couler de sang que les bourreaux de Robespierre ,
il n'y aurait pas encore là de quoi être si fier , ni de quoi
Y'appeler le plus modéré des tribunaux , et l'on nous
pardonnera d'abhorrer la mémoire de ceux qui , jadis ,
eurent la pensée de l'établir en France. Montesquieu ,
AVRIL 1817. 159
dont l'autorité vaut bien celle de MM. Bourgoing et
de La Borde , renforcée du suffrage de M. le chevalier
Clausel de Coussergues , a dit ce peu de mots sur lesquels
nous invitons ce dernier à réfléchir un moment .
« Si quelqu'un , dans la postérité , ose dire que les
« peuples de l'Europe étaientpolicés , on citera l'inqui-
« sition pour prouver qu'ils étaient , en grande partie ,
« barbares ; et l'idée qu'on en prendra sera telle qu'elle
« flétrira ce siècle , et portera la haine sur les nations
11
« qui adopteraient encore ce tribunal odieux.>>
ESMÉNARD.
wwwwwww
Nosologie naturelle , ou les maladies du corps humain
distribuées parfamilles ; par M. Alibert.
Personne n'ignore avec quel zèle infatigable M. le
docteur Alibert a poursuivi l'étude des maladies de la
peau (1 ) . C'est aujourd'hui la pathologie entière qu'il
embrasse dans ses recherches : il a voulu ranger , par
une méthode simple et naturelle , toutes les maladies
qui se sont présentées à son observation dans
l'intérieur d'un des plus vastes et des plus curieux
hôpitaux de la France. Il a voulu faire participer
à ses travaux les savans de tous les ordres , les
hommes de toutes les classes , ceux mêmes qui vivent
à des distances très-éloignées de la capitale. N'est-ce
pas une idée heureuse que d'avoir laborieusement rassemblé
tous les cas rares qui offrent le plus de problèmes
à la méditation et à la pensée , et de les avoir réunis
(1)Descriptiondes Maladies de la peau , observées à l'hôpital Saint-
Louis, grand in-folio , dix livraisons , avec figures magnifiquement
coloriées.Chez Caille et Ravier, rue Pavée-Saint-André-des-Arts, n. 17.
160 MERCURE DE FRANCE.
1
dans un grand ouvrage pour l'instruction des contemporains
et pour celle de la postérité ?
Lorsqu'un phénomène est insolite, il est difficile
d'en donner une idée précise à ceux qui n'en ont pas
été les témoins ; l'intelligence des commençans surtout
n'est jamais très-accessible aux choses sensibles qu'ils
n'ont pas eu occasion de considérer. Le pouvoir magique
de la peinture obvie à ces inconvéniens : la production
des traits et de la physionomie d'un malade qui succombe
à une maladie extraordinaire , est une leçon puissante
qu'on n'oublie jamais. Elle est préférable aux vains
discours que suggère une théorie souvent mensongère
autant que futile . Les élèves qui étudient dans les universités
étrangères , croiront assister aux leçons cliniques
de M. Alibert. L'hôpital , qui est le théâtre de ses
observations , deviendra , pour ainsi dire , un hôpital
nomade pour toute l'Europe savante.
Les peintres et les graveurs qui ont secondé M. Alibert
dans cette pénible entreprise, se sont surpassés par
la fidélité avec laquelle ils ont su représenter les plus
étonnans phénomènes .
Le premier volume de l'ouvrage que nous annonçons
sera délivré dans le courant d'avril. Cet ouvrage qui
n'a été tiré qu'à un très-petit nombre d'exemplaires à
cause des frais énormes qu'il a fallu faire pour la gravure
et le coloriage des planches , paraîtra en deux
volumes grand in-4°., à dix mois de distance l'un de
l'autre. Chacun de ces volumes , composé d'environ sept
cents pages , et orné de vingt-deux planches magnifiquement
coloriées , sera du prix de cent dix francs pour
les souscripteurs , et de cent trente-cinq francs pour les
non souscripteurs .
Il faut se faire inscrire , à Paris , chez Caille et Ravier ,
libraires , rue Pavée-Saint-André-des-Arcs , n. 17 , avant
AVRIL 1817 . 161
AL
le premier juillet prochain, pour obtenir la remise
annoncée.
7
Nous devons ajouter à cette courte notice que cet
ouvrage, un des plus utiles que l'amour de la science et
le génie de l'humanité aient fait entreprendre , est en
même temps un des plus beaux monumens élevés à la
médecine moderne .
Les grands talens connus de M. Alibert n'étaient
pas seuls nécessaires à l'exécution d'un pareil projet; il
exigeait le sacrifice ou du moins l'avance d'une grande
partie de sa fortune qu'il n'a point balancé à faire au
succès d'une si noble entreprise.
Nous nous proposons de rendre compte de ce magnifique
ouvrage dont le premier volume vient de paraître.
VARIÉTÉS.
nmmmm
DeGodwin et de son ouvrage sur la justice politique .
Godwin , l'auteur de Caleb Williams , a joui , pendant
quelque temps , en Angleterre etmême en France,
d'une célébrité assez grande. Ses deux romans , celui
que je viens de nommer , et un autre intitulé Saint-
Léon , ont étélus avec curiosité , et traduits dans toutes
les langues. Le premier, qui est fort supérieur à l'autre ,
peint avec beaucoup d'énergie , et sous des couleurs
très-sombres , l'impossibilité de cacher un crime , et la
combinaison de circonstances , souvent bizarres , mais
presque toujours inévitables , grâce à laquelle ce qu'on
croit avoir dérobé à tous les regards , paraît soudain au
1
162 MERCURE DE FRANCE .
grand jour. Le second roman , bien que rempli d'aperçus
hardis et ingénieux , intéresse moins , parce que l'auteur
y a introduit le surnaturel , ce qui empêche qu'on
ne soit frappé de la vérité des caractères et de la connaissance
du coeur humain , qui , sans ce mélange mal
entendu de sortilége et de magie , placerait cet ouvrage
à un rang très-élevé.
Ces romans , toutefois , ont moins contribué à la célébrité
de Godwin (1) que son traité sur la Justice politique
, dont la traduction a été commencée plusieurs
fois en France , et n'a jamais été publiée. Comme vraisemblablement
elle ne le sera point , je présume que
quelques détails sur ce livre ne déplairont pas à nos
lecteurs .
La première édition de la Justice politique de Godwin
parut en Angleterre en 1793 , dans un moment où la
révolution française , remplissant l'Europe d'étonnement
et d'épouvante , engageait tous les amis de l'humanité
à réfléchir sur les bases des gouvernemens pour
découvrir les moyens de prévenir ou d'extirper les
abus qui avaient amené cette crise si violente et sous
quelques rapports si funeste .
Godwin , porté par le genre de son esprit à remonter
aux abstractions les plus subtiles pour les appliquer à la
réalité , se propose d'approfondir toutes les questions
relatives à la nature de l'homme , à ses droits et à ses
devoirs , et d'arriver ainsi à déterminer la loi unique
et fondamentale qui doit servir de règle aux instititu-
(1) Godwin est aussi l'auteur d'ane suite d'Essais sur l'Education ,
publiés dans un journal intitulé l'Inquirer , et qui sont pleins de sagacité
etd'idées nouvelles .
AVRIL 1817 . 165
1
tions des peuples , comme aux relations des individus .
C'est cette loi qu'il nomme justice politique , et il choisit
ce titre pour son ouvrage.
Cet ouvrage peut être divisé en trois parties , et il
aurait mieux valu , du moins comme production littéraire
, si l'écrivain s'était astreint lui-même à cette division;
car ayant traité souvent au hasard les mêmes
sujets dans plus d'un chapitre , il est tombé dans un
désordre et dans des répétitions qui rendent l'intelligence
de son livre assez difficile , et sa lecture trèsfatigante.
Aussi , pour en donner ànos lecteurs quelque idée ,
nous adopterons l'ordre que l'auteur a négligé , et nous
parlerons séparément de la partie métaphysique , de la
partie morale , et de la partie politique proprement
dite... i
La métaphysique deGodwin est fausse et commune.
Il ne dit rien qu'on n'ait pu lire dans plusieurs métaphysiciens
du dix-huitième siècle , dont je ne veux
point rabaisser le mérite , mais qui , poussant à l'excès
le principede Locke , qui lui-même avait beaucoup trop
étendu celui d'Aristote ( qu'il n'y a rien dans l'intelligence
qui n'ait été auparavant dans les sens ) , dépouillent
l'homme detoute force intérieure , le représentent
comme le jouet passif des impressions du dehors , et
méconnaissent la réaction qu'il exerce sur ces impressions,
réaction qui fait qu'elles sont modifiées par lui ,
quand il les reçoit , pour le moins autant qu'elles le
modifient.
La partie morale de Godwin , celle où il développe
les devoirs des individus entre eux , est encore plus défectueuse
. Séduit par l'idée de la justice abstraite , il
11.
164 MERCURE DE FRANCE .
veut soumettre à cette justice stricte tous les mouvemens
, toutes les affections , tous les engagemens de
l'homme; de là , ses paradoxes sur la pitié , la reconnaissance
et les promesses. Comme la véracité la plus
scrupuleuse est un des traits distinctifs de son caractère
et de ses écrits , je le crois de bonne foi ; mais
ces assertions dénotent une telle ignorance de l'homme
de société , résultat , dit-on , d'une vie contemplative ,
que , toutes bizarres qu'elles sont , elles méritent à
peine d'être réfutées. Ce n'est pas , en étouffant les
affections les plus douces , que l'on donnera du bonheur
à l'espèce humaine. Il ne faut point que l'homme soit
toujours impartial et juste. Il faut au contraire , et c'est
leplusbeauprivilége de son indépendance individuelle ,
qu'il soit partial par goût , par pitié , par entraînement,
Magistrat , juge , homme public , son devoir , sans
doute , est la justice ; mais la plus précieuse partie de
sonexistenceprivée, sur laquelle la société ne doit avoir
nul empire , c'est de s'entourer d'êtres à part , d'ètres
chéris , ses semblables par excellence , distincts de tous
les êtres de son espèce. Quand il s'agit des autres , il
lui suffit de ne jamais leur nuire et quelquefois de les
servir. Mais à ce cercle favorisé , à ce cercle d'amour ,
d'émotions , de souvenirs , appartiennent son dévouement
, son occupation constante , et tous les genres
de partialité.
La partie politique de Godwin est donc la seule importante.
Ce n'est pas que cette partie de son ouvrage
soit exempte de grandes erreurs . Il part d'un principe
faux. Le gouvernement , dit- il , est un mal nécessaire.
Cette idée , qui n'est pas de lui , paraît , au premier
coup d'oeil , une pensée forte, et n'est , au fond , qu'une
AVRIL 1817 . 165
expression bizarre. Le premier écrivain qui l'employa
dut, je le conçois, frapper ses lecteurs. Il y a des gouvernemens
qui sont, je ne dirai pas un mal nécessaire ,
mais un mal très-superflu. Cependant , si nous approfondissons
l'idée de Godwin , dans ce sens général et
absolu qu'il donne au mot de gouvernement , nous la
trouverons complétement erronée .
Le gouvernement aune sphère qui lui est propre .
Il est créé par les besoins de la société , et pour empêcher
que ses membres ne se nuisent mutuellement ;
aussi long-temps qu'il reste dans cette sphère , il ne
pèse surles citoyens qu'autant qu'ils se nuisent. Il n'est
donc pointun mal , si ce n'est pour les coupables , et
c'est un bien qu'il leur soit un mal. Il n'est pas même ,
comme le prétendGodwin, un mal absolu , en même
temps qu'un bien relatif. Dès que le gouvernement sort
de sa sphère , il devient un mal , et un mal incalculable :
mais ce n'est point alors comme gouvernement , c'est
commeusurpation qu'il est un mal.
Sans doute , lorsque pour atteindre les coupables il
vexe les innocens; lorsque, sous le prétexte deprévenir
les délits , il porte atteinte àla liberté ; lorsque, s'arrogeant
une foule de fonctions qui ne lui appartiennent
pas , il s'érige en instituteur, en moraliste , en juge des
opinions, en surveillant des idées , en directeur des
lumières ; il se rend singulièrement nuisible. Mais
nous le répétons , ce n'est pas en sa qualité de gouvernement.
Il devient alors , simplement , une force qui
peut être saisie par un seul individu , et qui le serait
par plusieurs , ou qui serait réunie entre les mains de
tous , qu'elle n'en serait pas plus légitime .
Que si l'on disait que le gouvernement ne peut at166
MERCURE DE FRANCE .
ر
teindre les coupables sans froisser quelquefois les innocens
; nous répondrions que cet inconvénient n'appartient
pas au gouvernement , mais à la nature de
l'homme . Le sauvage qui trouve , en revenant de la
chasse, sa hutte détruite,, ou ses enfans égorgés , peut
en soupçonner à tort un autre sauvage , et faire tomber
sur lui une vengeance peu méritée. Le gouvernement
peut se tromper de même . C'est pour éviter ces méprises
qu'il institue des formes. Sices formes sont
bonnes , et qu'il les respecte , loin d'être un mal , il est
un bien.
Godwin parle beaucoup, et avec raison, de l'influence
toujours funeste que la pression de l'autorité a sur le
bonheur et sur les qualités, morales de l'homme . Mais
lorsque la pression de l'autorité se fait sentir de la sorte,
c'est qu'elle a franchi ses limites , et dépassé sa sphère.
Aussi long-temps qu'elle s'y renferme , cette pression
n'existe pas . Il faut que l'innocence l'ignore , elle n'est
donc pas un mal pour lui ; il faut que le coupable la
craigne; elle est done un bien pour tous.
Ce n'est point une chose indifférente que de rectifier
-cette rédaction. Lorsqu'on déclare le gouvernement un
mal , on se flatte d'inspirer aux gouvernés une défiance
salutaire : mais comme le besoin de gouvernenient se
fait toujours sentir , tel n'est point l'effet qu'on produit .
Il arrive au contraire que les gouvernemens adoptent
cette doctrine. Ils se résignent à être un mal , et en leur
qualité de mal nécessaire , ils représentent comme inévitable
tout celui qu'ils causent. (
Parti d'un principé inexact , Godwin s'est égaré dans
sa marche. Le gouvernement n'étant , selon lui , qu'un
mal nécessaire , il aconclu qu'il n'enfallait que le moins
AVRIL 1817 . 167
qu'il était possible. C'est une seconde erreur. Il n'en
faut point hors de sa sphère ; mais, dans cette sphère,
il ne saurait en exister trop . La liberté gagne tout à ce
qu'il soit sévèrement circonscrit dans l'enceinte légitime
: mais elle ne gagne rien , elle perd au contraire ,
à ce que, dans cette enceinte , il soit faible. Il doit toujours
y être tout-puissant.
Par une suite nécessaire de cette théorie , fautive à
son origine , Godwin est allé jusqu'à prétendre qu'un
jour il n'existeraitplus de gouvernement , et il a regardé
cette époque comme le plus beau moment de l'espèce
humaine. Il n'a pas senti que le gouvernement , renfermé
dans sa sphère , c'est-à-dire uniquement occupé
à garantir les individus de leurs torts réciproques et des
⚫ invasions de l'étranger , existerait toujours de droit , lors
même qu'il n'agirait pas de fait, et que, dès à présent , il
ne doit exister defait que lorsque les individus ont besoinde
sa garantie. La somme légitime de l'autorité du
gouvernement sera toujours la même. Seulement , l'activité
du gouvernement peut augmenter ou décroitre
suivant les circonstances , c'est-à-dire , suivant que les
hommes , poussés par leurs vices , leurs passions ou leurs
erreurs , entrent en plus ou moins grand nombre dans
l'enceinte où le gouvernement doit agir.
,
Autant la doctrine générale de Godwin est défectueuse
, autant ses détails sont fertiles en aperçus heureux
, en vérités neuves , en idées profondes. On ne
trouve nulle part une aussi ingénieuse et convaincante
analyse des inconvéniens de l'autorité , lorsqu'elle ne se
borne pas à protéger et à garantir, mais qu'elle veut
éclairer , améliorer ou conduire. Education, institution ,
dogmes religieux , lumières , seiences , commerce , in168
MERCURE DE FRANCE .
1
dustrie , population , propriété , Godwin examine l'aetion
du gouvernement sur toutes ces choses , et démontre
que le mieux , le plus sûr et le plus juste , est de
maintenir la paix , et de laisser faire. Aucun publiciste
n'a plus clairement prouvé que dès qu'on gène l'intérêt,
sous prétexte de le diriger , on le paralyse ; que dès
qu'on entrave la pensée sous prétexte de la rectifier , on
la fausse , et que tout autre guide que la raison de chacun
, pour l'intelligence de chacun , dénature cette intelligence
: aucun n'a réfuté d'une manière plus satisfaisante
, l'hypothèse pertide et dangereuse qu'il peut y
avoir des erreurs utiles ; aucun enfin n'a mieux démasqué
ces prétentions renaissantes des partis qui se succèdent
, et qui jamais ne cherchent à, limiter le pouvoir
que parce qu'ils ne le possèdent pas , prets qu'ils sont
toujours à réclamer pour eux les attributions qu'ils disputaient
à leurs adversaires , et toujours affirmant que ce
qu'ils disaient hier étre nuisible , est devenu subitement
salutaire aujourd'hui. ,
Le grand mérite de Godwin est d'aborder franchement
toutes les questions , et de les suivre , avec la sa
gacité dont il est doué , sans vouloir jamais , par timi
dité ou par système , en fausser les résultats , Mais ,
comme il arrive souvent , ce mérite produit par un
amour passionné de la vérité , amour qui donne à Godwin
une puissance étonnante d'investigation , et qui le
préserve de se fatiguer d'aucune longueur , ou de s'effaroucher
d'aucune conséquence , n'est pas sans inconvé
niens pour ceux qui le lisent. Tantôt il néglige les ménagemens
nécessaires pour faire accueillir ou même examiner
sans répugnance des notions trop différentes des
opinions reçues : tantôt il ne soupçonne pas la lassitude
AVRIL 1817 .
que doit causer le trop grand développement des idées
169
communes. L'on trouve quelquefois exprimée en une
seule phrase une idée qui eût demandé dix pages d'explication,
et d'autres fois dix pages sont consacrées à
démontrer des vérités dès long-temps admises , et qu'il
eût suffi d'indiquer. La vérité de ce que Godwin croit la
vérité, lui paraît d'une importance égale dans toutes ses
branches. Il s'ensuit que dans un endroit , ses assertions
semblent bizarres , parce qu'il ne les appuie d'aucune
preuve , et que , dans un autre , elles sont surabondamment
incontestables .
Godwin n'est pas , au reste , le seul écrivain qui mérite
ce reproche. Je viens de lire une Histoire de laLégislation
, et j'ai trouvé trente pages consacrées à nous
convaincre que les peuples ne pouvaient point se passer
de lois.
Un autre défaut de Godwin , c'est de joindre fréquemment
à la témérité des hypothèses la nıaladresse des
détails ; c'est ce qui lui est arrivé surtout , quand il a
parlé de la perfectibilité de l'espèce humaine , de cette
espérance qui n'est repoussée que par ceux qu'elle afflige
, comme les habitans de je ne sais quel village dé
ploraient l'amélioration des grandes routes , parce qu'ils
gagnaient à ce que les voyageurs brisassent leurs voitures
en le traversant .
Godwin s'est laissé emporter dans ses conjectures sur
cette matière , par le besoin de décrire ce qu'il ne devait
que pressentir. Il a tenté de détailler des
découvertes
qui ne sont pas faites : et frappé de plusieurs inconvé
niens moraux et physiques , dont le remède nous est en
core inconnu , il a voulu devancer le temps qui pourra
seul nous l'indiquer....
170 MERCURE DE FRANCE .
Lorsqu'on présente au public une opinion qui peut
sembler étrange , il faut se garder de l'accompagner de
conjectures plus extraordinaires encore . C'est bien assez
pour elle d'étre neuve , sans qu'elle ait à lutter contre la
défaveur de son entourage. Il faut , au contraire , en lui
donnant pour alliées des propositions communes , lui
faire pardonner son air étranger : et ce n'est que lorsqu'un
principe n'est plus un hôte admís avec peine et défiance
, mais qu'il a obtenu le droit de cité et conquis
son domicile , qu'on peut lui permettre d'appeler à lui et
d'avouer hautement la nombreuse clientelle de ses conséquences
.
:
:
- Il estaisé de voir, par tout ce que je viens de dire , que
l'ouvrage de Godwin est loin d'être un bon ouvrage ;
mais il invite le lecteur attentif à penser par lui-même ,
et il le dispose à juger toutes les doctrines et toutes les
institutions , avec impartialité etindépendance .
1
J'ajouterai que jamais auteur ne fut plus que Godwin
ennemi des révolutions , n'en fit une peinture plus ef
frayante , ne redouta plus les maux de l'anarchie , ne re
commanda plus vivement aux hommes d'attendre tout
des efforts de la raison, ne leur répéta de plus de manières
que la violence qui veut devancer la conviction
n'est qu'un fléati , etque la conviction rend la violence
inutile. Godwin est un ami zélé de laliberté; mais il l'est
aussi de la paix. Il est le défenseur quelquefois exagéré
de l'égalité ; mais il est l'adversairenon moins courageux
de toute innovation tumultueuse et même de toute
amélioration précipitée. Il pousse presqu'au scrupule la
tolérance pour toutes les opinions opposées aux siennes,
les ménagemens pour-les institutions contre lesquelles
l'unanimité de l'association ne se serait pas prononcée,
AVRIL 1817 . 171
l'intérêt pour les classes privilégiées , où l'on eût trouvé ,
dit- il , si on ne les avait pas blessées et proscrites , plus
d'un partisan des lumières et d'un ami de l'humanité.
C'est toujours aux apôtres immodérés des révolutions
qu'il s'enprend des obstacles que la liberté rencontre.
C'est leur impatience , leur intolérance ,leur esprit persécuteur
qu'il accuse, On s'aperçoit en le lisant , que ,
lorsqu'il écrivait, ceux qu'il censure étaient les plus
forts , et il ne prévoyait pas qu'un jour , plus d'un opprimé
dont il plaidait la cause , serait l'émule des oppresseurs.
1 i
Un écrivain français qui mériterait une réputation plus
étendue que celle dont il jouit , M. Salaville , nous a
donné , il y a plusieurs années , dans un ouvrage sur
l'homme de la société , une analyse des principes de
Godwin sur les lois positives , Malheureusement , celte
analyse est précédée d'un système métaphysique sur la
nature de l'homme , système dont l'ensemble est abstrait
, dont plusieurs parties sont douteuses , et qui nuit
aux vérités évidentes que l'auteur avait puisées dans
Godwin, ou que la lecture de Godwin lui avait suggérées.
Mais dans les trois chapitres de son livre , qui contiennentcette
analyse , il a fait entrer une foule de considérations
originales et de développemens qui lui appartiennent
, et qui font de ces trois chapitres une productiontrès-
recommandable par la clarté du style , la
liaison des idées , et la nouveauté des aperçus .
A une époque où l'état de la France était très-différent
de celui dans lequel elle se trouve aujourd'hui ,
j'avais entrepris la traduction de la Justice politique de
Godwin. En me livrant à ce travail, j'avais un but que
je croyais utile. Dans un moment où des hommes dont
172 MERCURE DE FRANCE .
il serait déplacé maintenant de censurer les intentions ,
puisqu'ils ne sont plus dans la puissance , mais dont
assurément les mesures n'étaient pas bien réfléchies ,
jetaient de la défaveur sur les principes de la liberté ,
en exerçant , au nom de ces principes , beaucoup de
vexations tyranniques , je voulais prouver que ce n'était
pas à la liberté même qu'il fallait reprocher cette tyrannie
. J'avais en conséquence choisi un écrivain assez
exagéré dans ses opinions , mais ennemi néanmoins de
tout système de violence et de toute mesure persécutrice.
Sa désapprobation sur ce point me paraissait
ácquérir plus de poids par l'exagération même dont il
n'avait pas su se préserver à d'autres égards . Ceux dont
Padministration se serait trouvée indirectement critiquée
dans son ouvrage , n'auraient pu repousser ses attaques
comme partant d'un homme attaché à des préjugés
anciens , ou indifférent à l'affranchissement de
l'espèce humaine , et les réclamations de Godwin en
faveur de l'humanité et de la justice , contre l'arbitraire
et les proscriptions , auraient eu d'autant plus de
force, que ses intentions n'étaient pas méconnaissables ,
puisque l'on n'aurait pu révoquer en doute son amour
ardent , quelquefois inconsidéré pour la liberté.
Les temps sont changés : la disposition des esprits
n'est plus la même. Ce que l'on remarquerait aujourd'hui
dans la Justice politique, ce ne serait point la réprobation
prononcée contre des excès qu'on ne commet
plus au nom de la liberté des peuples ; ce seraient les
inconséquences de l'auteur anglais dans d'autres parties
de son système , et un certain nombre d'opinions
anti-sociales , que je m'étais proposé de réfuter , mais
dont on saurait plus adroitement développer le danger,
sans faire entrer la réfutation en ligne de compte .
0
ts
AVRIL 1817. 173
J'ai donc renoncé à publier cette traduction. Je ne
crois nullement que les paradoxes de Godwin eussent
été dangereux , dans le sens qu'on attribue à ce mot ;
ils n'auraient ni séduit, ni convaincu le lecteur : mais
j'ai craint de fournir des armes spécieuses à l'avilissante
doctrine de ces sophistes , dont la vocation déplorable
est de décréditer par tous les moyens , tous les écrits
qui tendent à donner à l'esprit de l'indépendance , à
lame de l'élévation , et à montrer à l'espèce humaine
les titres de sa noblesse et les bases de son bonheur.
Lorsqu'un auteur imprudent enveloppe dans ses confus
anathèmes , et les abus des institutions despotiques , et
les droits sacrés de la propriété , n'entendez-vous pas
mille voix intéressées qui s'empressent de consacrer
cette réunion contre nature , heureuses d'avoir à défendre
à la fois ce qui est nuisible et ce qui est nécessaire
ce qu'on ne peut trop complétement détruire , et ce
qu'on ne saurait assez respecter ? Je n'ai pas voulu leur
donner ce facile triomphe.
B. DE CONSTANT .
,
CORRESPONDANCE.
L'Ermite de Russie à celui de la Guyanne ( 1 ).
Je ne m'attendais pas , cher et bon confrère , que les
réveries de nos ancêtres dussent se renouveler de nos
jours. J'en parlais même avec unfranc parleur de mon
pays , lorsqu'un tiers (grand frondeur d'opinions qui ne
(1) Cette lettre a été insérée dans l'Observateur impartial de Pétersbourg.
174 MERCURE DE FRANCE .
sontpas les siennes) me présenta unjoli petit livretrenfermédans
un étui couleur de rose . Je l'ouvris au hazard
et trouvai que le luxe typographique y répondait parfaitement
au brillant extérieur : beau papier , beaux caractères
, belles gravures , dans le genre de celles qui
ornent votre édition.....: restait à comparer le contenu
des deux ouvrages ? - Le Mérite des Femmes , pour
titre du livre , élevait déjà une prévention favorable à
l'auteur. Lisons pourtant avant dejuger ; écoutons l'auteur
avant de le condamner ou de l'absoudre .
,
Après quelques lieux communs , tirés d'annales obscures
l'auteur du Nouveau Mérite des Femmes s'écrie
( 1 ) : « Les Russes et les Anglais sont aujourd'hui les
>> peuples d'Europe qui asservissent le plus les femmes .
>>>-Tout le monde connaît la douceur , la simplicité
>> des Anglaises : aux clôtures , aux gardiens près , elles
>>jouissent d'une liberté aussi grande qu'en Turquie : les
» femmes russes presque aussi jolies , sont soumises , sé-
>> dentaires et bonnes mères de famille. Il est malheu-
>> reux qu'une querelle de ménage , en Russie , finisse
>> toujours par des coups; les dames se laissent battre
>> avec un patience admirable ! il leur semble qu'il est
>> dans l'ordre de la nature que les choses se passent
>> ainsi ; et les maris , de leur côté , trouvent peut-être
>> aussi naturel de les laisser dans les pleurs , couvertes
>> de meurtrissures , de contusions , pour aller tranquil-
>>lement boire ou dormir; aussi l'on assure que les
>> dames se vengent en Russie , comme les femmes des
>> autres nations . Elles aiment , du reste , le jeu , le
>> luxe, la parure, et sont très-superstitieuses » .- Voilà,
certes , une description digne , à quelque chose près , de
figurer dans le voyage d'un nouveau Gulliver ! ..... Si le
PETIT AUTEUR du Petit Panorama discutait ainsi sur
l'intérieur de l'Afrique , dont nous n'avons (par parenthèse)
que des notions vagues , je lui pardonnerais volontiers
sa crasse ignorance ; mais parler ainsi d'un
pays plus que jamais en relation avec la patrie de l'écrivain,
voilà ce qui ne se conçoit pas .
Il est assez singulier de voir un ermite hyperboréen ,
(1) Pag. 9, lig. 4 et suiv. , à l'article introduction , Petit Panorama.
AVRIL 1817 . 175
devenu l'avocat des dames de son pays et plaidant leur
cause au tribunal de la raison et à celui de l'Ermite de
la Guyanne ! contre qui encore ? contre l'auteur da
Mérite des Femmes!!!!- Il en est pourtant ainsi : tout
enplaidant la cause de mes compatriotes persifilées par
l'ignorance et laprévention , je plaide la cause de la justice
et celle de la vérité.
C'est par le témoignage des Français , résidans à
Saint-Pétersbourg et en d'autres lieux de mon pays ;
c'estpar l'aveu de ceux des Parisiens mêmes , qui ont
reçu l'hospitalité au sein de ma patrie , que je prétends
confondre l'iniquité d'un auteur ignare ou malveillant.
-On peut déraisonner dans le fond de son cabinet;
mais imprimer des absurdités , en les donnant pour des
faits certains; mais les publier avec le ton de la vérité et
sous lemasque de la bienveillance , voilà de ces actions
basses et d'autant plus honteuses pour l'humanité
qu'elles outragent toute une nation civilisée , éclairée et
hospitalière .-Etranger à la langue dans laquelle je suis
obligé de m'énoncer , je pourrai peut-être me tromper
d'expression; mais j'ose croire que mon cher confrère
m'entendra, parce qu'il voudra bien m'entendre , et me
pardonnera les fautes du style en faveur de la vérité. Le
PETIT AUTEUR du Petit Panorama vante d'abord les
vertus des femmes russes , et le moment d'après il les
tourne en ridicule; il en fait alternativement de patientes
odalisques et de galantes européennes ; il les
nomme d'abord bonnes mères defamille pour nous dire
ensuite qu'elles aiment, avant tout, le jeu, le luxe, la parare;
et toutes ces contradictions dans l'espace d'une
demi-page in-dix-huit !-Avouez , cher ermite , que
cen'estpointla manière de raisonner de vos deux prédécesseurs
, ni la vôtre ! c'est peut-être celle qu'emploient
les grands faiseurs de Petits Almanachs , si jo-
Liment décrits dans un de vos dicours hebdomadaires.
Quedit-il et que ne dit- il pas , ce cher auteur du NOUVEAU
(1) Mérite des Femmes , au sujet de nos maris
russes ! Est-ce par ouï-dire qu'il en parle? est-ce par sa
-
(1)J'ajoute toujours mon épithète pour distinguer le NOUVEAU Men
rite des Femmesde celui que Legouvé nous a décrit en si jolis vers.
176 MERCURE DE FRANCE.
propre expérience ? .... Dans les deux cas, je voudrais
bien lui faire une question : de quels maris s'agit-il
dans sa diatribe ? parle-t-il du rebut de la populace ? il
est à peu près le même partout , ivrogne , brutal et mal
élevé..... Si l'auteur n'a connu que les maris battant
leurs femmes et s'enivrant dans les cabarets , je lui en
fais mon compliment : sa société a dû être bien choisie !
Certainementil n'a pas voulu parlerdes classes supérieures
de la nation russe, je crois , sans vanité, que les officiers de
nos troupes occupantune partiede la France; les seigneurs
qui ont suivinotre auguste souverain , lors de son entrée à
Paris , ont dû vous donner une idée toute contraire. A
quels autres titres qu'à ceux de notre urbanité ,de notre
galanterie même , nous avez-vous donné le surnom de
Français du Nord ? .... S'il est ainsi , le libelle de l'auteur
ne s'adresse-t-il pas à vous comme à nous ? ......... Dé
fendez donc vos compatriotes tout en défendantles miens .
Vengez l'honneur de nos dames , en vengeant l'outrage
delavérité , et rendanthommage à qui il estdù,justifiez
l'estime particulière que vous avez inspirée toujours à
votre confrère et à votre admirateur .
Saint-Pétersbourg , le 24 janvier 1817 .
Signé L'ERMITE DE RUSSIE
RÉPONSE.
Mon très-aimable confrère ,
Je n'ai reçu qu'au bout de trois mois la lettre quevous
avezbien voulu m'écrire , et dans laquelle vous attaquez
avec beaucoup d'avantage l'auteur d'un nouveau Mérite
des Femmes , où l'on paraît méconnaître celles de votre
pays. Je n'ai point lu ce livret couleur de rose qui vous
donne tant d'humeur , et j'ignore conséquemment jusqu'à
quel point vos plaintes sont fondées ; ce n'est donc
qu'en thèse générale que je m'élève contre cette légèreté
impertinente avec laquelle certains écrivains prononcent
sur toutun peuple , dont ils portentle plus souvent,
sur la foi d'autrui , des jugemens aussi injustes
que ridicules . Quelle nation a plus que la nôtre à se plaindre
de ces burlesques arrêts ! quelle autre a vu payer
AVRIL 1817 . 177
de plus de calomnies , de plus d'injures , l'hospitalité
qu'elle exerce avec tant de grâce envers les étrangers ?
n'a-t-on pas vu le dramaturge Kotzbuë , déclarer à la
face de l'Europe , que Paris (où il a passé quinze jours
dans une mauvaise auberge) , est la ville du monde où
les femmes des hautes classes de la société (qu'il n'a pu
voir que chez une actrice) sont les paus futiles et les
plusgalantes (j'adoucis ses expressions un peu trop tu
desques).
Ne pourrai-je pas vous citer vingt autres écrivailleurs
ambulans , d'outre-Rhin et d'outre-mer , qui , dans leur
voyage en France , dans leur séjour à Paris , dans leurs
leures écrites des bords de la Seine , de la Loire , de la
Durance , se sont plus à tracer avec le même esprit ,
avec la même équité , des portraits de femmes et de
moeurs françaises , dont il est aisé de voir où ils ont pris
les modèles? Ces observations de cabaret me font souvenir
qu'ily aquelques mois ,je présentai chez une des
femmes les plus aimables de Paris , un docteur allemand
que la maîtresse de la maison invita à diner pour le lenmain
et plaça près d'elle à table ; le diuer fini , cette
dame me prit àpartet me signifia que mon docteur était
un impertinent , et , qu'à compter de ce jour , sa porte
lui serait fermée. J'insistai pour connaitre la cause d'une
pareille résolution : « Croiriez-vous (me dit-elle , moitié
enriant , moitié en colère) que ce ridicule personnage
s'est avisé , pendant le repas, de me presser le pied, en
jetant sur moi , à la dérobée , les regards le plus comiquement
langoureux que j'aie rencontrés de ma vie : cet
homme est un fou ou un fat imbécille ; ne me le ramenez
plus. » En sortant avec mon homme ,je m'acquittai , le
plus honnètement qu'il me fut possible , de la commissionquej'avais
reçue pour lui. « Que voulez-vous , me
répondit-il , j'ai lu dans tousles écrits de nos voyageurs ,
qu'à moins de vouloir passer pour un sot , on ne peut
resterun quart-d'heure auprès d'une jolie femme française
sans lui faire une déclaration.>>>
J'ai beaucoup ri de labonbomie de mon docteur allemand;
riez aussi , mon confrère hyperboréen , de nos
faiseurs d'almanachs , et , sans vous facher , contentezvous
de nepas prendre des leurs.
Je n'ai point voyagéen Russie ,je n'ai connuvos com-
AMBRE
ROTA
BEINE
12
178
MERCURE DE FRANCE .
patriotes que dans la capitale de la France (ce qui n'e
taitpointune recommandation à mes yeux , je vous l'avoue
bien franchement) , je n'en suis pas moins prêt à
convenir que leur présence a réformé en grande partie
mes idées sur lanation russe , et que, s'il est permis, en
pareil cas , deraisonner par analogie , on doitcroire que
les fils puînés de la civilisation européenne n'ont désormais
rien à envier à leurs aînés . J'ai rencontré plusieurs
de vos compatriotes dans les cercles de Paris , où se trouvaient
rassemblés les hommes les plus marquans de l'Europe
, et je ne les ai vus inférieurs à personne ; il en est
même quelques-uns parmi lesquels je pourrais nommer
les comtes W.... Oz .... , le prince G .... , MM. Th .... ,
Star.... qui m'ont paru réunir au degré le plus éminent
les qualités de l'esprit , la grâce des manières , la
noblesse du caractère et l'élévation des sentimens .
J'ai eu moins d'occasion de rendre justice aumérite des
femmes de votre pays ; mais dans le très-petit nombre de
celles que j'ai eu l'honneur de connaître ,aucune ne m'a
paru douée de cette admirable patience à se laisser bat .
trepar leurs époux , dont parle l'auteur du Petit Pano
rama ; quant à leur fidélité , j'aime mieux en croire
leurs maris qui s'en louent que les écrivains qui en
doutent.
Agréez , mon cher confrère des bords de la Newa, l'assurance
, etc.
Aux rédacteurs du Mercure de France.
MESSIEURS ,
Panis et circenses est le cri des Français , comme il
était autrefois celui des Romains . Vous avez donc raison
de nous parler souvent de moeurs , de spectacles et de
politique qui sont autant de comédies , mais vous avez
tort de ne rien dire de l'agriculture ; car avant d'observer
, d'accuser ou de tromper les hommes , il est
bonde songer à les nourrir. Ce petit reproche que je
me permets de vous faire , a pour objet le silence que
vous avez gardé sur la séance publique de la société
royale d'agriculture , tenue au département le 13 de
AVRIL 1817 . 179
ce mois, laquelle a pourtant offert un spectacle du
plus grand intérêt à l'immense concours d'amateurs
qui s'y étaient rendus. J'y étais allé pour m'instruire de
l'état actuel de l'agriculture française , et des ressources
qu'elle peut opposer aux suites facheuses de l'intempérie
de l'année 1816. Mon attente a été remplie audelà
de mes espérances , et de plus j'ai été vivement
ému de quelques épisodes particuliers de cette séance
universelle, sur lesquels je n'avais pas compté. Si je né
savais que je m'adresse aussi à des académiciens , j'ajouterais
que je n'ai rien vu de pareil dans aucune séance
académique .
Le mémoire le plus important était une notice biographique
sur M. le baron Lézai-Marnésia, mort préfet
du Bas-Rhin. M. de Lézai-Marnésia avait tant de zèle ,
afait tant de bien , a poussé si loin l'art difficile d'administrer
, que ses succès en ce genre sont véritablement
incroyables , et que son histoire . bien que trèsfidèle,
pourrait passer pour un roman philantropique ,
dont la scène serait placée dans l'Utopie ; malheureusement
M. le baron de La Doucette , auteur de
cette excellente notice , n'a pas la voix assez forte pour
uué grande salle , et peu de personnes ont été à portée
de lebien entendre .
Depuis long-temps l'agriculture réclame des moyens
d'élever les eaux pour les distribuer à volonté partout
où elles peuvent répandre la vie et l'abondance. M. de
Perthuis , ancien officier au corps royal du Génie , a
fait un rapport savant sur le Noria , exécuté , il y a
trente-six ans , à Vitry , par feu M. Millon , conseiller
au Châtelet, et sur une double pompe très- ingénieuse ,
présentée par M. Arnollet, iugénieur au corps royal des
Ponts- et-Chaussées dans le département de la Côte-d'Or .
Cette pompé, qui a valu à
mille fr . , pourra servir aussi contre les incendies . Cet
objet d'un intérêt majeur a excité l'attention générale.
Toutes les parties de l'agriculture , les bois , la vigne ,
les terres labourables , la médecine vétérinaire , le
soin des bestiaux , et surtout le produit miraculeux des
pommes de terre ont reçu dans cette séance des encou
ragemens , des médailles d'or ; etlaremise de ces prix à
Ceux qui les avaient obtenus , s'est faite solennellement ,
son auteur un prix de deux
12.
180 MERCURE DE FRANCE .
et séance tenante , par M. le comte François de Neuf
château , président de cette société, qu'il a ressuscitée , il
y a dix-huit ans , et qu'il a soutenue à travers tant de
dégoûts et de tempêtes.
Chaque rapport fut suivi d'un discours improvisé , où
l'honorable président rappela avec autant de précision
que d'éloquence l'objet particulier de l'encouragement et
les divers mérites de celui ou de ceux auxquels il avait été
décerné : M. le président prit ainsi la parole jusqu'à douze
fois , au milieudes plus vifs applaudissemens du public ,
étonné qu'un membre de l'Académie française se montrât
un des hommes les plus savans de l'Europe , dans la
science des Parmentier et des Fellenberg : je vous citerai
de mémoire , quelques traits de ses discours qui
m'ont le plus frappé.
Après le rapport sur la médaille d'or obtenue par
M. Fessart , cultivateur à la ferme de la Ménagerie , à
Versailles , pour avoir cultivé , en 1816 , quarante-cinq
hectares (cent trente-trois arpens) de pommes de terre :
M. François de Neufchâteau a fait sentir l'importance
d'un tel exemple : « Quel triomphe (a-t-il dit) , cette
séance offrirait à notre illustre Parmentier , s'il vivait , et
s'il pouvait être témoin du succès de sa plante chérie ; de
cetteplante au nom de laquelle il a comme enchaîné le
sien : il y a cinquante ans qu'on n'aurait pas trouvé dans
tous les marchés de Paris , dix boisseaux de pommes de
terre; aujourd'hui la halle en est garnie ; aujourd'hui ,
un cultivateur présent à cette mémorable séance , en
fournit àlui seul plus de cent mille décalitres . »
Un objet d'une haute importance pour tous les vignobles
, c'est le succès avec lequel M. Lambry , cultivateur
à Mandres , près de Brunoy , a pratiqué en grand , depuis
plusieurs années , la méthode de l'incision annulaire
de l'écorce de la vigne , à l'effet de prévenir sa coulure ,
et d'accélérer la maturité du raisin : en remettant à
M. Lambry la médaille d'or parlaquelle la Société royale
a cru devoir récompenser cette heureuse pratique, M. le
président a développé et commenté brièvement ce passagedeVoltaire
:
« Les bonnes expériences de physique sont celles de
>> la culture des terres . >>>
Je voudrais surtout pouvoir vous rapporter avec exас
AVRIL 1817 . 181
titude , et dans leur touchante et noble simplicité , les
paroles adressées par M. le comte François de Neufchateau
, à J.-J. Sommessous , berger en chef du troupeaude
mérinos de l'établissement de St. - Cloud, apparpartenant
à M. Morel de Vindé , pair de France , en
présentant à ce berger la médaille que la société lui a
décernée comme récompense de l'intelligence , du zèle
et de l'excellente conduite avec lesquels il dirige ce
troupeau , et spécialement pour le moyen ingénieux
employé par lui à la guérison du chancre de la bouche ,
dans lemouton : je crois du moins avoir retenu la substance
de ce discours .
<<Brave homme (a dit le président ) , la profession
de berger fut celle des premiers hommes , ce fut le
métier des patriarches ; il faut donc l'honorer , comme
eux , par une conduite exemplaire . Vous avez un ex-
- cellent maître ; vous le servez avec zèle ; la société
royale a su qu'aux qualités de votre profession vous
joignez les bonnes moeurs qui sont l'ornement nécessaire
de tous les états de la vie. Jugez du prix qu'elle y
attache par la distinction dont vous êtes l'objet , dans
cette assemblée illustre . La société voudrait que tous les
bergers de la France pussent être témoins de la justice
- qu'obtientJ.-J. Sommessous , et se pénétrer des motifs
qui nous portent à vous la rendre .
»
« Recevez , brave homme , attachez sur votre poitrine,
cette médaille, conservez-la sans tache, et transmettez-
la à vos enfans comme un trésor de famille.
Il est difficile de rendre l'impression que ce peu de
mots prononcés avec une sensibilité profonde afaite sur
le public qui les a accueillis avec des acclamations unanimes
et redoublées .
A la fin de la séance on a distribué les programmes
imprimés où se trouve l'annonce des sujets de prix
proposés d'avance à la société pour être décernés, par
elle en 1818 , 1819 et 1820. On peut se procurer gra
tuitement ce programme que je joins à ma lettre , chez.
madame Huzard , née Vallat , Imprimeur-Libraire de
la société , rue de l'Eperon- St.-André-des-Aras , no. 7 .
llest à désirer que ce programme , fait pour exciter l'émulation
des amis de l'agriculture , soit généralement
connu.
J. GEORGIPHILE,
182 MERCURE DE FRANCE .
POLITIQUE.
EXTÉRIEUR .
AMÉRIQUE MÉRIDIONALE.
Nous avons lu les papiers publics et des lettres particulières
deBuenos-Aires dont la date la plus récente est
du 28 novembre dernier . Voici les noms que prennent
lés différens journaux :
« Les amis de la patrie , l'Indépendant , l'Observateur
américain , le Rédacteur du congrès national des
Provinces-Unies de Rio de la Plata , la Chronique argentine
, la Gazette officielle de Buenos-Aires . >>>
Tandis que l'Europe jouit du bienfait de la paix générale
, ne dédaignons pas de jeter un regard sur ces pays
infortunés qui éprouvent le contre-coup de nos discordes
passées . Nous nous bornerons à donner quelques
renseignements positifs sur l'état des provinces du Rio
de la Plata , où l'insurrection revêtue de formes plus
légales n'a point encore eu l'occasion d'opposer une résistance
armée à l'autorité du souverain qu'elle a cessé
de reconnaitre . Nous nous garderons sur-tout d'exprimer
notre voeu sur l'issue de cette lutte , il ne s'agit ici
que de satisfaire la juste curiosité de nos lecteurs sur des
événemens que les gazettes ordinaires ne font nullement
connaître , quoique elles ne cessent d'en parler .
<< Depuis la journée du 25 mai 1810 , qui suit l'époque
glorieuse de notre indépendance , (dit l'Observateur
américain , du lundi 19 août de l'année passée ) on n'a
d'autre volonté que celle de l'indépendance , d'autre
but que celui de secouer un joug imposé par la force
depuis plus de trois siècles . Mais les opinions relatives
à la forme du gouvernement qu'il convenait de substituer
à l'ancien , n'ont pas été libres . Elles ont varié
AVRIL 1817 .
183
suivant les circonstances , suivant les gouvernemens
qui se sont succédés tour-à-tour , et les partis qui nous
ont successivement dominés .
« Pour notre malheur , les premiers avis donnés au
peuple sur ses droits , lui firent croire qu'il n'y avait
point de milieu entre le despotisme et la démagogie.
Cette erreur déplorable autorisée par un gouvernement
inepte , admise par une multitude insensée , fut convertie
endogme politique. Comment eut-il été possible
de chercher à combattre cette erreur , sans s'exposer
aux anathèmes de l'ignorance ? Aune certaine époque ,
celui qui ne prêchait point les principes rigoureux d'un
Spartiate , était déclaré l'ennemi de la patrie ; et bientôt
il fallut souscrire , applaudir mème à la plus affreuse
tyrannie. Ainsi nos gouvernemens éphemères n'ont été
qu'un absurde mélange des formes de divers gouvernemens
opposés ; aucun système complet n'a été suivi. Le
peuple n'a eu ni les moyens , ni la liberté nécessaires
pour rectifier ses idées : livré chaque jour à de nouveaux
égaremens , il a fini par tomber dans une épouvantable
anarchie .
<<Dans cette crise terrible , la providence qui veille
sur l'Amérique semble s'être appliquée à nous ramener
dans la bonne voie.
<< Vous venez d'établir un congrès général qui vous
représente. Ce congrès nommé par le libre concours de
tous les voeux , travaille à l'organisation politique qui
doit assurer la conservation de l'Etat. Cette auguste assemblée
a proclamé votre indépendance. Elle réglera
bientôt la forme de gouvernement sous laquelle nous
devons vivre ; mais ce grand édifice ne peut être bàti
que sur un terrein disposé pour le recevoir. Dépouillons
nous de toutes les erreurs , de tous les préjugés qu'a
introduits parmi nous l'esprit de nouveauté. Elevonsnous
au-dessus des considérations particulières , audessus
de nos malheurs mêmes . Méfions nous également
etde ceux qui nous ont opprimés ,et de ceux qui nous
ont trompés.Attendons aves confiance les paroles sacrées
de l'oracle qui va prononcer sur notre sort et sur
celui de notre postérité ! >>
Après avoir éprouvé toutes les convulsions qu'une
révolution inattendue ne pouvait manquer de produire
au milieu d'un peuple tel que les colons de l'Amérique
184 MERCURE DE FRANCE.
Espagnole , après de longues disputes sur la désignation
d'un centre commun on siégerait l'assemblée des représentans
de ce nouvel empire , la ville de St. -Michel de
Tucuman a fixé tous les suffrages. Buenos-Aires a renoncé
aux droits que semblait lui donner le double avantage
de la richesse et de la population. Sa rivale est heureusement
située au centre de ces vastes pays appelés à
former la confédération , et dans lesquels toutefois l'autorité
du congrès est encore loin d'étre complettement
reconnue . Beaucoup de provinces ont envoyé leurs députés
à St. -Michel de Tucuman. Voici les pouvoirs qui
leur ont été donnés .
,
« En cette ville de la Sainte-Trinité , port de Sainte-
Marie de Buenos-Aires , le 12 septembre 1815 , sont
comparus dans la salle capitulaire de la municipalité
(ayuntamiento) les citoyens électeurs , (ici les noms )
lesquels ont déclaré : qu'avant été nommés en cette qualité
par cette ville et province , avec les formalités prescrites
par le statut provisoire , ainsi qu'il conste des
lettres de créances et autres titres originaux ann exés aux
registres des délibérations , dans leur séance précédente
tenue le 21 du mois dernier , dans cette même salle
capitulaire , ils procédèrent à l'élection des députés qui ,
au nom et représentation de ladite ville et province ,
doivent assister au congrès général de St. -Michel de
Tucuman, et leur choix ayant désigné MM. (ici les noms)
comme il résulte du procès-verbal dressé à cet effet
signé de tous les électeurs , et légalisé par moi soussigné
notaire de la municipalité; afin que le voeu du peuple soit
rempli , au nom de la ville et province , ils conferent
auxdits députés élus , leurs pouvoirs généraux collectivement
, et à chacun d'eux en particulier , en vertu
desquels , concurremment avec les autres députés des
villes et provinces , ils puissent déterminer le lieu de
leurs séances et aviser aux moyens de fixer le sort de
l'Etat , en formant et publiant la constitution qu'il doit
avoir; sous la condition expresse que les susdits députés
ne s'ocuperont d'aucun autre objet capable de les distraire
du but de leur mission et n'interviendront dans
aucune affaire particulière dont la discussion retarderait
l'accomplissement de l'oeuvre importante dont ils
sont spécialement chargés et pour laquelle ils sont excluAVRIL
18177 185
sivement autorisés , sans autre restriction que le délai
d'une année , à compter du jour de la premiere séance
ducongrès ; après lequel terme , leurs pouvoirs seront
prorogés , s'il y a lieu , et lesdits députés tenus d'en
prévenir le gouvernement , afin qu'il prenne à cet égard
les mesures nécessaires. Ainsi l'ont dit et signé les sudits
électeurs , certifié et attesté par nous notaire soussigné.
( suivent les signatures . ) »
Instructions données par lajunte électorale .
« Lajunte a mis toute sa confiance dans le patriotisme,
les lumières et les bonnes intentions qui caractérisent
ses députés au congrès général; elle croirait cependant
ne pas avoir rempli tous ses devoirs , ni justifié la confiancede
ses concitoyens , si, en conservant en leur nom ,
des pouvoirs généraux aux susdits députés , elle ne leur
indiquait la ligne dont ils ne doivent point s'écarter , et
ne leur recommandait avant tout de s'attacher exclusivementà
ce qui peut assurer les droits et le bonheur
du peuple .
>>1 °. Le premier devoir des députés sera d'employer
tous leurs efforts pour assurer l'indivisibilité de l'état , et
pour que , dans la constitution , les trois pouvoirs législatif,
exécutifet judiciaire soient clairement fixés et séparés;
de sorte que les attributions des uns et des autres
ne soientjamais confondues .
>>2° . Que l'exercice de la souveraineté du peuple soit
assurédans tous les cas où elle peut être raisonnablement
exercée par le peuple même : c'est-à-dire , 1º. en lai
conservant le pouvoirjudiciaire ,ou le droit de jugement
par jurés , afin que , dans aucune circonstance , un
citoyenne puisse être exilé , ni maltraité dans sa personne
ou ses biens , si ce n'est en vertu de jugement
rendu par ses pairs. 2º. La Censure , qui consiste dans
la libertéde la presse. 3°. Le droit ddee pétition dont
chacun doit jouir. 4º . Celui de résister à toute autorité
qui dépasserait les limites fixées par la constitution .
3º. Le peuple ne pouvant exercer par lui-même le
pouvoir de faire des lois , de les interpréter , suspendre
ou abroger , il est indispensable que cette faculté soit
déléguée par lui à des représentans qu'il choisira , après
186 MERCURE DE FRANCE .
l'établissement de la constitution , dans les formes prescrites
; les électeurs croient devoir , attendu l'importance
de cet objet, engager les députés à subdiviser l'assemblée
législative , en plusieurs sections ou comités distincts et
independans l'un de l'autre , afin qu'une juste émulation
les fasse concourir chacun de son côté , au succès
des différentes opérations dont ils seront chargés .
>> 4º Après cette subdivision en comités , la junte
électorale désire que ses députés demandent que le comité
le plus populaive ait l'initiative au sujet des contributions
, emprunts et autres ressources dont le pouvoir
exécutif aura besoin. Elle pense d'ailleurs que ces mesures
financières ne doivent être autorisées que pour le
terme le plus court , et que , dans tous les cas, elles ne
puissent avoir lieu qu'en vertu de l'assentiment général
de toutes les sections , ou comités réunis
5º Quelle que soit la constitution de l'état , elle ne
sera point exempte d'abus . La junte engage ses députés
à veiller à ce qu'il soit déclaré dans la constitution
même , qu'après l'expiration d'un terme assigné à la
duréedu pouvoir exécutif , il y aura quelques jours de
vacance ou de non-existence de ce pouvoir , afin que ,
dans l'intervalle, le pouvoir législatif s'occupe librement
de la réforme de ces abus , et la nouvelle élection d'un
pouvoir exécutifn'aura lieu qu'après que ce travail serait
achevé.
>> 6°. La raison dit et l'expérience prouve que le pouvoir
exécutif ue peut être confié à plusieurs personnes
en même temps; les députés sont spécialement invités à
demander que ce pouvoir important reste dans les mains
d'un seul homme.
» 7º. Malgré le zèle et l'amour du bien public qui
animent les députés de toutes les provinces , il est encore
à craindre que l'ouvrage de la constitution ne soit point
parfait , et que l'expérience n'en fasse connaître successivement
les défauts qu'il sera convenable de corriger ou
de modifier. La junte invite ses députés à demander
que l'acte constitutionnel détermine l'époque où les
modifications pourront avoir lieu. Il semble qu'après
deux renouvellemens complets du corps législatiť, l'opinion
serait suffisamment éclairée , et les réformes ne
présenteraient plus d'inconvénient.
AVRIL 1817 . 187
>>Enfin la junteélectorale espère que les députés de la
province de Buenos-Aires, défendront au congrès général
les intérêts de leurs commettans , et feront valoir
avec énergie les droits que donnent à ceux-ci les héroïques
sacrifices que la province a faits en faveur de la liberté
de toutes celles qui composent l'union , autant que
ces droits ne seraient pas incompatibles avec le bien général
de l'état . »
Buenos-Aires , le 12 septembre 1815. (Suivent les signatures.)
La première résolutiondu congrès a été de proclamer
l'indépendance.
Acte d'indépendance des Provinces- Unies de l'Amérique-
Sud.
Nous , les représentans desProvinces-Unies de l'Amérique-
Sud , réunis en congrès-général, invoquantle Dien
qui préside à l'univers , au nom et par l'autorité du peupleque
nous représentons , et proclamant à la face du
ciel , des nations , et de tous les habitans du globe la justice
de notre cause ; nous déclarons solennellement que
la volonté unanime et constante de ces provinces est de
rompre les liens qui nous uunnissaient aux rois d'Espagne ,
de rentrerdans les droits dont nous fùmes privés , et de
prendre le haut caractère de nation libre et indépen--
dante du roi Ferdinand VII , de ses successeurs , et de la
métropole : en conséquence , ces provinces demeurent
par le droit et le fait , investies du pouvoir de se donner
telle forme de gouvernement qu'elles jugeront convenable
, d'après les lois de la justice , et la circonstance où
elles setrouvent. Toutes , et chacune en particulier , publient
, déclarent , ratifient cette expression de leur volonté,
et s'obligent par tous les moyens qui sont enleur
pouvoir à soutenir la présente détermination , et sacrifier,
s'il le faut , pour l'exécuter , leur fortune , leur crédit , et
leur propre existence . Que cette résolution soit communiquée
à toutes les autorités ; qu'en témoignage de déférence
pour les autres nations , un manifeste solennel
fasse connaitre les graves motifs qui l'ont dictée. La
présente déclaration a été rendue dans la salle de nos
séances , signée de notre main , scellee du sceau du congrès
, et contresignée par les députés secrétaires .
1
1
188 MERCURE DE FRANCE.
...... François de la Prida , député de San-Juan , président.
Boedo, Id.... de Salta , vice-président.
Id.... de Buenos-Aires .
Id.... Id.
Id. Id.
Id.
Docteurs, Saenz, ...........
Id.... D'Arréguiera ,
Rodriguez , ...
Id.... Mediano , ...
Id.... Azevedo , ..
Id.... Gorrizi ,
Id.... Melo ,, ...
..
Id.... Bustamante , ..
Valnes , .......
Godoy-Cruz , :.
Id.... Araoz,
Id,... Gazcon, ...
Uriarte ,
Gallo,
Rivera , ....
Id.... Malavia ,
Id.... Soria , ..
Id.... Castro -Barros
1d.... Colombus , ...
Id.... Jamez ,
1
...
,
..
Id.... de Catamarca .
Id.... de Satla .
Id.... de Chichas .
Id.... de Jujuy.
Id.... de Cordoba .
Id.... de Mendoza.
Id.... de Tucuman .
Id.... de Buenos-Aires.
Id.... de Santiago del Estero.
1d.
Id.... deMizque.
Id.... de Charcas.
Id.
Id.... de Cordoba .
Id.... de Catamarca .
Id.... de Tucuman.
Le père Juste de St.-Martinde Oro, député de San-Juan.
Cabura,
Id.... Maza ,
...
Anchareno ,
Serrano ,
Passo,
Pourcopie conforme ,
... Id.... de Cordoba.
Id.... de Mendoza.
Id.... de Buenos-Aires .
de Charcas.
Id.... de Buenos-Aires .
Docteur SERRANO, secrétaire.
Formule du serment que doivent préter tous les habitans
des Provinces-Unies .
Vous jurez à Dieu , Notre -Seigneur sur cette croix ,de
soutenir et défendre la liberté des Provinces-Unies de l'Amérique
sud et leur indépendance du roi d'Espagne, Ferdinand
VII ,de ses successeurs , de la métropole et de toute
autre domination étrangère . Vous jurez à Dieu , etpromettez
à la patrie de soutenir ses droits , même au péril
de la vie , de la fortune et de la réputation. - Oui , je
le jure.- Si vous tenez votre serment , que Dieu vous
soit en aide ! et sinon , que Dieu et la patrie vous en
demandent compte !
Pour copie conforme ,
Docteur SERRANO .
Les autorités civiles , militaires , ecclésiastiques ont
AVRIL 1817 . 189
juré obéissance et fidélité. L'acte de l'indépendance
a été proclamé avec beaucoup d'appareil dans la ville de
Buenos-Aires , le 15 septembre dernier. Les réjouissances
publiques ont duré trois jours .
Le congrès a nommé un directeur-général suprême
chargé du pouvoir exécutif. Ce grand dignitaire doit
se démettre sur-le-champ de ses fonctions s'il en est
requis par l'autorité législative . Le choix est tombé sur
le colonel don Juan Martin DE PUEYERREDON .
Différens généraux commandant les forces du gouvernement.
DonAntoineGonzalez-Balcarce , ex-directeur-général provisoire de
Buenos-Aires , qui a donné sa démissionde cet emploi , en apprenant
la nomination de Pueyerredon. Il est brigadier des armées .
DonMiguelBelgrano ,général en chefde l'armée auxiliaire du Pérou ,
brigadierdes armées .
DonJosephde San-Martin , brigadierdes armées , général en chef de
celle des Andes .
Lebrigadier Don Michel-Stanislas Soler , chefde l'état-major-général
de la méme armée.
Pueyerredon a été élu le 3 mai de l'année dernière .
Un tribunal supérieur veille à l'administration de la
justice.
DonJoseph Lanz (1 ) est directeur-général des écoles
militaires .
Une promotion nombreuse vient d'être faite dans
l'armée.
Les discussions du congrès roulent en ce moment sur
la forme de gouvernement qui doit être adoptée. Les
uns veulent un système fédératif comme celui des États-
Unis de l'Amérique. Mais quelques députés marquans
demandent une monarchie tempérée ou constitutionnelle.
Ceux-ci réclament les droits antiques de la famille
des Incas , dont ils assurent qu'il existe des descendans
légitimes. Ils proposent en même temps de rétablir le
siége de l'empire péruvien dans la ville de Cuzco , qui
fut la capitale de la monarchie détruite par les Espagnols
. Les journaux soutiennent cette dernière opinion ,
qui paraît avoir assez de partisans .
D'après cette analyse exacte , quoique très-superficielle
, onpourrait se former l'idée d'un gouvernement
(1) Ce professeur a demeuré long-temps à Paris et en Espagne.
ن
190 MERCURE DE FRANCE .
suffisamment établi ; et quelques politiques s'empresseront
de compter les Provinces-Unies de l'Amérique au
nombre des nations organisées . Il faut cependant se
méfier un peu de cette première impression .
1.
Ce congrès, vude près , ne justifie pas encorelahaute
opinion que le rédacteur de ses séances s'efforce de nous
endonner. Il est peu nombreux ; des troubles continuels
agitent différentes provinces qui n'ont point encore
voulu ou pu y concourir. Une misère profonde règne
dans toute l'étendue de cet empire naissant. Quelques
députés tardent de se rendre à leur poste , faute de
moyens pécuniaires pour faire le voyage et les districts
chargés depourvoir à l'entretien de leurs représentans
n'ont pu fournir à cette modique dépense . Les corps
d'armée , ou les rassemblemens qui prennent ce titre ,
sont loin de présenter une véritable organisation militaire.
Les chefs sont des officiers élevés rapidement à ces
⚫grades suprêmes , et malgré la facilité avec laquelle
l'avancement est accordé en pareilles circonstances , il
n'est pas un seul de ces généraux qui , jusqu'à ce jour,
ait ose aspirer au grade de maréchal-de-camp. Le directeur-
général Puyerredon n'a pas obtenu sans difficulté
pour lui-même , celui de brigadier , en arrivant à la
première place de l'Etat. Les troupes ne sont pas régu
lièrement payées ; laplupart des soldats n'ont pas encore
de fusils . Les ressources du trésor public consistent dans
les empruntsforcés , levés sur les familles européennes
qui , attachées au sol , supportent tout le poids de la
persécution et de la haine publique ; et les députés et les
principaux fonctionnaires sont des docteurs ,des licen
ciés , des prètres ou des gens de loi. Les journaux sont
remplis de dissertations métaphysiques sur la nature des
gouvernemens , de sermons et de déclamations tirés
des anciens papiers publics étrangers. Au reste , Bayle ,
J. J. Rousseau , Montesquieu , l'Encyclopédie , etM. de
Pradt y sont tour-à-tour mis à contribution. Au milieude
ces assemblages d'élémens contradictoires , on remarque
un respect inviolable pour la religion catho
lique , apostolique et romaine. La presse jouit d'une
entière liberté..... La nouvelle d'une expédition portugaise
et du prochain départ de l'armée de Cadix , sous
les ordres d'O'donnell , n'a pas excité beaucoup d'émo-
1
AVRIL 1817 . 191
tion. Le congrès continue à discourir sur la forme de
constitution qu'il convient de donner aux Provinces-
Unies. Il compte (et peut-être a-t-il raison de compter)
sur les difficultés locales que le pays oppose à des troupes
européennes , plus que sur ses propres moyens de défense
, pour résister à une attaque sérieuse. Le directeur-
général Pueyerredon est allé visiter les différens
corps d'armée , pour essayer d'y établir l'organisation
qui leur manque , et que les chefs ne cessent de réclamer.
Des nouvelles plus récentes annoncent que les premiers
détachemens des Portugais débarqués à Sainte-
Catherine , ont été mal reçus par les naturels du pays ,
et même repoussés avec perte . Onassure quele général
Artigas , qui gouverne et faitla guerre pour son compte
dans la province de Monte-Video , menacé le Brésil
d'une invasion; et , dans le fait , il n'a devant lui que
des frontières ouvertes et mal gardées .
Telle est , en masse, la situation des Provinces-Unies
de l'Amérique sud. Il paraît que l'esprit des révolutions
ne change pas de nature en changeant de climats , et
qu'il se montre à peu près partout avec les mèmes
symptômes . Nous croyons ajouter une preuve de plus
à cette unique observation que nous avons pris la liberté
de faire , en rapportant l'article suivant , qui semble
avoir été tiré d'un journal de Paris ou de toute autre
capitale du continent.
Chronique Argentine , journal périodique de Buenos-
Aires.
«Dans la soirée du 27 du mois dernier, les commerçans
anglais , établis dans cette capitale , donnèrent un
bal au commodore Bowles qui commande les forces
navales de S. M. B. dans cette partie de l'Amérique.
Plusde cinquante dames concoururent àcette fète. Elles
étaient mises avec autant d'élégance que de richesse.
Cette assemblée offrait une réunion de grâces dont il
est plus facile de sentir l'effet que de faire la description .
Le nord de l'Europe possédera peut-être des femmes .
généralement plus belles et d'un teint plus brillant ;
mais elles n'auront jamais la vivacité , ni les charmes
naturels de nos incomparables Argentines. Je me plais
192 MERCURE DE FRANCE.
à soutenir ( c'est toujours le journaliste américain qui
parle ) que cette fète , pour l'éclat , le bon ordre , la
belle disposition , n'eût pas été déplacée à Paris , ni à
Londres , où le raffinement des arts sait si bien réparer
les torts de la nature. Tout excitait ici des sensations
délicieuses . Des bougies d'une blancheur éclatante , et
placées avec une heureuse symétrie , éclairaient les
salons . Les dames étaient servies avec cet empressement
respectueux qui caractérise la véritable galanterie. Les
hommes observèrent toutes les lois de la plus parfaite décence
; et , parmi ceux qui dansèrent le menuet , les
connaisseurs remarquèrent surtout les brigadiers des
armées don François Escalada et don Michel de Azsuenega.
Le souper fut magnifique . Il y eut une grande
profusion de vins recherchés . La manière dont la table
fut couverte , ne fit pas cependant beaucoup d'honneur
àl'ordonnateur du banquet; mais ce léger inconvénient
ne diminue point le mérite des excellens patriotes qui ,
- en cette occasion , voulurent célébrer l'heureuse arrivée
d'un hôte aussi distingué que le commodore Bowles . >>>
Onvientde mettre en vente chez Chaumerot jeune , au Palais-Royal ,
galerie de bois , la tragédie de Germanicus , par M. Arnault (1 ). Nous
reviendrons incessamment sur cet ouvrage.
(1 ) Broch . in-89 . Prix : 3 fr. , et 3 fr. 50 c. par la poste.
ERRATA .
Pages 162, instititutions , lis. institutions.- 165 , ce sens , lis. le
sens .- Id. , réunie , lis , remise . - 166 , innocence , lis . innocent.
- 167 , institution , lis. instructiou-169 , la vérité de, lis. la vérité ,
ou.- 170, presqu'au , lis . jusqu'au . - 171 , l'homme de la société ,
lis. l'homme et la societé.- 172 , plus adroitement , lis . plus ou moins
adroitement.
TABLE .
Poésie. 146 Variétés.
150 Politique.
Enigme, Charade et Logogr. 149 Correspondance.
Nouvelles littéraires .
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
161
173
182
MERCURE
DE FRANCE .
SAMEDI 3 MAI 1817 .
LITTÉRATURE .
'.. " POÉSIE .
APOLOGUE .
:
Pégaze et les Anes.
Unjour , de ses ailes rapides ,
Pégaze parcourait les cieux:
Tandis que fier et radieux ,
www
11planait; par leurs cris stupides ,
Des ânesde son vol sottement envieux ,
Entroupe l'insultaient.- Insensés , dit un sage,
Que peut votre impuissante rage ?
Perdez , de l'arrêter, le ridicule espoir :
Vous êtes trop bas pour le voir ,
Il est trop haut pour vous entendre.
Ai-je besoin de vous l'apprendre ?
Pégaze est cet esprit brillant ,
:
Dont la sottise outrage encor les manes....
Je me tais , sûr qu'en me lisant ,
Sans bien chercher vous nommerez les ânes .
1
TOME 2
Α......
51
13
194
MERCURE DE FRANCE.
ÉNIGME.
:
Sousunairdedoneeur extrême ,
Etre fourbe , hypocrite et de mauvaise foi ,
Détruire tęs voleurs et te voler toi-même ,
Voilà , lecteur , tout mon emploi.
(ParM. C.... , de Bayeux.)
www
IT
CHARADE .
Hélas ! à mon entier bien souvent est réduit ,
Celui qu'à mon premier on vit passer lanuit.
(Par M. F. B. , abonné. )
?
LOGOGRIPHE .
ア
Je suis, lecteur , avec ma tête ,
Le produitd'un faible animal ,
Et je suis , sans ma tête ,
Un péché capital .
i
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numero
"
Le mot de l'énigme est soulier ; celui de la charade ,
vert-vert ; celui du logogriphe , rameau , où l'on trouve
arme , eau , mer , mare , ame , mur, eu , máre.
t
1
intom ou
ΜΑΙ 1817 . 195
NOUVELLES LITTERAIRES .
Histoire du Règne de l'empereur Charles- Quint ;
précédée d'un Tableau des progrès de la société en
Europe , depuis la destruction de l'empire romain
jusqu'au commencement du seizième siècle ; par
W. ROBERTSON, traduite de l'anglais par J. B. Suard,
secrétaire perpétuel de l'Académie française.AParis ,
chez Janet et Cotelle , libraires , rue Neuve-des-
Petits -Champs , nº . 17 .
C'est M. Suard, comme on le voit par le titre , qui
donne cette nouvelle édition de l'ouvrage important
traduit et publié par lui il y a quarante ans , avec un
succès que les traducteurs n'obtiennent guère. Sa place
est fixée , par d'autres travaux , parmi les hommes de
lettres et les académiciens les plus distingués ; mais cette
traduction seule , tel fut , à cette époque , le jugement
des connaisseurs , l'aurait placé parmi nos meilleurs
écrivains.
Les quatre volumes que nous annonçons aujourd'hui
offrent trois parties très- distinctes , l'Introduction ou le
Tableau des progrès de la société en Europe ; l'Histoire
du Règne de Charles -Quint ; une notice sur
M. Robertson et sur ses écrits : c'est dans cet ordre
que nous en parlerons .
Aupremier coup d'oeil , on s'étonne que , de quatre
volumes , le premier , et le plus considérable , soit tout
entier une introduction , et qu'il ait fallu un grand ou
vrage pour nous introduire dans un autre. Les péristyles
, dans les chefs-d'oeuvre de l'architecture , ont
13.
196 MERCURE DE FRANCE .
d'autres proportions avec les palais et les temples. Ala
tête du Siècle de Louis XIV de Voltaire , il y a
aussi un Tableau de l'Europe ; et ce chef-d'oeuvre n'a
que quelques pages. Cette critique est assez importante
pour mériter qu'on l'examine , et l'examen peut conduire
à des considérations utiles sur la nature de l'histoire
, sur la manière de l'écrire et de la lire.
Pour justifier Robertson , il suffirait peut-être de répondre
que son Tableau des progrès de la société
en Europe est regardé , depuis qu'il a paru à la tête
de l'Histoire de Charles- Quint , comme l'ouvrage qui
a le plus éclairé les nations modernes sur ce qu'il y a
eu de commun et de divers dans leurs origines, et dans
leur marche, durant plusieurs siècles, vers un meilleur
état de civilisation; et qu'une telle lumière , de quelque
manière qu'elle arrive aux esprits qui la reçoivent, est
toujours assez bien placée ; mais on peut faire des réponses
plus précises , et qui motivent mieux la place que
M. Robertson a donnée à ce Tableau .
Le simple récit des faits ne constitue pas encore l'histoire
, si bien définie chez les anciens , l'institutrice de la
vie , MAGISTRA VITE ; elle ne s'élève à cette dignité que
lorsqu'elle montre les événemens précédés de leurs
causes , et suivis de leurs influences. C'est alors seulement
que le lecteur peut découvrir , dans la chaîne des
faits historiques, celle des destinées humaines ; c'est alors
que les événemens de toutes les nations deviennent des
expériences pour chaque peuple et pour chaquehomme;
c'est alors que la puissance de la raison peut devenir
égale à la violence des passions ; que les sacrifices de
quelques instans à la vie entière , de quelques plaisirs au
bonheur , deviennent faciles ; et que la sagesse peut détrôner
la fatalité . Mais les faits ne s'expliquent que par
les faits qui les précèdent : ce sont là leurs causes. De faits
ΜΑΙ 1817 . 197
enfaits, si tous étaient connus , quelque longue qu'en fût
la suite, on pourrait remonter assez vîte à celui qui ,
seul, n'a rien qui le précède , au fait éternel , à Dieu .
Mais il n'y a que les livres saints qui lient ainsi l'éternité
et le temps. Dans tous les autres livres , elle est
bien peu de chose l'histoire du genre humain tout entier !
et, dans ce peu même, on tombe si promptement sur
desmythologies et sur des prodiges , c'est-à- dire sur des
fables, sur des faits sans liaison , ou à liaisons fausses et ,
par conséquent , sans explication , qu'on est tenté de
prendredans lemême dédain les historiens et l'histoire ,
et de rester dans son ignorance pour rester dans son bon
sens. C'est où sont arrivés, à ma connaissance , et de
grands lecteurs etmême de grands professeurs d'histoire,
plus fiers de ce mépris que de toute leur érudition .
Mais, je le pense , c'est désespérer de l'histoire et de
savérité trop vîte et trop universellement. On la cherche
tropdans les berceaux du genre humain , où elle ne peut
pas être encore ; on exige trop qu'elle soit vraie en entier ,
lorsqu'elle ne peut l'être qu'en partie. Comme il y a un
art pour séparer les métaux précieux de leurs alliages ,
il y en a un pour le départ des faits faux et des faits
vrais, fondus ensemble. Il y a plus de difficulté, mais il
y a aussi plus de philosophie à appliquer cet art avec
dextérité aux traditions des siècles , qu'a insulter avec
hauteur à la crédulité du genre humain. Pourquoi vouloir
remonter si haut ? On trouve si vite les forêts et les
sauvages ! et là , à coup sûr , il n'y a point d'archives ;
ony vit au jour le jour ; il n'y a là ni veille ni lendemain;
et même à la place de la parole , vous pourrez y
entendre le sifflet du Troglodite ou le gloussement du
Hottentot.
Mais si vous rabattez votre curiosité et votre ambition;
si vous vous contentez de commencer votre tour
198 MERCURE DE FRANCE .
du globe et des siècles par visiter et par interroger
d'abord ce qu'on appelle les hordes ou les tribus barbares
, vous pourrez trouver à qui parler ; s'ils n'ont
que des traditions orales , ils ont la mémoire très -bonne;
leur vie communément est longue : trois hommes mis
bout à bout sont la les archives vivantes de trois siècles .
S'ils aiment le merveilleux , ils abhorrent , en général , le
mensonge ; et le merveilleux , ils vous le racontent dans
toute sa crudité ; ce qui en fait une partie très-considérable
et très-vraie de l'histoire de l'homme ; ce qui en
fait aussi , pour l'esprit humain , deux sources assez opposées
, mais toutes les deux très -fécondes ; l'une , de
créations poétiques ; l'autre , d'observations philosophiques.
On ne peut guère douter que ce ne soit dans
J'ÉTAT DE BARBA IE que l'homme est le plus dans
son entière et pleine nature : avant , il n'y est pas
encore ; après , il n'y est plus . La nature seule a conduit
l'homme jusque là ; c'est là qu'il commence , bien
ou mal , à se conduire lui -même ; c'est là que naissent les
institutions ; c'est là que se font les premiers développemens
heureux ou malheureux des passions, des idées,
des langues ; ce sont là les premières impulsions fortes ,
les premières empreintes profondes, les premières inventions
qui distinguent l'espèce humaine , et la mettent
a distance de toutes les espèces vivantes ; c'est là
la plus haute source de tous les événemens qui composeront
l'histoire .
Partez de là : munissez-vous d'une théorie de la certitude
telle qu'aurait pu la tracer Locke ; tâchez de vous
rendre familières et faciles ces notions et ces formules
du calcul des probabilités, arithmétique de création
toute recente , et cependant l'unique logique applicable
aux événemens ; divisez ce qu'il y a de mieux avéré et
de plus accrédité dans l'histoire ancienne et moderne
ΜΑΙ 1817 . 199
enquinze ou vingtpériodes dont chacun embrassera plus
oumoins de siècles. En prenant ces périodes par le haut ,
le premier doitcontenir tous les germes, à peu près, des
événemens jusqu'au second ; le second période présenteratousles
germes ,à peu près , des événemensjusqu'au
troisième , etc. , etc. , etc., ainsi de suite; alors tout
s'expliquera sans peine , parce qu'on verra les faits se
succéder les uns aux autres dans l'ordre même de leur
avénement. Avec cette méthode, la lumière sera partout;
et loin de s'affaiblir , elle prendra plus d'éclat en
se disséminant , parce que des faits analogues se multiplieront
, et, en se répétant , se donneront des certificats
les uns aux autres. Sans cette méthode, il n'y aurade
visible que les ténèbres , plus d'institutrice de la vie,
plus de MAGISTRA VITE.
Cette espèce d'échelle , une fois bien construite et
biendressée, il ne peut être fort malaisé pour personne
de la remonter et de la redescendre. Il sera toutefois un
peu peu plus difficile, pour tous , de saisir toutes les
causes,en remontant. Laraison en est simple , c'est qu'il
est rare qu'elles soient toutes ensemble sur l'échelon immédiatement
supérieur ; il faudra donc en chercher sur
l'échelon plus haut , et peut-être sur un troisième encore .
Tous les esprits ne savent pas trouver du plaisir dans
ces légères fatigues. Les jouissances de la réflexion ,
de la pensée et de la vérité , si supérieures à celles
des sens , ne sont pas encore assez connues de tout
le monde. En redescendant l'échelle, au contraire , vous
partez toujours des causes , vous n'avez rien à chercher ,
vous assistez à leur action comme à un spectacle;
qu'elles agissent visibles ou invisibles , vous les voyez
agir , visibles , par les yeux, invisibles, par la pensée; de
même que Franklin , après qu'il eut dérobé les secrets
⚫de la foudre au ciel ou aux nuages , voyait également
les torrens électriques , et lorsqu'ils étincelaient en
200 MERCURE DE FRANCE .
éclairs et en aigrettes , et lorsque, soutirés par les pointes,
ils coulaient sourdement et obscurément le long des
barres. Les échelons que vous descendez ainsi ont beau
semultiplier , la mémoire n'a aucune peine à se charger
de tout ce que la vue a rencontré , et le fait le plus antique
de l'histoire du genre humain jettera sa portion
de lumière sur le fait le plus récent de l'histoire moderne.
C'est la sur-tout l'immense avantage de cette disposition
de notre échelle historique , et de cette manière
de la parcourir de haut en bas ; car il y a non-seulement
telle ère , mais tel siècle , tel règne si fécond en
événemens extraordinaires , en révolutions , en innovations
, qu'on ne peut en découvrir toutes les causes que
dans la moitié ou dans la totalité même des annales du
monde. Tel est le règne de Charles-Quint qu'on ne
peut séparer de ceux de François Ier , de Henri VIII ,
de LéonX, des vies de Luther et de Calvin qui sontbien
aussi des règnes , des querelles des catholiques et des
protestans sur ces dogmes et sur ces cultes dont les
origines sont cachées à moitié dans la nuit des temps ,
à moitié dans les profondeurs inaccessibles de l'éternelle
volonté : tel est , en un mot , le seizième siècle qui
⚫n'est le grand siècle littéraire que des Italiens , mais qui
est le grand siècle des événemens pour toute l'Europe
et pour tout le globe. Qui pouvait se flatter de l'apprécier
, de le comprendre avant d'avoir fait , dans tous les
âges précédens de l'histoire moderne , la revue de tout
ce qui l'a préparé de si loin, de tout ce qui l'a hâté,
retardé , développé ?
Aussi , quoique les progrès de la société en Europe
ne commencent guère qu'aux croisades , le tableau
qu'en trace Robertson commence-t-il réellement à la
destruction de l'empire romain et même à sa formation.
On voit que le titre de l'ouvrage dissimule , et même
ΜΑΙ 1817 . 201
beaucoup, la vaste étendue des périodes qu'embrasse
cetteintroduction à l'histoire d'un prince.
C'estprendreleschoses de très-loin, nous enconvenons,
mais c'est les prendre où commence la lumière; et si elles
avaientétéprises plus bas, des ombres épaisses se seraient
projetées surle corps entier de l'histoire. Celui qui a fait
l'ouvrage a dû prévoir facilement la critique : il avait
entendu , à coup sûr , avant qu'on les prononcât , ces
mots de CONVENANCE , DE MESURE , DE PROPORTION .
Mais la première de toutes les convenances dans un ouvrage
destiné à instruire , c'est une instruction pure et
abondante ; la vraie mesure n'est jamais dans les bornes
de l'esprit des auteurs et des lecteurs , puisque quand
on lit et qu'on écrit , il s'agit toujours de reculer ces
bornes ; et la proportion importante n'est pas celle des
parties d'un livre entre elles , mais celle de tout le livre
avec tout le sujet. Enfin , ces mots de péristyle , de
palais ont pu aisément en imposer ; mais pour faire
évanouir la critique , il suffirait d'observer qu'il y a bien
peu d'analogie entre une introduction et un péristyle ,
et qu'il n'y en a aucune entre un palais et l'histoire d'un
siècle.
Ce Tableau des progrès de la société en Europe
est divisé lui -même en trois sections . La première traite
des améliorations intérieures des Etats; la seconde , de
leurs relations extérieures ; la troisième , de leurs constitutions.
Tout ce qui n'est pas simplement indiqué , tout ce
qui est déjà un peu développé commence à l'invasion
des barbares , au morcellement de l'empire romain en
plusieurs royaumes ; et là , les progrès ne sont pas encore
ceux de la lumière , mais ceux des ténèbres. La nuit arrive
avecles barbares au cinquième siècle ; elle devient de
plus en plus profonde jusqu'au onzième où toute raison
et toute vertu paraissent non-seulement éclipsées , mais
1
۱
202 MERCURE DE FRANCE .
àjamais évanouies . Huns , Goths , Lombards, Vandales,
tous se ressemblent, parce qu'il n'y a rien de plus uniforme
que l'ignorance et la férocité ; tous n'ont d'autre
idée d'une union entre les hommes que de celle qui
unit les forces et les glaives , pour tuer et pour ravager ;
aucun d'eux n'est en état de concevoir l'ordre social sur
un autre plan que la discipline militaire. Leurs sociétés
sont des armées cantomées dont les tentes couvrent des
empires , et dont les chefs , à côté des ruines des chefsd'oeuvre
de l'architecture , ont , pour palais , des barraques
de bois .
Si la discipline militaire , modèle de l'organisation de
tous ces nouveaux empires , était forte et exacte , ce
serait le despotisme dans la violence qu'il a toujours , et
avec la régularité qu'il n'est pas tout à fait impossible
qu'il ait quelquefois. Mais la discipline de ces peuplessoldats
est pleine d'insubordination. Ce ne sont point des
recrues d'un maître ; ils se sont réunis sous les mêmes
drapeaux et sous les mêmes chefs, de leur choix, et presque
par fantaisie . Avant de sortir des forêts , l'anarchie a
comme stipulé ses droits , et les a fondés sur l'enrôlement
même. Il n'y a de soumis, dans toute l'Europe ,
que ce qui est écrasé , les vaincus; tous attachés ou enchaînés
à la glèbe , pour un oui ou pour un non , pour
quelques mottes de terre mal brisées , on les brise euxmêmes
. Et cela dure six cents ans ! Il n'en faut pas davantage
pour expliquer ces épaisses ténèbres sous lesquelles
, durant six siècles , on s'égorge dans toute l'Europe
, comme les Grecs et les Troyens de l'Iliade ,
durant cinq à six heures , dans les ténèbres amoncelées
au pied de l'Ida , tandis que le roi des Dieux qui en
ordonne ainsi , tranquille et serein au haut de la montagne,
est seul avec toute la lumière du soleil. Mais il faut
rendre justice aux rois goths , francs et vandales ; s'ils
étaient farouches et cruels pour tous , ils l'étaient aussi.
ΜΑΙ 1817 . 203
pour eux-mêmes; les jours de carnage étaient presque
leurs uniques jours de fêtes ; leurs instans de repos
étaient comme le sommeil des lions et des tigres ; ils
s'abrutissaient de plus en plus , mais dans une sorte
d'héroïsme .
Chose étrange ! si , dans cette nuit immense et sanglante
, il y avait , à ces époques , quelques rayons de
lumière , c'était la superstition qui les conservait dans
les cioîtres, et qui s'en servait tantôt en faveur de l'huma
hité, tantôt pour l'ambition et pour la prééminence des
pontifes. La victoire et la conquête n'avaient fait des
chefs des barbares que des rois mal obéis ; quelques
connaissances qui s'obscurcissaient et se perdaient de
jour en jour, donnaient aux prêtres et aux moines uné
puissance qui se plaçait à côté et quelquefois au-dessus
de celle des rois . On se prosternait devant un ministre
des autels comme devant les autels mêmes . Et pour tenir
le monde à leurs pieds , ils lui faisaient part de quelques-
unes de leurs pensées et de leurs vertus: c'est même
du sein de la superstition , sans qu'elle s'en doute , que
sortiront les premières lueurs un peu vives des progrès
del'Europe ; elles sortiront de ces croisades , de ces expéditions
si folles , si funestes , et auxquelles pourtant la
raison mème et la philosophie adresseront un jour autant
d'expressions de reconnaissance que de reproches .
Arrivé à ce moment des croisades , l'historien des
Progrès de la Société est moins oppressé du poids des
malheurs qu'il raconte, et ses lecteurs commencent à
respirer avec lui . Combien , cependant , on est loin encore,
dans toute l'Europe , de ce beau jour que peint si
bien Lucrèce . de cette lumière brillante répandue sous
un ciel devenu serein ! ( placatumque nitet diffuso lumine
coelum . ) Des populations entières couvertes d'arrainet
de croix de laine rouge, déchirées et sanglantes,
204 MERCURE DE FRANCE .
circuleront , durant deux siècles , d'Europe en Asie , et
d'Asie en Europe , avant qu'on ait recueilli les avantages
politiques de ces expéditions , qui ne semblaient propres
à faire renaître que le génie de l'épopée ! Toutefois , à
l'instant même où les prédications de l'ermite Pierre
soulèvent l'Europe sur ses fondemens , et la précipitent
sur l'Orient , les châteaux et les donjons sont désertés
par leurs seigneurs qui courent à la terre sainte ; et l'on
croit déjà assister au démolissement des plus hautes assises
de la féodalité elle-même. Les temps ne sont plus
si éloignés où les terres vendues par des maîtres imprévoyans
seront achetées par des serfs avisés qui commenceront
à être libres en devenant propriétaires ; et mieux
nourris , mieux vêtus , mieux logés , feront soupçonner
aux nobles mêmes qu'on peut être homme sans être
gentilhomme.
Le génie de l'Occident , qui ne fut jamais en lutte et
en parallèle avec le génie,de l'Orient sans lui paraître
supérieur , en traversant l'Italie , a vu les progrès du
commerce à Venise , à Gènes , à Pise ; arrivé à Constantinople
, il y a vu des ateliers , des manufactures , des
arts dont le goût tenait encore aux arts exquis de l'ancienne
Grèce. La vue de ces jouissances en a fait naître
le désir et le besoin ; des soldats couverts de croix et de
rosaires s'exercent, sur le Bosphore et près du sépulcre
du Christ , à imiter des meubles , des vêtemens et des
parures qui prêteront de nouveaux charmes, en Europe,
aux passions et auxvoluptés.Ces besoins mème sont déjà
des biens ; les arts et les talens qu'on croyait morts et qui
n'étaient qu'enterrés , sortent de leurs tombeaux. Letravail
qu'on avait avili , et l'industrie qu'on voulait faire
rougir de ses créations , osent sentir que ce qui rend la
vie plus douce , peut aussi la rendre plus pure et plus
noble , et qu'il y a une gloire pour les arts de la paix
comme pour l'art de la guerre.
ΜΑΙ 1817 . 205
Déjà commence ce procès de la noblesse et de
la richesse , que la noblesse perdra toujours parce
qu'elle-même préférera toujours une illustration per
sonnelle à une illustration héréditaire; parce que si
le nom de Luxembourg est si grand , c'est moins
encore pour être un Montmorenci que pour être le Tл-
PISSIER DE NOTRE-DAME ; parce que du sein de la fortune
et de l'éducation éclairée et généreuse qu'elle peut
si aisément faire donnerà ses favoris età ses enfans, sortiront
de tous les côtés , et dans tous les genres , des talens
sublimes et des succès éclatans ; parce qu'à mesure
que les sciences feront des progrès , ceux qui découvriront
les lois de la nature en exerceront aussi la puissance;
et qu'il ne peut rien y avoir de si grand que les dépositaires
de la grandeur de la nature ; que le fils d'un faiseur
de chandelles , par exemple, qui dispose de lafoudre,
qui l'éteint et qui l'allume, qui la fait taire et qui la fait
descendre en silence à ses pieds ; parce qu'enfin , s'il arriveun
jour, quelque part sur le globe, que lamorale soit
cultivée comme le sont , depuis Bacon,les sciences physiques
, les nations auront des citoyens vertueux, avec la
mème infaillibilité qu'elles ont aujourd'hui des savans ;
etque nul sur la terre ne pourra mettre en balance les
titres de la noblesse , quelque considération qu'on leur
doive , avec les titres universellement adorés de la vérité
qui descenddu ciel , et de la vertu qui y monte.
Les municipalités , espèces de petites républiques ,
sous la protection des trônes , paraissent de toutes parts à
mesure que la féodalité disparaît. Des remparts environnent
des cités de toutes les grandeurs ; ces communes
trouvent dans leur sein et dans leurs bourgeois , des
artisans , des artistes , des professeurs éloquens , des soldats
intrépides , des magistrats intègres ; elles ont en
petit tous les élémens nécessaires aux nations ; et leur
206 MERCURE DE FRANCE.
existence fait penser que les nations ne sont que de
vastes communes. Cette pensée frappe et saisit assez for
tement tout ce qu'il y a de princes éclairés en Europe ,
et sur-tout plusieurs deces rois de la France devenus les
modèles des rois , pour former entre les trônes et les
communes comme une alliance sainte et vraiment évangélique
, contre les ambitions et les usurpations des
classes privilégiées . Toutes les chroniques et toutes les
chartes portent témoignage de ce fait historique qu'on
est tenté de nommer auguste .
L'étude des lois , si nécessaire partout où les hommes
veulent être libres , devient le besoin , le goût , et la
dignité de ceux qui marchent à la tête de ces progrès
de la société en Europe. Les ruines d'Amalfi rendent à
l'Italie , et l'Italie rend à toutes les nations , ce code
romain perdu en même temps que toutes les notions de
la justice. On dépouille la force , l'adresse , le glaive et
le sortdu droit de juger de la fortune, del'honneur et de
la vie ; il n'y a plus de jugement de Dieu que ceux qui
sont prononcés par cette raison éclairée et par ces lois
impartiales , les plus certaines émanations du ciel. Le
droit de guerre et de paix , si long-temps exercé par tous
ceux qui avaient des chevaux , des lances , des cuissards
et des brassards , ne réside plus que là où sont déposées
toutes les forces , sur les trônes , et là où se réunissent
et délibèrent tous les intérêts , dans les conseils des nations.
En se faisant eux-mêmes chevaliers , les rois n'ont
laissé à la chevalerie d'autre droit que celui de protéger le
faible , d'intimider l'arrogant , de faire de l'honneur une
vertu au lieu d'un orgueil , et de l'amour un culte , sans
en faire un dieu. C'est ainsi que la chevalerie , née dans
lanoblesse féodale , s'en était à demi séparée pour donner
les exemples et les modèles des vertus populaires.
L'histoire du monde n'offre pas un autre exemple
?
ΜΑΙ 1817 . 207
d'une silongue suite , entre plusieurs empires à lafois ,
de progrès souvent retardés ou suspendus , jamais écartés
ni de leurs routes qui n'étaient pas tracées , ni de
leurbut qui n'était point marqué. Chez les anciens , les
organisations sociales étaient plus l'ouvrage du génie
que du temps; et toutes les précautions se prenaient
pourque le temps ne défît pas ce que le génie avait fait.
Chez les modernes, elles ont été plus l'ouvrage du temps
que dugénie; et on a été très-occupé à défendre l'oeuvre
du temps contre le génie qui voulait y toucher. Il faut
croire, toutefois , que chez les uns et chez les autres , le
temps et le génie ont été plus d'accord qu'on ne l'imagine;
ce qui est indubitable, c'est que dans ces lentes
opérations des siècles , qui ne laissaient que trop le
temps de les observer, les esprits attentifs et médita
tifs avaient acquis des forces dont l'action et l'explosion,
pour ainsi dire , effraieraient les puissances avant de les
éclairer, et agiteraient tumultuairement les nationsavant
deles placer sous des astres plus heureux. C'est ce que
Robertson fait sentir merveilleusement à la fin de cette
première section , dans les deux tableaux qui la terminent;
le premier , celui du développement des lumières
qui semblaient tout changer sur la terre et dans
les cieux , parce qu'elles changeaient la manière de les
voir; le second , celui des progrès du commerce , àqui
la boussole avait ouvert toutes les mers , et à qui Christophe
Colomb avait donné un nouveau monde.
Dans la seconde section de ce tableau , l'esprit philosophique
et le talent de l'historien sont les mêmes ;
l'intérêt du sujet, comme histoire , au moins , croît
plutôt qu'il ne diminue. Dans la première, on ne voit
guère qu'un tissu d'idées et de vues de l'esprit ; dans la
seconde, la scène s'anime par des personnages célèbres
que l'auteurymet en scène et en parallèle. Mais ici les
208 MERCURE DE FRANCE .
1
résultats sont loin d'être aussi satisfaisans pour les amis
de la raison et de l'humanité. Tous les changemens que
nous avons vu se succéder dans l'administration intérieure
des Etats ont été des améliorations , tous les progrès
des perfectionnemens ; mais un progrès n'est pas
toujours un bien; il est souvent un mal. Dans cette
seconde section , qui a pour objet les rapports d'Eta tà
Etat , de puissance à puissance, les vues et les forces
des princes s'étendent ; les nations, isolées par le déchirement
de l'empire romain , ont l'air de s'unir par le
même droit des gens , lorsqu'elles ne peuvent plus l'être
par le même droit civil et politique ; les traités et les
alliances se multiplient. Mais dans tous ces mouvemens
qui semblent être ceux d'une vie plus grande et plus
belle , la puissance arbitraire des rois gagne bien plus
que les prospérités des peuples. Les nations se rapprochent
bien plus par leurs haines que par leurs amitiés.
Il est impossible de ne pas voir avec joie l'autorité
royale s'affranchir en France , sous un prince tel que
Charles VII , des gènes et des traverses qu'opposaient
aux rois les seigneurs féodaux ; on est bien aise que plus
de soldats et plus de subsides soient mis à la dispositionde
celui qui a rendu à la nation les provinces et la
gloire que les invasions anglaises lui avaient fait perdre.
Mais lorsque Louis XI lève plus de troupes et plus de
contributions encore; lorsqu'il les lève en corrompant
d'abord les assemblées électorales du peuple, et ensuite
les états-généraux; lorsqu'il se vante , comme du chefd'oeuvre
de sa politique , de cet art de faire livrer la nationpieds
et poings liés par ses représentans mêmes ,
et de noyer les malheureux sur la planche mise sur
lesflots pour les sauver ; lorsqu'il destine les armées
de la nation la plus généreuse , à l'accomplissement des
usurpations les plus iniques , et qu'il attire ainsi sur elle
ΜΑΙ 1817 . 209
des haines et des vengeances que lui seul a méritées ; à
ces faits retracés avec énergie par Robertson , par cet écrivainsi
sage etsi modéré, on est pénétré de douleur et d'indignation;
toutes les espérances du bien s'évanouissent ;
on a peur de l'état de société, qui n'a, si souvent, de
l'ordre social que de vaines et trompeuses formes ; on a
peurdela liberté elle-même , dont les instrumens deviennent
si aisément ceux d'une tyrannie rusée et atroce.
Toujours , sous les apparences fastueuses de nouveaux
moyens employés pour garantir la justice des puissances
et la félicité des peuples , on déploie des moyens nouveaux
de tout soumettre àla force , qui a des bornes, par
la fraude qui n'en a point. Dans les négociations et les
communications , devenues perpétuelles par la résidence
de ces ambassadeurs environnés d'une partie de la
splendeur des trônes , on croirait que leurs notes , leurs
lettres et leurs déclarations gravent , pour l'Europe
entière , sous les yeux de la religion et de l'humanité ,
les principes d'un droit public inviolable ; mais ils ont
des principes de deux sortes ; les uns , proclamés , sont
ceux de la morale, de la conscience du genre humain
et de Louis XII ; les autres , secrets , forment l'art de
violer les premiers . On se cache de tout; on ne rougit
de rien; et les vils succès de Ferdinand-le-Catholique
ont environné ces perfidies de la considération des cabinets
, des cours et des peuples; ils les ont érigées en
science du gouvernement.
Plus les puissances communiquent ensemble , plus
les guerres se multiplient , plus elles durent ; les unes
sont de dix ans , les autres de vingt ; il y en aura bientôt
de trente: il n'y a que les intervalles qui les séparent
qui soient courts ; et , dans ces trèves , l'intrigue combat
avec ruse et fureur contre l'intrigue L'un des meilleurs
14
210 MERCURE DE FRANCE.
hommes et des plus grands poëtes a fait ce vers terrible
contre les hommes :
Onveut son bien d'abord, et puis le mal d'autrui.
C'est autre chose encore dans la politique; c'est dans le
mal d'autrui qu'on voit son bien .
Etdans ce cours presque non interrompu de pillage et
de carnage, il n'y a pas une seule tentative, pas une seule
idée quit ende à instituer au milieu même de l'Europe
des juges de paix , devant lesquels les souverains en querelle
porteront leurs procès pour les terminer par des
lois plus souveraines qu'eux encore. Cette pensée se
présentera , dans la suite , à deux hommes à la fois ,
l'un roi , l'autre ministre, etqui pourtant tous les deux
ne sépareront jamais, dans leurs plus secrètes conceptions
, ni l'idée de l'autorité de celle des lois , ni l'idée
du génie de celle de la morale, ni l'idée de la puissance
de celle de la bonté. Mais, avant Sully et
Henri IV, personne ne l'avait eue cette pensée; après
eux, tout le monde en a ri; et les sages mêmes , avant
qu'on l'ait essayée , ont concédé aux polititiques qu'elle
est IMPRATICABLE. Ce qui ne veut rien dire, ou ce qui
veut dire que la justice ne peut se pratiquer entre
ceux qui ont la force.
La troisième et dernière section de ce Tableau
des progrès de l'Europe en retrace les constitutions
dans les formes qu'elles avaient eues avant Charles-
Quint , et dans celles qu'elles avaient à son avénement
sur plusieurs trônes . Quel sujet dans ce moment
où , d'un bout de l'Europe à l'autre , on est occupé des
constitutions que les peuples demandent , que les
princes accordent , retardent ou refusent ! L'art de décrire
ces institutions sur lesquelles se fondent et s'élèvent les
sociétés , et surtout celui de les juger dans les rapports
ΜΑΙ 1817 . 211
1
etdans les proportions de toutes leurs parties , n'a pas
été donné à tous les écrivains qui ont tenu avec gloire
le pinceau de l'histoire . Les anciens l'ont peu connu ,
quoiqu'ils eussent sous les yeux des constitutions de
toutes les formes. Tite- Live, Tacite, Thucydide peignent
admirablement l'action totale de ces grandes machines ;
ils n'en décomposent pas assez bien la construction pour
exposer aux yeux la nature , le but , les liaisons , le
jeu de chacune des parties et de toutes.
Les peuples modernes n'ont vu le premier modèle
decestableaux qu'au chapitre de la constitution de l'Angleterre
, dans l'Esprit des Lois; mais Montesquieu n'a
pas décrit seulement cette constitution ilya découvert
LE PREMIER les principes universels des constitutions
libres et représentatives ; le premier , il a étonné
et éclairé le monde enmettant à la portée de tous comment
et pourquoi un trône , qui peut être si dangereux
àla liberté , peut cependant lui être nécessaire : comment
et pourquoi une chambre de législation , composée de
bourgeois , en inquiétant souvent le trône , en assuré
et en agrandit toujours la puissance. Cette découverte
est, pour le monde moral , ce que la grande découverte
deNewton estpour le monde physique. Il est peut-être
impossible de décider laquelle était le plus difficile à
faire, laquelle exigeait le plus de génie. L'antiquité a
erré long-temps autour de toutes les deux , et les a
complétement toutes les deux manquées.
Robertson , anglais , philosophe , savant dans toutes
les histoires , et plein de Montesquieu , a réuni toutes
les lumières pour décrire et pour juger avec la plus
exacte vérité les constitutions qui ont figuré avec
éclat sur la scène politique de l'Europe ; pour dire ou
pour faire penser combien les princes ont été puissans
on faibles, et les peuples libres ou esclaves, sous chacune
14.
212 MERCURE DE FRANCE .
d'elles et dans chacune de leurs variations ; car tout a
varié et devait varier. Toutes les notions de puissance
et de liberté sociales ont dû être flottantes et incertaines
jusqu'au moment où le chapitre de Montesquieu a paru .
Si on avait trouvé , avec les aérostats , le moyen de
les diriger , le monde était certainement changé . Eh
bien! Montesquieu a trouvé à la fois le moyen de la
plus haute ascension de la liberté, et le moyen sûr de la
diriger , non sans tempêtes , mais sans naufrage.
Qui est-ce qui a le plus gagné à cette découverte ? les
rois ou les peuples ? Les uns et les autres également ;
car tout ce que les peuples ont gagné est au profit des
rois , et tout ce que les rois ont gagné est au profit des
peuples.
Il ne faut pas juger de tout cela par un quart de
siècle de ré volutions et de bouleversemens ; il faut en
juger par ce qu'on pensait avant , et par ce qu'on pense
aujourd'hui . On est revenu au même point ; là étincelle
une vérité éternelle. Heureux celui qui fonde là sa puissance
et sa gloire ! heureux ceux qui y fondent leur
liberté et leur existence !
Robertson ne décrit pas avec les mêmes détails toutes
les constitutions dont il parle : il s'arrête peu sur celles
qui ont eupeu d'influence , et beaucoup sur celles qui en
ont eu une grande ; il développe celle des pontiſes romains
dont le trône est sur l'autel , et qui , suivant
l'expression singulière d'un satirique , en lavant les
pieds aux pauvres , lavaient souvent la tête aux
rois; celle de l'empire germanique qui est plutôt une
république de peuples sans liberté , de princes souverains
sans couronne , de rois qui ont un chef, et
d'un empereur qui n'a de force et de puissance que
celles d'un titre; celle de la France où l'amour des
peuples pour les rois , et des rois pour les peuples , ont
Lalancé si heureusement , sous tant de règnes , l'auto
ΜΑΙ 1817 . 213
rité et l'obéissance; où des tribunaux de justice ont
prétendu être les représentans et les organes de la nation
, parce qu'ils l'étaient de ses lois civiles ; où des
affections nobles et tendres et quelques erreurs , deux
ou trois mots mal déterminés , ont nourri , durant plusieurs
siècles , à côté d'un trône absolu , toutes les
passions de l'indépendance ; celle de l'Espagne à laquelle
Robertson accorde plus du tiers de l'étendue de toute
cette section , et dont il fait , en la décrivant , un des
plus beaux morceaux de l'histoire moderne ; constitution
où une vraie démocratie avait pris toute l'unité et
tout l'orgueil des trônes ; où on voyait encore au quinzième
siècle , sous le nom de JUSTIZA , un véritable
ÉPHORE deSparte; constitution plus superbe que solide ,
mais qui , effacée déjà , dans les lois , par Charles-
Quint et par les Philippes , restera ineffaçablement empreinte
dans le caractère des peuples de cette péninsule.
Au milieu de toutes ces constitutions , Robertson
garde le plus profond silence sur celle de l'Angleterre :
elle était avancée , mais pas achevée à ces époques. On
pouvait même la croire anéantie : Henri VIII régnait ;
mais il en est ici d'elle comme des images de Cassius et
de Brutus exclues du convoi funèbre de Junie. Moins
on la voit, et plus on y pense, plus elle brille.
Le style de ce tableau est singulièrement remarquable
dans l'anglais , par une clarté, par une noblesse et par une
élégance continues: il est très-reconnu que les écrivains
anglais , dans le dix -huitième siècle , et sur - tout les
Ecossais , les Hums, les Fergusson , les Smith , les Robertson,
cherchaient et trouvaient , dans nos prosateurs
les plus classiques , les modèles d'une nouvelle prose
anglaise; et ce fut un bonheur rare pour l'auteur de ce
tableau magnifique de le voir traduit en France par
unécrivaindont le style était celui de ces modèles mêmes.
214 MERCURE DE FRANCE.
wwwwwwww
Supplément au Mémoire de M. Parmentier sur le
maïs , par M. le comte François-de-Neufchâteau ,
imprimé par ordre du gouvernement (1 ).
Favorisez toujours le débit,la culture
Dugrain qui peut fournir le plus de nourritare,
Surunmodique espace avec plus de succès ,
Endonnant moins de peine et coûtant moins de frais.
(Géorgiquesfrançaises.)
Ces vers où la raison pourrait être embellie de couleurs
plus poétiques , ont du moins le mérite (comme
le dit l'auteur de l'ouvrage que j'annonce ) de proclamer
en peu de mots une axiome économique d'une grande
vérité , et motivent en même temps sa surprise sur
la justice tardive que l'on commence à rendre à la
culture du maïs . Quelque utile que soit un pareil livre,
quelque reconnaissance publique que l'on doive à l'auteur,
dont la vie honorable se partage entre les lettres
dont il est un des plus fermes soutiens, et les sciences
qu'il ne cultive pas avec moins de succès , nous n'entreprendrons
pas d'analyser un travail de cette nature
dans un journal où le plus grand nombre des lecteurs
ne cherchent que l'agrément. Notre tâche doit se borner
àen faire connaître le sujet , et surtout à provoquer
l'attention des magistrats et des cultivateurs éclairés
sur les nombreux avantages que la France peut retirer
de la culture perfectionnée du maïs.
Le but de M. le comte François - de - Neufchâteau
est de remettre en honneur une plante vraiment précieuse
, plus abondante , plus saine même que lapomme
de terre, dont notre illustre Parmentier a, pour ainsi
(1) AParis , chez madame Huzard, rue de l'Eperon, n. 7
ΜΑΙ 1817. 215
dire , doté le sol français. Dans une suite de paragraphes
dont se compose le mémoire que nous annonçons , l'auteur
établit :
Que le maïs n'est point encore assez connu en France ;
Qu'il y a des moyens de le cultiver d'une manière
aussi commode qu'utile pour les propriétaires , en le
plaçant dans les jachères avec la parmentière ou la
pomme de terre ;.
Que nous avons besoin de rechercher les meilleures
variétés de maïs , et d'en renouveler la semence ;
Que l'emploi du maïs réduit en gruau , ou grossièrement
concassé , est surtout important pour les hommes ,
et enfourrage pour les bestiaux ;
Que les usages du maïs peuvent recevoir autant d'extension
que ceux de la pomme de terre ;
Enfin , qu'on ne peut considérer , sans un véritable
enthousiasme , la récolte et les avantages du maïs.
En nous bornant à indiquer sommairement les divisions
de ce travail , nous ajouterons que l'auteur le termine
par une description charmante des travaux de
Végrenage du maïs dans le midi de la France. Nos
peintres et nos poëtes y trouveront le sujet de plusieurs
tableaux pleins de fraîcheur et de grâce..
Tout à la fois poëte et agronome , M. François-de-
Neufchâteau adresse à la mémoire de Parmentier un
hommage qui doit trouver ici sa place.
L'honneur est au premier qui remplit la carrière :
Parmentier la fournit entière ;
Mais à ses grands travaux , trop faible associé,
Cequ'il put laisser en arrière ,
Je le glane. Adessein , l'avait-il oublié ?
Peut-être; mais enfin , de ce double hémisphère ,
Lemaïs et la parmentière
Nourrissent au moins la moitié.
Acerichebanquet (ma jeunesse ep-fut fière ),
216 MERCURE DE FRANCE .
Parmentier m'avait convié.
Il n'est plus. Je rapporte à cette ombre si chère ,
Les miettes que j'ai dû ramasser , pour lui plaire ,
Ala table de l'amitié.
J.
INSTITUT ROYAL DE FRANCE.
Séance publique des quatre Académies.
Jeudi , 24 avril , l'Institut royal a tenu sa séance annuelle
, au milieu d'un concours de spectateurs , le plus
brillant et le plus nombreux qu'on y ait vu depuis
long-temps : tout Paris y était (pour se servir d'une
exagération convenue ) , excepté pourtant quelques académiciens
qui n'ont pu y trouver place.
Chacune des Académies , représentée par un de ses
membres , a paru successivement à la tribune : la présidence
de l'Institut , dans cette solennité , appartenant
, cette fois , à l'Académie des belles-lettres , M. Pastoret
, son président actuel , a ouvert la séance par un
discours où il a indiqué en peu de mots l'objet de cette
réunion , et le motif d'allégresse publique qui en avait
fixé l'époque au jour anniversaire de la rentrée du Roi
dans ses Etats .
M. Raoul-Rochette , de l'Académie des belles-lettres,
a prononcé un discours que l'on pourrait appeler un
plaidoyer , pour les avantages de l'érudition ; il a trèsbien
démontré ce qui n'avait pas besoin de l'être , que
de bonnes études sont fort utiles à la culture des lettres ;
il n'a eu qu'un tort , selon nous , c'est de vouloir prouver
que le génie ne saurait se passer d'érudition : nous
n'avons pas entendu dire que Shakespear , que le Tasse,
que Corneille lui-même , fussent très-érudits, ce qui ne
ΜΑΙ 1817 . 217
les a pas empéchés d'avoir quelque peu de génie. Souffrons
donc que le génie se passe d'érudition , cela ne
tirera pas à conséquence.
Dans un discours qu'a prononcé M. Rossel de l'Académie
des sciences , ceux qui ont été à portée de l'entendre
(c'est-à-dire les dix ou douze personnes qui
l'entouraient ) , ont pu se faire une idée des progrès de
la navigation, dont il a parlé en homme également versé
dans la pratique et dans la théorie de l'art qui fait peutêtre
le plus d'honneur au courage et à l'esprit humains .
En écoutant M. de Rossel , quelque plaisir qu'on ait à
l'entendre , on doit regretter qu'il ait abandonné , bien
avant l'âge , cette noble carrière de la marine., où des
hommes de son mérite deviennent chaque jour plusdifficiles
à remplacer .
M. Girodet , de l'Académie des arts , a pris la parole
après M. Rossel : son discours sur l'originalité dans les
arts , où l'on voyait un peu trop l'intention de l'auteur ,
de paraître rempli de son sujet , n'en a pas moins été
entendu avec beaucoup de plaisir et d'intérêt . On á
trouvé tout simple , dans un peintre-orateur , cette variété
de couleurs , d'images , de figures , qu'il a prodiguées
, sans beaucoup de choix , dans cette pièce d'une
éloquence par trop académique . Si la plume de M. Girodet
n'est pas tout à fait aussi correcte que son pinceau ,
il y aurait de l'injustice à lui en faire un reproche ;
beaucoup d'hommes de lettres n'écrivent pas mieux que
M. Girodet , et nous n'en connaissons pas unqui peigne
aussi bien que lui .
La séance a été brillamment terminée par M. de Fontanes
, de l'Académie française ; il a récité , ou plutôt
déclamé de mémoire , une ode sur la violation dessé
218 MERCURE DE FRANCE .
pultures royales de Saint - Denis , où il s'est rendu l'interprète
de la douleur publique , dans des vers dignes
du sujet et de l'auteur.
Nous citerons la seule strophe que nous croyions avoir
exactement retenue .
Respecte au moins , peuple infidèle ,
Tes plus intrépides soutiens ;
CeLouis qui fut le modèle
Etdes héros et des chrétiens :
Ses lois sont celles d'un grandhomme ;
Pieux , il sut contenir Rome ;
L'Anglais par lui fut abattu ;
Memphis l'admira dans les chaînes ,
Et les ombrages de Vincennes
Parlent encor de sa vertu .
Les mots que nous avons soulignés dans le premier
vers de cette strophe semblent renouveler , contre la
nation entière , une accusation injuste , dont il est afſligeant
qu'un grand poëte se rende l'organe ; la nation
n'est pas plus coupable de la violationdes tombes royales
de Saint-Denis , que de tout autre crime de la révolution .
L'ERMITE EN PROVINCE.
Ustarizt, le a avril.
LE PÈRE CLÉMENT.
In specie fictæ simulationis , sicut reliquæ
virtutes ità pietas inesse non potest.
Cic. de Nat. Deo.
Il en est de la piété comme de toutes les autres
vertus ; elle ne consiste pas en vains dehors.
Encommençant ce discours , je prévois un reproche
auquel je m'empresse de répondre. On pourra s'étonner
MẠI 1819 . 219
qu'après avoir séjourné si peu de temps àBordeaux ,
après avoir parcouru si rapidement l'espace qui sépare
cette grande ville du point où je me trouve , je m'arrête
des semaines entières dans une enceinte de montagnes
dequelques lieues : à cela, je réponds que ce n'est point
sur la grandeur , l'importance , la célébrité des pays
que je parcours que je mesure l'intérêt que j'y porte ,
et la durée du séjour que je crois devoir y faire. Je
n'ai pas l'intention de redire ce qui a été dit mille fois ,
ce que l'on trouve dans tous les livres , de décrire ce
que chacun a pu voir : j'observe la France sous un
point de vue nouveau ; je m'occupe, je nedis pas exclusivement
, mais essentiellement des moeurs , des habitudes
, des hommes des différentes provinces que je
parcours. On conçoit que cet examen acquiert d'autant
plus d'intérêt qu'il s'exerce sur des objets plus neufs ,
et qu'il m'offre des occasions plus fréquentes de composer
des tableaux qu'on ne connaît encore que par
d'informes esquisses. Nulle autre partie de la France
ne peut se présenter à mes yeux avec les mêmes avantages
que je rencontre ici. La petite nation basque ne
ressemble à aucune autre ; tout y porte un caractère
original ; tout y est marqué de cette vieille empreinte
que la rouille du temps rend encore plus respectable.
Onjette en passant un coup d'oeil sur les plus beaux
monumens modernes , et l'on s'amuse à décrire jusqu'aux
moindres détails d'un bas - relief antique que
l'on rencontre sur sa route .
Cette courte digression a répondu d'avance à toutes
les objections qu'on pourrait me faire sur le défaut de
proportion entre les différentes parties de cet ouvrage.
Je me retrouve , avecM. Destère , sur les hauteur d'Agnoa
, où nous continuons notre revue topographique.
En ramenant ses regards autour de soi, on aperçoit à
220 MERCURE DE FRANCE .
peu de distance , Sare , Saint - Pé, Espelette , trois
grands bourgs , comme on n'en voit guère en France ,
que sur la rive droite de la Garonne , depuis Toulouse
jusqu'à Bordeaux.
ESPELETTE, qui touchepour ainsi dire à l'Espagne, doit
sans doute son agrandissement à l'avantage qu'il a d'être
la première station , en France , de ce petit commerce de
laine que les Espagnols faisaient et font encore à dos de
mulets.
SARE et SAINT-PÉ , plus voisins de la côte et entourés
de vallées plus fécondes , ont des moyens d'aisance plus
assurés : on a quelques raisons de croire que ce sont les
premières communes du Labour qu'habitèrent les Phéniciens
, oudu moins leurs descendans , les Cantabres ; elles
sont les plus voisines de ces montagnes creusées anciennement
pour la recherche des mines , et l'on y parle le
basque le plus pur et le plus élégant.
C'est à Saint-Péque la femme d'un notaire , madame
Duhalde , a fait en vers basques une traduction charmante
des fables de La Fontaine; c'est de Sare ou de
Saint-Pé que sortirent deux jésuites du même nom que
eette dame , les pères Duhalde , dont l'un a passé sa vie
dans les missions de la Chine , tandis que l'autre s'occupait
à rédiger les mémoires que son frère lui faisait parvenir,
et queMontesquieu a souvent occasion de citer.
Ala droite d'Agnoa se trouvent plusieurs autres villages
cachés dans les montagnes et renommés pour la
culture des terres: les plus considérables sont , Louhoussoa
, Macaye , Orsès , Meudionde , Hasparen: là un
sol qui ne paraît à l'oeil que sec et pierreux , donne toujours
et ne s'épuise jamais : c'est par la variété de ses présens
qu'il se féconde ; deux récoltes par an y sont communes
, et peut- être , avec plus de bras et d'argent , pourrait-
on souvent en obtenir trois .
• MAI 1817 . 221-
Ennouspromenant autour de ces villages, notreoreille
était agréablement flattée du murmure de cent ruisseaux
dont les eaux vont arroser , dans toutes les directions ,
de riantes prairies qui semblent monter du pied des
montagnes pour décorer leurs flancs d'une sombre verdure,
plus douce aux yeux , sous un ciel étincelant , que
ce verddes campagnes anglaises acheté au prix d'un éternel
brouillard.
En rapprochant par la pensée les fermes expérimentales
de Felemberg dans les Alpes , des champs nourriciers
d'Orsès et de Macaye , dans les Pyrennées , on pourrait
( quelque partisan que l'on fût des méthodes nouvelles
) balancer entre les avantages des théories modernes
et les résultats d'une ancienne et sage routine.
La considération attachée dans ce pays à l'exercice du
premier des arts contribue sur-tout à le rendre florissant
. Les laboureurs de Macaye et d'Orsès sont tous propriétaires
: on ne les aborde qu'en les apellant ETCHÈCO
YAUNA(seigneurde la maison ) , et ces seigneurs n'en ont
jamais voulu reconnaître d'autres dans leur commune ,
même à l'époque où ce titre conférait de véritables droits .
« Vous voyez , me dit M. Destère , cette maison carrée
à l'extrémité du vallon ; j'en ai jadis connu le propriétaire
; gâté par le séjour qu'il fit dans les grandes villes ,
cet ambitieux etchèco yauna , de retour à Macaye, s'a
visa d'aligner en avenue quelques arbres autour de sa
ferme qu'il appela son château , de donner le nom de donjon
àsonpigeonnier , et de se qualifier lui-même du titre
de marquis de Macaye : peut- être n'eût - on fait qu'en
rire , s'il eût borné là ses prétentions gothiques ; mais il
voulut partager avec Dieu l'encens de l'église , et avec la
commune le produit des terres ; alors on se fàcha contre
sa seigneurie ; on plaida contre elle , et un arrètduparlement
de Bordeaux (quin'a jamais passé , au diremême
222 MERCURE DE FRANCE .
deHenri IV, pour ennemi des prétentions féodales ) ; un
arrêt , dis-je , du parlement de Bordeaux rejeta M. le
marquis dans la foule des seigneurs de Macaye.
>>Ce procès, aux débats duquel je ne fus pas tout-à-fait
étranger, fut égayé par le docteur Hiriartque la commune
deMacayeavaitchargé de sapoursuite. Ce médecin, doué
de plus d'un genre d'esprit , avait vu trop de malades et
de mourans , pour ne pas être profondément pénétré de
Pégalité des hommes ; mais il avait trop de sens pour se
faire un argument de cette égalité devant les organes des
lois positives : ce fut sur la coutume du pays de Labour
qu'il établit les droits qu'ildéfendait : il éclaira ses juges
en les faisant rire , ce qui réussit partout, et plus sûrement
à Bordeaux qu'ailleurs . C'est ce même médecin qui
eut un jour à l'église , avec son curé qui prêchait, une
altercation assez comique. Le docteur Hiriart , placé visà-
vis de la chaire , s'était endormi au milieu du sermon :
<<Réveillez cet homme, cria le curé , en s'adressant aux
voisins du dormeur.-Va, va ( s'écrie àson tour le
médecin en ouvrant les yeux) , ton office était de me
tenir éveillé et non pas de me faire éveiller ; j'ai beau
dormir, je t'entendrai de reste. » Le rire que cette boutade
excita parmi l'auditoire gagnale prédicateur , qui eut
beaucoup de peine à achever son sermon.
>> L'un des fils du médecin Hiriart , après avoir fait
chez les jésuites de Toulouse , d'excellentes études qui
lui firentunnomdans les provinces du Midi , fut nommé
très-jeune à la cure importante de la seule paroisse que
Bayonne eut alors : une fièvre contagieuse se répand dans
la ville; tous ceux qui en sont attaqués dans les hôpitaux
, meurent infailliblement; c'est dans les hôpitaux,
surtout , que le jeune curé porte ses visites , ses soins et
ses secours : on le conjure de ne point s'exposer à des
dangers certains; il répond comme un ancien : il në
ΜΑΙ 1817, 225
s'agit pas de savoir où est le danger , mais où est le
devoir. Cet héroïsme religieux eut son triomphe ; un
mois après toute la ville, en deuil et en larmes , suivit
son convoi funèbre.
Cette victime de l'humanité avait un frère aîné qui
vit encore retiré sous le toit paternel , à Macaye , où
il passe , à l'âge de quatre-vingt-deux ans , pour le plus
habile des cultivateurs. Il fait des essais à long terme ,
comme s'il devait jouir du fruit de ses expériences ;
prodigue du temps , comme si la vie toute entière était
encore devant lui ; il change tout et ne bouleverse rien ;
ses innovations sont des perfectionnemens , etquand il
causeavec les jeunes gens qui s'étonnent de le voir s'occuper
Des soins d'un avenir qui n'est pas fait pour lui,
il leur répond comme le vieillard de La Fontaine :
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage.
Plusd'un bourg , enFrance et en Suisse, porte le nom de
ville sans être aussi grand , aussi riche , aussi peuplé
que l'est Hasparren; son marché paraît être le plus
considérable du pays de Labour ; on s'y rend des trois
cantons basques et souvent même de la vallée espagnole
de Bastan. Les tanneries sont la source principalé
du bien-être général de cette commune où l'on ne
connaît ni l'indigence ni la richesse. Cedernier mot, en
basque, a pour équivalent abarasta , lequel veut dire
abondant en bétail. Or on sait que cette abondance
n'est pas ce que nous entendons par richesse.
M. Destère m'a présenté dans ce bourg à un de ses
parens qui , après avoir été quelque temps soldat au
commencement de la révolution , et ensuite vicaire à
Ustarizt , remplit aujourd'hui les mêmes fonctions
ecclésiastiques à Hasparren où il est né. Ce bonprêtre
224 MERCURE DE FRANCE.
possède, au plus haut degré, l'éloquence de la chaire
appropriée à la langue, à la vie et aux moeurs de ces
cantons. Comme le cardinal Fleury , dans son Catéchisme
historique , ce n'est point de la morale universelle
qu'il entretient son auditoire , c'est de la morale à
l'usage particulier du peuple qu'il catéchise , de cette
morale de faits dont les Basques ont besoin ; c'est ainsi
qu'il faut parler de Dieu à des hommes plus sensibles
qu'éclairés ; c'est ainsi qu'un seul homme est quelquefois
un grand bienfait pour tout un pays .
De tous les engagemens que j'ai pris avec moi-même ,
en commençant ce voyage, le plus doux à remplir est
celui d'arracher à l'obscurité , autant qu'il est en moi
du moins , des noms qui méritent d'en sortir : que ne
puis-je , par compensation , condamner à l'oubli tous
ceux que le hasard , l'intrigue ou la fortune en ont si
ridiculement tirés .
Trois frères d'un village dépendant d'Hasparren
( Urcuraï ) , ont donné, dans le cours de la révolution ,
des exemples dont on sera touché sans doute , quelque
bannière qu'on ait suivie. Les MM. Harriet , au sortir
de l'enfance , entrèrent presque en même temps au service
; tous trois acquirent , au prix de leur sang versé
dans maints combats , les grades supérieurs auxquels ils
parvinrent. Le plus jeune mourut glorieusement en
Italie, sur un champ de bataille; l'aîné partagea avec
un guerrier , au nom duquel tant d'illustration s'est attachée
depuis ; l'aîné , dis-je , partagea avec le général
Harispe , le commandement de la légion des Basques ;
le cadet crut devoir à sa patrie et à sa famille d'accepter
des fonctions civiles auxquelles il n'était pas moins propre
qu'au métier des armes. Dans les querelles sanglantes
des partis , tous trois prêtèrent à la raison l'appui de
leur épée et de leurs paroles également puissantes.
ΜΑΙ 1817. 2257
A l'époque des signatures pour ou contre le consulat
perpétuel , le seul des trois frères qui vécut alors
sous les drapeaux , son unique patrimoine , ne balance
pas à signerNON , et reçoit presque aussitôt sa démission
qu'il n'a point demandée. Le dénûment total où il se
trouve ne lui arrache ni plainte , ni regret : rappelé
au service , il est obligé , bientôt après , de voter de
nouveau sur la question de l'empire et du trone . Un
NON , plus courageux que le premier, est sa seule réponse
, et la perte de sa place , la misère et l'inactivité
(le plus insupportable des tourmens pour cette âme de
feu) en est presque aussitôt la suite .
Dans les campagnes qui précèdent celle de Wagram,
le capitaine Harriet se présente à l'état-major-général
de l'armée, et s'adressant au prince de Neufchâtel :
Mettez-moi quelque part , lui dit-il , où je puisse
mourir pour la patrie. On l'envoie dans un fort de la
Prusse , et , l'année suivante, les témoignages les plus
honorables lui font obtenir un régiment dont il vient
prendre le commandement sur le lieu même où devait
se livrer la terrible bataille de Wagram. A peine arrivé,
il charge et reçoit une balle au front : sans interrompre
son mouvement , il bande sa blessure avec son mouchoir,
charge de nouveau , et , tout couvert de sang , il
rentre en ligne aux acclamations des braves .
Dansla seconde journée de cette mémorable bataille, il
exécute, à la tête de son régiment, une manoeuvre pleine
d'audace dontl'objet est d'enlever une batterie : un boulet
le frappe à la poitrine ; il meurt sans avoir le temps de
sentir que sa mort est glorieuse. Que manquait- il à ce
brave soldat , à cet excellent citoyen pour qu'on pût
dire de lui ce qu'on a dit de Catinat , « qu'on pouvait
également en faire un maréchal de France et un chan-
1
15
226
MERCURE
DE FRANCE
.
celier ? >> Rien : les jours et les nuits qu'il ne passait
pas sur les champs de bataille , il les employait àl'étude ,
comme César , dont il a commenté les Commentaires ;
Il voyait d'un coup d'oeil tout ce qu'il y avait dans une
page et dans une plaine. On m'a communiqué des plans
de campagne , des projets de guerre et de pacification
tracés par lui , qui m'autorisent à penser que s'ils
eussent été suivis , l'Europe soumise aurait eu moins à
souffrir de la France.
L'église d'Hasparren , bâtie sur les ruines du temple
d'un autre culte, renfermait un monument assez curieux.
Un gouverneur romain de ces cantons , de retour de
Rome où il était allé solliciter la justice ou la faveur
qu'il avait obtenue pour ses administrés , crut devoir
en adresser des actions de grâce , non à l'empereur , non
au sénat , non aux dieux de Rome , mais au GÉNIE
TUTÉLAIRE du pays . Ce génie , après tant de siècles ,
parait être le seul qui n'ait point abandonné son
poste. Ces actions de grâce , gravées sur une plaque
d'airain qui fut déterrée dans les décombres de l'ancien
temple , a depuis été suspendue auprès du maîtreautel
de l'église d'Hasparren , où on la voyait encore
il y a quelques années .
« Ce que c'est que la célébrité ! ( me dit mon compagnon
basque , en repassant à Saint-Pé ), on parle eneore
des pères Duhalde , et déjà l'on ignore jusqu'au nom du
capucin Clément , homme très-supérieur à ces deux jé- suites . Quoique Voltaire ait eu raison de dire que tout
ce qui a été fait ne mérite pas d'être écrit ; quoique cela
soit plus généralement vrai de ce qu'a pu faire oudire
un capucin , il est certain cependant que la vie de ce père Clément que je me suis occupé à écrire , aurait
paru à Voltaire lui-même plus utile, plus intéressante
ΜΑΙ 1817 . 227
que lesquatre cinquièmes de ces mémoires biographiques
dont nos brocanteurs littéraires font aujourd'hui un si
honteux trafic. Le père Clément naquit à Ascain ;
parvenu à l'âge de quatorze ans , à peine avait-il appris ,
dans ces montagnes , à lire et à écrire ; orphelin de père
et de mère , ses moyens d'existence étaient nuls : pour
toute ressource Clément avait une soeur aînée, mais
cette soeur lui consacra sa vie. Avec une des plus belles
figures , et des plus belles tailles qu'un homme ait jamais
reçues de lanature , il résolut, àdix- neuf ans , de s'enterrer
chez les capucins de Bayonne où sa soeur le fit recevoir
novice. Sans qu'on ait pu deviner par quel miracle , il fit
d'excellentes études dans ces cloîtres où l'on faisait voeu
d'ignorance ; il en sortit tout-à-coup pour faire entendre
du haut de la chaire évangélique , à Toulouse , à Bordeaux
, à Paris , une des voix les plus éloquentes dont
nos temples aient retenti. Ce n'était pas un Bridaine ,
un de ces missionnaires des déserts qui apparaissent dans
les capitales pour en effrayer , pour en maudire l'élégance
et les voluptés mondaines ; c'était sous la burefauve
d'un capucin , la sainte urbanité ( si j'ose associerensemble
ces deux mots ), l'éloquence pleine de grâce
et d'onctiond'un prince de l'Église , pour qui la morale
la plus pure et la philosophie la plus sublime étaient le
véritable esprit du christianisme .
Le père Clément ne déclamait pas vaguement contre
leluxe dont il faisait la part à chaque condition ; mais
il se renfermait
rigoureusement dans toute l'humilité
de la sienne. Un président de Bordeaux te pressait un
jour de se servir de sa voiture pour une course qu'il
avait à faire hors de la ville: « J'ai trois raisons pour
vous refuser , lui dit-il ; je suis jeune , je suis basque ,
et je suis capucin. »
Plus il aimait la religion , plus il était ennemi de la
15.
228 MERCURE DE FRANCE .
superstition dont le plus grand crime est de la faire haïr:
on n'a point encore oublié à Bayonne l'histoire de la
Sainte de Bardos .
C'était une jeune vierge de quinze ou seize ans , en faveur
de laquelle le ciel opérait le miracle de la faire croître
en grâce et en beauté , sans qu'elle prît aucun aliment :
la parole de Dieu était sa seule nourriture : une tante qui
la présentait à la vénération des fidèles fut seule , d'abord
, à attester la vérité du fait ; mais bientôt vingt
mille témoins se présentèrent pour l'affirmer .
A son entrée à Bayonne on sema des fleurs dans les
rues où elle passa : sur les ponts , sur les places , à la
porte des églises, on se prosternait devant elle. Les magistrats
ne savaient quel parti prendre ; les plus hardis
se contentaient de douter : on interrogea le père Clément
qui continua quelque temps à écouter , à regarder et à
se taire : il avait placé près de la jeune vierge , au corps
glorieux , un frère laï de son couvent , dont la présence
donnait à la sainte un avant - goût de canonisation. Ce
pieux acolyte , chargé d'une surveillance qu'il exerçait
avec une adresse que la nièce et la tante étaient loin de
lui soupçonner , découvrit , non sans beaucoup de temps
et de soins , qu'un sachet mystérieux que la jeune fille
portait sur la poitrine , sous prétexte de couvrir le stig- a
mate qu'un ange y avait imprimé , renfermait l'a'iment
substantiel dont elle se nourrissait pendant la nuit. Ces
deux femmes , arrêtées sur le rapport du père Clément
, subirent un châtiment sévère et furent chassées
de la ville et de la banlieue.
Le père Clément parvenu , malgré lui , à la première
place de l'administration de son couvent , fut envoyé à
Rome ; mais il refusa d'y paraître en qualité de représentant
de l'ordre entier dont il était membre ;j'aspire plus
haut,dit - il en souriant; et il s'yrendit àpied, son bâton
ΜΑΙ 1817 . 229
blanc à la main: il en revint de même. Vieilli dans les
travaux apostol ques il se renferma dans son couvent dont
il ne sortait plus dans les dernières années desa vie ( pendant
lesquelles jel'ai vu plusieurs fois ) , que pour visiter
sa vieille soeur , qui croyait voir les cieux ouverts en regardant
ce vénérable émule de saint François .
L'ERMITE DE LA GUYANE .
wwwwwwwww
ANNALES DRAMATIQUES.
THEATRE FEYDEAU .
(Débuts. )
La salle de ce théâtre vient d'être restaurée ; M. Ciceri
, qui a été chargé de ce travail , s'est montré digne
de sa réputation ; il a déployé toutes les grâces de son
pinceau dans des camées qui ornent le devant des
loges , et dont les sujets sont aussi ingénieux que variés .
L'éclat de ces peintures est encore relevé par celui de
ladorure , que l'on a trop prodiguée ; on en a mis partout
, depuis les baignoires jusqu'au plafond ; mais én
ordonnant ces brillantes décorations , les entrepreneurs
ont pensé peut- être à ce peintre de l'antiquité qui, faisant
une Vénus , et ne pouvant parvenir à la rendre
belle, la couvrit de diamans pour qu'au moins elle fût
riche. Ils ont voulu sans doute que le public trouvât
dans la richesse de la salle une espèce de compensation
àlapauvreté de la troupe ; elle est en effet dans un état de
délabrement qui demande d'urgentes réparations . Les
acteurs qui en ont été les plus beaux ornemens , l'ont
abandonnée , ou sont sur le point de la quitter ; le temps
luia fait des brèches nombreuses , et aucun de ceux qui
seprésententpourles réparer , n'ont le talent nécessaire .
On a reproché fort injustement aux sociétaires de Feydeau
d'interdire l'accès de leur théâtre aux débutans :
250 MERCURE DE FRANCE .
depuis deux ans ils en appellent au contraire de tous les
coins de la France , sans en pouvoir trouver qui répondent
à leur voix ; il ne passe point , à Paris , un acteur de
province , qu'il n'obtienne un début à Feydeau. La révolutiondel'année
théâtrale vientd'en amener quelquesuns
dans la capitale , et déjà la carrière leur est ouverte.
C'est un certain M. Leroux qui y est entré le premier
sous les traits de Felix : il n'en a pas été plus heureux
pour cela. M: Leroux est jeune , et assez bien fait ; mais
il n'a presque pas de voix , et l'habitude de jouer le mélodrame
a entièrement gâté sa diction.
M. Despéramons a succédé à M. Leroux , avec qui il
ne mérite pas d'être confondu ; il a joué dans Gulistan
et dans ma TanteAurore. On le connaissait déjà à Paris ,
où il a débuté il y a plusieurs années dans l'emploi de
Martin. M. Despéramons laisse sans doute quelque chose
à désirer comme acteur ; son jeu est froid , et sa physionomie
manque d'expression; mais il est excellent
musicien et chante avec beaucoup de goût.
Première représentation du Caprice d'une jolie Femme ,
ou la Boucle de cheveux .
,
Unejeune veuve a deux consolateurs à la fois ; l'un ,
capitaine de hussards , amant très-impétueux ; l'autre ,
homme de cour soupirant très -phlegmatique. Son
coeur est tour-a-tour entraîné vers l'un et vers l'autre ;
dans l'impossibilité de les épouser tous deux et de fixer
son choix , elle déclare à Lisette , sa femme-de-chambre
, que sa main appartiendra à celui des deux rivaux
qui se rendra maître d'une boucle de cheveux qui orne
sa coeffure : voilà le Caprice d'une jolie Femme. Le
lecteur appellera peut-être cela une niaiserie ; mais on
dit qu'il n'y a que les jolies femmes pour avoir de sots
caprices.
Nos deux amans ne savent quel gage ils doivent obtenir
pour arriver au bonheur ; Lisette les met l'un
après l'autre dans la confidence. Le hussard est plus
agile que son rival ; il manie , à ce qu'il paraît , les ciseaux
aussi bien que le sabre , et la boucle de cheveux
tombe sous le fer du guerrier ; c'est , au reste , celui
que la veuve préfère ; elle le connaît mieux que son
ΜΑΙ 1817 , 231
rival; elle l'a vu un jour nager , du haut d'un pont , ce
qui n'a pas laissé que de faire une profonde impressiou
sur son coeur .
Cette pièce , qui n'est qu'un tissu de sottises et d'inconvenances
, a éprouvé le sort qu'elle méritait ; de
nombreux sifflets ontà la fois vengé le goût et les moeurs ,
qui s'y trouvent également outragés . On a dit , avec
quelque injustice , du Tableau de Paris , par Lemercier
, que c'était un ouvrage pensé dans la rue et
écrit sur la borne; on pourrait dire au moins la même
chose du nouvel opéra-comique , et avec plus de raison .
Iln'y a rien à dire de la musique d'un pareil ouvrage ,
elle eût été excellente , qu'elle n'aurait pu en ralentir
la chute. Les deux auteurs ont gardé l'anonyme ; mais
on a reconnu celui des paroles sous le masque.
THEATRE DE L'ODEON .
Première représentation du Palais de la Vérité.
Onvoit au titre de cet ouvrage que la scène se passe
au pays des chimères. Un palais oùles femmes sont sincères
, où les courtisans laissent lire au fond de leur
coeur , est une merveille qui n'est pas de ce monde.
Le prince Phanor possède un palais bâti par un
génie , et dans lequel on dit la vérité en croyant tromper
encore. Phanor , entouré de courtisans qui jurent un
dévouement absolu à sa personne , et prêt à épouser une
jeuneprincesse qui lui a fait cent fois le serment de ne
P'aimer que pour lui-même , veut mettre la sincérité de
sa maîtresse et de ses sujets à l'épreuve ; il les attire ,
sous le prétexte d'une fête , dans le palais de la Vérité .
La scène change aussitôt , la princesse n'aime plus que
lacouronne duroi , les courtisans , que les faveurs qu'il
distribue ; le pauvre prince entend des vérités assez
dures: heureusement il découvre qu'il est véritablement
aimé par une jeune fille attachée au service de la princesse,
laquelle se trouve bientôt n'être qu'une aventurière
, tandis que sa rivale , dont elle usurpait la place ,
est issue du sang des rois .
252 MERCURE DE FRANCE .
Telle est , en peu de mots , l'analyse de la pièce nonvelle
; mais la vérité nue plaît rarement aux hommes .
Le parterre de l'Odéon , transporté dans le palais sévère
de cette déité si aimable , et pourtant si méconnue , n'en
a admiré ni l'architecture ni les détails . Il est vrai que
l'on aurait pu y mettre plus de grâce dans le style et
une meilleure ordonnance dans la conception . Pour
parler sans figure , une allégorie de trois actes a paru
trop longue aux spectateurs . C'est une situation assez
piquante que celle de ces courtisans que le charme du
palais de la Vérité force à dire ce qu'ils pensent ; mais
ce moyen comique , qui n'est pas nuancé avec assez
d'art , a paru monotone.
La pièce s'était assez heureusement traînée jusqu'au
milieu du troisième acte , lorsqu'une sortie , un peu
trop vraie , contre les avocats et les médecins , est
venue déterminer l'orage . L'auteur avait cru que dans
le palais où il avait placé sa scène , on pouvait dire aux
gens la vérité en face ; il a appris le contraire à ses dépens
. Tous les génies qui protégeaient le Palais de la
Vérité , n'ont pule défendre contre la maligne influence
du parterre ; au théâtre , le parterre est le roi des génies
, il n'a qu'à souftler sur les palais et les chaumières
pour les faire disparaitre , et c'est ce qu'il a fait sur le
Palais de la Vérité qui s'est écroulé au milieu d'un
bruit affreux .
,
THEATRE DU VAUDEVILLE .
Première représentation du Prince en goguette.
Pour montrer d'une manière sensible à leurs enfans
l'état d'abrutissement auquel l'homme est réduit par
l'ivrognerie , les Spartiates exposaient à leurs regards des
esclaves dans l'ivresse ; mais on ne voit nulle part qu'ils
les laissassent s'enivrer eux-mêmes ; et que , pour les
pénétrer de la dignité qui leur convenait , ils commençassent
par les faire descendre au dernier degré de
l'avilissement. Ils n'auraient point trouvé cette manière
de corriger très - morale et le vaudeville nouveau 2
1
ΜΑΙ 1817 . 235
prouve qu'elle n'est pas plus dramatique . L'ivrognerie
est un vice ignoble qui ne saurait rendre un prince intéressant
, dans quelque situation qu'on le place d'ailleurs
. Henri V, sous l'habit d'un matelot , entraîné dans
une des tavernes de Londres , par son goût pour les
aventures , excite notre intérêt , parce qu'il est plutôt
étourdi que vicieux ; il enivre les autres , et ne s'enivre
paslui-mème ; mais comment soutenir la vue d'un prince
qui transporte les moeurs de la taverne au sein de son
palais , etqui, au moment d'épouser une jeune princesse
charmante , la quitte pour poursuivre une petite villageoise
qu'il n'a pas même l'excuse d'aimer. Je sais bien
qu'Alexandre , ce vainqueur de l'Asie , s'enivrait dans
le palais des rois de Perse , et que le meurtre de Clitus ,
qui suivit une de ses orgies , n'est pas un des événemens
les moins pathétiques de son histoire ; mais y a-t-il là
le sujet d'une pièce de théâtre , et surtout le sujet d'un
vaudeville ?
Dans la pièce nouvelle , le jeune Adolphe , prince de
Nice , est une espèce de petit Alexandre , qui a contracté
dans les camps l'habitude de l'ivrognerie. Pour
lui enfaire sentir les inconvéniens , on l'enivre plus que
de coutume , et quand il a perdu la raison , on lui fait
signer l'ordre d'emprisonnner sa mère , de destituer ses
plus fidèles officiers , et de répudier sa jeune épouse .
Il était impossible de tirer un bon parti d'un pareil
fonds. C'est une terre ingrate que les talens réunis de
MM. Bouilly et Désaugiers n'ont pu parvenir à féconder .
Ondirait qu'ils ont eux-mêmes senti toute la faiblesse
du cauevas sur lequel ils avaient à travailler ; ils ont essayé
d'en cacher la pauvreté sous le luxe des broderies .
lis ont rattaché à l'action principale un ménestrel et
une meûnière , dont les rôles sont dessinés avec une
originalité piquante et une franche gaîté , et qu'Hyppolite
et madame Hervey jouent comme ils ont été concus
. L'ouvrage offre plusieurs couplets fort heureusement
tournés . Celui du vaudeville final , adressé au
public , avait été l'objet d'un vif débat entre deux actrices
(iln'y apoint de petite querelle entre ces dames) ;
pour accommoder les rivales , on n'a pu trouver d'autre
moyen que de le faire chanter à toutes les deux.
234 MERCURE DE FRANCE.
THEATRE DE LA PORTE SAINT-MARTIN .
Rosine et Almaviva , ballet-pantomime .
Ily a des ouvrages qui plaisent dans toutes les langues,
et qui réussissent sur toutes les scènes ; le Barbier de
Séville est de ce nombre. Les situations piquantés qui
se succèdent avec une prodigieuse rapidité dans cette
comédie , la rendaient éminemment propre à la pantomime.
Les chorégraphes ont un grand avantage à traduire
ainsı en pirouettes et en gambades une pièce
connue , cela dispense de tous frais d'imagination et de
programme ; peut-être ce petit larcin devrait-il être
défendu en bonne police littéraire ; mais on ne peut en
faire un crime à M. Blache. Les grands maîtres lui ont
donné plus d'une fois l'exemple , et si nous venions à
l'accuser , il ne manquerait pas de nous répondre en
citant le Déserteur , Nina et l'Epreuve Villageoise ,
tous ouvrages reçus , accueillis et payés au grand opéra
comme s'ils étaient originaux .
M. Blache a suivi avec assez d'exactitude la comédie
deBeaumarchais, et c'est ce qu'il pouvait faire de mieux;
comme tous les spectateurs en ont le dialogue présent à
la mémoire , ils croient assister à la pièce. On doit cependant
lui faire honneur d'une scène fort ingénieuse :
c'est celle où Rosine prend une leçon de danse devant
une glace ; une danseuse placée derrière une gaze légère
reproduit tous les mouvemens de celle qui est sur
le théâtre avec une précision qui rend l'illusion parfaite.
Cette scène , qui avait déjà été essayée , mais
qui n'a jamais été exécutée avec autant d'ensemble et
de perfection , vaut seule un long ouvrage , et justifie
l'empressement avec lequel le public se porte à ce nouveau
ballet.
CIRQUE OLYMPIQUE ,
Faubourg du Temple.
En abandonnant leur salle de la rue du Mont-Thabor
M. Comte , MM. Franconi ont été plus sorciers que ce
HAI 1817 . 235
fameux magicien. Il paraissait un colosse sur son pet't
théâtre de huit pieds carrés , il n'a plus semblé qu'un
pygmée sur une scène plus vaste. MM. Franconi , an
contraire , brillent d'un nouvel éclat dans leur nouvelle
salle ; elle est grande , bien distribuée , et ornée avec
beaucoup de goût. Comme dans la rue du Mont-Thabor ,
leur spectacle se compose d'exercices d'équitation . et
de pantomimes. Quoique les exercices tiennent moins à
l'art dramatique que les pantomimes, j'avoue que je les
préſere . La précision des évolutions de cavalerie exécutées
par ces habiles écuyers , la force et l'adresse qu'ils
déployent dans la voltige , l'empire absolu qu'ils ont acquis
sur le plus noble et le plus utile des animaux destinés
au service de l'homme , sontun spectacle plus étonnant
et plus rare que celui de tousles mélodrames passés
et présens. De tous les prodiges que messieurs Franconi
ont fait jusqu'à présent dans leur art , il n'y en' a
point de plus admirable que la conquête du Régent.
ANNONCES ET NOTICES .
OEuvres complètes de Voltaire , en douze vol. in-8" ,
proposées par souscription ( 3 volume ).-Le prix de
chaque volume est , pour les souscripteurs , de 12 fr .
en pap. ordinairé , et de 24 fr. en pap. vél . sat. Il faut
ajouter 3 fr. 70 c. par vol. pour le recevoir franc de
port. Le prix de chaque vol. est de 15 fr. en pap. ord ,
et de 30 fr . en pap. vél . pour ceux qui n'ont pas souscrit .
Le nombre des souscripteurs pour les OEuvres de Voltaire , ayant
surpassé l'attente de l'éditeur , il a été obligé de faire réimprimer les
volumes qui ont déjà paru . Ce surcroît de travail a nécessairement
ralenti l'exécution des engagemens qu'il avait pris à l'égard du public ;
ruais maintenant qu'il ne rencontrera plus de semblables obstacles , il
renouvelle à ses souscripteurs , dans un avis placé en tête de ce troisième
volume, l'assurance de la plus scrupuleuse exactitude. L'éditeur prometen
ontre qu'il sera prochainement délivré des cartons pour remplacer
chacune des pages oùil existe des fautes d'impression. Nous ne pouvons
qu'applaudir au zèle qui le porte à ne négliger aucun des soins , ni au236
MERCURE DE FRANCE .
1
cune des dépenses propres à justifier l'accueil favorable que le public a
fait à son entreprise.
PROSPECTUS .
L'Industrie, ou Discussions politiques , morales et philosophiques
, dans l'intérêt de tous les honimes livrés à
des travaux utiles et indépendans ; par H. Saint -Simon ,
Tout par l'industrie , tout pour elle .
La société toute entière repose sur l'industrie. L'industrie est la seule
garantie de son existence , la source unique de toutes les richesses et de
toutes les prospérités. L'état des choses le plus favorable à l'industrie est
donc par cela seul le plus favorable à la société. Voilà tout à la fois et
le pointde départ et le butde tous nos efforts .
Mettredans son jour véritable l'importance de l'industrie , l'influence
politique qu'elle pent exercer et qui lui appartient , l'avertir elle-même
de ses intérêts , lui faire connaître de plus en plus la nature de ses forces
etde ses moyens , lui montrer les obstacles qu'elle a à vaincre , la soutenir
et la seconder dans ses entreprises , veiller sans cesse avec elle d'un
côté pour contenir le despotisme , de l'autre pour prévenir les révo-
Jutions ; en fortifiant l'industrie , fortifier une constitution essentiellement
industrielle : voilà notre tâche, Heureux si nous la remplissons avec succès
, nous l'entreprenons au moins avec courage !
L'ouvrage que nous annoncons ne sera pas périodique , et nous ne
prenons point l'engagementde le continuer ;nous promettons seulement
six volumes qui paraîtront dans le cours d'une année à des époques plus
oumoins rapprochées.
-Le prix de la souscription , pour chaque volume in-80. , est de 4 fr .
50 c. , et de5fr. franc de port , pour les départemens : on souscrit pour
le nombre de volumes qu'on veut,
Il paraîtra un volume le 10 du mois de mai prochain.
Le bureau d'administration est rueGît-le-Coeur, n. 10.
Promenade aux cimetières de Paris , aux sépultures
royales de Saint-Denis et aux catacombes , avec trente
dessins , représentant les tombeaux de Delille , de Saint-
Lambert , de Chenier , de Gretry , du maréchal Ney, de
mesdames Cottin , Barilli , Raucourt , etc. , etc. , etc .;
une vignette servant de frontispice , d'après le dessin
de M. Lafitte ; le plan des caveaux de Saint-Denis
avant leur destruction , et la désignation de l'emplacement
de tous les tombeaux de l'église , d'après le dessin
de M. Debret , architecte de Saint-Denis , et une
vue intérieure des catacombes . Par M. P. St. -A.... Un
vol. in- 12 . Prix : 5 fr . , et 6 fr. 50 c . franc de port .
Chez C. L. F.Panckoucke , éditeur , rue et hôtel Ser
ΜΑΙ 1817. 237
pente ; Delaunay, Pélissier , Fetit , au Palais-Royal , et
chez Mongie l'ainé , libraire , boulevard Poissonnière ,
n. 18.
C'est une idée touchante et religieuse de rappeler anx vivans le champ
du repos; c'est leur assurer un souvenir satisfaisant que de retracer à leurs
yeuxles tombeaux les plus remarquables par les noms dont ils consacrent
la memoire. Cet ouvrage dans lequel on trouve aussi un plan des caveaux
funéraires de Saint-Denis, etune vue interieure des catacombes, est imprimé
avec soin , et orné d'une foule de dessins charmans ; il n'est personne qui
ne veuille méditer quelquefois avec l'autent , et nous espérons que le succèsde
ce premier volume l'engagera à continuer chaque année , comme il
nous lepromet.
Promenades instructives et amusantes d'un père avec
ses enfans , dans Paris et ses environs ; par M. E***.
Deux vol . in-12 . Prix : 5 fr . Chez Guillaume et compagnie
, libraires , rue Hautefeuille , n. 14 , et chez P. Mongie
aîné , boulevard Poissonnière , n. 18 .
Les enfans qui accompagneront ceuxde M. de Laborde dans leurs promenades,
prendront des notions utiles, et recevront de bons principes de
morale. Les parens persuadés qu'on ne saurait trop tôt offtir, dans tous
les genres,de bons modèles à la jeunesse , reprocheront peut-être à l'auteur
la faiblesse de son style et l'insignifiance de ses petites historiettes ;
mais à cette médiocrité près , ils ne trouveront nul inconvénient à donner
l'ouvrage à leurs élèves .
PROSPECTUS .
Clefdu Jardin de l'Univers , d'après les principes de
Tournefort et Linné ; par M. Lefebure , ancien souspréfet
de Verdun , professeur de botanique à l'Athénée
de Paris.
Une théorie aussi obscure qu'incertaine sert aujourd'hui de base à
l'enseignementde la botanique, etyfait naître autant de difficultés qu'on
y trouverait de charmes , si les principes en étaient plus simples , les
procédés moins laborieux et l'étude mieux dirigée. C'est en réunissant les
deux principes de l'ancienne classification de Linné et de la classification
naturelle de Tournefort , dont l'intime relation n'avait jamais été soupçonnée,
qu'on trouve , pour ainsi dire , la Clefdu Jardin de l'Univers ,
c'est-à-dire unmoyen prompt , facile et sûr de reconnaître les plantes ,
d'après le nouvel arrangement produit par le concours de ces deux principes
incontestablement classiques et naturels .
On verra , dans l'ouvrage qui doit paraître sons ce titre , le résultat
surprenant de cette heureuse découverte. Les plantes y sont tellement
disposées , qu'à la vue de leur corolle on sait à quel rang on est sûr de
les trouver , comme à la vue de leurs étamines , on sait quelle place elles
occupent dans ce rang. C'est à une recherche si courte que se réduit tout
238 MERCURE DE FRANCE .
1 travail nécessaire pour apprendre à reconnaître les genres des plantes .
Cette simple coïncidence de deux caractères toujours variés entre la corolle
et les étamines , détermine avec precision le cang et la place qu'occupent
les plantes dans l'ordre réel de la nature , indique au meme coup
d'oeil tous les rapports qu'elles ont entre elles , et fait disparaître aussitôt
cette masse énorme de difficultes qui aujourd'hui entrave si péniblement
leur étude.
J'ajouterai que pour mettre de suite en pratique une méthode anssi
simple, il suffit de savoir distinguer dans les plantes la tige, la feuille et
la fleur, et , dans la fleur , la corolle du calice et l'étamine du pistul. Tout
lemonde conviendra sans doute qu'il est impossible d'abréger davantage
les études préliminaires d'une science si curieuse.
,
Dans Pouvrage intitulé Clef du Jardin de l'Univers on verra
10. quel était l'état de la botanique en 1548 ,temps vers lequel Mattiole a
publie ses Commentaires surDioscoride ; 20. l'accroissementqu'elle a reçu
jusqu'en 1784 par l'influence des systèmes de Tournefort et de Linne;
et 30. enfinl'état actuel où elle se trouve eenn 1817. Ce volume aura environ
500 pages ,mème format que le prospectus. Le prix de chaque
exemplaire sera de 7 fr . 50 c. pour les souscripteurs.
Onss''aaddrreesse, en affranchissant les lettres, àParis, chez l'auteur , rue
l'Evêque , n.14; MM. Treutielet Würtz , rue de Bourbon , n . 17 ;
et au bureau des Annales du Musée , rue de Vemeuil , n. 30 , près la
rue de Beaune .
Mémoires historiques sur Louis XVII , Roi de France
et de Navarre , avec notes et pièces justificatives ; dédiés
à MADAME, duchesse d'Angoulème ; par M.Eckard ,
ancien avocat , chevalier de la Légion - d'Honneur ,
( deuxième édition ) . Un vol . in-8°. Prix : 6 fr. , et 7 fr.
par la poste . A Paris , chez H. Nicolle , rue de Seine ,
n. 12.
La rapidité avec laquelle la première édition de ces Mémoires a été
enlevée est l'éloge le plus flatteur que l'on en puisse faire. Cette
seconde édition ne diffère de la première que par l'addition de quelques
notes dans lesquelles l'auteur promet la prochaine publication de documens
relatifs au séjour de la famille royale au Temple , et qui serviront
àcompléter P'histoire de ces désastreux événemens.
Manuel du Franc-Maçon , par E. F. Bazot , de la
société royale académique des sciences . Un vol. in-12 ,
troisième édition , entièrement refondue , corrigée , et
ornée d'une gravure allégorique représentant les maçonneries
tant anciennes que modernes. Prix : 5 fr . ,
et 3 fr. 80 c. franc de port. Chez J. Moronval , imp.-
lib. , quai des Augustins ; Jourdan , lib. , pont des Arts ;
et au cabinet littéraire , galerie de bois , no . 246 et 247.
Lemystère a toujours des attraits ;il éveille l'imagination; il excite
ΜΑΙ 1817 . 259
la
lacuriosité. Sil'onveut donner du prix à la chose la plus insignifiante ,
il suffitdel'envelopperdes ombres d'unecertaine mysticité : voilà pourquoi
franche-maçonnerie a eu tant d'adeptes . M. Bazot a cherché à soulever
la partiedu voileà laquelle les devoirs de la secte ne lui defendaient
pas de toucher ; mais , quoiqu'il y ait encore des secrets dont il ne laisse
pas même entrevoir la profondeur , son ouvrage n'en est pas moins piquant
pour lesprofanes à qui il donne beaucoup à deviner, et utile pour
les initiés dont il peut aider la mémoire.
Des prochaines Elections; in-8°. Prix : 75 c. , eti fra
franc de port. Chez les marchands de nouveautés .
Budget , ou loi sur les finances , du 25 mars 1817 ,
avec le texte de tous les articles cités des lois antérieures ;
suivi de la loi du 27 mars 1817 , sur les douanes , et d'une
table alphabétique des matières. Prix : 1 fr. 50 c. , et
2 fr. par la poste. Chez Audot , libraire , rue des Mathurins
Saint-Jacques , n. 18 .
Cetouvrage est destiné aux employés des diverses branches de contributions,
à toutes les personnes qui s'occupent des finances , à toutes celles
qui font le commerce des boissons , et qui fabriquent , vendent ou consomment
des huiles dans leurs ateliers ou manufactures, et généralement
àtous les contribuables.
PROSPECTUS .
OEuvres complètes de Voltaire , cinquante volumes
in-douze.
Cette édition est destinée à tenir le milieu entre les éditions de luxe et
les editions dites économiques. Nous avons adopté le format in- 12 ,
comme étant le plus commode, et pour remplacer l'edition de Kehl , même
format, qui est épuisée.
L'épaisseurdes volumes variera nécessairement , pour éviter la confusion
des genres ; mais nous ferons en sorte qu'elle soit toujours d'une proportion
raisonnable. Nous apporterons à la correction du texte l'attention
la plus soutenue , et la surveillance la plus minutieuse. L'édition de
Kehl renferme des fautes et des erreurs quelquefois très-graves . Aussi
nous ne nous sommes pas bornés aux corrections indiquées dans le dernier
volumede cette édition ; nous avons profité d'une foule de renseignemens
qui nous ont été communiqués par plusieurs personnes , et dont quelquesunes
étaient honorées de l'amitie de Voltaire. Dans le cours de l'édition ,
nous accueillerons également les notes , avis , remarques , que l'on nous
adressera.
M Beuchot , rédacteur du Journal de la Librairie ; M. N. E. Le
Maire , professeur à la faculté des lettres de Paris , et plusieurs antres
littérateurs distingués , donneront des soins à cette édition .
On a reproché aux éditeurs de Kehl d'avoir admis dans leur collection
plusieurs pièces qui ne sont pas de Voltaire. Quoique ce reproche soit
fondé, nousn'en retrancherons néanmoins aucune ; nous aurons seulement
240 MERCURE DE FRANCE .
l'attentiond'indiquer à quels auteurs ces pièces appartiennent , ou sont
attribuées.
Quant aux pièces inédites , nous sommes persuadés que celles qui méritent
d'être recucillies sont très-rares , et nous nous ferons une loi de ne
publierque celles qui seront authentiques , et en memetemps de quelque
intérêt pour les lecteurs .
Incessamment le premier volume paraîtra ; il sera orné du fac simile
dudernier billet qu'ait écrit Voltaire , et que madame la marquise de Villette
a eu la bonté de confier aux éditeurs .
Les autres volumes setont mis en vente à des époques très-rapprochées,
de manière qu'il en paraisse deux et le plus souvent trois par mois.
En livrant aux souscripteurs le troisième volume , nous leur remettrons
le portrait de Voltaire , dont l'exécution est confiée à un des plus habiles
artistes de la capitale , M. Conché fils.
Leprix de chaque volume est pour les souscripteurs , de 3 fr. , pap. f. ,
etde 6 fr. , pap. vél. sat.
La souscription seta fermée le 1er . juin prochain. Après cette époque,
les volumes seront payés à raison de 4 fr. et de 8 fr .
Onpourra joindre à cette édition les 150 gravures exécutées d'après les
nouveaux dessins de Moreau jeune , sous la direction de M. Renouard.
On souscrit à Paris , chez madame veuve Perronneau , imprimeur-libraire
, quai des Augustins , n. 39 ; Cerioux aîné , libraire , quai Voltaire,
n. 17, éditeurs ; Delaunay, libraire au Palais -Royal , n. 242; Mongie
aîné , libraire , boulevard Poissonnière , n. 18 ; et chez les principaux
libraires de Paris , des départemens et de l'étranger. On ne paie rien
d'avance.
Budget de 1817. Loi sur les finances , du 25 mars 1817 ,
conforme à l'édition officielle de l'imprimerie royale.
Broch . in-8° . Prix : 1 fr . 50 c. , broché ; et 1 fr . 80 с.
par la poste . A Paris , chez Guillaume et compagnie .
rue Hautefeuille , n. 14.
On a réuni dans cette brochure le rapport au Roi , le dicours du
ministre des finances en France , et la loi du 27 mars 1817 , sur les
douanes ; le tout est suivi d'une table des matières .
La Promenade à Auteuil , élégie composée sous le
régime impérial par un auteur qui se fait reconnaitre
comme les grands peintres . Prix : 1 fr. A Paris , chez
Delaunay , libraire , Palais-Royal , galerie de bois ; chez
Nepveu , libraire , passage des Panoramas ; et chez
P. Mongie ainé , boulevard Poissonnière , n. 18 .
TABLE .
Poésie. 193 L'Ermite en province. 218
Enigme , Charade et Logogr. 194 Annales dramatiques. 229
Nouvelles littéraires . 195 Noticeset annonces . 235
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 10 MAI 1817 .
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
LA PÉNITENCE .
Conte imité de l'italien .
On m'a conté qu'un jour un pauvre diable ,
D'un coeur contrit , pendant le temps pascal ,
De maint péché , dont il était coupable ,
Fut s'accuser au sacré tribunal .
« A votre égard j'userai d'indulgence ,
Dit le curé ; pour toute pénitence ,
Je vous condamne seulement
Acontempler la croix pendant une heure .
-Je le ferai , répartit le manant . »
Soudain , vers son humble demeure ,
Il s'achemine tristement ;
Il entre , et , le regret dans l'âme ,
Pendant une heure , il contemple .... sa femme .
ParM. J. I. ROQUES , de Montauban ( aveugle de naissance ).
16 TOME 2
242 MERCURE DE FRANCE .
ACROSTICHES .
I.
ousseau , coutre ton nom de vils folliculaires
sent tourner encor leurs fureurs mercenaires :
En rayon du soleil doit blesser les hiboux.
Si le Zoïle obscur , de ta gloire jaloux ,
ent par ton style pur sa pudeur alarmée ,
t prend pour des fléaux tes sublimes écrits ;
➤h! laissons-le pousser ses inutiles cris ;
En géant peut sourire aux efforts d'un pygmée.
(Par M. Théodore de VAUTOR DES ROSEAUX , de la Martinique.)
11.
egne sur l'avenir , toi dont la noble voix
Osa du genre humain reconquérir les droits !
tile , vrai , profond , en tous lieux , à tout âge ,
sois l'effroi des tyrans , les délices du sage !
i la haine et l'envie , illustrant tes travaux ,
ssayèrent long-temps de troubler ton repos ,
u sein de ton auteur , jouis de ta vengeance :
En seul de tes écrits les réduit au silence.
(Par M. J. B. A. Β. )
III .
ousseau , qui de l'amour peignit si bien la flamme ,
sa moutrer à nu les replis de son âme.
En pédant le condamne , et pourtant dans son coeur ,
' il descend , il dira: « Je ne suis pas meilleur. >>
es écrits pleins de feu , de raison , d'éloquence ,
xaltent les vertus et vengent l'innocence.
➤h ! vous qu'ils ont charmés , épargnez ses erreurs :
En coeur trop tendre a fait sa gloire et ses malheurs !
(ParM. V
ΜΑΙ 1817. 243
mimim
ACROSTICHE
Proposé pour le 31 mai.
MASSÉNA .
Les personnes qui voudront s'exercer sur ce sujet ,
sont priées de faire parvenir , avant le 26 mai , leurs
pièces de vers à M. Lefebvre , directeur du Mercure
de France , rue des Poitevins , n. 14.
wwwwwwwwww
ÉNIGME .
Je suis gros, mince , court , long , large , étroit , solide ,
Mon, rond, carré , froid , chaud , opaque ou bien liquide;
Sansmoi tu ne saurais en ce monde exister ,
Mais pour aller dans l'autre il faudra me quitter.
(Par M. J. I. ROQUES , de Montauban , aveugle de naissance.)
wwmu
CHARADE.
C'est très-bien de punir ceux qui font mon premier ;
Mais ceux qui , sans raison , dénigrent mon entier ,
Devraient être priés de faire mondernier .
( Par M. L..... , abonné. )
16.
244
MERCURE DE FRANCE .
Ammmu
LOGOGRIPHE .
A moi souvent l'on a recours ;
J'instruis , j'amuse ou j'intéresse ,
Et je suis d'un puissant secours
Contre les ennuis , la tristesse.
Si l'homme dans l'adversité ,
Tombe par un revers funeste ,
Bientôt ses amis l'ont quitté ,
Moi , pour le consoler , je reste.
Maintenant, sans beaucoup d'efforts ,
Tu vas avec un peu d'adresse ,
De mon chefséparer mon corps ,
Sans craindre que cela me blesse.
Alors à tes yeux je parais
Un objet hideux , méprisable ,
Que l'homme du bon ton jamais
Ne saurait souffrir à sa table.
(Par M. R. LABITTE. )
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est chat ; celui de la charade ,
jeûne , et celui du logogriphe cire , où l'on trouve ire.
ΜΑΙ 1817.11 245
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Correspondance choisie de Benjamin Francklin ,
traduite de l'anglais ; édition publiée par N. T.
FRANCKLIN son petit-fils , propriétaire et éditeur de
ses OOEuvres posthumes ( 1 ) .
Je ne connais point de vérité plus incontestable que
celle qui a été exprimée par Salluste dans les termes
suivans : « Profectò fortuna in omni re dominatur ;
ea res cuncttaass ,, ex lubidine magis quàm ex vero ,
celebrat obscuratque. Tout est soumis à la fortune ;
les hommes et les choses doivent à ses caprices plutôt
qu'à la raison , leur obscurité ou leur éclat. >>>De quelle
manière parlerait-on aujourd'hui de Washington et de
Francklin , si les défenseurs de l'indépendance américaine
eussent été vaincus , si la discipline européenne
eût triomphé de l'amour de la patrie ? Seraient-ils inscrits
parmi les grands hommes et les bienfaiteurs de
l'humanité ? rendrait- on justice aux vertus héroïques
de l'un, aux talens distingués , aux qualités aimables
de l'autré ? Quelle idée aurions-nous maintenant de ces
deux fondateurs de la liberté du Nouveau-Monde?
Il est , si je ne me trompe , facile de répondre à ces
questions . Si l'Amérique eût été soumise par la force
des armes ; sans doute on nous peindrait les guerriers
et les patriotes qui humilièrent l'orgueil despotique de
(1) Premier volume. Prix : 6 fr. Chez Treuttel et Würtz , libraires
rue de Bourbon , n. 17 .
246 MERCURE DE FRANCE .
la Grande-Bretagne , comme des rebelles dignes du dernier
supplice . Leurs noms , qui rappellent de si beaux
souvenirs , seraient exilés du Panthéon de la gloire , et
traduits , avec ignominie , au tribunal de la postérité.
Telle est cette opinion si vantée , qui n'a point de règle
fixe dans ses jugemens , inconstante comme la fortune,
irréconciliable ennemie du malheur , et toujours prosternée
devant le succès.
J'ignore si d'autres que moi auront été frappés
d'une phrase bien remarquable qui se trouve dans la
déclaration des indépendans de l'Amérique méridionale.
Par le serment qui leur est prescrit , ils jurent
de sacrifier , pour la cause commune, leur fortune ,
leur vie et leur réputation. Cette dernière clause
prouve qu'ils connaissent toute l'autorité des événemens
, et qu'ils ont prévu les diverses chances de leur
destinée ; elle prouve en même temps que nulle espèce
de danger ne peut ébranler leur résolution. Il n'est pas
rare de rencontrer des hommes prêts à exposer leur
fortune et leur vie pour arriver aux honneurs et à la
gloire ; mais remplir ce qu'on regarde comme un devoir,
au risque de laisser une mémoire à jamais flétrie, est
peut- être le plus sublime effort de la vertu et du patriotisme.
( Ces réflexions ne pouvaient échapper à Francklin ,
l'un des hommes dont la raison a été la plus ferme et
la plus éclairée. « Vous vous pressez beaucoup , écrivait-
il à une femme de ses amies , madame Thompson ;
vous vous pressez beaucoup , et vous êtes bien hardie ,
petite folle , de me nommer rebelle; il fandrait attendre
l'événement pour savoir si ce qui se passe chez nous
devra être appelé une révolte ou une révolution. Les
dames françaises sont plus polies ; elles nous appellent
les insurgens . » Lorsque Francklin écrivait cette lettre ,
ΜΑΙ 1817 . 247
il se trouvait , à Paris , chargé par ses concitoyens de
négocier un traité d'alliance entre le gouvernement français
et les Etat-Unis . Il était difficile de faire un choix
plus heureux . Tout en lui retraçait la simplicité des
moeurs anciennes ; il excita un enthousiasme général ;
chacun voulait le voir; ses moindres paroles étaient recueillies
avec une avide curiosité. Ces hommages , que
l'urbanité française environne de si puissantes séductions
, ne lui inspirèrent ni étonnement , ni orgueil ;
il sentait qu'ils s'adressaient moins au savant , au philosophe,
qu'à l'ennemi du despotisme et au représentant
de la liberté,
Les Français étaient alors entraînés par un mouvement
irrésistible vers des réformes depuis long-temps
jugées nécessaires . On ne prévoyait aucune des résistances
qui devaient soulever tant de passions , et amener
de si déplorables événemens. Des idées généreuses , de
nobles espérances enchantaient le présent et embellissaient
l'avenir. Tout ce qui tendait à l'amélioration de
l'espèce humaine était accueilli avec transport . Francklin
sut mettre à profit cette disposition générale des esprits .
Il présenta la cause de l'Amérique comme celle de tous
les peuples destinés à la liberté. L'opinion se déclara
en sa faveur , et entraîna le gouvernement. Quelques.
hommes croient aujourd'hui qu'il eût été facile de résister
à l'ascendant de l'opinion; peut-être ces mêmes
hommes étaient- ils alors soumis à son empire .
<<Toute l'Europe se prononce pour nous , écrivait
Francklin au docteur Cooper de Boston; du moins son
approbation et ses voeux sont en notre faveur. Ceux qui
vivent sous le pouvoir arbitraire ne laissent pas de faire
cas de la liberté , et la désirent. Il y a partout un si
grand nombre de gens qui parlent de se transporter en
Amérique, avec leurs familles et leurs fortunes , aussitét
248 MERCURE DE FRANCE .
que la paix et notre indépendance seront établies , que
l'on croit généralement que les émigrations de l'Europe
nous feront prodigieusement gagner sous le rapport de
la force , des richesses et des arts. On pense même que ,
pour prévenir ou diminuer ces émigrations , certains
gouvernemens d'Europe se relâcheront de leurs principes
tyranniques , et accorderont plus de liberté à leurs
peuples . De la , l'observation qu on fait généralement
ici que notre cause est celle de l'humanité , et que nous
combattons pour la liberté du monde en défendant la
notre . C'est une tâche glorieuse que la Providence nous
a imposée ; j'ai la confiance qu'elle nous a donné aussi
assez de vertu et de courage pour la remplir , et qu'elle
finira par couronner nos efforts d'un succès complet. >>>
Francklin n'est ici que l'interprète de l'opinion qui
régnait en France à l'époque où il s'y trouvait. C'est
un témoin dont la déposition doit être reçue comme
l'expression fidèle de la vérité. Les faits d'ailleurs viennent
à l'appui de son témoignage. Il suffit de se rappeler
les nombreux écrits publiés à cette même epoque , pour
qu'il ne reste plus aucun doute à cet égard ; ils offraient
tous le même caractère. Toutes les ressources de l'esprit
et de l'éloquence étaient employées pour accréditer des
idées saines d'administration , pour revendiquer ces
droits légitimes des citoyens que nul gouvernement ne
peut méconnaître sans injustice et sans tyrannie. Le
petit nombre des défenseurs du pouvoir absolu était
réduit au silence , et cédait à l'autorité de la raison et
des talens ; en même temps de jeunes guerriers , jaloux
d'acquérir une gloire sans tache , livraient leur destinée
aux tempêtes de l'Océan , et allaient acheter , au prix
de leur repos et de leur sang , l'honneur d'avoir combattu
sous les drapeaux de la liberté. Le récit de leurs
dangers et de leurs exploits inspirait une généreuse
ΜΑΙ 1817 . 249
émulation. Le caractère national semblait avoir changé
tout-à-coup ; c'était le fruit des lumières et de la philosophie.
Essayons de justifier cette philosophie qui excite
aujourd'hui tant de clameurs , quoiqu'elle ait fourni
toutes les bases de nos institutions . Les idées absurdes
ont trouvé de nouveaux partisans ; la vérité manqueraitelle
de défenseurs ?
L'homme a reçu du ciel la raison pour régler ses
penchans , pour reconnaître ce qui lui est avantageux
ou nuisible. La philosophie est le résultat des progrès
de la raison..Appliquée à la politique , elle peut se réduire
à une seule maxime , c'est que les gouvernemens
sont faits pour les peuples , et non les peuples pour les
gouvernemens . Cette pensée si vraie , si simple , si
féconde , renferme toutes les conséquences favorables à
la liberté civile. C'est pour arriver à son application que
l'Europe est agitée depuis trois siècles; et on ne saurait
trop le répéter dans l'intérêt des peuples et des rois ,
tout ce qui contrarie ce principe , tout ce qui en retarde
les bienfaits , est une source de discorde et de calamités .
Cette vérité , une fois connue , ne peut plus être anéantie
; il n'est pas besoin de prédications et de missionnaires
pour lui donner de l'autorité ; elle vit au fond
des coeurs ; elle sert de lumière aux esprits , et dirige
les opinions .
Et qu'on n'imagine pas que ce principe soit destructif
du pouvoir légitime et de la stabilité des gouvernemens ;
il en garantit , au contraire, la durée , parce qu'il garantit
tous les droits et rassure tous les intérêts .
Les institutions qui existaient en France avant la
révolution avaient été fondées par l'esprit de conquête ;
elles favorisaient une classe privilégiée aux dépens du
plus grand nombre ; et quoiqu'elles eussent été succes
250 MERCURE DE FRANCE .
sivement modifiées à mesure que les lumières se répandaient
, elles n'en étaient pas moins les créations de la
barbarie. Les limites des pouvoirs étaient si peu déterminées
que , sous un roi faible , il y avait anarchie ;
sous un roi fort , despotisme. Ainsi , le règne de
Louis XIV , enfant , commença par une guerre civile ,
et finit , lorsqu'il ne trouva plus d'obstacle à sa volonté,
par l'exil de cent mille Français. Une forme de gouvernement
où la vie et la fortune des citoyens pouvaient être
abandonnées à l'ambition d'un ministre irresponsable ,
ou au caprice superstitieux d'une vieille femme, était
repoussée par la raison , ou , ce qui est la même chose ,
par la philosophie .
On insiste ; on dit que la philosophie a été la cause
de tous les crimes de la révolution; si elle est coupable
pour avoir démontré la nécessité des réformes dans le
gouvernement et dans les lois , accusez donc vos parlemens
et votre clergé qui , les premiers , ont demandé la
convocation des états généraux; accusez tous les écrivains
éloquens , tous les hommes généreux dont les
transports unanimes ont accueilli les premiers mouvemens
de la liberté ; citez à votre tribunal la nation
toute entière qui demandait la liberté civile , la liberté
de conscience , l'égalité devant la loi , l'égale répartition
et le vote libre des impôts .
Des crimes ont été commis. Imputez-les aux passions
des hommes , aux résistances irréfléchies , à la lutte des
intérêts divers , à l'ambition et à la cupidité. Vous qui
ne vivez que dans le passé , que du moins le passé vous
instruise! Voyez de quels attentats épouvantables la religion
a été le prétexte; reprochez-vous à la religion
les assassinats de deux rois ; la journée sanglante de la
Saint-Barthélemi ; les homicides fureurs de la ligue ? On
abusa de la religion , comme a depuis abusé de la philosophie
; Marat fut philosophe , comme Ravaillac fut
ΜΑΙ 1817 . 251
chrétien. Vous n'échapperez point à cet argument , que
d'autres développeront avec plus de force et d'éloquence ;
mais qui , dans sa simplicité même , sera toujours irrésistible.
Ah! si l'on pouvait lire au fond des coeurs , on verrait
si les hommes qui gémissent le plus sincèrement
des forfaits révolutionnaires ne sont pas ces mêmes philosophes
, en butte aux traits de la sottise , aux flèches
empoisonnées de la calomnie. Ils n'affectent point l'hypocrisie
de la douleur ; mais ils ont vu avec horreur , avec
indignation , des insensés et des barbares souillant la
plus noble cause , substituer la licence et l'anarchie au
règne des lois et de la liberté.
La révolution américaine , qui a été moins funeste
que la nôtre , par des causes qu'il serait trop long de
développer , a cependant été marquée par des injustices
et des cruautés . Elle n'a été exempte ni de malheurs
particuliers , ni de calamités publiques ; toutefois les
ennemis les plus implacables de l'émancipation des colonies
anglaises n'ont jamais imputé aux philosophes
américains , aux Washington , aux Jefferson, aux Adam ,
aux Madison , aux Francklin , les excès commis pendant
ła durée de l'insurrection. Francklin se présentait en
France comme l'un des partisans les plus zélés de la
liberté des peuples ; il se faisait honneur de la philosophie
qu'il professait , et il recevait les hommagesde tous
les amis de la raison et de l'humanité. Aucune voix accusatrice
ne s'élevait contre lui ; il donnait un libre
cours à ses affections , à ses pensées ; et le plus beau
jour de sa vie fut celui où , en signant le traité de paix
avec l'Angleterre , il signa l'acte confirmatif de l'indépendance
de son pays et de ses futures prospérités.
Voulez-vous connaître l'âme d'un philosophe ? lisez
la correspondance de Francklin . Rien n'éblouit sa raison.
Voyez comme il parle de la guerre , comme il la
252 MERCURE DE FRANCE .
dépouille de ses trompeuses décorations. C'est au docteur
Price que s'adressent les réflexions suivantes : « Nous
faisons tous les jours des progrès dans les sciences naturelles
; je voudrais que nous en fissions dans les
sciences morales , et que l'on découvrît un moyen de
forcer les nations de terminer leurs disputes sans s'égorger.
Mais quand les hommes seront-ils assez raisonnables
pour cela ? Quand pourront-ils se convaincre que les
guerres , même accompagnées de succès , finissent par
devenir funestes à ceux qui les ont commencées injustement
, et qui se laissent aveugler par leurs triomphes ,
sans en prévoir toutes les conséquences. Ce qui vous tran
quillise , ainsi que moi , c'est que nous avons fait tout ce
qui dépendait de nous pour prévenir cette guerre. »
Onne peuttrops'étonner de voir un homme , que les
Anglais nommeraient énergiquement , self- educated ,
c'est -à- dire, qui ne doit qu'à lui seul son éducation, s'élever
au premier rang dans les sciences , et dans l'art de
gouverner. Ses réflexions sur l'état de l'Europe , et en
particulier sur celui de l'Angleterre , à la fin de la guerre
américaine , sont d'une justesse frappante , comme il est
facile de s'en convaincre , en lisant le passage suivant,
d'une lettre adressée à l'évêque de Saint-Asaph( le docseur
Shipley ) .
<<La paix est faite , pardonnons et oublions ; que
chaque pays cherche àmettre à profit les avantages que
lui offrent les arts et l'agriculture , sans vouloir retarder
ou empêcher la prospérité de l'autre. L'Amérique deviendra
, avec la grâce de Dieu , un Etat grand et florissant;
et si l'Angleterre finit par devenir sage , elle aura
gagné quelque chose de plus essentiel pour sa prospérité
, et d'un plus grand prix que tout ce qu'elle a
perdu ; et les Anglais seront encore une grande et respectable
nation. Leur grand mal , maintenant , est le
ΜΑΙ 1817 . 255
nombre des pensions etdes émolumens énormes. L'avarice
et l'ambition sont deux fortes passions qui , séparément,
agissent avec une grande activité sur l'esprit humain
; mais lorsqu'elles sont réunies et s'exercent sur le
même objet , leur violence est presque irrésistible , et
elles précipitent les hommes , tête baissée , dans des
dissensions et des factions destructives de tout bon gouvernement.
Tant que les émolumens considérables subsisteront
, votre parlement sera une mer orageuse , et
les intérêts privés l'emporteront dans vos conseils. Mais
la suppression de ces abus exige beaucoup de vertu ,
d'esprit public , plus peut-être qu'on n'en pourrait trouver
maintenant chez une nation corrompue depuis si
long- temps. >>>
C'est en 1783 que Francklin écrivait ces réflexions ;
je n'ai pas Lesoin d'en dire davantage. Il suffit de jeter
les yeux sur la situation actuelle de l'Angleterre et sur
les débats de son parlement , pour apprécier la sûreté
de vue et la profonde sagacité du philosophe américain.
La correspondance de Francklin n'est pas entièrement
politique ; la variété des sujets lui donne un haut
degré d'intérêt . Il avait , comme Socrate , l'esprit enclin
à l'ironie ; mais cette ironie n'était jamais cruelle ; elle
servait d'auxiliaire , non à la passion de nuire , mais à
la raison; quoiqu'il fût bienveillant par caractère , il ne
prodiguait pas son amitié , et je l'en estime davantage.
Il était religieux par sentiment ; il mettait les bonnes
oeuvres avant les cérémonies , la charité avant la foi .
La violence en matière de religion lui paraissait un
crime , et il aimait à regarder Dieu comme le père commun
des hommes .
<<Votre sublime maître, écrivait-il au célèbre Georges
Whitefield , l'un des fondateurs du méthodisme ; votre
sublime maître attachait moins de prix aux actes exté
254 MERCURE DE FRANCE .
rieurs que la plupart de ses disciples modernés. Il préférait
celui qui mettait la parole en pratique , à celui
qui se bornait à l'écouter, l'hérétique , mais charitable
Samaritain , au prètre et au saint lévite qui , quoique
orthodoxes , n'étaient point charitables ; il déclare que
ceux qui ont donné des alimens à celui qui avait faim ,
à boire à celui qui avait soif, des vêtemens à celui qui
était nu , des secours à l'étranger , et des soulagemens
au malade , seront reçus au dernier jour ; tandis que
ceux qui crient Seigneur ! Seigneur ! mais qui ont n'-
gligé les bonnes oeuvres , quand même la foi dont ils se
prévalent serait assez forte pour faire des miracles , se
ront rejetés. Il disait qu'il ne venait point pour appeler le
juste , mais pour inviter le pécheur au repentir ; et cela
fait croire qu'il supposait qu'il existait des hommes qui
se croyaient assez parfaits pour n'avoir pasmême besoin
de ses avis. Mais aujourd'hui , nous avons à peine un
prêtre qui ne regarde tout individu comme soumis de
droit à sa petite domination , et toute tentative pour
s'y soustraire comme une injure envers la divinité ; je
leur souhaite plus d'humilité , et à vous santé et bonheur.>>>
Lorsque les événemens eurent décidé que ce qui se
passait en Amérique était , non une révolte , mais une
révolution, et que les fondateurs de l'indépendance
étaient des héros et des sages , non des brigands et des
rebelles ; lorsqu'enfin la paix fut rétablie entre l'Ancien
et le Nouveau-Monde , Francklin quitta la France,
où il laissa de nombreux admirateurs , et alla recueillir
dans sa patrie la plus douce et la plus noble récompense
de ses longs travaux et de ses honorables services .
Son entrée à Philadelphie fut un triomphe , dit un
écrivain célèbre ; tous les corps de l'Etat, tous les citoyens
de la ville, les habitans de la campagne, instruits
ΜΑΙ 1817 . 255
de son arrivée , allèrent à sa rencontre ; il marchait sur
une terre affranchie , au milieu des bénédictions d'un
peuple digne de la liberté.
Les guerriers qui avaient versé leur sang pour l'indépendance
, s'honoraient de lui montrer leurs glorieuses
blessures ; il était entouré de vieillards qui
avaient demandé au ciel de vivre assez pour le revoir
encore , et d'une génération nouvelle qui s'empressait
de connaître les traits du grand homme , dont les talens ,
les services et les vertus avaient excité dans leur coeur
les premiers élans de l'enthousiasme. Il s'avançait dans
ce port désormais ouvert àtoutes les nations; il portait
ses regards sur ces campagnes riantes , embellies , animées
par la liberté ; et dans ce jour qui lui retraçait et
les douces pensées de sa jeunesse , et le souvenir plus
doux encore de ses utiles travaux , son âme réunissait
enun seul instant tout ce que , dans le cours d'une
longue vie , elle avait goûté de bonheur et de gloire.
A. JAY.
wwwwww
Germanicus , tragédie en cinq actes ; par M. A. V.
ARNAULT. A Paris , chez Chaumerot jeune , libraire ,
Palais-Royal , galerie de bois , n. 188.
Sénèque disait (dans le siècle peut- être le plus pervers
que l'on connaisse dans les annales du monde ) :
« Le malheur désarme l'envie , car l'envieux est bien
aise d'avoir pitié. » Ce qui était vrai du temps de Néron ,
ne l'est malheureusement plus du nôtre ; l'envie , chez
nous , a plus de caractère ; elle hait jusqu'au malheur
d'un ennemi qui peut trouver , dans la pitié qu'il inspire
, un moment de consolation. Cette réflexion (la
256 MERCURE DE FRANCE .
première qui se présente involontairement à l'esprit , en
commençant l'examen de cet ouvrage ) a quelque chose
de si révoltant , de si injurieux à l'époque actuelle
que je me hâte de l'écarter , pour ne point céder à des
mouvemens d'indignation , qui pourraient influer sur
l'équité de ma critique ou sur l'impartialité de mon
jugement.
,
*
L'excellent article inséré dans le treizième numéro
de ce journal , où M. Lebrun en rendant compte de
la première représentation de la tragédie de Germanicus ,
a si bien établi les faits historiques sur lesquels cette
pièce de théâtre est fondée , me dispense d'entrer , à ce
sujet , dans de nouveaux détails , et mepermet d'aborder,
sans autre préliminaire , l'examen d'un ouvrage destiné
à faire doublement époque dans l'histoire de notre littérature
et de nos moeurs .
S'il est vrai que la tragédie ait été bien définie par
Marmontel , « une action dramatique où la nature
dans ses plus hautes proportions , est représentée dans
l'état de souffrance où la mettent les passions violentes
, les grands dangers et l'excès du malheur, on ne
contestera pas que le sujet de la pièce de M. Arnault ne
soit heureusement choisi , et qu'il n'ait , conformément
au principe de Boileau ,fait choix d'un héros propre à
intéresser. Germanicus , brillant de gloire et de jeunesse ,
l'amour et l'espoir de Rome à l'époque où l'affreux
Tibère en était l'horreur , l'adorable Germanicus ,
au moment de tomber victime d'une trahison ourdie
par le monstre de Caprée , et conduite par son infâme
ministre , est , sans contredit , un des héros les plus intéressans
que puisse présenter sur la scène un auteur
tragique , dont le but doit être de nous inspirer de
ΜΑΙ 1817 . 257
l'amour ou de la vénération pour les personnages destinés
à faire couler nos larmes .
On a répété, à l'occasion de Germanicus , cequ'on avait
dit à propos du grand- maître des Templiers , dans la tragédie
de M. Renouard, que ces nobles figures dont le front
majestueux et paisible s'élève au-dessus des tempêtes que
les crimes et passions soulèvent autour d'elles , étaient
par cela mème hors du domaine de la tragédie où tout
doit être agitation , désordre et terreur. Je ne connais
pas de principe , avancé avec plus de confiance , et démenti
par de plus illustres preuves : existe-t-il au théâtre
des personnages plus grands et plus passifs à la fois que
celui d'Auguste dans la tragédie de Çinna, d'Agamemnon
dans Iphigénie en Aulide , de Zopire dans Mahomet ?
J'en pourrais citer vingt autres exemples. Sur la scène ,
on aime , comme les dieux d'Horace , à voir aux prises
la vertu et la fortune; et le plaisir qui résulte d'une
pareille lutte , naît , partout , du calme imposant de la
résignation courageuse que l'une oppose aux efforts de
l'autre ce contraste sublime est un des plus sûrs
moyens et une des plus grandes ressources de l'art
tragique. L'auteur de la tragédie de Germanicus l'a
employé avec autant d'habileté que de bonheur.
Dès la première scène un héros que son nom recommande
à l'admiration des hommes , est manifestement
en péril : proscrit par Tibère , qui hait en lui son suceesseur
, en butte aux trahisons de Séjan , exposé aux
fureurs de l'ambitieux Pison , qu'excite sa féroce épouse ,
on tremble pour Germanicus : mais effrayé d'abord de
l'imminence du danger, des ressources et des moyens du
crime , on se rassure bientôt en comptant les obstacles
qui doivent s'opposer à ses affreux succès .
TIMBRE
17
258 MERCURE DE FRANCE .
Les intrigues de Pison ont ébranlé la fidélité des légions
, mais elles ont vaincu sous Germanicus ; elles
voient en lui leur père , leur chef , l'héritier de l'empire
, et l'on prévoit que la révolte ne soutiendra pas sa
présence. Si la haine de l'implacable Plancine le poursuit
sans relâche , l'amour clairvoyant de la fière Agrippine,
de lanoble et courageuse épouse de Germanicus ,
veillera sans cesse autour de lui : mais qu'opposera le
poëte à cet infernal génie de Tibère , qu'il a si tragiquement
personnifié , sous la figure mystérieuse de Séjan ?
le fils de Pison lui-même ; personnage de la plus heureuse
invention , dévoué au prince qu'il admire et qu'il
aime , sans jamais oublier les devoirs sacrés que la nature
lui impose : le génie du bien qui l'inspire ne se
montrera pas moins actif, que celui du mal dont son
père est en secret l'instrument.
La plus importante , pour ne pas dire la seule importante
des trois unités dramatiques , celle de l'intérêt ,
ne saurait être plus rigoureusement établie qu'elle ne
l'est dans cette pièce : Séjan parviendra-t-il à remplir la
mission parricide dont il est chargé ? tel est le problême
dramatique que l'auteur se propose de résoudre :
examinons , en peu de mots et sans revenir sur une
analyse déjà faite , avec quel art et au milieu de quelles
difficultés il y procède.
Séjan , sous l'habit d'un esclave , arrive à Antioche ,
et ne s'y fait connaître qu'à Sentius , sénateur romain
dont la bassesse et l'ambition lui répondent : le premier
projet qu'ils forment ensemble , pour se défaire de Germanicus
, en profitant de la révolte de l'armée , en faisant
agir Plancine , et rentrer Pison dans Antioche
n'a d'autre suite que d'amener une réconciliation sin-
,
F
ΜΑΙ 1817 . 259.
cère entre Germanicus et Pison , par laquelle se termine
le troisième acte de l'ouvrage , un des plus beaux qu'il y
ait au théâtre. La péripétie est complette , tous les
personnages se trouvent dans une situation nouvelle ,
et le coeur, après avoir flotté jusque-là entre la crainte et
l'espérance , se repose un moment dans ce dernier sentiment.
Un moyen aussi simple qu'ingénieux , dont l'emploi
se trouve habilement préparé dans le second acte , va
renouer une trame sanglante , et ranimer avec plus de
force la terreur et la pitié , ces deux mobiles de la tragédie.
Germanicus , avant de s'être réconcilié avec Pison ,
avait écrit à Rome pour y rendre compte de la révolte
dont ce dernier avait été le chef : la paix faite , le pre .
mier soin de Germanicus est d'envoyer sur les pas de
Sentius , qu'il a chargé de cet écrit accusateur : mais
celui-ci a remis la lettre à Séjan , qui l'a fait parvenir
à Plancine ; celle-ci la montre à son époux , et rallume
ainsi dans son âme une haine qui ne connaîtra plus de
borne : l'idée du poison qu'il avait jusque-là repoussée
avec horreur , n'est plus à ses yeux qu'une perfidie dont
Germanicus lui a donné l'exemple ; il ne l'emploiera
pourtant qu'autant qu'il pourra s'y croire autorisé par
un ordre exprès de Tibère ; cet ordre , il ne peut le recevoir
de la bouche même de César, mais l'anneau de l'empereur
est aussi l'organe de cette volonté souveraine
et Livie , avant de quitter Rome , lui en a révélé le
mystère. Une combinaison de moyens dont il est plus
facile d'attaquer la vraisemblance que de nier le tragique
effet , a mis entre les mains de Germanicus cet
anneau fatal qu'il présente lui-même à Pison , comme
un garant de l'autorité nouvelle que César lui confère.
17.
260 MERCURE DE FRANCE .
Ce signal terrible a fixé les irrésolutions de Pison. La
mort du héros est résolue ; elle s'accomplit : Plancine
et Pison triomphent; mais le favori de Tibère se présente
alors , jouit intérieurement du crime , et se hâte
d'en briser l'aveugle instrument. Pison , arrêté par son
ordre , est conduit à Rome , où l'odieux Tibère lui réserve
le châtiment du forfait qu'il a commandé.
Cette pièce , conduite avec autant d'art que de sagesse
, offre plusieurs situations dignes ( et c'est le plus
bel éloge qu'on puisse en faire ) des transports unanimes
qu'elles ont excités à la scène.
La plus remarquable est sans doute celle du troisième
acte où Pison , admis au tribunal de Germanicus pour
s'y justifier , avec ses amis , de la rebellion des soldats ,
apaisée par son fils , y prépare l'assassinat de celui
dont il vient implorer la clémence. Marcus Pison a surpris
le projet des conjurés ; et, partagé entre la crainte
de dénoncer son père et l'horreur de voir assassiner
Germanicus , il fait entrer des licteurs et leur ordonne
d'entourer le tribunal. Le prince arrive , s'étonne
de l'appareil guerrier qui l'environne , et fait sortir les
licteurs : resté seul avec Marcus au milieu des conjurés
, c'est à force de générosité qu'il échappe au
poignard de Pison toujours prêt à le frapper. Cette
admirable situation est résumée dans ces deux mots :
Il se livre ! dit l'implacable Plancine ; il se sauve ! répond
Pison désarmé par tant de grandeur d'âme.
La scène où Germanicus remet à Pison l'anneau
fatal , et donne ainsi lui-même le signal de sa mort ,
porterait la terreur aussi loin qu'elle peut aller dans la
tragédie , si les moyens qui l'amènent avaient plus de
simplicité , ou , peut- être , si l'effet qu'ils produisent
ΜΑΙ 1817 .
26
était moins inattendu. L'âme du spectateur a quelquefois
besoin d'être préparée aux émotions violentes :
on n'est pas toujours blessé du coup qui étourdit.
Je ne me rappelle pas avoir vu produire au théâtre
un mouvement d'enthousiasme plus universel que celui
dont les spectateurs ont été saisis au moment où Pison
arrété par ordre de Séjan , et prévoyant le sort qui
l'attend à Rome , veut le prévenir en se donnant la
mort.
Dieux !je suis désarmé , s'écrie-t-il ; tenez , mon père ,
lui répond son fils en détournant la tête et lui présentant
son épée : cette action si terrible , si grande , si
romaine , a excité de véritables transports d'admiration.
Lepublic , en ce moment , s'est montré sublime comme
l'auteur et le personnage.
, par
Le style de cette tragédie n'appartient point à l'école
moderne ; on n'y trouve ni recherche , ni enflure , ni
redondance : le dialogue concis et rapide n'est jamais
interrompu par ces tirades à prétention , par ces morceaux
épiques , qui ont leur place marquée d'avance
dans nos tragédies à la mode , comme les airs dans
les opéras : c'est par la force de la pensée
l'énergie et la rapidité de la phrase poétique , par la
hardiesse de l'expression que se fait surtout remarquer
cette production dramatique. Ces qualités qui distinguent
, en général , le style de l'auteur de Germanicus ,
doivent ressortir avec un nouvel éclat dans un tableau
dont Tacite a fourni les couleurs. Il est aisé de voir que
M. Arnault s'est , pour ainsi dire , empreint de son
génie ; mais en s'appropriant , par l'étude et par la
réflexion , les beautés de son admirable modèle , il les
a reproduites et ne les a pas copiées.
202 MERCURE DE FRANCE .
Cet ouvrage n'est point exempt de défauts ; même
dans la partie du style , la plus irréprochable , on pourrait
sans doute trouver des inégalités ; désirer en quelques.
endroits une inversion moins pénible , uné césuré plus
exacte , un tour plus poétique ; mais j'avouerai qué
partout où je suis frappé de l'image du beau , je jouis
avec trop d'abandon du plaisir qu'elle me procure pour
éprouver le honteux besoin de rechercher quelques
taches légères où brillent tant de beautés d'un ordre
supérieur.
V
Les citations suivantes mettront le lecteur à méme
de réformer ou de confirmer le jugement que j'ai porté
sur cet ouvrage.
Séjan est tout entier dans ce monologue par lequel
il termine le premier acte.
SÉJAN ( seul) .
O pouvoir ! & grandeurs !
Quel charme exercez-vous sur presque tous les coeurs !
Sur tous ! bien que le sage autrement en décide ,
Le moins ambitieux n'est que le plus timide.
Esprit faible , effrayé de ce qu'il faut braver ,
Etpour vous acquerir et pour vous conserver ,
Il feint de mépriser ce qu'il ne peut atteindre :
Dévoré d'une soifque rien ne peut éteindre ,
Paré selon les temps , de vices , de vertus ,
Le reste , sur les pas des Césars , desBrutus ,
Par des chemins divers poursuit le rang suprême ;
Etpar fois le surprend dans la liberté même.
Je les imiterai quand il en sera temps ;
Quand , pour déterminer les esprits inconstans ,
Il ne me faudra plus qu'un titre qui déguise
Et le but et l'effet de ma haute entreprise.
Acommander aussi je me sens destiné !
Qui m'en empêcherait ? ... Séjan n'es-tu pas né
ΜΑΙ 1817 .
263
1
Plus éloignédu rang où ton choix délibère ,
Qu'à présent tu ne l'es du trône de Tibère ?
Quoi qu'il en soit , servons notre maître aujourd'hui ;
Frappons un coup qui va me rapprocher de lai ;
Dans un héros , proscrit par l'amour qu'il inspire ,
Frappons un héritier de ce trône où j'aspire ;
Pour trahir le tyran gardons-lui notre foi.....
N'ayons dans ce projet de confident que moi.
Germanicus veut engager Agrippine à se séparer de
lui :
AGRIPPINE.
T'ai-je donné le droit parmon indifférence ,
De compter aujourd'hui sur mon obeissance ?
GERMANICUS .
C'est ton amour seul que j'implore :
AGRIPPINE.
Cruel!
Au nom de cet amour si long-temps mutuel ,
Cessede m'imposer un devoir si pénible ;
Undevoir que ton coeur trouverait impossible.
Méconnais-tu mes droits ? de l'hymen je les tiens :
Cesdroits seraient-ils donc moins sacrés que les tiens ?
Tu ne le croyais pas dans les jours de ta gloire.
Je leur ai dû ma place en ton char de victoire ;
Je leur ai dû ma part dans les nombreux bienfaits
Dont la faveur d'Auguste a payé tes succès ;
Dans les périls qu'affronte aujourd'hui ton courage ,
Comme dans ton bonheur tu leur dois un partage.
Je l'exige. Ah ! je vois ton grand coeur se troubler ;
Quand tu trembles pour moi , pour toi je puis trembler :
Par pitié pour l'effroi qui de mon coeur s'empare ,
Entre tous les malheurs que ce jour me prépare ,
Accorde-moi du moins la faveur de choisir .
Ah! même entre tes bras dût la mort me saisir ,
Ne me les ferme pas; barbare , je préfère
Lamort qui sous tes yeux finirait ma misère ,
264
MERCURE DE FRANCE.
A ce funeste exil , où j'irais achever
Des jours que tu proscris en voulant les sauver.
Je ne te quitte pas ; partout où la fortune ,
Partout où le pouvoir enchaînera tes pas ,
En exil , à la mort , je ne te quitte pas .
Même au milieu des rangs où ton impatience
Va braver la révolte et punir la licence ,
Je suivrai mon époux ; l'épouse de Pison
Peut-être en ce moment y sert la trahison ;
J'y servirai l'honneur ; la vertu qui m'anime
N'aura pas moins d'audace aujourd'hui que le crime.
Agrippine redoute pour son époux les suites de l'indulgence
dont il a usé envers Pison , et lui fait part de
ses soupçons , qu'il repousse avec toute la force de son
âme et toute la magnanimité de son caractère.
AGRIPPINE.
Crains les affreux effets de ces ménagemens ;
Songe à César , et vois où conduit l'indulgence.
GERMANICUS .
Songe àTibère , et vois où conduit la vengeance .
AGRIPPINE .
Par ceux qu il épargna l'un meurt assassiné.
GERMANICUS .
L'autre vit : mais l'effroi dont il est dominé ,
Plus cruel chaque jour , en son esprit réveille
Avec les souvenirs les soupçons de la veille ,
Etsans cesse en nourrit la secrète fureur .
Vois du prince aux sujets circuler la terreur ;
Vois les mères en deuil , les épouses en larmés ,
Sans jamais les calmer expier ses alarmes ;
Tandis qu'entre la haine et la crainte placé ,
De tout le mal qu'il fait se croyant menacé ,
Du crime qu'il prévient par d'éternels supplices
Júsque dans sa famille il croit voir des complices .
ΜΑΙ 1817 . 265
Ah! plutôt mille fois mourir sous les poignards ,
Que garder à ce prix le trône des Cesars !
Oui, fussé-je en effet séduit par l'apparence ,
Amon erreur jedonne encor la préférence
Sur l'art de pénétrer dans ces lâches détours
D'un coeur dont les pensers démentent les discours .
Eh! pourquoi me livrer à tant d'inquiétude ,
Quand mes soins les plus doux , quand ma plus chère étude ,
N'ont usé du pouvoir qui réside en mes mains ,
Que pour calmer l'effroi qu'inspirent les Romains ,
Et qu'à travers les flots , les déserts , les tempêtes ,
D'unbout dumonde à l'autre ont porté mes conquêtes.
Les peuples que Tibère a rangés sous ma loi ,
Quand je veille pour eux , veillent aussi pour moi ;
Etma sécurité plus que jamais se fonde
Sur le bien que j'ai fait à la moitiédu monde.
Que ne peut- il s'étendre à l'univers entier !
Auguste , si j'envie à ton pâle héritier
L'empire dont ton choix l'a fait dépositaire ,
C'est qu'il peut appeler le reste de la terre
Ajouir d'un bonheur que je suis las de voir
Restreint aux seuls climats soumis à mon pouvoir.
Quel triomphe en effet pour le prince , pour l'homme
Qui seul peut relever la dignité de Rome ,
Dedonner cette base à sa propre grandeur ;
De rendre aux saintes lois leur antique splendeur ;
De ne se réserver des droits du rang suprême
Que celui de sauver lepeuple de lui-même ;
Et d'assurer sa gloire et sa prospérité
Par l'accord de l'empire et de la liberté !
AGRIPPIΝΕ .
Tel était le projet de ton malheureux père :
Il rêva comme toi le bonheur de la terre ;
Comme toi , dès l'enfance on avait vu ses mains
S'essayer à briser les chaines des Romains :
Vain espoir , qu'a détruit sa mort prématurée !
Sa vie ànos besoins ne fut pas mesurée ;
266 MERCURE DE FRANCE .
Et le sort qui voulut prolonger nos malheurs ,
Al'âgeoù je te vois leravit ànos pleurs .
Affreux pressentiment pour le coeur d'une épouse !
Sonrde à la voix publique , en sa fureur jalouse
Des héros dont le monde avait fait ses amours ,
Rarement la fortune a prolongé les jours .
Drusus avant trente ans finit sa destinée ;
Marcellus expira dans sa vingtième année.
Dieux ! gardez mon époux d'un sort si rigoureux !
Plus aimé qu'eux , hélas ! serait- il plus heureux !
L'espace dans lequel je suis forcé de me restreindre
ne me permet pas de multiplier des citations où j'ose
croire que le lecteur impartial aurait trouvé la preuve
que cette tragédie de M. Arnault doit occuper une
place distinguée dans le petit nombre de celles qui
sont destinées à prendre rang , sinon à côté , du moins
à la suite des chefs-d'oeuvre de nos grands maîtres.
JOUY.
BEAUX- ARTS.
SALON DE 1817 .
<< Il y a une gloire pour les arts de la paix , comme
pour les arts de la guerre , » ( disait , dans le dernier
numéro de ce journal , l'écrivain le plus profond et le
plus éloquent en prose , de l'époque où nous vivons.) Je
le crois comme lui , et je regarde les beaux-arts comme
la plus belle partie de toute gloire nationale ; je pense
aussi qu'ils tiennent de plus près à la nature que les
arts industriels : les premiers sont les moyens de la civilisation
, les autres n'en sont que les produits.
Parmi les beaux-arts , la peinture est celui auquel je
suis le plus sensible , que j'ai le plus étudié , non dans
ΜΑΙ 1817 . 267
les livres , mais dans mes propres sensations , qu'à tort
ou raison , je prends toujours pour juge du mérite de
l'ouvrage que j'examine : exempt de préjugés et de préventions
d'écoles , sûr d'être aussi bien organisé qu'un
autré pour recevoir l'impression que l'artiste cherche à
communiquer, pour décider , sinon de la vérité de l'imitation
qu'il s'est proposée , du moins du sentiment qu'il
a voulu rendre , de la passion qu'il a voulu peindre ; je
me crois en droit d'avoir un avis; et j'oserais presque
dire (si je ne craignais qu'on se méprit sur le sens de
mes paroles ) , que le suffrage ou la critique impartiale
de cette espèce d'amateurs , au nombre desquels je me
mets sans façon , importe bien plus à l'art et aux artistes ,
que la louange ou le blâme intéressé de leurs confrères
et de leurs rivaux.
Tous les goûts , à la fois , ne sont pas entrés dans
mon ame. Celui de la peinture y a précédé tous les
autres; et si je n'y ai fait aucun progrès , c'est que je
me suis aperçu de bonne heure qu'on naît peintre ,
comme on naît poëte , et que j'ai eu le bon esprit de
gagner à jouir des ouvrages des autres , le temps que
j'aurais infailliblement perdu à travailler moi-même.
Pour un amateur , aussi passionné que je le suis , on
conçoit que l'ouverturedu salon est une véritable fète ;
chaque jour j'y arrive le premier , et le suisse ne se
doute pas du chagrin qu'il me fait , quand , à cinq
heures , il donne le signal de la retraite , en criant
d'une voix de Stentor : Messieurs , on vafermer. Je
n'ai rapporté de ma première visite au salon , au milieu
d'une foule immense , qu'une idée trop confuse des
objets sur lesquels s'est promené ma vue pour qu'il me
soit permis d'entrer , dès aujourd'hui , dans l'examen
particulier des tableaux dont se compose cette exposition;
je me bornerai à quelques considérations générales
qui trouveront leur application dans le cours de
cette revue pittoresque .
Pour peu qu'on ait étudié l'histoire de la peinture et
de la sculpture , on est frappé de cette observation :
que ces deux arts , après avoir marché progressivement
vers la perfection , s'en éloignent à pas également mesurés
dans une direction contraire. Dans ses progrès ,
dans sa décadence , l'art procede , sinon avec la même
sagesse , du moins avec la même régularité.
268 MERCURE DE FRANCE .
On a cru trouver les causes de ces progrès et de cette
décadence des arts dans les circonstances qui les ont
accompagnés , et qui , pour la plupart , y sont restées
étrangères ; sans en excepter le défaut ou l'abondance
des encouragemens auxquels on a eu d'ailleurs de fort
bonnes raisons pour attribuer , en pareil cas, l'influence
la plus directe. En y regardant de plus loin , peut-être
verrait-on plus juste , et s'apercevrait-on que la cause
principale de ce flux et reflux des arts tient au changement
qui s'opère dans le système d'étude .
L'imitation fut d'abord le premier et l'unique but
de l'art ; le mérite d'un tableau ne se mesurait alors
que sur le degré d'illusion que l'artiste parvenait à
atteindre. Les productions de l'art se multiplièrent ;
on examina ce qu'on s'était jusque-là contenté de regarder
, et l'admiration plus exigeante ne s'arrêtant plus
au seul prestige de l'illusion , demanda compte au
peintre du choix des objets imités. Ce premier pas
vers le beau idéal étant fait , il ne tarda pas à se présenter
un homme de génie , qui , parvenu , dès sa première
jeunesse , à imiter et à choisir aussi bien que les
maîtres , sentit bientôt que , pour les surpasser , il
fallait ne considérer l'art que comme un moyen , et
que , pour atteindre son but , il fallait en reculer les limites
jusqu'au point où elles touchent à la perfection ,
c'est-à-dire où la peinture peut se définir dans les
propres termes de notre immortel Poussin : la représentation
d'une chose naturelle dont le but est la délectation.
Qu'on applique maintenant ces observations à
la renaissance de l'art en Italie , on se convaincra de
leur justesse .
Dès le milieudu quinzième siècle , des exemples d'une
imitation parfaite avaient été donnés ; et , dans l'intervalle
de près de deux cents ans entre Cimabué et
Raphaël , on remarque plusieurs ouvrages qui se distinguent
progressivement par le choix du sujet. Raphaël
commença par surpasser ses prédécesseurs dans cette
imitation minutieuse des plus petits détails où le comble
de l'art était d'exceller; mais , entraîné bientôt par
l'élévation de son âme et par une exquise sensibilité ,
il observa mieux la nature ; en imitant de préférence
ΜΑΙ 1817 . 269
lestraits caractéristiques de l'expression et de la beauté ,
il agrandit sa manière , et s'avança rapidement vers
cette perfection qu'il était sur le point d'atteindre ,
quand la mort l'arrêta au milieu de sa carrière .
Ses élèves marchèrent trop vite dans la route qu'il
avait tracée ; en voulant partir d'un pointplus rapproché
du but , ils négligèrent cette vérité d'imitation , cette
éducation première d'où leur maître avait pris son clan
et qui lui donnait la force de fournir sa course toute
entière .
Cependant Jules Romain avait reçu de la nature autant
dedispositions que Raphaël, peut-être même était- il
plus fortement organisé ; mais , faute d'avoir appris à
imiter comme lui , souvent son exécution manque de
vérité , et son expression de justesse .
Le tableau de la Transfiguration offre un excmple
frappant de la différence que le talent d'imitation avait
mise entre le maître et l'élève; on y reconnaît au premier
coup-d'oeil les trois figures achevées par Jules
Romain.
L'altération une fois introduite , elle s'accroît si rapidement
qu'un siècle suffirait pour amener la décadence
entière de l'art , s'il n'y avait qu'une seule école : on
ne peut douter de cette vérité quand on remarque ( en
réunissant autour des chefs d'école leurs différens élèves)
qu'il ne s'y trouve plus un seul homme distingué à la
troisième génération. Mais les principes fondamentaux
de l'imitation rigoureuse se conservent fort heureusement
parmi quelques hommes médiocres , qui n'ont pu
aller au-delà , et c'est de leur modeste atelier qu'on
voit sortir de temps à autre ces artistes habiles qui retardent
la décadence de l'art , ou raniment ses progrès :
ceci est applicable aux Carraches et à Rubens.
Il suit de là que ce principe de simplifier l'imitation
de manière à la mettre en rapport avec la rapidité de
l'imagination ; que ce principe , dis-je , à l'aide duquel
l'homme de génie qui l'emploie avec habileté , arrive à
la perfection , devient une cause immédiate de décadencé
entre les mains de celui qui ne voit qu'un accessoire
dans la vérité de l'imitation où il devrait chercher
une base . Nous avons vu le temps où , pour paraître savant,
on exprimait des courbes avec des angles ; où
270
MERCURE DE FRANCE .
l'on voulait qu'une surface unie fut représentée par des
couches raboteuses ; en un mot où l'on accordait d'autant
plus d'estime à une méthode d'imitation , qu'elle
s'éloignait davantage de la nature : encore un pas , et
l'art retombait dans la barbarie où deux hommes à
talent , Carle Vanioo et Boucher , le conduisaient par
de fausses routes ; fort heureusement quelques-uns de
leurs élèves refusèrent de les suivre.
Un homme qui fut à son plus habile élève ce que le
Pérugin fut à Raphaël ; Vien sentit le premier la nécessité
de réformer le système d'étude , et de revenir luimême
à la vérité de l'imitation et à l'étude de l'antique,
dont il fit la base de l'enseignement auquel notre école
est redevable de l'éclat dont elle brille aujourd'hui.
L'école française ne rivalise , pour le coloris , ni avec
l'école flamande ni avec l'école vénitienne , qui ne cherchaient
que la couleur ; mais elle les surpasse toutes
pour la correctiondudessin : la supériorité qu'elle s'est
acquise dans cette partie est due à la loi que nos artistes
s'imposent de consulter , en les comparant , le modèle
vivant et les magnifiques débris de l'antiquité: en peinture
, la perfection est de ressembler à tous deux; un
seul artiste a ce mérite par excellence , c'est le Raphaël
de notre école , l'auteur des Thermopiles .
Depuis près de trente ans , la peinture a pris en France
un essor prodigieux ; mais peut-être en s'emparant trop
exclusivement des faits de notre histoire moderne
artistes ont-ils introduit trop de portraits dans leurs tableaux.
nos
Parmi nous , il n'est pas rare de voir un héros , un
grand homme , avec une tête sans noblesse et sans caractère
; vous pouvez étre l'honneur , la gloire ou l'amour
de votre pays , avec une taille de quatre pieds dans
toutes ses dimensions, avec la figure d'un marguillier de
paroisse ; toutes les actions de votre vie sont héroïques ,
tout en vous appartient à la peinture , excepté votre
personne ; vous pouvez être le sujet de vingt tableaux
mais vous ne devez jamais en être le modele; carle beau
choix dans les figures est une des premières obligations
imposées au peintre d'histoire : sous ce rapport il faut
convenir que nous sommes moins heureusement placés
que ne l'étaient les Grecs , que ne le sont mème aujour
ΜΑΙ 1817 . 274
d'hui les Italiens , chez qui l'on retrouve encore quelques-
uns de ces types , de ces modèles originaux dont
la beauté régulière est l'emblème matériel de l'héroïcité.
Lavéritédescostumes modernes , indispensable dans les
sujets contemporains, est encore un obstacle que l'habileté
des plus grands peintres ne saurait surmonter. Le
costume militaire est moins défavorable que l'habit civil ;
mais il pèche encore par une insupportable uniformité.
Il suit de là que l'histoire contemporainen'est pas moins
difficile à faire en peinture qu'en récit , et que l'art aurait
fini par perdre beaucoup au maintien du système
qui circonscrivait , en quelque sorte nos peintres dans
le cercle des hommes et des événemens de nos jours :
quelque grands que soient les uns et les autres ils
ont besoin , pour être peints avec tous leurs avantages ,
d'être vus dans le lointain du temps ou du moins de
l'espace : dans tous les arts , majore longinquò reverentia.
,
,
La première impression que l'on éprouve en parcourant
des yeux les salles d'exposition , fait l'éloge du directeur
aux soins duquel le muséum est confié ; il est
rare , et peut-être plus rare en France que partout ailleurs
, de voir se succéder dans une même place , deux
hommes également dignes de la remplir. Tous les amis
des arts avaient applaudi , à une autre époque , au choix
qui avait été fait de M. le baron Denon pour diriger ce
magnifique etablissement ; les mèmes suffrages out accueilli
son successeur ; M. le comte de Forbin réunit
au plus haut degré les qualités nécessaires aux fonctions
qu'il exerce ; à qui pourraient-elles mieux convenir ,
qu'à l'ami passionné des arts , qui les cultive lui-même
avec le plus brillant succès ?
L'aspect général du salon ne pouvait être aussi imposant
cette année qu'il le fut en 1814 , où nous avions ,
pour ainsi dire , récapitulé nos richesses en présence
des étrangers , qui nous ont depuis débarrassés de notre
superflu . L'exposition nouvelle n'en est pas moins de
nature à dissiper les craintes qu'on a pu concevoir en
vovant les Dieux s'en aller . Plusieurs grands tableaux
d'histoire , parmi lesquels je citerai , dans l'ordre où
j'ai l'intentiond'en rendre compte , la Didon et la Cly
272
MERCURE DE FRANCE .
temnestre , de M. Guérin ; le Départ du Roi pour Gand ,
de M. Gros ; le Saint- Etienne préchant l'Evangile , de
M. Abel Pujol ; la Mort de Louis XII , de M. Blondel ,
et quelques autres compositions d'un grand style , attestent
, sinon les progres de notre école , du moins une
suite de travaux propres à maintenir son illustration.
Dans les expositions antérieures , peut-être les tableaux
de batailles étaient-ils en trop grand nombre ,
j'en ait dit la raison plus haut ; peut- être sont-ils trop
rares dans l'exposition nouvelle ; la guerre en peinture
est sans inconvénient pour l'humanité , et sans conséquence
pour la politique ; à voir la foule qui se presse
antonr des Taureaux antiques de Guisando , et de plusieurs
batailles d'Horace Vernet, on peut juger du plaisir
que les Français trouveront toujours au récit ou à la représentation
des actions héroïques dont s'enorgueillit
la gloire nationale et contemporaine .
Parmi les tableaux de genre , qui ne sont pas la partie la
moins brillante de cette exposition , la Convalescence
de Bayard , de M. Revoil , Louis XVI distribuant des
secours pendant un hiver rigoureux , l'Arioste au milieu
des Voleurs , de M. Mauzaise ; une Scène de l'Inquisition ,
de M. de Forbin ; l'Intérieur d'une Salle à manger , de
M. Drolling , sont les premiers sur lesquels s'est arrêtée
ma vue : je ne pense pas que la vérité d'imitation ait
jamais été poussée plus loin qu'elle ne l'est dans ce dernier
tableau d'un peintre que les arts ont eu le malheur
de perdre au moment où il venait d'achever ce petit
chef-d'oeuvre .
Il faudrait citer un trop grand nombre de paysages ,
si l'on voulait indiquer tous ceux qui contribuent à enrichir
cette exposition : mème à côté des tableaux de
M. le comte de Turpin , de MM. Bertin et Watelet , on
remarque la Cascade de Tandon de M. Dutac , jeune
homme sur lequel il est permis de fonder de grandes
espérances , quand on sait qu'il n'a encore eu d'autre
modele et d'autre maître que la nature , et qu'il a pour
ainsi dire deviné l'art que les autres apprennent .
C'est parmi les portraits que se trouve , selon moi ,
l'ouvrage le plus voisin de la perfection que renferme le
salon de 1817 : on voit que je veux parler du portrait en
pied de S. A. R. le duc d'Orléans : iln'est peut-être permis
ΜΑΙ 1817 , 273
qu'à un amateur qui ne doit compte à personne de sou
opinion , dont le jugement est sans conséquence aux
yeux même de l'envie , de décider qu'aucun peintre
ancien ou moderne , que Vandyck lui-même n'a rien
produit d'aussi beau que ce portrait , où tout ce qui
constitue un chef-d'oeuvre dans ce genre , la ressemblance
, la couleur , la pose et le dessin, se trouve réuni
au mème degré de perfection .
L'AMATEUR .
ANNALES DRAMATIQUES .
www
THEATRE DE L'ODÉON .
Première représentation du Chevalierfrançais, ou Tout
pour l'Amour.
Cette oeuvre posthume de Monvel n'est qu'une oeuvre
bâtarde , où l'on retrouve tous les défauts de ses autres
ouvrages , et presque aucune des qualités qui ont mérité
un brillant succès à un assez grand nombre des
productions dramatiques de ce célèbre comédien .
Le Chevalier français est une espèce de Don Quichottequi
s'en va redressant les torts , protégeant les
belles , punissant les fèlons . Il brûle d'une flamme éternelle
pour une femme qu'il n'a vue qu'un moment à
Naples , dans un tournois , et à laquelle il n'a jamais
parlé . Il a voulu suivre ses traces; c'est en vain, la belle
a disparu . Montlaur , c'est le nom du chevalier français,
voyage pour fuir l'amour. Le hasard le conduit
dans le château d'Albertine , noble dame , en butte
aux persécutions d'un certain Enguerand , qui veut
conquérir le coeur d'Adèle , sa fille , par la force des
armes , si on refuse de lui accorder sa main de bonne
grâce. Adèle avait une soeur ainée qu'Enguerand avait
demandée en mariage avant elle , mais qui a mieux aimé
descendre dans la nuit du tombeau , que d'épouser ce
nouveau Barbe-Bleue . Or , cher lecteur, si vous voulez
18
274 MERCURE DE FRANCE .
maintenant savoir comme quoi le chevalier Montlaur
empêche Albertine de sacrifier sa fille à Enguerand ;
comme quoi cette fille est amoureuse , sans le savoir ,
du jeune chevalier Roger qui n'a que vingt ans et la
barbe blonde ; comme quoi la dame inconnue apparaît
toutes les nuits dans la chambre de Montlaur , et
comme quoi , enfin , elle se trouve être la soeur aînée
d'Adèle et la fille d'Albertine , allez voir le Chevalier
français dont les scènes comiques pourront vous ennuyer
, mais dont , en revanche , la partie pathétique
vous amusera beaucoup .
Je n'ai assisté qu'à la seconde représentation de cette
pièce . Thenard , qui avait joué le rôle de Montlaur ,
s'est fait redemander . Il a voulu parodier les comédiens
français jusqu'après la chute du rideau.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Première représentation de Wallace ou la Barrière du
Mont -Parnasse.
Le second titre de cet a-propos vaudeville indique
l'allégorie sur laquelle il repose. Les auteurs ont placé
à la barrière du Mont-Parnasse un bureau de douanes
littéraires et dramatiques , chargé d'inspecter les livres ,
les romans , les acteurs , les actrices et les pièces nouvelles
, et de ne laisser entrer dans Paris que ce qu'il y
a de bon . Malgré la vigilance de quatre commis , il se
fait beaucoup de contrebande . Un d'entre eux a même
laissé passer un drame allemand. L'inspecteur se fäche
de cette négligence , et prétend qu'un drame allemand
est assez lourd et assez épais pour étre vu. Il ne veut
plus s'en fier désormais qu'à lui-même , et il s'établit
à la barrière. Il ne manque pas d'occupation. La jolie
Fanchette des Deux Jaloux est la première qui se
présente ; elle vient , avec Thibault , supplier l'inspecteur
de laisser passer un ménestrel qui arrive d'Ecosse ,
et dont on a grand besoin au théâtre Feydeau pour attirer
du monde. Cette scène , pleine d'épigrammes contre
l'Opéra-Comique , est étincelante d'esprit et de malice .
ΜΑΙ 1817, 275
Le Faux Bonhomme , armé de l'épée de Charlemagne
et de la flûte du Luthier de Lubeck, se présente ensuite ,
ainsi que la chaste Suzanne , Rosine et sa glace , Macbecth
qui vient à cheval , et Munito qui vient à pied .
L'inspecteur veut en vain refuser des passeports à ces
deux derniers ; il cède en réfléchissant que l'un est
homme à passer par-dessus la barrière , et l'autre pardessous
; enfin , le ménestrel écossais se présente armé
d'une grosse partition dont le charme l'empêche de
tomber. Il demande à entrer , mais sa figure de mélodrame
n'est pas une bonne recommandation. Il fait
exécuter alors sa musique par tous les ménétriers des
environs ; les cerbères qui défendent la barriere s'endorment
, et il la franchit.
Cette dernière partie de l'ouvrage a produit moins
d'effet que la première. On doit l'attribuer à quelques
longueurs qu'il sera facile de faire disparaître à une seconde
représentation. Gonthier parodie Lesage dans le
rôle de Thibault , avec une étonnante perfection. II
l'imite de la tète aux pieds. Il a une toute petite voix et
des jambes énormes .
Soirées musicales de M. Kaufmann , acousticien de
Dresde.
2
M. Kaufmann est inventeur de quatre instrumens qui
valent un orchestre tout entier ; du bellonéon , qui
imite le jeu de vingt trompettes et de deux timballes ;
du cordolaudion , où l'on distingue les sons du piano
de la flûte , de l'orgue et de l'octavino ; d'un automatetrompette
à double son , qui offre la double combinaison
d'un instrument déjà connu ; et enfin de l'harmonicorde
, que l'on ne peut comparer à rien , ni pour
sonmécanisme fort simple , ni pour les effets étonnans
qu'il produit ; c'est là la merveille des soirées musicales
de M. Kaufmann ; c'est une véritable conquête
pour l'harmonie .
Le bellonéon et le cordolaudion sont des instrumens
purement mécaniques , qui jouent seuls à l'aide de cylindres
que l'on peut varier à l'infini. L'harmonicorde
18.
276 MERCURE DE FRANCE .
se touche comme le piano ; il a la forme de ce qu'on
appelle un piano à queue ; seulement cette queue , au
Keu d'être étendue , s'élève en pyramide au-dessus du
clavier. Les sons que l'on en tire participent de ceux
de l'orgue et de l'harmonica ; mais plus doux , mais plus
parfaits encore , quoique produits par la vibration prolongée
de cordes métalliques : c'est le beau idéal
du son.
On exécute toute espèce de musique sur l'harmonicorde;
cependant la musique grave et tendre est celle
qui paraît convenir le mieux à ce délicieux instrument.
Il nous a semblé qu'on en pourrait tirer un grand parti
pour la musique religieuse : rien n'est plus propre à
donner une idée de celle des anges .
M. Kaufmann , qui ne savait pas qu'à Paris on est jugé
souvent d'après l'étendue du théâtre sur lequel on se
montre , s'était contenté d'abord de faire entendre ses
instrumens dans un salon de la rue des Moulins ; il vient
de les transporter dans la galerie de Pompéi , rue
Neuve-des -Petits-Champs , et ce local plus vaste , plus
agréable pour les spectateurs , leur permet d'en juger
mieux l'eflet .
NÉCROLOGIE.
,
Les lettres viennent de perdre tout récemment M. Benoît
Joseph Marsollier des Vivetières . Destiné dès son
enfance à la magistrature , il abandonna bientôt cette
carrière pour l'art dramatique , vers lequel il se sentit
entrainé. Nina fut son coup d'essai ; il était encore trèsjeune
lorsqu'il composa cet ouvrage. Le succès prodigieux
qu'il obtint excita son émulation et d'autres
pièces , non moins agréables , sortirent successivement ,
et à de courts intervalles , de sa plume élégante et facile.
Le nombre de ses productions théâtrales s'élève à
plus de quarante , parmi lesquelles on distingue Nina ,
lesPetits Savoyards , Camille , Adèle et Dorsan , Alexis ,
le Traité nul , la Tour de Neustadt , la Maison isolée ,
Marianne , l'Irato , Adolphe et Clara . M. Marsollier
ΜΑΙ 1817 . 277
réunissait , à une imagination vive , un goût pur et un
esprit orné ; peu d'auteurs ont su manier aussi habilement
les grands effets dramatiques , et, depuis Sedaine ,
personne n'amieux connu l'art d'allier le sérieux au comique
, et de passer du pathétique au plaisant .
Pendant la révolution il ne craignit point d'exprimer
ses nobles sentimens , dans deux pièces qui firent ourir
tout Paris . Il fallait plus que du talent pour faire cange
et la Pauvre Femme; il fallait du courage .
M. Marsollier a travaillé presque exclusivement pour
l'Opéra-Comique ; il a donné cependant deux comédies
au Théâtre-Français : le Vaporeux , et Céphise ; toutes
deux ont été jouées avec succès , surtout Cephise , dont
le style est remarquable par la grâce et l'élégance. Il y
a quelques mois il a lu au mème théâtre une nouvelle
comédie , qui a été reçue à l'unanimité , et dont
la représentation lui promettait un nouveau succès . Ses
amis , et lui-même , étaient loin de prévoir que la mort
lui enleverait cette dernière jouissance ; une inflammation
d'entrailles l'a emporté , presque subitement , à
Page de 67 ans .
M. Marsollier a composé un assez grand nombre de
vers où l'on retrouve la noblesse de sa belle âme et l'enjouement
de son esprit piquant ; il a écrit aussi plusieurs
voyages , et quelques oeuvres badines etlégères . Madame
la comtesse d'Hautpoult , sa nièce et son éleve , s'est
chargée du soin de recueillir ces diverses productions ,
et de les offrir au public. Elles ne peuvent qu'ajouter
encore à la réputation d'un homme également distingué
sons le double rapport du talent et du caractère.
Incapable de connaitre l'envie ,M. Marsollier applaudissait
avec joie aux succès de ses rivaux , et les aidait
même de ses conseils lorsqu'ils lui soumettaient leurs ouvrages.
Sonentretien étaitplein de charmes ; il narrait avec
tant de grâce que l'anecdote la plus simple acquérait de
l'intérêt en passant par sa bouche ; on ne se lassait
point de l'écouter. Il lisait avec la plus rare perfection ,
et la comédie qu'il avait lue ne gagnait plus rien à être
représentée . Affable dans ses manières , il était généreux
et constant en amitié. On peut dire de lui , avec vérité :
il fit beaucoup de du bien à monde , et nefit demal à
278 MERCURE DE FRANCE.
personne. Il est mort à Versailles , mais ses restes seront ,
dit- on , transportés au cimetière du Père Lachaise , près
du tombeau de Daleyrac , qui fut son ami , et qui associa
souvent sa lyre aux accens de cet aimable počte.
jrummu
POLITIQUE.
TABLEAU POLITIQUE DE L'EUROPE .
(ART. IVC . )
ROYAUME DES PAYS-BAS .
(Continuation. )
Ce que j'ai dit , dans un numéro précédent , du caractère
national des Hollandais et des Belges , a dû faire
pressentir à mes lecteurs les obstacles qui s'opposent à
ce que l'amalgame des deux peuples soit facile ou rapide.
Leurs intérêts sont encore opposés , leurs habitudes
ne sont pas d'accord.
Tous deux sont commerçans ; mais les premiers font
un commerce de transit , les seconds en font un de production
, et les mesures qui favorisent les uns , choquent
les calculs immédiats , et surtout les préjugés des autres.
Les spéculations hollandaises sont tournées principalement
vers l'Angleterre , où les plus riches capitalistes
de laHollande avaient , du temps de Bonaparte , transporté
leurs tresors et fixé leur demeure. Les spéculations
belges reposent , en grande partie , sur des manufactures
, qui sont nées , ou se sont singulièrement accrues
et perfectionnées pendant la réunion de la Belgique
avec la France , et les manufacturiers voient à regret
les communications avec l'Angleterre se rouvrir. Ils en
conçoivent peut- etre trop d'alarmes . Le continent a décoavert
que son industrie pouvait lutter contre l'industrie
anglaise , etily a plusieurs circonstances qui rendent
ΜΑΙ 1817 . 279
aujourd'hui la rivalité des fabriques d'Angleterre , de
Manchester , par exemple , moins dangereuse qu'autrefois.
La Hollande a contracté une dette considérable ; la
Belgique se plaint d'en partager le fardeau .
Les députés belges n'ont pas , dans les assemblées représentatives
, l'influence à laquelle ils croient avoir
droit. Leur nombre ne leur paraît pas en proportion
avec la population et l'importance de leurs provinces .
La répartition des places à la nomination du pouvoir
exécutif leur semble encore moins équitable . Il y a peu
de temps que sur huit ministres , les Belges n'en comptaient
qu'un de leur nation (1) ; sur vingt-huit agens diplomatiques
, un ; sur vingt-trois référendaires au conseil
d'Etat , sept ; sur six commis d'Etat , un ; sur dix
conseillers du cabinet , deux ; sur neuf directeurs généraux
, denx ; sur trente-deux lieutenans -généraux , six ;
sur cinquante-trois généraux-majors , dix ; de sorte que
les premières fonctions du royaume étaient partagées
entre trente Belges et cent trente-neuf Hollandais ou
étrangers.
Indépendamment de cette inégalité matérielle , les
Belges qui participent au gouvernement rencontrent
dans leurs collègues de la Hollande , plus de connaissances
du maniement des affaires , plus de pratique des
formes établies de temps immémorial , et cette suite
cette ténacité invincible , qui résulte d'un long exercice
de l'autorité , et qui assure à ceux qui la possèdent
une suprématie que le temps ne peut détruire que graduellement.
Il en résulte que c'est presque toujours avec
désavantage qu'ils luttent contre eux , et que dans une
ou deux questions de constitution et de droit public ,
où ils avaient manifestement raison , ils n'ont pu former
qu'une minorité honorable .
Je n'insisterai pas sur la différence de religion. Elle
est bien moins importante en Belgique aujourd'hui
qu'on ne le pense. J'ai expliqué ailleurs , comment et
pourquoi le clergé y avait perdu beaucoup de son empire
; ce n'est pas que les classes inférieures soient fort
éclairées : elles ont conservé des superstitions dont nous.
(1) Ils encomptent deux aujourd'hui,
:
280 MERCURE DE FRANCE .
voyons quelquefois , dans les feuilles belges , des exemples
déplorables ; mais ces superstitions ne se lient point à
l'existence politique du clergé. La populace belge croit
aux sorciers et les maltraite quand elle le peut ; mais
elle est fatiguée de voir les prètres en guerre avec l'autorité
temporelle , et son intérêt à cet égard s'est usé .
Une autre différence établit entre les deux peuples
une barrière plus insurmontable . Privés d'un idiome national
, les Belges avaient depuis long-temps adopté le
français , qu'ils parlent presque tous avec facilité , et
que plusieurs d'entre eux écrivent avec élégance. L'obligation
d'apprendre une autre langue , qui leur devient
inutile hors des discussions des assemblées et des plaidoiries
des tribunaux (encore , dans la plupart de ceuxci
, a-t-il fallu conserver ou admettre de nouveau la
langue française) , leur semble insupportable et même
bumiliante. Leurs officiers , commandés dans un langage
qu'ils affectent de ne pas entendre ,y trouvent des sujets
de raillerie. La lecture d'un ordre du jour hollandais
, à un régiment belge , a excité de vives réclamations
, et occasioné une correspondance amère dans les
journaux . Les Belges croient démêler , dans l'intention
que leur gouvernement manifeste à cet égard , une
arrière-pensée qu'ils s'exagèrent , et qui les alarme .
Tout gouvernement , disent-ils , qui tend par des voies
directes ou indirectes , à priver un peuple deson idiome ,
veut l'asservir et le plonger dans la nullité. Ils citent en
preuve le discours de Jean de Vargas à Philippe II ,
pour engager ce prince à imposer l'espagnol aux
Maures . Ils comparent l'interdiction du français aux
Belges , à la privation des droits politiques , infligée aux
Irlandais par l'Angleterre , et ils annoncent que ces deux
espèces de persécutions auront des résultats pareils (1) .
Enfin , bien que divisés en plusieurs provinces , les
Belges avaient une capitale , non par le droit , mais
par le fait. Soumis à une monarchie éloignée , ils possédaient
pourtantune cour , et Bruxelles était un centre
de société , deluxe et d'une activitépolitique secondaire .
( 1) Voyez une brochure publiée à Bruxelles , sous ce titre:Esquisse
historique sur les langues , considérées dans leurs rapports avec la
civilisation et la liberté des peuples .
ΜΑΙ 1817 . 281
Pendant leur réunion à la France , la gloire immense
du nom français les consolait de n'ètre plus qu'une portion
de l'empire , et leur amour patriotique pour
Bruxelles cedait à leur admiration pour Paris . La Haye
n'a pas les mêmes droits à leurs yeux. Le roi des Pays-
Bas , à la vérité , a voulu placer sur un pied d'égalité ses
deux capitales ; mais ce qui n'est pas naturel n'existe
jamais qu'en apparence ; La Haye sera long-temps encore
le siége réel du gouvernement , quelles que soient
les transplantations momentanées que les ménagemens
exigent , et les Belges voient avec peine la ville qui est
l'objet de leur orgueil national , repoussée au second
rang , dans leur pays même .
La noblesse , surtout , se montre sensible à ce changement.
L'on a dit que les négocians n'avaient point de
patrie parce qu'ils retrouvaient partout les avantages de
la richesse et la carrière de l'industrie. La noblesse est
cosmopolite parses priviléges , comme les négocians par
leurs capitaux. Le système libéral du gouvernement
console mal les grandes familles de la Belgique. La simplicité
de la cour hollandaise contraste avec la pompe
antique des gouverneurs autrichiens , et avec le faste ,
éclatant de nouveauté , des apparitions impériales ; et
tandis que d'autres pays sont délaissés par la classe qui
cherche à vivre , les Pays-Bas sont abandonnés par
une portion de la classe qui cherche à briller .
Toutes ces causes , grandes et petites , et d'autres
encore que je passe sous silence (car , daus un journal ,
qui pourrait tout dire ? ) , mettent obstacle jusqu'à ce
jour à ce que laBelgique s'identifie au nouveau royaume.
Cependant la liberté fait des prodiges . Les peuples les
plus enclins à se plaindre s'attachent aux gouvernemens
qui écoutent leurs plaintes , et qui , sincères dans leurs
efforts , travaillent à contenter l'opinion , quand ses réclamations
sont fondées. Ce qui est arrivé en Belgique ,
mème relativement à la liberté de la presse , le démontre
: transportée dans ce pays par l'autorité , elle
effarouchait des hommes qui n'en avaient jamais joui ;
mais elle leur est devenue chère , dès qu'ils ont pu , par
la jouissance , en apprécier tous les avantages. Tout dépend
donc (abstraction faite des événemens européens
qui pourraient influer sur le sort de ce royaume , comme
262 MERCURE DE FRANCE.
de tant d'autres) : tout dépend , dis-je , en Belgique ainsi
qu'ailleurs , de la marche du gouvernement ; il s'affermira
par la libert , il ne s'affermira que par elle .
Or , on doit reconnaître que , jusqu'à présent , il a
professé d'excellens principes , bien qu'il eût débuté
par trois opérations assez peu régulières , l'une consistant
à déclarer acceptée une constitution qui n'avait
réellement pour elle que le suffrage de la minorité ;
l'autre confiant au roi la nomination des représentans du
peuple ; et la troisième abolissant les jurés ; mais il avait
proclamé la liberté de la presse ; il avait consacré le
droit d'asile ; il avait respecté les formes de la justice ;
et l'étranger , comme le citoyen , éprouvait , en mettant
le pied sur ce territoire , un sentiment de sécurité que
l'on ne conçoit plus guère en Europe que par ouï-dire
ou par tradition.
Aujoud'hui, si l'on peut en juger par des rapports
nécessairement incomplets , peut- être inexacts , quelques
nuages obscurcissent cet horizon si paisible il
y a peu de temps . D'un côté les journaux nous parlent
d'un nombre infini de procès intentés à des écrivains
et dont plusieurs sont soumis à une cour extraordinaire ;
de l'autre les sermens exigés des fonctionnaires publics ,
donnent à la résistance un air d'héroïsme , et aux poursuites
de la justice une apparence de persécution.
,
Il m'est difficile , je l'avoue , de concevoir l'intérêt
que les gouvernemens mettent aujourd'hui à ce que les
magistrats civils ou judiciaires prêtent des sermens de
fidélité , après l'expérience des vingt-cinq années qui
viennent de s'écouler. L'acceptation d'une place , sous
quelque gouvernement que ce soit , tient lieu du serment
le plus solennel pour tout homme qui n'a pas sacrifié
tout principe d'honneur à ses calculs ou à ses opinions
de parti ; une telle acceptation lui impose le devoir
de ne pas nuire à la conservation de l'ordre établi .
Le citoyen que cet ordre blesse comme oppressif ou
illégitime , trouve un refuge sûr et honorable dans une
condition privée , et celui qui croirait pouvoir tourner
contre une autorité quelconque des moyens puisés
dans une fonction qu'il en aurait reçue , parce qu'il
n'aurait pas corroboré son engagement par un serment
ΜΑΙ 1817 . 283
explicite , me semblerait avoir une double conscience
à la fois bien large et bien ombrageuse.
Aussi voit-on que ceux qui ne se croient pas liés par
l'obligation qui résulte de l'acceptation d'une place , ne
sont pas retenus par leurs sermens. Quand on médite la
trahison , l'on ne recule pas devant le parjure .
En exigeant des sermens pareils , les gouvernemens
se mettent en lutte tantôt avec les intentions malveillantes
, tantôt avec les consciences timorées . On ne parvient
jamais à rédiger ces sermens de manière à satisfaire
tous les scrupules . Celui que prescrit le gouvernement
des Pays-Bas a fourni , par une seule expression ,
des prétextes plausibles de résistance. En demandant aux
magistrats de promettre qu'ils rempliraient les devoirs
qui leur seront imposés , il les a autorisés à dire qu'ils
ne pouvaient s'engager envers des devoirs à venir , dont
ils ne connaissaient pas la nature. Beaucoup de juges et
d'employés civils ont manifesté leur répugnance , et il
en est résulté de l'embarras dans la marche des affaires ,
de l'incertitude dans l'opinion , et du mécontentement
dans le peuple.
Les sermens ecclésiastiques n'ont pas eu moins d'inconvéniens
.
D'apres les véritables principes de la tolérance , un
prêtre n'est que l'organe des prières de ceux qui lui accordent
leur confiance , et qui s'adressent par son entremise
à la divinité. Il n'a point de caractère politique ,
et l'Etat ne le connaît point comme prêtre. Il n'est ,
aux yeux de l'autorité , qu'un individu , et elle n'a pas
le droit d'exiger de lui des engagemens différens de
ceux qu'elle exige du plus simple citoyen. Le gouvernement
des Pays-Bas , en voulant exercer sur les prètres
des diverses communions une surveillance autre que la
surveillance générale qu'il exerce sur tous les habitans
de son territoire , s'est exposé à d'interminables discussions
, qui jamais ne se décideront à son avantage ,
parce que le pouvoir temporel s'égare dès qu'il s'occupe
de cas de conscience et de subtilités théologiques . J'observerai
cependant qu'il serait injuste de représenter
comme une persécution , des demandes dont le principe
peut être erroné , mais qui sont faites avec bonne foi et
avec douceur. Aucun gouvernement n'a jamais montré
284 MERCURE DE FRANCE .
moins de disposition à persécuter , que celui des Pays-
Bas. Il ne faut pas se laisser tromper par les aspirans au
martyre , d'autant plus courageux qu'il n'y a aucun
danger , et qui , bien sûrs que les mesures qu'ils provoquent
ne leur seront pas même incommodes , bravent
les menaces qu'on ne leur fait point , et s'enfuient quand
on ne les poursuit pas .
Si le gouvernements'est jeté dans plusieurs difficultés ,
en exigeant des sermens qui ne lui étaient pas nécessaires
, il en a rencontré de beaucoup plus sérieuses en
core , par quelques mesures qu'il a prises relativement
à la liberté de la presse .
Je ne parle pas des procès en calomnie ; ces procès .
intentés à tort ou à raison , sont une conséquence inévitable
et prévue de la libre publication des écrits. Tout
individu qui se croit calomnié , a droit , à ses risques et
périls , de réclamer une réparation , saufà supporter les
frais de sa demande , si elle est mal fondée.
Je parle des poursuites intentées par le ministère public
, contre des pamphlets ou des journaux , comme
contraires à la constitution , aux lois , et au respect dû
au souverain.
Il faut certainement que la sédition puisse être punie.
Il est donc indispensable que les tribunaux aient une
action régulière sur les écrivains , et c'est un commencement
de liberté de la presse que la garantie que les
auteurs ne seront soumis à aucune autre juridiction que
celle des tribunaux , mais ce n'est qu'un commencement .
et
Je ne prononce point sur les procédures qui me suggèrent
ces observations , parce que je n'en connais point
les détails . Ce qui semble un fait prouvé , c'est que ,
dans une occasion fameuse , un abbé de Foere , qui défendait
, dit- on , des principes très-ultramontains , a été
traduit devant une cour spéciale extraordinaire
qu'on a interprèté ses phrases , qu'on en a tiré des conséquences
qui n'en découlaient pas directement , et
qu'on a fait de la sorte , d'un écrit qui n'était que légèrement
répréhensible , un délit constructif d'une nature
grave , manière d'agir destructive de toute liberté de la
presse.
,
Cependant , ce qui me rassure , c'est que tous les
journaux de la Belgique ont pris parti pour l'abbé de
ΜΑΙ 1817 . 285
Foere , bien qu'ils n'approuvassent , pour la plupart ,
ni ses opinions ni sa doctrine. Ceux mêmes qui combattaient
ce qu'ils appelaient son fanatisme , ont défendu
l'homme qu'ils considéraient comme fanatique. « Les
« principes de la tolérance religieuse , disait l'un de ces
« journaux , les droits du gouvernement sur le culte ex-
<<térieur , et sur les ordonnances , bulles et brefs éma-
« nés de la cour de Rome ; la légitimité du serment de
fidélité et de soumission à la constitution , étaient soli-
<< dement établis , et généralement reconnus . Qu'arrive-
« t- il ? l'autorité s'arme tout-à-coup pour les soutenir ,
« et elle les renverse , et elle fait aux écrivains un de-
« voir de s'abstenir de tout effort pour les relever. La
<< doctrine de M. de Foere , grâce à la persécution ;
« est revêtue d'une importance et d'un éclat qui excitent
« l'intérêt et le zèle de ceux mêmes qui n'en voyaient au-
<<paravant que le côté ridicule. »
Ce libre examen , ces réclamations unanimes et tolérées
, prouvent deux choses essentiellement satisfaisantes
; l'une , c'est que les écrivains de la Belgique ont
fait assez de progrès en liberté , pour sentir que la cause
d'un seul individu est celle du corps social et de chacun
de ses membres. On ne les voit point , pour satisfaire
leurs haines personnelles ou leur intérêt privé , applaudir
à ce qui peut frapper les partisans des opinions opposées.
On ne les voit point ,
Pareils à des forcats l'un sur l'autre acharnés ,
Combattre avec les fers dont ils sont enchaînés .
La seconde vérité , c'est que lorsqu'un gouvernement
permet qu'on se plaigne , en supposant qu'il se trompe ,
il n'y a qu'erreur , et il y a ressource ; s'il étouffait la
plainte , il y aurait autre chose , et ce serait sans
remède.
Je terminerai cette esquisse très-imparfaite de lasituation
intérieure du royaume des Pays-Bas , en répétant
que je crois qu'on ne peut rien affirmer sur son avenir.
Ce royaume , dont une partie est liée à l'Angleterre par
ses habitudes , dont l'autre tient à la France par ses souvenirs
, et dont l'ensemble est uni à la Russie par des
alliances , partagera la destinée européenne , et , dans
tous les temps , les destinées sont incalculables .
B. DE CONSTANT.
286 MERCURE DE FRANCE .
1
nm
ANNONCES ET NOTICES .
www
On doit mettre incessamment en vente , chez Pillet ,
imprimeur-libraire . rue Christine , le 10. volume de
la collection des Moeurs françaises , publiée sous les
noms de l'Ermite de la Chaussée d'An'in , du Franc
Parleur , de l'Ermite de la Guyane. L'éditeur, toujours
empressé de rendre cette collection plus digne du succès
qu'elle a obtenu dans toute l'Europe a cru devoir
ajouter aux deux nouvelles gravures , dout ce volume
est orné comme les précédens , des culs de lampe analogues
à chacun des sujets dont le volume se compose .
,
Le libraire l'Huillier se propose de publier , dans
quelques jours , un ouvrage de miss Owenson (lady
Morgan ) , qui , lors de sa publication , a obtenu un
brillant succès en Angleterre. Ii estintitulé : Fragmens
patriotiques sur l'Irlande , écrits dans le Cannaught.
miss Owenson , s'éloignant du genre romanesque
qu'elle cultive depuis long-temps , fait une excursion
dans le domaine de la politique . Quoique attachée à
la religion réformée , elle se livre à des réflexions sur
le sort des catholiques de l'Irlande , qui sont dictées
par cet esprit de tolérance , sans lequel la religion
n'est que fanatisme , et qui ne font pas moins honneur
aux sentimens de l'auteur , qu'à son esprit et à son
imagination.
Victoires , Conquétes , Désastres , Revers et Guerres civiles
des Français , de 1792 à 1815 , avec une carte générale
, comprenant toutes les guerres et marches des
Francais ;- cent trente plans , format in-8° , des grandes
batailles , siéges remarquables , villes conquises , etc .; -
un dictionnaire biographique de tous les militaires français
qui se sont distingués ; -un dictionnaire géographique
des noms de lieux ; et la liste de tous les sous
ΜΑΙ 1817 . 287
cripteurs -Par une société de militaires et de gens
delettres .
Letome premier de cet ouvrage réellement national vient d'être mis en
vente, et est propre à donner la plus haute idée de cette belle entreprise .
Il renferme le détail des événemens militaires de 1792 à 1793 , et est
orné de quatorze plans . Nous en rendrons incessamment un compte plus
étendu. En attendant , nous recommandons à l'attention des lecteurs
Pintroduction de l'ouvrage , où l'on reconnaît la plume d'un de nos écrivains
politiques les plus distingués .
Ls second volume , qui renfermera les événemens de l'année 1793, ра-
raltra le 25 mai prochain. Les personnes qui auraient négligé d envoyer
les notes et les documens relatifs à cette année , ne peuvent plus espérer de
les voir insérer.
Leprixde chaque volume est de 6 fr . 5oc , et 8 fr . franc de port. En
prenant un volume , on paie le suivant d'avance . Dès qu'un volume est
annoncé , les souscripteurs sont priés de le faire prendre chez M. Panckoucke
, éditeur , rue et hôtel Serpente , n. 16.
Le Panache d'Henri IV, ou les Phalanges royales ;
par Delandine de Saint-Esprit : dédié au Roi. Deux
vol . in-8 . Prix : 10 fr. Chez Petit , libraire de LL. AA .
RR. , galerie de bois , au Palais-Royal.
L'Illusion , poëme ; précédé du Règne de la Terreur,
du Voyage du Roi à Varennes , d'Hercule au Mont
Eta; suivi de la Construction des Hopitaux , de la
Mort de Brunswick , de Charlemagne et d'autres poesies
; par M. Theveneau . Ornés de six vignettes , d'après
Lafitte , le Guide et Couché. Prix : 3 fr. pour Paris ,
et 3 fr. 50 c. franc de port; le même , pap. vél . , fig .
premières épreuves , 5 fr. pour Paris , et5 fr. 50 c. frane
de port . Chez Guillaume et compagnie , libraires , rue
Hautefeuille , n. 14.
Le talent de M. Théveneau est connu depuis long-temps ; la plupart
des poésies qui sont réunies dans le volume que nous aunonçons , ont
paru séparément ; elles ne peuvent que se prèter un mutuel appui , et
confirmer la réputation qu'elles ont déjà acquise à leur auteur.
Hygiène oculaire , etc. ( avec de nouvelles considérations
sur les causes de la myopie ou vue basse ) ; par
M. Réveillé-Parise , docteur en médecine . Prix : 2 fr . 50 c . ,
et 3 fr. par la poste. A Faris , chez Méquignon- Marvis ,
libraire , rue de l'Ecole de Médecine , n . 9 ; et chez
P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n. 18 .
Cepetit ouvragedéjà avantageusement connu, mérite d'être accueilli.
favorablement par les gens de lettres et toutes les personnes dont la vue
est faible et délicate. Le style est clair , précis , dégagé , autant que pos288
MERCURE DE FRANCE.
sible, de tout terme de l'art, ce dont on doit savoir gré à l'auteur qui rend,
par là, les salntaires précautions qu'il indique d'une utilité plus générale.
De la Calomnie , brochure. Prix : 1 fr . , et 1 fr . 25 с .
par la poste . Chez Mongie aîné , libraire , boulevard
Poissonnière , n. 18.
Prouver par de très-anciennes lois que, de tout temps , la calomnie fut
regardée comme un des crimes les plus atroces et les plus dangereux
pour la société ; gémir sur l'esprit de parti qui trop souvent la fait naître ;
et précher la concordeet l'union , tel est le louable but de l'ouvrage que
nous annoncons . Il est écrit avec une extrême modération, et porte le
cachet d'une âme honnête , fortement pénétrée de vertueux principes.
Nous conseillons la lecture de cette brochure si sagement pensée, et nous
regrettons de ne pas connaître le nom d'un auteur qui s'est assuré des
droits à l'estime publique.
Confessions de Clémentine écrites par elle-même ,
suivies d'Osmin et d'Azema , nouvelle espagnole. Deux
vol. in-12. Prix : 4 fr. Chez Guillaume et compagnie ,
libraires , rue Hautefeuille , n. 14 , et chez P. Mongie
aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
C'était assurément le cas de se rappeler que les confessions doivent
être secrettes , et lorsqu'on a tant d'aveux honteux à faire , pourquoi ne
pas sedispenser de les confier au public ? Cet ouvrage , fort platement
écrit , est aussi indécent qu'ennuyeux.
Les Orphelins , drame en trois actes et en vers ; par
M. A. B. Prix : 2 fr. Chez Chaigneau jeune , imprimeurlibraire
, rue Saint-André-des-Arcs , n. 42 ; chez Pillet ,
imprimeur-libraire , rue Christine , n. 5 ; chez P. Mongie
aîné , boulevard Poissonnière , n. 18 ; et chez tous
les marchands de nouveautés .
L'auteur avoue si franchement , dans sa préface , qu'il ne se dissimule
point les défauts de son drame , que nous n'avons pas le courage de les
relever ; mais en louant la modestie de ce jeune débutant , nous lui conseillons
d'attendre désormais , pour se faire imprimer , qu'un talent plus
prononcé lui rende l'indulgence moins nécessaire.
TABLE.
Poésie. 241 Annales dramatiques . 273
Enigme , Charade et Logogr. 242 Politique. 2-S
Nouvelles littéraires . 245 Noticeset annonces . 286
Beaux-arts. 266 Nécrologie. 276
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUÇKE .
MERCURE
mm
:
DE FRANCE .
SAMEDI 17 MAI 1817 .
LITTÉRATURE .
POÉSIE.
Le Salon de 1817 .
France ! énorgueillis -toi ! des arts et du génie
Tu seras désormais l'immortelle patrie .
Vainement la victoire , en ses jaloux efforts ,
Croyait t'avoir ravi tes plus riches trésors .
Rien n'épuise ton sein en chefs-d'oeuvre fertile ;
Pour un qu'il vient de perdre il en enfante mille.
D'une nouvelle ardeur , ton génie animé
Se venge , et reprenant son vol accoutumé ,
Réalise à nos yeux , dans ses brillans prestiges ,
D'Apelle et de Zeuxis les antiques prodiges .
Mais , parmi ces tableaux offerts de toutes parts ,
Quel tableau le premier fixera nos regards ?
Tous ont un droit égal à nos justes suffrages ,
Et nommer les auteurs , c'est louer les ouvrages.
ΤΟΜΕ 2 19
290
MERCURE DE FRANCE .
Dirai-je avec quel art un sublime pinceau ,
Sans cesse impatient d'un triomphe nouveau ,
Offre à l'oeil étonné la plus savante image
Des transports de l'amour , des transports de la rage ,
Et dans l'heureux essor de sa conception ,
Nous pénètre d'horreur et d'admiration ?
Incestueuse épouse et sacrilége amante ,
Clytemnestre , au milieu d'une clarté sanglante ,
Marche , prête à plonger, d'un bras désespéré ,
Au sein du roi des rois un fer dénaturé :
Égiste qui l'entraîne à ce dessein farouche ,
Semble pousser son bras vers la fatale couche ;
Il triomphe , et son front révélant ses forfaits ,
Du glaive parricide accuse les délais .
A cette grande scène , à ces effets terribles ,
Ont succédé bientôt des effets plus paisibles .
Belle de sa langueur , Didon , loin de sa cour ,
Tranquille , s'abandonne aux charmes de l'amour :
Elle prète au Troyen une oreille attentive ;
Ses vertus , ses malheurs , sa voix , tout la captive :
Oui , Guérin ! dans ses yeux tu fis passer son coeur ,
Et ton plus fier rival , t'avouant son vainqueur ,
A ce pur coloris , à cette touche habile ,
De la peinture en toi reconnaît le Virgile.
Entre ces deux chefs - d'oeuvre , et digne de tous deux ,
S'en élève un plus jeune et plus audacieux :
Sa vigueur , son éclat , sa structure savante ,
Annonce l'heureux jet d'une verve naissante :
Saint- Etienne , entouré d'un peuple furieux ,
Prèche en vain l'Evangile et la crainte des cieux ;
Il voit s'amonceler les flots de la tempète ;
Mais provoquant la mort qui menace sa tête ,
Il s'élance déjà vers la divinité ,
Et s'empare en espoir de l'immortalité.
1
ΜΑΙ 1817. 29г
Sur ce mont nébuleux quel guerrier solitaire
Dérobe sa douleur à la nature entière ?
Du malheureux Oscar c'est le fidèle ami :
Au milieu des tombeaux , près d'un fils endormi ,
Il rève la vengeance , espoir de sa vieillesse
Et nous peint d'Ossian la sublime tristesse .
,
, Là paraît ce héros qui s'armant pour la foi
Combattit en chrétien , en chevalier , en roi ,
Et trahi par le sort , mais non par son courage ,
Loin du sol paternel , sur un brûlant rivage ,
Conserva , triomphant dans son adversité ,
Du trône et du malheur la double majesté.
Il expire et se montre , à son heure suprême ,
Digne encor des Français , digne encor de lui-même .
Plongés dans la douleur , près de son lit de mort,
Infidèle et chrétien , tous déplorent son sort.
On s'agite , on frémit , et la patrie entière
Semble dans le tombeau descendre avec son père .
Mais , lassés d'admirer ces sujets sérieux ,
Reposons à la fois notre esprit et nos yeux ;
Contemplons dans ces murs , voués à la prière ,
Prosternée humblement la tendre La Vallière :
Délaissant , pour Dieu seul , et le monde et la cour ,
Elle abjure à ses pieds les erreurs de l'amour.
Plus loin s'offre un tableau plein de grâce et de vie :
Aimable illusion ! étonnante magie !
Vous croyez assister au repas du matin .
Dans un large fauteuil voyez ce citadin
Savourer de Moka la fève délectable .
Son négligé , son coude appuyé sur la table ,
Et la jeune servante et ses soins diligens ,
Le chien fixant sur lui ses yeux intelligens :
Rien ne fut oublié , tant l'adroite peinture
Jusque dans ses détails imite la nature ! 19.
292
MERCURE DE FRANCE.
Sans arrêter nos yeux sur tant d'autres tableaux ,
Admirons ce portrait , orgueil de nos pinceaux :
C'est l'image du Roi que tout Français adore :
On y vole , on la quitte , on y revient encore :
Oui , Robert ! ton génie offre à nos yeux ravis ,
Les traits de la vertu sous les traits de Louis .
Honneur aux fils des arts dont le puissant génie
De prodiges nouveaux enrichit la patrie !
C'est peu : d'un seul regard ils ont tout animé ;
Du même enthousiasme à son tour enflammé ,
L'élève, en s'efforçant d'égaler son modèle ,
Promet à notre école une gloire immortelle ,
Et l'oeil observateur , qui devance les temps ,
Voit nos succès futurs dans nos succès présens .
A. BIGNAN fils .
ÉNIGME.
Quand je suis féminin , je suis certain poisson
Vivant , nageant dans certaine rivière ;
Quand je suis masculin , je deviens la rivière
Où vit et nage ce poisson.
(Par M. C... , avocat.)
mmmmmtu
CHARADE.
Dans le monde, au salon , lecteur , sois mon premier ;
Le vendredi mange de mon dernier :
Pour ce saint jour c'est un mets régulier.
Si tu veux figurer dans le calendrier ,
Etre un grand saint , imite mon entier.
(ParM. ***.)
MAI 1817 295
LOGOGRIPHE .
Avecmes quatre pieds je ne connais personne
Qui veuille se charger de moi ;
Chacun sans balancer me donne
Et me rejette loin de soi.
Mais si vous me coupez et la queue et la tête ,
Qui chez moi ne diffèrent pas ,
Chacun me fait alors l'accueil le plus honnête;
On me prise , et l'on plaint celui qui ne m'a pas.
(Parun anonyme.).
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Lemot de l'énigme est corps; celui de la charade ,
Voltaire; et celui du logogriphe livre , où l'on trouve
ivre.
294 MERCURE DE FRANCE .
mnu
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
VICTOIRES , CONQUÊTES ,Désastres , Reverset Guerres
civiles des Français , etc. , de 1792 à 1815 ; par
une société de militaires et de gens de lettres (1 ) .
Suum cuique decus posteritas rependit, dit Crémutius
Cordus , répondant devant Tibère en présence du sénat
assemblé , à l'accusation intentée par deux satellites de
Séjan , nec deerunt , si damnatio ingruit , qui non
modò Cassii et Bruti , sed etiam mei meminerint (2).
La justification de la noble entreprise dont nous allons
rendre compte , est toute entière dans ces paroles du
sénateur romain : aussi l'adage historique qu'elles renferment
sert-il d'épigraphe au cadre dans lequel une
société de militaires et de gens de lettres se sont proposés
de réunir les actions guerrières qui ont illustré
lanation française pendant la plus étonnanté période
de son histoire , époque à jamais mémorable, et consacrée
pour la postérité sous la dénomination spéciale
de la révolution .
Toutefois le but proposé ne pouvait pas être entièrement
atteint , si les auteurs eussent renoncé à placer , à
côté des exploits les plus remarquables , des actes les
plus sublimes de courage et de dévouement , les désas-
(1) Premier volume , orné de quatorze plans. Prix : 6 fr. 50 c. ,
et 8 fr. franc de port. A Paris , chez C. L. F. Panckoucke , éditeur
, rue et hôtel Serpente , n. 16. ( Voir , pour les conditions
de la souscription, le dernier numéro du Mercure , pag. 286.)
(2) Tacit. , Annal. , lib. iv, 35.
ΜΑΙ 1817. 295
tres , les revers et les fautes qui deviennent , dans l'ordre
immuable de la nature , le contrepoids des triomphes
éclatans , le correctifd'une gloire mondaine , l'opposition
nécessaire dans le grand tableau des actions humaines .
Quel spectacle que celui d'une nation luttant avec
enthousiasme contre des peuples unis d'intérêt contre
elle , bien qu'alors même qu'elle fait les efforts les plus
héroïques , elle soit tourmentée par l'anarchie, et déchirée
par les dissensions civiles ! Au fort des calamités
publiques , on voit s'élever tout-à-coup une génération
guerrière qui oppose un rempart d'airain aux attaques
combinées des ennemis extérieurs , et les empêche de
profiter de l'occasion la plus favorable qu'ils puissent
rencontrer pour partager ses dépouilles , et la réduire
en esclavage. A l'amour de la patrie , premier mobile
du véritable courage , succèdent bientôt les illusions
de la gloire. L'impulsion est donnée ; le sentiment prolongé
de la vengeace ne peut plus s'arrêter aux frontières
affranchies , et les peuples agresseurs éprouveront
à leur tour tous les malheurs d'une invasion . La même
cause doit amener les mêmes effets , et cependant cesera
peut-être encore un nouveau sujet de gloire. La
lutte va rester toujours inégale : les nations de l'Europe ,
quoique fortes individuellement du sentiment de leur
indépendance , auront besoin de se liguer encore une
fois, de se réunir en masse pour combattre et désarmer
le peuple qui combattit seul contre tous au temps des
dangers que courait son indépendance.
Tel est l'ensemble des faits que doit renfermer l'ouvrage
dont M. Panckoucke publie aujourd'huile premier
volume. Première pierre du monument national que
des amis de la patrie élèvent en l'honneur des guerriers
qui l'ont défendue , ce volume se recommande déjà par
le haut intérêt qu'inspire naturellement le sujet qui
296 MERCURE DE FRANCE .
s'y trouve traité. Une introduction éloquente déroule
d'abord à nos yeux l'esquisse de cette longue guerre
européenne commencée et terminée en France. On y
voit comment s'est formé l'enthousiasme qui a enfanté
les grandes choses dont l'ouvrage entier retracera les
détails. « C'était à qui serait le plus promptement
« équipé pour marcher à l'ennemi ; on demandait ,
«oncherchait à faire l'essai de ses forces dans un
« premier combat , et l'on attendait la victoire des
« premières inspirations du courage. C'était l'empres-
<< sement des Romains au temps de leur pauvreté
« et de leur vertu ; mais Rome avait encore besoin
<< d'un dictateur pour appeler ses enfans à la guerre ;
« le péril de la patrie suffisait pour réunir les Français.
« Au dévouement absolu que Sparte commandait à ses
<< citoyens , s'unissait un mélange d'intérêt militaire ,
<< d'amour de la gloire , d'émotions vives et tendres ,
« de gaîté nationale et d'enthousiasme, qui donnaient
« une physionomie particulière à cette première époque
« de la liberté.
Parcourant ensuite avec rapidité la vaste carrière de
nos exploits et de nos revers , fixant l'attention sur les
époques les plus remarquables , sur les guerriers les
plus dévoués et les plus intrépides , sur les chefs les plus
recommandables , l'énergique auteur de cediscours préliminaire
le termine par une péroraison dont nous allons
citer quelques fragmens , parce qu'ils feront connaître
les honorables sentimens qui paraissent diriger les membres
de cette association de citoyens dans la rédaction
desAnnales militaires dontM. Panckoucke est l'éditeur.
« L'Amérique , l'Asie , l'Afrique et l'Europe ont
« été pour nous des champs de bataille......; des races.
• d'hommes ont disparu toutes entières , en quelques
ΜΑΙ 1817 . 297
<< années , de la surface de la terre........ Pourquoi nos
« premiers débats n'ont-ils pas été apaisés par l'inter-
« vention d'une haute sagesse unie à une grande auto-
<< rité ? Que nous serions heureux maintenant si les
<<<différens partis , ayant abjuré toute haine , et fait à
« la patrie un généreux sacrifice de l'excès de leurs
<<prétentions respectives, nous avaient permis d'adopter,
<<dès le commencement de nos divisions , le pacte social
« que nous possédons aujourd'hui, ce pacte où les
« droits du trône et du peuple sont consacrés , où
*l'heureux équilibre des pouvoirs nous préserve des
dangers d'une seule chambre , tandis que l'autorité
« d'un monarque inviolable devient la première ga-
<<rantie de la liberté publique ! O France ........ ! tu as
« fait assez pour ta gloire , aime à présent la paix qui
« seule peut assurer ton indépendance et réparer tes
<< malheurs ; élève à côté de tes nombreux trophées les
« merveilles du génie , du commerce et des arts. L'Eu-
<<rope a admire tes exploits , donne-lui maintenant de
<<plus doux exemples . Le premier rôle t'est réservé
« encore si tu veux y prétendre. Tu es l'aînée de
«presque tous les autres peuples en civilisation ; tu
« peux tenir le sceptre des sciences et des lettres; con-
* serve ces innocens avantages , et défends , par de
« nouveaux progrès , cette suprématie sans danger ;
<<mais il est sur-tout une grande et utile leçon que tu
« peux donner aux autres nations; qu'elles apprennent
« de toi à éviter les déchiremens des révolutions , à
« réclamer leurs droits avec les armes de la raison , et
« non pas avec celles de la force ; applique-toi à user
« sagement du présent que ton prince t'a fait ; que
« la constitution , fruit de sa sagesse , soit pour toi
« l'arche sainte ....... ! montre aux rois que leur autorité
« est plus grande, plus assurée sous une constitution ,
298 MERCURE DE FRANCE.
« que dans un régime où leur pouvoir suprême n'a
<<point de limites ; enseigne aux peuples à aimer le
<<règne des monarques soumis aux lois , et à connaître
« la véritable liberté qui n'est ni dans la licence , ni
« dans les troubles civils...... En faisant des citoyens ,
« tu feras des guerriers , et tu trouveras toujours dans
« ton sein une race de héros semblables à ceux qui ont
< conquis l'admiration de la terre , et qui , jusqu'à leur
<<dernier soupir , seront prêts à verser leur sang pour
« ta cause . ».
C'est ainsi que les auteurs de ces intéressantes Annales
de la gloire française préparent la lecture de leur récit.
Unexposé succinct des premiers événemens politiques
qui amenèrent les souverains de l'Europe à prendre les
armes contre la France , précède la narration militaire.
La guerre commence enfin sous de funestes auspices.
Les troubles de l'intérieur n'avaient point encore fixé
les idées de la nation sur sa véritable situation à l'égard
des puissances étrangères. Les officiers de l'armée avaient
émigré en grande partie. Un esprit d'insubordination
et de révolte , suite inévitable d'une révolution inattendue
, s'était introduit dans l'armée qui ne montait
pas , en 1791 , à plus de cent mille hommes. Des bataillons
de volontaires , exercés dans les garnisons , ne
paraissaient point encore en état de se mesurer avec de
vieilles bandes . Le premier engagement sur la frontière
est une déroute préparée par la licence , organisée
par la lâcheté. Les anciens soldats ayant perdu , soit
par conviction , soit par suggestion , toute confiance
dans leurs chefs , se portent àtous les excès qui excluent
le courage. Le général Théobald Dillon est mis en
pièces par de lâches furieux qui cherchent à couvrir
leur infâme conduite par un crime plus grand encore.
Bientôt l'arrivée des soldats citoyens dans les range
MAI 1817 . 299
de l'armée , permet à quelques généraux auxquels on
ne saurait refuser au moins beaucoup d'estime , de faire
entendre le langage de la raison , de rétablir quelque
discipline. Si leurs généreux efforts ne furent pas
d'abord couronnés par les brillans succès qui suivront
les premiers désastres , il faut en accuser la marche lente
des choses , et surtout ce ferment intérieur qui tendait
incessamment à désorganiser les plans les plus sages et
les mieux combinés qu'on aurait pu prendre. Le général
La Fayette , l'élève et le digne ami du héros de
l'indépendance américaine, était sans doute appelé à
jouer un rôle brillant dans nos premières campagnes ,
puisque dans ces temps de désorganisation il ne désespéra
point de la chose publique. Plus habile , mais plus
malheureux que le consul Varron , il devint , par sa
confiance même , l'objet spécial des persécutions de
l'ignorance et de l'intrigue , et fut forcé de s'éloigner
d'une patrie que des hommes méchans ou ingrats le
mettaient dans l'impossibilité de servir désormais avec
honneur. « Avant de quitter son armée , disent les
Annales , ce général, vraiment patriote , avait pris
toutes les précautions nécessaires à la sûreté des corps
qui la composaient. » Le général La Fayette répondit
ainsi , par un bienfait, aux mesures injustes que la ca
lomnie faisait prendre contre lui. "
Cependant , au milieu du tourbillon de l'anarchie, apparaît
le génie de la patrie. Il acommandé à ses défenseurs
de résister aux efforts des ennemis réunis contre
elle. Le combat de Valmy , ce beau titre de gloire du
maréchal Kellermann , arrête la marche victorieuse des
Prussiens vers la capitale , et devient le signal des victoires
nombreuses qui vont placer la France au plus
haut degré de splendeur. La Savoie , le comté de Nice
sont conquis. Dumouriez , à Jemappes, s'ouvre les portes
500 MERCURE DE FRANCE .
de la Belgique. Custine s'empare de Mayence et de
Francfort . Les Français sont déjà parvenus à l'embouchure
de la Meuse et au-delà des rives de la Roër et du
Mein. Mais ce rapide élan n'est point soutenu par la
science que donne une expérience qui ne s'acquiert
souvent que par des revers . D'ailleurs, l'esprit national,
contrarié dans sa marche par des événemens politiques
qui peuvent lui donner une autre direction, a besoin
du retour du danger pour reprendre une nouvelle énergie.
Nos soldats sont repoussés , vaincus : nos places
frontières sont envahies ou entourées .
La plus déplorable des guerres vient ajouter encore
aux malheurs imminens de la patrie. La Vendée blessée
dans ses affections , s'insurge contre l'oppression
intérieure ; sa position ne lui permet pas de voir le
danger plus lointain qui menace la France entière. Des
hommes rapprochés de la nature par leurs moeurs et
par leurs habitudes , des paysans bons et simples voient
dans ce qu'ils regardent comme l'avilissement de leur
antique religion , dans la destruction de la monarchie ,
un péril plus certain que celui d'une invasion étran
gère. Ils sont dirigés , dans leurs mouvemens , par des
chefs dont les intérêts sont encore plus directement
froissés. Une lutte sanglante s'engage entre deux partis
qui ne veulent faire aucun sacrifice pour opérer un rapprochement.
Les uns voient dans leurs adversaires les
instrumens d'une faction dominante ; ceux-ci regardent
les autres comme les auxiliaires des ennemis de la
France. L'exaspération est à son comble , le sang ruisselle
, l'incendie menace de gagner toutes les parties du
territoire. Toulon livre son port aux Anglais , et préfère
le joug de l'étranger aux fureurs d'une odieuse
anarchie. Le volume dont nous rendons compte se ter
mine à ce dernier événement.
ΜΑΙ 1817 .
Jot
Les auteurs de cette attachante compilation de nos
premiers faits d'armes dans la guerre de l'indépendance,
ont pris une marche variée qui sauve au plus grand
nombre des lecteurs les inconvéniens d'un récit continu .
Leur ouvrage n'est point , à proprement parler , une
histoire toujours suivie et raisonnée ; il présente plutôt
des éphémérides militaires . Les différens combats y sont
placés comme sur une colonne triomphale , aux époques
précises , sans avoir égard au brusque changement du
théâtre sur lequel ils ont été livrés. C'est , si l'on veut ,
un recueil d'anecdotes guerrières qu'on peut quitter un
moment, mais qu'on reprend toujours avec un nouvel
intérêt , parce que les faits qu'il retrace se lient naturellement
entre eux; et que rien de ce qui peut éclairer
l'opinion , guider le jugement , consacrer les belles
comme les mauvaises actions , exciter les souvenirs ,
n'est omis dans cette première partie des Annales militaires
de la révolution .
Le style souvent simple , presque toujours clair et
facile , et quelquefois élevé , nous a paru se plier aux
différens genres de narration , et être à la portée de
toutes les classes de lecteurs .
Nous bornons ici notre analyse. Nous ajouterons
toutefois de nouveaux développemens aux idées que
nous a suggérées ce premier volume , lorsque le second ,
qui doit être publié très- incessamment , suivant la promesse
de l'éditeur , aura paru .
Th. B.
302 MERCURE DE FRANCE .
L'ERMITE EN PROVINCE.
EXERCICES ET AMUSEMENS DES BASQUES.
Hác celebrata tenus sancto certamina patri.
VIRG. , Enéide.
(Ils conservent ces jeux qui leur viennent de leurs ancêtres.)
,
Pour visiter les communes du Labour qui me restaient
à connaître, nous descendîmes la Nive. Cette rivière ,
qui prend sa source au-dessus de Roncevaux , et coule
entre les chaînes des Pyrénées , n'est qu'un torrent
jusqu'à Cambo ; et depuis-là même , ces eaux , qui ne
sont ni encaissées, ni contenues, embellissent le paysage
beaucoup plus qu'elles n'enrichissent le pays. Pour les
refouler vers les nasses des moulins on ne laisse, de
distance en distance , à la navigation , que des courans
dangereux à descendre et très-pénibles à remonter. Les
bateaux qu'on appelle chalans , ne peuvent contenir que
très-peu de marchandises. Il serait digne de la bienfaisance
d'un gouvernement éclairé de faire examiner cette
rivière par d'habiles ingénieurs ; ils trouveraient probablement
les moyens d'en agrandir la navigation , et ce
serait un véritable service à rendre à ce département ,
à la France et même à l'Espagne.
Cambo , situé au plus grand évasement de la vallée ,
s'étend partie sur une hauteur très-élevée au-dessus
du niveau de la Nive , et partie sur le bord même de
cette rivière . Ailleurs , la distinction de Haut et Bas
Cambo pourrait être un sujet de haine et de division
entre les habitans ; mais ces pauvretés ne sont point
ΜΑΙ 1817 . 303
connues ici. Les Basques sont tous également fiers de
leur nom et de leur pays ; cette égalité d'orgueil national
les maintient en paix .
Des eaux minérales , moins renommées et tout aussi
bonnes que celles de Bagnières et de Barège , attirent à
Cambo, vers la fin de l'été , un assez grand nombrede malades
qui viennent y chercher la santé , et de gens bien
portans qui viennent y chercher le plaisir : ce concours y
multiplie naturellement les parties de chasse , les parties
de paume et les danses , dont je ne puis me dispenser
de parler avec quelques détails : c'est sur-tout
dans leurs jeux qu'il faut étudier les moeurs de ces montagnards
: le plaisir ajoute singulièrement à la physionomie
du peuple basque .
L'ardeur des Basques pour la chasse aux palombes ,
égale presque leur amour pour la paume et pour la
danse : c'est en automne que cette chasse commence ;
je ne serai pas ici pour y assister , mais j'interroge
M. Destère ; il me répond , et j'ai les objets absens sous
les yeux.
Il y a deux espèces de chasse aux palombes , la petite
qui se fait dans les vallées , et la grande dans les
montagnes . Pour la première , le chasseur principal se
construit , au faîte d'un arbre, une cabane en feuillage ;
il s'y loge , muni d'un fusil et d'une palombe aveugle ,
qu'il attache en dehors avec un fil assez long pour permettre
à l'oiseau de voltiger à quelque distance de la
cabane : d'autres chasseurs vont se cacher dans les
broussailles : au cri de l'appeau , que le chasseur d'en
haut provoque , en lui faisant sentir le lien qui l'arrête ,
les compagnies de palombes , qui se trouvent dans le
voisinage, accourent et s'offrent d'elles -mêmes au plomb
qui les atteint de toutes parts.
La grande chasse exige des préparatifs et des dé
304 MERCURE DE FRANCE.
penses considérables , qui se partagent d'ordinaire entre
les propriétaires réunis pour cette chasse. Tous les
arbres élevés de la montagne où l'on se rassemble se
couvrent de cabanes et de chasseurs , sans autre arme
qu'une espèce de cresselle. Les palombes aveugles font
d'abord leur office : leurs voix attirent en foule leurs
compagnes : au même instant les chasseurs d'en haut
lancent , au milieu d'elles, un épervier de bois, et font
résonner les cresselles ; à cette vue , à ce bruit , les
essainis de palombes effrayées s'abattent sur de vastes
filets tendus sur les arbres d'une colline à l'autre; on
en prend ainsi plusieurs centaines d'un seul coup : ce
serait un tableau charmant à faire que celui d'une partiede
chasse aux palombes ; mais le temps me presse, et
des fêtes , plus locales encore , attirent mon attention et
mes regards .
Le jeu de paume est ici une véritable fureur : on en
connaît de deux sortes : le rabot et la longue ; le premier
, qui n'a que le second rang , se joue sur de petites
places , avec une balle dure lancée contre une muraille ;
il ne diffère , que par certaines conventions , du jeu de
balle que l'on joue en France dans la plupart des colléges
: il a cela de particulier , cependant , que dans ce
pays , il y semble réservé aux enfans qui touchent à
l'adolescence , et aux hommes âgés qui touchent à la
vieillesse : ils y jouent assez communément les uns
contre les autres, et presque toujours la partie est égale, car
les uns n'ayant pas encore acquis toutes leurs forces , et les
autres n'ayant pas perdu toutes les leurs , ils se trouvent
à une égale distance de leur plus grand développement ;
au commencement de cette lutte , entre quinze ans et
soixante , soixante a d'abord l'avantage , mais plus souvent
quinze gagne la partie : cela s'explique ; la fatigue
d'un exercice violent qui épuise les forces du vieillard
/
OTIMBRE
ΜΑΙ 1817. 305
qui finit , ne fait qu'accroître celles de l'enfant qui
commence.
Toutes les merveilles de ce genre de talent se déployent
dans les parties à la longue.
Des milliers de spectateurs accourus de tous les
points du département , et quelquefois même de l'Espagne
, se réunissent dans un vaste espace préparé à
cet effet. Dans ces jours solennels les parties ne se
forment qu'entre des artistes connus , et sur le talent
desquels s'établissent des paris considérables ; car ce
n'est pas seulement la vanité de son opinion , c'est quelquefois
une partie de sa fortune qu'on risque dans ces
conjectures : M. Destère m'a assuré qu'il avait vu plus
d'une fois 50 mille francs déposés sur la place. Les
murs des jardins , les croisées , les toits des maisons , les
grosses branches des arbres qui avoisinent le lieu de la
scène , sont couverts de spectateurs de tout sexe et de
tout âge : on commence par former le jury des jeux ,
lequel se compose d'un certain nombre d'amateurs émérites
, qui prononcent en dernier ressort sur les contestations
toujours prêtes à s'élever dans le cours de la
partie.
L'uniformité de costume est d'usage entre les joueurs ,
quelle que soit , dans la société , la condition ou la profession
de chacun : tous un léger réseau sur la tête ,
sans autre vêtement qu'un pantalon et une chemise d'une
éclatante blancheur , on ne les distingue qu'à la couleur
de leurs ceintures en soie qu'ils renouent fréquemment ,
et qu'ils manient avec une grâce toute particulière :
cette qualité , dont le peuple basque est essentiellement
pourvu , se fait plus particulièrement remarquer dans
un exercice où la force , la souplesse , la vélocité sont
les conditions d'un succès qu'on n'obtient guère qu'à la
fleur de l'âge.
20
506 MERCURE DE FRANCE .
Léger comme un Basque , dit-on proverbialement
et sans se douter de l'exagération que renferme un pareil
éloge: ce vers sur le cerf poursuivi par une meute ,
L'oeil le cherche et le suit aux lieux qu'il a quittés .
n'est pas moins littéralement vrai en parlant des jeunes
habitans de ces montagnes : le vol de leur balle en
Pair n'est pas plus difficile à suivre que la trace de
leurs pas.
Une idée qu'on se fait encore plus difficilement , c'est
celle des émotions que leur font éprouver les diverses
révolutions de la partie. Durant ce flux et reflux de
crainte et d'espérance , des témoins courent de tous
côtés pour en porter au loin les nouvelles . Les routes ,
à plus de six lienes de la place , sont semées de curieux
qui interrogent ,en palpitant , ces messagers . Denain ,
Fontenoy, n'excitaient pas de plus vives inquiétudes
. Enfin, quand le talent ou le sort, qui prend
sa part dans tous les événemens de ce monde , adécidé
la victoire , les vaincus ne songent plus qu'à des revanches
, et les vainqueurs, qu'à de nouveaux combats.
Ces luttes ne sont pas seulement des jeux; on y voit la
fortune et la gloire .
La paume ( 1 ) a ses héros, et les Sorrende, les Duraty,
les Silence , les Parquins et quelques autres ont attaché
à leur nom une célébrité dont la tradition , à défaut
de l'histoire , leur garantit la durée. M. Destère m'a
raconté à ce sujet l'anecdote suivante : « Le fameux Parquins
, dans le cours de la révolution , avait été forcé
d'émigrer en Espagne ; il apprend qu'un de ses rivaux
(1) La balle , avec laquelle on joue , se nomme , en basque ,
pilota, vieux mot évidemment dérivé du latin et du grec pila.
ΜΑΙ 1817 . 307
de gloire, nommé Crutchatty , annonce une partie de
paume aux Aldudes sur la frontière. Aussitôt Parquins
fait solliciter auprès des autorités du lieu un sauf-conduit
qu'on lui accorde , et que l'on motive sur la nécessité
d'opposer à Crutchatty le seul rival digne de lutter avec
lui. Parquins arrive , entre en lice , combat , remporte
la victoire , et retourne en Espagne aux acclamations
de la foule qui l'accompagne jusqu'à la frontière. >>>
C'est dans les fêtes locales qu'il fallait voir, il y a
quelques années encore , ces danses où figuraient des
communes entières , où tous les âges de la vie humaine
(depuis le moment où l'on forme les premiers pas , jusqu'à
celui où l'on se prépare à franchir le dernier ) , se
réunissaient autour des tombeaux pour y célébrer , par
les mêmes danses , ces fètes où trois ou quatre cents
générations avaient successivement assisté dans les
mêmes lieux.
Les âges , dans l'ordre de leur succession , et les
sexes sur deux lignes , après l'office divin , se rendent ,
de l'église au cimetière , précédés du maire de la commune,
que , dans la langue poétique du pays, on nomme
PONTIFE CIVIL ( aousso apessa ) . Ce pontife (précisément
comme Plutarque à Chéronée ) , des branches de laurier
et d'olivier à la main, conduit, en cadence , la marche
solennelle qu'il amène sur la place publique au son des
instrumens indigènes , parmi lesquels on ne compte que
le tambour de basque , leflutet à cing trous , et une
espèce de violon sans chevalet , sur lequel le rythme
se marque en frappant les cordes avec un court bâton
recouvert en peau. C'est au moyen de ces instrumens ,
si pauvres d'harmonie , auxquels se mêlent , par intervalle
, quelques voix agrestes , que des laboureurs , des
pâtres , leurs mères , leurs femmes et leurs filles rem
20.
508 MERCURE DE FRANCE.
plissent la vaste étendue des cieux de chants qui semblent
en descendre .
Arrivée sur la place , toute cette population y forme
un rond immense et la parcourt plusieurs fois à pas mesurés
. La marche s'anime progressivement ; et c'est au
moment où son action devient la plus vive , que le
tambourin donne le signal du mouchico , danse violente
et qui admet tout un peuple sans confusion. Noverre et
Dauberval ont essayé d'en donner une idée sur lethéâtre
de l'Opéra ; mais comment lui conserver son caractère
national ? Ce ne sont pas seulement les pieds , les bras ,
c'est le corps des Basques que le mouchico met en mouvement
, et leur âme est encore plus agitée ; ils crient ,
parlent et chantent en dansant ; ils remplissent la place
de ces éclats , de ces gloussemens de voix dont ils font
retentir les échos des montagnes , lorsqu'ils traversent
les Pyrénées , et qu'ils veulent s'avertir de l'endroit où
ils se trouvent. Cette espèce de gamme rapide s'appelle
irrincina dans les Pyrénées , et incina dans quelques
parties des Alpes . Je crois me souvenir que Silius Italicus
en fait mention dans son poëme , et qu'il cherche
à l'imiter par l'harmonie de ses vers .
Les paroles improvisées pendant le mouchico , sont
l'expression bien plus vraie de l'ivresse que produit
cette danse parmi les Basques . On ferait un recueil
charmant des mots passionnés , des louanges délicates
que leur inspirent en ce moment l'amitié , l'amour et
la piété filiale .
Les chants des Basques sont langoureux , comme dans
tous les pays de montagnes où le séjour des hommes,
dans ces hautes régions terrestres , semble disposer leurs
âmes aux sensations les plus tendres. La langue des
Basques , dont presque tous les substantifs se terminent
en a , qui se sert de circonlocutions orientales pour
de
u
D
Ta
D
a
1
ΜΑΙ 1817. Bog
désigner les objets qui commandent l'amour , le respect
ou la crainte ; cette langue , dis-je , est plus favorable
qu'une autre à l'expression de la pensée mélancolique.
Dieu s'appelle JAUNGOICOA ( Seigneur d'en haut ) ; la
nuit , GAB-A (absence de lumière ) ; la mort , ERIOTZA
(maladie froide ) ; le soleil , EGUSQUIA ( créateur du
jour ) ; la lune , ILARQUIA (lumière morte) .
Les Basques sont courageux , mais vindicatifs , excellens
soldats , surtout pour la guerre des montagnes ,
mais indépendans et difficiles à retenir sous les drapeaux
au-delà du temps qu'ils se prescrivent eux-mêmes . Un
grand capitaine , qui se connaissait en soldats , disait
que les Basques , si distingués par le courage personnel ,
ne valaient rien en ligne. Dans la guerre de 1793 ,
contre l'Espagne , deux demi - brigades , commandées
par un général ( au nom duquel l'épithète de brave se
joint si naturellement qu'elle semble en faire partie ) ;
deux demi-brigades , disais-je , commandées par le brave
Harispe , après avoir fait des prodiges de valeur , désertèrent
presque jusqu'au dernier homme pour aller embrasser
leurs parens et leurs amis . Au bout de quelques
jours , tous étaient de retour au camp où leur chef les
attendait sans inquiétude.
Les noms propres , véritablement basques , ont presque
tous une signification , tels que Salaberry (salle neuve ) ;
Etcheberry ( maison neuve ) ; Etchecahar ( maison
vieille) ; Ithurbide (chemin de la fontaine); Jaurguiberry
(château neuf ) ; Uharte ( entre deux eaux ).
La propreté dans les habitations et dans les vêtemens
est portée à un plus haut degré parmi les Basques ,
qu'en aucune autre province de France. Les femmes.
sont généralement belles , bien faites , vives et gracieuses.
La religion, chez les Basques , n'est point exempte de
510 MERCURE DE FRANCE .
superstition ; mais cette superstition, loin d'être intolérante
, n'altère pas même cette douce philanthropie
qu'ils exercent sans en connaître le nom : le respect des
morts et des tombeaux est ici un véritable culte : les
cérémonies des funérailles ne sont plus que touchantes ;
jadis elles ont donné lieu à des actes violens de désespoir
et même de rage , auxquels le gouvernement crut
devoir remédier par une ordonnance que M. Depping
nous a conservée dans son Histoire générale d'Espagne:
j'enciterai quelques lignes .
<< Comme il existe en ce pays un usage indécent de
« pousser des cris immodérés à la mort d'une personne ,
<< et de troubler par toute sorte d'actions violentes la
cérémonie des funérailles ; nous ordonnons et éta-
« blissons pour loi , qu'il sera dorénavant défendu de
<<faire entendre , à la mort d'une personne quelconque ,
« des lamentations désordonnées ; de s'arracher les che-
« veux, de se meurtrir la chair , de se blesser à la tête ,
« et de prendre le deuil de bure , sous peine d'une
<< amende de , etc. , etc. »
Je pars demain pour continuer mon voyage dans le
département des Basses-Pyrénées ; mais avant de quitter
ce doux pays , je dirai quelques mots d'Ustaritz , véritable
capitale du pays basque , où tout voyageur qui
n'a pas depatrie doit être tenté de s'en choisir une.
L'ERMITE DE LA GUYANNE.
ΜΑΙ 1817.
31
VARIÉTÉS .
Traduction d'un passage d'un livre espagnol, du commencement
du quinzième siècle.
L'ancienne littérature espagnole est presque ignorée
en France ; si l'on excepte l'inimitable roman de
Cervantes , l'Histoire de Mariana , les Annales de
Zurita , plus citées que lues , celles de Solis dont il
est inutile de lire plus de deux chapitres , et un petit
nombre d'autres ouvrages qu'un bibliographe espagnol
ne pourrait désigner sans hésitation,je ne sais pas trop
ce que des Français pourraient demander aux libraires
de la péninsule. Je ne parle pas des auteurs modernes
ou vivans , parmi lesquels surtout , et avant tout , il faut
distinguer Melendez Valdès et Moratin , devenus classiques
en naissant , et qui méritent d'étre admirés dans
tous les pays , quoique bien maltraités l'un et l'autre dans
leur patrie , dont les hommages tardifs doivent un jour
expier l'ingratitude présente. Je dis simplement qu'on
sait à peine , parmi nous , les noms de Lope de Vega ,.
de Calderon , de Saavedra , de Quevedo ; c'est là que se
borne notre érudition. Quoi qu'on raconte de ces écrivains
, il est probable qu'on ne sera pas contredit , car
il y a peu de gens qui aient acquis le droit d'en parler
avec connaissance de cause . Tout ce qu'un critique raisonnable
peut exiger , c'est qu'on écrive leurs noms
avec exactitude . Cependant , au
lastique , poétique , théologique et péripatétique qui
forme le total de l'ancienne littérature espagnole , celui
qui aurait le courage d'en faire une étude approfondie
y trouverait plus d'une fois des trésors enterrés au fond
de la mine . Nos grands hommes du siècle de Louis XIV
y fouillèrent avec succès et ne s'en cachèrent pas. Lesage
venu plus tard n'y a pas mis autant de bonne foi ;
iln'a pas dit la source où il a pris Gilblas , et certainement
le larcin est incontestable aux yeux de quiconque
se donnera la peine d'y réfléchir. Mon amour-propre
milieu de ce fatras sco312
MERCURE DE FRANCE .
national ne m'empêchera pas de m'occuper un jour de
cette affaire ; en attendant , je vais offrir à mes lecteurs
un échantillon d'un ouvrage espagnol d'un autre
genre. C'est une histoire authentique dont lehéros vivait
à la fin du quatorzième siècle , et mourut vers le milieu
du quinzième. Nos voisins sont très-riches en mémoires
historiques , chroniques et autre productions de cette
espèce , qui font connaître les moeurs et les événemens
de cette époque. Les croisades contre les Maures , auxquelles
nos aventuriers prirent une part si active , l'intimité
des peuples du royaume d'Aragon avec ceux du
midi de la France , qui parlaient à-peu-près la même
langue et furent gouvernés par des princes de la même
famille , les courses militaires de Duguesclin à la tête
de ses bandes , l'union dictée par l'intérêt et la reconnaissance
entre notre roi Charles VI et l'heureux bâtard
de Transtamare qui arracha la couronne et la vie
à son frère légitime , Pierre dit le Cruel ; les secours
que ces deux monarques s'envoyèrent réciproquement
pour faire tête aux Anglais , leurs ennemis communs ,
et mille autres circonstances particulières firent souvent
combattre sous les mêmes enseignes les chevaliers du
Tage et de l'Ebre , et ceux de la Seine et de la Loire.
Ils avaient appris à se connaître et à s'estimer. Le livre
dont je vais copier un passage en fournit des preuves
remarquables .
Le comte Pierre Nino , gentilhomme espagnol , était
venu en France par ordre de son souverain , Henri III ,
en l'année 1404. Il amenait deux galères destinées à
faire la course contre l'Angleterre . Pendant son séjour
à Rouen , il eut occasion de connaître l'amiral Renaud
de Trie , seigneur de Scrifontaine. Le morceau suivant
donne une idée de la galanterie et de la vie de chateau
de ces temps reculés. Je répète que l'ouvrage est
authentique et que ma traduction est littérale. On va
voir qu'à cette époque , il y avait des personnes qui
vivaient fort à leur aise , et qu'il ne faut pas s'étonner
si les souvenirs du passé excitent encore des regrets au
milieu de la civilisation actuelle .
ΜΑΙ 1817. 315
Chronique de Don Pierre Nino , comte de Buelna , par
Guttierre Diez deGames , son porte-enseigne ; publiée
par Don Eugene de Llaguno Amirola , chevalier de
l'ordre de Saint- Jacques , membre de l'Académie
royale de l'histoire.
Madrid , 1782.
(Chapitre 31º. et suivans , page 115 et suivantes.)
Il y avait auprès de Rouen , un noble chevalier qui
's'appelait sire Renaud de Trie , lequel était amiral de
France ; ce seigneur était fort vieux. Il fit inviter le
capitaine Pierre Nino à venir passer quelque temps
avec lui au château de Scrifontaine où il faisait sa résidence.
Le chevalier espagnol fut reçu avec beaucoup
de courtoisie ; il y passa trois jours pour se délasser des
grandes fatigues de la mer. L'amiral était malade ;
homme de guerre depuis son enfance , il n'était plus
en état de se livrer à l'exercice des armes dans lequel
il avait acquis beaucoup de gloire . Son âge et ses infirmités
le dispensaient de suivre la cour et d'aller à
l'armée . Il vivait retiré dans son château , où rien ne
manquait de tout ce qui pouvait convenir à un seigneur
comme lui. L'architecture en était simple , mais
tout avait été prévu pour l'agrément et la sûreté du
maitre ; ses meubles , ses équipages étaient aussi riches
que s'il eût habité dans le centre de la capitale de
France. Il avait des pages , des serviteurs de toute espèce.
Chaque jour de l'année on disait la messe dans la
chapelle du château , qui était parfaitement bien décorée.
Devant le noble manoir coulait une rivière dont les
bords étaient plantés de beaux arbres , et tout autour , il
y avait des jardins très-soignés . On voyait de l'autre côté
un étang entouré d'une grille , et l'on ne pouvait y entrer
que par une petite porte fermée à clé ; cet étang
était rempli de poissons , de telle manière , qu'en cas
de besoin , on eût pu en retirer , en un seul jour , de
quoi nourrir trois cents personnes : quand on voulait
faire cette opération , il n'y avait qu'à fermer le robinet
de l'aqueduc qui alimentait le bassin , et ouvrir un canal
parlequel les eaux s'écoulaient jusqu'à la dernière goutte;
514 MERCURE DE FRANCE .
alors onprenait tout le poisson qu'on voulait , on lachait
ensuite le robinet , et le vivier se remplissait une
seconde fois . L'amiral faisait entretenir une meute de
cinquante chiens de chasse , dontle soin était confié à
des valets particuliers. Il y avait dans ses écuries au
moins vingt chevaux de selle , dextriers , coursiers ou
haquenées . Que vous dirai-je du reste ? Les forêts du
voisinage étaient pourvues de gros gibier de toutes
sortes ; cerfs , daims , sangliers ; on élevait au château
des faucons qui étaient bien dressés .
Le sire de Trie avait pour épouse la plus belle dame
qui fût alors en France ; elle était du plus haut lignage
de Normandie , fille du seigneur de Bilanges , très-magnifiqueen
toutes choses , estimée entre toutes les nobles
dames de sa qualité , par sa prudence , sa bonne tenue
et sa grande sagesse . Elle habitait un gentil pavillon
séparé de celui de l'amiral ; un pont-levis servait de
communication ; mais l'un et l'autre pavillon étaient
compris dans l'enceinte du château. Les habits et joyaux
de cette dame étaient si variés , si riches , en si grande
quantité , qu'il serait trop long de vous le raconter. Elle
avait dix demoiselles nobles et bien élevées pour la
servir , et sans autre affaire que de soigner leur personne
et attendre les ordres de leur maîtresse. Elle
avait encore beaucoup d'autres chambrières. Je vais
vous dire la manière dont madame passait son temps ;
elle se levait de bon matin , ainsi que ses demoiselles ,
et s'en allait avec elles à un petit bosquet qui était tout
près du manoir ; chacune avait son livre d'heures et
son chapelet; elles s'asseyaient un peu écartées les unes
des autres et faisaient leur prière : pendant tout ce
temps il régnait un grand silence parmi elles . Après on
cueillait des fleurs , des roses , des violettes , et on retournait
au château pour entendre la messe dans la chapelle.
Au sortir de la messe , le déjeûner était servi sur
des plats d'argent ; c'étaient des volailles , des alouettes
rôties ; on mangeait à sa volonté , et on buvait du vin.
Madame mangeait rarement à cette heure là, et seulement
pour faire plaisir à ceux qui l'en priaient. Après
le déjeuner , madame et ses demoiselles montaient sur
des haquenées richement caparaçonnées , et les gentilshommes
et chevaliers qui étaient là les accompa
ΜΑΙ 1817 : 315
gnaient à cheval. On allait respirer l'air de la campagne ;
on s'amusait à tresser des guirlandes de verdure , des
chapeaux de fleurs ; vous entendiez chanter des lais ,
des virelais , des ritournelles , complaintes , ballades ,
chansons , de toutes sortes , comme savent si bien les
composer les Français , le tout à plusieurs voix et bien
d'accord. Là , se trouvait toujours le capitaine Pierre
Nino avec ses gentilshommes , car toutes ces fètes avaient
lieu à cause de lui.... , et l'on retournait au château de
lamême maniere. Al'heure du dîner , la table se trouvait
mise dans le salon. Le bon vieux sire de Trie ne
pouvait plus monter à cheval , mais il recevait ses hôtes
avec tant de courtoisie , que c'était une merveille . Ce
seigneur était de belle humeur , quoique travaillé de
maladie; il s'asseyait à table avec madame et Pierre
Nino. Le maître de cérémonie disposait l'ordre des siéges
et prenait grand soinde placer un chevalier ou un écuyer
à côté de chaque demoiselle. Les mets étaient abondans
et d'espèces différentes ; beaucoupde viandes bien
préparées ; des poissons , des fruits , suivant le jour de
la semaine. Pendant le repas , celui qui savait bien dire
pouvait , avec modération et courtoisie , parler de chevalerie
et d'amour ; on l'écoutait favorablement , et il
obtenait des réponses capables de le satisfaire ; en même
temps des jongleurs jouaient de plusieurs instrumens .
Après la bénédiction , la table étant desservie , arrivaient
les ménétriers , et madame dansait avec Pierre Nino ;
chacun des siens avec une demoiselle . Cela durait bien
une heure . La danse finie , madame donnait un baiser
de paix au capitaine, et chacun de ses gentilshommes
recevait égale faveur de celle qui avait dansé avec lui.
On servait des épiceries , du vin , et l'on allait dormir
la sieste. Le capitaine Pierre Nino se retirait dans son
appartement , qui était fort beau , dans le même pavillon
que celui de madame , appelé la chambre de là
Tour. Après avoir reposé quelque temps , on remontait
à cheval; les pages prenaient les faucons , et les hérons
étaient prêts à être lancés . Madame se plaçait en un lieu
convenable , le faucon au poing , et le lançait avec une
grâce admirable . O la belle chasse ! et quel grand plaisir !
Vous voyiez flotter mille banderolles de diverses couleurs,
les chiens se jeter à la nage dans la rivière ,
316 MERCURE DE FRANCE.
courir joyeusement çà et là des demoiselles , et les che
valiers dans toute la plaine ; le bruit des tambours animait
cette fète qu'il est impossible de décrire. Dès que
la chasse était achevée , tout le monde se réunissait
dans une prairie , autour de madame ; on apportait des
volailles , des perdrix froides , des fruits , et chacun
mangeait et buvait et se réjouissait ; on faisait des
tresses de verdure et de fleurs , et l'on revenait au palais
en chantant les plus belles chansons possibles. Le
soir , à la brune , on soupait ; après le souper , on sortait
encore à pied , et l'on allait dans les jardins jouer à
laboule ; on ne rentrait que lorsque la nuit était close ,
et à la lueur de mille flambeaux. La salle était illuminée .
Les ménétriers étaient tout disposés ; on dansait une
partie de la nuit ; on servait des fruits , du vin , et
chacun prenait congé , et s'en allait dormir.
C'était ainsi que se passait chaque journée , suivant
la saison , toutes les fois que le capitaine venait à Scrifontaine
, on d'autres chevaliers , suivant leur qualité.
Toutes ces choses étaient ordonnées par la dame du lieu
qui était à la tête de toutes les affaires et administrait
les biens du sire de Trie , lequel était riehe , puissant
seigneur de grandes terres , et avait de bons revenus ,
Il n'en tenait compte par lui-même , car madame était
bien capable d'y suffire toute seule ; et Pierre Nino fut
aimé honnêtement de madame à cause des bonnes qualités
qu'elle trouvait en lui ; elle lui parlait de ses affaires
avec confiance , et le supplia de faire une visite à son
père , monsieur de Bilanges , lequel vivait en Normandie.
Enfin , Pierre Nino partit de Scrifontaine et
revint à Paris . Les chevaliers venaient à sa rencontre et
lui faisaient beaucoup d'honneurs , parce que sa renommée
était grande.
Pierre Nino fut connu dans toute la cour ; il était recherché
dans toutes les occasions , invité à toutes les fètes,
car il était issu de l'une des douze maisons de France ,
celle d'Anjou ; ces maisons sont la fleur de la noblesse
de ce royaume. Il revint à Rouen où étaient ses galères et
toute sa suite. Sur ces entrefaites , mourutle bon chevalier
amiral de France ; madame de Scrifontaine envoya
chercher Pierre Nino et l'entretint de ses affaires . Dès
ce moment là , ils s'aimèrent l'un et l'autre , et l'his
ΜΑΙ 1817 517
torien fait ici les réflexions suivantes : Si l'amour inspire
plus de force et de courage pour mériter les faveurs
d'une noble amie , combien devait s'estimer
heureux et puissant celui qui avait pour amie Jeannette
de Bilanges , de laquelle il n'est roi , duc , ni autre
grand seigneur qui n'eût été flatté d'en obtenir le choix?
car tous les avantages qu'un amant peut désirer trouver
dans l'objet de ses voeux , étaient réunis dans cette dame
belle , jeune , bonne , aimable , douce , gentille et recherchée
de tous. Elle était de plus aussi riche que sage
et entendue. Ils se donnèrent mutuellement de riches
joyaux pour gage de leur foi .
Pierre Nino était encore à Rouen , lorsqu'il reçut de
Paris une lettre signée de six chevaliers de la maison
de monseigneur le duc d'Orléans. Voici les termes de
cette lettre :
<<<Notre sire et beau-frère M. Pierre , capitaine espagnol;
vos très-chers frères les six chevaliers , dont
les noms et armes ci-dessous , se recommandent à vous
trois mille fois. Or , vous savez déjà que Mons Ponce de
Perellos (1) porte la dame blanche en broderie sur son
habit et un bracelet d'or , en dépit des chevaliers de
monseigneur le duc d'Orléans. Il dit que s'il y a sept
chevaliers qui veuillent accepter le défi de sept autres
qui défendent cette devise de la dame blanche , ils sont
prêts à entrer en lice avec eux et à outrance ; vous savez
que nous aussi , grâces à Dieu , nous partîmes le champ
avec les Anglais , sept contre sept , et que nous eûmes
l'avantage. Aprésent , il nous convient , plus qu'à nul
autre , de soutenir cette entreprise , et béni soit Notre-
Seigneur Jésus Christ , comme soit que l'un de nous est
décédé depuis , Mons Guillen Duchâtel , auquel Dieu
fasse paix ,qui mourut en Cornouailles faisant la guerre
comme bon chevalier, nous vous prions, en honneur de
la chevalerie, et pour l'amour de celle que vous aimez ,
de vouloir bien être notre frère en place du bon chevalier
Mons Guillen Duchâtel , et nous aider en cette
entreprise. Nous vous envoyons la présente par les mains
-
(1) Perellos , famille de Valence , aujourd'hui marquis de
Dosaguas, grand d'Espagne .
518 MERCURE DE FRANCE.
de Paris, hérault d'armes du Roi notreseigneur , auquel
et par lequel nous vous invitons à faire savoir votre réponse
sitôt que possible.
Le premier de mars; Mons RENAUD-GUILLEN DE
BARBASAN , CHABANNES , CLIGNET DE BRÉBAN ,
amiral de France; ARCHAMBAULD , ROGER , Mons
GUILLEN-BATAILLER . >>>
Réponse de Pierre Nino .
<<Très-chers Seigneurs , amis et frères , nobles et vaillans
chevaliers , moi , Pierre Nino , je me recommande
à vous tous . Ayant vu la très-gracieuse lettre qu'd vous
aplu m'envoyer par Pâris , hérault d'armes du seigneur
Roi , dans laquelle vous me contez le fait et requête
de la dame blanche , et défi de Mons Ponce de Pérellos,
et l'objet d'icelui , et que vous êtes résolus de l'accepter ,
sept chevaliers contre sept , comme dans l'autre entreprise
dont vous sortites vitorieux : pour ce que vous
me témoignez le désir de m'admettre en la place de
Mons Guillen Duchâtel , lequel fut votre frère et compagnon
en ladite entreprise ; mes très-chers Seigneurs ,
Dieu sait que nous ne pouvons recevoir des nouvelles
qui nous fussent plus agréables . Je vous rends mille
grâces de ce que vous voulez bien avoir avec vous un
homme aussi jeune que moi , et aussi nouveau dans les
armes , pour unfait dont l'avantage est assuré d'avance ,
aux lieu et place d'aussi noble chevalier que Mons
Guillen Duchâtel. Je suis plus content de votre choix
que sije recevais le plus beau joyau de ce monde. Ainsi ,
dorénavant , tenez-moi pour votre frère et compagnon
en tant queje vivrai. Je consens avec plaisir ; j'accepte
ce fait , et promets de le soutenir de toutes mes forces
et en tant que Dieu me sera en aide ; et s'il vous plaît
que je sois avec vous au moment d'annoncer l'entreprise
, ou si vous résolvez que je la demande en mon
nom et au vôtre , ne tardez nullement à me le faire
savoir , étant prêt à l'un et autre et de grand coeur.......
Pierre Nino vint à Paris pour faire ses préparatifs , et
fut très-bien reçu. C'est là qu'il disposa ses armes et son
habit de combat. Alors madame de Scrifontaine lui fit
ΜΑΙ 1817 . 519
...
cadean d'un cheval et d'un casque ; un de ses parens
lui remit en même temps une lettre , dans laquelle elle
le suppliait instamment et pour l'amour d'elle de ne
point accepter cette entreprise s'il n'était pas irrévocablement
engagé ; mais que si l'honneur lui faisait un
devoir de l'accepter , et s'il n'y avait d'autre remède ,
qu'il lui fit savoir ce dont il avait besoin , qu'elle le
lui fournirait de telle guise qu'il n'aurait plus à désirer ,
et , en attendant , elle lui envoyait ledit cheval , en cas
de besoin , et tel qu'il n'y en avait pas de meilleur en
France. Pierre Nino prit le cheval pour l'amour de sa
dame , mais il lui fit dire que l'entreprise ne lui permettait
pas de s'en servir en cette occasion.
Quelque temps après Pierre Nino quitta Paris et vint
à Rouen , où il paya de son mieux ses matelots et gens
de guerre , qui en avaient grand besoin
il prit congé de M. de Bilanges (1 ) et de madame de
Scrifontaine , et leur mariage fut concerté ; mais il y
avait des motifsde convenance qui devaient en retarder
l'accomplissement. D'abord , parce que madame venait
de perdre son mari tout récemment , et qu'attendu sa
haute naissance et qualité , la moindre impatience eût
pu nuire à sa bonne réputation; ensuite Pierre Nino
devait continuer à faire la guerre , et de plus il avait
besoin d'instruire son seigneur et roi de cette affaire
, et d'en obtenir la permission de se marier. Il fut
donc arrêté que madame attendrait encore deux années
entières , afin que Pierre Nino eût le temps d'achever
l'expédition dont il était chargé , et d'obtenir la permission
de son seigneur et roi....... »
...... ensuite
J'en suis fàché , pour l'honneur dubon vieux temps ,
que j'aime et regrette autant qu'un autre, mais il paraît
que dans le quinzième siècle , ainsi que de nos jours ,
tous les amans n'étaient pas fidèles . Le chevalier espagnol
oublia la dame de Scrifontaine , et se maria dans
(1) J'ai fait peut-être tort à une grande famille de Normandie,
en traduisant par le nom de Bilanges , celui de Belangas ,
qui est dans l'original. Il n'y a nulle intention de ma part: je
n'ai consulté que l'harmonie du mot , et je l'ai francisé..... je
suis prêtàpublier toutes les réclamations qui me seraient adressées
àcesujet.
320 MERCURE DE FRANCE .
son pays , avec l'infante Dona Béatrix , fille de l'infant
Don Juan , frère du roi Henri de Transtamare : il y
eut même dans ce mariage une infinité de petites aventures
qui prouvent que les filles des anciens preux se
mariaient quelquefois contre la volonté de leurs parens;
et que la coquetterie et l'insubordination filiale remontent
à une époque antérieure à la philosophie moderne
. Je ferai connaître ces aventures , s'il m'est permis
d'exécuter mon projet de traduire la chronique du
comte Pierre Nino , pour l'instruction et l'édification de
mes lecteurs . Ce livre contient , sur l'état de la France ,
de l'Espagne et de l'Angleterre , sous les règnes de
Charles VI , de Henri III , et des monarques contemporains
, une foule de détails historiques , dont une
plume plus habile que la mienne pourra tirer des rapprochemens
et des conséquences d'un intérêt général .
ESMÉNARD.
BEAUX- ARTS.
SALON DE 1817 .
Le meilleur tableau d'histoire est à mes yeux celui où
l'action la plus interessante , par le choix du sujet et du
moment , est rendue de la manière la plus vraie et la
plus convenable à ce titre , la Didon de M. Guérin ,
me paraît mériter la palme que lui disputent, à d'autres
égards, la Clytemnestre, et le Saint-Etienne deM. Abel.
C'est un grand avantage pour un artiste ( quoi qu'en
puissentdire des gens intéressés à soutenir le contraire),
que d'avoir beaucoup d'esprit ; cet avantage se fait sentir
dans toutes les compositions de M. Guerin , et particulièrement
dans celle que j'examine en ce moment :
on a dit que le Poussin était le peintre des philosophes ;
onpeut dire que M. Guérin est le peintre des počtes :
şa peinture dramatique vous attache sans cesse , par
l'intérêt de la scène, par la force de la pensée , par le
charme des souvenirs : personne ne compose avec plus
d'inspiration; sa pantomime est toujours noble , ses in
ΜΑΙ 1817 : 321
tentions toujours justes , et ses sentimens toujours
vrais ; s'il en exagère quelquefois l'expression , c'est que
lapeinture n'a qu'un geste et qu'un moment pour accomplir
un fait , pour compléter une idée. Ce jeune
artiste excelle dans l'art d'ajuster lleess draperies , de dis
poser les détails , et de parer la force elle-même de
tous les charmes de la grâce . On dirait que Racine
l'inspire , et que Talma dirige son pinceau.
M. Guérin n'est pas coloriste , du moins dans le sens
qu'on est convenu d'attacher à ce mot ; c'est-à- dire qu'il
n'emploie jamais ces oppositions fortes , ces contrastes
heurtés dont Véronèse et Rubens ont tiré de si grands
effets : convaincu , commeje le suis , que c'est presque
toujours aux dépens de la vérité que ces effets-là se
produisent , je me garderais biende faire un reproche à
l'auteur de Phedre et d'Andromaque , de cette suavité
de pinceau qui le distingue , si l'expérience n'avait déjà
démontré que la couleur qu'il s'est faite est moins qu'une
autre à l'abri des outrages du temps .
La fraicheur d'une jolie femme ne passe pas moins
vite sur la toile de M. Guérin , que dans la nature ;
mais si l'on doit quitter son adorable Didon avec autant
d'inquiétude que l'on quitte une maîtresse , qu'une absence
de dix ans peut rendre méconnaissable , c'est une
raison de plus pour bien l'apprécier aujourd'hui.
Didon àdemi couchée sur un lit pompeux, écoute pour
pour la seconde fois , probablement, le récit des malheurs
de Troie, et regarde le héros qui les lui raconte , avec des
yeux où se peint déjà toute l'ardeur de la passion fatale
qu'elle est destinée àressentir (1 ) . L'Amour, sous la figure
d'Ascagne (et que l'on reconnaît , comme dit Virgile , au
feuqui brille dans sesyeux, à lafeinte douceur de son sourire)
, se joue auprès de la reine , qui lui abandonne une
de ses mains qu'il caresse : Elise ( la tendre Elise , que
Virgile apeut-être eu tort d'oublier dans ce tableau ) est
debout au chevet du lit , et partage son attention entre
Enée , qu'elle écoute , et l'Amour qu'elle soupçonne .
La scène se passe sous le portique du palais : dans le
lointain on découvre le môle de Carthage .
(1) Pesti devota futuræ
Expleri mentem nequit , ardescitque tuendo ,
Phænissa.
21
322 MERCURE DE FRANCE.
Ceux à qui la lecture du quatrième livre de l'Enéide
n'aura pas donné assez d'humeur contre Enée ; ceux
qui aurontpu lui pardonner d'avoir quitté si brutalement
une reine charmante dont il avait été si généreusement
accueilli , partageront sans doute ma colère contre ce
Troyen , plus ingrat , plus insensible encore que dévot,
enrevoyant, dans le tableau de M. Guérin , la veuve de
Sychée , dont l'amour lui-mème semble avoir pris plai-.
sir à tracer le portrait. Si le faux Ascagne n' tait pas la,
Didon ne serait que belle , mais en agitant son coeur ,
il anime ses yeux , il embrase ses sens , et répand sur
cette figure céleste la grâce voluptueuse qui manque
trop souvent à la beauté régulière.
Enée est trop jeune , trop brillant ; il ne me donne
pas l'idée de ce pater AEneas , si soigneux d'enlever ses
pénates de Troie en flammes , où il n'oublie que sa
femme : peut-être la tête du héros manque-t-elle de
caractère , par cela mème qu'on y retrouve celui de plusieurs
autres figures du même auteur : le casque dont
elle est couverte , contre toute convenance , à ce qu'il
me parait , lui fait perdre encore du mouvement et de
l'expression , que son aspect de profil a déjà beaucoup
diminués .
Je connais beaucoup d'amateurs qui préfèrent la figure
d'Elise à celle de Didon; il est vrai qu'il est difficile.
d'imaginer rien de plus joli , de plus gracieux que ce
personnage , etje conçois qu'à vingt ans , avec le pouvoir
divin d'animer l'une ou l'autre , un nouveau Prométhée
balançat quelque temps entre elles le flambeau de la vie :
mais considéré comme acteur dans la scène que le
peintre a placé sous nos yeux , le personnage de Didon
me semble plus poétiquement dessiné : c'est bien là
cette tendre Phénicienne qui s'enivre à longs traits du
poison de l'amour (1) . J'ai plus de peine à reconnaître
sa soeur , sa compagne , son amie, dans cette jolie fille ,
debout , dans une attitude un peu subalterne , et que
rien n'empèche de prendre pour une jeune esclave admise
dans la familiarité de la reine.
C'est le triomphe de l'art et du génie que d'avoir fait
deviner l'Amoursous la figure d'Ascagne. Cet éloge , je
( 1 ) ...... Longumque bibebat amorem.
ΜΑΙ 1817, 523
l'ai entendu exprimer , d'une façon bien naïve , par une
très-jeune personne auprès de qui je me trouvais au
salon : « le joli enfant ! disait sa mère; c'est dommage ,
répondit la petite fille , qu'il ait l'air d'un bien mauvais
sujet. » On a décidé qu'il y avait trop d'esprit dans l'action
du malin enfant qui , tout en jouant avec la main
de Didon , en retire l'anneau conjugal ; et moi je pense
qu'il était impossible d'expliquer d'une manière plus ingénieuse
et plus naturelle , tout à la fois, les progrès et
les suites d'une passion qui doit rendre Didon infidèle
à ses premiers sermens .
Je ne sais quel marchand de laine a trouvé mauvais
que la reine de Carthage fût vêtue d'une étoffe de
coton; comme si les tissus de coton n'étaient pas de la
plus haute antiquité ; comme s'il n'était pas permis de
supposer qu'une colonie de Phéniciens , qui faisait le
commerce de l'Inde , pouvait en rapporter des mousselines
.
Si je voulais absolument trouver quelque critique de
détail dans ce magnifique tableau , je demanderais au
peintre pourquoi, dans le lointain , où il nous montre la
naissante Carthage , on ne voit que des monumens
achevés ; mais l'admiration n'est pas chicaneuse .
Le méme peintre a fait preuve de force et d'adresse
en opposant deux tableaux de genres aussi opposés que
sa Didon et sa Clytemnestre. Celui- ci pourrait fort bien
être mis au-dessus de l'autre , par les grands connaisseurs;
mais le public préfère la Didon, et je suis de
l'avis du public, tout en reconnaissant les beautés supérieures
dont brille cette autre composition .
C'est une grande et belle idée d'avoir placé dans
l'ombre le crime qui veille; mais il ne fallait pas tant
éclairer la vertu qui dort : antithèse à part , après avoir
admiré dans le tableau de Clytemnestre un pro igieux
effet de lumière , quand on vient à se rendre compte
dumoyen qui le produit , la raison est loin d'ètre aussi
satisfaite que les yeux. Cinq ou six lampes de Carcelles,
allumées derrière le rideau rouge où repose Agamemnon,
donneraient à peine une masse de lumière aussi
vive que celle dont la tète et le buste du roi des rois
sont éclairés . D'ordinaire on n'illumine pas l'alcove où
l'on veut dormir. Acette invraisemblance près , tout
21.
324 MERCURE DE FRANCE .
est sublime dans cette composition : l'expression de la
nature aux prises avec le crime n'a peut- être jamais été
plus profondément saisie que dans les figures d'Egiste
et de Clytemnestre : le premier , en poussant la reine
armée d'un poignard , vers le lit nuptial , indique suflisamment
l'horrrible action dont il est le provocateur ,
et le geste qu'il fait de la main gauche , pour montrer
à sa complice l'endroit où elle doit frapper , me parait
au moins inutile : Clytemnestre sait bien ce qu'elle va
faire : regardez-là , le crime est déjà consommé.....
J'étais encore en extase devant ce tableau , lorsque je
fus joint par mon ami Léonard , à qui j'avais donné
rendez-vous au salon : ce M. Léonard, après avoir fait
à Paris d'excellentes études préliminaires , après avoir
voyagé en Italie , en Egypte , et dans la Grèce , est revenu
en France avec l'intention d'ètre peintre : dès son
début dans la carrière , où il eut quelque succès comme
dessinateur , il s'aperçut , ou plutôt on lui fit apercevoir
qu'il n'avait qu'une couleur sur sa palette , et qu'il
était irrevocablement condamné au camaïeu; il se le
tint pour dit , et quittant le pinceau du peintre , pour le
compas de l'architecte , il prit rang parmi les hommes
les plus habiles de cette profession . M. Léonard , en
abandonnant la peinture , a conservé parmi les artistes,
la réputation du plus habile connaisseur ; nous ne
sommes pas toujours du mème avis , mais je défère assez
volontiers au sien , dans tout ce qui tient aux principes
d'un art dont il a fait une étude approfondie .
« Ce tableau , m'a-t- il dit , en me plaçant au point
de vue le plus favorable au Saint-Etienne de M. Abel
Pujol , est (académiquement parlant ) le plus beau de
l'exposition , c'est-à-dire celui où l'on remarque le plus
de beautés classiques . De très-habiles peintres savent
imiter ou copier les belles formes grecques ; ils font de
magnifiques statues peintes auxquelles il ne manque rien
que la vie ; c'est dans la seule école de David qu'on apprend
à réunir la beauté des formes idéales à la vérité
du modèle : M. Abel est un des élèves de cę grand
maître qui a le mieux profité de ses leçons
>> A ne considérer que le dessin et la couleur , ce
tableau l'emporte sur ceux auxquels vous avez donné la
première place : il est vrai que la composition en est
ΜΑΙ 1817 . 325
moins originale , l'expression plus froide : pour traiter
un pareil sujet , où l'idée de la multitude est la première
qui se présente à l'esprit , une toile de trente pieds eût
été nécessaire .
-Ne pensez-vous pas , dis-je à Léonard , que le personnage
principal devrait être autrement conçu ? Si je
me représente un enthousiaste au milieu d'une foule de
peuple à laquelle il débite des choses tellement étranges ,
qu'il va se faire lapider , certes , son geste , son regard,
son action seront bien autrement animés ; je ne songerai
pas à draper son vêtement comme celui d'un pontife
dans unjour de fète , et l'espèce de désordre que je
croirai devoir y introduire , ne nuira pas à la noblesse
de mon héros chrétien .
Il y a quelque chose de vrai dans cette réflexion ,
reprit-il ; ce qui n'empèche pas que cette grande composition
, admirable surtout par la variété des figures ,
par la disposition des groupes et par l'énergie du pinceau
, ne se soutienne à côté des plus beaux tableaux
de l'école italienne. >>>
Je me serais obstiné à trouver que le tableau du
Départ du Roi au 20 mars , était fort au-dessous de la
réputation de son auteur , si mon ami le connaisseur
n'eût redressé mes idées à certains égards . « L'expression
, me dit-il , est la première partie de l'art ; vous
le croyez ainsi que moi: comment donc ne voyezvous
pas que , sous ce rapport du moins , ce tableau
est irréprochable ? ..
Dans cette scène
de nuit , peinte avec des couleurs sombres , appliquezvous
à déméler les objets , et voyez de combien de
détails cette composition s'enrichit. La figure de ce
fidèle serviteur qui porte le flambeau , n'est-elle pas un
chef-d'oeuvre ? Par quel art cette foule , sur l'escalier
se détache-t- elle en groupes distincts , où l'expression
de la douleur et du respect se varie sous mille formes
différentes ? Plus on examine ce tableau , plus on doit
se convaincre qu'il ne pouvait sortir que du pinceau
célèbre auquel nous sommes redevables de la Bataille
d'Aboukir , de la Peste de Jaffa ,et de Charles- Quint à
Saint-Denis.n
326 MERCURE DE FRANCE .
C'est dans l'ouvrage d'un de nos écrivains les plus
distingués , dans l'Itinéraire de Paris à Jérusalem ,
que M. Rouget a pris l'idée de son tableau des derniers
momens de saint Louis . L'ensemble de cette composition
est d'un bel effet ; l'ordonnance en est sage , la
couleur vraie , les figures bien senties , et pourtant je
ne suis pas aussi fortement ému que je devrais l'être de
la scène imposante que j'ai sous les yeux. - Voulezvous
en savoir la raison , c'est que cette belle composition
n'est pas conçue d'une manière assez dramatique ;
c'est que la mort du saint Roi n'est que l'accessoire
d'une action dont la douleur de son frère Charles
d'Anjou est le véritable sujet ; c'est que les tètes , d'une
expression vraie , manquent un peu de noblesse ; que
rien n'indique précisément le lieu de la scène , et que
l'on croit voir des portraits où l'on cherche des caractères
. Que l'auteur de ce tableau soit moins timide ;
qu'il travaille d'inspiration , et l'on peut lui prédire
qu'il prendra sa place parmi les maîtres .
Nous n'avons eu qu'un avis sur la Clorinde de
M. Mauzaise : ce tableau annoncerait plus de talent
que de verve , plus de goût que d'imagination , si l'auteur
de l'Arabe et son Coursier n'avait pris soin de répondre
d'avance à cette critique. Sa Clorinde plaît
beaucoup et n'émeut que faiblement. Il s'est proposé
une action , et il en a peint une autre. Le livret condamne
le tableau dont le sujet se trouve indiqué dans
ce passage du Tasse : « Une joie soudaine a ranimé
Clorinde ; elle sourit et semble dire : Le ciel s'ouvre et
je m'en vais en paix. » Rien de tout cela dans la peinture
qui nous est offerte . Clorinde n'est pas mourante ; elle
est morte depuis quinze jours au moins , et Tancrède ne
baptise qu'un cadavre : que le sourire est loin de ses
lèvres flétries ! et combien j'en veux à M. Mauzaise
d'avoir fermé ces yeux dont les derniers regards devaient
dire , en s'élevant , de son amant vers le ciel :
Il est ouvert , et je m'en vais en paix. Le sang coule
d'une manière peu naturelle sur la tunique blanche de
Clorinde ; elle paraît avoir été déshabillée avec beaucoup
de précaution , et les pièces de son armure sont
placées près d'elle dans un ordre qui fait honneur au
sang-froid de son amant.
ΜΑΙ 1817 . 527
Les accessoires , dans ce tableau , sont peints avec
nn soin extrême ; l'imitation ne peut aller plus loin ;
tout ce qui est en fer est à toucher .
Après la Clytemnestre de M. Guérin , je ne vois pas
an salon de composition plus simple et plus dramatique
à la fois que celle du Lévite d'Ephraïm de
M. Couder ; et quand on sait qu'un pareil tableau
est l'ouvrage d'un jeune homme qui débute dans la
carrière , on a besoin d'avoir auprès de soi un artiste
aussi éclairé que celui qui m'accompagne , pour ne
pas donner à l'éloge le caractère de l'exagération .
Voici d'après quelles observations il tempéra les louanges
que je donnais à ce tableau :
<<L'attitude de la femme est vraie , expressive ; sa
tête est noble , et l'excès de la douleur n'en altère pas
la beauté ; le corps est bien tombé , mais la position
des bras est fausse ; le manteau est jeté hardiment , les
plis en sont larges et bien rendus ; mais la tunique est
moins heureusement drapée . On veut toujours dessiner
le nu sous le vêtement qui le cache ; pour paraitre
savant , on cesse d'ètre vrai : c'est une sorte de
pédantisme qu'il faut éviter , quoiqu'un de nos premiers
artistes en donne quelquefois l'exemple.
P'oeil
« L'effet général du tableaumanque de justesse ; l'idée
du matin n'est pas rendue ; la lumière doit être diffuse
sans dégradation sensible. Il est vrai que les peintres
n'y regardent pas toujours de si près ; on veut attirer
sur la partie qu'on a soignée davantage , et l'on
suppose qu'il faut l'éclairer plus que le reste. Je n'en
conclus pas moins . ajouta-t-il , que le Lévite d'Ephraim
est un tableau remarquable , et que son jeune auteur
a surpassé de beaucoup les espérances qu'il avait données
au concours de 1815. »
« Il y a dans ce tableau d'Armide de M. Ansiaux (c'est
toujours mon ami qui parle ), une couleur brillante qui
ne sent pas la palette ; l'espèce d'afféterie qui se mele à
la grâce de l'enchanteresse est justifiée par le sujet ; mais
je voudrais bien savoir comment un opticien m'expliquerait
les reflets bizarres du miroir que tient Armide ;
je voudrais savoir aussi comment une pareille scène
se passe dans un aussi triste paysage : point d'autres
fleurs dans ces lieux enchantés que deux ou trois misé
328 MERCURE DE FRANCE.
rables paquerrettes !! Le mérite de cette agréable composition
est tout entier dans le groupe des deux figures
principales. Cette Armide est charmante ; il y a dans
son sourire quelque chose de diabolique que j'aime
assez .... ))
Il n'existe , dans les Annales des Arts , qu'un seul
exemple de trois générations d'hommes également célèbres
dans la même profession , et c'est dans la famille
des Vernet qu'il se trouve : Horace , le plus jeune artiste
de ce nom célèbre , déjà connu par une foule de
productions pleines d'esprit , vient de prendre rang
parmi les peintres d'histoire : sa Bataille de Tolosa est
une de ces compositions hardies qui décèlent , dans son
auteur , une richesse d'imagination que l'on admire
jusque dans ses écarts. Je veux bien convenir avec
mon censeur obligé , que cet admirable cheval blanc
tient trop de place dans le tableau ; que le personnage
principal ( Don Sanche , roi de Navarre ) , pourrait être
plus noble; que le coup qu'il va porter ne blessera
personne ; que les armures pourrraient être mieux imitées
; et que ces reflets blanchâtres sur les cuirasses ne
sont pas d'un bon effet; mais quelle figure plus expressive
que celle de ce Rodrigue , archevêque de Tolède !
quelle pieuse audace dans le mouvement de ce portecroix
qui s'avance au milieu de la mélée pour planter
cette enseigne de la foi ! Où l'auteur a-t-il vu ces guerriers
maures dont chaque figure est un portrait ? Comment
a- t-il deviné ces expressions contrastées du fanatisme
aveugle et du dévouement religieux , ces angoisses
de la mort , ces efforts du désespoir et de la
rage , tous ces secrets des batailles que le souvenir
peut seul révéler au génie ? Voilà les questions qu'on se
fait en présence d'un tableau qu'on ne peut cependant
comparer , pour la perfection , à un autre du même
auteur et de moindre dimension dont j'aurai occasion
de parler ailleurs .
L'AMATEUR.
ΜΑΙ 1817 . 329
ANNALES DRAMATIQUES .
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE .
Représentation au bénéfice de Lainé.
ww
Le public commence à se lasser des représentations à bénéfice.
Elles se sont succédées cet hiver avec une rapidité qui leur ôte
beaucoup de leur attrait. Le concours des acteurs des trois grands
théâtresn'est plus un événement, depuis que ces Messieurs se réunissent,
tous les quinze jours, soit à l'Opéra , soit aux Français , soit
à Feydeau. Lainé a appris àses dépens combien l'on est rassasié
de ces représentations solennelles. Ily avaitfortpeu de monde à la
sienne ; et la recette qui aurait pu s'élever jusqu'à 30 mille fr . ,
en a produit tout au plus 6mille. Il faut hien avouer aussi que
nom de Lainé est déjà presque effacé, sinon des Annales dramatiques
, au moins du souvenir des spectateurs. La génération
actuelle ne l'a vu qu'à son déclin. Trajan est le dernier rôle où
il se soit montré avec quelque éclat ; et , depuis trois ans qu'il
a quitté Paris , on l'a totalement oublié. Tel est le sort des
acleurs ; ils survivent presque toujours à leur gloire : il n'y a
riende durable dans leur art; et les effets qu'il produit sont
aussi passagers que les succès qu'il procure.
Je
Lainé a voulu adresser en personne ses adieux au public ; il
a paru dans le second acte d'Arvire et d'Evelina , opéra où il
a joué , dit-on , autrefois le rôle d'Irvin avec beaucoup d'âme
et de feu. Un enrouement subit ne lui a pas permis de faire
même soupçonner ce qu'il y avait été. Le parterre lui a su gré
néanmoins de ses efforts impuissans ; on l'a applaudi pour le
plaisir qu'il a donné à nos pères.
Le deuxième acte d'Arvire a été suivi de l'Heureuse Erreur ,
petite comédie de Patrat , à laquelle Fleury et mademoiselle
Mars ont bienvoulu préter le charme de leur talent. Cette
Heureuse Erreur est assez peu vraisemblable. Pour contraindre
une comtesse , qui a juré haine aux hommes , à voir l'époux qu'on
lui destine , on lui persuade qu'il n'est autre qu'une femme déguisée
qui veut lui tourner la tête pour se moquer d'elle ensuite.
Le pauvre amant , qui n'est pas dans le secret , se confond
en protestations d'amour que la comtesse , grâce à l'heureuse
erreur où elle se trouve , reçoit d'une façon tout-à-fait
plaisante. Firmin a joué l'Homme- Femme avec une chaleur et
une énergie qui auraient dû révéler son sexe à la comtesse.
Il a su tempérer , par une grande décence , ce que son rôle avait
de trop leste. Nous doutons qu'Armand s'en fût aussi bien
acquitté.
Leplus puissant attrait de cette représentation était le Déserteur,
joué par Derivis. Il a dit et chanté ce rôle comme on ne
530 MERCURE DE FRANCE .
lefait plus depuis long-temps à Feydeau; mais il était si mal
entouré, que l'ouvrage n'a produit en somme qu'un médiocre
effet. Apeine pouvait-on apercevoir Ponchard-Montauciel sur
cettevasie scène, et entendre la voix de madame Joli qui n'arrivaitpas
jusqu'au premier violon. Juillet ils nous fait payer
tous les jours le plaisir que son père nous a long-temps procuré.
Madame Paul Michu a seule mérité de justes applaudissemens
, dans le rôle de Louise.
Baptiste cadet s'était chargé, par complaisance , du rôle du
Grand-Cousin; il ya donné un caractère de niaiserie naturelle
et originale auquel Lesage ne nous a pas accoutumés. Tous les
malheurs tombent à la fois sur ce pauvre Lesage ; pendant qu'on
Je parodie à la barrière du Mont-Parnasse , on joue ses roles à
P'Opéra. Mais
Atout événement Lesage est préparé.
L'opéra qui depuis quelque temps ne nous a donné que de
jolies bluettes , se dispose à reprendre son ancienne dignité et
son premier éclat. On y prépare en ce moment la reprise de
Fernand Cortez. L'ouvrage est, à ce qu'on assure , entièrement
refondu , et , au sujet prés , peut être considéré comme une
nouveauté. On a encore ajouté à la pompe des décorations et à
lamagnificence du spectacle : quatorze chevaux paraîtront sur
la scène ; cette cavalerie n'est point ici un luxe inutile. On sait
quel avantage elle donna aux conquérans du Nouveau-Monde;
le nom des chevaux qui prirent part à cette expédition n'aurait
pas moins mérité d'etre conservé que celui des hommes.
c'est un acte de justice auquel les Arabes ou les Anglais n'auraient
point manqué.
AMI
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Un journalhebdomadaire est privé d'undes plus grands attraits
qu'offrent les journaux quotidiens. Il faut qu'il renonce àdonperdes
nouvelles , ou qu'il donne pour des nouvelles ce que tout le
monde sait déja; c'est-à-dire , qu'il choisisse entre des lacunes
et des redites. Nous nous sommes demandé s'il n'y aurait point
quelque compensation possible de ce défaut , et nous avons eru
entrouver une. Des traits épars , en excitant l'attention , la
divisent. Comme ils se présentent un à un , apercevoir leur liaison
est une sorte de travail. Et qui voudrait se faire un travail
de la lecture des journaux ? Or , c'est dans la liaison et l'ensemble
des détails , que la vérité se trouve. Un résumé précis et
substantiel nous paraît devoir atteindre ce but. Au moins on
économisera le temps, et nous sommes au siècle des économies.
ΜΑΪ 1817 . 33r
Du 1er au 15 mai.
Récoltes , Finances .- La pluie et le beau temps ne
sontplus un sujet d'entretiens frivoles ; tous les intérets
y sont renfermés . Une pluie abondante a ranimé l'espérance
des cultivateurs. Bordeaux , qui tremblait pour
ses vignes , est dans la joie. La température change sur
tous les points.
Jamais changement ne fut plus nécessaire. Une terreurpanique
s'était déjà emparée des esprits . Toute l'Allemagne
ne rêvait que de peste. Dans le Midi , on lui
assignait pour siège la Lombardie ; en Prusse, Varsovie ;
à Varsovie , Dantzick et Berlin. Il paraît que les spéculateurs
n'étaient pas étrangers à ces bruits ; mais , en
dépit d'eux , le prix des grains a baissé.
L'épidémie est reléguée à Tabago où elle a déjà emporté
le dixième de la population.
Ilne faut cependant point s'abuser.Vainqueurs et vaincus,
nous expions tous la guerre. Le pain vaut, en Angleterre
, trente-six sous de France les quatre livres , et
la livre anglaise est de deux onces moindre que la nôtre.
La taxe des pauvres , l'entretien des hôpitaux et des
maisons de travail s'élèvent à 336 millions de notre
monnaie. Le cri général est réformes , économies , et
l'on s'en occupe beaucoup , du moins s'il en faut juger
par les protestations et les promesses des ministres.
Améliorations politiques , Constitutions nouvelles .
L'opinion demande de toutes parts aux rois de l'Europe
ce que le notre nous avait spontanément accordé. Une
constitution se prépare pour la Prusse . Bade , la Bavière ,
le duché du Holstein, attendent un pareil bienfait . Les
Isles Ioniennes , sous l'influence anglaise, reçoivent une
organisation libérale. Quelques nuages se sont élevés
dans le Wurtemberg ; mais la sagesse et la modération
du roi les auront bientôt dissipés . Un comité conciliateur
s'occupe de ce grand arbitrage , et toute conciliation
est facile sous un roi qui veut le bien.
Il arrive au Wurtemberg ce qui doit arriver à deux
peuples réunis en un par la volonté des cabinets . Je
552 MERCURE DE FRANCE.
veux croire que l'argent entre pour quelque chose dans
les résistances des anciens Etats ; mais la diversité des
croyances entre pour beaucoup dans les répugnances
des peuples . Si les princes , quand ils ont établi une
religion dominante , avaient réfléchi aux obstacles
qu'elle mettrait à leur agrandissement , ils seraient devenus
tolérans par ambition .
Une affaire de la même nature s'agite enAngleterre.
C'est l'éternelle question de l'émancipation des catholiques
, question toute résolue par les lois de la morale,
qui ne sont pas toujours celles de la politique. Les adversaires
des catholiques leur opposent la constitution ,
et s'écrient que tout est perdu s'ils n'ont pas des ilotes ;
c'est qu'on a de la peine à passer de la domination à
l'égalité. M. Grattam , à la chambre des communes , et
lord comte de Donoughmore , à la chambre des pairs ,
ont soutenu les droits de l'Irlande ; les ministres euxmêmes
ont parlé dans ce sens . Toutes les difficultés semblaient
applanies. Le souverain pontife , qui connaît si
bien tout ce que la religion gagne de pouvoir à se
montrer indulgente , avait fait de grandes concessions.
Le veto absolu sur les élections des évêques , dévolu au
prince , repoussait victorieusement de chimériques terreurs.
Ces terreurs ou plutôt les animosités nationales
ont prévalu. Les communes ont rejeté les bills. On ne
remarquera pas sans étonnement l'ardeur que les deux
universités du royaume ont mise à combattre la tolérance.
Colonies.- Toute action appelle une réaction. Les
noirs , opprimés par les blancs , les oppriment à leur
tour ; les colons , asservis par la métropole , viennent
insulter la métropole à l'entrée de ses ports .
Le monde a les yeux tournés vers les insurgés de
l'Amérique espagnole. S'il en faut croire un journal de
Baltimore , en date du 26 mars , Bolivar , déjà maître
de Barcelone , presse Cumana. On assure que ses lieutenans
Piar et Cédeno occupent la Guiane. L'escadre
de l'amiral Bryon a fait plusieurs prises. Les insurgés ,
maîtres de Pensacola , expédient , sur ce point, le butin
de leurs croiseurs , auparavant dirigé sur le Cap- Français
. Un bruit se répand que l'Espagne accorde aux insurgés
lepardon, les officiers exceptés; exception qui pour
ΜΑΙ 1817, 553
rait détruire l'effet de la mesure. Quoi qu'il en soit , leur
attitude est moins suppliante qu'hostile . Le commodore
Taylor, mouillant devant le Moro, afait sommer le gouverneur
de rendre les prisonniers qu'il avait en son pouvoir;
et, sur son refus , il l'a menacéde faire pendre aux
vergues de ses vaisseaux un égal nombre d'Espagnols.
Il faut gémir sur toutes les atrocités que les haines politiques
enfantent , et qu'un pen de modération aurait
épargnées.
Les insurgés de Montevidéo paraissent avoir trouvé
dans le roi du Brésil un protecteur plutôt qu'un ennemi.
La proclamation du capitaine-général , Carl. Frédéric
Lecor, datée du 22 janvier 1817 , ne laisse plus de doutes
à cet égard. Cette proclamation est d'un négociateur
habile. Elle ne parle que de paix , de sûreté , de liberté,
de commerce ; elle appelle tous les partis à l'union : de
tels moyens manquent rarement leur effet.
La tranquillité de la Jamaïque s'est vue un moment
compromise. Christophe , Pétion , les insurgés espagnols
excitaient sourdement les noirs . Avec de tels voisins ,
une colonie n'est guère en sûreté. Les colons ont usé
de rigueur. Beaucoup de nègres ont été mis à mort. On a
embarqué des régimens de noirs. Un chefdes insurgés ,
Montilla, qui se trouvait à Kingston , a reçu l'ordre de
partir dans les vingt-quatre heures .
Relations politiques et commerciales . En occupant
une partie de l'Amérique espagnole insurgée, la cour de
Rio-Janeiro adû s'attendre à une rupture avecl'Espagne.
Il faut croire qu'elle aura mieux aimé s'arrondir dans le
Nouveau-Monde , que de conserver un pied à terre
dans l'Ancien . L'Espagne a sous sa main le dédommal
gement; et s'il était possible que l'échange se fit à
P'amiable , les deux parties y gagneraient peut-être. En
attendant , les ordres sont donnés à Madrid pour le départ
de douze régimens d'infanterie et de quelques régimens
de cavalerie , destinés à l'invasion. Quel parti
prendra l'Angleterre? Engagée par un traité avec la
cour de Rio-Janéiro à garantir l'intégrité du Portugal ,
choisie par l'Espagne pour médiatrice entre elle et ses
colonies , elle ne peut prendre un parti sans paraitre
1
334 MERCURE DE FRANCE .
manquer à l'un de ses traités ; et si elle n'en prend aucun ,
elle s'expose à manquer aux deux .
Des symptômes de guerre paraîtraient vouloir se manifester
à l'autre extrémité de l'Europe . Mais de pareils
symptômes sont quelquefois équivoques. Il est possible
queles armemens de la Turquie ne menacent que des
pachas rebelles , et le changement de ministère dans
les Etats gouvernés despotiquement, ne signifie biensouvent
que les dégoûts d'une favorite. A cela près , la politique
est à la paix , parce que la paix est le besoin de
tous.
Mais le plus sûr indice de paix , ce sont les efforts
unanimes de tous les souverains vers le perfectionnement
de l'espèce humaine . On doit compter les institutions
de Bell et de Lancaster au nombre des meilleurs
instrumens de civilisation. Ces institutions sont partout
adoptées. Le comte de Woronzof prend des mesures
pour les établir en France parmi ses soldats . Le conseil
de Genève a voté pour elles une dépense de 10,000 fr.
L'Allemagne , l'Espagne , les appellent , et un prince
polonais (Jablonowski ) n'a pas dédaigné de se mettre ,
àParis , sur les bancs , pour les transporter avec plus de
succès dans sa patrie.
Peut-être est-il à désirer que le commerce principal et
peut-être unique source des guerres dans ce siecle industrieux,
reçoive enfin une institution générale et uniforme,
Onn'entendparler que de prohibitions . La Suède ferme
ses ports au café; le Portugal ferme les siens aux soieries;
la Prusse voit de plus haut ; elle vient de proscrire tout
système prohibitif.
Au milieu de cette confusion de systèmes , l'Angleterre
marche constamment vers son but. Un refus
éprouvé par son ambassadeur n'a point rompu ses relations
avec la Chine. Un nouveau traite conclu par cette
puissance avec la Sicile , réduit , de dix pour cent , les
droits de douane réglés par le tarifdu premier janvier
1816 , et ce privilége s'étend aux Isles Ioniennes .
Conspirations, Procès marquans.-Deux conspirations
occ pent les esprits , celle de Lasci en Espagne ; celle
de Randon en France , si toutefois on peut donner à
cette dernière un nom qui , dans la pensée des hommes,
ΜΑΙ 1817 .. 335
ne se présente jamais qu'avec quelques images de force,
et de grandeur.
Le général Lasci était à Barcelone sous la surveillance
des autorités de la place. Depuis quelques jours , il
avait obtenu du capitaine-général la permission de se
rendre aux bains de Caldos . Sa conduite peu mesurée,
força le capitaine-général de le rappeler à Barcelone.
Mais Lasci n'abandonna point son projet. Il avait choisi,
pour l'exécution , la soirée du vendredi-saint . C'était le
temps le plus favorable à une entreprise de ce genre.
Les personnes les plus distingudes assistaient à la procession
des nobles ; le peuple remplissait les rues. On
devait proclamer Lasci capitaine-général ; le cri de
ralliement était : Vive la Constitution et le Roi s'il la
signe ! Lasci est pris et condamné. Son complot n'a pas
eu plus de succès que ceux de Mina , de Porlier , de
Rénovalès , L'Aragon et l'Andalousie sont calmes. Milans,
complice de Lasci , est en fuite. On intercède en faveur
de ce dernier.
Quant à Randon , c'est un officier des douanes qui avait
suivi Bonaparte à l'ile d'Elbe . On l'accuse d'avoir tramé
le renversement du gouvernement légitime . Randon,
adopte un système singulier de défense ; il se dit chargé
d'une mission par un commissaire de police; il cite des engagemens
signés , des sommes reçues Mais son système,
parait en défaut sur plusieurs points . La procédure ne
fait que de commencer ; la maladie subite de l'un desi
juges en a retardé le cours . Nous avons remarqué , dans
le discours de M. l'avocat-général , des passages pleins
de sagesse et d'une véritable éloquence.-Deux bommes
ont été mis enjugement et condamnés , l'un à Paris ,
l'autre à Ronen , pour avoir fait périr leurs femmes .
Un troisième vient d'ètre arrêté pour un crime semblable.-
Nous devons à sir Mackintosh un trait sublime
d'éloquence et d'humanité. Une pauvre femme, dont le
mari venait d'ètre pendu , fut arrctée et jugće quelques
heures après , pour avoir voulu favoriser son évasion .
Elle allaitait son enfant : sir Mackintosh reclama les droits
du malheur , et sa réclamation ne fut pas vaine . Voici
un passage de son discours : « Le récit de cette affaire
<<ne frappera pas seulement nos oreilles ; il retentira
356 MERCURE DE FRANCE .
« dans les pays étrangers; il sera entendu avec une
<<joie maligne par ceux qui nous regardent d'un oeil en-
« vieux , et avec peine et surprise par les amis éclairés
<< de nos institutions. Il importe de prouver qu'une telle
<< violation de l'humanité n'a pas été vue froidement par
« la chambre. Je demande qu'il soit remis sur le bu-
« reau la date du jugement de Ryan, du rapport du
« recorder , du mandat d'exécution , de cette exécu-
« tion , et du jugement de cette femme. >>>
Les procès enfantent les procès. Celui de l'abbé Foere
a donné lieu à celui de Stenevotte , rédacteur du Vrai
Libéral. Le journaliste avait désigné les juges à l'animadversion
publique. Il a été condamné à trois mois
d'emprisonnement et à 500 flor. d'amende . Le considérant
de l'arrêt est remarquable : « La liberté de la
<< presse , y est- il dit , donne à tout citoyen le pouvoir
<< de critiquer les actes du gouvernement et de l'auto-
<< rité judiciaire ; mais des observations en ce sens doi-
« vent consister en raisonnemens et en démonstrations . >>>
Il paraît que le Vrai Libéral n'est pas quitte : un nouveau
procès vient de lui être intenté à la requête de
l'ambassadeur d'Espagne .
Nouvellesdiverses. L'infant D. Antonio est mort d'une
pulmonie putride ; la maladie avait commencé par de
longs vomissemens .
Le prince héréditaire de Bade est mort des suites de
la dentition.
L'infant D. Vincent est à Paris sous le nom du comte
de Muratella .
Vienne , embelli par les préparatifs des noces de l'archiduchesse
Léopoldine , l'est aussi par la présence de
la princesse de Galles . Cette princesse aime à se montrer
en public sous les costumes les plus gracieux et les
plus variés .
On présume que le duc de Wellington ne tardera
pas à se rendre à Paris .
Une année a suffi pour repeupler le salon des arts ,
dont la splendeur sera bien cette fois toute nationale .
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE、
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 24 MAI 1817 .
LITTÉRATURE .
POÉSIE .
minii
ÉLOGE DE LA POMME DE TERRE ,
Dédié à la Société royale et centrale d'Agriculture.
<<Bienfaisante Cérès , dont les heureuses mains
«Au joug des saintes lois soumirent les humains ,
«Trop souvent nos besoins, surpassant tes largesses ,
Trahissent notre espoir et tes nobles promesses.
* Les globules glacés , les fougueux aquilons
« Brisant les doux épis dans tes plus chers vallons ,
« Y laissent trop souvent cette déesse horrible ,
« Du crime et de la mort , mère sombre et terrible.
« O puissante Cérès ! écoute nos accens :
« Accorde à nos besoins des bienfaits plus constans ,
« Et qui , toujours versés par ta main salutaire
« Fassent bénir le ciel en nourrissant la terre. >>>
,
Ainsi l'homme , courbé devant les saints antels ,
Trop long- temps de ses voeux lassa les immortels.
TOME 2 22
BRE
BETAL
338 MERCURE DE FRANCE .
Enfin Cérès , un jour, d'accord avec Cybèle ,
Fit naître dans le sol une plante nouvelle :
Sa racine choisit et puise dans les champs
Des sucs qu'elle transforme en des sucs nourrissans ;
Et des vents et des eaux bravant les vains outrages ,
Croît et se multiplie à l'abri des orages.
Plante cosmopolite , à travers les frimats ,
Elle va de ses biens doter tous les climats ,
Et , sans lasser le boeuf sous la lourde charrue ,
Enrichir et parer le sol qui l'a reçue .
Venez , jeunes pasteurs , venez : qu'un fer prudent
Cueille pour vos troupeaux ce feuillage abondant ;
Et le lait pur qu'lo chaque jour vous présente ,
Coulera plus épais dans la coupe écumante.
Mais les temps sont venus où le sol envieux ,
Doit vous céder les fruits qu'il cachait à vos yeux.
Fouillez donc vos guérets ; cette plante féconde
Enfouit ses trésors dans la terre profonde .
Vainement ils voudraient éviter vos regards ,
Et déjà sous leur poids j'entends gémir vos chars.
Dans mon riant foyer, sous la cendre brûlante ,
J'amollis de ce fruit la pomme appétissante ,
Et , cuite sans apprêt , fumante dans ma main ,
Sous sa cuirasse d'or , elle entr'ouvre son sein.
Dans ces banquets pompeux , où la truffe embaumée ,
Vient remplir à grands frais la perdrix parfumée ,
La pomme des guérets , par un art merveilleux ,
Eveille de Crassus l'appétit orgueilleux ,
Quand , sous ses jolis doigts , l'adroite ménagère .
Pétrit avec le sucre une pâte légère.
Mais qui pourrait compter tous les mets délicats ,
Dont la pomme de terre enrichit nos repas?
1
ΜΑΙ 1817 539
Trop long- temps méprisé , cet heureux tubercule
Nous voila trop long-temps sa brillante fécule ;
Mais le fer la déchire , et l'eau sait y chercher
Ce trésor que les Dieux y voulurent cacher...
Et devant ce bienfait qu'offre une main divine ,
L'homme voit pourjamais fuir l'affreuse famine.
O toi qui sus apprendre à tes concitoyens
A cultiver ce fruit , à jouir de ses biens
Illustre Parmentier ! ta féconde industrie
Enrichit l'univers en servant ta patrie ;
Ta plante favorite , après tes longs efforts ,
Aux tresors des épis unissant ses trésors ,
Dans nos vastes cités entretient l'abondance ,
,
Et partage avec toi notre reconnaissance.
J. P. BRÈS .
wwwww
DES ÉNIGMES .
Les anciens , comme on sait , faisaient beaucoup de cas
des énigmes , des paraboles , des oracles , des hiéroglyphes
et des problêmes. Ce n'était pas encore le temps des
charades et des logogryphes qui furent un perfectionnement
du genre. On ne s'était pas encore élevé jusqu'à la
finesse des calembourgs , quoique l'on eut déjà beaucoup
de jeux de mots , et , ce qui valait mieux , beaucoup
d'apophthegmes et de jeux d'esprit .
SuivantAristote et sa docte cabale , l'énigme est «un
discours composé de choses qui paraissent ne pas s'accorder
ensemble et que l'emploi des métaphores rend encore
plus embrouillé. »
L'énigme , à proprement parler , n'est, chez nous , que
ladéfinition d'un objet , assez clair pour être juste , assez
obscur pour exiger quelque sagacité de la part de celui
qui cherche à la deviner. Elle a pour but d'exciter la finesse
de l'esprit , et pour agrément de lui offrir l'attrait
attaché à toute découverte que l'on fait. Malgré sa futilité
22.
50 MERCURE DE FRANCE .
réelle , elle fut de tout temps en honneur. Les hiéroglyphes
et les emblêmes remontent aussi au temps où les
langues parlées ayant peu d'étendue , il fallait bien que
les signes et les allégories suppléassent par des métaphores
à ce qui manquait encore dans les vocabulaires et les
grammaires des peuples .
Chez les anciens , les princes s'envoyaientgracieusement
des énigmes à deviner , quand ils n'avaient ni assez d'or,
ni assez de soldats pour faire tuer quelques milliers d'hommes
dans ce qu'on est convenu d'appeler sans distinction
le champ d'honneur. On assure même que cette circulation
d'énigmes n'était pas un des plus insipides délassemens
de l'art de régner , et que dans plus d'un traité de
paix, on trouve encore de nos jours des logogryphes trèspropres
à fournir des prétextes de guerre : ce qui prouve
suffisamment l'importance du genre ..
Après la création du monde , qui sans doute n'est pas
une des moins remarquables énigmes , celle qui paraît la
plus ancienne est l'énigme que 1
Ce monstre à voix humaine , aigle , femme et lion ,
comme ont dit Corneille et Voltaire , le sphinx proposa
à l'infortuné OEdipe quine s'en tira qu'avec trop de succès.
D'un sens embarrassé dans des mots captienx ,
Le monstre , chaque jour , dans Thèbe épouvantée ,
Proposait une énigme avce art concertée (1 ) .
Cette énigme fameuse , la voici : « Quel est l'animal qui ,
le matin , marche sur quatre pieds ; vers le milieu du
jour , à deux ; et le soir , à trois ? » (2) Peut- être
Je n'aurais point percé les ténèbres frivoles ,
D'un vrai sens déguisé sous d'obscures paroles (3) .
mais OEdipe perça ces ténèbres , il dit le mot de l'énigme,
et Dieu sait ce qui en advint. Heureusement les sphinx
de nos jours sont moins dangereux , et nos OEdipes courent
bien moins de risques que le fils de Jocaste et de
Laïus .
S'il fallait bien sept jours pour la deviner , valait- elle
(1) Voltaire : OEdipe , act. rer . , Sc. Ire.
(2) L'homme.
(3) OEdipe, act. 2 , sc. 3.
ΜΑΙ 1817. 340
réellement trente robes , et sur-tout devait-elle occasionner
la mort de trente hommes , cette énigme que Samson
(4) proposait aux Philistins : « De celui qui mangeait
est sortie la viande ; du fort est sortie la douceur ? » Samson
avait tué un lion ; et , deux jours après , il trouva
dans sa gueule un rayon de miel que les abeillesy avaient
déposé.
On connait cette énigme qui se trouve parmi les nombreuses
rêveries publiées sur Homère, Le prince des poëtes
demanda à de malheureux pêcheurs qui se reposaient sur
lebord de l'eau : « Avez- vous fait une bonne capture ? -
Nous avons , répondirent ces pauvres diables ,jeté ce que
nous avons pris , et nous emportons ce que nous n'avons
pu prendre. » Le génie du chantre d'Achille et d'Ulysse,
échoua complètement ; il ne put comprendre que ces gens
s'étaient amusés , pendant que leurs filets séchaient , à se
débarrasser d'une partie de ces insectes incommodes qui
sont l'apanage de l'indigence et de la malpropreté. On va
mêmejusqu'à dire qu'Homère mourut de dépit de n'avoir
pu être l'OEdipe de ces nouveaux sphinx.
La reine de Saba aussi faisait pour le galant Salomon
des énigmes qui sans doute avaient par fois quelque ressemblance
avec les charades de la comtesse deLignolles..
On cite quelques-unes des énigmes que composait Esope
non moius connu par la biographie tabuleuse du moine,
Planudes que parles Fables plus ou moins authentiques
publiées sous son nom .
L'énigine que présente OEdipe lui-même dans la tragédie
de Sénèque n'est pas moins remarquable que celle
qui lui avait été proposée par le sphinx : « Je suis , dit le
fils- époux de Jocaste , je suis le gendre de mon aïeul , le
rivat de mon père , le frère et le père de mes enfans ; et
la grand -mère , dans un seul enfantement , a donné à
sonmari des enfans qui sont les petits- fils de leur mère. »
Quoi qu'il en soit des paroles des sages et de leurs énigmes
, comme dit Salomon (5) , de toutes les énigmes ,
suivant Thalès de Milet , la plus ancienne est Dicu , la
plus étonnante est le Monde , et la plus commune est
cette Espérance qui , d'après un sage , est le songe d'un
(4) Bible : Juges , chap. 114.
(5) Verba sapientum et ænigmata eorum. Prov. , ch. 1 , v. 6.
1
342 MERCURE DE FRANCE .
homme éveillé (6). L'énigme tant de fois répétée des Jours
etdes Nuits est de Cléoboze dont parle Diogènede Laerte .
Virgile aussi ne dédaigne pas de faire proposer des énigmes
par les bergers de ses églogues : « Dans quel lieu ,
dit Damète , le ciel n'a - t - il que trois brasses d'étendue.
» (7).
Cicéron , le père de la patrie et de l'éloquence chez
les Romains , tout étonné qu'il était que son adversaire
trouvât quelque chose d'énigmatique ou d'inintelligible ,
après avoir reçu de Verrès un sphinx en cadeau; Cicéron
dit, en parlant de l'histoire : « c'est le témoin des temps,
la lumière de la vérité , la vie de la mémoire , le guide de
la vie et la messagère de l'antiquité . » Ce serait assurémentune
belle énigme ,'s'il n'en avait pas lui - même
donné le mot.
Varron (8) en donne une sur le dieu Terme ; Ausone
en a mis quelques-unes-en vers . On trouve à la suite du
Phèdre latin de Plantin (9), un recueil de trente - neuf
énigmes en vers grecs , traduits en regard en vers latins ,
puis dix-huit énigmes ét problêmes tirés des poètes latins,
et les cent énigmes , également en latin , composées par
Symposius , et illustrées par les notes de Joseph Castaglione
, d'Ancone. Lilio Giraldi a fait un traité des énigmes;
Isaac Pontanus a mis en vers latins tout un livre
d'énigmes , qui lui valut une bonne épigramme. Le jésuite
Claude Ménétrier, qui n'était que par anagramme
un miracle de nature , publia , en 1694 , un traité savant
sur les énigmes . Il n'était pas le premier qui se fût occupé
de cette matière ; car, outre Giraldi , l'abbé Cotin , qui
assure qu'on l'appelait le père de l'énigme parmi les
poëtes français , avait, dès 1646 , mis un discours sur
ce petit poëme en tête de son recueil des énigmes de ce
temps ( 10) .
Nous avons eu depuis beaucoup de recueils d'énigmes:
le plus volumineux est, je crois, le Magasin énigmatique,
qui parut en 1766, à Paris , chez Duchêne , en un gros
volume de 400 pages .
(6) Aristote
Dans le fond d'un puits.
Liv. 2.
Leyde, 1598 , in-8° ,
(10) Paris, 1646, in-12 ; et Lyon, 1648 , même format.
ΜΑΙ 1817 . 343
1
Il existe à Ecouis , près Rouen , une fameuse épitaphe,
qui est elle-même une énigme assez difficile à deviner ,
et qui , ainsi que nous nous en sommes assurés , remonte
très-loin. Cette autre épitaphe d'Elia Lælia Crispis , que
l'on trouve citée dans les Pensées d'Oxenstiern , et pour
l'explication de laquelle on a eu la bonhomie de composer
plusieurs commentaires , dout un n'est rien moins
qu'in-4 . , est jusqu'à ce moment restée sous un impénétrable
voile , à travers lequel on verrait à peine , quand
on serait pourvu de ce miroir si propre à la chose , dont
parle saint Paul aux Corinthiens ( 11) .
J'aime bien mieux l'énigme qu'eut le bon esprit de
proposer à Panurge , en vers français , Grippeminaud ,
l'archiduc des Chats - fourrés. J'ai toujours été surpris
que Rivarol n'ait pas tiré de là , ainsi que ses rivaux, une
nouvelle et sérieuse preuve de l'universalité de la langue
française; mais on ne pense pas à tout , et il échappe
toujours quelque chose même aux érudits .
Depuis le réveil du sens commun et la renaissance des
lettres , nos meilleurs écrivains se sont aussi délassés par
quelques énigmes : tout le monde trouve la Puce de
Boileau ; et beaucoup d'honnêtes gens pourraient se reconnaître
dans la Tête à perruque de Voltaire. C'est à
LaMotte Houdart qu'on doit la plus jolie énigme.
voici :
J'ai vu (j'en suis témoin croyable )
Unjeune enfant , armé d'un fer vainqueur ,
Le bandeau sur les yeux, tenter l'assaut d'un coeur
Aussi peu sensible qu'aimable.
Bientôt après le front élevé dans les airs ,
L'enfant, tout fier de sa victoire ,
D'une voix triomphante en célébrait la gloire ,
Et semblait, pour témoin , vouloir tout l'univers .
Quel était cet enfant dont j'admirai l'audace ?
Cen'était pas l'Amour (12) : cela vous embarrasse.
L'énigme suivante est de Jean-Jacques Rousseau :
Enfant de l'art , enfant de la nature ,
Sans prolonger les jours , j'empèche de mourir.
Plus je suis vrai , plus je suis imposture ,
Etje deviens tropjeune à force de vieillir ( 13).
(11) Videmus nunc per speculum in ænigmate.
(12) En effet , c'est un ramoneur.
(13) C'est un portrait.
La
344 MERCURE DE FRANCE.
Nous pourrions en citer quelques autres qui sont trèsspirituelles
. Les meilleures sont de La Motte Houdart ,
qui se délassait ainsi de la composition de ses odes et de
ses tragédies .
Le savant voyageur La Condamine avouait qu'il avait
fait , durant quarante ans , une étude sérieuse de l'art
*des énigmes . En effet , cet art n'est pas à dédaigner ,
puisqu'on lit, dans l'Encyclopédie méthodique, que al'on
avu tout Paris indigné de ce qu'une énigme duMercure
se trouvait n'avoir point de mot. » La même indignation
s'est renouvelée , il y a quelques années , lorsqu'on vit
M. Lucetdonner , pour explication d'une énigme ridicule
, le mot Contruste, et ajouter à cette niaise interprétation
une gloire amphigourique , qui ne ressemblait
pas trop mal au pathos du Mascarille, et à l'emphase de la
Cathos de Moliere. Toutefois il était injuste de croire que
toute l'énigme du Contraste fut également ridicule; on lui
conseilla avec raison d'en conserver pour sa devise le vers
suivant :
Je suis le jocrisse des bêtes.
Un journal publia , dans le même temps, une lettre fort
plaisante , qui proposait à deviner une charade, et promettait
pour prix deux dindons. Je crois qu'on ne vit pas
le mot de la charade ; mais on pouvait dire à celui qui
es aurait mérités :
Le plus dindon des trois n'est pas celui qu'on pense.
En attendant que , pour faire suite à l'Encyclopédie
méthodique , à l'Encyclopédie des voyages , à l'Encyclopédie
poétique et à tant d'autres , on rassemble une Encyclopédie
des énigmes , nous rappellerons la charade
suivante qui n'y occupera pas la dernière place : Au riche
comme au pauvre mon premier est toujours cher. Quand
on a mon premier , on a aussi mon second. Mon tout est
devant tes yeux , cher lecteur : il ne s'agit que de chercher.
LOUIS DUBOIS.
ΜΑΙ 1817 . 345
ÉNIGME.
Je fus dans tous les temps , la mère des héros ,
L'amante des beaux-arts , l'âme des grands travaux ,
L'espoir du malheureux tombé dans l'esclavage ,
La terreur des tyrans et l'idole du sage .
(Par M. I. J. ROQUES de Montauban. )
wwwи
CHARADE .
Monpremier , cher lecteur , est mordant et fâcheux ;
Mondernier est adroit , subtil et dangereux :
Tu trouves mon entier , si tu le veux , sous l'onde ;
Plus aisément tu peux le trouver dans le monde.
***
www
LOGOGRIPHE.
Avec ma tête , ami , je suis vraiment futile;
Veux-tu me la couper ? pour lors je suis utile .
(Par M. F. B. , abonné. )
www
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est lotte , au masculin Lot ; celui
de la charade , Policarpe , et celui du logogriphe ,
tort, ou l'on trouve or.
546 MERCURE DE FRANCE.
PENSÉES DÉTACHÉES.
I.
Je ne publie aujourd'hui que des morceaux détachés.
L'idée m'en est venue en lisant l'ouvrage d'un professeur
allemand , consistant en morceaux du même genre.
Il s'était décidé à adopter ce mode d'écrire par une raison
assez bizarre. Il gardait constamment près de lui deux
lévriers dont il avait promis à un ami mourant de ne se
défaire sous aucun prétexte. Fidèle à sa parole , il les
renfermait toujours, en sortant, dans son cabinet d'étude,
sanctuaire où nul profane ne pénétrait ; mais comme ils
s'ennuyaient probablement de leur captivité , ils se vengeaient
de leur ennui sur les manuscrits de leur maître.
Ils sautaient sur les tables où ces manuscrits étaient
épars , les jetaient à terre , les traînaient dans la chambre
, en arrachaient des lambeaux , et en déchiraient
des pages entières . Quand le moment de l'impression
était arrivé, ces malheureux manuscrits se trouvaient
tout défigurés . Tantôt une lacune rendait la série des idées
impossible à suivre ; tantôt ce que l'auteur était forcé
d'ajouter à la hâte , nè s'accordait point avec ce qu'il
avait écrit à loisir; une autre fois l'expression que la
dent des lévriers avait supprimée , ne se représentait
plus , et devait être remplacée tant bien que mal. Aussi,
lorsque les amis de l'auteur rencontraient , dans ses
ΜΑΙ 1817 . 547
ouvrages, quelque proposition mal démontrée ou obscure,
s'apercevaient de quelque omission, étaient choqués
par quelque incohérence , ils s'écriaient : Les lévriers
ont passé par là.
II.
En prêtant l'oreille au retentissement de toute l'Europe
, en voyant la disposition générale de tous les individus
et de tous les peuples , que pourraient espérer
encore ceux qui marchent dans un sens opposé aux
besoins et aux voeux universels ? Ils prennent pour un
caprice momentané , pour une fantaisie passagère , ce
qui est une volonté fixe , une résolution inébranlable,
Ils pensent que la grande habileté est de louvoyer, d'attendre
, de gagner du temps. Mais , en toutes choses ,
le temps est l'auxiliaire de la raison ; et , sous ce rapport,
il est loin de prêter son secours à ceux qui repoussent
les désirs raisonnables de l'espèce humaine.
III .
Ily a des gens qui croient qu'on crée les vérités
parce qu'on les déclare , et qui s'en prennent de l'existence
de ces vérités , à ceux qui leur révèlent cette existence.
Mais ces vérités n'en existeraient pas moins , lors
même qu'on ne les aurait pas dites . Un matelot m'a raconté
qu'il était une fois sur un vaisseau avec un passager
qui avait fait souvent le même voyage. Ce passager
indiqua au capitaine un rocher caché sous l'onde. Le
capitaine ne l'écouta pas ; il insista ; le capitaine le fit
jeterà la mer. Cette mesure énergique mit fin à toutes
les remontrances , et rien n'était plus touchantque l'una
348 MERCURE DE FRANCE.
nimité qui régnait sur le navire , lorsque tout-à-coup le
vaisseau s'approcha de l'écueil , le toucha , et fut brisé.
L'on avait noyé le donneur d'avis , mais l'écueil était
resté.
IV.
L'autorité qui veut , par la force , s'emparer de l'opinion
pour la diriger , me disait un homme d'esprit, sous
Bonaparte , ressemble à Salmonée , qui voulait lancer la
foudre . Il faisait grand bruit avec son chariot d'airain ,
et grand peur au public avec ses torches enflammées.
La foudre , un beau jour , sortit de la nue et le consuma.
V.
Lorsque des vérités , qui ne sont encore qu'à la portée
du petit nombre, sont introduites sans mesure , et avec
violence , dans des institutions politiques qui doivent
reposer sur l'assentiment général , beaucoup d'hommes
qui blâment , à juste titre , cette précipitation dangereuse
, sont enclins à reporter , sur les vérités mêmes
qui en sont l'objet leur désapprobation de la forme. Cette
disposition est naturelle , mais elle est déplacée et peut
devenir funeste. C'est toujours par un faux calcul que
l'on se consacre à une mauvaise cause. Il vaut mieux
partir de la vérité qui est proclamée , fût-elle même intempestive
: et lorsqu'elle est jetée sans préparation dans
un système pratique qui ne devrait se composer que de
vérités reconnues , il faut , non s'efforcer vainement de
la faire rétrograder, car elle ne rétrograde pas , mais
l'entourer au plus vite de l'évidence qu'elle n'a pas encore
acquise , et que ne savent pas lui donner les
ΜΑΙ 1817 . 349
hommes impatiens et fougueux qui n'arrivent à elle
que par l'instinct . En se condamnant à défendre l'erreur
, on décrédite la raison et la modération même.
Ces deux choses , si précieuses , se ressentent d'être
employées en faveur de principes qui ne sont pas parfaitement
et rigoureusement vrais , et la portion de
sophisme à laquelle on les allie , rejaillit sur elles et les
affaiblit . D'ailleurs , tous les hommes éclairés ne se
mettent pas de ce côté. Il en est qui suivent les principes
à travers les agitations et les écueils. L'élite de la
nation se divise. Ce nombre , si petit , se trouve encore
partagé . Des noms également estimables servent d'égide
aux deux partis extrèmes ; à celui qui veut conserver
l'erreur , ainsi qu'à celui qui se presse trop de faire
triompher la vérité , et le désordre s'augmente et se
prolonge , par cela même que les hommes consciencieux
sont désunis sur les moyens de le réprimer.
VI.
Lorsque l'on considère d'une manière un peu générale
la marche de l'espèce humaine , on voit que dans le
mouvement progressif, tout a servi , et que les abus
d'aujourd'hui étaient les besoins d'hier. Ces abus ont
eu leur temps utile. Durant cette époque ils ont été
regardés comme d'incontestables principes , et dans un
sens relatif , ils méritaient d'être considérés comme
tels . Peut-être en est-il de même de quelques-uns des
principes qui nous paraissent incontestables. Mais cette
utilité des abus n'implique nullement la nécessité de les
rétablir quand ils s'écroulent. Tant qu'ils sont utiles ,
ils se conservent d'eux-mêmes , et quand ils tombent ,
c'est que leur utilité a cessé.
550 MERCURE DE FRANCE.
VII.
Il y a dans l'univers deux principes , la force et la raison.
Ils sont toujours en quantité inverse l'un de
l'autre. Lorsque la raison a fait un pas , il faut nécessairement
que la force recule , car la raison ne peut
reculer. Lorsque la force résiste , des luttes désastreuses
s'élèvent. Ce n'est pas la faute de la raison ,
c'est celle de la force. Il serait contre l'essence de la
raison de ne pas s'étendre , ou de retourner à ce qu'elle
a découvert n'être pas raisonnable. Mais il n'est pas
contre l'essence de la force d'être convaincue. Quelque
opposition qu'elle y apporte , elle finit toujours par
là. L'on appelle d'abord les, partisans de la raison
des séditieux , et l'on s'aperçoit enfin que ses ennemis
étaient des rebelles .
VIII .
Si l'espèce humaine suit une marche invariable ,
il faut s'y soumettre. La résignation seule épargnera
aux hommes des luttes insensées et d'affreux malheurs
. Si , de plus , après avoir reconnu la nécessité
d'une résignation générale , on découvre le genre de
résignation particulière, applicable à l'époque où l'on
vit , cette découverte vaudra la première. Les sacrifices
seront éclairés. L'on évitera les résistances vaines ,
et les exagérations superflues , et les efforts erronés ,
et les directions fausses. On saura précisément ce qui
doit être repoussé avec force , souffert avec patience ,
adouci avec adresse , amélioré avec zèle. Je parle également
pour ceux qui perdent et pour ceux qui gagnent ;
ΜΑΙ 1817 . 551
pour ceux qui craignent et pour ceux qui désirent ;
pour ceux qui vivaient des abus , et pour ceux que
les abus dévoraient. Tous ont un égal besoin d'être
instruits du sort qui les attend , et des circonstances
qui les environnent. Les lumières sont nécessaires à
tous. Vainqueurs ou vaincus , il importe aux uns et
aux autres de connaître le champ de bataille. L'ignorance
du terrain les précipiterait dans des abîmes , et
ils joindraient , aux maux inévitables de la guerre , les
calamités inutiles du hasard.
IX .
L'observateur superficiel croit voir d'invisibles opinions
dominées par des forces visibles , et ne s'aperçoit
pas que c'est à ces opinions qu'est due l'existence
de ces forces . L'habitude nous empêche d'être
surpris du miracle de l'autorité. Nous voyons le mouvement
, mais nous méconnaissons le ressort. La société
ne nous paraît qu'un grossier mécanisme. Nous
prenons le pouvoir pour une cause , tandis que ce
n'est qu'un effet , et nous croyons qu'il est possible de
se servir de l'effet contre la cause. C'est cependant aux
opinions seules que l'empire du monde a été donné.
Ce sont les opinions qui créent la force , en devenant
oudes sentimens, ou des passions , ou des enthousiames .
Elles se forment et s'élaborent dans le silence. Elles
se rencontrent et s'électrisent par le commerce des
individus . Ainsi , soutenues , complétées l'une par
l'autre , elles se précipitent bientôt avec une impétuosité
irrésistible. Jamais une idée vraie mise en circu
352
MERCURE DE FRANCE .
lation n'en a été retirée ; jamais une révolution , fondée
sur une idée vraie n'a manqué d'en établir l'empire ,
àmoins que l'idée ne fût incomplète. Alors la révolution
n'était qu'un symptôme , avant-coureur de la
véritable crise ; et elle s'est achevée , dès que l'idée
complétée , c'est -à-dire rendue plus évidente pour la
majorité des esprits , est revenue à la charge. Ce
qui trompe quelquefois sur les révolutions que produisent
les idées , c'est qu'on prend des accessoires
pour le but principal . Ainsi , par exemple , l'on croit
que la révolution d'Angleterre , en 1640 , a échoué ,
parce que la royauté a été rétablie ; mais ce n'était pas
l'idée d'une république qui avait causé la révolution ,
c'était celle de la liberté civile et religieuse. La république
était l'exagération de quelques hommes. Cette
exagération n'a pu se soutenir. L'idée dominante en
a souffert momentanément ; mais l'idée dominante,
celle d'une liberté constitutionnelle , a reparu et a
triomphé.
Les Spartiates se plaignaient de leurs ilotes; les
patriciens de Rome , des plébéiens ; les seigneurs féodaux
se plaignent de leurs serfs ; les colons , des nègres .
J'ai lu dans l'Histoire générale des Voyages , compilée
par La Harpe , la phrase suivante : « Les loups marins
<< sont des animaux tellement féroces , qu'ils se défen-
«dent quand on les attaque . >>>
B. DE CONSTANT .
ΜΑΙ 1817 .
353
A
BEAUX-ARTS.
ROYAL
RER
RO
C
SALON DE 1817 .
C'est un rude homme que mon ami Léonard ; il prétend
que pour s'entendre sur les idées , il faut commencer
par s'entendre sur les mots. Et j'ai vu le moment
où il me faisait une véritable querelle , parce que je ne
savais pas précisément la valeur du mot genre, en peinture.
« Il y a des peintres de genre (me dit-il un peu brusquement)
, ce qui signifie qu'il y a des peintres qui s'occupent
exclusivement d'un genre particulier d'imitation
: mais l'expression de tableaux de genre est vide
de sens , si elle ne s'applique pas généralement à tout
ce qui n'est pas l'histoire Si vous en restreignez la signification
, comme vous le faites , à la peinture des scènes
familières , sous quelle dénomination rangerez-vous les
tableaux de fleurs , d'animaux , les paysages et les
portraits ?
Il n'y a que deux classes dans la peinture , l'histoire
et le genre , c'est-à-dire la représentation d'objets ou
d'actions d'une nature héroïque , et l'imitation d'objets
ou d'actions pris dans la nature commune : c'est moins
par le sujet que ces deux classes se distinguent , que
par le style; et comme le costume , en peinture , en est
lapartie la plus caractéristique , le choix que l'on fait
du costume suffit quelquefois pour assigner à un tableau
la classe à laquelle il doit appartenir. Par exemple, que
dans le tableau du Testament d'Eudamidas , sans rien
changer au sujet , à l'ordonnance , à l'admirable expression
de ses figures , Poussin se fut contenté de substituer
des vétémens modernes aux costumes antiques ;
qu'il eût affublé son vieillard d'une robe de chambre et
d'une coiffe de nuit ; qu'il eût donné à son docteur et
à son magistrat , l'habit d'un médecin et d'un notaire
de nos jours ; ce tableau , où rien ne serait changé que
23
354 MERCURE DE FRANCE .
le costume , perdrait cependant son caractère historique
, et rentrerait dans cette division de la classe des
tableaux de genre que l'on nomme scènesfamilières.
Le même changement dans le costume des personnages
du tableau de la Malédiction paternelle , de
Greuse, pourrait faire d'une scène villageoise , un tableau
d'histoire.
Je ne conclus pas de cette observation , que le costume
constitue essentiellement le genre , mais que souvent
il le détermine
-Déterminez donc , lui dis-je , en lui montrant le
Joueur dépouill'e, de M. Dubost , la classe à laquelle
appartient ce tableau .
- En spécifiant l'action dans le livret , l'auteur en
fait un tableau de genre; il ne tenait qu'à lui de nous
le donner pour un tableau d'histoire , en indiquant le
sujet , en ces mots : Un archonte d'Athènes arrête son
fils par son manteau , dans le moment où ce jeune
homme se prépare à quitter la maison paternelle , avec
une jeune esclave qu'il veut épouser. Ce vague de l'acrion
qui permet de la caractériser d'une manière si différente
, est le principal défaut de cette composition , ou
l'on remarque d'ailleurs de très-belles parties ; les figures
m'eń paraissent bien étudiées , le dessin correct , la
couleur vigoureuse ; mais la composition est froide,
inçertaine , et le tableau sans beaucoup d'effet... »
,
Pendant que Léonard discourait sur ce tableau de
M. Dubost , je cherchais des yeux la Promenade à
Hyde-Parket les Préparatifs de course , où le mème
peintre se montre le rival des Vernet , dans un genre
porté par eux à la perfection ; nous passions dans la
grande galerie pour les y chercher lorsque nous nous
aperçûmes que la foule un peu moins grande, autour du
Monastère de Guisando ( 1) , nous permettait d'en approcher.
Mon ami , très -méthodique de sa nature , prétendait
que j'allais intervertir l'ordre de mes observations
, et que ce tableau appartenait au genre du paysage;
je soutins que c'était un tableau de bataille , et que dans
tous les cas il fallait profiter de l'occasion.
(1) Ce tableau vient d'être momentanément enlevé du salon ,
par une délicatesse tout à fait nationale.
ΜΑΙ 1817 . 355
Cette composition , me dit-il , est tout àfait remarquable
, comme paysage et comme sujet de bataille ;
ne vous y trompez pas cependant , ce ne sont pas les
beautés dont elle étincelle qui lui valent un aussi prodigieux
concours de spectateurs ; c'est au choix d'une
action révoltante , que l'auteur est redevable du succès
d'enthousiasme qu'il obtient. N'avez-vous pas vu pendant
cinq ou six ans la foule , à poste fixe , devant un tableau
qui représentait le supplice d'un juge écorché tout vif?
Efiacez, du tableau de M. le Jeune, ces hommes nus, que
des monstres à figure humaine égorgent de sang froid;
ces cadavres que des chiens dévorent; cette composition
n'en sera pas moins belle , et ses admirateurs seront
beaucoup moins nombreux .
-Quand la foule aura suffisamment contemplé ces
horreurs , malheureusement historiques , les connaisseurs
resteront pour admirer plus froidement ce magnifique
paysage ; ce combat si bien figuré dans son ensemble;
ces groupes distribués avec tant d'art ; ces
odieux portraits de guérillas , dont la physionomie
est si bien saisie , qu'on serait tenté de croire que l'auteur
les a dessinés pendant qu'ils l'assassinaient : et cet
arc-en-ciel si bien peint , ce signe de paix qui , dans la
nature , annonce la fin de la tempête , n'est-il pas un
emblème ingénieux dont l'auteur s'est servi pour annoncer
sa délivrance ? .... - Je ne sais pas si l'artiste
guerrier a eu , dans cette circonstance , P'intention que
vous lui prêtez peut- être un peu gratuitement ; mais
c'est par cet arc-en-ciel même où vous voyez tant de
choses,que je commencerai ma critique : d'abord d'où
vient-il cet arc- en-ciel ? ilnepleutpas : cet accident de
lumière peut exister sur un rideau de pluie très-mince ,
qui ne dérobe pas entièrement les objets placés derrière ,
mais encore doit-il les voiler d'une manière sensible .
Ce cavalier qui se défend encore , est d'une grande
vérité d'attitude , mais que fait-il d'un tronçon de sabré
dans sa main gauche ? Il ne s'en est probablement pas
servi de cette main-là? Que ne le jette-t-il pour faire
usagede sonmousqueton , qu'il tient de la main droite ?
Le groupe autour du principal personnage est bien en
action, et le mouvement du chef des Espagnols est
d'une véritéparfaite : mais comment ces deux chiens ,
:
!
:
23.
356 MERCURE DE FRANCE .
simaigres , au milieu des débris humains qu'ils dérorent,
ont-ils faitlacher prise àcet énorme vautour que
n'efiraient ni les coups de fusil, ni les cris horribles
des combattans? Est-il vraisemblable que ces misérables
guérillas qui dépouillent si complétement ces dragons
tombés dans leur embuscade , aient oublié , quelques
jours avant , de dépouiller les cuirassiers dont on voit,
dans uncoindu tableau, les squelettes revêtus d'armures
aussi propres , aussibrillantes qu'elles le seraient un jour
derevue?
L
$L
d
addd
a
P
P
Je voudrais , autant que possible , que tous les sujets ,
en peinture , s'expliquassent sans le secours d'un livret ,
ou du moins que l'action s'y trouvât tellement caractérisée
, qu'on ne pût se méprendre sur l'époque où elle
se passe , sur les personnages qui ensont l'objet. Dans
la foule des tableaux qui manquent de cette espèce de
précision , je citerai la Mort de Masaccio , du même
auteur que le Lévite d'Ephraim; cet élève qui débute
par des coups de maître , est digne de toute la sévérité
de la critique , par les grandes espérances qu'il donne ,
etpar les justes éloges qu'il mérite : j'admirais ce char-
F
mant tableau , tout en me plaignant de ce défaut de
clarté dans l'exposition du sujet....
-Le Masaccio , me dit Léonard , était un peintre
florentin qui vivait soixante ans avant Raphaël , et qui
mourut en 1443 , à l'âge de trente-huit ans. Il s'appelait
Tommaso di San - Giovanni di Valdarno , et
comme il était d'une laideur et d'une saleté remarquables ,
on l'appelait le villain Thomas ( Masaccio) . Il mourut
subitement empoisonné , dit l'histoire : je ne connais
pas de poison qui fasse mourir ainsi n'importe ; un
mensonge convenu vaut un fait. Vous avez peut-être vu
mourir quelqu'un subitement ; à coup sûr M. Couder
n'a j'amais eu ce malheur-là. Voici comment la chose
se passe en pareil cas .
Je me trouve mal , dit le peintre..... , la tête me
tourne ..... Il s'assied et s'évanouit. Ses élèves l'entourent
, déboutonnent son gilet, lui ôtent sa cravate ; on
lui fait respirer du vinaigre; on lui en frotte les tempes...
Le moine qui se trouve là s'approche du mourant:
« Mon ami , m'entendez-vous.... ?recommandez votre
ame à Dieu ; demandez-lui pardon.... cela ne sera
MAI 1817 . 357
rien ! ... » En parlant , il lui tâte le pouls , met la main
sur son coeur, et sentantqu'il ne bat plus : « C'en est fait ,
dit-il , il est mort....-Cela n'est pas possible, répondent
les élèves ...-Hélas ! cela n'est que trop vrai ,
interrompt le moine , et tous se mettent à pleurer.
Dans cette succession de mouvemens , l'artiste n'en
ayant qu'un à saisir , j'aurais pris celui où le moine prononce
, il est mort ! ... Ces mots et l'impression qu'ils
produisent sur ceux qui les entendent , peuvent se
peindre par des gestes arrétés que l'artiste doit s'attacher
à choisir ; on éprouve je ne sais quelle impatience
à voir fixer sur la toile un mouvement qui en
suppose immédiatement un autre. Sous le rapport de
l'exécution , ce tableau de M. Couder laisse peu à désirer.
- Je ne vois aucun reproche à faire à celui qui représente
un trait de la vie de Callot :
Jeme couperaiplutôt le pouce, que de rienfaire contre
l'honneur de mon prince et de ma patrie , dit l'artiste
lorrain, àun envoyé du cardinal de Richelieu , qui lui
proposait de graver la prise de Nancy; cette réponse ,
où M. Laurent a trouvé le sujet d'un tableau plein de
vérité , d'esprit et de grâce , est doublement honorable
pour les arts : j'ai remarqué plus d'un ouvrage au salon ,
dont les auteurs ne se sont pas montres aussi scrupuleux
que le graveur de Nancy.
Les deux figures du tableau de M. Laurent sont dignes
d'éloge par le naturel de la pose et l'expression, quoiqu'un
peu froide ; les objets qui décorent l'atelier sont
imités parfaitement , etle jour du châssis ne saurait étre
mieux rendu. - Sans moi vous ne vous apercevriez pas
d'un grand défaut de perspective dans le plafond de cette
chambre : il s'abaisse beaucoup trop à l'une de ses extrémités.
- Encore un hommage rendu à la peinture dans la
personne d'un des plus grands génies dont elle s'honore.
Le cardinal de Richelieu , présentant le Poussin
à Louis XIII , est un tableau remarquable par la couleur
et par la vérité de la scène ; la figure dela reine est
drapée avec goût , et celle du Poussin est un véritable
portrait. Ce tableau est un des meilleurs de ceux qui
ont été demandés par le gouvernement. L'auteur ,
358 MERCURE DE FRANCE.
M. Ansiaux , y fait preuve d'un goût plus sûr , d'une
couleur plus franche que dans son tableau d'Armide
dont j'ai déjà parlé.
C'est avant tout le but et l'intention que j'examine
dans les productions des arts : réveiller un souvenir
honorable , peindre une action interessante , offrir une
leçon utile ou une image agréable , telle est une des
conditions qu'un peintre doit au moins s'imposer en
prenant ses pinceaux. M. de Forbin en réunit plusieurs
dans son tableau d'une religieuse interrogée dans un
cachot souterrain de l'inquisition . Cette scène déchirante
(qu'on ne peut voir sans frémir à l'idée du tribunal
odieux où elle s'est renouvellée tant de fois ) est rendue
avec la plus effrayante vérité. J'admire sur-tout
ce rayon de lumière qui tombe perpendiculairement
du haut de la voûte , et qui éclaire les objets d'une
manière si pittoresque. Ce moine qui lit à cette fille
infortunée l'arrêt du saint-office , a bien tout l'impitoyable
sang-froid du ministère qu'il exerce : un caractère
de férocité plus brutale est empreint dans tous les
traits de cefamilier qui s'apprête à couvrir la victime
du terrible san benito.- Tout cela est vrai , tout cela
est bien; mais pour être tout- à-fait juste , il faut
ajouter que la figure de la religieuse manque de cette
grâce , de cette beauté idéales dont on se plaît à parer
la douleur : il faut dire que ce vilain familier qui prend
à terre le san benito de carton , a l'air de soulever un
poids de cent livres ; que la partie la plus éclairée du
pavé n'est pas , comme elle devrait l'étre , au milieu
de la colonne de lumière qui descend de la voûte ; que
cette lumière n'est pas assez sentie sur l'habit du dominicain
où elle devrait produire des reflets plus viſs ;
enfin , il faut remarquer que les figures bien esquissées
ne sont pas assez finies pour un tableau de cette dimension.
Pour louer l'auteur avec moins de restriction , attendez
son tableau de la Mort de Pline.
-Allons maintenant, avec les courtisans de Louis XIV,
voir cet autre comte de Forbin qui mène l'ours ; cet ours ,
c'estJean BartàVersailles . Toutle monde connaît l'anecdote
où M. Tardieu a trouvé le sujet de ce joli tableau.
Louis XIV veut savoir comment Jean Bart a fait pour
traverser la flotte hollandaise ; et notre brave marin ,
ΜΑΙ 1817 , 559
pour donner au monarque une idée de sa manoeuvre ,
passe à travers la foule de courtisans , au milieu desquels
il se fait jour à coups de poing. Cette action
comique est on ne peut pas mieux rendue ; l'habit
de drap d'or dont Jean Bart est embarrassé plutôt que
couvert , n'empêche pas de reconnaître le patron de
Dunkerque , et l'impression causée par la brusquerie
de ses mouvemens se peint d'une manière très-variée
sur la figure des spectateurs . Un petit page , renversé
dans la mêlée , attire surtout les regards par la grâce
de sa personne et la naïveté de son attitude. C'est un
détail fort spirituel que cette pipe cassée au milieu du
salon.
-La figure du Roi pouvait être plus noble et plus belle ;
il suffisait pour cela qu'il fût plus ressemblant. L'amiral
Forbin trouve naturellement sa place auprès du Roi
dans cette composition , et l'on sait gré à l'auteur du
rapprochement ingénieux que cette circonstance donne
occasion de faire : c'est surtout au mérite personnel
qu'on aime à tenir compte d'une gloire héréditaire. Si
c'est là de la louange , elle honore peut - être plus
celui à qui on l'adresse que celui qui la donne : il est
encore plus difficile d'ètrel'objet d'unelouange fine que
d'en être l'auteur .
Voyons maintenant cet Arioste au milieudes brigands .
Je suis déjà bien favorablement prévenu pour l'auteur
du Baptême de Clorinde.
Les brigands sont fort bien... pourdes brigands . L'auteur,
en donnant à chacune de ces figures le caractère de
férocité et de bassesse qui convient à gens de pareille
étoffe , en a fort habilement varié l'expression; j'aurais
voulu seulement qu'il y eût plus fortement indiqué
le sentiment de respect dont ils sont saisis à la vue du
grand homme dont la présence les désarme,
L'Arioste , dout la pose pourrait être un peu moins
académique , a fait trop de toilette pour se mettre en
voyage : sa poitrine , recouverte d'une espèce de cuirasse
en soje blanche , est d'une largeur démesurée , et
sa jambe droite est tendue de façon à marquer une
espèce de creux à l'endroit du genou : je ne conçois
aucun effort du jarret qui puisse produire un effet semblable;
en cherchant å se rendre compte de tout , on
360 MERCURE DE FRANCE .
peut encore se demander s'il est bien naturel que , dans
une situation aussi critique , Arioste , les deux bras
pendans , tienne ses tablettes d'une main et son crayon
de l'autre . Toutes ces crítiques de détail n'empêchent
pas que ce tableau ne soit fait pour ajouter à la réputation
de son jeune auteur.
Il y a une grande vérité d'imitation dans un petit
tableau représentant la Mort de l'abbé Edgeworth. Cette
composition est sage ; les figures , et particulièrement
celle de MADAME , sont pleines d'expression . La Naissance
de Louis XIII du même auteur ( M. Menjaud)
ne mérite pas les mêmes éloges .
M. Revoil, qu'on peut appeler le peintre de la chevalerie
, n'a rien fait dans ce genre de plus parfait que
sa Convalescence de Bayard ; composition , exécution ,
il faut tout louer , à moins qu'on ne trouve , comme
Léonard , que le dessin pourrait être plus correct , et
les trois têtes de femmes d'un fini plus précieux .
Après le tableau du Monastère de Guisando , celui
qui attire le plus constamment la foule , est la Bataille
de M. Horace Vernet , où figurent en première ligne
les lanciers polonais . On ne peut quitter ce tableau où
respire en quelque sorte la gloire nationale : chaque
groupe est un épisode du plus grand intérét. Là deux
lanciers qui meurent en s'embrassant ; plus loin , deux
autres qui s'embrassent en se félicitant d'être échappés
au carnage ; au centre de ce groupe d'officiers dont
chaque figure est évidemment un portrait , ces prisonniers
espagnols que l'on amène ; tous ces instrumens
de guerre , tous ces accessoires d'une inconcevable vérité
transportent le spectateur sur un champ de bataille
où la victoire se montre à ses yeux avec tout ce qu'elle
a de charmes et d'horreurs .
On peut croire que la nature n'a plus de secret
pour l'art quand on a vu la Salle à manger de M. Drok
ling. et l'on ne saurait donner assez d'éloge à la
manière dont il a su combiner ce double effet de
la lumière qui vient de la fenêtre du fond et de la
porte d'entrée. L'illusion , dans ce petit tableau , est
portée au plus haut point où la peinture puisse jamais
atteindre. J'en dirai presque autant des tableaux de
M. Richard représentant la Duchesse de Montmorency
e Madame de La Vallière.
ΜΑΙ 1817 . 361
La Salle du quatorzième siècle et la Chapelle du
Calvaire de M. Boutou ne permettent pas de lui comparer
les Peter Néef, les Panini , qui se sont fait une si
grande réputation dans un genre où i' les a surpassés ;
mais je voudrais voir de lui un morceau d'architecture
éclairé par un jour de face. Ce que je ne concois pas ,
c'est que cet habile peintre ne peigne pas mieux la
figure , du moins devrait- il s'abstenir d'en mettre dans
ses tableaux.
Entre plusieurs tableaux de M. Vanbrée , qui se distinguent
par une composition pleine d'esprit et de
goût , j'ai remarqué son Atelier de Vandael. L'architecture
est d'un très-beau style , et les fleurs ( on ne
saurait en faire un plus bel éloge ) sont dignes de figurer
dans l'atelier du peintre célébre qui s'est acquis dans
ce genre une si grande réputation. La grandeur du
local n'est pas en proportion , du moins à ce qu'il me
semble, avec la petitesse des figures : celles-ci n'en sont
pas moins ressemblantes , et j'ai cru remarquer parmi
les jeunes personnes qui ornent cet atelier , une dame
qui emploie son immeuse fortune à protéger les arts
qu'elle cultive elle-même avec beaucoup de succès .
Il y a du mérite dans le tableau de la Reine à la Conciergerie
par M. Lordon ; mais cette lumière est pâle
sans être mélancolique ; ces traits ne sont pas ceux de
l'auguste prisonnière ; et en regardant d'un oeil sec la
scène douloureuse qu'il nous présente , on demande
compte à l'auteur des larmes qu'on ne verse pas .
L'AMATEUR.
VARIÉTÉS.
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De la Célébrité et de la Gloire .
Les hommes , pour la plupart , confondent la célébrité
avec la gloire , et caressant une erreur qui flatte
362 MERCURE DE FRANCE .
à la fois leur vanité et leur indolence , ils ressemblent ,
dans leur conduite , à ces insensés qui abandonnent le
culte du vrai Dieu pour embrasser le culte des idoles.
L'amant de la célébrité a plus d'orgueil que de grandeur
d'ame ; l'amant de la gloire a plus de grandeur
d'âme que d'orgueil. Le premier vit plus dans le présent
que dans l'avenir ; le second vit plus dans l'avenir
que dans le présent. L'un cherche des succès ; l'autre
s'applique à les mériter. Une conception facile , une
imagination vive , la noblesse de caractère , la rectitude
du jugement , le penchant à la méditation , le
courage accompagné de prudence , l'indignation contre
l'injustice , l'amour de la vertu et de la vérité , la connaissance
approfondie de tout ce qui est beau et bon ;
une défiance mesurée de ses forces ; la constance dans
le travail et dans les sentimens ; une indifférence profonde
pour les objets frivoles , et l'exaltation de l'âme ,
sont les premières qualités nécessaires pour acquérir
de la gloire . L'originalité d'esprit ou de conduite ,
l'audace de caractère , la témérité des entreprises ,
l'application à flatter ou à fronder les moeurs , les préjugés
, les travers de son siècle ; l'art de faire servir
les haines des autres à son ambition , suffisent pour
acquérir de la célébrité ; elle est toute dans les choses
d'éclat . La gloire repose plutôt sur les actions et sur
les travaux utiles que sur les faits et sur les travaux
éclatans . Charles XII et Dorat aimèrent et obtinrent
la célébrité ; le premier ne retira aucun fruit de ses
conquêtes ; les ouvrages du second ne sont plus guère
lus. Frédéric II et Racine aimèrent la gloire ; l'un a
fait d'un faible Etat une grande puissance; l'autre sera
toujours le modèle et le désespoir des poëtes .
ΜΑΙ 1817 . 363
Les empires comme les hommes peuvent être célèbres
et même redoutables sans être grands .
,
La gloire des empires consiste moins dans leur
étendue que dans leurs institutions ; la gloire militaire
, la plus imposante de toutes les gloires , n'est
pas la plus solide ; un revers la détruit. Palmyre , gouvernée
par une héroïne , contint l'Orient , soutint l'empire
romain contre ses ennemis , fit trembler la Perse ,
et tomba avec Zénobie. L'empire colossal d'Alexandre
a disparu avec ce prince. L'influence qu'un peuple
acquiert sur les autres peuples par la fixité de ses
lois , qui , seule assure son indépendance par son
commerce , par ses arts , voilà les seuls fondemens
d'une grandeur véritable et permanente. Les Romains
, déjà redoutés sous Romulus , ne furent respectés
que sous Numa Pompilius. La force que n'accompagnent
pas la sagesse , la prudence et la justice
, cesse bientôt d'être une puissance . On l'ébranle
avec de l'audace , on la renverse avec de la patience .
Lagloire des princes qui n'ont été que conquérans ,
cause aux bons esprits plus d'effroi que d'admiration .
La postérité désavoue les éloges que leur prodigua leur
siècle , et le nom de ces dévastateurs du monde produit
le même effet sur les nobles âmes , que le bruit
lointain d'un terrible ouragan produit sur les oreilles
délicates .
Pour les rois ainsi que pour les autres hommes , obtenir
de la célébrité , n'est pas obtenir de la gloire ;
seulement le bruit que ces derniers ont fait retentit
plus long-temps , à cause de l'influence qu'il eut quelquefois
sur des nations entières. Trajan et Marc-Aurèle
acquirent une véritable gloire , parce que la justice ,
364 MERCURE DE FRANCE .
la prudence , la modération et la philosophie restèrent
toujours les compagnes et les conseillères de leur pouvoir.
Charlemagne fut encore plus grand par ses institutions
que par ses victoires. Louis XII , le meilleur de
tous les rois , se couvrit d'une gloire impérissable par
les soins paternels qu'il prit constamment de son peuple.
Si l'on exalte peu la valeur héroïque qu'il déploya en
plusieurs circonstances , c'est que cette vertu ne parut
en lui qu'une qualité ordinaire comparée à ses autres
vertus. Il n'a manqué à Louis XII qu'un poëte digne
de le chanter pour que son nom devint à jamais aussi
populaire que celui de Henri IV. La gloire de ce dernier
est surtout dans sa tolérance . Les douces vertus
qui tempèrent la majesté du trône , en rendent l'éclat
plus pur et plus facile à contempler. Les triomphes
guerriers de Louis XIV n'auraient pas suffi pour lui
assurer le nom de Grand; mais la protection éclairée
qu'il accorda aux lettres , aux sciences , aux arts ; les
monumens qu'il éleva , les hommes de génie , nés ,
pour ainsi dire , à sa voix de toutes les parties de son
royaume , les chefs-d'oeuvre des illustres écrivains que
son estime soutenait dans leur carrière laborieuse , et
qui durent à sa libéralité l'indépendance nécessaire au
talent , acquirent à la France, sur les autres nations de
l'Europe , une prééminence que les revers les plus éclatans
ne peuvent lui faire perdre. La gloire de la nation
dont il encouragea l'élan devint le patrimoine de ce
roi , et l'histoire consacrera toujours la brillante époque
de son règne sous le nom de beau siècle de LouisXIV.
On acquiert , je le répète , assez facilement de la célébrité
dans les lettres , dans les arts , dans l'administration
et sur le trône même ; les passions ou les intérêts
1
ΜΑΙ 1817. 365
de circonstances servent souvent un homme médiocre.
L'écrivain de parti ; l'artiste que favorise un prince
puissant ; le ministre plus intrigant que politique , plus
adroit qu'habile , qui , après s'être rendu coupable des
troubles ou des malheurs de l'Etat , par des mesures
ou par des conseils imprudens , trahit à propos son
maître , ou sait à propos s'attirer sa disgrace ; le souverain
que de vaillans généraux font triompher de l'ennemi
dans des conjonctures périlleuses , voient quelquefois
leur réputation élevée très-haut; mais le temps , ce
juste appréciateur de toutes choses , remet ces hommes
à leur place. La postérité les pèse dans sa balance impartiale
, et rejette ceux qui ne sont pas de poids . II
suffit presque toujours d'avoir été célèbre pendant sa
vie, pour que la tombe vous dévore tout entier. Plus
d'un homme même a survécu à sa célébrité , quoiqu'il
ait possédé un talent véritable . De même qu'une femme
jolie et gracieuse n'attire qu'un moment les regards
d'une assemblée , lorsqu'elle y entre après une femme
parfaitement belle , de même le talent qui se montre
après le génie , ne recueille que des suffrages passagers.
Quand les lumières se répandent dans toutes les classes
de la société , quand les arts sont parvenus àla perfection
, la célébrité devient plus commune , et la gloire
plus rare. Il n'est plus maintenant de place vide au
temple de mémoire ; avant de s'y asseoir , il faut , courageux
athlète , en hannir quelques privilégiés ; mais ,
dans cette pénible lutte , montrât-on plus de vigueur
que son adversaire , on n'est point encore certain de
le vaincre. Ses anciens titres sont des auxiliaires puissans
qui vous repoussent de toutes parts , à mesure que
vous gagnez du terrain , et si vous parvenez enfin à les
366 MERCURE DE FRANCE.
écarter , votre victoire ne vous vaut pas toujours les
honneurs du triomphe. Entre tant de guerriers français
qui surent, mème au fort de nos désastres, soutenir
l'éclat de nos armes , plus d'un surpassa , égala au moins les
exploits de Bayard. Vous en gardez le souvenir, champs
d'Austerlitz , de Marengo , de Rastadt , d'Ulm , d'Iéna,
de Friedland , de Nasielsk , rochers de Sommo-Siera !
Toutefois la renommée des nouveaux chevaliers français
, dignes rivaux du chevalier sans peur et sans reproches
, n'atteindra peut-être la sienne qu'après une
longue suite de siècles.
La gloire est devenue d'un accès si difficile , que les
souverains et les particuliers ne doivent plus espérer ses
faveurs immortelles , qu'en appliquant leur génie à des
objets d'une utilité générale . Assurer l'indépendance de
la patrie et celle des lois , rouvrir les canaux du commerce
et de l'industrie , faire ou protéger des découvertes
propres à soulager l'humanité; étendre le domaine
des lettres , des sciences , des arts et de la morale;
inspirer la religion et la vertu plutôt que les
commander; voilà , je crois , les moyens qui restent
encore pour mériter l'amour et la reconnaissance de
ses contemporains, et l'estime de la postérité. 1
1
i
ΜΑΙ 1817 . 367
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HISTOIRE D'UN POЕТЕ .
CHAPITRE PREMIER.
J'ai toujours fait le métier d'auteur; j'ai composé des
romans , des comédies , toutes sortes d'ouvrages
d'esprit; j'ai fait mon chemin; je suis à l'hôpital.
LE GRENIER.
(GIL BLAS.)
Omon réduit ! je serais ingrat , si je ne te consacrais
les premières lignes de mon histoire , puisque ton abri
tutélaireme permet de retracer les événemens de ma vie.
Quede fortunes diverses, qued'agitations avantd'arriver
au port ! Voguez , pauvres humains, sur cette mer semée
d'écueils , courez après la capricieuse déesse , rendezvous
fameux par de nouveaux naufrages ; pour moi , je
ne crains plus la fureur des vagues , je brave les tempétes
....... Mais que dis-je ? malheureux ! Le vent du
nord qui souffle avec furie enlève une tuile du toit qui me
couvre; permets , lecteur , que je suspende un moment
manarration pour réparer cette brèche, de peur que la
pluie du ciel ne tombe sur mon chef blanchi par les
années. Hélas ! il faut encore que je me prive d'un volume
de ma modeste biblothèque ce sera toi , mon
vieux Code civil , livre inutile à qui ne possède rien ; va
remplacer la tuile qui m'abandonne.
Je reprends la plume , cher lecteur , pour te décrire
mon grenier , car j'aime à peindre ; et si tu te sens
d'humeur à voyager avec moi jusqu'à la fin de mon
histoire, il fautme passer quelques descriptions.
Ce serait peut-être une histoire assez curieuse que
celle des hôtes successifs d'une pareille demeure. La
mienne , si j'en juge par sa vétusté , a dû servir d'asile
àun grand nombre d'enfans de la misère. Quelques-uns
de mes prédécesseurs ont laissé sur la muraille des traces
de leur infortune , de leur profession et quelquefois de
568 MERCURE DE FRANCE .
leur gaieté. On trouve ces deux vers sur une grosse
poutre , au bas de quelques études de nuages peints à
l'huile :
«Plus l'artiste est voisin des cieux ,
« Plus il est près de sa patrie . »
D'autres inscriptions se trouvent sur une partie lambrissée
de mon humble réduit. Cet enduit de plâtre
m'offre le double avantage d'abriter le chevet de mon
lit , et d'alimenter tour-à-tour mes réflexions philosophiques
ou sentimentales. Le lecteur ne sera peutètre
pas fâché de trouver ici quelques extraits de ce
supplément à ma bibliothèque :
J'ai , d'étage en étage , à force de folie ,
Grimpé jusqu au grenier , mais je ne m'en plains pas ;
Car c'était là qu'avec tous ses appas ,
M attendait la philosophie.
J'eus , au premier , des amis délicats ...... ,
Aucun ne tint jusqu'au troisième :
Aujourd'hui , dans mon galetas ,
Je n'ai d'importuns que les chats ,
De parasites , que les rais ,
De sincère amí, que moi-même .
Plus bas , une main défaillante a tracé ces vers :
Accablé d'ans et de misère ,
Sans secours en ces tristes lieux ,
Je touche à mon heure dernière .
Aucun ami ne fermera mes yeux!
Pour une plus douce patrie ,
Je quitte unmonde oùje ne laisse rien,
Puis-je encor regretter la vie? ..
Hélas ! qui nourrira mon chien ?
Une main aussi mal assurée , mais par une cause différente
, comme on le verra de reste , a charbonné ce
couplet :
Tant que je puis , sur ma guitare ,
Chanter le vin et les amours ,
Déesse inconstante et bizarre ,
Je ris de tes plus méchans tours .
Quand j'ai vidé mes deux bouteilles ,
Adieu , grenier, tout ravit mes esprits :
Je ne vois plus que superbes lambris ,
Palais, jardins , colonnades , merveilles ,
Commejamais n'en virent de pareilles
Les plus chers de tes favoris ,
1
:
ΜΑΙ 1817 . 369
Lamodeste prose enrichit aussi cet album d'un nouveau
genre. On y lit :
Anne-Joséphine Laserre , blanchisseuse en fin , est
entrée ici le 17 mars 1806 ...... , et elle en est sortie
le16 mai 1807 , dans nue bonne calèche à deux chevaux,
le jockey en livrée, avec un schallde cachemire.
Je ne change rien à cette note historique , si ce n'est
l'orthographe . On remarquera que les poëtes n'avaient
pas signé leurs vers. La prose de mademoiselle Anne-
Joséphine Laserre ne pouvait en effet s'acccommoder
de cette modestie. La remarque suivante a sans doute
été crayonnée par un commentateur qui , n'ayant rien
à mettre pour son propre compte , s'est plû à gloser
sur le texte. « O fortune!
<< Aucun ami ne fermera mes yeux !>>>
et un schall de cachemire a monté six étages pour venir
chercher mademoiselle Anne-Joséphine Laserre ! >>>
Je borne là l'extrait de ma muraille. Il me suffit de
dire que le reste n'était plus rempli que de numéros de
loterie , avec la date de chaque tirage; de différens
vivat alternativement biftës et récrits ; enfin de quelques
hiéroglyphes que j'ai fait disparaître , comme étant de
mauvais ton et d'un mauvais goût de dessin.
Ne crois pas , ami lecteur , que tu sois encore sorti
de mongreniér. D'où vient cette impatience ? Ne t'ai-je
pas surpris parcourant , jusqu'au dernier recoin , les
vieux manoirs , les souterrains d'Anne Radcliffe ? N'as-tu
pas visité maintefois les palais des grands avec une
scrupuleuse curiosité , au péril de trouver , en rentrant
chez toi , tout ce qui t'appartient , petit , maigre et
terne ? Pardonne - moi donc de t'avoir fait faire un
petit cours de morale sur le mur ; une autre fois , je
t'y ferai voir la lanterne magique. En attendant , suismoi
dans l'inventaire ; tu ne craindras pas qu'il fasse
pâlir l'orgueil de ton salon ; tes bronzes et tou acajou
n'en seront que plus brillans , quand tu auras laissé
tomber tes yeux sur mon grabat , compté mes chevrons
et regardé ma lucarne.
De ma lucarne , il ne tient qu'à moi de me croire
24
570 MERCURE DE FRANCE.
au rez-de-chaussée : comme il m'est impossible de regarder
dans la rue , je ne puis juger de mon élévation.
Qu'on se figure une ville toute entière qui ne serait
bâtie que de toits : telle est ma perspective. Je dois
dire cependant , pour la variété du tableau , que les
dômes , les clochers et quelques terrasses couvertes de
fleurs ne laissent pas de rompre un peu la monotonie
de la tuile et de l'ardoise . Au plaisir d'avoir de la rosée du
ciel dans toute sa fraîcheur , de contempler à son aise
la lune et les étoiles , la nue fugitive et les hirondelles
qu'on voit si mal du premier , se joint pour l'observateur
moins sauvage , qui veut que l'espèce humaine
entre pour quelque chose dans ses contemplations ,
la vue de quelques scènes animées et touchantes
que le Diable Boiteux n'eut pas manqué de montrer
àDon Cléophas . Nous , hôtes des greniers , nous dédaignons
le luxe des draperies ; nos âmes candides
ne craignent point de se montrer nues dans nos scènes
intérieures de ménage ; aussi chacun de nous voit-il
ce qui se passe chez son voisin , et cette circonstance
n'est peut- être pas la moindre cause du peu de scandale
que nous donnous , tandis qu'à des étages plus bas......
mais chut ! il faut être discret , puisque , à l'abri des
demi - rideaux qui les cachent , les bonnes gens sont sans
défiance contre l'observateur élevé dont l'oeil plonge
tout àson aise , et ne perd rien de ce qui se passe chez eux.
Qu'on ne s'imagine pas que je sois privé des douceurs
de la société : de toît à toît , les distances se rapprochent .
Quand il fait beau , on se met àla lucarne , on cause sur la
pluie et lebeau temps , sur les gens du cinquième , sur les
voleurs de plomb . Les rues étroites sont charmantes pour
ce commerce , et ma rue Copeau est de ce nombre. Ily a
telde mes voisins dont je sais toute la vie , et dontpourtant
je ne connais pas la porte , quoique nous passions
des matinées ensemble , et que nous soyons, pour ainsi
dire , sans cesse l'un chez l'autre : c'est qu'aussi ses
étages et les miens feraient quatorze étages à monter et
à descendre , ce qui ne laisse pas d'être une considération
.
Avant de quitter mon réduit , je veux prévenir une
critique sérieuse : un auteur qui commence le récit de
sa vie par décrire son grenier , c'estprendre le roman
ΜΑΙ 1817 . 571
par la queue ! pourra s'écrier un censeur malin. La
réponse..... se trouve au commencement du présent
chapitre , où je renvoie le lecteur qui l'aurait oublié.
A. DUFRESNE .
ANNALES DRAMATIQUES.
MM
THEATRE - FRANÇAIS .
Victor.-Mlle . Wenzel.- Mlle. Baptiste .
Les rangs se sont prodigieusement éclaircis depuis
quelque temps à la comédie française. Desprez et Lacave
, pendant plus de trente ans dépositaires de tous
les secrets des hautes puissances tragiques , se reposent
maintenant de leurs travaux , dans une paisible retraite
; heureux destin , qui n'est pas toujours le partage
des favoris des rois ! Mesdemoiselles Mézerai , Desbrosses
, Thenard et Emilie Contat ont abandonné la
cour de Thalie ; Fleury la quittera avant peu ; mademoiselle
Georges nous a fui sans retour ; Talma ne se
montrera plus que six mois par an aux yeux des Parisiens
enchantés ; la plupart des ingénues et des jeunes
princesses qui nous restent , touchent à leur vingtième
année de service : une génération toute entière aura
bientôt disparu du Théâtre-Français. Il est grand temps
qu'il s'en élève une nouvelle pour remplacer l'ancienne.
Les acteurs eux-mêmes y sont intéressés , car leurs pensions
de retraite ne sont hypothéquées que sur le talent
de leurs successeurs ; ils ont ouvert les portes du sanctuaire
aux postulans , il s'en est présenté en foule ; mais
il n'y a encore que peu d'élus .
Victor est celui sur lequel on paraissait fonder le plus
d'espérances ; à en croire les journaux , il devait nous
consoler de l'absence de notre premier tragique. Victor
a reparu , et l'on regrette encore Talma. Toute plaisanterie
à part , ce jeune homme n'est pas dénué des
04.
372 MERCURE DE FRANCE .
qualités propres à former un acteur distingué. La nature
a fait beaucoup pour lui ; mais il manque des premières
notions de l'art. Il ne conçoit pas un rôle ; il ne sait
pas même nuancer une scène ; il joue comme un amateur
doué d'heureuses dispositions ; son débit , d'une
familiarité souvent triviale , devient tout-à-coup majestueusement
emphatique. Sans quelques vers profondément
sentis , et vivement exprimés , qui lui échappent
de loin à loin , il faudrait presque désespérer de son
talent. Victor , accoutumé au doux langage dela louange,
trouvera peut-être ces vérités un peu dures ; mais le
parterre les lui a fait entendre d'une manière encore
plus énergique , par le silence avec lequel il l'a accueilli
dans les rôles d'Edipe , de Phyloctete , et d'Orosmane.
Il ne faut pas toujours juger un débutant d'après les
applaudissemens qu'il reçoit ; mais il est comptable de
ceux qu'il ne reçoit pas .
Apeine les journalistes ont-ils fait mention des débuts
de mademoiselle Wenzel; il ya cependant plusieurs des
jeunes princesses , ses rivales , à la réputation desquelles
feu Geoffroy consacra jadis vingt feuilletons , qui n'ont
jamais été plus jolies , et qui n'ontpas encore aujourd'hui
autant de talent. Ce bon M. Geoffroy était la ressource
des débutantes ; il avait en ce temps-là toutes les renommées
théâtrales dans son écritoire. Quoique nous
soyons loin de jouir du même avantage , nous appellerons
néanmoins l'attention du public sur mademoiselle
Wenzel. Cette jeune actrice doit surtout s'attacher à
ne jouer que des rôles appropriés à la nature de ses
moyens . Nous l'avonsvue tour-à-tour dans Andromaque
et dans Zaïre ; les acceus de l'amour conviennent beaucoup
mieux à la douceur de son organe que les lamentations
du veuvage et les transports de la tendresse
maternelle ; mais c'est sur-tout vers la comédie que
mademoiselle Wenzel nous paraît devoir diriger tous
ses efforts : elle a joué Rosine du Barbier de Séville ,
avec une finesse qui nous a rappelé celle que mademoiselle
Mezerai mettait dans ce rôle , et avec une
ingénuité que nous comparerions à celle de mademoiselle
Mars , si l'on pouvait rien comparer à cette inimitable
actrice .
Mademoiselle Baptiste , qui , l'an passé , était entrée
ΜΑΙ 1817 . 373
dans la carrière par une mauvaise route , en prend une
aujourd'hui , qui , selon toutes les apparences , doit la
conduire au but. De suivante de Thalie , elle s'est faite
suivante de Melpomène ; mais sa vocation n'est point
pour ces rangs subalternes ; elle est née pour être baronne
ou marquise , et rien ne lui va mieux que les
grands airs de la qualité. Une sage diction et beaucoup
d'intelligence sont les seules qualités dont on ait pu
lui tenir compte dans Enone , dans Isménie et dans
Julie; mais si sa physionomie s'accommode mal d'une
coiffure à la grecque , et si sa voix est un peu trop
faible pour faire retentir les voûtes d'un palais , elle
reprend tous ses avantages dans un salon avec les paniers
, les pouffes et les vertugadins de nos grand'
mères . Il est impossible de mettre plus de mordant et
d'aplomb que mademoiselle Baptiste dans la marquise
d'Olban de Nanine et dans madame Orgon de
l'Esprit de Contradiction .
,
Nous avons entendu dire beaucoup de bien de mademoiselle
Clairet qui a été reçue pourjouerles soubrettes .
Nous en parlerons sitôt que mesdemoiselles Demerson
et Dupont lui auront permis de jouer .
Reprise du Muet , et du Séducteur .
Ces deux pièces ont été reprises à quelques jours de
distance . Le Muet est une comédie d'une gaîté franche ,
d'un comique vrai ; le public l'a traitée comme les ouvrages
deMolière et de Regnard , elle a été jouée dans
le désert ; le Séducteur est une pièce dont la conception
est fausse et le style brillanté , mais dans laquelle Fleury
et mademoiselle Mars remplissent chacun un rôle , et la
salle n'a pu contenir la foule des spectateurs. Aujourd'hui
l'on ne va plus voir les pièces , mais les acteurs
qui les jouent. Devrait- on après cela se plaindre de
l'amour-propre des comédiens . Il y a bien plutôt lieu de
s'étonner de leur modestie ; quelle idée ne doivent pas
avoir de leur mérite , des gens qui voyent tous les jours
un public éclairé préférer leur talent à celui des Molière
, des Regnard , des Racine et des Corneille.
Le Muet est une imitation de l'Eunuque de Térence ;
l'intrigue de cette comédie est quelquefois embarras
374
MERCURE DE FRANCE .
sée , les ressorts qui servent à la développer sont un
peu forcés , mais les auteurs de l'Avocat Patelin ont
su y répandre une gaîté originale et piquante , qui couvre
les défauts du fond. Dans le Séducteur , le fond
et la forme sont également défectueux . C'est un des plus
mauvais ouvrages qui aient obtenu du succès sur la
scène française dans le siècle dernier . Ce fut le talent
de Molé qui porta cette atteinte au bon goût. Celui de
Fleury est moins dangereux , et , malgré son zèle , nous
doutons qu'il réussisse aussi bien que son prédécesseur .
Les trois premiers actes du Séducteur sont une mauvaise
imitation du Méchant. Le marquis , par leméme
artifice que Cléon , brouille avec son amant la fille de la
maison où il est reçu , et cherche à l'épouser à sa place .
Il n'y a pas là beaucoup d'action. L'enlèvement de la
jeune personne , qui remplit les deux derniers actes ,
est emprunté de Clarisse; mais le roman est devenu
méconnaissable sous la plume de M. le marquis de
Bièvre ; tous les moyens si habilement ménagés par
Richardson , pour rendre excusable et presque nécessaire
la faute de son héroïne , ne sont pas meme indiqués
dans la pièce. Rosalie se livrant à un homme
qu'elle n'aime pas , et fuyant un amant qui l'adore , et
un père qui lui tend les bras , est la créature la plus
niaise et la moins intéressante qu'on puisse imaginer .
Pour répandre du comique dans sa pièce , M. le marquis
s'avisa de jeter, à travers ses personnages , un laquais
, qu'il a qualifié du nom de Philosophe. Les philosophes
n'en voulurent pas à M. le marquis de Bièvre ,
de cette petite malice;la charge est trop grossière pour
qu'on puisse la regarder comme unportrait, et, quelque
méprisable qu'il ait rendu son Zeronès , il l'est moins
encore que l'homme de qualité qui en fait l'instrument
de sa bassesse et de ses coupables manoeuvres.
Mademoiselle Mars , qui remplissait le rôle de Rosalie
, n'a trouvé l'occasion de se montrer ce qu'elle est ,
que dans la scène de la séduction , la seule de l'ouvrage
qui soit écrite avec quelque chaleur ; elle y a enlevé tous
les applaudissemens. Après avoir prêté l'appui de son
talent à cette mauvaise pièce , elle a paru , dans l'Ecole
des Maris , sous le havolet d'Agnès; c'est une sorte
d'expiation dont il faut lui savoir gré,
ΜΑΙ 1817 . 575
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAΙΝΕ.
N°. II.
Du 16 au 21 mai .
Récoltes , finances . - Nos espérances ne sont troublées
que sur un point ; et afin que tout soit extraordidinaire
, dans cette révolution générale de la nature et
des peuples , ce point est la Sicile. Au plus beau mois
du printemps , la neige y couvrait la terre , et le froid
le plus vifs'y faisait sentir , et cependant l'Etna vomissait
le feu par six bouches nouvelles.
Genève plante des pommes de terre jusque dans ses
bastions ; son jardin de botanique n'est plus qu'un champ
fumé. L'économie est portée à un si haut point , qu'on'
recueille jusqu'aux yeux ou germes du précieux légume
pour les distribuer aux campagnes .
A Bâle , une proclamation invite le peuple à la sobriété
, ce qui n'était point nécessaire ; et à la résignation
, ce qu'il est moins facile de pratiquer que d'ordonner.
La même proclamation défend , sous peine d'amende ,
les divertissemens et les danses . Il parait que les zuntfmaistres
n'entendent pas la politique à la manière des
anciens , qui instituaient de longues et bruyantes fêtes
pour les grandes calamités et les saisons rigoureuses ,
pensant que les maux de l'imagination comme ceux du
corps , se dissipent presque tous par l'exercice. L'épidémie
et le fanatisme , cette autre épidémie plus terrible
, croissent en proportion de la misère. Ces temps
de deuil sont les beaux jours des sectaires , des enthousiastes
, des faux prophetes. C'est à un gouvernement
sage à ne pas leur livrer les esprits affaiblis et desarmés .
La police y peut quelque chose ; mais tout ce qui dé3,6
MERCURE DE FRANCE .
robe la pensée à l'influence des maux présens , y peut
encore plus.
Dans une situation bien moins alarmante , au milieu
des espérances les plus fondées , le gouvernement français
ne laisse point de se ménager , dans une sage économie
, des ressources nouvelles. Une ordonnance royale
du 17 , réunit en une seule administration celles des forêts
et de l'enregistrement. Une semblable fusion a eu lieu
pour celles de la poste aux lettres et de la poste aux chevaux.
Les administrateurs de l'enregistrement , de sept
qu'ils étaient , sont réduits à quatre ; ceux des douanes
et des contributions indirectes sont supprimés .
Améliorations politiques , Constitutions nouvelles-La
circulaire de lord Sidmouth , sur les délits de la presse ,
ouvre au parti del'opposition un vaste champ. Cette circulaire
attribue à chaque magistrat ou officier de police ,
un pouvoir que la loi n'accordait qu'à deux jurys ; les
adversaires du noble lord ont sans doute pensé que les
réglemens provisoires qui remplacent les lois constantes ,
doivent néanmoins garder l'esprit de ces lois , que si
l'autorité se montre brusque et tranchante , où la loi
s'est montrée défiante et circonspecte , l'ordre n'est pas
suspendu , mais détruit ; qu'il est dans la nature des délits
qui consistent dans les mots , d'ètre plus scrupuleusement
examinés que d'autres , parce que le fond da délit matériel
ne peut changer , au lieu qu'un mot recoit son
acception du temps , du lieu , de l'auteur et des lecteurs.
Déjà dans la séance du 12 mai , lord Grey avait appelé,
sur cet acte de l'autorité ministérielle , toute l'attention
de la chambre. Sa motion n'avait pas eu de succès. Lord
Erskine l'a reproduite le surlendemain avec quelques
modifications de forme. Car c'est un avantage de la
jurisprudence parlementaire , qu'un bill , mal accueilli
dans une séance , ne perd pas pour cela le droit de
se présenter de nouveau , pourvu qu'il ne soit pas formellement
identique , l'accueil qu'il a reçu pouvant
tenir à la rédaction plus qu'à la pensée. Dans la chambre
des communes , M. Ponsonby , abordant assez brusquement
la question de l'ilabeas corpus , adressa au
ministère une interrogation qui ressemble beaucoup
au Quousquè tandem. Suivant l'orateur , la suspension
de l'Habeas corpus est une offense cruelle faite an
peuple anglais. « Nous sommes en paix maintenant ,
ΜΑΙ 1817 . 377
«dit-il ; nul ennemi étranger ne cherche à profiter de
« nos dissensions . Si, dans de telles circonstances , nous
« ne pouvons nous en rapporter à nos anciennes et
« bonnes lois et à la loyauté des sujets de S. M. , quand
<<donc sera-t- il permis d'y compter ? » Malgré cette
violente apostrophe , le ministère a formellement déclaré
que la suspension de l'Habeas corpus aurait lieu
jusqu'au premier jour de la session prochaine. Sur cette
déclaration , M. Brougham propose une adresse au
prince-régent pour le prier de ne point dissoudre le
parlement , tant que durera la suspension , et sir Burdett
veut que la liste des personnes arrètées en vertu d'ordres
ministériels , soit soumise à la chambre avec la date
des arrestations , et le nom des places où ces personnes
sont détenues .
Si l'on en juge par sa persévérance dans les mémes
attaques , surtout par sa bonne contenance dans les
défections qui semblent devoir l'affaiblir , le parti de
l'opposition ne se tient pas pour battu. Le ton de
M. Brougham avec les transfuges n'est pas celui de la
douleur ou de l'indignation , mais celui de l'ironie.
Cependant , toutes les récriminations de ce parti sont
venues échouer contre la puissance du ministère. En
vain MM. Calcrast et Ware ont-ils prouvé que la dépense
actuelle de l'armée était à la dépense de l'armée
en 1792 , comme 74 est à 17 ; en vain S. W. Burranghs
a-t-il fait observer que la force demandée est triple de
celle qui jamais ait existé , après la conclusion de la
guerre. D'après les explications données par lord Castelreagh
, on accorde au ministère toutes ses demandes .
Il faut faire connaître un épisode de l'affaire des catholiques.
Plus de neuf cents d'entre eux , dont quatorze
prêtres , ont présenté une adresse de remercimens
pourlebill qui les prive de leurs droits naturels. Ils se trouvent
bien de leur état , disent-ils , et ce serait pour eux
un malheur d'en changer. Ainsi , la servitude nous ôte
jusqu'à la conscience de nous-mêmes. Heureusement il
ne faut pas croire que ces hommes soient les interprètes
de leur nation. Si elle en était venue au point
de redouter d'étre libre , ses oppresseurs se justifieraient
difficilement aux yeux de Dieu et des hommes.
L'esprit constitutionnel se propage en Allemagne ,
mais lentement , à la manière du pays. C'est qu'on vent
358 MERCURE DE FRANCE .
bâtir pour long-temps. Une feuille publique accuse
cette lenteur : « On tâtonne , dit-elle , quand il faudrait
s'çlancer ; on songe à ses neveux et à ses arrière-neveux,
quand le moment présent réclame tous nos soins . Les
états de Hanovre , après plusieurs années de travaux
infructueux , ont demandé une constitution au princerégent
, pour en finir. Dans le Wurtemberg , l'assemblée
des Etats , tantot constituante , et tantôt constituée ,
n'avance point. Les destinées de la Prusse ne sont pas
plus assurées; les mystiques du pays prétendent avoir
vu un cercueil au firmament ; ce ne sera pas sans doute
celui de la constitution future. >>>
Ces troubles du Wurtemberg , dont on a fait tant de
bruit , ressemblent assez à la parodie d'une révolution.
Quant aux opinions , il n'est pas facile de les caractériser;
c'est un mélange de raison et de vanité , de vieilles
prétentions et d'idées nouvelles . Je doute mème que
l'on sache bien ce qu'on veut. Il y a des peuples qui
s'imaginent qu'il ne faut qu'être turbulent , pour être
libre , comme il y a des hommes qui pensent que , pour
ètre bon citoyen , il faut trouver mauvais tout ce que
font les rois. Le jurisconsulte Uhland a publié une brochure
qui a pour titre : Point de Chambre haute. Les
jurisconsultes savent à merveille ce qui est écrit dans
les codes; mais cela ne suffit point pour faire un code.
Les temps sont-ils les mêmes ? la représentation étaitelle
générale autrefois , comme aujourd'hui ? S'il est
entré dans l'Etat un élément nouveau , il y doit entrer
une représentation distincte. On ne veut point d'intermédiaire
entre le souverain et le peuple ; et pour démontrer
que cet intermédiaire est inutile , on s'est mis
dans une situation si compliquée , qu'un accord préalable
sera un chef-d'oeuvre de sagesse et de politique .
Le roi met dans toutes ses démarches beaucoup de
modération et de fermeté. Peut - être avait- il été mal
conseillé d'abord de faire informer contre les membres
turbulens , parce qu'une assemblée constituante ( et
celle- ci est appelée à constituer ) , est de droit indépendante
de l'autorité exécutive. Dans son dernier rescrit
, ce prince consent à la permanence de la représentation.
Mais il entend par là un comité chargé de
convoquer la diète , au besoin , assez puissant pour imposer
aux ministres , et trop peu pour troubler l'Etat.
ΜΑΙ 1817 . 579
Ainsi , la puissance populaire se fera sentir , même
quand elle aura cessé de se manifester. Il me semble
que la constitution de ce comité demande une grande
attention. Je ne veux point citer les comités qui ont
fait trembler les assemblées d'où ils étaient sortis. Les
finances seront réglées de cette sorte : pour le trône et
ses dépenses principales , les revenus des domaines ;
pour les autres dépenses , des impôts votés par les Etats
provinciaux , administrés par le roi , et contrôlés par
les Etats du royaume. Une commission pour amortir la
dette publique , composée de délégués du roi , et de
délégués des Etats ; une caisse particulière pour chaque
province administrée par les Etats provinciaux, qui rendront
leurs comptes publics. Par où l'on voit que les
Etats généraux et les Etats provinciaux ne sont point
considérés comme deux degrés d'une même hiérarchie.
Les uns gèrent et les autres surveillent; les uns sont
comptables , et on rend compte aux autres .
Céprojet de constitution ne passera pas sans obstacle ,
s'il faut en juger par ce que nous avons déjà vu. Mais
dumoins la majorité relative décidera. C'était le point
en conteste , et l'usage universel a prévalu ; et certes ,
dans cette bigarrure d'opinions , qui se croisent en tous
points , et dans cette lutte d'intérêts , qui se déguisent
sous le nom d'opinions , on n'en finirait jamais , si l'on
demandait mieux.
,
Pour l'électeur de Hesse , il se tient ferme dans la
route qu'il s'est tracée . On a pu voir que les acquéreurs
des domaines nationaux , de son électorat , avaient
présenté à la diète germanique un mémoire , pour se
plaindre de la ruine occasionnée dans bien des familles ,
par les opérations que l'électeur commande. La diète
sans préjuger la question , semblait pencher pour un
système plus conforme aux besoins et aux moeurs du
temps . Cette disposition des représentans de l'Allemagne
'n'a pas influé sur les déterminations de S. A. Il nie la
compétence de la diète; il proteste qu'il a rempli ses
devoirs, enprincejuste, et en tendre père de son pays .
Ce prince défend de donner le titre de monsieur à
d'autres qu'aux nobles , aux fonctionnaires , aux lettrés .
Cela mène à prescrire des costumes particuliers ou des
marques distinctives pour chaque classe. Il est quelquefois
plus dangereux de blesser la vanité des hommes
380 MERCURE DE FRANCE .
que leur intérêt. « Un peuple, dit Montesquieu, connaît,
aime et défend toujours plus ses moeurs que ses lois. »
Tandis que l'électeur de Hesse traite ainsi ses sujets ,
l'empereur de Russie élève les serfs à la dignité d'hommes.
Une résolution de la diète de Mittau affranchit les paysans
, et cette résolution fait beaucoup d'honneur à la
diète , car elle a passé à une majorité de deux cent
soixante-dix-neuf voix contre douze .
Les libertés de la Courlande ne sont pas les seules
qui prospèrent , sous l'influence d'une âme vraiment
royale. Un peuple malheureux , persécuté , en butte ,
depuis des siècles , à la haine du genre humain , trouve
dans les Etats d'Alexandre , des secours , des encouragemens
, une patrie. Les juifs qui embrasseront la religion
chrétienne recevront des distinctions et des propriétés
. Il me semble que cet ukase vaut bien des prédications.
Mais il est des hommes si ennemis de ce
pauvre peuple hébreu , qu'ils voudraient empêcher les
prédications mémes. Dérober une âme juive à la perdition
, c'est , suivant eux , ruiner un monument de la vengeance
divine et porter atteinte aux droits de Dieu.
Colonies.-Des nouvelles de l'Amérique espagnole ,
publiées par la cour de Madrid , ne font mention que
de victoires ; mais ces nouvelles sont du 14 décembre.
Il paraît que la situation des affaires a changé depuis.
La province entière de Vénezuela échappe à l'Espague.
Tout le commerce de l'Orénoque , depuis Santase jusqu'à
l'embouchure de cette rivière , sera bientôt dans
les mains des insurgés .-Les journaux de New-Yorck
annonçaient que le gouverneur de Pensacola , craignant
une attaque , a voulu remettre la place au généralGaines.
Marino , maître de Cumana , a passé au fil de l'épée huit
ou neuf cents européens qui avaient refusé de capituler ;
d'affreux combats ont été livrés sur d'autres points. On
a vu les indépendans et les royalistes se disputer , s'arracher
, perdre et regagner plusieurs fois quatre petites
pièces d'artillerie , que ceux-ci avaient amenées ; mais le
sabre et la bayonnette servaient mieux la rage des combattans.
Le soleil de midi , si violent dans ces climats ,
ne suspendait pas toujours le carnage. Bolivar attaqué
par une armée supérieure , brûle sa flotte en s'écriant
qu'il faut vaincre ou périr , et il est vainqueur.
-Il paraît que le noir Crhistophe , malgré ses prétenΜΑΙ
1817 . 381
1
tions à l'urbanité européenne , n'a pas tout-à-fait dépouillé
le caractère africain ; dans un festin que lui
donnait le comte de Limonade , il a brûlé la cervelle à
son hôte . Pétion , de son côté , a fait fusiller , sans jugement,
un soldat américain . Naturam expellasfurca. On
a dit que ce rival de Christophe est mort empoisonné ,
mais cette nouvelle ne se confirme pas .
Relations politiques , etc. J'affirmais , dans mon dernier
numéro , que la politique était partout à la paix ;
comme pour contredire ma prophétie , des nuages s'élèvent
entre les cours de Stockolm et de Copenhague ,
il faut espérer que ce ne seront que des nuages .
On parle aussi de quelques différends entre le gouvernement
d'Angleterre et celui des Etats-Unis , au sujet
des limites qui séparent les pêcheries de Terre-Neuve.
-Pendant que les troupes autrichiennes se disposent
à évacuer Naples , M. de Metternich part pour l'Italie ;
on ignore l'objet de sa mission.
-M. le comte de Caraman , ambassadeur de France
à Vienne , est en congé à Paris.
- Le roi de Prusse fera , en personne , la revue de
ses troupes sur les bords de la Meuse.
- L'ambassadeur de Suède à Londres est parti subitement
pour Stockolm .
-Un phénomène singulier , c'est la baisse des fonds
à Berlin , dans un moment où les concessions du Roi à
son peuple doivent plus que jamais exciter la confiance.
Procès marquans.-M. Cauchois- Lemaire , l'un des
rédacteurs du Vrai Libéral , poursuivi à la requête de
l'ambassadeur d'Espagne pour un article injurieux contre
Ferdinand VII , a été condamné à une amende de cinq
cents florins ; et , en cas de non paiement , à un emprisonnement
de six mois .
- Un nommé Guitard a été condamné par la cour
d'assises de Paris , à huit ans de réclusion , au carcan et
à la flétrissure. Cet homme a fait tous les métiers , soldat
, ingénieur , marin , comme il plaisait à l'occasion
et à l'averne. Tout lui était bon , l'argent du pauvre
comme celui du riche. Il s'était fait donner 50 francs
par un charpentier pour de prétendues avances faites
à son fils , et 10 francs par une pauvre femme , pour
faciliter le retour du sien. Mad. Lefebvre-Desnouettes
582 MERCURE DE FRANCE.
avait failli être sa dupe. Mais on connaît le proverbe :
Tantva la cruche à l'eau .
- Le rév. Neil-Douglas , accusé d'avoir proféré des
cris séditieux , est traduit devant la haute-cour de justice
en Ecosse .
- On instruit à Londres la procédure des prisonniers
d'état . Les principaux griefs sont au nombre de quatre ;
le nombre des témoins est de deux cent quarante.
Nouvelles diverses. On parle beaucoup à Varsovie
d'un duel entre le comte de Paz , riche lithuanien , et
le sénateur prince Adam Czatoriski. Ils'agit d'une alliance
recherchée et refusée. Rien n'est à craindre comme
l'amour blessé , si ce n'est l'amour-propre. Ici les deux
se réunissaient peut- être .
Une lettre d'Hambourg annonce un riche présent
venu d'Amérique, à l'adresse de M. l'abbé de Pradt. On
ne saurait trop payer les bons conseils .
mum
ANNONCES ET NOTICES .
B.
ww
Abrégé de l'Histoire universelle , ancienne et moderne
, à l'usage de la jeunesse ; par M. le comte de
Ségur , de l'Académie française : 44 vol. in-18 , ornés
de 150 cartes ou gravures .
Cet ouvrage , dont le prix est pour les non- souscripteurs ,
de 2 fr. par volume , sera payé , par les souscripteurs . 75 fr. au
lieu de 88 fr . , quel que soit d'ailleurs le nombre de volumes. A
cet effet , ceux qui voudront jouir de cette faveur , acquitteront
le total de la souscription en recevant l'Histoire ancienne , dont
Ja première livraison est formée. On ne pourra plus souscrire
après lamise en vente de l'Histoire romaine. Les exemplaires,
avec les gravures colorices , coûteront 50 centimes de plus par
volume.
L'ouvrage sera divisé ainsi qu'il suit : tre livraison , histoire
ancienne (en vente) q vol.; ron aine , 5 vol.-a livrai. , hist. du
Eas-Empire, ou histoire intermédiaire , 1 vol .-5e livrai. , hist.
de France,4vol.-4 livrai ., hist. d'Angleterre , 3 vol.-5e liv. ,
hist. d'Espagne , 2 vol.-6e livrais ., hist. de Portugal , 1 vol.
-7 livrai ., hist. d'Allemagne etd'Autriche , 4 vol.-8e livr. ,
hist. de Prusse . 1 vol.-g" livrais. , histoire de Pologne , I vol.
10 Evrai. , hist. de Russie , a vol . - 11e livraison, hist. de
Turquie , a vol.-12º livrai. , hist. de Suède , 1 vol.-13 livre,
hist. de Danemarck , 1101.- 14º livrai.. hist, de Hollandeet
MAI 1817 . 585
des Pays-Bas , 2 vol.-150 liv. , hist. de Suisse , 1 vol.- 16º liv..
hist. d'Italie , a vol.- 17º livrai. , hist. des Chinois , Indiens et
Arabes.
Les neufpremiers volumes , en vente, contiennent l'Histoire
ancienne proprement dite; savoir : l'histoire des Egyptiens et
des Assyriens , 1 vol .; des Mèdes et des Perses , 2 vol.; des
Juifs , 2vol.; de la Grèce ,3 vol.; de Sicile et de Carthage , 1 vol .
Prix : 18 fr. , et 22 fr. 50 cent. avec les gravures coloriées . On
ajoutera 50 cent. de plus par volume pour recevoir franc par
laposte.
L'Histoire romaine , qui termine l'Histoire ancienne , formera
cinq volumes, dont les trois premiers sont déjà imprimés , et
paraîtra enjuinprochain.
On souscrit à Paris chez Alex. Eymery , libraire- éditeur , rue
Mazarine, n. 30. , et chez les principaux libraires des départemens
et de l'étranger.
Si le nom de l'auteur de cet intéressant ouvrage ne suffisait
pas pour bien faire augurer de son succès , les neuf volumes qui
viennent de paraître , et qui en forment la première livraison ,
ne laisseraient aucundoute à cet égard. L'histoire, sous la plume
de M. de Ségur , n'est point une froide compilation de faits entassés
selon l'ordre des temps; elle prend tout l'intérêt qu'une
brillante imagination peut y répandre , et 1 auteur tire toujours ,
des événemens qu'il raconte, des leçons qui , sansetreau - dessus
de la portée des jeunes gens pour qui il a principalement travaillé
, n'intéresseront pas moins toutes les classes de lecteurs .
Les gravures et les cartes , dont cet ouvrage est orné, sont
exécutées avec soin. Elles servent parfaitement à éclairer le
texte, soit en mettant sous les yeux du lecteur la situation préeise
des lieux qui ont servi de théâtre aux événemens , soit en
lui offrant une image, fidèle du costume et des traits des héros
qui en ont été les acteurs . Nous reviendrons avec plus de détail
sur cet ouvrage.
Lettres de madame de Sévigné , nouvelle édition proposée
par souSCRIPTION .
Les amis des lettres n'apprendront pas, sans plaisir, que cette
édition sera enrichie d'un grand nombre de lettres inédites et
de fragmens de lettres. On a puisé toute la correspondance de
madame de Sévigné avec Bussy Kabutin , dans un manuscrit tout
entier de la main de ce dernier. Des lettres de madame de Sévigné
à madame de Grignan , à Ménage , aux deux Arnauld , a
mademoiselle de Scuderi ; quelques autres du marquis de Sévigné
, de madame de Grignan, de madame de Simiane , répandeutunnouvel
intérêt sur ce recueil, etl'augmenteront de deux
volumes. Toutes ces lettres ont été puisées à des sources qui
ne laissent aucun doute sur leur authenticité.
L'ordre chronologique sera soigneusement observé. Des faits
restés obscurs seront éclaircis.
Annoncer que cette édition sortira des presses de M. Didot
aîné , c'est faire connaître qu'elle réunira à la beauté typographique
la correction la plus parfaite .
384 MERCURE DE FRANCE.
Le papier , le caractère et la justification seront en tout cord
formes au prospectus que l'éditeur a publié , et qui ne laisse rien
àdésirer.
Les portraitsde famille demadame de Sévigné , copiés d'après
les originaux les plus estimés , orneront cette édition : plusieurs
de ces portraits n'ont jamais été gravés ; de ce nombre est celui
de madame de Sévigné. C'est à M. Masquelier ils , que l'exécution
en est confiée. On trouvera aussi des fac simile de l'écriture
de madame de Sévigné, de sa fille , de son fils , de M. de
Grignan , de madame de simiane , de Bussy Rabutin ,de Corbinelli
, etc. , ainsi que l'image des lieux où madame de Sévigné a
passé sa vie , que sa présence a rendus célèbres , ou qu'elle a
quelquefois décrits. Des vues des rochers de Liyry , de Bour-
Eilly, de Grignan , etc. , ont été prises , à grands frais , par
d'habiles artistes , dont les dessins ont été réduits et gravés
avec soin par M. Lorieux. Plusieurs de ces gravures sont terminées;
on les montrera aux personnes qui désireraient , comme
nous , s'assurer d'avance du mérite de l'exécution.
Il y aura dix vol. in-8°. qui paraîtront en trois livraisons .
La première sera mise en vente au mois de novembre prochain;
la deuxième , au mois de février suivant ; et la dernière ,
au mois de mai. La liste des souscripteurs sera imprimée et
jointe au dernier volume.- Le prix de chaque volume sera ,
pour les souscripteurs , de 9 fr. , pris à Paris; 2 fr. de plus franc
de port par la poste.
Après la publication de la première livraison, le prix de
chaque volume déjà publié seraportéà 10 fr. Il en sera demême
après la publication de la seconde.
ON NE PAIE RIEN D'AVANCE .
Il sera tiré quelques exemplaires sur papier vélin, figures
avant la lettre (lettre grise) ,dont le prix sera du double, et
un petit nombre sur carré vélin double , auxquels les eauxfortes
seront jointes.
On souscrit chez J. J. Blaise , libraire de S. A. S. madame
laduchesse douairière d'Orléans , quai des Augustins, n. 01.
Les belles éditions que ce libraire a déjà faites de la Bible de
Royaumontet des Maximes de la Rochefoucault sont un sûr garant
des soins qu'il apportera à remplir les nouveaux engagemens qu'il
prend avec le public.
TABLE .
Poésie. 337 Variétés . 361
Enigme , Char. et Lorgog. 345 Annales dramatiques 371
Pensées détachées. 346 Politique.
375
Beaux-Arts . 353 Annonces et Notices.
382
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE,
STEMARE
SEIRE
MERCURE
nm
DE FRANCE .
SAMEDI 31 MAI 1817 .
LITTÉRATURE .
POÉSIE .
LE PREMIER DE MΑΙ.
mv
Traduction libre de quelques fragmens de Catulle et
Gallus , de Parnell et Thompson , de Rapin , Ausone
et Jacques Moireau.
Salut , premier soleil de mai ,
Beau ciel d'azur , brillante aurore !
Par le souffle embaumé de Flore ,
Tout renaît , tout s'est ranimé .
Joyeux printemps , source féconde ,
Ornement et trésor du monde ,
Parais , viens charmer à la fois
Les enfans , les vieillards , les pâtres et les rois !
Joyeux printemps , oui , ton aimable empire
S'étend sur tout ce qui respire.
Fuyez autans et noirs frimats !
Zéphire caresse , badine :
On ne trouve plus sur ses pas
Que la neige de l'aube-épine .
Oh ! de quelle douce vapeur
La plaine au loin semble arrosée !
On voit s'élever une fleur
Sous chaque goutte de rosée .
TOME 2 25
:
386- MERCURE DE FRANCE .
Que j'aime de l'iris
Les flèches odorantes !
De ces lilas fleuris
Les touffes élégantes !
Sur le velours de la pense
L'aurore a fait jaillir ses feux :
Déjà sous ses trésors nombreux
La jacinthe penche affaissée ,
En vain elle cherche un appui
Sur le pâle narcisse ,
Dont l'éternel supplice
Est de n'aimer que lui..
La tulipe arrondit son superbe calice ;
La jonquille , près d'elle , est triste en sa couleur ;
Mais elle embaume l'air de sa suave odeur .
Ingénieux emblême !
Les qualités du coeur ,
Valent la beauté même ..
Du beau sang de Vénus ,
Le rosier se colore :
Du fruit cher à Bacchus ,
Le bouton vient d'éclore ;
Un verd délicieux
Tapisse la prairie :
On voit reluire aux cieux
La nature embellie .
Le vieux saule courbé par les vents furieux
Malgré soixante hivers , rajeunit et verdoie ;
Les arbrisseaux , les plantes et les fleurs
Exhalent leurs parfums , font briller leurs couleurs ;
Et la vigne pleure de joie .
L'abeille , dès l'aube du jour ,
Etendant son aile engourdie ,
Part et s'envole aux bosquets d'alentour ,
En murmurant contre la perfidie
Du pâtre dont l'avidité
Lui déroba le fruit du travail de l'été.
L'hirondelle dont la prudence
Fuit des hivers l'effet cruel ,
Déjà reparaît et s'élance
Sous la voûte de l'arc-en-ciel.
,
ΜΑΙ 1817 . 587
Dans les créneaux d'une muraille ,
Le passereau tendre et constant ,
Porte à son bec le brin de paille
Et le duvet que sa compagne attend.
Des habitans de l'air contemplons le délire !
Ils semblent annoncer à tout ce qui respire ,
Qu'aimer est la suprême loi .
Combien de jeunes pastourelles
En les voyant battre des ailes ,
Rêvent déjà , sans trop savoir pourquoi !
Nisa , si fraîche et si jolie ,
A la ville portant son lait ,
N'a plus qu'un simple bavolet ,
Qu'envierait la coquetterie ,
Et qu'un étroit fichu que soulève son sein ;
Mais que la pauvrette , à dessein ,
Ou peut-être par ignorance ,
N'attacha qu'avec négligence.
Déjà le pauvre voyageur
Rencontre sur sa route un salutaire ombrage ;
Le botaniste observateur ,
Consultant son herbier , de bocage en bocage ,
S'instruit à chaque pas , admire et rend hommage
Aux chefs -d'oeuvre du Créateur ;
La biche timide et sauvage ,
Bondit et se dérobe aux regards du chasseur ,
En se cachant sous le naissant feuillage.
Diane , craignez les forêts ,
1
Par le printemps nouvellement parées !
En vain du dieu d'amour vous braveriez les traits ;
Vous pourriez bien perdre à jamais
Vos belles nymphes égarées .
Mais quels chants variés , et quels divins concerts
Se font entendre dans les airs !
C'est l'alouette matinale ,
Qui dans son ramage enchanteur ,
Semble dire au vieux laboureur :
Vois ces nombreux épis sur la terre natale ,
« Que tant de fois arrosa ta sueur ! >>
25.
388 MERCURE DE FRANCE .
Du sommet d'un côteau , la linotte répète
Ses chants portés au loin sur l'aile des zéphirs ;
Et l'on dirait que la fauvette
Chante l'aurore des plaisirs .
La mésange se mêle à cette mélodie
Par ses accens pleins de douceur :
Et le merle rusé , railleur ,
Siffle sans cesse et parodie
Le caquetage de la pie ,
Le bavardage du jaseur.
Si quelquefois du geai la voix trop discordante
Importune un instant les échos d'alentour ,
La tourterelle gémissante ,
L'adoucit en disant : amour !... amour ! ... amour ! ...
Mais quelle émotion soudaine
M'annonce des plaisirs nouveaux !
J'entends à la fois dans la plaine ,
Dans les vallons , sur les côteaux ,
Le mugissement des taureaux .
Qui sous le joug fendent la terre ;
Le doux bêlement des agneaux
Qui bondissent près de leur mère ;
Le galoubet des pastoureaux ,
Et la chanson de la bergère....
Cessez , amis , cessez d'unir vos voix !
De sa romance amoureuse et touchante ,
Le rossignol fait retentir les bois :
Tout doit se taire dès qu'il chante.
:
J. N. BOUILLY.
ΜΑΙ 1817 .
389
:
ÉNIGME..
Quoique je ne sois qu'une bête;
Cent fois plus heureux qu'un sultan ,
On me voit toujours à la tète
D'un peuple docile et content.
Je vole avec ardeur de conquête en conquête ;
Je suis plante , je suis prophète ;
Etpourtant on me voit tourner au gré du vent
Comme une frėle girouette.
(Par M. J.Í. ROQUES , de Montauban.)
CHARADE .
Mon premier sert au tailleur ;
Mon secondmène au champ d'honneur
De mon tout bien souvent dépend notre bonheur,
nummmv
LOGOGRIPHE
11
Je te secoue avec ma tête ,
Etje te nourris sans ma tète.
De ton cheval pressele pas ,
Pour me connaitre avec ma tête ;
Dans le milieu d'un bon repas ,
Tu me trouveras sans ma tête.
Après avoir de moi fait usage avec tèle ,
Tu me goûteras mieux sans tête.
:
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est libert'é; celui de la charade ,
aigrefin , et celui du logogriphe futile , où l'on trouve
utile.
390 MERCURE DE FRANCE .
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Abrégé des Mémoires , ou Journal du marquis de
Dangeau , extrait du manuscrit original , contenant
beaucoup de particularités et d'anecdotes sur
Louis XIV, sa cour , etc. , avec des notes historiques
et critiques , et un abrégé de l'Histoire de la
Régence ; par madame de GENLIS (1 ) .
(Iot Article. )
M. le comte de Buffon , écrivant à sa fille adoptive ,
madame la comtesse de Genlis , "s'exprimait en ces
termes : « Vous êtes la première des femmes et le
plus aimable des philosophes. » Madame de Genlis
pourrait seule nous révéler l'effet que produisit sur
elle un pareil éloge . La première des femmes ne fut-elle
pas surprise de se trouver le plus aimable des philosophes
? Ne dut-elle pas accuser secrètement son illustre
ami d'imprudence , ou, pour le moins , d'indiscrétion ?
Devait-il la juger autrement que par ses écrits qui n'ont
jamais démenti l'austérité de ses principes ? Si cette
femme célèbre se soumit avec résignation à une louange
aussi expressive , on ne saurait attribuer cette indulgente
retenue qu'à la crainte de blesser un père tendrement
chéri ; ce fut un véritable sacrifice ; victime volontaire,
elle refusa d'éviter le piége tendu par l'amitié.M. de
(1) A Paris, chez Treutell et Würtz , libraires , rue de
Bourbon , no . 17. Quatre vol. in- 80 . Prix : 20 fr.
ΜΑΙ 1817. 391
Buffon pouvait seul , peut- être , attaquer avec impunité
la modestie de madame de Genlis , et la faire monter , sans
résistance , au rang des philosophes .
J'avais pensé , même avant d'avoir connu la lettre
de M. de Buffon , que madame de Genlis était un peu
plus philosophe qu'elle ne le paraît dans ses ouvrages ;
mais si le hasard n'eût fait tomber cette lettre sous mes
yeux, je n'aurais jamais été assez téméraire pour exprimer
un pareil soupçon. Lacrainte de commettre une erreur,
ou d'irriter un écrivain dont la plume est aussi redoutable
que la lance de Bradamante , eût retenu ma pensée
dans les limites d'une timide circonspection . Ma conscience
eût gardé son secret ; et au lieu d'analyser madame
de Genlis , je me bornerais , au risque d'ennuyer
mes lecteurs , à parler du marquis de Dangeau , et des
menus détails de la cour de Louis XIV . Madame la
comtesse de Genlis est beaucoup plus amusante que
M. le marquis de Dangeau . Par son esprit, et par l'usage
qu'elle en fait , elle inspire deux sentimens qui vont
presque toujours ensemble , mais qu'il faut bien se garder
de confondre , l'intérêt et la curiosité.
Madame de Genlis philosophe , me direz-vous ; elle
qui n'a jamais manqué une occasion d'attaquer la philosophie
, quelquefois avec la logique de la Sorbonne ,
plus souvent avec la légèreté de Fréron ! Jamais docteur
en théologie a-t-il défendu avec plus de chaleur et
d'amertume les opinions dogmatiques qu'on veut nous
faire prendre pour des idées religieuses ? Que de veilles
n'a- t- elle pas employées pour démolir la réputation
de Voltaire , pour nous dégoûter de J.-J. Rousseau ! Il
est vrai , ajouterez-vous , que ses veilles ont été perdues ,
qu'elle a pâli sans succès ; mais si le public s'obstine
à lire Rousseau et Voltaire , c'est bien leur faute et
non celle de madame de Genlis. Elle n'a aucun reproche
392
MERCURE DE FRANCE.
à se faire à cet égard; si elle n'a pas vaincu dans cette
lutte inégale , elle a mérité de vainere ; des écrivains
plus habiles , sinon plus exercés , ont éprouvé le même
sort : on doit lui savoir gré de l'intention .
Tout cela paraît spécieux au premier coup-d'oeil ; cependant
, je n'y vois rien qui m'empêche de croire à la
philosophie de madame de Genlis. Ce n'est pas que je
veuille comparer ses travaux au tissu de Pénélope; je me
hâte d'aller au-devant de ce soupçon que je regarderais
comme une impardonnable témérité ; je ne veux laisser
aucun voile sur ma pensée , et je vais m'expliquer sans
détour
Il faut d'abord , pour être juste, reconnaître dans
madame de Genlis des connaissances étendues , et un
talent distingué : son style est, en général, élégant , correct
, animé ; enfin , elle connaît parfaitement les bienséances,
et s'y conforme avec une exactitude qu'elle porte
quelquefois jusqu'au scrupule. Si je retrouvais ces précieuses
qualités dans les écrits où elle s'occupe des philosophes
, je croirais qu'elle a réellement l'intention de les
combattre avec avantage ; mais il n'en est pas ainsi ; elle
se sert presque toujours d'un langage propre à décréditer
la cause qu'elle a l'air de défendre , et à faire triompher
celle qu'elle paraît attaquer. Par exemple ; si l'auteur de
laHenriade cite quelques faits àl'appui d'une opinion ,
madame de Genlis répond aussitôt : « Cela est faux et
absurde ; un mensonge grossier ne coûtait rien à
M. de Voltaire (1 ) . » Après cela , la question est
décidée ; on ne peut plus s'empêcher d'admettre là
vérité des faits dont il s'agit. M. de Voltaire a beaucoup
d'obligations de ce genre à madame de Genlis ;
on ne saurait pousser plus loin l'adresse et le désintéressement
.
(1) Mémoires de Dangeau , tom, rer , p. 1o .
ΜΑΙ 1817 . 595
Souvent madame de Genlis avance une proposition
à laquelle il est si facile de répondre victorieusement ,
qu'on est forcé d'avouer qu'elle n'avait d'autre but que
de ménager un succès aux défenseurs de la raison . Ainsi ,
'en parlant des partis qui agitèrent la France pendant
la minorité de Louis XIV, elle s'exprime en ces termes :
<<Les différens partis conservaient , au fond , les mêmes
principes ; on n'avait voulu renverser ni le trône , ni
P'autel . La philosophie moderne n'avait point encore
de prosélytes ( 1 ) . »
Avant d'écrire cette dernière phrase , madame de
Genlis a dû se dire à elle-même : « Je sais bien qu'il
ést ridicule d'accuser la philosophie de l'exagération et
de l'abus que des hommes , qui n'étaient nullement
philosophes , ont pu faire de ses principes. On persuadera
difficilement aux esprits bien faits que Montesquieu ,
Turgot, Malesherbes et les autres vrais philosophes
du dernier siècle aient jamais eu l'idée de renverser ni
le trone ni l'autel. Je ne saurais me dissimuler qu'ils
étaient seulement ennemis de l'intolérance et du despopotisme;
c'est-à-dire qu'ils voulaient donner plus de
solidité aux institutions monarchiques , et plus de pouvoir
réel à la religion. Cette philosophie a résisté à tous
les sophismes, àtoutes les calomnies ; elle est aujourd'hui
la pierre angulaire sur laquelle repose l'édifice constitutionnel
: voilà ce qu'il est bon d'apprendre aux Français,
voilà ce qu'on ne manquera pas de me répliquer. J'aurai
fourni l'occasion de répandre ces utiles vérités ; c'est un
grand service que je rends aux modernes doctrines ; et si
les partisans des idées raisonnables ont tant soit peu de
pénétration , je dois m'attendre à leur reconnaissance .>>>
(1) Mém. de Dangeau , tom. rer , p. 31.
504 MERCURE DE FRANCE.
Madame de Genlis ne sera pas trompée dans cet
espoir; l'armée philosophique ouvrira ses rangs pour la
recevoir avec toute la pompe et tous les honneurs dûs
àses longs travaux,àses fréquentes et laborieuses conceptions
: elle sera comparée à Socrate qui avait aussi
letalentd'insinuer la sagessepar des voies obliques , et
defaire accoucher les esprits.
Si des hommes, difficiles àconvaincre, demandaient
des preuves plus positives du système adopté par madame
de Genlis pour accréditer les idées saines, on ne
serait embarrassé que du choix. Quel est , par exemple,
l'esprit incrédule qui pourrait résister au fait suivant ?
Les écrivains du dernier siècle , qui s'étaient montrés
les ennemis les plus irréconciliables des préjugés nuisibles,
avaient toujours présenté l'illustre auteur de
Télémaque comme un philosophe du premier ordre.
Cetteprétention effaroucha singulièrement leurs adversaires
; ils sentirent de quelle perte ils étaient menacés ,
et combinerent tous leurs efforts pour enlever à la philosophiel'appui
de Fénélon . S'ils ne réussirent pas tout-àfait
dans cette entreprise , du moins ils laissèrent la question
problématique; ce fut comme une de ces batailles
après lesquelles les deux partis réclament la victoire. Aujourd'hui
le procès est jugé. Madame de Genlis ,du haut
de son tribunal , a décidé que , par « ses idées démocratiques
, Fénélon devait avoir pour partisans tous les
philosophes sans exception (1 ) . Ainsi , ce que n'ont pu
faire Voltaire , Dalembert , La Harpe , l'abbé Maury et
l'Académie en corps , madame de Genlis l'a exécuté
avec un bonheur inouï. Ce sont là de ces coups de
unaître qu'on ne saurait trop applaudir. Jamais la cause
(1) Mém. de Dangcau , tom. rer , pag. 36.
1
ΜΑΙ 1817 . 595
de la philosophie n'avait été servie avec autant de dextérité
et de succès .
Les philosophes ne commettent pas une faute , que
madame de Genlis n'accoure aussitôt pour la réparer ;
c'estune attention dont elle se dispense rarement , et
qui n'a pas été assez remarquée. On reprochait à Voltaire
d'avoir parlé de Louis XIV avec trop d'indulgence
et d'enthousiasme ; de s'être laissé séduire par l'éclat
que les beaux-arts jetèrent dans le dix-septième siècle ;
d'avoir loué , avec exagération ,, uu règne commencé
sous de glorieux auspices , et qui finit par de grandes
fautes et d'irréparables malheurs . L'ouvrage de Voltaireest
en effet le plus beau monument qui aitété élevéà
la gloire de ce grand siècle , et à la gloire personnelle
dumonarque qui lui a donné son nom. L'historien glisse
légèrement sur les défauts de ce prince, et prodigue
-toutes les ressources de son rare talent pour relever ses
belles actionsiet ses brillantes qualités. Grâces àVoltaire,
le règne de Louis XIV était devenu l'un des plus spécieux
argumens dés fauteurs du despotisme politique.
Madame de Genlis est venue rompre l'enchantement ;
-elle nous force à reconnaître Louis XIV dans tous les
mauvais rois , dont Mentor, pour l'instruction du fils
d'Ulysse , dévoile les faiblesses ou la tyrannie.
« C'est une chose reconnue et très- incontestable ,
s'il faut en croire madame de Genlis , que Télémaque
-est rempli d'allusions contre Louis XIV et ses ministres
(1) . Elle retrouve ce prince dans Sésostris enivré
de sa propre gloire; dans Adraste qui enlève , à main
armée, une femme égale en beauté àVénus même ;
dans Idoménée , qui craint de rendre l'ennemitrop
fier, et ne craint pas de le rendre trop puissant, en
(1) Mém. de Dangeau , tom. rer , pag.13 .
06 MERCURE DE FRANCE.
réunissant tous les peuples contre lui,parune conduite
hautaine et injuste. Pour mieuxfaire sentir cette dernière
allusion , madame de Genlis pousse la complaisancejusqu'a
citer le passage entier.«Quandvous avez
trouvé des flatteurs , dit-elle à Louis XIV, par la
bouchedeMentor,les avez-vous écartés?vous en êtesvous
défié? Non, non, vous n'avez point fait ce que
font ceux qui aiment lavérité et quiméritent delaconnaître.
Voyons si vous avez maintenant le courage de
vous laisser humilier par la vérité qui vous condamne.
Je dirai donc que ce qui vous attire tant de louanges
ne mérite que d'être blamé. Pendant que vous aviez ,
au-dehors, tantd'ennemis quimenaçaientvotre royaume,
vous ne songiez, au-dedans de votre nouvelle ville ,
qu'ay faire des ouvrages magnifiques.Une vaine ambitionvous
apoussé jusqu'au bord duprécipice; à force
de vouloir paraître grand , vous avez ruiné votre vériritable
grandeur.-Hélas ! reprit le roi , est-ce que
vous ignorez la faiblesse et l'embarras des princes ?
Quand ils sont une fois livrésàdes hommes corrompus
et hardis , qui ont l'art de se rendre nécessaires, ils ne
peuvent plus espérer aucune liberté ; ceux qu'ils méprisent
le plus sont ceux qu'ils traitent le mieux et
qu'ils comblent de bienfaits. >>>
Je me crois , en conscience , obligé de défendre
Louis XIV et Fénélon contre madame de Genlis. Il me
semble qu'il est peu raisonnable de penser que ce dernier
ait voulu peindre Louis XIV, sous les traits d'un
prince livré à des hommes corrompus et hardis. On
m'allègue en vain une prétendue lettre de Fénélon ,
dont l'authenticité est au moins douteuse ; je m'en tiens
aux preuves morales qui ne sauraient me tromper. Jamais
Louis XIV n'a répandu ses faveurs sur des hommes
qu'il méprisait. Mais , dira madame de Genlis , n'y
ΜΑΙ 1817 . 397
a-t- il pas des rapports de ressemblance très -frappans
entre Idoménée et Louis XIV ? Je répondrai que rien
n'est plus facile que de découvrir de pareils rapprochemens;
et qu'en consultant au hasard les moralistes du
dix-septième siècle , on trouve la censure de l'ambition
et de la manie des conquêtes , sans qu'on puisse supposer
que ces écrivains aient eu l'intention de faire des
applications directes et injurieuses à Louis XIV. Je
pourrais , en suivant le procédé de madame de Genlis
ranger Massillon lui-même au nombre des accusateurs
d'un monarque, dont les faiblesses n'ont pas besoind'être
exagérées. Voici de quelle manière je m'y prendrais :
« Sa gloire sera tonjours souillée de sang ; quelque
insensé ( Boileau ) chantera peut-être ses victoires ;
mais les provinces , les villes , les campagnes en pleureront
; on lui dressera des monumens superbes ( place
des Victoires ; nations enchaînées ) , pour immortaliser
ses conquêtes ; mais les cendres encore fumantes
de tant de villes autrefois florissantes ; mais la désola
tion de tant de campagnes ( incendie du Palatinat)
dépouillées de leur ancienne beauté ; mais les ruines de
tant de murs sous lesquelles des citoyens paisibles ont
été ensevelis; tant de calamités qui subsisteront après
lui (révocation de l'édit de Nantes ; dragonades ) ,
seront des monumens lugubres qui immortaliseront sa
vanité et sa folie. ».
- Ce passagede Massillon pourrait s'appliquer plus
directement à Louis XIV , que les portraits d'Idoménée
et de Sésostris ; cependant, personne ne soupçonnera
ce célèbre orateur d'avoir voulu outrager la mémoire
d'un roi qui avait été son bienfaiteur. Je suis tenté de
croire que la ferveur philosophique de madame de
Genlis l'a entraînée plus loin qu'elle ne s'y attendait
598 MERCURE DE FRANCE.
elle-même ; l'ardeur de son zèle a égaré son jugement;
en voici une nouvelle preuve qui me paraît sans réplique
:
<<En parlant , dit-elle , des principes démocratiques
de Fénélon , si clairement contenus dans Télémaque ,
j'aurais pu citer un ouvrage du même auteur , beau
coup plusfort dans ce genre , son Dialogue de Caton
aux Champs- Elysées : il me serait pénible de faire
une telle citation ( 1 ) . »
L'adresse , car il me serait pénible de dire la perfidie
des réticences , se montre ici d'une manière bien
frappante . On pourrait supposer , d'après une telle prétérition
, que le Dialogue de Caton est un code d'anarchie
, et que l'auteur amis dans la bouche de cet illustre
Romain des maximes subversives de tout ordre public.
Que les admirateurs de Fénélon se rassurent ; il avait
trop d'esprit pour faire parler Caton comme un ultraroyaliste
, mais on ne trouve rien dans ses discours qui
ne soit conforme à ses moeurs et à son caractère . Je vais
citer le passage le plus véhément de ce dialogue , et
mettre le lecteur à portée de décider entre Fénélon et
madame de Genlis . 寶
Les interlocuteurs sont Caton etCésar. Celui-ci , après
avoir vanté la douceur de son gouvernement , rappelle
la consternation dont les Romains furent saisis lorsqu'ils
apprirent la nouvelle de sa mort . « Quels regrets ,
ajoute-t-il , quelle pompe au Champ-de-Mars à mes funérailles
! Qu'as-tu à répondre ? »
Caton.- Que le peuple est toujours peuple, crédule
, grossier , capricieux, aveugle , ennemi de son véritable
intérêt. Pour avoir favorisé les successeurs du
tyran et persécuté ses libérateurs , qu'est-ce que ce
(1) Mém. de Dangeau , tom. rer . , pag . 59.
ΜΑΙ 1817 . 399
peuple n'a pas souffert ? On a vu ruisseler le plus pur
sang des citoyens par d'innombrables proscriptions . Les
triumvirs ont été plus barbares que les Gaulois mêmes
qui prirent Rome. Heureux qui n'a point vu ces jours
de désolation ! Mais , enfin , parle-moi : ô tyran ! pourquoi
déchirer les entrailles de Rome ta mère ? quel fruit
te reste-il d'avoir mis ta patrie dans les fers ? Est- ce de
la gloire que tu cherchais ? n'en aurais-tu pas trouvé
une plus solide et plus éclatante à conserver la liberté
et la grandeur de cette ville, reine de l'univers ? Te fallait-
il une vie douce et heureuse ? l'as -tu trouvée dans
les horreurs inséparables de la tyrannie ? Tous les jours
de tà vie étaient pour toi aussi périlleux, que celui où
tant de bons citoyens immortalisèrent leur vertu , en
t'immolant aux mânes de Pompée et au génie de la liberté.
Tu ne voyais aucun vrai Romain dont le courage
ne dût te faire pâlir d'effroi . Est-ce donc là cette vie
tranquille et heureuse que tu as achetée par tant de
peines et de crimes ? Mais que dis-je ? tu n'as pas même
eu le temps de jouir du fruit de ton impiété. Parle ,
parle , tyran ; tu as maintenant autant de peine à soutenir
mes regards , que j'en aurais eu à soutenir ta présence
odieuse , quand je me donnai la mort àUtique.
Dis , si tu l'oses , que tu as été heureux . >>
Voilà ce qu'il y a de plus fort dans le dialogue de
Caton; voilà les citations qui alarmaient la sensibilité
de madame de Genlis; voilà enfin ce qui ne doit laisser
aucun doute sur les principes démocratiques de Fénélon
. Madame de Genlis ne s'est - elle pas trompée de
date? Je m'arrête ; elle me saura gré de cette réticence.
Je veux bien raisonner avec elle ; mais j'estime son talent
, et j'aime mieux perdre quelques-uns de mes avantages
que de l'offenser . Je me bornerai à lui représenter
qu'il devait lui suffire de peindre Fénélon comme un
400 MERCURE DE FRANCE.
philosophe , et qu'il était inutile au succès de la bonne
cause d'en faire un Caton ou un Brutus .
Je serais bien surpris si , après toutes les raisons que
je viens d'exposer , quelqu'un pouvait hésiter encore à
regarder madame de Genlis comme l'un des défenseurs
les plus adroits de la philosophie moderne. J'ai tenu
en réserve l'argument le plus décisif pour faire cesser
toutes les incertitudes sur un point aussi important , et
pour réduire au silence l'incrédulité la plus obstinée.
Mais comme j'ai rempli l'espace qui m'était destiné, et
que , dans l'intérêt des lecteurs du Mercure , je serais
faché d'empiéter sur le terrain de mes confrères , je
renvoie à un autre jour la suite de mes observations .
Je parlerai alors , avec quelque étendue , des Mémoires
de M. le marquis de Dangeau . C'est , comme le dit
fort bien l'éditeur , un livre unique dans son genre ; sa
publication est un nouveau service rendu aux ennemis du
despotisme. Quant à madame de Genlis , si elle protestait
contre mes jugemens ; si elle refusait le titre de
philosophe ; je lui ferais observer que je ne suis pas plus
injuste envers elle qu'elle ne l'a été envers Fénélon ;
que s'il y a quelque différence dans nos procédés , cette
différence est toute à mon avantage , puisque l'auteur
de Télémaque ne peut se défendre , et qu'en mainte
circonstance elle a prouvé qu'elle savait repousser une
agression; enfin , je la renverrais à l'épître familière de
M. le comte de Buffon , et j'aurais le courage de lui
soutenir en face ; « qu'elle est la première des femmes et
le plus aimable des philosophes. >>
JAY.
* ΜΑΙ 1817 .
PRE
ROYAL
200
:
www
Eloge de Saint- Jérome (1 ).
L'auteur de cet ouvrage annonce dans sa préface
qu'il n'a pas atteint sa dix-huitième année. L'ouvrage
porte , en effet , toutes les marques d'une extrême jeunesse
. Il y a un bonheur naif d'avoir fait un livre , un
mélange de plaisir et de timidité en le présentant ,
cette douce confiance dans l'attention du public , fruit
de l'inexpérience et d'un amour - propre non encore
blessé ; il y a des prières à ce public, pour qu'il veuille ,
en agréant les prémices de l'adolescence , attendre que
l'époque de la raison et du talent soit venue , et des
promesses , qu'en compensation de son indulgence , la
reconnaissance de l'écrivain lui consacrera des fruits
plus précieux dans un âge mûr . Il y a enfin une petite
péroraison tout-à- fait enfantine , et presque touchante ,
adressée au livre même. « Enfant des plus doux loisirs ,
« élevé sous l'aile d'un père , loin du tumulte et des
« agitations du monde ; fété , caressé chaque jour , il
« vivait heureux , sans songer aux applaudissemens
« de la foule. Tout-à-coup quel fol amour de gloire
<< le presse ! Il va quitter le toit paternel ! Loin des avis
<< indulgens , et des leçons données sans humeur et sans
<< orgueil , orphelin volontaire , il s'exile. N'ayant ni
« guide , ni tuteur , il va courir le monde et tenter la
<< fortune , à la merci des vents déchaînés et de l'orage .
« Il part... Adieu ! ... Qui soutiendra ses pas mal as-
<< surés ? >>
Ce n'est point en moquerie que je commence par
(1 ) Cent soixante pages in- 12. Paris , chez Delaunay , libraire ,
galerie de bois , Palais-Royal.
26
402 MERCURE DE FRANCE .
cette citation et par ces remarques . Au contraire; on
rencontre si peu de sentimens naturels dans les livres
comme dans les hommes ; il y a si peu d'écrivains qui
s'abandonnent à ce qu'ils éprouvent ; il y en a même
malheureusement si peu qui éprouvent quelque chose,
qu'on se plaît à voir les débats ingénus de l'amourpropre
naissant. On lui sait gré de ne pas ressembler à
nos vieux amours-propres hostiles et calculés , s'enveloppant
, pour se montrer , de tant de travestissemens
mal-adroits , qui ne les rendent que plus fatigans ,
parce qu'ils nous font supporter leurs circonlocutions
et leurs périphrases , et qu'il faut essuyer ce qu'ils disent
pour nous , avant d'arriver à ce qu'ils veulent dire
d'eux . J'aime qu'un bon jeune homme croie au public ,
qu'il se le personnifie , qu'il se l'imagine s'intéressant aux
essais qu'il lui présente , et que pour le mieux disposer
il entre en conférence avec lui. Il apprendra plus tard
quc ce public ne s'intéresse qu'aux choses et non point
aux hommes ; qu'on ne capte point son indulgence ,
qu'on ne désarme point sa sévérité , ou plutôt qu'il
n'est ni indulgent , ni sévère , mais indifférent et spirituel
; qu'il demande ce qu'on lui veut , et voit si ce qu'on
lui dit en valait la peine ; qu'il ne juge ni en vertu des
espérances qu'on donne , ni en considération des titres
passés, qu'on cite ; qu'ils prend les idées qui lui conviennent
ou les faits qui l'amusent , sans s'embarrasser
d'où ils arrivent ; enfin , qu'il ne craint pas plus de dé
courager les talens naissans , qu'il n'hésite à dédaigner
les talens déchus , bien sûr qu'il y aura toujours des
talens à son service. Ces vérités paraîtraient dures à un
débutant dans la carrière. Il veut que sa personne soit
de quelque chose dans le jugement qu'on porte de son
livre. Il lui est doux de raconter à quelle occasion il en a
conçu l'idée , comment il a pris une tâche au-dessus de
ΜΑΙ 1817. 405
ses forces , comment il n'a rien négligé pour ne pas
trop rester au-dessous . Il se complaît dans les protestations
de sa modestie , parce qu'elles sont encore un moyen
décent de parler de lui.
Un autre symptôme de jeunesse , qu'on remarque
dans cet Eloge de Saint-Jérome , c'est une vive et constante
exaltation , une suite d'exclamations entassées ,
une grande prodigalité de métaphores. Tout annonce
que l'écrivain ne sait pas encore qu'avant de se livrer à
l'enthousiasme , il faut être bien sûr de l'avoir fait partager
à ses lecteurs .
Cependant , au milieu de cet enthousiasme , on aperçoit
ces arrière-pensées , effet inévitable de notre vieille
civilisation , et qui , avertissant l'inexpérience elle-même
que la génération qui l'observe est dédaigneuse , lui
inspirent le désir mondain de se la concilier par des
phrases dans son genre , et de lui imposer par des autorités
qu'elle respecte. Ainsi, notre jeune auteur, pour
justifier son exaltation sur Saint-Jérôme , cite des vers de
Voltaire , dans le Temple du Goût. Il parle des jouissances
que son propre goût , en s'épurant, lui a fait
perdre , et des écarts qui , dans les écrits des pères de
l'église , produisent sur son coeur l'effet d'une vicille
affection , dont on a peine à se détacher ; s'indiquant
ainsi critique éclairé , en même temps qu'éloquent panegyriste
, et se plaçant au-dessus de sa faiblesse, en la
reconnaissant comme telle , afin qu'on la lui pardonne .
Il est passé , mème pour la jeunesse , ce temps de l'enthousiasme
complet , qui se sentait d'une haute nature
, et méprisait la raillerie , comme une preuve d'infériorité.
Quoique je n'aie parlé jusqu'ici que de la forme de
cet ouvrage , le lecteur peut déjà prévoir comment cette
forme a dûmodifier le fond. Ce n'est point l'histoire de
26.
404 MERCURE DE FRANCE .
Saint-Jérôme ; ce n'est point l'analyse de ses écrits . Il y
a peu de recherches ; il n'y a point de faits. La manière
même dont l'auteur en rappelle quelques- uns , sans les
raconter , pourrait faire craindre qu'il n'en eût ignoré
les détails et jusqu'aux dates. En louant l'ardeur de
Saint - Jérôme pour l'étude et les sciences , il le compare
à Pythagore allant à Memphis , à Platon visitant Tarente
, et finit par dire que , pour trouver encore un
exemple d'un si rare dévouement , il faudrait remonter
jusqu'aux jours du fabuleux Apollonius de Tyanes.
Quand on a parlé de Pythagore et de Platon , et qu'on
veut arriver à Apollonius , ce n'est pas remonter qu'il
faut , c'est descendre , et descendre même assez près de
l'époque de Saint-Jérôme , et , si l'on peut donner aux
récits qui se rapportent à Apollonius le nom de fabuleux
, on ne saurait appliquer cette épithète à ce fameux
thaumaturge , dont l'existence , très - remarquable ,
comme produit de son siècle , est aussi constatée que
celle de tout autre personnage de l'antiquité.
Quelles que soient néanmoins les imperfections de
cette production juvénile, l'idée dominante de l'auteur
a droit à l'approbation. C'est quelque chose que de nous
entretenir , même sans beaucoup de discernement et
d'exactitude , de ces Pères de l'Eglise , aujourd'hui peu
connus , de tous temps mal jugés .
Persécutés durant leur vie ; objets , après leur mort,
d'une admiration , qui n'était pas au-dessus , mais qui
était différente de celle qu'ils méritaient ; relégués ensuite
dans la poussière des bibliothèques , et presque
bannis de nos jours , même des bancs des écoles ; déchirés
enfin , et traités avec mépris par des hommes qui
leur reprochaient des maux qu'ils n'avaient pas causés ,
et leur attribuaient une doctrine dont ils n'étaient pas
coupables , ces premiers défenseurs du christianisme
ΜΑΙ 1817 . 405
ont étéméconnus également par leurs panégyristes et
par leurs ennemis .
Pour les apprécier , il faut contempler ce qu'était le
monde, lorsque ces hommes parurent, au milieu des générations
écrasées et corrompues par le despotisme. Ces
générations étaient affaiblies par tous les rafinemens
d'une excessive civilisation ; elles étaient sans conviction
religieuse , sans principes moraux ; elles n'avaient
pour règle que cet axiôme , que certains hommes de nos
jours ont renouvelé, celui qu'il faut abjurer les opinions
et n'écouter que les intérêts ; elles n'avaient pour
guide qu'un égoïsme tremblant et féroce ; pour but, que
des plaisirs ignobles et passagers . Epuisées par le vice ,
fatiguées par le doute, elles craignaient encore ce qu'elles
ne croyaient plus. Les premiers chrétiens , forts de la
jeunesse de leur âme et de l'énergie de leur conviction ,
se présentèrent comme une race vivante , au sein des
tombeaux peuplés par ces spectres , et rappelèrent les
nations abàtardies à tous les sentimens primitifs . Ils
étonnèrent des oreilles accoutumées au langage de la
servitude et du crime, par des paroles de liberté , de
vertu , de confiance et d'humanité . Ils substituèrent à
des dogmes usés , qui n'avaient plus de racines dans
les coeurs , parce qu'ils n'étaient plus en proportion
avec les esprits , un dogme mieux en harmonie avec
les lumières . Les philosophes avaient enseigné ce dogme
à leurs disciples , à travers beaucoup d'hypothèses chimériques
, et comme l'une de ces hypothèses. Les prètres
l'avaient révélé à leurs initiés , à côté de beaucoup de
traditions fabuleuses , et , quoi qu'on en ait dit , sans
trop le distinguer de ces traditions. Mais l'instinct même
de la multitude l'appelait de ses voeux, parce que cette
multitude était dévorée du besoin de croire et d'espérer,
:
406 MERCURE DE FRANCE :
et ne trouvait, dans la religion publique , rien qui pût
motiver sa foi ou ranimer ses espérances .
Cette luttedu théisme,non pas contre le polytheisme,
car'lé polythéisme n'existait plus en réalité , mais contre
des formes vieillies , qui ne commandaient aucun respect,
et que l'autorité , bien qu'elle eût pour but de les
mantenir, ne pouvait's'astreindre à ménager; cette lutte,
dis-je , serait le sujet d'un ouvrage , dont rien encore,
à ma connaissance , ne donne l'idée .
J'ai toujours été surpris que l'illustre auteur des
Martyrs nel'eût pas conçue. Si , au lieu de revêtir de
couleurs poétiques ce qui n'était pas , il eût appliqué
són beau talent à peindre ce qui était , il eût tiré de
són sujet un bien autre parti , même sous le rapport de
la poésie. Il ne fallait pas opposer la religion d'Homère ,
religion qui avait disparu depuis bien des siècles , au
catholicisme de Bossuet ; c'était commettre un anachronisme
de quatre mille ans , et présenter comme simultanées
deux choses , dont l'une n'existait plus , et l'autre
pas encore. Certes , après Euripide , après Epicure, et
presqu'en présence de Lucien , les vierges grecques ne
demandaient pas au premier jeune homme qu'elles rencontraient
: Ne seriez -vous point un immortel ? Le
merveilleux homérique avait été remplacé par un autre
genre de merveilleux, qui accompagne toujours les re
ligións déchués . La magie , la théurgie , les évocations ,
voilà ce qui composait la croyance de l'époque ; voilà ce
qui luttait contre le christianisme ; et non pas la mythologie
de l'Iliade , dont chacun repoussait le sens littéral ,
pour la commenter , la traduire , la dénaturer à sa
manière.
Ce polythéisme dégénéré , plus différent de la religion
des beaux temps d'Athènes , que des superstitions
des hordes sauvages , n'aurait pas offert au peintre
ΜΑΙ 1817 . 407.
habile que j'ai indiqué , des sujets de tableaux moins
frappans , et ces tableaux auraient eu , sur les autres ,
l'avantage de la nouveauté.
Aux gracieuses processions des canéphores , avaient
succédé les courses tumultueuses des prêtres isiaques ,
derniers auxiliaires et alliés suspects d'un culte expirant ,
tour-à-tour repoussés et rappelés par ses ministres désespérant
de leur cause. Les cérémonies ordinaires qui
ne suffisaient plus à la superstition devenue barbare ,
étaient remplacées par le hideux taurobolé , où le suppliant
se faisait inonder du sang de la victime. De toutes
parts pénétraient dans les temples , malgré les efforts
dėsmagistrats , les rites révoltans des peupladės les plus
dédaignées. Les sacrifices humains se réintroduisaient
dans ce polythéisme , et déshonoraient sa chute , comme
ils avaient souillé sa naissance. Les dieux échangeaient
leurs formes élégantes contre d'effroyables difformités .
Ces dieux , empruntés de partout , réunis , entassés ,
confondus , étaient d'autant mieux accueillis que leurs
dehors étaient plus bizarres . C'était leur foule que l'on
invoquait ; c'était de leur foule que l'imagination voulait
se repaître. Elle avait soif de repeupler, n'importe dequels
ètres , ce ciel qu'elle s'épouvantait de voir muet et
désert.
Ces erreurs n'étaient point le partage exclusif de la
classe ignorante. Ce délire avait envahi tous les rangs
de la société . Dans le palais des empereurs et dans
les appartemens des dames romaines , on voyait tous
les monstres de l'Egypte , des simulacres à têtes de
chien , de loup , d'épervier , et ces scandaleux symboles,
montrés autrefois dans les mystères comme emblêmes
de la force créatrice, mais devenus alors les objets
à la fois de la derision et de l'adoration publique ,
et ces statues panthées , indiquant l'énigmatique assem
408 MERCURE DE FRANCE .
blage et le mélange de tous les dieux; et cependant
tous ces efforts étaient inutiles ; l'homme parvenait à
trembler , mais ne parvenait plus à croire.
Pour un défenseur de la religion , voilà le tableau
qu'il fallait tracer. Il ne fallait pas montrer les Romains
ou les Grecs courbés devant des idoles de bois et de
pierre, ou d'or et de marbre , qu'ils avaient depuis long.
temps cessé d'adorer ; il fallait les montrer malheureux
surtout de n'adorer rien , d'ètre renfermés dans ce monde
et captifs sur cette terre , comme dans un cachot , que
ne colorait nulle espérance , que n'embellissait nul
avenir.
Les matériaux ne manquaient pas. Il suffisait d'ouvrir
Plutarqne , honnête écrivain , qui aurait désiré être
dévôt, qui s'imaginait quelquefois l'être , mais qui laisse
percer , à chaque ligne , les doutes dont le poursuivait
l'esprit de son siècle. Plutarque nous apprend quelle
était la disposition de l'espèce humaine. Il nous peint
des hommes de tous les états , riches , pauvres , vieux ,
jeunes , tantôt saisis , sans cause visible , d'un désespoir,
frénétique , déchirant leurs vêtemens , se roulant dans la
fange , criant qu'ils étaient maudits des dieux ; tantôt
reprenant , en parlant de ces dieux, par halitude et par
vanité , le ton du persiflage et de l'ironie , puis consultant
, dans quelque réduit obscur , des sorciers, des
vendeurs d'amulettes et de talismans ; parcourant , la
nuit , les cimetières pour y déterrer des os de mort ,
égorgeant des enfans ou les faisant périr de faim sur des
tombes pour lire le destin dans leurs entrailles ; enfin ,
malgré leur nature énervée , bravant, la douleur ainsi ,
quele crime , et soumettant à des macérations effroyables
leurs corps fatigués de voluptés , comme pour faire violence
à la puissance inconnue qu'ils semblaient chercher
ΜΑΙ 1817 : 409
àtâtons , et pour arracher aux enfers ce qu'ils n'espéraient
plus obtenir des cieux.
L'autorité cependant faisait ce qu'elle fait toujours
dans ce cas . Elle attribuait ce désordre de l'espèce humaine
à la destruction des anciennes formes ; elle voulait
lui imposer de nouveau ces anciennes formes , dont l'insuffisance
était précisément la cause de ses égaremens
et de son malheur. Les pontifes proposaient gravement
de brûler les OOEuvres de Cicéron ; et des prêtres subalternes
, voués au culte de Cybèle , se partageaient les
provinces où , missionnaires turbulens et méprisés , et
tour à tour , mendians et prophètes , ils agitaient ,
par des prestiges d'escamoteurs et des convulsions
d'énergumènes , ce qui restait d'esprits crédules .
L'époque d'une révolution complète était arrivée. Le
sentiment religieux , cette partie essentielle de notre
âme , avait besoin d'une forme plus pure , plus en accord
avec les lumières. Le polytheisme avait parcouru ses
diverses phases . Elégant , mais matériel dans Homère ,
plus moral , mais encore incohérent dans Hésiode , il
avait brillé , du temps de Sophocle , d'une pureté presque
idéale. Il est impossible de lire l'OEdipe à Colonne et
l'Antigone sans éprouver une émotion religieuse. Mais
travaillé par le progrès des idées ; sounis à l'examen
par la philosophie , qui d'abord ne voulait pas l'attaquer ;
mal servi , comme toujours , par ses prêtres qui , persécutant
la philosophie , en avaient fait une puissance .
hostile, le polythéisme était devenu tel que nous venons
de le voir. L'autorité, qui le considérait comme un
instrument , avait achevé de l'avilir par cette assistance
hautaine et capricieuse , qui se fait un secret triomphe
de maltraiter ce qu'elle protége. Elle avait beau dire à
la populace qu'il lui fallait une religion : la populace
était avertie , par son instinct , de ce qui se passait sur
sa tète. On compte trop sur sa bonhomie, quand on se
410 MERCURE DE FRANCE .
flatte qu'elle croira long-temps ce que les grands refu
sent de croire. Des sujets superstitieux et des gouvernans
athées , ce beau idéal de certains hommes d'état , ne
saurait se réaliser. Incrédule par imitation , le dernier
des païens traitait sa religion de chose niaise et de duperie
, et chacun la renvoyait à ses inférieurs , qui , de
leur côté , s'empressaient de la repousser encore plus bas.
L'espèce humaine ne pouvait rentrer dans l'ordre ,
retrouver le repos , que lorsque le sentiment religieux
aurait conquis la forme qu'il implorait. Je ne prononce
point sur des questions insolubles; mais il paraît être
dans notre nature, que la terre soit inhabitable , quand
toute une génération ne croit plus qu'une puissance
sage et bienfaisante veille sur les hommes. L'apparition
d'une forme convenable au sentiment religieux
qui s'agitait sur des formes brisées , devait être ,
en quelque sorte , la résurrection de l'espèce humaine.
Elle le fut. Ici , se serait offert au poëte un
nouveau genre de merveilleux , le seul , s'il m'est permis
de le dire , qui convînt à ce grandsujet. Unparadisfantastique
, copie de l'Olympe, sera toujours frappé de ce
double inconvénient, qu'il aura la diversité des couleurs
de moins , et la métaphysique de plus . Mais la pureté,
au sein de la corruptión; la certitude , en présence des
doutes universels ; l'indépendance sous la tyrannie ; le
mépris des richesses , au milieu de l'avidité ; le respect
pour la souffrance , lorsqu'on voyait partout l'exemple
de la cruauté indifférente et de la férocité dédaigneuse;
le détachement d'un monde où le reste des hommes
avait concentré tous ses désirs ; le dévouement , quand
tous étaient égoïstes ; le courage , quand tous étaient
lâches ; l'exaltation , quand tous étaient vils : tel était
le merveilleux qu'on pouvait faire descendre du ciel ;
et ce merveilleux , placé dans l'âme des premiers fidèles ,
et renouvelant la face du monde, n'eût pas eu peut-être
1
ΜΑΙ 1817 41г
moins d'intérêt que des anges , pâles héritiers des dieux
d'Homère , traversant l'empirée , comme Vénus , blessée
par Diomède, ou Junon , voulant tromper Jupiter .
Jeme suis laissé entraîner loin de monsujet, parce que
toutes les fois que je me livre à des réflexions sur cette
matière , je regrette l'erreur dans laquelle tombent des
philosophes , qui ont tant de droits à notre reconnaissance,
quand il s'agit d'une des plus belles et des plus
nobles époques de l'histoire du genre humain .
Il faut le reconnoître. Trois siècles de ce despotisme
qu'on nous vante encore , car il a des amis persévérans ,
avaient plongé notre malheureuse espèce dans un état
d'abrutissement que notre imagination même a peine à
concevoir. Toutes les idées généreuses avaient disparu ;
elles reparurent toutes avec la nouvelle religion .
L'univers était courbé sous la tyrannie. Les sectateurs
de la religion nouvelle parlèrent de liberté ; car
c'est bien à tort qu'on les a représentés comme soumis ,
par principe , aux monstres qui alors se disputaient
et ensanglantaient le trône. Ils n'ont pas mérité cette
accusation qu'on a voulu transformer en éloge , et je me
charge de puiser , dans leurs écrits , toutes les maximes
qu'ont professées les vrais amis de la liberté dans tous les
temps. L'empire était peuplé d'esclaves, que leurs maîtres
ne regardaient pas comme des hommes , et qu'on
livrait aux tourmens pour éclaircir le moindre soupçon ,
qu'on traînait à la mort poursatisfaire le moindre caprice.
Les apôtres de la religion nouvelle dirent à ces maîtres
que ces esclaves étaient leurs égaux. Une soif insatiable.
de plaisirs et de richesses s'était emparée de toutes les
âmes . Chacun , menacé par un pouvoir sans bornes ,
voulait mettre à profit cette vie d'un jour , et saisir
chaque heure , incertain qu'il était de l'heure qui devait
suivre. Restituant à la morale un avenir dont elle a
412 MERCURE DE FRANCE .
besoin , les disciples du nouveau culte professèrent
l'abnégation d'eux-mêmes, la pureté, la communauté des
biens . Tout un peuple, que le vice et le malheur rendalent
incapable d'émotions naturelles , cherchait à se
réveiller de son apathie par la vue du sang et de l'agonie,
et puisait des sensations passagères dans les convulsions
des gladiateurs expirans. Le culte nouveau proclama le
respect pour la vie des hommes , et la pitié pour la
douleur.
Toutes les formes subissent des modifications inévitables
; mais il est absurde de rejeter , sur la forme primitive
qui n'est plus , ce qui n'appartient qu'aux temps
postérieurs qui passeront de même. Certes, quand Tertullien
écrivait que tout fidèle est prêtre , et tout chrétien
l'organe du Seigneur , l'on ne prétendra pas qu'il
posât les bases du despotisme sacerdotal. Malheureusement
, dans une révolution qui , en rendant au sentiment
religieux la seule forme qu'il pût admettre , avait
satisfait les besoins du coeur , apaisé les égaremens de
la raison , et ressuscité tous les sentimens désintéressés ,
beaucoup d'écrivains modernes ont cru trouver la cause
des institutions tyranniques qui , plus tard , ont pesé
sur nous. Cette erreur leur a fait commettre une grande
injustice. Par haine pour des oppresseurs , ils ont outragé
des opprimés ; et pour attaquer des bourreaux , ils
ont insulté des victimes. Ils ont oublié que les premiers
chrétiens étaient faibles , désarmés ; qu'ils n'avaient,
contre le nombre et contre la force , que leur innocence
et leur courage. Loin de nous cette impartialité étroite
et aveugle ! De ce que nous frémissons d'une juste
horreur en voyant l'exécrable inquisition livrer aux
flammes les hérétiques , il ne s'ensuit pas que nous devions
, comme Gibbon, contempler avec indifférence
les prêtres païens livrant aux tigres les martyrs .
ΜΑΙ 1817 . 415
Les écrits des Pères de l'Eglise sont donc les monumens
d'une époque qu'il est indispensable d'étudier ,
si l'on veut connaître l'espèce humaine dans la révolution
la plus importante qu'elle ait éprouvée. Ces écrits
sont doublement intéressans peut-être aujourd'hui ; et
l'auteur de l'essai qui a été l'occcasion de cet article ,
mérite d'être encouragé , si , par la suite , avec moins
de déclamations , plus d'étude et plus de simplicité , il
travaille à nous en donner une juste idée, par d'exactes
analyses , et surtout par des faits bien examinés .
B. DE CONSTANT.
ww wwwwwwwwwwwwww
L'ERMITE EN PROVINCE.
Ustaritz , zer mai 1817 .
MES ADIEUX AUX BASQUES .
Suis ea cuiquefingitur moribus .
(Pensées de CICÉRON.)
Chaque peuple , par son caractère ,
se fait sa fortune .
C'est par Ustaritz où je suis depuis plusieurs jours , et
dontje n'ai pas encore parlé,queje terminerai cette longue
course et ce long séjour que j'ai faits parmi les descendans
des Cantabres . Les communes d'Arboun , d'Arcangues ,
de Villefranque et de Bassussarvi ne m'ont rien offert
detrès-remarquable ; je serais même tenté de croire que
les moeurs nationales commencent à s'y altérer , ou , si
l'on veut , à s'y polir , par un frottement plus habituel
avec celles des Français de Bayonne.
414 MERCURE DE FRANCE.
Mon guide cependant m'arrêta près d'Arcangues ;
devant l'enclos d'une maison isolée , presque élégante ,
et située au milieu d'une vaste étendue de vergers ,
de champs d'une riche culture , sur un sol que j'avais
jugé stérile ou du moins peu fécond : je me crus
dans une habitation de Saint - Domingue . » On peut
d'autant mieux s'y méprendre , me dit M. Destère ,
que le propriétaire de cette maison est un M. Larre qui
a long-temps vécu dans les colonies françaises , et qu'il
en est revenu , il y a quelque trente ans , avec une
fortune modeste, et des connaissances administratives qui
n'ont point été sans utilité pour son pays . C'est le sort
de cette maison d'appartenir à des hommes de mérite.
Avant d'être à M. Larre , elle appartenait au médecin
Harambillaque , lequel parlait et écrivait en latin ,
comme Astruc , avec le génie hippocratique de Bordeu ,
auquel Astruc était tout-à-fait étranger .
<< Ustaritz , par son étendue de plus d'une lieue et
demie en longueur , rappelle à ceux qui ont traversé
la Belgique , le village de Saint-Nicolas. Ustaritz est,
également , formé de plusieurs bourgades réunies que
l'on appelle quartiers; Arraüns, Eroritz , Heri-Behère,
Pourgonia : le nom du troisième , qui signifie villebasse
, annonce qu'anciennement Ustaritz était , ou du
moins avait la prétention d'être une ville. Quoi qu'il en
soit , ce bourg a conservé , pendant des siècles , des prérogatives
que la révolution lui a fait perdre , et qui
pouvaient , à cet égard, motiver ses droits.
Ustaritz était la résidence d'un grand tribunal de justice
civile et criminelle , et c'est là que s'assemblaient les
états administratifs du Labour. Le bilçar ( 1 ) était réel-
(1) Ce mot, composé de bil , qui signifie réunion , et de çar ,
contraction de cahar , qui signifie vieillard , ancien , est l'équivalent
du mot français et latin sénat.
MÀI 1817 . 415
lement l'assemblée des propriétaires , des chefs de famille
, à la discussion et à la décision de laquelle étaient
soumises les questions administratives de toutes les communes
du Labour. Un autre canton basque français , la
Basse -Navarre, se vantait d'avoir aussi ses états ;
mais ceux-ci n'avaient pas conservé les formes et les
caractères vraiment antiques, qui distinguaient le bilçar
du Labour.
« Ce pays est essentiellement religieux , et cependant
la coutume excluait du bilçar les prètres et les nobles :
était-ce pour écarter les dangers de leur influence ? je
ne le pense pas : il est plus probable que le bilçar, antérieur
à l'établissement du christianisme et de la féodalité,
ne voulut rien changer à sa constitution primitive ;
il resta tel qu'il avait toujours été.
« Cette immutabilité se manifestait d'une manière
bien remarquable dans le choix même du lieu de ses
séances . Le bilçar ne se tenait ni dans un palais , ni
dans une enceinte fermée de murailles , mais dans un
bois , sur une éminence qui dominaitla commune d'Ustaritz.
Deux quartiers de rocher formaient les siéges du
président etdu secrétaire ; un autre bloc , dont la surface
avait été grossièrement polie , servait de table ; et
c'est là que s'inscrivaient les délibérations et les arrêtés
du conseil: les membres composant l'assemblée , debout
, appuyés sur des bâtons d'épine , et adossés à de
vieux chènes disposés circulairement , avaient autant de
respect pour cette enceinte sauvage , que les Romains
pour le Capitole décorédes images de leurs dieux . Aussi
les.Basques l'avaient-ils nommé et la nomment-ils en-
Core Capitoloherri( Capitole du pays ) .
<<Lorsque je revins dans ces montagnes , après ce
règne de terreur par qui la révolution commençait à
se détruire , je ne trouvai plus , continua M. Destère ,
416 MERCURE DE FRANCE .
le moindré vestige de ces monumens sacrés du Capitolo
herri. C'est ainsi que dans mon premier voyage en Suisse,
j'allai contempler , près de Morad , cette chapelle où
les ossemens entassés des soldats de Charles- le- Téméraire
offraient une utile leçon aux défenseurs de la
liberté nationale , et un terrible exemple aux satellites
des tyrans : lorsque j'y retournai , dix ans après , ces
débris instructifs avaient été dispersés par le délire de
la liberté armée contre elle - même .
« Ustaritz a tout perdu ; il n'a plus de bilçar; il n'a
plus de tribunal ; il n'est plus un entrepôt de commerce
de laine entre l'Espagne et la France ; les familles s'éteignent
, et les maisons tombent en ruine , ou sont
abandonnées aux reptiles et aux oiseaux de nuit. Combien
sont rapides les progrès de la décadence et de la
destruction ! Ce même Ustaritz voit encore se promener
sur ses ruines un grand nombre d'hommes et de femmes
derniers témoins de la prospérité de cette commune ,
berceau d'une famille entière d'hommes célèbres.
« Un des orateurs , dont l'éloquence a eu le plus
d'éclat au barreau de Bordeaux , M. Garat l'aîné , était
né à Ustaritz : député par son pays aux états-généraux
où il se montra dévoué , jusqu'à la mort , à
la cause de son Roi , sans néanmoins rester indifférent
au triomphe de la liberté , une gloire plus éclatante
s'offrait à lui ; mais une indisposition qui dura presque
aussi long-temps que la session de cette assemblée , ne
lui permit que rarement de paraître à la tribune ;
chaque fois il y obtint un succès.
<< Un autre frère de cet avocat célèbre , a pris un des
premiers rangs parmi les écrivains philosophes dont
s'honore l'Europe : ses leçons à l'école normale resteront
comme des modèles de cette éloquence didactique dont
il fut en quelque sorte le créateur .
ΜΑΙ 1817 . 417
Le plus jeune des trois frères exerça la profession de
son aîné , dans son pays , où il fut non pas seulement célèbre,
mais un peu prophète , en dépit du proverbe. Je
ne sais par quel attrait public attaché à sa personne ,
l'amour-propre de tous les Basques semblait intéressé à
élever Léon Garat au- dessus de tous : il n'était, il ne voulait
êtreni éloquent ni disert , ni savant ; on eût dit qu'il
avait l'esprit trop naturel , trop juste pour ces connaissances
acquises où il entre toujours un peu d'exagération ;
mais nul n'avait unjugement plus sain , une raison plus
ferme, un instinct plus sûr : son premier coup-d'oeil en
affaire distinguait la vérité; son premier mot la mettait
en lumière. Rien ne restait solennel devant ses plaisanteries
, et ses bons mots sont encore dans la mémoire
de tous ses contemporains. A vingt ans , avec une trèsjolie
figure et une prodigieuse supériorité dans les exercices
du corps qui exigent le plus de force et d'adresse,
il était l'avocat le plus employé. Comme le jeune abbé
Gondi de Retz , on lui savait , de compte fait , cinq
ou six duels , et il garda toujours son rabat. Un jour ,
au milieu d'un jeu de paume où il était acteur , un de
ses cliens vient le prendre par le bras : « Il faut absolument
que vous me fassiez ma requête , lui dit-il ; si je
ne la donne pas ce soir, je suis perdu. » Léon se fait
apporter un écritoire , écrit la requête sur la pierre qui
servait de battoir, et gagne la partie de paume et le
procès ..
« De quatre fils qu'a laissés M. Garat l'aîné , l'un ,
par une organisation invincible , si je puis parler ainsi ,
a été entraîné à des talens d'un autre genre , mais non
d'un autre ordre , puisqu'ils ont inscrit son nom parmi
ceux des musiciens de l'Europe qui se sont acquis le
plus de célébrité dans l'art charmant où il excelle. Les
autres , sans atteindre au même degré de réputation ,
27
418 MERCURE DE FRANCE .
poursuivent honorablement les différentes carrières où
ils sont entrés .
<<Dans son dénûment actuel des choses qui ont fait
autrefois sa prospérité , Ustaritz possède encore plusieurs
hommes distingués en plus d'un genre. Son curé, digne
du nom de pasteur , dans son acception la plus sainte,
possède et fait servir au bien-être de ses concitoyens ,
des connaissances très - variées et très- étendues. Doué
d'un génie naturel pour la mécanique et pour l'agriculture
, il peut enseigner à monter , à construire les machines
les plus usuelles ; à greffer et à élever les arbres ,
dont l'éducation est trop négligée dans le Midi où les
sauvageons d'une excellente nature se fortifient et se
perfectionnent par la seule influence du climat.
<<Si le collége de Laressore se rétablit, comme il en
est question , Ustaritz pourra lui procurer , dans le
même homme , M. Baratchar , un excellent professeur
de rhétorique et de philosophie.
«Des deux MM. Duhalde , tous deux profonds dans
les sciences théologiques , l'un a emporté dans le tombeau
les trésors de son érudition ; mais l'autre vit encore,
ét tout était commun entre ces deux frères .
« M. Dassance, juge de paix du canton, en étouffant
les procès à leur naissance , en rapprochant les coeurs
et les esprits , en se créant un tribunal de famille dont
on chérit , dont on respecte l'arbitrage paternel , a mérité
le titre glorieux d'ange de paix que lui ont décerné
ses heureux concitoyens .
«Si la renommée était quelque chose dans un pays où
les affections domestiques occupent tant de place dans
la vie, l'ancien tribunal d'Ustaritz manquerait surtout à
M.Sorhaits , fils d'un avocat dont la mémoire est révérée,
et qui n'aurait besoin que du même théâtre pour
y exercer le même talent.
ΜΑΙ 1817. 419
<<M. Novion n'est pas seulement un médecin habile ,
c'est un savant studieux qui a su transporter dans la
médecine tout ce qu'elle peut recevoir avec sûreté , des
progrès de la physique et de la chimie.
<<Toutes les personnes que je viens de vous citer habitent
les quartiers de Pourgonia et de Heri-Behère.
Du haut de la cote , assez roide , de Gorroëпессо Ре-
tarsa, qui conduit au quartier d'Eroritz , on découvre
une maison que les habitans du lieu appellent assez
volontiers château ( sauure-guia ) , et qui n'est pourtant
qu'une maison plus vaste et plus élegante que les
autres : quoiqu il en soit , il n'est permis de lui contester
cette qualification de château , qu'avant d'y être entré
et d'y avoir été reçu par le propriétaire , M. Larrégui ,
et par mesdames ses filles , madame Turmau et mademoiselle
Mélanie. Nulle part la politesse ne s'embellit
de grâces plus naturelles , de soins plus délicats . Ce
n'est pourtant pas à la nature seule que M. Larrégui est
redevable de ce bon tonqui le distingue au fond des Pyrénées
; il a passé une partie de sa jeunesse à Paris ,
dans le monde le plus brillant, et c'est, pour ainsi dire,
en sortant de l'Opéra , qu'il s'est fait cultivateur : tels
ont été ses succès dans ce premier des arts , que ses
exemples , dans ce canton où la routine a un peu moins
d'empire qu'ailleurs, y sont devenus des modèles : n'est-ce
pas une manière d'être le bienfaiteur de son pays ? ... »
-Voilà bien des éloges , dis-je à mon cicerone , et
quoique je sois du peti nombre des vieillards qui s'ennuient
le moins vite à entendre dire du bien des
hommes , j'aime à savoir toute la vérité : la plus belle
médaille a son revers , et vous ne m'avez encore parlé
que des qualités de vos Basques .
La réponse de M. Destère est assez paradoxale
pour que je la rapporte mot pour mot.- « Les hommes,
27.
420
MERCURE DE FRANCE .
reprit - il , et sur-tout les tribus d'hommes different bien
plus par leurs bonnes qualités que par leurs mauvaises ;
le mal est , à peu de chose près , le même partout ;
c'est le bien qui est différent. La médaille antique du
peuple basque a son revers comme une autre ; mais sur
ce revers se montre encore je ne sais quelle rouille d'antiquité
qui a ses traits et son caractère. La réclamation
secrète du coeur humain contre le droit de propriété
(pour éviter de dire le penchant au vol ) , a peut-être
plus de force ici qu'ailleurs : la religion seule peut y
persuader ceux qui n'ont rien , qu'ils n'ont pas un titre
légitime au superflu de ceux qui ont trop : le vol domestique
y est rare , e, le filoutage inconnu ; mais les attaques
à main armée sur les routes et dans les maisons
s'y sont multipliées à différentes époques , et malheureusement
quelques traits de courage que les brigands y
ont déployés , ont trop couvert l'horreur que doivent
inspirer ces actions anti-sociales. Nous avons eu nos
Robert , chefs de brigands , et je me rappelle avoir assisté
, dans mon enfance , au procès d'un de ces héros
de grands chemins , condamné à mort par le parlement
de Bordeaux. On le mit en présence des instrumens de
la torture , dressés pour lui arracher les noms de ses
complices : il ôte de sa tête le bonnet phrygien , dont
elle était couverte , et lui adressant la parole :: « Je
parlerai , dit -il, quand tu parleras ; » et dans les supplices
de la question, il ne parla pas plus que son bonnet.
On conçoit que de pareils hommes ne doivent
avoir ni peur des douaniers , ni scrupule de la contrebande
: c'est sur cette frontière une guerre continuelle ;
les moeurs , l'agriculture et l'industrie en souffrent
beaucoup .
<< Entre une jeunesse passionnée et souvent rassemblée
dans les places publiques , les querelles sont néces
ΜΑΙ 1817 . 421
sairement fréquentes , et les combats souvent meurtriers.
Ala moindre dispute les bâtons ferrés sont en
l'air ; les Basques s'en escriment avec un art qui a ses
règles et ses professeurs comme le sabre et l'épée : une
arme plus dangereuse encore est à leur usage ; c'est le
couteau à gaîne ; en vain cherche-t-onà les faire rougir de
l'emploi d'une arme pareille , ils n'y voient qu'un glaive
plus court quenos épées, et parconséquent plus favorable
au courage, puisqu'il oblige à se battre de plus près : c'est
précisément la réponse de cette Lacédémonienne à son
fils , qui se plaignait que son épée fût trop courte :
alonge-la d'un pas .
<<Je dois le dire , la vengeance , cette passion féroce
qui s'abreuve et s'altère dans le sang , a souvent exercé
ses fureurs dans nos montagnes. Je pourrais vous rapporter
vingt anecdotes qui vous rappeleraient ces haines
héréditaires de quelques races antiques , devenues le patrimoine
de la tragédie ; je me borne à un fait dont plusieurs
témoins existent encore :
« Un directeur des douanes , résidant à Bidache ,
nommé Lacoste , avait destitué un douanier basque
contre lequel s'élevaient des plaintes graves et qui paraissaient
fondées : le douanier écrit à son chef pour se
justifier ; le directeur ne répond pas ; une seconde , une
troisième lettre a le même sort , bien que cette dernière
parlât d'unefemme et de trois enfans condamnés à
mourir defaim par une décision injuste : quarantehuit
heures après , en plein jour , le douanier , une carabine
sur l'épaule , traverse tranquillement la foule
dont les rues de Bidache étaient en ce moment remplies
, comme s'il allait faire un rapport officiel ; monte
chez le directeur des douanes , entre dans son cabinet
l'ajuste et tire ; un enfant de quatorze ans s'élance audevant
du coup , qu'il reçoit dans la cuisse ;le douanier
422 MERCURE DE FRANCE .
se retire avec le même sang-froid , et retourne chez lui
pour s'y brûler la cervelle. La jeune victime de la piété
filiale , qui fut arrachée miraculeusement à la mort , par
les soins d'un médecin habile , que le hasard avait
amené à Bidache , est ce même M. Lacoste , l'avant-dernier
ministre de la marine en France , sous le règne de
Louis XVI . »
En écrivant ces dernières lignes sur le pays basque ,
que je quitte dans une heure , je m'aperçois que j'ai
fait comme Vernet qui ne voulait que passer deux jours
dans ces lieux où il séjourna si long-temps : je n'ai malheureusement
pas d'aussi bonnes excuses à donner : les
tableaux de Bayonne et des environs sont des chefsd'oeuvre
: en les regardant à Paris , les Basques se
croient encore à Saint - Pierre - Dirubé et à Bayonne.
Les Basquèses de ses marines sont les mêmes qui
traversaient continuellement le pont du Saint - Esprit
sur l'Adour ; les mêmes que l'on voit figurer tous les
dimanches dans les fêtes de ce Cante-Prast,dont la situation
entre l'Adour et la Nive , entre les Pyrénées et
l'Océan , est une de celles où l'art et la nature ont
réuni le plus de beautés pittoresques : position ravissante
, digne d'être la retraite de la sagesse , de l'éloquence
et de la science des lois : c'est là qu'habite
M. Chegaraï .
L'ERMITE DE LA GUYANE.
ANNALES DRAMATIQUES.
ACADEMIE ROYALE DE MUSIQUE .
Reprise de Fernand Cortez.
Ce conquérant du Mexique est destiné à n'obtenir que des
ΜΑΙ 1817 . 423
succès . La société la plus brillante de la capitale s'était réunie
pour assister à son triomphe. La pompe n'en a certainement pas
été plus magnifique à Mexico meme; et Cortez , qui mourut
disgracié dans un petit village près de Séville , n'a probablement
jamais été applaudi avec autant d'enthousiasme àMadrid,
qu'il l'a été , mercredi soir , à Paris. La vaste salle de l'Académie
royale de Musique s'est trouvée trop petite pour contenir
la foule des spectateurs avides de voir cet opéra , dont
vingt-cinq représentations ont déjà assuré le succès , et auquel
d'heureux changemens promettent un succès plus durable
encore.
Nous n'entrerons point ici dans les détails qu'exigerait la
comparaison des deux poëmes; c'est un parallèle que nous engageons
le lecteur à faire lui-même au théâtre; il y trouvera
plus de plaisir. Nous nous bornerons à dire qu'en intervertissant.
Tordre des actes dont l'intérêt allait en diminuant , et qui maintenant
offre la progression la plus dramatique , qu'en ajoutant le
rôle de Montézuma, dont la présence était indispensable à l'ensemble
de ce vaste tableau , M. de Jouy a prouvé qu'il savait
profiter , en maître , des conseils de la critique .
Depuis Quinault, et Lamotte qui se montra digne dans Issé de
marcher sur ses traces ,on ne s'occupaitguère du style d un opéra.
L'auteur de la Vestale a ramené l'attention du public sur cette
partie de l'art trop long- temps négligée. On retrouve , dans
Fernand Cortez , la grâce et la pureté des ouvrages du même
auteur , et, de plus, une fermeté d'expression et une énergie de
pensée que le sujet commandait , et auxquelles M. deJouy s'est
élevé sans effort.
1
La partition n'a pas éprouvé moins d'amélioration que le
poëme. Les choeurs des prisonniers espagnols et des sacrificateurs
mexicains qui ouvrent le premier acte , offrent le plus
heureux contraste ; il est difficile d'imaginer rien de plus suave
que le trio sans accompagnement , chanté par les prisonniers ,
au moment de recevoir la mort. Il est rendu , avec l'expression
Japlus touchante et la plus religieuse , par Albert , Eloi , et un
jeune homme nommé Alexis , qui se fait entendre pour la première
fois sur le théâtre de l'Opéra , et dont la voix ravissante
pourra bien un jour en faire les délices .
Un duo , dans le même acte , entre Laïs et madame Albert ;
le final du second acte; un air du troisième : Arbitre de ma destinée,
sout les morceaux les plus remarquables de cet opéra, que
M. Spontini a rempli de motifs , même dans les airs de danse .
Laïs , Dérivis , madame Albert et Lavigne ont rivalisé de
talent.
424 MERCURE DE FRANCE .
Des divertissemens pleins de grâce et d'originalité , de la
composition de M. Gardel , ont fourni à tous les dieux et å
toutes les déesses de la danse l'occasion de déployer la puissance
de leur jarret. Albert a autant de légèreté dans les pieds
que sa femme en a dans la voix. Paul est chaque jour plus étonnant
; il ne touche pas la terre : c'est le vrai Zéphir de l'Opéra.
Mesdemoiselles Bigottini, Fanni Bias , et madame Courtin sont
d'aimables sauvages , bien capables d'apprivoiser les plus farouches
vainqueurs .
Les évolutions de cavalerie , dont les ballets sont mélangés ,
présentent un des spectacles les plus imposans que l'on puisse
concevoir. Les chevaux se sont acquittés de leur rôle avec une
docilité admirable ; l'effroi que les danseuses manifestent malgré
elles , en figurant avec ces coryphées d'une nouvelle espèce,
rend fort naturellement celui que les Mexicaines éprouvèrent
à la vue des cavaliers espagnols .
Les décorations ajoutent encore à la magnificence du spectacle.
L. F.
THEATRE FEYDEAU .
Chute du Trompeur sans le savoir.
L'histoire ne doit que la justice aux morts ; la critique leur
doit de l'indulgence. Après une chute , ses avis deviennent
inutiles. Nous ne dirons que deux mots du Trompeur sans le
savoir. Cet opéra-comique a été accueilli peut- être avec trop
de sévérité par le public. L'exposition n'était pas achevée
qu'il avait déjà manifesté son mécontentement. Il est vrai que
cette exposition avait le défaut de faire entrevoir le dénoûment.
C'est l'erreur de deux gens d'esprit bien en état , à ce
qu'on assure , de prendre leur revanche,
ΜΑΙ 1817 . 425
POLITIQUE.
ми
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
N°. III.
Du 22 au 28 mai.
Récoltes , Finances . Nous avons laissé la Sicile entre
ses neiges et ses volcans . Ceux-ci ne lui accordent point
de trève . Nicosi vient d'étre engloutie sous les laves , et
le même sort attend peut-être Catane .
Ce seul point excepté , tout prend un aspect favorable.
On écrit des provinces autrichiennes que le grand froid
et la neige d'avril n'ont fait aucun mal. Dans toute la
Belgique , le froment , l'orge et le colza offrent les plus
belles apparences. Le blé qui , le 9 de ce mois , s'était
vendu au marché d'Auxonne jusqu'à dix-huit francs la
mesure , est tombé à quatorze francs .
Un phénomène extraordinaire a causé aux habitans
de Reims un effroi passager. Des bandes rouges etnoires
sillonnaient le ciel. Des coups de tonnerre se faisaient
entendre par intervalles. A de fortes ondées succédait
un soleil ardent. Ces alternatives ont duré plusieurs
heures . Tout-à-coup un nuage très-noir , rapidement
poussé du sud à l'ouest , est venu crever sur la ville . Il
en est sorti des masses de grêle qui ont écrasé les, toitures
, les fenêtres , renversé , haché les arbres des jardins;
mais la ville seule a souffert ; les campagnes sont
plus riantes que jamais.
A mesure que les saisons redoublent de caprices ,
l'agriculture redouble d'industrie . Elle s'étudie surtout
à propager ce légume autrefois méprisé , qui pourrait
biendevenir le premier dans la hiérarchie végétale , par
une révolution semblable à celle de tant d'autres hiérarchies
. Tout en lui est fécond , les superfétations
et les germes , la tige et le tubercule. Comme toutes
426 MERCURE DE FRANCE .
les espèces utiles , il consomme peu et rend beaucoup.
Singulièrement, docile , il ne refuse aucun , terrain , il
n'exclut aucun procédé. La terre , en le protégeant
contre les intempéries , semblait le tenir en réserve
pour les temps du danger.
On a tout si , à de bonnes cultures , l'on joint un
bon système de finances . L'Autriche , étouffée sous
l'abondance du papier-monnaie , vend , pour le réduire ,
une partie des domaines de la couronne. On a longtemps
débattu , dans le conseil d'état , si le paiement de
ces domaines s'effectuerait en papier ou en argent. Ce
serait une vue étroite de préférer le second. Il s'agit
de relever le crédit. Or , l'immanquable effet des paiemens
en numéraire serait de déprécier le papier , au
lieu qu'en exigeant du papier , valeur de la place , en
même temps qu'on en retire une partie de la circulation
, l'on intéresse le public à soutenir ce qui reste.
C'est un double moyen de hausse.
Il est question au parlement anglais de deux bills ;
l'un pour régler les pensions ; l'autre pour procurer du
travail aux indigens. M. Brougham s'est fortement prononcé
contre l'un et l'autre. Il appelle le premier un
billpour autoriser la couronne à continuer d'abuser des
fonds que la constitution destine à l'utilité publique , et
non àdes actes de munificence ou de charitéparticulière;
et le second lui paraît appliquer un remède à un mal
qui n'existe pas , pour laisser sans remède un mal qui
existe. Il faut dire que ce second bill tire quarante
millions des caisses de l'Etat pour les prêter aux particuliers.
C'est augmenter la masse du numéraire dans
un pays qui est en danger , pour ne savoir que faire
de ses capitaux.
On se plaint , surtout en France , de l'usure , et les
tribunaux sévissent à qui mieux mieux ; mais ne prendrait
- on pas ici l'effet pour la cause ? Je n'entends
sûrement point justifier cette hideuse industrie qui
s'attache à l'industrie véritable pour épuiser ce qu'elle
ade substance. Je demande seulement si la proscription
de l'usure ne produira point de nouveaux raffinemens
de l'usure , et si l'usurier alarmé ne se fera point
payer et pour son argent et pour ses craintes .
Trop et trop peu d'argent appauvrissent un Etat où le
consommateur ne peut atteindre jusqu'à sa subsistance ,
ΜΑΙ 1817 . 427
où la propriété dépérit faute de moyens qui la fécondent.
Si la misère de nos voisins est due à la vileté , et
la nôtre à la rareté du numéraire , il est clair que les
mêmes moyens ne nous guériront pas. Mais on entrevoit
ici facilement les bons effets de la concorde entre
les peuples.
,
Où le numéraire manque , le crédit est nécessaire . Le
crédit fait l'office de l'argent. Tous les bons esprits regardent
les banques départementales comme l'unique
ressource d'un Etat épuisé ; et la raison en est simple
ces banques sont des coalitions de tous les intérêts locaux
. Rouen vient de se donner un établissement de
ce genre ; il faut espérer que cet exemple d'une de
nos premières villes de commerce aura des imitateurs .
La caisse des dépôts et consignations , établie dans un
même esprit , obtient de jour en jour de nouveaux
succès. L'ordonnance royale du 14 de ce mois en régularise
l'administration . Une ordonnance du mème
jour régularise aussi l'emprunt de trente millions que la
ville de Paris vient d'ouvrir .
-
Améliorations politiques , Constitutions nouvelles .-
Croirait-on que Pitt avait demandé la réforme parlementaire
? Ce fut en effet là son début dans la carrière
politique . On a dit que depuis il s'était convaincu de
son erreur ; il fallait dire que depuis il était entré
ministère.
:
au
On ne demande plus si la réforme parlementaire est
juste. Après tout ce que nous savons des bourgs pourris ,
et de la composition de la chambre basse , qui n'est
en effet qu'une succursale des pairs , surtout après les
comptes produits par lord Cochrane , des sommes que
lui coûte sa nomination , il y aurait de la niaiserie dans
cette demande . Aussi , les ministres se bornent - ils à
soutenir que la réforme est impolitique. Si l'on attachait
aux mots leur véritable sens , que signifierait cette
distinction ? Les opinions des hommes sont toujours des
énigmes pour qui n'en cherchera point la clef dans
leurs intérèts .
Sir Burdet avait déjà proposé la création d'un comité
chargé d'examiner l'état de la représentation du royaume
en parlement. Cette motion , rejetée à une majorité de
188 voix , ne difière que pour la forme, de celle qu'an
428 MERCURE DE FRANCE .
nonce M. Brougham pour le to du mois prochain.
Toute soutenue qu'elle est par un million de pétitionnaires
, il est aise d'en prévoir l'issue .
La constitution du Wurtemberg s'élève péniblement
au milieu des tempêtes . Les prélats se trouvent lésés
par ses dispositions ; le premier agent du royaume l'a
considérée comme un attentat à ses droits ; et les états
répondent avec beaucoup d'urbanité à toutes ces requètes.
Il serait pourtant difficile à messieurs les prélats
de démontrer mathématiquement que leur caractère
emporte en soi quelque attribution politique. Et quant
au prince Paul , l'héritier présomptif d'une couronne
ne doit pas ignorer que , pendant la vie du souverain ,
ses plus proches parens ne sont que ses sujets . Si chacun
d'eux avait son gouvernement , comme il a sa cour , ce
ne serait plus une monarchie , ce serait le chaos.
La Prusse attend sa constitution. On n'affirme pas
qu'elle sera mauvaise ; on craint qu'elle ne soit moins
bonne qu'on ne l'avait espéré. La confiscation du pamphlet
publié par le colonnel Maffenbach , donne à
penser que ce pays n'aura point de représentation générale
, et pourtant il aura , dit-on , des représentations
partielles . Serait-ce qu'on prétendrait affaiblir , par la
division , des tendances redoutées ? Je ne sais si de les
resserrer dans un espace plus étroit et loin des influences
de la cour , ce n'est pas plutôt leur donner de la force
que de leur en ôter. Et , péril pour péril , j'aimerais
mieux risquer de voir tout le pays libre , que chaque
district indépendant. On ajoute que , d'un certain
nombre de députés de chaque état, il sera formé un
comité central à Berlin. Mais si ce comité est vraiment
législatif , pourquoi ce détour ? Et s'il ne l'est pas ,
qu'est-il donc ? Serait-ce qu'on voudrait l'allécher par
un simulacre d'autorité ? Il se pourrait que ce fût pour
lui un avant-goût de puissance.
On parle beaucoup en Allemagne de l'institution des
austrègues (austregal instanz). C'est un établissement des
temps d'anarchie , qui reparaît au siècle des constitutions;
sans doute pour vérifier la prédiction du poëte :
multa renascentur quæjam cecidere Letribunal austrégal
terminera les différends que la diète n'aura pu concilier.
Mais tant que ceux qui plaideront devant cette
ΜΑΙ 1817 . 429
cour d'appel liront , écrits sur leurs canons , ces trois
mots latins : Ratio ultima Regum , je crains bien que
l'on n'appelle de ses arrêts mêmes .
Le roi de Prusse a conservé au comte de Mosbourg ,
ancien ministre des finances du grand duché de Berg ,
sa terre de Mosbourg , qu'il tenait de l'ancien gouvernement.
L'électeur de Hesse refuse au général Alix la
terre de Freudenthal , que celui- ci avait achetée.
Les persécutions contre les juifs se renouvellent dans
les villes libres d'Allemagne . On dit qu'elles ont pour
motifs d'autres intérêts que ceux du commerce . Je le
crois ; car les intérêts du commerce ne demandent que
liberté. Ce ne sont point sans doute des intérêts politiques
, à l'égard d'un peuple qui cherche une patrie.
Il ne reste que les intérèts religieux ; et la persécution
est-elle moins contraire à ceux- ci qu'aux autres ?
L'Académie royale d'Erfurt vient de choisir un singulier
sujet de prix. Il s'agit de savoir jusqu'à quel
point les guerres de 1814 et 1815 ont servi l'humanité.
On ne dit point si l'Académie recevra des discours
français .
Colonies. On ne doit point s'étonner que des nègres
poursuivis par leurs maîtres , cherchent un asile dans les
pays qui sont au pouvoir des nègres. Mais on s'étonne
que le gouverneur de la Jamaique ait pu songer à réclamer
, auprès de Pétion , les fugitifs. C'était rappeler
trop clairement au souverain qu'il n'était qu'un esclave
. Pétion n'a pas rendu les hommes ; mais il a donné
de l'argent.
Le bruit d'une rupture entre l'Espagne et le Portugal
, au sujet de l'occupation de Monte-Video , ne se
confirme pas . Le Portugal aurait-il agi d'intelligence
avec l'Espagne ? C'est la version la plus accréditée. Mais
il y a deux manières de concevoir cette intelligence .
Ou , comme je l'ai dit ailleurs , les deux cours feraient
un échange , et ce serait un bénéfice pour toutes deux ;
ou les troupes du Brésil seraient venues simplement apposer
les scellés , et garder les coupables à vue ; ce qui
ne serait ni loyal , ni méme prudent. Au reste , rien de
bizarre comme la politique observée jour par jour. Elle
hausse , elle baisse ; ellemenace , elle se calme. Quelquefois
vous apercevez partout des symptômes de guerre , et
430 MERCURE DE FRANCE .
c'est lemoment de la paix. Quelquefois vous chantez la
paix , et l'on prépare la guerre. C'est un drame qu'on
ne peut bien juger qu'au dénoûment .
Relations politiques- Deux autres voisins , la Turquie
et la Perse, paraissent près de s'entendre ; les deys
de Tunis et d'Alger ne s'entendent pas. Je ne répéterai
point le voeu trop romain de Tacite , lorsqu'il raconte
comment deux tribus de Germains étaient venues
s'égorger les unes les autres aux yeux même des légions .
Mais la guerre entre les pirates ne peut que réjouir
l'humanité.
Cette guerre vient tellement à propos , que les corsaires
algériens se sont montrés jusque dans les mers
du Nord.
- Conspirations , Procès marquans. Le procès de
Randon touche à sa fin ; l'avocat général a déjà donné
ses conclusions.
-La cour prévotale d'Alençon a condamné à la peine
de mort les nommés Desfontaines et Raymond, chefs
d'un rassemblement séditieux . L'exécution a eu lieu
dans les vingt-quatre heures .
-Le journal de Pau rend compte d'un acte inconcevable
de démence. Un tailleur , un magister et un autre
individu de ce rang grimpèrent un soir au clocher de
leur village , et substituèrent le drapeau tricolore au
drapeau blanc ; ils mirent aussi des haillons tricolores
å la hallebarde du bédeau.
M. le procureur général près la cour royale de Paris
s'est rendu appelant du jugement de cette cour , qui
déclare la compétence de la police correctionnelle dans
l'affaire Maubreuil.
La cour d'assises du Lot a condamné à mort le
nommé Antoine Baduel , convaincu d'avoir étranglé
une fille qu'il avait séduite , et qui contrariait ses nouvelles
amours .
- La cour d'assises de Lyon vient de s'occuper d'un
singulier procès. Un aventurier s'introduit dans une famille
sous le nom d'un fils qu'on croyait mort; la soeur ,
la mère même de celui dont il prend le nom se laissent
persuader. L'aventurier dispose de leur fortune , prend
femme , signe des transactions , toujours sous le nom
de son Sosie . On ne dit point comment la fraude a été
découverte .
ΜΑΙ 1817 . 451
-Le nommé Fourques , marchand d'allumettes , indigné
de n'avoir rien vendu dans un village du département
de la Somme , où il passait , employa , pour se
venger , les allumettes qu'on avait refusées. Le village
fut presqu'entièrement consumé. La moralité de cette
histoire n'est pas qu'il ne faut jamais rebuter les marchands
forains , mais qu'il faut les surveiller , et , s'il se
peut , en réduire le nombre.
- A Copenhague , une jeune fille a été condamnée
àmort pour avoir battu ses parens ; leçon de morale un
peu dure , mais enfin c'est une leçon de morale .
Nouvelles diverses- Le duc de Wellington est dans
ce moment à Bruxelles : le général espagnol D. Michel
Alava , ambassadeur d'Espagne près les Pays-Bas ; le
général baron d'Alten , commandant du contingent
hanovrien ; le prince de Baratinski , conseiller privé
et chambellan de l'empereur Alexandre , y sont arrivés
aussi.
MM. Cauchois-Lemaire et Guyet , rédacteurs dú
Vrai Libéral; Lallemant , rédacteur du Journal de la
Flandre Orientale ; et Brissot , rédacteur du Journal
constitutionnel d'Anvers , ont reçu l'ordre de quitter le
royaume sous huit jours .
-
Une escadre américaine est dans la rade de Syracuse
; sa destination n'est pas connue .
- La diète germanique a suspendu ses séances jusqu'en
septembre.
- On écrit de Mahon qu'une division anglo-américaine
, composée de quatre frégates , a été jointe par
unvaisseau de ligne , précurseur d'une seconde division .
-Une preuve que le parti de l'opposition pourrait
bien être le parti de la nation , c'est l'enthousiasme
que la présence de lord Cochrane a excitée à la bourse ,
et les applaudissemens qu'il y a reçus .
-Une femme vêtue de noir , avec une croix de bois
blanc dans les mains , courait , lundi dernier , les rues
de Paris ; en criant : Faites pénitence ! malheur à Paris
et à la France ! Elle prétendait parler au nom de l'archange
Raphaël. De son côté , madame Krudzner préche
aux Suisses la dissolution prochaine des sociétés ; d'autres
prophètes annoncent la fin du monde. On se hâte trop
d'enregistrer ces désordres parmi les folies humaines .
432 MERCURE DE FRANCE .
En y regardant de près , on y trouverait quelque chose
de plus ou de pis .
- La fièvre jaune règne à Tabago ; la lèpre , au cap
de Bonne- Espérance ; la Suisse a le typhus et les prophètes
: c'est trop de moitié.
nm
ANNONCES ET NOTICES .
B.
Traitė pratique sur plusieurs objets de l'économie
rurale et domestique , particulièrement sur la culture
dęs pommes de terre ; les moyens de les cultiver; de
leur emploi dans la manipulation du pain, et des moyens
d'en extraire la fécule ou farine : du dégraissage du blé
fraîchement moulu ; de la vente et livraison des
grains , etc. , etc. Brochure in-8°. Prix : 1 fr . , et 1 fr .
25 c. franc de port. A Paris , chez P. Mongie aîné ,
libraire , boulevard Poissonnière , n. 18 , et chez Demonville
, imprimeur , rue Christine , n . 2.
M. Landon vient de publier la première livraison du
Salon de 1817. Elle contient douze planches d'après
les principaux tableaux de l'exposition, avec l'explication
des sujets . Cinq autres livraisons , qui paraîtront
à de courts intervalles , doivent compléter ce volume
dont le talent de l'auteur garantit le succès .
Le prix de ce volume , renfermant soixante-douze
planches , est de 15 fr. , et 16 fr . par la poste. S'adresser
au bureau des Annales du Musée , rue de Verneuil ,
n. 30.
TABLE .
Poésie. Le Premier de Mai ; par M. Bouilly. Pag. 385
Mémoires de Dangeau ( Analyse; par M. Jay ) . 390
Eloge de s. Jérôme (Analyse ; par M. B. de Constant. ) 401
L'Ermite en Provinee. -MesAdieux aux Basques ; par
M. Jouy. 413
Annales dramatiques . 422
Politique.- Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Β......
425
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
TERRES
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 7 JUIN 1817.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
mv
Un sénateur conseille à Constantin de transporter à
Bysance le siège de l'empire romain.
Le temps sur l'univers étendant ses ravages ,
Emporte les mortels , renverse leurs ouvrages : ..
Les peuples , les cités , les trônes et les rois
Subissent tour à tour ses inflexibles lois.
Cette Rome , seigneur, en héros si féconde ,
Rome dont les vertus étaient les lois du monde ,
Ce colosse de gloire , aujourd'hui sans honneur,
Languit sur les débris d'une vaine splendeur.
Ces guerriers citoyens qui , maitres du tonnerre ,
Du haut du Capitole épouvantaient la terre ,
Les Romains ne sont plus un peuple d'immortels ;
Rome , de la victoire , abrisé les autels
Et frémissant du joug qui la tient enchaînée
L'aigle des légions au repos condamnée
Ne porte plus la foudre à l'univers surpris ,
Et s'endort à regret sur des lauriers flétris .
,
,
Quels longs déchiremens ! quelles tristes blessures
Des ans sur ce grand corps attestent les injures !
N'a-t-on pas vu , seigneur , des pâtres inconnus ,
Par le fer et la brigue , au trône parvenus ,
ΤΟΜΕ 2
28
434
MERCURE DE FRANCE .
Marchander tout sanglans l'empire de la terre ;
Et ces Césars d'un jour , sur leur trône précaire ,
Des discortes , pour sceptre , agiter les flambeaux ?
Faut-il quepour la poupre échangeant leurs lambeaux ,
Ces brigands couronnés , dans leur avide joie ,
Dévorent l'univers à leurs fureurs en proie ?
Où sont donc les Romains ? ces fiers dominateurs ,
Esclaves méprisés de vils usurpateurs ,
Dans les fers , sans rougir, trainant leur servitude ,
Se sont fait de la honte une longue habitude.
Tous de la barbarie aveugles instrumens ...
Semblent borner leur gloire à changer de tyrans ;
La liberté qui oède au torrent qui l'entraîne ,
Ne se réveille plus même au bruit de sa chaîne ;
Le crime seul nourrit nos orgueilleux loisirs ,
Et nous ne sommes grands que par des souvenirs !
Charme consolateur , adorable puissance ,
Pure comme les cieux où tu pris ta naissance ;
De Véternel bonheur, éternel souvenir ,
Toi par qui la mort même est pleine d'avenir ,
Qui , tenantpar la main , l'espérance et la gloire ,
Du chrétien dans le ciel fais bénir la mémoire ;
Religion ! toi seule étendant tes bienfaits ,
Tu pourrais adoucir l'horreur de ces forfaits;
Toi seule retrempant cette race avilie. ,
Tu pourrais d'animer d'une nouvelle vie;
Mais en vain le vrai Dieu , sur leur impiété ,
Répand de ses rayons la céleste clarté :
Leur fanatisme impur, à des Dieux périssables ,
Prodigue avec respect des hommages coupables .
Massacre le guerrier dont les pieux exploits ,
Du Christ , dans les combats, ont illustré la croix;
Jusqu'à l'autel enfin , d'une voix criminelle,
Poursuit insolemment la puissance éternelle
Qui créa d'un seul mot et les mers et les cieux ,
Et la pierre et le bois dont ils ont fait leurs dieux.
Mais vous-même , seigneur, le sacré diademe
N'a point mis votre tête à l'abri du blaspheme ;
La superstition , fidèle à ses erreurs ,
Accuse Constantin par d'injustes clameurs ;
Constantinqui , chassant des fantômes frivoles
D'un bras religieux renversa les idoles.
JUIN 1817. 435
Et vous seul héritier des vertus des Romains ,
Vous choisi par le ciel pour changer nos destins ,
Dans des remparts flétris que le ciel abandonne ,
Ne rougissez-vous point de porter la couronne ?
Fayez , fuyez ces lieux dont a fui la vertu ;
Digne de relever cet empire abattu ,
Loin d'un peuple à la fois , sacrilège et servile ,
Ala gloire de Rome ouvrez un autre asile ,
Où de la piété , la salutaire loi
Fasse fleurir la paix et triompher la foi.
Le Dieu qui vous conduit a, dans sa providence ,
Seigneur, marqué pour vous le séjour de Bysance :
Contemplez ces remparts , ce port majestueux ,
Que baignent de deux mers les flots respectueux.
Vainement le barbare , en son affreux délire , ...
Du fond de ses forêts elancé sur l'empire ,
Et traînant sur ses pas le carnage et le deuil ,
Prétendrait de nos murs faire un vaste cercueil;
Bientôt , tel qu'une digue immense , insurmontable ,
Bysance arrêtera ee torrent formidable ,
Et tandis que ses flots fuiront épouvantés....
Tranquille , à vos sujets dictant vos volontés ,
Vos soins de leur bonheur achèveront l'ouvrage ;
D'un Prince , d'un chrétien ę'est le digne partage.
N'en doutez pas ; le ciel bénira vos efforts ,
L'étendard de la croix déployé sur nos bords
Ombragera le monde ; et de la vieille Rome
La gloire renaîtra sous les lois d'un grand homme.
J. VATOUT.
4
ACROSTICHES.
I.
asséna , Rivoli te doit sa renommée.
➤Gènes , ton grand coeur valut seul une armée !
uwarow à Zurich , présageant des succès ,
se vit forcé de fuir ! tu guidais les Français!
nfant chéri de la victoire ,
Zul revers ne ternit la splendeur de ta gloire :
➤ux fastes de la France elle brille à jamais !
Parle Neutenant-colonel au Corps Royal du Génie,
Marquis de BEAUFORT D'HAUTPOUL.
28.
436 MERCURE DE FRANCE.
1
II.
☑asséna , dites -vous ? .... Quels étaient ses aïeux ?-
Mars , dieu des combats , on croit qu'il dut la vie !
es titres ?- Cent exploits au-dessus de l'envie ,
on génie intrépide et son coeur généreux.-
tson surnom ?-L'enfant chéri de la victoire !-
Z'eut-il pas de devise ?- On lisait dans ses yeux
►la patrie , à l'honneur , à la gloire !
Par M. GUTTINGUER , de Rouen.
III .
agnanime guerrier , des héros le modèle ,
▷ ux lois de son pays il fut toujours fidèle :
sincère dans les cours , austère dans les camps ,
ans orgueil il reçut les honneurs les plus grands ;
At son mérite seul , fut sa seule noblesse ;
os regrets , notre amour , lui survivront sans cesse....
ux vrais soldats peut-on prodiguer d'autre encens ?
***
IV.
ort , tu vas recevoir une illustre victime ;
ta porte descend un guerrier magnanime.
uwarow te dira le nom de ce héros .
es lauriers éclatans vont , aux champs du repos ,
tonner la pâleur de tes cyprès funèbres .
'espère point toucher à ces lauriers célèbres ;
►jamais immortels , ils braveront ta faux.
Par Madame D. G **
ACROSTICHE
Proposé pour le 1 , numéro de juillet.
PARMENTIER.
Les personnes qui s'exerceront sur ce sujet , et qui dé
JUIN 1817 .
437
sireront faire insérer d'autres pièces de vers oudes articles
dans le Mercure , sont priées d'adresser leurs lettres ,
franc de port , à M. Lefebvre , directeur du Mercure
de France , rue des Poitevins , nº. 14.
ÉNIGME .
Je suis pour les brigands
La plus belle capture ,
Et je sers de parure
Aux jardins élégans ;
Si tuconnais, lecteur , quelqu'esprit indocile,
De le remettre au pas , il me sera facile.
(ParM. A. R**.)
www
CHARADE .
Dans tout triangle mon premier
Occupe un rang considérable ;
Peu d'hommes trouvent agréable
D'aller dormir dans mon dernier;
Ah ! quand verrai-je mon entier
Sur l'Océan moins redoutable ?
nmwww
***
LOGOGRIPHE
.
Auprès de ton foyer j'habite avec ma tête.
Ami lecteur tranche ma tête ,
Etcontre moi tu te rompras la tête. Deux pieds de moins, en me rendant ma tête ,
Je renferme de quoi faire
tourner la tête.
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriph
insérés dans le dernier numéro .
Lemot de l'énigme est coq ; celui de la charade , dé- marche ; et celui du logogriphe , trot , où l'on trouve
τοι.
438 MERCURE DE FRANCE .
A
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Réflexions sur l'injustice de quelques jugemens lit
téraires , publiés en Italie ; par Monsignor Lodovico
Arborio Gattinara de Breme ( 1 ) .
L'esprit et la grâce se font toujours remarquer dans
lalittérature italienne ; mais depuis assez long-temps
on ne peut guère citer un écrivain qui ait une façon de
penser à lui , et qui l'exprime avec force et avec vérité.
Une brochure de M. de Breme , sur ladirection qu'on
devrait donner aux études littéraires et philosophiques
en Italie , a fait sensation; parce que l'auteur montre
en peu de pages autant de caractère que de connaissances
et d'idées . Or , le caractère est, comme chacun
sait , la chose rare dans un pays où la prudence règne
sous tantde formes. M. de Breme relève d'une manière
piquante l'art avec lequel les littérateurs italiens d'aujourd'hui
se hâtent de prendre les armes en faveur de
leurs grands auteurs du quatorzième et du seizième
siècles , quand ce sont eux, les littérateurs du dix-neuvième
siècle , que l'on accuse d'ignorance et de paresse.
«Il serait bien temps, dit M. de Breme, de ne plus
<<opposer aux reproches que l'on nous adresse aujour-
<<d'hui , les succès merveilleux de nos ancêtres ; il serait
«temps de nous pénétrer du véritable objet de la dis-
« pute que nous voulons soutenir , et de bien com
<< prendre le point essentiel de la question. On nous
« accuse de ne pas aspirer au perfectionnement (c'est-
<<à-dire à la simplification) de nos théories dans les
(1) L'article suivant a été communiqué par un littérateur
dontnous estimons le talent , mais dont nous sommes loin d'adopter
toutes les opinions.
JUIN 1817. 439
« différentes branches de l'enseignement , tandis que
d'autres nations ont déjà presque atteint ce but : et
«nous répondons que Galilée, Machiavel , et peut-être
<<Castelvetro en savaient plus sur ces choses la que
<<tous leurs contemporains.On nous demande de dimi-
<<nuer le nombre de nos sonnets etde nos madrigaux , et
<< d'aggrandir notre poëtique, de rajeûnir un peu la
<<verve italienne , de devenir les Aristotes de notre
<< temps; d'imiter plutôt que de contrefaire les anciens ,
« et de nous élever à leur inspiration spontanée ; et
« nous répondons que non-seulement nous pouvons
<< nous glorifier du Dante , du Tasse et de l'Arioste ,
«mais encore d'une trentaine de poemes épiques ,
« d'une Arcadie féconde en colonies pastorales , de la
<<poëtique de Minturno , de Menzini , et d'une biblio-
<<thèque innombrable de niaiseries rimées. On nous reproche
de n'avoir pas encore adopté la grammaire
<< philosophique de l'Europe , dont Bacon a jeté les
fondemens , et qui est devenue la clef de toutes les
«sciences , depuis les ouvrages de Locke , Condillac ,
<<du Marsais, Bonnet, Smith , Dugald, Stewart , De-
« gerando , Tracy, Prevost , Irwing , Kant , Jacobi ,
Fichte et Ancillon. Mais nous , quand on nous parle
<<de cette grammaire philosophique , nous citons avec
emphase Salviati , Buommatter , Cinonio , Corticelli .>>>
EnItalie , lemot d'ordre d'une certaine classe d'écrivains
ennemis des progrès littéraires , c'est qu'on n'aime
pas sa patrie quand on veut y introduire les richesses
intellectuelles des pays voisins ; cé nouveau genre de
blocus pourrait bien être aussi fatal que celui dont Napoléon
nous a donné l'exemple. Ainsi s'exprime , à cet
égard, notre auteur qui aime son pays en homme éclairé,
et non connte les mères qui se désolent quand on veut
instruire leurs enfans, de peur que cela ne les fatigue.
« Il existe en Italie plusieurs hommes de lettres qui
:
440 MERCURE DE FRANCE.
<< n'employent leur intelligence qu'a faire des recherches
<<sur des choses déjà connues , ou qu'il importe pen de
<< connaître : ils nourrissent leur esprit d'idées rebattues
<<<et insignifiantes , dont le seul mérite est d'ètre écrites
<<dans le style qu'ils nous représentent comme un
<<modèle invariable. Ce n'est point de tels travaux que
<<les Italiens peuvent se vanter , comme d'une preuve
« d'intelligence et de perfectionnement; il est au con-
« traire facile de se convaincre que ce sont ces travaux
« mêmes qui opposent des obstacles au progrès des lu-
<<mières. On dirait que l'on ne peut exprimer une
« idée neuve sans cesser d'être bon Italien ; d'abord ils
« faisaient la guerre aux mots nouvellement introduits ,
<<et ils voulaient nous forcer , par amour pour l'Italie ,
« à revêtir les idées philosophiques d'expressions am-
« bitieuses qui ne peuvent s'accorder avec la force et
« l'intensité du raisonnement : mais aujourd'hui, ils pros-
« crivent ouvertement les sentimens les plus vrais et
« les pensées les plus fécondes ; et pour peu qu'ils y
« découvrent quelque lueur de nouveauté , ils nous ac-
« cusent d'anglomanie , de gallicisme et de germa-
<< nisme. Ce sont des inventions étrangères dont l'Itaa
lie n'a que faire , disent-ils , et pour être bonfils de
« la patrie , il faut préférer les préjugés nationaих
« aux vérités proférées au-delà des monts et des
« mers . Nous sommes , il est vrai , une nation éminem-
<< ment spirituelle ; nous avons une imagination vaste et
<<brillante , de la persévérance dans nos résolutions ,
<< de la profondeur dans notre raisonnement ; mais qui
« songe à nier ces vérités incontestables ? Il n'est pas
« besoin de se mettre en peine pour prouver que les
« facultés du peuple italien sont distinguées. On ne
« nous dispute pas nos talens naturels , on ne met pas
« en doute que nous ne puissions faire beaucoup et
JUIN 1817 . 441
<<très-bien , mais on s'inquiète de notre tiédeur , de
<<<notre paresse , et de l'usage que nous faisons des dons
« merveilleux que nous avons reçus. On nous demande
<<compte de la direction pernicieuse que nous avons
« donnée dans divers siècles à la culture de nos es-
<<prits.
« Nous sommes paresseux et insoucians pour le culte
« du vrai et du sublime ; les Italiens sont aujourd'hui
<<blasés et sans vigueur. L'amour-propre seul est plus
<<violent que jamais ; c'est pourquoi , au lieu de tour-
<<ner ses efforts vers un but élevé , il paraît plus com-
«mode d'attacher de l'importance aux frivolités qui
« composent notre existence littéraire. Nous n'avons
<< aucune suite dans la méditation , aucune ardeur sin-
<<cère pour le beau , c'est-à-dire pour le beau qui n'est
<<pas artificiel; en un mot, nous ne faisons aucune
« étude sérieuse ni sur les idées , ni sur le coeur hu-
<<main. Apeine comprend-on chez nous ( et l'on est
«bien loin de songer à les traduire) les écrits de ces
« hommes qui conduisent la génération européenne ,
<<un flambeau à la main , sur la route que nos ancêtres
<<italiens avaient indiquée, mais que Bacon et Leibnitz
<< ont tracée avec bien plus de clarté. Nos études se
« bornent à la bibliographie , à des manuscrits vermoulus
; nous faisons des recherches profondes sur l'idiome
« de Florence , pendant des siècles babillards et insi-
<<gnifians ; mais nous n'en connaissons pas mieux pour
« cela la langue du Dante , de Pétrarque et de Ma-
<<chiavel . En un mot , tous ces champions officieux de
<<la supériorité italienne , excluent de la sphère de nos
<< recherches tout ce qui n'est pas déterminé par
« quelque autorité , soumis à certaines règles , et con-
« signé dans les registres de l'habitude.>>>
Les mêmes paroles que nous venons de traduire ,
412 MERCURE DE FRANCE.
pourraient s'appliquer àtous les pays etàlaplupart des
questions dans lesquelles les vérités générales se trouventen
opposition avec les points de vue particuliers.
Heureuses les sciences dans lesquelles on admet le perfectionnement
comme le but de tous les efforts ,et
qui contiennent en elles-mêmes une démonstration incontestable.
Au reste, qui sait si l'on ne contesterait
pas jusqu'aux expériences de physique, si elles condui
saient àdes résultats qui pussent blesser les vanités ou
les intérêts personnels de tels ou tels hommes? Les idées
communes inspirent nécessairement des phrases déclamatoires.
La littérature, ainsi conçue, mériterait bien
ledédain que les ignorans mercénaires ou frivoles voudraient
inspirer pour elle.
M. de Breme n'a point usé de ses avantages persounels
de naissance etde fortune pour se dispenser des
études sérieuses; et personne, en Italie peut-être, ne
connaît mieux la littérature et la philosophie de la
France , de l'Angleterre et de l'Allemagne. Iln'en est
pas moins profondément instruit sur ce qui concerne
son propre pays , et l'écrit que nous annonçons en est
une preuve incontestable.M. de Breme cite les écrivains
d'Italie du premier ordre dans les temps modernes,
Alfieri avant tout, puis Gravina, Baretti, Calsabigi et
antres qui ont fait à leurs compatriotes les mêmesreproches
que M. de Breme leur adresse aujourd'hui.
Lemanque de connaissances universelles, en littérature,
prive l'Italie depuis long-temps de tout ouvrage
original; car onne saurait trop le répéter, il peut exister
en conversation de l'originalité sans études; mais ,
de nos jours, la littérature ne peut plus s'en passer. Un
homme qui a joué un grand rôle dans les affaires publiques;
un homme, que les passions ont vivement
agité , peut intéresser tous les lecteurs par l'histoire de
JUIN 1817 . 445
savie sans avoirbesoin d'aucune connaissancepréalable ,
si ce n'est celle du monde et de lui-même ; mais quand
il s'agit d'ajouter à cette grande pyramide des siècles ,
dont la base est la pensée , on n'est rien sans bien savoir
ce que les autres ont été.
Il existe en Italie , de nos jours comme jadis , un
nombre très-considérable d'érudits de la plus grande
force , et M. de Breme en cite une foule dont il faut
respecter les utiles travaux ; mais les hommes de lettres
qui n'admettent que les anciens pour modèles , et s'irritent
contre les écrivains modernes qu'ils appellent des
novateurs , ne font que transformer les questions litté
raires en questions de parti , vice qu'on peut également
reprocher à quelques critiques français .
La littérature classique et romantique occupe à présent
les critiques de l'Italie , et quelques-uns d'entre
eux se prononcent contre la littérature romantique, bien
que les écrivains allemands qui se sont servi les premiers
de cette expression , considèrent le Dante , Bom
cace , Pétrarque , l'Arioste et le Tasse comme les vrais
modèles de ce genre , car leurs chefs - d'oeuvre se fon,
dent sur les institutions , la religion et les moeurs du
moyen âge , tandis que les imitateurs des classiques
s'astreignent à la forme des anciens et à l'emploi des
sujets tirés de leur mythologie ou de leur histoire (1 ).
Cette distinction est assez simple pour être comprise;
mais ceux qui se sentent àpeine la force de suivre les
traces des autres, ont peur de se mettre sur un terrain
(1) Il y a dans tout ce paragraphe de graves érreurs que nous
releverons quelque jour. Qu'on nous permette , en attendant ,
de ne pas considérer Pascal , bossuet, Gorucille , Molière , Racine
, Montesquieu, Rousseau , Voltaire comme de simples imitateurs.
Une littératurene se compose pas uniquement dedrames
el de romances.
444 MERCURE DE FRANCE.
où il faut se faire sa route à soi-même. Nous citerons
les propres paroles de M. de Breme sur ce sujet , car
elles contiennent une verve dont on aime à se pénétrer .
<<Mais je sais bien que de semblables idées irriteront
« la vanité de ceux qui cesseraient de briller dans la
<<république des lettres et d'être écoutés dans les cer-
<<cles , si jamais le véritable esprit , le sentiment fort et
« délicat , l'inspiration native attestaient seuls la voca-
« tion à la carrière littéraire ; ces personnes ne possé-
« dant point l'énergie secrète , ni le talent intime qui
<<peuvent seuls produire de grands effets , ne voudraient
« pas même qu'il pût en être question. Cependant, si
« un auteur n'est point animé de cet esprit naturel ,
>> de cette puissance intérieure , dit Gravina , c'est en
« vain qu'il s'efforce de plaire par l'étude et par
« l'art . Tous ces ornemens recherchés ne séduisent
« que ceux qui sont imbus des préceptes puérils et des
« règles minutieuses avec lesquelles on nefait qu'al-
« térer l'intégrité de l'esprit humain .
« Les hommes sans talent , continue M. de Breme ,
« préfèrent la littérature symétrique qui s'appuie sur les
« grands noms de l'antiquité , et se soutient à force de
« citations. Toutefois que ces Messieurs me permettent
<< de leur dire qu'aux yeux de ceux qui pensent et sen-
« tent par eux-mêmes , il est ridicule et absurde de
<< fonder des superstitions scolastiques sur les beautés
« sublimes ( 1 ) d'Homère et de Sophocle. Les personnes
« les moins capables de sentir ces beautés , et qui peut-
(1) Non sans doute , il ne faut pas fonder de superstitions scolastiques
sur les beautés d'Homère et de Sophocle , encore moins
sur les défauts de Shakespeare et de Caldéron ; que ceux qui réclament
la tolérance littéraire deviennent donc eux-mêmes plus
tolérans . Il ne faut pas abuser des mots absurde et ridicule ; on
s'expose à de terribles représailles.
JUIN 1817 . 445
« être n'ont jamais versé de larmes à la lecture deVirgile,
<<s'arrogent le droit de protéger les anciens contre ceux
« qui les lisent avec ferveur , comme la plus douce con-
<<solation de l'existence. Enfin , qu'il me soit encore
<< permis de le dire, rien ne révolte autant les hommes
« qui ont le sentiment du goût que ces vains efforts
<<pour trouver dans les anciens ce qui n'y fut jamais ,
<< ce qui n'a jamais pu y être , ou du moins ce que nous
« ne pouvons plus adapter au temps où nous vivons ;
u tandis qu'ils voudraient, d'autre part , nous interdire
<<l'admiration que nous professons pour les beautés
<<éternelles, le caractère inventif, P'originalité frappante,
<<l'urbanité des temps antiques. Au reste , nous ne pou-
<<vons guère nous flatter de produire plus d'impression
* sur l'esprit de ces littérateurs que tant d'autres auto-
« rités plus imposantes qu'ils n'ont pas daigné écouter.
« En vain Gravina les a avertis de ne pas se traîner
<<<servilement sur la route qu'Homère a parcourue.
<< Tandis qu'Homère s'élançait d'un pas ferme et
« rapide , animé par sa propre impulsion , eux , au
« contraire , ayant toujours les yeux fixés sur le
« chemin d'autrui , suivent , à pas lents et en vacil-
« lant , les anciennes traces du génie,plus ils s'effor-
« cent d'être homériques , moins ils y réussissent ,
« parce qu'il leur manque cette liberté , cette dignité
<< de l'esprit et ces couleurs vives qui forment le mé-
« rite principal des grands poëtes. »
M. de Breme recommande la lecture du Cours dramatique
de William Schlegel ( 1 ) ; car non-seulement
(1) Le Cours dramatique de M. Schlegel renferme en effet une
analyse du théâtre grec et du théâtre romain, remarquable par
une grande érudition et par des observations originales ; mais
cet écrivain perd la tête , lorsqu'il traite du théâtre français.
Ses jugemens sur Molière , sur Voltaire excitent le sourire,
446 MERCURE DE FRANCE .
cet ouvrage nous donne la perspective de l'avenir relativement
aux succès littéraires que les modernes peuvent
atteindre , lorsqu'ils puisent leurs peintures dans
leurs propres moeurs , et leurs effets dans leurs propres
sentimens ; mais ce qui est peut-être le plus remarquable
dans le Cours de Littérature dramatique , c'est
Panalyse du Théâtre grec et romain. L'auteur qu'on
accuse de propager de nouveaux principes en littérature
, est plus sincèrement admirateur des anciens que
tous ceux qui portent leurs couleurs , au lieu d'étudier
leurs ouvrages. Les partisans exclusifs du système
classique en France (1 ) croient servir au retour de l'ançien
régime , en répoussant toute idée nouvelle , même
dans les belles - lettres ; mais les Italiens , étrangers a
čette intention politique, devraient traiter avec impartialité
les questions littéraires .
Enfin , M. de Breme termine son discours en défendant
Corinne du reproche qu'on avait fait , en Italie, à
cet ouvrage de ne pas renfermer assez de louanges pour
les Italiens. Il justifie l'auteur à cet égard en transcrivant
et traduisant ses propres paroles ; mais il faut
convenir que cette façon de justifier ne peut pas plaire
aux critiques dont l'intention était d'accuser faussement
et font douter de songoût , nous n'osons dire de sa bonne foi.
C'est la sans doute l'une des principales, causes du peu de
succès que ce Cours dramatique aobtenu en France où l'on est
cependant si indulgent pour les productions étrangères .
(1) Nous ignorons ce que signifient ces mots système classique.
L'imitation d'une nature choisie , c'est-à-dire le beau idéal dont
le génie porte le type en lui-même : l'expression naïve du sentimem,
la peinture fidèle des passions ,tout cela nous paraît
classique , digne d'admiration , et convient à tous les régimes.
Nous ne sommes point de ceux qui , en littérature , repoussent
les idées nouvelles ; mais nous ne serions pas fachés que ces
idées nouvelles fussent aussi raisonnables.
JUIN 1817 . 447
sans quejamais on lenr prouvâtleur injustice. Il est vraiment
cruel de les troubler dans l'espoir qu'ils avaient
formé que la vérité ne leur serait point opposée. ( 1 ) .
Quelques autres littérateurs , et entre autres M. Borsieri
, écrivain d'un esprit original et piquant, soutiennent,
dans des essais sur des sujets divers , la grande
cause des idées nouvelles . La distinction de leur esprit
et la vérité de leurs connaissances leur présage autant
de succès que la justesse de leurs pensées.
(1) Il est singulier que des Italiens soient injustes envers
Corinne qui est mieux qu'un roman, et qui nous semble un monument
élevé en l'honneur du caractère et du génie italien.
BEAUX- ARTS .
SALON DE 1817.
Les tableaux de scènes intérieures sont nombreux ;
j'en ai sans doute oublié plusieurs qui concourent à
l'éclat de cette exposition ; mais il en est un sur lequel
je ne me pardonnerais pas de garder le silence : ily a
des noms qui recommandent des ouvrages et qui sont
déjà une sorte de garantie de leur mérite . M. Ducis ,
pour qui les sujets de chevalerie semblent avoir un
attrait particulier , n'en pouvait choisir un plus heureux
que celui de François les armé chevalier par Bayard:
dans son ensemble , cette composition a bien la couleur
du temps ; l'action principale est habilement détachée
et les groupes distribués avec art. La figure du roi est
noblement posée ; pent- être , dans celle de Bayard , où
l'on voit bien le chevalier sans reproche , ne voit-on pas
assez le chevalier sans peur. Ce tableau est d'un effet
448 MERCURE DE FRANCE
agréable : la couleur en est brillante , et les détails pleins
de goût et de vérité.
- Il y a dans la peinture , comme dans la nature , mè
dit mon guide , des produits qui servent pour ainsi dire
de transition d'une espèce , d'un genre à un autre, ou
qui participent de tous à la fois ; tel est , entre plusieurs
tableaux , celui de M. Hersent , représentant
Louis XVIdistribuant des bienfaits aux pauvres pendant
le rigoureux hiver de 1788. On peut le considérer
par rapport au sujet , c'est une scène familière ; par
rapport au style , c'est un tableau d'histoire ; par rapport
au lieu où se passe l'action , c'est un paysage.
<< On ne saurait dire trop de bien de ce tableau ( continua
Léonard , en s'asseyant en face , après l'avoir examiné
long-temps); il n'y a point-là de manière d'école ,
et ce serait en vain qu'on voudrait deviner le maître de
cet artiste. Ce tableau présentait de grandes difficultés ;
presque toutes ont été habilement vaincues. La palette
n'offre pas de couleurs vraiment lumineuses ; il y a par
conséquent des effets de lumière qu'il est impossible de
peindre , et parmi ceux qui ne dépassent pas les bornes
de l'art , on ne réussit à les rendre que par de fortes
oppositions; ce moyen ne pouvait être employé dans un
effet de neige : le peintre s'est donc vu forcé de chercher
ses contrastes dans les couleurs locales de ses figures
: marche inverse de celle que l'on suit ordinairement
dans notre école. Il faut encore louer l'artiste de
ce qu'il n'a point affecté cette maniere large , ou plutôt
expéditive , au moyen de laquelle on vise à rendre
beaucoup de choses d'un seul coup de brosse : ici ,
tous les détails sont non-seulement indiqués , mais rendus
; toutes les figures sont non-seulement étudiées ,
mais finies : je n'ai d'objection que contre ces bas de
soie, et ces étoffes de couleurs si fraîches , dont le peintre
a jugé à propos d'habiller le roi , dans une promenade
du matin au milieu de la neige ; et contre les costumes
qui , sans en excepter celui du vieil invalide , ne
sont pas exactement de la date du sujet : l'auteur m'entend.
Le joli tableau de Daphnis et Cloe' , du même maître,
ne mérite pas moins d'éloges ; on y retrouve toutes les
grâces , toute la naïveté de l'auteur grec , où M. HerTIMBAR
ROYAL
JUIN 1817 . 4/19
sent a puisé son sujet : l'expression de la figure des
jeunes bergers est parfaite , et c'est la première partie
de la peinture .
-Il est sur-tout un genre d'expression qui semble
être plus particulièrement une révélation du génie ,
parce que l'artiste n'en peut trouver le type que dans
son imagination exaltée par ses souvenirs .
Un peintre peut avoir eu le bonheur de rencontrer
unmodèle vivant aussi parfaitement beau que laDidon
de M. Guérin ; mais s'il a vu , sur cette figure divine,
l'expression ravissante qu'on y admire , c'est qu'il l'avait
fait naitre , et sans doute alors il avait mieux à faire
que de la peindre .
L'Israélue à la Fontaine , de mademoiselle Brucy,
d'une couleur moins transparente que le tableau de
Daphnis et Chloé , peut- être aussi d'un dessin moins correct
, mérite cependant d'être cité comme une composition
très-gracieuse , et qui annonce dans son auteur
un talent formé par de bonnes études .
/
Au premier rang des paysages de cette exposition
(où l'ondoit placerlepaysage historique de M. Watelet;
la cour intérieure du château de Wuflens de M. de
Turpin; une foret de M. Bertin , où des pasteurs font
des offrandes au dieu Pan) , je remarque un tableau de
M. Barrigue de Fontainieu , représentant une vue de
la ville de la Cava dans le royaume de Naples; ciel ,
arbres , montagnes , touty est rendu avec un rare talent.
La vallée de Ronciglione , de M. Bidault , offre un
très-beau paysage parfaitement composé : les arbres y
sont toutefois moins bien étudiés que les montagnes ,
dont les teintes dégradént avec beaucoup d'art jusqu'au
dernier plan. On doit à M. Demarne uue Foire , un Clair
de lune et des Paires portant leur père. Ces diverses
compositions rappellent le talent dont leur auteur a tant
de fois donné des preuves .
Desdeuxtableaux que M. Dunoui a faits pour Trianon,
la vue de Naples , prise auprès du Capo-di-Monte , me
semble de beaucoup le meilleur : les figures qui animent
cepaysage , etprincipalement ce villageois jouant
de la zampogna devant une madone , sont touchées
avee beaucoup d'esprit. La vue de Génes du même
SEINE
5
C.
29
1
450 MERCURE DE FRANCE .
auteur , prise auprès du phare , a le défaut d'offrir une
mer trop bleue et des lignes trop arrêtées dans les derniers
plans .
J'ai remarqué aussi une autre vue de Genesano, de
M. Ronmy , où il a placé une procession de pénitens
noirs et blancs , portant une jeune fille en terre. La
composition générale de ce tableau est bien entendue ,
et chaque figure s'y trouve parfaitement en scène ; la
lumière y est divisée avec art ; le ciel et les fonds en
sont surtout largement peints. M. Ronmy n'a pas montré
moins de talent dans deux autres vues prises à Tivoli.
Lapremière neige d'automne, aux environs de Gand,
par M. César Vanloo , est d'un homme qui a beaucoup
étudié sur nature les effets de neige ; il paraît s'étre
particulièrement adonné à ce genre de tableaux dans
lequel il a constamment réussi . - Celui- ci me semble
néanmoins pécher par quelques détails ; la fumée a l'air
de tomber dans cette cheminée au lieu d'en sortir .
La vue de la place et de l'église de Pantin , le jour
de la Féte- Dieu ; la prière pendant l'orage ( dont l'idée
est empruntée , je crois , à Bernardin de Saint-Pierre)
font honneur au pinceau léger et gracieux de M. Bouhot .
On doit des encouragemens à mademoiselle Sarasin
de Belmont pour cet effet du soir où les derniers rayons
du jour éclairent avec beaucoup de vérité le sommet
des montagnes et le portique d'un temple ; mais les
figures , hors de proportion avec les objets de nature
morte , sont des ébauches trop imparfaites, même pour
un paysage où elles ne sont qu'accessoires .
- Vous oubliez de signaler à l'attention des amateurs
une charmante composition de M. Seyfert , qui pourrait
leur échapper par la petitesse de son cadre. C'est
une vue prise entre Gémenos et la Sainte-Beaume. Ce
petit chef-d'oeuvre se trouve au milieu de la première
galerie , à peu de distance du portrait de la soeur
Marthe , que j'aimerais encore mieux dépouillée de
toutes les décorations mondaines dont elle est couverte.
<<-< Voilà vingt fois que vous passez devant cepaysage,
me dit Léonard, en me montrant la cascade de Tandon
dans les Vosges , sans faire attention à ce tableau qui mérite
cependant une mention toute particulière .-C'est
que je n'y vois rien que des arbres trop sombres , des
JUIN 1817 . 451
rochers trop noirs et des eaux trop blanches.-Regardez
mieux , et vous verrez la nature ; la nature
prise sur le fait , par un jeune homme qui n'a jamais
eu d'autre maître , qui a souvent passé la nuit sous ces
arbres , sur ces rochers dont il vous offre l'image , et
qui a peint son tableau sur la toile de son matelas .
M. Dutac (c'est le nom de l'auteur de ce paysage ) débute
par un coup d'essai prodigieux.-Je crois vous donner
une preuve de ma sagacité en vous disant qu'au premier
aspect de ce tableau , j'avais deviné que l'auteur était
jeune , qu'il n'était jamais entré dans un atelier , qu'il
avait vécu jusqu'ici dans les montagnes , et qu'il était
né avec l'instinct de la peinture .- Je vois là le germe
d'un talent original qui se fraie une route nouvelle où
chaque pas lui prépare un succès . M. Dutac possède
tout ce que la nature donne ; il lui manque ce qui constitue
l'art , le secret de ces combinaisons savantes qui ,
sans dénaturer les objets , les présentent sous le jour le
plus avantageux , en altérant quelquefois la vérité au
profit de la vraisemblance. Il ne sait pas encore détacher
les masses , choisir les effets les plus favorables à l'illusion,
et se méfier d'une fidélité trop scrupuleuse : les rochers
du milieu desquels sa cascade se précipite , sont fatigans
d'uniformité ; je suis sûr qu'ils sont tels qu'il les a
peints ; mais plus variés , ils plairaient davantage : les
eaux ne sont pas ou du moins ne paraissent pas naturelles
; je ne vois , dans toute leur étendue , qu'une trace
d'écume ; et pour peu qu'on ait observé la nature ,
a pu remarquer qu'une masse d'eau , àl'endroit où commence
sa chute , est transparente , et qu'elle se détache
en ruban de cristal. Je sais bien moi qui ai passé quelques
mois dans les Vosges , à Epinal et à Gérarmer ;
moi qui l'ai vue cette cascade de Tandon ; je sais , disje,
que le peintre a quelques bonnes raisons à donner de
tout ce qu'il a fait: je sais que le torrent qu'il nous
représente a déjà fait une chute de vingtpieds avantd'arriver
aux rochers du haut desquels il se précipite , dans
le tableau; que les eaux doivent conséquemment en
tomber écumantes par l'effet du premier choc qu'elles
ont reçu ; mais les yeux ne jugent que ce qu'ils voient,
et c'est surtout en peinture que la vérité n'admet point
de commentaires. Au demeurant , que M. Dutac con-
,
on
29.
452 MERCURE DE FRANCE .
tinue à peindre en plein air ; qu'il n'étudie que pour
apprendre à bien voir; qu'il voyage pour comparer la
nature à elle-même , pour s'initier à ses secrets , pour
la saisir sous toutes les formes , et nous le verrons dans
quelques annees , j'oserais en répondre , au premier
rang des paysagistes .
- Parmi ceux de nos peintres qui me paraissent
avoir bien étudié la nature , M. Duclaux ne doit pas
étre oublié. Cette arrivée de rouliers provençaux dans
une auberge ; cette malle de poste au relai; ce portail
en ruine , sont en même temps d'un bon peintre
etd'un bon observateur.-C'est surtout dans la représentation
des animaux que M. Duclaux excelle ; mais
il ne les prend pas toujours dans une nature assez
choisie, et souvent ilmauque de ce fini précieux qu'exigent
les petites compositions. »
En continuant notre revue dans la grande galerie ,
nous nous arrêtâmes devant l'incendie de Moscow.Ce
tableau est d'un grand effet; la fumée rougeatre dont
laville est couverte , éclaire cette scène effrayante du
jour qui lui convient ; les progrès des flammes , au mi-
Lieu des monumens qu'elles dévorent , produisent le
degré d'illusion où la peinture peut atteindre dans un
genre où l'imitation restera toujours si loin de la vérité.
- A quelques égards , l'auteur pouvait en approcher
de plus près ; la réverbération du feu n'est pas assez
sensible, particulièrement sur l'eau ; le ton général devrait
en être plus rouge , et les reflets beaucoup plus
viſs . Remarquez encore que la foule qui se précipite
vers la rivière paraît y tourner le dos : il est vrai que ,
sans cela , nous ne verrions pas de visages.
-Louis XV répondit au peintre Latour, qui lui par-
Jait du mauvais état de notre marine : Il nous reste
Vernet. Nous n'en pouvons pas dire autant aujourd'hui.
Nous ne sommes guère plus riches en marine qu'en
marines. Les Vernet , les Hue attendent encore des
successeurs. J'ai le droit d'etre difficile sur ce genre
de tableaux ; aussi n'en citerai-je que deux , l'intérieur
d'un port d'Italie ( effet de brouillard ) que je trouve
d'une vérité parfaite, et le départ d'Angleterre de
S. A. R. le duc de Berri sur la frégate l'Eurotas , où
je ne trouve à reprendre , en ma qualité de marin ,
que dans la disposition des voiles du cutter.>>>
JUIN 1817 . 453
Il est à regretter que M. Vandael n'ait exposé qu'un
tableau defleurs ; il est vrai que ce tableau est un chefd'oeuvre.
Je témoignais tout haut mon admiration , et
je défiais Léonard d'y trouver quelque chose à critiquer
, lorsqu'un petit vieillard , en habit noir , qui le
regardait avec une loupe de naturaliste , nous fit remarquer
que le peintre avait fait éclore ensemble des
papillons et des fleurs de saisons différentes , et qui ne
pouvaient se rencontrer que dans son tableau. Leonard
sourit en me regardant , et ne répondit rien.
Les portraits , à chaque exposition , deviennent plus
nombreux. Je ne devine pas le plaisir que tant de gens
peuvent trouver à se faire rire au nez . Le principalmérite
de ce genre d'ouvrage c'est la ressemblance, et trop souvent
cette ressemblance est un défaut aux yeux du
public qui n'attache pas le moindre prix à savoir que
M. tel a une face à la Gibbon , dont le plus vilain petit
nez du monde n'occupe pas tout-à-fait le milieu ; que
madame telle a une longue figure niaise , deux gros
yeux bleux et le teint couperosé. Tout cela peut être
fort agréable pour leurs parens , pour leurs amis ; mais
pourquoi imposer l'obligation de les voir à des gens qui .
n'y sont pas forcés ?
- Je n'ai qu'un mot sérieux à répondre à cette
plaisanterie : à toutes les époques de l'art , les peintres de
portraits les plus renommés ont été en même temps les
peintres d'histoire les plus célèbres ; témoins Zeuxis ,
Apelle , et , après la renaissance des arts , Léonard de
Vinci , Raphaël , Titien , Rubens et Vandyck. De nos
jours encore , c'est parmi nos grands peintres d'histoire
qu'il faut chercher nos meilleurs peintres de portraits :
d'où je conclus que cette partie de l'art dont on s'est
avisé de faire un genre à part , n'aurait pas dû être
détachée de l'histoire dont elle suppose les deux qualités
principales ,le caractère et l'expression. Le développement
de cette pensée nous menerait trop loin.
Revenons à l'examen des portraits historiques , nous
aurons,plus tôt fait.
Après les deux portraits de M. Gérard (celui de
MONSIEUR et de S. A. le duc d'Orléans) , dont le dernier
est ( comme vous l'avez fort bien observé) le chefd'oeuvre
de l'art , le portrait de M. de Forbin , par
454 MERCURE DE FRANCE .
M. Paulin Guerin , est celui que l'on remarque avec le
plus de plaisir : la ressemblance est parfaite ,la couleur
vraie , et la pose naturelle. M. Counis l'a reproduit sur
l'émail d'une manière digne d'éloge .
-Regardez un peu plus loin cette tête de femme ,
vous devez en être content. La manière de M. Granger
me paraît être celle de Raphaël et de Léonard de Vinci.
- J'aime beaucoup ce portrait qui rappelle effectivement
la manière de ces deux maîtres ; mais je vous
montrerai un portrait d'homme du même auteur qui
joint , au mérite du même fini , une couleur plus riche
etplus vraie.
Vous vous souvenez d'avoir vu à Amsterdam deux
magnifiques portraits de Vanderhelst ; vous les avez
trouvés supérieurs à Vandych, et ils le sont effectivement
; mais aucun artiste du siècle dernier n'en serait
convenu . Sans établir des rapports plus immédiats , je
me borne à féliciter M. Granger de conserver cette
méthode positive du plus beau temps de la peinture ;
je vois avec plaisir que nous aurons une école de plus ,
où l'on pourra apprendre à fond un art dont on commence
à négliger les principes .
M. Granger n'a pas été aussi heureux dans son tableau
d'Apollon et de Cyparisse , lequel offre pourtant
quelques détails de la plus grande beauté. Je suis faché
qu'il n'ait imité que la coiffure de la tête de l'Apollon
antique : c'eût été un beau problème à résoudre que
d'en reproduire les traits modifiés par l'expression de la
douleur. Quoi qu'il en soit , ce peintre mérite d'autant
plus d'encouragement , que son talent concourt à faire
contre-poids , aux artistes à talent d'effet , qui séduisent
davantage notre jeunesse, ce qui peut, si l'on n'y prend
garde , amener une nouvelle décadence.
Il y a de la couleur dans ce portrait du Roi , de
M. Robert Lefebvre ; mais la composition n'est pas d'un
effet piquant , et la figure est un peu trop longue.
Le portrait d'un de nos lieutenans - généraux , par
M. Caminade , est bien posé , d'un bon effet , d'une
exécution simple et vraie. Son tableau d'histoire représentant
le Repos en Egypte , est placé si haut qu'onn'y
distingue rien.
M. Bonnemaison , dans les deux portraits des géné
JUIN 1817 . 455
raux qu'il a exposés , ne paraît chercher qu'une imitation
vraie, et le fini , dans ses tableaux , ne s'étend pas
indifféremment à tous les détails , qui ne peuvent inspirer
un égal intérêt .
M. Dubois , dans un portrait du général comte de ... ,
a fait preuve d'une disposition particulière à la couleur ;
l'exécution est fine et spirituelle ; dans d'autres portraits
du mème auteur , ou remarque des demi-teintes verdâtres
qui sont un vice d'atelier , dont il se défera en
continuant à imiter fidèlement la nature .
Ce n'est pas seulement dans le genre de la miniature
où il n'a point de rival en Europe , c'est dans ses dessins
, dont il a créé l'art , qu'il faut admirer M. Isabey ;
son Congrès de Vienne est un chef-d'oeuvre , dont le
moindre mérite est la ressemblance parfaite des portraits
des illustres personnages qui siégeaient dans cette
assemblée .
On ne peut détourner ses regards du cadre où
M. Isabey a exposé plusieurs portraits en miniature
que pour les porter sur un portrait de MADAME , par
M. Augustin : il est impossible de saisir plus habilement
la ressemblance, et de lutter avec plus de bonheur contre
la désespérante perfection de son rival .
Croiriez-vous que ce joli portrait en costume gothique
, est le coup d'essai d'une jeune personne de dixsept
ans ? mademoiselle Inès d'Esménard , fille de l'auteur
du poëme de la Navigation , s'annonce avec un
véritable talent; la poésie et la peinture sont de la même
famille.
,
Vous m'avez assuré , dis-je à Léonard , que s'il y avait
moins de beaux tableaux dans cette exposition que dans
les précédentes , par compensation , il y avait aussi
moins de croûtes ( qu'on me passe ce mot populaire , il
est technique ) ; mais sans disputer sur la quantité , permettez-
moi de croire qu'il n'est jamais entré de plus
mauvais tableaux dans cette enceinte , que ceux dont
j'ai pris note , et de la vue desquels je veux vous donner
le plaisir.
Connaissez-vous , par exemple , quelque chose de
plus ridicule que cette Hélène et ce Paris ? De quel enseigne
à bière a-t-on détaché un pareil tableau , pour
l'exposer au salon? Regardez le Berger phrygien, qui
456 MERCURE DE FRANCE.
pince , ou plutôt qui égratigne sa lyre avec des doigts
dont les ongles sont en dessous ; examinez cette Hélène
au teint écailleux et safrané , et dites-moi si vous avez
jamais vu un couple d'amans aussi ignobles ?
Maintenant regardez , si vous pouvez , sans rire , ce
serpent que mène en lesse ce bon évèque ! La mauvaise
plaisanterie , en peinture , a-t-elle jamais étéportée à cé
point-là: c'est un miracle que l'artiste a voulu peindre ;
mais il ya tant de miracles ! pourquoi en choisir un que
les jongleurs indiens renouvellent tous les jours ? ilparaît
même plus difficile de faire danser une sarabande à
des serpens en colère , comme font ces derniers , que
d'en conduire un seul en bride , qui paraît d'ailleurs
d'un naturel tout-à-fait débonnaire : rien de moins rétif
que ce pauvre animal ; il semble vouloir s'écarter du
bord de la mer , mais d'un coup de langue son maître
le remet sur la voie , et le pauvre reptile va se noyer
avec une résignation tout-à-fait édifiante.
-La dispositionde ce tableau n'est point heurense ,
j'enconviens , mais l'exécutionn'en est pas sans quelque
mérite , et si cette tête d'évêque n'était pas , à peu de
choseprès, copiée, on pourraity trouver unjuste sujet
d'éloge.
Pour trouver réuni dans un même tableau l'incorrection
dudessin, la pauvreté de la couleur , l'absurdité
de la composition , et le triomphe du mauvais goût ,
ilne faut que jeter les yeux sur cette prestation de serment
des habitans de Lille. Entre ce tableau et la Didon,
combien de siècles y a-t-il ? ... -L'éternité....
Ilestquatre heures , messieurs , on va fermer!!...
-Le maudit suisse ! nous ne verrons pas aujour
d'hui le salon de sculpture... -Nous nous y retrouverons
mereredi .- Je vous attends, à une heure, auprès
d'Ajax.
L'AMATEUR.
JUIN 1817 . 457
VARIÉTÉS.
TRADUCTION
D'un passage d'un livre espagnol du commencement
du XVe siècle ...
On a vu , dans un numéro précédent , de quelle manière
agréable M. l'amiral de France , Renaud de Trie ,
et sa noble épouse , Madame Jeannette de Bellengues ,
faisaient les honneurs de leur maison, lorsqu'il arrivait des
chevaliers au château de Serifontaine , en la province
de Normandie . Aujourd'hui je vais faire connaître à
mes lecteurs , l'étiquette et le luxe gastronomiqué de la
cour du grand Tamerlan . C'est aussi d'un vieux livre
espagnol du commencement du quinzième siècle , que
je tire ces détails. Mon érudition ne me coûte d'autre
peine que celle de traduire de l'ancien castillan en
français. L'ouvrage est ainsi intitulé :
« La Vie et les hauts faits du grand Tamerlan ,
« avec une description des terres de son empire , par
« Ruy-Gonzalez Clavijo , chambellan du très-baut et
«très-puissant seigneur Don Henri , troisième du nom ,
a roi de Castille et de Leon; et l'itinéraire de l'ambassade
envoyée par ledit seigneur et roi à Tamerlan ,
« dit Tamurbeck , l'an de la naissance de N. S. J.-C. ,
« 1403. »
Ce livre , réimprimé à Madrid en 1782 , fait partie
de la précieuse collection de l'académie royale del'bistoire.
Déjà l'érudit généalogiste Gonzalve - Argote de
Molina l'avait publié à Séville en 1582 , avec un discours
préliminaire dont le but était de faciliter l'intelligence
du texte. L'authenticité du manuscrit et l'identité
des personnages ne furent jamais l'objet de la
458 MERCURE DE FRANCE .
moindre contestation. D'ailleurs il suffit de lire cet
Itinéraire pour se convaincre pleinement de la bonnefoi
, de l'exactitude minutieuse de celui qui l'a écrit.
Pour mettre fin à la guerre désastreuse que lui avait
suscitée le duc de Lancastre , au sujet de la légitimité
de ses droits à la couronne de Castille , Henri III avait
épousé Catherine , fille de son rival et petite- fille du
monarque détrôné , Pierre dit le Cruel. Cette alliance
dictée par la politique , confondit les droits réciproques ,
et la Castille jouit enfin de la paix dont elle avait tant
de besoin. Henri n'était pas un prince ordinaire ; sa
politique sortait du cercle des relations usitées dans ce
temps là où chaque potentat se bornait à une connaissance
superficielle de ses voisins immédiats. Aussitôt
qu'il se vit paisible possesseur de ses états , il envoya
des ambassadeurs auprès de tous les rois de la chrétienté
; mais l'idée d'en avoir aussi auprès du soudan de
Babylone , du sultan Bajazet , de Tamerlan , et même
du Prétre-Jean , souverain prétendu d'une partie de
l'Inde orientale , honore l'esprit de ce monarque espagnol
dont le règne ne fut pas d'assez longue durée.
L'Espagne n'adopta que beaucoup plus tard ce système
de se repliersur elle-même etde se rendre impénétrable
aux communications du dehors pour éviter le contact
des opinions religieuses et jouir en paix de son isolement.
Je n'ignore pas , toutefois , que sous le règne
de Philippe III , en 1613 et 1618 , l'évêque de Sirene ,
Fr. Antoine de Govea, et don Garcia de Silva-Figueroa
furent aussi envoyés en Perse auprès du roi Schach-
Abbas , et que les commentaires de l'ambassade de ce
dernier , écrits par lui-même , ont été publiés à Paris
chez Dupuis , en 1677 , par le chevalier Wicquefort ;
mais ces deux missions successives avaient été provoquées
par des circonstances particulières. Le manuscrit
qui en contient l'histoire , tombé par hasard entre les
mains de Wicquefort , fut mis en français et livré à l'impression
par une espèce d'abus de confiance. Il n'a jamais
été publié en Espagne , où M. Eugène Laguno Amirola
le conservait religieusement dans sa bibliothèque.
merlan :
L'auteur espagnol raconte ainsi l'origine de Ta-
« Il naquit de parens pauvres et obscurs , mais ilavait
'JUIN 1817 . 459
,
les plus belles dispositions naturelles ; il était extrêmement
agile et dispos. Doué d'un esprit supérieur , avant
et après sa fortune , il eut toujours de hautes pensées.
Il était robuste et courageux. Dès sa plus tendre jeunesse
, il fut enclin à la guerre , et s'y appliqua si bien ,
qu'aussi habile à concevoir qu'à exécuter , il joignit
toujours l'adresse à la bravoure et ne s'écarta jamais
de la prudence. C'est ainsi qu'il parvint à la plus grande
renommée que jamais un autre ait eue avant lui. On dit
qu'il commença de cette manière : Fils d'un bouvier
jouant un jour avec les enfans,d'autres pâtres , ils le
nommèrent roi de la troupe , et lui jurèrent obéissance
et fidélité. Tamerlan , les prit au mot , se fit leur capitaine
, commença par voler des bestiaux , des caravannes
, ensuite des provinces , finalement des empires.
Les rois de l'Orient furent vaincus et détrônés par ce
grand aventurier qui mourut fort âgé dans la capitale
de l'empire qu'il avait fondé , redouté de tous ses voisins
, recherché par les étrangers , admiré de tous ,
parce que la fortune ne lui fut jamais infidèle. Il se disait
le maître des trois parties du monde et portait
sur son étendart , en forme de devise , trois zéros placés
de la sorte °° . »
,
Je transporte mes lecteurs sur le lieu de la scène.
Ruy-Gonzalez Clavijo , Gomez Salazar , l'un des gardes
du roi Henri III , et le P. Alfonse de Santa - Maria
maître en sainte théologie , arrivent à Samarcande , et
sont présentés à Tamerlan , auquel ils apportent une
lettre et des présens de la part de leur souverain.
<<Lundi , 8 septembre , nous sortîmes de la maison
entourée de jardins , qui nous avait servi de demeure ,
et nous fûmes à la ville de Samarcande. Partout , sur
notre route , il y avait des jardins , des maisons , des
places où se vendaient des denrées de toute espèce.
Vers les trois heures ( tertia hora) nous arrivâmes à un
grand pavillon au milieu d'un jardin situé hors de la
ville. C'est là que résidait le seigneur (1) . On nous fit
mettre pied à terre et entrer dans une maison voisine
où deux personnages de la cour vinrent nous demander
(1) Tamerlau.
460 MERCURE DE FRANCE .
les présens que nous avions pour leur souverain. Des
hommes désignés à cet effet devait les porter au palais;
tel était l'ordre des mirassas , favoris du seigneur. Il
fallut se conformer à cette invitation. Nous remîmes
donc ces présens à ces gens là qui les enlevèrent ; on
en fit demème à l'égard de l'ambassadeur du soudan
qui était avec nous . Après cela , on nous pritpar le bras
et on nous conduisit au palais. La porte d'entrée était
grande et fort élevée ; le travail en était remarquable ;
c'étaient des briques vernissées, dorées , émaillées en bleu
et autres couleurs . La porte était gardée-par des portiers
armés de massues , dont la sévérité écartait la
foule qui assiégeait l'entrée . D'abord , nous vimes six
éléphans qui avaient sur leur dos des tours de bois
surmontées de deux drapeaux , et des hommes qui
étaient dans ces tours , faisaient faire des gentillesses
aux éléphans pour amuser les spectateurs. Un peu plus
loin nous trouvâmes ceux qui portaient nos présens , et
qui n'étaient pas nouveaux dans ce métier; ils s'en acquittaient
avec beaucoup de soin et d'adresse. On nous
fit placer an-devant d'eux ; nous attendimes quelques
minutes , mais nous reçûmes bientôt l'avis de marcher.
Les deux seigneurs de la cour venaient avec nous et
nous tenaient chacun par-dessous les bras. L'ambassadeur
persan qui revenait d'Espagne avec nous , excitait
beaucoup à rire ses compatriotes , parce qu'il était vêtu
àl'espagnole. Onnous conduisit de cette manière auprès
d'un vieillard assis dans un appartement au rez - dechaussée
; il était fils d'une soeur de Tamerlan , et nous
lui fîmes notre révérence ; de là , nous fùmes présentés
àde jeunes enfans qui étaient dans un autre appartement
: ceux-ci étaient petits-fils du seigneur, et nous
leur fimes aussi notre révérence . lei on nous demanda
la leure que le roi , notre maitre , envoyait à Tamerlan ,
et nous la donnâmes. Un de ces enfans la prit ; c'était
un fils de Miara , mirassa , fils ainé du seigneur. Les
trois jeunes gens se levèrent tout de suite et portèrent
la lettre à leur aïeul. On nous fit entrer : le seigneur
était sous une espèce de portique qui était au-devant
de la porte d'entrée d'un édifice somptueux. Nous le
trouvames assis sur un sopha très-peu élevé. Il y avait
devant lui une fontaine dont l'eau jaillissait àune grande
1
JUIN 1817 . 461
hauteur , et dans le bassin flottaient quelques pommes
dont la peau était très-colorée. Tamerlan était sur un
matelas de drap de soie , chargé de broderie , le coude
appuyé sur un carreau de forme ronde. Il était vêtu
d'une étoffe de soie sans broderies ; son turban , trèsrelevé
, orné d'un diamant sur le sommet , était garni
deperles et de pierres précieuses. Aussitôt que nous
aperçûmes le seigneur , nous le saluâmes en fléchissant
le genou droit jusques à terre et croisant nos bras sur
notre poitrine. A quelques pas de là , nous répétâmes
le même salut une seconde et une troisième fois , et
nous restâmes dans cette attitude. Le seigneur nous
ordonna de nous lever et de nous approcher. Les gentilshommes
de la cour qui , jusque là , nous avaient
conduits ennous tenant par-dessous les bras, de chaque
côté, s'écartèrent respectueusement,n'osant pas avancer
davantage. Alors trois mirassas , des plus intimes favoris
du seigneur , qui étaient debout auprès de lui , appelés
Pamelac , mirassa ; Borundo , mirassa , et Noradin,
mirassa , s'avancèrent vers nous et nous prirent de
lamême manière , par-dessous les bras , nous conduisirent
jusques auprès du seigneur , et nous firent mettre
à genoux. Le seigneur nous disait toujours d'approcher ;
mais nous crûmes que la cérémonie de notre présentation
était ainsi prolongée par de fréquentes génuflexions,
parce que le seigneur voulait nous examiner plus à son
aise , car il n'y voyait pas trop bien. Il était si vieux
que ses paupières n'avaient presque plus de cils . Il ne
nous présenta point sa main à baiser ; ce n'est point leur
usage. Chez eux on ne baise la main d'aucun grand
seigneur; c'est une règle dont ils ne s'écartent jamais.
Tamerlan nous demanda des nouvelles du roi notre
maitre , en ces termes : « Comment se porte le roi mon
fils? que fait-il? jouit-il d'une bonne santé?>> Nous
lui répondimes très - respectueusement , et nous lui
exposâmes les motifs de notre ambassade. H nous
écouta jusqu'au bout , et se tournant vers les courtisans
qui étaient auprès de lui , dont l'un était , à ce
qu'on nous dit , le fils de l'empereur Totamix , qui
avait eu l'empire de Tartarie , et un autre était de la
famille des empereurs de Samarcande , et le reste se
composait des plus grands seigneurs de la cour. u Vous
462 MERCURE DE FRANCE.
<< voyez , dit-il , les ambassadeurs de mon fils le roi'
« d'Espagne , qui est le plus grand roi des Francs ,
<<lesquels habitent l'une des extrémités du monde , et
<< sont des gens de valeur et de vérité. Je donnerai ma
« bénédiction au roi mon fils ; il eût suffi qu'il n'eût
« adressé des ambassadeurs avec une simple lettre et
<< sans aucune espèce de présens . J'eusse été aussi sa-
<<tisfait d'apprendre des nouvelles de sa santé et de
<<ses affaires , que s'il m'eût envoyé les plus belles
<< choses. » Pendant que ceci se passait , l'un de ses
petits- fils tenait à la main la lettre du roi notre maître.
Le maître docteur en théologie , notre collègue , fit
dire au seigneur , par le truchement , que cette lettre
du roi ne pouvait être lue par aucune personne qui
l'entendit aussi bien que lui , et qu'il était prêt à en
faire la lecture , si le seigneur le désirait. Tamerlan prit
alors la lettre des mains de son petit-fils , et dit qu'il le
voulait bien . Notre collègue répondit qu'il était prêt ;
mais le seigneur ajouta que , dans un moment , il serait
appelé en particulier , et que là il lirait la lettre et lui
parlerait de toutes choses. Alors nous nous levâmes et
fumes nous asseoir sur de petits carreaux peu relevés
, à la droite du seigneur. Les mirassas qui nous
tenaient par- dessous les bras , nous firent placer au-dessous
d'un ambassadeur que l'empereur Chaiscan , seigneur
du Catay , venait d'envoyer à Tamerlan pour lui
demander le tribut d'usage. Aussitôt que le seigneur
s'aperçut que notre siége était au-dessous de celui de
l'ambassadeur du Catay , il ordonna qu'on nous fit
prendre place au-dessus de cet ambassadeur , et que
celui-ci restât au- dessous de nous . Dès que nous eûmes
pris cette place privilégiée , l'un des mirassas du seigneur
s'approcha de l'ambassadeur du Chaiscan , et lui
dit ces mots : « Le seigneur ordonne que les ambassa-
« deurs de son fils le roi d'Espagne , son ami , soient
<< au-dessus de toi , qui es l'ambassadeur d'un voleur ,
« ennemi de mon maître , lequel , avec l'aide de
« Dieu , se propose de le faire pendre avant peu , afin
« qu'il n'ait plus la tentation de lui envoyer de pareille
<<ambassade . >> De sorte que depuis ce moment là , dans
les fêtes et banquets auxquels nous assistames , nous
conservames toujours la place d'honneur. Le seigneur
JUIN 1817 . 463
ayant donné cet ordre , nous fit dire , par son interprète ,
la faveur qu'il venait de nous accorder.
« Cet empereur du Catay se nomme Chaiscan , c'està-
dire , souverain des trois empires. Les Chacatays
l'appellent Tangus , ce qui est une injure et veut dire
empereur porc. C'est un puissant monarque. Tamerlan
jusques à cette époque avait été son tributaire et ne
voulait plus l'ètre.
,
« Les ambassadeurs d'Espagne et ceux des différens
pays ayant pris leur place indiquée , on apporta beaucoup
de viandes de mouton bouillies , assaisonnées
rôties , mais surtout de chevaux préparées de cette dernière
façon. Ces moutons et ces chevaux étaient portés
sur des grands cuirs très-polis et coupés en rond. Ily
avait , tout autour , des anneaux par lesquels les gens
qui servaient soutenaient cette espèce de nappes . Aussitôt
que le seigneur eut demandéla viande , nous vîmes
entrer ceux qui portaient les grands cuirs , lesquels traînaient
presque sur le plancher et pliaient sous le poids ,
tant ils étaient chargés. Lorsque les valets furent à
quelques pas du lieu où était le seigneur , il se présenta
des écuyers tranchans qui se mirent à genoux devant
les viandes . Ils avaient une serviette attachée à la
ceinture et des gants de cuir qui montaient jusques au
coude , pour ne pas salir leurs mains. Ils saisirent les
viandes , les découpèrent et les mirent dans des plats
d'or et d'argent ; quelques-uns même étaient de faïence
et d'autres de porcelaine ; ces derniers sont très - estimés
et fort rares. La pièce d'honneur consistait dans une
culotte de cheval qu'ils laissaient toute entière y compris
les aloyaux , mais les jambes du cheval étaient enlevées.
On en prépara jusqu'à dix qu'on mit sur des grands
plateaux d'or et d'argent , avec des cuisses entières de
mouton , coupées au jarret.... Ils mettaient sur ces
mêmes plateaux quelques morceaux des boyaux des
chevaux , arrondis , de la grosseur du poing , et des
têtes de mouton toutes entières. Beaucoup de plateaux
furent ainsi préparés ; lorsqu'ils jugèrent que le nombre
était suffisant , ils les placerent en ordre les uns à côté
des autres . D'autres serviteurs s'approchèrent avec des
écuelles de bouillon , dans lequel ils firent fondre du
sel , et le répandirent sur chaque plateau en guise de
464 MERCURE DE FRANCE .
sauce ; ensuite ils prirent des gâteaux de farine, trèsminces
, qu'ils ployaient en quatre et les mirent sur les
viandes. Cela étant terminé , les mirassas , favoris du
seigneur , et les principaux personnages , prenaient un
de ces plateaux , entre deux (car un homme seul n'eût
pas été assez fort) , et ils le déposaient devant le seigneur
et devant les ambassadeurs et autres convives. Le seigneur
nous fit passer deux de ces plateaux qui avaient
été servis devant lui , pour nous faire honneur. Apeine
un plateau était resté un moment devant nous qu'il
était enlevé et un nouveau mis àsa place. La contume
est que ces viandes qu'on vous présente de cette manière
soient envoyées , par chaque convive , à sa propre
maison , pour son usage. Le refus d'en user ainsi serait
une injure. La quantité des viandes qui nous fut servie
est prodigieuse. Il est aussi d'usage que , là même , les
ambassadeurs donnent à leurs domestiques ees viandes
pour qu'ils les emportent au logis de leurs maîtres. Si
nous eussions profité exactement de cet usage pour
tout ce qui fut mis à notre disposition , la quantité fut
telle qu'elle eut bien suffi pour notre nourriture pendant
six mois .
«Les viandes cuites et rôties furent immédiatement
remplacées par des moutons assaisonnés , des viandes
hachées et des ragoûts de différentes manières. Après
ce second service , on apporta beaucoup de fruits ;
du melon , du raisin et des pèches ; on nous donnait à
boire dans des écuelles ou tasses d'or et d'argent , du
lait de jument avec du sucre , ce qui est une excellente
boisson qu'ils préparent pour en faire usage pendant
l'été. Après le diner , on fit passer devant le seigneur
les présens que nous lui avions apportés ; ceux du sou
dan de Babylone , et environ trois cents chevaux qui
lui avaient été envoyés. Quand cette cérémonie fut terminée
, on vint nous donner le bras , on nous conduisit
horsdu palais , et on laissa un personnage avec nous qui
devait nous accompagner et nous faire pourvoir de tout
ce qui nous serait nécessaire. Ce personnage était
lechefdes portes du palais. Il nous emmena avec l'ambassadeur
du soudan , à une maison peu éloignée de
celle du seigneur ; elle était entourée d'un jardin , et
ilyavaitplusieurs fontaines. Mais au moment de prendre
TMBRE
ROYAL
JUIN 1817 . 465
congé du seigneur , il s'était fait apporter le présent
que le roi notre maître lui avait envoyé. Il le reçut
avec grand plaisir , et fit sur-le- champ distribuer à ses
femmes les draps d'écarlate , en commençant par la
première de ses épouses qui habitait avec lui dans ces
jardins. Elle s'appelle Cagno (Cano) . Tamerlan fit remporter
et garder pour une autre fois , les présens des
autres ambassadeurs. Trois jours se passèrent avant qu'il
voulût les recevoir ; car c'est l'usage de sa cour de
laisser trois jours d'intervalle d'une réception de présens
à l'autre. Le palais où il était alors se nomme Dilicaxa.
On y voyait beaucoup de pavillons ou tentes
revêtues de drap de soie , et d'autres étoffes : Tamerlan
y demeura jusqu'au vendredi suivant , et se rendit à un
autre jardin appelé Bayginar, où il faisait construire
un palais très-riche .
(La suite à l'un des numéros prochains . )
CORRESPONDANCE.
ww
AMM. les rédacteurs du Mercure de France.
MESSIEURS ,
Je vous prie de vouloir bien insérer, dans le premier
numéro da journal , la lettre suivante que je viens de
recevoir , sans autre signature que les trois initiales
A. L. P. Celui qui l'écrit parait joindre beaucoup de
modestie à une érudition très-positive. Qu'il trouve ici
mes remercimens , pour les savantes recherches dont
il me 'communique le résultat: je suis enchanté de
voit rétablir le nom de la dame de Trie , celui de son
château , et même celui de la rivière qui baigne encore
les jardins de ce noble manoir : tout cela prouve que
la chronique espagnole est fidèle ; au reste c'est l'opi->
nion que j'en avais ; les romans historiques sont venus
30
466, MERCURE DE FRANCE .
long-temps après ; je doute qu'on les lise encore d'ici a
quatre cents ans , comme on peut lire aujourd'hui , avec
beaucoup d'intérêt , les naïves histoires du quinzième
siècle.
J'ai l'honneur de vous saluer .
Paris, ce, 27 mai .
ESMÉNARD.
Rouen , 23 mai 1817.
MONSIEUR ,
Les amis des études historiques n'ont pu lire qu'avec
un vif intérêt , et le désir d'en voir la continuation , la
traduction que vous avez insérée dans le Mercure , d'un
passage de la Chronique du comte de Buelna , renfermant
le récit de son voyage en Normandie . Pour moi
qui appartiens à cette province , et qui recherche avec
une avidité particulière tout ce que les générations précédentes
nous ont laissé de relatif à mon pays et à mes
compatriotes , je me crois obligé de vous exprimer
combien ce morceau m'a fait de plaisir , et je profiterai
de cette occasion pour vous transmettre quelques observations
que sa lecture m'a suggérées,
Le lieu de la résidence de Renaud de Trie ne s'appelle
point Scrifontaines , mais Serifontaine ou Cérifontaine ,
village situé entre Gisors et le Neufmarché. La rivière
mentionnée dans la relation , est l'Epte , qui sépare
le Vexin français d'avec le Vexin normand. On m'assure
que le château décrit par le biographe subsiste encore.
Vous ne recevrez probablement point de réclamation,
de la famille à laquelle appartenait la noble épouse du
vieux amiral ; car je pense qu'elle est éteinte. Cependant
son nomne s'écrit ni Belangas , ni Bilangues , mais
Bellengues .
Enfin , je crois indispensable de vous rassurer sur le
sort de cette tendre amante , après que le comte de
Buelna l'eut abandonnée. Il paraît que l'infidélité de ce
dernier ne porta pas plus d'atteinte à son repos , que
leur commerce galant n'en avait porté à sa réputation ,
JUIN 1817 . 467
car elle ne tarda pas à se remarier à Jean quatrième du
nom , sire de Grasville , et grand pannetier de France ,
dont elle eut une fille , Marie de Grasville , qui épousa
Girard de Harcourt , baron de Beuvron.
Agrééz , je vous prie , monsieur , l'assurance de ma
parfaite considération , et l'offre bien sincère de vous
aider de mes faibles recherches , par rapport à tous
éclaircissemens de ce genre , que vous désireriez sur
les familles ou les localités de ma province.
A. L. P.
m
ANNALES DRAMATIQUES.
THEATRE DE L'ODEON .
UneMatinée d'Henri IV. - Le Prisonnier de Newgate.
Les nouveautés qui se sont succédées depuis quelque
temps sur les premiers théâtres , avec un succès différent
, mais avec une égale rapidité , ne nous ont pas
permis jusqu'ici d'inscrire ces deux pièces dans nos annales
. L'Odéon est , par sa position , une espèce de
théâtre de province ; on ne peut s'en occuper que lorsque
les théâtres de la capitale en laissent le loisir. Il serait
fâcheux de n'en pas trouver pour aller voir une Matinée
d'Henri IV. C'est un joli tableau de genre , échappé au
crayon facile de M. Picard.
Il a mis la scène au Louvre , et il n'a fait entrer que
des courtisans dans sa composition . Les portraits en sont
ressemblans. C'est d'abord un vieux baron qui s'indigne
qu'un jeune lieutenant aux gardes , lequel n'a que du
mérite , ose lever les yeux sur sa nièce , et qui la lui
offre dès que le roi lui a parlé, c'est un marquis bien
étourdi qui ne reconnaît pas son ancien camarade de
collége , quand il n'est que M. de Feugères , et qui l'étouffe
dans ses embrassemens dès qu'il est M. le baron de
Feugères; c'est une tourbe de figures placées au second.
50.
468 MERCURE DE FRANCE .
plan, dont les gestes du maître déterminent les attitudes,,
et dont la physionomie s'épanouit ou se rembrunit suivant
qu'il sourit ou fronce lui-même le sourcil. Au mi-,
lieu de toutes ces marionnettes se trouve un médecin .
du roi , grand observateur qui s'est beaucoup plus occupé
d'étudier les passions que les maladies , ce qui
lui a fort bien réussi , car il a souvent à traiter des
fièvres d'ambition et à calmer le transport que le moindre,
espoir de faveur porte au cerveau des pauvres courtisans.
On a regretté, plus d'une fois que la Partie de Chasse
d'Henri IV , dont les deux derniers actes sont si frais
et si naïfs , ne fussent pas précédés d'un premier acte où
la cour fût peinte avec un pinceau plus ferme et plus
animé . Si Collé eût eu M. Picard pour collaborateur ,
son ouvrage n'eût point encouru un pareil reproche :
de la Matinée d'Henri IV et de sa Partie de Chasse ,
on composerait une journée charmante.
Le Prisonnier de Newgate est un honnête criminel
qui est condamné à mort pour avoir assassiné un homme
qu'il n'a point tué. C'est un sage qui a lu son histoire
ancienne , car il parodie très-bien Socrate dans les fers.
Il se rappelle aussi l'aventure de Damon et Pithias , et
propose , en conséquence , à son geolier de le laisser
sortir de sa prison pendant la nuit qui doit précéder
son supplice , afin qu'il puisse marier sa fille avant d'étre
pendu. Le geolier y consent , quoiqu'il doive marcher
lui -même à la mort si son prisonnier ne revient pas.
Ce dernier part et fait un peu attendre son retour ; mais
enfin il arrive à temps pour sauver son libérateur qui
était déjà dans les mains de la justice . Enfin , de nouvelles
révélations font triompher l'innocence du prisonnier
, et, tant de tués que de blessés , il finit par n'y avoir
personne de mort .
Cet ouvrage , qui n'est pas toujours conduit avec
assez d'art , et surtout développé avec assez de clarté ,
offre plusieurs scènes intéressantes , et qui produiraient
beaucoup plus d'effet si les acteurs , au lieu de hurler
leur rôle chacun sur un ton différent , voulaient se donner
la peine de le déclamer avec un peu de naturel et se
mettre au diapazon .
L'auteur est M. Drap-d'Arnaud ; la moitié de son
nom est déjà célèbre dans les fastes du drame .
JUIN 1817 . 409
THEATRE DE L'OPÉRA-COMIQUE .
Reprise de Lodoiska .
A défaut de bonnes nouveautés , ce théâtre reprend
d'anciennes pièces. Il était difficile sous un rapport ,
de faire un meilleur choix que la Lodoiska , de M. Chérubini
. Il y a long temps que cet ouvrage est placé
comme musique au rang des chefs - d'oeuvre ; mais l'auteur
du poëme n'aurait - il pas dù chercher à y faire
quelques changemens et à lui enlever un peu de cette
physionomie mélodramatique qui est devenue si ridicule
aujourd'hui ? Lorsque la Lodoiska fût écrite , le
boulevard ne nous avait pas encore blasés par l'abus
des moyens dramatiques qui sont employés dans cette
piece. Mais maintenant le parterre ne peut voir sans
rire ce qui a tant fait pleurer la génération précédente .
La musique de M. Chérubini , que l'on n'avait pas
entendue depuis quinze ans , a été écoutée avec le plus
vifplaisir. On a surtout applaudi la charmante polonaise
du premier acte et le final du second , un des plus beaux
morceaux de musique qui soient peut-être au théâtre.
Mademoiselle Regnault n'a pas toujours chanté juste le
rôle de Lodoiska. On ne peut faire le méme reproche
à Ponchard , qui jouait Lowinski. Chénard s'était chargé
du rôle peu important du chef des Tartares , Titsikan ,
on l'y a trouvé fort bien. Le dénouement de la pièce a
excité vivement la gaîté des spectateurs , qui se sont
beaucoup amusés de l'embrâsement du palais .
THEATRE ROYAL ITALIEN .
Il Califo di Bagdad.
Nous avons , en France , un respect religieux pour
les sujets qui ont fourni matière à un chef-d'oeuvre .
Nous regardons presque comme un sacrilége d'oser les
traiter de nouveau. En Italie , on est moins scrupuleux.
On a trouvé à Paris qu'il y avait une sorte d'irrévérence
à M. Garcia d'avoir osé faire le Calife de Bagdad après
470 MERCURE DE FRANCE .
M. Boyeldieu. A Rome , à Naples , à Milan , rien n'aurait
semblé plus naturel ; au reste , le succes a absous
M. Garcia de son audace. Le Calife italien ne vaut pas
tout-à-fait le Calife français ; mais c'est déjà beaucoup
pour lui d'avoir vaincu la prévention , et d'être parvenu
à se faire écouter avec indulgence. M. Garcia
s'est attaché , comme son prédécesseur , à donner une
couleur locale à sa musique , et il y a réussi. Le premier
air que chante le Calife , et le duo avec Zétalbé ,
lorsqu'il est à table , ont enlevé tous les suffrages. Ce
dernier morceau a ordinairement les honneurs du bis.
Le poëme d'il Califo est calqué d'une manière servile
sur le poëme français . Des scènes entières en sont
traduites , mais si platement que l'on est tenté de croire
que le traducteur ne sait n. le français , ni l'italien. On
a essayé de remplacer , dans cet opéra , le récitatif par.
du dialogue à la manière française. Cette innovation a
eu assez de succès ; mais elle éprouvera des obstacles
de la part des chanteurs et des chanteuses : plusieurs
ont déjà refusé de s'y soumettre. En Italie , les acteurs
de l'opéra se regardent comme d'une condition bien
supérieure aux acteurs de la comédie. Une cantatrice
est reçue dans les meilleures sociétés , tandis qu'une
comédienne n'y estjamais admise . On n'a garde de confondre
ces deux professions. S'il en faut juger d'après
les artistes chantans que nous avons eus jusqu'à présent
en France , il est facile de voir qu'il n'y a en effet rien
de commun entre elles
Garcia chante sa musique avec toute l'expression que
peuty mettre un auteur. Mademoiselle Cinti s'acquitte
fort bien du rôle de Zétulbé ; elle pourrait prononcer
un peu mieux l'italien , ainsi que madame Bartolozzi-
Vestris qui , du reste , joue la soubrette d'une manière
assez piquante ; mais il faut étre indulgent envers ees
dames , l'italien n'est pas leur langue maternelle.
Il est remarquable que les principaux emplois de
cette troupe ne sont point remplis par des Italiens.
Garcia et sa femme sont espagnols ; mademoiselle Cinți
est française , madame Vestris , anglaise , et madame
Catalani , cosmopolite. Au lieu de donner à ce théâtre
le titre de theatre Italien , on devrait l'appeler le
théâtre des Quatre Nations .
JUIN 1817 . 471
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
No. IV.
Du 29 mai au 4 juin.
Recoltes , Finances .-Hors un seul point , Francfort
où les débordemens du Mein ont dû causer de grands
ravages , partout les espérances se soutiennent. La
Russie n'avait jamais eu de plus beau printemps ; Turin
voit cesser enfin la sécheresse ; la vigne est encore la
gloire et le trésor des Bourguignons ; Maroc nous ouvre
'sesgreniers ; jachères et friches , tout est semé de pommes
de terre; c'est comme si l'on doublait le terrain . Pour
surcroît de précaution , l'industrie a su tirer des os
mêmes un aliment substantiel. Cependant , le gouvernement
français ordonne des travaux publics et assure
une haute-paie aux soldats .
Durate etrebus vosmet servate secundis; persévérez .
conservez-vous pour un meilleur avenir : voilà ce qu'il
faut dire aux peuples consternés. On gagne peu , et
souvent on perd beaucoup à changer ; mais le changement
est la grande maladie du coeur humain. Ces
familles qui courent surcharger d'autres populations ,
ne voient pas qu'elles emportent avec elles cette mème
disette qu''eelllleess vveeuulleennt fuir.
Les gouvernemens sont quelquefois aussi aveugles que
les peuples dans la détresse; ils recourent aux prohibitions ,
comme les peuples recourent au pillage. C'est le même
vertige sous deux aspects : les peuples s'abstiendraient de
piller les marchés etles magasins , comme à Sens , à Nogent
et à Meaux, à Clarc en Irlande, s'ils savaient qu'en
inquiétant les approvisionnemens , on gène les approvisionnemens
; les gouvernemens favoriseraient tous
l'importation des denrées étrangères , s'ils daignaient
songer par quels noeuds étroits l'importation se lie à
l'exportation , et que le commerce a des représailles
plus sûres que la guerre. La Suède ferme ses ports à
nos vins ; pense-t-elle que nous ouvrirons les nôtres à
472 MERCURE DE FRANCE.
ses bois de construction ? D'ailleurs , l'effet naturel du
système prohibitif , c'est la contrebande ; et l'effet naturel
de la contrebande , c'est de rendre les peuples
entreprenans et les lois barbares .
Améliorations , Politiques , Constitutions nouvelles.
- Un gouvernement , rentré dans ses droits , est-il
lié par les concessions que le gouvernement précédent
a pu faire ? La logique des géomètres dira non , sans
balancer ; mais la logique des hommes d'état pourra
bien rester indécise. Le ci-devant grand-duc de Francfort
avait accordé aux juifs de ses Etats le droit de bourgeoisie
; mais le gouvernement du grand-duc , quoique
très-réel , est , aux yeux des bourguemaistres , comme
non avenu. Cependant , il faut bien accorder quelque
chose aux temps , et la république veut bien ne pas
rendre tout - à- fait les juifs à leur condition première
, quoiqu'ils l'aient bien mérité par leur esprit
d'opposition. Sans doute , ce n'est pas un esprit d'adhésion
qu'il faut s'attendre à trouver , dans des hommes
qu'ondépouille de leurpatrie. Je ne discuterai point lestitres
deMM. les bourguemaistres , que je crois très-authen
tiques et très-antiques surtout , ce qui vaut bien mieux .
Je me garderai sur-tout de les effrayer par l'exemple
de la guerre sociale de Rome dont ils n'ont peut- être jamais
entendu parler, et qui s'appliquerait à leur état présent
, comme un bourguemaistre ressemble à un consul
romain , et un juif allemand à un citoyen du Latium.
Le canton de Schwitz a bien une autre douleur : il
est près de voir une province échapper à sa puissance :
c'est la ville de Gersan qui florissait inconnue à deux
lieues de sa suzeraine avant que l'ambition ne l'engloutit
dans un domaine étranger.
Rien de plus sage que la conduite du roi de Wurtemberg.
Législateur impartial , il ne s'admire point dans
son ouvrage; il ne pense pas que touty soit prévu, même
les besoins d'un avenir encore ignoré,même les remèdes
à des maux qu'on ne soupçonne point peut- être. Comme
sa constitution n'est pas un jeu , unappât , un vain formulaire
, il appelle sur elle toute l'attention , promettant
de la rectifier si l'expérience la condamne.A cette
circonspection je reconnais un sage. « Quant à ce qui
« nous regarde , dit-il , tout ce qui met en opposition
« les droits du souverain et du peuple; tout ce qui fa
JUIN 1817 . 473
«voriseun parti au détriment de l'autre, nous est égale-
<-<<ment étranger et odieux. Nous sommes pleinement
« convaincus que c'est par le seul rétablissement des
«justes droits des deux partis , et par des égards réci-
<<proques que le véritable bien pent être produit. »
Marc-Aurèle aurait avoué ces paroles .
:
La suspension de l'habeas corpus donne à l'Angleterre
un sentiment de malaise : c'est l'effet des
menottes sur des mains accoutumées à être libres . On
parle d'un conseil commun de la cité contre cette suspension
.
Le roi Ferdinand VII fixe à vingt mille réaux le maximum
des bénéfices écclésiastiques ; il supprime cette
armée de douaniers qui hérissaient le pays de mille
barrières . En abolissant les priviléges des provinces , il
les réunit sous une loi commune ; c'est leur rendre plus
qu'il ne leur a ôté. Il n'était que le roi des Espagnes ;
il sera maintenant le roi d'Espagne.
On parle en France du renouvellement de la conscription
; c'est en effet le meilleur mode de recrutement.
Les autres coûtent à l'Etat , celui - ci rapporte. La
conscription est un impôt , et la loi de notre pays veut
que l'impôt soit commun. Du reste , l'inévitable effet
du recrutement uniforme est le mode uniforme d'avancement.
La conscription conserverait l'esprit d'égalité
quand d'autres institutions le combattraient.
Le roi de Prusse a sagement défendu à ses sujets catholiques
les attroupemens nocturnes et les pélerinages
tumultueux. Dans la religion comme dans la politique
comme dans la conduite de la vie , il vaut peut- être
mieux se tenir loin des bornes que de les renverser.
Colonies.-Il n'est bruit que de l'insurrection de
Fernambuc ; ceux qui doutaient du fait , ne doutent
plus que des circonstances. Est- elle générale ou locale?
C'est la question telle qu'on la pose.
Peut - être fallait- il plutôt se demander si elle a été
simultanée ou successive . Ceux qui allèguent les distances
, pour établir l'impossibilité d'une propagation
rapide , me paraissent tous supposer ce qui est en question
, savoir qu'il n'y avait de conjurés qu'à Fernambuc ;
car , si la conspiration embrassait le royaume entier
pourquoi n'aurait-elle pas éclaté sur tous les points à la
même heure ? Une circonstance favorise cette opinion .
,
474 MERCURE DE FRANCE .
c'est le renvoi paisible du gouverneur avec son état
major et plusieurs officiers , à Rio Janeiro. Dans l'hypothèse
d'une insurrection partielle , ce renvoi serait
absurde; on ne se prive point de ses ôtages ; on ne
grossit point volontairement les forces de l'ennemi ; on
ne lui envoie point des gens qui connaissent vos forces
comme vous-mêmes , quand tout vous fait une loi de
les tenir secrètes. Il se peut que je me trompe , aussi
n'affirmé-je pas ; je discute .
,
Voici un vaste sujet de réflexions. Le manifeste des
puissances alliées contre les entreprises du Portugal
remplissaient les journaux de la veille et le récit de
l'insurrection remplit les journaux du lendemain. Un
ancien a dit que les fous prennent l'événement pour
juge : Stuliorum eventus magister est; et le nombre
n'en est pas petit. Aujourd'hui que le feu a pris au
Brésil , on ne manque point de se demander pourquoi
il s'approchait trop du foyer. Sans cet événement inattendu
, il se serait trouvé des écrivains qui , comparant
ce que la cour de Rio-Janeiro s'exposait à perdre en
Europe avec ce qu'elle gagnait en Amérique , auraient
fait voir que l'entreprise était bonne etutile en soi ,
etdictée par une sage politique. Tout ce que pouvaient
les arbitres , auraient - ils dit , c'est de séquestrer le
Portugal ; c'est-à-dire , de priverle délinquant d'un pays
qui n'était proprement ni métropole , ni colonie ,
tandis que par l'acquisition de tout le territoire depuis
l'embouchure de la Plata ,jusqu'aux rives de laParana
et de Santafé , il arrondissait merveilleusement ses frontières
méridionales . Car , de croire que l'Europe eût
armé ses flottes pour lui ravir sa proie , rien de moins
probable. Maintenant que l'entreprise a tourné contre
sonauteur , on l'accuse de s'ètre affaibli pour s'agrandir,
d'avoir cherché à devenir maitre chez les autres quand
il n'était pas bien le maître chez lui.
Pendant que l'insurrection commence au Brésil , elle
gagne sa cause au Chili. La victoire de Chabuco a
détruit l'armée espagnole. Pare , drapeaux , caissons ,
magasins , tout est tombé au pouvoir des insurgés . Le
président Murco , qui fuyait vers la mer , a été ramené
dans la capitale où il est gardé à vue .
C'est le général San - Martin qui commandait dans
cette journée. On s'attend à le voir repasser les Andes
JUIN 1817 . 475
avant l'hiver , pour tomber sur les derrières de l'armée
royale. Au Mexique , le général Humbert et l'amiral
Aury se préparent à bien recevoir les troupes d'Odonnell.
Brion croise devant Margaratta , et Brown commande
la marine de Buenos-Ayres. Quatre frégates des Etats-
Unis ont doublé le cap Horn , et sont entrées dans
l'Océan pacifique , sous le motif au moins apparent de
prendre possession des îles de Wasingthon.
L'Angleterre politique pourra trouver du mécompte
à tous ces changemens ; mais l'Angleterre marchande
s'en arrange fort bien. « Vous avez raison de vous ré-
« jouir du succès de nos armes , écrivait- on de Buenos-
Ayres à Londres , nous ne sommes que des agens pour
« la vente de vos marchandises . >>>
Quant à Saint - Domingue , ce n'était pas assez de
Christophe et de Pétion ; un troisième,nomméGrouman ,
occupe les montagnes et fait des incursions sur les deux
empires. On dit que Pétion se meurt , et qu'un blanc
le remplace.
On sera curieux de voir le parti que prendra le corps
enfermé dans Montevidéo , comme dans une prison.
Soutiendra - t - il un siége ? attendra-t-il le victorieux
San-Martin ? ou , comme Artigas , qui s'est fait indépendant
des indépendans , ne reconnaîtra -t - il d'autorité
que la sienne ? Dans une proclamation ,il menace de
ne pas traiter les insurgés espagnols comme prisonniers
de guerre. Je ne puis m'empêcher de citer une partie
de la réponse qu'il a reçue du président de Buenos-
Ayres ; on jugera qui des Portugais ou des insurgés est
le plus avancé dans la civilisation .
<<Tant que votre cour fera la guerre avec dignité
>> et d'une manière qui ne blesse point les droits des
<<nations , nous tiendrons la mème conduite à votre
« égard ; mais si les menaces , contenues dans votre
« proclamation, avaient quelque effet , je proteste que
« j'userai de représailles. >>>
Relations politiques.-Alger est dans un état formidable
de défense. Ledey fait construire à Livourne une
corvette et deux bricks. Ilvient de recevoir une frégate.
et deux corvettes en présent de la part du Grand-Seigneur.-
On voit que cet article est stérile , etcen'est
pas unmal,
Procèsmarquans. Le pirate Fragopolo, a été trans
476 MERCURE DE FRANCE.
-
féré , du lazaret de Marseille dans les prisons.-La cour
prévôtale de Strasbourg a condamné à la peine de mort
le fameux chef de bande Seckler . Le général espagnol
Villa- Campo , qui avait voulu forcer la prison
du général Lascy , est arrêté lui-même , et transféré au
Mont-Joui. - La cour prévôtale de Paris a condamné
à mort le nommé Philippe , faux - monnayeur ; et à
deux ans d'emprisonnement deux de ses complices. La
femme de Philippe est acquittée. Cette malheureuse
femme allaitait son enfant. Par un sentiment d'humanité,
la cour n'a pas voulu qu'elle fût présente à la lecture
de l'arrèt ; quelques siècles auparavant , on l'aurait
forcée d'ètre témoin de l'exécution ; les progrès de la
civilisation se font sentir dans les moindres choses.
Nouvelles diverses . -
Paris depuis deux jours .
Le duc de Wellington est à
-Le préfet de la Seine vient d'établir une censure
pour les épitaphes. On pourra dire , en parodiant le satirique
: Sunt et sua jura sepulchris . Il y a aussi une
police pour les tombeaux.
-L'abbé Maury a terminé sa longue carrière , laissant
deux réputations à concilier. BÉNABEN.
ANNONCES ET NOTICES .
• Nouveau Voyage dans l'empire de Flore , ou Principes
élémentaires de Botanique ; par J. L. A. Loiseleur
Deslongchamps , docteur en médecine de la Faculté
de Paris , membre de la Société de médecine de la
mème ville , associé ou correspondant des Académies
des sciences , inscriptions et belles- lettres de Toulouse ,
de Rouen , etc. , etc. , etc. Un vol. in-8° . Prix , broché
: 7 fr. 50 c. , et 9 fr . 50 c. par la poste. Chez Méquignon
l'aîné , père , libraire de la Faculté de médecine
, rue de l'Ecole de Médecine ; et chez P. Mongie
l'aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
Cet ouvrage , qui parut il y a dix-huit ans , fut accueilli du
public avec tant d'empressement , que plusieurs éditions se
succédèrent rapidement ; mais ce livre ayant toujours été réimprimé
sans additions , ni corrections , était resté tout-à-fait
étranger aus grands progrès que la botanique a faits depuis l'ém
JUIN 1817 . 477
poque à laquelle il parut pour la première fois , et il était devenu
par cela mème trop incomplet pour continuer à être utile
aux personnes qui auraient voulu y puiser les principes élémentaires
de la science. Il fallait donc, ou en publier une nouvelle
édition avec de nombreuses additions et beaucoup de
changemens , ou le refaire en entier. C'est ce dernier parti que
l'auteur a choisi , en conservant toutefois sa division en deux
parties : la première comprenant , à proprement parler , les
élémens de la science ; et la seconde , donnant l'exposition des
caractères des familles et des genres de plantes cultivées dans
les principaux jardins de la capitale. La seconde partie , qui
comprend, comme dans les anciennes éditions , l'exposition des
familles et des genres , a reçu sur-tout un accroissement considérable
: le nombre des genres décrits s'élève à 1340 , sans
compter 212 genres de plantes acotylédones , tandis que cette
meme partie n'en renfermait d'abord dans sa totalité que 986.
La description de chaque genre a été refaite en entier , ou
d'après l'examendes plantes vivantes , ou d'après celui d'échantillons
conservés dans lleess herbiers ; cchhaaque article est terminé
par un aperçu des propriétés des pla sont en usage en
médeciinnee ,dans les arts ou dans l'économie domestique. NNous
ne doutons pas que le Nouveau Voyage dans l'empire de Flore ,
ainsi refait , n'obtienne autant de succès que dans sa nouveauté,
surtout au moment où on ouvre les cours de botanique : les
savans , les élèves et même les gens du monde en apprécieront
le mérite.
an
plantes qui
Histoire de France depuis les Gaulois jusqu'à la mort
de Louis XVI; par Anquetil. Nouvelle édiittiioonn , en dix
volumes in- 12 , PROPOSÉE PAR SOUSCRIPTION , à raison
de 2 fr. 50 c. le volume .
Lemérite de cette histoire est trop connu pour qu'il soit nécessaire
d'entrer dans de longs détails à cet égard. On sait que
rien de ce qui est utile n'y est omis , et qu'elle est rédigée avec
une grande méthode et beaucoup d'impartialité , qualités toujours
précieuses dans un écrivain , sur- tout lorsqu'il s'agit d'ou-.
vrages historiques . Les deux productions qui ont assuré la réputatioonnde
l'auteur , Il''MEsprit ddee llaa LLiigguuee et l'Intrigue du Ca
une noubinet,
y ont trouvé place presque en entier ; mais quelque désir
que l'on eût de posséder cet ouvrage , on était souvent arrêté
par la cherté des premières éditions. C'est donc rendre un véritable
service au public que (de lui présenter
velle édition de cette Histoire complète , en dix volumes in - 12 ,
au prix modéré de 25 francs , pour ceux qui souscriront avant,
le fer juillet, et 56 francs pour ceux qui n'auront pas souscrit à
cette époque.
- Les éditeurs avaient formé d'abord le projet de publier cet
ouvrage en quatre volumes in - 8º. Mais ils ont préféré réduire
leurs bénéfices , et le présenter sons le format in-12
et en dix volumes , ce qui conciliera tout à la fois et l'intérêt
del'art et celuides acheteurs, A en juger d'après lemodèle qu'ils
478 MERCURE DE FRANCE.
ont joint å leur Prospectus , cette édition sera également satis
faisante sous le rapport du papier et des caractères , plus gros
que ceux employés jusqu'ici dans les éditions réduites. Les
mèmes éditeurs se proposent de publier dans le même format et
aux mêmes conditions , l'Histoire universelle , du même auteur.
Ils publieront aussi incessamment l'Histoire philosophique des
Deux-Indes ; par l'abbé Kaynal , en 8 vol. in-8°., avec unAtlas
de 50 cartes .
On souscrit chez Amable Leroy et Coste , libraires, rue de
Seine, n. 12 , faubourg Saint-Germain. Onne paie rien d'avance.
Manuel de Siphilizie , ou notice sur le virus , les
effets , la contagion , le traitement , les préservatifs et
les erreurs populaires de la maladie vénérienne ; enrichi
de trois tableaux ; par M. L. Fournier , docteurmédecin
, ancien élève à l'hôpital des Vénériens et à la
maison de Santé du faubourg Saint-Jacques. Un vol.
in-8°. Prix : 5 fr. , et 3 fr. 50 c. , franc de port. Chez
Guitel , libraire , rue J. J. Rousseau , n. 5 , et chez
l'auteur , rue Neuve-Saint-Eustache , n. rg.
Cet ouvrage qui , par son objet, est devenu malheureusement
d'un intérêt trop populaire , renferme le développement d'une
théorie qui s'appuie toujours sur des faits. Elèvedesplus célèbres
médecins de la capitale , M. Fournier se montredigne de
ses maitres , par ses connaissances et par sa haine pour le charlatanisme
, qu'il combat avec les armes de la raison et de l'expérience..
lui
Lettres champenoises , ou Correspondance politique ,
morale etlittéraire , adressée àmadame de ***, àArcissur-
Aube , n. 4. Prix: r fr. A Paris , chez Chaumerot
jeune , libraire , Palais-Royal , galerie de bois , n. 188 ;
et chez Mongie l'aîné , boulevard Poissonnière, n. 18.
C'est assurément àune femme savante ques'adrese M. le Champenois
; car il ne cesse de lui faire des citations latines ; et nous
craignons pour qu'il ne courre le risque dedéplaire à la
grande majorité de ce sexe aimable , qui peutbienmomentanément
avoir la prétention de politiquer ainsi que les maitres ,
maisqui n'est pas , comme eux . familiarisé avec la langue de
Virgile. Dédaigner le suffrage des femmes serait une maladresse
qu'onne reprochera certainement jamais à un Parisien , et dontun
Champenois pourrait se repentir. Quoi qu'il en soit, madame
de **** d'Arcis -sur-Aube , ne perdra point son latin en cherchant
à comprendre les observations critiques de son correspondant
: elles sont claires si elles ne sont toujours justes ; piquantes
si l'on veut , et souvent spirituelles.
Indicateurde la Cour de France et des départemens ;
quatrième année 1817. Un vol. in-56. Prix: 1fr. 250.
JUIN 1817 . 479
et 1 fr. 60 c. par la poste. A Paris , chez Tiger , imprimeur-
libraire , rue du Petit-Pont , n. 10 , au Pilier
Littéraire.
On doit mettre incessamment en vente , chez Arthus
Bertrand, libraire , rue Hautefeuille , l'Histoire de Jeanne
d'Arc , surnommée pendant sa vie la Pucelle , et après
sa mort la Pucelle d'Orléans .
Cette histoire , tirée des propres déclarations de Jeanne
d'Aro, consignées dans les grosses autenthiques des procèsverbaux
des interrogatoires qu'elle a subis & Rouen; des cent
quarante dépositions des témoins oculaires entendus à l'époque
de la révisionde son procès; des manuscrits de la bibliothèque
du Roi , de celle de la tour de Londres , etc. , est due à M. Lebrunde
Charmettes ; elle formera quatre forts vol . in-8º, et sera
enrichiede douze belles gravures.
Bibliothèque Physico-Economique, instructive et amusante
, ou Recueil périodique de tout ce que l'agriculture
, les sciences et les arts qui s'y rapportent offrent
de plus intéressant; par une société de savans et de propriétaires
, et rédigée par A. Thiebaut-de-Berneaud ,
membre de plusieurs Sociétés savantes et d'agriculture,
nationales et étrangères .
La Bibliothèque phisyco- économique a commencé de paraître
en 1782. MM. Sonini , Parmentier et Denis de Montfort , ont
été tour àtour chargés de sa rédaction. M. Thiébaut de Berneaud,
qui leur succède aujourd'hui , a été l'élève et l'ami de
ces divers écrivains , et est déjà connu par plusieurs ouvrages
estimables sur l'agriculture. L'éditeur promet de donner encore
unplus haut degré d'intérêt à ce recueil périodique que l'on
peut regarder comme le manuel de tous les propriétaires et de
tous les cultivateurs , et de le rendre le dépôt de toutes les connaissances
acquises , des meilleurs procédés , des plus intéressantes
découvertes , et de toutes les notions propres àmultiplier
les ressources de l'économie animale et domestique.
L'abonnement est de 12 fr. pour les douze cahiers , que l'on
reçoit franc de port, par la poste. Les lettres et l'argent doivent
être affranchis et adressés à Paris , à M. Arthus-Bertrand , libraire
, rue Hautefeuille , n. 23.
Les sept premiers livres du Télémaque , mis en vers
par M. Gamon , ex-législateur , ancien président en la
cour royale de Nîmes. Prix : 2 fr. , et 2 fr . 50 c. par
la poste. A Vevey ; et à Paris , chez Mongie l'ainé ,
boulevard Poissonnière , n. 18 .
Sans doute l'entreprise de M. Gamon fait honneur à son talent .
ses vers faciles et harmonieux nous prouvent qu'il sait écrire
en vers ; mais combien on regrette qu'il n'ait pas joint au mé
480 MERCURE DE FRANCE .
3
rite de la versification celui de l'invention ! Pourquoi rimer tun
ouvrage consacré en prose , un ouvrage immortel auquel la
poésienepeut rien ajouter , et dont elle altère infailliblement
le naturel et la simplicité ? Il est tel monument sacré dont le
plus habile architecte respecte la noble et antique structure , et
qu'il n'ose se permettre d'embellir par de vains ornemens .
Télémaque est du nombre de ces belles productions ; sa prose a
le charme des plus beaux vers.
Des Avocats législateurs , avec cette épigraphe : Vir
probus dicendi peritus ; par M. J. D. L. P .: broch in-8°.
Prix : 50 c. , et 60 c. franc de port . A Paris , chez P.
Mongie aîné , libraire , boulevard Poissonnière , n. 18.
Les amateurs de médailles nous sauront gré sans doute de
Jeur annoncer que la belle collection qui avait été formée par
feu M. Thury , est à vendre en ce moment.
Ce médailler se compose de trois mille sept cents pièces de
monnaies des quatre parties du monde ; de médailles des empereurs
, rois , papes , prélats , grands hommes , etc. , etc.; d'un
certain nombre d'antiques de la Grèce , et du Haut et Bas-Empire,
en or , argent, billon et cuivre ; et des pièces frappées
pendant le règne de Djéhanguir , et connues dans le monde savant
sous le nom de monnaies zodiacales . La collection relative
à la France , remonte à la première race , et s'étend jusqu'à nos
jours.
Les personnes qui désireront traiter de ce médailler , que
l'on ne veut point démembrer , sont priées de s'adresser à
M. Bonneville, essayeur du commerce et de la Banque de
France , rue Saint- Martin , n . 14.
Poésie ; par M. J. Vatout.
TABLE .
Nouvelles littéraires .-Réflexions sur l'injustice de quelques
jugemens littéraires .
Variétés.- Traduction d'un passage d'un livre espagnol;
Pag. 434
458
Beaux-Arts . - Salon de 1817.
447
par M. Esménard. 457
Correspondance.
465
Annales dramatiques.
407
Politique. - Revue des Nouvelles de la Semaine; par
M. Bénaben.
470
Notices et Annonces.
476
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE,
MERCURE
nm
DE FRANCE.
SAMEDI 14 JUIN 1817 .
AVIS IMPORTANT .
nmu
Les personnes dont l'abonnement expire au 1er juil
let , sont invitées à le renouveler, si elles ne veulent pas
éprouver d'interruption dans l'envoi des numéros . L'époque
de l'e piration de l'abonnement est marquée sur
l'adresse.
LeMERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine. Le
prix de l'abonnement est de 14fr. pour trois mois , 27 fr . pour six
mois , et 50 fr. pour l'apnée.
Les Livies ,Gravures , etc. ,que l'on voudra faire annoncer dans le
MERCURE ,les Poésies et Articles que l'on désirera y faire insérer , doivent
être adressés , francs de port , à M. LEFEBVRE , directeur du
Mercure de France , rue des Poitevins , nº 14, près la place Saint-
André-des-Arcs.
Pour tout ce qui est relatif aux Abonnemens , il fant écrire , francede
port, à L'ADMINISTRATION du Mercure de France, à la même adresse .
Les bureaux sont ouverts tous les jours , depuis neuf heures du matin
jusqu'à six heures du soir .
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
FRAGMENS D'UN POÈME INÉDIT.
Description de l'Islande.
Quelle puissante main creusa ces noirs rivages ,
Dont les flancs déchirés vomissent les orages ;
TOME 2 31
www
482 MERCURE DE FRANCE.
Vastes écueils , posant les limites des mers ?
Là Thulé se débat sous le deuil des hivers ;.
Là , sous d'affreux glaçons , la nature enchaînée ,
Semble s'ètre elle-même à la mort condamnée .
Lieux désolés , maudits ! ... Là , des monts ébranlés ,
Les antres sont déserts , les échos sont troublés.
Là , pour accroître encor l'horreur qui l'environne ,
Sous sa voûte de neige, Hécla fume et bouillonne
Et poursuit vainement , par d'éternels combats ,
L'insensible rigueur des éternels frimats .
Inépuisables feux ! le volcan se rallume :
De ses nouveaux brasiers coule un nouveau bitume :
Le flot brûle , s'éteint , s'arrête , se durcit :
De sa sombre couleur la glace se noircit ,
Et du torrent captif amoncelant les ondes ,
Présente le chaos à l'effroi des deux mondes.
Autour règne Neptune ; assis sur les rochers ,
Il en défend l'approche aux plus hardis nochers ,
Et ne laisse aborder que les glaçons arctiques ,
Où voyagent du nord les monstres faméliques.
On croit que Jupiter , dans ces rochers lointains ,
Acaché pour jamais le livre des destins ,
Et les arrêts du sort et le secret des âges :
Ce trésor est gardé par le Dieu des orages .
Nuit et jour le Dieu veille : armé de son trident ,
Il en frappe le flot , qui recule en grondant ;
Et le front hérissé de vapeurs boréales ,
Il les exhale au loin sur ces plages fatales .
Là vivent des humains : ces enfans des hivers ,
Là , dans l'exil natal , terminent l'univers.
Innocens , de la vie ils ont tous les supplices .
Et s'ils sont criminels, les Dieux sont leurs complices;
Description d'un tremblement de terre et d'une éruption.
Soudain le sol exhale un sourd mugissement ,
Un vent froid frappe l'air par un long sifflement.
JUIN 1817 . 483
)
L'écho répond au loin à la voix du tonnerre ;
La menace est au ciel , le trouble sur la terre .
Du sein des flots s'élève une épaisse vapeur ;
Le soleil obscurci fuit dans un jour trompeur.
Tout le peuple s'écrie : « Esprit de la tempète ,
« Arrête , épargne-nous : nous célébrons ta fète . »
Mais en vain : des moissons les trésors renversés ;
Des offrandes au loin les débris dispersés ;
,
Les feux pâles , muets , qui sillonnent la nue ,
Ont glacé les esprits d'une peur inconnue.
Tout-à-coup l'onde s'enfle , et le flot irrité ,
Par de nouveaux courants sur la terre est jeté :
Tantôt il porte au ciel ses vagues rassemblées
Tantôt il les abime en profondes vallées .
Le vautour des rochers et l'alcyon des mers
Remplissent l'air brûlant de sinistres concerts .
Les troupeaux éperdus désertent les campagnes ,
Cherchent l'horreur des bois et les âpres montagnes .
Enfin , l'ile s'ébranle , et de prompts tremblemens
Semblent déraciner jusqu'à ses fondemens .
Trois fois le sol s'émeut : les flammes souterraines
A ce triple réveil soudain brisent leurs chaines .
Les trombes de la mer et les feux des volcans
S'élancent vers le ciel , effroyables Titans ,
Et le ciel , pour répondre à la mer , à la terre ,
Lance aussi ses torrens et vomit le tonnerre .
Les monts sont déchirés , et leurs flancs entrouverts
Frappent l'éclat des cieux de la nuit des enfers .
Tout est flamme et torrent... Aux cimes des montagnes
Le taureau pousse en vain ses tremblantes compagnes :
Aquilon le poursuit aux plus rudes sommets ,
Etd'un souffle mortel ébranlant les forèts ,
Brise des noirs sapins les tiges tutélaires ,
Des troupeaux éperdus abris héréditaires.
L'aigle résiste encor ; espérant tout du ciel ,
Il presse avec fureur le rocher paternel ,
Menaçant l'univers qui paraît se dissoudre...
L'oiseau de Jupiter est frappé de la foudre...
Les flots et les volcans, par un égal effort ,
Semblent se disputer l'empire de la mort.
Le peuple survit seul, sans bien et sans patrie ,
Et la prière meurt dans son âme flétrie...
31 .
484
MERCURE DE FRANCE.
La lave tout- à- coup , en deux torrens égaux ,
Embrasse le rivage et se perd dans les flots .
Du rivage soudain s'échappe un sourd murmure ,
Sombre adieu qui répond au deuil de la nature.
Tout le peuple , frappé de l'horreur de son sort ,
Voit devant lui l'abime , autour de lui la mort...
DE NORVINS .
ÉNIGME.
J'habite une petite grotte ,
Au-dessus de laquelle on rencontre un palais ,
Siége du goût ; j'enfante les procès ,
J'en fais gagner de très-mauvais ;
Quand on en perd de bous , c'est fort souvent
Que te dirai-je encor ? des choses d'ici bas ,
Je suis la meilleure et la pire ;
ma
Avec moi de tous temps , on fit de très-bons plats ;
Sans moi les orateurs perdraient tout leur empire ;
Mais les Perin-Dandin ne nous grugeraient pas .
faute.
(ParM. I. J. Roques , de Montauban , aveugle de naissance. )
CHARADE .
Les lois sévèrement punissent mon premier .
La coquette toujours se plaint de mon dernier ,
Qui ne veut plus , hélas ! qu'elle soit mon entier.
(Par M. R. LABITTE . )
wwwmmw
LOGOGRIPHE
Dix pieds , plus un, composent tout mon être ;
Chez les Anglais je suis forten honneur :
Maispour mieux me faire connaître ,
J'ai six frères , ami lecteur ;
JUIN 1817 . 485
Sur mes sept pieds je suis une ville d'Asie,
Qu'Alexandre illustra jadis;
Sur six le fruit de la philosophie ;
Sur cinq une déesse et le fils de Cypris;
Une ville de France , ainsi qu'une province ;
Je suis encore une rivière ; un prince
Ancien roi des Persans ; et d'un lointain pays-
Un oiseau musicien venu sur notre plage ;
Enfin sur quatre pieds, en moi tu trouveras
Un des points cardinaux ; un animal sauvage ;
Un mal craint dans les chiens : des célestes états
Un messager divin; et chez l'humaine engeance
Un ètre qu'on voit rarement.
Je suis encor l'intelligence
Qui gouverne le monde : enfin , pour complément ,
La ville sainte ; un arbre ; un doux présent de Flore ;
Trois rivières de France ; un poisson; un oiseau ;
Undes mois de l'année : un pied de moins encore
Fait de moi l'élément qu'habite le barbeau ,
Ton nom, lecteur , le mien , et l'air que tu respires,
Ce que ton coeur demande à la charmante Fglé
Lorsqu'à ses pieds tendrement tu soupires :
Un oiseau remarquable en sa stupidité;
Une bète plus sotte et non moins indolente.
Sur deux pieds seulement un métal corrupteur .
Mais si depuis long-temps assez je te tourmente ,
En me suivant , va-t-en diner , lecteur .
Par M. D. J.T. (de Caudebec , départ. de la Seine-Inférieure.)
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est caisse; celui de la charade ,.
Angleterre ; et celui du logogriphe , broche , où l'on
trouve rocheet broc.
486 MERCURE DE FRANCE.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Abrégé des Mémoires , ou Journal du marquis de
Dangeau , extrait du manuscrit original , contenant
beaucoup de particularités et d'anecdotes sur
Louis XIV, sa cour , etc .; avec des notes historiques
et critiques , et un abrégé de l'Histoire de la
Régence; par madame de GENLIS ( 1 ) .
( II ° et dernier Article. )
Ce n'est pas sans éprouver quelque répugnance que
je reprends la suite de ma discussion avec madame de
Genlis ; je crains que les éloges que je suis forcé de lui
donner , en sa qualité de philosophe , n'alarment sa
modestie ; je voudrais traiter avec les ménagemens les
plus délicats , une femme d'un mérite littéraire aussi
distingué . Que ne s'est-elle bornée à ces charmantes
compositions qui ont élevé si haut sa renommée , et
qui font les délices des connaisseurs ! Pourquoi l'auteur
de Mademoiselle de Clermont , de Madame de La
Vallière , de Mademoiselle de La Fayette , et de tant
d'autres ouvrages pleins de grâce et d'intérêt, s'est-elle
décidée , nouvelle amazone , à endosser la cuirasse et à
ceindre l'épée , pour défendre une cause que ses véritables
principes ne lui permettent pas de servir avec
succès ? Elle se débattra vainement pour échapper à cette
(1 ) A Paris , chez Treutell et Würtz , libraires , rue de
Bourbon , no . 17. Quatre vol. in- 80 . Prix : 20 fr . , et 24 fr. par
la poste.
JUIN 1817 . 487
vérité ; j'ai promis , à la fin de mon dernier article , de
lui opposer un argument décisif ; et cette promesse n'a
point été faite au hasard.
Si je parviens à prouver que madame de Genlis partage
les opinions des philosophes du dix - huitième
siècle , à l'égard de l'auteur de Télémaque , elle sera
forcée, je l'espère, d'avouer que le langage qu'elle adopte
aujourd'hui n'est qu'un piège tendu à l'innocente crédulité
de ses contemporains ; rien alors n'empêchera le
public , juge suprême de ces sortes de débats , de la
déclarer atteinte et convaincue de philosophie . Je me
garderai bien , pour arriver à mon but , de suivre ce
système d'interprétations , au moyen desquelles on met
une pensée à la torture jusqu'à ce qu'elle devienne un
crime , la justice n'aura point à rougir de mes procédés ;
et c'est madame de Genlis elle-même que j'appellerai
en témoignage contre madame de Genlis .
« Je ne suis pas étonnée , dit-elle en 1817 , que les
écrivains célèbres du siècle dernier , ayant affecté , en
général , de louer beaucoup Télémaque, aient pardonné
àcet ouvrage la sublimité de sa morale en faveur des
idées démocratiques qui s'y trouvent répandues ! Le partage
des terres proposé, le gouvernement électifpréféré ,
la magnificence royale abolie , les satires outrées de la
cour et des courtisans , les traits qui tombent sans cesse
sur Louis XIV, toutes ces choses devaient trouver
des partisans parmi eux ( 1 ) . »
Voici maintenant ce que madame de Genlis écrivait
en 1791 , dans un de ces momens d'abandon , où la verité
force tous les obstacles qui la retiennent captive au
fond de la conscience : « Souvenez-vous , disait - elle ,
de l'histoire de Fénélon et de son élève le duc de
(1) Mém. de Dangeau , tom. 1cr . , pag. 35.
1
488 MERCURE DE FRANCE .
Bourgogne. Le jeune prince faisait une perte irréparable
; il perdait Fénélon , et il était fait pour régner
! il sentit vivement son malheur : » Madame de
Genlis blâme ensuite , dans une note , la conduite de
Louis XIV envers Fénélon , qui , ajoute-t-elle ironiquement,
avait eu la noirceur de composer Télémaque
pour son élève ( 1 ) . »
Madame de Genlis dira-t- elle qu'elle ne connaissait
pas Télémaque lorsqu'elle écrivait ces lignes remarquables
? une telle excuse serait inadmissible ; la manière
dont elle s'exprime prouve qu'elle sentait bien, à
cette époque, toutes les noirceurs de Fénélon, et qu'elle
n'était scandalisée ni de ses opinions démocratiques ,
ni de ses satires outrées de la cour et des courtisans.
<< J'étais alors philosophe , s'écriera probablement madame
de Genlis ; cela est vrai ; mais j'ai bien changé
depuis ce temps - là. Un rayon de la grâce est tombé
sur moi ; je me suis réconciliée avec la cour et les courtisans.
Je professe une admiration sans bornes pour le
dix-septième siècle ; j'ai dit anathème à la philosophie ;
les grands écrivains du dernier siècle ont trouvé en
moi un censeur inexorable ; j'ai confessé ma coulpe , et
j'en ai reçu l'absolution. La Harpe en fit autant. Ne
voyez en moi qu'une philosophe convertie ; je suis sincère
aujourd'hui comme je l'étais autrefois; je n'ai fait
que changer du noir au blanc ; cela ne vaut pas la peine
d'en parler . >>>
Je ne pense pas qu'une conversion de ce genre soit
impossible. Montaigne et l'expérience nous ont appris
que l'homme « est un être ondoyant et divers ; qu'il
n'est constant que dans son inconstance. >> Rien de plus
(1) Leçons d'une gouvernante à ses élèves , tom. rer , pag. 352 ,
953
JUIN 1817 . 480
louable que de reconnaître et d'abjurer une erreur. On
pourrait citer des personnes d'un esprit élevé dont le
temps a modifié les idées ; mais ces mêmes personnes
sont remplies de modération ; elles n'attaquent point ,
avec une violence irréfléchie , ceux qui restent attachés
à leurs premiers sentimens . Cette sage tolérance est le
signe le moins équivoque de leur bonne foi . Si madame
de Genlis , humble dans son repentir , et sévère pour
elle-même , était indulgente envers les autres ; si elle
ne signalait pas aujourd'hui comme un démocrate et
un visionnaire , ce même Fénélon « que le duc de Bourgogne
, destiné au trône , était si malheureux d'avoir
perdu ; >> si elle nourrissait uniquement son coeur de
P'esprit de l'évangile , qui est un esprit de paix et de
charité ; si , enfin , satisfaite de travailler avec efficacité
à l'oeuvre de son salut , elle ne s'érigeait point en docteur
de la loi , en juge suprême des hommes et des
choses ; on croirait aisément à la sincérité de sa conversion
: mais , quoiqu'elle se déchaîne contre les philosophes
de tous les temps , et que Sénèque lui-même ( 1 ) ,
qui n'a rien à démêler avec la révolution , soit en butte
à ses traits , je n'en suis pas moins convaincu qu'il
reste au fond du coeur de madame de Genlis un levain
très - actif de philosophie , et que dans le secret de sa
conscience elle est enchantée du triomphe des idées libérales.
La publication des Mémoires du marquis de Dangeau
, loin d'affaiblir cette opinion , n'a servi qu'à la
fortifier. C'est la plus insipide production qui soit jamais
tombée des ciseaux d'un compilateur ; je suis peu
surpris que Voltaire en ait attribué la plus grande partie
aux loisirs de quelque valet-de-chambre bel-esprit.
(1 ) Mém. de Dangeau , tom. 2 , pag. 165 .
490 MERCURE DE FRANCE .
Peut- on supposer, par exemple , que M. le marquis de
Dangeau , membre de l'Académie française , fût assez
ignorant pour écrire qu'on jouerait à la cour la traduction
d'une comédie de Plaute « appelée Mocellaria ? »
Le moindre écolier de rhétorique sait que la pièce
dont il s'agit est intitulée Mostellaria , le Fantome ou
le Revenant. « On nous apprit , dit-il , la mort de Scaramouche
, le meilleur comédien qui ait jamais été. >>>
N'est-ce pas là un jugement d'antichambre ? le marquis
de Dangeau aurait- il mis un bouffon au-dessus de
Baron et de Montfleuri ? cela n'est pas vraisemblable
Que penserait- on aujourd'hui d'un homme de la cour
qui donnerait à Potier la préférence sur Talma ?
Il n'y a point d'ouvrage qui soit plus propre que ces
Mémoires à donner une idée peu favorable de Louis XIV.
Les formes du langage sont respectueuses ; mais le choix
et le rapprochement des faits me paraissent la satire la
plus sanglante qui ait jamais été faite d'un roi et de sa
cour. L'auteur annonce froidement et en peu de mots
la révocation de l'édit de Nantes , l'exil des huguenots ,
la confiscation de leurs propriétés , enfin toutes les rigueurs
qui forcèrent tant de milliers de Français à
porter leur industrie chez des peuples étrangers. A côté
de cet acte arbitraire qui plongeait une partie de la
nation dans la misère et le désespoir , on voit la cour
occupée de spectacles , de fêtes , de divertissemens .
On célébrait des carrousels ; on allait à la comédie ;
<<on dansait avec les bous danseurs et les bonnes danseuses
de l'Opéra » . On se disputait sur l'étiquette;
l'on décidait « que ce sont les premiers écuyers et jamais
les chevaliers d'honneur des princesses qui vont
adresser les complimens aux ambassadeurs » : affaire ,
comme on voit , très-importante, lorsque la France était
en deuil.
JUIN 1817 . 491
Mad. de Genlis paraît aimer avec passion les cérémonies
, les réceptions , les présentations et les fêtes . Le
marquis de Dangeau , dit-elle , inscrit dans son journal ,
avec un soin particulier , tout ce qui a rapport aux
étiquettes de la cour : nous avons eu le temps de les
oublier ; j'ai cru qu'on les verrait avec plaisir ; ilsy sont
tous ( 1 ) » . Je pourrais chicaner l'auteur sur cette phrase
qui n'est nullement française : on dit bien l'étiquette ,
le cérémonial de la cour ; mais il faut laisser les étiquettes
aux épiciers et aux apothicaires ; si l'on veut , malgré
l'usage , se servir de cette expression au pluriel , on doit
au moins lui conserver son genre qui est décidément
féminin . Ils y sont tous est un solécisme que M. Urbain
Domergue , s'il vivait encore , aurait quelque peine à
pardonner ; mais ce sont la des minuties. Madame de
Genlis écrit en général avec une élégance et avec une
pureté si remarquables qu'on ne peut attribuer ces légères
taches qu'au défaut d'attention. Je suis presque
honteux de donner une leçon de grammaire à un écrivain
aussi distingué.
Ce que j'excusemoins volontiers , c'est le soin qu'elle
a pris de conserver tous ces détails d'étiquettes , dont
rien ne rachète l'ennui. Il est vrai que si l'on retranchait
ces détails , les quatre volumes des Mémoires du
marquis de Dangeau pourraient se réduire à un seul ;
mais le public y gagnerait et l'auteur n'y perdrait rien.
Je ne vois pas , par exemple , quel inconvénient il y
aurait eu à supprimer l'historique du cadenas , distinetion
particulière aux princesses , et dont il est deux fois
question dans cet ouvrage. Je ne conçois pas les motifs
de l'importance que madame de Genlis attache à cette
(1) Mém. de Dangeau , tom. 1er,pag. 32.
492 MERCURE DE FRANCE .
cérémonie ; nous serions trop heureux , au milieu de nos
pertes , de n'avoir à regretter que celle du cadenas .
C'était un homme assez singulier que le marquis de
Dangeau , si toutefois il est l'auteur des Mémoires qui
portent son nom . Louis XIV qui avait le sentiment de
la grandeur , quoiqu'il se soit quelquefois trompé sur les
moyens d'y parvenir , a conçu et exécutédes projets qui
recommandent sa mémoire à l'estime de la nation; mais
rien ou presque rien , dans ce genre , n'a fixé les regards
du courtisan académicien. Aucun des événemens remarquables
qui , à cette époque , décidèrent du sort de la
France et de celui de l'Europe , ne lui arrache une réflexion.
La victoire de Denain qui sauva l'Etat , menacé
d'une crise terrible , est racontée en quelques phrases
maigres , froides et tout-à-fait dénuées d'intérêt. Ce
courtisan voit le monde entier dans le château de Versailles
; il ne paraît pas même avoir la moindre idée de
l'éclat immortel que les hommes de génie ses contemporains
répandaient , par leurs admirables travaux , sur
leur siècle et sur leur patrie. Le fondateur de la scène
française , Corneille , qui obtint et mérita le nom de
grand , mourut en 1684. Cet événement est ainsi
raconté dans le Journal de Dangeau : « On apprit à
Chambord la mort du bonhomme Corneille , fameux
par ses comédies ; il laisse une place vacante à l'Académie.
» Ce qui étonne le plus , ce sont les transports
d'admiration que madame de Genlis éprouve en transerivant
cette Oraison funèbre d'un nouveau genre.
Rien de plus curieux que la note où elle a exprimé
P'enthousiasme dont elle était pénétrée.
« Avec quel doux sentiment d'une tendre admiration
, s'écrie-t-elle , on entend appeler le grand Corneille
le bonhomme ! On était rempli d'enthousiasme pour
son génie ; ses contemporains lui ont décerné toute la
JUIN 1817 . 493
gloire que lui accorde la postérité , et l'on disait le bonhomme
Corneille ! Un ancien a dit (Sophocle ) : II
n'y a que les grandes úmes qui sachent combien il y
a de gloire à être bon. On le savait dans le beau siècle
de Louis XIV . Presque tous les grands hommes de
ce temps joignirent la droiture , la candeur et la bonté
à des talens sublimes . Le caractère de nos grands
hommes a été d'un autre genre ; il eût été difficile de
dire le bonhomme Voltaire , le bonhomme Helvétius ,
le bonhomme d'Alembert. Aussi avons - nous pris le
parti de décider que la bonhomie est ridicule , et qu'un
bonhomme est un sot. >>>
En s'efforçant de sauver ce qu'il y a de ridicule , ou ,
si l'on vent, d'impertinent, dans la notice nécrologique
échappée au marquis de Dangeau , madame de Genlis
est allée trop loin. Elle aurait mieux fait de garder le
silence à cet égard ; mais elle sollicite l'attention avec
une maladresse inexcusable. Depuis quand le mot bonhomie
est-il synonyme de bonté? Que signifie cette
tendre admiration pour l'épithète de bonhomme ;
comme s'il était permis d'ignorer que , dans la bouche
d'un petit gentilhomme parvenu , tel que le marquis de
Dangeau , ce terme familier pût appartenir à un autre
langage qu'à celui de la fatuité ? Ce marquis parle souvent
de Racine ; il annonce aussi sa mort ; mais en
s'exprimant sur le compte d'un homme qui avait eu
l'honneur d'être admis à faire sa cour au Roi et à madame
de Maintenon , il se garde bien de dire le bonhomme
Racine. Ce panégyrique est réservé à l'auteur
du Cid , vivant dans la retraite, assiégé de besoins,
et recommandable seulement par ses chefs -d'oeuvre .
Madame de Genlis ne serait pas satisfaite d'ellemême
, si elle laissait perdre une occasion d'outrager
la mémoire des écrivains philosophes du dernier siècle.
494 MERCURE DE FRANCE.
On ne dit pas , il est vrai , le bonhomme Voltaire , le
bonhomme Helvétius , le bonhomme d'Alembert , le
bonhomme Montesquieu ; mais doit-il résulter de là,
comme conséquence nécessaire , qu'ils n'eussent ni droiture
, ni candeur , ni bonté ? Ne peut - on condamner
leurs écrits sans attaquer leur caractère ? Est-ce là l'esprit
de la charité chrétienne ? Helvétius , pour ne citer
qu'un seul de ces hommes célèbres , ne fut-il pas ,
pendant sa vie , un modèle de bienfaisance et de probité?
Compâtissant , généreux , le malheur ne sollicita
jamais envain son appui ; et tandis que l'intolérance
accusait sa mémoire , elle était honorée par les larmes
du pauvre et par le deuil de l'amitié. Madame de Genlis,
qui a tant écrit sur la morale , devrait savoir qu'il n'est
pas très-moral de manquer ainsi aux convenances et à
la vérité.
Cette digression m'a écarté des Mémoires du mar
quis deDangeau : le lecteur n'y perd pas grand chose ;
il ne me restait qu'une observation à faire , c'est que ce
noble écrivain qui n'accorde , comme je l'ai déjà dit ,
que peu de lignes aux événemens les plus dignes d'intérêt
, ne néglige aucune particularité , quelque minu
tieuse qu'elle soit , lorsqu'il décrit les chasses , les quadrilles
, et sur-tout les cérémonies qui accompagnèrent
sa réception , lorsqu'il fut reçu grand-maître de l'ordre
de Saint- Lazare ; c'est alors qu'il triomphe , et que rien
ne lui semble trop frivole pour être transmis à la postérité.
Il raconte comment les anciens chevaliers de Saint-
Lazare , tous vêtus de velours amaranthe , allèrent le
prendre dans son appartement, et descendirent , deux
à deux , devant lui, jusqu'à la chapelle. « Nous trouvâmes
, ajoute-t-il , l'appartement de la reine qu'on
nous avait fait ouvrir , et passâmes par le grand degré.
JUIN 1817 . 495
J'étais revêtu des habits et du grand manteau de l'ordre ,
qui est de velours amaranthe , brodé d'or et doublé de
vert. >> M. le marquis de Dangeau fait ici l'énumération
exacte de ses révérences , d'abord à l'autel et au Roi , et
ensuite au Roi et àl'autel. « Ce fut M. Desgranges qui
présenta la croix et le ruban ; M. Blainville , grandmaître
des cérémonics , étant absent et en Normandie
depuis quelques jours , ce fut l'abbé Morel qui présenta
l'évangile. M. le cardinal de Furstemberg ne présenta
pas l'évangile , parce qu'il n'avait ni rochet ni camail . >>>
Je passe sur une foule d'autres observations tout aussi
importantes. Tels sont les faits que madame de Genlis
se félicite d'avoir exhumés de l'oubli, et qui attestent ,
suivant elle , la candeur , la bonne foi , l'impartialité du
marquis de Dangeau .
Nous n'aurions pas, je crois , une idée bien juste de
cet académicien, si nous ne consultions que l'éditeur de
ses Mémoires . Un écrivain , célèbre par sa franchise et
par son originalité , le duc de Saint-Simon , nous en a
laissé un portrait moins flatteur ; mais je serais bien
trompé s'il avait manqué la ressemblance. « C'était ,
dit-il , le meilleur homme du monde, mais àqui la tête
avait tourné d'ètre seigneur , ce qui l'avait chamarré de
ridicules . Madame de Montespan disait de lui , « qươn
ne pouvait s'empêcher de l'aimer et de s'en moquer. »
Rien de plus plaisant que ses promotions de l'ordre de
Saint - Lazare , où toute la cour venait pour rire , tandis
qu'il s'en croyait admire.>> D'après cette esquisse , rien
n'empêchait madame de Genlis de se servir d'une
expression qui a pour elle tant de charmes , et d'intituler
sa compilation : « Mémoires du bonhomme Dangeau. »
L'éditeur a complété ces Mémoires par un abrégé
de l'Histoire de la Régence où l'on retrouve son talent
ordinaire , et qu'on lit avec intérêt. On regrette le temps
496 MERCURE DE FRANCE.
que madame de Genlis emploie à compiler; elle pour
rait faire de ses loisirs un usage plus avantageux pour
le public et pour elle-même. Je ne reviendrai pas sur des
faits généralement connus ; mais il est une remarque
que je ne saurais me dispenser de communiquer à mes
lecteurs. Dans cette Histoire de la Régence ; soit que
madame de Genlis fût moins circonspecte , en l'écrivant,
ou qu'elle cédât involontairement à l'influence du dixhuitième
siècle , elle retombe plus d'une fois dans le
péché de philosophie. Elle traite assez mal la cour et les
courtisans, etmême elle s'écrie avec un enthousiasme bien
remarquable : « Ilfaut avouer que la démolition de
la Bastille fut un beau spectacle , et l'abolition des
lettres -de-cachet un grand bienfait ! (1 ) » Je ne blåmerai
certainement pas une pareille exclamation ; car
je n'ai jamais aimé ni la Bastille , ni les lettres-de-cachet;
j'aurais désiré , comme tous les vrais philosophes ,
que les abus eussent été réformés d'un consentement
unanime , et qu'une révolution', nécessaire dans les lois
et dans les institutions , se fût opérée sans violence. Mais
pourquoi madame de Genlis montre-t-elle aujourd'hui
tant d'irritation contre les hommes avec qui elle se trouve
encommunauté de sentimens ? Comment se fait-il que ce
qui est un crime chez les autres devienne une vertu
chezelle ? D'où vient cette fureur de reprocher sans cesse
les erreurs et les attentats des factions , àces illustres
écrivains qui ne pensaient qu'à dégager la raison
des ténèbres de la barbarie , à défendre les droits légi
times des peuples , à rasseoir les monarchies chance
lantes sur des bases solides ; enfin , à servir, de toute
l'influence de leurs talens , la sainte cause de l'huma
(1) Mémoires de Dangeau , tom. 4 , pag. 185 .
JUIN 1817 . 497
nité ? Faut-il pousser l'imprudence d'un zèle équivoque
jusqu'à traduire leur mémoire, jusqu'à nier leurs ver
tus , jusqu'à calomnier leurs intentions ? La loi évangélique
prescrit la modération ; elle recommande sur
tout la justice ; c'est un devoir étroit que chacun est
tenu de remplir , et dont les dévotes mêmes ne sont pas
dispensées.
A. JAY.
L'ERMITE EN PROVINCE.
LES BÉARNAIS.
<< Je pourrais , je crois , vous expliquer à quoi tient
cette supériorité physique et morale qui paraît être
assez généralement le partage des habitans des montagnes.-
Vous pouvez vous épargner cette peine, me
répondit-il ; mon opinion est faite; les hommes duplateau
ne valent pas mieux que ceux de la plaine , ou du
moins ladifférence est si peu de chose que cela ne vaut pas
lapeine d'en parler. Comment, yous croyez ?...- que
ce monde est un grand Lagne où la justice , pour ne pas
dire l'injustice éternelle, rassemble des forçats de toutes
les couleurs , sous la garde de quelques argousins qui
ne valent pas mieux que la chaîne qu'ils conduisent ? >>>
Et mon homme , en disant cela , se remit à feuilleter
son livre de poste pour connaître le nom du village que
nous allions traverser. >>>
Če peu de mots suffit pour faire connaître à mes lectours
le caractère aimable du compagnon de voyage
32
498 MERCURE DE FRANCE.
'avec qui je fais route de Bayonne où je l'ai rencontré,
jusqu'à Barrèges où il va prendre les eaux. Cet homme
est bien le misanthrope le plus bourru , le frondeur le
plus déterminé que j'aie vu de ma vie : il n'y a pas
quatre heures que nous sommes ensemble , et il a trouvé
le temps de me dire du mal du pays , des habitans , du
climat , de lui , de moi , de tout le monde. Comme nous
approchions du gave de Pau : « Je me reconnais ,
(s'écria-t-il) ; et s'adressant au postillon : N'est-ce pas
là le chemin d'Orthevielle ? - Oui , monsieur .-Et devant
nous , le village de Belloc ? - Oui , monsieur.-
Mais , sur cette hauteur , à gauche , il y avait un chàteau
, si j'ai bonne mémoire ? - Il est démoli depuis
une vingtaine d'années .
-On aurait dû s'y prendre dix-huit ans plus tôt (continua-
t-il , en se rejetant dans la voiture ) , et ensevelir
sous ses ruines tous ceux qui s'y trouvaient, sans
excepter l'enfant qui venait d'y naître . -Quel était
donc cet enfant-là ?-C'était moi.-Comment, vous
êtes le fils .... ? -Je ne suis le fils de personne , quoiqu'en
dise Bridoison. Monhistoire n'est pas longue,
etcomme elle ne me fait pas grand honneur , jeʻla conte
volontiers .
Je suis en guerre avec la société depuis que je suis
au monde ; jusqu'à l'âge de quinze ans , j'ai été élevé
sous le nom romanesque d'Alcandre , par le curé
d'un villageque nous venons de laisser sur notre gauche:
ce vieillard , chez lequel on m'avait déposé avec une
somme d'argent assez forte , mourut sans savoir à qui
j'appartenais , et me confia aux soins de son frère, fermier
des environs ; mais comme je grandissais saus que
personne vînt me réclamer, avec des dispositions très
peu conformes à la vie rustique à laquelle on me desti
nait , je devins bientôt une charge très-onéreuse à la
JUIN 1817 . 409
pauvre famille qui m'avait adopté. Je le sentais , et
déjà je rassemblais assez d'idées pour en vouloir beaucoup
à ceux qui m'avaient mis dans cette position pénible
dont je cherchais à sortir.
Un jour (je pourrais vousdire la date et l'heure ) un
gros homme bien vêtu , que je me rappelais avoir vu
plusieurs fois à la ferme , vientme prendre , me conduit
sur le pont d'Orthevielle où l'attendait une voiture , et
m'adresse ces mots : « Alcandre , vous voyez ce château ;
celle à qui il appartient est votre mère ; les preuves
incontestables de ce que j'avance se trouvent dans ce
porte-feuille ; en vous le remettant , je répare une
faute , j'acquitte un devoir, et je me venge. Adieu ! »
Sans me laisser le temps de dire une parole , il monte
dans sa chaise de poste , et s'éloigne en m'appelant
M. le chevalier. Revenu de ma surprise , je n'ai rien de
plus pressé que d'entrer dans un petit bois voisin , et
de prendre connaissance de mes titres de noblesse ; rien
n'ymanquait, lettres , portraits , certificats d'accoucheur,
denourrice, etc. J'étais sinon bien légitimement, dumoins
bien légalement ( grâce àl'axiomejuridique : Pater est...)
fils de M. le comte de..... , mort , deux ans avant , au
camp de Jalès. Je vous fais grâce d'une foule de détails
dont la connaissance justifie , du moins à mes yeux , le
parti auquelje m'arrêtai sans la moindre hésitation. Après
avoir été déposer chez un notaire mes papiers de famille ,
je me rendis , sans en prévenir personne , au château
de...... , où madame la comtesse , après dix ans passés
dans la capitale , était de retour depuis quelques mois.
Je la fis prier de m'accorder un moment d'entretien
particulier : cette dame , dont la beauté me frappa moins
que l'air impertinent qui en détruisait le charme , me
reçut sans daigner lever les yeux sur moi. J'avais préparé
mapetite barangue de manière à captiver son atten-
52.
506 MERCURE DE FRANCE.
tion dès les premiers mots : « Madame la comtesse, lai
dis-je , je n'ai pas plutôt appris que j'avais l'honneur
de vous appartenir , que je me suis empressé de venir
vous rendre mes devoirs . -De m'appartenir ...... !
(interrompit-elle , en me regardant avec arrogance) :
que voulez-vous dire , mon ami? -Je veux vous dire ,
madame, continuai-je en élevant la voix , que je suis
votre fils , que vous l'avez oublié pendant quinze ans ,
et que je viens vous en faire souvenir.-Eh ! qui vous a
fait cette histoire ? reprit-elle, d'un tondéjà moins assuré.
-Cette histoire , madame , est écrite de votremain etde
celle de M. de Laf.... ; j'en ai déposé lé manuscrit chez un
notaire qui le communiquera, si vous le jugez convenable
, au tribunal de Pau. » Sans me répondre, madame
la comtesse courut à son secrétaire , ouvrit un
tiroir à double fond , et n'y trouvant pas les papiers
qu'elle y avait sans doute enfermés ...... : « Ce misérable
intendant ! s'écria-t- elle ...... , je le ferai pendre »; puis
se radoucissant par degré : « Eh bien ! jeune homme,
continua-t-elle,que demandez-vous...... ? quelque chose
que vous ayez pu lire, je ne suis pas votre mère ; mais
il n'en est pas moins vrai que votre naissance est un
mystère qu'il ne m'est point permis de révéler ; rendezmoi
ces papiers et mettez un prix à ma reconnaissance
et à votre discrétion . - Votre coeur m'a désavoué trop
long-temps , madame , pour que j'attache aucun sentiment
au nom de votre fils ; j'y renonce sans la moindre
peine ; mais vous m'avez fait un supplice de lavie pour
lequel vous me devez un dédommagement ; vous avez
trois cent mille livres de rentes , auxquels je puis faire
valoir les mêmes droits que vos deux autres enfans ;
assurez-m'en dix mille par contrat en bonne forme que
vous me passerez chez le notaire à qui j'ai confié les
gages dè votre tendresse maternelle ; il vous remettra ce
JUIN 1817. 5σι
dépôt précieux , et jamais , je vous l'assure , nous n'entendrons
parler l'un de l'autre. >> La dame se récria sur
l'énormité de mes prétentions ; mais j'avais consulté;
mon thème était bien fait , ma résolution bien prise , et
je ne la quittai pas sans avoir réglé mon compte en
avance d'hoirie. Le lendemain nous nous revîmes , pour
la seconde et dernière fois , chez le notaire médiateur ,
où j'abjurai mes droits d'aussi bonne grâce que madame
de fit le sacrifice des siens. Libre comme l'oiseau
dans l'air , ne tenant à rien niàpersonne, je commençai
par me choisir un nom : je pris celui d'Outis qui
n'engage à rien, et dont le sage Ulysse s'était si bien
trouvé dans la caverne de Polyphème .
La commotion révolutionnaire commençait àse faire
sentir ; je courus à Paris pour mieux jouir du coup
d'oeil . Je croyais admirer les nobles agitations d'un
grand peuple ; je n'y vis que des gambades de singes ;
jesautai comme un autre sans savoir pour qui ni pour
quoi , et je me sauvai quand les maîtres de la parade
lachèrent contre les singes les tigres qui les étranglèrent.
Je passai en Angleterre ; on pilla mes effets à la
douane ; on m'arrêta trois mois à Douvres pour me
donner le temps de mettre mes papiers en règle ; les
gentlemen de grands chemins me dévalisèrent à deux
licues deLondres ; mon tailleur me fit mettre à Fleet-
Prison (1), parce que jevoulus faire régler son mémoire;
et au bout de six mois de vexations , d'avanies de
toute espèce, on me chassa de cette terre classique de
la liberté en vertu de l'alien bill .
Ce fut bien pis chez les descendans de Guillaume
Tell ; on m'y pourchassa, decanton en canton,jusqu'à
Constance , où quelques-uns de mes compatriotesvou-
Lurentme faire sauterdans le Rhin, parce que je portais
(1) Prison pour.dettes..
502 MERCURE DE FRANCE .
un chapeau rond , et que mes cheveux étaient coupes
àla Titus .
Il faudrait plus de temps que nous n'en avons , et
plus de courage qu'il ne m'en reste , pour vous faire le
récit d'un voyage de vingt ans pendant lequel j'ai successivement
parcouru tous les Etats européens sans en
excepter la Turquie ( le seul qui vaille mieux que sa
réputation, par parenthèse) ; qu'il vous suffise de savoir
que par-tout j'ai trouvé matière à mépriser ee troupeau
qu'on appelle espèce humaine , chez qui les lois sont
des piéges ; les institutions, des moyens de tyrannie; les
arts et les sciences , de lâches auxiliaires de la force, ou
de vils flatteurs de la puissance. Las de courir , dégoûté
de tout ce que j'ai vu, de tout ce que j'ai entendu ,
malade de corps et d'esprit , je reviens au gîte , comme
le cerf long-temps poursuivi par la meute, pour y
mourir.-Bon chin , tourn à l'oustaou ( 1 ) : comme
dit le proverbe du pays , l'air natal vous rendra la
santé.-Adire vrai , je ne m'en soucie guère ; j'ai
assez vécu pour savoir à quoi m'en tenir sur l'existence ;
et si quelque chose m'étonne encore , c'est qu'on ait la
bonté d'attendre tranquillement la fin d'une aussi manvaiseplaisanterie.-
On voit que vous revenez du pays
des brouillards ; vous voilà sous un beau ciel , chez un
peuple aimable , gai , spirituel , vous vous raccommoderez
avec la vie et même avec les hommes ; à la manière
dont vous regardez ces paysannes , je ne serais même
pas étonné que la réconciliation commençât par les
femmes . En tout pays , ce sexe-la vaut mieux que
l'autre , et ce n'est pas beaucoup dire.....>>>
Tout en parlant , M. Outis s'endormit , et me laissa
le loisir d'examiner la contrée que nous traversions .
Avant d'arriver à la première poste ( Biaudes ) les
-
(1) Bon chien, revient au logis.
JUIN 1817. 503
chemins avaient été si affreux , que vingt fois j'avais
cru n'en pas sortir vivant : je n'étais pas mort , mais
j'étais rõmpu. Et , tandis qu'on changeait les chevaux,
je sentis le besoin de marcher à pied , comme
pour mieux m'assurer que j'etais en vie : je n'allai pas
loin.Apeine avais-je fait quelques centaines de pas, qu'à
la gauche de la route , la vue d'un château , de son parterre
et de son parc , attira mon attention et la fixa.
Quoique sur un sol sabloneux et sous un ciel ardent
, tout est frais autour de ce château , qui porte ,
comme le pays et la poste , le nom de Biaudes. C'est
l'une des propriétés de M. Basterreche , connu à Paris
comme à Bayonne , où est sa maison de commerce
, pour un de ces négocians aussi capables de diriger
les finances d'un empire , que de faire ou d'agrandir
leur propre fortune,
Remonté dans ma voiture , j'avais encore l'Adour
sous mes yeux ; ce fleuve, qui n'est pas très -large , me
séparait seul du Labour , et cependant tout avait déjà
changé d'aspect et de face. Je m'en serais cru déjà à
cent lieues , sans l'Adour et sans les Pyrénées qui
étaient toujours à mes côtés. Ni les femmes , ni les.
hommes , ni les arbres et les ruisseaux , ni les, chevaux
et les boeufs , ni les maisons et les champs , ni les charretes
et les charrues , rien ne ressemble à ce que je
laisse derrière moi. On n'est pas assez étonné peut- être
de ces variétés si tranchantes et si voisines. Ne s'étonner
de rien paraît beau; mais remarquer beaucoupde choses
est plus utile.
Après que j'eus passé l'Adour , au port de l'Ane ,
mon postillon , un peu vieux , mais beau chanteur et
grand parleur , m'indiqua , à la droite, de très-jolis chemins
de traverse , qu'il m'apprit être ceux de Guiche
etde Bidache. Ce nom de Bidache, il ne le prononça
304 MERCURE DE FRANCE.
۱
pas sans quelque emphase. « Ah ! monsieur, me dit-il,
si vous aviez vu le château de Bidache comme je l'ai
vu , moi , dans ma jeunesse ! Oh ! non , à Paris même
il n'y avait riende plus superbe. Aussi les maîtres n'étaient
pas seulement de grands seigneurs ; c'étaient des
princes , quoiqu'ils n'en portassent pas le titre : Bidache
était une principauté ; c'était, voyez - vous,
commeun petit royaume à part , au milieu de tous les
grands: et les maîtres , les messieurs de Grammont ,
étaient bien bons , bien aimables , bien aimés. Quoique
je sois postillon , je sais lire , et quoique lire m'ennuie
beaucoup , j'ai trouvé autrefois dans les écuries du château
de Bidache , où je servais , une historiette du chevalier
de Grammont , qui ne m'ennuyait pas du tout.
Souvent je ne comprenais pas bien, mais je riais toujours.
Je ne sais pas pourquoi tous ces chevaliers et
tous ces comtes de Grammont ne restaient presque
jamais dans leur château ; moi, à leur place , je n'en
serais jamais sorti. Aussi , ce fameux noël , dont vous
avez sûrement entendu parler,l'a bien dit. »Et sur cela ,
voilà mon postillon qui, comme s'il avait eu la sainte
trêche sous les yeux , ôte son chapeau , et se met à
chanter'saintement , à tue tête :
Qui l'aurait jamais dit :
Puisquabés houlu nache ,
Qui nauris pas kausit
Lou castel de Bidache.
Nadaü, oantaü nadan , sto.
:
J'avoue que la naïve admiration du noël pour tou
castel de Bidache , et la persuasion naïve du postillon,
que ce fameux noël devait m'être connu , me firent
pire autant qu'il avait pu rire lui-même dans ce qu'il
comprenait ou ne comprenait pas à l'historiette du che
JUIN 18174 505
valier deGrammont, qui ne pouvait être autre chase
que ses mémoires par Hamilton , qui en ont bien fait
rire d'autres. Dubout de mon crayon je copiai sur ma
peau d'ane le couplet du noël ,et les regards du chanteur
eurent l'air d'applaudir àmon goût,
En traversant Peyre- Hourade ( Pierre-Trouée),
gros bourg ou petite ville , un château flanqué de deux
grosses tours me donna la curiosité d'apprendrenon pas
à qui il appartenait , mais à qui il avait appartenu ,
car les châteaux , toujours assez agréables pour ceux à
qui ils sont, ne sont plus importans pour personne ,
que sous le rapport de l'histoire ancienne de la monarchie.
Les érudits de la poste aux chevaux m'assurèrent
que ce château avait été au vicomte Dortès. A ce nom
de vicomte Dortès , je me rappelai cé brave commandant
de Bayonne, du même nom , qui refusa si fièrement
d'obéir aux ordonnateurs du massacre de la Saint-
Barthélemi , et qui exprima si noblement son refus. Je
n'ai trouvé dans votre bonne ville de Bayonne que de
braves citoyens et de braves soldats , et pas un assasin
. Sire , ordonnez des chosesfaisables .
Le premier relai après Peyre-Hourade, c'est Pujol;
et c'est àPujol que le paysage commence àprendre les
traits et les caractères qui appartiennent proprement au
Béarn. Tout ce qui précède ressemble plutôt aux Landes,
aux environs de Mont-de-Marsan , de Roquefort et de
Basas. Ici les cadres du tableau , c'est-à-dire les montagnes
d'un côté et les collines de l'autre , limitent et
dessinent mieux les plaines et les gaves qui s'étendent
ou qui serpentent dans leurs intervalles. La culture
qui ne souffre pas de jachère , et dont l'assolement le
plus général est fondé sur la succession du froment et
du blé de Turquie, se fait remarquer sur-tout par une
grande attention et par une grande régularité dans tous
506 MERCURE DE FRANCE.
les détails. Les plus vastes champs sont soignés comme
des jardins ou des parterres. Les intervalles et les ali
gnemens , tout est pris au cordeau. Le Basque mesure
tout au coup d'oeil ; le Béarnais au pied et àla toise.
Le Basque a d'assez grandes habitations , dans lesquelles
il veut que lui et les siens , parmi lesquels il compte les
animaux , soient à leur aise ; le Béarnais resserre tout
dans de petites demeures, où , à force d'ordre, il trouve
assez de place pour tout.
Le Basque a une sorte de confiance nonchalante dans
lui-même , dans la nature , et dans celui dont la nature
n'est que l'ouvrière : le Béarnais prévoit , veille et sur
veille sans cesse ; l'année prochaine est pour lui comme
le lendemain. Dans le regard du Basque , on lit qu'il
rève; dans celui du Béarnais, qu'il calcule. Il est difficile
d'ètre plus spirituel et plus courageux que le Béarnais ;
mais il l'est beaucoup par point d'honneur : il l'est ,
parce qu'il ne veut pas qu'on dise et qu'on fasse mieux
que lui; tout ce que peut être le Basque, il le serait
dans un désert comme sur le théâtre du monde. Quant
ason courage, il n'en est pas plus fier que de sa barbe.
Un homme qui devait s'y connaître et qui devait le
savoir , disait un jour : « Tous les Français sontcourageux
, et ceux du midi autant que ceux du nord; ils le
sont de différentes manières plutôt qu'à divers degrés .
Des tirailleurs basques tirent comme en duel , mais il
faut les laisser courir , sauter , s'élancer. Le Béarnais
et son voisin des Hautes-Pyrénées sont propres àtous
les feux.
Dans les arts de la main , les Basques font très-vite
et bien; le Béarnais , lentement et mieux. Quant aux
beaux -arts , ils en sont trop éloignés les uns et les autres.
pour donner lieu à des parallèles : cependant , deux
JUIN 1817. 507
hommes ont porté très lointous les deux le perfectionnement
du chant français , Jéliotte et Garat , le premier
Béarnais , le second Basque d'origine. Mais après
le premier , on disait encore en Italie que nous ne savions
pas chanter; on ne le dit plus après le second.
Le Béarnais est plus aimable ; le Basque aime bien
davantage. Dans les plus petits bourgs du Béarn , il y a
des salons ; il n'y en a pas dans les plus grands du Labour.
Le Basque ne sait vivre que dans les temples ,
dans les places publiques et dans sa famille.
Tons les traits de ce parallèle ont été fournis à celui
qui le trace , ou par ses propres observations , ou par
les instructions qu'il cherche et qu'il recueille de tous
côtés...
J'ignore si nos géographes donnent ou non le nom
de ville à Orthès ; j'ignore même à quel degré de
grandeur , de population , de décoration commencent
pour un rassemblement de maisons, de rues et de places ,
ses titres à ce nomde ville ; ce qui est certain, c'est qu'Orthès
n'a besoin d'être décoré d'aucun titre pour être
un lieu charmant , pour donner à ceux qui y passent
le regret de ne pas y rester quelque temps. Un grand
mouvement anime toutes les rues , et c'est un mouvement
utile, celui du travail. Des tanneries nombreuses
prouvent , par leur seule existence , qu'elles y prospèrent
ou qu'elles y ont prospéré. Je n'ai pu apprendre
si le nom d'Orthès est le même que celui du vicomte
d'Orthès , commandant de Bayonne sous Charles IX .
Je le voudrais , ce serait une beauté de plus. Je suis
très-sérieusement de l'avis de Sterne : il y a des noms
heureux et des noms malheureux; des noms qui font
les uns des sots , les autres des hommes d'esprit ; les
uns des héros, les autres des lâches ; les uns des esclaves ,
508 MERCURE DE FRANCE.
les autres des hommes libres.-Ily a une cinquantaine
d'années , Orthès fournit àBayonne l'un de ses médecins
qui a le moins tué et le plus guéri : il s'appelait Vidal ;
sous cemême nom, un de ses neveux exerce à Bayonne
lamédecine avec les mêmes succès et de plus grands
encore.
J'étais encore à peu près à une lieue et demie de
Pau , lorsque je crus voir cette ville sur une colline à
la gauche de la route : c'était LESCAR ; d'un peu loin ,
et je ne l'ai pas vue autrement , on la croirait sans
peine le chef-lieu du département ; elle a été au moins
le chef- lieu de son clergé. Lescar a eu un évêque , et
le dernier de ses évêques , M. Noël , a un nom dans
la littérature française. Un ecclésiastique d'une soixantaine
d'années , qui se promenait , un livre à la main ,
mevoyant considérer avec attention Lescar, s'approcha
demoi avec bienveillance , et me dit: «Monsieur , cette
ville n'est pas indigne de l'attention avec laquelle vous
la regardez : on y a fait autrefois de bonnes études , et
c'est là qu'un peu avant la révolution , Démosthènes
a été traduit , non par un évêque aidé de ses vicairesgénéraux,
mais par un vicaire-général , l'abbé Auger ,
puissamment aidé de son évêque , M. Noël. Je ne
m'avise pas , ajouta-t-il modestement , de juger leur
travail, et mon Saint-Paul m'occupe plus que Démosthènes
; mais ce Démosthènes était un orateur terrible
; onne le compare qu'aux torrens et à la foudre;
et l'abbé Auger que j'ai beaucoup connu , était un
agneau. Aussi un'autre abbé, célèbre autrefois dans
Paris parmi les hellénistes , et que j'ai de mème beau
coup connu , parce qu'il était de nos provinces méri
dionales , l'abbé Arnaud , voyant l'annonce de cette
traduction , s'écria assez plaisamment : Eh bien! ce ser
Démosthènes traduit par Agnelet. Tenez , monsieur,
:
JUIN 1817. 50g
si cette traduction a quelque trait de grande force , je
erois , moi , tous ces traits - là de MONSEIGNEUR. »
Monprêtre sexagénaire allait m'en dire bien davantage ;
mais mon postillon étaitimpatient d'achever sacourse, je
l'étais d'arriver à Pau ; et mon compagnon de voyage ,
réveillé par ce nom de MONSEIGNEUR , cria : Marche
donc ! avec effroi , comme s'il était poursuivi par des
émissaires de la mère qu'il avait rançonnée et abjurée.
L'ERMITE DE LA GUYANE.
PENSÉES DÉTACHÉES.
I.
L'un des symptômes les plus remarquables dans les
hommes qui tâchent aujourd'hui de s'opposer à la
marche de l'espèce humaine , c'est qu'ils sont euxmêmes
entraînés par cette marche, Leurs opinions sont
empreintes des opinions qu'ils croient réfuter. En se
déclarant les champions des siècles antérieurs , ils sont ,
malgré eux , des hommes de notre siècle. Ils n'ont , en
conséquence , ni la conviction qui donne la force , ni
l'espoir qui assure le succès . Ils ont encore la violence
dans l'injure, mais ils ont perdu la certitude dans l'affirmation.
Ils capitulent sans le savoir. Ils transigent toutes
les fois qu'ils s'occupent d'une question en elle-même,
et qu'ils ne se font pas de cette question une arme contre
le parti contraire. On voit que s'ils se trouvaient seuls
ils penseraient sur beaucoup d'objets , comme ceux
qu'ils combattent. La lutte leur est nécessaire , pour
qu'ils restent dans le sens dans lequel ils veulent rester.
Ils abandonnent la plupart de leurs principes , quand
:
510 MERCURE DE FRANCE.
ils'ne sont pas avertis de les défendre. Il faut que la
présence de leurs adversaires leur rappelle leur propre
cause , pour qu'ils lui soient fidèles . Or , une cause est
perdue , quand elle n'a que de semblables appuis .
:
II.
Cette réflexion m'a été suggérée par la lecture des
Pensées (1 ) d'un écrivain justement célèbre . Comme je
m'attendais à trouver dans ces pensées les traces de talent
, et en même temps les obscurités et les bizarre
ries que les ouvrages de cet écrivain contiennent toujours
, je ne les ai point envisagées sous ce point de
vue . J'ai cherché à observer , et , de la sorte ,je suis
parvenu à rendre cette lecture fort amusante , les contradictions
dans lesquelles des modifications apportées
aux opinions de cet écrivain , malgré sa volonté et à
son insu , par les lumières qui l'entourent , l'ont nécessairement
fait tomber. Quand il est homme de parti ,
c'est le quinzième siècle tout pur. Mais quand il perd
de vue sa doctrine obligée et d'étiquette , et l'on a
toujours des momens de distraction , on voit le dixneuvième
siècle reparaître , et il reparaît avec avantage
; car l'auteur a le malheur d'exprimer beaucoup
mieux les vérités qui lui échappent , que les préjugés
qu'il veut défendre. En voici un exemple :
Bonaparte , dit-il , pag. 208 , avait des idées plus
justes sur laconstitution que sur l'administration , parce
qu'il prenait les premières dans son esprit , et les autres
dans ses habitudes toutes militaires.
Ceci est un éloge bien direct du despotisme , éloge
(1) Pensées sur divers sujets et discours politiques ; par M. de
Bonald, 2 vol. in-80 . Prix: 9fr. et 11 fr. par la poste. Chea
Leclere , libraire de l'archevêché , quai des Augustins.
JUIN 1817. 511
tellement senti , qu'il a entraîné le panégyriste à en
donner un à un homme qu'aujourd'hui , certainement,
personne ne loue. Si Bonaparte avait des idées justes
sur la constitution , il en résulte que l'anéantissement
de toute liberté , de touté discussion dans les assemblées
, de tout pouvoir intermédiaire , de toute limite
à l'autorité, sont des idées justes. Il peut être fâcheux
qu'un usurpateur s'en soit emparé. Mais l'usurpateur
étant renversé , ces idées justes doivent reprendre tout
leur empire, et nous aurons le pouvoir absolu , le pouvoir
unique , le despotisme , enun mot , moins l'usurpation.
Mais voici que nous lisons , pag. 65 : Bonaparte
avaitété obligé d'employer uneforce excessive dans son
administration , parce qu'il n'y en avait aucune dans sa
constitution . L'exemple est séduisant , mais il est dangereux.
Que veut dire cette phrase ? Pourquoi n'y avait-il
aucune force dans la constitution de Bonaparte ? c'est
qu'iln'y avait aucune liberté. Car assurément ce n'était
pas l'autorité du chef de l'Etat qui manquait de force.
Cette autorité a eu la force de faire disparaître toutes
les autres , de rendre impossible toute résistance , de
régner seule ; sans opposition , au milieu de l'obéissance
et du silence universel. Si la constitution de Bonaparte
n'avait pas de force , c'est que la force d'une
constitution n'est pas dans l'autorité du chef de l'Etat ,
mais dans l'équilibre , dans la division et dans la balance
des pouvoirs. Je défie l'écrivain de donner une
autre interprétation à sa pensée. D'où vient donc qu'il
dit ailleurs que Bonaparte avait eu des idées justes sur la
constitution ? Est-ce une idée juste que d'organiser une
constitution:sans aucune force ? C'est que , pag. 208 ,
512 MERCURE DE FRANCE.
l'écrivain n'est qu'un homme de parti , et que, pag. 65,
il redevient , sans s'en douter , un homme de notre
temps.
Dans plusieurs endroits , le même auteur défend vis
vement la noblesse héréditaire , non telle que la pairie
la consacre aujourd'hui , mais telle qu'elle existait sous
l'ancien régime. (Povez pag. 15 ). Et même il veut,
pag. 16, pour la symétrie apparemment , qu'à côté des
familles illustrées par les services deleurs aïcux , il y en
ait d'autres flétries par les crimes de leurs pères. Mais
tout d'un coup il dit , pag. 24: Toute famille qui a
rendu de grands services à l'Etat a rempli sa destination.
Elle peut périr dans la société, puisqu'elle doit
vivre dans l'histoire. Beaucoup de familles, ajoute-t-il ,
ontvécu trop d'une génération.
Certes rien de plus sévère n'a été écrit contre lanoblesse,
par ceux des amis de l'égalité, qui la désapprou
ventenprincipe. Je ne parle pas de ceux qui ont voulu
proscrire ou persécuter les nobles; ils ne doivent être
rangés parmi lespartisans d'aucunsystème ,mais parmi
les coupables ou les insenses.
Si beaucoup de familles ont vécu trop d'une géné
ration , comment fera-t-on pour que l'opinion ne le
sente pas aussi bien que l'écrivain qui Pavone? Et
comment maintenir alors lanoblesse contre l'opinion?
Qui peut méconnaître dans ces phrases opposées une
double tendance ; la volonté de l'auteur qui se comsacre
à la résurrection du passé , et l'influence du pré
sent , qui agit sur son esprit , sans qu'il s'en aperçoive ,
et qui a l'air de glisser, comme par une sorte d'ironie ,
àtravers des sophismes entassés , des raisonnemens qui
les déjouent ? C'est le clairdelune perçant les nuages,
C
C
1
1
JUIN 1817 : 515
et nous montrant que ce qu'on veut nous faire admirer
comme un château possible
qu'un monceau de débris épars .
à reconstruire ,
n'es TIMBRE
Un exemple encore , ce sera bien assez , peut-être
trop.
SEINE
L'écrivain qui me suggère ces observations s'éleve
avec raison , pag . 79 , contre ceux qui crient à la sédi
tion , quand les chambres montrent quelque énergie.
Tout ce qu'il dit dans cet endroit est très-bien pensé.
Mais j'arrive à la page 147, et j'y trouve ces paroles :
On ne devrait assembler les hommes qu'à l'église , ou
sous les armes , parce que la ils ne délibèrent point , ils
écoutent et obéissent. Je remonte à la page 27 , et j'y lisz
L'opposition , inévitable dans tout gouvernement représentatif,
y est toujours dangereuse; elle intimide le gouvernement
quand il faudrait l'enhardir; elle l'irrite et
le pousse quand ilfaudrait le retenir; et peut-être partout
où l'opinion du gouvernement est bien connue ,
ceux qui ne la partagentpas , et qui sont en état de la
combattre , devraient s'abstenir de prendre part à la
législation.
Accordez ces trois assertions , si vous pouvez . Quant
àmoi , je ne les conçois que grâce à l'explication que
j'ai déjà donnée. L'auteur croit marcher dans le sens
de ses désirs , et il est poussé dans celui de son siècle.
Il se retourne , quand il y pense , et alors il croit se
rapprocher de son but , parce qu'il le regarde.
III.
J'aurais pu relever , dans l'ouvrage qui a servi de
texte à ce qu'on vient de lire , beaucoup de locutions
et de maximes étranges ; mais ce travail facile m'a paru
:
33
514 MERCURE DE FRANCE.
dénué d'utilité. Il n'est pas question maintenant d'amuser
le public par des plaisanteries plus ou moins divertis
santes , ou des observations de détail plus ou moins
ingénieuses . La position dans laquelle l'espèce humaine
s'agite , le malaise moral qu'elle éprouve , et dont les
symptômes , comprimés d'un côté , éclatent de l'autre
quand on s'y attend le moins , à mille lieues de distance
, sont choses trop sérieuses pour que les jeux
d'un esprit frivole soient permis à ceux qui ont , je ne
dis pas un véritable amour du bien , mais seulement quelque
prévoyance dans leur amour du repos. Un homme
d'esprit disait , cet hiver , à la tribune de nos députés ,
qu'ily avait dans les sociétés deux nations ennemies , que
rien ne pouvait rapprocher , ni réconcilier l'une avec
l'autre , et que le calme n'existerait que lorsqu'une nou
velle nation aurait remplacé ces deux corps d'armée ,
entre lesquels nul traité n'était possible. Je n'adopte
point cette pensée qui serait affligeante , ni le remède
qu'il propose et qui est impraticable ; car la génération
actuelle n'abdiquera pas ses droits en faveur de la génération
à venir ; mais je crois , avec l'orateur dont j'ai
rapporté la prédiction lugubre , que des doctrines et
des intérêts contraires divisent notre génération en
deux classes , et le seul moyen de prévenir une lutte
funeste , me semble être de prouver à celle de ces
deux classes qui ne peut pas ne pas être vaincue , que
tous ses efforts ne changeront rien à la destinée. Elle
peut s'épargner beaucoup de maux , et nous en épargner
beaucoup à nous-mêmes , si elle se résigne. Elle
peut , en se nuisant beaucoup , nous nuire aussi quoique
dans un degré moindre , mais elle ne saurait réussir.
Ses chefs eux-mêmes sont entraînés sans cesse hors de
JUIN 1817. 513
•
la ligne qu'ils veulent suivre. Les idées nouvelles les
cernent , les dominent , et ils sont forcés , comme le
prophète juif , à rendre hommage à ce qu'ils voudraient
maudire . Le sort en est jeté , l'arrêt n'est plus révocable ,
et tout le passé , mis en bataille , ne triomphera pas du
présent.
IV.
Une vérité consolante me paraît indubitable aujourd'hui.
S'il est impossible de régir les peuples sans constitution
, rien n'est plus facile que de les gouverner paisiblement
d'après les principes d'une liberté constitutionnelle
.
Beaucoup de causes de désordre se sont affaiblies .
Les trois principales , celles qui tenaient l'antiquité et
les républiques du moyen âge dans une fermentation
perpétuelle , ont cessé d'exister. Je veux parler , 1º. des
difficultés à peu près insurmontables que rencontraient
les non-propriétaires pour arriver à la propriété; 2 °. des
priviléges de la noblesse ; 3°. de l'influence des chefs
de parti.
Grâce à l'industrie , la propriété est ouverte à tous ;
grâce aux lumières et aux habitudes qu'elles introduisent
, en attendant les lois qu'elles appellent , la noblesse
n'est rien , quand elle n'est pas une pairie , et
alors c'est autre chose que la noblesse ; enfin , grâce à
l'instinct des peuples , perfectionné par une longue
expérience , aucune popularité dangereuse ne peut
surgir dans les Etats modernes , car ce ne sont plus
les individus qui sont populaires , ce sont les principes.
Il y a aujourd'hui dans toutes les nations une masse
d'hommes qui veut jouir du repos , goûter la sécurité ,
exercer à son gré son industrie , développer paisible-
33.
516
MERCURE DE FRANCE .
ment toutes ses facultés , et qui ne demande à l'autorité
que d'avoir assez de force pour la préserver des
troubles , et assez de bon sens pour n'être pas ellemême
une cause de trouble. Une douzaine d'idées
simples et justes , que la discussion amises à la portée
de chacun , tels sont les étendards autour desquels se
rallie cette classe immense qui a réfléchi sur ses intérêts
et qui les entend.
Cette masse d'hommes est parfaitement indifférente
aux individus; elle neles suit que comme des guides pour
marcher vers son but ; et s'ils veulent la mener ailleurs ,
elle ne les suit plus ; rien ne leur donne assez de pouvoir
pour imprimer à cette multitude pensante une
autre diversion.
Ainsi , pendant la révolution, on amis certains dogmes
en avant. Sous les jacobins , on eût dit qu'il n'y avait
de salut que dans la république , et qu'il fallait tout
immoler à la république et à la patrie ; mais la masse
nationale a très-bien démêlé que ce qu'on nommait la
république n'était pas la liberté , et que la patrie se
composait précisément de toutes les affections , de
toutes les jouissances dont on exigeait le sacrifice au
nom de l'abstraction qu'on désignait ainsi . J'ai entendu ,
dans ce temps , les harangues les plus animées ; j'ai
yu les démonstrations les plus énergiques ; j'ai été témoin
des sermens les plus solennels , rien n'y fesait. La
nation se prêtait à ces choses , comme à des cérémonies ,
pour ne pas disputer , et ensuite chacun rentrait chez
soi sans se croire ou se sentir plus engagé qu'auparavant.
Pareil spectacle s'est offert sous Bonaparte. Les écrivains
et les rhéteurs s'évertuaient à vanter le prestige
des conquêtes , à célébrer l'éclat des victoires ; mais
JUIN 1817 . 517
lanationqui remportait ces victoires ,parce qu'elle est
éminemment brave ,. ne s'en enthousiasmait point ,
parce qu'elle est éminemment raisonnable ; et ce qui
prouve la sagacité de son jugement , c'est qu'elle s'est
réconciliée avec sa gloire militaire, depuis que les circonstances
ont fait , de cette ancienne gloire , une garantie
pour son indépendance actuelle. Au milieu des
succès les plus capables de l'enivrer , elle n'attachait
nul prix à ces succès , parce qu'ils n'avaient aucun but,
ancun avantage véritable . Au sein des revers , elle attache
un grand prix au souvenir des succès passés , parce
qu'il est bon que ce souvenir dure , afin que l'Europe
n'oublie pas que la France a montré ce qu'elle savait
faire , et qu'il ne faut pas lui rendre une volonté avec
laquelle elle est toujours victorieuse , et qu'elle n'avait
plus quand elle a été vaincue.
Les gouvernemens actuels ont donc aujourd'hui
beaucoup moins de dangers à redouter qu'autrefois .
Il n'y a plus , dans les sociétés politiques , de classes
intéressées comme autrefois aux bouleversemens ; il n'y
a plus que des individus vicieux , et la force publique
a toujours bon marché des individus.
Les nations ne peuvent plus être trompées sur ce qu'elles
désirent ; elles repoussent les ennemis de l'ordre public ,
tout comme ceux de la liberté , et il est facile aux gouvernemens
de donner aux nations ce qu'elles désirent ,
sans rien sacrifier de leur autorité nécessaire , et sans
abdiquer aucun avantage regrettable ; car le voeu des
nations se borne à trouver , sous leurs gouvernemens ,
la paix , la sûreté personnelle ; et ce qui garantit cette
sûreté , l'indépendance des opinions , la discussion sans
péril , l'administration de lajustice sans exception , sans
18 MERCURE DE FRANCE .
arbitraire , sans lois de circonstance : les gouvernemens
ne perdent rien à accorder tout cela.
V.
Il est assez curieux d'entendre Louis XIV sur le
despotisme . Il en fait l'apologie et non sans adresse.
« On doit demeurer d'accord , dit - il dans ses Mé-
« moires (1 ) , qu'il n'est rien qui établisse avec tant de
<< sûreté le bonheur et le repos des provinces , que la
<< parfaite réunion de toute l'autorité dans la personne
« du souverain. Le moindre partage qu'il en fait pro-
<<<duit toujours de très-grands malheurs ; et soit que
« les parties qui en sont détachées se trouvent entre les
" mains des particuliers , ou dans celles de quelques
« compagnies , elles n'y peuvent jamais demeurer que
<<comme dans un état violent. Le prince , qui les doit
« conserver unies en soi -même , n'en saurait permettre
« le démembrement , sans se rendre coupable de tous
« les désordres qui en arrivent. Sans compter les ré-
« voltes et les guerres intestines que l'ambition des
<< puissans produit infailliblement , lorsqu'elle n'est pas
« réprimée , mille autres maux naissent encore du re-
<< lâchement du souverain . Ceux qui l'approchent de
« de plus près , voyant les premiers sa faiblesse , sont
<< aussi les premiers qui en peuvent profiter. Chacun
« d'eux , ayant nécessairement des gens qui servent de
<< ministres à leur avidité , leur donne en même temps
<<la licence de les imiter. Ainsi , de degré en degré ,
« la corruption se communique par-tout , et devient
« égale en toutes les professions ..... De tous ces crimes
(1 ) OEuvres de Louis XIV, contenant ses Mémoires politiques
et militaires, ses instructions pour le dauphin son fils , ses traductions
et poésies , etc. Six vol. in-8°. Prix : 36 fr. , et 4a ft.
par la poste. Chez Treuttel et Würtz , rue de Lille , n. 17.
JUIN 1817 . 519
« divers , le peuple seul est la victime. Ce n'est qu'aux
à dépens des faibles et des misérables que tant de gens
« prétendent élever leurs monstrueuses fortunes : au
« lieu d'un seul roi que les peuples devraient avoir , ils
« ont à la fois mille tyrans . »
Tout ce raisonnement est fondé sur l'hypothèse
que le despotisme doit toujours être quelque part , et
que s'il n'est pas dans les mains d'un seul , il tombera
dans celles de plusieurs. Mais au lieu du despotisme ,
il peut y avoir une chose qu'on nomme la liberté . Alors
il ne résulte point de ce que le chef suprême du pouvoir
n'a qu'une autorité limitée , que les agens subalternes
aient ce qui manque à l'autorité pour être absolue.
Eux aussi n'ont qu'une autorité limitée ; et loin
que l'oppression se dissémine et descende d'échelons
en échelons , tous sont contenus et réprimés. Louis XIV
nous peint un gouvernement libre comme si le despotisme
y était par-tout , et la liberté nulle part. C'est
tout le contraire : le despotisme n'y est nulle part ,
parce que la liberté y est par-tout.
VI.
Ceux qui ne veulent pas de monarchies constitutionnelles
répètent souvent que l'opinion tempèré les monarchies
les plus absolues. Cela n'est vrai qu'à une
époque très -avancée de ces monarchies , quand elles
ont à la fois pour appuis et pour modérateurs les souvenirs
, les habitudes , les intérêts , qui , se groupant
toujours avec le temps autour de ce qui existe , pallient,
à la longue , et adoucissent les institutions les plus dédéfectueuses.
Alors , à la faveur de la paix publique et
de la sécurité du pouvoir , l'opinion naît , prend des
520 MERCURE DE FRANCE .
forces , se glisse à travers les dangers , se relève de
mille échecs , et s'érige enfin en autorité. Les lumières ,
l'influence du commerce et des richesses , quelques
corporations d'origine équivoque , mais fortes d'une
longue antiquité , et fesant valoir , avec plus ou moins
de succès , des prétentions plus ou moins vagues , modèrent
la puissance du monarque. Ce ne sont point là
des limites légales , des bornes précises ; ce sont des
barrières quelquefois efficaces , nullement inviolables et
toujours à la merci du hasard,
Ces sauve-gardes peuvent paraître suffisantes au premier
coup d'oeil. Elles le sont en effet d'ordinaire pour
les classes supérieures ; mais leur efficacité diminue , en
raison de l'obscurité des individus qui auraient besoin
de leur protection. La raison en est simple. Lorsqu'il
y a des garanties constitutionnelles , il suffit d'avertir
la loi : une plainte légale le peut. Mais lorsque la garantie
est dans l'opinion , il faut que l'opinion s'éveille .
etl'opinion ne s'éveille dans les temps calmes que pour
les hommes qu'elle connaît. Vers les dernières années
de la monarchie qui a précédé la révolution , monarchie
la plus douce qui ait existé , sans limites constitutionnelles
, un écrivain célèbre , un magistrat distingué ,
jetés dans les prisons , étaient sûrs à peu près de recouvrer
leur liberté , par le seul effet de l'opinion publique .
Mais dix mille individus , d'une condition peu relevée
et sans moyens d'attirer l'attention , auraient passé
quarante ans dans les fers , que personne ne s'en serait
indigné, parce que personne ne l'aurait su. Nous n'avons
appris les malheurs de Latude que lorsque , sorti des
cachots , il a pu se faire entendre ; mais durant les
trente-sept années qu'il y avait gémi , aucune réclama
JUIN 1817 . 521
tion ne s'était élevée , parce que l'ignorance universelle
sur son sort avait mis obstacle à toute pitié.
,
C'était cependant à la même époque qu'écrivaient
Voltaire et Rousseau. L'Esprit des Lois avait paru. Les
principes de la liberté remplissaient toutes les têtes
formaient le sujet de tous les entretiens . On discutait
partout la légitimité de la résistance américaine. L'injustice
exercée contre M. de la Chalotais , soulevait
tous les esprits; mais l'opinion ne pouvait réprimer que
ce qui parvenait à sa connaissance .
Cette observation n'est point indifférente. Il y a quelques
années qu'un journal , écrit sous l'influence de
la police impériale , faisait dire à un paysan , qui était
censé parler , à d'autres paysans , de la révolution française
: On se plaignait de la Bastille; je ne vous en
dirai rien : cela regardait les gens de la cour. On ne
nousy envoyait pas. ( Journaldes Défenseurs de la Patrie
, & vendémiaire an X. ) L'on aigrit ainsi la masse
du peuple contre les hommes distingués qui demandent
de bonnes institutions politiques , en lui persuadant que
ces hommes ne travaillent que pour eux , que c'est
pour eux que les actes arbitraires sont à craindre ; et
qu'ils ont seuls besoin des garanties de la liberté individuelle
, parce qu'ils s'exposent seuls aux ressentimens
de l'autorité . Rien n'est plus faux. Dans ces monarchies
absolues , modérées par l'opinion , la célébrité qui est
un danger est en même temps une défense. Les individus
obscurs paraissent moins exposés : mais la multiplicité
des agens subalternes rend le péril égal pour
eux , et la défense est nulle : car , lorsqu'ils sont frappés ,
victimes ignorées , il ne leur reste aucun recours .
Dans un gouvernement constitutionnel , l'arbitraire
estun accident contre lequel tous les intérêts sont en
-
522 MERCURE DE FRANCE.
armes , toutes les institutions organisées . Dans une monarchie
absolue , quelque mitigée qu'elle soit par
l'opinion , l'arbitraire est un état habituel. C'est la condition
nécessaire de l'institution .
Ce qui le prouve , c'est que l'une des qualités qu'on
vante alors le plus dans les princes , c'est l'activité .
Sans doute , quand l'autorité est arbitraire , il est bon
que le pouvoir suprême qui ne profite point , comme
ses agens , des injustices de détail , soit toujours en
mouvement pour les réprimer. Les gouvernés n'ont que
lui pour protecteur , que sa surveillance pour sauvegarde.
S'il s'endort un instant , les subalternes redoublent
de vexations et d'iniquités. Mais est-ce un état
digne d'éloges que celui dans lequel les instrumens sont
si peu réglés qu'il faille que la main qui les dirige soit
sans cesse armée contre eux ? Plus une constitution est
bonne , moins ce genre d'activité est nécessaire. Tout.
va tout seul , parce que tout va bien.
Ce que je viens de dire regarde les peuples : mais
voici qui regarde les gouvernemens . Toute monarchie
absolue est près de sa chute , lorsque l'opinion devient
assez forte pour la tempérer.
M. de Montesquieu se sert , dans un chapitre de
l'Esprit des lois , d'une comparaison qui était plus
exacte qu'il ne le croyait lui-même.
Ut esse phoebi dulcius lumen solet
Jamjam cadentis
Il fesait allusion à la douceur de la monarchie d'alors.
L'événement n'a pas tardé à démontré qu'en effet c'était
Phoebi lumen jamjam cadentis.
Des barrières constitutionnelles peuvent être stables ,
parce qu'elles sont fixes ; mais l'action de l'opinion ,
JUIN 1817 . 525
livrée à elle-même , est aggressive de sa nature , et finit
par détruire ce qu'elle a commencé par limiter .
Il faut donc des constitutions ; il en faut pour les
peuples comme garanties , il en faut pour les gouvernemens
comme moyens de durée.
B. DE CONSTANT .
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Nº. V.
Du 5 au 11 juin.
Récoltes. Finances .-Chaque momentnous rapproche
du terme de nos inquiétudes. Les fauchaisons vont commencer
; avant un mois on coupera les seigles ; la vigne
ne se ressent presque plus des froids d'avril, tout nous fait
espérer une année favorable . Cependant quelques troubles
ont éclaté dans les marchés de l'Aube, de l'Yonne ,
du Puy-de-Dôme et de la Gironde. Ala vérité ce ne
sont là que des convulsions passagères , des désordres
sans liaisons , sans objet ultérieur et qu'on n'a pas de
peine à dissiper. Il serait pénible de rechercher la véritable
cause de cet état de gène. Car , enfin les grains
ne manquent point , ni les farines. Le gouvernement
en a demandé aux contrées les plus lointaines ; il nous
en vient de l'Amérique et de la Russie , de la mer Noire
et des mers du Nord , et je ne mets pas en ligne de
compte les approvisionnemens particuliers des communes.
Où se cache donc la cause de notre détresse ? -
Elle se cache dans un refuge où la force ne peut rien
où la persuasion seule peut quelque chose , elle est
dans la faculté indéfinie de hausser le prix de ses denrées
, faculté inhérente à la propriété , aux droits du
commerce , à tout ce qui constitue les nations ; faculté
sacrée dans son principe , mais si étrange dans ses
effets , qu'en la genant , on affame le consommateur ,
et qu'en ne la gênant pas , on le désespère. Contre
,
524 MERCURE DE FRANCE.
le premier de ces maux , nous avons la fermeté des
magistrats , le dévouement des bons citoyens , une
excellente loi de police : contre le second , nous n'avons
que l'humanité des fermiers et des propriétaires ,
et leur intérêt bien entendu .
Malgré toutes ces souffrances , notre pays est encore
incomparablement plus heureux que bien d'autres . A
Vienne , les mendians inondaient les rues ; il a fallu que
la police éloignât ceux qui n'étaient point du pays , et
plaçât les autres dans des ateliers ou dans des hospices .
En Irlande , les routes ne sont point sûres ; des bandes
, dont quelques-unes s'élèvent à trois cents hommes,
dévastent les campagnes et pillent les marchés. En Allemagne
, le Necker a rompu ses digues et roule les
débris des maisons et des fermes. Les orages et les
inondations désolent Bade et le Wurtemberg , la Bavière
, le Nord-Brabant , et voici ce qu'on écrit des
frontières de la Savoie & Dans ces communes on n'a
presque rien recueilli , ni rien semé ; la plupart des
familles sont dépourvues de vaches et de chèvres ; les
hommes sont sans force pour cultiver , et sans grains
pour ensemencer . Les femmes se disputent le chardon ,
l'oseille sauvage et la dent de lion. Les enfans pleurent
de faim autour de leurs mères désolées ; partout le découragement
se manifeste sur les visages languissans
et décolorés. »
On ne voit dans toute l'Allemagne , que des ouvriers
sans pain; la Prusse en compte plus de quarante
mille. L'opinion générale attribue leur détresse à l'usage
des marchandises étrangères , surtout à l'immense débit
des tissus anglais qui remplissent tous les marchés ;
et là-dessus les bourguemestres et le conseil municipal
de Berlin ont invité les habitans à n'employer que les
tissus indigènes ; il s'est même tenu une assemblée
dont tous les membres out pris cet engagement. Plusieurs
villes imiteront l'exemple de Berlin. Ainsi , voilà
toutes les industries en défense contre l'industrie anglaise.
Tant que tout ceci sera volontaire
passera en résolutions libres. le pis aller c'est
qu'il n'en résulte rien ; car toutes ces résolutions
et toutes les invitations qui les suivent sont hien faibles
contre les besoins du luxe et les attraits de
,
et se
JUIN 1817 . 525
at
la mode , et surtout contre l'excellence des qualités
jointe à la modicité des prix . Le danger commencerait
avec l'intervention des gouvernemens. C'est alors que
l'émulation deviendrait de la haine et que la haine , pourrait
enfanter la guerre . Ce n'est point la concurrence
des pays qu'il faut établir , c'est la concurrence
des qualités . Ouvrez vos ports aux marchandises de
tous les pays du monde , mais faites mieux que les
autres , et vendez à meilleur prix ; je réponds que vous
serez préféré . Quant aux produits du sol ,
d'autres ont ce qui vous manque , et que vous avez ce
qui manque à d'autres , je ne vois pas ce que vous
gagneriez dans l'isolement ; et en dépit de vous , d'ailleurs
, l'équilibre s'établirait , parce que la nature veut
qu'il s'établisse.
comme
Une remarque singulière , c'est que toutes les nations
rejettent leurs malheurs sur l'Angleterre , qui n'est pas
plus heureuse qu'elles . La Prusse et la Silésie s'imaginent
que leurs ateliers sont déserts , parce que les
ateliers d'Angleterre sont trop peuplés ; et les ouvriers
d'Angleterre manquent d'ouvrage comme ceux de
Prusse et de Silésie. Ceux-ci s'en prennent à leurs rivaux
, et leurs rivaux s'en prennent aux inventeurs
qui remplacent les forces humaines par les forces
brutes . Serait-ce en effet la véritable cause , et l'instinct
de ces hommes grossiers les aurait-il servis autant qu'une
raison éclairée ? C'est là une grande et profonde question.
Peser les droits de l'humanité et ceux de l'industrie
, éviter d'un côté cette routine qui conduit à la
barbarie , de l'autre cette industrie envahissante qui
substitue peu à peu ses inventions à nos facultés , et
nous, mutile en quelque sorte en rendant nos bras inutiles;
les gouvernemens en sont là. Un bon système
d'économie politique serait celui qui tiendrait toujours
en réserve un nouveau genre de travail , pour le moment
où quelque travail connu demanderait moins de
bras.
Les nations d'Europe me semblent dans une situation
bizarre: réunies par des moeurs et des institutions presque
semblables , un intérêt qu'on peut nommer personnel ,
vient les diviser ; confédérées par la politique qui , de sa
nature , est assez exclusive , elles s'isolent par le commerce
qui , par essence , tend aux rapprochemens .
526 MERCURE DE FRANCE.
Qu'ony prenne garde , au temps où nous sommés , c'est
du commerce que partent les affections politiques ; c'est
dans le commerce qu'elles doivent se résoudre.
Améliorations politiques.- Constitutions nouvelles .-Le Wurtemberg
est dans la crise. Tout s'était passé jusqu'ici en marches
et contre-marches ; mais le coup décisif est enfin porté. La
constitution est rejetée à une majorité de soixante-sept voix
contre quarante-deux. Il semblait que le roi pressentit ce rejet.
Las des si et des mais , il avait enfin demandé un oui ou un non;
c'est un non qu'il a obtenu.
Ce refus donne au moins au parti une couleur décidée. Je ne
conteste point à l'assemblée des états le droit de rejeter ce qu'on
lui proposait; elle était convoquée pour cela; mais je ne suis
pas également convaincu qu'elle fût autorisée à faire connaître
officiellement aux princes sa facile résistance. On allègue que
les princes avaient mis leurs priviléges sous sa sauve-garde, et
les préllaattss aussi , et d'autres mécontens avec eux. S'ensuit-il
qu'elle a droit de correspondre avec eux tous , c'est - à - dire
d'offrir aux partis un point de ralliement ? Sont-ce des comptes
qu'elle rend, ou des griefs qu'elle expose ? Cherche-t-elle des
éloges ou des appuis?
-S'il en faut juger par le message du prince-régent , l'Angleterre
ne serait pas plus tranquille. Dans ce message, il est
question de trames criminelles , de menées sourdes ; c'est sur
la continuation des troubles que l'on fonde la continuation
d'un régime extraordinaire . Au contraire , le common- council
représente le peuple comme une victime , et les ministres
comme des tyrans. 11 déclare qu'il n'existe plus d'autre motif
à la suspension de l'habeas corpus , que « le désir d'étouffer
«les plaintes du peuple souffrant , de protégerles abus , de couvrir
« les fautes , de détruire les libertés publiques , et d'établir sur
« leurs débris un gouvernement arbitraire. » Voilà deux versions
bien différentes : que croire ? Ce qu'il y a de certain ,
c'est que, de part ni d'autre, on n'est disposé à céder. Une place
vaque au parlement pour la cité de Londres: elle vaqué par
la démission, volontaire en apparence , de l'alderman Combe.
C'est entre le lord-maire et un M. Vaitman que roulent les suffrages
. Qui que ce soit des deux qui l'emporte , l'opposition
comptera un soutiende plus .
Une circonstance , minutieuse au premier coup d'oeil , me
paraît néanmoinstrès-propre à faire connaître l'esprit qui règne
dans la chambre des communes. Il est d'usage que lorsqu'un
orateur quitte ses fonctions , le gouvernement propose aux com
munes de lui décerner une récompense . Ce n'était donc pas une
innovation que le message du prince-régent en faveur du nouveau
baron de Colchester ; et cependant lord Castlereagh ayant
porté ce message , M. Wynn a demandé l'ordre du jour , non
que l'ancien orateur ne lui paraisse digne d'une récompensé
nationale , mais il ne veut pas que les membres de la « chambre
«s'accoutument à porterleurs regards vers le trône pour y cher-
<<cher le prix de leurs services.>> Ce n'est point la proposition ,
c'estl'initiative qu'il désaprouve. Sa motion,vivementapplaudie,
n'a pas manqué son effet. Lord Castlereagh a retiré la sienne.
JUIN 1817 . 527
C'est la chambre elle-même qui suppliera le prince-régent de
proposer une pension pour lord Colchester.
Unedivision s'est manifestée entre les ministériels au sujet
du toast d'usage en faveur de la prééminence protestante. Au
moment d'assister au banquet où ce toast devait étre porté , il
a pris à M. Canning un scrupule de conscience. On a voulu négocier,
mais il a tenu bon, et voilà M. Canning partisan décidé
dela tolérance .
La tolérance pénètre jusque dans les cantons suisses . On sait.
quelles barrières s'élèvent , dans ce pays , entre les protestans
et les catholiques , et que de graves personnages trouvent bien
moins d'inconvéniens dans des liaisons furtives , qui ne blessent
que les moeurs , que dans de véritables mariages qui blesseraient
les décisions de quelques théologiens. Le petit canton de
Neuchâtel a réclamé le premier contre ce préjugé ; chose étrange
dans unpetit canton! Sa demande sera soumise à la prochaine
diète. Je n'espère point que l'on arrive tout d'un coup au résultat
que lebonsseennss indique; il faut plus de façon pour être
juste. Mais il y aura quelque tempérament , qquueellqquueetransaction
entre l'orgueil des sectes et le besoin des Etats. Dans ces
sortes de choses , le fin du fin , c'est de reconnaître le but , et
de le reculer .
-Le bruit court que la diète germanique s'ajournera au
1er juillet. Les politiques d'Allemagne sont très - embarassés
pour trouver une explication à cet événement. On dit que le
ministre d'Autriche , président de cette diète , doit se rendre
àParis.
Colonies.-C'est une étrange révolution que celle de Fernembuc;
rien ne s'y passe comme dans une révolution : point
de terreurs ni de méfiances . Le nouveau gouvernement n'est pas
une dictature. Son attitude est calme , ses proclamations sages .
Les employés gardent leurs emplois ; les relations des familles
ne sont point troublées. On dirait que ce pays n'a pas secoué
le joug , mais la laissé couler. Une chose remarquable , c'est
le nom de provincial qu'il se donne. Il aura donc un centre ;
il compte donc sur une confédération.
On assure qu'une révolution tout aussi pacifique vient d'avoir
lieu dans la province de Seera .
Par sa résolution du 11 février , le congrès des Etats-Unis
achargé son président de négocier , auprès du cabinet de Saint-
James , l'admission des nègres libres qui viendraient s'établir
volontairement , d'Amérique , dans la colonie de Sierra-Leone.
En cas de refus , le gouvernement des Etats- Unis fera les frais
d'un établissement de ce genre. Je doute fort que l'Angleterre
voie jamais de bon oeil ce pied à terre de l'Amérique, dans le
canton d'Afrique le plus riche et le plus fertile.
Les possessions anglaises , dans l'Inde , ont eu à souffrir des
incursions d'une tribu de sauvages qu'on nomme Pindarries.
Chassés du territoire de la compagnie ,ils se sont réfugiés , avec
leur butin, chez les Marattes où l'on a pris la détermination
de les poursuivre. Cet événement ne peut qu'amener des hostilités
. On sait les vieilles haines des Maraties contre les Anglais
, et la férocité de leur courage.
528 MERCURE DE FRANCE.
-L'article des Relations politiques ne sera rempli queparles
prétentions de l'abbé de St. -Gall; c'est dire qu'il sera court.
Ce souverain sans empire , a engagé la cour de Rome à redemander
sa couronne et le sceptre qu'il a perdus. Le gouvernement
de St. -Gall a dû témoigner quelque surprise qu'on réclamât
la souveraineté d'un Etat reconnu souverain par l'Europe
entière. La cause du cantonde St.-Gall est celle de tous
les autres cantons , puisqu'il est leur confédéré.
Procès marquans. -Philippe, le faux monnoyeur condamné
àmort par la cour prévôtale , s'est pendu danssaprison.
-On aaccqquiert tous les jours de nouvelles lumières sur la
acquier
conspiration de Lascy. 11 parait que cette conspiration avait
pourbut de changer lamonarchie espagnole enrépublique Ibérienne.
Lascy , condamné , vit encore; il est même traité avec
douceur. Mais la conspiration semble n'ètre pas encore entièrement
étouffée. On écrit de Barcelonne , que le général Milans
s'est établi dans les montagnes avec une troupe de mécontens
qui grossit tous les jours. On a vu des bandes armées vers les
frontières de l'Aragon et de la Catalogne. La garnison de Barcelone
a été renforcée. On fait le service de cette place comme
en temps de guerre.
Nouvelles diverses .- Un violent incendie a éclaté dans la ville
de Cadix.-Lord Wellington est parti de Paris, le g de ce
mois, pour Cambrai.-Madame Krudner quitte la Suisse.-En
Suède, les états du royaume ont perpétué par unemédaille le
souvenir du jour où le due de Sudermanie déposa aux pieds des
autels sa confession de foi et son serment de fidélité. Une députation
a offert cette médaille au prince royal.-Une ordonnance
royale du 9, dissout la garde nationale de Sens.-On s'occupe
beaucoup, en Angleterre, d'une femme étrangère qui s'estjetée
à la nage pour atteindre la côte. Elle parle et écrit dans un langage
inconnu ; elle n'entend ni le grec , ni le malais , ni le chinois
, ni l'arabe , ni le persan. Elle nage , elle fait des armes. On
soupçonne , du moins à ses traits , qu'elle est née en Circassie,
c'est-à-dire qu'elle est belle. Graves docteurs et petits-maîtres ,
tout s'empresse autour de l'étrangère. Voilà du moins une diversion
à la triste politique. Mais tout ceci me paraît sentir le
roman ou l'intrigue , et jjeene serais pas étonné que quelque
constable de mauvaise humeur ne vint mettre fin à l'aventure.
BÉNABEN.
TABLE.
Poésie; par M. de Norvins.- Fragmens d'un poëme sur
l'Islande.
Nouvelles littéraires.-Abrégédes Mémoires du marquis
deDangeau ( analyse) ; par M. A. Jay.
L'Ermite de Province. LesBéarnais; par M. Jouy.
Pensées détachées ; par M. B. de Constant.
Politique. Revue des Nouvelles de la Semaine; par
M. Bénaben.
Pag. 48
486
497
50g
523
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE,
MERCURE
ww
nmu
DE FRANCE.
SAMEDI 21 JUIN 1817 .
AVIS IMPORTANT.
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Mercure deFrance, rue des Poitevins , no 14, près la place Saint-
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Les bureaux sont ouverts tous les jours , depuis neuf heures du matin
jusqu'à six heures du soir.
m
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
TRADUCTION
DE L'ODE X DU 26. LIVRE D'HORACE .
Ad Q. Hirpinum.
Laisse , cher Quirinus , par de-là le Bosphore ,
Le Scythe réveiller les fureurs de Pallas ;
TOME 2 34
wwwwwww
530
MERCURE DE FRANCE.
Ne prends pas trop de soins pour une vie , hélas !
Que la tombe sitôt dévore !
Le Temps , d'un vol rapide , emporte nos beaux jours ;
La beauté brille et passe ; et d'ennuis absorbée ,
Bientôt la vieillesse courbée
Vient , chassant le sommeil et les joyeux amours .
Avec le printemps , meurt la rose passagère ;
Phoebé montre et tantôt cache son front d'argent;
Pourquoi , dans l'avenir , chercher, en t'affligeant ,
Des maux que la crainte exagère ? ...
Que n'allons -nous , parmi ces pins aux longs rameaux
(Tandis qu'une heure encor nous est abandonnée)
De fleurs la tête couronnée ,
Dans les flots d'un vin pur, boire l'oubli des maux !
Dans le coeur des mortels , Bacchus endort les peines.
Enfans , prenez la coupe et le vase écumeux .
Qui de vous plongera le Falerne fumeux
Dans les fraiches eaux des fontaines ?
Qui va chercher Lydie , au sourire charmant ? ...
Ah ! courez ! qu'elle vienne avec nous rire et boire ,
Sans oublier son luth d'ivoire ,
Et les cheveux , sans art , relevés mollement !
ww
EMILE DESCHAMPS .
ÉNIGME.
J'amuse la vieillesse
Autant que la jeunesse ,
Et puis dans le besoin servir au voyageur .
On sait que j'ai du coeur ,
Etl'on me voit combattre ;
Mais je n'ai de valeur
Qu'enme faisant bien battre.
(ParM. A. R.)
JUIN 1817 . 531
www
CHARADE .
De monpremier à mon dernier
Souventla distance est immense ;
Et l'Ottoman , dans sa vengeance ,
Ne se sert que de mon entier,
nwww
LOGOGRIPHE.
Avec cinq pieds mon sort n'est que trop déplorable ,
Rebut demon espèce et partout misérable ,
On m'accable de coups. Mets fin à mon malheur ,
Cher lecteur ,je t'en prie , arrache-moi le coeur.
Combien ma destinée est alors différente ,
Je deviens à l'instant une fleur charmante.
(Par M. F. B. , abonné.)
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est langue; celui de la charade ,
volage , et celui du logogriphe , gourmandise , où l'on
trouve Gordium ( ville ), raison , Diane , Maine (province
) , Rouen , amour , Marne , Darius , serin , nord ,
ours , rage , ange , sage , Dieu , Rome , orme , rose ,
Eure , Oise , Gard , geairaie , mars , eau , nom , air
qui , oie , ane et or.
34
552
MERCURE DE FRANCE .
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Tableau de la campagne d'automne , en 1813 , en
Allemagne , etc .; par un officier russe ( 1 ).
Je ne partage pas l'opinion de ceux qui pensent qu'il
est d'un faible intérêt de savoir le pays , le nom
d'un écrivain ignoré , pourvu que son ouvrage instruise
ou amuse : et , sans pousser aussi loin que le savant
bibliographe , M. Barbier , mes recherches sur les anonymes
et les pseudonymes , j'attache quelque importance
à connaître les motifs qui ont pu déterminer l'auteur
d'un ouvrage philosophique , religieux , historique,
littéraire ou critique , à dérober son nom aux lecteurs ,
soit en gardant l'anonyme , soit en signant des initiales
insignifiantes , soit enfin en s'enveloppant d'un manteau
étranger. J'aurais donc cherché , en respectant
toutefois l'incognito vis-à-vis du public , à soulever le
demi- voile qui me cachait l'homme de guerre , auteur
du Tableau dont je vais rendre compte; si déjà l'indiscrétion
de quelques amis ou prôneurs de ce même
écrivain , et la sagacité de plusieurs lecteurs familiarisés
avec son style et ses idées dogmatiques , ne m'eussent
révélé
. son nom , son pays et ses dieux,
Quand on a lu son livre , on ne saurait , au surplus ,
blâmer la réserve et la discrétion de M. le baron ***.
(1 ) Un vol. in-8º. Prix : 5 fr. , et 6 fr. par la poste. Paris , chea
Arthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille.
JUIN 1817 . 533
Une voix intérieure , et dont il ne pouvait étouffer
les accens , lui a sans doute conseillé de ne pas avouer
un ouvrage qui ramène naturellement à des souvenirs
pénibles envers son auteur : souvenirs bien capables
d'influencer l'opinion des lecteurs appelés à juger de la
véracité et de l'impartialité de ce dernier.
Fort heureusement pour lui , ou plutôt pour le succès
de son précis historique , notre tacticien cosmopolite
m'avait déjà donné , depuis la mémorable époque
qui l'a enlevé au service de. des gages d'une impartialité
d'autant plus méritoire à mon avis , que je ne
l'ai pas toujours rencontrée chez des écrivains qui se
disent Français , et que je n'aurais certainement pas pu
croire sur parole.
Cette considération m'empêchera de faire aucune réflexion
sur l'étrange vanité d'un militaire systématique,
empressé de publier une relation dans laquelle il croit
devoir s'attacher , avec une sorte de complaisance , à
démontrer que les opérations de la campagne de 1813
ont été d'une combinaison moins sage et moins positive
que celles dont il avait lui-même pris la peine de tracer
le plan : alors que dans les loisirs de l'armistice du
mois de juillet de cette année 1813 , il méditait le dessein
de porter chez les alliés , l'hommage de ses ressentimens
et les fruits de son expérience.
J'entre donc en matière sans aucun autre préambule.
Après un exposé succinct de la situation des armées
française et alliée en Allemagne , à la rupture de l'armistice
, le 10 août 1813 , notre officier russe , anonyme
, commence le récit des opérations : mais il ne
nous explique pas , d'une manière satisfaisante , les raisons
qui engagèrent les alliés à ne pas attendre que les
six jours qui devaient suivre la dénonciation de la reprise
des hostilités , fussent expirés. Si j'en dois croire
554 MERCURE DE FRANCE.
des renseignemens qui me sont venus d'assez bonne
part, les communications faites par certains transfuges
n'auraient pas peu contribué à cette infraction des usages
de la guerre . Ici , je ne reconnais pas la franchise
ordinaire de mon auteur , et ce n'est sûrement pas par
modestie qu'il a passé sous silence cette circonstance
remarquable. Quoi qu'il en soit , l'agression inopinée
des alliés força , comme on sait , les corps de l'armée
française qui occupaient la Silésie , à un mouvement rétrograde
, qui fut d'une grande influence sur les opérations
ultérieures de la campagne.
1
L'arrivée de Bonaparte sur le Bober , à Lowemberg ,
détermina la reprise de l'offensive sur l'armée de Blucher,
par les troisième , cinquième et onzième corps de
l'armée française. L'auteur passe légèrement sur les détails
de cette attaque brillante, et il y a encore beaucoup
d'inexactitude dans ce qu'il en relate , à l'occasion du
combat de Goldberg , qui fait beaucoup d'honneur au
général Lauriston , qui commandait ce jour-là les cinquième
et onzième corps réunis . M. le baron *** présente
une hauteur qui est à demi-lieue de la ville , et
qu'on nomme le Wolfsberg ( montagne des Loups ) ,
comme un village dont il fait déboucher des co-
Tonnes françaises que repousse , jusqu'à trois fois , la
cavalerie prussienne ( c'était le corps russe de Langeron ,
qui combattait de ce côté , et j'en parle comme témoin
oculaire ). Ceci n'est pas excusable pour un ancien topographe
de profession . L'attaque du Wolfsberg qui fut
emporté par les troupes du cinquième corps , et notamment
par la division Rochambeau , est un fait d'armes
honorable qui méritait d'être cité dans une relation où
tant d'autres faits sont à l'avantage des alliés. La désastreuse
bataille de la Katsbatch est rapportée avec
plus de vérité, et je serais tenté de croire que l'auteur y
JUIN 1817 . 535
:
assistait . Ses observations sur les dispositions des deux
généraux en chef m'ont paru judicieuses et assez fondées
. On ne lira pas sans intérêt ce qu'il dit du brave et
malheureux général Puthool.
La marche de la grande armée des alliés sur Dresde
fournit à notre officier russe l'occasion de nous apprendre
qu'il n'a pas dépendu du général Jomini que
cette ville fût occupée par l'ennemi avant le retour de
Bonaparte , accourant en toute hâte de la Silésie. Si
cette assertion est vraie , comme je n'ose pas la contester
à l'auteur, les généraux alliés auraient dû se
montrer , par la suite , plus disposés à mettre à profit
les utiles conseils de ce nouveau compagnon d'armes ;
mais il paraît , d'après notre auteur , que , dans le cours
de cette campagne d'automne , les avis du général Jomini
eurent le sort des prophéties de Cassandre , et
l'on ne remarquera point toutefois que l'obstination du
généralissime prince de Schwartzemberg àne pas écouter
ces avis , ait donné , aux opérations de la grande armée
alliée , un résultat funeste. Je n'ai pu me défendre , en
lisant les détails de la bataille de Leipsick , d'admirer
l'heureuse étoile de nos ennemis qui les conduit à la
victoire en dépit des ſautes dont les avertit charitablement
, et sans garder la moindre rancune , le grand
tacticien cité par l'officier russe .
En somme, à quelque inexactitude et omissions près ,
et sauf l'amertume de certaines réflexions , les détails
donnés par M. le général * * * sur cette campagne , à
jamais mémorable , sont vrais et bien exposés. Tout ce
qui concerne les batailles de Gross-Béeren et de Dennewitz
, est d'un militaire éclairé et d'un bon ohservateur.
Je n'avais pas lu jusqu'à présent dans aucune relation,
des détails aussi complets et aussi impartiaux sur
536 MERCURE DE FRANCE.
la retraite de l'armée française au-delà du Rhin , et
notamment sur la bataille de Hanau , dans laquelle
notre officier russe trouve beaucoup d'analogie avec
celle d la Bérézina .
<< Wrède , dit - il , avait formé le même projet que
« Cziczagow. Tous les deux espéraient fermer le
« passage à Napoléon , et forcer l'armée française à
<<mettre bas les armes ; tous les deux échouèrent et
« devaient échouer. A force égale, il est dangereux de
<< se placer sur l'unique ligne de retraite de l'ennemi ;
« le désespoir prête à ses efforts une vigueur difficile à
<< contenir , à plus forte raison ne doit-on pas songer
<< à une pareille manoeuvre , lorsqu'on est plus faible.
« Il faut observer cependant que Cziczagow est plus
<<< excusable ; il s'était couvert de la Bérézina , rivière
<<difficile à passer , et qui lui permettait d'espérer que
« cet obstacle naturel arrêterait l'ennemi. Wrède , au
« contraire , n'avait devant lui aucune barrière qui put
« justifier sa témérité.
L'auteur raconte ensuite les événemens qui se passèrent
depuis la bataille de Leipsick , au nord de l'Allemagne
, à Dresde où Bonaparte avait laissé lemaréchal
Gouvion-Saint- Cyr abandonné à lui-même avecle faible
corps d'armée qu'il commandait, et devant les forteresses
que les alliés avaient laissées derrière eux . L'armée
de Saint- Cyr devait retourner en France , sous condition
de ne pas servir de six mois contre les alliés. Le
prince de Schwartzemberg ne jugea pas à propos de ratifier
cette capitulation. On proposa alors au maréchal
français , qui était déjà en marche pour gagner le Rhin ,
de rentrer dans Dresde ; mais Saint-Cyr sentit parfaitement
tout ce que cette offre avaitd'illusoire, et il préféra
de se rendre prisonnier avec tous les siens . Ils
furent conduits dans les Etats autrichiens .
JUIN 1817 . 537
M. le baron *** termine son récit par des réflexions
dont je vais soumettre quelques-unes au jugement de
nos lecteurs elles rappelleront sans doute aux mil-'
taires l'écrivain qui a publié le traité des grandes opérations
de la guerre.
« Il faut avouer que , depuis vingt ans , les Français
<< n'avaient eu des armées aussi formidables à com-
<< battre , soit pour le nombre soit par l'esprit dont elles
<<étaient animées. L'enthousiasme qui échauffa les pre-
« miers à l'aurore de la révolution , avait passé dans
« l'âme des Russes et des Allemands ; ils aient pris les
<< armes pour leur indépendance , et venger l'honneur
« de leur nation: de tels soldats devaient être invin-
<«<cibles.
« Toutes ses manoeuvres (celles de Bonaparte ) portent
« un caractère d'irrésolution et de tâtonnement qui
<< étonne d'autant plus , que l'audace et l'activité étaient
« ses qualités distinctives ; il se laisse enlever partout
« l'initiative des mouvemens , il ne profite pas des
« avantages que sa position centrale lui procure , et ne
« rachète ses fautes par aucune de ces belles combinai-
<< sons qui font la gloire d'un général , et auxquelles il
« dut lui-même sa célébrité et la couronne impériale.
« C'est surtout dans les mouvemens préparatoires de la
<<bataille de Leipsick , depuis son départ de Dresde
« jusqu'à la journée du 16 octobre , qu'il est inexcu-
<< sable. Un général secrétement dévoué à la cause des
<< alliés n'aurait pas mieux agi en leur faveur. Ceux
« qui ne connaîtraient de lui que la campagne d'au-
<< tomne de 1813 , pourraient avec raison douter de ses
« grands talens militaires , et le ranger dans la classe
<< des Daun , des Soubise et des Cobourg. On dirait
« que son génie militaire se trouvait enchaîné par un
538 MERCURE DE FRANCE .
«pouvoir supérieur devant lequel il se trouvait obligé
<<de ployer. C'est de lui sur-tout que l'on pourrait dire
« dans cette circonstance , que Dieu a daigné sur lui
«Répandre cet esprit d'imprudence et d'erreur ,
«De la chute des rois , funeste avant-coureur.>>>
Ala suite de son précis , et en forme d'appendix ,
M. le baron *** donne l'extrait du plan tracé par lui,
pour les opérations des alliés à la rupture de l'armistice;
plan dont j'ai déjà parlé au commencement de cet
article . L'ouvrage est orné en outre du plan topographique
de la bataille de Leipsick , fort exact et parfaitement
litographié , par MM. Darmet et Engelmann.
La légende de ce plan , et quatre tableaux de situation
des armées française et alliée , à la rupture de l'armistice
, et devant Leipsick , se trouvent à la fin du précis
historique. On reconnaîtra sans peine dans ces détails
utiles , l'exactitude et l'expérience d'un officier qui a
étéà la tête de l'état-major d'un corps d'armée .
Le général TH . В ** .
nmmmm
ELÉGIES ; par M***. Chez Delaunay , libraire , Palais-
Royal , galerie de bois , n. 243 .
1
On ne lit plus de vers ; est-ce la faute de nos poètes modernes
?Je ne le pense pas. Si nous n'avons plus de Molière
, de Racine , de Boileau , de Voltaire, ilnous reste ,
en poésie , des talens au moins égaux à ceux qui , dans
le siècle dernier , se sont acquis , au second rang , une
juste et brillante réputation : il est même un genre ,
l'élégie, où quelques poëtes contemporains , devenus des
modèles , n'ont de rivaux que dans l'antiquité : c'est de
nos jours , et de nos jours seulement que la France a
JUIN 1817 . 539
compté des Tibule : Parny , Bertin , aux noms desquels
je ne balance pas à associer celui de Mad. Dufresnoy ,
nous ont rendu l'élégie antique embellie des charmes de
la pudeur qu'ont trop souvent dédaignés les écrivains
de Rome et de la Grèce. On ne lit plus de vers , par la
raison que les grandes questions politiques dont la
France est occupée depuis trente ans , ne peuvent se
discuter qu'en prose , et que les accords de la lyre ont
peineà se faire entendre à des oreilles durcies par le
bruit du canon. Mais le calme renaîtra , la liberté publique
, fondée au milieu des tempêtes , s'élevera sous
l'abri du trône qui ne saurait avoir d'autre base , et nos
lauriers , frappés de la foudre , refleuriront sur la terre
natale de la gloire et des arts .
Je le répète , les talens existent , toutes les branches
de la littérature sont cultivées avec un soin égal; et si
la poésie a moins d'éclat , c'est qu'elle a besoin d'un
ciel plus pur , d'une température plus douce.
Plus étrangère aux moeurs et à l'esprit du siècle turbulent
où nous vivons , la muse élégiaque n'est pourtant
pas celle qui a reçu le moins d'hommages . Plusieurs
écrivains ( parmi lesquels on distingue MM. Legouvé ,
Millevoie, Treneuil , mesdames Babois et d'Hautpoult ) ,
se sont fait remarquer dans une espèce de composition
qui demande plus de grâce que de force, plus de sensibilité
que d'imagination. Onvoit que je n'admets point
dans ce genre les distinctions d'élégies héroïques , historiques
, religieuses , dramatiques , amoureuses , au
moyen desquelles en ouvrant à la poésie élégiaque un
champ sans limites, l'auteur de quelques vers langoureux
peut se croire en droit d'aller prendre rang parmi les
Simonide , les Sophocle , les Milton ou les Rousseau .
Quoi qu'on en puisse dire , un psaume, une hymne, un
cantique , un choeur de tragédie , un chant national ,
540 MERCURE DE FRANCE.
n'est point une élégie. J'appelle de cenom un petit
poëme où domine un sentiment tendre et mélancolique,
où le coeur dicte les vers que le poëte soupire , et dont
quelques accens héroïques ne doivent que bien rarement
interrompre la douce uniformité. Je ne prétends
pas que ce poëme ne doive se composer que de chants
d'amour ( les vers de Voltaire sur la mort de mademoiselle
Le Couvreur; ceux de La Fontaine adressés aux
nymphes de Vaux, sont peut-être les chefs - d'oeuvre
du genre ) ; mais je pense que cette passion, si facile à
s'exalter , si riche de transports, de regrets , de souvenirs
et d'espérances , est celle qui fournit à la lyre
élégiaque ses accords les plus ravissans et ces inspirations
où la mélancolie est le plus doux charme de la
volupté.
L'expression des sentimens héroïques ne convient
pas mieux à l'élégie que la peinture de ces vertus paisibles
, de ce bonheur domestique où la morale aime à
puiser ses leçons et ses exemples.
Je ne dirai point , avec Ovide , que le plaisirfinit où
le devoir commence: mais je dirai qu'on regarde sans intérêt
, à moins d'en être l'armateur , un navire à l'ancre
dansun bonport, et qu'on court en foule au rivage pour
y voir un vaisseau qui se débat contre la tempête. C'est
à cette disposition générale de l'esprit humain qu'il
faut s'en prendre du peu de succès qu'ont obtenu les
élégies de M. de la Bouisse , dont le talent agréable et
facile aurait obtenu plus de justice si l'on avait moins
d'estime pour sa personne. Une fois bien informé par
lui -même de la légitimité de ses vues sur Eléonore ,
de l'accomplissement de ses voeux , de sa félicité conjugale
et de l'heureuse fécondité de son épouse , on est
tranquille sur son sort , et l'on détourne ses regards avec
envie du couple heureux qui n'a plus à désirer , après
JUIN 1817 . 541
une vie aussi pure , qu'une mort aussi douce que celle
de Philémon et Baucis.
L'auteur anonyme de l'ouvrage que le hasard a fait
tomber entre mes mains , est moins irréprochable que
M. de la Bouisse sous le rapport des moeurs ; ses amours
sont moins légitimes , et sa Fanny, avec toutes les qualités
et tous les défauts de son sexe , fait , tour- a-tour,
l'espérance , le désespoir , la félicité et le supplice de
son amant : pour peu que cet amant soit poëte, l'élégie
va couler de sa plume , telle que Boileau l'a décrite,
telle que Tibule , Properce et Parny l'ont faite :
Elle peint , des amans , la joie et la tristesse ,
Flatte , menace , irrite , apaise une maîtresse .
La marche naturelle de la passion et du sentimentest
bien gradué dans les trois livres dont se compose ce
recueil d'Elégies. L'auteur , après avoir embelli du nom
d'amour ,
Les goûts passagers du bel âge ,
Renonce à la tendresse avant d'avoir aimé.
Mais le vide de son coeur ne tarde pas à se faire sentir ;
mais
C'en est fait , son heure est venue ,
L'image d'un nouveau bonheur
Agite son âme éperdue.
Il voit Fanny , il aime ; mais cet objet charmant échappe
à peine à l'enfance ; amant plus tendre encore que passionné
, il ne hâte pas l'instant de son bonheur , et ne
veut devoir qu'à l'amour un triomphe qu'il pourrait
obtenir de la séduction ..... Ces doux combats de l'amour
contre lui-même; sa victoire , son ivresse , ses transports ,
son enchantement et ses premières inquiétudes , sont les
sujets du premier livre .
On trouve , dans le second, des reproches , des in
542 MERCURE DE FRANCE.
constances , des raccommodemens, un projet d'hymen ,
aussitôt abandonné que conçu ; le départ de Fanny,
les plaintes de son amant et ses projets de retraite.
Le troisième livre est consacré en partie aux souvenirs
d'un bonheur passé , au regret des plus douces
illusions ; mais Fanny revient belle de sa tristesse et de
son repentir :
Revenez encor les charmer ,
Doux souvenirs , tendre faiblesse ;
Pourquoi ne pas aimer
Ce qu'on promit d'aimer sans cesse ?
L'amour , comme le temps , est un fleuve qu'on ne
remonte pas ; nos amans s'en aperçoivent, et le plus
sincère a la bonne foi d'en convenir :
C'en est donc fait , dit - il ; plus d'erreur qui m'enchante ,
Plus de rêve amoureux , d'illusion touchante !
Dans mon coeur qui les rappelait ,
S'éteint , trop faible , hélás ! leur prestige infidèle :
Telle s'éclipse une pâle étincelle
Sous la main qui la ranimalt.
En rendant compte de ce recueil dont l'auteur m'est
tout-à-fait inconnu , j'ai cédé au besoin que j'éprouve
de louer ce qui me paraît digne d'éloges , sans craindre
l'influence des préventions personnelles ou des considérations
particulières qui dictent trop souvent la louange
ou la critique.
Le style de ces élégies , auquel on peut reprocher
un abandon quelquefois trop voisin de la négligence , a
néanmoins , dans sa contexture générale , les qualités les
plus essentielles à ce genre de poésie : il est simple ,
facile , touchant et gracieux ; quelques citations, prises
au hasard , mettront le lecteur à portée de confirmer ou
de réformer ce jugement.
JUIN 1817 . 543
L'auteur parle du changement qu'un sentiment nouveau
apporte dans le caractère de la jeune Fanny :
Elle fuit les jeux de son âge ;
Elle s'éloigne sans dessein:
Le plus innocent badinage
Agite les lis de son sein ,
Et colore son doux visage.
Pour elle , tout est sérieux ;
Plus de gaîté , d'enfantillage :
Elle aime , tout change à ses yeux.
L'étude , à son esprit si chère ,
Pour elle n'a plus de plaisirs :
Les arts ne peuvent la distraire,
Et ses goûts font place aux désirs.
Dans les vers de la dixième élégie , intitulée la Nuit
d'Hiver , on reconnaît un élève de Parny :
Plus adroit , plus hardi , de détours en détours ,
Je remonte sans bruit , retenant mon haleine ,
Vers l'asile secret où souvent nos amours ,
Par les noeuds du plaisir , ont resserré leur chaîne :
Bientôt tu me rejoins , palpitante d'effroi ;
Craignant ce rendez-vous , blámant notre imprudence ,
Et cependant ton coeur m'approuvait en silence ,
Et cependant ta main me retient près de toi,
Ce dernier mouvement est plein de grâce et d'abandon
, mais l'amant d'Eléonore avait dit avant celui de
Fanny :
Et cependant tu prononçais sans cesse
Ce mot d'amour qui causait ton effroi ;
Et cependant ta main , avec tendresse ,
Pressait la mienne et demandait ma foi.
Cette imitation de Catulle est plus heureuse :
Cède , ô ma bien aimée ! aux feux que tu fais naître ;
En vain tu combattrais , l'Amour serait le maître :
Ne lui dispute point des momens aussi courts ;
Bientôt les longues nuits feront place aux longs jours:
544
MERCURE DE FRANCE.
Accorde-les à ma tendresse ,
Mettons à profit la jeunesse.
Il s'écoule sitôt l'âge heureux des amours !
Les paisibles gémeaux chasseront la froidure,
Et des échos muets ranimeront la voix ;
Une couronne de verdure
Rajeunira le front des bois;
Tout renaîtra dans la nature :
Bravant les outrages du temps ,
Les champs reprendront leur parure ,
Mais nos jours n'auront qu'un printemps.
Je ne sais pourquoi l'auteur a placé entre deux élégies
amoureuses , une épître au docteur Alibert. Des mauvais
plaisans pourraient y trouver un prétexte de gaîté.
Je lis cette épître , et j'y trouve l'occasion d'un nouvel
éloge. Cette pièce de vers est , sans contredit , la meilleure
de ce recueil , et je ne connais point de poètes qui
désavouassent les vers suivans , aussi remarquables par
la pensée que par l'expression . Après avoir loué, dans
la personne du docteur Alibert , le savant infatigable,
le médecin habile , l'homme de lettres distingué , l'auteur
de l'épître le signale à la reconnaissance publique
pour des travaux que le plus saint amour de l'humanité
a seul pu faire entreprendre :
Il faut d'autres travaux à ton âme féconde;
Il faut qu'un grand dessein à son ardeur réponde ;
Il lui faut des dangers qu'elle puisse braver,
Des larmes à tarir , des jours à conserver .
O sainte humanité ! j'admire ici ton zèle .
Il est des maux affreux qu'à son peuple rebelle
Ajadis infligé le dieu de Benjamin ,
Qu'on pourrait délaisser sans paraître inhumain ,
Qui , lassant la pitié , détruisant l'espérance ,
A l'oubli des tombeaux condamnent l'existence :
La terre en ſuit l'aspect , et tu veilles sur eux ;
Ton oeil ose percer leurs voiles dangereux.
La nature frémit , mais la science observe.
Couvre de ton égide , ô divine Minerve ! "
JUIN 1817 . 545
Odéesse des arts , ce mortel généreux !
Qu'il vive pour léguer à nos derniers neveux
Ce dépôt immortel , ce lumineux ouvrage ,
Digne fruit du talent , des arts et du courage (1 ) .
TMBRE
Quel plus noble et plus rare emploi de la poésie , que
d'en consacrer le don précieux à la louange des bienfaiteurs
de l'humanité !
ROYAN
5
C.
BEINE
mmmm
JOUY.
Correspondance sur les Romans
: province.
, avec une amie de
Calmez vos inquiétudes , mon amie , je suis entièrement
rétablie et fort disposée à me dédommager du long
silence dont vous avez la bonté de vous plaindre : rien
ne me plaît autant que mes causeries avec vous ; étrangère
à toute espèce de prétentions , j'aime à laisser
courir ma plume sans art et sans calcul ; je vous sais
gré d'approuver ma franchise , et si par hasard nous ne
sommes pas toujours d'accord sur le plus ou moins de
mérite des ouvrages nouveaux , je suis certaine que
nous ne différerons jamais de sentimens sur des points
essentiels ; nous en avons plus d'une fois acquis la
preuve lorsque, rapprochées l'une de l'autre, nous pouvions
penser tout haut : mais hélas ! mon amie , ne
yous apercevez-vous pas que ces doux épanchemens de
l'âme perdent une grande partie de leur charme à mesure
qu'on vieillit. Dans la jeunesse , abusé par sa propre
innocence , on juge tous les coeurs d'après le sien ;
(1) Ces vers font allusion aux deux ouvrages sur les Maladies
de la peau et sur la Nosologie naturelle que le docteur Alibert
apubliés .
35
546 MERCURE DE FRANCE .
on croit à l'amitié , au dévouement , aux sentimens no
bles et désintéressés ; on pare la nature humaine de
toutes les vertus que l'on possède ; cette douce illusion
embellit le présent et l'avenir , la confiance alors est
un bonheur , on n'a que du bien à dire , on ignore et
la méfiance et les mécomptes , on aime avec dévouement
parce qu'on se croit aimé de même , et la vie
n'est qu'un joli rêve à cette époque ; malheureusement
l'expérience , j'ai pensé dire la désespérante expérience,
détruit chaque jour une trop douce erreur ; vous finissez
par connaître les hommes tels qu'ils sont , non tels
que vous vous les figuriez. Cette triste découverte une
fois faite , on isole sa pensée comme on aime à s'isoler
soi-même ; n'ayant plus rien à dire sur des chimères ,
on se taît sur la réalité , et l'on devient silencieux et misanthrope
... Mais , mon dieu , lorsque j'ai à vous parler
de tant d'ouvrages nouveaux, pourquoi donc est-ceque
je m'avise de moraliser ! pardonnez-moi cette petite
digression , et revenons à un sujet plus gai .
En vous annonçant l'ouvrage de madame la comtesse
de Genlis , intitulé les Tableaux (1 ) , de M. le comte
de Forbin , je vous félicite du plaisir que vous aurez à le
lire , et je me réjouis de rendre hommage au grand
talent de l'auteur dont tout notre sexe doit être fier.
Vous retrouverez dans Inès de Castro , un style élégant
et pur , des nuances fines et délicates , un tact toujours
sûr , la profonde connaissance des sentimens du coeur ;
(1) Ou laMortde Pline l'Ancien , et Inès de Castro , nouvelles
historiques; par madame la comtesse de Genlis. Un vol. in-80 .
Prix : 5 fr. Chez Maradan , libraire , rue Guénégaud, n. g ; et
chez P. Mongie , l'ainé , boulevard Poissonnière , n. 18.
JUIN 1817 . 547
enun mot tout le mérite et tout le charme qui caractérisent
les ouvrages de madame de Genlis . S'il est vrai,
comme le disent quelques personnes , qu'il y ait des
défauts dans cet ouvrage , je n'oserais jamais me permettre
de les relever ; il m'est trop doux d'admirer le
talent de l'auteur ; d'ailleurs sa grande supériorité m'impose
; je sens qu'il ne m'appartient point de le censurer
, et je garderais le silence si je ne devais le louer.
Si vous n'avez pas encore lu les Puritains d'Ecosse ( 1 ) ,
hâtez-vous , ma chère amie , de vous procurer cet interessant
et singulier roman..... Roman ! je ne sais trop si
ce nomlui convient, car malheureusement rien n'est plus
historique que les détails , les tableaux , les caractères
tracés dans cet ouvrage , et plus malheureusement
encore personne n'est en état d'en apprécier la vérité
mieux que nous autres Français , à peine échappés aux
orages de la révolution .
La scène commence vers la fin du règne de Charles II,
continue sous Jacques II , dernier roi de la famille des
Stuarts , et se termine peu de temps après l'avénement
de Guillaume , prince d'Orange , au trône d'Angleterre
.
Sans entrer dans le détail de tous les événemens politiques
qui ont amené la chute des Stuarts , l'auteur a
voulu peindre les maux épouvantables qu'enfantent le
fanatisme , l'intolérance et l'esprit de parti : cette
époque servait parfaitement son dessein.
(1) Et le Nain mystérieux , conte de mon Hôte , traduit de
l'anglais . Quatre vol. in-12. Prix : g fr. , et 11 fr. 25 c. parla poste.
Chez H. Nicole , à la librairie stéréotype , rue de Seine , n. 12 ;
et chez P. Mongie l'ainé , boulevard Poissonnière , n. 18.
35.
548 MERCURE DE FRANCE .
On sait que Charles II et son successeur , plus zélés catholiques
que politiques habiles , oubliant les promesses
qu'ils avaient faites enremontant sur le trône, après la
mort de Cromwel , perdirent de nouveau la couronne
pour avoir attaqué la liberté de conscience et les droits
du peuple. Mal conseillés , ils entreprirent de convertir
par la force , par les dragonades , par les supplices ,
quelques presbytériens fanatiques , connus sous le nom
de Puritains , et dont les principes républicains paraissaient
menacer la sûreté du trône .
Ce fut une graude faute de les persécuter comme
secte , tandis qu'on pouvait les punir comme sujets rebelles
: la persécution produisit son effet ordinaire , elle
redoubla le fanatisme : le puritanisme eut ses martyrs ,
chacun redouta qu'on ne lui demandât compte de ses
opinions religieuses ; les mécontens (et il en existe toujours
sous les meilleurs gouvernemens ) , profitèrent de
la circonstance pour semer des alarmes , exagérer les
dangers , fomenter les haines , réveiller des souvenirs ,
ranimer des espérances ; bientôt une secte faible à sa
naissance , méprisable par ses élémens , destinée à
périr dès son berceau , si l'on n'avait pas paru s'apercevoir
de son existence , devint le prétexte de toutes les
oppositions , de toutes les réclamations , de toutes les
révoltes , et le centre autour duquel se réunirent les
factions opposées aux Stuarts : bientôt tous les protestans
devinrent les ennemis d'une famille qui paraissait
vouloir les sacrifier aux catholiques , minorité évidente
de la nation. Dès lorsla cause des Stuarts fut perdue ,
car on ne se maintient sur le trône qu'en s'appuyaut
sur la majorité ; en vain ils firent de tardives concessions
, de nouvelles promesses ; on ne leur sut aucun
JUIN 1817 . 549
gré des premières , on ne crut point aux secondes ; les
protestans conservèrent , ou feignirent de conserver
leurs craintes ; ils réclamèrent plus haut que jamais des
droits qu'on ne leur refusait plus , et appelèrent enfin
le prince d'Orange , pour les soustraire à une persécution
qui n'existait pas : Guillaume parut et fut proclamé
comme libérateur de la nation , comme restaurateur
de ses droits , et Jacques II fut obligé de chercher un
asile en France . Malgré les soins de Guillaume , une
réaction eut lieu , et la persécution changeant d'objet
avec les circonstances , s'exerça contre les catholiques .
Alors se forma une de ces alliances monstrueuses
qu'enfautent les révolutions : les catholiques et les protestans
royalistes , les partisans des Stuarts et les puritains
républicains se réunirent pour rétablir la famille
expulsée , sauf à débattre leurs intérêts respectifs après
le succès ; mais ce parti composé d'élémens hétérogènes
, succomba bientôt , la majoritél'emporta, comme
cela devait nécessairement arriver ; les espérances des
Stuarts furent à jamais détruites , et le pouvoir de Guillaume
s'affermit , parce qu'il eut le bon esprit de gouverner
conformément à l'esprit du siècle et au voeu général
de la nation. Nous avons sous les yeux un grand
et noble exemple de ce que peut faire un sage monarque
, après les malheurs d'une longue révolution ,
pour cicatriser les plaies de la patrie , et réunir les esprits
divisés , en sacrifiant même ses intérêts particuliers
à la prospérité publique . :
Tous les événemens décrits dans ce roman eurent
lieu pendant la courte période de cinq à six ans : aucune
époque ne pouvait être plus favorable aux vues de
l'auteur , ni lui fournir autant de moyens de dévelop-
1
550 MERCURE DE FRANCE .
per une grande variété de caractères , de contrastes
piquans ; de peindre sans invraisemblance ces vicissitudes
qui naissent d'un changement brusque dans le
gouvernement ; d'offrir des portraits dont vous croirez
souvent reconnaître les originaux , parce que vous en avez
vu des copies . L'auteur a tiré habilement parti de son
sujet , et donne d'excellentes leçons ; tout ce que le fanatisme
religieux et politique , tout ce qu'une absurde
intolérance peuvent enfanter de maux , est peint avec
une énergie , une originalité remarquable , et sur-tout
avec une impartialité qui fait d'autant plus d'honneur
au caractère de l'auteur , qu'elle devient plus rare
chaque jour . Presbyteriens modérés , puritains fana
tiques , républicains , royalistes , jacobites , orangistes ,
girouettes , il passe tout en revue , et peint chacun par
des traits caractéristiques. On voit qu'il s'est plu à tracer
le portrait du jeune Morton héros du roman , et d'un
certain lord Evendale , son rival en amour comme en
générosité : ce sont deux hommes rares , trop rares et
trop également parfaits peut-être , car on est embar-
-rassé de choisir entre les deux rivaux : c'est un défaut
de composition , défaut bien léger que je reproche à
l'auteur , afin de pouvoir exercer mes fonctions de critique.
Je ne vous ferai point l'extrait de ce roman, dont le
plan et la marche sont très-simples : les épisodes , les
portraits , les incidens variés , mais toujours vraisemblables
, en font le plus grand charme , et ne sont pas susceptibles
d'analyse ; la traduction laisse quelque chose
à désirer , cependant elle est empreinte de la couleur
locale , on la lit avec beaucoup d'intérêt .
L'auteur des Puritains m'a fait tant de plaisir que je
JUIN 1817 . 551
voudrais bien ne pas lui causer de chagrin ; mais plus
je l'ai loué pour un excellent ouvrage , plus je dois le
blamer d'en avoir fait un très-médiocre , le Nain mystérieux
, imprimé à la suite des Puritains Ecossais. On
y trouve sans doute encore de l'esprit , de l'originalité ,
des détails agréables ; mais un plan défectueux , des
invraisemblances trop fortes , et un fréquent de faut de
goût défigurent cette nouvelle , qui fort heureusement
est très-courte.
Bon dieu que de politique dans cette lettre ! moi
qui ne voulais jamais en parler ; mais que voulez-vous ?
il fallait bien vous rendre compte du roman nouveau !
Occupons-nous maintenant d'un ouvrage que vous.
ne devez pas négliger, parce qu'il sera utile et agréable
aux enfans que vous chérissez et que vous élevez avec
tant de soins et de succès . Les Annales de la Jeunesse (1)
sont présentement rédigées par de nouveaux collaborateurs
dont les talens , avantageusemens connus , garantissent
que l'instruction et l'amusement seront toujours
réunis dans leurs ouvrages. M. Bouilly est depuis
long-temps en possession de charmer les enfans ; il continue
de leur donner de fort bonnes leçons dans de
jolies historiettes , que les mères approuvent toujours.
M. de Rougemont , dans un conte de fée très-agréable ,
trouve le moyen de mettre à la portée de ses jeunes lec-
(1) Rédigées par MM. J. N. Bouilly, de Rougemontet Lefebvre
, et publiées en une livraison de six feuilles in- 12 , chaque
mois. Prix de la souscription : 10 fr . pour trois mois , 19 fr .
pour six mois , 36 fr. pour un an. Une jolie gravure est jointe à
chaque livraison. Au bureau des Annales, chez Foulon et compagnie
, libraires , rue des Francs-Bourgeois Saint- Michel , n. 3;
et chez P. Mongie l'aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
553 MERCURE DE FRANCE .
teurs de sages préceptes de morale dont les parens peuvent
profiter ; et M. Lefebvre a eu , selon moi , une bien
heureuse idée , qu'il exécute avec tout l'esprit qui le
distingue. Il retrace l'enfance des hommes célèbres ançiens
et modernes; il a déjà parlé d'Alexandre , de
Drouais , de Démosthène , de Mozart , et ces tableaux
sont faits avec une précision , une clarté , une grâce et
une facilité qui les rendent pour tout le monde une
agréable lecture. Les enfans s'occuperont avec bien plus
de fruit et de plaisir, de l'étude de l'histoire , lorsqu'ils
connaîtront déjà l'enfance des grands hommes qu'ils y
verront figurer. Jugez , ma chère amie , s'il vous est
possible de ne pas vous abonner , lorsque trois raisons
vous y engagent ; moi qui n'ai pas d'enfans , je lis cet
ouvrage avec grand plaisir ; conseillez-le à vos voisines ,
et faites sentir aux bonnes mères qu'elles doivent au
plus tôt le donner à leurs enfans.
wwwmm
BEAUX - ARTS .
ww
1
SALON DE 1817.
Je traversais le Palais-Royal , m'acheminant vers la
salle d'exposition des ouvrages de sculpture , lorsque je
rencontrai Léonard qui s'y rendait comme moi ; iln'était
pas encore dix heures , nous nous assimes pour reprendre
l'entretien de la veille .
Je trouve , lui dis-je , quelque chose de plus positif
dans la sculpture que dans la peinture ; on est moins
seul avec une statue qu'avec un portrait , et l'imagination
, en présence de Galatée , peut aller jusqu'à concevoir
le délire de Pygmalion . Il n'y a pas de degré dans
JUIN 1817 . 553
l'impossible ; pourquoi donc l'esprit se prête-t- il plus
facilement à l'idée d'animer le marbre que la toile?
C'est que , dans le premier cas , le prodige est en quelque
sorte commencé : déjà l'image est en relief; les
formes sont réelles ; pour achever de leur donner la vie ,
il ne manque plus qu'une étincelle du feu céleste. De ce
que cet art est peut-être plus près de la nature , n'en
doit-on pas conclure qu'il offre , par cela même , moins
dedifficulté; pour moi je m'en tiens à la décision de cet
aveugle de naissance à qui l'on présentait son portrait et
son buste : il tâta celui - ci et en apprécia très - bien
le travail et la ressemblance ; mais quand on l'assura
que les mêmes traits , nuancés des couleurs que la nature
leur donne , se trouvaient aussi sur ce carré de toile
où sa main ne trouvait qu'une surface plane , sans le
moindre relief , il prononça , ce me semble judicieusement
, qu'en supposant l'imitation également parfaite ,
l'art le plus difficile devait être celui où tout était prestige.
Cette question , que je me permets de décider sans
égard aux autorités respectables qu'on peut m'opposer ,
sans répondre aux nombreuses objections qu'on peut
m'adresser , me conduirait , pour peu quej'eusse un livre
à faire sur ce sujet, à rechercher lequel de ces deux arts
a précédé l'autre , et celui anquel les anciens attachaient
un plus haut degré d'estime ; j'arriverais , je crois , à
prouver que les temps héroïques où l'on place les Prométhée
, les Dédale , les Pygmalion , auxquels on fait
remonter l'origine de la sculpture , sont antérieurs aux
siècles historiques où fleurissaient les premiers peintres
dont il soit fait mention dans l'histoire , les Gigès , les
Enchir , les Burlaque , et que néanmoins la mème cé
lébrité s'attachait en Grèce aux noms des Lysipe , des
Phydias , des Praxitèle et à ceux des Zeuxis , des
Apelles et des Protogènes ; mais une pareille dissertation
me ramènerait trop lentement à l'objet spécial qui
nous occupe. Je me contenterai d'une seule observation
générale qui trouve ici son application particulière : on
a souvent répété que ces deux arts , la peinture et la
sculpture , ont une destinée à-peu-près semblable dans
leur décadence et dans leurs progrès ; l'époque actuelle
me semble démentir en partie cette assertion : notre
,
554 MERCURE DE FRANCE .
école en peinture est aujourd'hui , sans aucune comparaison
, la première de l'Europe ; mais je ne pense pas
que nous puissions également nous prévaloir du nombre
et de la supériorité de nos artistes , pour réelamer la
prééminence dans l'art de la sculpture.-Rien cependant
n'est plus vrai , et pour vous en convaincre , examinez
les bas-reliefs exécutés au Louvre depuis quelques années
; et si le préjugé ne vous aveugle pas , vous conviendrez
que , sous beaucoup de rapports , le ciseau de
Cartelier , de Chaudet , de Le Mot , de Moitte et de
Roland n'est point inférieur à celui de Jean Goujon.
Comparez ces ouvrages avec la sculpture monumentale
exécutée sous Louis XV , et vous serez forcé de reconnaître
que nos statuaires actuels ne ressemblent pas plus
à Le Moine ( l'auteur du Tombeau du Cardinal de
Fleury ) que David , Gérard , Girodet , Gros et Guérin
ne ressemblent à Carle-Vanloo et à Boucher.
En bien comme en mal , tous les arts qui ont le dessin
pour base , suivent la même direction , et la forme
d'une pièce d'orfévrerie sera toujours plus parfaite au
temps où l'on dessinera le mieux. Les artistes du même
temps ont nécessairement de fréquens rapports entre
eux; ils discutent ensemble le système d'étude qu'ils
adoptent , et si quelques-uns obtiennent de la célébrité
en suivant une voie particulière , tous veulent y entrer
dans l'espoir d'obtenir le même succès .
Voyezsi , au temps de la décadence des arts en Italie ,
le Bernini , qui passait pour le premier statuaire de l'époque
, ne drapait pas comme le Carle Maratte , et si
le Boromini , dans son architecture , ne s'éloignait pas
dans le même sens , de la noble simplicité des formes
adoptées par les anciens ?
-Cependant , répondis-je , vous ne pouvez nier que
nos premiers peintres ne soient plus estimés dans l'étrangerqquue
nos statuaires.-Cela tient peut-être à ce
que leurs tableaux y sont connus par la gravure ; au
reste , je ne veux point établir de comparaison entre les
individus , mais seulement entre les arts qui sont de
mème origine.
Il peut arriver sans doute qu'il y ait à certaines époques
, dans un art plutôt que dans un autre , un homme
d'un talent transcendant. Sous Louis XIV , le premier
des artistes était sans contredit le Pujet. La nature n'est
JUIN 1817 . 555
pas obligée de produire dans une forêt , à côté d'un
chêne d'une élévation prodigieuse , des sapins de la
méme hauteur ; mais ne jugez jamais les hommes sur
leur réputation contemporaine , même à l'étranger ;
n'oubliez pas que le Dominicain eût de son temps bien
moins de réputation que le Guide , et que notre Pujet
fut réputé inférieur aux Coustou ; n'oubliez pas non
plus qu'un ministre des arts , comme on en a vu beaucoup
en France , qui n'estimait que le mérite étranger ,
fit venir à grands frais le Bernini , pour faire à Versailles
une mauvaise statue équestre qu'on a été obligé de reléguer
à l'extrémité de la pièce d'eau des Suisses...
Dix heures venaient de sonner nous allâmes au
Louvre , et la première figure qui attira notre attention
fut l'Ajax de M. Dupaty.
,
-Il est aisé de voir , lui dis-je , qu'en taillant son
marbre , l'auteur avait son Homère sous les yeux .
- On a dit de même que Phydias et Euphranor apprirent
du chantre d'Achille à représenter le maître des
dieux , et l'un n'est pas plus vrai que l'autre ; mais cela
frappe l'imagination de ceux qui ne sont pas initiés à la
pratique des arts , bien plus que si l'on disait que M. Dupaty
en étudiant son modèle , avait présent à sa pensée
quelques-uns des chefs-d'oeuvre de l'art grec .
-
-
Mais où les Grecs ont-ils pris leurs modèles de
beauté ? Dans la nature . Envoyez nos artistes dans
l'Orient ; dans les lieux où l'espèce humaine n'a pas dégénéré
par des croisemens de race , ils y trouveront encore
les types du Jupiter , de l'Apollon et de la Vénus.
- Vous pourriez bien avoir raison , j'ai vu de ces figures
là sur les bords de l'Indus et du Gange. Quoiqu'il
en soit , cette statue est pleine de chaleur et de mouvement;
tout y respire l'inspiration poétique ; qu'un amateur
italien en fasse l'acquisition , qu'il la transporte &
Naples , et que dans deux ou trois mille ans , on la
trouve sous les ruines de cette ville , j'entends d'ici ce
qu'en diront les Visconti de ce temps-là.-Il est plus
piquant de se représenter à cette époque un descendant
de l'auteur des Lettres sur l'Italie , voyageant sur cette
terre classique et contemplant cet Ajaxde famille , avec
le même enthousiasme que le président Dupaty éprouvait
en présence de l'Apollon pythien. Remarquez , je
556 MERCURÉ DE FRANCE.
vous prie , que je ne compare pas les ouvrages , mais
les époques. Oui , sans doute , on calomnie le temps ;
sa rouille a plus d'éclat que les plus brillans rayons de
la gloire contemporaine. - Cette statue est d'un trèsbel
effet , c'est bien là l'idée qu'on se forme de ce terrible
Locrien qui ne respectait guère plus les dieux que les
filles des rois , et que Pallas tua d'un coup de fondre
pour venger l'honneur de Cassandre . Le mouvement du
béros pour se cramponner au rocher où il se vante d'échapper
au naufrage malgré les dieux , est on ne peut
plus pittoresque , et l'espèce d'exagération qu'on peut y
trouver est justifiée par la nature de la situation , et par
le caractère du personnage. Le seul défaut que je trouve
à cette figure passe pour une beauté dans notre école
moderne ; l'étude anatomique s'y fait trop sentir ; les
côtes et les muscles qui s'y attachent , sont trop également
prononcés , trop symétriques. Défions -nous de la
pédanterie , mème dans les arts ; elle y est plus que partout
ailleurs ennemie de la grâce et du naturel.
-Dans cette figure de Narcisse , M. Beauvallet a mis
plus de soin que d'élégance ; cette statue est correcte ,
mais froide ; on n'y remarque ni défant capital ni beauté
saillante.-Le peu d'effet qu'elle produit tient surtout à
la pose ; une statue assise manque presque toujours de
mouvement et de vie ; la sculpture a sur la peinture l'avantage
du relief des formes ; l'artiste s'en prive en partie
en ne disposant pas sa figure de manière à l'isoler ;
autant que possible , du bloc de pierre dont il l'a tirée.
M. Le Gendre Hérat a traité le même sujet ; son
Narcisse n'est peut-être pas exécuté avec la même finèsse
que celui de M. Beauvallet , mais la tète est d'une
expression pleine de charme et de mélancolie.
- Le domaine de la peinture est bien plus vaste que
celui de la sculpture; l'une retrace tout ce qui est visible,
l'autre est limitée à ce qui est palpable; l'une peut
mettre en scène une armée entière , l'autre ne peut
grouper que deux ou , tout au plus , trois personnages ,
ce qui réduit beaucoup les sujets historiques , ou meme
mythologiques , dont l'imitation peut convenir à la
sculpture. (Je ne parle pas des bas-reliefs , qui sont de
véritables tableaux en pierre) . L'action de l'esclaveAn
-JUIN 1817. 557
droclės , reconnu dans le cirque par le lion contre lequel
il doit combattre , s'offre d'elle-même au ciseau du
sculpteur , et M. Calderary s'en est emparé fort habilement.
On distingue sur la figure d'Androclès la triple
expression du courage , de la terreur et de la surprise .
Ce morceau est bien composé ; l'ensemble en est
imposant , mais plusieurs détails donnent prise à la critique.
Est-ce à la main d'un athlète ou d'une femme
qu'appartiennent ces doigts effilés et relevés par le bout ?
Les doigts des mains sont efféminés , ceux des pieds sont
difformes , pliés , pressés les uns contre les autres , on
dirait du pied d'un petit-maître du dernier siècle , em ,
prisonné depuis vingt ans dans un soulier pointu : ce
n'est point lanature , ce sont les cordonniers qui font de
ces pieds-là , et il ne faut ni les sculpter ni les peindre,
Lajolie chose que cet Amour de Chaudet ! Quelle
composition gracieuse ! quelle exécution légère ! Cette
jolie statue est l'ouvrage du seul rival de Canova , pour
le charme et lagrâce,et de son maître pour la pureté
du dessin ; M. Cartelier s'est montré digne d'associer
son ciseau à celui du célèbre sculpteur dont les arts ,
après plusieurs années , déplorent encore la perte : cette
statue a été terminée sous sa direction.
-
-
-
Dans un assez grand nombre de portraits exposés
par M. Deseine , je n'ai distingué que le buste du cé
lèbre Lagrange , où l'on trouve , avec la ressemblance ,
quelqu'idée du caractère du modèle. Dans la statue
du général Colbert , le mème artiste a lutté sans le
moindre succès contre le désavantage du costume moderne.
Celui du siècle de Louis XIV , un peu plus pittoresque
que le nôtre , est encore moins favorable à la
sculpture , qui n'a décidément que le choix entre le na et
les draperies à l'antique.
En tenant compte à M. Duparquier de cet obstacle
du costume , auquel il a cru devoir s'asservir , on sera
satisfait de sa statue de Dugay- Trouin; la tète a de l'expression
et la pose , sans recherche et sans affectation ,
a tout le mouvement nécessaire .
Je n'en dirai pas autant du Sully de M. Espercieux ;
sa poitrine gonflée le fait ressembler au Therme égyptien
, encore que l'agencement du manteausoit large et
pittoresque ; cette attitude d'un héros appuyé sur son
558 MERCURE DE FRANCE.
1
épée , n'est pas celle qui convenait le mieux au sageministre,
ami d'Henri IV, je l'aurais mieux aimé nettoyant
le tapis (1 ) , ou déchirant la promesse de mariage
que son maître avait faite à la marquise de Verneuil.
- Que dites- vous de cette Hébé ?- Que s'il suffisait
pour animer cette statue d'en être idolâtre , nous aurions
vu se renouveler le miracle de Pygmalion. Sans
partager le délire de quelques amis de l'auteur , on convient
assez généralement que cette figure d'Hébé est
agréable , que les contours en sont purs et gracieux ,
etpaitris d'une main délicate ; mais pour qui l'examine
dans son ensemble , il devient évident que la partie
supérieure de cette statue appartient à un corps , etle
bas à un autre ; la tête et le buste sont , à l'égard du
reste , d'une petitesse démesurée. Le buste de Talma
que l'on doit au ciseau du même artiste , est peutétre
le meilleur portrait qui ait été fait de ce grand
tragédien.
,
-
De toutes les statues destinées à la décoration du pont
Louis XVI , la plus belle , à mon avis , est celle du Bailly
de Suffren : on n'imagine pas un plus beau caractère de
tête et une expression plus vraie. Il est fâcheux
qu'on ne voye que celadu corps ; tout le reste est enseveli
sous les vêtemens ; cependant on doit savoir gré
à M. Le Sueur de l'art avec lequel il a modifié , dans
cette statue , le costume ingrat qu'il avait à rendre ; le
manteau est jeté fort habilement ; j'aurais seulement
voulu que les plis en fussent plus larges et moins uniformes
.
Puisque M. Malle nous avertit que son bas-relief, représentant
la Peinture , doit être exécuté en marbre
pour la fontaine de la place de la Bastille (où je ne vois
pas trop ce que la Peinture peut avoir à faire) , je l'engagerai
à donner plus de relief à ses figures , à condition
qu'il me promettra de mettre plus de correction
dans son dessin .
La Reine Marie-Antoinette à genoux devant un prie-
Dieu est un morceau distingué par le choix du sujet ,
et même , en quelques parties , par une exécution pré-
(1) Expression dont Sully se servait , en parlant du travail
par lequel il commençait la journée à quatre heureses dudu matin.
JUIN 1817 . 559
cieuse ; entre autres défauts , la tête me semble tournée
d'une manière peu naturelle .
- Si j'étais chargé de donner le prix de la sculpture
dans cette exposition (en supposant que l'Ajax , dont le
modèle avait déjà paru , et que l'Amour de feu Chaudet
fussent exclus du concours) , c'est à la Figure allégorique
de M. Rutxhiel que je croirais devoir l'accorder .
Je n'aime pas qu'on fasse des logogriphes en sculpture ;
mais à cela près , et sans chercher à expliquer une
allégorie un peu trop obscure , je dirai que l'imagination
la plus jeune , la plus riante , ne peut rien
concevoir de plus ravissant que cette tête où toute la
sévérité du beau idéal se trouve jointe à cette grâce
naturelle qu'on ne peut supposer qu'à la beauté vivante
; le corps brille des memes perfections , et dût
l'ami Léonard crier au blasphème en lisant ces mots
que j'écris à son insu , je balancerais , si j'avais à choisir
, entre cette figure et celle de Cléomène (on voit
que j'ai encore la fausse honte de ne pas oser nom.
mer la Vénus de Médicis ) ; Léonard soutient que
cette figure est copiée d'après l'antique , et que , lorsqu'on
se dispense d'inventer , il faudrait ajouter à des
formes prises dans des fragmens grecs un sentiment que
l'étude de la nature peut seule inspirer.
- Il y a du bien et du mal à dire de la statue de
Suger , par M. Stouf ; la pose en est noble , la pensée
forte , l'exécution savante ; mais la tète , quoique maigre
et décharnée , est celle d'un homme jeune , tandis que
les mains sont d'un vieillard , pour ne pas dire d'un
squelette ; en tout cet ouvrage manque de vigueur et de
vérité ; on croit voir le spectre d'un roi sortant du tombeau
, couvert d'un linceul , et resaississant avec hésitation
une couronne et un sceptre trop pesant pour ses
débiles mains.
L'AMATEUR.
560 MERCURE DE FRANCE .
VARIÉTÉS.
1
CONSULTATION
Présentée à mes amis le dimanche 15 décembre 1814.
Doit- on religieusement garder un secret qui intéresse
des personnes vivantes , lorsque celle qui l'a confié ne
vit plus ? Voici ce qui m'oblige de vous faire cette
question:
Il y a six ans , je passais les hivers à Paris dans un
logement que M. de T*** m'avait donné aux relations
extérieures , et j'allais habiter , pendant l'été , le domainę
de Joeurs , dans la vallée d'Etampes , sur le
bord de la grande route de Paris à Orléans.
A la fin d'août 1805 , j'y étais seul , lorsqu'une voiture
, en poste , arriva dans ma cour , et que j'en vis
descendre le comte Philippe de C***. Je m'étais fait un
système chez M. de T*** de ne former aucune liaison
intime avec les ambassadeurs étrangers , de sorte qu'il
ne s'était établi entre eux et moi que les simples rapports
qu'amènent naturellement des rencontres journalières
. La venue de M. de C*** me surprit un peu ; il
se hâta de me dire , en descendant de voiture et devant
ses gens , qu'il allait à Méréville chez madame
de Laborde , et qu'il n'avait pas cru devoir passer sur
mon terrain sans me saluer. M. de C*** aimait beaucoup
l'agriculture et la botanique , nous en avions souvent
causé ensemble , et ce goût naturel suffisait , à la
rigueur , pour autoriser sa visite ; je lui offris la moitié
de mon diner de paysan que l'on servait, et qu'il accepta
en homme qui comptait sur mon invitation .
Tout cela neme blessait point, maisje ne pouvais m'empêcher
d'en être un peu étonné , lorsqu'au dessert
M. de C*** me dit que son voyage à Méréville, où il se
JUIN 1817 . 561
montrerait en effet , n'était qu'un prétexte , et qu'il était
parti directement de Paris pour venir à Joeurs me de
mander un bon office , qu'il allait m'expliquer en nous
promenaut dans le jardin , où il courrait moins de ris
ques d'être entendu .
( Je vous préviens , Messieurs , que dans le comptes
queje vais vous rendre dela conversation de M. de C***,
je dissimulerai les véritables noms des localités et des
personnages ; c'est un usage fréquemment adopté dans
les mémoires à consulter , et vous connaîtrez bientôt
les raisons qui m'engagent à le suivre . )
« Vous devez connaître , me dit-il , un M. Delahaye ,
général de brigade , retiré du service , et qui habite
l'ancienne abbaye de Mainville dans ce pays-ci .-Nous
nous connaissons , et nous nous rencontrons quelquefois
comme voisins , lui dis-je , mais il n'y a pas de liaison
formelle entre nous. Ce général vit , dit- on , fort retiré
ne reçoit que des hommes , et , de mon côté ,je ne
fais ni reçois de visites.- Tant pis, reprit M. de C*** ,
cependant personne n'est dans une position aussi avantageuse
que vous pour m'aider à remplir les ordres de
ma cour. Voici de quoi il s'agit :
<<Pendant les guerres de la république française en Allemagne
, à l'époque où nos armées , en-deçà du Rhin ,
avaient forcé les lignes de Weyssembourg , et menaçaient
Strasbourg et l'Alsace , un parti de dragons et de
hussards français , passa le Rhin, la nuit , tourna l'armée
autrichienne , et parcourut la Souabe et le Brisgaw
avec une imprudence , une rapidité et un succès égament
inimaginables : ce parti s'empara de l'abbaye des
dames nobles de Nidheim , et , en une heure , ne laissa
rien dans la cave , dans l'église , ni malheureusement dans
le dortoir. Parmi les pensionnaires , il dut se trouver
deux soeurs , âgées l'une de seize ans , et l'autre de
dix-huit , appartenant à une maison d'une illustre origine
d'Allemagne elles disparurent avec les ravisseurs
qu'on ne put atteindre. On les fit réclamer auprès du
comité de salut public dont on ne reçut pas de réponse .
Tous les soins qu'on a pris depuis pour s'en procurer
des nouvelles étaient restés sans succès , lorsqu'il y a
trois mois , l'aînée des deux princesses est rentrée en
Allemagne , et s'est remise dans un couvent. Les dé-
,
36
562 MERCURE DE FRANCE .
tails des événemens qui peuvent la concerner , ne sont
pas nécessaires , mais elle a déclaré que sa soeur avait
dû suivre le capitaine Delahaye qui commandait ce détachement
militaire d'aventuriers . J'ai appris dans les
bureaux de la guerre , à Paris , la résidence actuelle de
ce capitaine , aujourd'hui général de brigade retiré;
on ajoute qu'il est marié. Connaissez-vous sa femme ?
,
Non , lui dis - je ; je sais vaguement qu'il a femme
et enfans . - Eh bien ! mon cher M. de Saint ....... ,
continua M. de C*** , il faut absolument que vous
nous obligiez dans cette circonstance : j'irai demain
à Méréville , pour que mon séjour ici n'éveille aucun
soupçon ; et vous vous irez à Mainville : vous
voyez notre position et ce que nous avons à apprendre ,
avant de savoir ce que nous aurons à faire ; la femme
du général Delahaye est- elle allemande , est-elle la
princesse de.... , d'une grande taille , d'une blancheur
et d'une beauté remarquables , les yeux bleus ,
le nez un peu aquilin ; se trouve-t-elle heureuse ; pourrait-
on espérer qu'elle se prétât aux moyens de droit
ou d'autorité qui la retireraient des mains de ce général
; lui-même se préterait- il , pour de l'argent , par
exemple , à voir dissoudre son mariage? Je ne puis vous
donner aucune instruction précise . mais je suis persuadé
que vous obligerez , avec plaisir , une famille
respectable au plus haut point, et je ne le suis pas moins
que vous saurez d'abord nous procurer les éclaircissemens
préalablement nécessaires. »
M. de C*** partit pour aller coucher à Méréville.
J'avais d'abord éprouvé beaucoup de répugnance à
me charger de sa commission , mais cette répugnance
n'avait pas tenu contre la réflexion , qu'à mon refus , on
employerait probablement le sous-préfet d'Etampes , ou
telle autre autorité , ce qui ne ferait que donner à cette
affaire un éclat qui n'était dans l'intérêt de personne;
et , l'avouerai-je encore , elle n'avait pas tenu contre ce
sentiment de curiosité que provoquent toujours , plus
oumoins , les aventures un peu romanesques.
Le lendemain donc je partis pour Mainville. En y
arrivant , je trouvai M. Delahaye occupé à donner des
ordres à ses moissonneurs dans la cour de sa belle et
grande habitation. Je lui annonçai qu'avant à m'enJUIN
1817 . 563
,
tendre avec lui relativement à quelques arpens de
terre que je possédais dans son voisinage , je profitais
de cette nécessité pour lui faire visite et voir son bel
enclos et sur-tout ses belles plantations en dehors . Soit
que M. Delahaye se vit , avec peine , dérangé de ses
occupations , soit tout autre motif , son visage laissa
transpirer sa surprise et même un peu de trouble ; il
se remit ; et , après avoir commandé que le déjeûner
fût pret dans une heure , il me conduisit dans son
enclos : je le connaissais de longue main , et je le
priai de me mener dans ses jeunesbois , voisins
d'ailleurs des terres dont j'avais à lui parler. Pendant
que nous y allâmes , j'élevai et j'alimentai le plus
possible une conversation rurale , destinée , de ma
part , à me faire connaître un peu mon hôte . Je n'eus
pas besoin de l'étudier beaucoup pour reconnaitre
enlui un homme cordial , brusque et spirituel. Il
avait reçu de l'éducation , et me cita même quelques
vers des Georgiques . Cependant , il avait conservé ,
dans le style et les manières , quelque chose du ton
militaire : il portait son chapeau en grenadier , et le
ruban de sa croix en homme du monde; d'une haute
et forte taille , âgé d'environ quarante ans , c'était un
homme remarquablement bien , quoiqu'il eût perdu
deux doigts de la main droite , et reçu au menton une
blessure dont il portait la cicatrice.
Arrivés dans ses bois , il me demanda où étaient
situées les terres dont je voulais l'entretenir , ajoutant
qu'il ne voulait avoir de procès avec personne , et qu'il
ne craignait pas de s'engager , d'après ma réputation, à
faire sur-le-champ , tout ce que j'indiquerais comme
juste ou convenable. « Non, monsieur , lui dis-je , nous
n'aurons point de procès ensemble , mais je ne suis
pas aussi certainque vous n'en aurez pas avec d'autres . >>>
Il me regarda d'un air inquiet. « Ces prétendues questions
de voisinage de territoire , lui dis-je , ne sont qu'un
prétexte dont je me suis servi pour vous pouvoir entretenir
seul et plus librement. Je ne suis point amené
ici par mon intérét , mais par le vôtre.-Par le mien ,
monsieur ? je ne devine pas ...- Oui , par le vôtre , et
probablement par un genre d'intérêt qui vous est bien
36.
564 MERCURE DE FRANCE .
cher. Faites-moi la grâce de m'écouter , et j'ose encore
yjoindre la prière de ne pas m'interrompre. >>>
Je lui racontai alors la visite de M. de C***, sa conversation
et les éclaircissemens qu'il attendait de moi
et de ma démarche. Il regardait à terre et ne répondait
rien. » Je vous prie , lui dis-je , de croire à la sincérité
de la déclaration que je vais vous faire : jene
suis point un espion , et certes je m'intéresse davantage
à un Français , à un brave , à un bon voisin qu'à tous
les princes de l'Allemagne ensemble. Cependant , il
faut que je réponde quelque chose ; mon silence ne
résoudrait aucune difficulté , et ferait provoquer d'autres
enquètes . Prenez-y garde , votre silence lui-même
est presque un aveu ; il n'est ni détaillé , ni satisfaisant ,
mais il semble en être un. >>
Nous nous étions assis au pied d'un arbre ; il avait
la tête penchée sur sa main , le coude sur le genou ,
et était un peu tourné du côté qui m'était opposé. «Que
voulez-vous que je vous réponde , me dit-il , en laissant
échapper un soupir ? le plus honnête homme du monde
finit , à la longue , par s'étourdir sur d'anciennes fautes ;
à force de ne pas s'en occuper , il les a presque oubliées ;
mais si on les lui rappelle , on lui donne un coup de
poignard. Monsieur , lui repliquai-je, je suis aussi embarrassé
que vous. Cependant , il y a une réflexion qui
ne peut vous échapper , c'est que les questions que je
prends la liberté de vous faire , d'autres que moi , l'autorité
, les tribunaux vous les adresseront , et cela ,
sans y mettre l'intérêt que vous m'inspirez. Je m'identifie
avec votre position ; je me sens même , et je ne
balance point à vous l'avouer , sinon l'espoir , du moins
le désir de vous aider , ne fût-ce que de quelques
conseils. » Il me prit alors la main et la serra , mais
sans me regarder ; moi-même je gardai quelque temps
le silence. << Mais enfin, lui dis-je, j'aila conscience qu'il
ne peut y avoir pour vous aucun inconvénient nouveau
à me dire la vérité. Etes-vous marié ? La princesse
de ....... est-elle celle que vous appelez votre femme
et la mère de vos enfans ? »
Dans ce moment , quelques coups de fusil partirent
auprès de nous , et toute l'allée , sur le bord de laquelle
nous étions assis , fut inondée de chasseurs . C'étaient
JUIN 1817 . 565
des voisins à qui M. Delahaye permettait d'autant plus
volontiers de chasser sur ses terres , que la perte de
quelques doigts de la main droite l'empechait de pouvoir
chasser lui-même. Ils m'étaient connus ; ils nous
abordèrent. M. Delahaye en fut enchanté , et les invita
à venir déjeûner avec nous à Mainville. Je les suivis :
pendant la route , nous essuyâmes l'histoire de toutes
les perdrix et de tous les lièvres tirés ou manqués dans
la matinée. Mais cependant , messieurs , l'heure
du dîner est arrivée ; je ne veux pas vous faire gronder
ou manquer à vos engagemens. A dimanche prochain ,
etj'acheverai la lecture de ma consultation.
....
( La suite à l'un des numéros prochains .)
A
ANNALES DRAMATIQUES.
THEATRE- FRANÇAIS .
Débuts de mademoiselle Petit.
C'est pour la seconde fois que mademoiselle Petit
paraît sur le théâtre français. Après des premiers débuts
assez heureux , et dont le succès fut encore exalté par
les journaux , mademoiselle Petit voulut jouir de sa
gloire , et promena son char triomphal de province en
province. Elle y a recueilli par-tout des vers et des couronnes
, mais elle a perdu le peu de talent qu'elle avait .
11 était difficile qu'il en arrivât autrement. Eloignée des
modèles , obligée de jouer la tragédie avec des tyrans
ou des niais de mélodrame , la contagion a gagné jusqu'à
elle , et les leçons qu'elle avait reçues , encore mal
empreintes dans sa mémoire , s'en sont bientôt effacées .
Ondit qu'avant ses voyages , mademoiselle Petit avait
un organe agréable , un geste noble , un débit juste ;
on ne s'en douterait pas aujourd'hui , et l'on serait
tenté de croire qu'elle arencontré le Léthé sur sa route
566
MERCURE DE FRANCE .
Le rôle de Mérope , par lequel Mademoiselle Petit
a fait sa rentrée , est un de ceux qui paraissent convenir
le moins à ses moyens . Il y a dans son organe et
dans son action quelque chose de rude qui s'allie mal avec
l'expression de la tendresse maternelle. L'amour de
Mérope , pour son fils , va jusqu'au délire , mais n'est
point une fureur. Si Mademoiselle Petit veut poursuivre
sa carrière , il nous semble qu'elle doit s'adonner de
préférence aux rôles de force : peut-être alors , avec du
travail , redeviendra-t-elle ce qu'elle était naguère.
Les débuts de Mademoiselle Baptiste continuent à
donner les mêmes espérances . Sans être une bonne tragédienne
, elle est une bonne confidente. Sa prononciation
acquiert chaque jour plus de netteté , et sa voix
plus de force . Elle n'a laissé presque rien à désirer
dans les différens rôles comiques où elle a paru. Il est
rare d'ètre vieille de si bonne heure . Mademoiselle
Baptiste serait fort utile à la comédie française ; mais il
est à peu près décidé qu'elle ne sera pas reçue. Il ne
faut jamais admettre un double qui ait plus de talent
que son chef d'emploi. C'est un principe dont la violation
pourrait entraîner à d'étranges conséquences.
THEATRE DE L'ODEON .
Première représentation du Complot domestique.
Le beau -père et la femme d'un certain M. Dangeois
forment le projet de le faire enfermer comme fou , pour
administrer eux-mêmes ses grands revenus , qu'il dépense
en bals et en festins. Un domestique affidé aide
le fou suppose à déjouer cette trame , et lorsqu'un
certain Thérapeumane , directeur fort plaisant d'une
maison de fous , vient pour s'emparer du malade , c'est
le bean-père qu'il emmène au lieu du gendre. Telle est
l'intrigue du Complot domestique , dont l'idée la plus
comique est empruntée , comme on peut le voir par
eette courte analyse , d'un petit vaudeville intitulé : le
Mariage extravagant , qui n'est lui-même , si nous
1
JUIN 1817 . 567
avons bonne mémoire , que l'imitation d'une ancienne
pièce.
Le Complot domestique est de M. Le Mercier. Les
ouvrages de cet écrivain font toujours sensation ; il y a
en lui deux hommes qui n'excitent pas moins de curiosité
l'un que l'autre , et lorsqu'on annonce une nouvelle
production de sa plume , chacun veut savoir si elle vient
de l'auteur d'Agamemnon et de Plaute , ou s'il faut l'attribuer
à l'auteur de Charlemagne et du Faux-Bonhomme.
Nous croyons que les deux auteurs ont travaillé
à la comédie nouvelle ; il y a dans le Complot domestique
des scènes d'un hon comique , et un caractère original
, qui rappellent l'auteur de Pinto ; et d'un autre côté
on y trouve des invraisemblances si choquantes , des
vers si bizarres , qu'il faut bien y reconnaître l'auteur de
Christophe Colamb .
THEATRE DU VAUDEVILLE .
Relache pour la répétition de Fernand Cortez (Reprise) .
Fernand Cortez attire toujours la foule , malgré la
chaleur de la saison et l'absence de madame Albert ,
qu'une maladie assez sérieuse éloigne du théâtre . Mademoiselle
Paulin mérite des encouragemens pour le
zèle et le talent qu'elle a développés dans le rôle d'Amazilli
; elle avait , en s'en chargeant , un double écueil
à vaincre : elle remplaçait madame Albert , et paraissait
à côté de Laïs . Ce célèbre chanteur , à qui trentehuit
ans de services semblent n'avoir rien enlevé de la
force de ses moyens et de la fraîcheur de sa voix , a trouvé
le secret de faire un rôle principal du frère d'Amazilli ,
quoique ce personnage ne soit qu'au second plan.
On ne saurait se lasser de l'entendre dans le duo du premier
acte : Dieu du Mexique ! Dieu vengeur ! et dans
l'air du troisième : O patrie ! ô lieux pleins de charmes!
Le naturel de sa déclamation , et l'expression simple
qu'il met dans son chant , méritent d'être étudiés par
les acteurs qui se proposent de marcher sur ses traces .
568 MERCURE DE FRANCE .
C'est un excellent modèle , de la bouche duquel ils
doivent s'empresser de recueillir les bonnes traditions .
La reprise de Fernand Cortez devait naturellement
amener celle de la parodie de cet opera. C'est à la
parodie qu'il appartient de mettre le dernier sceau
au succès d'un ouvrage dramatique. Le parodiste
joue , auprès du počte couronné , à peu près le même
rôle que l'esclave chargé , chez les Romains , d'accompagner
le char du vainqueur. Le couplet piquant
de l'un perce le bruit des applaudissemens , pour
avertir l'auteur des fautes qui lui sont échappées , de
même que la voix de l'autre s'élevait au milieu des acclamations
du peuple et des fanfares de victoire , pour
rappeler au triomphateur qu'il tenait encore à l'hu-
'manité.
L'auteur de la Vestale a prouvé , en se parodiant
lui -même avec infiniment d'esprit , que les plus brillans
succès ne portaient point atteinte à sa philosophie ;
quand même il en aurait moins , la parodie de Fernand
Cortez n'empoisonnerait pas son triomphe . Les auteurs ,
en s'armant des flèches légères du vaudeville ; ne les
ont point acérées de manière à les rendre cruelles. Ce
n'est aux dépens de personne qu'ils amusent le public ;
leur ouvrage est un modèle de plaisanterie fine et de
critique délicate dont leur esprit a fait seul tous les
frais.
Les changemens que Fernand Cortez a éprouvés, en
ont entraîné aussi dans la parodie. Plusieurs couplets
inspirés par les travers du jour , donnent à ce vaudeville
le piquant de la nouveauté.
Première représentation de Mademoiselle *** ou le
premier Chapitre de Roman.
Nous engageons les personnes qui désireraient connaître
ce vaudeville nouveau , à lire une ancienne comédie
de Patrat , intitulée l'Heureuse Erreur.
1
JUIN 1817 . 569
POLITIQUE .
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
No. VI.
Du 12 au 18 juin.
Récoltes. Finances.-Ouragans , inondations dans
toute l'Allemagne ; on écrit de Manheim que jamais
cette ville ne s'était trouvée dans un état aussi terrible.
A la suite de plusieurs averses qui tombèrent le 27 ,
pendant trente-six heures consécutives , la crue du
Necker fut telle , que le soir à cinq heures , la violence
de l'eau fit céder les ancres du pont. Des centaines d'individus
qui travaillaient dans les jardins voisins , ne
purent communiquer avec la ville , et ces beaux jardins
sont entièrement sous l'eau. On va en bateau sur
la grande route du comté de Neckerau ; la chaussée
d'OEdingen près de Heildeberg est généralement inondée
; les terrains sont horriblement dévastés . Toute la
contrée riveraine du Rhin , jusqu'à Mayence , est sous
l'eau.
-Les factions expirantes semblaient s'être un moment
ranimées parmi nous ; mais c'est la faim qui tentait
d'imiter le cri des factions. Une température fécondante
nous promet le repos et même le bonheur.
La banque vient de se charger du service des rentes .
C'est un pacte entre le crédit commercial et le crédit
politique.
Améliorations politiques . Constitutions nouvelles.-La
minorité des Etats de Wurtemberg a protesté contre
le refus de la constitution . Cette minorité s'est rendue
auprès du roi qui lui a parlé ainsi :
« La providence , en m'appelant dans ce moment
<<critique au gouvernement de ma patrie , m'a donné
570
MERCURE DE FRANCE .
1
« en même temps assez de fermeté et de courage pour
« anéantir les desseins et les plans de ses ennemis . »
« Je donnerai de suite au peuple les droits et les li-
« bertés que je lui ai assurés dans mon projet de cons-
< titution , et je prendrai en considération tous les dé-
« sirs fondés sur la justice. >>
« Mon premier soin sera d'introduire un système
« d'imposition basé sur des principes équitables , et
<<d'adoucir , ou de supprimer, s'il est possible , tous les
« impôts indirects qui sont onéreux. >>
-L'Angleterre est dans un état de fermentation
que les uns accroissent en l'exagérant , que d'autres
entretiennent en le dissimulant . L'opposition du peuple
semble devenir tous les jours plus menaçante. Car il y a
deux oppositions , dont l'une tend àmaintenir , et l'autre à
renverser ; toutes les deux accusent le ministère ; toutes
les deux protestent contre des mesures dictatoriales ;
mais l'une par des écrits , et l'autre par des soulèvemens
.
C'est un phénomène qu'il faut d'abordbien constater ,
et dont on n'a pas assez approfondi les causes : la
bourgeoisie et la populace , et ceux qui possèdent , et
ceux qui ne possèdent pas , se réunissent contre le
ministère. Veut - on apprécier les sentimens de la
bourgeoisie ? qu'on mette en ligne de compte toutes
les pétitions présentées aux chambres contre la suspension
de l'habeas corpus ; qu'on réfléchisse à l'unanimité
des votes en faveur du lord maire dans une assemblée
de trois mille francs- tenanciers ; qu'on lise enfin les
solennelles protestations de ce magistrat. Une preuve
plus convaincante encore , parce qu'elle est prise dans
un fait peut-être unique , c'est la déclaration d'une
partie du juri appelé à prononcer dans l'affaire du
Nain-Noir. « Puisque la vérité s'appelle calomnie , je
dis coupable>> : que peut-on ajouter à cela ? Il n'est
pas plus difficile de connaître les sentimens des prolétaires
. Sur cinq prisonniers traduits au ban du roi , l'on
compte un laboureur , un cordonnier et un matelot .
Ceux des comtés d'Yorck , de Derby , de Nortingham
se réunissent en corps d'armée. Ils sont ,
je l'avoue , battus et dispersés ; leurs fusils et leurs
piques restent sur le champ de bataille ; on les en
JUIN 1817 . 571
tasse dans les cachots ; mais la révolte apaisée sur
un point , n'est-il pas à craindre qu'elle ne se réveille
sur quelqu'autre ? C'est aussi un fait que des
applaudissemens et des houras accompagnent les prisonniers
d'état sur leur passage ; que l'intérêt qu'ils
inspirent prend tous les jours de nouvelles forces ; qu'au
milieu des plus scrupuleuses précautions , sous les yeux
d'une police active , des cris de révolte se font entendre ;
que les shériſs ont arraché des placards intendiaires ;
qu'un écrit a circulé ainsi conçu : « Bretons , soyez
libres ! Bretons , levez vous ! plus de pauvres dans notre
riche patrie.>>
Après cela , qu'on m'explique l'éloquente apostrophe
de M. Canning à lord Folkestone , lorsque celui-ci
demandait que la liste des détenus , avec leurs noms ,
leur âge et les lieux de leur détention , fût rendue publique.
Chose étrange ! On avu un membre du ministère
accuser un député qui voulait connaître le mal dans
toute son étendue .
Il me semble que la révolution avortée de Lisbonne ,
doit trouver ici sa place. Au reste , ce projet de révolution
ne saurait nous être bien connu. Entre deux points
d'irritation , il est difficile d'assigner celui qui a déterminé
la crise . Quelques étincelles de l'embrasement de
Fernambouc ont- elles traversé les mers ? Ce ne serait pas
impossible ; mais avant de prononcer , il fallait examiner
si cette ligue offensive entre les colons et les européens
était bien dans l'ordre de leurs affections , de leurs
préjugés , je ne dirai point de leurs intérêts , parce
qu'il n'est rien à quoi les hommes pensent plus , et
qu'ils observent moins. Mais ne reste-il pas un autre
point de vue ? Remarquons bien que la révolte n'était
point populacière. C'était bien la monarchie que l'on
voulait ; c'étaient bien les premières familles de l'Etat
qui conspiraient. Je ne suis pas étonné que les déclamateurs
, au - delà comme en-deçà de la Manche ,
s'accordent à rejeterle tout sur la philosophie du dix-huitième
siècle. Mais je n'oserais affirmer que ceux qui
précipitèrent Vasconcellos par les fenêtres pour applanir
à la maison de Bragance le chemin du trône .
eussent pris ce dessein dans le Contrat Social et le
Dictionnaire philosophique.
Je dirai peu de chose de l'Espagne , parce qu'on a
572 MERCURE DE FRANCE.
ditde ce pays tout ce qu'on en pouvait dire , et que les
événemens parlent assez haut pour être entendus. L'Espagne
mutilée voudrait rattacher , par quelque art, à
son vieux tronc , les membres qu'elle a perdus ; l'Espagne
, mécontente des autres et peut-être d'elle-même,
voudrait rappeler au giron ceux de ses enfans qu'elle
en a bannis. Mais l'osera -t- elle , quand elle le pourrait ?
le pourra t- elle , quand elle l'oserait ? Il est impossible
de méconnaître les intentions du roi à tous ses efforts
vers le bien . La réduction des bénéfices , l'égalité pro
portionnelle des impôts sont, nous n'en pouvons douter,
d'excellentes mesures en elles-mèmes ; mais se rappor
tent-elles bien à l'état présent des choses ? Sont-elles
enharmonie avec tous les usages conservés , tous les
intérêts caressés ? Il est des positions si malheureuses ,
qu'on ne peut y rester ni en sortir sans péril.
Que le malaise et l'inquiétude soient dans plusieurs
Etats de l'Europe , qu'ils soient même au comble sur
quelques points , c'est ce qu'il faut bien que chacun
avoue ; car à ceux qui nieraient , on pourrait dire , ouvrez
les yeux. Seulement on se rejette la faute les uns
aux autres . Tant qu'on en restera là, je ne vois pas com
ment cette situation pourrait changer .
L'Angleterre étend son sceptre jusqu'aux extrémités
du monde , l'or de l'univers roule dans son sein. Ses
banquiers dispensent le crédit , et relèvent d'un signe
des nations chancelantes ; les clefs de la Méditerranée
sont dans ses mains ; l'Inde plie sous son joug. Les
mers sont une route qu'elle peuple de surveillans et
d'exacteurs. Un autre colosse naturellement plus vigoureux
, parce qu'il est jeune encore , lui disputerait peutêtre
l'empire ; mais il est relégué dans les régions du
pôle. La législation de l'Angleterre sert de modèle à
toutes les législations. Elle règne par ses doctrines autant
que par ses armes et sa politique. Au milieu
de tant d'éclat , est - elle heureuse ? Le commerce a
perdu ses directions naturelles . Une seule nation pousse
toutes les autres dans une fausse route. Mais qu'y gagnera-
t-elle ? Voici une maxime dont je garantis l'universalité.
Plus d'excès dans la puissance , si vous craignez
l'excès dans la résistance ; plus de despotisme , si
vous voulez qu'on dise , plus d'anarchie.
JUIN 1817 . 573
- Colonies. Elles sont dans le chaos , comme les
métropoles. Autant d'intérêts que de races et de couleurs.
Qui conciliera toutes ces discordances ? Quelle
loi réunira le noir , encore meurtri des verges , et l'incas
dont les pères assouvirent de leur chair les dogues
espagnols , et le blanc à la fois menacé par ses maîtres
qu'il renie , et par ses esclaves qu'il affranchit , et les
métifs , et les métifs de ces métifs ? Un journal a prétendu
que l'Angleterre offrait ses secours à l'Espagne ; que deux
flottes anglaises étaient près de mettre à la voile pour
l'Amérique . Imprudente Europe , qui parle d'envoyer
des renforts à ses ennemis ! Si l'on n'est pas encore désabusé
des croisades , Alger répare ses murs , se hérisse
de canons . C'est là que l'honneur et l'humanité nous
appellent.
Le commerce de Rio-Janéiro est dans un état déplorable.
Malgré l'extrême réduction des prix , on ne
reçoit plus de demandes. C'était l'inévitable effet de la
guerre de la Plata ; car la guerre dessèche tout autour
d'elle .
Au milieu de ce désordre des nations civilisées , il
semble que des nations nouvelles s'élèvent , et que
de vieilles nations ressuscitent . On parle d'un roi des
îles Sandwich , qui introduit le commerce et les arts
daus les déserts où l'infortuné Cook fut égorgé. Le pacha
d'Egypte fait des fouilles , embellit ses villes , et
forme un peuple , de ce mélange de races qu'on
nomme les Egyptiens. La Turquie ouvre , dit-on , les
Dardanelles.
Le monde est-il done trop grand , pour que la raison
l'occupe tout entier , et la verrons-nous passer successivement
d'un pays à l'autre , comme si elle n'était
parmi les nations qu'en pélerinage ?
Relations politiques. Il vient d'être conclu un traité
d'amitié entre l'Espagne et le Danemarck. L'article
premier porte textuellement que S. M. danoise reconnaît
Ferdinand VII comme souverain des Espagnes .
Procès marquans . - Dentu vient d'être acquitté par
la cour royale ; Chevalier seul est condamné ; mais
l'amende est mitigée.
Le 13 de ce mois , la cour prévôtale du Rhône a
condamné à mort Clande Raymond , pionnier, et Du-
1
574 MERCURE DE FRANCE .
bois , ouvrier couverturier , convaincus , l'un d'avoir
fait partie d'une bande de rebelles, et l'autre de lui avoir
fourni des armes ; ces deux individus ont subi leur
peine .
La police de Lyon est très-sévère . Un arrêté du préfet
révoque les permis de séjour, et soumet les étrangers
à des formalités nouvelles. Une ordonnance du
maire porte que les cafés , billards et cabarets seront
fermés à neuf heures précises du soir , et les portes
d'allées des maisons à huit heures et demie.
BÉNABEN .
www wwwwwwwwwwwww
ANNONCES ET NOTICES.
Victoires , Conquétes , Désastres des Français , de
1792 à 1815 , TOME II . Prix : 6 fr. 50 cent , et 8 fr. ,
franc de port ; en retirant le second volume on paye le
troisième , et ainsi de suite. MM. les souscripteurs sont
priés d'envoyer chercher les volumes dès qu'ils paraissent
, chez l'éditeur , rue et hôtel Serpente , n. 16.
une
au
ou
Ce volume renferme tous les événemens militaires du 27 août
1793 26 mai 1794 , et les plans de la bataille de Hondtschoote ,
de la bataille de Wattignies , de la guerre de la Vendée , du
siége de Toulon , des lignes de Weissembourg , du combat de
Savenay et de la bataille de Tourcoing. On a joint à ce volume
une table générale des chapitres avec les deux calendriers , et
tablede tous les noms français étrangers cités , avec le
renvoi aux pages; cette table servira de guide pour la biographie
militaire qui doit terminer cette entreprise. On yjoindra
Thistorique de tous les corps qui ont servi dans ces campagnes.
Nous rendrons incessamment un compte plus détaillé de ce
second volume ; le troisième paraîtra avant le 10 juillet. Les
auteurs renouvellent ici ,par notre organe , les instances qu'ils
ont déjà adressées à toutes les personnes qui pourront leur procurer
quelques renseignemens ; ils ne demandent que des faits
exacts, leur but est de dire la simple vérité.
:
Un Tour au Salon , ou Revue critique des Tableaux
de 1817 ; par Sans-Gène et Cadet Buteux ; brochure
in-12. Prix : 1 fr. Chez Pélicier , libraire , première
JUIN 1817 . 575
cour du Palais-Royal , n. 7 et 8 ; et chez P. Mongie
l'aîné , libraire , boulevard Poissonnière , n. 18.
Tableau des hôtels garnis et particuliers de Paris ,
avec le prix qu'il en coûte en temps ordinaire , et leur
importance ; contenant en outre les palais et colléges
royaux , les hôtels des ambassadeurs , ministres et jours
d'audience des administrations diverses , les cercles ,
l'interprétation générale , les commissaires de police ,
grands bureaux de poste aux lettres , théâtres, spectacles
et curiosités de Paris ; par F. V. Goblet , premier commis
du bureau des hôtels garnis . Prix : 1 fr. 50 c. Chez
l'éditeur , quai aux Fleurs , n. 13 ; Delaunay , Palais-
Royal , n. 243 ; et chez P. Mougie l'aîné, boulevard Poissonnière
, n. 18 .
Les provinciaux qui viennent à Paris, soit pour solliciter ,
soit pour s'amuser, deux choses fort différentes , sauront gré à
M. Goblet de leur donner des renseignemens à la faveurdesquels
ils pourront économiser et leur temps et leur bourse.
Paris et sa Banlieue , ou Dictionnaire topographique
et commercial du département de la Seine ; par F. V.
Goblet , de Coucy -le - Château , employé. Deuxième
édition . Prix : 2 fr . 50 c . Chez Colnet , libraire , quai
Malaquais , n . 9, près le ministère de la police générale ;
et chez P. Mongie l'aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
Cet itinéraire , ou conducteur parisien perfectionné , est suivi
d'une indication des ateliers , manufactures , et d'une collection
des produits en tout genre de l'industrie française. Ony trouve
aussi la demeure des architectes , des artistes en peinture et
en sculpture ; des imprimeurs et des libraires les plus connus .
Cet ouvrage , dédié au commerce, doit être fort utile à ceux
qui se livrent à ce genre d'occupation.
Table alphabétique de l'histoire du Bas-Empire , de
MM. LEBEAU et AMEILLON , enrichie des réflexions
politiques , morales et critiques , et des faits les plus
intéressans contenus dans cet ouvrage ; par Ravier ,
libraire. Deux vol. in-12. Prix : brochés , 8 fr. , et 10fr .
franc de port dans tout le royaume .
Les mêmes libraires , possesseurs du fonds de cette histoire
qui se compose de 20 volumes , y compris la table , offrent de
compléter tous les exemplaires imparfaits de cet ouvrage , à
quelque volume que l'on en soit resté. Ils fourniront même les
volumes manquant dans le corps dudit ouvrage , mais à condi-
7
576 MERCURE DE FRANCE.
tionque l'on ne prendra pas moins de deux volumes de suite ,
et toujours en commençant par le nombre impair. Le prix de
l'histoire complette , en 29 volumes brochés , est de 78 fr.
Grammaire simplifiée , ou Abrégé analytique des
principes généraux et particuliers de la langue française;
par M. F. Collin-d'Ambly , instituteur , membre de
l'Athénée de la langue française , auteur de l'Usage
des expressions négatives dans la languefrançaise , et
de la Grammaire française analytique et littéraire.
Prix : 2 fr . A Paris , chez Villet , libraire-commissionnaire
, rue Hautefeuille , n . 13 ; et chez P. Mongie
aîné , libraire , boulevard Poissonnière , n. 18.
L'auteur s'est particulièrement attaché à faciliter à l'enfance
une étude qu'elle trouve en général sèche et aride; la simplicité
et la précision sont , dans cet ouvrage , deux mérites également
avantageux aux élèves et aux instituteurs.
Fragmens patriotiques sur l'Irlande; par miss Owenson
(lady Morgan) , traduits de l'anglais par M. A. Ε.
Un vol . in-8° . Prix , broché : 3 fr. , et 3 fr . 75 c. par
la poste. Chez l'Huillier , rue Serpente , n. 16 ; et
Delaunay , libraire , au Palais-Royal.
Nous avons déjà annoncé cette intéressante production ; nous
en reparlerons incessamment.
TABLE .
Traduction de l'ode dix du 120 livre d'Horace; Poésie.-
par M. Emile Deschamps.
Nouvelles littéraires .- Tableau de la campagne d'automne
en 1813 (analyse') ; par M. le général Th. B***.
Pag. 529
552
Elégies (analyse) ; par M. Jouy.
538
Correspondance sur les Romans. 545
Beaux-Arts .
552
Variétés . Consultation présentée à mes amis.
560
Annalesdramatiques. 565
Politique.- Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Bénaben. 56g
Notices et Annonces , 574
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
AM
DE FRANCE .
SAMEDI 28 JUIN 1817 .
nmmmu
AVIS
IMPORTANT.
mw
Les personnes dont l'abonnement expire au 1er juillet,
sont invitées à le renouveler de suite , si elles veulent
ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi du
journal. L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse .
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc, A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE ,
rue des Poitevins , nº . 14 .
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf
heures du matin jusqu'à six heures du soir.
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine. Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois ,27 fr. pour six
mois , et 50 fr. pour l'année.
LITTÉRATURE .
POÉSIE.
ÉLÉGIE.
Les beaux jours vont renaître , et moi je vais mourir :
Je meurs , et cependant je suis à mon aurore ,
TOME 2 37
578 MERCURE DE FRANCE.
Je u'ai pas vingt printemps encore ,
Et n'ai vécu que pour souffrir.
J'ai souffert , et pourtant mon coeur tient à la vie ;
Je ne puis sans douleur en voir finir le cours ;
Je ne puis sans gémir vous quitter pour toujours ,
Mes amis , mes parens , toi sur-tout ma Julie.
Hélas ! autour de moi déjà tout est en deuil ;
Peut- être en ce moment l'on apprète ma tombe ,
Et le soleil , qui déjà tombe ,.
Se couchera sur mon cercueil .
Je le vois , vous voulez me cacher vos alarmes ,
Vous détournez vos pleurs , vous feignez quelque espoir:
Ah ! ne m'abusez point ! ... pleurez.. laissez-moi voir
Que je meurs regretté , que j'emporte vos larmes .
Le printemps , dites-vous , pourra me ranimer ?
Eh bien ! à cet espoir que tout mon coeur se livre!
On doit toujours aimer de vivre
Tant qu'on n'a pas cessé d'aimer .
Mais non , vous me trompiez'; c'est envain que j'espère ,
Je le sens : de mes jours le terme estarrivé.
Avant que du soleil le tour soit achevé
Tu n'auras plus d'ami , plus de fils , ô mon père !
Et toi dont la douleur ne trouve plus d'accens ,
Toi qu'à perdre ton fils , le ciel a condamnée ,
Approche , mère infortunée ,
Je veux mourir en t'embrassant .
Tu gémis .... De nos maux , va, cessons de nous plaindre ,
Etouffons nos sanglots , n'implorons plus les dieux .
Sans doute pour souffrir nous étions nés tous deux .
Il suffit d'être bon pour avoir tout à craindre .
Et toi qu'à mes destins j'avais juré d'unir ,
Toi qui me promettais une épouse accomplie ,
Ne viendras-tu point , ma Julie ,
Partager mon dernier soupir ?
Quoi ! c'est donc sans te voir qu'il faudra que je meure.
Malheureux ! ... et pourtant moins malheureux que toi !
JUIN 1817 : 579
Quels que soient mes regrets, jete plains plus que moi :
Le plus iufortuné n'est pas celui qu'ou pleure.
Mais entends-tu ces sons dans les airs retentir ?
Ces lugubres accens frappent-ils ton oreille ?
C'est l'airain qui pour moi s'éveille ;
Il m'avertit qu'il faut partir.
Deja l'ange de mort a sonné la trompette.
Mon oeil s'éteint ..... mon coeur commence à défaillir ,
Crains qu'il ne soit plus temps ... accours ... viens recueillir
Le long baiser d'adieu sur ma bouche muette .
:
PELLET , d'Epinal.
ÉNIGME.
Me sentir , m'écouter ,
M'acheter , m'avaler , et puis me rejeter;
Lecteur , tout cela t'eesstt possible;
Mais dire ma couleur , te serait difficile
Car il faudrait me voir , et je suis invisible.
(Par M. L. G. RICHOMME.)
Ammww
CHARADE.
Mon entier est , en France , une petite ville ;
Si tu vas quelque jour y prendre domicile ,
Hfaudra, cher lecteur , passer sur monpremier ,
Pour pouvoir à pied sec , traverser mon dernier.
(ParM. G***
nmwww
LOGOGRIPHE.
J'ai reçu pour partage , un naturel caustique ,
Et mon but est atteint quand finement je pique :
Veux-tu me deviner , lecteur ? souviens-toi bien ,
Que le sel me manquant jamais je ne vaux rien.
Neuf élémens unis composent ma substance ;
www
37.
380
MERCURE DE FRANCE .
En moi tu trouveras avec beaucoup d'aisance
Un jeune courtisan ; ton unique moteur ; Ce que pour triompher , emploie un séducteur ;
Unprince malheureux célébré par Virgile ; Les auteurs de tes jours; une charge civile; Celui qui la possède; un des quatre élémens ;
Ce qui meut un vaisseau contre le gré des vents ;
La première cité d'un duché d'Italie;
Un immense pays soumis à la Turquie;
Ce que l'on a toujours dans la prospérité ;
Un prètre des persans ; de nos poids l'unité;
D'un état belliqueux la partie imposante ;
Une mesure agraire ; un amas d'eau stagnante :
Le nom qu'à son amant Iris voudrait donner ;
Ce qu'un pauvre rimeur rarement peut trouver ; L'endroit où le vautour dépose sa couvée ;
La ville que les Grecs pour Hélène ont brûlée ;
Le mois qui de beautés enrichit la nature ;
Un oiseau qu'on croyait de très-mauvais augure ; Ce qu'un Hébreux jadis ne pouvait adorer ;
Ce que l'on fait toujours dans l'espoir de gagner ; Un chef des Musulmans ; un habitant de l'onde; Le chemin dangereux qui mène au nouveau monde; Un cri qui t'avertit d'un danger imminent;
Ce qu'à son front Cérès porte pour ornement;
L'alphabet musical; puis une pierre dure
Dont le soldat se sert pour polir son armure.
(Par le même.)
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est carte; celui de la charade ,
cimeterre , et celui du logogriphe , rosse , où l'on trouve
rose
JUIN 1817 . 581
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Théorie des Révolutions ; par l'auteur de l'Esprit de
l'Histoire. Quatre vol. in-8°. Prix : 24 fr.; pap.
vél . , 45 fr. Chez L. G. Michaud , rue des Bons-
Enfans , n. 34.
(Ir. Article.)
En prenant la plume , pour rendre compte de la
Théorie des Révolutions , je me sens dans un certain
embarras . Bien que l'ouvrage ait paru sans nom d'auteur
, quelques journaux l'ont attribué à un homme
d'un rang élevé et d'un âge respectable. Cette dernière
considération , sur-tout , m'inspire le désir de m'exprimer
avec ménagement , et si , malgré toute ma bonne
disposition , louer m'est impossible , je voudrais au
moins ne pas blâmer avec amertume. Que faire pour
être juste et ne point paraître amer ? Dans ce cas -ci je
ne le sais vraiment pas. Je proteste au moins contre
tout soupçon de malveillance . Loin de chercher à critiquer
cette production volumineuse , voici deux jours
que j'employe à retrancher une partie de ce que j'en
avais dit , et je puis assurer l'auteur et le public , que ,
si je n'avais pas mis tous mes soins à mitiger mon jugement
, peut-être même un peu aux dépens de la vérité
, il aurait été bien autrement sévère. Après ce
préambule , indispensable pour mettre mes intentions
à l'abri du doute, je me flatte que si l'on m'accuse
d'erreur , on ne me reprochera point la malignité.
Al'aide de ces compilations historiques , faites sans
582 MERCURE DE FRANCE
critique et sans discernement , et multipliées , dans le
dernier siècle , par l'avidité des libraires , pour secourir
et favoriser l'ignorance des lecteurs , et sur- tout à l'aide
des tables des matières , qui sont la partie la plus soignée
de ces immenses recueils , rien n'est plus facile
aujourd'hui que d'entasser des faits dont on ne vérifie
point l'authenticité , aux sources desquels on ne remonte
jamais , mais qu'on allègue comme incontestables , à
l'appui du système quelconque qu'on a trouvé bon
d'adopter . L'on a soin d'y insérer un nombre suffisant
de noms étrangers ; et par un charlatanisme , dont je
suis faché de dire que M. de Voltaire nous adonné
l'exemple , on rend ces noms plus imposans , en rétablissant
leur orthographe étrangère ( 1 ) . Grâce à cette
érudition , qu'on peut commodément acquérir en deux
matinées , on se montre versé dans les mystères de
l'antiquité , et l'on part d'hypothèses erronées et bizarres
sur des peuples oubliés on mal connus , pour
offrir aux nations modernes , comme modèles , des institutions
, et , comme règles de conduite , des moeurs
qui n'ont jamais existé.
Cette manière est d'autant plus ordinaire en France ,
et son succès d'autant plus certain , que les auteurs ne
sont pas tenus de citer leurs autorités. Par une sorte
de prétention chevaleresque sans doute , ils exigent que
le public les croye sur leur parole d'honneur. Il en résulte
que lorsqu'on rencontre dans un livre une assertion
fausse , on ne sait comment la combattre , car on
ignore d'où l'auteur l'a empruntée. Le critique qui veut
se convaincre qu'elle est inexacte , est réduit à épuiser
toutes les recherches , et quand il a obtenu cette conviction
pour lui-même , il est condamné à fatiguer ses
:
(1 ) Comme Con- fut-zée pour Confucius ; Zerdusht pour Zo
roastre , etc.
JUIN 1817 . 583
Jecteurs , en employant plusieurs pages à réfuter
quelques lignes .
Ces observations , applicables malheureusement à
maintes de nos productions modernes , le sønt particulièrement
à la Théorie des Révolutions et à l'Esprit
de l'Histoire , de tous les livres qui ont paru depuis
vingt ans , les plus propres , j'ose le dire , à fausser
toutes les idées et à obscurcir tous les faits. Je ne veux
point nier le succès qu'obtint ce dernier ouvrage , lorsqu'il
fut publié sous le gouvernement impérial ; j'aime
d'autant plus à reconnaître ce succès , que ne tenant
point à un mérite historique ou littéraire , il doit s'attribuer
à une cause particulière , qui fait honneur , sous
un certain rapport , au caractère de l'écrivain , et surtout
à la disposition des lecteurs à cette époque. L'Esprit
de l'Histoire est une perpétuelle harangue en faveur
du pouvoir absolu , des coups d'Etat , des mesures
extraordinaires , de tous les moyens , en un mot , que
de tout temps les gouvernemens essayent et toujours sans
succès , quand ils se sentent abandonnés par les affections
et par l'opinion des peuples. Mais il y a en même
temps des insinuations perpétuelles contre Bonaparte, qui
régnait alors, et la nation qui aimait tropà le voir attaqué ,
pour disputer sur le genre de l'attaque , pardonnait à
son adversaire ses principes généraux , en faveur des
allusions personnelles et des invectives , souvent assez
directes , dont il remplissait , sous mille prétextes , ses
pages sonores. Sa haine pour la liberté l'empêchait cependant
de profiter des meilleures occasions que lui offrait
l'histoire . Admirateur de tous ceux qui sont parvenus
à enchaîner les peuples , trouvant Philippe un
grand homme , parce qu'il avait préparé la chute des.
républiques grecques , et Octave un sage , parce qu'il
avait donné aux Romains le gouvernement qui leur
valut Tibère , Caligula et Néron; l'auteur ne pouvait
584 MERCURE DE FRANCE .
attaquer Bonaparte , marchant sur les traces d'Octave et
de Philippe , qu'en l'accusantde ne pas en faire assez contre
les principes populaires : aussi lui adressait-il ce reproche
. Mais la nation fatiguée du joug , trouvait un
tel plaisir à voir son maître injurié , qu'elle n'examinait
pas s'il n'eut point mieux valu l'injurier en sens contraire.
Quand l'Esprit de l'Histoire parut, je formai le
projet d'analyser ce long panégyrique du despotisme
égyptien , indien , tartare et chinois , cette apologie de
la division en castes , ces efforts pour ramener les nations
civilisées à l'enfance des sociétés . D'autres occupations
me détournèrent de cette entreprise. En voyant
annoncer dans les journaux la Théorie des Révolutions
, j'en ai repris l'idée , et j'ai commencé , dans ce
but , cette longue et difficile lecture. Mais les premières
pages de cet ouvrage m'ont présenté des propositions
tellement singulières , qu'avant de le considérer dans
son ensemble , je cède au besoin d'examiner à part ces
propositions .
Je commencerai par rapporter le texte avee une fidélité
scrupuleuse. Il est question de l'histoire de la
Chine. Le lecteur verra quels principes y sont proclamés.
Il verra que ces principes ne sont pas seulement
en opposition avec les opinions qu'on nomme libérales,
ce qui paraîtrait simple , mais qu'ils sont également
contraires à toutes les doctrines monarchiques qu'on
regarde aujourd'hui comme essentielles à établir. L'auteur
veut bien que les peuples soient eselaves , mais il
sacrifie également les rois , les dynasties , les races régnantes
; et tout opposé qu'est son système à la souveraineté
du peuple , il n'est pas moins menaçant pour la
légitimité.
« Les Chinois , dit l'auteur, sont le peuple dont les
« annales remontent le plus haut, et dont les anciennes
JUIN 1817 . 585
«habitudes se rapprochent le plus des moeurs patriar-
« chales. C'est le seul où nous trouvions le gouverne-
« ment, tel qu'il était il y a trois mille ans ; c'est le
« seul où la marche et le résultat des révolutions soient
<<<absolument les mêmes .
<<Sur vingt-une dynasties précipitées du trône, dix-
« neuf l'ont été ou par des princes tributaires devenus
« trop puissans , ou par des sujets audacieux , qui pro-
« fitaient du mécontentement public. La chute de la
<<première dynastie a même cela de remarquable , que
<<le sujet porté au trône par le voeu général , ne se
« servit d'abord de son pouvoir que pour rendre la
<< couronne au monarque légitime ; Kia , sans profiter
<< de cette leçon , s'étant de nouveau abandonné à tous
<< les vices , une seconde révolution donna encore une
« fois la couronne à Ching - Tang. Le monarque dé-
« trôné finit sa vie en exil..... Cette révolution , qui se
« fit en faveur de Ching - Tang , presque malgré lui ,
« n'avait déplacé que le monarque sans toucher à
« la monarchie , p . 20. »
L'auteur rappelle ensuite l'élévation de la cinquième
dynastie , fondée par Lien-Pang , chef de brigands ; de
la huitième , fondée par Lien- Vu , cordonnier ; de la
quatorzième , commencée par Chu-Ven , chefde voleurs
; et de la vingt-unième , établie par Chu , valet
d'un monastère de Bonzes , à l'exclusion des descendans
de Gengis .
Il observe , en parlant de cette dynastie tartare ,
que son triomphe fut marqué par tous les désordres
« qui accompagnent et suivent de grandes conquêtes ;
« que la résistance des Chinois avait été longue et san-
<<glante ; que la mort de plus de cent mille hommes ;
« celle de tous les membres de la famille impériale ,
<<tombés sous le fer de l'ennemi , ou victimes volon586
MERCURE DE FRANCE .
« taires de leur désespoir , avait signalé cette terrible
« révolution , mais qu'elle finit au moment même de
« l'arrivée du vainqueur dans la capitale , p. 23. »
Enfin , il prouve , par des faits nombreux , que , dans
toutes ces révolutions , rien ne changeait , si ce n'est
dit-il , la race régnante , p. 25.
« Cette observation , continue-t- il , suppose , par
« une telle identité de faits , un principe toujours sub-
« sistant , toujours indépendant des événemens , et dont
« l'action indélébile , résistant également à la barbarie
« passagère d'un vainqueur étranger , et au retour trop
« fréquent des crimes nationaux , faisait toujours con-
« tribuer au bien général les moyens qui semblaient
« le moins propres à l'opérer. Ce principe tient bien
<< certainement à l'opinion innée dans la Chine , que le
« gouvernement , en quelques mains qu'il soit , a plus
<< de tendance au bien qu'au mal ; que lorsqu'il fait le
« bien , c'est son régime habituel , c'est son état de
<< santé ; que lorsqu'il fait le mal , c'est une maladie
(
dont il est atteint ; que , d'après cela , toutes lesfois
« qu'on veut l'attaquer ou même l'entraver, on s'expose
<< beaucoup plus à des chances dangereuses qu'à des
<< chances favorables ; que , par conséquent , le meilleur
« moyen de diminuer le danger des premières , est ,
<< puisque les vices de l'humanité doivent amener des
« révolutions , de nefaire porter les changemens que
« sur les personnes en conservant les institutions.
« Cet antique attachement des Chinois au pouvoir
« qui les régit , est bienconstamment inhérent au pou-
« voir même , mais se trouve tout-à-coup reporté sur
« la famille qui en est revêtue. Quelque récente
« que soit son élévation , elle reçoit des témoignages
« de fidélité , tels que dans notre Europe , quelques
« nations en ont donnés àleurs anciennes races royales.
JUIN 1817 . 587
to Il semble que ce peuple soit persuadé qu'il ne doit
« son bonheur qu'à la stabilité de son gouvernement
« seul ; qu'il est avantageux pour lui de garantir et de
<<défendre tout ce qui le maintient : il le regarde
<< comme étant réellement une propriété nationale
<< qu'il conserve soigneusement dans toute son inté-
« grité , même au milieu des mutations de ceux à
« qui il en donne , il en ote , il en laisse prendre
« l'usufruit , p. 27-28 .
« L'honneur de cette stabilité appartient aux sages
« législateurs , aux profonds moralistes qui ont eu
<< plus en vue les principes que les individus .
<<Cette tranquillité , qui est le fruit des antiques
« habitudes , des mêmes pratiques journalières , et qui
<<distingue si particulièrement le peuple chinois , est en
<< même temps ce qui garantit son existence politique
« au milieu des révolutions , parce que c'est elle qui ,
<< même après les plus grands troubles , assure au gou-
« vernement une action prompte ,forte , universelle ,
« exercée par les personnes sans leur étre inhérente ,
<< ne changeant point avec elles , et reprenant , après
« une interruption momentanée , la même marche sur
« les mêmes choses avec les mêmes moyens ; c'est ce
qui fait qu'en Chine les révolutions sont comme les
<< orages ; la tempête passée , on voit quelques individus
« de moins : on en voit d'autres occuper des places
« dont ils semblaient éloignés , mais , dureste , aucun
<<<changement sensible , p. 36-37 . :
<< Pendant que les divers Etats de l'Europe semblent
<< successivement condamnés à toutes les vicissitudes
<<<humaines , il est curieux de voir un peupleriche de la
<<fertilité de son sol, de la beauté de son climat , de
« l'immensitéde sa population, suivre ses plus anciennes
:
538 MERCURE DE FRANCE.
« lois , concentrer ses révolutions sur quelques indi-
« vidus , etc. , p . 37-38 . »
Le lecteur me pardonnera , je l'espère, la longueur
de cette citation . Elle était indispensable pour l'intelligence
des observations qui vont suivre.
Je n'en ferai aucune sur le bonheur attribué aux
Chinois , parce que , tandis que leurs souverains sont
massacrés , et qu'ils sont égorgés comme des troupeaux
à chaque changement de dynastie , leurs institutions
se conservent , ce qui pourtant me paraît une mince
consolation pour les empereurs détrônés et pour les
sujets mis à mort . Ce que je remarque , et ce qui m'étonne
, ce sont ces éloges donnés auxsages législateurs ,
aux profonds moralistes qui , ayant plus en vue les
principes que les individus , ont appris aux Chinois
que leur attachement devait être inhérent au pouvoir
même , et se reporter à l'instant sur la famille qui le
saisissait , quelque récente que fút son élévation.
Dans une révolution , dit l'auteur , rien ne change en
Chine , si ce n'est la race régnante. Trouve-t-il donc
que les races régnantes soient si peu de choses ? Le
gouvernement , continue-t-il , en quelques mains qu'il
soit , a plus de tendance au bien qu'au mal; et il est
avantageux pour le peuple de défendre et de garantir
tout ce qui le maintient. Mais n'est-ce pas là la doctrine
du gouvernement de fait ? Ce principe qui fait tant
d'honneur aux sages législateurs , aux profonds moralistes
de la Chine ; ce principe en vertu duquel l'action
forte , prompte , universelle du gouvernement est exercée
par les personnes sans leur étre inhérente , ne change
point avec elles, et reprend , après une interruption momentanée,
la même marche sur les mêmes choses , avec les
mêmes moyens, conduit manifestement à la reconnaissance
immédiate de toute puissance qui s'établit, n'importe
JUIN 1817 . 58g
de quelle manière , n'importe sur quelles ruines . D'après
ce principe , il faut soutenir le gouvernement sitôt qu'il
existe , et légitime ou illégitime ; il ne faut pas même
vouloir l'entraver. C'est à ce principe , suivant l'auteur
de la Théorie des Révolutions , que les Chinois doivent
leur bonheur ( on a vu quel était ce bonheur au
milieu des détrônemens et des massacres ) ; car ils le
doivent à la stabilité de leur gouvernement seul, propriété
nationale , qu'ils conservent dans toute son intégrité,
au milieu des mutations de ceux àqui ils en
donnent , ils en otent , ils en laissent prendre l'usufruit .
Si l'on ne connaissait d'ailleurs , par le reste du livre ,
les opinions de l'auteur , on pourrait entrevoir ici le
dogme de la souveraineté du peuple , puisque le gouvernement
est une propriété nationale dont le peuple
donne , ôte ou laisse prendre l'usufruit . Mais qu'on se
rassure . L'auteur ne veut point la souveraineté du
peuple; il est fort opposé à ce que le peuple soit souverain
; il est assez indifférent , comme on voit , à ce
que les dynasties tombent : ce qu'il veut, c'est la stabilité
des institutions .
Les hommes , ceux sur-tout que l'esprit de parti
domine , sont enclins à s'enivrer de certaines phrases ,
à s'enthousiasmer pour certaines formules : pourvu qu'ils
les répètent , peu leur importe le fond des choses .
Deux ans d'une servitude horrible et sanglante , n'empêchaient
pas nos gouvernans de dater leurs actes de
l'an quatrième de la liberté . Vingt révolutions , vingt
changemens de dynastie , et cent mille hommes égorgés
tous les cent ans , n'empêchent pas l'auteur de la Théorie
des Révolutions de vanter la stabilité des institutions
chinoises . Cette stabilité n'existe pas pour les gouvernés ,
puisque les gouvernés sont périodiquement massacrés
en grand nombre à l'avénement de chaque usurpateur
1
590 MERCURE DE FRANCE .
qui fonde sa dynastie. Cette stabilité n'existe pas noit
plus pour les gouvernans , puisque le trône est rarement
le partage de la même famille pendant plusieurs
générations ; mais cette stabilité existe pour les institutions
, et c'est là ce qu'il admire. On dirait que la stabilité
des institutions est le but unique , indépendamment
du bonheur des hommes , et que rois et peuples , sujets
et souverains ne sont ici bas que pour être offerts en
holocauste à la stabilité des institutions .
Je me suis arrêté sur cette théorie , parce qu'il me
semble utile de démontrer que toutes les doctrines extrêmes
se touchent. Celle de la stabilité des institutions,
lorsqu'on la transforme en une abstraction métaphysique
à laquelle on veut tout sacrifier , est aussi dangereuse
qu'aucune autre. Nul doute que la stabilité dans
les institutions ne soit désirable . Il y a des avantages
qui ne se développent que par la durée. Une nation
qui , consacrant perpétuellement toutes ses forces à des
tentatives d'améliorations politiques , négligerait les
améliorations individuelles et morales , qui ne s'obtiennent
que par le repos , sacrifierait le but aux moyens .
Mais de cela même que les institutions sont des moyens,
elles doivent , par leur nature , se modifier suivant les
temps.
Par une méprise assez commune , lorsqu'une institution
ou une loi ne produisent plus le bien qu'elles produisaient
, on croit que , pour leur rendre leur utilité
première , il faut les rétablir dans ce qu'on appelle leur
ancienne pureté. Mais lorsqu'une institution est utile,
c'est qu'elle est d'accord avec les idées et les lumières
contemporaines . Lorsqu'elle dégénère ou tombe en désuétude
, c'est que cet accord n'existe plus. Alors son
utilité cesse. Plus vous la rétablissez dans sa pureté pri
JUIN 1815 . 501
mitive , plus vous la rendez disproportionnée avec le
reste de ce qui existe (1 ) .
L'on a peur des bouleversemens , et l'on a raison :
mais en se jetant dans l'autre extrême , et en contrariant
la marche des choses , l'on occasionne une lutte
qui produit les bouleversemens. Le meilleur et le seul
moyen de les éviter , c'est de se prêter aux changemens
graduels qui sont inévitables dans la nature morale
comme dans la nature physique.
De nos jours , le peuple s'est mal trouvé de s'être
laissé conduire par ceux qui , exagérant les principes
de la liberté , l'ont immolé à ces exagérations , et l'ont
rendu , au nom de la liberté , misérablement esclave.
Les souverains se trouveraient également mal de se fier
à ceux qui , saisis d'un respect fanatique pour la stabilité
, regardent les malheurs des individus et des races
régnantes , comme un léger accident au prix duquel la
stabilité n'est pas trop payée et qui après avoir reconnu
qu'en Chine il ne s'est guère passé un siècle
sans que cet empire ait subi des guerres civiles , des
invasions , des démembremens et des conquêtes , et
après avoir avoué que ces crises terribles exterminaient
chaque fois des générations entières , ne s'en écrient pas
moins , honneur à la profonde sagesse qui a écarté de
la Chine toute nouveauté dangereuse (2) ! Je serais curieux
de savoir ce qu'aurait produit de plus fâcheux
une nouveauté.
B. DE CONSTANT .
(1) « Lorsqu'il est impossible à une loi ancienne d'atteindre
* son but , c'est un indice sûr que l'ordre moral contredit trop
«évidemment cette loi , et dans ce cas , ce n'est pas la loi , mais
«les moeurs qu'il faut changer. » Esprit de l'Histoire , 11-153.
Qui n'aurait cru que l'auteur allait dire qu'il fallait changer là
oi ? D'ailleurs comment change-t-on les moeurs ?
(2)Esprit de l'Hist. , chap. de la Chine.
592
MERCURE DE FRANCE.
wwwwwwwww
Lettres inédites de Fénélon d'après le manuscrit de
la bibliothèque de Grenoble ; par M. Champollion-
Figeac , correspondant de l'Institut royal , etc. Broch.
in-8 ° . Chez Goujon , libraire , rue du Bac , n. 33 .
Fénélon est au-dessus de toutes les apologies. Frappé
d'anathème par le grand Bossuet ; disgracié par un monarque
, dont un simple regard abrégea , dit - on , l'existence
de l'auteur d'Athalie , il conserva des amis à la
cour ; l'estime de Montausier le suivit dans son exil.
Rome , intéressée à le condamner , hésita long-temps
entre lui et ses accusateurs orthodoxes . Il commandait
le respect à l'étranger qui envahissait nos provinces. La
fureur de la guerre s'arrêta devant l'asyle que protégeait
l'éclat de son nom. LaFrance et l'Europe accueillirent
, avec un égal enthousiasme , ce Télémaque inspiré
par la sagesse même , livre immortel qui , au milieu
de tant de chefs -d'oeuvre , est peut-être le plus beau ,
comme le plus utile monument du siècle de Louis XIV.
Pieux sans fanatisme , modeste sans hypocrisie , par
sa résignation touchante , Fénélon eût désarmé ses fiers
persécuteurs , si la coalition de l'amour-propre et du
pouvoir absolu n'était pas implacable de sa nature. Mais
il prêchait une religion de paix et de tolérance à l'époque
où Villars était chargé de convertir les paysans des
Cévennes . Il osa faire entendre le langage de la vérité ,
quand l'oreille des rois , blasée sur la louange , n'était
plus chatouillée que par les rafinemens de la flatterie....
Ces torts sont devenus des titres d'honneur aux yeux
de la postérité dégagée des illusions contemporaines.
JUIN 1817 . 593
Qu'on admire , dans Bossuet , la force de la dialectique ,
la mâle et sublime éloquence , l'inflexible puissance du
génie , son aimable et vertueux rival sera toujours
l'homme selon notre coeur ; et s'il est vrai que sa vie
entière ne fut pas tout-à-fait exempte de la commune
fragilité , dans quelle âme sensible une faiblesse de
Fénélon ne trouverait-elle pas son excuse ?Ah ! ce n'est
pas sur-tout de la main d'une femme qu'aurait dû partir
le trait dirigé contre lui. Madame la comtesse de Genlis
est coupable de cette irrévérence. Le sexe qu'elle homore
par ses talens , doit aimer Fénélon , ne fût-ce que
par un calcul de coquetterie ; et l'on a vu cette dame
plus ardente à courir les chances d'une avide controverse
, que disposée à pardonner avec indulgence l'erreur
involontaire d'une imagination vive et passionnée.
Maîtresse de son choix , par quel inconcevable caprice
a-t-elle préféré , au boudoir mystique et voluptueux de
la tendre Guyon , la poussière des bancs de la vieille
Sorbonne ? Elle a voulu se joindre à l'aigle de Meaux
pour opprimer le cygne de Canibrai et son intéressante
amie. C'est la malheureuse Herminie qui lance des jav.
lots impuissans contre le chevalier qu'elle adore ; car
il serait trop injuste de révoquer en doute la sensibilité
de madame de Geulis..... Elle a bien attaqué Fénélon ;
il est affreux de ne pouvoir le nier ; mais je suis sûr
qu'elle eût pleuré son triomphe. Ses coups mal assurés
trahissent les voeux qu'elle fait en secret pour son
enn mi . La violence de ses reproches décèle des feux
mal éteints . Non , celle qui peignit avec tant de complaisance
les douces agitations de La Valière , celle qui
créa des couleurs pour animer l'insipide tableau des
amours platoniques de Louis XIII , n'a pu , sans un
effort douloureux , affecter une aussi grande sévérité.....
Eh! pourquoi madame de Genlis a-t-elle craint de 58
594 MERCURE DE FRANCE .
s'attendrir encore une fois ? Les vieillards de la Grèce
admirèrent l'éloquence de Périclès. Ils furent entraînés
par l'amant d'Aspasie; et le plus sage des hommes ne
rougissait point de sacrifier aux Grâces. L'abnégation des
sentimens les plus naturels n'est jamais qu'une trompeuse
apparence : le coeur est toujours là. Quel fruit
a retiré cette illustre dame , de cette ostentation d'une
impassibilité qui ne fut point son partage ? Ses envieux
ont osé soutenir que ce n'était point dans ses expressions
qu'il fallait chercher sa pensée , et que , pour deviner
ce qu'elle sent , il est absolument inutile de s'arrêter
à ce qu'elle dit . Voilà qu'on l'accuse déjà de n'être ellemême
qu'un philosophe déguisé ; et quelle force n'eût
point acquis cette accusation désolante et perfide , si le
malin critique eût eu l'indiscrétion d'ajouter que le titre
d'Adèle et Théodore , l'un des plus innocens ouvrages
de madame de Genlis , est inscrit en lettres de feu sur
le catalogue de l'inquisition de Madrid ? Telle est pourtant
l'exacte vérité.
Puisse donc désormais la crainte salutaire des réactions
, provoquées en littérature comme en politique,
modérer les transports d'un zèle faux ou malentendu !
Qu'on nous laisse aimer Fénélon , et même un peu cette
philosophie dont on s'efforce inutilement de calomnier
l'esprit et les paisibles adorateurs...... Au reste, la
faible et importune récrimination de madame de
Genlis contre l'auteur de Télémaque avait été réfutée
d'avance . Sans compter les graves autorités du temps
même de Louis XIV , ni les panégyriques désintéressés
de La. Harpe et de l'abbé Maury , de nos jours un
prélat digne d'aprécier Fénélon; se plut à lui consacrer
un monument solide et honorable . Un académicien ,
dont le goût et le jugement ne sauraient être contestés ,
publia des observations parfaitement justes sur le livre
JUIN 1817 . 595
de M. l'évêquè d'Alais ; et pourquoi résisterai-je au
plaisir de citer , à côté des témoignages de MM. de
Bausset et Auger , les articles insérés dans ce journal
des 9, 16 et 30 avril 1808 ; brillans essais du chantre
de la Navigation , dont les mânes , errans sur une
terre étrangère , appellent vainement encore les souvenirs
de la patrie et de l'amitié ?
M. Champollion -Faugeac mérite d'être compté parmi
ces estimables littérateurs . Il a rendu service à l'histoire
en publiant ces Lettres inédites , dont la première
seule suffirait pour dissiper tous les doutes , s'il y en
avait aujourd'hui , sur les vrais sentimens de ces personnages
fameux , dont une discussion théologique a fait
diversement ressortir le caractère. La révélation des
confidences de Fénélon ne saurait nuire à sa mémoire .
Il y paraît toujours tel qu'on aime à le voir , tel qu'il
est impossible qu'il n'ait pas toujours été , éloquent ,
humain , modéré , sensible. Le prélat n'exclut pas
l'homme ; honneur à l'utile écrivain qui a pris soin de
recueillir ces fragmens précieux ; honneur et gloire à
Fénélon et aux ministres de l'Evangile qui lui ressemblent.
ESMENARD .
L'ERMITE EN PROVINCE .
LE BERCEAU D'HENRI IV,
Seul Roi de qui le peuple ait gardė la mémoire.
Pau , le 1er juin 1817.
Même au théâtre , ce n'est qu'à une jeune personne
qui commence àsentir battre son coeur , qu'on pardonne
38.
396 MERCURE DE FRANCE.
de dire : J'ai tant vu le soleil ! On n'a jamais assez vu
le soleil , les montagnes , les torrens , les campagnes
fécondées par les fleuves qui les arrosent; cependant
il n'est pas moins vrai que , dans la nature entière, ce
qui intéresse l'homme avant tout , c'est l'homme luimême
; ce que nous admirons le plus , ce sont les créations
du génie; ce qui nous inspire le plus d'amour et
de respect , ce sont les actions et les accens de la vertu :
je ne tardai pas à en faire une nouvelle épreuve dans la
ville de Pau où j'arrivai de nuit.
A côté de la porte même où je descendis avec mon
compagnon de route , je trouvai une excellente auberge
chez M. d'Etcheverri. On n'est ni mieux , ni plus proprement
servi dans les hôtels si chers de Paris et de
Londres ; on ne mange pas de truites plus délicates au
Faucon de Berne et à l'Epée de Zurich : nulle part au
monde les laitages , les légumes , les fraises , les framboises
ne sont aussi parfumés ; et le vin de Lafite
qu'on boit à l'hôtel Fumel, à Bordeaux , n'a pas plus
de bouquet , ne rajeunit pas mieux les sens que le vieux
Juranson que M. d'Etcheverri fait boire à ses commensaux
.
En bien mangeant , l'âme se renouvelle.
La mienne , en se renouvelant , ne se porta plus sur ces
tableaux de la nature dont elle est toujours avide. J'étais
à Pau où naquit Henri IV ; et soit en m'endormant ,
soit en me réveillant , ce n'est qu'à Henri IV qu'il me fut
permis de penser. Cette préoccupation d'un méme objet
m'éveilla, lorsque tout dormaitencore , et dans l'auberge
et dans la ville. Je m'habillai à la pointe du jour; et
M. Outis , que la disposition de son esprit , naturellement
inquiet , ne laisse pas long-temps dormir , entra
dans ma chambre dont la sienne était voisine. Il s'in
JUIN 1817 . 597
forma du motif qui me forçait à sortir si matin. Je lui
parlai du désir que j'avais d'aller visiter les lieux où le
meilleur des Rois avait pris naissance , et ce nom
d'Henri IV devint entre nous le sujet d'un singulier
entretien.
Je ne tarissais point sur l'éloge de cet excellent
prince; et ma mémoire, toujours fidèle à mes sentimens
, me retraçait si vivement l'histoire du grand
Béarnais , que je m'écoutais parler moi-même avec une
sorte de complaisance où l'amour-propre n'avait cependant
pas la moindre part. Je finis par m'apercevoir
que mon laconique interlocuteur ne mettait du sien ,
dans la conversation, que ces mots : Ala bonne heure ;
qu'il ajoutait , à la fin de chacune de mes périodes , et
dont il variait le ton , de manière à leur donner chaque
fois un sens tout-à- fait différent. L'expression qu'il y
mit ( lorsque je vins à parler de cette inépuisable clémence
dont Henri IV, devenu tout- puissant, usa envers
ses ennemis); cette expression ,dis-je, n'était point équivoque
, et j'en fis l'observation avec un peu d'amertume :
« Il faut,lui dis-je, avoir pris le parti diabolique de tout
dénigrer , de tout haïr, pour se refuser au besoin d'admirer
et d'aimer tant de vertus .-Dites , me répondit- il
froidement , qu'il faut avoir eu de bien fortes raisons
pour n'y point renoncer, à ce parti que vous appelez
diabolique , même en appréciant celui que je veux
bien appeler , comme vous , le meilleur des hommes et
le plus grand des rois ; ce qui n'empêche pas que le
meilleur des hommes n'ait fait périr son compagnon de
fortune , son frère d'armes , son ancien ami , Biron ,
sur l'échafaud ; qu'il n'ait persécuté un prince de son
sang dont il voulait séduire la femme ; et que le plus
grand des rois n'ait rendu une loi de sang contre les
braconniers . Ce sont là de ces faits qui prouvent assez
1
598
MERCURE DE FRANCE.
bien, il me semble , qu'on peut être le meilleur des
hommes, et ne pas valoir grand chose.--Un autreque vous
aurait dit : et ne pas être parfait. Quoi qu'il en soit de
çes trois griefs , dont les historiens et Sully lui-même
ont chargé la mémoire d'Henri IV, il en est un, celui
de la mort de Biron, sur lequel on peut prononcer
d'une manière absolument différente , suivant 'on le
juge dans ses rapports avec la morale privée à Fusage
de tous les hommes , ou dans ses résultats avec la justice
publique qui oblige souvent les rois. - Ce sont là
de ces distinctions commodes que je n'admets pas : il
n'y a qu'une morale , il n'y a qu'une justice au monde;
et l'on ne me fera jamais entendre que ce qui est crime
dans une maison , soit vertu dans un palais .- Il est pourtant
certain qu'on pourrait trouver très -mal qu'un particulier
fît pendre son ami qui lui aurait volé sa bourse ,
et très-bien qu'un roi livrât à toute la sévérité de la
justice son ami le plus intime , convaincu d'avoir dilapidé
la fortune publique. Il est des situations où le
premier des sentimens est celui de ses devoirs. Je suis
d'ailleurs prêt à convenir avec vous que les grandes
qualités de ce prince , de patriotique mémoire, furent
obscurcies par quelques défauts ; qu'il aima trop le jeu
et les femmes; qu'il eut le tort , non de porter, mais deremettre
en vigeur une ancienne et cruelle ordonnance
contre les délits de la chasse ; mais c'est sur -tout à
l'examen d'une si belle vie qu'il faut apporter l'indulgente
admiration d'Horace , et s'écrier avec lui : « Je ne
vois point de taches où brillent tant de beautés. >> 一
la bonne heure ! mais ..... »
A
Il y a des sentimens que je n'abandonne pas à la
discussion . J'interrompis l'entretien en proposant à
l'impitoyable censeur de visiter avec moi les monumens
de la ville . -<< Dieu me garde , me dit- il , de
me déplacer pour aller voir un vilain petit carré qu'on
JUIN 1817 . 599
appelle Place-Royale, et une masure gothique qu'on appelle
tout aussi improprementchâteau !-J'admire tous
les objets , quand ils me rappellent de grands souvenirs.
-Dans ce cas , n'oubliez pas , je vous prie , en admirant
la Place-Royale , de vous souvenir de cette pitoyable
statue en fonte que le gouvernement et l'intendant
de la province avaient fait ériger à Louis XIV
dans la ville où naquit Henri IV, avec les fonds destinés
, par les états de la province , à l'exécution d'une
statue de leur immortel compatriote; petite espiéglerie
ministérielle dont les Béarnais se vengèrent si noblement
par cette inscription qu'on lisait sur le piédestal :
Aciou qu'cy l'arrchil de noustre grand Enric (1) .
-J'ai lu cette anecdote, d'ailleurs assez piquante , dans
plusieurs recueils , ce qui ne m'empêche pas de la révoquer
en doute sur le témoignage de plusieurs témoins
oculaires ; après cela ,je tombe d'accord avec vous que
même sous le règne de Louis XIV , on aurait dû sentir
que si l'image du monarque, qui a mérité que l'on
donnât son nom à son siècle, pouvait être préférée pour
toutes les autres villes du royaume ; àPau, dans la ville
où naquit Henri IV, nulle autre statue que la sienne
ne pouvait être offerte aux hommages publics sans
une espèce d'usurpation.-Sila raison était choquée de
cette inconvenance , le goût ne l'était pas moins de
l'exécution de cette statue , où le superbe monarque
était figuré tout nu , àl'antique , et la tête couverte d'une
énorme perruque à canons...... »
Il était jour; je me hâtai de sortir , et M. Outis me
promitde me rejoindre au château .
La Place-Royale ne mérite ni le nom de place , ni
(1 ) Celui - ci est le petit-fils de notre grand Henri.
600
MERCURE DE FRANCE.
l'épithète de royale. Je n'y vis qu'une grande cour
entourée d'arbres , que l'on pourra nommer un parvis,
si jamais on achève l'église qu'on a commencé à bâtir
sur cet emplacement. Le palais des Rois de Navarre
n'était pas encore ouvert ; en attendant l'heure où je
pouvais m'y présenter , je parcourus la ville dans tous
les sens : une seule rue s'y distingue de toutes les autres
par ses grandes dimensions et par la beauté des
hôtels dont elle est bordée dans toute sa longueur :
c'est là que logeaient les membres du parlement de
Pau ; on eût dit que chacun avait voulu faire de sa
demeure un palais de justice.
Cette rue m'a rappelé , en me l'expliquant , une
anecdote que j'avais souvent entendu conter dans ma
jeunesse , sans la bien comprendre .
Montesquieu qui partageait sa vie entre l'Europe et
la Brede, entre son génie et les hommes , voit un jour
arriver dans sa chambre, à Paris , un président de Pau,
son ancien camarade de classe , qui venait , pour la
première fois , juger la capitale. Nos deux présidens
s'embrassent , se félicitent , et celui de l'Esprit des
Lois veut servir de cicerone à son confrère; ils sortent
ensemble , à pied : Montesquieu ne trouvait pas
cette allure roturière , et n'avait pas d'autre moyen de
se livrer à sa manie de bouquiner sur les ponts : les
voilà sur ce quai , déjà magnifique , et depuis devenu
plus digne encore du nom de Voltaire , dont il est décoré.
Le membre de la suprême cour de Pau regarde
avec surprise cette suite de palais qui se succèdent sans
Interruption ; et les comparant , en secret , au sien et à
tous ceux de la grande rue de Pau , il en désigue un
des plus beaux à Montesquieu , en lui disant... un président
?-Non .- Diable ! un conseiller ? L'auteur
des Lettres Persanges n'ajoutait pas un mot de plus
-
JUIN 1817 . Cor
àce court dialogue , qu'il se plaisait à rapporter ; et je
commence à concevoir ce qu'on y trouvait de si plaisant.
Pendant ma promenade intra muros , le soleil se
levait , les marchés , les rues se remplissaient de monde,
et dans une journée qui s'annonçait brûlante , les hommes
étaient couverts de capes, et les femmes de capulets
; précaution néces aire dans les climats trèschauds
, et , par cela même , très-variables ; les boutiques
s'ouvraient , et les travaux commençaient au
bruit des chants et des éclats de rire .
L'exemple des Béarnais et de plusieurs autres peuples
parmi lesquels j'ai vécu , me porte à croire que ,
là où l'on travaille le plus , on chante aussi davantage.
Le chant soumet à son rythme les mouvemens du corps,
les rend plus mesurés , plus faciles , et transforme les
ateliers en salles de concert . Le travail à son tour , en
ajoutant à l'aisance , dispose à chanter .
Le travail fut toujours le père du plaisir.
C'est le vers du grand homme qui a travaillé et chanté
pendant soixante-dix ans de sa vie ; car les beaux vers
sont de tous les chants les plus harmonieux .
Impatient de voir mon chateau qui ne s'ouvrait pas ,
j'en fis le tour dix fois , et je ſinis par grimper sur une
espèce d'esplanade , d'où je pouvais à mon aise en
examiner un des côtés ; cette terrasse longue et étroite ,
hors de l'enceinte de la ville , en est cependant la promenade
la plus fréquentée. J'avais alors sous les yeux
une partie du gothique édifice, et l'un des plus beaux
aspects de la chaîne des Pyrénées. Ce n'est pas ici que
ces montagnes ont le plus d'élévation , que leurs sommets
de neige disparaissent dans les nues ; mais c'est
ici qu'elles ont le plus de variété dans leur gissement
602 MERCURE DE FRANCE.
et dans leurs formes : vus de plus près , ces rocs dé
pouillés , brisés , affilés de cent manières , par la foudre,
par l'action des vents et des torrens , donnent à une
imagination poëtique , l'idée de l'état dans lequel,
après leur combat , les Dieux et les Titans laissèrent
leur champ de bataille .
1
Les eaux qui courent entre les montagnes et la ville,
tantôtdivisées en ruisseaux innombrables, dont quelques-
uns ne sont que des filets imperceptibles, tantôt
( dans les hautes crues ) réunies en une vaste nappe sur
laquelle soufflent les vents avec la violence qu'ils acquièrent
en passant à travers des gorges étroites , ajoutent
encore à la magnificence du tableau : on croit voir
le lac de Genève : ce qu'il y a de véritablement singulier,
c'est que la ville de Pau a beaucoup de ressemblance
avec celle de Lauzanne , d'où l'on saisit le mieux
tous les caractères et tout l'effet pittoresque du lac
Léman et des montagnes de la Savoie qui l'encadrent.
Le mouvement que je crus remarquer dans le chateau
, pouvait seul m'arracher à la contemplation de
cet admirable tableau, que j'espérais y retrouver encore.
Je rencontrai M. Outis sur le pont-levis , qu'on venait
de baisser . » Il fallait, me dit-il en m'abordant , que
l'art des Vitruves fût bien peu avancé en Europe , à
l'époque où l'on éleva ce palais des rois de Navarre ,
pour que l'architecte d'un aussi misérable édifice ait
cru devoir condamner son nom à la postérité, en le
gravant sur la pierre de la porte principale, où il nous
apprend qu'il s'appelait Phébus.
-Ce qu'il importe de savoir est fort bien indiqué
par cette simple inscription : château d'Henri IV, que
je lis sur le fronton .
- Il est bon de savoir qu'il n'y a pas dix ans qu'elle
!
JUIN 1817 . 603
yfut placée je me souviens de m'être ,rencontré ici
avec M. de Guibert , en 1784 , lorsqu'il vint y passer
l'inspectiond'une compagnie d'invalides qui s'y trouvait
casernée , et je n'ai pas oublié ( quoique je fûsse bien
jeune alors ) avec quelle indignation il s'exprimait sur
l'état de délabrement où se trouvait alors cette habitation
du vaillant Béarnais. « Ce n'était pas une chose
assez honteuse , disait- il , que l'oubli dans lequel la mémoire
de ce héros , de ce chef de la maison régnante ,
fut enseveli pendant près de deux siècles ; il fallait encore
qu'on laissât périr le bâtiment où fut son berceau ,
ęt dont la grossiéreté même , en indiquant le point dont
il est parti , atteste avec plus d'éclat la fortune et la
gloire où l'éleva son génie. >>>
-
-
Guibert avait raison de se récrier contre une aussi
coupable insouciance ; mais il pouvait être sans crainte
sur la mémoire du grand roi ; l'auteur de la Henriade
lui a élevé un monument qui n'a rien à redouter des
ravages du temps et de l'ingratitude des hommes .
De quoi se mêlait-il votre Voltaire , d'apprendre aux
Français à chérir , à révérer la mémoire d'Henri IV ?
A-t-il voulu leur faire croire que la valeur, la tolérance
, l'amour du peuple , étaient les plus fermes
appuis du trône ? On n'a point été sa dupe, comme
vous voyez ; et en dépit de sa Henriade , de son
Siècle de Louis XIV, de son Adélaïde du Guesclin
et de son Alzire , il n'en est pas moins prouvé
( au dire de certaines gens que nous estimons beaucoup
vous et moi ) , que ce coryphée des philosophes du dixhuitième
siècle est un athée , un ennemi des rois et le
véritable auteur de la révolution. >>
Je ne répondrais pas qu'il n'entrât un peu d'ironie
dans cette réflexion d'un hommequi paraît s'être arrangé
pour n'être de l'avis de personne ; mais ce n'était pas le
604 MERCURE DE FRANCE .
moment de m'en assurer ; toute mon attention était dans
mes yeux.
La première observation que j'eus occasion de faire ,
en embrassant d'un coup d'oeil l'ensemble de cet édifice
, naît de la ressemblance que je crus remarquer
entre le château de Pau et le château de Blois , je crois
c.lui-ci plus ancien, en supposant même que le premier
date du temps où les Rois de Navarre régnaient
au - delà et en-deçà des Pyrénées. Je n'ai qu'une preuve
morale à l'appui de mon opinion. Catherine de Médicis
et ses enfans aimaient beaucoup le château de Blois où
tant de crimes se sont commis : or , c'est moins de goût
que de vertus qu'on l'accuse d'avoir manqué.
Avant de monter l'escalier du château ; j'en connaissais
à-peu près les formes et les dispositions intérieures :
j'étais sûr d'y trouver des appartemens vastes , déserts ,
mal éclairés , même en plein jour , où je ne sais quelle
terreur superstitieuse s'empare à son insu de l'esprit le
plus fort .
Des revenans et un vieux château sont en quelque
sorte inséparables , et mon imagination n'eut pas besoin
du prestige des ténèbres pour me le montrer rempli de
fantômes . A la place des portraits des rois de Navarre ,
qui n'y sont plus depuis long-temps , je trouvais leurs
figures et leurs noms grossièrement charbonnés sur les
murs , et peu s'en fallut que je ne les visse sortir de la
muraille comme certaines figures des tapisseries d'un
autre château ......
L'ERMITE DE LA GUYANE.
JUIN 1817 . 605
VARIÉTÉS .
LE QUAKER .
M. Benjamin Russell , éditeur du journal américain ,
the Columbian Centinel , publia l'article suivant , le 26
août 1805 :
« Il y a maintenant à Newport , dans l'Etat de Rhode-
Island , un prédicateur français très-admiré et très-suivi
parmi les amis. Il était officier de cavalerie lorsqu'il embrassa
les doctrines des quakers. Sa vie et ses manières
sont à l'abri de la censure ; sa doctrine est simple , et
strictement conforme à la pureté et à l'esprit des dogmes
de la société dont il est membre. Ce guerrier converti ,
ce moderne Cornelius , ne cherche point à éblouir ses
auditeurs par cette brillante éloquence si naturelle à ses
compatriotes . Il parle avec cette mesure et cette douceur
qui caractérisent les quakers ; lorsqu'il préche , ce qui
ne lui arrive que rarement , il met volontiers une pause
de plus d'une demi-minute entre ses phrases . La pureté
du coeur , l'adoration en esprit , la futilité des cérémonies
, les joies de la nouvelle Jérusalem , sont les
sujets innocens sur lesquels il aime à s'exercer.
<<Bien qu'il soit tout-à-fait quaker , dans sa doctrine
et dans sa manière de précher en public ; néanmoins
ses vêtemens simples ne peuvent cacher l'aisance et la
grâce du Français bien élevé ; son large feutre ne
voile pas entièrement cette figure intelligente et ces
yeux pleins de feu qui ont toujours donné un caractère
606 MERCURE DE FRANCE.
particulier de physionomie aux enfans de la vieille
Gaule . Les amis le considèrent comme une précieuse
acquisition , et s'imaginent qu'il a été suscité par le chef
suprême de leur église pour quelque utile et glorieux
dessein (1 ) . »
J'ai connu particulièrement l'officier dont il est question
dans l'article précédent ; il est mort en 1810 ; mais
sa mémoire mérite d'échapper à l'oubli . Il se nommait
Lapommeraie , et avait servi avec distinction pendant
la guerre de l'indépendance ; aucun officier ne remplissait
ses devoirs avec plus de dévouement etd'exactitude;
(1) « There is now at Newport , Rhode- Island , a french preacher
, among the friends , who is much admired and followed.
He was an officer in the french cavalry until converted to
quakerism. His life and manners are irreproachable ; his doctrines
simple , and strictly conformable to the purity and spirituality
of the tenets of that respectable sect. This military
convert , this modern Cornelius , does not attempt to dazzle
his hearers by that glow of oratory so remarkable among the
french. He preaches but seldom , and when he does, he frequently
pauses more than half a minute between his sentences.
The purity of the heart , the worshipping in the spirit , the
futility of the ceremonies , and the joys of the new Jerusalem
are the fautless themes which fall from his deliberate
tongue.
« Although he is so perfect a friend in his doctrine and manner
of public speaking ; yet, his plain cloathes cannot conceal
the genteel movements of the well-educated frenchman, nor
his broad beaver wholly veil that sagacious physiognomy and
eye of fire , which ever distinguished the sons of old Gaul,
The friends esteem him a remarkable and very valuable convert
, raised by the great head of their church for some
good and glorious purpose. The Columbian Centinel. Boston ;
august. 26 , 1805.
JUIN 1817 . 607
il jouissait de la confiance de ses chefs et de l'estime de
ses camarades ; Alexandre Berthier (1) , qui depuis s'est
montré avec éclat sur un théâtre plus brillant et plus
vaste , appréciait le mérite de cet officier. Ils combattaient
l'un près de l'autre à ce mémorable assaut des redoutes
d'York-Town , dont le général Washington avait
en partie confié le succès à la valeur française : la victoire
couronna les efforts des défenseurs de la liberté ;
malgré tous les obstacles que l'art et la nature avaient
multipliés au-devant de ces formidables redoutes , protégées
par une nombreuse artillerie , elles furent enlevées
à la baïonnette ; plus d'un brave y perdit glorieusement
la vie. M. de la Pommeraie qui , l'un des premiers
, s'était jeté l'épée à la main au milieu des ennemis
, fut blessé , et resta quelque temps au nombre des
morts.
Un de ces Américains connus sous le nom de quakers
ou d'amis , qui regardent la guerre comme un fléau , et
l'humanité comme un devoir , vint , après le combat ,
visiter le champ de bataille avec l'espoir de secourir
quelque blessé ; il reconnut que M, de la Pommeraie
respirait encore , et le fit transporter dans sa maison
située sur les bords de la Chesapeak, Tous les secours
de l'art furent prodigués à l'officier français ; il revint
par degrés au sentiment et à la vie : la plus dangereuse ,
en apparence , de ses blessures , était à la tête ; le chirurgien
y mit un premier appareil , recommanda de
laisser reposer le malade , et se retira .
M. de la Pommeraie avait eu le temps de recueillir
ses idées ; il sentait tout le prix des soins dont il était
l'objet , et voulut témoigner sa reconnaissance au géné-
(1) Le prince de Wagram.
608 MERCURE DE FRANCE.
reux Américain qui , debout près de son lit , semblait
veiller sur lui avec intérèt. Celui-ci l'interrompant d'un
ton brusque , lui ordonna de se tenir en repos.
,
John Langdon , dont les ancêtres avaient suivi Guillaume
Penn aux colonies anglo-américaines étaitun
négociant estimé de ses concitoyens , et qui suivait la
doctrine des quakers daus sa primitive rigidité. Il s'était
établi près d'York-Town , parce qu'il avait épousé une
femme de la Virginie , qu'il avait perdue depuis dis
ans , et qu'il regrettait encore avec amertume ; ce qui
n'est pas très-rare dans le Nouveau-Monde .
Il avait eu de cette excellente femme un garçon et
une fille qui faisaient son bonheur ; le jeune homme ,
âgé de vingt ans , résidait alors à Philadelphie , où il
était retenu par des affaires de commerce. John Langdon
n'avait auprès de lui que sa fille Rachel , et quelques
domestiques nègres des deux sexes ; ceux-ci lui devaient
leur liberté , et le servaient avec une affection qu'il aurait
difficilement trouvée dans des esclaves. Je parlerai
bientôt de Rachel , et je reviens à M. de la Pommeraie .
Cet officier , un peu surpris de la manière impérative
avec laquelie son hôte lui avait parlé , prit le parti d'obéir
à son injonction , pensant en lui-même qu'il était
tombé entre les mains de quelque bourru bienfaisant ,
dont il devait , après tout , s'estimer heureux d'essuyer
la capricieuse bienveillance ; il s'endormit paisiblement
sur ces réflexions , et ne se réveilla le jour suivant que
vers les onze heures du matin .
L'influence d'un sommeil doux et prolongé avait été
pour lui un baume salutaire ; en soulevant sa tête il
aperçut , assise au pied de son lit , une jeune fille qu'une
imagination païenne aurait aisément fait descendre du
JUIN 1817 . 609
ciel comme la déesse de la santé. La candeur respirait
sur sa douce physionomie , et se peignait dans ses yeux
d'un-bleu céleste ; c'était Rachel. Au moment où M. de
la Pommeraie allait se livrer à sa surprise et à son admi-,
ration , Rachel lui fit entendre , par un signe expressif,
qu'elle exigeait de lui le plus profond silence ; le doigt .
posé sur une bouche vermeille qu'effleurait un léger sou- ,
rire , elle ne lui permit pas une seule phrase de remer-,
ciment; et après avoir obtenu ce qu'elle demandait ,
elle reprit avec tranquillité une lecture qui paraissait
fixer son attention. M. de la Pommeraie , de qui je
tiens tous ces détails , m'a dit depuis qu'il ne s'était jamais
trouvé dans une position aussi singulière. En examinant
cette jeune fille d'une beauté angélique , il ,
éprouvait certaines sensations qu'il est difficile d'exprimer
, et qui s'emparèrent de toutes les facultés de son
âme . Il oubliait l'univers , ils'oubliaitlui-même, dans cette,
ravissante contemplation , lorsquele chirurgien , suivi de
l'honnête Langdon , entra dans la chambre et s'approcha
dumalade. Après avoir levé l'appareil et tâté le pouls
de notre officier , dont l'oeil lui parut vif et animé , il
déclara , avec une bonne foi dont un médecin peut seul
apprécier le mérite , qu'il s'était trompé sur la gravitéde
la blessure , et que le patient ne courait aucun danger ;
il lai prescrivit de prendre quelque nourriture , et mème
de se lever si ses forces le lui permettaient ; ensuite il
murmura quelques mots à l'oreille du quaker , en regardant
la jeune fille , et promit de revenir le lendemain
pour s'assurer si l'événement aurait justifié son pronostie
; il ajouta que M. de la Pommeraie ferait bien d'éviter
la fatigue des longues conversations.
L'officier français , qui parlait la langue anglaise avec
:
39
610 MERCURE DE FRANCE.
facilité , s'imagina qu'après le rapport favorable du chirurgien
, on ne l'empêcherait pas de proférer quelques
paroles ; mais au moment où il ouvrait la bouche.-
« C'est bon , c'est bon , tais-toi l'ami , lui dit le quaker; »
et il sortit emmenant avec lui sa fille , dont la taille
souple et la démarche gracieuse n'échappèrent point
aux regards de M. de la Pommeraie , et lui fournirent
de nouveaux sujets de méditation.
Quelque temps après il s'habilla , et vit entrer dans sa
chambre une vieille négresse qui lui portait des alimens ;
il ne mangea pas sans appétit , et but un verre d'excellent
vin de Madère , dont son estomac se trouva fort bien .
Il voulut essayer d'entrer en conversation avec Philis ,
c'était le nom de cette vieille négresse , mais elle lui
parut aussi taciturne que son maître ; il apprit seulement
les noms et la qualité de ses hôtes . Comme c'était un
dimanche , Langdon et sa fille s'étaient rendus à l'assemblée
des quakers ; pendant leur absence , Mde la
Pommeraie visita la maison , dont les meubles , simples
et commodes , étaient d'une propreté recherchée ; il
parcourut aussi le jardin , terminé par une terrasse d'où
l'oeil embrasse une perspective admirable par sa variété
et par son étendue. D'un côté , la ville d'York ,
ses remparts et ses édifices publics s'élèvent sur un plan
qui s'incline par degrés jusque sur les bords d'un fleuve
large et rapide; de l'autre , l'on aperçoit des villages , des
prairies , des champs cultivés , de hautes forêts ; au-devant
se déroulent les eaux vastes et profondes de la Chesapeak
, d'où sortent , de distance en distance , des îles hérissées
de rochers dont quelques pointes couvertes d'érables
, de vieux chênes et de sassafras paraissent dans le
lointaincomme des obélisques couronnés de guirlandes
JUIN 1817 . βι
et de verdure ; enfin , aux dernières limites de l'horizon ,
les regards s'arrêtent sur une chaîne des Apalaches ,
dont les sommets aériens se confondent avec les nuages .
M. de la Pommeraie contemplait avec admiration ce
magnifique spectacle , lorsqu'un bruit léger interrompit
sa rêverie ; il se retourne et reconnaît Rachel , qui le
presse d'aller rejoindre son père , et qui lui offre l'assistance
de son bras ; il aurait pu se passer d'un pareil secours
, mais il n'eut pas la force de le refuser ; je ne
sais même comment il se fit que sa main toucha la main
douce et blanche de la jeune Américaine ; c'est un
événement dont il ne m'a pas donné l'explication.
Au bout d'une superbe allée de magnolias , ils trouvèrent
le vénérable Langdon entouré de ses domestiques
, et assis auprès d'une table de granit ; il lisait
avec attention dans une grande bible ouverte devant
lui. M. de la Pommeraie et miss Rachel se placèrent
vis-à-vis du quaker ; alors , celui-ci levant la tète , dit
à l'officier français : « Ami , je suppose que le sentiment
de la religion n'est pas éteint dans ton coeur , et
que tu ne seras pas scandalisé si je lis aujourd'hui à
haute voix , suivant ma coutume quelques passages
de l'Écriture sainte ; je remplis ce devoir pour l'instruction
de ma famille , et pour ma propre instruction ;
qu'en penses-tu ? je te permets de parler. >>>
,
M. de la Pommeraie fut un peu surpris de cette interpellation
inattendue ; il ne s'était pas encore rendu
un compte exact de ses sentimens à l'égard de la religion;
il était même , auprès du chapelain de son régiment, en
odeur de philosophie ; mais il ne tarda pas à se remettre ,
et s'apercevant que Rachel fixaitles yeux sur lui , comme
si elle eût voulu lire au fond de son coeur , il répondit
39.
612
MERCURE DE FRANCE .
« qu'il écouterait avec plaisir une lecture aussi édifiante ,
laquelle , vu la dissipation des camps , aurait pour lui
le charme de la nouveauté. >>>
Alors Langdon , d'une voix ferme et solennelle , lut
la touchante histoire du Samaritain , qu'on ne relit jamais
sans émotion.
« Un homme qui descendait de Jérusalem à Jéricho ,
tomba entre les mains des voleurs , qui le dépouillèrent , le couvrirent de plaies, et s'en allèrent , le laissant à demi
mort.
« Il arriva ensuite qu'un prétre descendait par le
même chemin , lequel l'ayant aperçu , passa outre.
« Un lévite , qui vint aussi au même lieu , l'ayant
considéré , passa outre encore .
« Mais un Samaritain , passant son chemin , vint à l'endroit où était cet homme , et l'ayant vu , 'il en fut
touché de compassion .
« Il s'approcha donc de lui , il versa de l'huile et du
vin dans ses plaies et les banda et l'ayant mis sur son
cheval , il l'amena dans l'hôtellerie et eut soin de lui.
,
« Le lendemain , il tira deux deniers qu'il donna à
l'hôte , et lui dit : Avez bien soin de cet homme ; tout
ce que vous dépenserez de plus , je vous le rendrai à mon
retour. >>
Le quaker ferma le livre divin , et dit : « En voilà
assez , mes amis ; n'imitons ni le prêtre ni le lévite ;
prenons pour modèle le Samaritain ! >>
L'officier français fut ému de ces paroles ; le souvenir
du danger qu'il venait de courir ; de la bonté compatissante
qui l'avait arraché des bras de la mort ; l'aspect
du bon vieillard dont la bouche et le coeur étaient
si bien d'accord ; la vue mème de sa jeune fille , son
JUIN 1817 .
615
doux regard qui tombait sur lui comme un rayon de
bonheur ; tout contribuait à lui faire éprouver un sentiment
indéfinissable qui semblait le détacher de la fange
terrestre et l'élever au- dessus des destinées vulgaires .
Pour la première fois il se sentit susceptible d'euthousiasme
.
Après la lecture on prit le the. Langdon n'ayant plus
de crainte pour la santé de M. de la Pommeraie , adoucit
un peu la brusquerie de son langage , et lui fit même
quelques questions sur l'Europe ,
Notre officier ne manqua pas une si belle occasion de
parler avantageusement de la France. Il raconta les meryeilles
de Versailles et de Paris , et s'étendit principalement
sur la magnificence de cette dernière cité; il dit
qu'on ne pouvait rien voir de comparable à la splendeur
de ses palais , à la beauté de ses théâtres et de ses autres
monumens publics; il n'oublia pas l'éloge de seshabitans ,
qui , par leur esprit et leur urbanité , servaient de modèles
à l'Europe , ou plutôt au monde entier. Passant
ensuite à l'importance politique du royaume , il fit l'énumération
de ses nombreux arsenaux , de ses flottes
de ses armées , capables de faire trembler les gouvernemens
les plus forts , les peuples les plus puissans ; et
qui avaient répandu en tous lieux la terreur et la gloire
du nom français. Il cita des forteresses emportées d'assaut
, de nombreuses armées attaquées et détruites , des
provinces envahies et retenues sous le joug ; enfin , il
ne négligea rien de ce qui pouvait donner au quaker et
à sa fille la plus haute admiration pour son pays.
,
Il s'aperçut bientôt avec surprise que son éloquence ne
produisait pas sur ses auditeurs l'effet qu'il s'était promis .
« Il me semble , mon ami , répondit le quaker , que
1
614 MERCURE DE FRANCE .
tu n'as pas une idée juste de ce qui constitue la gloire et
lagrandeur d'un peuple. Dis-moi ; les lois , dans ton pays ,
sont-elles égales pour tous les citoyens ? n'y voit-on ni
oppresseurs ni opprimés ? chacun peut-il se livrer, sans
craindre l'arbitraire , à l'exercice de son industrie , et
jouir avec plénitude de ses droits légitimes ? avez-vous
la liberté de conscience qui seule donne du prix aux sentimens
religieux ? l'ordre règne-t-il dans l'Etat , et la paix
dans les familles ? vos lévites sont-ils humains , modestes ,
détachés du monde ? est-ce l'homme ou la loi qui décide
dans vos tribunaux ? la vertu est-elle respectée dans sa
simplicité ? connaissez-vous , pratiquez-vous cette morale
évangélique qui se fonde principalement sur la charité
? Tu me parles de palais , de théâtres , de monumens
publics , d'armées vaincues , de provinces ravagées
: je ne vois dans tout cela que des amas de pierres ,
des hommes massacrés en grand appareil , et des brigandages
; pour moi , je ne conçois pas la gloire sans
la liberté , et le bonheur sans la vertu . »
Ces considérations ne s'étaient pas encore présentées
à l'esprit de M. de la Pommeraie ; il en fut étonné ; il
cherchait cependant quelque réponse , lorsque le quaker
l'arrêta et lui dit : « Nous avons assez parlé ; tu as encore
besoin de repos ; retournons au logis . >>>
Ils se levèrent ; M. de la Pommeraie s'appuya de nouveau
sur le bras de la jeune amie. Le soleil descendaît
alors derrière les montagnes ; des bandes d'un pourpre
éclatant traversaient la partie encore visible de son
disque , et ses derniers rayons étincelaient sur les eaux
calmes de la Chesapeak ; un vent frais et léger courait
sur les campagnes , dispersant au loin le parfum des
fleurs ; je ne sais quelle sensation éprouvait alors notre
JUIN 1817 . 615
jeune officier auprès de son aimable guide ; mais il m'a
dit plus d'une fois qu'il était violemment ému , et qu'il
ne put s'empêcher d'imprimer un baiser téméraire sur
la main de Rachel .
AW
A. JAY.
(La suite à un prochain numéro. )
POLITIQUE.
wwwww
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
N°. VII.
Du 19 au 25 juin.
Je ne sais si la méthode que j'ai suivie jusqu'ici , d'étiqueter
les différentes parties de ma revue , c'est-à-dire ,
dejeter comme dans un moule , événemens et réflexions ,
est bien du goût de mes lecteurs ; je ne sais même
si j'ai des lecteurs ; et si j'en ai , le temps et les
moyens de prendre leur avis me manquent. Du reste ,
cette méthode n'est pas assez vieille pour m'enchaîner
comme une habitude ; je lui ai promis emploi et non
préférence exclusive , et , tout en l'adoptant , j'ai dûme
réserver de l'abandonner et de la reprendre suivant ma
fantaisie et ce besoin de variété qui n'est pas , à nous
autres Français , le moindre de nos besoins. D'autres
cadres conviendraient quelquefois mieux à l'état des
choses . Tantôt , à défaut d'événemens , je peindrais des
situations , ce qui présente plus d'intérêt peut- être ; car
les événemens sont des résultats , au lieu que les situations
sont des causes , et l'on aime quelquefois mieux
s'exercer dans la connaissance de l'avenir , que de partager
avec tout le monde celle du présent. Tantôt , sans
distinguer les faits dans un ordre méthodique , je les
616 MERCURE DE FRANCE .
rapporterais comme au hasard , laissant les affinités s'établir
d'elles -mêmes , et tous ces détails , en apparence
étrangers les uns aux autres , s'attirer , se rapprocher ,
se réunir comme des parties éparsés d'un même tout.
C'est aujourd'hui la tour de Londres qu'il faut choisir
pour prendre hauteur : la perspective qu'on découvre
de ce point n'est peut-être pas d'une grande magnificencé
, mais elle est au moins d'une certaine étendue .
L'absolution de Watson a été un véritable triomphe ;
rien n'ymanquait , affluence immense , bruyantes acclamations
, houras solennels. Le peuple a dételé les chevaux
de la voiture pour s'y atteler lui-même; de semblables
honneurs ont été rendus à ses co- accusés . Watson
trop ému , ou trop fatigué , n'a point fait de harangue;
les autres ont dit quelques mots qui expriment une vive
reconnaissance et une résolution courageuse. Voici ce
qu'on remarque dans le discours de Thistlevood : « J'ai
toujours tâché de faire mon devoir ; j'ai commencé , je
continuerai ; ma vie est consacrée à votre cause , je la
servirai , dussé-je périr: »
Les ministres ne reculent pas ; j'oserais même dire
qu'ils avancent , si je ne considérais que la tactique de
ford Sidmouth. Ce noble lord a proposé d'étendre jusqu'aux
six premières semaines de la prochaine session ,
la suspension de la liberté individuelle , qui , dans le
bill primitif , expirait dès le premier jour de cette session
: ce n'est pas là reculer , je pense. Ici je ne puis
m'empêcher de rapporter les paroles de lord Erskine :
« Le gouvernement est un médecin qui dit : le malade
est mal ; il est même plus mal depuis qu'il suit mon régime
; mais il doit le continuer. Quant à moi , je changerais
de régime et de médecin. >>
Aces tiraillemens convulsifs , à ces déplorables luttes ,
opposons l'attitude majestueuse et calme des Etats -Unis.
Ce peuple venu le dernier , se montre à la fois adolesçent
par son courage , et mûr par sa raison. Il n'a pas
troublé l'univers pour s'élever sur des débris ; il n'a pas
déclaré aux nations une guerre d'ambition et de commerce.
Toute son ambition est de rester libre ; et loin
d'exclure le commerce des autres , il se borne à ne pas
souffrir que le sien soit exclus. Cette modération pro
JUIN 1817 . 617
duit des fruits abondans quoique précoces. On en pourra
juger par la lettre suivante :
« En paix avec tout le monde, heureux au-dedans et respectés
au-dehors , nous voyons dans l'avenir une carrière longue et fortunée,
etnous espérons qu'en cherchant après le bonheur , nous
parviendrons à une amélioration rapide de l'intérieur de notre
pays. Jamais homme d'état , patriote et philosophe , n'a eu sous
les yeux une perspective plus riante que celle que l'on rencontre
maintenant dans les Etats-Unis. Pendant la guerre dernière
notre dette publique s'était accrue plus rapidement qu'on
ne s'y attendait , et cette augmentation prenait peut-être moins
sa source dans un défaut de système de la part du département
de la guerre , que dans le prix élevé de la solde qu'il fallait
accorder aux soldats , pour leur faire prendre du service. Cette
circonstance provenait en quelque sorte de causes générales. La
facilité que l'ona à se procurer des movens d'existence dans ce
pays, etla cherté extrême de la main-d'oeuvre , auraient rendu
impraticable le projet de completter notre armée , à moins de
payer à chaque militaire une somme à-peu-près équivalente au
salaire d'un journalier. Dans plusieurs circonstances la guerre
avait augmenté les gages de laclasse ouvrière, et les professions
mécaniques étant devenues plus lucratives , par la suspension
de tout commerce avec l'étranger, offraient à chacun une chance
bienplus favorable que celle de s'enroler comme simple soldat .
Mais une cause plus puissante de cet accroissement extraordinaire
de la dette publique , dérivait principalement de la modicité
des recettes effectuées pendant cet intervalle , ce qui entraina
la nécessité de recourir àddeess emprunts hors de toute
proportion avec les revenus de l'Etat. Ceci résultait,d'une part ,
de la timiditéde nos conseils ; et , de l'autre, de l'erreur de nos
opinions. Pendant notre guerre avec la France , sous M. Adams ,
des taxes furent imposées avec prodigalité dans des circonstances
où le peuple ne fut pas convaincu qu'elles étaient strictement
nécessaires. Cette conviction,jointe à plusieurs autres
motifs , empècha la réélection de M. Adams . Ses partisans attribuèrent
uniquement sa défaite à l'établissement de l'impôt ;
ils s'applaudissaient beaucoup d'avoir eu le courage de remplir
cequ'ils appelaient leur devoir , au risque de perdre leur popularité
, et ils prédirent dès lors que leurs successeurs n'oseraient
jamais imposer de taxes , quand bien même les besoins de
l'Etat l'exigeraient. Cette manière de voir fut à la vérité reconnue
erronée par les gens sensés de la nation , et cependant
plusieurs membres du congrés , qui avaient moins de discernement
que les autres , craignaient que cette assertion ne fût vraie ,
et appréhendaient également de perdre leur popularité ,
imposant des taxes correspondantes aux besoins que le trésor
éprouvait par suite de notre état de guerre. D'après les causes
ci-dessus mentionnées , on estima que les demandes étaient infiniment
au-dessous de ce qu'elles auraient dû être , et on exagéra
la facilité qu'avait le gouvernement d'obtenir , par la voie
des emprunts, tout ce qui était nécessaire pour continuer la
guerre avec vigueur. L'illusion fut si grande sur ce point , que
en
618 MERCURE DE FRANCE.
plusieurs de ceux qui penchaient le plus pour la guerre , s'opposèrent
davantage aux taxes additionnelles. Aussi , d'après
ces différentes causes combinées , nos demandes en emprunts se
montèrent à une somme énorme , tandis que le produit des
taxes se réduisit presque à rien ; de sorte qu'à la seconde année
de la guerre , on ne put emprunter à moins de sept et demi
pour cent, et à la troisième, à un tauxbeaucoup plus élevé. Dans
cet état de choses, les finances de l'Etat présentèrent unesituation
bien triste , résultant d'un manque presque total de
ressources . Ce fut à l'époque de cette crise que le peuple se
mit en avant , et força ses représentans à faire ce qui aurait dù
être fait de prime-abord. Il leur enjoignit d'imposer des taxes
égales au montant des dépenses annuelles , et de se rendre responsables
des paiemens. Par suite de cette injonction expresse
de la partdu peuple , on imposa des taxes avec une libéralité
extraordinaire , on créa des moyens pour continuer la guerre
avec vigueur , et la campagne de 1815 n'aurait pas manqué de
nous mettre en possession du Canada , au moins jusqu'aux murailles
de Québec ; mais la paix se présenta avec des circonstances
conformes aux goûts et aux établissemens de la nation..
La dernière scène de cette gnerre jeta sur notre armée un
rayon de gloire qui ne s'effacera jamais .
une avance de
4
Au retour dela paix , les mesures rigoureuses de finances
qui avaient été adoptées , produisirent les effets les plus heureux
sur le crédit public et sur nos affaires d'intérêt. Déjà
ladette flottante non consolidée est éteinte , et le total de la dette
consolidée était , au premier janvier dernier , de 109 millions
de piastres ( 1 ). Pendant la dernière session du congrès , le fonds.
d'amortissement s'est élevé à 10 millions applicables au paiement
de l'intérêt et au rachat de la dette. Indépendamment de
cette somme , 9 millions ont été imputés sur l'année courante;
et , sur cette imputation, 4millions a
été autorisée pour 1818 , ce qui porte la somme applicable a
cet objet, durant cette année , à 23 millions de piastres, dont
17 millions sont destinés au rachat ou à l'acquittement du capital;
en outre des 10 millions de piastres accordés annuellement,
tout ce qui surpasse , à la fin de l'exercice , une somme
de deux millions , destinée à rester dans les coffres du trésor ,
doit étre versée entre les mains des commissaires de la caisse
d'amortissement pour être par eux employée au rachat du principal
de la dette publique ; et en admettant que nous ne tirerons
rien à cette époque de cette ressource accidentelle , notre
dette sera éteinte enmoins de treize ans. Cette somme peut
recevoir alors son application sous une autre forme, et ètre
employée avantageusement dans le commerce. Nos institutions
debanque vont déjà de pair avec les demandes faites pour
cette nature de capitaux , et doivent être principalement destinées
aux manufactures privées , à l'amélioration de l'agriculture,
au creusement des canaux ou à la construction des routes. Cent
(1)La piastre vaut 5 fr. 30 c. à peu de chose près.
JUIN 1817 . 619
millions employés de cette manière doivent nécessairement ,
d'ici àpeud'années , changer totalement la face générale de ce
pays . Ce changement ne peut manquer de nous surprendre nousmemes
qui sommes témoins des progrès qui ont lieu de jour
enjour. Les différences qui existent déjà vous rendraient entièrement
étranger à ce pays , si vous étiez dans le cas de le
visiter de nouveau .
Cequi ajoutebeaucoup de charmes à nos jouissances actuelles ,
c'est que l'esprit de parti lui-même ne s'est pas joint aux causes
réunies que je viens vous citer . Dans nos assemblées nationales,
aucune discussion de cette nature n'a eu lieu pendant
nière session du congrès. La majorité , satisfaite de la prépondérance
élevée que la nation vient d'acquérir sous ses auspices
, et entrevoyant déjà les gages assurés de la prospérité
future, semble disposée à rester en paix avec tout ce qui l'environne,
et à se reposer des fatigues et de l'acrimonie qu'avaient
excitées les manoeuvres de l'opposition. Les fédéralistes , honteux
du parti qu'ils avaient embrassé , éprouvent des remords
en sevoyant certains de participer à la gloire que la nation
vient d'acquérir avec tant de vaillance pendant la guerre , et
désirent vivement de voir tomber dans l'oubli le souvenir de
leurs iniquités passées. Pour y parvenir plus sûrement , ils
sont actuellement les champions les plus déclarés des mesures
dont l'exécution a démontré l'efficacité , et sont les premiers
à entourer le temple de la renommée au milieu des acclamations
nationales . Ils sont maintenant les premiers dans nos conseils
àdéclamer contre le gouvernement anglais , et seront aussi les
premiers , si l'on en croit les apparences , à ne souffrir ni insulte
ni agression de ce côté.
Quandnous comparons notre situation avec celle de l'Angleterre,
de la France ou de toute autre contrée civilisée , nous
trouvons mille motifs de remercier le régulateur suprème du
destin des nations , et d'ètre satisfaits de nos jouissances actuelles.
Nous regardons l'Europe avec sollicitude. L'Angleterre
est à la veillede voir réformer , purifier ou diminuer ses libertés
civiles ; les choses y sont arrivées à un tel point , qu'elles ne
peuvent long-temps s'y soutenir. Si le gouvernement s'oppose
à une réforme , ils'expose à une révolution qui pourrapeut- être
abattre la constitution. »
Il serait à souhaiter que cet esprit de sagesse et de
modération eût pu pénétrer dans les immenses contrées
du Midi ; car il y a des pactes possibles , et la paix tient
peut-être moins à des sacrifices d'intérêt qu'à des sacrifices
d'orgueil ; mais ce sont là ceux qui coûtent le plus ;
et parmi ces débris , sous ce ciel brûlant , au milieu de
cette guerre d'extermination , comment faire entendre
des paroles de paix ?
Au moment où j'écris ces lignes , je lis que les corsaires
de Bućnos-Ayres ont l'ordre exprès de ne pas inquiéter
les bâtimens sous pavillon espagnol , allant d'un
620 MERCURE DE FRANCE .
port à l'autre , sur les côtes du Brésil , ou venant de quelque
port du Brésil dans la rivière de la Plata ; acceptons
cet augure.
Lecor , plutôt prisonnierque vainqueur dans Monte-
Video , abandonné par ses miliciens , troupe timide ,
rassemblée à la hâte et par contrainte , s'est vu réduit à
implorer , pour les Européens qui lui restent , l'intérêt
de cette mème république de Buenos-Ayres qu'il était
venu séquestrer ou conquérir , on ne sait trop lequel.
Celle-ci a répondu qu'elle ne lui ferait point la guerre ,
mais qu'elle ne lui accorderait ni vivres ni secours. Voila
une politique fort sage : pour détruire un ennemi qui
s'épuise tous les jours sans pouvoir réparer ses pertes ,
il n'y a qu'à l'abandonner à lui -même .
Revenons à notre Europe. Bruxelles a eu une journée
fort orageuse ; des furieux parcouraient les rues en
criant du pain ! du pain ! nous mourons defaim ! Ily
a eu des magasins pillés. Toute la popularité du prince
d'Orange n'a pu apaiser la sédition ; et il n'a fallu rien
moins , pour rétablir le calme , que la présence d'un
corps nombreux de cuirassiers .
Ge point seul excepté , il semble que tout présente un
aspect consolant. En France le prix du grain et du pain
baisse partout comme à l'envi. Quelques orages qui
ont éclaté sur quelques points ne peuvent troubler nos
espérances ; car ils sont rares et partiels . Le désespoir
est pour les hommes cruels qui spéculaient sur la misère
publique. L'un d'eux s'est donné la mort quand il n'a
plus eu l'espérance de faire mourir les autres de faim .
Le Wurtemberg est plus calme depuis que les mécontens
n'ont plus de centre ; du reste ils auront peu
gagné à résister. C'est maintenant aux assemblées de
baillages que le roi soumet sa constitution ; il pense que
ces assemblées représenteront le peuple à un titre plus
légitime que ne faisaient les états.
Nouvelles détachées. -Le maréchal Gouvion Saint-
Cyrestnommé ministre de la marine , en remplacement
du comte Dubouchage , nommé pair de France et ministre-
d'Etat.
-L'article IV de la loi du 25 mars 1817 , sur les pensions
, va recevoir sa pleine et entière exécution.
-La prévôté de l'hôtel est supprimée.
JUIN 1817 . 621
- De nombreuses réductions ont lieu dans les dépenses
de la maison du Roi .
- M. le comte de Caraman , ambassadeur à Vienne ,
a obtenu une audience de S. M.: on dit que cette audience
a été longue .
- On assure que la banque d'Angleterre prêtera au
gouvernement les quinze millions sterlings dont il a besoin.
C'est aux parlemens à redoubler de vigilance ,
quand les ministres remplacent des subsides par des
emprunts .
- Le massacre d'Alger est heureusement démenti.
-On parle diversement d'une autre grande calamité ,
ç'est l'incendie de la Caracca , ou arsenal de Cadix ;
les uns y croient , les autres le nient , et les premiers ,
d'accord entre eux sur le fait , ne le sont point sur le
dommage.
Le Pégase , de deux cent cinquante tonneaux , richement
chargé , venant de la Martinique , près de
mouiller dans la rade de Cherbourg , a touché sur les
rochers du Ras-Blanchard ; le pont s'est aussitôt détaché
de la cale. Les passagers ont lutté pendant six heures
contre les horreurs de la mort ; ils ont presque tous
péri.
- On dit que les rues de Londres seront bientôt pavées
en fonte de fer . Ce serait de l'occupation pour tant
d'ouvriers sans emploi !
- Ma prédiction s'est trouvée juste. La belle Circassienne
qui tournait tant de têtes , n'était qu'une servante
de bohémiens .
- Une autre jeune servante a comparu devant la
cour d'assises de Paris pour vol domestique. Les débats
ont établi un crime , mais c'est celui de l'accusateur.
Sa victime était coupable à ses yeux , moins des larcins
qu'elle avait faits , que de ceux qu'elle avait empéchés.
La fille de l'accusateur , âgée de huit à dix ans , a paru
comme témoin. Ses dépositions étaient graves ; mais on
avait vu le père , uu papier à la main , lui suggérer ce
qu'elle avait à dire. Cet homme est maître passé en
corruption.
La décision du jury a été unanime en faveur de
l'accusée .
- Enfin
, ce procès marquant , ce procès impor
622 MERCURE DE FRANCE .
tant où l'on rattachait , de gré ou de force , tant
d'intérêts qui n'y avaient que faire , à l'aide duquel
on remuait tant de passions qui ne demandaient pas
mieux que d'être remuées ; ce procès comique pour
une tragédie ; ce procès politique pour une censure
littéraire , est terminé. Le tribunal ne s'est pas déclaré
incompétent ; il n'a pas renvoyé l'affaire à la cour des
assises , comme de beaux esprits , qui ne sont point
jurisconsultes , le conseillaient hautement. M. Arnault
a été condamné à un jour de prison et à 50 francs
d'amende.
BÉNABEN.
ANNONCES ET NOTICES .
ww
Dictionnaire des Epithètes françaises ; nouvelle édition
, revue et considérablement augmentée par M. J. B.
Levée , ancien professeur de rhétorique. Un vol . in 8°.
Prix : 6 fr. , et 7 fr. 50 c. par la poste. Chez l'Huillier ,
ibraire rue Serpente , n. 16 .
,
A une époque où les épithètes jouent souvent un rôle si malheureux
dans les vers et même dans la prose , c'est rendre un
véritable service à la littérature que d'en présenter aux jeunes
écrivains un choix auquel le bon goût a présidé. Les épithètes
que M. Levée a admises dans son Dictionnaire , ont été toutes
puisées aux meilleures sources ; mais il a senti en même temps
qu'il ne suffisait pas de les présenter péle-mele à ses lecteurs ;
cár les matériaux qui ont produit le Louvre , sous la main de
Perrault , auraient bienpu ne servir qu'a construire des hutes
grossières, si on les eût abandonnés à la merci d'un ignorant manoeuvre.
M. Levée a donc fait précéder son Dictionnaire d'un
choix et
coup
petitTTrraaiittéé, où il enseigne les rrèèggles que l'on doit suivre dans
l'emploi des ééppiithètes. Il apprécie aussi avec beaude
justesse leur propriété, leur richesse et leur abus . Avec
du bon sens , de la patience , le Dictionnaire des Rimes et le Dictionnaire
de M. Levée , on peut presque devenir un bon versificateur
, ce qui , au reste , ne veut pas dire un bon poëte , comme
on sait.
OEuvres complètes de Voltaire en cinquante volumes
in- 12 , proposées par souscription .
En dépit des orateurs de tribune et de feuilletons , l'oeuvre
JUIN 1817 . 623
du démon va toujours son train. Les éditions de Voltaire se
multiplient, et le troisième volume du Voltaire de madame veuve
Perroneau est en vente depuis plusieurs jours . En chargeant un
professeur aussi habile et aussi distingué que M. Lemaire de
présider à cette édition des OEuvres complètes du premier de
nos écrivains et de nos philosophes , l'éditeura donné au public
la meilleure garantie des soins qu'il apporterait à son travail.
Ce troisième volume est enrichi de deux additions précieuses .
La première , à la page 367 , est une scène de Mérope que mademoiselle
Duménil avait jugé à propos de faire supprimer, par
un de ces caprices dont les auteurs sont trop souvent victimes.
La seconde addition , dont on ne saura pas moins de gré aux
éditeurs , est un prologue de la Mort de César que Voltaire composapour
des religieuses d'un couvent de Beaune où cette pièce
fut représentée en 1747.
Ce devaitètre une chose bien curieuse qued'entendre retentir ,
sous les voûtes d'un monastère , les fiers accens de la liberté romaine
qui ne trouvent plus d'interprètes sur nos théâtres. Aurait-
on calomnié les couvens ?
Extrait des Mémoires du marquis de Dangeau , avec
des notes historiques ; par madame de Sartory. Deux
vol. in-12. Prix : 6 fr. , et 7 fr. 50 c. par la poste . Chez
Rosa , libraire , au cabinet littéraire , grande cour du
Palais-Royal.
Le mérite de cet ouvrage a été apprécié tout récemment dans
le compte qu'un des rédacteurs duMercure arendu de l'Abrégé
que madame de Genlis en a publié. Madame de Sartoryn'a , sur
sa rivale, que ll''aavvaannttaaggee d'avoir réduit son travail àdeux volumes
, et de le fournir au public à un prix plus modique.
Dictionnaire de Rimes ; par P. Richelet ; retouché en
1751 par Berthelin ; où l'on trouve , 1º. tous les mots
de la langue française ; 2°. les termes de sciences et
d'arts ; 3°. le genre et la définition des mots ; 4°. les
noms propres de la mythologie , de la géographie et de
l'histoire, Nouvelle édition , corrigée , augmentée et
remise dans un nouvel ordre , par MM. Dewailly, proviseur
du collège royal d'Henri IV , et Drevet , censeur .
Un fort vol. in-8°. de 1100 pages. Prix : 10 fr. Chez
Debousseaux , libraire , quai Malaquais , n . 15 ; et chez
P. Mongie l'aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
Ce nouveau Dictionnaire de rimes a été fait tout entier sans
le secours de ceux qui existent ; de sorte que c'est un ouvrage
absolument neuf ; on y trouve une définition de tous les mots ,
et les rimes sont classées par ordre de voyelles ; ce qui est infinimentplus
commode que par ordre alphabétique.
624 MERCURE DE FRANCE .
La Cryptographie , ou l'Art d'écrire sous le secret,
mis à la portée de tout le monde ; applicable à tous les
idiomes , et dégagé des combinaisons , des chiffres et
des caractères particuliers qui en rendent la pratique
obscure , longue et sujette à erreur. In-4º . avec planch.
Prix : 2 fr. 50 cent. , et 3 fr. par la poste. Chez Alex .
Eymery, rue Mazarine , n. 50 ; et chez P. Mongie l'ainé,
boulevard Poissonnière , n. 18.
D'après la méthode de l'auteur , la cryptographie est mise à
la portée de tout le monde , et nous parait d'un usage sûr et
facile.On emploie les caractères de l'écriture usuelle dans leur
véritable acception , de sorte que l'esprit de celui qui chiffre et
de celui qui déchiffre ne s'occupe d'aucune substitution de caractères
, et d'aucune combinaison , ce qui évite les longueurs dans
lapratique , et les erreurs auxquelles donnent lieu les méthodes
employées jusqu'à ce jour.
MUSIQUE .
Thaïze ou le Serment téméraire , chant romantique
avec accompagnement d'harmonicorde , piano
ou harpe ; par M. Alexandre Boucher , ex- directeur
de musique du roi Charles IV. Prix : 4 fr . 50 c. Chez
l'auteur , rue Ventadour , n . 1 ; et chez tous les marchands
de musique .
L'auteur a parfaitement saisi le caractère de musique qui convenait
à l'instrument dont M. Frédéric Kaufman tire des sous
si harmonieux ; son chant romantique est presque aussi agréable
sur le piano que sur l'hamonicorde.
TABLE .
Poésie.- Elégie; par M. Pellet d'Epinal.
Nouvelles littéraires . Théorie des Révolutions (analyse);
par M. B. de Constant.
Pag. 577
581
1
Lettres inédites de Fénélon (analyse); par M. Esménard.
L'Ermite en Province. - Le Berceau d'Henri IV; par
M. Jouy.
592
5e5
1 Variétés. Le Quaker; par M. A. Jay.
605
Politique.-Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Bénaben, 615
Notices et Annonces.
622
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
DE FRANCE,
RÉDIGÉ
PAR MM. BENJAMIN DE CONSTANT ;-DUFRESNE SAINTLÉON
, conseiller d'état honoraire; - ESMÉNARD ; -
JAY;-JOUY , membre de l'Académie française ; -
LACRETELLE aîné , membre de l'Académie française,
etc.
TOME DEUXIÈME . :
PARIS ,
À L'ADMINISTRATION DU MERCURE ,
RUE DES POITEVINS , NO. 14.
1817.
THE NEW YORK
.
PUBLIC LIBRARY
335:25
ASTOR, LEMOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
1005
MERCURE
m
DE FRANCE.
SAMEDI 5 AVRIL 1817.
AVIS IMPORTANT .
Les personnes dont l'abonnement est expire ,
invitées à le renouveler .
sont
LeMERCURE DE FRANCE paraît le samedi de chaque semaine. Le
prixde l'abonnenient estde 14 fr . pour trois mois , 27 fr. pour six mois,
et 5o fr. pour l'année.
LesLivres,Gravures, etc., que l'on voudra faire annoncer dans le MERCURE,
les Poésies et Articles que l'on désirera y faire inserer doivent être
adresses,francs de port, àM. LEFEVARE, Directeur du Mercure , rue
desPoitevins, no. 14, près la place Saint- André- des-Arcs , faubourg
Saint-Germain.
Pour tout cequi est relatifaux Abonnemens , il faut écrire, franc de
port, à M. Bouer, à la même adresse.
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf heures dumatin
jusqu'à sixheuresdu soir .
LITTÉRATURE .
POÉSIE .
FABLE .
La Lavande et la Rose.
Nère de fixer autour d'elle
La essaim léger de flatteurs ,
De s'entendre sans cesse appeler la plus belle
L'ornement de la terre et la reine des fleurs ;
TOME 2
:
MERCURE DE FRANCE.
Dans un parterre une rose nouvelle ,
Avec orgueil étalait ses couleurs :
Elle se croyait un prodige ,
Et peut-être l'aurait été .
Si par son dangereux prestige
L'amour-propre n'eût tout gâté.
Duhaut de sa tige épineuse ,
Elle insulte à toutes ses soeurs ;
« Le lis n'a pas d'éclat , l'oeillet n'a point d'odeur ;
>>Pour la jonquille et ses pâles couleurs ,
>> On n'en dit rien , et sans la tubéreuse
>> Elle serait la dernière des fleurs ;
» Le souci , la triste pensée ,
>> Ont du moins un mérite égal ;
>> Tous deux sont la ressource usée
>> De l'insipide madrigal :
» C'est à bon droit que chacun raille
>> Les prétentions du jasmin ;
>> Il figure dans le jardin ,
>> Mais c'est autour de la muraille :
>> Que je plains le sort rigoureux
>> De ce narcisse pâle et blème !
» Comme autrefois , le malheureux
>> Est réduit à s'aimer lui-même :
>> Un silence religieux
>>Est ce qu'on doit à l'immortelle ,
» Il faut respecter ses aïeux !
>> Qui puis-je donc , ajouta-t-elle ,
>> Décemment comparer à moi ?
>>- Je pourrai répondre , je croi ,
>> A cette modeste demande ,
>>Reprit tout bas l'humble lavande .
AVRIL 1817 . 5
>>Donnez-moi deux jours seulement.
-Je pourrais t'en accorder cent .
>>- Deux suffiront. » La seconde journée
Commence à peine et la rose est fanée ;
Plus d'odeur , plus de coloris ,
Tout est passé ; par un retour funeste
De ses appas qu'un seul jour a flétris ,
L'épine est tout ce qui lui reste .
Adieu les flatteurs et l'amour !
Chacun s'éloigne, l'abandonne ;
Bientôt de sa brillante cour
Il ne lui reste plus personne ;
Et ce qui rend ses chagrins plus cuisans
Elle aperçoit tous ses amans
Fixés autour de la lavande .
« Ne craignez pas qu'à vos tourmens
>> J'insulte par ma réprimande
( Lui dit avec ménagement ,
Sa modeste rivale ),
>>Mais souffrez un trait de morale ;
>>>Hier encor vous régniez dans ces lieux ;
>> Chacun vous en proclamait reine ;
>> Et l'on me regardait à peine .
>> Quand vous attiriez tous les yeux :
>> Du tems victimes toutes deux ,
>>Quand nous partageons son ravage ,
>>Pourquoi m'adresse-t- on des voeux ,
>>Qu'on vous dérobe avec outrage ?
>> Il faut le dire franchement ,
Tous vos attraits ne brillent qu'un moment ;
> Ils passent , rien ne les remplace ;
I.
6 MERCURE DE FRANCE .
>> Comme vous je perds ma fraîcheur ;
>> Mais plus heureuse en ma disgrâce ,
>>> Je conserve au moins mon odeur. »
www
JOUY .
ÉNIGME .
Doit-on compter mon être au nombre des merveilles ?
Je suis , lecteur , et sans tête et sans cou .
J'ai pourtant une bouche et parfois deux oreilles ;
Je suis dur en naissant , bientôt je deviens mou ;
Moncorps n'a pas de pieds , mais toute la journée
Je marche autant que toi , telle est ma destinée .
Le noir , le blanc , le vert , le rose , le lilas ,
Toute couleur est propre à ma nature ;
Je ne vais jamais seul ,un frère suit mes pas ,
Etquand je bois , c'est de mauvais augure.
mwww
(Par M. BOULLAND)
CHARADE .
AIR: J'étais bon chasseur autrefois
Monpremier se voit dans Paris ,
Il se voit dans la Palestine ,
Mais , lecteur , je t'en avertis ,
On le cherche en vain dans la Chine,
Il te présente la moitié
De ce nom si cher à l'enfance ;
On ne le prend pas en pitié ,
Mais on le prend en patience .
ACythère fixant sa cour ,
Au milieu des jeux et des grâces ,
On voit mon dernier de l'amour ,
S'appliquer à suivre les traces.
Aussi précieux que le vin ,
Atous les plaisirs il préside ,
Et sans lui le meilleur festin
Serait triste et bien insipide.
AVRIL 1817 . 7
Des femmes trompant leurs maris ,
Des maris qui trompent leurs femmes ,
Des petits maîtres beaux esprits ,
Des mauvais faiseurs d'épigrammes ,
La folie avec la raison ,
Vices , vertus marchant ensemble ,
Ruses , caresses , trahison ,
Voilà cequemontout rassemble.
(ParM. R. LABITTE.)
Awии
LOGOGRIPHE .
Surquatre pieds, lecteur, le Français me réclame ;
Sur quatre également le latin me proclame.
Endeuxmots àtes yeuxje vais medéfinir ;
Je passe chaque jour pour ne plus revenir.
(Parleméme.)
Mots de l'énigme, de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est peur; celui de la charade ,
dégoût; et celui du logogriphe, médisance , où l'on
trouve Médine , médecin , Diane , ame , mane , mine ,
Mèdes , mai , samedi et danse .
8 MERCURE DE FRANCE .
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
Réflexions sur le discours prononcépar M. Clausel
de Coussergues à la chambre des députés, le 28 février
( 1 ) , avec cette épigraphe :
Quamquam inter adversa
Salva virtutisfama.
Nous n'avons pas l'intention de faire l'extrait de cette
brochure qui n'a que seize pages . L'auteur n'a rien dit
de trop; il eût pu dire davantage. Tout le monde lui
saura-t- il gré de sa retenue ? L'homme judicieux et impartial
ne verra pas sans intérêt l'expression de douleur
de ces malheureux Espagnols sortis de la péninsule,
pêle-mêle avec nous, et surtout à cause de nous . Attaqués
dans la chambre des députés , le droit de la défense
était incontestable. Cette défense se rattachait naturellement
à des questions délicates , à des époques funestes
dont une sage raison d'Etat , dont la pudeur nationale
nous conseillent d'écarter la mémoire ; mais la solennité
de l'attaque , les conséquences possibles d'une pareille
accusation , le caractère public de l'orateur qui s'en est
fait l'interprète , ont provoqué cette discussion. Il faut
'en convenir toutefois ; dans cette lutte affligeante , la
(1) AParis , chez P. N. Rougeron , imprimeur de S. A. S. madame
laduchesse douairière d'Orléans , rue de l'Hirondelle , n. 22.
AVRIL 1817- 9
mesure , la décence , la modération se trouvent jusqu'ici
du côté des réfugiés espagnols. La différence de style
et de position est tout-à-fait remarquable; l'esprit le
moins attentif ne peut manquer d'en être frappé. Ce
n'est donc point la faute des réfugiés espagnols si le
public , appelé à examiner les titres des uns et des autres ,
demande que l'état de la question soit fixé.
De quoi s'agit-il done ?
L'origine , les vicissitudes , le dénoûment de la
guerre péninsulaire, sont-ce la des événemens d'une
date si reculée qu'on les puisse défigurer au gré de son
imagination ? Hélas ! ils ne sont que trop récens ! La
nation espagnole fut étrangère aux causes qui les produisirent.
Elles ne peuvent compromettre la responsabilité
que d'un petit nombre d'individus , dont quelquesuns
ont déjà senti le besoin de se justifier. M. de Cevallos
etle chanoine Escoiquiz ont écrit leurs plaidoyers
respectifs . Ce n'est pas nous qui sommes chargés de la
réplique.
Or , un peuple envahi , désarmé par l'absence imprévue
de toute la dynastie héréditaire , livré à la puissance
des baïonnettes , menacé du développement de
principes inapplicables à son état social , à la suite
d'une épouvantable anarchie , qu'avait-il à faire étant
réduit à lui-même , tandis que toute l'Europe continentale,
courbée sous le joug , était également comprimée
? Que firent la Hollande, l'Allemagne , la Suisse
et l'Italic ? Une presque île , il est vrai , sauva , dans les
murs de Cadix , cette poignée de libéraux qui durent
l'honneur de la résistance à la faveur d'un asile inabor10
MERCURE DE FRANCE .
م
dable; tout le reste de l'Espagne plia sous les lois de la
force. Trois cent mille témoins , vivans au milieu de
nous , peuvent l'attester ; et tel qui ne veut point aujourd'hui
s'opposer au scandale de ces tardives récriminations
, servit , de sa plume ou de son épée , le projet
d'envahir la péninsule, et contribua , au moins par son
silence , à faire regarder la soumission comme un devoir
pour les Espagnols , comme un triomphe glorieux
pour nos armées .
Ensuite , nos fautes , nos revers , l'abus insensé de la
victoire , permirent à l'Espagne de relever son front
humilié. Des succès prodigieux firent admirer une résistance
, taxée si long-temps de brigandage et de témérité.
Les faibles restes de nos légions repassèrent les
Pyrénées ; et la Castille vit remonter sur son trône des
princes dont elle n'osait espérer le retour.
Mais , pendant six années d'angoisses et de fléaux de
tous genres , des milliers d'habitans , attachés au sol par
des liens de famille ou de propriétés , placés successivement
entre l'anarchie des provinces et ces juntes révolutionnaires
, dont les cortès de Cadix ne firent que
recueillir le naufrage , entre les forces accablantes des
bátaillons français auxquels presque toutes les nations
du continent fournissaient des recrues , et les secours
de l'Angleterre qui désespéra tant de fois du succès de
ses armes , furent obligés de fléchir sous un gouvernement
iniposé par une force irrésistible.
On sait que des partisans obscurs organisèrent peu
àpeu des bandes qui , à la fin, devinrent si redoutables ,
que les débris des juntes , rassemblés dans Cadix , pu
AVRIL 181 11.
blièrent une constitution en 18.1 ......... Eh ! qui sera
blàmé de n'avoir point couru , sur la première nouvelle
de l'apparition de Chaleco , de Mina , du Pastor , du
Cura , de Marquesillo , de l'Empecinado , se jeter
dans les rangs de ces Viriates modernes , dont les pre
miers faits d'armes ne sont pas le plus beau titre de
gloire ? Et comment se fait- il qu'après les décrets de
Ferdinand , rendus à Valence au mois de mai 1814 , et
confirmés par les procédures solennelles qui s'ensuivirent,
les plus zélés défenseurs actuels du système
monarchique déclarent une guerre si vive à ceux qui
ne partageaient point les principes des libéraux de
Cadix ? Il est évident qu'ici l'ignorance des faits l'emporte
sur la mauvaise foi. Cependant il est difficile de
ne pas voir que peu d'Espagnols ont pu se soustraire à
l'alternative de servir le parti de la résistance ou celui
de la soumission . Quelques hommes nuls se vanteront
peut-être d'une pureté sans tache : la nullité n'est pas
un crime sans doute ; mais il serait trop ridicule de s'en
faire un mérite. La masse populaire , éternellement invoquée
et foulée , n'a fait que souffrir et servir de prétexte.
En Espagne , elle a crić : vive Ferdidand et vive
Joseph , vivent les Cortès et vive le Roi ! que faut-il
en conclure?
Au reste , ce n'est point à des Français qu'il convient
de qualifier aujourd'hui les sectes politiques qui ont
paru au-delà des Pyrénées. Notre présence a été la
cause immédiate de tous les désordres ; il ne nous reste
plus qu'à expier , par un accueil hospitalier , les torts
que nous avons à nous reprocher à l'égard des victimes
12 MERCURE DE FRANCE .
de notre politique et de notre intempérance guerrière.
Que des écrivains cessent donc de vouloir convertir
les extraits de naissance en certificats de civisme , et
de diviser la France en vieille et nouvelle. On leur
demanderait , enfin , à quelle France appartiennent ceux
dont le nom a décoré les almanachs de toutes les époques
, et qui n'ont donné jusqu'ici d'autre preuve de
leur zèle pour la bonne cause qu'en substituant une effigie
nouvelle à celle que portaient leurs anciennes décorations.
On a beau susciter de complaisantes et perfides
biographies , le passé n'est plus en notre puissance ;
la postérité complétera tôt ou tard le Dictionnaire des
Girouettes ! Les contemporains n'ont pas besoin de le
consulter pour savoir à quoi s'en tenir.... Nous osons
le prédire : ce détestable sophisme qui tend à nous diviser
encore , retombera sur ses auteurs. Non , la patrie
est une. Nous ne connaissons que celle qui a besoin de
tous ses enfans , que celle que ses malheurs doivent nous
faire aimer davantage .
ESMÉNARD .
P. S. Cet article était livré à l'impression lorsque
nous avons eu connaissance de l'Opinion de M. Clausel
de Coussergues , imprimée avec des pièces justificatives .
Nous n'ajouterons rien à ce que nous venons de dire; la
lettre d'un réfugié espagnol est un fait individuel ; celles
de deux ou trois généraux rentrent dans la classe de ces
adresses qui ont affluéde toutes parts à l'époque de chaque
AVRIL 1817 .
5
changement politique. On est convenu de n'y attacher
aucune importance ; les récriminations meneraient trop
loin; et il est si facile de les désavouer ! M. Clausel de
Coussergues s'appuie du témoignage du Times. Ce
n'est pas dans les journaux anglais que nous voulons
prendre des autorités pour justifier nos opinions . D'ail-
Jeurs, la citation n'est pas complète, et si l'honorable
député eût transcrit en entier le passage du Times , il
eût mis tout le monde àmême d'apprécier la valeur du
texte.
M. Clausel de Coussergues n'est pas plus heureux
dans ses citations historiques; Catilina n'était point la
chef du gouvernement; il avait plus de complices dans
le sénat que dans l'armée,et Cicéron ne craignit pas de
s'élever contre lui dans le moment où il était le plus à
craindre.
Spartacus n'était qu'un esclave révolté contre ses
maîtres. Si M. Clausel de Coussergues ne développe pas
mieux sa pensée , nous ne pouvons deviner les allusions
qu'il a eu l'intention de faire; s'il a la bonté de s'expliquer,
on verra si les applications sontjustes.
14 MERCURE FRANCE
wwwwwwwwww
MANUEL ÉLECTORAL , à l'usage de MM. les Electeurs
des départemens de la France , contenant la Charte
constitutionnelle , la loi sur les élections , les autres
pièces officielles que les électeurs ont besoin de consulter
, et une instruction familière sur la nature ,
l'importance et les résultats des opérations temporaires
qui leur sont confiées. Broch. in-8°. Prix : 1 fr .
A Paris , chez Eymery , lib , rue Mazarine , n. 30 ;
chez Delaunay , au Palais -Royal , etc.
L'idée de ce Manuel paraît heureuse : l'auteur a
voulu réunir , dans un très-petit volume , d'un format
qui le rende portatif et usuel , tous les documens officiels
que chaque Français , appelé à exercer le droit
électoral , doit toujours avoir sous la main et à sa disposition.
Il a voulu joindre à ces instructions positives
sur la nature des fonctions momentanées dont les électeurs
sont investis , une instructionfamilière et spéciale
sur l'importance de ces fonctions ,à toutes les époques ,
et surtout dans les circonstances dans lesquelles i
France est placée ; sur le véritable esprit de la loi relative
aux élections ; sur l'usage que nous avons fait jusqu'ici
de notre faculté d'élire des députés ; sur la
nécessité de réunir tous nos efforts pour obtenir de
bons choix ; sur les rapports qui existent entre la composition
de la chambre des députés et tous les élémens
de la prosperité publique; enfin, sur les garanties
AVRIL 1817 . 15
morales que ces députés doivent offrir; sur les devoirs
qui leur sont imposés ; sur la manière dont ils peuvent
remplir ces devoirs ; sur le résultat définitif de notre
longue révolution ; sur les vrais moyens de prévenir
toute révolution nouvelle, et d'affermir le trône constitutionnel.
Toutes les considérations que nous venons d'indiquer ,
et un grand nombre d'autres réflexions du même genre ,
sont présentées dans le Manuel électoral , non pas avec
de grands développemens , mais d'une manière concise ,
rapide , énergique, toute en sentences et en aphorismes.
Chaque aphorisme fait l'objet d'un article particulier
distingué parun numéro d'ordre : ces articles , au nombre
de cent, composent l'instructionfamilière qui est ellemême
suivie d'un tableau analytique et sommaire
dans lequel on en reproduit la substance.
On peut, à l'aide de ce tableau , retrouver , en quelques
lignes , toutes les maximes et toutes les considérațions
d'intérêt particulier ou général qu'on vient de
lire dans l'instruction.
La marche de l'auteur , qui semble d'abord trop méthodique
, est cependant parfois vivante et animée.
Quelques articles ont de la sécheresse ; d'autres font
entrevoir une question sans l'approfondir.
L'ouvrage paraît avoir été écrit fort à la hâte ; mais
il est certainement le fruit d'observations et de méditations
antérieures , d'une longue expérience des hommes
et des affaires publiques , et surtout d'un sentimentpur
et désintéressé , d'un amour sincère et profond de la
patrie, d'une intention franche et loyale de servir la
France et le Roi.
Onpeut regretter que l'auteur n'ait pas abordé plu
16 MERCURE DE FRANCE .
sieurs questions importantes qui se rattachaient à son
sujet ; par exemple , les moyens de prévenir tout abus
ou toute omission dans la formation des listes , soit
des électeurs , soit des éligibles ; la convenance ou
l'inconvenance de fixer un terme fatal pour justifier du
droit qu'on peut avoir à être inscrit sur l'une ou l'autre
de ces listes , quand la loi ne s'est point exprimée à cet
égard , et n'a donné aucune faculté de limitation ni de
restriction à l'autorité administrative; le degré de compétence
du bureau de chaque collége électoral pour
prononcer provisoirement sur l'admission ou l'exclusion
de ceux des membres , au sujet desquels il pourrait
s'élever des doutes , ou qui se présenteraient comme
ayant droit de donner leur suffrage, quoique non ou
mal désignés sur les listes établies par l'autorité, etc.
Nous sommes fondés à espérer que ces omissions et
d'autres encore disparaîtront dans une édition nouvelle.
Car l'auteur annonce lui-même l'intention de faire réimprimer
, es ans , son Manuel s'il est favorablement
accueilli à sa première apparition , et d'y ajouter , chaque
fois , les réflexions générales ou de circonstance que la
marche des événemens , les besoins et les voeux de la
nation , l'expérience et l'observation pourront lui
suggérer .
Un pareil ouvrage n'est guère susceptible d'analyse
Nous en citerons néanmoins quelques articles détachés
pour donner une idée du style et des sentimens de
l'auteur .
L'article 2 présente ainsi les caractères essentiels
de la loi sur les élections. « Cette loi qui appelle franchement
et sans restriction ,d'après le voeu de l'art. 40
de la Charte , tous les contribuables payant au moins
trois cents francs , et âgés de trente ans , à exercer leur
droit politique d'électeur, introduitdans nos institutions
AVRIL 1817 . 17
)
le principe fécond de l'élection directe opérée par un
grand nombre de votans. Elle constitue, dans la chambre
des députés , la représentation réelle et nonfictive de
lapropriétécommune et de tous les intérêts locaux
qui s'y rattachent (expressions employées par M. le
maréchal Macdonald , duc de Tarente , à la chambre
des pairs , tandis que la haute propriété se trouve plus
spécialement représentée dans la chambre des pairs . >>>
Les articles 17 et 18 expriment ces deux vérités : que
«le pauvre, comme le riche , a un intérêt direct dans
le choix de ceux qui doivent consentir les impôts , discuter
et voter les lois , » et que «le même intérêt est
commun au gouvernement qui ne peut jamais s'isoler
de la nation. >>>
L'auteur, après avoir fait sentir les dangers de l'intolérance
politique , passe rapidement en revue les
hommes désignés par les noms de partis , et il insiste
sur l'abus qu'on peut faire de ces noms injustement
appliqués.
Article 56. « Celui-ci est désigné comme ultra-royaliste.
Mais pourquoi signaler d'une manière défavorable
l'excès même d'un sentiment dont chaque Français doit
s'honorer ? Qui oserait blâmer trop sévèrement le sujet
constamment loyal , dont l'imagination , encore frappée.
des tableaux sanglans de nos révolutions , lui fait toujours
craindre le retour des mêmes désordres et des
mêmes fureurs ? Sentinelle vigilante , il peut nous servir
utilement par ses craintes et par ses ombrageux soupçons.
Si l'amour du Roi et de la France , la soumission
àla Charte, inspirent ses opinions et règlent sa conduite;
si une noble indépendance les rend honorables ;
si une haine pro fonde de l'influence étrangère est gravée
dans son âme , gardons-nous de céder à la puissance
d'un mot vague qui deviendrait une arme meurtrière.
2
18 MERCURE DE FRANCE .
Respectons les serviteurs fidèles du trône qui sont en
même- temps les amis sages de la patrie ; mais écartons ,
quelles que soient leurs bannières , ses hommes exaltés
qui , par un zèle imprudent et mal calculé , tendraient
à nous jeter dans des réactions nouvelles. L'exagération
de leurs sentimens , l'irascibilité de leur caractère ne leur
laisseraient pas un esprit assez calme pour représenter
dignement la nation . La modération et la sagesse peuvent
seules donner aux opérations des hommes un caractère
de stapilité. »
Art. 57. « L'article XI de la Charte prononce que
« Toutes recherches des opinions et votes émis jusqu'à
la restauration , sont interdites . Le même oubli est
commandé aux tribunanx et aux citoyens. » Appliquons
religieusement ce précepte conservateur : qu'aucune
prévention injuste ne donne lieu à des exclusions. »
Art. 58. « Quelles qu'aient été les opinions , avec des
intentions pures , avec des vues louables , on a pu se
méprendre sur le choix des moyens. Il faut apprécier
les hommes par une valeur qui leur soit propre, non par
une réputation souvent factice ou mensongère. >>>
Art. 59. « Il existe , en effet , plus d'un homme honorable
dont le nom n'a pas été épargné par la haine et
par l'envie, contre lequel des ennemis puissans ont excité
des délateurs obscurs , et fait publier des accusations
fausses , reproduites depuis dans des ouvrages prétendus
historiques . De pareils hommes , d'autant plus calomniés
qu'ils étaient plus Français , auront le droit de paraître
au grand jour , et feront rougir leurs accusateurs par
leur seule conduite. Ils feront ressortir le contraste de
la réputation factice, ouvrage de leurs ennemis et des
ennemis du bien public , sous le poids de laquelle ils
ont gémi jusqu'ici , et de la conduite noble , ferme , invariable
qu'ils ont constamment suivie à travers de con
AVRIL 1817 , 19
tinuels obstacles , en défendant dans l'ombre les intérêts
de la justice et de la liberté , sans être même soutenus
et dédommagés par les regards et par l'estime de leurs
concitoyens . Les mêmes hommes et d'autres encore, récemment
tourmentés par l'effet de délations ou de soupçons
injustes , ne seront plus frappés d'une sorte de
proscription morale qui , dirigée tour à tour dans les
sens les plus opposés , perpétuerait les divisions et les
haines entre les Français. >>>
Art. 60. « Nous voulons des hommes sortis purs des
épreuves de nos révolutions ; qui n'aient point trempé
dans les excès criminels que les vrais amis de laliberté ont
désavoués avec horreur , et dont ils ont eux-mêmes été
victimes ; qui ne se soient ni prostitués aux factions ,
nì flétris à aucune époque. Ce sont natures belles et
fortes , dit Montaigne , qui se maintiennent au travers
d'une mauvaise institution . >>>
Nous terminerons nos citations par les articles 80 et31 .
« Le gouvernement actuel veut et doit tenir de bonne
foi les promesses que les gouvernemens antérieurs ont
souvent renouvelées et n'ont jamais remplies. Il doit
faire apprécier la différence d'une monarchie constitutionnelle,
ou réglée par les lois , qui garantit fortement
l'indépendance nationale , l'honneur français, la sûreté
des personnes sans distinction d'opinions , la sûreté
des propriétés sans distinction d'origine , la liberté religieuse
sans distinction de culte , et d'une anarchie
violente sous laquelle la liberté n'est qu'un fantôme ;
laprobité , unmasque ; lavertu , un mensonge ; la patrie ,
une proie; le peuple , un instrument ; la puissance, le
prix de l'audace , ou d'une dictature militaire , absolue ,
arbitraire , oppressive , qui prend les caprices du maître
pour règle , la violence pour moyen , la terreur
2.
20 MERCURE DE FRANCE.
pour mobile , les armes pour appui , la destruction pour
but. »
Art. 81. « On ne peut rétablir ni l'ancien régime ,
ni les formes éphémères de gouvernement essayées pendant
le cours de nos révolutions. Tout doit se fondre
dans la Charte . Les mandats de nos députés sont désormais
fixés par elle : on sait ce qu'on doit faire , et
dans quelles limites il faut se renfermer , tandis que nos
premières assemblées nationales avaient eu croyaient
avoir des mandats indéterminés , et dénaturaient leur
puissance législative, en lui donnant une extension
indéfinie.>>>
Ce manuel est complété par un projet d'instruction
pour un député qui veut justifier la confiance
de ses commettans.
Nous croyons ce recueil essentiellement bon et utile
par la pureté des principes , par la noblesse des sentimens
, par la modération des opinions , par la précision
du style qui a permis de réunir beaucoup d'idées et de
vérités pratiques dans un petit nombre de pages . Cet
avantage doit être d'autant plus apprécié , que nous
sommes inondés de brochures et d'écrits politiques ,
dans lesquels on délaie la pensée , au lieu de la renfermer
en peu de paroles , et de faire penser les lecteurs .
Il nous reste un voeu à former , c'est que les sentimens
et les principes , déposés dans ce Manuel , ne
soient pas un germe stérile jeté sur une terre ingrate ;
car il est facile de concevoir et d'exposer des vues saines
et utiles , mais il est rare de les appliquer.....
***
AVRIL 1817 . 2
L'ERMITE EN PROVINCE .
LES BASQUES.
wimmi
Illum non populifasces , non purpura regum
Flexit, et invidos agitans discordia fratres.
VIRG. , Georg. 9
Lapompedesfaisceaux , l'orgueil du diademe ,
L'intérêtdont la voix fait taire le sang même ,
De ces hommes heureux ne troublent point la paix.
DELILLE.
Après avoir fait plusieurs excursions aux environs de
Bayonne, après avoir parcouru le joli bois de Mousserol
et visité l'habitation de M. M*** , hors de
la porte d'Espagne , mon bon génie m'avait conduit ,
un matin, sur une terrasse de Marrac , d'où la
vue domine et longe le cours de la Nive; de là ,
j'embrassais une grande partie des vallées et des montagnes
où vivent les Basques séparés , en quelque
sorte, du monde entier par leur territoire et par leur
langue : je réfléchissais que cet isolement ne les avait
pas mis à l'abri de la renommée, et que César, dans
une phrase très-précise de ses Commentaires , fait d'eux
un éloge après lequel il n'y a plus d'éloges , en parlant
des races et des tribus de l'espèce humaine. Je me rappelais
qu'en 1795 , un ministre prussien ( M. Humbold )
était venu s'établir dans leur pays pour apprendre leur
langue.....
L'espèce de curiosité réfléchie que je mettais à parcourir
des yeux cevaste paysage, attira l'attention d'un
22 MERCURE DE FRANCE .
homme d'un certain âge qui s'était approché de moi,
et qui paraissait jouir de mon admiration. « Monsieur
est étranger, me dit- il , en portant la main à son Berret.
- Je suis né en France , lui répondis-je ; mais j'en suis
sorti à quinze ans , et j'y suis rentré à soixante-douze ,
après avoir successivement habité les cinq parties du
monde : vous voyez , Monsieur , que j'ai de la marge
pour me choisir une patrie.-Vous n'hésiteriez pas ,
reprit - il vivement , si vous aviez , ainsi que moi , le
bonheur d'être Basque. J'ai , comme vous , parcouru
bien des pays , mais j'en reviens toujours à mes montagnes
; et plus j'observe ce petit coin de terre, plus je
le compare à tout ce que j'ai vu , plus je trouve de
raisons pour justifier à mes propres yeux la préférence
que je lui donne. »
C'était l'homme qu'il me fallait; il ne se lassait ni de
courir ni de parler ; je ne me lassai ni de le suivre ni
de l'entendre. Ce personnage singulier avec lequel je me
trouvai lié au bout d'une demi-heure , comme si je
l'eusse connu depuis dix ans, est, à tous égards, un homme
très -distingué . Sa vaste instruction dont l'étude de
l'antiquité paraît avoir été l'objet principal , lui donne
nne sorte d'existence spéculative qui ne lui montre ,
dans le présent, qu'un point de départ vers les choses
qui ont été , ou vers celles qui doivent être : on dirait
qu'il a besoin de mettre les siècles et les générations au
bout les uns des autres pour les apercevoir. Les Grecs ,
les Romains sont pour lui des peuples d'hier , et l'antiquité
prodigieuse qu'il suppose à la petite nation basque ,
entre pour beaucoup dans l'amour qu'il a pour son pays
natal . M. Destère ( c'est le nom sous lequel il s'est fait
connaître ) m'a rappelé ces brames de l'Indoustan qu'il
regarde comme les dépositaires de la sagesse humaine ,
et c'est , je n'en doute pas , à l'avantage que j'ai eu de
AVRIL 1817. 23
vivre quelque temps avec les descendans des anciens
brachmanes , que je suis en partie redevable de la considération
qu'il m'a témoignée pendant la semaine que
nous avons passée ensemble à battre les rochers et les
vallons du pays basque. Ce qu'on va lire est le résultat
de nos promenades et de nos entretiens .
Les Basques sont des Phéniciens venus dans les
Pyrénées , il n'y a pas moins de cinq mille ans , pour en
exploiter les mines , et l'on trouve encore leurs traces
dans les excavations immenses des montagnes où les
fouilles ont été faites ..
Sous le nom de Cantabres , les Basques entrèrent sous
ladomination de Rome , plus difficilement et plus tard
que les autres tribus de la péninsule. Cette domination,
si pesante au reste de la terre , ne fut jamais pour eux
un véritable joug ; ils avaient conservé leur langue , leurs
moeurs et leurs coutumes administratives et judiciaires.
Cen'était pas un Lycurgue qui leur avait donné les loisorales
qui les régissaient depuis tant de siècles ; ils les
avaient reçues de la nature seule et tous avaient travaillé
à les établir ; mais ces lois , que personne n'avait faites
ils les aimaient avec fureur, et les premiers historiens de
Rome n'ont pu s'empêcher d'en parler avec une sorte
de respect philosophique qu'ils n'ont pas toujours pour
les institutions des autres peuples.
Les Basques habitent sur les revers opposés des Pyrénées
occidentales ; la plus grande partie de cette nation
est soumise à l'Espagne et forme la population de
la Navarre , de l'Alava , de laBiscaye et de Guipuscoa.
"
Les Basques français occupent , le long des Pyrénées ,
unpetit territoire divisé entrois contrées que l'on nomme,
laBasse-Navarre , la Soule et le Labour, lesquelles ,
avec le Béarn , forment le département des Basses-Pyrénées.
Les Basques espagnols et français sont une seule
24 ' MERCURE DE FRANCE.
etmême race d'hommes ; leur taille est moyenne , mais
svelte et bien proportionnée ; leurs traits sont prononcés ,
leur physionomie à la fois douce et fière; ils sont vifs ,
laborieux et d'une agilité passée en proverbe. Les Basques
parlent unc langue qui n'a d'analogie avec aucune des
langues vivantes: quelques mots identiques qui se retrouvent
dans les langues anciennes de la Grèce et de l'Egypte
servent de base au système d'un homine célèbre , compatriote
de M. Destère , lequel donne à la langue basque
une origine phénicienne (mon docte compagnon entama
sur ce point une discussion dans les profondeurs de laquelle
je craindrais de m'engager ; je le rejoins au moment
où ses raisonnemens me semblent appuyés sur des
faits ) . La langue basque paraît avoir été jadis la seule
en usage dans toute l'étendue de la péninsule; en effet ,
de Cadix jusqu'au Ferrol, de Lisbonne jusqu'à Pampelune
on est étonné du grand nombre de rivières , de
montagnes , de monumens et de ruines qui portent encore
des noms basques. M. de La Borde , dans son Itinéraire
d'Espagne , nous dit : « que dans le royaume
de Valence il a vu des souterrains antiques qu'on croit
avoir servi de greniers; il ajoute que dans le pays on les
nomme siloa. » Or , siloa est un mot basque qui signifie
trou , souterrain , excavation ( remarquons , en passant ,
qu'en hébreu , le mot siloë avait la même signification ) .
Au fond du Portugal on trouve une ville bâtie ou rebâtie
par un Romain , et qu'on nomme Hivi- Flavia
(ville de Flavius ) du mot basque hivia , qui veut dire
ville : je pourrais , continua M. Destère , vous citer cent
autres exemples de ces noms basques venus d'aussi loin ,
sans avoir changé sur la route.
Maintenant , ajouta-t-il , comment cette langue basque,
étouffée si vite par la langue latine dans le reste de la
péninsule , s'est-elle maintenue dans un coin des Pyré
AVRIL 1817 . 25
nées? comment a- t - elle échappé seule à la corruption
introduite par les envahissemens successifs des Vandales
, des Alains, des Goths et des Maures ?
Je réponds à cela que les Cantabres , qui préféraient
leurs rochers à toute la splendeur romaine, se gardèrent
bien d'apprendre ce latin que l'ambition étudiait pour
s'avilir avec élégance; et que les barbares envahisseurs
ne corrompirent pas lalangue des Basques, parce qu'ils
ne séjournerent pas au milieu d'eux , et qu'ils ne firent ,
en quelque sorte , qu'enjamber par- dessus leurs pays .
Les Basques préféraient leurs rochers à tout, et on ne
se souciait pas de leurs rochers; il en est de même encore
aujourd'hui .
Il n'ya point de ville dans le pays basque ; dès-lors la
population ne s'y divise qu'én deux classes , les nobles
et les cultivateurs; la noblesse ( à l'exception des Belzunce
et de deux ou trois autres familles ) est pauvre
sans illustration , mais sociable et hospitalière. C'est un
trait particulier du caractère de la nation basque que
d'exercer l'hospitalité la plus généreuse envers les étrangers
qui visitent leur pays , et de prendre en aversion
ceux qui veulent s'y établir; je rappellerai à ce sujet un
fait historique bien remarquable.
Al'époque où les Goths inondèrent la France et l'Espagne
, en corps de nation armée , ils laissèrent dans
les cantons basques des malades , et ce qu'on appelle vulgairement
des traînards :plusieurs d'entre eux trouvèrent
ce séjour plus agréable que celui de la Gothie et ne voulurent
plus en sortir : ils se fixèrent parmi les Basques ,
mais ils ne purent jamais s'y naturaliser ; devenus chrétiens,
ainsi que les Aborigènes, ceux-ci persistèrent pendant
plusieurs siècles à n'avoir rien de commun avec eux,
même dans les églises;bénitiers, tombeaux tout était séparé.
Le nom de Goths ou d'Agoths , donné et reçu
26 MERCURE DE FRANCE .
comme une cruelle injure , a fait couler le sang en plus
d'une occasion. Cette aversion absurde a perdu presque
toute sa violence ; de nos jours les Basques purs vivent
en paix avec les Agoths , mais le préjugé a cependant
encore assez de force pour devenir un obstacle aux alliances
des familles , et mon guide m'a cité de jolies
personnes , et qui , plus est , de grandes dots refusées
sous le prétexte d'origineAgoth.
Une autre race étrangère s'était introduite beaucoup
plus,anciennement dans le pays basque ; elle y vivait
comme dans tous les lieux où elle est répandue , dans
un isolement absolu de la société dont elle ne fait jamais
partie. Je veux parler de cette race vagabonde fort improprement
appelée Bohémiens , et qui déjà , du temps
d'Auguste et de Tibère , allait à Rome, sous le nom
d'Egyptiens ( que les Anglais lui donnent encore ) ,
vendre de petites images d'Isis et d'Osiris , enseigner:
leur doctrine religieuse et dire la bonne aventure aux
maîtres du monde.
On ignore l'époque reculée où ces Bohémiens se
fixèrent entre les Pyrénées et Bayonne , d'où ils viennent.
enfin d'être chassés sans retour. Les Bohémiens erraient ,
de temps immémorial dans cet espace; ils y vivaient:
du produit de leur rapine , sans autre domicile que les
forêts , les granges ouvertes et les ruines des maisons
abandonnées .
« Il m'est arrivé souvent ( me dit M. Destère ) , en
voyagcant la nuit , de voir des bandes de Bohémiens. et
de Bohémiennes danser au bruit des castagnettes autour
d'un chêne en feu , où ils faisaient cuire les viandes du
festin. Ce spectacle avait quelque chose de fantastique ,
dont l'imagination était vivement frappée.>>
Au milieu d'une espèce de promiscuité des deux
sexes , il y avait sans doute des préférences assez longues.
AVRIL 1817 . 27
pour qu'on puisse leur donner le nom de mariages ; cependantles
enfans ne connaissaient que leurs mères , et
les pères se dispensaient assez volontiers de prendre un
titre auquel ils n'avaient presque jamais qu'un droit
éventuel.
Quelques individus de ces bandes vagabondes se
fixaient autour des habitations , et devenaient des intermédiaires
dangereux , au moyen desquels les plans de
rapines se combinaient mieux , et s'exécutaient plus sûrement.
Dans l'année 1804, M. de Castelane , alors préfet
des Basses-Pyrénées , reçut l'ordre du Gouvernement
depurger le pays des Bohémiens , dispersés en vingt
endroits différens : dans une seule nuit tous furent enveloppés
comme dans un filet , et conduits à bord de
vaisseaux, qui les débarquèrent sur la côte d'Afrique.
Cette mesure vigoureuse , qui reçut dans son exécution
tous les adoucissemens que la justice et l'humanité réclament
, fut un véritable bienfait ponr le département ,
et ce n'est pas le seul dont l'administration de M. Castelane
y ait gravé le souvenir. M. Destère entremêla de quelques anecdotes cette
courte digression sur les Bohémiens. Je citerai celle qui
apour garantie son propre témoignage.
« Dans ma première jeunesse , me dit il , je fis rencontre
à Bayonne , sur le pont Mayou , d'une jeune Bohémienne
devenue très-célèbre sous le nom de Maytémina.
J'en demande pardon à l'amour, mais je n'ai jamais
rien vu de si joli ; et puisqu'il faut le dire , à ma
honte , peut-être , n'ai-je jamais rien tant aimé. Je ne
crois pas devoir pousser plus loin cet aveu ; je pourrais
encore ètre d'humeur à justifier à mes propres yeux de
semblables folies ; mais je ne suis plus d'âge à inspirer
mais non aux autres la même indulgence. Je ſus vite ,
28 MERCURE DE FRANCE .
pas long-temps , heureux avec ma belle aventurière , qui
partit au bout de quelques mois pour aller briller sur
un plus grand théâtre. Bientôt il ne fut bruit à Paris
que de la charmante Bohémienne , et des conquêtes
superbes qu'elle avait faites ; on allait jusqu'à dire
qu'elle n'était point étrangère à certaines transactions de
la plus haute politique.
>> Au bout de deux ou trois ans , Maytémina , s'apercevant
que son crédit baissait avec ses charmes , profita
de cette observation pour revenir à cette vie de Bohémienne
, qu'elle regrettait au milieu des jouissances du
luxe dont l'environnaient l'amour - propre et l'amour.
Elle était depuis long-temps de retour dans nos montagnes
, lorsqu'une circonstance bizarre , et fort heureuse
pour l'un et pour l'autre , nous réunit quelques
momens .
>>Un soir que je descendais les hauteurs d'Agnoa pour
me rendre dans un petit château qu'habitait mon père ,
àune lieve de ce village , je fus attaqué par une troupe
de Bohémiens -contrebandiers qui dépouillaient les passans
quand ils n'avaient rien de mieux àfaire. Je fis d'abord
assez bonne contenance ; mais en voyant arriver
un renfort de brigands , je laissai dans les mains de ceux
qui m'avaient attaqué mon cheval et mon porte-manteau ,
et je me sauvai dans les montagnes. J'errais depuis une
demi-heure de colline en colline , sans pouvoir retrouver
ma route , lorsque je me vois de nouveau poursuivi
par ces mêmes Bohémiens , que devançait une femme
qui agitait un mouchoir en l'air en criant : Maytémina!
Ce nom , qui n'avait jamais retenti sans plaisir à mon
oreille , suspendit ma frayeur et ma course , et j'attendis
la Bohémienne. Qu'on juge de ma surprise , c'était
Maytémina elle -même. Chef des contrebandiers qui
m'avaient dévalisé, envisitant mon porte-manteau elle
1
1
1
1
AVRIL 1817 . 29
avaittrouvé son portrait sur une boîte qu'elle m'avait
donnée jadis, et que je possède encorę ; éclairée par cet
indice , elle volait sur mes pas , et venait me rendre mon
cheval et les effets qui m'avaient été pris . Peu d'années
avaient opéré sur Maytémina de sévères changemens :
ma reconnaissancen'emprunta rien d'un sentiment plus
tendre. Elle me conduisit jusqu'à la porte de la maison
où je me rendais, en riant des conseils que je lui donnais,
et des craintes que je témoignais sur l'avenir qui
lui était réservé. Nous nous séparâmes .
>Peu de jours après je fus informé , à Bayonne , des
dispositions qui se faisaient pour s'assurer de la bande
des Bohémiens -contrebandiers ; et comme il est toujours
plus ou moins désagréable de voir pendre l'objet qu'on
a aimé , et dont on a le portrait dans sa poche , je fis parvenir
à Maytémina un avis secret dont elle pouvait
seule profiter, et au moyen duquel cette célèbre Bohémienne
parvint à se soustraire au châtiment qui ne tarda
pas à atteindre ses associés. »
L'ERMITE DE LA GUYANNE
1
30 MERCURE DE FRANCE .
ANNALES DRAMATIQUES.
ALITY
THEATRE FEYDEAU .
Première représentation de Wallace , ou le Menestrel
écossais.
Le succès que MadameAngot a obtenu à l'Ambigucomique
, l'empressement avec lequel on voit depuis
quelque temps se précipiter à la Gaité un public insatiable
du Pied de mouton , quoique le mets ne soit pas
des plus délicats , tout faisait espérer que le mélodrame ,
forcé dans ses retranchemens les plus redoutables , ne
tarderait pas à disparaître entièrement de la scène ; mais
loin d'être terrassé , le monstre romantique se ménageait
de nouveaux triomphes . Chassé du boulevard , il se
glissait en silence au sein d'un des premiers théâtres de
la capitale , et on l'a vu reparaître à Feydeau sous les
traits de Wallace . Ce ménestrel écossais a tous les défauts
du genre sans en avoir les qualités . Les auteurs de
la Femme à deux maris et du Jugement de Salomon
nous ont rendu difficiles . Wallace n'est pas assez épouvantable
pour un mélodrame ; il n'est pas assez gai pour
un opéra-comique .
Sédaine est le premier qui ait transporté le genre
sérieux sur la seconde scène lyrique , et tous ceux qui
cherchent à marcher sur ses traces ne manquent jamais
AVRIL 1817 . 31
de citer ses succès pro ligieux pour justifier leurs
chutes ; mais ils ne font pas attention à l'art que cet auteur
, qu'ils traitent dédaigneusement d'ignorant et de
grossier , a répandu dans ses ouvrages . En effet , avec
quelle adresse il sait reposer d'une scène touchante par
une scène naïve ; par quels contrastes bien ménagés il
égaye le spectateur après l'avoir attendri; quoi de plus
original , par exemple , que ce Montauciel mis si habilement
enopposition avec le Déserteur ! et dans Richard
Coeur-de-Lion , dont le sujet est au fond le même que
celui de Wallace , quelle grâce enfantine dans le petit
rôle d'Antonio , et comme les amours de Laurette et du
gouverneur sont heureusement mélés à la conspiration
qui doit amener la délivrance du roi captif.
Rienn'est nuancé , et tout est de la même couleur
dans Wallace . Ce brave Ecossais désespéré de voir sou
roi , retenu par les Saxons , dans un château où l'on
cherche à le rendre indigne du trône en l'abrutissant
par les plaisirs , pénètre auprès de lui sous les habits
d'un ménestrel. Il lui fait entendre des chants guerriers ,
et l'amour de la gloire s'éveille dans le coeur du jeune
prince. La musique a fait souvent de semblables prodiges,
et on se préterait aisément à l'illusion, si ce n'était
pas Huet qui chantat .
Un Barde est chargé d'endormir , tous les soirs , le
prisonnier . Wallace prend les habits de celui qui remplit
ordinairement cette fonction , et se découvre au
roi. Il lui conseille de sortir du château à sa place , et
d'aller se mettre à la tête des montagnards qu'il a réunis
dans les environs . Wallace, qui avait eu ordre de quitter
la forteresse, y demeure , et les dangers qu'il court rem
32 MERCURE DE FRANCE .
plissent le troisième acte jusqu'au moment où il est
délivré par le prince qui , après avoir battu les Saxons ,
rentre en vainqueur dans les lieux où il était naguère
prisonnier.
Si, comme on voit, ce poëme n'offre rien de neuf, la
musique en est , en revanche , pleine d'une originalité
bien rare dans les ouvrages de nos modernes compositeurs.
On s'aperçoit que l'auteur s'est bien pénétré de
son sujet. Tous ses morceaux sont empreints d'une
couleur locale vivement exprimée. Il nous serait difficile
d'indiquer les morceaux les plus remarquables de
cette partition qui est travaillée jusque dans les plus
petits détails avec un soin égal , sans cependant que
l'harmonie étouffe jamais le chant. Peut-être la monotonie
s'y fait-elle quelquefois sentir ; il semble que ce
soit un écueil inévitable du genre ossianique. Un autre
compositeur célèbre y avait déjà échoué dans un sujet
semblable ; c'est le seul reproche que l'on puisse adresser
aux auteurs d'Uthal etde Wallace .
Cette nouvelle partition fait le plus grand honneur à
M. Catel , et justifie le choix de la troisième classe de
l'Institut qui vient de l'admettre dans son sein.
Il semble que l'on ait monté Wallace pour reposer les
Rosières de leurs fatigues . Il n'est joué que par des
hommes ; car le petit rôle de mademoiselle Palar est
purement accessoire , et il ne faut pas compter mademoiselle
Lecler qui fait un page. Nous ne conseillons
pas à MM. les sociétaires de Feydeau de renouveler
souvent ce divorce. Cependant , on doit des éloges à
Huet pour la manière dont il ajoué Wallace . Ponchard
estun bien petit prince , mais il a une jolie voix. Quant
3
AVRIL 1817 . 33
à Darancourt , il n'y a pas de plus beau tyran au boulevard.
Il est presque aussi grand que Lafargue , et ita
lavoixpresque aussi grosse que Marty.
POLITIQUE .
LETTRE DE M. SAINT-AUBIN ,
Relativement à la dette publique de l'Angleterre. (1 ).
Vous avez , Monsieur , imprimé dans l'un des articles
publiés sur le budget , que le sol de l'Angleterre ne suf
ROYAT
(1)Mon empressement à publier les éclaircissemens que M. Saint-
Aubin croit nécessaires , me force à renvoyer au numéro prochain la
continuationet la fin de l'article sur les chambres. J'ai laisse cette lettre
tellequ'elle m'a été adressée , sans toutefois partager l'opinion de l'auteur
teur,, sur quelques points , nommément sur l'Irlande. Il me semble
de plus qu'en faisant entrer dans son évaluation de la richesse de
P'Angleterre les canaux , les usines , les capitaux consacrés à l'agriculture,
les capitaux industriels , les revenus du commerce , tan
intérieur qu'extérieur , tout le mobilier , la vaisselle , les bijoux , les
denrées coloniales , les monnaies et lingots d'or et d'argent , les toiles ,
draps, et autres marchandises de toute espèce fabriquées et emmagasinées,
les vingt-cinq mille navices marchands , etc., etc., il répond à
une toute autre assertion que la mienue , ce qui n'empêche pas que sa
lettre necontienne des details précieux que les lecteurs de ce journal
seront sûrement bien aises de trouver réanis. Quant à son principe fondamental
, qu'une dette publique , une fois contractée et due en presque
totalité aux créanciers d'un pays , n'est jamais un fardeau pour la
1
3
34 MERCURE DE FRANCE .
fisait pas pour payer sa dette . Cette assertion ne me paraît
pas exacte , et comme vous m'avez invité à concourir
à ces articles , je demande à la rectifier .
,
Que le montant de la dette publique de l'Angleterre
soit inférieur de beaucoup à sa richesse territoriale ; que
cette même dette, étant comparée avec l'ensemble de ses
richesses foncières et mobiliaires , territoriales et industrielles
, n'en forme qu'une petite une très-petite
partie même , cela peut se démontrer à posteriori ou
par les faits , et à priori ou par les raisonnemens tirés de
la nature même de cette dette , de sa formation et de
l'organisation du système des emprunts d'où elle résulte.
Et chacune de ces démonstrations peut être fournie à
son tour , en comparant successivement 1. le capital ;
et 2º. les intérêts de la dette , avec les capitaux et les revenus
des propriétaires ou des contribuables , chargés
d'en payer annuellement les intérêts , et de rembourser
finalement le capital.
En établissant ces comparaisons , je suis malheureusement
forcé de me horner à la Grande-Bretagne ,
nation en masse , ce n'est pas ici le lieu de l'examiner . J'observerai seulement
que mon objection contre l'abus du crédit porte bien moins, sur les
charges qui en résultent pour le peuple , que sur l'usage que peuvent
faire les gouvernemens des moyens que ce crédit leur procure. Ce sont
ces moyens que je crois dangereux de leur fournir. Il y aurait , dans un
pays , un trésor à part auquel on pourrait toucher sans faire peser la
moindre charge sur la nation, que je dirais encore : Ne confiez pas inutilement
ladisposition de ce trésor à l'autorité , car vous ne savez pas ce
qu'un superflu de richesses pourrait l'engager à faire , ni ce qui résultera
ensuite pour vous de la nécessité où le gouvernement se trouvera de soutenir
ce qu'il aura commencé. B.C.
AVRIL 1817 . 35
parce que cette partie de l'empire britannique ayant
été , depuis près d'un siècle , l'objet presque exclusif des
enquêtes du parlement , et des travaux des écrivains sur
cette matière , c'est à elle que se rapportent toutes les
données et les élémens du calcul , aussi bien que du raisonnement,
qu'on trouve dans les documens officiels , et
dans les ouvrages de finances et d'économie politique ,
auxquels on peut renvoyer le lecteur , pour les vérifier
aubesoin. Si j'avais eu sous la main des matériaux aussi
abondans et aussi sûrs pour l'Irlande , les résultats auraient
été bien plus favorables à ma thèse , parce que sa
dette publique est beaucoup plus petite , proportionnellement
avec sa population et ses ressources , que n'est
celle de l'Angleterre. D'une part , les progrès que ce
pays a faits en population et en industrie de toute espèce
, depuis sa réunion à l'Angleterre , l'ont mis dans
un état progressif bien plus marqué; et , d'un autre côté ,
ses principales exportations étant habituellement dirigées
vers l'Angleterre et les Etats-Unis , son commerce et
son industrie n'ont pas pris la direction forcée vers
l'extérieur , que la politique du gouvernement et la
dernière guerre avaient fait prendre à l'industrie et au
commerce de la Grande-Bretagne. En conséquence ,
l'Irlande souffre bien moins que la Grande-Bretagne ,
du passage subit de l'état de guerre à celui de la paix ;
il y a, proportion gardée, beaucoup moins d'industrie et
de capitaux sans emploi , et de là , vient aussi , n'en
doutons pas , l'état de tranquillité dont elle jouit , et
qui a dispensé le parlement de lui appliquer la suspension
de l'habeas corpus et autres lois de circonstance
qu'on a été forcé de passer pour l'Angleterre.
3.
36
MERCURE DE FRANCE .
1º. Comparaison du capital de ladette avecle capitaux
des contribuables
.
au
Le capital de la dette publique non rachetée (1 ) de la
1 février 1816 ,
Grande-Bretagne s'élevait ,
699,315,626 , ou , pour prendre des nombres ronds , à 700 millions de livres sterling ( 17122 milliards de
francs ). Depuis cette époque , loin d'avoir été augmenté
par de nouveaux emprunts , il a été diminué de toute la quantité rachetée par le fonds d'amortissement
,
lequel s'élevant à près de 14 millions de livres sterlings , valeur écus , doit avoir racheté , au cours moyen de 65 , au moins 22 millions ; et comme tout annonce qu'il n'y
aura pas non plus d'emprunt cette année , le capital
susdit de 700 millions doit être regardé comme infé- rieur au maximum actuel de toute la dette , mème en
(1) Je dis de la dette non rachetée; car c'est elle seule qu'on peut regarder comme une charge, si toutefois le nom est applicable à une dette publique quelconque due aux créanciers nationaux. Je ne fais pas l'injure aux lecteurs de supposer qu'ils donnent dans l'erreur grossière de regarder comme telle la dette rachetée par lacaisse d'amortissement , à qui la trésorerie continue de payer les intérêts. Les journaux de l'oppo- sition , qui ont un grand intérêt à décrier la dette publique, et à'en aug- menter les charges , portent, à la vérité, celles-ci à 41 millions , en ajoutant les 14 millions payés annuellement aux commissaires du fonds d'amortissment aux 27 millions payés aux créanciersde l'Etat, et ils ont grand soin de répéter , toutes les semaines, cette assertion qui est exac- tement lamême que si un particulier disait qu'il doit 41 mille fr. d'in- térêts; savoir , 27 mille fr. qu'il paie à ses créanciers , et 14 mille francs qu'il met de côté sur son revenu pour rembourser graduellement le capital, maiscette grainede niaisne preudqueparmi lapopulacepour laquelleles
rédacteurs la sèment.
'AVRIL 1817 . 37
y ajoutant ladette flottante que le chancelier de l'échiquier
a tout récemment assuré être moindre qu'elle
n'était l'année dernière .
D'un autre côté , lors du premier établissement de
l'income tax ou de l'impôt du dixième du revenu , en
1798 ( il y a dix-huit ans ) , le minimum du capital de
la richessefoncière ou territoriale de l'Angleterre a été
évalué à 1220 millions sterling , savoir :
Pour les terres en culture en Angleterre..
. .
Pour celles en Ecosse ,. •
Les dimes , déduction faite du prix
du service du clergé , relatifà la dime
qu'ila , ...
Les maisons ,
Les mines , canaux , bois , etc...
600 millions st.
120
75
200
100
Les capitaux d'agriculture, évalués
à cinq années de revenu net d'une
ferme . 125
Total,. 1220 (1) .
Je dis que c'était là le minimum , parce qu'il résulte
des évaluations de M. Beecles , qui a débattu contradictoirement
toutes les données de M. Pitt sur le revenu
des propriétaires , en soutenant que jamais la taxe proposée
ne rapporterait les 10 millions sterling à quoi
Pitt l'évaluait. Douze années de perception ont prouvé
an contraire qu'elle rapportait considérablement au-delà ,
et que le ministre lui-même s'était prodigieusement
(1 )Voyez le Tableau de la Grande-Bretagne , par Baert , vol. 111,
ansupplément.
38 MERCURE DE FRANCE.
trompé en moins dans les diverses évaluations qu'il avait
faites des revenus des contribuables . Le résultat des recherches
faites à ce sujet , il y a deux ans , a fourni la
preuve matérielle que le seul revenu net des propriétaires
fonciers de laGrande-Bretagne s'élevait à 50 millions
sterling , et cela ne doit pas surprendre lorsqu'on
considère d'une part les millions d'acres qui ont été enclos
et défrichés depuis cette époque , et , d'un autre
côté , l'accroissement progressif de la richesse nationale
et des capitaux industriels , qui nécessairement doit
avoir augmenté proportionnellement la masse et la va-
Leur des produits et des capitaux de l'agriculture . On
sera donc loin d'exagérer , en évaluant le capital de la
richesse territoriale ou foncière de l'Angleterre , au
double de la somme ci-dessus ou à 2,440 millions sterling
qui , étant comparés aux 700 millions de la dette ,
donnent le rapport de 7 à 24 122 , en sorte que le capital
de toute la dette ne s'éleverait qu'aux deux septièmes
environda capital de la richesse foncière .
Mais le capital de la dette est nominal , et celui de la
richesse territoriale est réel , ou exprimé en valeur
écus , en d'autres mots , au taux moyen de 70 pour les
trois pour cent consolidés , 100 livres sterling de dette
publique ne valent que 70 en valeur réelle ou foncière .
Pour rétablir la balance et avoir le rapport exact , il faut
déduire des 700 millions trois septièmes , et il ne restera
plus pour valeur réelle de la dette que 400 millions
sterling , d'où il résulte que le capital réel de toute la
dette publique n'est que le sixième environ du capital
réel des propriétaires fonciers . Ce n'est pas là tout .
Le capital réel des propriétaires fonciers n'est évalué
que sur le revenu net de leurs propriétés . Or, le capital
AVRIL 1817 . 39
dela dette publique , a pour gage non-seulement le revenu
net , mais tout le produit brut des terres , et , en
derniere analyse , c'est avec le revenu brut ou avec les
productions du sol , soit en nature , soit travaillées , que
se paie l'intérêt et que se rembourse le capital de toute
dette , soit publique soit particulière. Or le produit
brut est assez généralement évalué au triple du produit
net; que devient, d'après cette considération, le capital
de la dette publique , comparativement à celui de la richesse
territoriale de l'Angleterre ? Il n'en formera
plus que la dix-huitième partie.
Voilà le résultat que donne lacomparaisondu capital de
richesse territoriale avec celui de la dette. Mais la dette
publique n'a pas pour gage cette seule richesse , elle a
de plus pour gage tous les capitaux et revenus du commerce
intérieur et extérieur , et ceux de la navigation ,
tout le mobilier , la vaisselle et les bijoux, les monnaies
et lingots d'or et d'argent , les denrées coloniales , les
toiles , les draps , et autres marchandises fabriquées et
emmagasinées de toute espèce, en un mot toutes les richesses
mobiliaires existantes et accumulées depuis des
siècles , sous une forme ou une autre. On doit même y
ajouter la majeure partie des richesses qui composen
le capital fixe , telles que les usines innombrables , vingtcinq
mille navires marchands avec leurs accessoires , etc.
Certes personne ne soutiendra que toutes ces valeurs ne
puissent servir, soit au paiement annuel des intérêts
soit au remboursement du capital de la dette publique
(1). Faisant donc entrer dans la comparaison tous
,
(1) J'invite les lecteurs qui veulent s'en former une idée,à consulter
l'ouvrage de Colqhoum qui , à la vérité , contient beaucoup d'exagé
40 MERCURE DE FRANCE .
ces élémens de la richesse nationale , comme ils doivent
y entrer , on se convaincra bientôt que la dette publique
se résout, comparativement, en une quantité infiniment
petite.
Voilà pour la comparaison des capitaux ; passons
maintenant à celle des revenus .
Le revenu présumé des propriétaires fonciers , toujours
d'après les données de M. Beecles , inférieures à celles
de M. Pitt , et tel qu'on l'évaluait il y a dix-huit ans ,
s'élevait à 66 millions 500,000 liv . sterl . savoir :
Productions territoriales pour les propriétaires
.. 20,000,000 liv. st .
Idem pour les fermiers •
.. 15,000,000
Dimes . • 2,500,000
Mines , canaux , bois • .. 4,500,000
Maisons . 10,000,000
Pour l'Écosse (les données ci-dessus
étant pour l'Angleterre seule . ) 8,500,000
Possessions au-delà des mers , produisant
un revenu foncier aux habitans
de la Grande-Bretagne
Total •
•
...
.. 4,000,000
64,500,000 liv . st.
Les renseignemens fournis par les percepteurs de la
taxe sur les revenus , joints à l'accroissement que les revenus
de toute espèce ont acquis depuis 1798 , et que
prouvent surtout la rentrée seule des taxes , jointe au
montant des emprunts faits depuis cette époque , donrations
et de doubles emplois , mais qui présente , en somme , une foule
dedonnées sûres ,comme étant officielles et constatées par une longue
expérience.
:
:
AVRIL 1817 . 41
nent la preuve quele revenu ci-dessus doit être plus que
doublé. Mais en ne l'augmentant que de moitié et en le
portant à 96 millions sterl. , on trouve que les 27 millious
payés annuellement pour intérèts aux créanciers de
l'État ne forment que le quart du revenu foncier net ,
et par conséquent moins du dixième du produit territorial
brut.
Ajoutant maintenant à ce produit ou revenu annuel de
l'industrie agricole , celui des autres branches de l'industrie,
évaluées par Beecles à 138 millions sterl. ,
savoir :
Pour les profits du commerce extérieur
Id. du commerce intérieur .
Id. de la navigation .
Id. dutravail,.
Total
8,000,000 l. s.
18,000,000
.
. . 2,000,000
110,000,000
138,00,000 1. s .
On aura un revenu annuel de plus de 200 millions st.
valeur de 1798 , et de plus de 300 millions valeur actuelle
, dontles 27 millions d'intérêts payés annuellement
aux créanciers , ne font que la huitième partie dans la
première supposition , et la douzième partie environ
dans la seconde . En examinant de plus près toutes les
données , les documens officiels à la main , il est aisé de
se convaincre que les résultats proportionnels du huitième
et du douzième sont beaucoup trop forts .
Des résultats semblables et plus favorables encore
s'obtiendraient en comparant la dépense annuelle des
individus ou chefs de famille , avec ce qui leur en coûte
à chacun pour le paiement des intérêts de la dette.
Mais à quoi bon toutes ces recherches minutieuses pour
42 MERCURE DE FRANCE .
trouver la preuve d'une vérité évidente en soi ? N'est-ce
pas imiter la conduite d'un homme qui , pour se convaincre
que les trois angles d'un triangle sont égaux à
deux angles droits , s'aviserait de mesurer , le compas à
lamain , les trois angles d'une douzaine de figures triangulaires
, lorsqu'il peut acquérir la conviction de cette
vérité mathématique par la nature même du triangle et
des angles en général ? Ne peut-on pas également déduire
la vérité fondamentale dont il s'agit ici , en examinant
la formation de la dette publique , et l'organisation
de la caisse d'amortissement ?
En effet , toute la dette publique de l'Angleterre
étant formée de prêts volontaires faits successivement
au gouvernement par des particuliers , et personne ne
prêtant en rente perpétuelle que l'excédant de son revenu
, ou partie de son capital accumulé , il est physiquement
impossible que le gouvernement puisse ni
emprunter au-delà de cette accumulation annuelle , ni
augmenter la masse empruntée dans une proportion
telle que la totalité des intérêts approchât seulement de
lamoitié ou du quart même du revenu des contribuables .
Dès qu'il en viendrait là , il ne trouverait plus de préteurs
, parce qu'il n'y aurait plus de capitaux disponibles
pour ce genre de placement .
Ce serait encore moralement impossible , parce que
les prèteurs , tous nationaux, connaissent trop l'emprunteur
et ses facultés pour être un moment dupes de leur
confiance , si elle était mal placée sous le rapport de la
solvabilité ou des moyens . Ce n'est que la moralité du
gouvernement ou sa bonne volonté pour payer , qui
peut parfois être douteuse ou les induire en erreur ; la
solvabilité existe toujours , tant qu'il n'y a ni emprunt
AVRIL 1817 . 45
forcé à remplir , ni contributions étrangères à payer. Le
cours des effets publics suffirait au besoin pour avertir
les prêteurs qu'il est temps de cesser de prêter ; et le
gouvernement , qu'il ne peut plus continuer d'emprunter.
Cent années d'expérience que le gouvernement anglais
nous a fournis à ce sujet , mettent cette vérité hors
dedoute.
Enfin, en supposant que le quatre-vingt-dixième
pût excéder un moment les moyens des contribuables ,
pour acquitter exactement les intérêts , la caisse d'amortissement
rétablirait bientôt l'équilibre , en rachetant le
surplus des effets à un taux proportionnellement plus
bas.
C'est de tous ces faits et raisonnemens que résulte la
thèse que j'ai constamment soutenue depuis vingt
ans , que l'Angleterre ne pouvait possiblement faire une
banqueroute , même partielle , qu'autant que le gouvernement
serait assez insensé pour le vouloir. C'est encore
de là que dérive l'axiôme que je regarde comme fondamental
, sur cette matière , savoir qu'une dette publique
une fois contractée et due en presque totalité
aux créanciers du pays , n'est pas plus une charge ou
un fardeau en masse , que ne le sont les dettes particulières
que les individus de cette même nation se doivent
les uns aux autres ; en sorte que si la valeur vénale de
cette dette n'affectait pas les fortunes individuelles de
tous les créanciers , et si elle n'avait pas une influence
énorme sur celle de tous les autres capitaux , si elle
n'était pas indispensable pour le maintien du crédit public
, le gouvernement n'aurait pas plus d'intérêt à en
amortir le capital à l'aide d'un fonds d'amortissement ,
qu'il n'en aurait à amortir les milliards des dettes par
44 MERCURE DE FRANCE.
ticulières que les citoyens se doivent réciproquement
en vertu de contrats notariés. Sans doute , lorsque les
impôts établis pour payer les intérêts ne sont pas assis
sur les consommations de manière à ce que la taxe se
consolide avec le prix de la denrée (comme c'est le cas
en Angleterre ) , le ministre des finances pourra éprouver
plus ou moins de difficultés dans la perception , et
peut-être même dans l'assiette ; mais ce sera la faute du
choix des impôts , et non celle du prétendu fardeau de
la dette. Un de nos anciens directeurs , essentiellement
ennemi des embarras que lui donnait le paiement des
créanciers de l'Etat , et toujours disposé à leur en rogner
un tiers ou deux , objectait à ceux qui l'exhortaient à
prendre des mesures plus convenables à la foi publique
et aux intérêts bien entendus du gouvernement même :
cela vous est aisé à dire , à vous qui n'administrez rien ;
il n'y a d'embarrassés que ceux qui tiennent la queue de
la poêle ..... Il ne songeait pas du tout aux embarras des
poissons qu'on fait frire .
SAINT-AUBIN .
:
ANNONCES ET NOTICES .
Le Cabinet du Roi , ou les plus beaux tableaux qui
ornent le Cabinet du Roi , accompagnés d'une notice
sur chaque maitre , format in-8°. Ecole française , 1 " ,
2 et 3º livraison. Prix : 4fr . , chaq. liv. Chez David ,
graveur du Roi , rue de Corneille , n. 3.
On a souvent comparé la gravure d'un tableau à une traduction . Si
cette figure est juste, on peut dire queM. David est undes plus mauva is
traducteurs qui aient encore manié le burin.
AVRIL 1817 . 45
De l'Education , ou Émile corrigé. Dédié au Roi ,
par M. Biret , juge-de-paix à La Rochelle , ancien jurisconsulte,
auteur de divers ouvrages. Deux vol. in-12.
Prix : 5 fr . Chez Arthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, n . 23 .
Cet ouvrage contient de bons principes et de sages maximes ; cependant
nous doutons qu'il fasse oublier le livre dont il est extrait. Lorsque
lesGenevois brisentla statue de leur immortel compatriote , lorsqu'à la
placede cenom sifameux dans l'univers ils donnent à la rue qui le portait
celui de Chevelu , il ne manquait plus à J.-J. Rousseau que d'ètre
corrigé parM. Biret.
1
Le Guide des maires , adjoints de maires , secrétaires
de communes , conseils municipaux , commissaires de
police, officiers de gendarmerie, gendarmes , gardes
champêtres , gardesforestiers ; par M Léopold , avocat :
troisième édition , revue et augmentée. Prix : 5 fr . , et
9 fr. par la poste . A la librairie d'éducation et de jurisprudence
d'Alexis Eymery , rue Mazarine , n. 30.
Les éditions successives que cet ouvrage a obtenues , en font suffisammentl'éloge.
C'est le recueil le plus complet qui ait paru juqusqu'à ce
jour sur la police adminstrative etjudiciaire. Les lois, les décrets , les
réglemens,lleessoorrddonnances, les instructions ministérielles , les arrêts
courde cassation relatifs aux devoirs et aux attributions des différens fonctionnaires
à qui il est destiné, y sont classés avec autant de clartéque de
méthode.
dela
Quinzejours à Londres à la fin de 1815 , par M*** ,
Seconde édition , revue et corrigée. Un vol. in - 8°.
Prix : 3 fr . A Paris , chez Eymery , libraire , rue Mazarine
, n. 30 ; et chez Delaunay , lib . , Palais- Royal ,
galerie de bois .
Cepetit ouvrage , plein d'esprit et d'observations exactes , mérite tout
le succès qu'il aobtenu. Nous engageons ceux qui ne le connaissent pas
encore, à seprocurer cette seconde édition ; ils peuvent compter sur une
agréable lecture.
LeMonde et la Retraite , ou Correspondance de deux
jeunes Amies ; par M. A. D. auteur des Douceurs de la
Vie; Deux vol. in-12 . Prix : 4fr. A Paris , chez Pélicier ,
Palais-Rayal , galerie des offices ; chez Pigoureau , lib .
place Saint-Germain-l'Auxerrois , n. 20; et chez l'éditeur
, rue de Verneuil , n. 17 .
Cet ouvrage est celui d'un homme d'esprit , mais il n'est point sans
défauts. Nous reviendrons incessamment sur les éloges et rur la critique.
Les Fausses apparences , ou le Père inconnu ; traduit
de l'anglais par madame F'isabeth de Bon , traducteur
46 MERCURE DE FRANCE,
de la Dame du Lac , des Frères anglais , du Reclus de
Norwège , du Devoir , etc. , etc , et auteur des Douze
Siècles . Deux vol. in-12. Prix : 5 fr. Chez P. Mongie
l'ainé , libraire , boulevard Poissonnière , n. 18.
Nous reviendrons incessamment sur cette production d'une femme
avantageusement connue comme auteur , et accoutumée à choisit avec
goût dans l'immense collection des romans anglais.
Epure à Molière ; par M. P. F. M. Ursin. A Paris ,
chez J. G. Dentu , imprimeur-libraire , rue des Petits-
Augustins , n . 5 , ancien bôtel de Persan .
C'estdejà unpréjugé favorable à un auteur que de le voir consacrer sa
plume à l'éloge de Molière, quoique Molière n'ait plus besoin d'éloges.
L'Epitre de M. Ursin annonce en même temps de saines doctrines littéraires
, d'heureuses dispositions pour la poésie , et nous regrettons que
ledéfaut d'espace ne nous permette pas de faire une citation assez étendue
pourdonner une idée de son talent Son style , en général franc et vigourenx
, n'a pas oujours la clarté nécessaire , et ses transitions ne sont pas
ménagées avec assez d'art. Un goût sévère aurait bien aussi à critiquer
quelques expressions hasardées , quelques épithètes oiseuses , et mises
trop évidemment pour la rime ; mais ce sont des taches légères que
P'auteur peut enlever facilement; sa manière appartient à une bonne école ,
et son Epitre fait desirer qu'il cultive un talent déjà fort estimable.
PROSPECTUS .
Histoire abrégée des Traités de paix entre les puissances
de l'Europe , depuis la paix de Westphalie jusqu'au
Traité de Paris du 20 novembre 1815; par feu
M. Koch , professeur de droit public à l'université de
Strasbourg ; ouvrage entièrement refondu , augmenté
et continué par M. Schell. Huit vol. in-8°º , d'environ
500 pag . Prix : 48 fr . pour les souscripteurs .
La première édition de l'ouvrage de M. Koch parut ily a vingt ans.
Lenomde son auteur , célèbre par l'éclat avec lequel il remplissait la
chaire du droit public à Strasbourg , lui attira un succès qu'il méritait en
effet. On y remarqua une méthode claire , une exposition lumineuse et
impartiale des faits , une discussion approfondie des négociations , un
sommaire exact des traités ; et cependant ce livre , qui fut si bien accueilli ,
n'était qu'une copie des cahiers que le savant professeur suivait pour son
cours . Il y a par conséquent des lacunes , et en général une certaine sécheresse
dans la narration ; enfin le livre s'arrête à 1785.
M. Schoæll , élève et ami de M. Koch , a entrepris de donner une nou
velle éditionde l'excellent livre de son ancien maître.En adoptant la division
qu'il avait suivie , il a donné plus d'extension à son plan; il s'est
livré àde longues recherches pour remplir les lacunes , et a tiré parti des
nombreux matériaux qui , publiés depuis vingt ans , ont répandu de la
clarté sur beaucoup de faits restés obscurs ; enfin, il a conduit l'ouvrage
jusqu'aux pacifications générales de 1814 et de 1815.
Le lecteur nedoit cependant pas s'attendre à trouver dans ce livre l'his
AVRIL 1817 . 47
toire secrètedes négociations qui ont eu lieu depuis vingt ans.M. Schoell
n'apas eu l'intention de publier un pareil ouvrage pour lequel les données
nécessaires lui manquent. Réunir tout cequi a été publié , comparerles
récits des diverses parties , éclaircir ce qui peut paraître obscur , et
pourcela faire usage d'une foule de documens publiés dans les différens
Etatsde l'Europe, et qui échappent au lecteur qui ne les lit qu'isolés dans
lesjournaux, montrer l'enchaînementdes évènemens , signaler les fautes
qui ont été commises , et indiquer les conséquences qu'elles ont entraînées,
rechercher la véritéde bonne foi , et la dire toujours avec candeur,
tels ont été lesobjets que l'auteur a ens en vue.
L'ouvrageparaîtra par livraisonsdedeux volumes. La première livrai
sonseramise envente le 1er avril prochain , et les autres se suivront
régulièrement de trois mois en trois mois.On ne paie rien d'avance ; il
suffitde se faire inscrire chez Gide fils , libraire , rue Saint-Marc-Feydeau
, n. 20 , à Paris, et de retirer les volumes à mesure qu'ils paraîtront,
à raisonde 6 fr. , en ajoutant 1 fr. 50 cent. pour chacun d'eux , si l'on
veptles recevoir franc de port.
Les personnes qui n'auront pas souscrit avant le 1er juin prochain ,
paieront, pour chaque volume , 7 francs.
OEuvres complètes de Massillon , évêque de Clermont,
l'un des quarante de l'Académie française , proposées
par souscription. Cette nouvelle édition , augmentée
d'un discours inédit de l'auteur sur le danger des mauvaises
lectures , et de quelques fragmens sur différens
sujets , formera deux gros volumes in-8° de mille à
douze cents pages chacun. Le prix de chaque volume
sera de 10 fr. , papier fin ; et de 20 fr . , papier vélin.
Onne sera tenu de payer le deuxième volume qu'à la
livraisondu premier. La souscription sera fermée le
1". mai 1817 ; passé cette époque , le prix sera de 30 fr . ,
papier fin , et le double en papier vélin. On souscrit à
Paris , chez Beaucé , rue Guénégaud, n. 18 ; chez Audin ,
quai des Augustins , n. 25 ; et chez les principaux libraires
de provinces .
Cen'estpas seulement sous le rapportde la science delachaire , que
les OEuvres deMassillon sont précieuses ; elles le sont encore sous le
double rapport des lettres et de la morale. L'evèque de Clermont s'est
mis,
LouisXIV.
, par son éloquence , au rang des plus grands homines du siècle de
Outre leméritede l'exactitude typographique , de la beauté des caractères
provenantde lafonderie deM. Didot , cette édition , exécutée sur
untrès-beau papier , sera ornée du portrait de l'auteur, etd'unfac simile
desonécriture
Les deux volumes seront imprimés de manière à pouvoir se relier
enquatre , àvolonté.
OEuvres complètes de Voltaire , en 12 v 1. in-8° ,
proposées par souscription ( 2 vol. )-Le prix de chaque
48 MERCURE DE FRANCE.
volume est , pour les souscripteurs , de 12 fr. en pap.
ordin. , et de 24 fr. en pap. vél. sat.; il faut ajouter
3 fr . 70 c . par volume pour le recevoir franc de port .
Passé le ter mai , toute souscription sera fermée , et le
prix de chaque vol. sera de 15 fr. en pap. ordin. , et
50 fr. en pap. vel. sat. A Paris , chez Desoër , rue
Christine , n . 2 .
Cette grande entreprise continue avec le succès qu'elle méritait d'obtenir.
Le deuxième volume que nous annoncons l'assurera encore , en
fixant l'opinion du public sur les nouveaux procédés auxquels l'éditeur a
eu recours . Ce second volume renferme le reste du théâtre. Tout fait
espérer que cette édition sera la plus complète qui ait encore paru . Beaucoupde
personnes qui , par des considérations particulières , détruites
aujourd'hui , avaient cru devoir garder dans leurs porte-feuilles des suites
de lettres , se sont empressées de les offrir à l'éditeur , et la correspondance
de Voltaire, déjà si considérable , mais que l'on n'a jamais trouvée
trop volumineuse , augmentera encore pour le plaisir et l'instruction du
lecteur.
RÉCLAMATION .
MM. Treattel et Wurtz , chargés de la publication
de la Correspondance choisie et des Mémoires du docteur
Francklin , croient devoir réclamer , au nom de
M. W. Temple Francklin , propriétaire et éditeur des
oeuvres posthumes de son grand père , contre plusieurs
assertions assez étranges pour le fond comme pour la
forme , contenues dans la préface du deuxième volume
de la correspondance inédite et secrète du docteur
Francklin , publiée par M. Janet. Ils prient le public
impartial de vouloir bien suspendre son jugement à
cet égard , jusqu'à la publication très-prochaine de la
Correspondance choisie , dont l'éditeur répondra d'une
manière satisfaisante aux allégations du sieur Janet .
-On pent se faire inscrire pour la Correspondance choisie de
Francklin , ainsi que pour les Mémoires de sa vie , à la librairie de
MM. Treuttel et Wurtz , à Paris , rue de Bourbon , n. 17 à Strasqourg
, même maison de commerce ; etchez les principauxx libraires de
France et des pays étrangers .
TABLE .
Poésie. 3 Annales dramatiques .
30
Enigme, Charade et Logogr. 6 Politique. 33
Nouvelles littéraires .
L'Ermite en province.
8 Notices et annonces . 44
21
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE .
MERCURE
A
DE FRANCE.
SAMEDI 12 AVRIL 1817.
nmmmmmmmmmmmmmmmminειου
AVIS IMPORTANT.
Les personnes dont l'abonnement est expire , sont
invitées à le renouveler.
LeMERCURE DE FRANCE paraît le samedi de chaque semaine. Le
prixdel'abonnement estde 14 fr. pour trois mois , 27 fr . pour six mois,
et 50 fr. pour l'année.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
ODE
Sur les vicissitudes des Empires.
Quel foudre a renversé ce colosse de gloire (1 ) ?
Quesont-ils devenus ces enfans de l'orgueil ?
Regarde , ils ne sont plus! ... des fils de la victoire
L'étendard a flotté sur leur vaste cercueil.
(1)Nous avons supprimé quelques strophes préliminaires de cetteode,
qui a été inspirée àl'auteur pat la chute d'un des grands empires que
l'Europe a vu s'ébranler dans les dix dernières années de guerre qui Pont
désolée. Ces strophesétaientde circonstance ; celles que nous avons conservées
nous ont parurenfermer des beantés de tous les temps.
TOME 2
JAISE
4
50 MERCURE DE FRANCE .
De cris de mort retentissait leur route ;
Tels qu'un torrent fougueux, ils marchaient à grand bruita
L'heure a sonné , le colosse est détruit .
Ils vont conter leur sanglante déroute
Aux pâles habitans de l'infernale nuit .
, Le soleil qui , du haut de sa marche éthérée
Contemplait leur empire incessamment accru ,
De mon cours , disait-il , il aura la durée .
Mais , un jour qu'il revint , ils avaient disparu .
Ainsi veillant du séjour de la foudre ,
Sur ce vaste univers que son souffle acheva ,
Le Dieu des Dieux , l'éternel Jéhova ,
Brise à son gré , fait rentrer dans la poudre
Les peuples passagers que lui-même éleva .
Vers l'un d'eux , quelquefois , inclinant sa balance ,
Il dit ; et tout-à-coup sort un peuple géant ;
Et tantôt , sa colère , allumée en silence ,
Vient les précipiter de la gloire au néant.
« Venez me voir , accourez à mes fètes ,
S'écriait Babylone aux jours de sa splendeur ;
>> Foulons aux pieds les lois de la pudeur ;
>> N'écoutez point ces insensés prophètes
>> Dont les cris importuns menaçaient ma grandeur .
>> Eh ! que me fait le Dieu qu'enfanta leur démence ?
» S'il peut m'anéantir , que ne vient-il enfin ?.
>> Mais non ; de ma grandeur, de mon empire immense ,
>> Le temps , quoiqu'immortel , ne verra point la fin. >>
Au noir séjour qui donc t'a fait descendre ?
Pourquoi n'entends-je plus tes profanes concerts ?
Je t'ai cherchée au fond de tes déserts ....
Pas un débris , pas seulement la cendre
De ces palais pompeux qui fatiguaient les airs .
AVRIL 1817 .
51
Attiré vers l'Euphrate où jadis tu fus Reine ,
Je t'appelle , et tu dors au-dessous des sillons ,
Et tes murs sont mêlés à la mouvante arène
Que l'ardent Africus roule en noirs tourbillons.
Ton Dieu lui-même a partagé ta tombe ;
La terre a dévoré les temples de Bélus ;
Tes fiers vainqueurs , comme toijne sont plus.
Semblable au flot qui grandit et retombe ,
Chaque Etat , tour-à-tour , a son flux et reflux.
Là régnait ta rivale (1) ; ici l'herbe remplace
Les remparts que Palmire élevait jusqu'aux cieux ;
Plus loin mourut Balbec ; là j'ai foulé la place
Où Memphis autrefois attirait tous les yeux.
<<Fendez les mers , affrontez la fortune ,
>>Partez , disait Sidon à ses mille vaisseaux ;
>>>Que tous les Rois deviennent mes vassaux ;
>>Qu'à votre aspect le superbe Neptune
>>Abdique le pouvoir qu'il avait sur les eaux ! »
Et cependant l'oubli la couvre de son aile !
Et cependant ses ports sont muets d'abandon !
Et cependant la mort , livide sentinelle ,
Est debout pour jamais sur les murs de Sidon !
Voilà , voilà , magnifiques atômes ,
Conquérans trop fameux , foudroyans potentats ,
Comme le ciel se rit de vos Etats ,
Etfait passer , tels que de vains fantômes ,
Vos peuples , souvent grands par de grands attentats.
De pleurs , de flots de sang vous inondez la terre ;
Votre char roule au bruit des malédictions ....
Jusques à quand , cruels , le droit du cimeterre
Sera-t-il en vos mains le droit des nations ?
(1)Echatane.
47
52 MERCURE DE FRANCE .
Fuyez , pasteurs , désertez vos campagnes ,
Laissez-là vós troupeaux , votre toit fortune :
Bellone accourt ; la trompette a sonné.
Fuyez.... bientôt vos enfans , vos compagnes
Vont subir la fureur du vainqueur effréné .
Que d'horreurs ! Et pourquoi dévaster ces rivages ?
Insensé conquérant , quel peut être ton but ?
Crois- tu que ton grand peuple , après tant de ravages ,
Au néant , à son tour , ne paiera point tribut ?
Sors du tombeau , sors , géant politique ,
Rome , viens l'effrayer du bruit de tes revers ,
Toi qui jadis , insultant l'univers ,
Voyais fléchir sous ton joug despotique
Tant de fronts couronnés , tant de peuples divers.
Jusqu'où n'ont point volé tes aigles intrépides ?
Quel moyen d'envahir n'as- tu pas inventé ,
Quand , la flamme à la main , tes légions rapides
Couraient annoncer Rome au monde épouvanté ?
Des bords du Tigre aux colonnes d'Alcide ,
Lançant tous les fléaux que l'enfer déchaîna ,
Tu ressemblais au turbulent Etna ,
Lorsqu'entr'ouvrant son sommet homicide ,
Il vomit la terreur dans les vallons d'Enna.
Levez-vous ! accourez insulter à son ombre ,
Peuples qu'elle a plongés dans la nuit du cercueil :
Des règnes effacés Rome a grossi le nombre ;
Elle a perdu sa gloire et courbé son orgueil ;
La ronce avide a percé ses murailles :
Ses thermes , ses palais , dans la poussière épars ,
Sont là semés , jetés de toutes parts ;
Tandis que l'if , amant des funérailles ,
S'est emparé du sol oùbrillaient ses remparts .
AVRIL 1817 .
53
Tel ce fleuve échappé des flancs du mont Adulle ,
Le Rhin , gros de tributs , terrible , impétueux ,
S'avance; imaginant dans sa fierté crédule ,
Qu'il va rouler sans fin ses flots tumultueux.
Hélas ! ses flots sont des flots périssables !
Vainement de son cours la terre a retenti ;
Déjà , moins fier , son cours s'est ralenti;
Décroît encore ; et dans des mers de sables
Comme un humble ruisseau , disparaît englouti .
Ainsi , tout passe , ainsi , ma patrie elle-même ,
Après avoir dompté cent peuples belliqueux ,
Précipitée un jour de sa grandeur suprême ,
S'en ira dans l'oubli se confondre avec eux.
Et quand le Temps , ce Dieu de la vitesse ,
Aura mis au tombeau notre règne expiré ,
Peut-être alors quelque barde inspiré ,
Touchant sa harpe aux lieux où fut Lutèce ,
N'entendra que le chant qu'il aura soupiré.
PELLET , d'Epinal.
ww
ÉNIGME.
Quelquefois j'adoneisles peines de la vie ;
L'homme queje soumets pour untemps les oublie.
Jeplais par ma gaité,jeplais par mes propos ,
Etl'onmedoit,je crois , le premier desbons mots.
Je suis des jeunes gens l'ordinaire apanage ,
Je réjouis,j'amuse et charme le vieil Age.
Enfin, ami lecteur , je ne tarirais pas
Si je voulais ici tracer tous mes appas .
(ParM. R. LABITTE)
mmmu
CHARADE.
Al'undes tons de la musique ,
Joignez un parfum précieux ,
Et vous aurez devant les yeux
Unquadrupède famélique
Aussi ruséque dangereux.
(ParM. DE Cя ......
www
54 MERCURE DE FRANCE .
LOGOGRIPHE .
J'accable un malheureux en conservant ma tête ,
Je suis département lorsque je perds la tête.
Mots de l'Enigme, de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est soulier; celui de la charade ,
Paris; et celui du logogriphe , hier , où l'on trouve le
mot latin heri .
1
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Fragmens politiques et littéraires, par P. L. Lacretelle
aîné , membre du ci-devant Institut de France , et
aujourd'hui l'un des quarante de l'Académie française.
Deux vol. Prix : 10 fr . A Paris , chez Foulon et compagnie
, libraires , éditeurs , au cabinet littéraire des
Francs -Bourgeois-Saint- Michel , n. 3 ; Eymery , lib. ,
rue Mazarine , n. 30; et Delaunay et Raimon , lib. ,
au Palais-Royal .
Nons offrons à nos lecteurs une seconde citation de
l'ouvrage que vient de publier M. Lacretelle aîné ,
notre collaborateur dans la rédaction de ce journal.
C'est la seule manière que nous nous soyons prescrite
de faire connaître nos propres ouvrages. Un homme de
leures , étranger à ce journal , qu'on reconnaîtra
AVRIL 1817. 55
peut-être , mais qui veut garder l'anonyme , nous a promis
un examen approfondi des diverses parties de
cet ouvrage , qui obtient déjà une grande attention et
un grand intérêt ; il y fera remarquer les divers
genres de talent que demandait la variété des matières
. Nous nous réservons néanmoins d'ètre les défenseurs
sincères et courageux d'un écrivain honorable .
dont les premiers travaux furent favorisés des suffrages
de la belle génération et des grands écrivainsde la fin du
dix-huitième siècle, et qui ne compte encore aujourd'hui
que des amis parmi ceux de cette époque , qui se sont
voués à la conservation des principes libéraux et des
saines doctrines , dans le cas où il essuirait de ces
attaques , qui veulent convertir en crime l'indépendance
de la pensée , et flétrir par d'injurieuses accusations
les nobles et pures intentions. Notre littérature
notre philosophie ne peuvent remonter à la dignité qui
doit leur appartenir , que par de généreux procédés
entre ceux qui les cultivent : réfutons-nous réciproquementdans
nos erreurs ; mais sachons nous respecter et
nous faire respecter dans nos motits . Si chacun de nous
avait à s'expliquer sur toutes les vues développées
dans ce livre , chacun de nous ferait preuve aussi de
l'indépendance de sa pensée. Tel principe serait contesté;
tel jugement pourrait être combattu en plusieurs
points. Nous observerons ici , relativement à cet ou--
vrage , un effet nouveau et heureux qu'il a obtenu
dans le public. Tout le monde croyait que le public ne
savait plus se prendre qu'aux objets politiques. Un des
volumes est rempli de morceaux de ce genre ; c'est
celui qui reste le plus à discuter. Le second , essentiellement
littéraire , est celui dont on s'est saisi d'abord ,
et dont on s'occupe le plus par les éloges et les censures
.
Nous y choisirons le commencement du livre sur les
Femmes , dans le recueil des Pensées et Réflexions détachées
, que l'auteur déclare avoir tirées de quelquesuns
de ses anciens ouvrages .
Ce livre sur les Femmes , a pour but de leur prouver
qu'elles auront plus à se louerdduu renouvellement des
loisetdes moeurs par les principes philosophiques , que de
la vieille galanterie de nos pères. Cette vue pourra bien
56 MERCURE DE FRANCE.
1
ne leur paraître qu'un paradoxe, mais il est assez piquant
pour intéresser leur curiosité.
Le développement de ce principe est précédé des
pensées isolées qui suivent :
SUR LES FEMMES .
1. Les devoirs de la dépendance ont été portés dans
la femme , comme plus propre à les adoucir par ces
aimables moyens qu'elle tire de sa faiblessemême.
11. On doit aux femmes cette justice , que jamais elles
ne rendent davantage à leurs époux , que dans les
choses où la loi cesse de leur imposer l'obéissance.
III. On en a vu venir, de toute leur fortune , au secours
d'un mari de qui elles avaient beaucoup à se
plaindre.
IV . D'autres s'attacher à leur malheur, et se réconcilier
avec eux , pour les suivre dans un exil.
v. On en a vu , pour ces nobles sacrifices , briser des
liens secrets , qui leur étaient plus chers que la vie ; obtenir
sur elles-mêmes une victoire , qu'on n'aurait pu
leur offrir; et ne plus chercher le bonheur que dans
ces consolations , si pures et si douces , d'un beau devoir
fidèlement rempli qu'elles savent aussi goûter de
toute la sensibilité de leur âme.
VI . C'est surtout dans les femmes d'un ordre distingué
, que cette vertu éclate le plus , parce qu'il faut le
secours de l'éducation et la passion de l'estime publique,
pour rendre le coeur si délicat et si généreux .
VII . Les femmes ne sont si malheureuses , au déclin de
leurs charmes , qu'en oubliant que la dignité d'une mère
est destinée à remplacer la beauté d'une épouse.
VIII . L'estime du public a plusieurs degrés ; et sa sévérité
s'adoucit , suivant les situations et les personnes.
AVRIL 1817 . 57
Cette indulgence est plutôt un progrès qu'un relâchement
dans les moeurs et la morale.
Ix. La loi ne nous relève pas des imprudences qu'une
violente inquiétude pour nos amis et nos maîtresses
nous aurait faitcommettre; ainsi qu'elle le fait des pères
aux enfans , du mari àla femme , et réciproquement.
Ellene vient au secours que des affections qui sont
dans l'ordre des devoirs .
x. C'est un honneur pour ces autres sacrifices : ils
restent dans les fastes de l'amitié et de l'amour , pour
l'enchantement des âmes sensibles et la gloire de l'humanité.
x1. Voici le cas qui réclame le plus toute espèce de
protection. Voyez cette jeune victime, que l'on trompe
par le mot de devoir; que l'on consterne par celui
d'exhérédation ; que l'on épouvante par celui de malédiction;
par la nature, elle est timide; par son éducation,
elle ignorejusqu'à ses droits ; par sa situation , ellé
est placée entre deux malheurs , celui de résister et celui
d'obéir. Si , de quelque part, il ne lui vient un secours,
unappui , un refuge, où est la justice des lois et
labontédes moeurs ?
XII. Les fruits de la violence sont le poison de l'hymen.
XIII. Onse rendses malheurs bien amers , en les agravantpar
ses fautes.
XIV. Le plus beau triomphe d'une mère est de réunir
par leurs vertus des enfans divisés par leurs passions ;
et de se soumettre leurs coeurs par le charme de sa tendresse.
xv. Lorsqu'une préférence involontaire vous entraîne
vers un de vos enfans , vous avez la plus puissante des
raisons d'être encore meilleure aux autres .
58 MERCURE DE FRANCE .
XVI . Je désire pour ami le fils qui n'a jamais résisté
aux larmes de sa mère.
XVII . J'honore la jeune personne pour qui la pensée
des larmes de sa mère est une garde sur son coeur .
XVIII . Combien nous devons veiller sur les vieux ans
de celle qui passait des nuits à côté de notre berceau !
XIX. Qui doit le plus vénérer , ménager , avec une
crainte religieuse , cette vertu maternelle , qui sait
triompher de la tendresse maternelle ? le ſils , qui en est
l'objet .
xx. Malheur aux enfans qui ne savent pas honorer
dans les auteurs de leurs jours une tendresse qui se
blesse elle-même par ses refus !
XXI . La nature , violée envers les enfans , ne leur dit
plus rien en faveur des pères et mères. C'est une double
perversion .
XXII . Ne regardez pas un égarement du coeur dans
des femmes bien nées, comme un lâche oubli de leurs
principes , comme un entier abandon de leur dignité.
xxIII . Les amours , dans des rangs différens , déplacent
les coeurs , sans rapprocher les conditions.
XXIV. Avons-nous le droit de tourmenter les coeurs
lorsque nous n'avons pas le pouvoir de les changer ?
xxv . L'innocence est souvent seule contre les puissans ;
mais Dieu est avec elle ; et tôt ou tard il amène son
jour. Telle est la profonde persuasion d'une femme calomniée
et opprimée .
XXVI. Nous nous reverrons dans un meilleur
monde ! C'est là le fond de la religion pour toutes les
personnes douées de la tendresse du coeur , et par conséquent
pour les femmes ; leur ôter cette pensée serait
leur arracher le coeur .
XXVII . Otez cette pensée à la vie humaine ; et ditesmoi
ce que deviennent l'amour , l'amitié , la reconnaisAVRIL
1817 . 59
te
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ns
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auitt
st
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le
5
S
5.
r
5
t
sance; toutes les affections domestiques , qui sontdevoirs
et bonheur; la sympathie des belles âmes; le prix des
nobles sacrifices ; le charme des pieux souvenirs ; et ce
besoindes explications, des justifications , des réparations
, avec tout ce que nous avons aimé et honoré , qui
pèsetoute la vie sur les bonnes consciences .
XXVIII . Je parcours de la pensée ceux et celles que j'ai
aimés ethonorés ; et je dis à chacun : Je vous reverrai
dans ce meilleur monde , où j'arriverai à mon tour ;
et ce sentiment m'unit encore à eux; et ce sentiment me
persuade que je ne suis pas indigne de cette destinée.
XIX. Une jeune dame était résolue à sacrifier sa passion
au désir de ses parens. Ceux- ci , se défiant d'elle ,
se mettent à persécuter son amant ; alors ce coeur généreux
s'exalte dans le sens contraire ; et elle dit : Les
miens l'oppriment ; maintenant tout pour l'amour .
xxx. Une mère , placée entre deux fils qui , ne se
connaissant pas , sont prêts à se battre, par une rivalité
d'amour , ne balance pas entre un tel malheur et la plus
cruelle des humiliations ; elle dit : Je vous le défends ,
aunom de la nature; apprenez le secret d'unefemme
coupable ; vous ne pouvez vous hair , vous êtes des
frères.
XXXI . L'amour veut qu'on s'engage si bien à lui , qu'il
n'y ait plus une résolution contraire de possible.
XXXII . Suivant leurs vues , les parens enfoncent
quelquefois dans un jeune coeur un sentiment qu'il repoussait;
et , d'après d'autres vues , ils viennent lui ordonner
de l'étouffer. C'est la barbarie dans l'inconséquence.
XXXIII. N'est-ce pas un crime dans des parens , de
compromettrela vertu d'un jeune coeur dans les rigueurs
d'un mariage sans amour , ou d'éteindre son âme en désenchantant
l'aurore de sa vie ?
Go MERCURE DE FRANCE .
1
xxxIv. Lorsqu'en aimant, vous sentez que votre
coeur ne se détache pas de la passion du bien; que le
sentiment de vos devoirs ne fléchit pas sous la victoire
de l'amour ; ne vous reprochez pas votre amour.
XXXV. Des femmes , quelquefois sans honneur , se
croient permis d'attaquer dans leur sexe , ce que peut
avoir hors des règles communes l'innocente beauté de
certaines conduites .
XXXVI. Les femmes sont plus asservies que les hommes
sous l'amour .
xxxvII . Il est souvent de leur situation de l'immoler ;
et non de leur nature de le dompter .
XXXVIII . Les hommes le croient ainsi ; et lorsqu'ils
les tiennent par la passion, ils regardent comme une
rébellion la seule pensée de s'affranchir.
XXXIX. Telle personne ne vous a souvent trahie , que
pour n'avoir pas été enchaînée par votre confiance.
XL. L'amour malheureux ne peut se plaire à luimême
, se consoler, qu'en faisant tout encore pour
l'objet aimé.
?
XLI . Les femmes d'un noble caractère épousent un
devoir , comme elles sentent une passion; et lorsqu'elles
ne peuvent les concilier, elles se décident par ce qui
frappe sur leur coeur, plutôt que par ce qui est dans
leur coeur.
XLII . Une jeune personne est innocente de l'empire
qu'elle obtient: sa séduction est dans son innocence.
XLIII . Une séduction par la naïveté et la candeur , est
la plus puissante des séductions .
HISTOIRE D'UNE FEMME CÉLÉBRE ,
TRACÉE PAR ELLE-MÊME.
XLIV. J'adoptai une nouvelle existence; je me livrai
à l'étude; j'ornai mon esprit ; je désirai ce genre de jouis-
1
AVRIL 1817 . 61
sance etde succès : àla société , je cherchai l'art d'y régner
dans celui de plaire;je joignis , à quelques grâces naturelles,
la dignité des manières , des procédés, de la conduite;
l'art des ménagemens entre les passions etles carас-
tères, au tact des convenances entre les âges, les sexes, les
rangs divers. On me crut plus aimable depuis que rien
nem'attachait plus ; j'obtins une sorte d'empire pour
remplir le vide d'un seul sentiment; et ne pouvant
être une femme heureuse , je devins unefemme célèbre.
XLV. Un jeune poëte vivait dans une bonne et honnête
maison dont on mariait la fille , ce qui déplaçait
toute la famille. Et moi, dit- il , où irai-je ? La jeune
mariée répond pour tous : Vous irez où serait allé
La Fontaine , si madame de La Sablière avait délogé.
C'est un mot de femme.
XLVI . Il y a des personnes qui se font hautes et fières
dans la crainte d'être trop bonnes , et qui , en cela , se
rendent justice, et ne se trompent pas au mal , mais au
remède.
XLVII. Riende plus aimable , surtoutdans une femme ,
qued'être près de la vanité par sa position, et d'en être
loinpar son caractère.
XLVIII. Nous avons vu , dans l'ancien régime , de
grandes dames qui refusaient , près d'elles , de très -vülgaires
honneurs , et qui accordaient leur amitié, lorsque
leur amitié était devenue un asile.
Nous avons vu des vanités bourgeoises , mais qui
n'auraient jamais dérogé en nulle occasion.
XLIX. Dans les rangs élevés, les femmes surtout ont
plutôt leurs amies au-dessous d'elles que près d'elles.
1. Les rangs pareils se repoussent. Les distances rapprochent
les belles âmes .
LI. C'est dans ces amitiés obscures et silencieuses que
des femmes du plus grand éclat ont souvent montré
62 MERCURE DE FRANCE .
qu'elles savaient aimer , et que , sûres de l'être , elles
ont éprouvé ce courage qui sait déplaire pour servir .
LII . Les femmes , dans les hauts range , sont placées
comme des médiatrices entre l'obscurité et la gloire ,
entre l'oppression et le pouvoir réparateur. Qu'on les
passionne de cet aimable emploi , et elles le rempliront ,
comme d'autres femmes s'acquittent de cette fonction
plus sublime que la religion leur confie , dans les asiles
de toutes les souffrances .
LIII . Tout est bien tendre , bien délicat dans le retour
des coeurs ; craignez de le manquer par l'impatience de
vos voeux et l'exigeance de vos empressemens .
LIV. La femme qu'une femme aimera le plus , est
celle qu'elle croyait sa rivale et qui s'est refusée à l'être.
LV. C'est une femme qui sait le mieux contenir et
dissimuler l'ivresse d'un heureux sentiment qui vient
l'assaillir . Il est là , sur son coeur , mais comme un
trésor encore scellé ; cependant douce , calme , présente
à tout ; aimable à tous , le tourment même de l'impatience
la tient en dehors d'elle jusqu'au moment où elle
pourra se plonger dans les délices mystérieuses qui
l'attendent. Alors seule , dans le silence et le repos de
la nuit , repoussant le sommeil comme un ennemi de sa
joie , son âme n'est plus que dans une seule pensée ,
qu'elle tourne et retourne au gré de son avide passion .
LVI . Il y a des sentimens cachés dans le fond du
coeur d'une femme , qui attendent une seule personne
pour recevoir une fois un épanchement .
LVII . La destinée de madame de Sévigné est aussi
singulière qu'aimable : l'un des ornemens d'une belle
époque par les agrémens de sa personne et de son esprit ,
et surtout par le charme qu'elle avait dans le coeur , et .
qui se répa lait jusque sur ses petits défauts et ses
légers ridicules , elle se donnait, sans le savoir , à la
'AVRIL 1817 . 63
postérité, lorsqu'elle ne se livrait qu'à sa fille : elle est
devenue un de nos premiers écrivains par les seules confidences
d'une vie privée, et l'un des peintres de son
siècle avec Molière et La Bruyère , puisqu'elle nous en
a conservé le ton et les couleurs dans le tableau des
élégantes sociétés où elle fut placée.
LVIII. Fut- il jamais plus de femmes ornées du goût
et de l'instruction des lettres qu'à la fin de l'ancien régime
en France? et quelles femmes eurent plus de bons
sentimens dans le coeur , súrent mieux faire les sacrifices
à leurs devoirs , eurent plus de simplicité , de décence ,
de véritables grâces dans les moeurs , le ton et les manières?
Je me plais à relever cet honneur pour l'esprit
général de cette époque ; sans doute il fut pour beaucoup
dans cet immortel héroïsme que les femmes ont
montré aux jours infâmes et lamentables de ce régime
qui s'appelait lui-même la terreur. Comment donc se
montrent-elles aujourd'hui si aliénées de cette régénération
des institutions et des lois qu'elles avaient favorisée
de tous leurs voeux ?
LIX. Ces pensées , que je recueille de quelques-uns
de mes écrits , auront peut-être le tort , à leurs yeux ,
dene pas leur offrir leurs défauts et même leurs vices.
Elles ne haïssent pas le reproche , même l'accusation ,
surtout la plainte , et veulent être montrées tout entières
: je ne puis me retenir d'observer que c'est encore
launde leursmérites, car je suis condamné à bien parler
d'elles jusqu'à la fin.
Correspondance sur les romans avec une amie de
province.
Cette fois , mon amie, j'ai à vous parler de deux ou
64 MERCURE DE FRANCE .
vrages de nos compatriotes , et je m'en réjouis ; préférer
les productions de mon pays à celles des pays étrangers ,
c'estmontrerun espritfrançais qui doit vous être agréable.
Déjàdepuis long - tempsje m'affligeais queles insatiables
amateurs de romans , ne trouvant pas le sol natal assez
fertile , fussent forcés d'avoir recours à nos voisins.
N'avons -nous pas , me disais-je , plus d'imagination que
les Anglais , plus de naturel véritable que les Allemands ?
Ne savons-nous pas éviter les minutieuses répétitions
des uns , l'emphase et la niaiserie des autres ? En un
mot, ne sommes-nous pas cités comme ceux qui , dans
tous les genres , savent le mieux faire un livre ? Pourquoi
donc quelques hommes d'esprit n'auraient-ils pas
le bon esprit de quitter un moment la politique pour
nous donner un de ces romans à la manière de Fielding ,
de Cervantes ou de notre Lesage; un de ces romans
qui font époque , soit par une peinture exacte de moeurs
et de caractères , soit par des aperçus neufs , des observations
ingénieuses , soit par la force et l'élégance du
style , soit enfin par la réunion de toutes ses qualités si
rares ? Pourquoi , depuis la mort de madame Cotin ,
n'avons-nous plus que deux femmes dont on puisse
citer , en ce genre comme en beaucoup d'autres, le rare
et fécond talent ?
Pour imposer silence à mes réflexions, l'aimable auteur
des Suites d'un Bal masqué, madame de B***,
vient de faire paraîtreAuguste et Frédéric (1 ) , roman
plein d'esprit , de grâce et de charme. La scène est en
Allemagne ; deux jeunes gens , orphelins et cousins ,
sont élevés par une vieille parente qui , en mourant ,
(1) Deux vol. in-12. Prix : 5 ft . A Paris , chez H. Nicolle , à la
librairie stéréotype , rue de Seine , n. 12 , et au cabinet litteraite de
P. Mongie l'aîné y boulevard Poissonnière , n. 18.
AVRIL 1817 . 65
leur laisse son bien et leur fait promettre à tous de
de prendre un état. Frédéric , tourmenté par l'ambitio
veut absolument tâter des grandeurs , et devient 11-
nistre d'un prince allemand. Auguste , ami du calmeet
de la retraite , cède sa fortune à son cousin , ne se re
serve que le stricte nécessaire , et se livrant à son goût
pour l'étude , aspire à se faire un nom dans la carrière
des lettres. Eh quoi ! lui dit Frédéric, tu veux te faire
auteur ?
<<Oui , répond Auguste , j'aspire à me ranger dans
>> cette classe d'hommes qui consacrent leur temps à la
> recherche des vérités utiles ; qui écrivent, non pour
>>obtenir un succès éphémère , mais pour le bonheur
>>>de leurs semblables ; qui sont trop payés de leurs tra-
>> vaux s'ils ont remplacé un préjugé par une idéé
>>juste , et s'ils ont aidé , en un mot , au perfectionne-
>> ment de l'humanité. >>>
Auguste fait paraître son ouvrage sans nomd'auteur ,
ét recueille les éloges les plus flatteurs , car ils ne sont
pas mendiés. Encouragé par ce premier succès , il se
livre à denouveaux travaux , et demeure étranger à tout
esprit de parti : on ne le voit point, cédant aux sollicitations
des journalistes , vendre son talent au dernier et
plus cher enchérisseur ; modeste comme le sont tous les
vrais talens', il ignore l'envie , méprise la satire et n'aspire
qu'a la gloire.
Je
ne saurais vous dire , mon amie , combien le portraitd'Auguste
m'a intéressée; il me représente l'homme
de lettres tel que mon imagination aime à se le figurer ,
impartial , vertueux , noble et désintéressé , tel qu'on
devrait les voir tous , et tel que nous en connaissons .
Auguste et Frédéric s'aiment avec une tendresse aussi
vive que délicate; tous deux deviennent amoureux de
la mème femme ; et Auguste , toujours généreux , re
5
66 MERCURE DE FRANCE .
once à son amour , et s'éloigne après avoir fait promettre
à son ami qu'il épousera le séduisant objet qu'il
luppède. Rien de plus touchant , de plus noble, de plus
aimable que le combat qui s'élève entre ces deux intéressans
jeunes gens . Certainement , l'auteur qui sait aussi
bien peindre la force et la douceur de l'amitié , est
digne d'en connaître le charme et de le faire éprouver.
Ne vous affligez pas sur le sort du bon Auguste ; son
sacrifice trouve sa récompense dans l'amour qu'il inspire
à Charlotte , jeune personne dont le caractère et
les sentimens sont tracés avec une simplicité , une grâce
parfaite et un naturel exquis . Charlotte est vraiment
adorable; et , dans son coeur innocent et pur , l'amour
se montre tel qu'il doit être , tel qu'il est en effet , une
vertu . Frédéric , au contraire , éprouve le danger de
donner son coeur à une coquette : son Amélie , qui
l'avait préféré , parce qu'il était ministre , se laisse séduire
par un de ces hommes frivoles qui se font une
étude de l'art de tromper , et qui ensuite l'abandonne
pour une nouvelle conquête. Déguisée en homme , elle
le poursuit sur la grande route : l'infidèle amant se
croyant attaqué par des voleurs , lui tire un coup de
pistolet , et la malheureuse Amélie meurt de la main de
celui qui l'a rendue coupable. Peut-être cette fin trop
romanesque dépare-t-elle un peu l'ouvrage de madame
B*** qui , jusque là , n'offre que des tableaux vrais et de
simples ; mais l'ensemble de ce roman est si joli , les détails
sont si agréables , le dialogue si piquant, qu'on n'a
pas le courage de lui faire un reproche .
Le ministre Frédéric , victime des intrigues trop fréquentes
dans les cours , est injustement accusé et perd
sa place. Auguste demande au souverain la permission
de défendre son ami : il le justifie si complétement qu'on
offre à Frédéric de reprendre son poste épineux ; mais
AVRIL 1817 . 67
il renonce à la manie des grandeurs , et les deux amis ,
près de Charlotte et de sa mère , sentent plus vivement ,
chaque jour , que le vrai bonheur ne se trouve qu'au
seinde la retraite et de l'amitié.
Madame de B*** nous dit, dans sa préface , qu'elle n'a
jusqu'ici travaillé que pour le théâtre , et que ce roman
est son coupd'essai ; puisse le succès qu'il obtient généralement
l'engager àcontinuer , et lui persuader qu'après
avoir reçu les applaudissemens d'un nombreux parterte ,
il est doux de recevoir les éloges de nombreux lecteurs !
Le monde et la Retraite , ou Correspondance de
deux jeunes amies (1 ) . Tel est le titre du roman de
M. A. -D...... , auteur des Douceurs de la vie .
Ces messieurs se déclarent siouvertement nos maîtres ,'
que nous avons bien le droit , lorsqu'ils se livrent à un
genre de travail depuis long- temps devenu le domaine
des femmes , d'exiger d'eux la supériorité que nous leur
accordons sur tant d'autres points : ils conviennent
eux-mêmes que nous avons un goût plus délicat , un
tact plus sûr , un sentiment exquis des convenances ; que
le coeur n'a point de secret pour nous : qu'ils nous permettent
donc d'examiner si toutes ces qualités se retrouvent
dans leurs productions, et sur-tout qu'ils ne se
fachent point de nos critiques , qui ne peuvent jamais
étre dictées par un sentiment de jalousie .
Ce petit préambule vous prouve , mon amie , que je
trouve des défauts dans l'ouvrage : je ne les releverais
point, si l'auteur n'était pas un homme d'esprit ; je me
bornerais à vous indiquer le titre de son livre , ou plutôt
(1) Deux vol. in-12 . Prix : 4 fr. Chez Pélicier , Palais-Royal , galerie
desOffices ; au cabinet littéraire de P. Mongie l'aîné , boulevard Poissumière,
n. 18 ; et chez l'éditeur , rue de Verneuil , n . 17 .
5.
68 MERCURE DE FRANCE .
je ne vous en parlerais pas du tout ; car louer sans restriction
, c'est rendre un mauvais service aux auteurs ;
pour mon compte, je prie mes amis de vouloir bien assaisonner
leurs éloges d'un peu de critique: celle-ci fait
présumer que les autres sont mérités .
En méditant mieux ses plans , en les développant
davantage , en cherchant moins à donner de l'originalité
à son style par un choix singulier d'expressions ,
M. A. - D...... fera, j'en suis certaine , de très -bonnes
choses , et je ne vois point d'inconvénient à vous dire
franchement ce que je pense du Monde et de la Retraite .
Premièrement , le contraste ne me paraît pas assez marqué
, et le but de l'ouvrage n'est pas atteint , àmoins que
l'auteur n'ait voulu prouver que le monde est préférable
à la retraite , et je ne crois pas que telle ait été son intention
; car Elisa , ruinée , retirée dans un village avec sa
tante , éprouve tant de contrariétés , de persécutions et
de dégoût de la vie , qu'elle se fait religieuse : tout va
bien jusque là ; mais Elisa se trouve encore plus mal
dans sa retraite ; heureusement elle n'a fait que des
voeux temporaires ; plus heureusement encore une occasion
se présente de rentrer dans le monde , et la pauvre
religieuse ne la laisse pas échapper .
Olivia , restée à Paris , dit bien qu'elle s'y ennuie un
peu; mais n'en va pas moins tous les jours aux bals , aux
spectacles , aux concerts , et nul événement fâcheux ne
lui arrive ; elle est toujours de la même gaîté , et , quoi
qu'elle en dise , paraît fort contente de sa situation . Par
le fait , l'auteur plaide pour le monde. J'observe en passant
qu'il ne fallait peut-être pas opposer le couvent à
Paris , et qu'il est plus d'un genre de retraite .
Le plan de cet ouvrage prêtait à de grands développemens
, à des événemens fort intéressans ; l'auteur n'a
fait qu'une ébauche , mais une ébauche dans laquelle il
AVRIL 1817 . 69
se trouve de jolis détails ; par exemple , le caractère d'un
jeune missionnaire , parfaitement bien conçu , est peint
avec charme ; mais on voit trop peu ce vertueux et sensible
jeune homme dont l'auteur pouvait tirer un si
heureux parti.
Reprocher à un ouvrage d'être trop court , c'est en
faire certainement l'éloge. Vous lirez celui-ci , mon amie;
vous y trouverez des observations justes , des pensées
fines , de nobles sentimens , et vous ferez comme moi
des voeux pour que l'auteur , en travaillant moins vite
nous prépare de plus longs plaisirs ; j'en aurais un bien
réel à faire comme autrefois mes lectures avec vous ;
mais , à mon grand regret , vous préférez le calme de vos
champs au fracas de Paris .
,
Apropos de Paris , il faut que je vous recommande
un ouvrage qui vient de paraître , quoiqu'il m'ait presque
donné de la colère contre moi-même. J'habite la capitale
depuis vingt ans , j'ai visité plus d'une fois les
délicieuses campagnes qui l'environnent , je croyais connaître
à peu près tout ce qui mérite d'être vu ; point du
tout , voilà que M. P... St.-A ..... , avec son dictionnaire
historique, topographique et militaire (1 ) , m'apprend
d'abord que je n'en connais pas la vingtième partie;
heureusement qu'il m'apprend aussi ce qui me reste
à connaître , et qu'en le prenant pour guide je ne cours
pas le risque de laisser échapper le plus petit hameau
dans mes excursions .
(1) Dictionnaire historique , topographique et militaire de tous les
environs de Paris , contenant , l'historique de toutes les villes , villages ,
bourgs , hameaux , maisons de campagne , et l'indication des manufactures
et usines , la liste des minéraux et plantes propres à chaque lien
Pétymologie des noms , etc. , etc., etc.; par M. P. S.-A. Un fort volame
in-12. Prix: 7 fr. 50 c. Chez Pauckoucke, édit.; chez les marchands
de nouveautés ; et au cabinet littéraire de P. Mongie l'aîné , boulevard
Poissonnière, n. 18.
:
70
MERCURE DE FRANCE .
Dans un premier mouvement de sotte vanité , je
croyais cet ouvrage seulement utile à des étrangers ,
mais ce qui m'arrive m'a fait penser que nos chers compatriotes
le liraient avec fruit.
L'auteur ne s'est pas borné à la simple nomenclature
des villes , villages , bourgs et hameaux; il donne ,
quand l'occasion s'en présente , des détails historiques ,
il rapporte des anecdotes locales , des faits curieux , il
cite le nom des personnages célèbres qui ont habité les
environs de Paris , et cette partie de son travail ajoute
quelqu'agrément et presque de l'intérêt à la lecture de
son ouvrage , lorsque le voyageur curieux parcourt les
sites que décrit l'auteur : en effet , les souvenirs historiques
répandent toujours un nouveau charme sur les
pays qui en furent le théâtre.
Il a donné une attention particulière aux événemens
militaires ; non -seulement on trouve dans son recueil les
faits d'armes qui ont eu lieu pendant les campagnes de
1814 et de 1815 ; mais ceux dont l'histoire de la monarchie
française a conservé le souvenir , et j'ai remarqué
avec plaisir qu'en rendant justice a la valeur française ,
soit qu'elle ait été heureuse ou malheureuse , il s'est acquitté
d'un devoir sacré pour tous les coeurs auxquels la
gloire nationale est encore chère. Il est assez bizarre ,
assez fâcheux que ce soit la le sujet d'une remarque ,
d'un éloge ; mais puisqu'il existe des Français qui ne
perdent pas une occasion de dénigrer la France , et surtout
les braves soldats qui ont versé leur sang pour la
défendre , il faut remercier et louer ceux qui rendent
hommage à la vérité .
A l'ouvrage de M. P. St. -A... est jointe une jolie carte
exécutée avec soin , précision et clarté , par M. Guillot ,
ingénieur-géographe , et qui , toute petite qu'elle est ,
contient jusqu'à l'indication des maisons de campagnes,
AVRIL 1817 . 71
pares, usines et manufactures : à la fin de chaque article
du recueil, il se trouve des numéros correspondans à la
situation , sur la carte , du lieu dont on vient de lire la
description.
L'auteur n'a pas borné là son travail ; il a donné des
détails géologiques appartenans aux diverseslocalités, et
la liste botanique des plantes qui croissent plus particulièrement
dans chacun des endroits principaux mentionnés
; enfin , il termine son avertissement de cette
maniere : << Puisse notre Dictionnaire faire aimer , faire
>>admirer notre belle patrie, et sur-tout prouver aux
>> Français qui le liront , que la France est le pays le
>>plus admirable de l'Europe.... ! >>
Voilà qui donne tout de suite bonne opinion d'un
anteur et de son ouvrage. Vous qui partagez mes sentimens,
ou plutôt ma passion pour notre patrie , vous
allez , j'en suis sûre , me prier de vous envoyer le Dictionnaire
de M. P. St. -A..... Parlez , je ne vous le ferai
pas attendre. Z.
CORRESPONDANCE.
A l'éditeur du Mercure.
Paris , le 25 mars 1817 .
MONSIEUR ,
Je suis étranger ( comme vous pourrez fort bien
vous en apercevoir enlisant malettre), ce qui n'empêche
pas queje ne sois ici le correspondant littéraire de mon
gouvernement , lequel me charge de lui faire connaître
tous les ouvrages de quelque intérêt qui sortent des
presses françaises : cette tâche , monsieur , est beaucoup
plus pénible que je ne le croyais , et m'expose à rece
72 MERCURE DE FRANCE .
voir des reproches dont vos journaux sont en partie la
cause . Dans l'impossibilité où je suis de lire tout ce
qu'on écrit , je suis obligé de m'en fier quelquefois au
compte que les feuilles publiques en rendent , et Dieu
sait de quelles sottises elles me rendent l'organe ! Par
exemple , il y a quelques mois que je fis passer à mon
royal correspondant une brochure de M. Bergasse ( 1 ) ,
dont je dois avouer que je n'avais pas lu une seule
ligne: voici comment on m'accuse réception de cet
envoi.
« Le pamphlet que vous m'adressez ne se recommande
que par le nom auguste qui en décore la dédicace
; je n'aime point cette légèreté impertinente avec
laquelle on pretend traiter en cent pages des sujets sur
lesquels les Aristote , les Cicéron , les Polybę , les Machiavel
, les Montesquieu , les Necker , ont consumé
leur vie. Je n'aime pas ce discoureur qui vient nous
jeter à la tête une grele de questions abruptes , qu'aucun
homme de sens ne s'avisera jamais de proposer de ce ton
de gendarme.
« Je vous défie de me montrer, dans ce pamphlet ,
un seul point qui n'ait été incomparablement mieux
traité par les grands hommes que je vous citais tout
à l'heure : or donc ( pour me servir d'un mot que
j'emprunte à l'auteur lui - même) à quoibon Ilias post
Homerum ? Pourquoi réfaire , pourquoi redire ce qui
est fait , ce qui est dit, beaucoup mieux? On ne saurait
être trop sévère à l'égard de pareilles productions
(et celle-ci est loin d'être une des plus mauvaises ) ,
car elles nous font perdre un bien inappréciable , le
temps , qui ne manque à tous nos projets que parce que
nous l'employons à toutes nos fantaisies .
>> Au lieu d'errer dans le vague où ces gens-là nous
promènent , si nous nous contentions de relire ce que
nous avons lu à l'école sans le comprendre , nous serions
tout surpris des découvertes que nous ferions ; c'est en
étudiant ce qui est ancien que l'on peut encore apprendre
quelque chose de neuf.
>> Le style de cet ouvrage a beaucoup de défauts ; j'aiété
choqué sur-tout de l'impropriété des termes . Je compose
(1) Essai sur la loi , la souveraineté et la liberté de la presse .
Dédié à l'empereur de Russie. Broch. in-8°. Chez Patris , tue de la
Colombe ,n. 4.
AVRIL 1817 . 73
les assemblées , dit l'auteur ; un écrivain ne compose
rien que son livre , et cet air magistral , quelque usité
qu'il soit ne prouve que l'immense distance où se
trouve un semblable législateur du sage qui disait au
terme de sa vie : « Tout ce que je sais , c'est que je ne
sais rien.>>
>>An demeurant, toutes ces formes de catéchismes politiques
sont véritablement plaisantes ; fout y est clair .
apodictique , incontestable ; de quoi s'agit-il , en effet ?
de nous prouver que le fleuve des siècles peut être contenudans
un sablier ; comment renier une vérité si palpable
? ..... »
De grâce , messieurs du Mercure , justifiez la confiance
que je veux mettre dorénavant en vous , et quand
je louerai un livre sur votre parole , faites en sorte que
je puisse au moins citer mon autorité.
AMessieurs du Mercure .
MESSIEURS ,
Μ.
Saint-P .... , 6 mars 1817 .
Il vous paraîtra surprenant qu'un pauvre notaire de
village, comme moi , se permette d'écrire à des hommes
de science et de littérature comme vous autres . Vous
me lirez ou vous ne me lirez pas , c'est votre affaire ;
toujours est- il certain que je crois remplir un devoir en
vous écrivant. Je suis causeur, j'ai beaucoup de choses à
vous dire , et j'éprouve depuis long- temps le besoin de
mettre le publicdans ma confidence .
Parmi les fantaisies tant soit peu tyranniques de certain
homme , puis après de certaines gens , vous savez
qu'ils ont eu celle de rendre la France muette , afin de
n'en pas être contredit; l'épreuve ne laissait pas que
d'ètre rude , car Dieu sait si les Français sont babillards
de leur nature ! Pour ma part , j'en souffrais plus qu'un
autre , et je furetais dans chaque gazette pour y découvrir
le terme de l'embargo mis sur les langues françaisés ;
enfin (grâces en soient rendues au Roi et à la Charte) ,
l'oeuvre du silence est brisée en partie ; je puis déjà
parler raison , je me contente de cette liberté là , et
je veux en user avec votre permission .
74 MERCURE DE FRANCE .
Pourl'obtenir , je commencerai par vous louer. C'est
unproverbe chez nous , qu'il est bon de gratter l'épaule
des gens dout on veut capter l'oreille . Vous saurez donc
que votre Mercure, que je lis souvent chez madame la
marquise , me fait toujours un nouveau plaisir. Vous ne
prenez fait et cause pour aucune cotterie ; la Patrie , le
Roi , la Charte', voilà votre religion politique ; vous ne
voyez rien en-deçà , rien au-delà ; vous paraissez avoir
pris pour devise , in medio stat virtus : que Dieu récompense
votre modération ! qu'il vous récompense aussi de
quelques bons vers que nous voyons reparaître de tems
àautre dans le seul journal littéraire qui reste à la
France !
Pour en revenir à mes confidences de coeur , je vous
dirai qu'il est tout plein de madame la marquise : qu'elle
est bonne , qu'elle a d'esprit cette brave dame ! Elle accueille
tout le monde sans distinction humiliante , et moi ,
pauvre garde-note de village , avec mon habit gris et
mon chapeau râpé , je suis chez elle tout aussi bien
traité qu'un prince.
Dans ces derniers temps sur-tout , madame la marquise
a redoublé d'amitié pour moi , parce que je suis
royaliste à sa manière (qui n'est pas celle de quelques
vienx messieurs du château). J'aime le Roi comme j'aime
monpays , sans intéret , sans restriction mentale : je ne
lui demande ni titre , ni emploi , pas meme une petite
pension , dont j'aurais pourtant grand besoin pour m'aider
à élever mes six enfans : c'est que tout en faisantmon
compte , je fais aussi celui du Roi , et , qu'à tout prendre
, je vois que je suis encore plus riche que lui : pour
moi , chaque jour suffit à sa dépense , et quelques
pauvres avec qui je partage le morceau de pain qui
me reste après avoir nourri ma famille , me savent
gré du moins du peu que je leur donne : chez le Roi , il
n'en va pas ainsi ; ce n'est pas seulement la foule des
pauvres qui mendie à sa porte : la troupe dorée des
riches y vient aussi tendre la main pleine. Au lieu
d'argent , pourquoi le ministre des finances ne donnet-
il pas à ces demandeurs le tarif des besoins de l'Etat? En
apprenant à connaitre les charges publiques , peut-être
auraient-ils honte de leur avidité : c'est du moins ce
1
AVRIL 1817 . 75
que dit M. le curé , que j'aime , après madame la marquise
, plus que personne de la paroisse .
Ah ! qu'il fait bon nous entendre raisonner tous les
trois sur la loi du 5 septembre , que M. le curé appelle
la clefde la voûte constitutionnelle .
Oùje suis vraiment éloquent , c'est quand il s'agit des
délateurs ! n'ont-ils pas osé m'entreprendre , moi , notaire
royal , probe et chrétien ; moi , honoré de la confiance
de madame la marquise et de M. le curé , auprès
desquels j'ai fort heureusement trouvé un refuge impénétrable?
Cette attaque m'est venue d'un honnète confrère
qui prétend que je lui enlève la clientelle que sa
mauvaise réputation lui fait perdre : il a trouvé le moyen
de s'emparer du peu d'esprit d'un comte de Valerhois ,
noble de la plus fraîche date , amoureux de sa noblesse
comme un nouveau marié de sa femme : vous n'imagineriez
pas toutes les inepties , toutes les noirceurs , toutes
les sottises qu'ils ont faites de compagnie .... Je pourrais
vous en donner la liste ; mais justice est faite de ce
couple malfaisant , et je pardonne bien plus volontiers le
mal que l'on a fait , que celui que l'on peut faire , etc.
Nota. Nous supprimons à regret une requête que le
bonnotaire a jointe à salettre , et que M. le curé et madame
lamarquise ont apostillée , de la manière la plus favorable
: une pièce de cette nature aurait besoin d'un
trop long commentaire .
A l'éditeur du Mercure .
Paris , 9 mars 1817 .
Dussiez-vous , Monsieur , m'appeler un pédant , je
n'aime point les gens qui font des inscriptions sans
savoir écrire , et je partage volontiers l'humeur que
donne au rédacteur d'une certaine petite Chronique ,
les solécismes dont fourmille l'inscription qu'il examine ;
mais ce que j'aime encore moins , c'est qu'en critiquant
les autres , on tombe soi-même dans des ſautes plus
graves que celles qu'on leur reproche .
Par exemple , quand on disserte magistralement sur
l'hippocrène , il ne faudrait pas écrire HYPOCRÈNE qui
veut dire sous - source , au lieu d'HIPPO - CRÈNE qui
76 MERCURE DE FRANCE .
signifie cheval-source, c'est-à-dire , comme chacun doit
le savoir , source qu'a fait jaillir Pégase .
Vingt lignes plus haut , dans la mème colonne du
même journal , je lis polymatique , au lieu de polymathique
qui vient de mathésis , doctrine .
Du reste , l'Académie elle-même n'est pas beaucoup
plus savante . Voyez plutôt son Dictionnaire, aux articles
HIP et HYP.
Je vous salue , M.
Paris , le 14 mars 1817.
FRÈRE ERMITE DE LA GUYANE ,
Je viens de vous surprendre à Mont-de-Marsan (1 ) ,
où je lisais sur votre épaule ce que vous venez d'imprimer
sur les habitans des Pignadas et du Marensin .
Je vous demande un petit errata . Enparlantdes Landes ,
vous y généralisez des défauts qui n'appartiennent qu'à
une portion de ce département , et qui ne peuvent
s'adresser ni aux tarbillions de Dax , ni aux citoyens
de Mugron , capitale de la Chalosse , ni aux vignerons
du canton de Montfort. 1º . Il est rare de voir un homme
pris de vindans ce pays du vin. 2°. Quand vous aurez
observé cette partie noble du département , vous verrez
que le reproche de jalousie n'y est pas plus fondé qu'à
Florence , à Séville et à Brive-la-Gaillarde. Sur le troisième
chef , il est vrai qu'il y a à Dax , dans les petites
villes et campagnes de la Chalosse , des milliers de fabriques
de sottises et de crédulité ; mais les vieilles
femmes , à la vérité , plus nombreuses là qu'ailleurs , en
font la plus forte consommation. Il est encore vrai
que les poids et mesures , dans les marchés , y sont
les mêmes que du temps du bon Henri IV. de rafraîchissante
mémoire , ce qui facilite la disette , l'accaparement
et les friponneries ; mais , cher ermite , ces
abus etbeaucoup d'autres ne viennent pas de la faute des
administrés humbles et patiens plus que partout ailleurs .
Vous dites encore , très-aimable ermite , que la malpropreté
est une manière d'étre héréditaire et naturelle
dans ce département. Je vous passe cette généralisation ,
auenda que j'iguore si vous avez poursuivi votre tour
(1) Voyez Mercure, numéro to , pag. 452.
AVRIL 1817 . 77
en Chalosse. Quand vous y serez , vous saurez qu'on y
est propre , plus propre que dans toutes les campagnes de
France... On se lave et on donne à laver aux convives
avant le repas : et le lavement des pieds , en famille , se
fait tous les soirs avant de se coucher . L'habitude d'aller
nu - pieds y est générale , ce qui donne beaucoup
d'adresse esse , de souplesse et de vitesse de marche aux
Chalossiens : ils montent aux arbres comme des écureuils.
Dans votre nomenclature , vous avez oublié M. Thor ,
médecin statistique , qui a aussi analysé toutes les eaux
médicinales du département ; le général Dargoubet ,
brave entre les braves .
P. S. N'oubliez pas les enfans qui se font par l'intercession
de N. D. de Buglose.
Je vous salue ; portas bous plas.
Β.....
membre du conseil-général
de la commune de P..
POLITIQUE.
INTÉRIEUR.
DES CHAMBRES .
(Article XIII . )
Continuation et fin du budget.
Dans la discussion relative àl'aliénation des bois dę
l'Etat , les adversaires du budget se sont appuyés d'un
raisonnement que je me crois d'autant plus obligé de
réfuter , que j'ai paru adopter une opinion à peu près
semblable , dans un des premiers numéros de ce journal.
Ils ont prétendu que l'indépendance du clergé ne
pouvait être assurée que si on lui accordait des propri
lés foncières . J'avais moi-même été d'avis , lors de l'examen
de la loi sur les dotations ecclésiastiques , de donner
$8 MERCURE DE FRANCE.
des propriétés de ce genre , non pas au clergé, proprement
dit , mais aux ministres de tous les cultes . Mais
j'avais eu soin d'ajouter que mon opinion n'était qu'une
partie d'un système général , dont toutes les branches ,
liées entre elles , ne pouvaient subsister l'une sans
l'autre . Ce système repose sur ce premier principe que
la religion est un sentiment individuel , indépendant
de toute autorité étrangère à l'individu ; que chaque
citoyen peut professer le culte qu'il préfère ; que plusieurs
citoyens peuvent se réunir en tout temps pour la
célébration de leur culte ; que les communes ont le
meme droit que les citoyens ; qu'aucune religion ne
peut être, soit dominante , soit privilégiée; qu'il appartient
aux sectateurs de chaque culte de déterminer
comment ils en salarieront les ministres ; et ce n'est
qu'en conséquence de l'adoption de ce premier principe
, que je dis que peut-être alors il serait bon que
ces citoyens ou ces communes convertissent ces salaires
en propriétés territoriales , dont les ministres de la religion
auraient l'usufruit , et l'association religieuse la disposition
à chaque vacance; de la sorte , on épargnerait à
cesministres la nécessité de solliciter de chaque fidèle une
rétribution qui ressemble trop à une aumône , et qui
parait , à une portion de ceux qui la paient , une privation
qu'ils s'imposent, ou qu'ils font supporter à leurs
familles . Mais cette opinion , que je crois conforme
aux maximes de la tolérance , là où il y a égalité parfaite
entre des sectes que l'autorité laisse indépendantes
, n'est point applicable là où une religion de
l'Etat existe , où un certain nombre de sectes seulement
est toléré , et où , par conséquent , les propriétés assurées
aux ministres des cultes ne le seraient pas à ceux
de tous , mais d'un seul. Dès que vous créez une hiérarchie
ecclésiastique , dès que les prètres sont autre
chose que des hommes égaux entre eux , et choisis par
les croyans d'une communion pour être tour-à-tour
leurs consolateurs et leurs organes , vous sortez de mon
hypothèse , et des lors l'attribution de propriétés foncieres
à un clergé revétu de priviléges , n'a plus que
des inconvéniens .
D'abord , comme je l'ai dit dans une lettre destinée
à développer mon opinion , il s'établit entre le clergé
propriétaire , et les ministres des autres cultes , qui
AVRIL 1817 , 79
n'ont pas de propriétés , une inégalité contraire à la tolérance
et à la justice. En second lieu , les propriétés
que l'on donne au clergé qu'on se propose de favoriser,
lui deviennent funestes. Elles le mettent en guerre ,
pour des intérêts terrestres , avec ceux mêmes qu'il a la
mission d'éclairer et de secourir. Les prétres ne sont
plus des guides choisis librement , par l'affection et par
la confiance , et vivant du produit du champ modeste
et de l'humble presbytère dont l'usufruit leur est accordé.
Ce sont des possesseurs temporels , qui ont à défendre
leurs possessions , par des moyens temporels ,
contre tout envahissement , toute prétention et toute
atteinte . De là des procès , des poursuites judiciaires ,
des plaidoyers , des accusations réciproques de fraude
et d'avidité , des sentences , des amendes , des emprisonnemens
, des confiscations . Comment concilier ces
choses avec le caractère de désintéressement et de bienfaisance
qui doit appartenir aux interprètes d'un Dieu
de paix et de charité? Et remarquez que , dans la question
particulière qui nous suggère ces considérations
générales , les inconvéniens , inséparables des propriétés
ecclésiastiques , d'après le système actuel , s'agraveraient
encore , par le genre des biens que le clergé réclame.
Ces biens , consistans en forêts , donnent lieu ,
plus qu'acune autre espèce de propriété , à des délits
dont la nature paraît excusable , et dont la poursuite
est toujours odieuse ; je veux dire ces délits dont le
pauvre se rend coupable pour se garantir des rigueurs
du froid, en dérobant quelques branches de bois mort ,
ou pour nourrir sa famille , en se procurant par une
chasse illicite quelque misérable pièce de gibier. Que
de paysans jetés dans les cachots ou envoyés aux galères
, sous l'ancien régime , pour dégâts semblables
commis dans les forêts qui appartenaient à une abbaye
ouà un évêque ! Certes , ce n'est pas en rouvrant cette
source intarissable d'iniquités morales , de persécutions
et de mécontentemens , qu'on rattachera la masse du
peuple à la religion. L'indépendance de ses ministres
lui est nécessaire : mais on ne la rendra pas vénérable ,
on ne fera pas chérir ses organes , en leur attribuant
des propriétés qui les constituent en hostilité avec l'indigence
, les transforment en dénonciateurs et en accusateurs
implacables , et remplissent les arrêts des tribu80
MERCURE DE FRANCE .
))
naux de noms qui ne devraient rappeler que des secours
spirituels et des exhortations religieuses . Aussi quel
fruit a de tout temps retiré le clergé lui même des propriétés
qu'il a possédées? Ses biens , en Angleterre et en
Allemagne, ont amené la réforme de Luther . Ses biens ,
en France , out favorisé l'esprit révolutionnaire , en lui
offrant un appât puissant et un prétexte plausible . Partout
c'est vers l'église pauvre que le sentiment s'est dirigé. La
croixnue et sans ornemens a triomphé des autels étincelans
d'or et de pierreries. Le méthodisme indigent et
austère fait chaque jour des conquêtes sur l'opulent épiscopat.
Et parmi nous , en 1789 , les curés bornés à un
étroit nécessaire , supplantaient , dans l'affection dupeuple
, les bénéficiers et les évêques .
,
Je n'examinerai point en détail la question relative
au droit de propriété que l'on revendique pour l'ancien
clergé. Les défenseurs du budget ont observé , avec
toute raison , que dans le temps méme où le clergé était
un corps politique et le premier ordre de l'Etat ,jamais
une communauté religieuse n'a prétendu succéder de
droit aux communautés supprimées . « Lorsque les jé-
>>> suites cessèrent d'exister a dit M. de Barante , il
>> parut convenable d'affecter leurs propriétés à une
>> destination analogue ; mais ce fut par des actes du
gouvernement que se firent ces affectations nouvelles ;
» et nous n'avons pas ouï dire que l'Oratoire se soit mis,
>> de plein droit , en possession du domaine des jé-
>> suites . Lorsque , plus tard , l'ordre des célestins fut
>> dissous , nous n'avons point vu que les autres corps
>> religieux aient déclaré que ces biens vacans leur ap-
>> partinssent. Plusieurs furent vendus , et non point
>> attribués à des établissemens ecclésiastiques ; il n'y
>> ent point une réclamation. Et, maintenant, qui pourrait
faire valoir des droits sur les biens vacans dévo-
>> lus au domaine de l'Etat ? Est-ce le clergé ? Mais il
>> n'a jamais existé , il n'existe point , comme corpora-
>> tion possédant solidairement .... Restituer, est-ce don-
« ner le domaine d'un propriétaire qui n'existe plus , à
>> un propriétaire qui n'existe pas ? Ce serait une nou-
>> velle et singulière acception . »
Acette réponse fondée sur les faits , M. Beugnot a
ajouté une observation fine et ingénieuse . « On conçoit
>> dificilement , a-t-il dit , que la religion , c'est-à-dire
AVRIL 1817 . 81
1
*un rapport intellectuel de l'homme à la divinité,
>>puisse posséder des biens , et par quel secret on peut
> personnifier , je dirais volontiers matérialiser un tel
>rapport , au point de le rendre capable d'acquérir ou
› de posséder quelque chose .>>>
Au reste , quelque opinion qu'on ait sur le passé,
cette opinion ne saurait rien changer à l'état pré
sent. Une grande révolution a eu lieu; toutes les
existences , antérieures à cette révolution , ont été
changées. La noblesse , la magistrature , la royauté
même out subi sa loi . Personne n'a conservé ses propriétés
ni ses droits au même titre . Le clergé , loin de
faire exception , a été plus atteint que toutes les autres
branches de l'ordre politique. Il a cessé d'étre , et le
clergé actuel , création nouvelle d'un nouvel ordre de
choses , n'est ni l'image ni l'héritier de l'ancien.
Considérée enfin sous le seul point de vue qui soit
applicable à l'état présent des lumières , et propre à faire
impression sur les esprits éclairés , la question de l'alié
nation des bois se résout de même en faveur de la détermination
de l'assemblée. On n'exigera pas , je le
pense, que je réfute sérieusement l'orateur qui , au sein
de la civilisation , nous a présenté les forêts comme le
berceau des peuples , les forteresses de la nature , un
refuge contre les maux de la guerre , et un asile en cas
d'invasion ; oubliant , d'une part , que ces peuples réfugiés
dans les forêts , et livrant leurs plaines à l'ennemi ,
pourraient bien mourir de faim derrière ces boulevards
naturels , tandis que l'étranger recueillerait en paix les
productions de la portion cultivée du territoire ;; et oubliant,
d'une autre part , que si les trois quarts de nos
départemens ont perdu les forteresses de la nature , il
faut s'en prendre aux ordres religieux qui ont défriché ,
en grande partie, le sol de la France , opération pour
laquelle le même orateur les a comblés d'ologes dans
d'autres écrits et en d'autres circonstances . Il ne s'attendait
pas alors à devenir l'accusateur véhément de
ceux dont il était l'éloquent apologiste : je dis leur accusateur
; car jamais acte d'accusation ne fut mieux
rédigé et plus péremptoire. Ce sont eux , s'il faut l'en
croire , eux qui , les premiers , ont disposé du fonds
qui appartient à toutes les générations , du bien qui a
3
6
82 MERCURE DE FRANCE .
été transmis à l'homme pour le transmettre , etqui està
lafois du domaine public et du domaine particulier. Ce
sont eux qui ont enlevé à l'homme ce que le Créateur
lui avait donné , ce que la patrie seule a droit de ravir au
coupable qu'elle condamne. Ce sont eux qui ont fait à
la France le plus grand mal que l'on puisse faire à un
peuple , qui est de le priver de sesforêts . Ce sont eux
qui lui ont inflige cette note d'infamie que des institutions
féodales infligeaient au noble félon .
Qui l'eût dit que ces inculpations contre les ordres
religieux du moyen âge sortiraient de la bouche d'un
auteur dont le système est de placer la politique dans
la religion , la religion dans la théocratie , la théocratie
dans le clergé !
Ce ne sont pas des argumens de ce genre qu'on peut
s'attendre à voir discuter. Le seul qui ait droit à un
examen , c'est celui qui s'appuie sur cette disette de
combustibles qu'on prédit à la France depuis Charlemagne;
mais l'intérêt privé saura prendre soin des forêts ,
comme de toutes les propriétés qui lui sont confiées ,
aussi bien et mieux qu'un gouvernement , ou des corporations
moins actives , moins capables de surveiller
les détails , et condamnés à s'en remettre à des employés
toujours négligens. Si les particuliers ne plantent
pas des forêts entières pour se créer un revenu
futur éloigné , ils conservent les forêts existantes , parce
qu'elles sont uu revenu présent , fixe et avantageux. Ils
savent que le résultat de coupes sans mesure serait de
faire baisser le prix en rendant la denrée commune.
Ils multiplient d'ailleurs les plantations isolées qui , plus
disponibles et plus à la porte de l'usage journalier que
les grandes forèts , sont un préservatif plus puissant et
plus utile contre la disette qu'on redoute ; car ce n'est
pas seulement l'existence des bois qui prévient cette
disette , mais leur proximité et la facilité des moyens
detransport.
Sans doute ,pour que l'intérêt privé conserve sa prudence
accoutumée, il ne faudrait pas , comme les adversaires
de ce titre du budget , prendre à tâche de
l'épouvanter. Si les nouveaux acquéreurs des forêts
lisent dans certains discours , qu'il est facile de prouver,
que s'il a étéfait des ventes depuis la Charte , elles seront
illegales; et si ces acquéreurs accordent plus de
AVRIL 1817 . 83
confiance à ces assertions qu'aux déclarations réitérées
et aux intentions connues du gouvernement , ils
pourront bien alors , comme les mémes orateurs le
disent , ne pas se contenter de l'article 9 de la Charte ,
et habiles à se prémunir contre le danger , abattre
demain les bois qu'ils acheteront aujourd'hui. Cependant
même alors ils seront contenus par les lois et les réglemens
qui s'opposent à la dilapidation des bois qui appartiennent
aux individus , comme de ceux qui sont la
propriété publique. Les forets seront donc conservées
et les nouvelles découvertes , l'amélioration des constructions
, les procédés économiques , rendant la manière
de produire et de conserver la chaleur moins
dispendieuse , la consommation des combustibles deviendra
chaque jour moins grande .
Ces considérations ont rassuré l'assemblée , et ce titre
du budget a été adopté .
Le lecteur s'apercevra sans doute que j'ai traité fort
en abrégé ces dernières questions . La discussion prêtait
à beaucoup de développemens et à une analyse assez
amusante . En écoutant certains orateurs , on eût dit
Ossianparlant d'économie politique; et les subtilités de
la théologie , et les traditions de l'esprit chevaleresque
se sontmêlées d'une manière bizarre à des calculs de
finances et à l'examen d'un budget. Mais pressé de finir
cette série d'articles , qui s'était prolongée fort au-delà
de ce que j'avais prévu , je n'ai eu pour but que de dire
ce qui était indispensable et de le dire enpende mots.
Pour résumer maintenant cette discussion longue et
animée , je crois ne pouvoir mieux faire que d'emprunter
les paroles d'un orateur qui a plusieurs fois défendu
des mesures que je suis loin d'approuver , mais
dont les intentions ont toujours été aussi pures que son
talent est distingué.
« C'est une chose digne de remarque , a-t-il dit ,
>>que , dans tout le cours de cet important débat , le
>> budget des opposans s'est trouvé en constante con-
>> tradiction , non – seulement avec le budget de la
>> commision , mais avec tous les élémens d'un budget
>>quelconque . S'est - il agi de ces recettes si néces-
>>saires à accroître ? des impôts nouveaux ont été re-
>> poussés par eux au nom de l'intérêt de leurs pro-
,
6.
84 MERCURE DE FRANCE .
>> vinces . S'est- il agi de ces dépenses si nécessaires à
>> diminuer ? malgré leur amour théorique de l'éco-
>> nomie , ils ont combattu toutes les réductions pratiques
dans les ministères principaux. Quand un
>> emprunt a été proposé pour combler le vide , ils en
>> ont nié la nécessité , puis contesté la forme . Quand
>> on a cherché à rassembler les indispensables élémens
>> d'un système de crédit , ils voulaient les écarter tous .
>> Etait- ce le paiement de l'arriéré? il était jugé par
>>eux excessif et déplacé . Etait-ce la régularisation des
>> ordres de comptabilité ? ils se plaignaient qu'on attaquât
les droits de l'armée qu'il fallait respecter.
>> Etait-ce une caisse d'amortissement? son jeu ne pré-
>> sentait qu'une fiction. Etait-ce la dotation en im-
>> meubles ? elle se composait de spoliations (i ) . »
En adoptant ce jugement qui n'inculpe point les
motifs secrets , mais qui porte sur les actes ostensibles
d'une opposition en minorité, je ne crains point d'ètre
soupçonné de vouloir plaire à une majorité dont j'ai
souvent , avec une égale liberté , censuré les déterminations
sur les questions les plus importantes.
Quand la minorité a défendu la liberté individuelle ,
celle des livres , celle des journaux , j'ai déclaré franchement
que je trouvais ses raisonnemens justes et sa
résistance utile et louable. Je dirai plus. Je reconnais ,
à toute opposition , le droit d'attaquer tous les actes du
ministère , même par des raisonnemens qui ne sont que
spécieux , et , si elle veut , par des sophismes. L'opposition
anglaise en agit ainsi , et cette méthode a l'avantage
de présenter les questions sous toutes leurs faces ,
et de faire ressortir les imperfections qui peuvent se
trouver dans des mesures dont l'adoption est d'ailleurs
désirable ; seulement il faut alors que l'opposition
déploie son amour pour la liberté dans la pratique
comme dans la théorie , dans les détails comme dans
les considérations générales , dans les provinces où ses
membres ont une influence moins en vue comme dans
la métropole , dans les sallons enfin, comme à la tribune;
sans cela , l'opposition ressemblerait à une diète
de Pologne dont les membres parlaient liberté , et
exerçaient , chacun dans ses terres , un despotisme par- .
(1 ) Discours de M. Camille-Jordan , séance dn 6 mars 1817.
AVRIL 1817 .
85
tiel. L'espace manque pour développer mon idée. Je
me borne àl'indiquer à la rrééffllexion de mes lecteurs.
Chaque jour plus indifférent aux individus , et plus
fidèle à des principes dont l'expérience m'a convaincu
qu'on ne s'écartait jamais sans péril, je crois n'avoir pas
écrit , dans ce compte rendu de la session, qui vient
de finir, une ligne qu'un homme indépendant ne puisse
avouer. Ce n'est pas un mérite , car les idées constitutionnelles
ont jeté dans tous les esprits des racines trop
profondes pour que rien de ce qui leur est contraire
puisse être un objet jet d'assentiment ,,ou offrir une chance
de durée . Il est aussi impossible de tromper la nation
sur une question de liberté que sur un calcul d'arithmetique.
Elle sait la valeur de tous les mots comme de
tous les chiffres. Elle observe tous les gestes , devine
toutes les intentions , pénètre tous les motifs . Les phrases
ne font plus d'effet , les protestations n'ont plus de
puissance. Comme elle a remarqué qu'on parlait quelquefois
pour cacher sa pensée , elle n'écoute que pour
découvrir ce qu'on veut cacher. Quand on l'invite à
parler elle-même , elle dit son avis , mais elle ne parle
que pour le dire ; et lorsqu'on veut lui faire dire autre
chose , elle se tait. Sa voix a retenti d'un bout de la
'France à l'autre , quand il s'est agi du projet de loi
sur les élections ; elle a secondé ses mandataires de
son approbation manifeste , lorsqu'ils ont insisté sur la
nécessité de l'économie. Quand un mouvement se fait
en sens contraire de ses intérêts et de ses voeux , elle se
regarde , se compte ; et, appuyée sur sa force d'inertie,
elle attend et laisse passer.
B. DE CONSTANT.
EXTÉRIEUR.
Chargé de recueillir et d'analyser les nouvelles politiques
étrangères , pour offrir aux lecteurs de ce journal
de courts extraits de ce qu'elles ont présenté de plus
intéressant pendant la semaine , j'attendais, pour commencer
ce travail , que l'écrivain qui a entrepris de tracerun
tableaupolitiqne général de l'Europe , eût achevé
de passer en revue tous les Etats qui la composent. Cependant
, pour tenir autant qu'il est possible le public au
courant de cequi se passe d'important chez les autres
nations ,je vais dès à présent suivre le fil des événemens
86 MERCURE DE FRANCE .
pour les pays qui ont déjà figuré dans le tableau politique
de M. B. de C.
RUSSIE. - Conservant entre les divers états européens
l'ordre qu'il a lui-même adopté , je parlerai en
premier lieu de la Russie . L'empereur Alexandre travaille
sans relâche , mais avec prudence , à favoriser les
progrès du peuple russe. Il fait marcher la civilisation
avec une sage lenteur , et amène sans secousses les
classes inférieures de la nation, à jouir du bienfait inappréciable
de la liberté , dont elles abuseront moins , et
profiteront mieux , parce qu'elles y seront arrivées graduellement.
Après avoir affranchi les paysans de l'Esthonie
, il vient d'ordonner que l'on affranchit ceux de
la Courlande , et ainsi , peu à peu , cette mesure sera
étendue à toutes les parties de l'empire moscovite . Il a
donné récemment une preuve de tolérance religieuse ,
dans le rescrit adressé au gouverneur militaire de Cherson
, relativement à la secte dite des Duchobordzes .
« Les Duchobordzes (y est-il dit) peuvent avoir des
>> idées fausses du véritable culte divin et de l'esprit du
>> christianisme ; mais ils ne manquent point de religion ,
>> puisqu'ils s'élèvent à la divinitépar des sentimens pieux
>> quoique erronés . Est-il convenable pour un gouverne-
» ment chrétien d'employer des moyens durs et cruels ,
>> les tourmens , l'exil , pour ramener dans le sein de l'é-
>> glise des esprits égarés ? C'est par la conviction , l'en-
>> seignement , la modération et sur-tout par le bon
>> exemple , qu'ilfauty travailler. La rigueur ne persuade
>> jamais ..... Il faut les protéger contre les mortifications
>> qu'ils ne méritent pas , et que leur attire la différence
>> de croyance ; les faire jouir de la liberté de conscience,
>> et ne se permettre envers eux ni contrainte , ni per-
>> sécution. En les transplantant dans un autre endroit,
3> on les mettrait de nouveau dans une position pénible ,
>> et on les punirait sur de simples dénonciations , sans
>>prouver lavérité des imputations qui en seraient l'objet.
>> Un gouvernement équitable ne procède dans aucun
« cas , et contre qui que ce soit , d'une manière sem-
> blable ........ Il faut que ces hommes sentent qu'ils
>> sont sous la protection des lois; c'est alors seulement
) qu'on pourra attendre d'eux de l'affection et du dé-
>> vouement envers le magistrat , et exiger qu'ils obser-
>> vent des lois qui sont bienfaisantes pour eux. » Hon
AVRIL 1817 . 87
neur au souverain qui s'exprime ainsi , et dont les actes
sont enharmonie avec ses paroles ! On peut tirer une conjecture
favorable de l'état financier de la Russie , par la
mesure qu'on vient d'y adopter. Il a été publié que les
porteurs de billets d'amortissement pourront en toucher
lemontantdèsà présent , quoique ces billets ne soient
payables qu'au mois de juillet. L'Empereur a ordonné
il y a peu de temps , la dissolution des comités de la
landwehr. Les dernières nouvelles de Pétersbourg annoncent
le départ du général Barclay-de-Tolly pourMohilow
, où il va etablir de nouveau son quartier-général.
SUÈDE . Occupée de la réduction de son armée , de
l'établissement de lois somptuaires et de réglemens
commerciaux , la Suède semblait jouir d'une paix profonde.
A peine , de loin à loin , quelques lignes de nos
gazettes venaient nous entretenir de cet état dont le
peuple est pauvre , mais heureux . Ces jours derniers ,
des colonnes entières de ces mêmes feuilles contenaient
des nouvelles de Stockholm . Un événement dont les
détails ne sont pas bien circonstanciés , a eu lieu dans
cette capitale vers le milieu de mars . Il s'agit d'un complot
qu'on dit avoir été formé contre la vie du prince
royal et de son fils le duc de Sudermanie. Ce qu'il y a
de certain, c'est que des déclarations ayant été faites à la
police , le gouvernement a ordonné une enquête sur
cette affaire : c'est , dit- on , un cuisinier francais , employé
chez un restaurateur , qui a dénoncé le complot. Il
ne paraît pas , au reste , que les découvertes déjà faites
aient été de nature à donner de grandes craintes . Néanmoins
, à cette occasion , des députations de l'armée , de
la bourgeoisie et des paysans , sont venues renouveler
au prince royal l'hommage de leur fidélité et de leur
dévouement.
Le prince a fait aux députations les réponses suivantes :
A la députation de l'armée.
«MESSIEURS ,
«Je suis sensible à la démarche que votre attachement pour moi vous
inspire aujourd'hui ; je n'attendais pas moins du dévouement de mes
braves et fidèles compagnons d'armes qui ont vu tout ce que j'ai fait
pourla patrie , et qui savent ce que je suis tout prét àfaire encore pour
elle.Queveut cette faible et méprisable poignée de turbulens qui semblent
s'agiter dans l'ombre pour troubler la tranquillité publique ? S'ils
1
88 MERCURE DE FRANCE.
n'envoulaient qu'à ma vie et à celle de mon fils, je ne mépriserais pas
leurs projets et leurs efforts. Je suis soldat; j'ai appris depnis long-temps
àfaire le sacrifice de ma vie ; mais ils veulent renverser vos lois ; ils venlent
attaquer votre honneur et votre liberté; je dois donc me lever pour
lesdéfendre. Le voeu libre de la nation m'a appelé sur les marchesdu
trone. L'armee le sait ; je n'ai point brigué cet honneur , mais je le justi
fierai , en soutenant votre choix , c'est en même temps soutenir vos droits ;
et, pouryparvenit , je saurai deployer cette énergie et cette force d'âme que
Janature m'a accordées , et qui m'ont peut-être valu quelque renommée.
Ce n'est point pour satisfaire un vain orgueil que je suis venu au milieu
devous. Mon ambition personnelle est contente ; j'ai acquis pour moi
assez de gloire. Le bonheur de la Suède est le seul but que j'ai devant les
yeux; c'est le seul mobile de toutes mes actions. Je veux la liberté
pour vous; je veux la gloire pour vous ; je veux , pour vous , la
prospérité ; et , malgré les tentatives qu'on pourrait faire, je parviendrai à
vous assurer ces avantages les plus précienx pour les hommes de bien.
Vous le savez, Messieurs, je ne marche qu'avec laloi , et jeneveux marcher
qu'avec elle. Mais si, oubliant ceque je vous dois ; si , oubliant mon caractère
et mes principes , je me laissais enivrer un jour en buvant à la
coupe de la puissance , et je cherchais à attenter à votre liberté , osez me
rappeler à moi-même : c'est le devoir des braves de parler avec franchise et
loyauté. Mon coeur sera toujours prêt à vous entendre ; et si , ennemi de
magloire et de mes intérêts , je refuse de vous écouter , tournez alors ,j'
consens , tournez contre moi ces mêmes armes que vous venez m'ofliir
en cemomentpour ma défense.
>>Messieurs , vous n'avez pas besoin de me renouveler vos sermens: je
serais ingrat si je méconnaissais vos sentimens. On a ose jeter des sonpcons
sur quelques-uns demes frères d'armes . J'ai rejeté loinde moicette
idée odieuse. Je me suis rappelé avec reconnaissance et émotion le titre
de père que l'armée m'a si souvent décerné. Des braves ne peuvent être
parjures. On trouve toujours l'honneur et la fidélité sous l'habit et dans
le coeur du soldat.>>>
A la députation dela bourgeoisie.
«MESSIEURS ,
>>Je n'avais pas besoinde cette nouvelle preuve de dévonement que
vous me donnez aujourd'hui pour être persuadé de Pattachement que
yous me portez ainsi qu'à mon fils. 1
>>Depuis quelques mois , des bruits de toute espèce circulaientdans le
pays. Unjour , le Roi venait d'expirer ; un autre , mon fils était près de
rendre le dernier soupir ; un antre enfin c'etait moi-même qui étais menacé
de la mort. C'était ainsi qu'on cherchait à répandre l'inquiétude
dans les campagnes. Quelques révélations ayant été faites depuis , elles
ont dû fixer l'attention de la police et même du gouvernement. Des
poursuites judiciaires sont ordonnées , et les coupables ou les calomniateurs
seront jugés d'après les formes existantes. Si l'on n'en voulait qu'à
ma vie ,je pourrais pardonner aux anteurs de ces bruits; mais c'est à
votre liberté , à votre constitution , à vos lois , à votre honneur qui en
est la garantie; c'est à ces objets les plus sacrés pour des hommes debien
qu'il enveulent.
>> Quand, dans la triste position où vous avait plongés une longue suite
dedesastres , vous portiez votre attention sur les princes connus pour les
services qu'ils avaient rendus à leur patrie, et que vous fixâtes votre choix
1
1
AVRIL 1817 . 8g
sur moi , je résolus d'y répondre; je me sentis grandir par l'idée même
de vos périls , et capable de former les plus vastes desseins pour justitier
votre confiance , je consentis à renoncer pour vous aux douceurs de la
vie privée, à laquelle j'avais résolu de consacrer le reste de mon existence,
et je me dévonai au service d'une nation jadis si célèbre et alors si
malheureuse. Je vins au milieu de vous ; je vous apportai pour titres et
pour garantie, mes actions et mon épée. Si j'avais pu y joindre une longue
suite d'aïeux , depuis Charles Martel , je ne l'aurais fait que pour vous ,
car pour moi je suis aussi fier de mes services et de la gloire à laquelle
jedoismonélévation .
>Atous ces titres je joins ceux de l'adoption du Roi , et de l'élection
unanime du peuple libre. C'est sur eux que je fonde mes droits, et aussi
long-temps que la justice et l'honneur ne seront pas bannis de cette terre ,
cesdroits seront plus légitimes et plus sacrés que si jedescendais d'Odin .
Cen'estpas parles armes que je me suis frayé une route à la succession
an wone de Suède. Le choix libre de la nation m'y a appelé , et c'est de
cedroit queje vous parle. Rappelez-vous l'état où était la Suède à mon
arrivée, et voyez ce que nous sommes maintenant.
Il est vrai qu'il se trouve des mécoutens dans tous les pays ; mais le
petit nombrede ceux qui peuvent se trouver ici n'a d'autre sujet de mécontentement
que la tranquillité dont le pays jouit. Il y a des ètres mal-
Faisans qui n'aiment que le trouble:le désordre est leur élément , et fait ,
pour ainsi dire , leur existence; mais cette faible poignée de turbulens
n'a pas besoinde mesures extraordinaires pour être réprimée et contenue
dans le devoir. Le Roi marche avec la loi, et la loi aura assez de force pour
dispenser de recourir à des moyens extrêmes . Tout doit , messieurs , nous
inspirér cette sécurité. L'intérieur est tranquille. Le cours de la justice
m'a été nulle part interrompu. Le cultivateur remercie le ciel du calme
dont il jouit. Nous n'avons rien à redouter du dehors ; nous ne nous occupons
pas de ce qu'y s'y passe , et nous avons la certitude qu'on y fait
de même à notre égard. Vos droits sont done assurés, tant dansl'interien r
qu'à l'extérieur, et tout annonce que de lang-temps nous ne serons dans
lanécessité de les défendre ; mais , s'il le fallait, si l'honneur national
l'exigeait , suivi d'une armée fidèle , aguerrie et disciplinée , appuyé par
lavolonté suprêmedu Roi et de la nation, je marcherais au-devant de nos
ennemis, précédé par l'augure du succès ; et dans ces occasions je sentirais
couler tout mon sang avec plaisir pour le service dela patrie.
>Je nepuis mefaire comprendre dansla langue suédoise comme je le
désirerais; mais monfils laparle pou pourmoi: il a été élevéau milieude vons;
vous devez fonder sur lai de grandes espérances . Je parle le langage de
Thonneur , de la liberté , et tont Suédois qui aime vraiment la patrie doit
le comprendre.>>>
A la députation des paysans
«Dignes membres de l'honorable ordre des paysans!
I
C'est avec la plus vive satisfaction que je reçois votre adresse. J'ai
toujours été convaincu des sentimens que vous venez de m'exprimer de
Votre part et de celle des braves paysans de la Suède.
Le pouvoir judiciaire va examiner s'il y a des coupables. Pour vous
calmer,jepuis vous donner l'assurance que la tranquillité publique et
Pinviolabilité de notre constitution ne peuvent pas courir de risques , et
que le Roi , moi et mon fils , nous avons recu de toutes parts les témoiguages
les plus aridens de fidélité et d'attachement.
>Moi et mon fils nous pourrons mourir bientôt ; mais si la volonté de
وم
MERCURE DE FRANCE.
la Providence est qu'un tel événement ait lieu , j'ai assez de confiance
dans le caractère noble et ferme de la nation suédoise , dans l'amour qui,
de tout temps , l'anima pour sa liberté et son indépendance , pour être
persuadé qu'elle saura soutenir ses résolutions , et rester toujours digne
d'elle. Je vous prie , braves et dignes paysans , de faire connaître à tous
vos confrères les sentimens d'affection etde confiance que je leur ai voués
àjamais.>>>
DANEMARCK.- Nos journaux sont presque muets
sur le Danemarck. La nouvelle la plus marquante qui
nous soit arrivée de ce pays , depuis un mois , est l'ordre
donné par le Roi , d'armer la frégate la Minerve , pour
l'envoyer à l'île de Sainte-Croix protéger le commerce
danois contre les corsaires des indépendans de l'Amérique
espagnole. Une commission continue à préparer la
constitution du duché de Holstein .
PRUSSE.- En Prusse , le conseil d'état s'assemble fréquemment
pour délibérer sur un nouveau mode d'impositions
, et sur la constitution qui doit être présentée
par le Roi à la nation.Une ordonnance royale a statué que
les traitemens des ecclésiastiques seraient payés désormais
sur les revenus de l'Etat, ainsi que les pensions accordées
aux membres du clergé que l'âge ou des infirmités
rendent incapables de remplir les fonctions de leur
ministère . L'armée est , dit- on , au moment d'éprouver
une grande dislocation; et en outre du cinquième du
contingent prussien qui revient de France , plusieurs régimens
quitteront ce pays , et y seront remplacés par
d'autres tirés de la Prusse et de la Silésie . C'est toujours
avec plaisir qu'on observe ce qui annonce l'établissement
de constitutions libérales , et , ce qui n'est pas moins essentiel
pour l'espèce humaine, la réduction de ces
nombreuses forces militaires , aussi dispendieuses qu'inutiles
à entretenir , dans un temps où la paix est le premier
voeu , et le commerce et la liberté , les deux seuls
besoins des peuples .
AUTRICHE . -L'échange des courriers est en ce moment
très -actif entre Vienne et Constantinople . Les rapports
de l'Autriche avec le Brésil continuent d'occuper
l'attention publique . Des négociations existent entre la
cour de Vienne et M. de Marialva , ambassadeur du
Roi de Portugal. On continue de brûler, sur les glacis de
la capitale , du papier monnaie pour des sommes consi
dérables . Une grande réduction vient d'avoir lieu dans
le nombre des places , particulièrement dans la maison
AVRIL 1817 . 91
de l'Empereur : en même temps , les grands de l'empire
travaillent à alléger la misère du peuple. S'il est vrai
que l'armée doive éprouver une nouvelle diminution ,
cette mesure améliorera encore les finances de l'Etat . Le
bruit se renouvelle d'un voyage de LL. MM. II . à Venise
et à Trieste , au printems prochain. Lors même que ce
voyage n'aurait pour but que de montrer à de nouveaux
sujets leur nouvelle souveraine , ce serait encore un but
politique : laprésence est un lien entre les Rois et les
peuples.
1
T. P.
NÉCROLOGIE.
J
La mort vient de ravir à la France un héros fameux
entre tant de guerriers qui ont imposé leur nom à
l'histoire par des travaux et des actions d'une immortelle
renommée . Pressés de rendre au maréchal Masséna
l'hommage que lui doivent tous les coeurs qui battent
encore au nom de la patrie , nous avions préparé à la
hâte une notice biographique. Nos lecteurs nous sauront
gré sans doute d'y substituer le discours prononcé
sur la tombe de cet illustre général par un des témoins
et des compagnons de sa gloire . Quel autre méritait
mieux que le lieutenant-général Thiébault(1) , que l'historien
du siége de Gènes , l'honneur d'ètre l'organe de
la France et de l'armée dans cette circonstance solennelle?
MESSIEURS ,
Lorsque le plus grand orateur du siècle de Louis XIV
eut à faire l'oraison funèbre d'un prince, illustre par ses
armes , presque autant que par l'éclat de son rang , il se
sentit à lafois confondre, et par la grandeur du sujet ,
et par l'inutilité du travail.
Le maréchal Masséna ne devait rien aux avantages
d'une haute naissance , et sa gloire contemporaine ne
( 1) Le lieutenant-général baron Thiébault a fait à l'état-major de la
division du général Masséna les campagnes de 95 et 96 en Italie. Il lui a
été attaché, commme adjudant-général pendant le siége de Gênes , et a
recu de lui les grades de chefde bataillon et de général de brigade. C'est
d'après l'invitation qui lui en a été faite au nomde la famille du maréchal,
etpar l'un de ses membres , que le lieutenant-général Thiebault a prononcé
ce discours sur sa tombe、
92 MERCURE DE FRANCE .
cherche point d'appui dans la nuit des souvenirs . Tout
en lui émana de lui seul , de la seule force de son
génie et de son caractère ; mais comment ne pas être
frappé de l'inutilité du travail , lorsqu'on a à rappeler
des faits si profondément gravés dans la mémoire des
contemporains , des faits que l'histoire transmettra avec
étonnement aux siècles à venir , et auxquels appartiennent
tant de personnes illustres présentes à cette
cérémonié ?
Pour concilier l'insuffisance de nos moyens avec la
grandeur de la renommée du maréchal Masséna , disons
avec Bossuet : ses actions le louent , et résumons
en quelques mots l'histoire de sa vie .
Dans cet âge où la nature semble à peine suffire au
développement des organes , le maréchal Masséna manifestait
déjà une vocation prononcée pour la carrière
des armes ; vocation qu'attestait cette ardeur guerrière ,
noble présage des grandes choses ! A treize ans , un
vaisseau devint le premier théâtre de ses essais ; à seize ,
il avait fait trois campagnes sur mer ; à dix-sept , il
entra dans le régiment de Royal-Italien où il ne tarda
pas à se faire remarquer , et à obtenir ses premiers
grades
Cependant , la plus grande partie de l'Europe s'ébranlait
pour commencer la première guerre de la révolution.
Toutes nos frontières étaient menacées ; bientôt
elles furent attaquées : on courut aux armes ; des bataillons
se levèrent de tous côtés ; Masséna commanda
le deuxième du Var.
Chef de bataillon , il se montra colonel expérimenté.
Colonel , on vit en lui un général de brigade habile ;
général de brigade , il parut un général de division distinguć
; et c'est ainsi que toujours supérieur au grade
qu'il avait reçu , il ne trouva , dans chacun de ses
avancemens , que l'occasion et les moyens de se signaler
davantage , et qu'avec la rapidité de l'aigle , dont ses
traits avaient le caractère , il s'éleva , avec la plus brillante
réputation , au grade de général de division .
En 1794 , l'attaque d'Oneille et de Saorgio est résolue.
Vingt mille hommes y sont employés : le plus
entier succès la couronne ; Masséna en avait le commandement
.
La campagne du général Schérer est féconde enactions
AVRIL وت . 1817
glorieuses. A toutes , Masséna prend une part active ,
et souvent une part entièrement décisive (1) .
En 1795 et 1796 , l'armée d'Italie prend l'offensive.
Les batailles de Montenotte , Millesimo , Dego , Mondovi
soumettent le Piémont ; et celles de Lodi , Pizzighitone ,
Lonada, Castiglione , Roveredo , Trente , Bassano ,
Saint-Georges , Arcole , Rivoli et la Favorite , décident
du sort de l'Italie Cisalpine. Dans cette série d'événemens
surnaturels pendant lesquels on vit neuf armées
ennemies battues ou anéanties , Mantoue assiégée et
prise , et 270,000 ennemis détruits par 50 à 60,000
Français , Masséna , que cette époque seule eût immortalisé
, commanda constamment la division d'avantgarde
, exécuta sur les flancs , sur les derrières de l'ennemi
, des mouvemens où la plus haute capacité le disputait
à l'intrépidité la plus rare ; il décida plusieurs fois
du sort des batailles , et conquit ce beau nom d'Enfant
cheride la Victoire , nom qu'il acheva de justifier à Bellune
, à Tarvis , à Villach, à Clagenfurth et dans cette
série de combats brillans , de marches aussi hardies ,
aussi rapides que savantes , et qui , à travers les défilés
de la Carinthie , le conduisirent aux portes de Vienne !
Ici , messieurs , une nouvelle carrière s'ouvre pour le
héros dont nous déplorons la perte ; après avoir étonné
l'Europe et la France , en exécutant des dispositions
qui n'étaient pas les siennes , il ne restait plus au général
Masséna , pour se placer au rang des plus grands
capitaines , qu'à se signaler par la force et la grandeur
de ses propres conceptions.
Malgréles victoires multipliées des campagnes précédentes,
malgrélaprisedu corps d'Auffenberg parMasséna,
et ses brillantes actions contre le prince Charles , un an
avait suffi pour changer notre position militaire. La fortune
paraissait , cédant au nombre , avoir abandonnénos
drapeaux. L'Italie , ce prix de tant de triomphes , nous
avait été presque entièrement enlevée ; nos armées du
Rhins'étaient reployées sur nos frontières ; toutes les
forces d'une seconde coalition se réunissaient sous les
ordres du prince Charles et de Schuwarow pour achever
nos défaites , en accablant la partie de l'armée du Danube
avec laquelle Masséna occupait l'Helvétie .
(1) Le plande la bataille du a frimaire , et toutes les instructions quí
yétaicut relatives , farent conçus et dictés par le général Masséna.
94 MFRCURE DE FRANCE .
Cette situation était d'autant plus critique , que ce
n'était plus seulement d'une armée qu'il s'agissait pour
nous , c'était de la France . Masséna battu , son invasion
était inévitable ; les destinées de la patrie se trouvaient
dans ses mains.
Mais si les forces et les manoeuvres des ennemis l'oc-.
cupaient de la manière la plus sérieuse , les injustices
du directoire achevaient de rendre sa position difficile .
En proie aux plus vives anxiétés , le gouvernement le
pressait de combattre , et alla jusqu'à lui faire un crime
de ce qu'il nommait ses retards . Un homme ordinaire
eût cédé. Masséna , inébranlable dans ses résolutions ,
attendit le moment qu'il avait fixé pour agir , et le
passage de la Limat , la bataille de Zurich , la destruction
de l'armée de Korsakow , et la défaite de
Schuwarow (1 ) vérifiérent ses calculs , justifièrent sa
conduite , sauvèrent la France , et ainsi que le dit à
Paris le général Sprinkporten, cette campagne lui valut
l'honneur d'être , depuis Charles XII , le premier général
qui eût battu les armées russes .
Rassuré sur le sort de la France , la sollicitude du
gouvernement se reporte sur l'Italie , et notamment
sur Gènes , dernière ville importante que nous y possédions
.
Dirai-je quelle fut sa conduite à Gênes ? ... rappellerai-je
les horreurs de la misère et de la famine , ajoutant encore
à lagloire de tant de combats livrés partout contre un
ennemi décuple en forces , et retranché sur d'innaccessibles
montagnes? .... Peindrai-je le général Masséna ,
supérieur au danger comme à la fortune , trouvant des
ressources où personne n'eût songéà en chercher; résistant
à toutes les offres et à toutes les séductions ; commandant
, par son exemple , le courage , le dévouement ,
l'héroïsme et la résignation ; et après avoir , pour ainsi
dire , fait la guerre sans troupes à toute une armée ;
s'ètre battu , souvent sans munitions ; avoir sufli sans
fonds à d'inévitables dépenses; nourri l'armée sans magasins
, et fini par contenir et des soldats et une grande
population au désespoir : le peindrai-je , dis -je , dans
cette effroyable position , dictant des conditions aux
(1) Sous le nom d'armée du Danube , Masséna commandast alors
toutes les armées françaises depuis Dusseldorf jusqu'au Saint-Gothard..
AVRIL 1817 . 95
vainqueurs , changeant un revers en triomphe , et ,
ainsi qu'un officier autrichien l'observa , faisant capituler
le vainqueur , alors même qu'il ne permit pas que
lemot de capitulation fût employé dans le traité qu'il
parvint à conclure ? .... Non ! .... ces détails sont inutiles
en parlant de celui à qui l'amiral Keith disait : Vous valez
seul plus de vingt mille hommes ; de celui que le
prince Henri de Prusse , frère de Frédéric-le-Grand ,
et si grand général lui-même , peignait si bien dans ces
phrases dignes d'ètre rappelées:... « Le général Mas-
>> séna , plus heureux que Léonidas , a deux fois défendu
>> et sauvé sa patrie ; deux fois , avec des forces infé-
>> rieures , il a battu des armées ennemies , qui , fières
>> de leur supériorité, ne devaient compter que sur lavic-
>>toire (1).>>
Après tant de faits glorieux , il ne m'est cependant
pas permis de passer sous silence cette campagne de
1805 , en Italie , où le maréchal Masséna , commandant
enchef, lutta, avec des forces inférieures , contre un des
plus grands généraux modernes , le prince Charles ;
Masséna ne manoeuvra que pour occuper son ennemi ; ne
combattit que pour empècher qu'il ne secourût Vienne
à temps , et s'exposa mème à être battu, pour favoriser ,
sur le Danube , des victoires décisives ...... Comment ne
pas fairemention de l'attaque du royaume de Naples',
dont il fitla conquête en 1806 ! de la campagne de Pologne
(1806 et 1807) , où , commandant un corps détaché,
sa capacité mit seule quelque équilibre entre
lesforces qu'il commandait , et celles qui lui étaient opposées
! .... de son rôle , àjamais mémorable , à la bataille
d'Essling , où , dans la position la plus désespérée ,
son intrépidité sauva l'armée française , et lui fit repondre
à de vives instances pour tenir seulement trois
heures : ..... Dites que j'en tiendrai douze ..... Enfin ,
de sa conduite à la bataille de Wagram , pendant laquelle
, malade et souffrant , il commanda, couché dans
sa calèche , et se faisant conduire partout où le danger
étaitle plus imminent.
En 1810 et 1811 , il fit en Portugal sa dernière campagne;
elle attesta qu'il n'avait rien perdu de sa coura-
(1) Extrait d'une lettre écrite en 1800 , par S. A. R. le prince H. de
Prusse au général Thiebault,
96 MERCURE DE FRANCE .
geuse énergie ; elle n'eut cependant pas les résultats que
le nom seul de Masséna semblait garantir : mais ceux
qui ont été en état d'apprécier les obstacles et les
moyens , trouveront , dans sa conduite , la preuve que
s'il avait su faire de grandes choses avec peu de ressources
, il ne savait pas entreprendre l'impossible. Eh !
d'ailleurs il faut bien l'avouer , la gloire a aussi sa
vicillesse , et cette vieillesse devient comme celle de
l'âge , anticipée par les excès .
,
Après cette énumération de prodiges , rappelleronsnous
froidement les ordres dont il fut décoré , les titres
dont il fut revêtu ? .... l'honneur d'un pareil homme est
dans les faits qui consacrent sa mémoire , et dans le
nom qu'il a illustré.
Néanmoins , il ne nous est pas permis d'omettre un
fait dont la famille du maréchal s'honorera toujours ; et
que tous les Français apprendrontavec attendrissement ,
mais non pas avec surprise , puisqu'il peint le coeur d'un
prince qu'entourent si justement leur admiration , leur
respect et leur amour .
La cruelle maladie à laquelle le maréchal Masséna a
succombé l'avait empèché de recevoir, de la main du
Roi , le bâton de maréchal ; S. M. a daigné , après sa
mort , l'envoyer à sa famille ! ....
Telles sont , Messieurs , les principales actions de service
militaire du maréchal Masséna ; mais lorsque , détournant
nos regards de ces brillans tableaux , nous les
portons sur ce tombeau , quels douloureux sentimens
succèdent à tant d'admiration ! ... Ne pouvant croire au
malheur d'une si grande perte , on cherche celui qui
animait les braves de la plus noble ardeur , celui dontla
valeur et le génie présageaient la victoire , et un corps
inanimé est tout ce qui s'offre à nos yeux ! On cherche
ces trophées tant de fois élevés par ses mains , ces lauriers
dont il se couvrit ; un cyprès , un linceul les ont
tous remplacés ; on appelle encore l'Enfant cheri de la
Victoire , ce chef, que ses dignités ne purent enorgueillir
, qui toujours fut l'ami de ses officiers , le père
de ses soldats.... la mort seule répond , .... mais déjà la
postérité couvre sa voix , et nous crie : la gloire est la vie
deshéros : Masséna n'a pas cessé devivre !
IMPRIMERIE DE C. L F. PANCKOUCKE.
MERCURE
DE FRANCE
SAMEDI 19 AVRIL 1817.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
Fragment d'un poëme intitulé : Paris et la Province.
Le jeune Melcour avait juré de fuir pour toujours le monde ; il sent
enfinle besoin d'aimer et d'être aimé , se résout à quitter son château ,
et se rend àAnaboise , avec le dessein d'y choisir une épouse.
Le marteau sur l'airain frappait la neuvième heure ;
Melcour est arrivé. Du fond de sa demeure ,
Chacun l'entend , s'étonne , et quittant ses travaux ,
Selève , et le regarde au travers des carreaux.
Quelques chiens irrités le suivent dans la rue ,
Et d'ungosier sonore annoncent sa venue.
On demande , on s'informe. Un nouveau sous-préfet ;
Viendrait-il de Paris ? est-il jeune , bien fait ?
-Connaissez-vous son nom , ses goûts , son caractère ?
-Est-il riche , galant.... , veuf ou célibataire ?
TOME 2 . 7
98 MERCURE DE FRANCE .
--Mesdames , calmez-vous ; ce n'est qu'un receveur.
--Eh ! non , c'est un Anglais .--Non, c'est un grand seigneur
Qui , sous l'incognito , parcourt notre province.
De propos en propos , l'étranger est un prince ;
Il sera plus encor ! Mais , sur la in du jour ,
Amboise apprend enfin que ce prince est Melcour ;
Le maire en a , dit- on , confirmé la nouvelle .
Lorsqu'en proie aux fureurs d'une longue querelle ,
La France gémissait sur ses champs envahis ,
Ce maire , ami prudent des différens partis ,
Saluant leurs couleurs sans en choisir aucune ,
Aux désastres communs déroba sa fortune .
De feu monsieur Geoffroi constant admirateur ,
Et de nos almanachs profond commentateur ,
Il voulait de Paris affronter le voyage ;
Mais sa chaste moitié craiguit ce court veuvage :
Madame , qui long-temps fut l'ornement de Tours ,
En dépit des caquets , brille par ses atours .
Malgré l'âge , à la mode elle reste fidèle .
Des beautés du pays respectable modèle ,
On vient la consulter ; ses moindres vêtemens
Arrivent de Paris , ainsi que ses romans ."
'Autrefois , si l'on doit en croire la chronique , ..
Elle savait un peu de danse et de musique.
Maintenant , qui sait mieux découper un chapon ,
Perd avec plus de calme une fiche au boston ,
Trompe mieux son joueur , est au wisk plus savante...
Et fait mieux enrager fils , époux et servante ?
2
Dans le logis du maire , est un salon étroit ,
Unique rendez-vous des seigneurs de l'endroit.
AVRIL 1817 . 99
Cabinet de lecture et salle d'audience ,
,
:
De jeux et de festins , de concerts et de danse ,
Ce salonsert à tout. C'est là que , chaque soir ,
Des voisins , en secret fatigués de se voir
Viennent , faute de mieux , et jouer et médire ;
Et c'est là que Melcour, qu'un doux espoir attire ,
Porte ses premiers pas . On l'annonce ; au plafond ,
Deux serins troublaient seuls un silence profond ....
A l'aspect de Melcour , chacun quitte sa place ;
Agrand bruit on l'entoure , on le presse , on l'embrasse ;
Enfin il est assis ; mais un jaloux carlin
N'a cédé son fauteuil qu'en lui mordant la main.
:
Vierges ! réveillez-vous ; doucement empressées ,
Rappelez à l'envi vos grâces délaissées ;
Colorez-vous du fard d'une utile pudeur ;
De ce regard muet animez la candeur ;
Mais sur-tout consultez le coup-d'oeil d'une mère.
Melcour est devant vous ......
A. BÉRAUD ,
T
capitaine en non activité.
www
FABLE .
4
Les deux Roses.
Echappée à demi de sa fréle prison ,
Fraîche , brillante, et de rosée humide ,
Comme la vierge encor timide
Qui sourit au lever de sa jeune saison ,
Une rose , l'amour du papillon volage ,
Gémissait de fleurir sous un épais feuillage.
100 MERCURE DE FRANCE .
Cependant sur le bord d'un cristal argenté ,
Une autre rose épanouie ,
Par un souffle amoureux , doucement réjouie ,
Disputait au grand jour le prix de la beauté.
Suspendu pour la voir dans sa course infidelle ,
L'oiseau la saluait comme reine des fleurs ;
Les vents frais du matin se jouaient autour d'elle ,
Et l'aube en souriant l'arrosait de ses pleurs .
Mais hélas ! du plaisir que l'heure est fugitive !
Sa soeur, en murmurant sous ses feuilles captive ,
La voit , lui porte envie ,et pousse unlong soupir :
Echo de fleurs en fleurs le répète au Zéphir ,
Zéphir vole et lui dit : « Fille de la rosée ,
>> Console-toi de ton humble destin ;
» Ta superbe riyale , aux regards exposée ,
>> Qui boit les feux du jour et les pleurs du matin ,
› Mourante , va palir sur sa tige épuisée ;
► Le soleil brûlera ses fragiles couleurs .
Et toi , bravant du nord l'impétueuse haleine ,
» Tandis que tes parfums embaumeront la plaine ,
» Tu fleuriras encore à l'abri des chaleurs . >>>
Il dit , et caressant la vierge qui soupire ,
Voltigeant et rapide en son mobile essor ,
Il fuit , revient , fuit et revient encor ,
Jeux adorés du folâtre Zéphire !
Déjà tel qu'un géant dans son cours agrandi ,
L'astre brûlant du jour touchait à son midi ;
De son éclat bientôt la rose dépouillée ,
Sur sa tige à regret pâlissante , effeuillée ,
Se penche , et pour finir ce règne d'un moment ,
Sans vie et sans couleur tombe languissamment .
AVRIL 1817 . 101
Le sage vit en paix sous le toit de ses pères :
Content de son destin , riche de jours prospères ,
Il plaint de tous les rangs l'ambitieuse ardeur ;
Hélas ! n'enviez pas le sort de la grandeur !
J'en atteste ces jours que la clémence oublie.
Vous le savez , le roseau plie ,
Mais le chéne est souvent brisé par l'aquilon ;
Souvent du vieil Athos le front réduit en poudre,
Fume au loin , mutilé par l'éclat de la foudre ,
Dont les fureurs épargnent le vallon.
L. SALES , étudiant en droit .
nuwm.
Sur la mort du maréchal Masséna.
Enfant chéri de la victoire
,
Honneur de ton pays , orgueil de nos guerriers ,
Qu'on lise sur ta tombe , au milieu des lauriers ,
Masséna, la France et lagloire.
NAUDET .
ww
ÉNIGME.
Des machines jadis je fus la plus terrible;
Des aniruaux je suis le plus paisible ;
J'inspiraisla terreur ; je suis cher à l'amour ;
Souvent on mevit , en un jour ,
Suivreun timide enfant , et de ma tête horrible
Renverser la plus forte tour ;
Je brille au ciel , je bondis sur la terre,
Près des poissons , ou près d'unebergère.
ParM. 1. J. Roques, de Montauban ( aveugle de naissance.)
102
MERCURE DE FRANCE .
: wwww
CHARADE .
Un gros rentier passant , glisse sur mon entier ;
Il tombe , il agonise, ... et j'entends mon dernier.
Le temps poursuit son cours ,et dejà mon premier
Se repaît à loisir de la ohair du rentier.
awmши
LOGOGRIPHE
Commemars vient en carême ,
Au printemps j'arrive de même.
Placez ma tête où j'ai le coeur ;
Je deviens , par un sort bizarre ,
La chose du monde la plus rare ,
Pour un hommedans le malheur.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est folie; celui de la charade ,
renard; celui du logogriphe , misère , où l'on trouve
Isère.
۱
AVRIL 1817 . 103
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
Les Douze Siècles , nouvelles françaises ; par madame
Elisabeth de Bon ; ornées de quatre gravures , etc.
Deux volumes . Prix : 7 fr. , et 10 fr. par la poste .
A Paris , chez Rosa , libraire , grande cour du Palais-
Royal .
Les premiers siècles de la chevalerie sont les temps
héroïques des nations européennes . Les chevaliers de
la table ronde , et les preux de Charlemagne rappellent
ces autres personnages demi - fabuleux qui se
faisaient un devoir de poursuivre les brigands , de
dompter les monstres et de châtier les oppresseurs des
peuples. Dans l'ancienne Grèce , comme dans l'Europe
moderne , ces époques reculées ont été favorables au
génie poétique , qui dédaigne les choses réelles , et ne
se plaît que dans ses propres créations. L'enfance des
sociétés présente à l'imagination tout ce qui peut la séduire
et l'enflammer , des moeurs simples , des coeurs
sincères , des sentimens énergiques , de touchans souvenirs
; c'est l'âge des chastes amours, des vertus désintéressées
, de l'amitié parfaite et du bonheur ; douces
104 MERCURE DE FRANCE .
illusions qui charment quelques heures fugitives d'une vie
aride, et nous font pressentir de meilleures destinées.
Amesure que nous avançons dans l'histoire , ce
monde idéal s'évanouit. Bientôt nous éprouvons , en retombant
sous l'empire des réalités , un sentiment douloureux
, comme si , relégués dans un désert sans limites,
nous avions à regretter la patrie absente et les premiers
objets de notre amour. Les institutions chevaleresques
étaient la décoration de la féodalité , de ce régime désastreux
qui ne connaissait que des tyrans, des esclaves,
et point de citoyens. Cette seconde époque, moins favorable
aux poëtes que le premier âge de la chevalerie ,
parce qu'elle est mieux connue , a cependant fourni
d'heureuses fictions. Aujourd'hui même , les héros du
moyen âge , les ménestrels , les tournois , les pélerinages
jouissent d'une faveur particulière. Nous aimons
à revoir sur la scène nos preux chevaliers ; nous sommes
touchés de la naïveté de leur langage ; de modernes troubadours
célèbrent avec enthousiasme leur bravoure et
leur gloire ; plus d'un écrivain leur doit ses succès et sa
fortune. Madame Elisabeth de Bon, déjà connue par un
talent aimable , s'est placée elle-même sous la protection
de ces galans chevaliers ; ils forment les principaux
personnages de ses dix premières nouvelles ; mais avant
de considérer son ouvrage , je veux parler encore de ces
époques féodales vers lesquelles des hommes , qui savent
très-bien ce qu'ils veulent , cherchent ànous repousser.
Ces époques me paraissent merveilleuses dans les
poëmes et les romans. Je ne suis pas plus ennemi que
AVRIL 1817 . 105
madame de Sévigné , de ces grands coups d'épée qui
jonchaient unchamp de bataille de morts et de blessés.
Les amazones mêmes ne me déplaisent pas ; je fais toujours
des voeux pour elles , lorsque le romancier ou le
poëte juge à propos de les mettre aux prises avec un
chevalier discourtois ou quelque maudit Sarrasin . Mon
imagination me transporte aisément dans ces vieux châteaux
, séjour de la galanterie et de l'hospitalité , où les
princesses , montées sur des palefrois, et suivies de leurs
fidèles écuyers , reçoivent un accueil favorable , et se
reposent de leurs fatigues au milieu des fêtes et des
plaisirs. J'écoute leurs entretiens avec satisfaction, je
prends part à leurs peines , et je ne les quitte pas lors
qu'elles vont consulter le bon religieux qui demeure dans
l'ermitage voisin du château. Toutefois , je ne puis me
défendre de quelque inquiétude , lorsqu'elles tombent
entre les mains de certains barons, dont le caractère est
un peu brutal , et qui ne montrent pas assez de respect
pour les princesses vagabondes ; mais je crois aveuglément
tout ce qu'on me dit à cet égard , et je ne doute
point qu'elles ne sortent avec honneur des plus mauvais
pas. Pourquoi serais-je plus difficile que les chevaliers
qui reçoivent de ces belles aventurières le guerdon
d'amour, et qui les épousent lorsqu'elles sont lasses de
courir le monde. Je me prête volontiers à tous les caprices
d'un auteur de romans ; j'applaudis aux exploits
surprenans de ses héros , et aux vertus encore plus surprenantes
de ses héroïnes.
Malheureusement les chevaliers , les barons et les
106 MERCURE DE FRANCE .
princes des temps féodaux , ne figurent pas , en général
, d'une manière aussi honorable dans l'histoire que
dans les romans . Il paraît qu'ils ne connaissaient d'autre
droit que celui de la force , d'autre justice que celle du
glaive . « Le gouvernement féodal , dit un célèbre historien
, avait dégénéré en un système d'oppression . Les
nobles , dont les usurpations étaient devenues excessives
et intolérables , avaient réduit le corps entier du peuple
àun état de véritable servitude; et la condition de ce
qu'on appelait les hommes libres , n'était guère meilleure
que celle du peuple. Cette oppression ne tombait
pas seulement sur ceux qui habitaient la campagne et
cultivaient les terres de leurs seigneurs ; les villes et les
villages relevaient de quelque grand baron , dont ils
étaient obligés d'acheter la protection , et qui exerçait sur
eux une juridiction arbitraire . Les habitans étaient privés
des droits naturels et inaliénables de l'espèce humaine.
Ils ne pouvaient disposer des fruits de leur industrie
, ni par un testament , ni par aucun acte passé
pendant leur vie ; ils n'avaient pas même le droit de
donner des tuteurs à leurs enfans dans l'âge de minorité
, et ils étaient obligés d'acheter de leur seigneur la
permission de se marier. On exigeait d'eux , sans indulgence
et sans pitié , des services de toute espèce , souvent
aussi humilians qu'onéreux. L'esprit d'industrie était
gêné, dans quelques villes , par des réglemens absurdes,
et dans d'autres , par d'injustes exactions. Les maximes
étroites et tyranniques d'une aristocratie militaire , ne
pouvaient manquer d'arrêter les progrès de la raison et
de la civilisation . »
AVRIL 1817 . 107
Tel était le système de gouvernement , objet de tant
d'éloges , et qui excite aujourd'hui tant de regrets. On
ne conçoit pas trop comment il serait possible de rétablir
un tel ordre de choses. Rien n'était moins difficile
dans lemoyen âge. Les paysans étaient accoutumés à l'esclavage.
Un haut et puissant baron était regardé comme
une espèce de divinité. A cette époque , un chevalier
armé de toutes pièces , et monté sur un cheval bardé de
fer, faisait trembler tout un canton. Les peuples ,
abrutis par l'ignorance et par la superstition, cédaient lâchement
à la force , et n'avaient nul sentiment de leurs
droits ; d'ailleurs , on ne leur permettait pas de porter
les armes , et ils se trouvaient sans défense contre ces
hommes et ces chevaux qui combattaient , pour ainsi
dire , à l'abri d'un rempart d'airain .
Aussi l'invention qui aporté le coupele plus mortel à la
chevalerie, est celle de la poudre àcanon. C'est un moine
allemand qui a tué la féodalité. Les barons furent trèsmécontens
de cette découverte . Ils cherchèrent longtemps
les moyens de conserver leur supériorité physique.
Lanoue , dans ses Discours politiques et militaires
, observe que les gentils-hommes de son temps
étaient , dès l'âge de trente-cinq ans , estropiés des
épaules par le poids énorme des armes qu'on avait imaginées
pour se garantir de la violence des arquebuses
etdes pistolets .
Ces pauvres gentils-hommes avaient beau s'estropier
les épaules , une arquebusade pouvait , à chaque instant,
fracasser leur armure , et les faire rouler sur la
105 MERCURE DE FRANCE .
poussière comme de simples fantassins. Ils n'avaient
pas non plus la ressource de se cantonner dans leurs
châteaux forts , où il était autrefois si difficile de les
réduire , et d'où ils bravaient impunément la vindicte
publique, même l'autorité royale. Quelques pièces d'artillerie
bien dirigées suffisaient pour faire sauter leurs
ponts-levis et pour démolir leurs créneaux. Ils furent
forcés de respecter la faiblesse et d'obéir aux lois.
Une autre découverte non moins importante aurait
seule entraîné la destruction complète du régime féodal,
je veux parler de l'imprimerie qui donna des ailes à la
pensée , et fit disparaître par degrés les préjugés et
l'ignorance , auxiliaires de la tyrannie. Dès que les peuples
commencèrent à raisonner , et qu'il s'établit entre
cux une communication d'idées , ils sentirent que le
développement de leur industrie était un droit naturel ,
et qu'ils n'étaient point destinés à ramper dans l'oppression;
ils reconnurent que tout gouvernement légitime
devait être fondé sur les lois , que tout pouvoir devait
céder à ce pouvoir suprême , et que ces principes étaient
aussi favorables aux rois qu'aux nations. Dès-lors commencèrent
en France ces révolutions politiques qui ont
agité les trois derniers siècles , et qui , après des malheurs
inouïs , des catastrophes dont l'humanité gémit , ont
effacé jusqu'aux derniers vestiges des institutions féodales
. Aujourd'hui tous les droits sont reconnus ; l'alliance
indissoluble de la liberté avec la monarchie assure
la stabilité du trône , et nous met désormais à l'abri des
invasions du despotisme et des fureurs de l'anarchie.
AVRIL 1817 . 109
Ces réflexions ne paraîtront déplacées qu'à ce petit
nombre d'hommes que la raison désespère , et qui , jugeant
mal notre position, s'imaginent qu'il serait facile
de nous ramener à ces temps qu'ils nomment héroïques
et qui n'étaient que barbares. Le gouvernement , qui
sait mieux que nous tout ce qu'il gagne en force et en
sécurité par la Charte constitutionnelle , est, à cet égard,
notre plus sûre garantie. C'est un Roi du nom de
Louis qui , le premier , adit « que la nature avait fait
tous les hommes libres , et que son royaume étant appelé
le royaume des Francs , il voulait qu'il le fût en
réalité comme de nom (1 ) . » Ce que Louis X avait dit
sans l'exécuter , Louis XVIII l'a exécuté sans le dire.
Cette différence tient à celle des époques . On n'a pas besoin
de proclamer les principes , lorsqu'ils sont généralement
reconnus.
1
Aujourd'hui que nos chevaliers sont citoyens , il ne
doit plus être question de la chevalerie féodale que dans
les romans. C'est là seulement que nous consentirons
à admirer nos anciens barons , pourvu qu'on les place
dans des situations dramatiques , qu'ils agissent suivant
leurs caractères , et qu'on n'en fasse point des personnages
de convention. Cette tâche est moins facile qu'on
ne le suppose communément. Un écrivain qui n'a point
étudié dans l'histoire , et sur-tout dans les mémoires
du temps , les moeurs des différentes époques, s'expose à
des bévues qui font sourire les lecteurs éclairés. Je con-
?
(1) Ordonnance des Rois , tom. 1 , pag. 583 , 653.
110 MERCURE DE FRANCE .
nais plus d'un ouvrage de ce genre où tout estmoderne
excepté les costumes et le lieu de la scène; les princesses
y parlent comme nos Aspasies , et les preux y débitent
des calembourgs ; on croirait assister à une mascarade.
C'est le même défaut où tombèrent les deux Scudéri et
les autres écrivains de leur école, lorsqu'ils représentaient
Caton galant , etBrutus dameret .
Madame Elisabeth de Bon a évité ce défaut dans
les nouvelles qu'elle vient de publier. Ses peintures
sont vraies, et embellies de couleurs locales qui
prouvent une instruction solide et variée. On sent bien
qu'il serait impossible de faire connaître par de froides
analyses ces nouvelles dont le charme principal résuite
moins de la variété des situations que de la naïveté des
sentimens et des grâces du récit. J'ai lu avec beaucoup
d'intérêtles quatre nouvelles intitulées : Mathilde, Isaure
et Tristan , Marguerite de Flandre ou la Piété
Filiale , et Yolande ou la Cour d'Amour. Je
serais peu surpris si quelques lecteurs donnaient la
préférence à d'autres nouvelles. Lorsque le mérite est
à peu près égal , on est déterminé dans son choix par
les dispositions du coeur ou par la tournure de l'esprit.
Après les trois productions que je viens de citer , je
donnerais la palme à Emma ou le Jugement de Dieu.
J'aime cette gentille Emma qui cache , sous les vêtemens
d'une simple villageoise , une âme pure et de
nobles affections . Exposée dans son berceau sur une
montagne aride , allaitée par une chèvre , et recueillie
par l'humanité d'un vieux pâtre , Emma est fille de
1
AVRIL 1817 . III
la châtelaine de Créqui. Après une suite d'incidens habilement
amenés , elle rencontre le prieur de Vauxel ,
ce persécuteur inconnu qui a voulu lui ravir l'héritage
de ses pères. Le prieur est secondé dans ses complots ténébreux
par un de ces chevaliers déloyaux qui se livrent
sans mesure au déréglement de leurs passions , et qui
sont destinés à être la terreur des jouvencelles. Emma
ne peut envisager , sans frémir , le terrible Morgan ;
mais on se doute bien que l'amour veille surl'innocence .
Raoul , cousin de la dame de Créqui , avu Emma , et
n'apu la voir avec indifférence; car les chevaliers ont une
sagacité merveilleuse pour démèler , sous quelque costume
que ce soit, les jeunes filles bien nées , sur-tout
quand elles sont jolies. Les persécutions du prieur et
de Morgan redoublent. Emma est accusée d'avoir voulu
empoisonner la châtelaine de Créqui. On la jette dans
une prison obscure où elle gémit sans espoir de secours .'
Les traîtres ont profité de l'absence de Raoul pour con
sommer leurs abominables projets ; enfin , elle est traduite
devant le comte d'Auvergne qui la condamne à
être brûlée vive , si , dans trois jours , elle ne prouve
son innocence. Je ne dirai pas de quelle manière elle
surmonte toutes ces épreuves , et comment elle échappe
au bûcher. Je ne veux point satisfaire entièrement la
curiosité des lecteurs. Il doit leur suffire de savoir que
l'honnête prieur est confondu , et que Morgan , après
un combat terrible , tombe sous les coups du chevalier
Raoul.
Mad. Elisabeth de Bon n'a pas eu la prétention de
112 MERCURE DE FRANCE:
composer des nouvelles historiques. « Mon ouvrage,
dit-elle modestement, est une suite de petites nouvelles ,
toutes romanesques , que j'ai rattachées à notre histoire ,
dans l'espoir de leur donner au moins , par ce moyen ,
un degré d'intérêt aux yeux des lecteurs français>. >>
L'espérance de l'auteur n'a pas été trompée ; on trouve
toujours de l'intérêt dans ses Nouvelles . Cet ouvrage
est du nombre de ceux qu'on relit avec plaisir. Si
j'osais donner quelques avis à Mad. de Bon, je lui conseillerais
d'avoir un peu plus de confiance en elle-même ;
son style est quelquefois timide; la crainte de blesser le
goût , ou quelque convenance arbitraire , l'empêche trop
souvent de se livrer à son imagination , et cependant
c'est l'imagination qui embellit le sentiment et qui colore
la pensée. Le style peut être correct , élégant, et manquer
de cette chaleur , de ce charme indéfinissable qui laisse
dans le coeur de vives impressions , et dans la mémoire
de longs souvenirs .
!
A. JAY.
AVRIL 1817 . 115
L'ERMITE EN PROVINCE.
Anglet, le 1. avril.
LA CHAMBRE D'AMOUR.
Illo nonjuvenis poterit de funere quisquam
Lumina, non virgo sicca referre domum. 1
(Tib. , eleg. 1.)
L'amante et son amant , les larmes dans les yeux ,
Quitteront ce rocher d'un pas silencieux.
(Trad. de M. MOLLEVAUT. )
Il y a des peuples , comme des femmes , pour qui l'on
se passionne avant de s'être rendu compte des motifs
qui déterminent la prédilection qu'on leur accorde :
cette espèce de surprise , on l'éprouve parmi les Basques
; on les aime avant de les connaître : au milieu
d'eux , on se croit dans un petit monde nouveau qu'on
se souvient d'avoir rêvé : ces pasteurs descendant des
montagnes , un galoubet à la main; ces jeunes filles à la
démarche leste et gracieuse , dont les cheveux sont si
noirs , dont les yeux sont si vifs; cette population active
et riante, dont la campagne est pour ainsi díre émaillée ;
tout ici charme les yeux et intéresse le coeur : je dois
dire cependant que mon aimable guide n'oublie rien
pour augmenter le charme sous lequel je vis dans cette
contrée charmante. Il me montre son pays avec toute
l'adresse, toute la coquetterie d'un propriétaire qui a
grand soin , en vous promenant dans ses jardins , de
vous ménager la surprise d'un point de vue, la ren-
8
114 MERCURE DE FRANCE .
contre d'une cascade , l'aspect le plus avantageux d'une
fabrique.
J'ai accepté , avec autant de plaisir qu'il me l'a offerte
, l'hospitalité qu'il m'a donnée dans sa maison à
Mouguère , et dans nos courses , qu'il a seul dirigées ,
je n'ai cu de soin à prendre que celui de voir et de décrire
, en m'aidant le plus souvent encore de ses yeux et
de son esprit .
Arrivés sur les hauteurs qui environnent et qui dominent
Agnoa , première commune française du côté
de l'Espagne , M. Destère me fit remarquer, qu'en portant
la vue aussi loin qu'elle peut s'étendre , au nord , à
l'ouest et à l'est , nous embrassions un espace qui contient
le Labour le plus important des trois cantons basques
, et celui dans lequel paraissent s'être le mieux
conservés tous les traits primitifs de cette ancienne race
d'hommes .
Cette étendue de terrain suffirait à un nombre beaucoup
plus considérable de communes ; mais une population
plus forte ne pourrait s'y nourrir , sans de grands
accroissemens de culture , lesquels n'exigeraient qu'une
avance de capitaux ; car nulle part ce qu'il y avait de
bon dans les théories de Virgile et de Columelle , ne
s'est mieux conservé dans la pratique: cette pratique
n'est , à vrai dire , qu'une routine ; mais cette routine
n'est pas celle des autres paysans français , pendant tant
de siècles attachés à la glèbe. Le génie antique et secret
qui dirige l'agriculture , chez les Basques , peut d'une
génération à l'autre se révéler à eux , et recevoir les
lumières du génie moderne des Arthur Young et des
Fellenberg.
En portant, des hauteurs d'Agnoa, son regard à gauche,
et en longeant les bords de l'Océan , depuis la Bidassoa
jusqu'à Bayonne , on voit successivement les bourgades
AVRIL 1817 . 145
d'Ourrougue , de Ciboure , de Saint-Jean-de- Luz , de
Guettari , de Bidart , de Biarritz et d'Anglet : noms
aujourd'hui sans honneur , et qui n'ont pas toujours été
sans gloire.
C'est là que naissaient et que se formaient ces loups
de mer, ces intrépides marins qui , dans des temps
bien antérieurs à l'établissement de la marine anglaise
et à l'existence de la Hollande, poursuivaient et frappaient
les baleines de leur harpon ,jusque dans les plus
hautes mers du Nord. Les présomptions , pour ne pas
dire les preuves les plus fortes , autorisent à penser que
les Basques sont les premiers Européens qui ont vu et
touché Terre - Neuve; le nom basque de macaïllaoua
, que les pécheurs de tous les pays donnent
à la morue jaune et salée , vient à l'appui de cette opinion.
Il enest une plus honorable pour cette petite nation,
etmoins généralement adoptée, qui mériterait un examen
approfondi , auquel je n'ai ni le temps ni les moyens
de me livrer. Robertson , dans les notes de son Histoire
de l'Amérique , examine s'il est vrai que Christophe
Colomb (naviguant sur ces mers du Nord, avec des Basques
, long-temps avant sa grande pensée et sa grande
découverte d'un nouveau monde ) s'il est vrai , dis-je, qu'il
entenditle récitd'un Biscaïen qu'une tempête avait poussé
sur ce même continent , où Colomb se dirigea depuis, à
l'aide de son génie et de la boussole. « Après avoir lucette
dissertation, on pourra,sans être Basque commemoi (ajouta
M. Destère ) , rester convaincu , sinon de la vérité , du
moins de la vraisemblance du fait; et , indépendamment
de toute tradition historique, cette conjecture n'est-elle
pas beaucoup plus naturelle que celle qui se fonde uniquement
sur une inspiration du génie de Colomb ,
8.
116 MERCURE DE FRANCE .
éclairé par des théories du ciel et de la terre , si mal
connues à cette époque ?>>
« Une conjecture quej'ai formée plus à mon aise et à
moins de frais , continua-t-il , c'est que les archives de
Ciboure , de Saint - Jean -de - Luz , et de plusieurs communes
des Basques espagnols , sur le prolongement des
mêmes côtes , contiennent vraisemblablement plusieurs
relations ignorées sur cette grande époque qui a changé
la face du globe , et qu'un bon dépouillement de ces
mêmes archives nous ferait connaître ; ce travail exigerait
des hommes d'une instruction profonde , en géographie
, en astronómie , surtout en histoire , et ne pourrait
être fait que par des savans du pays ; car ( les annales
à consulter fussent-elles écrites en français ou en
espagnol ) il est de la nature des Basques de porter
l'esprit de leur langue dans toutes celles qu'ils parlent
ou qu'il écrivent .
>> Saint - Jean - de - Luz où se fit le mariage de
Louis XIV; Saint-Jean-de- Luz où nos princes , à leur
retour , furent reçus avec de si vifs transports de joie , a
sans doute acquis des titres à la faveur du gouvernement.
Pourquoi n'ordonnerait-il pas que ce dépouillement
se fit dans cette ville, où se trouvent d'ailleurs des
hommes très -capables de l'entreprendre; j'en puis nommer
trois : M. Leremboure , naguère receveur particulier à
Bayonne , et maintenant à Condom , homme d'affaires
par état , et homme de lettres par goût ; M. Ducos ,
médecin , versé dans les sciences physiques et morales ,
lequela passé sa longue vie sur ces côtes , et qui parle
avec la même facilité les langues basque , française et
espagnole ; M. Labrouche qui a rempli si long-temps
et avec tant d'honneur la place de maire de Saint-Jeande-
Luz , après avoir fait plusieurs voyages de long
cours, >>
AVRIL 1817 . 17
Saint-Jean-de-Luz , il y a trois siècles , était une
ville riche , commerçante et peuplée , dont les environs
étaient couverts de jolies maisons de campagne. Depuis
plus de cent ans , les prospérités de l'Angleterre et de
la Hollande ont arrêté les siennes en lui fermant les
chemins de toutes les mers . Il n'est pas impossible qu'on
ne les lui rouvre un jour ; et , pour l'y disposer , on ne
saurait trop souvent l'entretenir de son ancienne gloire..
Biarritz , dans l'ancienne marine des Basques français
, était regardé comme une succursale de Saint-
Jean-de-Luz et de Ciboure ; on n'y voit aujourd'hui
que quelques bateaux pècheurs dont les produits suffisent
pour donner un air d'aisance et de bien- être aux
habitans de ce village bâti sur des rocs .
Il y a des hommes dont la destinée est bien bizarre.
Dans une masure de ce village , naît un enfant qui
n'entend et ne parle jusqu'à douze ans que sa langue
maternelle ; je ne sais quelles circonstances l'amènent à
Paris : il étudie avec assez de succès le français et
l'anglais pour traduire , mieux qu'il ne l'avait encore
été , l'Essai sur l'Homme de Pope. Cette traduction ,
qui le fait connaître , le conduit , je ne sais comment
encore , au ministère des finances ; il en sort plus brusquement
qu'il n'y est entré , et depuis lors on n'entend
parler de lui ni dans les finances, ni dans les
lettres , ni en France , ni dans le pays basque . Voilà
toute l'histoire de M. de Silhouette . Les uns disent
qu'il se cacha pour n'avoir pas à rougir de sa chute ; les
autres, qu'il est peur des hommes après les avoir vus
etconnus dans ces repaires éclatans de toutes les passions
humaines. Cette dernière explication n'est pas la moins
vraisemblable.
Biarritz ( comme j'ai eu occasion de te dire dans un
de mes précédens discours , en parlant des environs de
118 MERCURE DE FRANCE .
1
Bayonne ) est renommé pour ses bains de mer : c'est
un spectacle charmant que d'y voir , à certains jours ,
arriver de toutes parts les caravanes de cacolits , dont
les jolies voyageuses sont recouvertes de longs voiles de
gaze qui les mettent , ainsi que leurs chevaux , à l'abri
des mouchards (1 )bourdonnant sans cesse autour d'elles .
Les bains de mer se prennent à Biarritz dans des
trous de rochers qu'on appelle bains d'amour. Nulle
part le terrible golphe de Gascogne n'est battu par plus
de tempêtes : le mouvement rétrograde des flots brisés
par le reflux a souvent emporté des baigneuses ; autant
de fois de jeunes et vigoureux nageurs ont volé à
leur secours , mais presque toujours sans succès . Le
danger est grand , les exemples sont connus ; toutes les
mères racontent à leurs filles l'anecdote que je vais citer:
on écoute, on pleure et l'on revient aux bains
d'amour (2) .
Vers la fin du dix - septième siècle , vivaient au
village sabloneux d'Anglet la jeune Saubade , fille
unique d'un riche pasteur du labour , et Laorens, jeune
pêcheur orphelin ; l'une , au sortir de l'enfance , était
déjà citée comme un modèle de cette beauté native
dont le charme tient sur-tout à l'élégance des formes ,
à la vivacité des traits et à l'expression des yeux ; l'autre
, à vingt ans , dans le pays de la force unie à la grâce ,
n'avait point de rival parmi la jeunesse basque dont il
était l'honneur et l'exemple. Quand il paraissait à la
farandole , à la paume , vêtu du petit gilet rouge ,
(1) Espèce de taon dout la piqûre est très-vive .
(2) Cette anec lote véritable doit trouver sa place dans un ouvrage de
M. T. T. qui a bien voulu m'en communiquer les circonstances prin
eipales.
AVRIL 1817 . 119
chaussé d'espadrilles ( 1 ) , coiffé du délicieux berret ,
tous les regards se portaient sur lui , et ne s'en détournaient
que pour chercher Saubade. L'amour dont ils
brûlaient l'un pour l'autre n'était un secret pour personne.
On ne l'avait point appris , on l'avait deviné :
on était sûr qu'ils s'aimaient, parce qu'il paraissait nécessaire
qu'ils s'aimassent . Une seule personne n'en voyait
pas la nécessité ; c'était le père de la jeune fille ; il était
riche en troupeaux ; Laorens était sans fortune, et cette
circonstance élevait un obstacle insurmontable entre les
deux amans .
Un an s'était écoulé pour eux dans les tourmens
d'une passion dont les contrariétés avaient accru la violence
: ne pouvant se livrer à l'espoir du bonheur , ils
ne prirent plus conseil que du seul sentiment qui puisse
se passer d'avenir , et firent serment d'être l'un à l'autre
jusqu'à la mort : un seul jour acquitta leur promesse .
Le père de Saubade était parti un matin pour faire
le dénombrement annuel de ses troupeaux , sur le revers
de la montagne où il avait coutume de rassembler
ses bergers . A peine avait-il disparu derrière la colline
au pied de laquelle sa maison était située , que le couple
charmant s'était réuni, au lever de la plus trompeuse
aurore , sous une espèce de tonelle couverte de pampre
à l'extrémité de l'habitation .
Cet asile ne pouvait les dérober qu'un moment aux
regards éveillés sur eux ; ce moment leur échappait; le
soleil éclairait déjà la campagne ; ils s'éloignent du village
, et dirigent leurs pas vers le bord de la mer.
Qu'elles leur paraissent riantes et fleuries ces dunes
arides où ils s'égarent , en s'éloignant de quelques habitations
éparses d'où l'on pourrait les découvrir !
(2) Souliers en cordes de chanvre écru , attachés avec des cubans de
couleur.
120 MERCURE DE FRANCE.
Des bouquets de sapins , jetés çà et là , dérobent de
nouveau leur marche furtive, et bientôt une pente rapide
les conduit sur la plage.
A droite , les dunes s'étendant au loin, n'offraient
ni abri , ni refuge ; à gauche , un rocher à pic formait
un arc dont l'extrémité se courbait sur les flots , et au
centre duquel se trouvait un grotte vaste et profonde.
Que le hasard eût conduit dans ce lieu sauvage un
froid observateur , même un poëte enthousiaste , ils
n'eussent été frappés que de la grandeur des objets
offerts à leurs yeux. Ce demi - cirque dont la mer paraît
être la scène ; cet amphithéâtre d'où il semble que
Neptune ait voulu donner à l'homme le spectacle de ce
vaste Océan qui baigne les deux hémisphères , auraient
seuls arrêté leurs regards. Nos jeunes amans embellissent
cette effrayante solitude de toutes les illusions où
leur âme se noie : ces noirs rochers s'éclairent de tous
les feux dont ils brûlent ; ce formidable Océan qui
gronde au loin , est une barrière que l'amour amis
entre eux et le reste du monde ; ces couches d'un sable
fin ; ces amas de coquilles brisées qui s'étendent en lits ,
qui s'élèvent en siéges , invitent Saubade et Laorens aux
charmes d'un repos bientôt enivré de tous les songes
de l'amour.
Dans cet oubli de l'univers , dans cette tourmente
d'un sentiment qui leur révèle une existence hors de la
nature , ils n'ont pas vu s'amonceler les nuages ; ils
n'ont pas entendu les vents gronder sur les flots et les
pousser sur ce rivage au-delà des limites où chaque
jour ils s'arrêtent. La voix du tonnerre les avertit en
vain du péril qui les menace. Laorens a frémi pour ce
qu'il aime ; mais Saubade, toute entière à cette vie
d'amour dont elle ne doit jouir qu'un moment , ne
permet pas à un autre sentiment d'approcher de son
AVRIL 1817 . 121
Ame : elle a pressé son amant sur son sein , elle ne connaîtra
plus la crainte.
Cependant les vagues s'élèvent et se roulent avec
fureur jusqu'à l'entrée de la grotte qui leur sert d'asile.
<< Oma bien - aimée ! s'écrie Laorens ( en la portant sur
un angle intérieur du rocher où l'eau ne pouvait encore
atteindre ) , la mort t'environne , la tempête redouble,
tout espoir est perdu. - Je n'ai jamais formé
qu'un voeu , reprit la tendre fille en souriant du sourire
des anges , celui de vivre et de mourir avec Laorens ;
demain cet espoir m'eût été enlevé : aujourd'hui je suis
àtoi, à toi pour toujours.... » Laorens s'était avancé à la
nage vers l'entrée de la grotte envahie par les flots pour
s'assurer s'ils pourraient encore s'y frayer un passage .
Tout est submergé , par-tout la mer , la mer terrible ,
s'ouvre en abîmes ou s'élève en montagnes; les flots le
poursuivent et le rejettent avec fureur dans l'enceinte
du rocher qu'ils remplissent à la hauteur de la pointe où
la jeune amante les brave encore : elle présente la main
à Laorens pour remonter près d'elle , le serre dans ses
bras , et l'embrasse de tout son courage. « Vois-tu , lui
dit-elle , cette vague énorme qui s'avance en mugissant
, c'est la mort ..... >> Elle dit: leurs bras s'enlacent ;
leurs bouches s'unissent , et la mer a dévoré sa double
proie.....
Long-temps battu par les flots qui ne purent les séparer
, Saubade et Laorens furent rejetés sans vie près
du rocher qui fut à la fois pour eux un temple et un
tombeau.
C'est depuis ce temps que cette grotte , consacrée par
le souvenir de cet événement funeste, a reçu le nom
qu'elle porte encore de la Chambre d'Amour.
L'ERMITE DE LA GUYANNE.
122 MERCURE DE FRANCE .
VARIÉTÉS .
JADIS ET AUJOURD'HUI .
Jadis ! tel est le cri de quelques hommes qui , dans
leurs regrets intéressés , affectent de tourner sans cesse
leurs regards vers le passé , qui ne parlent qu'avec attendrissement
des âges d'ignorance et de barbarie , et que
l'on voit entrer en fureur aux seuls mots de philosophie ,
de lumières et de civilisation . Rien n'est plus étrange
que leur acharnement à déprimer leur siècle , à vanter
Ies siècles qui ne sont plus rien n'est plus risible que
l'assurance avec laquelle , démentant le constant témoignage
de l'histoire , ils prodiguent les éloges à des
usages justement oubliés , à un ordre de choses qui ne
peut plus renaître , parce que l'expérience en a démontré
les abus . Entendez - les parler : nos ancêtres
seuls ont eu des moeurs et des vertus ; leurs gothiques
institutions étaient des monumens de la plus haute sagesse;
leurs lois , leurs coutumes , leurs préjugés mêmes ,
sont dignes de toute notre vénération ; et , qui le croirait
? c'est au moment même où un monarque éclairé
rend aux lumières du siècle l'hommage le plus solennel ,
et consacre , par des institutions généreuses , les conquêtes
de la civilisation ; c'est au moment où la France ,
régénérée par un si grand bienfait , voit , avec reconnaissance
, briller pour elle l'aurore de la liberté constitutionnelle
; c'est en ce moment que l'esprit de parti
ose calomnier encore l'influence de la philosophie , et
méconnaître le perfectionnement de l'ordre social ! C'est
par les faits qu'il faut répondre à ces vaines déclamations
; c'est par les faits qu'il faut confondre ces apôtres
de la barbarie , et les convaincre d'imposture. Opposons
donc une fois le tableau du présent au tableau du
passé , et voyons ce que la France fut jadis , ce qu'elle
est aujourd'hui. 1
AVRIL 1817 . 123
Une loi fondamentale et inviolable a succédé à des
institutions qui , reposant sur des traditions incertaines ,
sur des usages toujours variables , laissaient flotter
presque au gré du hasard et des passions humaines la
constitution de l'Etat .
Un gouvernement libéral et fort à la fois , où tous les
pouvoirs , sagement balancés , se servent mutuellement
de limite et d'appui , a succédé à l'anarchie féodale du
moyen âge et à la monarchie trop absolue des derniers
siècles.
Lapartie la plus nombreuse et la plus utile de la nation ,
privée autrefois de tous les droits politiques , et comptée ,
en quelque sorte , pour rien dans l'Etat , dont elle portaitcependant
toutes les charges , est appelée aujourd'hui
à participer par ses mandataires à la formation des lois .
Jadis privée des plus précieux d'entre les droits naturels
, la liberté des cultes et la liberté individuelle
l'espèce humaine a été remise en possession de ces deux
avantages inappréciables .
Ainsi , la tolérance religieuse a succédé à cet esprit
persécuteur qui alluma tant de bûchers et de guerres
civiles , qui fit couler le sang de plusieurs millions
d'hommes dans les combats ou dans l'horreur des supplices
, et qui força une multitude de familles de porter
à l'étranger leur fortune et leur industrie . Ainsi , la
sûreté des individus et l'empire de la loi ont succédé à
l'arbitraire .
En proclamant ces droits , la Charte , pour en assurer
l'exercice , a établi la liberté de la presse , le droit de
pétition et la responsabilité des ministres. Je cherche
envain dans notre ancien droitpublic une seule de ces
institutions protectrices .
Ainsi , des garanties nombreuses ont succédé à l'absence
de toute garantie .
L'utile habitant des campagnes n'est plus assujéti ,
sous les noms de main-morte , de dimes , de champarts ,
de corvées , etc. , etc. , à des charges aussi humiliantes
qu'onéreuses , restes de son ancienne servitude ; le fardeau
des impositions ne pèse plus exclusivement sur
lui , à la décharge des classes les plus opulentes ; l'égalité
politique a succédé à des priviléges non moins contraires
au bien de l'Etat qu'à l'équité naturelle.
124 MERCURE DE FRANCE .
Les citoyens de toutes les classes peuvent aspirer à
l'honneur de servir la patrie , ainsi qu'aux récompenses
dues à ces services .
Voilà , ce me semble , des avantages d'une assez
haute importance qui n'existaient point jadis , et qui
existent aujourd'hui .
Nos anciennes lois criminelles étaient aussi absurdes
que barbares . Celles qui les remplacent aujourd'hui ,
sans avoir encore atteint toute la perfection dont elles
sont susceptibles , sont , sans aucune comparaison , plus
favorables à l'innocence et plus conformes à l'humanité.
Une procédure publique a remplacé les instructions
secrètes .
L'usage épouvantable de la torture , cet opprobre de
P'humanité , qui serait le comble du ridicule s'il n'était
le comble de l'horreur , ne souille plus , comme autrefois
, notre législation .
La belle et récente institution du jury offre à l'innocence
une puissante garantie ;
La loi ne refuse plus à l'accusé le secours et les lumières
d'un conseil ;
Des peines arbitraires ne mettent plus à la discrétion
d'un homme , toujours susceptible de passion ou d'erreur
, la liberté , la vie et l'honneur des hommes ;
L'humanité n'est plus outragée par des supplices de
cannibales , qui font frémir , même appliqués à des
coupables , et qui révoltent bien plus encore , lorsqu'on
pense que des innocens en ont été plus d'une fois les
victimes ;
Enfin la confiscation , cette loi insensée autant que
cruelle , qui punissait des torts d'un père criminel , une
postérité innocente , est à jamais abolie par la Charte
constitutionnelle .
Il faut donc reconnaître que , si nos institutions politiques
valent mieux aujourd'hui qu'elles ne valaient
jadis , nos lois criminelles ont le même avantage. Voyons
s'il en est autrement pour les lois civiles .
Au chaos de l'ancienne législation , au fatras énorme
de nos anciennes coutumes , a succédé une législation
uniforme pour toute la France .
Les tribunaux , plus rapprochés des justiciables , et l'abolition
du droit de committimus , permettent mainte
AVRIL 1817 . 125
nant au pauvre et au faible de soutenir leurs droits contreleriche
et le puissant, sans être obligés d'allerplaider
àcent lieues de leur domicile ;
L'institution d'une cour suprème étend à la jurisprudence
l'uniformité salutaire déjà établie pour les lois;
Ainsi ,jadis désordre et confusion , aujourd'hui sim.
plicité , ordre et uniformité , tel est le résultat qu'offre
la comparaisonde la législation ancienne et de la nouvelle.
Mais ce que notre nation a gagné sous le rapport des
lois , on voudrait faire penser qu'elle l'a perdu sous celui
des moeurs. On calomnie les siennes , on calomnie ses
sentimens religieux , on calomnie son éducation.
Etaient-elles donc si pures , les moeurs d'autrefois ?
Avons-nous dégénéré de l'innocence de nos pères ? Les
femmes , grâces à l'éloquence d'un grand écrivain , ne
remplissent - elles pas aujourd'hui avec orgueil les
devoirs de mère , qu'elles dédaignaient jadis ? Les parens
, en général , ne se livrent- ils pas avec plus de zèle à
l'éducation de leurs enfans ? Le lien du mariage n'est-il
pas plus universellement respecté ; et si l'on voit encore
quelquefois les passions dénouer furtivement ce noeud
sacré , voit-on du moins la licence , autorisée par l'opinion
et par la mode , le profaner publiquement ? La décence
publique n'est-elle pas mieux observée dans les
hautes classes de la société ? Quel est aujourd'hui
l'homme revêtu d'un caractère auguste , qui oserait
avouer une maîtresse , et faire , au sein de la société,
parade de son inconduite ?
L'esprit des Français devient de jour enjour plus national
: les habitans des campagnes sont maintenant
presque tous propriétaires , et c'est un lien de plus qui
les attache àlapatrie.
L'instruction , concentrée autrefois dans les classes
supérieures , s'est répandue dans le peuple , et ses bienfaits
vont encore être multipliés par une nouvelle méthode
d'enseignement. La propagation des lumières est
une garantie assurée contre le retour des maux qu'ont
produits si long-temps l'erreur et l'ignorance .
L'éducation publique , confiée à des citoyens souvent
pères de famille , est devenue par là plus nationale .
Peut-être aussi les moeurs ont-elles à s'applaudir de
126 MERCURE DE FRANCE.
cette réforme , ainsi que de celle qui s'est opérée dans
les moyens de maintenir la discipline et l'obéissance .
Des lacunes considérables ont été remplies dans le
système des études , et sans être aujourd'hui plus superficielle
, l'instruction est devenue plus -complète et plu
appropriée à nos besoins qu'elle ne l'étaitjadis .
Parlerai-je d'un objet plus intéressant encore , du
culte que la reconaissance des mortels doit au Créateur
? Ici , je ne veux point abuser de mes avantages ;
je n'examinerai point si nos ancêtres ont bien connu le
véritable esprit de la religion , de cette religion auguste
et sainte, qui recommande sur toutes choses , l'humilité,
la tolérance et la charité ; je ne rappellerai ni le trône
ébranlé parles foudres spirituelles , ni les guerres intestines
, ni les bûchers allumés pour les hérétiques , niles
poignards de la Saint-Barthélemy, ni les sanglantes accusations
de sortilége ; je tirerai le rideau sur une foule
d'autres souvenirs affligeans , et dont il serait peut-être
indiscret de réveiller la mémoire trop récente. Mais je
dirai , à la gloire du siècle présent , que le culte rendu
à la divinité est devenu plus pur et plus digne d'elle ;
qu'il n'est plus profané , ni par des superstitions peu
convenables à sa majesté , ni par une intolérance qu'elle
condamne ; qu'une piété aussi sincère qu'éclairée et indulgente
réside aujourd'hui dans les coeurs , et que la
religion , rendue à son vrai caractère , n'en est que plus
sublime et plus honorée dans sa noble modestie.
Maintenant , rappellerai-je les progrès des beaux-arts
et sur-tout des sciences; progrès si éclatans , que la partialité
la plus manifeste n'ose les contester ?
Rappellerai-je l'essor prodigieux qu'a pris l'industrie
française , depuis qu'elle se voit dégagée des innombrables
entraves qui l'enchaînaient autrefois? Montrerai-
je les produits de nos manufactures , naguère si inférieurs
à ceux des manufactures anglaises , defiant
aujourd'hui la concurrence de tous les peuples de l'univers?
Le luxe , dit-on , s'est accru. Eh bien , nous a-t-il
amollis ? Les glaces du nord et les ardeurs du midi ,
bravées par notre vaillante jeunesse , l'Europe entière
pleine de nos trophées , sont d'assez nobles réponses à
AVRIL 1817 . 127
cette accusation ; ce ne sont pas là les caractères d'un
peuple énervé par la mollesse.
Que les détracteurs du temps présent ne s'obstinent
donc plus à insulter aux progrès de la civilisation , à ceux
de l'esprit humain : qu'ils reconnaissent dans ces progrès
l'ouvrage de la raison , de la justice , de l'humanité
; qu'ils cessent de nier l'évidence , et de nous vanter
avec emphase un ordre de choses qui est assurément
bienloin de mériter notre admiration et nos regrets :
qu'ils apprennent que si , comme l'a dit une bouche auguste
, le danger d'innover est à côté de l'avantage d'améliorer
, il n'y a pas moins d'inconvéniens à vouloir
revenir sur des améliorations déjà faites , déjà consolidées
, auxquelles les esprits sont accoutumés , et dont
ils ont eu le temps de sentir tous les avantages : qu'ils
sachent enfin que rétrograder , c'est aussi innover , et
innover de la manière la plus funeste. On permet à la
poésie d'embellir le passé des couleurs de l'imagination ,
d'agrandir les hommes des siècles reculés , ét de créer
un âge d'or quin n'exista jamais mais ces jeux de l'esprit
sont déplacés dans des matières plus graves : la raison
veut des faits , et non des paroles ; et malgré les riantes
fictions de la mythologie , malgré les traits imposans
dont Homère a revêtu ses héros , nul Athénien de bon
sens nese fût avisé de regretter , au siècle de Périclès , le
temps des Ajax et des Achille , celui des Hercule et
des Thésée .
:
ANNALES DRAMATIQUES.
:
THEATRE DES VARIÉTÉS .
Première représentation du Solliciteur .
Cette pièce , annoncée d'abord sous le titre de l'Aspirant
, ne semblait promettre qu'une carricature ; c'est
au contraire un petit tableau de moeurs , tracé avec au128
MERCURE DE FRANCE .
tant de malice que de vérité. Le lieu de la scène est dans
le vestibule de l'hôtel d'un ministre , défendu d'un côté
par un suisse , de l'autre par un garçon de bureau , dans
le fond par un huissier ; ces vigilantes sentinelles n'embarrassent
point le solliciteur , M. L'Espérance , qui
parvient à s'introduire le premier , quoiqu'il ait le numéro
399 ; on le chasse , il rentre sans chapeau , une
plume à la bouche , des papiers à la main , en criant :
Je suis dela maison. Il tromperait les yeux d'Argus , il
n'a pas de mal à échapper à ceux du suisse , qui a la vue
basse . Mais ce n'est encore qu'un premier pas , pour pénétrer
jusqu'au chef de division ; il essaie de gagner le
garçon de bureau avec de belles paroles , de corrompre
avec une côtelette un surnuméraire qui est à jeûn ;
rien ne lui réussit ; le hasard le sert mieux que la prudence.
Le restaurateur voisin apporte le déjeûner de
M. le secrétaire-général , et le dépose sur une table pour
poursuivre un de ses débiteurs qui vient de toucher ses
appointemens . L'Espérance ne laisse pas échapper une
aussi belle occasion ; il s'affuble en garçon de café , et
s'empare du déjeûner : avec ce laissez-passer , il arrive
jusqu'au cabinet du ministre , et lui présente une des
nombreuses pétitions qui remplissent ses poches. Le ministre
y répond sur-le-champ. L'Espérance triomphe ;
mais ce n'est pas pour long-temps .
Aucommencement de la pièce , il a rencontré, parmi
les personnes qui venaient solliciter , une jeune dame
fort jolie , dont il voulait être à toute force le cicerone ,
dans le labyrinthe du ministère . Cette jeune dame a refusé
ses bons offices ; mais elle a eu l'imprudence de lui
montrer la pétition qu'elle veut présenter ; c'est la demande
d'une place pour un officier de ses amis qui a
bien servi son pays . L'Espérance persuadé que , dans
un ministère comme ailleurs on n'a rien à refuser à
deux beaux yeux , a substitué adroitement une de ses
pétitions à celle de la dame , qui n'obtient pas d'audience
: mais malheureusement , dans le trouble que lui
a inspiré la joie d'ètre parvenu jusqu'au ministre , il lui
a remis la pétition escamotée ; et quand la nomination
arrive , il s'aperçoit que toutes ses peines n'ont abouti
qu'à faire obtenir au jeune officier la place qu'il demandait
pour lui-même ,
,
AVRIL 1817.
129
Ce dénouement très-conforme à la morale, ne l'estre
peut-être pas tont-à-fait à nos moeurs. On voit rarement
dansle monde le vrai mérite l'emporter sur l'intrigue ?
Cette petite comédie est conduite avec art , et le dialogue
en est,viť et piquant ; elle a aussile mérite de donner
beaucoup à penser ; on entrevoit par ce qui se passe
dans l'antichambre , une partie de ce qui doit se passer
dans le salon . On sent combien le spectacle des événemens
dont il est le théâtre , serait
instructif et amusant,
sì l'on pouvait obtenir un laissez-passer pour y
arriver. Au reste , on peut, en attendant , prendre beaucoup
de plaisir aux bagatelles de la porte .
Potier joue l'Espérance avec son talent accoutumé ;
ila très-bien saisi l'esprit de son rôle qui est tout entier
dans cette devise : audacieux etfluet , et l'on arrive à
tout. On croirait en le voyant qu'il va entrer par le
trou de la serrure .
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Première représentation du Certificat d'Innocence ..
Le fonds de ce vaudeville est le même que celui des
Rosières ; seulement il est traité avec encore moins de
vraisemblance etde raison. Alarmé par les succès trop facilesqu'ila
obtenus à la ville , Franval veut prendre femme
à la campagne . Son oncle, averti de son projet, fait travestir
les deux filles de son fermier en grandes dames ,
tandis qu'une jeune veuve qu'il destinait à son neveu
prend les habits du village. Notre étourdi , malgré la
grossièreté de la ruse , n'en est pas moins dupe, et donne
à la veuve un certificat d'innocence en lui prenant un
baiser. Il faut avouer qu'elle y a pour le moins autant
de droits que ses deux rivales , qui , dans une scène fort
indécente , se disputent la main d'un valet. Les couplets
de cette rapsodie , sauf un seul du vaudeville final ,
sont aussi mal tournés que la pièce est platement écrite.
Le jeu un peu trop leste de
mesdemoiselles Lucie ,
Betzyet Minette n'a pu racheter la niaiserie de l'ou-
Trage. Les auteurs sont les seuls qui aient mérité , dans
la soirée , un certificat d'innocence.
শুরু
ROYAL
9
130 MERCURE DE FRANCE.
THEATRE DE LA PORTE SAINT- MARTIN .
Première représentation du Petit Jéhan de Saintré.
Le règne du mélodrame paraît décidément passé ,
même aux boulevards . Pour obtenir des succès , ce
tyran du bon sens et du bon ggooûûtt eesstt obligé aujourd'hui
d'emprunter les grelots de Momus. On ne le souffre
plus que sous le masque de Thalie ; il n'a pas encore
très-bonne grâce à le porter , et il grimace plus souvent
qu'il ne rit ; mais il faut lui savoir gré de l'intention.
Le Petit Jéhan de Saintré est plutôt un vaudeville
héroïque qu'un mélodrame. C'était un sujet fort délicat
à traiter; il était impossible de reproduire sur la scène ,
sans les modifier beaucoup , les aventures de ce jeune
page avec la dame des Belles-Cousines . Les spectateurs ,
dans ce siècle de corruption , auraient bien pu être
choqués des peintures trop nues , qui charmaient nos
bons ayeux dans des temps d'innocence , où l'on
n'entendait malice à rien. Les auteurs de la pièce nouvelle
ne pouvaient puiser dans la vieille chronique , si
élégamment rajeunie par M. de Tressan , que des noms
et des caractère , il fallait qu'ils imaginassent d'autres
événemens . C'était la partie la plus difficile de leur travail
, et c'est aussi celle dans laquelle ils ont le moins
réussi . Leur intrigue est nouée sans art , etleurs scènes
sont mal liées entre elles . En revanche , l'ouvrage offre
des détails agréables , et plusieurs couplets sont fort
bien tournés .
Un tournois , un ballet , et une jolie décoration représentant
les environs de Saint-Denis , mettent le petit
Jéhan-de-Saintré à côté des mélodrames les plus fameux.
Les acteurs du théâtre de la Porte Saint-Martin ont
besoin de s'accoutumer à chanter le vaudeville . Mademoiselle
Jenny Vertpré joue avec beaucoup de gentillesse
, le rôle du petit Jéhan ; quant à M. Moëssart , qui
représente le sénéchal , personnage imaginé pour remplacer
dans la pièce, le moine du roman , ses larges
épaules et sa face rebondie lui donnent des droits incontestables
à ce rôle .
AVRIL 1817 , 131
POLITIQUE .
EXTERIEUR.
TABLEAU POLITIQUE DE L'EUROPE.
(Article III.)
ROYAUME DES PAYS-BAS.
Pour avoir une idée juste de l'état politique et moral
du royaume des Pays-Bas , royaume que les événemens
qui ont eu lieu depuis vingt-cinq ans ont composé d'élémens
très-hétérogènes ; il faut distinguer la Belgique
d'avec les anciennes Provinces-Unies , et ces deux pays
de celui de Liège , qui en differe encore par son esprit,
ses habitudes industrielles , et le caractère de ses
habitans.
BELGIQUE .
Lorsque la Belgique fut envahie par nos troupes ,
en 1793 , elle venait à peine de se voir replacée sous
ladomination autrichienne , et tous les sentimens qui
l'avaient séparée de cette antique monarchie subsistaient
encore avec assez de force.
La révolution belgique de 1789 a été tellement éclipsée
par la nôtre , que le souvenir même en est aujourd'hui
presque effacé. Mais il était arrivé aux Belges ,
durant cette révolution, ce qui , plus d'une fois , est
wrivé aux peuples qui , à tort ou à raison , ont pré-
9 .
132 MERCURE DE FRANCE .
tendu que leurs droits étaient méconnus par l'autorité.
Les classes supérieures se mettent à la tête du mouvement
patriotique ; elles le dirigent ; et s'il réussit , elles
réclament , tantôt leur qualité de premiers corps de
l'Etat , tantôt le mérite qu'elles ont acquis , en se montrant
les ennemis des abus qu'elles ont aidé à détruire ,
pour accaparer à elles seules , autant qu'elles le peuvent
, les avantages de la liberté. Telle fut la conduite
des états , sur-tout dans le Brabant , lorsque le gouvernement
autrichien fut obligé de laisser le champ libre
aux insurgés , que les réformes précipitées et mal-entendues
de Joseph II avaient soulevés . A peine les
troupes impériales eurent-elles quitté ce pays , que les
états se déclarèrent à la fois les représentans de la nation
et les héritiers du souverain. Les agens et les organes
de ces états , près du peuple , Vander-Noot et
Van-Eupen , l'un avocat , l'autre chanoine , noms célèbres
alors , obcurs à présent , parce que la célébrité qui
naît des factions est toujours passagère , et l'archevêque
de Malines , M. de Frankenberg , chef du clergé,
croyant à ce titre devoir être tout-puissant chez une
nation qui venait de se révolter en faveur du clergé ,
opposèrent à toutes les demandes de la masse populaire
, leurs priviléges , des traditions , des chroniques
, où l'archevêque puisait la preuve que les lévites
ayant gouverné le peuple d'Israël , les prêtres
belges devaient gouverner le peuple belge . Je me souviens
de son mandement. Il exhortait les fidèles à
renoncer aux droits périssables que des factieux leur
disaient de réclamer , et à ne s'occuper que des
droits bien plus importans et plus durables qui les attendaient
dans un autre monde. Mais c'était en fé
AVRIL 1817 . 133
vrier 1790 , et les discussions de l'assemblée constituante
étaient , pour des invitations de ce genre , un
dangereux voisinage. Aussi l'insinuation fut-elle sans
succès.
,
Les détails seraient longs et déplacés. Plusieurs partis
se formèrent. Par une circonstance bizarre , le parti
démocratique eut pour chefs des hommes de la haute
noblesse, dont quelques-uns, avant cette époque , avaient
professé leur aversion pour toutes les idées de liberté
et qui depuis , revenus à leur ancienne doctrine , sont
aujourd'hui de nouveau les ennemis les plus déclarés
de ces idées . Tel d'entre eux , s'adressant aux volontaires
de Bruxelles , commandés par un homme vraiment
libéral , parlait énergiquement des droits du peuple
, en 1790 , qui , à Bruxelles , en 1815 , était plus
implacable contre la révolution , plus ami des proscriptions
et des mesures violentes en France , que ceux
même qui ont eu le tort et le malheur de les proposer
durant quinze mois .
Ce parti démocratique fut renversé. L'armée , dont
les principes lui étaient favorables , devint , pour le
gouvernement des états , un objet de défiance. Ils
déclamaient contre les dangers du pouvoir militaire
dans un moment où l'ennemi approchait. Ils jetèrent
dans les prisons le seul général qui eût la confiance des
troupes. Ils proscrivirent les écrivains qui embrassaient
sa cause. Sur ces entrefaites , Joseph IImourut. L'effervescence
populaire , qui s'attache toujours plus aux
noms propres qu'aux opinions , perdit de sa force. Les
citoyens paisibles pensèrent qu'un maître éloigné, dont
le gouvernement promettait d'être doux , puisqu'il
l'avait long-temps été en Toscane, valait au moins autant
134 MERCURE DE FRANCE .
qu'une olygarchie théocratique . Les états eux-mêmes ,
qui avaient appris àcraindre la puissance du peuple , et
qui désespéraient de garder la leur , balancèrent entre
une révolution qui se tournait contre eux , après
avoir été provoquée par eux , et le rétablissement d'un
trône antique sous lequel ils étaient bien sûrs de reconstituer
leurs priviléges . L'administration , restée de
fait en leurs mains , souffrit de leur indécision et de
ladésobéissance que produisait le mécontentement général
, et les provinces belges , après avoir débuté dans
la carrière de l'indépendance par des succès inexplicables
qui avaient paru décisifs , se trouvèrent sans défense
quand les troupes de Léopold y revinrent . Tout
rentra dans la soumission ; mais les germes d'agitation
que développent nécessairement les dissensions civiles,
survivent à ces dissensions , et la modération de Léopold
etdeson successeur n'avait pas eu le temps d'apaiser
les esprits et d'effacer les souvenirs , lorsque , trois ans
après , le sort des armes sépara de nouveau les Pays-
Bas de la monarchie autrichienne, pour les attacher au
char victorieux d'une république qui devait effrayer
les Rois , ébranler le monde et périr par un homme
sorti de son sein.
Maîtres de la Belgique , les Français y trouvèrent
beaucoup de restes des opinions que la révolution de
1790 avait mises en mouvement. Les démocrates belges
qui , à cette première époque , avaient contracté avec
les démocrates français des relations étroites , se virent
tout-à-coup en communication avec ceux dont ils avaient
imploré l'appui , écouté les conseils , et , dans leur malheur
, obtenu la pitié. Les états avaient perdu leur influence
pour avoir abusé d'un pouvoir éphémère , et
1
AVRIL 1817 . 155
n'avoir su ni consentir à ce que la Belgique établit sa
liberté , ni pourvoir à ce qu'elle conservât son indépendance.
Les idées théocratiques et féodales , en faveur
desquelles le soulèvement avait eu lieu , étaient décréditées
, parce qu'elles n'avaient fait que du mal pendant
et après la lutte. C'est ce qui explique comment ,
malgré les calamités inséparables d'une invasion , et la
conduite parfois désordonnée de quelques proconsuls ,
la Belgique resta paisible sous la convention comme
sous le directoire et sous l'empire .
Durant les douze années du gouvernement de Bonaparte
, elle eut , comme toute la France , à souffrir de
son despotisme ; mais si le froissement des habitudes
et des coutumes locales blessait souvent un peuple
éminemment attaché à ces habitudes et à ces coutumes ,
l'introduction de lois plus claires et plus égales lui
offrait quelque dédommagement. Si la conscription
affligeait les familles , la gloire militaire , à laquelle nos
victoires associaient les jeunes conscrits , établissait
entre eux et nous un lien national. Le clergé attaqué ,
sous Joseph II , par l'autorité , et , dans la révolution ,
par le raisonnement , et devenu odieux par sa propre
ſaute , ne parvint jamais à faire partager au peuple sa
résistance , bien qu'elle fût souvent dirigée contre un
arbitraire inquiet , insolent et minutieux. Les nobles
s'étaient pliés à la fatalité européenne , et occupaient à
la cour duparvenu des places éminentes , dont ils remplissaient
les devoirs avec exactitude , faisant tout au
plus , entre eux , quelques plaisanteries confidentielles
ignorées la plupart du temps , et tolérées pár une autorité
dédaigneuse , quand elles parvenaient à sa connaissance
: les hommes éclairés , admis à la grande
136 MERCURE DE FRANCE .
communauté de lumières , dont Paris est le centre ,
attendaient , comme les hommes éclairés de tous les
pays , la fin du tourbillon qui entraînait toutes les existences
privées et publiques . Tel était l'état de la Bel-
"gique , quand les événemens l'ont rendu partie d'un
nouveau royaume .
J'ai cru cet exposé nécessaire pour préparer ce que je
dirai tout-à-l'heure sur l'esprit national des Belges ,
comme élément de l'esprit général du royaume des
Pays-Bas.
Je passe maintenant aux Provinces-Unies , qui forment
'une autre partie non moins essentielle de cette création
récente.
HOLLANDE.
Tout le monde connaît P'histoire des troubles de la
Hollande , en 1787. Il serait inutile d'examiner à présent
, qui avait raison , des stathoudériens , qui voulaient
attribuer à un magistrat héréditaire des droits à peu près
égaux à ceux d'un monarque , ou des patriotes , qu
essayaient de limiter , et dont quelques-uns mêmes aspiraient
à abolir une autorité instituée pour la défense
de la patrie contre l'étranger , et à laquelle ils craignaient
que la république qui lui avait dû son triomphe
, ne dût plus tard la destruction ou la diminution de
saliberté .
,
:
On sait que la France protégeait les patriotes , pour
arracher à l'influence anglaise les Provinces-Unies
et que l'Angleterre soutenait le parti du Stathouderpour
* conserver sa suprématie sur ces provinces. La Prusse
qui naturellement serait demeurée étrangère à cette
querelle , se vit entraînée du côté du stathouder , par
des relations de famille. Une armée prustienne , con-
.
AVRIL 1817 . 137
duite par le duc de Brunswick ,plus heureux alors qu'il
ne le fut plus tard , dispersa le parti opposé au beaufrère
de son roi . Uue amnistie peu rassurante engagea
les principaux patriotes à se réfugier en Belgique et en
France. Ils entretinrent de là ces communications ,
que l'autorité ne rend difficiles qu'en serendant odieuse ,
et qu'aucune précaution n'empèche , parce que tout le
monde favorise ce qui se rattache aux sentimens naturels
, plus impérieux et plus sacrés que les opinions .
Les Français trouvèrent donc , lors de l'invasion , un
parti tout formé , qui les accueillit et les seconda , tant
qu'il ne fallut que combattre ou plutôt poursuivre ce
qu'ils appelaient l'ennemi commun. Mais après les premiers
transports , le caractère national hollandais reprit
ses droits , et manifesta son influence .
Le directoire ne sut ni administrer la France , ni influer
avec habileté et mesure sur les pays tombés en son pouvoir.
Le gouvernement démocratique , substitué au sțathoudérat
, ne tarda pas à se séparer de notre gouvernement
, et de coeur et d'intention. Opprimé , parce qu'il
était faible , mais luttant avec courage , et ne cédant
qu'avec dignité, reproduisant ses traditions d'ordre , d'économie
et deprobité, au milieu de la violence introduite
et de l'exigeance exercée sur lui , il traversa péniblement
et honorablement les cinq années durant lesquelles nous
fùmes régis par le directoire. Il ne l'imitani dans ses vexations
, qui répugnaient aux habitudes d'un peuple libre
depuis plusieurs siecles , ni dans ses banqueroutes , qui
choquaient la raison et l'expérience d'une association
de commerçans éclairés , ni dans ses tracasseries avec
les prètres , tracasseries contraires à l'esprit de tolérance
dont la Hollande pratiquait les équitables et sages
1
138 MERCURE DE FRANCE .
maximes. Jamais peuple , au sein du malheur , n'offrit
peut-êtreun spectacle d'intégrité, de calme etde bon senc
pareil à celui que présentèrent alors les annales du peuple
hollandais .
Bonaparte , parvenu à la puissance , organisa , désorganisa,
réorganisa la Hollande , sans pouvoir effacer l'empreinte
de sa nationalité indestructible. Lorsqu'il se fut
mis à créer des royaumes sans indépendance , comme il
avait créé des républiques sans liberté , il plaça sur le
trône des Provinces-Unies un de ses frères , qui , au mérite
d'oser croire qu'un roi devait étre compatriote du
peuple qu'il gouvernait , ne réunissait aucune force réelle
pour mettre sa théorie en pratique. Enfin , après de
longs froissemens , la Hollande , déclarée une alluvion ,
fut jetée dans le grand empire: mais elle ne fut jamais
française.
Je suis loin de l'en blâmer. Plus je suis attaché au caractère
national de mon pays , plus je respecte l'indépendance
dans les autres peuples. Etre vaincu n'est qu'un
malheur : abjurer sa nationalité , parce qu'on est
vaincu , serait un opprobre. La Hollande fit ce que
tout- peuple subjugué doit faire : elle se tut et elle attendit
: et quand les nations européennes , se mettant
dix contre un , renversèrent l'ouvrage de douzeannées,
les Hollandais se retrouvèrent un peuple.
La famille du Stathouder fut alors rappelée, et comme
sa conduite fut libérale et loyale , la réconciliation fut
sincère.
PAYS DE LIÉGE .
Je ne dirai qu'un mot du pays de Liège. Placé sur
les frontières de divers Etats , servant d'asile à des réfugiés
de tousles genres , offrant à tous les livres et aux
L
AVRIL 1817 . 139
nombreux libelles , qui sont la punition infaillible de l'esclavage
de la presse , des moyens d'impression et d'introduction
facile dans les Etats voisins , le pays de Liége
était , sous quelques rapports , révolutionnaire avant
notre révolution. De même que la Belgique et la Hollande
, les Liégeois sortaient , quand les Français les soumirent
, d'une longue lutte avec leur évèque. Cette
lutte , appaisée par la Prusse , avait laissé de l'agitation
dans les esprits . Sous le directoire , les Liégeois se
distinguèrent fréquemment par les opinions les plus
démocratiques . Sous Bonaparte le système continental
, qui favorisait leurs manufactures , en repoussant
les produits de celles de l'Angleterre , ne leur
était point odieux. Moins habitués à un ordre méthodique
que les Hollandais , encore moins constitués
en corps de nation que les Belges , ils ont un caractère
particulier , mais n'ontpas un caractère national ; et en
1814 , de tous les pays réunis à la France , celui de
Liége était le plus essentiellement français .
.
Tels sontles élémens constitutifs du nouveau royaume
des Pays-Bas : mais avant de décrire le résultat probable
de leur association et de leur mélange , il faut
indiquer dans quelle position respective les deux principaux
, la Hollande et la Belgique, se trouvent.
B. DE CONSTANT.
(La suite au numéro prochain.) '
NOUVELLES ÉTRANGÈRES.
RUSSIE. - L'établissement de justices de paix qui
règlent les différends de peu d'importance , a beaucoup
diminué le nombre des procédures civiles dans les pays
140 MERCURE DE FRANCE .
qui ont adopté cette institution. L'empereur Alexandre
désirant en faire jouir la province de Finlande , a fait
un appel à tous les hommes versés dans la jurisprudence,
pour les engager à adresser au Sénat impérial , avant la
fin d'août , tous les projets relatifs à l'organisation de ces
magistratures paternelles . Al'occasion de l'affranchissementdes
paysans de la Gourlande , dont il a été question
dans le dernier numéro , je vais mettre sous les yeux des
lecteurs deux pieces officielles ..
Discours de M. le marquis de Paulucci , gouverneurgénéral
de Livonie et de Courlande , à la diete de
Mitau.
Messieurs les députés à la diète ,
>> L'empereur notre maître m'envoie au milieu de
vous , pour coopérer à une oeuvre que sa grande âme
regarde comme indispensable au bonheur de ses sujets .
>> Deux ordres équestres , réunis à vous depuis deux
siècles par des liens de fraternité , ont déjà obtempéré
à l'avis paternel du souverain , pour élever des milliers
d'hommes , dont les travaux pénibles contribuent si puissamment
au bien-être de la noblesse , à un état plus libéral
, à une existence plus réelle. Conséquemment ,
tout ce qui a déjà été fait avec tant de succès dans votre
patrie pour la protection et la prospérité de la classe
des cultivateurs , doit être affermi par une loi immuable
fondée sur votre assentiment unanime .
à (
>>>Par des progrès rapides , les lumières se répandent
parmi toutes les classes chez les nations européennes , et
rien ne peut plus étouffer la voix impérieuse de l'esprit
du siècle . L'élévation de sentimens qui distingue votre
corps vous portera facilement à céder aux juges institués
par le gouvernement le pouvoir dont vous avez joui
jusqu'à présent , et vaincre le préjugé Qu'il faut at-
«tendre la maturité du temps , pour améliorer l'état ci-
« vil du paysan ; » amélioration à laquelle la condition
de serf, malgré tous les avantages physiques , s'oppose
ouvertement. Je n'ai voulu que toucher des vérités qui
vous conduiront à des méditations auxquelles vous êtes
préparés depuis longtemps , et qui , j'en suis convaincu,
attireront toute votre attention.
۱
AVRIL 1817 . 141
» Je m'estime très-heureux d'être auprès de vous
l'organe de la volonté de notre monarque. Je ne puis
mieux vous exprimer ses désirs paternels , qu'en vous reitérant
l'invitation de combler les voeux du souverain de
tant de millions d'hommes , et de remplir avec zèle ses
intentions bienfaisantes .
» Permettez maintenant à un collègue admis dans le
seinde votre famille, de vous adresser ses instances , pour
assurer légalement , à l'exemple des autres pays civilisés ,
à la classe respectable des paysans , ses droits et ses privilèges,
Né dans un pays où , sans la liberté individuelle ,
l'existence de l'homme est comptée pour rien , je me
croirai très-heureux , si dans ma nouvelle patrie , où j'ai
l'honneur d'ètre votre représentant devant le trône de
notre auguste monarque , cette grande oeuvre , l'amélioration
de l'état du paysan , reçoit bientôt son entier
accomplissement. >>
Réponse du Sénéchal de la noblesse .
>>>Monsieur le gouverneur général ,
>>L'ordre équestre sait apprécier le bonheur de posséderdans
la personne du gouverneur de cette province ,
un chef plein des mêmes sentimens patriotiques qui l'animent
: il se félicite de vous voir siéger parmi ses membres.
La discussion de l'affaire que vous avez si fortement
recommandée à la diète , et qui est aussi la plus importante
qu'elle ait eue à traiter depuis longtemps, prouvera
que la noblesse de Courlande peut rivaliser avec celle
des provinces les plus éclairées de ce vaste empire. Elle
montrera que dans aucun tems elle n'a cédé en rien à
ses frères au-delà de la Dwina , et se rendra digne de la
faveur de notre grand monarque et de la bienveillance
de V. Ex. , par l'activité avec laquelle elle recherchera
les moyens propres à améliorer le sort du paysan. Elle
se recommande à votre excellence , en la priant de continuer
ses bontés à l'ordre équestre . >>
- SUÈDE. Il paraît que l'agitation de la Suède n'est
pas encore entièrement calmée. Le gouvernement a fait
approcher des troupes de la capitale. Le maréchal de
la cour Gyllenstrom, possesseur de grands biens en Poméranie
, a reçu l'ordre de quitter le royaume dans le
délai de trois jours, Plusieurs arrestations ont eu lieu.
142 MERCURE DE FRANCE .
Ce qui est remarquable , c'est que les feuilles allemandes
s'expriment avec une grande force contre cette tentative.
Le Mercure du Rhin , journal connu par ses préjugés
germaniques , et sa haine contre tout ce qui , de
près ou de loin , semblait tenir à la révolution française
ou à l'empire qui l'avait remplacée , prend vivement le
parti de l'ordre établi en Suède , par l'avénement de
Charles XIII et l'adoption de son successeur.
PRUSSE. -Impatient de jouir du bienfaitd'une constitution
libérale solennellement promise , et dont la
concession a éprouvé des retards , ce pays voit enfinson
gouvernement faire un premier pas vers le système représentatif.
Je dis un premier pas , car on ne peut considérer
la création d'un conseil d'état comme l'établissement
de ce système qui n'existera effectivement que
lorsque des chambres seront organisées pour voter les
impôts , discuter les lois fondamentales de l'Etat , et
que le peuple prussien aura vu les libertés dont il jouit
de fait , avouées et reconnues comme ses droits imprescriptibles
. Le discours prononcé par le prince de Hardenberg
à la séance d'ouverture du conseil d'état , renferme
plusieurs passages remarquables .
«Nous sommes appelés principalement , dit ce ministre
, aux importantes fonctions de délibérer sur les
lois et réglemens que demandent les besoins de l'Etat ;
d'examiner , d'après notre conscience et nos lumières ,
tous les projets présentés à cet égard ; d'améliorer les
institutions existantes , et d'en créer de nouvelles autant
qu'il sera nécessaire. Nous ne répondrions que bien imparfaitement
à ce que les contemporains et la postérité
sont en droit d'attendre de nous , si nous bornions nos
efforts au cercle étroit des besoins du moment . Le problême
que nous avons à résoudre n'est pas de rejeter
tout ce qui a existé jusqu'à présent , ni de le conserver
d'une manière invariable , comme unhéritage respectable
de l'antiquité , mais de l'adapter judicieusement
aux rapports actuels de l'Etat , au degré de civilisation
où est parvenu notre peuple , et à ce qu'exige l'esprit
du temps. » Après s'être étendu sur les devoirs des membresdu
nouveau conseil d'état, le prince ajoute: «Quelles
que soient les situations où les circonstances du temps
puissent mettre un gouvernement sage et équitable , il
a, dans la confiance du peuple , des ressources inépui
AVRIL 1817 . 143
sables.>>Maxime dont personne aujourd'hui ne saurait
contester la vérité. Puisse-t-on ne plus jamais oublier
que c'est la confiance et l'amour des peuples qui font
toute la force des rois ! M. de Hardenberg va faire rendre
incessamment une ordonnance sur la liberté de la
presse, liberté dont , au reste , la Prusse a joui pleinement
de fait depuis soixante-dix ans , et qui a contribué
à nourrir et à fortifier l'énergie , à l'aide de laquelle ,
après dix ans de revers , la Prusse areconquis son indépendance.
AUTRICHE.-On a équipé à Trieste nne flottille qui
doit accompagner , dans son voyage au Brésil, l'archiduchesse
Léopoldine. Le principal bâtiment de cette
flottille est la frégate l'Autriche. La flotte portugaise est
attendue sous peu , et l'on croyait même à Vienne dernièrement
qu'elle devait être arrivée à Livourne . Outre
le vovage projeté dans le royaume Lombard-Vénitien ,
il est bruit dans la capitale de l'Autriche d'un autre
voyage que l'Empereur doit faire très-prochainement
enGallicie , et l'on ajoute que S. M. I. doit y avoir
une entrevue avec l'empereur Alexandre. Il paraît
ertain , au reste , que l'Impératrice n'accompagnera
Pas son auguste époux dans cette excursion . Les communications
sont toujours fréquentes entre Constantinople
, Vienne et Londres. Les lettres de cette dernière
ville annoncent l'arrivée d'un courrier venant de
Constantinople , et de dépéches importantes de lord
Wellington.
Aumoment de livrer cet article à l'impression , jelis ,
dans un de nos journaux , sous la rubrique Vienne , le
passage suivant : « Le grand nombre de courriers qui ,
depuis quinze jours , arrivent de Saint-Pétersbourg à
notre cour , et de ceux que notre cour a fait partir pour
la Russie , annonce dans les relations des deux cabinets
unetrès-grande activité. Plusieurs personnes prétendent
savoir qu'il est question de nouvelles mesures à l'égard
d'une grande province d'Autriche , dont l'ancienne
constitution n'est pas conforme aux devoirs d'un peuple
dont le souverain réunit sous son sceptre plusieurs autres
provinces qui n'ont aucune constitution; d'autres
personnes parlent d'entreprises combinées contre la
Turquie européenne. Sans examiner ces conjectures ,
nous pouvons alléguer comme un fait qu'iln'est ques
144 MERCURE DE FRANCE .
tion d'aucun mouvement , d'aucun rassemblement de
troupes La conscription n'est en vigueur que pour tenir
les régimens au complet. Le licenciement des soldats
continue sans interruption . »
ALLEMAGNE . -On sait que l'électeur de Hesse avait
rendu une ordonnance qui déclarait nulles toutes les
ventes de biens nationaux faites par le gouvernement du
royaume de Westphalie , Divers acquéreurs ont réclamé
auprès de la diète de Francfort. L'électeur a en conséquence
adressé à la diète une note dans laquelle il exprime
son mécontentement de la décision qu'elle a prise,
et se plaint de ce qu'elle s'érige en tribunal supérieur.
Toutes les puissances d'Allemagne consultées ont approuvé
la décision de la diète et blâmé hautement la conduite
de l'electeur. M. de Buol-Schauenstein , président
de la diète , a aussitôt déposé la décoration de l'ordre du
lion d'or de Hesse qui lui avait été conférée lors de son
séjour à Cassel.
La commission nommée par les états du royaume de
Wurtemberg , pour examiner la constitution proposée
par le roi , a fait son rapport. Elle a trouvé quelques
points défectueux , tels que le paragraphe sur la responsabilité
des grands fonctionnaires de l'état , ceux sur les
impositions , la forme de la représentation nationale et
la durée des fonctions de ses membres . Les états ont ordonné
que de plus amples détails leur soient donnés sur
tous ces points par la commission. Sous peu , ces renseignemens
leur auront été transmis , ils pourront se
prononcer sur les différentes parties du projet d'acte
constitutionnel , toutes les difficultés s'applaniront , et
l'on doit concevoir l'espérance de compter bientôt un
état européen de plus parmi ceux qui ont leur charte.
TABLE .
Poésie.
97
Variétés 122
Enigme, charade et logog. 101 Annales dramatiques .
Novelles litteraires.
L'Ermite en province
103 Politique.
113
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
127
13 1
MERCURE
nmn
DE FRANCE .
SAMEDI 26 AVRIL 1817 .
LITTÉRATURE .
POÉSIE.
ODE
De l'Inspiration des Montagnes .
Non, vous ne verrez point aux bosquets d'Idalie ,
Cet aigle à l'oeil rapide , au vol démesuré ,
Qui plus prompt que l'Eurus , enfant de l'Eolie ,
Fend les airs , et s'allie
A l'empire azuré.
Auseindes monts , pensif et solitaire ,
Les regards attachés sur la voûte des cieux ,
Superbe, il fuit loin des profanes yeux ,
Rêvant auprès du nid héréditaire
Qu'au sommet du Caucase ont bâti ses aïeux .
Tel de la foule impure exilant son délire ,
L'honneur des murs thébains , le chantre d'Hiéron,
Pindare , ivre des vers qu'à la Grèce il doit lire ,
Allait touchant sa lyre
Au haut du Cytheron .
On, tel encor , parmi ces rocs sauvages ,
Qu'a sillonnés la foudre au sommet de l'Arven ,
Le barde antique , épris d'un feu divin ,
TOME 2 10
146 MERCURE DE FRANCE.
Du fer d'Oscar célébrait les ravages ,
Et sauvait de l'oubli les braves de Morven.
, Ainsi , fils du vallon et de la solitude
Audacieux ami des sublimes concerts ,
Souvent j'aime à porter ma docte inquiétude ,
Loin de la multitude ,
Sur les rochers déserts .
C'est là qu'un chantre éternise ses veilles ;
Qu'il tire de son luth des sons mélodieux ,
Que l'éclair part de son front radieux ,
Et que sa voix , prodiguant les merveilles ,
Sait parler sans effort le langage des dieux .
Tantôt , sur un vieux roc noirci par les orages ,
Tantôt, lalyre en main , le long des flots errans ,
De Rome dont la chute expia tant d'outrages ,
Je redis les naufrages
Al'écho des torrens .
Ce peuple altier qui s'illustra comme elle ,
Carthage dont le nom semait aussi l'effroi ,
Vient m'apparaître auprès du peuple-roi.
Ai-je parlé ? ..... Les siècles péle-mêle ,
Tels qu'un vain tourbillon se pressent devant moi .
Jadis, lorsque banni des célestes campagnes ,
Descendit parmi nous le roi brillant du jour ,
Ce fut dans les vallons , c'est au sein des montagnes ,
Qu'entre ses neuf compagnes ,
Il fixa son séjour.
Dans la Phocide , aux monts de Thessalie ,
Le Parnasse éclatant , le Pinde , amant des vers ,
Les couronna de ses bois toujours verts ,
Et d'Hélicon la cîme enorgueillie ,
Leur préta son ombrage affiranchi des hivers.
Làdans un doux loisir les nymphes d'Aonie ,
Célébraient par leurs jeux le Dieu cher à Délos ,
Et la riante Euterpe et leur soeur Polymnie ,
D'un torrent d'harmonie ,
Faisaient couler les flots.
AVRIL 1817 . 147
A leurs accords , dont s'enivrait la Grèce ,
Auxmagiques accens du Parnasse assemblé ,
Le chène ému , dans les airs s'est troublé ,
Et le vieux pin tressaillant d'allégresse ,
Agita sur les monts son front échevelé.
C'est toi , fils de Clio (1) , toi sur-tout qui retraces
Le pouvoir de ces monts que tu sus attendrir ,
Quand seul , et parcourant l'apre climat des Thraces ,
Tu voyais sur tes traces
Les rochers accourir.
Près du Strymon que tu rendis célèbre ,
Oùta noble cythare exprimait tes malheurs ,
L'antre plaintif répondit à tes pleurs ,
Et l'onde errante aux bords glacés de l'Ebre ,
S'arrėta suspendue au chant de tes douleurs .
Telle aux gouffres des mers , la trompeuse syrène ,
Complice des écueils , des syrtes , des rochers ,
Par les charmes puissans de sa voix souveraine ,
Tout-à-coup vous entraine',
Déplorables nochers !
Mais qu'ai-je vu ? Quelle est cette immortelle ,
Qui pressant dans les airs ses coursiers glorieux ,
Ceint de lauriers sou front mystérieux ,
Etvers l'Olympe , entr'ouvert devant elle ,
Fait voler fièrement son char victorieux ?
C'est l'Inspiration , sublime enchanteresse
Qui désertant la terre et ses obscurs destins ,
Ala table des Dieux va puiser l'allégresse ,
Et partager l'ivresse
Des célestes festins .
De ses regards où la flamme étincelle ,
Où se peint du passé le vaste souvenir ,
Elle s'élance aux champs de l'avenir ,
Et voit déjà les siècles que recèle
L'interminable nuit des âges à venir.
(1) Fils de Calliope, selon d'autres,
1
10,
148 MERCURE DE FRANCE.
Assise à tes côtés sous les palmiers antiques ,
Soupirant avec toi vers les hauteurs d'Hebron ,
Tu lui dus , ô David , ces sublimes cantiques ,
Ces élans prophétiques
Qui charmaient le Cédron .
C'est elle aussi , turbulente Sibylle ,
C'est elle dont le souffle égarait tes accens ,
Lorsqu'au milieu des antres frémissans ,
Tamain traçait, sur la feuille mobile ,
L'avenir , échappé du trouble de tes sens.
Moi que le ciel plaça près du bruit des cascades ,
Qui trompant des mortels les regards indiserets ,
Et gravissant ces rocs suspendus en arcades ,
Cent fois des Oréades
Ai surpris les secrets ;
Fidèle ami des lieux qui m'ont vu naître ,
Attaché sans retour à mes lacs , mes torrens ,
J'y coulerai mes jours indifférens ,
Heureux de fuir , peu jaloux de connaître
Et le séjour des rois , et la faveur des grands.
Là , parmi des rochers qu'entassa la nature ,
Aux cris des aquilons sur ma tête grondans ,
Libre , et le coeur hercé d'une palme future ,
J'égare à l'aventure
Mes pas indépendans .
,
Ennemi né des routes ordinaires ,
Ambitieux d'un nom par moi seul anobli ,
Dejà ma lyre insulte au pâle oubli ,
Fier d'un talent que des chants mercenaires ,
Qu'un culte adulateur n'ont jamais avili .
PELLET , d'Epinal.
Nota. Nous sommes priés d'annoncer que le quatrain
sur la mort du maréchal Masséna , inséré dans le dernier
numéro , n'est point de M. Naudet , professeur au collége
d'Henri IV.
AVRIL 1817 . 149
Misw
ÉNIGME .
Jetiens captifun être agile ,
Qui veut aller, venir , et qui se fait lier ;
Qui remplit sa prison , et qui la rend docile.
Je suis partout mon prisonnier.
ми
CHARADE .
Je t'offre l'heureux fruit d'une muse légère ;
Ma seconde moitié ressemble à la première.
(Par M. R. LABITTE.)
LOGOGRIPHE .
Pembellis au printemps , et suis un végétal ;
Cependant, cher lecteur , dans le règne animal
Tu peux mevoir aussi : ne suis-je pas un homme ,
Un favori d'Euterpe , un auteur qu'on renomme ?
Otedeux demes pieds; au milieudes combats ,
Avec moi leguerrier affronte letrépas.
Coupe-moi par moitié : tu découvres sans peine ,
Cequi cause l'effroi des enfans de Silène .
Bref, en me retournant de toutes les façons ,
Tupeux trouver enmoi le séjour des poissons
Que l'onvend à Paris , en grand nombre , à la Halle.
Un amas d'eau dormante , une herbe stomacale.
Ce qu'un chrétien , dit- on , plonge dans les enfers ,
Enlisantdes écrits qu'on appelle pervers;
150
MERCURE DE FRANCE .
Ce qui sert très-souvent à clote un héritage ,
Une ville normande , enfin un fruit sauvage.
ParM. J. A. D.
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est belier; celui de la charade ,
verglas , et celui du logogriphe , mai , où l'on trouve
ami.
AMAN
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Lettre à M. Clausel de Coussergues , surl'inquisition
d'Espagne . A Paris , chez Delaunay , libraire , au
Palais -Royal , galerie de bois.
« Donnez -moi quatre lignes d'un homme , disait
« un magistrat de l'ancienne robe ; j'y trouverai de quoi
« le faire pendre. » Nous sommes loin d'aspirer à ce
perfectionnement de l'art de commenter les expressions
d'autrui , et sur-tout de vouloir jamais en tirer d'aussi
terribles conséquences ....
Il n'est pas moins vrai , cependant , que peu de mots
suffisent quelquefois pour énoncer une opinion , et qu'il
y a des opinions dont il doit être permis de faire sentir
le danger.
« Tous ceux qui ont voyagé en Espagne , savent
AVRIL 1817 . 151
« que l'inquisition n'est plus qu'un conseil de censure,
« et que c'est le plus modéré des tribunaux . »
Voilà ce que dit positivement , dans une brochure
remplie d'autres propositions non moins extraordinaires,
M. le chevalier Clausel de Coussergues , membre de la
cour royale de Montpellier et du corps législatif depuis
1808 , et membre de la cour de cassation et de la
chambre des députés depuis 1814.
Un académicien espagnol , M. J. Antoine Llorente,
chanoine de Tolède, ancien secrétaire de l'inquisition
suprême de la cour de Madrid , écrivain laborieux
, infatigable , et qui a rendu les plus grands services
à l'histoire de son pays , n'a pas dédaigné de
prendre la plume pour réfuter l'assertion débonnaire de
M. le chevalier Clausel de Coussergues. La lettre ne
contient guère que des faits , des calculs et des dates. Le
Publiciste de l'Aveyron est accablé sous le poids de
cette érudition imprévue. Son redoutable précepteur
abuse d'une supériorité qui ne sera pas contestée. C'est
la tempête qui tourmente un faible roseau.... Les différentes
fonctions dont M. le chevalier de Coussergues
n'a cessé d'être accablé , ne lui ont pas permis d'aller
vérifier sur les lieux les rapports d'après lesquels il parle
avec tant de naïveté de la modération du saint office . II
est seulement fâcheux qu'au malheur d'être privé des
lumières qu'on acquiert en parcourant soi -même les pays
dont on veut apprécier les institutions , M. le chevalier
Clausel de Coussergues joigne le tort d'avoir négligé
d'en apprendre l'histoire.
C'est de cette manière que nous aimons à expliquer
comment , pour soutenir une discussion cu lemérite de
son éloquence ne saurait le dispenser de la connaissance,
des faits , il s'est cru réduit à substituer l'autorité de
MM. Bourgoing et de la Borde , à la sienne , et cela
152 MERCURE DE FRANCE .
prouve encore à quel point il pousse la méfiance de luimême.
Or, M. Bourgoing, revêtu d'un caractère diplomatique,
résidait auprès de la cour de Madrid ; placé par ce caractère
inviolable au-dessus de toute recherche inquisitoriale
, il est assez naturel qu'il fût peu affecté d'un
mal qui ne devait jamais l'atteindre. ..
Quant à M. le comte Alex. de la Borde , toujours séduitpar
les nobles illusions d'une ardente philanthropie,
il n'a jamais vu que les progrès des arts dans ses entreprises
littéraires . Il a pu craindre toutefois que la rancune
de l'inquisition ne fit mettre à l'index son Voyage
pittoresque et son Itinéraire.
Il résulte donc que le premier était bien-aise de conserver
sa place , et que le second n'était pas faché de
vendre ses livres . Nous croyons, cependant, que M. Bourgoing
eût été peu satisfait d'être jugé sur une phrase
isolée , et que M. de la Borde ne revendiquera jamais
le titre de champion du saint office , que le désintéressement
de M. le chevalier Clausel de Coussergues s'efforce
de partager avec lui .
Au reste, ce dernier ne prend que deux ou trois lignes
détachées du Tableau de l'Espagne et de l'Itinéraire ;
c'est une espèce de soustraction du sens général qui
lui est familière , comme nous avons eu l'honneur de le
lui faire sentir dans un autre article de ce journal, auquel
il n'a opposé qu'un généreux silence .
Mais qu'importent les jugemens particuliers de
MM. Bourgoing et de la Borde , et de M. le chevalier
Clausel de Coussergues lui-même. Toute cette question
se réduit à un point de fait.
L'inquisition existe -t-elle ? Son organisation est-elle
changée ? Quelles sont ses attributions ?
Oui , l'inquisition existe toute entière; brillante de
AVRIL 1817 .
155
jeunesse et de vigueur, ses lois , ses formes , son esprit ,
sont toujours les mêmes . Donc la question est jugée.
Qu'on ne vienne pas nous dire mielleusement que
c'est le plus modéré des tribunaux , parce que les feux
de l'inquisition dévorèrent moins de victimes sous les
règnes de Charles III et de Charles IV son successeur .
Gloire immortelle à ces deux princes , dont la bonté
naturelle tempéra l'ardeur fanatique d'un tribunal consolidé
par trois siècles de superstition ! Honneur à cette
foule de ministres éclairés qui méritèrent successivement
lahaine du saint office et les regrets de la nation espagnole
! Déja , vers les dernières années de Philippe V,
Macanaz , illustre victime de son zèle pour les vrais intérêts
du monarque et de la patrie , avait acquis un nom
célèbre , dont rien n'a pu ternir l'éclat . Salgado ,
Chumacero , Ramos del Manzano , léguèrent à leur
tour les honneurs de la persécution inquisitoriale à
Roda , à Florida - Blanca , à Mora Jaraba , à une
foule d'hommes courageux qui n'en combattirent pas
moins pour une si belle cause. Le comte d'Aranda
qu'il suffit de nommer , le sage et docte Campomanès ,
le comte de Cabarras , l'immortel Jouellanos , le
chevalier d'Urquijo , qui fut accusé d'avoir poussé
l'amour du bien jusquà la témérité , attaquèrent successivement
le colosse. Ils succombèrent dans cette lutte,
il estvrai; mais les voeux de tous les hommes sensés les
accompagnèrent dans leur disgrâce.
Qu'il nous soit permis de jeter un coup-d'oeil rapide
sur les actes connus de ce dernier ministre. Cette digression
sera courte : elle mettra nos lecteurs à même de
connaître l'inquisition actuelle. Après une longue suite
d'assassinats religieux , qui signalèrent les différentes
époques de son existence , on va voir comme elle justifiait
, au commencement du siècle où nous venons d'entrer
, les éloges de ses maladroits apologistes . Elève du
154 MERCURE DE FRANCE.
comte d'Aranda , le chevalier d'Urquijo voulut être
fidèle au système indiqué par un homme d'Etat, dont
l'Europe entière estima la sagesse et les vues philosophiques.
A peine arrivé au ministère , il se vit dans la
nécessité de contraindre les inquisiteurs d'Alicante et
ceux de Barcelonne, a donner une satisfaction publique.
aux consuls de France et de Hollande , pour réparer des
excès commis contre le droit des gens .
Ilprésenta courageusement à la signaturede Charles IV
un decret de suppression totale de l'inquisition , et par
lequel ses biens immenses étaient appliqués aux établissemens
de bienfaisance et d'utilité publique.
Il délivia son pays d'une contribution annuelle de
plusdedix millions de francs , pour les bulles et dispenses
ecclésiastiques , que la cour de Rome continuait à lever
sur l'Espagne , tandis que toutes les autres nations catholiques
avaient obtenu la modification de ces pieux
tributs.
Il conçut le premier, en Europe , le projet de l'abolition
de l'esclavage, et fit adopter le principe de l'échange
des prisonniers de guerre, dans un traité conclu entre le
roid Espagne et l'empereur de Maroc Cet acheminement
vers la civilisation de l'Afrique , fut applaudi dans tous
les papiers publics étrangers ( voyez le Moniteur du 17
vendémiaire an 3 ). Les principaux articles de cette
transaction mémorable , paraissent avoir servi de base à
celle que l'Angleterre n'a pu obtenir de nos jours qu'après
une éclatante victoire.
En 1799, il ouvrit le chemin de l'Amérique espagnole
au célèbre voyageur Humboldt, qui , en publiant
son dernier ouvrage (Paris, 1814) , a payé si noblement
ladette de la reconnaissance .
Il crut devoir réunir les Facultés de chirurgie et de
médecine , pour hater les progrès de l'art de guérir , en
AVRIL 1817 . 155
associant l'une à l'autre deux sciences qui se perfectionnent
mutuellement ; il créa des chaires de chimie et
de sciences naturelles , qui manquaient à l'Espagne ; en
même temps qu'il favorisait de tous ses moyens l'établissement
des télégraphes inconnus dans la péninsule .
,
Quefaisait alors le plus modéré de tous les tribunaux
? Trois procédures secrètes, entamées par différens
tribunaux de l'inquisition , s'ourdissaient à la fois contre
lechevalier d'Urquijo. Voici les principales charges dont
il eut à se défendre :
1
Il avait humilié le saint office en l'obligeant à
réparer ses torts envers des nations étrangères ;
Il avait proposé la suppression du tribunal ;
Il avaitfait un pacte d'amitié avec un musulman ,
etfavorisé l'entrée d'un hérétique dans les colonies
espagnoles ;
L'étude approfondie des sciences naturelles pouvait
compromettre la pureté de lafoi ;
L'invention des télégraphes n'était qu'une nouveauté
dangereuse et suspecte.
L'imprudent ministre ne tarda point à être disgracić.
Le cachot le plus malsain de la citadelle de Pampelune
lui fut donné pour prix de ses services . Il y passa deux
années entières , et n'en sortit que pour aller dans un
exil , et , sous la surveillance la plus sévère , expier le
tort d'avoir senti le prix de l'étude des sciences naturelles
, fait respecter le droit des gens , cru possible et
convenable d'établir des communications plus rapides
entre les ports de la péninsule et le chef-lieu de l'autorité,
et sur-tout le crime impardonnable d'avoir douté
de la nécessité de conserver le tribunal de l'inquisition .
Malgré ces poursuites continuelles , quoique plus ou
moins ostensibles de la part du saint office , l'esprit et
les lumières du siècle pénétraient insensiblement en
156 MERCURE DE FRANCE.
Espagne. Charles III avait protégé les arts et les belleslettres
. Charles IV son fils, dont l'histoire déjà commencée
de son vivant peindra la vénérable infortune
et la résignation touchante , n'arrêta point l'essor d'une
sage philosophie . L'Espagne s'enrichissait visiblement
de tous les bienfaits de la civilisation générale.
L'inquisition subsistait encore sans doute ; mais
effrayée du nombre , du courage et de la qualité de ses
ennemis , elle avait pris le parti d'user avec une modeste
hypocrisie des obscures victoires qu'elle arrachait
de temps en temps à la faiblesse de l'autorité civile.
Concentrée , pour ainsi dire , en elle-même , se flattant
de reprendre tôt ou tard sa véritable attitude , puisqu'elle
conservait l'usage de ses armes accoutumées ,
elle avait ajourné ses vengeances de peur d'en compromettre
le succès. Elle gémissait en secret du rôle passif
auquel elle semblait condamnée ; mais qui jamais a pu
se tromper sur ce calme apparent et perfide ?
Elle renaît aujourd'hui.....
C'est dans la lettre de M. J. Antoine Llorente qu'il
faut voir les détails relatifs à ses mystérieuses procédures
; combien la faveur si vantée d'être défendu par
un avocat , devient illusoire pour l'accusé ! avec quelle
facilité les délateurs peuvent emprunter le nom de la
religion pour satisfaire des passions particulières ! comme
enfin ce tribunal de la pénitence , institué par un Dieu
de paix pour la consolation des fidèles , est devenu le
principal instrument de l'intolérance religieuse.
<<L'inquisition fait publier, tous les ans, pendant le ca-
« rême, qu'on est tenu de déclarer tout ce qu'on avu , tout
« cequ'ona entendu contre la doctrine de l'église, contre
« le libre exercice du saint office . Quiconque s'y refuse
«encourt l'excommunication. Il est défendu aux confesseurs
de donner l'absolution sacramentale au péni
AVRIL 1817 . 157
tent avant de lui demander s'il ne sait riende suscep-
<< tible d'être dénoncé.... La crainte d'une damnation
<<éternelle fait méconnaître les liens les plus sacrés.
<<Mères , filles , soeurs , épouses , amantes mêmes , on
« les a vues aux pieds des inquisiteurs accuser les per-
* sonnes qui leur étaient les plus chères . >>>
M. Llorente dit en finissant : « Je n'ai rien annoncé
<<dont je ne puisse garantir l'exactitude et donner des
<<preuves irrécusables .... Si ce que je viens de dire ne
<<suffit point pour détromper tout le monde , je me
« flatte que le voile tombera , lorsque je publierai mon
<< Histoire critique de l'inquisition d'Espagne. J'en
<<offre dès- à-présent le résultat à la curiosité publique ,
<<c'est-à-dire le nombre des victimes. Je les divise en
<< trois classes , à l'exemple des inquisiteurs . » Il ne faut
que jeter les yeux sur ce tableau pour voir que , malgré
l'avénement de Philippe V en 1700 , le nombre de ces
victimes n'a pas laissé d'être considérable.
« Depuis 1481 jusqu'en 1788 :
« Brûlés en personne ,
« Brûlés en effigie ,
<<Incarcérés , reclus , et presque tous dé-
<<pouillés de leurs biens , •
34,382
17,690
• 291,450
«Total. ...... • 343,522 »
Toute observation serait inutile.
M. le chevalier Clausel de Coussergues dit encore dans
sa brochure « avoir lu , pendant les cent jours , un journal
u qui s'égayait sur un auto-da-fé qui devait avoir lieu
« à Madrid. Il est remarquable , ajoute-t- il , que les
« auteurs qui plaisantaient ainsi sur l'inquisition , appartenaient
à la faction qui , pendant plusieurs
• années , a placé un comité de recherches dans tous
158 MERCURE DE FRANCE.
« les villages de France , qui a changé tous les mo
« nastères , tous les édifices publics en prisons , et qui
« afait périr plus d'hommes en un jour, pur les mi-
« traillades , les noyades , les incarcérations, dans les
«fonds de cale des vaisseaux et par tous les genres
« de mort, que l'inquisition d'Espagne , de Portugal
« et des Deux- Indes n'en a fait périr dans l'espace
« de trois siècles . >>>
Nous avouons de bonne foi que l'inquisition ne doit
pas être attaquée par des plaisanteries . Nous ne connaissons
aucun journaliste qui appartienne à la faction, d'horrible
mémoire , que M. le chevalier Clausel de Coussergues
semble vouloir désigner. Nous croyons qu'à l'exception
des délits dont les lois ont prononcé le châtiment
, il convient d'oublier , à l'exemple du Roi , tout
ce qui a été dit et même tout ce qui a été fait pendant
les cent jours , époque de vertige et de regrets pour une
foule de Français qui peuvent encore réparer des fautes
presque involontaires ; époque dont plusieurs doivent
bénir la courte durée qui ne leur a pas donné le temps
de succomber à la force des circonstances , l'histoire des
vingt années antérieures n'ayant fourni que trop d'exemples
de la faiblesse humaine. Quant aux crimes des
comités d'assassins établis dans chaque village sous le
règne de la terreur , il nous serait impossible, même
aujourd'hui , d'en calculer sans frémir la multitude
effrayante , pour la comparer à celle des victimes de
l'inquisition. Mais quand il résulterait de cet horrible
parallèle que le tribunal du saint office a fait un peu
moins couler de sang que les bourreaux de Robespierre ,
il n'y aurait pas encore là de quoi être si fier , ni de quoi
Y'appeler le plus modéré des tribunaux , et l'on nous
pardonnera d'abhorrer la mémoire de ceux qui , jadis ,
eurent la pensée de l'établir en France. Montesquieu ,
AVRIL 1817. 159
dont l'autorité vaut bien celle de MM. Bourgoing et
de La Borde , renforcée du suffrage de M. le chevalier
Clausel de Coussergues , a dit ce peu de mots sur lesquels
nous invitons ce dernier à réfléchir un moment .
« Si quelqu'un , dans la postérité , ose dire que les
« peuples de l'Europe étaientpolicés , on citera l'inqui-
« sition pour prouver qu'ils étaient , en grande partie ,
« barbares ; et l'idée qu'on en prendra sera telle qu'elle
« flétrira ce siècle , et portera la haine sur les nations
11
« qui adopteraient encore ce tribunal odieux.>>
ESMÉNARD.
wwwwwww
Nosologie naturelle , ou les maladies du corps humain
distribuées parfamilles ; par M. Alibert.
Personne n'ignore avec quel zèle infatigable M. le
docteur Alibert a poursuivi l'étude des maladies de la
peau (1 ) . C'est aujourd'hui la pathologie entière qu'il
embrasse dans ses recherches : il a voulu ranger , par
une méthode simple et naturelle , toutes les maladies
qui se sont présentées à son observation dans
l'intérieur d'un des plus vastes et des plus curieux
hôpitaux de la France. Il a voulu faire participer
à ses travaux les savans de tous les ordres , les
hommes de toutes les classes , ceux mêmes qui vivent
à des distances très-éloignées de la capitale. N'est-ce
pas une idée heureuse que d'avoir laborieusement rassemblé
tous les cas rares qui offrent le plus de problèmes
à la méditation et à la pensée , et de les avoir réunis
(1)Descriptiondes Maladies de la peau , observées à l'hôpital Saint-
Louis, grand in-folio , dix livraisons , avec figures magnifiquement
coloriées.Chez Caille et Ravier, rue Pavée-Saint-André-des-Arts, n. 17.
160 MERCURE DE FRANCE.
1
dans un grand ouvrage pour l'instruction des contemporains
et pour celle de la postérité ?
Lorsqu'un phénomène est insolite, il est difficile
d'en donner une idée précise à ceux qui n'en ont pas
été les témoins ; l'intelligence des commençans surtout
n'est jamais très-accessible aux choses sensibles qu'ils
n'ont pas eu occasion de considérer. Le pouvoir magique
de la peinture obvie à ces inconvéniens : la production
des traits et de la physionomie d'un malade qui succombe
à une maladie extraordinaire , est une leçon puissante
qu'on n'oublie jamais. Elle est préférable aux vains
discours que suggère une théorie souvent mensongère
autant que futile . Les élèves qui étudient dans les universités
étrangères , croiront assister aux leçons cliniques
de M. Alibert. L'hôpital , qui est le théâtre de ses
observations , deviendra , pour ainsi dire , un hôpital
nomade pour toute l'Europe savante.
Les peintres et les graveurs qui ont secondé M. Alibert
dans cette pénible entreprise, se sont surpassés par
la fidélité avec laquelle ils ont su représenter les plus
étonnans phénomènes .
Le premier volume de l'ouvrage que nous annonçons
sera délivré dans le courant d'avril. Cet ouvrage qui
n'a été tiré qu'à un très-petit nombre d'exemplaires à
cause des frais énormes qu'il a fallu faire pour la gravure
et le coloriage des planches , paraîtra en deux
volumes grand in-4°., à dix mois de distance l'un de
l'autre. Chacun de ces volumes , composé d'environ sept
cents pages , et orné de vingt-deux planches magnifiquement
coloriées , sera du prix de cent dix francs pour
les souscripteurs , et de cent trente-cinq francs pour les
non souscripteurs .
Il faut se faire inscrire , à Paris , chez Caille et Ravier ,
libraires , rue Pavée-Saint-André-des-Arcs , n. 17 , avant
AVRIL 1817 . 161
AL
le premier juillet prochain, pour obtenir la remise
annoncée.
7
Nous devons ajouter à cette courte notice que cet
ouvrage, un des plus utiles que l'amour de la science et
le génie de l'humanité aient fait entreprendre , est en
même temps un des plus beaux monumens élevés à la
médecine moderne .
Les grands talens connus de M. Alibert n'étaient
pas seuls nécessaires à l'exécution d'un pareil projet; il
exigeait le sacrifice ou du moins l'avance d'une grande
partie de sa fortune qu'il n'a point balancé à faire au
succès d'une si noble entreprise.
Nous nous proposons de rendre compte de ce magnifique
ouvrage dont le premier volume vient de paraître.
VARIÉTÉS.
nmmmm
DeGodwin et de son ouvrage sur la justice politique .
Godwin , l'auteur de Caleb Williams , a joui , pendant
quelque temps , en Angleterre etmême en France,
d'une célébrité assez grande. Ses deux romans , celui
que je viens de nommer , et un autre intitulé Saint-
Léon , ont étélus avec curiosité , et traduits dans toutes
les langues. Le premier, qui est fort supérieur à l'autre ,
peint avec beaucoup d'énergie , et sous des couleurs
très-sombres , l'impossibilité de cacher un crime , et la
combinaison de circonstances , souvent bizarres , mais
presque toujours inévitables , grâce à laquelle ce qu'on
croit avoir dérobé à tous les regards , paraît soudain au
1
162 MERCURE DE FRANCE .
grand jour. Le second roman , bien que rempli d'aperçus
hardis et ingénieux , intéresse moins , parce que l'auteur
y a introduit le surnaturel , ce qui empêche qu'on
ne soit frappé de la vérité des caractères et de la connaissance
du coeur humain , qui , sans ce mélange mal
entendu de sortilége et de magie , placerait cet ouvrage
à un rang très-élevé.
Ces romans , toutefois , ont moins contribué à la célébrité
de Godwin (1) que son traité sur la Justice politique
, dont la traduction a été commencée plusieurs
fois en France , et n'a jamais été publiée. Comme vraisemblablement
elle ne le sera point , je présume que
quelques détails sur ce livre ne déplairont pas à nos
lecteurs .
La première édition de la Justice politique de Godwin
parut en Angleterre en 1793 , dans un moment où la
révolution française , remplissant l'Europe d'étonnement
et d'épouvante , engageait tous les amis de l'humanité
à réfléchir sur les bases des gouvernemens pour
découvrir les moyens de prévenir ou d'extirper les
abus qui avaient amené cette crise si violente et sous
quelques rapports si funeste .
Godwin , porté par le genre de son esprit à remonter
aux abstractions les plus subtiles pour les appliquer à la
réalité , se propose d'approfondir toutes les questions
relatives à la nature de l'homme , à ses droits et à ses
devoirs , et d'arriver ainsi à déterminer la loi unique
et fondamentale qui doit servir de règle aux instititu-
(1) Godwin est aussi l'auteur d'ane suite d'Essais sur l'Education ,
publiés dans un journal intitulé l'Inquirer , et qui sont pleins de sagacité
etd'idées nouvelles .
AVRIL 1817 . 165
1
tions des peuples , comme aux relations des individus .
C'est cette loi qu'il nomme justice politique , et il choisit
ce titre pour son ouvrage.
Cet ouvrage peut être divisé en trois parties , et il
aurait mieux valu , du moins comme production littéraire
, si l'écrivain s'était astreint lui-même à cette division;
car ayant traité souvent au hasard les mêmes
sujets dans plus d'un chapitre , il est tombé dans un
désordre et dans des répétitions qui rendent l'intelligence
de son livre assez difficile , et sa lecture trèsfatigante.
Aussi , pour en donner ànos lecteurs quelque idée ,
nous adopterons l'ordre que l'auteur a négligé , et nous
parlerons séparément de la partie métaphysique , de la
partie morale , et de la partie politique proprement
dite... i
La métaphysique deGodwin est fausse et commune.
Il ne dit rien qu'on n'ait pu lire dans plusieurs métaphysiciens
du dix-huitième siècle , dont je ne veux
point rabaisser le mérite , mais qui , poussant à l'excès
le principede Locke , qui lui-même avait beaucoup trop
étendu celui d'Aristote ( qu'il n'y a rien dans l'intelligence
qui n'ait été auparavant dans les sens ) , dépouillent
l'homme detoute force intérieure , le représentent
comme le jouet passif des impressions du dehors , et
méconnaissent la réaction qu'il exerce sur ces impressions,
réaction qui fait qu'elles sont modifiées par lui ,
quand il les reçoit , pour le moins autant qu'elles le
modifient.
La partie morale de Godwin , celle où il développe
les devoirs des individus entre eux , est encore plus défectueuse
. Séduit par l'idée de la justice abstraite , il
11.
164 MERCURE DE FRANCE .
veut soumettre à cette justice stricte tous les mouvemens
, toutes les affections , tous les engagemens de
l'homme; de là , ses paradoxes sur la pitié , la reconnaissance
et les promesses. Comme la véracité la plus
scrupuleuse est un des traits distinctifs de son caractère
et de ses écrits , je le crois de bonne foi ; mais
ces assertions dénotent une telle ignorance de l'homme
de société , résultat , dit-on , d'une vie contemplative ,
que , toutes bizarres qu'elles sont , elles méritent à
peine d'être réfutées. Ce n'est pas , en étouffant les
affections les plus douces , que l'on donnera du bonheur
à l'espèce humaine. Il ne faut point que l'homme soit
toujours impartial et juste. Il faut au contraire , et c'est
leplusbeauprivilége de son indépendance individuelle ,
qu'il soit partial par goût , par pitié , par entraînement,
Magistrat , juge , homme public , son devoir , sans
doute , est la justice ; mais la plus précieuse partie de
sonexistenceprivée, sur laquelle la société ne doit avoir
nul empire , c'est de s'entourer d'êtres à part , d'ètres
chéris , ses semblables par excellence , distincts de tous
les êtres de son espèce. Quand il s'agit des autres , il
lui suffit de ne jamais leur nuire et quelquefois de les
servir. Mais à ce cercle favorisé , à ce cercle d'amour ,
d'émotions , de souvenirs , appartiennent son dévouement
, son occupation constante , et tous les genres
de partialité.
La partie politique de Godwin est donc la seule importante.
Ce n'est pas que cette partie de son ouvrage
soit exempte de grandes erreurs . Il part d'un principe
faux. Le gouvernement , dit- il , est un mal nécessaire.
Cette idée , qui n'est pas de lui , paraît , au premier
coup d'oeil , une pensée forte, et n'est , au fond , qu'une
AVRIL 1817 . 165
expression bizarre. Le premier écrivain qui l'employa
dut, je le conçois, frapper ses lecteurs. Il y a des gouvernemens
qui sont, je ne dirai pas un mal nécessaire ,
mais un mal très-superflu. Cependant , si nous approfondissons
l'idée de Godwin , dans ce sens général et
absolu qu'il donne au mot de gouvernement , nous la
trouverons complétement erronée .
Le gouvernement aune sphère qui lui est propre .
Il est créé par les besoins de la société , et pour empêcher
que ses membres ne se nuisent mutuellement ;
aussi long-temps qu'il reste dans cette sphère , il ne
pèse surles citoyens qu'autant qu'ils se nuisent. Il n'est
donc pointun mal , si ce n'est pour les coupables , et
c'est un bien qu'il leur soit un mal. Il n'est pas même ,
comme le prétendGodwin, un mal absolu , en même
temps qu'un bien relatif. Dès que le gouvernement sort
de sa sphère , il devient un mal , et un mal incalculable :
mais ce n'est point alors comme gouvernement , c'est
commeusurpation qu'il est un mal.
Sans doute , lorsque pour atteindre les coupables il
vexe les innocens; lorsque, sous le prétexte deprévenir
les délits , il porte atteinte àla liberté ; lorsque, s'arrogeant
une foule de fonctions qui ne lui appartiennent
pas , il s'érige en instituteur, en moraliste , en juge des
opinions, en surveillant des idées , en directeur des
lumières ; il se rend singulièrement nuisible. Mais
nous le répétons , ce n'est pas en sa qualité de gouvernement.
Il devient alors , simplement , une force qui
peut être saisie par un seul individu , et qui le serait
par plusieurs , ou qui serait réunie entre les mains de
tous , qu'elle n'en serait pas plus légitime .
Que si l'on disait que le gouvernement ne peut at166
MERCURE DE FRANCE .
ر
teindre les coupables sans froisser quelquefois les innocens
; nous répondrions que cet inconvénient n'appartient
pas au gouvernement , mais à la nature de
l'homme . Le sauvage qui trouve , en revenant de la
chasse, sa hutte détruite,, ou ses enfans égorgés , peut
en soupçonner à tort un autre sauvage , et faire tomber
sur lui une vengeance peu méritée. Le gouvernement
peut se tromper de même . C'est pour éviter ces méprises
qu'il institue des formes. Sices formes sont
bonnes , et qu'il les respecte , loin d'être un mal , il est
un bien.
Godwin parle beaucoup, et avec raison, de l'influence
toujours funeste que la pression de l'autorité a sur le
bonheur et sur les qualités, morales de l'homme . Mais
lorsque la pression de l'autorité se fait sentir de la sorte,
c'est qu'elle a franchi ses limites , et dépassé sa sphère.
Aussi long-temps qu'elle s'y renferme , cette pression
n'existe pas . Il faut que l'innocence l'ignore , elle n'est
donc pas un mal pour lui ; il faut que le coupable la
craigne; elle est done un bien pour tous.
Ce n'est point une chose indifférente que de rectifier
-cette rédaction. Lorsqu'on déclare le gouvernement un
mal , on se flatte d'inspirer aux gouvernés une défiance
salutaire : mais comme le besoin de gouvernenient se
fait toujours sentir , tel n'est point l'effet qu'on produit .
Il arrive au contraire que les gouvernemens adoptent
cette doctrine. Ils se résignent à être un mal , et en leur
qualité de mal nécessaire , ils représentent comme inévitable
tout celui qu'ils causent. (
Parti d'un principé inexact , Godwin s'est égaré dans
sa marche. Le gouvernement n'étant , selon lui , qu'un
mal nécessaire , il aconclu qu'il n'enfallait que le moins
AVRIL 1817 . 167
qu'il était possible. C'est une seconde erreur. Il n'en
faut point hors de sa sphère ; mais, dans cette sphère,
il ne saurait en exister trop . La liberté gagne tout à ce
qu'il soit sévèrement circonscrit dans l'enceinte légitime
: mais elle ne gagne rien , elle perd au contraire ,
à ce que, dans cette enceinte , il soit faible. Il doit toujours
y être tout-puissant.
Par une suite nécessaire de cette théorie , fautive à
son origine , Godwin est allé jusqu'à prétendre qu'un
jour il n'existeraitplus de gouvernement , et il a regardé
cette époque comme le plus beau moment de l'espèce
humaine. Il n'a pas senti que le gouvernement , renfermé
dans sa sphère , c'est-à-dire uniquement occupé
à garantir les individus de leurs torts réciproques et des
⚫ invasions de l'étranger , existerait toujours de droit , lors
même qu'il n'agirait pas de fait, et que, dès à présent , il
ne doit exister defait que lorsque les individus ont besoinde
sa garantie. La somme légitime de l'autorité du
gouvernement sera toujours la même. Seulement , l'activité
du gouvernement peut augmenter ou décroitre
suivant les circonstances , c'est-à-dire , suivant que les
hommes , poussés par leurs vices , leurs passions ou leurs
erreurs , entrent en plus ou moins grand nombre dans
l'enceinte où le gouvernement doit agir.
,
Autant la doctrine générale de Godwin est défectueuse
, autant ses détails sont fertiles en aperçus heureux
, en vérités neuves , en idées profondes. On ne
trouve nulle part une aussi ingénieuse et convaincante
analyse des inconvéniens de l'autorité , lorsqu'elle ne se
borne pas à protéger et à garantir, mais qu'elle veut
éclairer , améliorer ou conduire. Education, institution ,
dogmes religieux , lumières , seiences , commerce , in168
MERCURE DE FRANCE .
1
dustrie , population , propriété , Godwin examine l'aetion
du gouvernement sur toutes ces choses , et démontre
que le mieux , le plus sûr et le plus juste , est de
maintenir la paix , et de laisser faire. Aucun publiciste
n'a plus clairement prouvé que dès qu'on gène l'intérêt,
sous prétexte de le diriger , on le paralyse ; que dès
qu'on entrave la pensée sous prétexte de la rectifier , on
la fausse , et que tout autre guide que la raison de chacun
, pour l'intelligence de chacun , dénature cette intelligence
: aucun n'a réfuté d'une manière plus satisfaisante
, l'hypothèse pertide et dangereuse qu'il peut y
avoir des erreurs utiles ; aucun enfin n'a mieux démasqué
ces prétentions renaissantes des partis qui se succèdent
, et qui jamais ne cherchent à, limiter le pouvoir
que parce qu'ils ne le possèdent pas , prets qu'ils sont
toujours à réclamer pour eux les attributions qu'ils disputaient
à leurs adversaires , et toujours affirmant que ce
qu'ils disaient hier étre nuisible , est devenu subitement
salutaire aujourd'hui. ,
Le grand mérite de Godwin est d'aborder franchement
toutes les questions , et de les suivre , avec la sa
gacité dont il est doué , sans vouloir jamais , par timi
dité ou par système , en fausser les résultats , Mais ,
comme il arrive souvent , ce mérite produit par un
amour passionné de la vérité , amour qui donne à Godwin
une puissance étonnante d'investigation , et qui le
préserve de se fatiguer d'aucune longueur , ou de s'effaroucher
d'aucune conséquence , n'est pas sans inconvé
niens pour ceux qui le lisent. Tantôt il néglige les ménagemens
nécessaires pour faire accueillir ou même examiner
sans répugnance des notions trop différentes des
opinions reçues : tantôt il ne soupçonne pas la lassitude
AVRIL 1817 .
que doit causer le trop grand développement des idées
169
communes. L'on trouve quelquefois exprimée en une
seule phrase une idée qui eût demandé dix pages d'explication,
et d'autres fois dix pages sont consacrées à
démontrer des vérités dès long-temps admises , et qu'il
eût suffi d'indiquer. La vérité de ce que Godwin croit la
vérité, lui paraît d'une importance égale dans toutes ses
branches. Il s'ensuit que dans un endroit , ses assertions
semblent bizarres , parce qu'il ne les appuie d'aucune
preuve , et que , dans un autre , elles sont surabondamment
incontestables .
Godwin n'est pas , au reste , le seul écrivain qui mérite
ce reproche. Je viens de lire une Histoire de laLégislation
, et j'ai trouvé trente pages consacrées à nous
convaincre que les peuples ne pouvaient point se passer
de lois.
Un autre défaut de Godwin , c'est de joindre fréquemment
à la témérité des hypothèses la nıaladresse des
détails ; c'est ce qui lui est arrivé surtout , quand il a
parlé de la perfectibilité de l'espèce humaine , de cette
espérance qui n'est repoussée que par ceux qu'elle afflige
, comme les habitans de je ne sais quel village dé
ploraient l'amélioration des grandes routes , parce qu'ils
gagnaient à ce que les voyageurs brisassent leurs voitures
en le traversant .
Godwin s'est laissé emporter dans ses conjectures sur
cette matière , par le besoin de décrire ce qu'il ne devait
que pressentir. Il a tenté de détailler des
découvertes
qui ne sont pas faites : et frappé de plusieurs inconvé
niens moraux et physiques , dont le remède nous est en
core inconnu , il a voulu devancer le temps qui pourra
seul nous l'indiquer....
170 MERCURE DE FRANCE .
Lorsqu'on présente au public une opinion qui peut
sembler étrange , il faut se garder de l'accompagner de
conjectures plus extraordinaires encore . C'est bien assez
pour elle d'étre neuve , sans qu'elle ait à lutter contre la
défaveur de son entourage. Il faut , au contraire , en lui
donnant pour alliées des propositions communes , lui
faire pardonner son air étranger : et ce n'est que lorsqu'un
principe n'est plus un hôte admís avec peine et défiance
, mais qu'il a obtenu le droit de cité et conquis
son domicile , qu'on peut lui permettre d'appeler à lui et
d'avouer hautement la nombreuse clientelle de ses conséquences
.
:
:
- Il estaisé de voir, par tout ce que je viens de dire , que
l'ouvrage de Godwin est loin d'être un bon ouvrage ;
mais il invite le lecteur attentif à penser par lui-même ,
et il le dispose à juger toutes les doctrines et toutes les
institutions , avec impartialité etindépendance .
1
J'ajouterai que jamais auteur ne fut plus que Godwin
ennemi des révolutions , n'en fit une peinture plus ef
frayante , ne redouta plus les maux de l'anarchie , ne re
commanda plus vivement aux hommes d'attendre tout
des efforts de la raison, ne leur répéta de plus de manières
que la violence qui veut devancer la conviction
n'est qu'un fléati , etque la conviction rend la violence
inutile. Godwin est un ami zélé de laliberté; mais il l'est
aussi de la paix. Il est le défenseur quelquefois exagéré
de l'égalité ; mais il est l'adversairenon moins courageux
de toute innovation tumultueuse et même de toute
amélioration précipitée. Il pousse presqu'au scrupule la
tolérance pour toutes les opinions opposées aux siennes,
les ménagemens pour-les institutions contre lesquelles
l'unanimité de l'association ne se serait pas prononcée,
AVRIL 1817 . 171
l'intérêt pour les classes privilégiées , où l'on eût trouvé ,
dit- il , si on ne les avait pas blessées et proscrites , plus
d'un partisan des lumières et d'un ami de l'humanité.
C'est toujours aux apôtres immodérés des révolutions
qu'il s'enprend des obstacles que la liberté rencontre.
C'est leur impatience , leur intolérance ,leur esprit persécuteur
qu'il accuse, On s'aperçoit en le lisant , que ,
lorsqu'il écrivait, ceux qu'il censure étaient les plus
forts , et il ne prévoyait pas qu'un jour , plus d'un opprimé
dont il plaidait la cause , serait l'émule des oppresseurs.
1 i
Un écrivain français qui mériterait une réputation plus
étendue que celle dont il jouit , M. Salaville , nous a
donné , il y a plusieurs années , dans un ouvrage sur
l'homme de la société , une analyse des principes de
Godwin sur les lois positives , Malheureusement , celte
analyse est précédée d'un système métaphysique sur la
nature de l'homme , système dont l'ensemble est abstrait
, dont plusieurs parties sont douteuses , et qui nuit
aux vérités évidentes que l'auteur avait puisées dans
Godwin, ou que la lecture de Godwin lui avait suggérées.
Mais dans les trois chapitres de son livre , qui contiennentcette
analyse , il a fait entrer une foule de considérations
originales et de développemens qui lui appartiennent
, et qui font de ces trois chapitres une productiontrès-
recommandable par la clarté du style , la
liaison des idées , et la nouveauté des aperçus .
A une époque où l'état de la France était très-différent
de celui dans lequel elle se trouve aujourd'hui ,
j'avais entrepris la traduction de la Justice politique de
Godwin. En me livrant à ce travail, j'avais un but que
je croyais utile. Dans un moment où des hommes dont
172 MERCURE DE FRANCE .
il serait déplacé maintenant de censurer les intentions ,
puisqu'ils ne sont plus dans la puissance , mais dont
assurément les mesures n'étaient pas bien réfléchies ,
jetaient de la défaveur sur les principes de la liberté ,
en exerçant , au nom de ces principes , beaucoup de
vexations tyranniques , je voulais prouver que ce n'était
pas à la liberté même qu'il fallait reprocher cette tyrannie
. J'avais en conséquence choisi un écrivain assez
exagéré dans ses opinions , mais ennemi néanmoins de
tout système de violence et de toute mesure persécutrice.
Sa désapprobation sur ce point me paraissait
ácquérir plus de poids par l'exagération même dont il
n'avait pas su se préserver à d'autres égards . Ceux dont
Padministration se serait trouvée indirectement critiquée
dans son ouvrage , n'auraient pu repousser ses attaques
comme partant d'un homme attaché à des préjugés
anciens , ou indifférent à l'affranchissement de
l'espèce humaine , et les réclamations de Godwin en
faveur de l'humanité et de la justice , contre l'arbitraire
et les proscriptions , auraient eu d'autant plus de
force, que ses intentions n'étaient pas méconnaissables ,
puisque l'on n'aurait pu révoquer en doute son amour
ardent , quelquefois inconsidéré pour la liberté.
Les temps sont changés : la disposition des esprits
n'est plus la même. Ce que l'on remarquerait aujourd'hui
dans la Justice politique, ce ne serait point la réprobation
prononcée contre des excès qu'on ne commet
plus au nom de la liberté des peuples ; ce seraient les
inconséquences de l'auteur anglais dans d'autres parties
de son système , et un certain nombre d'opinions
anti-sociales , que je m'étais proposé de réfuter , mais
dont on saurait plus adroitement développer le danger,
sans faire entrer la réfutation en ligne de compte .
0
ts
AVRIL 1817. 173
J'ai donc renoncé à publier cette traduction. Je ne
crois nullement que les paradoxes de Godwin eussent
été dangereux , dans le sens qu'on attribue à ce mot ;
ils n'auraient ni séduit, ni convaincu le lecteur : mais
j'ai craint de fournir des armes spécieuses à l'avilissante
doctrine de ces sophistes , dont la vocation déplorable
est de décréditer par tous les moyens , tous les écrits
qui tendent à donner à l'esprit de l'indépendance , à
lame de l'élévation , et à montrer à l'espèce humaine
les titres de sa noblesse et les bases de son bonheur.
Lorsqu'un auteur imprudent enveloppe dans ses confus
anathèmes , et les abus des institutions despotiques , et
les droits sacrés de la propriété , n'entendez-vous pas
mille voix intéressées qui s'empressent de consacrer
cette réunion contre nature , heureuses d'avoir à défendre
à la fois ce qui est nuisible et ce qui est nécessaire
ce qu'on ne peut trop complétement détruire , et ce
qu'on ne saurait assez respecter ? Je n'ai pas voulu leur
donner ce facile triomphe.
B. DE CONSTANT .
,
CORRESPONDANCE.
L'Ermite de Russie à celui de la Guyanne ( 1 ).
Je ne m'attendais pas , cher et bon confrère , que les
réveries de nos ancêtres dussent se renouveler de nos
jours. J'en parlais même avec unfranc parleur de mon
pays , lorsqu'un tiers (grand frondeur d'opinions qui ne
(1) Cette lettre a été insérée dans l'Observateur impartial de Pétersbourg.
174 MERCURE DE FRANCE .
sontpas les siennes) me présenta unjoli petit livretrenfermédans
un étui couleur de rose . Je l'ouvris au hazard
et trouvai que le luxe typographique y répondait parfaitement
au brillant extérieur : beau papier , beaux caractères
, belles gravures , dans le genre de celles qui
ornent votre édition.....: restait à comparer le contenu
des deux ouvrages ? - Le Mérite des Femmes , pour
titre du livre , élevait déjà une prévention favorable à
l'auteur. Lisons pourtant avant dejuger ; écoutons l'auteur
avant de le condamner ou de l'absoudre .
,
Après quelques lieux communs , tirés d'annales obscures
l'auteur du Nouveau Mérite des Femmes s'écrie
( 1 ) : « Les Russes et les Anglais sont aujourd'hui les
>> peuples d'Europe qui asservissent le plus les femmes .
>>>-Tout le monde connaît la douceur , la simplicité
>> des Anglaises : aux clôtures , aux gardiens près , elles
>>jouissent d'une liberté aussi grande qu'en Turquie : les
» femmes russes presque aussi jolies , sont soumises , sé-
>> dentaires et bonnes mères de famille. Il est malheu-
>> reux qu'une querelle de ménage , en Russie , finisse
>> toujours par des coups; les dames se laissent battre
>> avec un patience admirable ! il leur semble qu'il est
>> dans l'ordre de la nature que les choses se passent
>> ainsi ; et les maris , de leur côté , trouvent peut-être
>> aussi naturel de les laisser dans les pleurs , couvertes
>> de meurtrissures , de contusions , pour aller tranquil-
>>lement boire ou dormir; aussi l'on assure que les
>> dames se vengent en Russie , comme les femmes des
>> autres nations . Elles aiment , du reste , le jeu , le
>> luxe, la parure, et sont très-superstitieuses » .- Voilà,
certes , une description digne , à quelque chose près , de
figurer dans le voyage d'un nouveau Gulliver ! ..... Si le
PETIT AUTEUR du Petit Panorama discutait ainsi sur
l'intérieur de l'Afrique , dont nous n'avons (par parenthèse)
que des notions vagues , je lui pardonnerais volontiers
sa crasse ignorance ; mais parler ainsi d'un
pays plus que jamais en relation avec la patrie de l'écrivain,
voilà ce qui ne se conçoit pas .
Il est assez singulier de voir un ermite hyperboréen ,
(1) Pag. 9, lig. 4 et suiv. , à l'article introduction , Petit Panorama.
AVRIL 1817 . 175
devenu l'avocat des dames de son pays et plaidant leur
cause au tribunal de la raison et à celui de l'Ermite de
la Guyanne ! contre qui encore ? contre l'auteur da
Mérite des Femmes!!!!- Il en est pourtant ainsi : tout
enplaidant la cause de mes compatriotes persifilées par
l'ignorance et laprévention , je plaide la cause de la justice
et celle de la vérité.
C'est par le témoignage des Français , résidans à
Saint-Pétersbourg et en d'autres lieux de mon pays ;
c'estpar l'aveu de ceux des Parisiens mêmes , qui ont
reçu l'hospitalité au sein de ma patrie , que je prétends
confondre l'iniquité d'un auteur ignare ou malveillant.
-On peut déraisonner dans le fond de son cabinet;
mais imprimer des absurdités , en les donnant pour des
faits certains; mais les publier avec le ton de la vérité et
sous lemasque de la bienveillance , voilà de ces actions
basses et d'autant plus honteuses pour l'humanité
qu'elles outragent toute une nation civilisée , éclairée et
hospitalière .-Etranger à la langue dans laquelle je suis
obligé de m'énoncer , je pourrai peut-être me tromper
d'expression; mais j'ose croire que mon cher confrère
m'entendra, parce qu'il voudra bien m'entendre , et me
pardonnera les fautes du style en faveur de la vérité. Le
PETIT AUTEUR du Petit Panorama vante d'abord les
vertus des femmes russes , et le moment d'après il les
tourne en ridicule; il en fait alternativement de patientes
odalisques et de galantes européennes ; il les
nomme d'abord bonnes mères defamille pour nous dire
ensuite qu'elles aiment, avant tout, le jeu, le luxe, la parare;
et toutes ces contradictions dans l'espace d'une
demi-page in-dix-huit !-Avouez , cher ermite , que
cen'estpointla manière de raisonner de vos deux prédécesseurs
, ni la vôtre ! c'est peut-être celle qu'emploient
les grands faiseurs de Petits Almanachs , si jo-
Liment décrits dans un de vos dicours hebdomadaires.
Quedit-il et que ne dit- il pas , ce cher auteur du NOUVEAU
(1) Mérite des Femmes , au sujet de nos maris
russes ! Est-ce par ouï-dire qu'il en parle? est-ce par sa
-
(1)J'ajoute toujours mon épithète pour distinguer le NOUVEAU Men
rite des Femmesde celui que Legouvé nous a décrit en si jolis vers.
176 MERCURE DE FRANCE.
propre expérience ? .... Dans les deux cas, je voudrais
bien lui faire une question : de quels maris s'agit-il
dans sa diatribe ? parle-t-il du rebut de la populace ? il
est à peu près le même partout , ivrogne , brutal et mal
élevé..... Si l'auteur n'a connu que les maris battant
leurs femmes et s'enivrant dans les cabarets , je lui en
fais mon compliment : sa société a dû être bien choisie !
Certainementil n'a pas voulu parlerdes classes supérieures
de la nation russe, je crois , sans vanité, que les officiers de
nos troupes occupantune partiede la France; les seigneurs
qui ont suivinotre auguste souverain , lors de son entrée à
Paris , ont dû vous donner une idée toute contraire. A
quels autres titres qu'à ceux de notre urbanité ,de notre
galanterie même , nous avez-vous donné le surnom de
Français du Nord ? .... S'il est ainsi , le libelle de l'auteur
ne s'adresse-t-il pas à vous comme à nous ? ......... Dé
fendez donc vos compatriotes tout en défendantles miens .
Vengez l'honneur de nos dames , en vengeant l'outrage
delavérité , et rendanthommage à qui il estdù,justifiez
l'estime particulière que vous avez inspirée toujours à
votre confrère et à votre admirateur .
Saint-Pétersbourg , le 24 janvier 1817 .
Signé L'ERMITE DE RUSSIE
RÉPONSE.
Mon très-aimable confrère ,
Je n'ai reçu qu'au bout de trois mois la lettre quevous
avezbien voulu m'écrire , et dans laquelle vous attaquez
avec beaucoup d'avantage l'auteur d'un nouveau Mérite
des Femmes , où l'on paraît méconnaître celles de votre
pays. Je n'ai point lu ce livret couleur de rose qui vous
donne tant d'humeur , et j'ignore conséquemment jusqu'à
quel point vos plaintes sont fondées ; ce n'est donc
qu'en thèse générale que je m'élève contre cette légèreté
impertinente avec laquelle certains écrivains prononcent
sur toutun peuple , dont ils portentle plus souvent,
sur la foi d'autrui , des jugemens aussi injustes
que ridicules . Quelle nation a plus que la nôtre à se plaindre
de ces burlesques arrêts ! quelle autre a vu payer
AVRIL 1817 . 177
de plus de calomnies , de plus d'injures , l'hospitalité
qu'elle exerce avec tant de grâce envers les étrangers ?
n'a-t-on pas vu le dramaturge Kotzbuë , déclarer à la
face de l'Europe , que Paris (où il a passé quinze jours
dans une mauvaise auberge) , est la ville du monde où
les femmes des hautes classes de la société (qu'il n'a pu
voir que chez une actrice) sont les paus futiles et les
plusgalantes (j'adoucis ses expressions un peu trop tu
desques).
Ne pourrai-je pas vous citer vingt autres écrivailleurs
ambulans , d'outre-Rhin et d'outre-mer , qui , dans leur
voyage en France , dans leur séjour à Paris , dans leurs
leures écrites des bords de la Seine , de la Loire , de la
Durance , se sont plus à tracer avec le même esprit ,
avec la même équité , des portraits de femmes et de
moeurs françaises , dont il est aisé de voir où ils ont pris
les modèles? Ces observations de cabaret me font souvenir
qu'ily aquelques mois ,je présentai chez une des
femmes les plus aimables de Paris , un docteur allemand
que la maîtresse de la maison invita à diner pour le lenmain
et plaça près d'elle à table ; le diuer fini , cette
dame me prit àpartet me signifia que mon docteur était
un impertinent , et , qu'à compter de ce jour , sa porte
lui serait fermée. J'insistai pour connaitre la cause d'une
pareille résolution : « Croiriez-vous (me dit-elle , moitié
enriant , moitié en colère) que ce ridicule personnage
s'est avisé , pendant le repas, de me presser le pied, en
jetant sur moi , à la dérobée , les regards le plus comiquement
langoureux que j'aie rencontrés de ma vie : cet
homme est un fou ou un fat imbécille ; ne me le ramenez
plus. » En sortant avec mon homme ,je m'acquittai , le
plus honnètement qu'il me fut possible , de la commissionquej'avais
reçue pour lui. « Que voulez-vous , me
répondit-il , j'ai lu dans tousles écrits de nos voyageurs ,
qu'à moins de vouloir passer pour un sot , on ne peut
resterun quart-d'heure auprès d'une jolie femme française
sans lui faire une déclaration.>>>
J'ai beaucoup ri de labonbomie de mon docteur allemand;
riez aussi , mon confrère hyperboréen , de nos
faiseurs d'almanachs , et , sans vous facher , contentezvous
de nepas prendre des leurs.
Je n'ai point voyagéen Russie ,je n'ai connuvos com-
AMBRE
ROTA
BEINE
12
178
MERCURE DE FRANCE .
patriotes que dans la capitale de la France (ce qui n'e
taitpointune recommandation à mes yeux , je vous l'avoue
bien franchement) , je n'en suis pas moins prêt à
convenir que leur présence a réformé en grande partie
mes idées sur lanation russe , et que, s'il est permis, en
pareil cas , deraisonner par analogie , on doitcroire que
les fils puînés de la civilisation européenne n'ont désormais
rien à envier à leurs aînés . J'ai rencontré plusieurs
de vos compatriotes dans les cercles de Paris , où se trouvaient
rassemblés les hommes les plus marquans de l'Europe
, et je ne les ai vus inférieurs à personne ; il en est
même quelques-uns parmi lesquels je pourrais nommer
les comtes W.... Oz .... , le prince G .... , MM. Th .... ,
Star.... qui m'ont paru réunir au degré le plus éminent
les qualités de l'esprit , la grâce des manières , la
noblesse du caractère et l'élévation des sentimens .
J'ai eu moins d'occasion de rendre justice aumérite des
femmes de votre pays ; mais dans le très-petit nombre de
celles que j'ai eu l'honneur de connaître ,aucune ne m'a
paru douée de cette admirable patience à se laisser bat .
trepar leurs époux , dont parle l'auteur du Petit Pano
rama ; quant à leur fidélité , j'aime mieux en croire
leurs maris qui s'en louent que les écrivains qui en
doutent.
Agréez , mon cher confrère des bords de la Newa, l'assurance
, etc.
Aux rédacteurs du Mercure de France.
MESSIEURS ,
Panis et circenses est le cri des Français , comme il
était autrefois celui des Romains . Vous avez donc raison
de nous parler souvent de moeurs , de spectacles et de
politique qui sont autant de comédies , mais vous avez
tort de ne rien dire de l'agriculture ; car avant d'observer
, d'accuser ou de tromper les hommes , il est
bonde songer à les nourrir. Ce petit reproche que je
me permets de vous faire , a pour objet le silence que
vous avez gardé sur la séance publique de la société
royale d'agriculture , tenue au département le 13 de
AVRIL 1817 . 179
ce mois, laquelle a pourtant offert un spectacle du
plus grand intérêt à l'immense concours d'amateurs
qui s'y étaient rendus. J'y étais allé pour m'instruire de
l'état actuel de l'agriculture française , et des ressources
qu'elle peut opposer aux suites facheuses de l'intempérie
de l'année 1816. Mon attente a été remplie audelà
de mes espérances , et de plus j'ai été vivement
ému de quelques épisodes particuliers de cette séance
universelle, sur lesquels je n'avais pas compté. Si je né
savais que je m'adresse aussi à des académiciens , j'ajouterais
que je n'ai rien vu de pareil dans aucune séance
académique .
Le mémoire le plus important était une notice biographique
sur M. le baron Lézai-Marnésia, mort préfet
du Bas-Rhin. M. de Lézai-Marnésia avait tant de zèle ,
afait tant de bien , a poussé si loin l'art difficile d'administrer
, que ses succès en ce genre sont véritablement
incroyables , et que son histoire . bien que trèsfidèle,
pourrait passer pour un roman philantropique ,
dont la scène serait placée dans l'Utopie ; malheureusement
M. le baron de La Doucette , auteur de
cette excellente notice , n'a pas la voix assez forte pour
uué grande salle , et peu de personnes ont été à portée
de lebien entendre .
Depuis long-temps l'agriculture réclame des moyens
d'élever les eaux pour les distribuer à volonté partout
où elles peuvent répandre la vie et l'abondance. M. de
Perthuis , ancien officier au corps royal du Génie , a
fait un rapport savant sur le Noria , exécuté , il y a
trente-six ans , à Vitry , par feu M. Millon , conseiller
au Châtelet, et sur une double pompe très- ingénieuse ,
présentée par M. Arnollet, iugénieur au corps royal des
Ponts- et-Chaussées dans le département de la Côte-d'Or .
Cette pompé, qui a valu à
mille fr . , pourra servir aussi contre les incendies . Cet
objet d'un intérêt majeur a excité l'attention générale.
Toutes les parties de l'agriculture , les bois , la vigne ,
les terres labourables , la médecine vétérinaire , le
soin des bestiaux , et surtout le produit miraculeux des
pommes de terre ont reçu dans cette séance des encou
ragemens , des médailles d'or ; etlaremise de ces prix à
Ceux qui les avaient obtenus , s'est faite solennellement ,
son auteur un prix de deux
12.
180 MERCURE DE FRANCE .
et séance tenante , par M. le comte François de Neuf
château , président de cette société, qu'il a ressuscitée , il
y a dix-huit ans , et qu'il a soutenue à travers tant de
dégoûts et de tempêtes.
Chaque rapport fut suivi d'un discours improvisé , où
l'honorable président rappela avec autant de précision
que d'éloquence l'objet particulier de l'encouragement et
les divers mérites de celui ou de ceux auxquels il avait été
décerné : M. le président prit ainsi la parole jusqu'à douze
fois , au milieudes plus vifs applaudissemens du public ,
étonné qu'un membre de l'Académie française se montrât
un des hommes les plus savans de l'Europe , dans la
science des Parmentier et des Fellenberg : je vous citerai
de mémoire , quelques traits de ses discours qui
m'ont le plus frappé.
Après le rapport sur la médaille d'or obtenue par
M. Fessart , cultivateur à la ferme de la Ménagerie , à
Versailles , pour avoir cultivé , en 1816 , quarante-cinq
hectares (cent trente-trois arpens) de pommes de terre :
M. François de Neufchâteau a fait sentir l'importance
d'un tel exemple : « Quel triomphe (a-t-il dit) , cette
séance offrirait à notre illustre Parmentier , s'il vivait , et
s'il pouvait être témoin du succès de sa plante chérie ; de
cetteplante au nom de laquelle il a comme enchaîné le
sien : il y a cinquante ans qu'on n'aurait pas trouvé dans
tous les marchés de Paris , dix boisseaux de pommes de
terre; aujourd'hui la halle en est garnie ; aujourd'hui ,
un cultivateur présent à cette mémorable séance , en
fournit àlui seul plus de cent mille décalitres . »
Un objet d'une haute importance pour tous les vignobles
, c'est le succès avec lequel M. Lambry , cultivateur
à Mandres , près de Brunoy , a pratiqué en grand , depuis
plusieurs années , la méthode de l'incision annulaire
de l'écorce de la vigne , à l'effet de prévenir sa coulure ,
et d'accélérer la maturité du raisin : en remettant à
M. Lambry la médaille d'or parlaquelle la Société royale
a cru devoir récompenser cette heureuse pratique, M. le
président a développé et commenté brièvement ce passagedeVoltaire
:
« Les bonnes expériences de physique sont celles de
>> la culture des terres . >>>
Je voudrais surtout pouvoir vous rapporter avec exас
AVRIL 1817 . 181
titude , et dans leur touchante et noble simplicité , les
paroles adressées par M. le comte François de Neufchateau
, à J.-J. Sommessous , berger en chef du troupeaude
mérinos de l'établissement de St. - Cloud, apparpartenant
à M. Morel de Vindé , pair de France , en
présentant à ce berger la médaille que la société lui a
décernée comme récompense de l'intelligence , du zèle
et de l'excellente conduite avec lesquels il dirige ce
troupeau , et spécialement pour le moyen ingénieux
employé par lui à la guérison du chancre de la bouche ,
dans lemouton : je crois du moins avoir retenu la substance
de ce discours .
<<Brave homme (a dit le président ) , la profession
de berger fut celle des premiers hommes , ce fut le
métier des patriarches ; il faut donc l'honorer , comme
eux , par une conduite exemplaire . Vous avez un ex-
- cellent maître ; vous le servez avec zèle ; la société
royale a su qu'aux qualités de votre profession vous
joignez les bonnes moeurs qui sont l'ornement nécessaire
de tous les états de la vie. Jugez du prix qu'elle y
attache par la distinction dont vous êtes l'objet , dans
cette assemblée illustre . La société voudrait que tous les
bergers de la France pussent être témoins de la justice
- qu'obtientJ.-J. Sommessous , et se pénétrer des motifs
qui nous portent à vous la rendre .
»
« Recevez , brave homme , attachez sur votre poitrine,
cette médaille, conservez-la sans tache, et transmettez-
la à vos enfans comme un trésor de famille.
Il est difficile de rendre l'impression que ce peu de
mots prononcés avec une sensibilité profonde afaite sur
le public qui les a accueillis avec des acclamations unanimes
et redoublées .
A la fin de la séance on a distribué les programmes
imprimés où se trouve l'annonce des sujets de prix
proposés d'avance à la société pour être décernés, par
elle en 1818 , 1819 et 1820. On peut se procurer gra
tuitement ce programme que je joins à ma lettre , chez.
madame Huzard , née Vallat , Imprimeur-Libraire de
la société , rue de l'Eperon- St.-André-des-Aras , no. 7 .
llest à désirer que ce programme , fait pour exciter l'émulation
des amis de l'agriculture , soit généralement
connu.
J. GEORGIPHILE,
182 MERCURE DE FRANCE .
POLITIQUE.
EXTÉRIEUR .
AMÉRIQUE MÉRIDIONALE.
Nous avons lu les papiers publics et des lettres particulières
deBuenos-Aires dont la date la plus récente est
du 28 novembre dernier . Voici les noms que prennent
lés différens journaux :
« Les amis de la patrie , l'Indépendant , l'Observateur
américain , le Rédacteur du congrès national des
Provinces-Unies de Rio de la Plata , la Chronique argentine
, la Gazette officielle de Buenos-Aires . >>>
Tandis que l'Europe jouit du bienfait de la paix générale
, ne dédaignons pas de jeter un regard sur ces pays
infortunés qui éprouvent le contre-coup de nos discordes
passées . Nous nous bornerons à donner quelques
renseignements positifs sur l'état des provinces du Rio
de la Plata , où l'insurrection revêtue de formes plus
légales n'a point encore eu l'occasion d'opposer une résistance
armée à l'autorité du souverain qu'elle a cessé
de reconnaitre . Nous nous garderons sur-tout d'exprimer
notre voeu sur l'issue de cette lutte , il ne s'agit ici
que de satisfaire la juste curiosité de nos lecteurs sur des
événemens que les gazettes ordinaires ne font nullement
connaître , quoique elles ne cessent d'en parler .
<< Depuis la journée du 25 mai 1810 , qui suit l'époque
glorieuse de notre indépendance , (dit l'Observateur
américain , du lundi 19 août de l'année passée ) on n'a
d'autre volonté que celle de l'indépendance , d'autre
but que celui de secouer un joug imposé par la force
depuis plus de trois siècles . Mais les opinions relatives
à la forme du gouvernement qu'il convenait de substituer
à l'ancien , n'ont pas été libres . Elles ont varié
AVRIL 1817 .
183
suivant les circonstances , suivant les gouvernemens
qui se sont succédés tour-à-tour , et les partis qui nous
ont successivement dominés .
« Pour notre malheur , les premiers avis donnés au
peuple sur ses droits , lui firent croire qu'il n'y avait
point de milieu entre le despotisme et la démagogie.
Cette erreur déplorable autorisée par un gouvernement
inepte , admise par une multitude insensée , fut convertie
endogme politique. Comment eut-il été possible
de chercher à combattre cette erreur , sans s'exposer
aux anathèmes de l'ignorance ? Aune certaine époque ,
celui qui ne prêchait point les principes rigoureux d'un
Spartiate , était déclaré l'ennemi de la patrie ; et bientôt
il fallut souscrire , applaudir mème à la plus affreuse
tyrannie. Ainsi nos gouvernemens éphemères n'ont été
qu'un absurde mélange des formes de divers gouvernemens
opposés ; aucun système complet n'a été suivi. Le
peuple n'a eu ni les moyens , ni la liberté nécessaires
pour rectifier ses idées : livré chaque jour à de nouveaux
égaremens , il a fini par tomber dans une épouvantable
anarchie .
<<Dans cette crise terrible , la providence qui veille
sur l'Amérique semble s'être appliquée à nous ramener
dans la bonne voie.
<< Vous venez d'établir un congrès général qui vous
représente. Ce congrès nommé par le libre concours de
tous les voeux , travaille à l'organisation politique qui
doit assurer la conservation de l'Etat. Cette auguste assemblée
a proclamé votre indépendance. Elle réglera
bientôt la forme de gouvernement sous laquelle nous
devons vivre ; mais ce grand édifice ne peut être bàti
que sur un terrein disposé pour le recevoir. Dépouillons
nous de toutes les erreurs , de tous les préjugés qu'a
introduits parmi nous l'esprit de nouveauté. Elevonsnous
au-dessus des considérations particulières , audessus
de nos malheurs mêmes . Méfions nous également
etde ceux qui nous ont opprimés ,et de ceux qui nous
ont trompés.Attendons aves confiance les paroles sacrées
de l'oracle qui va prononcer sur notre sort et sur
celui de notre postérité ! >>
Après avoir éprouvé toutes les convulsions qu'une
révolution inattendue ne pouvait manquer de produire
au milieu d'un peuple tel que les colons de l'Amérique
184 MERCURE DE FRANCE.
Espagnole , après de longues disputes sur la désignation
d'un centre commun on siégerait l'assemblée des représentans
de ce nouvel empire , la ville de St. -Michel de
Tucuman a fixé tous les suffrages. Buenos-Aires a renoncé
aux droits que semblait lui donner le double avantage
de la richesse et de la population. Sa rivale est heureusement
située au centre de ces vastes pays appelés à
former la confédération , et dans lesquels toutefois l'autorité
du congrès est encore loin d'étre complettement
reconnue . Beaucoup de provinces ont envoyé leurs députés
à St. -Michel de Tucuman. Voici les pouvoirs qui
leur ont été donnés .
,
« En cette ville de la Sainte-Trinité , port de Sainte-
Marie de Buenos-Aires , le 12 septembre 1815 , sont
comparus dans la salle capitulaire de la municipalité
(ayuntamiento) les citoyens électeurs , (ici les noms )
lesquels ont déclaré : qu'avant été nommés en cette qualité
par cette ville et province , avec les formalités prescrites
par le statut provisoire , ainsi qu'il conste des
lettres de créances et autres titres originaux ann exés aux
registres des délibérations , dans leur séance précédente
tenue le 21 du mois dernier , dans cette même salle
capitulaire , ils procédèrent à l'élection des députés qui ,
au nom et représentation de ladite ville et province ,
doivent assister au congrès général de St. -Michel de
Tucuman, et leur choix ayant désigné MM. (ici les noms)
comme il résulte du procès-verbal dressé à cet effet
signé de tous les électeurs , et légalisé par moi soussigné
notaire de la municipalité; afin que le voeu du peuple soit
rempli , au nom de la ville et province , ils conferent
auxdits députés élus , leurs pouvoirs généraux collectivement
, et à chacun d'eux en particulier , en vertu
desquels , concurremment avec les autres députés des
villes et provinces , ils puissent déterminer le lieu de
leurs séances et aviser aux moyens de fixer le sort de
l'Etat , en formant et publiant la constitution qu'il doit
avoir; sous la condition expresse que les susdits députés
ne s'ocuperont d'aucun autre objet capable de les distraire
du but de leur mission et n'interviendront dans
aucune affaire particulière dont la discussion retarderait
l'accomplissement de l'oeuvre importante dont ils
sont spécialement chargés et pour laquelle ils sont excluAVRIL
18177 185
sivement autorisés , sans autre restriction que le délai
d'une année , à compter du jour de la premiere séance
ducongrès ; après lequel terme , leurs pouvoirs seront
prorogés , s'il y a lieu , et lesdits députés tenus d'en
prévenir le gouvernement , afin qu'il prenne à cet égard
les mesures nécessaires. Ainsi l'ont dit et signé les sudits
électeurs , certifié et attesté par nous notaire soussigné.
( suivent les signatures . ) »
Instructions données par lajunte électorale .
« Lajunte a mis toute sa confiance dans le patriotisme,
les lumières et les bonnes intentions qui caractérisent
ses députés au congrès général; elle croirait cependant
ne pas avoir rempli tous ses devoirs , ni justifié la confiancede
ses concitoyens , si, en conservant en leur nom ,
des pouvoirs généraux aux susdits députés , elle ne leur
indiquait la ligne dont ils ne doivent point s'écarter , et
ne leur recommandait avant tout de s'attacher exclusivementà
ce qui peut assurer les droits et le bonheur
du peuple .
>>1 °. Le premier devoir des députés sera d'employer
tous leurs efforts pour assurer l'indivisibilité de l'état , et
pour que , dans la constitution , les trois pouvoirs législatif,
exécutifet judiciaire soient clairement fixés et séparés;
de sorte que les attributions des uns et des autres
ne soientjamais confondues .
>>2° . Que l'exercice de la souveraineté du peuple soit
assurédans tous les cas où elle peut être raisonnablement
exercée par le peuple même : c'est-à-dire , 1º. en lai
conservant le pouvoirjudiciaire ,ou le droit de jugement
par jurés , afin que , dans aucune circonstance , un
citoyenne puisse être exilé , ni maltraité dans sa personne
ou ses biens , si ce n'est en vertu de jugement
rendu par ses pairs. 2º. La Censure , qui consiste dans
la libertéde la presse. 3°. Le droit ddee pétition dont
chacun doit jouir. 4º . Celui de résister à toute autorité
qui dépasserait les limites fixées par la constitution .
3º. Le peuple ne pouvant exercer par lui-même le
pouvoir de faire des lois , de les interpréter , suspendre
ou abroger , il est indispensable que cette faculté soit
déléguée par lui à des représentans qu'il choisira , après
186 MERCURE DE FRANCE .
l'établissement de la constitution , dans les formes prescrites
; les électeurs croient devoir , attendu l'importance
de cet objet, engager les députés à subdiviser l'assemblée
législative , en plusieurs sections ou comités distincts et
independans l'un de l'autre , afin qu'une juste émulation
les fasse concourir chacun de son côté , au succès
des différentes opérations dont ils seront chargés .
>> 4º Après cette subdivision en comités , la junte
électorale désire que ses députés demandent que le comité
le plus populaive ait l'initiative au sujet des contributions
, emprunts et autres ressources dont le pouvoir
exécutif aura besoin. Elle pense d'ailleurs que ces mesures
financières ne doivent être autorisées que pour le
terme le plus court , et que , dans tous les cas, elles ne
puissent avoir lieu qu'en vertu de l'assentiment général
de toutes les sections , ou comités réunis
5º Quelle que soit la constitution de l'état , elle ne
sera point exempte d'abus . La junte engage ses députés
à veiller à ce qu'il soit déclaré dans la constitution
même , qu'après l'expiration d'un terme assigné à la
duréedu pouvoir exécutif , il y aura quelques jours de
vacance ou de non-existence de ce pouvoir , afin que ,
dans l'intervalle, le pouvoir législatif s'occupe librement
de la réforme de ces abus , et la nouvelle élection d'un
pouvoir exécutifn'aura lieu qu'après que ce travail serait
achevé.
>> 6°. La raison dit et l'expérience prouve que le pouvoir
exécutif ue peut être confié à plusieurs personnes
en même temps; les députés sont spécialement invités à
demander que ce pouvoir important reste dans les mains
d'un seul homme.
» 7º. Malgré le zèle et l'amour du bien public qui
animent les députés de toutes les provinces , il est encore
à craindre que l'ouvrage de la constitution ne soit point
parfait , et que l'expérience n'en fasse connaître successivement
les défauts qu'il sera convenable de corriger ou
de modifier. La junte invite ses députés à demander
que l'acte constitutionnel détermine l'époque où les
modifications pourront avoir lieu. Il semble qu'après
deux renouvellemens complets du corps législatiť, l'opinion
serait suffisamment éclairée , et les réformes ne
présenteraient plus d'inconvénient.
AVRIL 1817 . 187
>>Enfin la junteélectorale espère que les députés de la
province de Buenos-Aires, défendront au congrès général
les intérêts de leurs commettans , et feront valoir
avec énergie les droits que donnent à ceux-ci les héroïques
sacrifices que la province a faits en faveur de la liberté
de toutes celles qui composent l'union , autant que
ces droits ne seraient pas incompatibles avec le bien général
de l'état . »
Buenos-Aires , le 12 septembre 1815. (Suivent les signatures.)
La première résolutiondu congrès a été de proclamer
l'indépendance.
Acte d'indépendance des Provinces- Unies de l'Amérique-
Sud.
Nous , les représentans desProvinces-Unies de l'Amérique-
Sud , réunis en congrès-général, invoquantle Dien
qui préside à l'univers , au nom et par l'autorité du peupleque
nous représentons , et proclamant à la face du
ciel , des nations , et de tous les habitans du globe la justice
de notre cause ; nous déclarons solennellement que
la volonté unanime et constante de ces provinces est de
rompre les liens qui nous uunnissaient aux rois d'Espagne ,
de rentrerdans les droits dont nous fùmes privés , et de
prendre le haut caractère de nation libre et indépen--
dante du roi Ferdinand VII , de ses successeurs , et de la
métropole : en conséquence , ces provinces demeurent
par le droit et le fait , investies du pouvoir de se donner
telle forme de gouvernement qu'elles jugeront convenable
, d'après les lois de la justice , et la circonstance où
elles setrouvent. Toutes , et chacune en particulier , publient
, déclarent , ratifient cette expression de leur volonté,
et s'obligent par tous les moyens qui sont enleur
pouvoir à soutenir la présente détermination , et sacrifier,
s'il le faut , pour l'exécuter , leur fortune , leur crédit , et
leur propre existence . Que cette résolution soit communiquée
à toutes les autorités ; qu'en témoignage de déférence
pour les autres nations , un manifeste solennel
fasse connaitre les graves motifs qui l'ont dictée. La
présente déclaration a été rendue dans la salle de nos
séances , signée de notre main , scellee du sceau du congrès
, et contresignée par les députés secrétaires .
1
1
188 MERCURE DE FRANCE.
...... François de la Prida , député de San-Juan , président.
Boedo, Id.... de Salta , vice-président.
Id.... de Buenos-Aires .
Id.... Id.
Id. Id.
Id.
Docteurs, Saenz, ...........
Id.... D'Arréguiera ,
Rodriguez , ...
Id.... Mediano , ...
Id.... Azevedo , ..
Id.... Gorrizi ,
Id.... Melo ,, ...
..
Id.... Bustamante , ..
Valnes , .......
Godoy-Cruz , :.
Id.... Araoz,
Id,... Gazcon, ...
Uriarte ,
Gallo,
Rivera , ....
Id.... Malavia ,
Id.... Soria , ..
Id.... Castro -Barros
1d.... Colombus , ...
Id.... Jamez ,
1
...
,
..
Id.... de Catamarca .
Id.... de Satla .
Id.... de Chichas .
Id.... de Jujuy.
Id.... de Cordoba .
Id.... de Mendoza.
Id.... de Tucuman .
Id.... de Buenos-Aires.
Id.... de Santiago del Estero.
1d.
Id.... deMizque.
Id.... de Charcas.
Id.
Id.... de Cordoba .
Id.... de Catamarca .
Id.... de Tucuman.
Le père Juste de St.-Martinde Oro, député de San-Juan.
Cabura,
Id.... Maza ,
...
Anchareno ,
Serrano ,
Passo,
Pourcopie conforme ,
... Id.... de Cordoba.
Id.... de Mendoza.
Id.... de Buenos-Aires .
de Charcas.
Id.... de Buenos-Aires .
Docteur SERRANO, secrétaire.
Formule du serment que doivent préter tous les habitans
des Provinces-Unies .
Vous jurez à Dieu , Notre -Seigneur sur cette croix ,de
soutenir et défendre la liberté des Provinces-Unies de l'Amérique
sud et leur indépendance du roi d'Espagne, Ferdinand
VII ,de ses successeurs , de la métropole et de toute
autre domination étrangère . Vous jurez à Dieu , etpromettez
à la patrie de soutenir ses droits , même au péril
de la vie , de la fortune et de la réputation. - Oui , je
le jure.- Si vous tenez votre serment , que Dieu vous
soit en aide ! et sinon , que Dieu et la patrie vous en
demandent compte !
Pour copie conforme ,
Docteur SERRANO .
Les autorités civiles , militaires , ecclésiastiques ont
AVRIL 1817 . 189
juré obéissance et fidélité. L'acte de l'indépendance
a été proclamé avec beaucoup d'appareil dans la ville de
Buenos-Aires , le 15 septembre dernier. Les réjouissances
publiques ont duré trois jours .
Le congrès a nommé un directeur-général suprême
chargé du pouvoir exécutif. Ce grand dignitaire doit
se démettre sur-le-champ de ses fonctions s'il en est
requis par l'autorité législative . Le choix est tombé sur
le colonel don Juan Martin DE PUEYERREDON .
Différens généraux commandant les forces du gouvernement.
DonAntoineGonzalez-Balcarce , ex-directeur-général provisoire de
Buenos-Aires , qui a donné sa démissionde cet emploi , en apprenant
la nomination de Pueyerredon. Il est brigadier des armées .
DonMiguelBelgrano ,général en chefde l'armée auxiliaire du Pérou ,
brigadierdes armées .
DonJosephde San-Martin , brigadierdes armées , général en chef de
celle des Andes .
Lebrigadier Don Michel-Stanislas Soler , chefde l'état-major-général
de la méme armée.
Pueyerredon a été élu le 3 mai de l'année dernière .
Un tribunal supérieur veille à l'administration de la
justice.
DonJoseph Lanz (1 ) est directeur-général des écoles
militaires .
Une promotion nombreuse vient d'être faite dans
l'armée.
Les discussions du congrès roulent en ce moment sur
la forme de gouvernement qui doit être adoptée. Les
uns veulent un système fédératif comme celui des États-
Unis de l'Amérique. Mais quelques députés marquans
demandent une monarchie tempérée ou constitutionnelle.
Ceux-ci réclament les droits antiques de la famille
des Incas , dont ils assurent qu'il existe des descendans
légitimes. Ils proposent en même temps de rétablir le
siége de l'empire péruvien dans la ville de Cuzco , qui
fut la capitale de la monarchie détruite par les Espagnols
. Les journaux soutiennent cette dernière opinion ,
qui paraît avoir assez de partisans .
D'après cette analyse exacte , quoique très-superficielle
, onpourrait se former l'idée d'un gouvernement
(1) Ce professeur a demeuré long-temps à Paris et en Espagne.
ن
190 MERCURE DE FRANCE .
suffisamment établi ; et quelques politiques s'empresseront
de compter les Provinces-Unies de l'Amérique au
nombre des nations organisées . Il faut cependant se
méfier un peu de cette première impression .
1.
Ce congrès, vude près , ne justifie pas encorelahaute
opinion que le rédacteur de ses séances s'efforce de nous
endonner. Il est peu nombreux ; des troubles continuels
agitent différentes provinces qui n'ont point encore
voulu ou pu y concourir. Une misère profonde règne
dans toute l'étendue de cet empire naissant. Quelques
députés tardent de se rendre à leur poste , faute de
moyens pécuniaires pour faire le voyage et les districts
chargés depourvoir à l'entretien de leurs représentans
n'ont pu fournir à cette modique dépense . Les corps
d'armée , ou les rassemblemens qui prennent ce titre ,
sont loin de présenter une véritable organisation militaire.
Les chefs sont des officiers élevés rapidement à ces
⚫grades suprêmes , et malgré la facilité avec laquelle
l'avancement est accordé en pareilles circonstances , il
n'est pas un seul de ces généraux qui , jusqu'à ce jour,
ait ose aspirer au grade de maréchal-de-camp. Le directeur-
général Puyerredon n'a pas obtenu sans difficulté
pour lui-même , celui de brigadier , en arrivant à la
première place de l'Etat. Les troupes ne sont pas régu
lièrement payées ; laplupart des soldats n'ont pas encore
de fusils . Les ressources du trésor public consistent dans
les empruntsforcés , levés sur les familles européennes
qui , attachées au sol , supportent tout le poids de la
persécution et de la haine publique ; et les députés et les
principaux fonctionnaires sont des docteurs ,des licen
ciés , des prètres ou des gens de loi. Les journaux sont
remplis de dissertations métaphysiques sur la nature des
gouvernemens , de sermons et de déclamations tirés
des anciens papiers publics étrangers. Au reste , Bayle ,
J. J. Rousseau , Montesquieu , l'Encyclopédie , etM. de
Pradt y sont tour-à-tour mis à contribution. Au milieude
ces assemblages d'élémens contradictoires , on remarque
un respect inviolable pour la religion catho
lique , apostolique et romaine. La presse jouit d'une
entière liberté..... La nouvelle d'une expédition portugaise
et du prochain départ de l'armée de Cadix , sous
les ordres d'O'donnell , n'a pas excité beaucoup d'émo-
1
AVRIL 1817 . 191
tion. Le congrès continue à discourir sur la forme de
constitution qu'il convient de donner aux Provinces-
Unies. Il compte (et peut-être a-t-il raison de compter)
sur les difficultés locales que le pays oppose à des troupes
européennes , plus que sur ses propres moyens de défense
, pour résister à une attaque sérieuse. Le directeur-
général Pueyerredon est allé visiter les différens
corps d'armée , pour essayer d'y établir l'organisation
qui leur manque , et que les chefs ne cessent de réclamer.
Des nouvelles plus récentes annoncent que les premiers
détachemens des Portugais débarqués à Sainte-
Catherine , ont été mal reçus par les naturels du pays ,
et même repoussés avec perte . Onassure quele général
Artigas , qui gouverne et faitla guerre pour son compte
dans la province de Monte-Video , menacé le Brésil
d'une invasion; et , dans le fait , il n'a devant lui que
des frontières ouvertes et mal gardées .
Telle est , en masse, la situation des Provinces-Unies
de l'Amérique sud. Il paraît que l'esprit des révolutions
ne change pas de nature en changeant de climats , et
qu'il se montre à peu près partout avec les mèmes
symptômes . Nous croyons ajouter une preuve de plus
à cette unique observation que nous avons pris la liberté
de faire , en rapportant l'article suivant , qui semble
avoir été tiré d'un journal de Paris ou de toute autre
capitale du continent.
Chronique Argentine , journal périodique de Buenos-
Aires.
«Dans la soirée du 27 du mois dernier, les commerçans
anglais , établis dans cette capitale , donnèrent un
bal au commodore Bowles qui commande les forces
navales de S. M. B. dans cette partie de l'Amérique.
Plusde cinquante dames concoururent àcette fète. Elles
étaient mises avec autant d'élégance que de richesse.
Cette assemblée offrait une réunion de grâces dont il
est plus facile de sentir l'effet que de faire la description .
Le nord de l'Europe possédera peut-être des femmes .
généralement plus belles et d'un teint plus brillant ;
mais elles n'auront jamais la vivacité , ni les charmes
naturels de nos incomparables Argentines. Je me plais
192 MERCURE DE FRANCE.
à soutenir ( c'est toujours le journaliste américain qui
parle ) que cette fète , pour l'éclat , le bon ordre , la
belle disposition , n'eût pas été déplacée à Paris , ni à
Londres , où le raffinement des arts sait si bien réparer
les torts de la nature. Tout excitait ici des sensations
délicieuses . Des bougies d'une blancheur éclatante , et
placées avec une heureuse symétrie , éclairaient les
salons . Les dames étaient servies avec cet empressement
respectueux qui caractérise la véritable galanterie. Les
hommes observèrent toutes les lois de la plus parfaite décence
; et , parmi ceux qui dansèrent le menuet , les
connaisseurs remarquèrent surtout les brigadiers des
armées don François Escalada et don Michel de Azsuenega.
Le souper fut magnifique . Il y eut une grande
profusion de vins recherchés . La manière dont la table
fut couverte , ne fit pas cependant beaucoup d'honneur
àl'ordonnateur du banquet; mais ce léger inconvénient
ne diminue point le mérite des excellens patriotes qui ,
- en cette occasion , voulurent célébrer l'heureuse arrivée
d'un hôte aussi distingué que le commodore Bowles . >>>
Onvientde mettre en vente chez Chaumerot jeune , au Palais-Royal ,
galerie de bois , la tragédie de Germanicus , par M. Arnault (1 ). Nous
reviendrons incessamment sur cet ouvrage.
(1 ) Broch . in-89 . Prix : 3 fr. , et 3 fr. 50 c. par la poste.
ERRATA .
Pages 162, instititutions , lis. institutions.- 165 , ce sens , lis. le
sens .- Id. , réunie , lis , remise . - 166 , innocence , lis . innocent.
- 167 , institution , lis. instructiou-169 , la vérité de, lis. la vérité ,
ou.- 170, presqu'au , lis . jusqu'au . - 171 , l'homme de la société ,
lis. l'homme et la societé.- 172 , plus adroitement , lis . plus ou moins
adroitement.
TABLE .
Poésie. 146 Variétés.
150 Politique.
Enigme, Charade et Logogr. 149 Correspondance.
Nouvelles littéraires .
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
161
173
182
MERCURE
DE FRANCE .
SAMEDI 3 MAI 1817 .
LITTÉRATURE .
'.. " POÉSIE .
APOLOGUE .
:
Pégaze et les Anes.
Unjour , de ses ailes rapides ,
Pégaze parcourait les cieux:
Tandis que fier et radieux ,
www
11planait; par leurs cris stupides ,
Des ânesde son vol sottement envieux ,
Entroupe l'insultaient.- Insensés , dit un sage,
Que peut votre impuissante rage ?
Perdez , de l'arrêter, le ridicule espoir :
Vous êtes trop bas pour le voir ,
Il est trop haut pour vous entendre.
Ai-je besoin de vous l'apprendre ?
Pégaze est cet esprit brillant ,
:
Dont la sottise outrage encor les manes....
Je me tais , sûr qu'en me lisant ,
Sans bien chercher vous nommerez les ânes .
1
TOME 2
Α......
51
13
194
MERCURE DE FRANCE.
ÉNIGME.
:
Sousunairdedoneeur extrême ,
Etre fourbe , hypocrite et de mauvaise foi ,
Détruire tęs voleurs et te voler toi-même ,
Voilà , lecteur , tout mon emploi.
(ParM. C.... , de Bayeux.)
www
IT
CHARADE .
Hélas ! à mon entier bien souvent est réduit ,
Celui qu'à mon premier on vit passer lanuit.
(Par M. F. B. , abonné. )
?
LOGOGRIPHE .
ア
Je suis, lecteur , avec ma tête ,
Le produitd'un faible animal ,
Et je suis , sans ma tête ,
Un péché capital .
i
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numero
"
Le mot de l'énigme est soulier ; celui de la charade ,
vert-vert ; celui du logogriphe , rameau , où l'on trouve
arme , eau , mer , mare , ame , mur, eu , máre.
t
1
intom ou
ΜΑΙ 1817 . 195
NOUVELLES LITTERAIRES .
Histoire du Règne de l'empereur Charles- Quint ;
précédée d'un Tableau des progrès de la société en
Europe , depuis la destruction de l'empire romain
jusqu'au commencement du seizième siècle ; par
W. ROBERTSON, traduite de l'anglais par J. B. Suard,
secrétaire perpétuel de l'Académie française.AParis ,
chez Janet et Cotelle , libraires , rue Neuve-des-
Petits -Champs , nº . 17 .
C'est M. Suard, comme on le voit par le titre , qui
donne cette nouvelle édition de l'ouvrage important
traduit et publié par lui il y a quarante ans , avec un
succès que les traducteurs n'obtiennent guère. Sa place
est fixée , par d'autres travaux , parmi les hommes de
lettres et les académiciens les plus distingués ; mais cette
traduction seule , tel fut , à cette époque , le jugement
des connaisseurs , l'aurait placé parmi nos meilleurs
écrivains.
Les quatre volumes que nous annonçons aujourd'hui
offrent trois parties très- distinctes , l'Introduction ou le
Tableau des progrès de la société en Europe ; l'Histoire
du Règne de Charles -Quint ; une notice sur
M. Robertson et sur ses écrits : c'est dans cet ordre
que nous en parlerons .
Aupremier coup d'oeil , on s'étonne que , de quatre
volumes , le premier , et le plus considérable , soit tout
entier une introduction , et qu'il ait fallu un grand ou
vrage pour nous introduire dans un autre. Les péristyles
, dans les chefs-d'oeuvre de l'architecture , ont
13.
196 MERCURE DE FRANCE .
d'autres proportions avec les palais et les temples. Ala
tête du Siècle de Louis XIV de Voltaire , il y a
aussi un Tableau de l'Europe ; et ce chef-d'oeuvre n'a
que quelques pages. Cette critique est assez importante
pour mériter qu'on l'examine , et l'examen peut conduire
à des considérations utiles sur la nature de l'histoire
, sur la manière de l'écrire et de la lire.
Pour justifier Robertson , il suffirait peut-être de répondre
que son Tableau des progrès de la société
en Europe est regardé , depuis qu'il a paru à la tête
de l'Histoire de Charles- Quint , comme l'ouvrage qui
a le plus éclairé les nations modernes sur ce qu'il y a
eu de commun et de divers dans leurs origines, et dans
leur marche, durant plusieurs siècles, vers un meilleur
état de civilisation; et qu'une telle lumière , de quelque
manière qu'elle arrive aux esprits qui la reçoivent, est
toujours assez bien placée ; mais on peut faire des réponses
plus précises , et qui motivent mieux la place que
M. Robertson a donnée à ce Tableau .
Le simple récit des faits ne constitue pas encore l'histoire
, si bien définie chez les anciens , l'institutrice de la
vie , MAGISTRA VITE ; elle ne s'élève à cette dignité que
lorsqu'elle montre les événemens précédés de leurs
causes , et suivis de leurs influences. C'est alors seulement
que le lecteur peut découvrir , dans la chaîne des
faits historiques, celle des destinées humaines ; c'est alors
que les événemens de toutes les nations deviennent des
expériences pour chaque peuple et pour chaquehomme;
c'est alors que la puissance de la raison peut devenir
égale à la violence des passions ; que les sacrifices de
quelques instans à la vie entière , de quelques plaisirs au
bonheur , deviennent faciles ; et que la sagesse peut détrôner
la fatalité . Mais les faits ne s'expliquent que par
les faits qui les précèdent : ce sont là leurs causes. De faits
ΜΑΙ 1817 . 197
enfaits, si tous étaient connus , quelque longue qu'en fût
la suite, on pourrait remonter assez vîte à celui qui ,
seul, n'a rien qui le précède , au fait éternel , à Dieu .
Mais il n'y a que les livres saints qui lient ainsi l'éternité
et le temps. Dans tous les autres livres , elle est
bien peu de chose l'histoire du genre humain tout entier !
et, dans ce peu même, on tombe si promptement sur
desmythologies et sur des prodiges , c'est-à- dire sur des
fables, sur des faits sans liaison , ou à liaisons fausses et ,
par conséquent , sans explication , qu'on est tenté de
prendredans lemême dédain les historiens et l'histoire ,
et de rester dans son ignorance pour rester dans son bon
sens. C'est où sont arrivés, à ma connaissance , et de
grands lecteurs etmême de grands professeurs d'histoire,
plus fiers de ce mépris que de toute leur érudition .
Mais, je le pense , c'est désespérer de l'histoire et de
savérité trop vîte et trop universellement. On la cherche
tropdans les berceaux du genre humain , où elle ne peut
pas être encore ; on exige trop qu'elle soit vraie en entier ,
lorsqu'elle ne peut l'être qu'en partie. Comme il y a un
art pour séparer les métaux précieux de leurs alliages ,
il y en a un pour le départ des faits faux et des faits
vrais, fondus ensemble. Il y a plus de difficulté, mais il
y a aussi plus de philosophie à appliquer cet art avec
dextérité aux traditions des siècles , qu'a insulter avec
hauteur à la crédulité du genre humain. Pourquoi vouloir
remonter si haut ? On trouve si vite les forêts et les
sauvages ! et là , à coup sûr , il n'y a point d'archives ;
ony vit au jour le jour ; il n'y a là ni veille ni lendemain;
et même à la place de la parole , vous pourrez y
entendre le sifflet du Troglodite ou le gloussement du
Hottentot.
Mais si vous rabattez votre curiosité et votre ambition;
si vous vous contentez de commencer votre tour
198 MERCURE DE FRANCE .
du globe et des siècles par visiter et par interroger
d'abord ce qu'on appelle les hordes ou les tribus barbares
, vous pourrez trouver à qui parler ; s'ils n'ont
que des traditions orales , ils ont la mémoire très -bonne;
leur vie communément est longue : trois hommes mis
bout à bout sont la les archives vivantes de trois siècles .
S'ils aiment le merveilleux , ils abhorrent , en général , le
mensonge ; et le merveilleux , ils vous le racontent dans
toute sa crudité ; ce qui en fait une partie très-considérable
et très-vraie de l'histoire de l'homme ; ce qui en
fait aussi , pour l'esprit humain , deux sources assez opposées
, mais toutes les deux très -fécondes ; l'une , de
créations poétiques ; l'autre , d'observations philosophiques.
On ne peut guère douter que ce ne soit dans
J'ÉTAT DE BARBA IE que l'homme est le plus dans
son entière et pleine nature : avant , il n'y est pas
encore ; après , il n'y est plus . La nature seule a conduit
l'homme jusque là ; c'est là qu'il commence , bien
ou mal , à se conduire lui -même ; c'est là que naissent les
institutions ; c'est là que se font les premiers développemens
heureux ou malheureux des passions, des idées,
des langues ; ce sont là les premières impulsions fortes ,
les premières empreintes profondes, les premières inventions
qui distinguent l'espèce humaine , et la mettent
a distance de toutes les espèces vivantes ; c'est là
la plus haute source de tous les événemens qui composeront
l'histoire .
Partez de là : munissez-vous d'une théorie de la certitude
telle qu'aurait pu la tracer Locke ; tâchez de vous
rendre familières et faciles ces notions et ces formules
du calcul des probabilités, arithmétique de création
toute recente , et cependant l'unique logique applicable
aux événemens ; divisez ce qu'il y a de mieux avéré et
de plus accrédité dans l'histoire ancienne et moderne
ΜΑΙ 1817 . 199
enquinze ou vingtpériodes dont chacun embrassera plus
oumoins de siècles. En prenant ces périodes par le haut ,
le premier doitcontenir tous les germes, à peu près, des
événemens jusqu'au second ; le second période présenteratousles
germes ,à peu près , des événemensjusqu'au
troisième , etc. , etc. , etc., ainsi de suite; alors tout
s'expliquera sans peine , parce qu'on verra les faits se
succéder les uns aux autres dans l'ordre même de leur
avénement. Avec cette méthode, la lumière sera partout;
et loin de s'affaiblir , elle prendra plus d'éclat en
se disséminant , parce que des faits analogues se multiplieront
, et, en se répétant , se donneront des certificats
les uns aux autres. Sans cette méthode, il n'y aurade
visible que les ténèbres , plus d'institutrice de la vie,
plus de MAGISTRA VITE.
Cette espèce d'échelle , une fois bien construite et
biendressée, il ne peut être fort malaisé pour personne
de la remonter et de la redescendre. Il sera toutefois un
peu peu plus difficile, pour tous , de saisir toutes les
causes,en remontant. Laraison en est simple , c'est qu'il
est rare qu'elles soient toutes ensemble sur l'échelon immédiatement
supérieur ; il faudra donc en chercher sur
l'échelon plus haut , et peut-être sur un troisième encore .
Tous les esprits ne savent pas trouver du plaisir dans
ces légères fatigues. Les jouissances de la réflexion ,
de la pensée et de la vérité , si supérieures à celles
des sens , ne sont pas encore assez connues de tout
le monde. En redescendant l'échelle, au contraire , vous
partez toujours des causes , vous n'avez rien à chercher ,
vous assistez à leur action comme à un spectacle;
qu'elles agissent visibles ou invisibles , vous les voyez
agir , visibles , par les yeux, invisibles, par la pensée; de
même que Franklin , après qu'il eut dérobé les secrets
⚫de la foudre au ciel ou aux nuages , voyait également
les torrens électriques , et lorsqu'ils étincelaient en
200 MERCURE DE FRANCE .
éclairs et en aigrettes , et lorsque, soutirés par les pointes,
ils coulaient sourdement et obscurément le long des
barres. Les échelons que vous descendez ainsi ont beau
semultiplier , la mémoire n'a aucune peine à se charger
de tout ce que la vue a rencontré , et le fait le plus antique
de l'histoire du genre humain jettera sa portion
de lumière sur le fait le plus récent de l'histoire moderne.
C'est la sur-tout l'immense avantage de cette disposition
de notre échelle historique , et de cette manière
de la parcourir de haut en bas ; car il y a non-seulement
telle ère , mais tel siècle , tel règne si fécond en
événemens extraordinaires , en révolutions , en innovations
, qu'on ne peut en découvrir toutes les causes que
dans la moitié ou dans la totalité même des annales du
monde. Tel est le règne de Charles-Quint qu'on ne
peut séparer de ceux de François Ier , de Henri VIII ,
de LéonX, des vies de Luther et de Calvin qui sontbien
aussi des règnes , des querelles des catholiques et des
protestans sur ces dogmes et sur ces cultes dont les
origines sont cachées à moitié dans la nuit des temps ,
à moitié dans les profondeurs inaccessibles de l'éternelle
volonté : tel est , en un mot , le seizième siècle qui
⚫n'est le grand siècle littéraire que des Italiens , mais qui
est le grand siècle des événemens pour toute l'Europe
et pour tout le globe. Qui pouvait se flatter de l'apprécier
, de le comprendre avant d'avoir fait , dans tous les
âges précédens de l'histoire moderne , la revue de tout
ce qui l'a préparé de si loin, de tout ce qui l'a hâté,
retardé , développé ?
Aussi , quoique les progrès de la société en Europe
ne commencent guère qu'aux croisades , le tableau
qu'en trace Robertson commence-t-il réellement à la
destruction de l'empire romain et même à sa formation.
On voit que le titre de l'ouvrage dissimule , et même
ΜΑΙ 1817 . 201
beaucoup, la vaste étendue des périodes qu'embrasse
cetteintroduction à l'histoire d'un prince.
C'estprendreleschoses de très-loin, nous enconvenons,
mais c'est les prendre où commence la lumière; et si elles
avaientétéprises plus bas, des ombres épaisses se seraient
projetées surle corps entier de l'histoire. Celui qui a fait
l'ouvrage a dû prévoir facilement la critique : il avait
entendu , à coup sûr , avant qu'on les prononcât , ces
mots de CONVENANCE , DE MESURE , DE PROPORTION .
Mais la première de toutes les convenances dans un ouvrage
destiné à instruire , c'est une instruction pure et
abondante ; la vraie mesure n'est jamais dans les bornes
de l'esprit des auteurs et des lecteurs , puisque quand
on lit et qu'on écrit , il s'agit toujours de reculer ces
bornes ; et la proportion importante n'est pas celle des
parties d'un livre entre elles , mais celle de tout le livre
avec tout le sujet. Enfin , ces mots de péristyle , de
palais ont pu aisément en imposer ; mais pour faire
évanouir la critique , il suffirait d'observer qu'il y a bien
peu d'analogie entre une introduction et un péristyle ,
et qu'il n'y en a aucune entre un palais et l'histoire d'un
siècle.
Ce Tableau des progrès de la société en Europe
est divisé lui -même en trois sections . La première traite
des améliorations intérieures des Etats; la seconde , de
leurs relations extérieures ; la troisième , de leurs constitutions.
Tout ce qui n'est pas simplement indiqué , tout ce
qui est déjà un peu développé commence à l'invasion
des barbares , au morcellement de l'empire romain en
plusieurs royaumes ; et là , les progrès ne sont pas encore
ceux de la lumière , mais ceux des ténèbres. La nuit arrive
avecles barbares au cinquième siècle ; elle devient de
plus en plus profonde jusqu'au onzième où toute raison
et toute vertu paraissent non-seulement éclipsées , mais
1
۱
202 MERCURE DE FRANCE .
àjamais évanouies . Huns , Goths , Lombards, Vandales,
tous se ressemblent, parce qu'il n'y a rien de plus uniforme
que l'ignorance et la férocité ; tous n'ont d'autre
idée d'une union entre les hommes que de celle qui
unit les forces et les glaives , pour tuer et pour ravager ;
aucun d'eux n'est en état de concevoir l'ordre social sur
un autre plan que la discipline militaire. Leurs sociétés
sont des armées cantomées dont les tentes couvrent des
empires , et dont les chefs , à côté des ruines des chefsd'oeuvre
de l'architecture , ont , pour palais , des barraques
de bois .
Si la discipline militaire , modèle de l'organisation de
tous ces nouveaux empires , était forte et exacte , ce
serait le despotisme dans la violence qu'il a toujours , et
avec la régularité qu'il n'est pas tout à fait impossible
qu'il ait quelquefois. Mais la discipline de ces peuplessoldats
est pleine d'insubordination. Ce ne sont point des
recrues d'un maître ; ils se sont réunis sous les mêmes
drapeaux et sous les mêmes chefs, de leur choix, et presque
par fantaisie . Avant de sortir des forêts , l'anarchie a
comme stipulé ses droits , et les a fondés sur l'enrôlement
même. Il n'y a de soumis, dans toute l'Europe ,
que ce qui est écrasé , les vaincus; tous attachés ou enchaînés
à la glèbe , pour un oui ou pour un non , pour
quelques mottes de terre mal brisées , on les brise euxmêmes
. Et cela dure six cents ans ! Il n'en faut pas davantage
pour expliquer ces épaisses ténèbres sous lesquelles
, durant six siècles , on s'égorge dans toute l'Europe
, comme les Grecs et les Troyens de l'Iliade ,
durant cinq à six heures , dans les ténèbres amoncelées
au pied de l'Ida , tandis que le roi des Dieux qui en
ordonne ainsi , tranquille et serein au haut de la montagne,
est seul avec toute la lumière du soleil. Mais il faut
rendre justice aux rois goths , francs et vandales ; s'ils
étaient farouches et cruels pour tous , ils l'étaient aussi.
ΜΑΙ 1817 . 203
pour eux-mêmes; les jours de carnage étaient presque
leurs uniques jours de fêtes ; leurs instans de repos
étaient comme le sommeil des lions et des tigres ; ils
s'abrutissaient de plus en plus , mais dans une sorte
d'héroïsme .
Chose étrange ! si , dans cette nuit immense et sanglante
, il y avait , à ces époques , quelques rayons de
lumière , c'était la superstition qui les conservait dans
les cioîtres, et qui s'en servait tantôt en faveur de l'huma
hité, tantôt pour l'ambition et pour la prééminence des
pontifes. La victoire et la conquête n'avaient fait des
chefs des barbares que des rois mal obéis ; quelques
connaissances qui s'obscurcissaient et se perdaient de
jour en jour, donnaient aux prêtres et aux moines uné
puissance qui se plaçait à côté et quelquefois au-dessus
de celle des rois . On se prosternait devant un ministre
des autels comme devant les autels mêmes . Et pour tenir
le monde à leurs pieds , ils lui faisaient part de quelques-
unes de leurs pensées et de leurs vertus: c'est même
du sein de la superstition , sans qu'elle s'en doute , que
sortiront les premières lueurs un peu vives des progrès
del'Europe ; elles sortiront de ces croisades , de ces expéditions
si folles , si funestes , et auxquelles pourtant la
raison mème et la philosophie adresseront un jour autant
d'expressions de reconnaissance que de reproches .
Arrivé à ce moment des croisades , l'historien des
Progrès de la Société est moins oppressé du poids des
malheurs qu'il raconte, et ses lecteurs commencent à
respirer avec lui . Combien , cependant , on est loin encore,
dans toute l'Europe , de ce beau jour que peint si
bien Lucrèce . de cette lumière brillante répandue sous
un ciel devenu serein ! ( placatumque nitet diffuso lumine
coelum . ) Des populations entières couvertes d'arrainet
de croix de laine rouge, déchirées et sanglantes,
204 MERCURE DE FRANCE .
circuleront , durant deux siècles , d'Europe en Asie , et
d'Asie en Europe , avant qu'on ait recueilli les avantages
politiques de ces expéditions , qui ne semblaient propres
à faire renaître que le génie de l'épopée ! Toutefois , à
l'instant même où les prédications de l'ermite Pierre
soulèvent l'Europe sur ses fondemens , et la précipitent
sur l'Orient , les châteaux et les donjons sont désertés
par leurs seigneurs qui courent à la terre sainte ; et l'on
croit déjà assister au démolissement des plus hautes assises
de la féodalité elle-même. Les temps ne sont plus
si éloignés où les terres vendues par des maîtres imprévoyans
seront achetées par des serfs avisés qui commenceront
à être libres en devenant propriétaires ; et mieux
nourris , mieux vêtus , mieux logés , feront soupçonner
aux nobles mêmes qu'on peut être homme sans être
gentilhomme.
Le génie de l'Occident , qui ne fut jamais en lutte et
en parallèle avec le génie,de l'Orient sans lui paraître
supérieur , en traversant l'Italie , a vu les progrès du
commerce à Venise , à Gènes , à Pise ; arrivé à Constantinople
, il y a vu des ateliers , des manufactures , des
arts dont le goût tenait encore aux arts exquis de l'ancienne
Grèce. La vue de ces jouissances en a fait naître
le désir et le besoin ; des soldats couverts de croix et de
rosaires s'exercent, sur le Bosphore et près du sépulcre
du Christ , à imiter des meubles , des vêtemens et des
parures qui prêteront de nouveaux charmes, en Europe,
aux passions et auxvoluptés.Ces besoins mème sont déjà
des biens ; les arts et les talens qu'on croyait morts et qui
n'étaient qu'enterrés , sortent de leurs tombeaux. Letravail
qu'on avait avili , et l'industrie qu'on voulait faire
rougir de ses créations , osent sentir que ce qui rend la
vie plus douce , peut aussi la rendre plus pure et plus
noble , et qu'il y a une gloire pour les arts de la paix
comme pour l'art de la guerre.
ΜΑΙ 1817 . 205
Déjà commence ce procès de la noblesse et de
la richesse , que la noblesse perdra toujours parce
qu'elle-même préférera toujours une illustration per
sonnelle à une illustration héréditaire; parce que si
le nom de Luxembourg est si grand , c'est moins
encore pour être un Montmorenci que pour être le Tл-
PISSIER DE NOTRE-DAME ; parce que du sein de la fortune
et de l'éducation éclairée et généreuse qu'elle peut
si aisément faire donnerà ses favoris età ses enfans, sortiront
de tous les côtés , et dans tous les genres , des talens
sublimes et des succès éclatans ; parce qu'à mesure
que les sciences feront des progrès , ceux qui découvriront
les lois de la nature en exerceront aussi la puissance;
et qu'il ne peut rien y avoir de si grand que les dépositaires
de la grandeur de la nature ; que le fils d'un faiseur
de chandelles , par exemple, qui dispose de lafoudre,
qui l'éteint et qui l'allume, qui la fait taire et qui la fait
descendre en silence à ses pieds ; parce qu'enfin , s'il arriveun
jour, quelque part sur le globe, que lamorale soit
cultivée comme le sont , depuis Bacon,les sciences physiques
, les nations auront des citoyens vertueux, avec la
mème infaillibilité qu'elles ont aujourd'hui des savans ;
etque nul sur la terre ne pourra mettre en balance les
titres de la noblesse , quelque considération qu'on leur
doive , avec les titres universellement adorés de la vérité
qui descenddu ciel , et de la vertu qui y monte.
Les municipalités , espèces de petites républiques ,
sous la protection des trônes , paraissent de toutes parts à
mesure que la féodalité disparaît. Des remparts environnent
des cités de toutes les grandeurs ; ces communes
trouvent dans leur sein et dans leurs bourgeois , des
artisans , des artistes , des professeurs éloquens , des soldats
intrépides , des magistrats intègres ; elles ont en
petit tous les élémens nécessaires aux nations ; et leur
206 MERCURE DE FRANCE.
existence fait penser que les nations ne sont que de
vastes communes. Cette pensée frappe et saisit assez for
tement tout ce qu'il y a de princes éclairés en Europe ,
et sur-tout plusieurs deces rois de la France devenus les
modèles des rois , pour former entre les trônes et les
communes comme une alliance sainte et vraiment évangélique
, contre les ambitions et les usurpations des
classes privilégiées . Toutes les chroniques et toutes les
chartes portent témoignage de ce fait historique qu'on
est tenté de nommer auguste .
L'étude des lois , si nécessaire partout où les hommes
veulent être libres , devient le besoin , le goût , et la
dignité de ceux qui marchent à la tête de ces progrès
de la société en Europe. Les ruines d'Amalfi rendent à
l'Italie , et l'Italie rend à toutes les nations , ce code
romain perdu en même temps que toutes les notions de
la justice. On dépouille la force , l'adresse , le glaive et
le sortdu droit de juger de la fortune, del'honneur et de
la vie ; il n'y a plus de jugement de Dieu que ceux qui
sont prononcés par cette raison éclairée et par ces lois
impartiales , les plus certaines émanations du ciel. Le
droit de guerre et de paix , si long-temps exercé par tous
ceux qui avaient des chevaux , des lances , des cuissards
et des brassards , ne réside plus que là où sont déposées
toutes les forces , sur les trônes , et là où se réunissent
et délibèrent tous les intérêts , dans les conseils des nations.
En se faisant eux-mêmes chevaliers , les rois n'ont
laissé à la chevalerie d'autre droit que celui de protéger le
faible , d'intimider l'arrogant , de faire de l'honneur une
vertu au lieu d'un orgueil , et de l'amour un culte , sans
en faire un dieu. C'est ainsi que la chevalerie , née dans
lanoblesse féodale , s'en était à demi séparée pour donner
les exemples et les modèles des vertus populaires.
L'histoire du monde n'offre pas un autre exemple
?
ΜΑΙ 1817 . 207
d'une silongue suite , entre plusieurs empires à lafois ,
de progrès souvent retardés ou suspendus , jamais écartés
ni de leurs routes qui n'étaient pas tracées , ni de
leurbut qui n'était point marqué. Chez les anciens , les
organisations sociales étaient plus l'ouvrage du génie
que du temps; et toutes les précautions se prenaient
pourque le temps ne défît pas ce que le génie avait fait.
Chez les modernes, elles ont été plus l'ouvrage du temps
que dugénie; et on a été très-occupé à défendre l'oeuvre
du temps contre le génie qui voulait y toucher. Il faut
croire, toutefois , que chez les uns et chez les autres , le
temps et le génie ont été plus d'accord qu'on ne l'imagine;
ce qui est indubitable, c'est que dans ces lentes
opérations des siècles , qui ne laissaient que trop le
temps de les observer, les esprits attentifs et médita
tifs avaient acquis des forces dont l'action et l'explosion,
pour ainsi dire , effraieraient les puissances avant de les
éclairer, et agiteraient tumultuairement les nationsavant
deles placer sous des astres plus heureux. C'est ce que
Robertson fait sentir merveilleusement à la fin de cette
première section , dans les deux tableaux qui la terminent;
le premier , celui du développement des lumières
qui semblaient tout changer sur la terre et dans
les cieux , parce qu'elles changeaient la manière de les
voir; le second , celui des progrès du commerce , àqui
la boussole avait ouvert toutes les mers , et à qui Christophe
Colomb avait donné un nouveau monde.
Dans la seconde section de ce tableau , l'esprit philosophique
et le talent de l'historien sont les mêmes ;
l'intérêt du sujet, comme histoire , au moins , croît
plutôt qu'il ne diminue. Dans la première, on ne voit
guère qu'un tissu d'idées et de vues de l'esprit ; dans la
seconde, la scène s'anime par des personnages célèbres
que l'auteurymet en scène et en parallèle. Mais ici les
208 MERCURE DE FRANCE .
1
résultats sont loin d'être aussi satisfaisans pour les amis
de la raison et de l'humanité. Tous les changemens que
nous avons vu se succéder dans l'administration intérieure
des Etats ont été des améliorations , tous les progrès
des perfectionnemens ; mais un progrès n'est pas
toujours un bien; il est souvent un mal. Dans cette
seconde section , qui a pour objet les rapports d'Eta tà
Etat , de puissance à puissance, les vues et les forces
des princes s'étendent ; les nations, isolées par le déchirement
de l'empire romain , ont l'air de s'unir par le
même droit des gens , lorsqu'elles ne peuvent plus l'être
par le même droit civil et politique ; les traités et les
alliances se multiplient. Mais dans tous ces mouvemens
qui semblent être ceux d'une vie plus grande et plus
belle , la puissance arbitraire des rois gagne bien plus
que les prospérités des peuples. Les nations se rapprochent
bien plus par leurs haines que par leurs amitiés.
Il est impossible de ne pas voir avec joie l'autorité
royale s'affranchir en France , sous un prince tel que
Charles VII , des gènes et des traverses qu'opposaient
aux rois les seigneurs féodaux ; on est bien aise que plus
de soldats et plus de subsides soient mis à la dispositionde
celui qui a rendu à la nation les provinces et la
gloire que les invasions anglaises lui avaient fait perdre.
Mais lorsque Louis XI lève plus de troupes et plus de
contributions encore; lorsqu'il les lève en corrompant
d'abord les assemblées électorales du peuple, et ensuite
les états-généraux; lorsqu'il se vante , comme du chefd'oeuvre
de sa politique , de cet art de faire livrer la nationpieds
et poings liés par ses représentans mêmes ,
et de noyer les malheureux sur la planche mise sur
lesflots pour les sauver ; lorsqu'il destine les armées
de la nation la plus généreuse , à l'accomplissement des
usurpations les plus iniques , et qu'il attire ainsi sur elle
ΜΑΙ 1817 . 209
des haines et des vengeances que lui seul a méritées ; à
ces faits retracés avec énergie par Robertson , par cet écrivainsi
sage etsi modéré, on est pénétré de douleur et d'indignation;
toutes les espérances du bien s'évanouissent ;
on a peur de l'état de société, qui n'a, si souvent, de
l'ordre social que de vaines et trompeuses formes ; on a
peurdela liberté elle-même , dont les instrumens deviennent
si aisément ceux d'une tyrannie rusée et atroce.
Toujours , sous les apparences fastueuses de nouveaux
moyens employés pour garantir la justice des puissances
et la félicité des peuples , on déploie des moyens nouveaux
de tout soumettre àla force , qui a des bornes, par
la fraude qui n'en a point. Dans les négociations et les
communications , devenues perpétuelles par la résidence
de ces ambassadeurs environnés d'une partie de la
splendeur des trônes , on croirait que leurs notes , leurs
lettres et leurs déclarations gravent , pour l'Europe
entière , sous les yeux de la religion et de l'humanité ,
les principes d'un droit public inviolable ; mais ils ont
des principes de deux sortes ; les uns , proclamés , sont
ceux de la morale, de la conscience du genre humain
et de Louis XII ; les autres , secrets , forment l'art de
violer les premiers . On se cache de tout; on ne rougit
de rien; et les vils succès de Ferdinand-le-Catholique
ont environné ces perfidies de la considération des cabinets
, des cours et des peuples; ils les ont érigées en
science du gouvernement.
Plus les puissances communiquent ensemble , plus
les guerres se multiplient , plus elles durent ; les unes
sont de dix ans , les autres de vingt ; il y en aura bientôt
de trente: il n'y a que les intervalles qui les séparent
qui soient courts ; et , dans ces trèves , l'intrigue combat
avec ruse et fureur contre l'intrigue L'un des meilleurs
14
210 MERCURE DE FRANCE.
hommes et des plus grands poëtes a fait ce vers terrible
contre les hommes :
Onveut son bien d'abord, et puis le mal d'autrui.
C'est autre chose encore dans la politique; c'est dans le
mal d'autrui qu'on voit son bien .
Etdans ce cours presque non interrompu de pillage et
de carnage, il n'y a pas une seule tentative, pas une seule
idée quit ende à instituer au milieu même de l'Europe
des juges de paix , devant lesquels les souverains en querelle
porteront leurs procès pour les terminer par des
lois plus souveraines qu'eux encore. Cette pensée se
présentera , dans la suite , à deux hommes à la fois ,
l'un roi , l'autre ministre, etqui pourtant tous les deux
ne sépareront jamais, dans leurs plus secrètes conceptions
, ni l'idée de l'autorité de celle des lois , ni l'idée
du génie de celle de la morale, ni l'idée de la puissance
de celle de la bonté. Mais, avant Sully et
Henri IV, personne ne l'avait eue cette pensée; après
eux, tout le monde en a ri; et les sages mêmes , avant
qu'on l'ait essayée , ont concédé aux polititiques qu'elle
est IMPRATICABLE. Ce qui ne veut rien dire, ou ce qui
veut dire que la justice ne peut se pratiquer entre
ceux qui ont la force.
La troisième et dernière section de ce Tableau
des progrès de l'Europe en retrace les constitutions
dans les formes qu'elles avaient eues avant Charles-
Quint , et dans celles qu'elles avaient à son avénement
sur plusieurs trônes . Quel sujet dans ce moment
où , d'un bout de l'Europe à l'autre , on est occupé des
constitutions que les peuples demandent , que les
princes accordent , retardent ou refusent ! L'art de décrire
ces institutions sur lesquelles se fondent et s'élèvent les
sociétés , et surtout celui de les juger dans les rapports
ΜΑΙ 1817 . 211
1
etdans les proportions de toutes leurs parties , n'a pas
été donné à tous les écrivains qui ont tenu avec gloire
le pinceau de l'histoire . Les anciens l'ont peu connu ,
quoiqu'ils eussent sous les yeux des constitutions de
toutes les formes. Tite- Live, Tacite, Thucydide peignent
admirablement l'action totale de ces grandes machines ;
ils n'en décomposent pas assez bien la construction pour
exposer aux yeux la nature , le but , les liaisons , le
jeu de chacune des parties et de toutes.
Les peuples modernes n'ont vu le premier modèle
decestableaux qu'au chapitre de la constitution de l'Angleterre
, dans l'Esprit des Lois; mais Montesquieu n'a
pas décrit seulement cette constitution ilya découvert
LE PREMIER les principes universels des constitutions
libres et représentatives ; le premier , il a étonné
et éclairé le monde enmettant à la portée de tous comment
et pourquoi un trône , qui peut être si dangereux
àla liberté , peut cependant lui être nécessaire : comment
et pourquoi une chambre de législation , composée de
bourgeois , en inquiétant souvent le trône , en assuré
et en agrandit toujours la puissance. Cette découverte
est, pour le monde moral , ce que la grande découverte
deNewton estpour le monde physique. Il est peut-être
impossible de décider laquelle était le plus difficile à
faire, laquelle exigeait le plus de génie. L'antiquité a
erré long-temps autour de toutes les deux , et les a
complétement toutes les deux manquées.
Robertson , anglais , philosophe , savant dans toutes
les histoires , et plein de Montesquieu , a réuni toutes
les lumières pour décrire et pour juger avec la plus
exacte vérité les constitutions qui ont figuré avec
éclat sur la scène politique de l'Europe ; pour dire ou
pour faire penser combien les princes ont été puissans
on faibles, et les peuples libres ou esclaves, sous chacune
14.
212 MERCURE DE FRANCE .
d'elles et dans chacune de leurs variations ; car tout a
varié et devait varier. Toutes les notions de puissance
et de liberté sociales ont dû être flottantes et incertaines
jusqu'au moment où le chapitre de Montesquieu a paru .
Si on avait trouvé , avec les aérostats , le moyen de
les diriger , le monde était certainement changé . Eh
bien! Montesquieu a trouvé à la fois le moyen de la
plus haute ascension de la liberté, et le moyen sûr de la
diriger , non sans tempêtes , mais sans naufrage.
Qui est-ce qui a le plus gagné à cette découverte ? les
rois ou les peuples ? Les uns et les autres également ;
car tout ce que les peuples ont gagné est au profit des
rois , et tout ce que les rois ont gagné est au profit des
peuples.
Il ne faut pas juger de tout cela par un quart de
siècle de ré volutions et de bouleversemens ; il faut en
juger par ce qu'on pensait avant , et par ce qu'on pense
aujourd'hui . On est revenu au même point ; là étincelle
une vérité éternelle. Heureux celui qui fonde là sa puissance
et sa gloire ! heureux ceux qui y fondent leur
liberté et leur existence !
Robertson ne décrit pas avec les mêmes détails toutes
les constitutions dont il parle : il s'arrête peu sur celles
qui ont eupeu d'influence , et beaucoup sur celles qui en
ont eu une grande ; il développe celle des pontiſes romains
dont le trône est sur l'autel , et qui , suivant
l'expression singulière d'un satirique , en lavant les
pieds aux pauvres , lavaient souvent la tête aux
rois; celle de l'empire germanique qui est plutôt une
république de peuples sans liberté , de princes souverains
sans couronne , de rois qui ont un chef, et
d'un empereur qui n'a de force et de puissance que
celles d'un titre; celle de la France où l'amour des
peuples pour les rois , et des rois pour les peuples , ont
Lalancé si heureusement , sous tant de règnes , l'auto
ΜΑΙ 1817 . 213
rité et l'obéissance; où des tribunaux de justice ont
prétendu être les représentans et les organes de la nation
, parce qu'ils l'étaient de ses lois civiles ; où des
affections nobles et tendres et quelques erreurs , deux
ou trois mots mal déterminés , ont nourri , durant plusieurs
siècles , à côté d'un trône absolu , toutes les
passions de l'indépendance ; celle de l'Espagne à laquelle
Robertson accorde plus du tiers de l'étendue de toute
cette section , et dont il fait , en la décrivant , un des
plus beaux morceaux de l'histoire moderne ; constitution
où une vraie démocratie avait pris toute l'unité et
tout l'orgueil des trônes ; où on voyait encore au quinzième
siècle , sous le nom de JUSTIZA , un véritable
ÉPHORE deSparte; constitution plus superbe que solide ,
mais qui , effacée déjà , dans les lois , par Charles-
Quint et par les Philippes , restera ineffaçablement empreinte
dans le caractère des peuples de cette péninsule.
Au milieu de toutes ces constitutions , Robertson
garde le plus profond silence sur celle de l'Angleterre :
elle était avancée , mais pas achevée à ces époques. On
pouvait même la croire anéantie : Henri VIII régnait ;
mais il en est ici d'elle comme des images de Cassius et
de Brutus exclues du convoi funèbre de Junie. Moins
on la voit, et plus on y pense, plus elle brille.
Le style de ce tableau est singulièrement remarquable
dans l'anglais , par une clarté, par une noblesse et par une
élégance continues: il est très-reconnu que les écrivains
anglais , dans le dix -huitième siècle , et sur - tout les
Ecossais , les Hums, les Fergusson , les Smith , les Robertson,
cherchaient et trouvaient , dans nos prosateurs
les plus classiques , les modèles d'une nouvelle prose
anglaise; et ce fut un bonheur rare pour l'auteur de ce
tableau magnifique de le voir traduit en France par
unécrivaindont le style était celui de ces modèles mêmes.
214 MERCURE DE FRANCE.
wwwwwwww
Supplément au Mémoire de M. Parmentier sur le
maïs , par M. le comte François-de-Neufchâteau ,
imprimé par ordre du gouvernement (1 ).
Favorisez toujours le débit,la culture
Dugrain qui peut fournir le plus de nourritare,
Surunmodique espace avec plus de succès ,
Endonnant moins de peine et coûtant moins de frais.
(Géorgiquesfrançaises.)
Ces vers où la raison pourrait être embellie de couleurs
plus poétiques , ont du moins le mérite (comme
le dit l'auteur de l'ouvrage que j'annonce ) de proclamer
en peu de mots une axiome économique d'une grande
vérité , et motivent en même temps sa surprise sur
la justice tardive que l'on commence à rendre à la
culture du maïs . Quelque utile que soit un pareil livre,
quelque reconnaissance publique que l'on doive à l'auteur,
dont la vie honorable se partage entre les lettres
dont il est un des plus fermes soutiens, et les sciences
qu'il ne cultive pas avec moins de succès , nous n'entreprendrons
pas d'analyser un travail de cette nature
dans un journal où le plus grand nombre des lecteurs
ne cherchent que l'agrément. Notre tâche doit se borner
àen faire connaître le sujet , et surtout à provoquer
l'attention des magistrats et des cultivateurs éclairés
sur les nombreux avantages que la France peut retirer
de la culture perfectionnée du maïs.
Le but de M. le comte François - de - Neufchâteau
est de remettre en honneur une plante vraiment précieuse
, plus abondante , plus saine même que lapomme
de terre, dont notre illustre Parmentier a, pour ainsi
(1) AParis , chez madame Huzard, rue de l'Eperon, n. 7
ΜΑΙ 1817. 215
dire , doté le sol français. Dans une suite de paragraphes
dont se compose le mémoire que nous annonçons , l'auteur
établit :
Que le maïs n'est point encore assez connu en France ;
Qu'il y a des moyens de le cultiver d'une manière
aussi commode qu'utile pour les propriétaires , en le
plaçant dans les jachères avec la parmentière ou la
pomme de terre ;.
Que nous avons besoin de rechercher les meilleures
variétés de maïs , et d'en renouveler la semence ;
Que l'emploi du maïs réduit en gruau , ou grossièrement
concassé , est surtout important pour les hommes ,
et enfourrage pour les bestiaux ;
Que les usages du maïs peuvent recevoir autant d'extension
que ceux de la pomme de terre ;
Enfin , qu'on ne peut considérer , sans un véritable
enthousiasme , la récolte et les avantages du maïs.
En nous bornant à indiquer sommairement les divisions
de ce travail , nous ajouterons que l'auteur le termine
par une description charmante des travaux de
Végrenage du maïs dans le midi de la France. Nos
peintres et nos poëtes y trouveront le sujet de plusieurs
tableaux pleins de fraîcheur et de grâce..
Tout à la fois poëte et agronome , M. François-de-
Neufchâteau adresse à la mémoire de Parmentier un
hommage qui doit trouver ici sa place.
L'honneur est au premier qui remplit la carrière :
Parmentier la fournit entière ;
Mais à ses grands travaux , trop faible associé,
Cequ'il put laisser en arrière ,
Je le glane. Adessein , l'avait-il oublié ?
Peut-être; mais enfin , de ce double hémisphère ,
Lemaïs et la parmentière
Nourrissent au moins la moitié.
Acerichebanquet (ma jeunesse ep-fut fière ),
216 MERCURE DE FRANCE .
Parmentier m'avait convié.
Il n'est plus. Je rapporte à cette ombre si chère ,
Les miettes que j'ai dû ramasser , pour lui plaire ,
Ala table de l'amitié.
J.
INSTITUT ROYAL DE FRANCE.
Séance publique des quatre Académies.
Jeudi , 24 avril , l'Institut royal a tenu sa séance annuelle
, au milieu d'un concours de spectateurs , le plus
brillant et le plus nombreux qu'on y ait vu depuis
long-temps : tout Paris y était (pour se servir d'une
exagération convenue ) , excepté pourtant quelques académiciens
qui n'ont pu y trouver place.
Chacune des Académies , représentée par un de ses
membres , a paru successivement à la tribune : la présidence
de l'Institut , dans cette solennité , appartenant
, cette fois , à l'Académie des belles-lettres , M. Pastoret
, son président actuel , a ouvert la séance par un
discours où il a indiqué en peu de mots l'objet de cette
réunion , et le motif d'allégresse publique qui en avait
fixé l'époque au jour anniversaire de la rentrée du Roi
dans ses Etats .
M. Raoul-Rochette , de l'Académie des belles-lettres,
a prononcé un discours que l'on pourrait appeler un
plaidoyer , pour les avantages de l'érudition ; il a trèsbien
démontré ce qui n'avait pas besoin de l'être , que
de bonnes études sont fort utiles à la culture des lettres ;
il n'a eu qu'un tort , selon nous , c'est de vouloir prouver
que le génie ne saurait se passer d'érudition : nous
n'avons pas entendu dire que Shakespear , que le Tasse,
que Corneille lui-même , fussent très-érudits, ce qui ne
ΜΑΙ 1817 . 217
les a pas empéchés d'avoir quelque peu de génie. Souffrons
donc que le génie se passe d'érudition , cela ne
tirera pas à conséquence.
Dans un discours qu'a prononcé M. Rossel de l'Académie
des sciences , ceux qui ont été à portée de l'entendre
(c'est-à-dire les dix ou douze personnes qui
l'entouraient ) , ont pu se faire une idée des progrès de
la navigation, dont il a parlé en homme également versé
dans la pratique et dans la théorie de l'art qui fait peutêtre
le plus d'honneur au courage et à l'esprit humains .
En écoutant M. de Rossel , quelque plaisir qu'on ait à
l'entendre , on doit regretter qu'il ait abandonné , bien
avant l'âge , cette noble carrière de la marine., où des
hommes de son mérite deviennent chaque jour plusdifficiles
à remplacer .
M. Girodet , de l'Académie des arts , a pris la parole
après M. Rossel : son discours sur l'originalité dans les
arts , où l'on voyait un peu trop l'intention de l'auteur ,
de paraître rempli de son sujet , n'en a pas moins été
entendu avec beaucoup de plaisir et d'intérêt . On á
trouvé tout simple , dans un peintre-orateur , cette variété
de couleurs , d'images , de figures , qu'il a prodiguées
, sans beaucoup de choix , dans cette pièce d'une
éloquence par trop académique . Si la plume de M. Girodet
n'est pas tout à fait aussi correcte que son pinceau ,
il y aurait de l'injustice à lui en faire un reproche ;
beaucoup d'hommes de lettres n'écrivent pas mieux que
M. Girodet , et nous n'en connaissons pas unqui peigne
aussi bien que lui .
La séance a été brillamment terminée par M. de Fontanes
, de l'Académie française ; il a récité , ou plutôt
déclamé de mémoire , une ode sur la violation dessé
218 MERCURE DE FRANCE .
pultures royales de Saint - Denis , où il s'est rendu l'interprète
de la douleur publique , dans des vers dignes
du sujet et de l'auteur.
Nous citerons la seule strophe que nous croyions avoir
exactement retenue .
Respecte au moins , peuple infidèle ,
Tes plus intrépides soutiens ;
CeLouis qui fut le modèle
Etdes héros et des chrétiens :
Ses lois sont celles d'un grandhomme ;
Pieux , il sut contenir Rome ;
L'Anglais par lui fut abattu ;
Memphis l'admira dans les chaînes ,
Et les ombrages de Vincennes
Parlent encor de sa vertu .
Les mots que nous avons soulignés dans le premier
vers de cette strophe semblent renouveler , contre la
nation entière , une accusation injuste , dont il est afſligeant
qu'un grand poëte se rende l'organe ; la nation
n'est pas plus coupable de la violationdes tombes royales
de Saint-Denis , que de tout autre crime de la révolution .
L'ERMITE EN PROVINCE.
Ustarizt, le a avril.
LE PÈRE CLÉMENT.
In specie fictæ simulationis , sicut reliquæ
virtutes ità pietas inesse non potest.
Cic. de Nat. Deo.
Il en est de la piété comme de toutes les autres
vertus ; elle ne consiste pas en vains dehors.
Encommençant ce discours , je prévois un reproche
auquel je m'empresse de répondre. On pourra s'étonner
MẠI 1819 . 219
qu'après avoir séjourné si peu de temps àBordeaux ,
après avoir parcouru si rapidement l'espace qui sépare
cette grande ville du point où je me trouve , je m'arrête
des semaines entières dans une enceinte de montagnes
dequelques lieues : à cela, je réponds que ce n'est point
sur la grandeur , l'importance , la célébrité des pays
que je parcours que je mesure l'intérêt que j'y porte ,
et la durée du séjour que je crois devoir y faire. Je
n'ai pas l'intention de redire ce qui a été dit mille fois ,
ce que l'on trouve dans tous les livres , de décrire ce
que chacun a pu voir : j'observe la France sous un
point de vue nouveau ; je m'occupe, je nedis pas exclusivement
, mais essentiellement des moeurs , des habitudes
, des hommes des différentes provinces que je
parcours. On conçoit que cet examen acquiert d'autant
plus d'intérêt qu'il s'exerce sur des objets plus neufs ,
et qu'il m'offre des occasions plus fréquentes de composer
des tableaux qu'on ne connaît encore que par
d'informes esquisses. Nulle autre partie de la France
ne peut se présenter à mes yeux avec les mêmes avantages
que je rencontre ici. La petite nation basque ne
ressemble à aucune autre ; tout y porte un caractère
original ; tout y est marqué de cette vieille empreinte
que la rouille du temps rend encore plus respectable.
Onjette en passant un coup d'oeil sur les plus beaux
monumens modernes , et l'on s'amuse à décrire jusqu'aux
moindres détails d'un bas - relief antique que
l'on rencontre sur sa route .
Cette courte digression a répondu d'avance à toutes
les objections qu'on pourrait me faire sur le défaut de
proportion entre les différentes parties de cet ouvrage.
Je me retrouve , avecM. Destère , sur les hauteur d'Agnoa
, où nous continuons notre revue topographique.
En ramenant ses regards autour de soi, on aperçoit à
220 MERCURE DE FRANCE .
peu de distance , Sare , Saint - Pé, Espelette , trois
grands bourgs , comme on n'en voit guère en France ,
que sur la rive droite de la Garonne , depuis Toulouse
jusqu'à Bordeaux.
ESPELETTE, qui touchepour ainsi dire à l'Espagne, doit
sans doute son agrandissement à l'avantage qu'il a d'être
la première station , en France , de ce petit commerce de
laine que les Espagnols faisaient et font encore à dos de
mulets.
SARE et SAINT-PÉ , plus voisins de la côte et entourés
de vallées plus fécondes , ont des moyens d'aisance plus
assurés : on a quelques raisons de croire que ce sont les
premières communes du Labour qu'habitèrent les Phéniciens
, oudu moins leurs descendans , les Cantabres ; elles
sont les plus voisines de ces montagnes creusées anciennement
pour la recherche des mines , et l'on y parle le
basque le plus pur et le plus élégant.
C'est à Saint-Péque la femme d'un notaire , madame
Duhalde , a fait en vers basques une traduction charmante
des fables de La Fontaine; c'est de Sare ou de
Saint-Pé que sortirent deux jésuites du même nom que
eette dame , les pères Duhalde , dont l'un a passé sa vie
dans les missions de la Chine , tandis que l'autre s'occupait
à rédiger les mémoires que son frère lui faisait parvenir,
et queMontesquieu a souvent occasion de citer.
Ala droite d'Agnoa se trouvent plusieurs autres villages
cachés dans les montagnes et renommés pour la
culture des terres: les plus considérables sont , Louhoussoa
, Macaye , Orsès , Meudionde , Hasparen: là un
sol qui ne paraît à l'oeil que sec et pierreux , donne toujours
et ne s'épuise jamais : c'est par la variété de ses présens
qu'il se féconde ; deux récoltes par an y sont communes
, et peut- être , avec plus de bras et d'argent , pourrait-
on souvent en obtenir trois .
• MAI 1817 . 221-
Ennouspromenant autour de ces villages, notreoreille
était agréablement flattée du murmure de cent ruisseaux
dont les eaux vont arroser , dans toutes les directions ,
de riantes prairies qui semblent monter du pied des
montagnes pour décorer leurs flancs d'une sombre verdure,
plus douce aux yeux , sous un ciel étincelant , que
ce verddes campagnes anglaises acheté au prix d'un éternel
brouillard.
En rapprochant par la pensée les fermes expérimentales
de Felemberg dans les Alpes , des champs nourriciers
d'Orsès et de Macaye , dans les Pyrennées , on pourrait
( quelque partisan que l'on fût des méthodes nouvelles
) balancer entre les avantages des théories modernes
et les résultats d'une ancienne et sage routine.
La considération attachée dans ce pays à l'exercice du
premier des arts contribue sur-tout à le rendre florissant
. Les laboureurs de Macaye et d'Orsès sont tous propriétaires
: on ne les aborde qu'en les apellant ETCHÈCO
YAUNA(seigneurde la maison ) , et ces seigneurs n'en ont
jamais voulu reconnaître d'autres dans leur commune ,
même à l'époque où ce titre conférait de véritables droits .
« Vous voyez , me dit M. Destère , cette maison carrée
à l'extrémité du vallon ; j'en ai jadis connu le propriétaire
; gâté par le séjour qu'il fit dans les grandes villes ,
cet ambitieux etchèco yauna , de retour à Macaye, s'a
visa d'aligner en avenue quelques arbres autour de sa
ferme qu'il appela son château , de donner le nom de donjon
àsonpigeonnier , et de se qualifier lui-même du titre
de marquis de Macaye : peut- être n'eût - on fait qu'en
rire , s'il eût borné là ses prétentions gothiques ; mais il
voulut partager avec Dieu l'encens de l'église , et avec la
commune le produit des terres ; alors on se fàcha contre
sa seigneurie ; on plaida contre elle , et un arrètduparlement
de Bordeaux (quin'a jamais passé , au diremême
222 MERCURE DE FRANCE .
deHenri IV, pour ennemi des prétentions féodales ) ; un
arrêt , dis-je , du parlement de Bordeaux rejeta M. le
marquis dans la foule des seigneurs de Macaye.
>>Ce procès, aux débats duquel je ne fus pas tout-à-fait
étranger, fut égayé par le docteur Hiriartque la commune
deMacayeavaitchargé de sapoursuite. Ce médecin, doué
de plus d'un genre d'esprit , avait vu trop de malades et
de mourans , pour ne pas être profondément pénétré de
Pégalité des hommes ; mais il avait trop de sens pour se
faire un argument de cette égalité devant les organes des
lois positives : ce fut sur la coutume du pays de Labour
qu'il établit les droits qu'ildéfendait : il éclaira ses juges
en les faisant rire , ce qui réussit partout, et plus sûrement
à Bordeaux qu'ailleurs . C'est ce même médecin qui
eut un jour à l'église , avec son curé qui prêchait, une
altercation assez comique. Le docteur Hiriart , placé visà-
vis de la chaire , s'était endormi au milieu du sermon :
<<Réveillez cet homme, cria le curé , en s'adressant aux
voisins du dormeur.-Va, va ( s'écrie àson tour le
médecin en ouvrant les yeux) , ton office était de me
tenir éveillé et non pas de me faire éveiller ; j'ai beau
dormir, je t'entendrai de reste. » Le rire que cette boutade
excita parmi l'auditoire gagnale prédicateur , qui eut
beaucoup de peine à achever son sermon.
>> L'un des fils du médecin Hiriart , après avoir fait
chez les jésuites de Toulouse , d'excellentes études qui
lui firentunnomdans les provinces du Midi , fut nommé
très-jeune à la cure importante de la seule paroisse que
Bayonne eut alors : une fièvre contagieuse se répand dans
la ville; tous ceux qui en sont attaqués dans les hôpitaux
, meurent infailliblement; c'est dans les hôpitaux,
surtout , que le jeune curé porte ses visites , ses soins et
ses secours : on le conjure de ne point s'exposer à des
dangers certains; il répond comme un ancien : il në
ΜΑΙ 1817, 225
s'agit pas de savoir où est le danger , mais où est le
devoir. Cet héroïsme religieux eut son triomphe ; un
mois après toute la ville, en deuil et en larmes , suivit
son convoi funèbre.
Cette victime de l'humanité avait un frère aîné qui
vit encore retiré sous le toit paternel , à Macaye , où
il passe , à l'âge de quatre-vingt-deux ans , pour le plus
habile des cultivateurs. Il fait des essais à long terme ,
comme s'il devait jouir du fruit de ses expériences ;
prodigue du temps , comme si la vie toute entière était
encore devant lui ; il change tout et ne bouleverse rien ;
ses innovations sont des perfectionnemens , etquand il
causeavec les jeunes gens qui s'étonnent de le voir s'occuper
Des soins d'un avenir qui n'est pas fait pour lui,
il leur répond comme le vieillard de La Fontaine :
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage.
Plusd'un bourg , enFrance et en Suisse, porte le nom de
ville sans être aussi grand , aussi riche , aussi peuplé
que l'est Hasparren; son marché paraît être le plus
considérable du pays de Labour ; on s'y rend des trois
cantons basques et souvent même de la vallée espagnole
de Bastan. Les tanneries sont la source principalé
du bien-être général de cette commune où l'on ne
connaît ni l'indigence ni la richesse. Cedernier mot, en
basque, a pour équivalent abarasta , lequel veut dire
abondant en bétail. Or on sait que cette abondance
n'est pas ce que nous entendons par richesse.
M. Destère m'a présenté dans ce bourg à un de ses
parens qui , après avoir été quelque temps soldat au
commencement de la révolution , et ensuite vicaire à
Ustarizt , remplit aujourd'hui les mêmes fonctions
ecclésiastiques à Hasparren où il est né. Ce bonprêtre
224 MERCURE DE FRANCE.
possède, au plus haut degré, l'éloquence de la chaire
appropriée à la langue, à la vie et aux moeurs de ces
cantons. Comme le cardinal Fleury , dans son Catéchisme
historique , ce n'est point de la morale universelle
qu'il entretient son auditoire , c'est de la morale à
l'usage particulier du peuple qu'il catéchise , de cette
morale de faits dont les Basques ont besoin ; c'est ainsi
qu'il faut parler de Dieu à des hommes plus sensibles
qu'éclairés ; c'est ainsi qu'un seul homme est quelquefois
un grand bienfait pour tout un pays .
De tous les engagemens que j'ai pris avec moi-même ,
en commençant ce voyage, le plus doux à remplir est
celui d'arracher à l'obscurité , autant qu'il est en moi
du moins , des noms qui méritent d'en sortir : que ne
puis-je , par compensation , condamner à l'oubli tous
ceux que le hasard , l'intrigue ou la fortune en ont si
ridiculement tirés .
Trois frères d'un village dépendant d'Hasparren
( Urcuraï ) , ont donné, dans le cours de la révolution ,
des exemples dont on sera touché sans doute , quelque
bannière qu'on ait suivie. Les MM. Harriet , au sortir
de l'enfance , entrèrent presque en même temps au service
; tous trois acquirent , au prix de leur sang versé
dans maints combats , les grades supérieurs auxquels ils
parvinrent. Le plus jeune mourut glorieusement en
Italie, sur un champ de bataille; l'aîné partagea avec
un guerrier , au nom duquel tant d'illustration s'est attachée
depuis ; l'aîné , dis-je , partagea avec le général
Harispe , le commandement de la légion des Basques ;
le cadet crut devoir à sa patrie et à sa famille d'accepter
des fonctions civiles auxquelles il n'était pas moins propre
qu'au métier des armes. Dans les querelles sanglantes
des partis , tous trois prêtèrent à la raison l'appui de
leur épée et de leurs paroles également puissantes.
ΜΑΙ 1817. 2257
A l'époque des signatures pour ou contre le consulat
perpétuel , le seul des trois frères qui vécut alors
sous les drapeaux , son unique patrimoine , ne balance
pas à signerNON , et reçoit presque aussitôt sa démission
qu'il n'a point demandée. Le dénûment total où il se
trouve ne lui arrache ni plainte , ni regret : rappelé
au service , il est obligé , bientôt après , de voter de
nouveau sur la question de l'empire et du trone . Un
NON , plus courageux que le premier, est sa seule réponse
, et la perte de sa place , la misère et l'inactivité
(le plus insupportable des tourmens pour cette âme de
feu) en est presque aussitôt la suite .
Dans les campagnes qui précèdent celle de Wagram,
le capitaine Harriet se présente à l'état-major-général
de l'armée, et s'adressant au prince de Neufchâtel :
Mettez-moi quelque part , lui dit-il , où je puisse
mourir pour la patrie. On l'envoie dans un fort de la
Prusse , et , l'année suivante, les témoignages les plus
honorables lui font obtenir un régiment dont il vient
prendre le commandement sur le lieu même où devait
se livrer la terrible bataille de Wagram. A peine arrivé,
il charge et reçoit une balle au front : sans interrompre
son mouvement , il bande sa blessure avec son mouchoir,
charge de nouveau , et , tout couvert de sang , il
rentre en ligne aux acclamations des braves .
Dansla seconde journée de cette mémorable bataille, il
exécute, à la tête de son régiment, une manoeuvre pleine
d'audace dontl'objet est d'enlever une batterie : un boulet
le frappe à la poitrine ; il meurt sans avoir le temps de
sentir que sa mort est glorieuse. Que manquait- il à ce
brave soldat , à cet excellent citoyen pour qu'on pût
dire de lui ce qu'on a dit de Catinat , « qu'on pouvait
également en faire un maréchal de France et un chan-
1
15
226
MERCURE
DE FRANCE
.
celier ? >> Rien : les jours et les nuits qu'il ne passait
pas sur les champs de bataille , il les employait àl'étude ,
comme César , dont il a commenté les Commentaires ;
Il voyait d'un coup d'oeil tout ce qu'il y avait dans une
page et dans une plaine. On m'a communiqué des plans
de campagne , des projets de guerre et de pacification
tracés par lui , qui m'autorisent à penser que s'ils
eussent été suivis , l'Europe soumise aurait eu moins à
souffrir de la France.
L'église d'Hasparren , bâtie sur les ruines du temple
d'un autre culte, renfermait un monument assez curieux.
Un gouverneur romain de ces cantons , de retour de
Rome où il était allé solliciter la justice ou la faveur
qu'il avait obtenue pour ses administrés , crut devoir
en adresser des actions de grâce , non à l'empereur , non
au sénat , non aux dieux de Rome , mais au GÉNIE
TUTÉLAIRE du pays . Ce génie , après tant de siècles ,
parait être le seul qui n'ait point abandonné son
poste. Ces actions de grâce , gravées sur une plaque
d'airain qui fut déterrée dans les décombres de l'ancien
temple , a depuis été suspendue auprès du maîtreautel
de l'église d'Hasparren , où on la voyait encore
il y a quelques années .
« Ce que c'est que la célébrité ! ( me dit mon compagnon
basque , en repassant à Saint-Pé ), on parle eneore
des pères Duhalde , et déjà l'on ignore jusqu'au nom du
capucin Clément , homme très-supérieur à ces deux jé- suites . Quoique Voltaire ait eu raison de dire que tout
ce qui a été fait ne mérite pas d'être écrit ; quoique cela
soit plus généralement vrai de ce qu'a pu faire oudire
un capucin , il est certain cependant que la vie de ce père Clément que je me suis occupé à écrire , aurait
paru à Voltaire lui-même plus utile, plus intéressante
ΜΑΙ 1817 . 227
que lesquatre cinquièmes de ces mémoires biographiques
dont nos brocanteurs littéraires font aujourd'hui un si
honteux trafic. Le père Clément naquit à Ascain ;
parvenu à l'âge de quatorze ans , à peine avait-il appris ,
dans ces montagnes , à lire et à écrire ; orphelin de père
et de mère , ses moyens d'existence étaient nuls : pour
toute ressource Clément avait une soeur aînée, mais
cette soeur lui consacra sa vie. Avec une des plus belles
figures , et des plus belles tailles qu'un homme ait jamais
reçues de lanature , il résolut, àdix- neuf ans , de s'enterrer
chez les capucins de Bayonne où sa soeur le fit recevoir
novice. Sans qu'on ait pu deviner par quel miracle , il fit
d'excellentes études dans ces cloîtres où l'on faisait voeu
d'ignorance ; il en sortit tout-à-coup pour faire entendre
du haut de la chaire évangélique , à Toulouse , à Bordeaux
, à Paris , une des voix les plus éloquentes dont
nos temples aient retenti. Ce n'était pas un Bridaine ,
un de ces missionnaires des déserts qui apparaissent dans
les capitales pour en effrayer , pour en maudire l'élégance
et les voluptés mondaines ; c'était sous la burefauve
d'un capucin , la sainte urbanité ( si j'ose associerensemble
ces deux mots ), l'éloquence pleine de grâce
et d'onctiond'un prince de l'Église , pour qui la morale
la plus pure et la philosophie la plus sublime étaient le
véritable esprit du christianisme .
Le père Clément ne déclamait pas vaguement contre
leluxe dont il faisait la part à chaque condition ; mais
il se renfermait
rigoureusement dans toute l'humilité
de la sienne. Un président de Bordeaux te pressait un
jour de se servir de sa voiture pour une course qu'il
avait à faire hors de la ville: « J'ai trois raisons pour
vous refuser , lui dit-il ; je suis jeune , je suis basque ,
et je suis capucin. »
Plus il aimait la religion , plus il était ennemi de la
15.
228 MERCURE DE FRANCE .
superstition dont le plus grand crime est de la faire haïr:
on n'a point encore oublié à Bayonne l'histoire de la
Sainte de Bardos .
C'était une jeune vierge de quinze ou seize ans , en faveur
de laquelle le ciel opérait le miracle de la faire croître
en grâce et en beauté , sans qu'elle prît aucun aliment :
la parole de Dieu était sa seule nourriture : une tante qui
la présentait à la vénération des fidèles fut seule , d'abord
, à attester la vérité du fait ; mais bientôt vingt
mille témoins se présentèrent pour l'affirmer .
A son entrée à Bayonne on sema des fleurs dans les
rues où elle passa : sur les ponts , sur les places , à la
porte des églises, on se prosternait devant elle. Les magistrats
ne savaient quel parti prendre ; les plus hardis
se contentaient de douter : on interrogea le père Clément
qui continua quelque temps à écouter , à regarder et à
se taire : il avait placé près de la jeune vierge , au corps
glorieux , un frère laï de son couvent , dont la présence
donnait à la sainte un avant - goût de canonisation. Ce
pieux acolyte , chargé d'une surveillance qu'il exerçait
avec une adresse que la nièce et la tante étaient loin de
lui soupçonner , découvrit , non sans beaucoup de temps
et de soins , qu'un sachet mystérieux que la jeune fille
portait sur la poitrine , sous prétexte de couvrir le stig- a
mate qu'un ange y avait imprimé , renfermait l'a'iment
substantiel dont elle se nourrissait pendant la nuit. Ces
deux femmes , arrêtées sur le rapport du père Clément
, subirent un châtiment sévère et furent chassées
de la ville et de la banlieue.
Le père Clément parvenu , malgré lui , à la première
place de l'administration de son couvent , fut envoyé à
Rome ; mais il refusa d'y paraître en qualité de représentant
de l'ordre entier dont il était membre ;j'aspire plus
haut,dit - il en souriant; et il s'yrendit àpied, son bâton
ΜΑΙ 1817 . 229
blanc à la main: il en revint de même. Vieilli dans les
travaux apostol ques il se renferma dans son couvent dont
il ne sortait plus dans les dernières années desa vie ( pendant
lesquelles jel'ai vu plusieurs fois ) , que pour visiter
sa vieille soeur , qui croyait voir les cieux ouverts en regardant
ce vénérable émule de saint François .
L'ERMITE DE LA GUYANE .
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ANNALES DRAMATIQUES.
THEATRE FEYDEAU .
(Débuts. )
La salle de ce théâtre vient d'être restaurée ; M. Ciceri
, qui a été chargé de ce travail , s'est montré digne
de sa réputation ; il a déployé toutes les grâces de son
pinceau dans des camées qui ornent le devant des
loges , et dont les sujets sont aussi ingénieux que variés .
L'éclat de ces peintures est encore relevé par celui de
ladorure , que l'on a trop prodiguée ; on en a mis partout
, depuis les baignoires jusqu'au plafond ; mais én
ordonnant ces brillantes décorations , les entrepreneurs
ont pensé peut- être à ce peintre de l'antiquité qui, faisant
une Vénus , et ne pouvant parvenir à la rendre
belle, la couvrit de diamans pour qu'au moins elle fût
riche. Ils ont voulu sans doute que le public trouvât
dans la richesse de la salle une espèce de compensation
àlapauvreté de la troupe ; elle est en effet dans un état de
délabrement qui demande d'urgentes réparations . Les
acteurs qui en ont été les plus beaux ornemens , l'ont
abandonnée , ou sont sur le point de la quitter ; le temps
luia fait des brèches nombreuses , et aucun de ceux qui
seprésententpourles réparer , n'ont le talent nécessaire .
On a reproché fort injustement aux sociétaires de Feydeau
d'interdire l'accès de leur théâtre aux débutans :
250 MERCURE DE FRANCE .
depuis deux ans ils en appellent au contraire de tous les
coins de la France , sans en pouvoir trouver qui répondent
à leur voix ; il ne passe point , à Paris , un acteur de
province , qu'il n'obtienne un début à Feydeau. La révolutiondel'année
théâtrale vientd'en amener quelquesuns
dans la capitale , et déjà la carrière leur est ouverte.
C'est un certain M. Leroux qui y est entré le premier
sous les traits de Felix : il n'en a pas été plus heureux
pour cela. M: Leroux est jeune , et assez bien fait ; mais
il n'a presque pas de voix , et l'habitude de jouer le mélodrame
a entièrement gâté sa diction.
M. Despéramons a succédé à M. Leroux , avec qui il
ne mérite pas d'être confondu ; il a joué dans Gulistan
et dans ma TanteAurore. On le connaissait déjà à Paris ,
où il a débuté il y a plusieurs années dans l'emploi de
Martin. M. Despéramons laisse sans doute quelque chose
à désirer comme acteur ; son jeu est froid , et sa physionomie
manque d'expression; mais il est excellent
musicien et chante avec beaucoup de goût.
Première représentation du Caprice d'une jolie Femme ,
ou la Boucle de cheveux .
,
Unejeune veuve a deux consolateurs à la fois ; l'un ,
capitaine de hussards , amant très-impétueux ; l'autre ,
homme de cour soupirant très -phlegmatique. Son
coeur est tour-a-tour entraîné vers l'un et vers l'autre ;
dans l'impossibilité de les épouser tous deux et de fixer
son choix , elle déclare à Lisette , sa femme-de-chambre
, que sa main appartiendra à celui des deux rivaux
qui se rendra maître d'une boucle de cheveux qui orne
sa coeffure : voilà le Caprice d'une jolie Femme. Le
lecteur appellera peut-être cela une niaiserie ; mais on
dit qu'il n'y a que les jolies femmes pour avoir de sots
caprices.
Nos deux amans ne savent quel gage ils doivent obtenir
pour arriver au bonheur ; Lisette les met l'un
après l'autre dans la confidence. Le hussard est plus
agile que son rival ; il manie , à ce qu'il paraît , les ciseaux
aussi bien que le sabre , et la boucle de cheveux
tombe sous le fer du guerrier ; c'est , au reste , celui
que la veuve préfère ; elle le connaît mieux que son
ΜΑΙ 1817 , 231
rival; elle l'a vu un jour nager , du haut d'un pont , ce
qui n'a pas laissé que de faire une profonde impressiou
sur son coeur .
Cette pièce , qui n'est qu'un tissu de sottises et d'inconvenances
, a éprouvé le sort qu'elle méritait ; de
nombreux sifflets ontà la fois vengé le goût et les moeurs ,
qui s'y trouvent également outragés . On a dit , avec
quelque injustice , du Tableau de Paris , par Lemercier
, que c'était un ouvrage pensé dans la rue et
écrit sur la borne; on pourrait dire au moins la même
chose du nouvel opéra-comique , et avec plus de raison .
Iln'y a rien à dire de la musique d'un pareil ouvrage ,
elle eût été excellente , qu'elle n'aurait pu en ralentir
la chute. Les deux auteurs ont gardé l'anonyme ; mais
on a reconnu celui des paroles sous le masque.
THEATRE DE L'ODEON .
Première représentation du Palais de la Vérité.
Onvoit au titre de cet ouvrage que la scène se passe
au pays des chimères. Un palais oùles femmes sont sincères
, où les courtisans laissent lire au fond de leur
coeur , est une merveille qui n'est pas de ce monde.
Le prince Phanor possède un palais bâti par un
génie , et dans lequel on dit la vérité en croyant tromper
encore. Phanor , entouré de courtisans qui jurent un
dévouement absolu à sa personne , et prêt à épouser une
jeuneprincesse qui lui a fait cent fois le serment de ne
P'aimer que pour lui-même , veut mettre la sincérité de
sa maîtresse et de ses sujets à l'épreuve ; il les attire ,
sous le prétexte d'une fête , dans le palais de la Vérité .
La scène change aussitôt , la princesse n'aime plus que
lacouronne duroi , les courtisans , que les faveurs qu'il
distribue ; le pauvre prince entend des vérités assez
dures: heureusement il découvre qu'il est véritablement
aimé par une jeune fille attachée au service de la princesse,
laquelle se trouve bientôt n'être qu'une aventurière
, tandis que sa rivale , dont elle usurpait la place ,
est issue du sang des rois .
252 MERCURE DE FRANCE .
Telle est , en peu de mots , l'analyse de la pièce nonvelle
; mais la vérité nue plaît rarement aux hommes .
Le parterre de l'Odéon , transporté dans le palais sévère
de cette déité si aimable , et pourtant si méconnue , n'en
a admiré ni l'architecture ni les détails . Il est vrai que
l'on aurait pu y mettre plus de grâce dans le style et
une meilleure ordonnance dans la conception . Pour
parler sans figure , une allégorie de trois actes a paru
trop longue aux spectateurs . C'est une situation assez
piquante que celle de ces courtisans que le charme du
palais de la Vérité force à dire ce qu'ils pensent ; mais
ce moyen comique , qui n'est pas nuancé avec assez
d'art , a paru monotone.
La pièce s'était assez heureusement traînée jusqu'au
milieu du troisième acte , lorsqu'une sortie , un peu
trop vraie , contre les avocats et les médecins , est
venue déterminer l'orage . L'auteur avait cru que dans
le palais où il avait placé sa scène , on pouvait dire aux
gens la vérité en face ; il a appris le contraire à ses dépens
. Tous les génies qui protégeaient le Palais de la
Vérité , n'ont pule défendre contre la maligne influence
du parterre ; au théâtre , le parterre est le roi des génies
, il n'a qu'à souftler sur les palais et les chaumières
pour les faire disparaitre , et c'est ce qu'il a fait sur le
Palais de la Vérité qui s'est écroulé au milieu d'un
bruit affreux .
,
THEATRE DU VAUDEVILLE .
Première représentation du Prince en goguette.
Pour montrer d'une manière sensible à leurs enfans
l'état d'abrutissement auquel l'homme est réduit par
l'ivrognerie , les Spartiates exposaient à leurs regards des
esclaves dans l'ivresse ; mais on ne voit nulle part qu'ils
les laissassent s'enivrer eux-mêmes ; et que , pour les
pénétrer de la dignité qui leur convenait , ils commençassent
par les faire descendre au dernier degré de
l'avilissement. Ils n'auraient point trouvé cette manière
de corriger très - morale et le vaudeville nouveau 2
1
ΜΑΙ 1817 . 235
prouve qu'elle n'est pas plus dramatique . L'ivrognerie
est un vice ignoble qui ne saurait rendre un prince intéressant
, dans quelque situation qu'on le place d'ailleurs
. Henri V, sous l'habit d'un matelot , entraîné dans
une des tavernes de Londres , par son goût pour les
aventures , excite notre intérêt , parce qu'il est plutôt
étourdi que vicieux ; il enivre les autres , et ne s'enivre
paslui-mème ; mais comment soutenir la vue d'un prince
qui transporte les moeurs de la taverne au sein de son
palais , etqui, au moment d'épouser une jeune princesse
charmante , la quitte pour poursuivre une petite villageoise
qu'il n'a pas même l'excuse d'aimer. Je sais bien
qu'Alexandre , ce vainqueur de l'Asie , s'enivrait dans
le palais des rois de Perse , et que le meurtre de Clitus ,
qui suivit une de ses orgies , n'est pas un des événemens
les moins pathétiques de son histoire ; mais y a-t-il là
le sujet d'une pièce de théâtre , et surtout le sujet d'un
vaudeville ?
Dans la pièce nouvelle , le jeune Adolphe , prince de
Nice , est une espèce de petit Alexandre , qui a contracté
dans les camps l'habitude de l'ivrognerie. Pour
lui enfaire sentir les inconvéniens , on l'enivre plus que
de coutume , et quand il a perdu la raison , on lui fait
signer l'ordre d'emprisonnner sa mère , de destituer ses
plus fidèles officiers , et de répudier sa jeune épouse .
Il était impossible de tirer un bon parti d'un pareil
fonds. C'est une terre ingrate que les talens réunis de
MM. Bouilly et Désaugiers n'ont pu parvenir à féconder .
Ondirait qu'ils ont eux-mêmes senti toute la faiblesse
du cauevas sur lequel ils avaient à travailler ; ils ont essayé
d'en cacher la pauvreté sous le luxe des broderies .
lis ont rattaché à l'action principale un ménestrel et
une meûnière , dont les rôles sont dessinés avec une
originalité piquante et une franche gaîté , et qu'Hyppolite
et madame Hervey jouent comme ils ont été concus
. L'ouvrage offre plusieurs couplets fort heureusement
tournés . Celui du vaudeville final , adressé au
public , avait été l'objet d'un vif débat entre deux actrices
(iln'y apoint de petite querelle entre ces dames) ;
pour accommoder les rivales , on n'a pu trouver d'autre
moyen que de le faire chanter à toutes les deux.
234 MERCURE DE FRANCE.
THEATRE DE LA PORTE SAINT-MARTIN .
Rosine et Almaviva , ballet-pantomime .
Ily a des ouvrages qui plaisent dans toutes les langues,
et qui réussissent sur toutes les scènes ; le Barbier de
Séville est de ce nombre. Les situations piquantés qui
se succèdent avec une prodigieuse rapidité dans cette
comédie , la rendaient éminemment propre à la pantomime.
Les chorégraphes ont un grand avantage à traduire
ainsı en pirouettes et en gambades une pièce
connue , cela dispense de tous frais d'imagination et de
programme ; peut-être ce petit larcin devrait-il être
défendu en bonne police littéraire ; mais on ne peut en
faire un crime à M. Blache. Les grands maîtres lui ont
donné plus d'une fois l'exemple , et si nous venions à
l'accuser , il ne manquerait pas de nous répondre en
citant le Déserteur , Nina et l'Epreuve Villageoise ,
tous ouvrages reçus , accueillis et payés au grand opéra
comme s'ils étaient originaux .
M. Blache a suivi avec assez d'exactitude la comédie
deBeaumarchais, et c'est ce qu'il pouvait faire de mieux;
comme tous les spectateurs en ont le dialogue présent à
la mémoire , ils croient assister à la pièce. On doit cependant
lui faire honneur d'une scène fort ingénieuse :
c'est celle où Rosine prend une leçon de danse devant
une glace ; une danseuse placée derrière une gaze légère
reproduit tous les mouvemens de celle qui est sur
le théâtre avec une précision qui rend l'illusion parfaite.
Cette scène , qui avait déjà été essayée , mais
qui n'a jamais été exécutée avec autant d'ensemble et
de perfection , vaut seule un long ouvrage , et justifie
l'empressement avec lequel le public se porte à ce nouveau
ballet.
CIRQUE OLYMPIQUE ,
Faubourg du Temple.
En abandonnant leur salle de la rue du Mont-Thabor
M. Comte , MM. Franconi ont été plus sorciers que ce
HAI 1817 . 235
fameux magicien. Il paraissait un colosse sur son pet't
théâtre de huit pieds carrés , il n'a plus semblé qu'un
pygmée sur une scène plus vaste. MM. Franconi , an
contraire , brillent d'un nouvel éclat dans leur nouvelle
salle ; elle est grande , bien distribuée , et ornée avec
beaucoup de goût. Comme dans la rue du Mont-Thabor ,
leur spectacle se compose d'exercices d'équitation . et
de pantomimes. Quoique les exercices tiennent moins à
l'art dramatique que les pantomimes, j'avoue que je les
préſere . La précision des évolutions de cavalerie exécutées
par ces habiles écuyers , la force et l'adresse qu'ils
déployent dans la voltige , l'empire absolu qu'ils ont acquis
sur le plus noble et le plus utile des animaux destinés
au service de l'homme , sontun spectacle plus étonnant
et plus rare que celui de tousles mélodrames passés
et présens. De tous les prodiges que messieurs Franconi
ont fait jusqu'à présent dans leur art , il n'y en' a
point de plus admirable que la conquête du Régent.
ANNONCES ET NOTICES .
OEuvres complètes de Voltaire , en douze vol. in-8" ,
proposées par souscription ( 3 volume ).-Le prix de
chaque volume est , pour les souscripteurs , de 12 fr .
en pap. ordinairé , et de 24 fr. en pap. vél . sat. Il faut
ajouter 3 fr. 70 c. par vol. pour le recevoir franc de
port. Le prix de chaque vol. est de 15 fr. en pap. ord ,
et de 30 fr . en pap. vél . pour ceux qui n'ont pas souscrit .
Le nombre des souscripteurs pour les OEuvres de Voltaire , ayant
surpassé l'attente de l'éditeur , il a été obligé de faire réimprimer les
volumes qui ont déjà paru . Ce surcroît de travail a nécessairement
ralenti l'exécution des engagemens qu'il avait pris à l'égard du public ;
ruais maintenant qu'il ne rencontrera plus de semblables obstacles , il
renouvelle à ses souscripteurs , dans un avis placé en tête de ce troisième
volume, l'assurance de la plus scrupuleuse exactitude. L'éditeur prometen
ontre qu'il sera prochainement délivré des cartons pour remplacer
chacune des pages oùil existe des fautes d'impression. Nous ne pouvons
qu'applaudir au zèle qui le porte à ne négliger aucun des soins , ni au236
MERCURE DE FRANCE .
1
cune des dépenses propres à justifier l'accueil favorable que le public a
fait à son entreprise.
PROSPECTUS .
L'Industrie, ou Discussions politiques , morales et philosophiques
, dans l'intérêt de tous les honimes livrés à
des travaux utiles et indépendans ; par H. Saint -Simon ,
Tout par l'industrie , tout pour elle .
La société toute entière repose sur l'industrie. L'industrie est la seule
garantie de son existence , la source unique de toutes les richesses et de
toutes les prospérités. L'état des choses le plus favorable à l'industrie est
donc par cela seul le plus favorable à la société. Voilà tout à la fois et
le pointde départ et le butde tous nos efforts .
Mettredans son jour véritable l'importance de l'industrie , l'influence
politique qu'elle pent exercer et qui lui appartient , l'avertir elle-même
de ses intérêts , lui faire connaître de plus en plus la nature de ses forces
etde ses moyens , lui montrer les obstacles qu'elle a à vaincre , la soutenir
et la seconder dans ses entreprises , veiller sans cesse avec elle d'un
côté pour contenir le despotisme , de l'autre pour prévenir les révo-
Jutions ; en fortifiant l'industrie , fortifier une constitution essentiellement
industrielle : voilà notre tâche, Heureux si nous la remplissons avec succès
, nous l'entreprenons au moins avec courage !
L'ouvrage que nous annoncons ne sera pas périodique , et nous ne
prenons point l'engagementde le continuer ;nous promettons seulement
six volumes qui paraîtront dans le cours d'une année à des époques plus
oumoins rapprochées.
-Le prix de la souscription , pour chaque volume in-80. , est de 4 fr .
50 c. , et de5fr. franc de port , pour les départemens : on souscrit pour
le nombre de volumes qu'on veut,
Il paraîtra un volume le 10 du mois de mai prochain.
Le bureau d'administration est rueGît-le-Coeur, n. 10.
Promenade aux cimetières de Paris , aux sépultures
royales de Saint-Denis et aux catacombes , avec trente
dessins , représentant les tombeaux de Delille , de Saint-
Lambert , de Chenier , de Gretry , du maréchal Ney, de
mesdames Cottin , Barilli , Raucourt , etc. , etc. , etc .;
une vignette servant de frontispice , d'après le dessin
de M. Lafitte ; le plan des caveaux de Saint-Denis
avant leur destruction , et la désignation de l'emplacement
de tous les tombeaux de l'église , d'après le dessin
de M. Debret , architecte de Saint-Denis , et une
vue intérieure des catacombes . Par M. P. St. -A.... Un
vol. in- 12 . Prix : 5 fr . , et 6 fr. 50 c . franc de port .
Chez C. L. F.Panckoucke , éditeur , rue et hôtel Ser
ΜΑΙ 1817. 237
pente ; Delaunay, Pélissier , Fetit , au Palais-Royal , et
chez Mongie l'ainé , libraire , boulevard Poissonnière ,
n. 18.
C'est une idée touchante et religieuse de rappeler anx vivans le champ
du repos; c'est leur assurer un souvenir satisfaisant que de retracer à leurs
yeuxles tombeaux les plus remarquables par les noms dont ils consacrent
la memoire. Cet ouvrage dans lequel on trouve aussi un plan des caveaux
funéraires de Saint-Denis, etune vue interieure des catacombes, est imprimé
avec soin , et orné d'une foule de dessins charmans ; il n'est personne qui
ne veuille méditer quelquefois avec l'autent , et nous espérons que le succèsde
ce premier volume l'engagera à continuer chaque année , comme il
nous lepromet.
Promenades instructives et amusantes d'un père avec
ses enfans , dans Paris et ses environs ; par M. E***.
Deux vol . in-12 . Prix : 5 fr . Chez Guillaume et compagnie
, libraires , rue Hautefeuille , n. 14 , et chez P. Mongie
aîné , boulevard Poissonnière , n. 18 .
Les enfans qui accompagneront ceuxde M. de Laborde dans leurs promenades,
prendront des notions utiles, et recevront de bons principes de
morale. Les parens persuadés qu'on ne saurait trop tôt offtir, dans tous
les genres,de bons modèles à la jeunesse , reprocheront peut-être à l'auteur
la faiblesse de son style et l'insignifiance de ses petites historiettes ;
mais à cette médiocrité près , ils ne trouveront nul inconvénient à donner
l'ouvrage à leurs élèves .
PROSPECTUS .
Clefdu Jardin de l'Univers , d'après les principes de
Tournefort et Linné ; par M. Lefebure , ancien souspréfet
de Verdun , professeur de botanique à l'Athénée
de Paris.
Une théorie aussi obscure qu'incertaine sert aujourd'hui de base à
l'enseignementde la botanique, etyfait naître autant de difficultés qu'on
y trouverait de charmes , si les principes en étaient plus simples , les
procédés moins laborieux et l'étude mieux dirigée. C'est en réunissant les
deux principes de l'ancienne classification de Linné et de la classification
naturelle de Tournefort , dont l'intime relation n'avait jamais été soupçonnée,
qu'on trouve , pour ainsi dire , la Clefdu Jardin de l'Univers ,
c'est-à-dire unmoyen prompt , facile et sûr de reconnaître les plantes ,
d'après le nouvel arrangement produit par le concours de ces deux principes
incontestablement classiques et naturels .
On verra , dans l'ouvrage qui doit paraître sons ce titre , le résultat
surprenant de cette heureuse découverte. Les plantes y sont tellement
disposées , qu'à la vue de leur corolle on sait à quel rang on est sûr de
les trouver , comme à la vue de leurs étamines , on sait quelle place elles
occupent dans ce rang. C'est à une recherche si courte que se réduit tout
238 MERCURE DE FRANCE .
1 travail nécessaire pour apprendre à reconnaître les genres des plantes .
Cette simple coïncidence de deux caractères toujours variés entre la corolle
et les étamines , détermine avec precision le cang et la place qu'occupent
les plantes dans l'ordre réel de la nature , indique au meme coup
d'oeil tous les rapports qu'elles ont entre elles , et fait disparaître aussitôt
cette masse énorme de difficultes qui aujourd'hui entrave si péniblement
leur étude.
J'ajouterai que pour mettre de suite en pratique une méthode anssi
simple, il suffit de savoir distinguer dans les plantes la tige, la feuille et
la fleur, et , dans la fleur , la corolle du calice et l'étamine du pistul. Tout
lemonde conviendra sans doute qu'il est impossible d'abréger davantage
les études préliminaires d'une science si curieuse.
,
Dans Pouvrage intitulé Clef du Jardin de l'Univers on verra
10. quel était l'état de la botanique en 1548 ,temps vers lequel Mattiole a
publie ses Commentaires surDioscoride ; 20. l'accroissementqu'elle a reçu
jusqu'en 1784 par l'influence des systèmes de Tournefort et de Linne;
et 30. enfinl'état actuel où elle se trouve eenn 1817. Ce volume aura environ
500 pages ,mème format que le prospectus. Le prix de chaque
exemplaire sera de 7 fr . 50 c. pour les souscripteurs.
Onss''aaddrreesse, en affranchissant les lettres, àParis, chez l'auteur , rue
l'Evêque , n.14; MM. Treutielet Würtz , rue de Bourbon , n . 17 ;
et au bureau des Annales du Musée , rue de Vemeuil , n. 30 , près la
rue de Beaune .
Mémoires historiques sur Louis XVII , Roi de France
et de Navarre , avec notes et pièces justificatives ; dédiés
à MADAME, duchesse d'Angoulème ; par M.Eckard ,
ancien avocat , chevalier de la Légion - d'Honneur ,
( deuxième édition ) . Un vol . in-8°. Prix : 6 fr. , et 7 fr.
par la poste . A Paris , chez H. Nicolle , rue de Seine ,
n. 12.
La rapidité avec laquelle la première édition de ces Mémoires a été
enlevée est l'éloge le plus flatteur que l'on en puisse faire. Cette
seconde édition ne diffère de la première que par l'addition de quelques
notes dans lesquelles l'auteur promet la prochaine publication de documens
relatifs au séjour de la famille royale au Temple , et qui serviront
àcompléter P'histoire de ces désastreux événemens.
Manuel du Franc-Maçon , par E. F. Bazot , de la
société royale académique des sciences . Un vol. in-12 ,
troisième édition , entièrement refondue , corrigée , et
ornée d'une gravure allégorique représentant les maçonneries
tant anciennes que modernes. Prix : 5 fr . ,
et 3 fr. 80 c. franc de port. Chez J. Moronval , imp.-
lib. , quai des Augustins ; Jourdan , lib. , pont des Arts ;
et au cabinet littéraire , galerie de bois , no . 246 et 247.
Lemystère a toujours des attraits ;il éveille l'imagination; il excite
ΜΑΙ 1817 . 259
la
lacuriosité. Sil'onveut donner du prix à la chose la plus insignifiante ,
il suffitdel'envelopperdes ombres d'unecertaine mysticité : voilà pourquoi
franche-maçonnerie a eu tant d'adeptes . M. Bazot a cherché à soulever
la partiedu voileà laquelle les devoirs de la secte ne lui defendaient
pas de toucher ; mais , quoiqu'il y ait encore des secrets dont il ne laisse
pas même entrevoir la profondeur , son ouvrage n'en est pas moins piquant
pour lesprofanes à qui il donne beaucoup à deviner, et utile pour
les initiés dont il peut aider la mémoire.
Des prochaines Elections; in-8°. Prix : 75 c. , eti fra
franc de port. Chez les marchands de nouveautés .
Budget , ou loi sur les finances , du 25 mars 1817 ,
avec le texte de tous les articles cités des lois antérieures ;
suivi de la loi du 27 mars 1817 , sur les douanes , et d'une
table alphabétique des matières. Prix : 1 fr. 50 c. , et
2 fr. par la poste. Chez Audot , libraire , rue des Mathurins
Saint-Jacques , n. 18 .
Cetouvrage est destiné aux employés des diverses branches de contributions,
à toutes les personnes qui s'occupent des finances , à toutes celles
qui font le commerce des boissons , et qui fabriquent , vendent ou consomment
des huiles dans leurs ateliers ou manufactures, et généralement
àtous les contribuables.
PROSPECTUS .
OEuvres complètes de Voltaire , cinquante volumes
in-douze.
Cette édition est destinée à tenir le milieu entre les éditions de luxe et
les editions dites économiques. Nous avons adopté le format in- 12 ,
comme étant le plus commode, et pour remplacer l'edition de Kehl , même
format, qui est épuisée.
L'épaisseurdes volumes variera nécessairement , pour éviter la confusion
des genres ; mais nous ferons en sorte qu'elle soit toujours d'une proportion
raisonnable. Nous apporterons à la correction du texte l'attention
la plus soutenue , et la surveillance la plus minutieuse. L'édition de
Kehl renferme des fautes et des erreurs quelquefois très-graves . Aussi
nous ne nous sommes pas bornés aux corrections indiquées dans le dernier
volumede cette édition ; nous avons profité d'une foule de renseignemens
qui nous ont été communiqués par plusieurs personnes , et dont quelquesunes
étaient honorées de l'amitie de Voltaire. Dans le cours de l'édition ,
nous accueillerons également les notes , avis , remarques , que l'on nous
adressera.
M Beuchot , rédacteur du Journal de la Librairie ; M. N. E. Le
Maire , professeur à la faculté des lettres de Paris , et plusieurs antres
littérateurs distingués , donneront des soins à cette édition .
On a reproché aux éditeurs de Kehl d'avoir admis dans leur collection
plusieurs pièces qui ne sont pas de Voltaire. Quoique ce reproche soit
fondé, nousn'en retrancherons néanmoins aucune ; nous aurons seulement
240 MERCURE DE FRANCE .
l'attentiond'indiquer à quels auteurs ces pièces appartiennent , ou sont
attribuées.
Quant aux pièces inédites , nous sommes persuadés que celles qui méritent
d'être recucillies sont très-rares , et nous nous ferons une loi de ne
publierque celles qui seront authentiques , et en memetemps de quelque
intérêt pour les lecteurs .
Incessamment le premier volume paraîtra ; il sera orné du fac simile
dudernier billet qu'ait écrit Voltaire , et que madame la marquise de Villette
a eu la bonté de confier aux éditeurs .
Les autres volumes setont mis en vente à des époques très-rapprochées,
de manière qu'il en paraisse deux et le plus souvent trois par mois.
En livrant aux souscripteurs le troisième volume , nous leur remettrons
le portrait de Voltaire , dont l'exécution est confiée à un des plus habiles
artistes de la capitale , M. Conché fils.
Leprix de chaque volume est pour les souscripteurs , de 3 fr. , pap. f. ,
etde 6 fr. , pap. vél. sat.
La souscription seta fermée le 1er . juin prochain. Après cette époque,
les volumes seront payés à raison de 4 fr. et de 8 fr .
Onpourra joindre à cette édition les 150 gravures exécutées d'après les
nouveaux dessins de Moreau jeune , sous la direction de M. Renouard.
On souscrit à Paris , chez madame veuve Perronneau , imprimeur-libraire
, quai des Augustins , n. 39 ; Cerioux aîné , libraire , quai Voltaire,
n. 17, éditeurs ; Delaunay, libraire au Palais -Royal , n. 242; Mongie
aîné , libraire , boulevard Poissonnière , n. 18 ; et chez les principaux
libraires de Paris , des départemens et de l'étranger. On ne paie rien
d'avance.
Budget de 1817. Loi sur les finances , du 25 mars 1817 ,
conforme à l'édition officielle de l'imprimerie royale.
Broch . in-8° . Prix : 1 fr . 50 c. , broché ; et 1 fr . 80 с.
par la poste . A Paris , chez Guillaume et compagnie .
rue Hautefeuille , n. 14.
On a réuni dans cette brochure le rapport au Roi , le dicours du
ministre des finances en France , et la loi du 27 mars 1817 , sur les
douanes ; le tout est suivi d'une table des matières .
La Promenade à Auteuil , élégie composée sous le
régime impérial par un auteur qui se fait reconnaitre
comme les grands peintres . Prix : 1 fr. A Paris , chez
Delaunay , libraire , Palais-Royal , galerie de bois ; chez
Nepveu , libraire , passage des Panoramas ; et chez
P. Mongie ainé , boulevard Poissonnière , n. 18 .
TABLE .
Poésie. 193 L'Ermite en province. 218
Enigme , Charade et Logogr. 194 Annales dramatiques. 229
Nouvelles littéraires . 195 Noticeset annonces . 235
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 10 MAI 1817 .
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
LA PÉNITENCE .
Conte imité de l'italien .
On m'a conté qu'un jour un pauvre diable ,
D'un coeur contrit , pendant le temps pascal ,
De maint péché , dont il était coupable ,
Fut s'accuser au sacré tribunal .
« A votre égard j'userai d'indulgence ,
Dit le curé ; pour toute pénitence ,
Je vous condamne seulement
Acontempler la croix pendant une heure .
-Je le ferai , répartit le manant . »
Soudain , vers son humble demeure ,
Il s'achemine tristement ;
Il entre , et , le regret dans l'âme ,
Pendant une heure , il contemple .... sa femme .
ParM. J. I. ROQUES , de Montauban ( aveugle de naissance ).
16 TOME 2
242 MERCURE DE FRANCE .
ACROSTICHES .
I.
ousseau , coutre ton nom de vils folliculaires
sent tourner encor leurs fureurs mercenaires :
En rayon du soleil doit blesser les hiboux.
Si le Zoïle obscur , de ta gloire jaloux ,
ent par ton style pur sa pudeur alarmée ,
t prend pour des fléaux tes sublimes écrits ;
➤h! laissons-le pousser ses inutiles cris ;
En géant peut sourire aux efforts d'un pygmée.
(Par M. Théodore de VAUTOR DES ROSEAUX , de la Martinique.)
11.
egne sur l'avenir , toi dont la noble voix
Osa du genre humain reconquérir les droits !
tile , vrai , profond , en tous lieux , à tout âge ,
sois l'effroi des tyrans , les délices du sage !
i la haine et l'envie , illustrant tes travaux ,
ssayèrent long-temps de troubler ton repos ,
u sein de ton auteur , jouis de ta vengeance :
En seul de tes écrits les réduit au silence.
(Par M. J. B. A. Β. )
III .
ousseau , qui de l'amour peignit si bien la flamme ,
sa moutrer à nu les replis de son âme.
En pédant le condamne , et pourtant dans son coeur ,
' il descend , il dira: « Je ne suis pas meilleur. >>
es écrits pleins de feu , de raison , d'éloquence ,
xaltent les vertus et vengent l'innocence.
➤h ! vous qu'ils ont charmés , épargnez ses erreurs :
En coeur trop tendre a fait sa gloire et ses malheurs !
(ParM. V
ΜΑΙ 1817. 243
mimim
ACROSTICHE
Proposé pour le 31 mai.
MASSÉNA .
Les personnes qui voudront s'exercer sur ce sujet ,
sont priées de faire parvenir , avant le 26 mai , leurs
pièces de vers à M. Lefebvre , directeur du Mercure
de France , rue des Poitevins , n. 14.
wwwwwwwwww
ÉNIGME .
Je suis gros, mince , court , long , large , étroit , solide ,
Mon, rond, carré , froid , chaud , opaque ou bien liquide;
Sansmoi tu ne saurais en ce monde exister ,
Mais pour aller dans l'autre il faudra me quitter.
(Par M. J. I. ROQUES , de Montauban , aveugle de naissance.)
wwmu
CHARADE.
C'est très-bien de punir ceux qui font mon premier ;
Mais ceux qui , sans raison , dénigrent mon entier ,
Devraient être priés de faire mondernier .
( Par M. L..... , abonné. )
16.
244
MERCURE DE FRANCE .
Ammmu
LOGOGRIPHE .
A moi souvent l'on a recours ;
J'instruis , j'amuse ou j'intéresse ,
Et je suis d'un puissant secours
Contre les ennuis , la tristesse.
Si l'homme dans l'adversité ,
Tombe par un revers funeste ,
Bientôt ses amis l'ont quitté ,
Moi , pour le consoler , je reste.
Maintenant, sans beaucoup d'efforts ,
Tu vas avec un peu d'adresse ,
De mon chefséparer mon corps ,
Sans craindre que cela me blesse.
Alors à tes yeux je parais
Un objet hideux , méprisable ,
Que l'homme du bon ton jamais
Ne saurait souffrir à sa table.
(Par M. R. LABITTE. )
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est chat ; celui de la charade ,
jeûne , et celui du logogriphe cire , où l'on trouve ire.
ΜΑΙ 1817.11 245
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Correspondance choisie de Benjamin Francklin ,
traduite de l'anglais ; édition publiée par N. T.
FRANCKLIN son petit-fils , propriétaire et éditeur de
ses OOEuvres posthumes ( 1 ) .
Je ne connais point de vérité plus incontestable que
celle qui a été exprimée par Salluste dans les termes
suivans : « Profectò fortuna in omni re dominatur ;
ea res cuncttaass ,, ex lubidine magis quàm ex vero ,
celebrat obscuratque. Tout est soumis à la fortune ;
les hommes et les choses doivent à ses caprices plutôt
qu'à la raison , leur obscurité ou leur éclat. >>>De quelle
manière parlerait-on aujourd'hui de Washington et de
Francklin , si les défenseurs de l'indépendance américaine
eussent été vaincus , si la discipline européenne
eût triomphé de l'amour de la patrie ? Seraient-ils inscrits
parmi les grands hommes et les bienfaiteurs de
l'humanité ? rendrait- on justice aux vertus héroïques
de l'un, aux talens distingués , aux qualités aimables
de l'autré ? Quelle idée aurions-nous maintenant de ces
deux fondateurs de la liberté du Nouveau-Monde?
Il est , si je ne me trompe , facile de répondre à ces
questions . Si l'Amérique eût été soumise par la force
des armes ; sans doute on nous peindrait les guerriers
et les patriotes qui humilièrent l'orgueil despotique de
(1) Premier volume. Prix : 6 fr. Chez Treuttel et Würtz , libraires
rue de Bourbon , n. 17 .
246 MERCURE DE FRANCE .
la Grande-Bretagne , comme des rebelles dignes du dernier
supplice . Leurs noms , qui rappellent de si beaux
souvenirs , seraient exilés du Panthéon de la gloire , et
traduits , avec ignominie , au tribunal de la postérité.
Telle est cette opinion si vantée , qui n'a point de règle
fixe dans ses jugemens , inconstante comme la fortune,
irréconciliable ennemie du malheur , et toujours prosternée
devant le succès.
J'ignore si d'autres que moi auront été frappés
d'une phrase bien remarquable qui se trouve dans la
déclaration des indépendans de l'Amérique méridionale.
Par le serment qui leur est prescrit , ils jurent
de sacrifier , pour la cause commune, leur fortune ,
leur vie et leur réputation. Cette dernière clause
prouve qu'ils connaissent toute l'autorité des événemens
, et qu'ils ont prévu les diverses chances de leur
destinée ; elle prouve en même temps que nulle espèce
de danger ne peut ébranler leur résolution. Il n'est pas
rare de rencontrer des hommes prêts à exposer leur
fortune et leur vie pour arriver aux honneurs et à la
gloire ; mais remplir ce qu'on regarde comme un devoir,
au risque de laisser une mémoire à jamais flétrie, est
peut- être le plus sublime effort de la vertu et du patriotisme.
( Ces réflexions ne pouvaient échapper à Francklin ,
l'un des hommes dont la raison a été la plus ferme et
la plus éclairée. « Vous vous pressez beaucoup , écrivait-
il à une femme de ses amies , madame Thompson ;
vous vous pressez beaucoup , et vous êtes bien hardie ,
petite folle , de me nommer rebelle; il fandrait attendre
l'événement pour savoir si ce qui se passe chez nous
devra être appelé une révolte ou une révolution. Les
dames françaises sont plus polies ; elles nous appellent
les insurgens . » Lorsque Francklin écrivait cette lettre ,
ΜΑΙ 1817 . 247
il se trouvait , à Paris , chargé par ses concitoyens de
négocier un traité d'alliance entre le gouvernement français
et les Etat-Unis . Il était difficile de faire un choix
plus heureux . Tout en lui retraçait la simplicité des
moeurs anciennes ; il excita un enthousiasme général ;
chacun voulait le voir; ses moindres paroles étaient recueillies
avec une avide curiosité. Ces hommages , que
l'urbanité française environne de si puissantes séductions
, ne lui inspirèrent ni étonnement , ni orgueil ;
il sentait qu'ils s'adressaient moins au savant , au philosophe,
qu'à l'ennemi du despotisme et au représentant
de la liberté,
Les Français étaient alors entraînés par un mouvement
irrésistible vers des réformes depuis long-temps
jugées nécessaires . On ne prévoyait aucune des résistances
qui devaient soulever tant de passions , et amener
de si déplorables événemens. Des idées généreuses , de
nobles espérances enchantaient le présent et embellissaient
l'avenir. Tout ce qui tendait à l'amélioration de
l'espèce humaine était accueilli avec transport . Francklin
sut mettre à profit cette disposition générale des esprits .
Il présenta la cause de l'Amérique comme celle de tous
les peuples destinés à la liberté. L'opinion se déclara
en sa faveur , et entraîna le gouvernement. Quelques.
hommes croient aujourd'hui qu'il eût été facile de résister
à l'ascendant de l'opinion; peut-être ces mêmes
hommes étaient- ils alors soumis à son empire .
<<Toute l'Europe se prononce pour nous , écrivait
Francklin au docteur Cooper de Boston; du moins son
approbation et ses voeux sont en notre faveur. Ceux qui
vivent sous le pouvoir arbitraire ne laissent pas de faire
cas de la liberté , et la désirent. Il y a partout un si
grand nombre de gens qui parlent de se transporter en
Amérique, avec leurs familles et leurs fortunes , aussitét
248 MERCURE DE FRANCE .
que la paix et notre indépendance seront établies , que
l'on croit généralement que les émigrations de l'Europe
nous feront prodigieusement gagner sous le rapport de
la force , des richesses et des arts. On pense même que ,
pour prévenir ou diminuer ces émigrations , certains
gouvernemens d'Europe se relâcheront de leurs principes
tyranniques , et accorderont plus de liberté à leurs
peuples . De la , l'observation qu on fait généralement
ici que notre cause est celle de l'humanité , et que nous
combattons pour la liberté du monde en défendant la
notre . C'est une tâche glorieuse que la Providence nous
a imposée ; j'ai la confiance qu'elle nous a donné aussi
assez de vertu et de courage pour la remplir , et qu'elle
finira par couronner nos efforts d'un succès complet. >>>
Francklin n'est ici que l'interprète de l'opinion qui
régnait en France à l'époque où il s'y trouvait. C'est
un témoin dont la déposition doit être reçue comme
l'expression fidèle de la vérité. Les faits d'ailleurs viennent
à l'appui de son témoignage. Il suffit de se rappeler
les nombreux écrits publiés à cette même epoque , pour
qu'il ne reste plus aucun doute à cet égard ; ils offraient
tous le même caractère. Toutes les ressources de l'esprit
et de l'éloquence étaient employées pour accréditer des
idées saines d'administration , pour revendiquer ces
droits légitimes des citoyens que nul gouvernement ne
peut méconnaître sans injustice et sans tyrannie. Le
petit nombre des défenseurs du pouvoir absolu était
réduit au silence , et cédait à l'autorité de la raison et
des talens ; en même temps de jeunes guerriers , jaloux
d'acquérir une gloire sans tache , livraient leur destinée
aux tempêtes de l'Océan , et allaient acheter , au prix
de leur repos et de leur sang , l'honneur d'avoir combattu
sous les drapeaux de la liberté. Le récit de leurs
dangers et de leurs exploits inspirait une généreuse
ΜΑΙ 1817 . 249
émulation. Le caractère national semblait avoir changé
tout-à-coup ; c'était le fruit des lumières et de la philosophie.
Essayons de justifier cette philosophie qui excite
aujourd'hui tant de clameurs , quoiqu'elle ait fourni
toutes les bases de nos institutions . Les idées absurdes
ont trouvé de nouveaux partisans ; la vérité manqueraitelle
de défenseurs ?
L'homme a reçu du ciel la raison pour régler ses
penchans , pour reconnaître ce qui lui est avantageux
ou nuisible. La philosophie est le résultat des progrès
de la raison..Appliquée à la politique , elle peut se réduire
à une seule maxime , c'est que les gouvernemens
sont faits pour les peuples , et non les peuples pour les
gouvernemens . Cette pensée si vraie , si simple , si
féconde , renferme toutes les conséquences favorables à
la liberté civile. C'est pour arriver à son application que
l'Europe est agitée depuis trois siècles; et on ne saurait
trop le répéter dans l'intérêt des peuples et des rois ,
tout ce qui contrarie ce principe , tout ce qui en retarde
les bienfaits , est une source de discorde et de calamités .
Cette vérité , une fois connue , ne peut plus être anéantie
; il n'est pas besoin de prédications et de missionnaires
pour lui donner de l'autorité ; elle vit au fond
des coeurs ; elle sert de lumière aux esprits , et dirige
les opinions .
Et qu'on n'imagine pas que ce principe soit destructif
du pouvoir légitime et de la stabilité des gouvernemens ;
il en garantit , au contraire, la durée , parce qu'il garantit
tous les droits et rassure tous les intérêts .
Les institutions qui existaient en France avant la
révolution avaient été fondées par l'esprit de conquête ;
elles favorisaient une classe privilégiée aux dépens du
plus grand nombre ; et quoiqu'elles eussent été succes
250 MERCURE DE FRANCE .
sivement modifiées à mesure que les lumières se répandaient
, elles n'en étaient pas moins les créations de la
barbarie. Les limites des pouvoirs étaient si peu déterminées
que , sous un roi faible , il y avait anarchie ;
sous un roi fort , despotisme. Ainsi , le règne de
Louis XIV , enfant , commença par une guerre civile ,
et finit , lorsqu'il ne trouva plus d'obstacle à sa volonté,
par l'exil de cent mille Français. Une forme de gouvernement
où la vie et la fortune des citoyens pouvaient être
abandonnées à l'ambition d'un ministre irresponsable ,
ou au caprice superstitieux d'une vieille femme, était
repoussée par la raison , ou , ce qui est la même chose ,
par la philosophie .
On insiste ; on dit que la philosophie a été la cause
de tous les crimes de la révolution; si elle est coupable
pour avoir démontré la nécessité des réformes dans le
gouvernement et dans les lois , accusez donc vos parlemens
et votre clergé qui , les premiers , ont demandé la
convocation des états généraux; accusez tous les écrivains
éloquens , tous les hommes généreux dont les
transports unanimes ont accueilli les premiers mouvemens
de la liberté ; citez à votre tribunal la nation
toute entière qui demandait la liberté civile , la liberté
de conscience , l'égalité devant la loi , l'égale répartition
et le vote libre des impôts .
Des crimes ont été commis. Imputez-les aux passions
des hommes , aux résistances irréfléchies , à la lutte des
intérêts divers , à l'ambition et à la cupidité. Vous qui
ne vivez que dans le passé , que du moins le passé vous
instruise! Voyez de quels attentats épouvantables la religion
a été le prétexte; reprochez-vous à la religion
les assassinats de deux rois ; la journée sanglante de la
Saint-Barthélemi ; les homicides fureurs de la ligue ? On
abusa de la religion , comme a depuis abusé de la philosophie
; Marat fut philosophe , comme Ravaillac fut
ΜΑΙ 1817 . 251
chrétien. Vous n'échapperez point à cet argument , que
d'autres développeront avec plus de force et d'éloquence ;
mais qui , dans sa simplicité même , sera toujours irrésistible.
Ah! si l'on pouvait lire au fond des coeurs , on verrait
si les hommes qui gémissent le plus sincèrement
des forfaits révolutionnaires ne sont pas ces mêmes philosophes
, en butte aux traits de la sottise , aux flèches
empoisonnées de la calomnie. Ils n'affectent point l'hypocrisie
de la douleur ; mais ils ont vu avec horreur , avec
indignation , des insensés et des barbares souillant la
plus noble cause , substituer la licence et l'anarchie au
règne des lois et de la liberté.
La révolution américaine , qui a été moins funeste
que la nôtre , par des causes qu'il serait trop long de
développer , a cependant été marquée par des injustices
et des cruautés . Elle n'a été exempte ni de malheurs
particuliers , ni de calamités publiques ; toutefois les
ennemis les plus implacables de l'émancipation des colonies
anglaises n'ont jamais imputé aux philosophes
américains , aux Washington , aux Jefferson, aux Adam ,
aux Madison , aux Francklin , les excès commis pendant
ła durée de l'insurrection. Francklin se présentait en
France comme l'un des partisans les plus zélés de la
liberté des peuples ; il se faisait honneur de la philosophie
qu'il professait , et il recevait les hommagesde tous
les amis de la raison et de l'humanité. Aucune voix accusatrice
ne s'élevait contre lui ; il donnait un libre
cours à ses affections , à ses pensées ; et le plus beau
jour de sa vie fut celui où , en signant le traité de paix
avec l'Angleterre , il signa l'acte confirmatif de l'indépendance
de son pays et de ses futures prospérités.
Voulez-vous connaître l'âme d'un philosophe ? lisez
la correspondance de Francklin . Rien n'éblouit sa raison.
Voyez comme il parle de la guerre , comme il la
252 MERCURE DE FRANCE .
dépouille de ses trompeuses décorations. C'est au docteur
Price que s'adressent les réflexions suivantes : « Nous
faisons tous les jours des progrès dans les sciences naturelles
; je voudrais que nous en fissions dans les
sciences morales , et que l'on découvrît un moyen de
forcer les nations de terminer leurs disputes sans s'égorger.
Mais quand les hommes seront-ils assez raisonnables
pour cela ? Quand pourront-ils se convaincre que les
guerres , même accompagnées de succès , finissent par
devenir funestes à ceux qui les ont commencées injustement
, et qui se laissent aveugler par leurs triomphes ,
sans en prévoir toutes les conséquences. Ce qui vous tran
quillise , ainsi que moi , c'est que nous avons fait tout ce
qui dépendait de nous pour prévenir cette guerre. »
Onne peuttrops'étonner de voir un homme , que les
Anglais nommeraient énergiquement , self- educated ,
c'est -à- dire, qui ne doit qu'à lui seul son éducation, s'élever
au premier rang dans les sciences , et dans l'art de
gouverner. Ses réflexions sur l'état de l'Europe , et en
particulier sur celui de l'Angleterre , à la fin de la guerre
américaine , sont d'une justesse frappante , comme il est
facile de s'en convaincre , en lisant le passage suivant,
d'une lettre adressée à l'évêque de Saint-Asaph( le docseur
Shipley ) .
<<La paix est faite , pardonnons et oublions ; que
chaque pays cherche àmettre à profit les avantages que
lui offrent les arts et l'agriculture , sans vouloir retarder
ou empêcher la prospérité de l'autre. L'Amérique deviendra
, avec la grâce de Dieu , un Etat grand et florissant;
et si l'Angleterre finit par devenir sage , elle aura
gagné quelque chose de plus essentiel pour sa prospérité
, et d'un plus grand prix que tout ce qu'elle a
perdu ; et les Anglais seront encore une grande et respectable
nation. Leur grand mal , maintenant , est le
ΜΑΙ 1817 . 255
nombre des pensions etdes émolumens énormes. L'avarice
et l'ambition sont deux fortes passions qui , séparément,
agissent avec une grande activité sur l'esprit humain
; mais lorsqu'elles sont réunies et s'exercent sur le
même objet , leur violence est presque irrésistible , et
elles précipitent les hommes , tête baissée , dans des
dissensions et des factions destructives de tout bon gouvernement.
Tant que les émolumens considérables subsisteront
, votre parlement sera une mer orageuse , et
les intérêts privés l'emporteront dans vos conseils. Mais
la suppression de ces abus exige beaucoup de vertu ,
d'esprit public , plus peut-être qu'on n'en pourrait trouver
maintenant chez une nation corrompue depuis si
long- temps. >>>
C'est en 1783 que Francklin écrivait ces réflexions ;
je n'ai pas Lesoin d'en dire davantage. Il suffit de jeter
les yeux sur la situation actuelle de l'Angleterre et sur
les débats de son parlement , pour apprécier la sûreté
de vue et la profonde sagacité du philosophe américain.
La correspondance de Francklin n'est pas entièrement
politique ; la variété des sujets lui donne un haut
degré d'intérêt . Il avait , comme Socrate , l'esprit enclin
à l'ironie ; mais cette ironie n'était jamais cruelle ; elle
servait d'auxiliaire , non à la passion de nuire , mais à
la raison; quoiqu'il fût bienveillant par caractère , il ne
prodiguait pas son amitié , et je l'en estime davantage.
Il était religieux par sentiment ; il mettait les bonnes
oeuvres avant les cérémonies , la charité avant la foi .
La violence en matière de religion lui paraissait un
crime , et il aimait à regarder Dieu comme le père commun
des hommes .
<<Votre sublime maître, écrivait-il au célèbre Georges
Whitefield , l'un des fondateurs du méthodisme ; votre
sublime maître attachait moins de prix aux actes exté
254 MERCURE DE FRANCE .
rieurs que la plupart de ses disciples modernés. Il préférait
celui qui mettait la parole en pratique , à celui
qui se bornait à l'écouter, l'hérétique , mais charitable
Samaritain , au prètre et au saint lévite qui , quoique
orthodoxes , n'étaient point charitables ; il déclare que
ceux qui ont donné des alimens à celui qui avait faim ,
à boire à celui qui avait soif, des vêtemens à celui qui
était nu , des secours à l'étranger , et des soulagemens
au malade , seront reçus au dernier jour ; tandis que
ceux qui crient Seigneur ! Seigneur ! mais qui ont n'-
gligé les bonnes oeuvres , quand même la foi dont ils se
prévalent serait assez forte pour faire des miracles , se
ront rejetés. Il disait qu'il ne venait point pour appeler le
juste , mais pour inviter le pécheur au repentir ; et cela
fait croire qu'il supposait qu'il existait des hommes qui
se croyaient assez parfaits pour n'avoir pasmême besoin
de ses avis. Mais aujourd'hui , nous avons à peine un
prêtre qui ne regarde tout individu comme soumis de
droit à sa petite domination , et toute tentative pour
s'y soustraire comme une injure envers la divinité ; je
leur souhaite plus d'humilité , et à vous santé et bonheur.>>>
Lorsque les événemens eurent décidé que ce qui se
passait en Amérique était , non une révolte , mais une
révolution, et que les fondateurs de l'indépendance
étaient des héros et des sages , non des brigands et des
rebelles ; lorsqu'enfin la paix fut rétablie entre l'Ancien
et le Nouveau-Monde , Francklin quitta la France,
où il laissa de nombreux admirateurs , et alla recueillir
dans sa patrie la plus douce et la plus noble récompense
de ses longs travaux et de ses honorables services .
Son entrée à Philadelphie fut un triomphe , dit un
écrivain célèbre ; tous les corps de l'Etat, tous les citoyens
de la ville, les habitans de la campagne, instruits
ΜΑΙ 1817 . 255
de son arrivée , allèrent à sa rencontre ; il marchait sur
une terre affranchie , au milieu des bénédictions d'un
peuple digne de la liberté.
Les guerriers qui avaient versé leur sang pour l'indépendance
, s'honoraient de lui montrer leurs glorieuses
blessures ; il était entouré de vieillards qui
avaient demandé au ciel de vivre assez pour le revoir
encore , et d'une génération nouvelle qui s'empressait
de connaître les traits du grand homme , dont les talens ,
les services et les vertus avaient excité dans leur coeur
les premiers élans de l'enthousiasme. Il s'avançait dans
ce port désormais ouvert àtoutes les nations; il portait
ses regards sur ces campagnes riantes , embellies , animées
par la liberté ; et dans ce jour qui lui retraçait et
les douces pensées de sa jeunesse , et le souvenir plus
doux encore de ses utiles travaux , son âme réunissait
enun seul instant tout ce que , dans le cours d'une
longue vie , elle avait goûté de bonheur et de gloire.
A. JAY.
wwwwww
Germanicus , tragédie en cinq actes ; par M. A. V.
ARNAULT. A Paris , chez Chaumerot jeune , libraire ,
Palais-Royal , galerie de bois , n. 188.
Sénèque disait (dans le siècle peut- être le plus pervers
que l'on connaisse dans les annales du monde ) :
« Le malheur désarme l'envie , car l'envieux est bien
aise d'avoir pitié. » Ce qui était vrai du temps de Néron ,
ne l'est malheureusement plus du nôtre ; l'envie , chez
nous , a plus de caractère ; elle hait jusqu'au malheur
d'un ennemi qui peut trouver , dans la pitié qu'il inspire
, un moment de consolation. Cette réflexion (la
256 MERCURE DE FRANCE .
première qui se présente involontairement à l'esprit , en
commençant l'examen de cet ouvrage ) a quelque chose
de si révoltant , de si injurieux à l'époque actuelle
que je me hâte de l'écarter , pour ne point céder à des
mouvemens d'indignation , qui pourraient influer sur
l'équité de ma critique ou sur l'impartialité de mon
jugement.
,
*
L'excellent article inséré dans le treizième numéro
de ce journal , où M. Lebrun en rendant compte de
la première représentation de la tragédie de Germanicus ,
a si bien établi les faits historiques sur lesquels cette
pièce de théâtre est fondée , me dispense d'entrer , à ce
sujet , dans de nouveaux détails , et mepermet d'aborder,
sans autre préliminaire , l'examen d'un ouvrage destiné
à faire doublement époque dans l'histoire de notre littérature
et de nos moeurs .
S'il est vrai que la tragédie ait été bien définie par
Marmontel , « une action dramatique où la nature
dans ses plus hautes proportions , est représentée dans
l'état de souffrance où la mettent les passions violentes
, les grands dangers et l'excès du malheur, on ne
contestera pas que le sujet de la pièce de M. Arnault ne
soit heureusement choisi , et qu'il n'ait , conformément
au principe de Boileau ,fait choix d'un héros propre à
intéresser. Germanicus , brillant de gloire et de jeunesse ,
l'amour et l'espoir de Rome à l'époque où l'affreux
Tibère en était l'horreur , l'adorable Germanicus ,
au moment de tomber victime d'une trahison ourdie
par le monstre de Caprée , et conduite par son infâme
ministre , est , sans contredit , un des héros les plus intéressans
que puisse présenter sur la scène un auteur
tragique , dont le but doit être de nous inspirer de
ΜΑΙ 1817 . 257
l'amour ou de la vénération pour les personnages destinés
à faire couler nos larmes .
On a répété, à l'occasion de Germanicus , cequ'on avait
dit à propos du grand- maître des Templiers , dans la tragédie
de M. Renouard, que ces nobles figures dont le front
majestueux et paisible s'élève au-dessus des tempêtes que
les crimes et passions soulèvent autour d'elles , étaient
par cela mème hors du domaine de la tragédie où tout
doit être agitation , désordre et terreur. Je ne connais
pas de principe , avancé avec plus de confiance , et démenti
par de plus illustres preuves : existe-t-il au théâtre
des personnages plus grands et plus passifs à la fois que
celui d'Auguste dans la tragédie de Çinna, d'Agamemnon
dans Iphigénie en Aulide , de Zopire dans Mahomet ?
J'en pourrais citer vingt autres exemples. Sur la scène ,
on aime , comme les dieux d'Horace , à voir aux prises
la vertu et la fortune; et le plaisir qui résulte d'une
pareille lutte , naît , partout , du calme imposant de la
résignation courageuse que l'une oppose aux efforts de
l'autre ce contraste sublime est un des plus sûrs
moyens et une des plus grandes ressources de l'art
tragique. L'auteur de la tragédie de Germanicus l'a
employé avec autant d'habileté que de bonheur.
Dès la première scène un héros que son nom recommande
à l'admiration des hommes , est manifestement
en péril : proscrit par Tibère , qui hait en lui son suceesseur
, en butte aux trahisons de Séjan , exposé aux
fureurs de l'ambitieux Pison , qu'excite sa féroce épouse ,
on tremble pour Germanicus : mais effrayé d'abord de
l'imminence du danger, des ressources et des moyens du
crime , on se rassure bientôt en comptant les obstacles
qui doivent s'opposer à ses affreux succès .
TIMBRE
17
258 MERCURE DE FRANCE .
Les intrigues de Pison ont ébranlé la fidélité des légions
, mais elles ont vaincu sous Germanicus ; elles
voient en lui leur père , leur chef , l'héritier de l'empire
, et l'on prévoit que la révolte ne soutiendra pas sa
présence. Si la haine de l'implacable Plancine le poursuit
sans relâche , l'amour clairvoyant de la fière Agrippine,
de lanoble et courageuse épouse de Germanicus ,
veillera sans cesse autour de lui : mais qu'opposera le
poëte à cet infernal génie de Tibère , qu'il a si tragiquement
personnifié , sous la figure mystérieuse de Séjan ?
le fils de Pison lui-même ; personnage de la plus heureuse
invention , dévoué au prince qu'il admire et qu'il
aime , sans jamais oublier les devoirs sacrés que la nature
lui impose : le génie du bien qui l'inspire ne se
montrera pas moins actif, que celui du mal dont son
père est en secret l'instrument.
La plus importante , pour ne pas dire la seule importante
des trois unités dramatiques , celle de l'intérêt ,
ne saurait être plus rigoureusement établie qu'elle ne
l'est dans cette pièce : Séjan parviendra-t-il à remplir la
mission parricide dont il est chargé ? tel est le problême
dramatique que l'auteur se propose de résoudre :
examinons , en peu de mots et sans revenir sur une
analyse déjà faite , avec quel art et au milieu de quelles
difficultés il y procède.
Séjan , sous l'habit d'un esclave , arrive à Antioche ,
et ne s'y fait connaître qu'à Sentius , sénateur romain
dont la bassesse et l'ambition lui répondent : le premier
projet qu'ils forment ensemble , pour se défaire de Germanicus
, en profitant de la révolte de l'armée , en faisant
agir Plancine , et rentrer Pison dans Antioche
n'a d'autre suite que d'amener une réconciliation sin-
,
F
ΜΑΙ 1817 . 259.
cère entre Germanicus et Pison , par laquelle se termine
le troisième acte de l'ouvrage , un des plus beaux qu'il y
ait au théâtre. La péripétie est complette , tous les
personnages se trouvent dans une situation nouvelle ,
et le coeur, après avoir flotté jusque-là entre la crainte et
l'espérance , se repose un moment dans ce dernier sentiment.
Un moyen aussi simple qu'ingénieux , dont l'emploi
se trouve habilement préparé dans le second acte , va
renouer une trame sanglante , et ranimer avec plus de
force la terreur et la pitié , ces deux mobiles de la tragédie.
Germanicus , avant de s'être réconcilié avec Pison ,
avait écrit à Rome pour y rendre compte de la révolte
dont ce dernier avait été le chef : la paix faite , le pre .
mier soin de Germanicus est d'envoyer sur les pas de
Sentius , qu'il a chargé de cet écrit accusateur : mais
celui-ci a remis la lettre à Séjan , qui l'a fait parvenir
à Plancine ; celle-ci la montre à son époux , et rallume
ainsi dans son âme une haine qui ne connaîtra plus de
borne : l'idée du poison qu'il avait jusque-là repoussée
avec horreur , n'est plus à ses yeux qu'une perfidie dont
Germanicus lui a donné l'exemple ; il ne l'emploiera
pourtant qu'autant qu'il pourra s'y croire autorisé par
un ordre exprès de Tibère ; cet ordre , il ne peut le recevoir
de la bouche même de César, mais l'anneau de l'empereur
est aussi l'organe de cette volonté souveraine
et Livie , avant de quitter Rome , lui en a révélé le
mystère. Une combinaison de moyens dont il est plus
facile d'attaquer la vraisemblance que de nier le tragique
effet , a mis entre les mains de Germanicus cet
anneau fatal qu'il présente lui-même à Pison , comme
un garant de l'autorité nouvelle que César lui confère.
17.
260 MERCURE DE FRANCE .
Ce signal terrible a fixé les irrésolutions de Pison. La
mort du héros est résolue ; elle s'accomplit : Plancine
et Pison triomphent; mais le favori de Tibère se présente
alors , jouit intérieurement du crime , et se hâte
d'en briser l'aveugle instrument. Pison , arrêté par son
ordre , est conduit à Rome , où l'odieux Tibère lui réserve
le châtiment du forfait qu'il a commandé.
Cette pièce , conduite avec autant d'art que de sagesse
, offre plusieurs situations dignes ( et c'est le plus
bel éloge qu'on puisse en faire ) des transports unanimes
qu'elles ont excités à la scène.
La plus remarquable est sans doute celle du troisième
acte où Pison , admis au tribunal de Germanicus pour
s'y justifier , avec ses amis , de la rebellion des soldats ,
apaisée par son fils , y prépare l'assassinat de celui
dont il vient implorer la clémence. Marcus Pison a surpris
le projet des conjurés ; et, partagé entre la crainte
de dénoncer son père et l'horreur de voir assassiner
Germanicus , il fait entrer des licteurs et leur ordonne
d'entourer le tribunal. Le prince arrive , s'étonne
de l'appareil guerrier qui l'environne , et fait sortir les
licteurs : resté seul avec Marcus au milieu des conjurés
, c'est à force de générosité qu'il échappe au
poignard de Pison toujours prêt à le frapper. Cette
admirable situation est résumée dans ces deux mots :
Il se livre ! dit l'implacable Plancine ; il se sauve ! répond
Pison désarmé par tant de grandeur d'âme.
La scène où Germanicus remet à Pison l'anneau
fatal , et donne ainsi lui-même le signal de sa mort ,
porterait la terreur aussi loin qu'elle peut aller dans la
tragédie , si les moyens qui l'amènent avaient plus de
simplicité , ou , peut- être , si l'effet qu'ils produisent
ΜΑΙ 1817 .
26
était moins inattendu. L'âme du spectateur a quelquefois
besoin d'être préparée aux émotions violentes :
on n'est pas toujours blessé du coup qui étourdit.
Je ne me rappelle pas avoir vu produire au théâtre
un mouvement d'enthousiasme plus universel que celui
dont les spectateurs ont été saisis au moment où Pison
arrété par ordre de Séjan , et prévoyant le sort qui
l'attend à Rome , veut le prévenir en se donnant la
mort.
Dieux !je suis désarmé , s'écrie-t-il ; tenez , mon père ,
lui répond son fils en détournant la tête et lui présentant
son épée : cette action si terrible , si grande , si
romaine , a excité de véritables transports d'admiration.
Lepublic , en ce moment , s'est montré sublime comme
l'auteur et le personnage.
, par
Le style de cette tragédie n'appartient point à l'école
moderne ; on n'y trouve ni recherche , ni enflure , ni
redondance : le dialogue concis et rapide n'est jamais
interrompu par ces tirades à prétention , par ces morceaux
épiques , qui ont leur place marquée d'avance
dans nos tragédies à la mode , comme les airs dans
les opéras : c'est par la force de la pensée
l'énergie et la rapidité de la phrase poétique , par la
hardiesse de l'expression que se fait surtout remarquer
cette production dramatique. Ces qualités qui distinguent
, en général , le style de l'auteur de Germanicus ,
doivent ressortir avec un nouvel éclat dans un tableau
dont Tacite a fourni les couleurs. Il est aisé de voir que
M. Arnault s'est , pour ainsi dire , empreint de son
génie ; mais en s'appropriant , par l'étude et par la
réflexion , les beautés de son admirable modèle , il les
a reproduites et ne les a pas copiées.
202 MERCURE DE FRANCE .
Cet ouvrage n'est point exempt de défauts ; même
dans la partie du style , la plus irréprochable , on pourrait
sans doute trouver des inégalités ; désirer en quelques.
endroits une inversion moins pénible , uné césuré plus
exacte , un tour plus poétique ; mais j'avouerai qué
partout où je suis frappé de l'image du beau , je jouis
avec trop d'abandon du plaisir qu'elle me procure pour
éprouver le honteux besoin de rechercher quelques
taches légères où brillent tant de beautés d'un ordre
supérieur.
V
Les citations suivantes mettront le lecteur à méme
de réformer ou de confirmer le jugement que j'ai porté
sur cet ouvrage.
Séjan est tout entier dans ce monologue par lequel
il termine le premier acte.
SÉJAN ( seul) .
O pouvoir ! & grandeurs !
Quel charme exercez-vous sur presque tous les coeurs !
Sur tous ! bien que le sage autrement en décide ,
Le moins ambitieux n'est que le plus timide.
Esprit faible , effrayé de ce qu'il faut braver ,
Etpour vous acquerir et pour vous conserver ,
Il feint de mépriser ce qu'il ne peut atteindre :
Dévoré d'une soifque rien ne peut éteindre ,
Paré selon les temps , de vices , de vertus ,
Le reste , sur les pas des Césars , desBrutus ,
Par des chemins divers poursuit le rang suprême ;
Etpar fois le surprend dans la liberté même.
Je les imiterai quand il en sera temps ;
Quand , pour déterminer les esprits inconstans ,
Il ne me faudra plus qu'un titre qui déguise
Et le but et l'effet de ma haute entreprise.
Acommander aussi je me sens destiné !
Qui m'en empêcherait ? ... Séjan n'es-tu pas né
ΜΑΙ 1817 .
263
1
Plus éloignédu rang où ton choix délibère ,
Qu'à présent tu ne l'es du trône de Tibère ?
Quoi qu'il en soit , servons notre maître aujourd'hui ;
Frappons un coup qui va me rapprocher de lai ;
Dans un héros , proscrit par l'amour qu'il inspire ,
Frappons un héritier de ce trône où j'aspire ;
Pour trahir le tyran gardons-lui notre foi.....
N'ayons dans ce projet de confident que moi.
Germanicus veut engager Agrippine à se séparer de
lui :
AGRIPPINE.
T'ai-je donné le droit parmon indifférence ,
De compter aujourd'hui sur mon obeissance ?
GERMANICUS .
C'est ton amour seul que j'implore :
AGRIPPINE.
Cruel!
Au nom de cet amour si long-temps mutuel ,
Cessede m'imposer un devoir si pénible ;
Undevoir que ton coeur trouverait impossible.
Méconnais-tu mes droits ? de l'hymen je les tiens :
Cesdroits seraient-ils donc moins sacrés que les tiens ?
Tu ne le croyais pas dans les jours de ta gloire.
Je leur ai dû ma place en ton char de victoire ;
Je leur ai dû ma part dans les nombreux bienfaits
Dont la faveur d'Auguste a payé tes succès ;
Dans les périls qu'affronte aujourd'hui ton courage ,
Comme dans ton bonheur tu leur dois un partage.
Je l'exige. Ah ! je vois ton grand coeur se troubler ;
Quand tu trembles pour moi , pour toi je puis trembler :
Par pitié pour l'effroi qui de mon coeur s'empare ,
Entre tous les malheurs que ce jour me prépare ,
Accorde-moi du moins la faveur de choisir .
Ah! même entre tes bras dût la mort me saisir ,
Ne me les ferme pas; barbare , je préfère
Lamort qui sous tes yeux finirait ma misère ,
264
MERCURE DE FRANCE.
A ce funeste exil , où j'irais achever
Des jours que tu proscris en voulant les sauver.
Je ne te quitte pas ; partout où la fortune ,
Partout où le pouvoir enchaînera tes pas ,
En exil , à la mort , je ne te quitte pas .
Même au milieu des rangs où ton impatience
Va braver la révolte et punir la licence ,
Je suivrai mon époux ; l'épouse de Pison
Peut-être en ce moment y sert la trahison ;
J'y servirai l'honneur ; la vertu qui m'anime
N'aura pas moins d'audace aujourd'hui que le crime.
Agrippine redoute pour son époux les suites de l'indulgence
dont il a usé envers Pison , et lui fait part de
ses soupçons , qu'il repousse avec toute la force de son
âme et toute la magnanimité de son caractère.
AGRIPPINE.
Crains les affreux effets de ces ménagemens ;
Songe à César , et vois où conduit l'indulgence.
GERMANICUS .
Songe àTibère , et vois où conduit la vengeance .
AGRIPPINE .
Par ceux qu il épargna l'un meurt assassiné.
GERMANICUS .
L'autre vit : mais l'effroi dont il est dominé ,
Plus cruel chaque jour , en son esprit réveille
Avec les souvenirs les soupçons de la veille ,
Etsans cesse en nourrit la secrète fureur .
Vois du prince aux sujets circuler la terreur ;
Vois les mères en deuil , les épouses en larmés ,
Sans jamais les calmer expier ses alarmes ;
Tandis qu'entre la haine et la crainte placé ,
De tout le mal qu'il fait se croyant menacé ,
Du crime qu'il prévient par d'éternels supplices
Júsque dans sa famille il croit voir des complices .
ΜΑΙ 1817 . 265
Ah! plutôt mille fois mourir sous les poignards ,
Que garder à ce prix le trône des Cesars !
Oui, fussé-je en effet séduit par l'apparence ,
Amon erreur jedonne encor la préférence
Sur l'art de pénétrer dans ces lâches détours
D'un coeur dont les pensers démentent les discours .
Eh! pourquoi me livrer à tant d'inquiétude ,
Quand mes soins les plus doux , quand ma plus chère étude ,
N'ont usé du pouvoir qui réside en mes mains ,
Que pour calmer l'effroi qu'inspirent les Romains ,
Et qu'à travers les flots , les déserts , les tempêtes ,
D'unbout dumonde à l'autre ont porté mes conquêtes.
Les peuples que Tibère a rangés sous ma loi ,
Quand je veille pour eux , veillent aussi pour moi ;
Etma sécurité plus que jamais se fonde
Sur le bien que j'ai fait à la moitiédu monde.
Que ne peut- il s'étendre à l'univers entier !
Auguste , si j'envie à ton pâle héritier
L'empire dont ton choix l'a fait dépositaire ,
C'est qu'il peut appeler le reste de la terre
Ajouir d'un bonheur que je suis las de voir
Restreint aux seuls climats soumis à mon pouvoir.
Quel triomphe en effet pour le prince , pour l'homme
Qui seul peut relever la dignité de Rome ,
Dedonner cette base à sa propre grandeur ;
De rendre aux saintes lois leur antique splendeur ;
De ne se réserver des droits du rang suprême
Que celui de sauver lepeuple de lui-même ;
Et d'assurer sa gloire et sa prospérité
Par l'accord de l'empire et de la liberté !
AGRIPPIΝΕ .
Tel était le projet de ton malheureux père :
Il rêva comme toi le bonheur de la terre ;
Comme toi , dès l'enfance on avait vu ses mains
S'essayer à briser les chaines des Romains :
Vain espoir , qu'a détruit sa mort prématurée !
Sa vie ànos besoins ne fut pas mesurée ;
266 MERCURE DE FRANCE .
Et le sort qui voulut prolonger nos malheurs ,
Al'âgeoù je te vois leravit ànos pleurs .
Affreux pressentiment pour le coeur d'une épouse !
Sonrde à la voix publique , en sa fureur jalouse
Des héros dont le monde avait fait ses amours ,
Rarement la fortune a prolongé les jours .
Drusus avant trente ans finit sa destinée ;
Marcellus expira dans sa vingtième année.
Dieux ! gardez mon époux d'un sort si rigoureux !
Plus aimé qu'eux , hélas ! serait- il plus heureux !
L'espace dans lequel je suis forcé de me restreindre
ne me permet pas de multiplier des citations où j'ose
croire que le lecteur impartial aurait trouvé la preuve
que cette tragédie de M. Arnault doit occuper une
place distinguée dans le petit nombre de celles qui
sont destinées à prendre rang , sinon à côté , du moins
à la suite des chefs-d'oeuvre de nos grands maîtres.
JOUY.
BEAUX- ARTS.
SALON DE 1817 .
<< Il y a une gloire pour les arts de la paix , comme
pour les arts de la guerre , » ( disait , dans le dernier
numéro de ce journal , l'écrivain le plus profond et le
plus éloquent en prose , de l'époque où nous vivons.) Je
le crois comme lui , et je regarde les beaux-arts comme
la plus belle partie de toute gloire nationale ; je pense
aussi qu'ils tiennent de plus près à la nature que les
arts industriels : les premiers sont les moyens de la civilisation
, les autres n'en sont que les produits.
Parmi les beaux-arts , la peinture est celui auquel je
suis le plus sensible , que j'ai le plus étudié , non dans
ΜΑΙ 1817 . 267
les livres , mais dans mes propres sensations , qu'à tort
ou raison , je prends toujours pour juge du mérite de
l'ouvrage que j'examine : exempt de préjugés et de préventions
d'écoles , sûr d'être aussi bien organisé qu'un
autré pour recevoir l'impression que l'artiste cherche à
communiquer, pour décider , sinon de la vérité de l'imitation
qu'il s'est proposée , du moins du sentiment qu'il
a voulu rendre , de la passion qu'il a voulu peindre ; je
me crois en droit d'avoir un avis; et j'oserais presque
dire (si je ne craignais qu'on se méprit sur le sens de
mes paroles ) , que le suffrage ou la critique impartiale
de cette espèce d'amateurs , au nombre desquels je me
mets sans façon , importe bien plus à l'art et aux artistes ,
que la louange ou le blâme intéressé de leurs confrères
et de leurs rivaux.
Tous les goûts , à la fois , ne sont pas entrés dans
mon ame. Celui de la peinture y a précédé tous les
autres; et si je n'y ai fait aucun progrès , c'est que je
me suis aperçu de bonne heure qu'on naît peintre ,
comme on naît poëte , et que j'ai eu le bon esprit de
gagner à jouir des ouvrages des autres , le temps que
j'aurais infailliblement perdu à travailler moi-même.
Pour un amateur , aussi passionné que je le suis , on
conçoit que l'ouverturedu salon est une véritable fète ;
chaque jour j'y arrive le premier , et le suisse ne se
doute pas du chagrin qu'il me fait , quand , à cinq
heures , il donne le signal de la retraite , en criant
d'une voix de Stentor : Messieurs , on vafermer. Je
n'ai rapporté de ma première visite au salon , au milieu
d'une foule immense , qu'une idée trop confuse des
objets sur lesquels s'est promené ma vue pour qu'il me
soit permis d'entrer , dès aujourd'hui , dans l'examen
particulier des tableaux dont se compose cette exposition;
je me bornerai à quelques considérations générales
qui trouveront leur application dans le cours de
cette revue pittoresque .
Pour peu qu'on ait étudié l'histoire de la peinture et
de la sculpture , on est frappé de cette observation :
que ces deux arts , après avoir marché progressivement
vers la perfection , s'en éloignent à pas également mesurés
dans une direction contraire. Dans ses progrès ,
dans sa décadence , l'art procede , sinon avec la même
sagesse , du moins avec la même régularité.
268 MERCURE DE FRANCE .
On a cru trouver les causes de ces progrès et de cette
décadence des arts dans les circonstances qui les ont
accompagnés , et qui , pour la plupart , y sont restées
étrangères ; sans en excepter le défaut ou l'abondance
des encouragemens auxquels on a eu d'ailleurs de fort
bonnes raisons pour attribuer , en pareil cas, l'influence
la plus directe. En y regardant de plus loin , peut-être
verrait-on plus juste , et s'apercevrait-on que la cause
principale de ce flux et reflux des arts tient au changement
qui s'opère dans le système d'étude .
L'imitation fut d'abord le premier et l'unique but
de l'art ; le mérite d'un tableau ne se mesurait alors
que sur le degré d'illusion que l'artiste parvenait à
atteindre. Les productions de l'art se multiplièrent ;
on examina ce qu'on s'était jusque-là contenté de regarder
, et l'admiration plus exigeante ne s'arrêtant plus
au seul prestige de l'illusion , demanda compte au
peintre du choix des objets imités. Ce premier pas
vers le beau idéal étant fait , il ne tarda pas à se présenter
un homme de génie , qui , parvenu , dès sa première
jeunesse , à imiter et à choisir aussi bien que les
maîtres , sentit bientôt que , pour les surpasser , il
fallait ne considérer l'art que comme un moyen , et
que , pour atteindre son but , il fallait en reculer les limites
jusqu'au point où elles touchent à la perfection ,
c'est-à-dire où la peinture peut se définir dans les
propres termes de notre immortel Poussin : la représentation
d'une chose naturelle dont le but est la délectation.
Qu'on applique maintenant ces observations à
la renaissance de l'art en Italie , on se convaincra de
leur justesse .
Dès le milieudu quinzième siècle , des exemples d'une
imitation parfaite avaient été donnés ; et , dans l'intervalle
de près de deux cents ans entre Cimabué et
Raphaël , on remarque plusieurs ouvrages qui se distinguent
progressivement par le choix du sujet. Raphaël
commença par surpasser ses prédécesseurs dans cette
imitation minutieuse des plus petits détails où le comble
de l'art était d'exceller; mais , entraîné bientôt par
l'élévation de son âme et par une exquise sensibilité ,
il observa mieux la nature ; en imitant de préférence
ΜΑΙ 1817 . 269
lestraits caractéristiques de l'expression et de la beauté ,
il agrandit sa manière , et s'avança rapidement vers
cette perfection qu'il était sur le point d'atteindre ,
quand la mort l'arrêta au milieu de sa carrière .
Ses élèves marchèrent trop vite dans la route qu'il
avait tracée ; en voulant partir d'un pointplus rapproché
du but , ils négligèrent cette vérité d'imitation , cette
éducation première d'où leur maître avait pris son clan
et qui lui donnait la force de fournir sa course toute
entière .
Cependant Jules Romain avait reçu de la nature autant
dedispositions que Raphaël, peut-être même était- il
plus fortement organisé ; mais , faute d'avoir appris à
imiter comme lui , souvent son exécution manque de
vérité , et son expression de justesse .
Le tableau de la Transfiguration offre un excmple
frappant de la différence que le talent d'imitation avait
mise entre le maître et l'élève; on y reconnaît au premier
coup-d'oeil les trois figures achevées par Jules
Romain.
L'altération une fois introduite , elle s'accroît si rapidement
qu'un siècle suffirait pour amener la décadence
entière de l'art , s'il n'y avait qu'une seule école : on
ne peut douter de cette vérité quand on remarque ( en
réunissant autour des chefs d'école leurs différens élèves)
qu'il ne s'y trouve plus un seul homme distingué à la
troisième génération. Mais les principes fondamentaux
de l'imitation rigoureuse se conservent fort heureusement
parmi quelques hommes médiocres , qui n'ont pu
aller au-delà , et c'est de leur modeste atelier qu'on
voit sortir de temps à autre ces artistes habiles qui retardent
la décadence de l'art , ou raniment ses progrès :
ceci est applicable aux Carraches et à Rubens.
Il suit de là que ce principe de simplifier l'imitation
de manière à la mettre en rapport avec la rapidité de
l'imagination ; que ce principe , dis-je , à l'aide duquel
l'homme de génie qui l'emploie avec habileté , arrive à
la perfection , devient une cause immédiate de décadencé
entre les mains de celui qui ne voit qu'un accessoire
dans la vérité de l'imitation où il devrait chercher
une base . Nous avons vu le temps où , pour paraître savant,
on exprimait des courbes avec des angles ; où
270
MERCURE DE FRANCE .
l'on voulait qu'une surface unie fut représentée par des
couches raboteuses ; en un mot où l'on accordait d'autant
plus d'estime à une méthode d'imitation , qu'elle
s'éloignait davantage de la nature : encore un pas , et
l'art retombait dans la barbarie où deux hommes à
talent , Carle Vanioo et Boucher , le conduisaient par
de fausses routes ; fort heureusement quelques-uns de
leurs élèves refusèrent de les suivre.
Un homme qui fut à son plus habile élève ce que le
Pérugin fut à Raphaël ; Vien sentit le premier la nécessité
de réformer le système d'étude , et de revenir luimême
à la vérité de l'imitation et à l'étude de l'antique,
dont il fit la base de l'enseignement auquel notre école
est redevable de l'éclat dont elle brille aujourd'hui.
L'école française ne rivalise , pour le coloris , ni avec
l'école flamande ni avec l'école vénitienne , qui ne cherchaient
que la couleur ; mais elle les surpasse toutes
pour la correctiondudessin : la supériorité qu'elle s'est
acquise dans cette partie est due à la loi que nos artistes
s'imposent de consulter , en les comparant , le modèle
vivant et les magnifiques débris de l'antiquité: en peinture
, la perfection est de ressembler à tous deux; un
seul artiste a ce mérite par excellence , c'est le Raphaël
de notre école , l'auteur des Thermopiles .
Depuis près de trente ans , la peinture a pris en France
un essor prodigieux ; mais peut-être en s'emparant trop
exclusivement des faits de notre histoire moderne
artistes ont-ils introduit trop de portraits dans leurs tableaux.
nos
Parmi nous , il n'est pas rare de voir un héros , un
grand homme , avec une tête sans noblesse et sans caractère
; vous pouvez étre l'honneur , la gloire ou l'amour
de votre pays , avec une taille de quatre pieds dans
toutes ses dimensions, avec la figure d'un marguillier de
paroisse ; toutes les actions de votre vie sont héroïques ,
tout en vous appartient à la peinture , excepté votre
personne ; vous pouvez être le sujet de vingt tableaux
mais vous ne devez jamais en être le modele; carle beau
choix dans les figures est une des premières obligations
imposées au peintre d'histoire : sous ce rapport il faut
convenir que nous sommes moins heureusement placés
que ne l'étaient les Grecs , que ne le sont mème aujour
ΜΑΙ 1817 . 274
d'hui les Italiens , chez qui l'on retrouve encore quelques-
uns de ces types , de ces modèles originaux dont
la beauté régulière est l'emblème matériel de l'héroïcité.
Lavéritédescostumes modernes , indispensable dans les
sujets contemporains, est encore un obstacle que l'habileté
des plus grands peintres ne saurait surmonter. Le
costume militaire est moins défavorable que l'habit civil ;
mais il pèche encore par une insupportable uniformité.
Il suit de là que l'histoire contemporainen'est pas moins
difficile à faire en peinture qu'en récit , et que l'art aurait
fini par perdre beaucoup au maintien du système
qui circonscrivait , en quelque sorte nos peintres dans
le cercle des hommes et des événemens de nos jours :
quelque grands que soient les uns et les autres ils
ont besoin , pour être peints avec tous leurs avantages ,
d'être vus dans le lointain du temps ou du moins de
l'espace : dans tous les arts , majore longinquò reverentia.
,
,
La première impression que l'on éprouve en parcourant
des yeux les salles d'exposition , fait l'éloge du directeur
aux soins duquel le muséum est confié ; il est
rare , et peut-être plus rare en France que partout ailleurs
, de voir se succéder dans une même place , deux
hommes également dignes de la remplir. Tous les amis
des arts avaient applaudi , à une autre époque , au choix
qui avait été fait de M. le baron Denon pour diriger ce
magnifique etablissement ; les mèmes suffrages out accueilli
son successeur ; M. le comte de Forbin réunit
au plus haut degré les qualités nécessaires aux fonctions
qu'il exerce ; à qui pourraient-elles mieux convenir ,
qu'à l'ami passionné des arts , qui les cultive lui-même
avec le plus brillant succès ?
L'aspect général du salon ne pouvait être aussi imposant
cette année qu'il le fut en 1814 , où nous avions ,
pour ainsi dire , récapitulé nos richesses en présence
des étrangers , qui nous ont depuis débarrassés de notre
superflu . L'exposition nouvelle n'en est pas moins de
nature à dissiper les craintes qu'on a pu concevoir en
vovant les Dieux s'en aller . Plusieurs grands tableaux
d'histoire , parmi lesquels je citerai , dans l'ordre où
j'ai l'intentiond'en rendre compte , la Didon et la Cly
272
MERCURE DE FRANCE .
temnestre , de M. Guérin ; le Départ du Roi pour Gand ,
de M. Gros ; le Saint- Etienne préchant l'Evangile , de
M. Abel Pujol ; la Mort de Louis XII , de M. Blondel ,
et quelques autres compositions d'un grand style , attestent
, sinon les progres de notre école , du moins une
suite de travaux propres à maintenir son illustration.
Dans les expositions antérieures , peut-être les tableaux
de batailles étaient-ils en trop grand nombre ,
j'en ait dit la raison plus haut ; peut- être sont-ils trop
rares dans l'exposition nouvelle ; la guerre en peinture
est sans inconvénient pour l'humanité , et sans conséquence
pour la politique ; à voir la foule qui se presse
antonr des Taureaux antiques de Guisando , et de plusieurs
batailles d'Horace Vernet, on peut juger du plaisir
que les Français trouveront toujours au récit ou à la représentation
des actions héroïques dont s'enorgueillit
la gloire nationale et contemporaine .
Parmi les tableaux de genre , qui ne sont pas la partie la
moins brillante de cette exposition , la Convalescence
de Bayard , de M. Revoil , Louis XVI distribuant des
secours pendant un hiver rigoureux , l'Arioste au milieu
des Voleurs , de M. Mauzaise ; une Scène de l'Inquisition ,
de M. de Forbin ; l'Intérieur d'une Salle à manger , de
M. Drolling , sont les premiers sur lesquels s'est arrêtée
ma vue : je ne pense pas que la vérité d'imitation ait
jamais été poussée plus loin qu'elle ne l'est dans ce dernier
tableau d'un peintre que les arts ont eu le malheur
de perdre au moment où il venait d'achever ce petit
chef-d'oeuvre .
Il faudrait citer un trop grand nombre de paysages ,
si l'on voulait indiquer tous ceux qui contribuent à enrichir
cette exposition : mème à côté des tableaux de
M. le comte de Turpin , de MM. Bertin et Watelet , on
remarque la Cascade de Tandon de M. Dutac , jeune
homme sur lequel il est permis de fonder de grandes
espérances , quand on sait qu'il n'a encore eu d'autre
modele et d'autre maître que la nature , et qu'il a pour
ainsi dire deviné l'art que les autres apprennent .
C'est parmi les portraits que se trouve , selon moi ,
l'ouvrage le plus voisin de la perfection que renferme le
salon de 1817 : on voit que je veux parler du portrait en
pied de S. A. R. le duc d'Orléans : iln'est peut-être permis
ΜΑΙ 1817 , 273
qu'à un amateur qui ne doit compte à personne de sou
opinion , dont le jugement est sans conséquence aux
yeux même de l'envie , de décider qu'aucun peintre
ancien ou moderne , que Vandyck lui-même n'a rien
produit d'aussi beau que ce portrait , où tout ce qui
constitue un chef-d'oeuvre dans ce genre , la ressemblance
, la couleur , la pose et le dessin, se trouve réuni
au mème degré de perfection .
L'AMATEUR .
ANNALES DRAMATIQUES .
www
THEATRE DE L'ODÉON .
Première représentation du Chevalierfrançais, ou Tout
pour l'Amour.
Cette oeuvre posthume de Monvel n'est qu'une oeuvre
bâtarde , où l'on retrouve tous les défauts de ses autres
ouvrages , et presque aucune des qualités qui ont mérité
un brillant succès à un assez grand nombre des
productions dramatiques de ce célèbre comédien .
Le Chevalier français est une espèce de Don Quichottequi
s'en va redressant les torts , protégeant les
belles , punissant les fèlons . Il brûle d'une flamme éternelle
pour une femme qu'il n'a vue qu'un moment à
Naples , dans un tournois , et à laquelle il n'a jamais
parlé . Il a voulu suivre ses traces; c'est en vain, la belle
a disparu . Montlaur , c'est le nom du chevalier français,
voyage pour fuir l'amour. Le hasard le conduit
dans le château d'Albertine , noble dame , en butte
aux persécutions d'un certain Enguerand , qui veut
conquérir le coeur d'Adèle , sa fille , par la force des
armes , si on refuse de lui accorder sa main de bonne
grâce. Adèle avait une soeur ainée qu'Enguerand avait
demandée en mariage avant elle , mais qui a mieux aimé
descendre dans la nuit du tombeau , que d'épouser ce
nouveau Barbe-Bleue . Or , cher lecteur, si vous voulez
18
274 MERCURE DE FRANCE .
maintenant savoir comme quoi le chevalier Montlaur
empêche Albertine de sacrifier sa fille à Enguerand ;
comme quoi cette fille est amoureuse , sans le savoir ,
du jeune chevalier Roger qui n'a que vingt ans et la
barbe blonde ; comme quoi la dame inconnue apparaît
toutes les nuits dans la chambre de Montlaur , et
comme quoi , enfin , elle se trouve être la soeur aînée
d'Adèle et la fille d'Albertine , allez voir le Chevalier
français dont les scènes comiques pourront vous ennuyer
, mais dont , en revanche , la partie pathétique
vous amusera beaucoup .
Je n'ai assisté qu'à la seconde représentation de cette
pièce . Thenard , qui avait joué le rôle de Montlaur ,
s'est fait redemander . Il a voulu parodier les comédiens
français jusqu'après la chute du rideau.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Première représentation de Wallace ou la Barrière du
Mont -Parnasse.
Le second titre de cet a-propos vaudeville indique
l'allégorie sur laquelle il repose. Les auteurs ont placé
à la barrière du Mont-Parnasse un bureau de douanes
littéraires et dramatiques , chargé d'inspecter les livres ,
les romans , les acteurs , les actrices et les pièces nouvelles
, et de ne laisser entrer dans Paris que ce qu'il y
a de bon . Malgré la vigilance de quatre commis , il se
fait beaucoup de contrebande . Un d'entre eux a même
laissé passer un drame allemand. L'inspecteur se fäche
de cette négligence , et prétend qu'un drame allemand
est assez lourd et assez épais pour étre vu. Il ne veut
plus s'en fier désormais qu'à lui-même , et il s'établit
à la barrière. Il ne manque pas d'occupation. La jolie
Fanchette des Deux Jaloux est la première qui se
présente ; elle vient , avec Thibault , supplier l'inspecteur
de laisser passer un ménestrel qui arrive d'Ecosse ,
et dont on a grand besoin au théâtre Feydeau pour attirer
du monde. Cette scène , pleine d'épigrammes contre
l'Opéra-Comique , est étincelante d'esprit et de malice .
ΜΑΙ 1817, 275
Le Faux Bonhomme , armé de l'épée de Charlemagne
et de la flûte du Luthier de Lubeck, se présente ensuite ,
ainsi que la chaste Suzanne , Rosine et sa glace , Macbecth
qui vient à cheval , et Munito qui vient à pied .
L'inspecteur veut en vain refuser des passeports à ces
deux derniers ; il cède en réfléchissant que l'un est
homme à passer par-dessus la barrière , et l'autre pardessous
; enfin , le ménestrel écossais se présente armé
d'une grosse partition dont le charme l'empêche de
tomber. Il demande à entrer , mais sa figure de mélodrame
n'est pas une bonne recommandation. Il fait
exécuter alors sa musique par tous les ménétriers des
environs ; les cerbères qui défendent la barriere s'endorment
, et il la franchit.
Cette dernière partie de l'ouvrage a produit moins
d'effet que la première. On doit l'attribuer à quelques
longueurs qu'il sera facile de faire disparaître à une seconde
représentation. Gonthier parodie Lesage dans le
rôle de Thibault , avec une étonnante perfection. II
l'imite de la tète aux pieds. Il a une toute petite voix et
des jambes énormes .
Soirées musicales de M. Kaufmann , acousticien de
Dresde.
2
M. Kaufmann est inventeur de quatre instrumens qui
valent un orchestre tout entier ; du bellonéon , qui
imite le jeu de vingt trompettes et de deux timballes ;
du cordolaudion , où l'on distingue les sons du piano
de la flûte , de l'orgue et de l'octavino ; d'un automatetrompette
à double son , qui offre la double combinaison
d'un instrument déjà connu ; et enfin de l'harmonicorde
, que l'on ne peut comparer à rien , ni pour
sonmécanisme fort simple , ni pour les effets étonnans
qu'il produit ; c'est là la merveille des soirées musicales
de M. Kaufmann ; c'est une véritable conquête
pour l'harmonie .
Le bellonéon et le cordolaudion sont des instrumens
purement mécaniques , qui jouent seuls à l'aide de cylindres
que l'on peut varier à l'infini. L'harmonicorde
18.
276 MERCURE DE FRANCE .
se touche comme le piano ; il a la forme de ce qu'on
appelle un piano à queue ; seulement cette queue , au
Keu d'être étendue , s'élève en pyramide au-dessus du
clavier. Les sons que l'on en tire participent de ceux
de l'orgue et de l'harmonica ; mais plus doux , mais plus
parfaits encore , quoique produits par la vibration prolongée
de cordes métalliques : c'est le beau idéal
du son.
On exécute toute espèce de musique sur l'harmonicorde;
cependant la musique grave et tendre est celle
qui paraît convenir le mieux à ce délicieux instrument.
Il nous a semblé qu'on en pourrait tirer un grand parti
pour la musique religieuse : rien n'est plus propre à
donner une idée de celle des anges .
M. Kaufmann , qui ne savait pas qu'à Paris on est jugé
souvent d'après l'étendue du théâtre sur lequel on se
montre , s'était contenté d'abord de faire entendre ses
instrumens dans un salon de la rue des Moulins ; il vient
de les transporter dans la galerie de Pompéi , rue
Neuve-des -Petits-Champs , et ce local plus vaste , plus
agréable pour les spectateurs , leur permet d'en juger
mieux l'eflet .
NÉCROLOGIE.
,
Les lettres viennent de perdre tout récemment M. Benoît
Joseph Marsollier des Vivetières . Destiné dès son
enfance à la magistrature , il abandonna bientôt cette
carrière pour l'art dramatique , vers lequel il se sentit
entrainé. Nina fut son coup d'essai ; il était encore trèsjeune
lorsqu'il composa cet ouvrage. Le succès prodigieux
qu'il obtint excita son émulation et d'autres
pièces , non moins agréables , sortirent successivement ,
et à de courts intervalles , de sa plume élégante et facile.
Le nombre de ses productions théâtrales s'élève à
plus de quarante , parmi lesquelles on distingue Nina ,
lesPetits Savoyards , Camille , Adèle et Dorsan , Alexis ,
le Traité nul , la Tour de Neustadt , la Maison isolée ,
Marianne , l'Irato , Adolphe et Clara . M. Marsollier
ΜΑΙ 1817 . 277
réunissait , à une imagination vive , un goût pur et un
esprit orné ; peu d'auteurs ont su manier aussi habilement
les grands effets dramatiques , et, depuis Sedaine ,
personne n'amieux connu l'art d'allier le sérieux au comique
, et de passer du pathétique au plaisant .
Pendant la révolution il ne craignit point d'exprimer
ses nobles sentimens , dans deux pièces qui firent ourir
tout Paris . Il fallait plus que du talent pour faire cange
et la Pauvre Femme; il fallait du courage .
M. Marsollier a travaillé presque exclusivement pour
l'Opéra-Comique ; il a donné cependant deux comédies
au Théâtre-Français : le Vaporeux , et Céphise ; toutes
deux ont été jouées avec succès , surtout Cephise , dont
le style est remarquable par la grâce et l'élégance. Il y
a quelques mois il a lu au mème théâtre une nouvelle
comédie , qui a été reçue à l'unanimité , et dont
la représentation lui promettait un nouveau succès . Ses
amis , et lui-même , étaient loin de prévoir que la mort
lui enleverait cette dernière jouissance ; une inflammation
d'entrailles l'a emporté , presque subitement , à
Page de 67 ans .
M. Marsollier a composé un assez grand nombre de
vers où l'on retrouve la noblesse de sa belle âme et l'enjouement
de son esprit piquant ; il a écrit aussi plusieurs
voyages , et quelques oeuvres badines etlégères . Madame
la comtesse d'Hautpoult , sa nièce et son éleve , s'est
chargée du soin de recueillir ces diverses productions ,
et de les offrir au public. Elles ne peuvent qu'ajouter
encore à la réputation d'un homme également distingué
sons le double rapport du talent et du caractère.
Incapable de connaitre l'envie ,M. Marsollier applaudissait
avec joie aux succès de ses rivaux , et les aidait
même de ses conseils lorsqu'ils lui soumettaient leurs ouvrages.
Sonentretien étaitplein de charmes ; il narrait avec
tant de grâce que l'anecdote la plus simple acquérait de
l'intérêt en passant par sa bouche ; on ne se lassait
point de l'écouter. Il lisait avec la plus rare perfection ,
et la comédie qu'il avait lue ne gagnait plus rien à être
représentée . Affable dans ses manières , il était généreux
et constant en amitié. On peut dire de lui , avec vérité :
il fit beaucoup de du bien à monde , et nefit demal à
278 MERCURE DE FRANCE.
personne. Il est mort à Versailles , mais ses restes seront ,
dit- on , transportés au cimetière du Père Lachaise , près
du tombeau de Daleyrac , qui fut son ami , et qui associa
souvent sa lyre aux accens de cet aimable počte.
jrummu
POLITIQUE.
TABLEAU POLITIQUE DE L'EUROPE .
(ART. IVC . )
ROYAUME DES PAYS-BAS .
(Continuation. )
Ce que j'ai dit , dans un numéro précédent , du caractère
national des Hollandais et des Belges , a dû faire
pressentir à mes lecteurs les obstacles qui s'opposent à
ce que l'amalgame des deux peuples soit facile ou rapide.
Leurs intérêts sont encore opposés , leurs habitudes
ne sont pas d'accord.
Tous deux sont commerçans ; mais les premiers font
un commerce de transit , les seconds en font un de production
, et les mesures qui favorisent les uns , choquent
les calculs immédiats , et surtout les préjugés des autres.
Les spéculations hollandaises sont tournées principalement
vers l'Angleterre , où les plus riches capitalistes
de laHollande avaient , du temps de Bonaparte , transporté
leurs tresors et fixé leur demeure. Les spéculations
belges reposent , en grande partie , sur des manufactures
, qui sont nées , ou se sont singulièrement accrues
et perfectionnées pendant la réunion de la Belgique
avec la France , et les manufacturiers voient à regret
les communications avec l'Angleterre se rouvrir. Ils en
conçoivent peut- etre trop d'alarmes . Le continent a décoavert
que son industrie pouvait lutter contre l'industrie
anglaise , etily a plusieurs circonstances qui rendent
ΜΑΙ 1817 . 279
aujourd'hui la rivalité des fabriques d'Angleterre , de
Manchester , par exemple , moins dangereuse qu'autrefois.
La Hollande a contracté une dette considérable ; la
Belgique se plaint d'en partager le fardeau .
Les députés belges n'ont pas , dans les assemblées représentatives
, l'influence à laquelle ils croient avoir
droit. Leur nombre ne leur paraît pas en proportion
avec la population et l'importance de leurs provinces .
La répartition des places à la nomination du pouvoir
exécutif leur semble encore moins équitable . Il y a peu
de temps que sur huit ministres , les Belges n'en comptaient
qu'un de leur nation (1) ; sur vingt-huit agens diplomatiques
, un ; sur vingt-trois référendaires au conseil
d'Etat , sept ; sur six commis d'Etat , un ; sur dix
conseillers du cabinet , deux ; sur neuf directeurs généraux
, denx ; sur trente-deux lieutenans -généraux , six ;
sur cinquante-trois généraux-majors , dix ; de sorte que
les premières fonctions du royaume étaient partagées
entre trente Belges et cent trente-neuf Hollandais ou
étrangers.
Indépendamment de cette inégalité matérielle , les
Belges qui participent au gouvernement rencontrent
dans leurs collègues de la Hollande , plus de connaissances
du maniement des affaires , plus de pratique des
formes établies de temps immémorial , et cette suite
cette ténacité invincible , qui résulte d'un long exercice
de l'autorité , et qui assure à ceux qui la possèdent
une suprématie que le temps ne peut détruire que graduellement.
Il en résulte que c'est presque toujours avec
désavantage qu'ils luttent contre eux , et que dans une
ou deux questions de constitution et de droit public ,
où ils avaient manifestement raison , ils n'ont pu former
qu'une minorité honorable .
Je n'insisterai pas sur la différence de religion. Elle
est bien moins importante en Belgique aujourd'hui
qu'on ne le pense. J'ai expliqué ailleurs , comment et
pourquoi le clergé y avait perdu beaucoup de son empire
; ce n'est pas que les classes inférieures soient fort
éclairées : elles ont conservé des superstitions dont nous.
(1) Ils encomptent deux aujourd'hui,
:
280 MERCURE DE FRANCE .
voyons quelquefois , dans les feuilles belges , des exemples
déplorables ; mais ces superstitions ne se lient point à
l'existence politique du clergé. La populace belge croit
aux sorciers et les maltraite quand elle le peut ; mais
elle est fatiguée de voir les prètres en guerre avec l'autorité
temporelle , et son intérêt à cet égard s'est usé .
Une autre différence établit entre les deux peuples
une barrière plus insurmontable . Privés d'un idiome national
, les Belges avaient depuis long-temps adopté le
français , qu'ils parlent presque tous avec facilité , et
que plusieurs d'entre eux écrivent avec élégance. L'obligation
d'apprendre une autre langue , qui leur devient
inutile hors des discussions des assemblées et des plaidoiries
des tribunaux (encore , dans la plupart de ceuxci
, a-t-il fallu conserver ou admettre de nouveau la
langue française) , leur semble insupportable et même
bumiliante. Leurs officiers , commandés dans un langage
qu'ils affectent de ne pas entendre ,y trouvent des sujets
de raillerie. La lecture d'un ordre du jour hollandais
, à un régiment belge , a excité de vives réclamations
, et occasioné une correspondance amère dans les
journaux . Les Belges croient démêler , dans l'intention
que leur gouvernement manifeste à cet égard , une
arrière-pensée qu'ils s'exagèrent , et qui les alarme .
Tout gouvernement , disent-ils , qui tend par des voies
directes ou indirectes , à priver un peuple deson idiome ,
veut l'asservir et le plonger dans la nullité. Ils citent en
preuve le discours de Jean de Vargas à Philippe II ,
pour engager ce prince à imposer l'espagnol aux
Maures . Ils comparent l'interdiction du français aux
Belges , à la privation des droits politiques , infligée aux
Irlandais par l'Angleterre , et ils annoncent que ces deux
espèces de persécutions auront des résultats pareils (1) .
Enfin , bien que divisés en plusieurs provinces , les
Belges avaient une capitale , non par le droit , mais
par le fait. Soumis à une monarchie éloignée , ils possédaient
pourtantune cour , et Bruxelles était un centre
de société , deluxe et d'une activitépolitique secondaire .
( 1) Voyez une brochure publiée à Bruxelles , sous ce titre:Esquisse
historique sur les langues , considérées dans leurs rapports avec la
civilisation et la liberté des peuples .
ΜΑΙ 1817 . 281
Pendant leur réunion à la France , la gloire immense
du nom français les consolait de n'ètre plus qu'une portion
de l'empire , et leur amour patriotique pour
Bruxelles cedait à leur admiration pour Paris . La Haye
n'a pas les mêmes droits à leurs yeux. Le roi des Pays-
Bas , à la vérité , a voulu placer sur un pied d'égalité ses
deux capitales ; mais ce qui n'est pas naturel n'existe
jamais qu'en apparence ; La Haye sera long-temps encore
le siége réel du gouvernement , quelles que soient
les transplantations momentanées que les ménagemens
exigent , et les Belges voient avec peine la ville qui est
l'objet de leur orgueil national , repoussée au second
rang , dans leur pays même .
La noblesse , surtout , se montre sensible à ce changement.
L'on a dit que les négocians n'avaient point de
patrie parce qu'ils retrouvaient partout les avantages de
la richesse et la carrière de l'industrie. La noblesse est
cosmopolite parses priviléges , comme les négocians par
leurs capitaux. Le système libéral du gouvernement
console mal les grandes familles de la Belgique. La simplicité
de la cour hollandaise contraste avec la pompe
antique des gouverneurs autrichiens , et avec le faste ,
éclatant de nouveauté , des apparitions impériales ; et
tandis que d'autres pays sont délaissés par la classe qui
cherche à vivre , les Pays-Bas sont abandonnés par
une portion de la classe qui cherche à briller .
Toutes ces causes , grandes et petites , et d'autres
encore que je passe sous silence (car , daus un journal ,
qui pourrait tout dire ? ) , mettent obstacle jusqu'à ce
jour à ce que laBelgique s'identifie au nouveau royaume.
Cependant la liberté fait des prodiges . Les peuples les
plus enclins à se plaindre s'attachent aux gouvernemens
qui écoutent leurs plaintes , et qui , sincères dans leurs
efforts , travaillent à contenter l'opinion , quand ses réclamations
sont fondées. Ce qui est arrivé en Belgique ,
mème relativement à la liberté de la presse , le démontre
: transportée dans ce pays par l'autorité , elle
effarouchait des hommes qui n'en avaient jamais joui ;
mais elle leur est devenue chère , dès qu'ils ont pu , par
la jouissance , en apprécier tous les avantages. Tout dépend
donc (abstraction faite des événemens européens
qui pourraient influer sur le sort de ce royaume , comme
262 MERCURE DE FRANCE.
de tant d'autres) : tout dépend , dis-je , en Belgique ainsi
qu'ailleurs , de la marche du gouvernement ; il s'affermira
par la libert , il ne s'affermira que par elle .
Or , on doit reconnaître que , jusqu'à présent , il a
professé d'excellens principes , bien qu'il eût débuté
par trois opérations assez peu régulières , l'une consistant
à déclarer acceptée une constitution qui n'avait
réellement pour elle que le suffrage de la minorité ;
l'autre confiant au roi la nomination des représentans du
peuple ; et la troisième abolissant les jurés ; mais il avait
proclamé la liberté de la presse ; il avait consacré le
droit d'asile ; il avait respecté les formes de la justice ;
et l'étranger , comme le citoyen , éprouvait , en mettant
le pied sur ce territoire , un sentiment de sécurité que
l'on ne conçoit plus guère en Europe que par ouï-dire
ou par tradition.
Aujoud'hui, si l'on peut en juger par des rapports
nécessairement incomplets , peut- être inexacts , quelques
nuages obscurcissent cet horizon si paisible il
y a peu de temps . D'un côté les journaux nous parlent
d'un nombre infini de procès intentés à des écrivains
et dont plusieurs sont soumis à une cour extraordinaire ;
de l'autre les sermens exigés des fonctionnaires publics ,
donnent à la résistance un air d'héroïsme , et aux poursuites
de la justice une apparence de persécution.
,
Il m'est difficile , je l'avoue , de concevoir l'intérêt
que les gouvernemens mettent aujourd'hui à ce que les
magistrats civils ou judiciaires prêtent des sermens de
fidélité , après l'expérience des vingt-cinq années qui
viennent de s'écouler. L'acceptation d'une place , sous
quelque gouvernement que ce soit , tient lieu du serment
le plus solennel pour tout homme qui n'a pas sacrifié
tout principe d'honneur à ses calculs ou à ses opinions
de parti ; une telle acceptation lui impose le devoir
de ne pas nuire à la conservation de l'ordre établi .
Le citoyen que cet ordre blesse comme oppressif ou
illégitime , trouve un refuge sûr et honorable dans une
condition privée , et celui qui croirait pouvoir tourner
contre une autorité quelconque des moyens puisés
dans une fonction qu'il en aurait reçue , parce qu'il
n'aurait pas corroboré son engagement par un serment
ΜΑΙ 1817 . 283
explicite , me semblerait avoir une double conscience
à la fois bien large et bien ombrageuse.
Aussi voit-on que ceux qui ne se croient pas liés par
l'obligation qui résulte de l'acceptation d'une place , ne
sont pas retenus par leurs sermens. Quand on médite la
trahison , l'on ne recule pas devant le parjure .
En exigeant des sermens pareils , les gouvernemens
se mettent en lutte tantôt avec les intentions malveillantes
, tantôt avec les consciences timorées . On ne parvient
jamais à rédiger ces sermens de manière à satisfaire
tous les scrupules . Celui que prescrit le gouvernement
des Pays-Bas a fourni , par une seule expression ,
des prétextes plausibles de résistance. En demandant aux
magistrats de promettre qu'ils rempliraient les devoirs
qui leur seront imposés , il les a autorisés à dire qu'ils
ne pouvaient s'engager envers des devoirs à venir , dont
ils ne connaissaient pas la nature. Beaucoup de juges et
d'employés civils ont manifesté leur répugnance , et il
en est résulté de l'embarras dans la marche des affaires ,
de l'incertitude dans l'opinion , et du mécontentement
dans le peuple.
Les sermens ecclésiastiques n'ont pas eu moins d'inconvéniens
.
D'apres les véritables principes de la tolérance , un
prêtre n'est que l'organe des prières de ceux qui lui accordent
leur confiance , et qui s'adressent par son entremise
à la divinité. Il n'a point de caractère politique ,
et l'Etat ne le connaît point comme prêtre. Il n'est ,
aux yeux de l'autorité , qu'un individu , et elle n'a pas
le droit d'exiger de lui des engagemens différens de
ceux qu'elle exige du plus simple citoyen. Le gouvernement
des Pays-Bas , en voulant exercer sur les prètres
des diverses communions une surveillance autre que la
surveillance générale qu'il exerce sur tous les habitans
de son territoire , s'est exposé à d'interminables discussions
, qui jamais ne se décideront à son avantage ,
parce que le pouvoir temporel s'égare dès qu'il s'occupe
de cas de conscience et de subtilités théologiques . J'observerai
cependant qu'il serait injuste de représenter
comme une persécution , des demandes dont le principe
peut être erroné , mais qui sont faites avec bonne foi et
avec douceur. Aucun gouvernement n'a jamais montré
284 MERCURE DE FRANCE .
moins de disposition à persécuter , que celui des Pays-
Bas. Il ne faut pas se laisser tromper par les aspirans au
martyre , d'autant plus courageux qu'il n'y a aucun
danger , et qui , bien sûrs que les mesures qu'ils provoquent
ne leur seront pas même incommodes , bravent
les menaces qu'on ne leur fait point , et s'enfuient quand
on ne les poursuit pas .
Si le gouvernements'est jeté dans plusieurs difficultés ,
en exigeant des sermens qui ne lui étaient pas nécessaires
, il en a rencontré de beaucoup plus sérieuses en
core , par quelques mesures qu'il a prises relativement
à la liberté de la presse .
Je ne parle pas des procès en calomnie ; ces procès .
intentés à tort ou à raison , sont une conséquence inévitable
et prévue de la libre publication des écrits. Tout
individu qui se croit calomnié , a droit , à ses risques et
périls , de réclamer une réparation , saufà supporter les
frais de sa demande , si elle est mal fondée.
Je parle des poursuites intentées par le ministère public
, contre des pamphlets ou des journaux , comme
contraires à la constitution , aux lois , et au respect dû
au souverain.
Il faut certainement que la sédition puisse être punie.
Il est donc indispensable que les tribunaux aient une
action régulière sur les écrivains , et c'est un commencement
de liberté de la presse que la garantie que les
auteurs ne seront soumis à aucune autre juridiction que
celle des tribunaux , mais ce n'est qu'un commencement .
et
Je ne prononce point sur les procédures qui me suggèrent
ces observations , parce que je n'en connais point
les détails . Ce qui semble un fait prouvé , c'est que ,
dans une occasion fameuse , un abbé de Foere , qui défendait
, dit- on , des principes très-ultramontains , a été
traduit devant une cour spéciale extraordinaire
qu'on a interprèté ses phrases , qu'on en a tiré des conséquences
qui n'en découlaient pas directement , et
qu'on a fait de la sorte , d'un écrit qui n'était que légèrement
répréhensible , un délit constructif d'une nature
grave , manière d'agir destructive de toute liberté de la
presse.
,
Cependant , ce qui me rassure , c'est que tous les
journaux de la Belgique ont pris parti pour l'abbé de
ΜΑΙ 1817 . 285
Foere , bien qu'ils n'approuvassent , pour la plupart ,
ni ses opinions ni sa doctrine. Ceux mêmes qui combattaient
ce qu'ils appelaient son fanatisme , ont défendu
l'homme qu'ils considéraient comme fanatique. « Les
« principes de la tolérance religieuse , disait l'un de ces
« journaux , les droits du gouvernement sur le culte ex-
<<térieur , et sur les ordonnances , bulles et brefs éma-
« nés de la cour de Rome ; la légitimité du serment de
fidélité et de soumission à la constitution , étaient soli-
<< dement établis , et généralement reconnus . Qu'arrive-
« t- il ? l'autorité s'arme tout-à-coup pour les soutenir ,
« et elle les renverse , et elle fait aux écrivains un de-
« voir de s'abstenir de tout effort pour les relever. La
<< doctrine de M. de Foere , grâce à la persécution ;
« est revêtue d'une importance et d'un éclat qui excitent
« l'intérêt et le zèle de ceux mêmes qui n'en voyaient au-
<<paravant que le côté ridicule. »
Ce libre examen , ces réclamations unanimes et tolérées
, prouvent deux choses essentiellement satisfaisantes
; l'une , c'est que les écrivains de la Belgique ont
fait assez de progrès en liberté , pour sentir que la cause
d'un seul individu est celle du corps social et de chacun
de ses membres. On ne les voit point , pour satisfaire
leurs haines personnelles ou leur intérêt privé , applaudir
à ce qui peut frapper les partisans des opinions opposées.
On ne les voit point ,
Pareils à des forcats l'un sur l'autre acharnés ,
Combattre avec les fers dont ils sont enchaînés .
La seconde vérité , c'est que lorsqu'un gouvernement
permet qu'on se plaigne , en supposant qu'il se trompe ,
il n'y a qu'erreur , et il y a ressource ; s'il étouffait la
plainte , il y aurait autre chose , et ce serait sans
remède.
Je terminerai cette esquisse très-imparfaite de lasituation
intérieure du royaume des Pays-Bas , en répétant
que je crois qu'on ne peut rien affirmer sur son avenir.
Ce royaume , dont une partie est liée à l'Angleterre par
ses habitudes , dont l'autre tient à la France par ses souvenirs
, et dont l'ensemble est uni à la Russie par des
alliances , partagera la destinée européenne , et , dans
tous les temps , les destinées sont incalculables .
B. DE CONSTANT.
286 MERCURE DE FRANCE .
1
nm
ANNONCES ET NOTICES .
www
On doit mettre incessamment en vente , chez Pillet ,
imprimeur-libraire . rue Christine , le 10. volume de
la collection des Moeurs françaises , publiée sous les
noms de l'Ermite de la Chaussée d'An'in , du Franc
Parleur , de l'Ermite de la Guyane. L'éditeur, toujours
empressé de rendre cette collection plus digne du succès
qu'elle a obtenu dans toute l'Europe a cru devoir
ajouter aux deux nouvelles gravures , dout ce volume
est orné comme les précédens , des culs de lampe analogues
à chacun des sujets dont le volume se compose .
,
Le libraire l'Huillier se propose de publier , dans
quelques jours , un ouvrage de miss Owenson (lady
Morgan ) , qui , lors de sa publication , a obtenu un
brillant succès en Angleterre. Ii estintitulé : Fragmens
patriotiques sur l'Irlande , écrits dans le Cannaught.
miss Owenson , s'éloignant du genre romanesque
qu'elle cultive depuis long-temps , fait une excursion
dans le domaine de la politique . Quoique attachée à
la religion réformée , elle se livre à des réflexions sur
le sort des catholiques de l'Irlande , qui sont dictées
par cet esprit de tolérance , sans lequel la religion
n'est que fanatisme , et qui ne font pas moins honneur
aux sentimens de l'auteur , qu'à son esprit et à son
imagination.
Victoires , Conquétes , Désastres , Revers et Guerres civiles
des Français , de 1792 à 1815 , avec une carte générale
, comprenant toutes les guerres et marches des
Francais ;- cent trente plans , format in-8° , des grandes
batailles , siéges remarquables , villes conquises , etc .; -
un dictionnaire biographique de tous les militaires français
qui se sont distingués ; -un dictionnaire géographique
des noms de lieux ; et la liste de tous les sous
ΜΑΙ 1817 . 287
cripteurs -Par une société de militaires et de gens
delettres .
Letome premier de cet ouvrage réellement national vient d'être mis en
vente, et est propre à donner la plus haute idée de cette belle entreprise .
Il renferme le détail des événemens militaires de 1792 à 1793 , et est
orné de quatorze plans . Nous en rendrons incessamment un compte plus
étendu. En attendant , nous recommandons à l'attention des lecteurs
Pintroduction de l'ouvrage , où l'on reconnaît la plume d'un de nos écrivains
politiques les plus distingués .
Ls second volume , qui renfermera les événemens de l'année 1793, ра-
raltra le 25 mai prochain. Les personnes qui auraient négligé d envoyer
les notes et les documens relatifs à cette année , ne peuvent plus espérer de
les voir insérer.
Leprixde chaque volume est de 6 fr . 5oc , et 8 fr . franc de port. En
prenant un volume , on paie le suivant d'avance . Dès qu'un volume est
annoncé , les souscripteurs sont priés de le faire prendre chez M. Panckoucke
, éditeur , rue et hôtel Serpente , n. 16.
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vol . in-8 . Prix : 10 fr. Chez Petit , libraire de LL. AA .
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L'Illusion , poëme ; précédé du Règne de la Terreur,
du Voyage du Roi à Varennes , d'Hercule au Mont
Eta; suivi de la Construction des Hopitaux , de la
Mort de Brunswick , de Charlemagne et d'autres poesies
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Lafitte , le Guide et Couché. Prix : 3 fr. pour Paris ,
et 3 fr. 50 c. franc de port; le même , pap. vél . , fig .
premières épreuves , 5 fr. pour Paris , et5 fr. 50 c. frane
de port . Chez Guillaume et compagnie , libraires , rue
Hautefeuille , n. 14.
Le talent de M. Théveneau est connu depuis long-temps ; la plupart
des poésies qui sont réunies dans le volume que nous aunonçons , ont
paru séparément ; elles ne peuvent que se prèter un mutuel appui , et
confirmer la réputation qu'elles ont déjà acquise à leur auteur.
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sur les causes de la myopie ou vue basse ) ; par
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et 3 fr. par la poste. A Faris , chez Méquignon- Marvis ,
libraire , rue de l'Ecole de Médecine , n . 9 ; et chez
P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n. 18 .
Cepetit ouvragedéjà avantageusement connu, mérite d'être accueilli.
favorablement par les gens de lettres et toutes les personnes dont la vue
est faible et délicate. Le style est clair , précis , dégagé , autant que pos288
MERCURE DE FRANCE.
sible, de tout terme de l'art, ce dont on doit savoir gré à l'auteur qui rend,
par là, les salntaires précautions qu'il indique d'une utilité plus générale.
De la Calomnie , brochure. Prix : 1 fr . , et 1 fr . 25 с .
par la poste . Chez Mongie aîné , libraire , boulevard
Poissonnière , n. 18.
Prouver par de très-anciennes lois que, de tout temps , la calomnie fut
regardée comme un des crimes les plus atroces et les plus dangereux
pour la société ; gémir sur l'esprit de parti qui trop souvent la fait naître ;
et précher la concordeet l'union , tel est le louable but de l'ouvrage que
nous annoncons . Il est écrit avec une extrême modération, et porte le
cachet d'une âme honnête , fortement pénétrée de vertueux principes.
Nous conseillons la lecture de cette brochure si sagement pensée, et nous
regrettons de ne pas connaître le nom d'un auteur qui s'est assuré des
droits à l'estime publique.
Confessions de Clémentine écrites par elle-même ,
suivies d'Osmin et d'Azema , nouvelle espagnole. Deux
vol. in-12. Prix : 4 fr. Chez Guillaume et compagnie ,
libraires , rue Hautefeuille , n. 14 , et chez P. Mongie
aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
C'était assurément le cas de se rappeler que les confessions doivent
être secrettes , et lorsqu'on a tant d'aveux honteux à faire , pourquoi ne
pas sedispenser de les confier au public ? Cet ouvrage , fort platement
écrit , est aussi indécent qu'ennuyeux.
Les Orphelins , drame en trois actes et en vers ; par
M. A. B. Prix : 2 fr. Chez Chaigneau jeune , imprimeurlibraire
, rue Saint-André-des-Arcs , n. 42 ; chez Pillet ,
imprimeur-libraire , rue Christine , n. 5 ; chez P. Mongie
aîné , boulevard Poissonnière , n. 18 ; et chez tous
les marchands de nouveautés .
L'auteur avoue si franchement , dans sa préface , qu'il ne se dissimule
point les défauts de son drame , que nous n'avons pas le courage de les
relever ; mais en louant la modestie de ce jeune débutant , nous lui conseillons
d'attendre désormais , pour se faire imprimer , qu'un talent plus
prononcé lui rende l'indulgence moins nécessaire.
TABLE.
Poésie. 241 Annales dramatiques . 273
Enigme , Charade et Logogr. 242 Politique. 2-S
Nouvelles littéraires . 245 Noticeset annonces . 286
Beaux-arts. 266 Nécrologie. 276
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUÇKE .
MERCURE
mm
:
DE FRANCE .
SAMEDI 17 MAI 1817 .
LITTÉRATURE .
POÉSIE.
Le Salon de 1817 .
France ! énorgueillis -toi ! des arts et du génie
Tu seras désormais l'immortelle patrie .
Vainement la victoire , en ses jaloux efforts ,
Croyait t'avoir ravi tes plus riches trésors .
Rien n'épuise ton sein en chefs-d'oeuvre fertile ;
Pour un qu'il vient de perdre il en enfante mille.
D'une nouvelle ardeur , ton génie animé
Se venge , et reprenant son vol accoutumé ,
Réalise à nos yeux , dans ses brillans prestiges ,
D'Apelle et de Zeuxis les antiques prodiges .
Mais , parmi ces tableaux offerts de toutes parts ,
Quel tableau le premier fixera nos regards ?
Tous ont un droit égal à nos justes suffrages ,
Et nommer les auteurs , c'est louer les ouvrages.
ΤΟΜΕ 2 19
290
MERCURE DE FRANCE .
Dirai-je avec quel art un sublime pinceau ,
Sans cesse impatient d'un triomphe nouveau ,
Offre à l'oeil étonné la plus savante image
Des transports de l'amour , des transports de la rage ,
Et dans l'heureux essor de sa conception ,
Nous pénètre d'horreur et d'admiration ?
Incestueuse épouse et sacrilége amante ,
Clytemnestre , au milieu d'une clarté sanglante ,
Marche , prête à plonger, d'un bras désespéré ,
Au sein du roi des rois un fer dénaturé :
Égiste qui l'entraîne à ce dessein farouche ,
Semble pousser son bras vers la fatale couche ;
Il triomphe , et son front révélant ses forfaits ,
Du glaive parricide accuse les délais .
A cette grande scène , à ces effets terribles ,
Ont succédé bientôt des effets plus paisibles .
Belle de sa langueur , Didon , loin de sa cour ,
Tranquille , s'abandonne aux charmes de l'amour :
Elle prète au Troyen une oreille attentive ;
Ses vertus , ses malheurs , sa voix , tout la captive :
Oui , Guérin ! dans ses yeux tu fis passer son coeur ,
Et ton plus fier rival , t'avouant son vainqueur ,
A ce pur coloris , à cette touche habile ,
De la peinture en toi reconnaît le Virgile.
Entre ces deux chefs - d'oeuvre , et digne de tous deux ,
S'en élève un plus jeune et plus audacieux :
Sa vigueur , son éclat , sa structure savante ,
Annonce l'heureux jet d'une verve naissante :
Saint- Etienne , entouré d'un peuple furieux ,
Prèche en vain l'Evangile et la crainte des cieux ;
Il voit s'amonceler les flots de la tempète ;
Mais provoquant la mort qui menace sa tête ,
Il s'élance déjà vers la divinité ,
Et s'empare en espoir de l'immortalité.
1
ΜΑΙ 1817. 29г
Sur ce mont nébuleux quel guerrier solitaire
Dérobe sa douleur à la nature entière ?
Du malheureux Oscar c'est le fidèle ami :
Au milieu des tombeaux , près d'un fils endormi ,
Il rève la vengeance , espoir de sa vieillesse
Et nous peint d'Ossian la sublime tristesse .
,
, Là paraît ce héros qui s'armant pour la foi
Combattit en chrétien , en chevalier , en roi ,
Et trahi par le sort , mais non par son courage ,
Loin du sol paternel , sur un brûlant rivage ,
Conserva , triomphant dans son adversité ,
Du trône et du malheur la double majesté.
Il expire et se montre , à son heure suprême ,
Digne encor des Français , digne encor de lui-même .
Plongés dans la douleur , près de son lit de mort,
Infidèle et chrétien , tous déplorent son sort.
On s'agite , on frémit , et la patrie entière
Semble dans le tombeau descendre avec son père .
Mais , lassés d'admirer ces sujets sérieux ,
Reposons à la fois notre esprit et nos yeux ;
Contemplons dans ces murs , voués à la prière ,
Prosternée humblement la tendre La Vallière :
Délaissant , pour Dieu seul , et le monde et la cour ,
Elle abjure à ses pieds les erreurs de l'amour.
Plus loin s'offre un tableau plein de grâce et de vie :
Aimable illusion ! étonnante magie !
Vous croyez assister au repas du matin .
Dans un large fauteuil voyez ce citadin
Savourer de Moka la fève délectable .
Son négligé , son coude appuyé sur la table ,
Et la jeune servante et ses soins diligens ,
Le chien fixant sur lui ses yeux intelligens :
Rien ne fut oublié , tant l'adroite peinture
Jusque dans ses détails imite la nature ! 19.
292
MERCURE DE FRANCE.
Sans arrêter nos yeux sur tant d'autres tableaux ,
Admirons ce portrait , orgueil de nos pinceaux :
C'est l'image du Roi que tout Français adore :
On y vole , on la quitte , on y revient encore :
Oui , Robert ! ton génie offre à nos yeux ravis ,
Les traits de la vertu sous les traits de Louis .
Honneur aux fils des arts dont le puissant génie
De prodiges nouveaux enrichit la patrie !
C'est peu : d'un seul regard ils ont tout animé ;
Du même enthousiasme à son tour enflammé ,
L'élève, en s'efforçant d'égaler son modèle ,
Promet à notre école une gloire immortelle ,
Et l'oeil observateur , qui devance les temps ,
Voit nos succès futurs dans nos succès présens .
A. BIGNAN fils .
ÉNIGME.
Quand je suis féminin , je suis certain poisson
Vivant , nageant dans certaine rivière ;
Quand je suis masculin , je deviens la rivière
Où vit et nage ce poisson.
(Par M. C... , avocat.)
mmmmmtu
CHARADE.
Dans le monde, au salon , lecteur , sois mon premier ;
Le vendredi mange de mon dernier :
Pour ce saint jour c'est un mets régulier.
Si tu veux figurer dans le calendrier ,
Etre un grand saint , imite mon entier.
(ParM. ***.)
MAI 1817 295
LOGOGRIPHE .
Avecmes quatre pieds je ne connais personne
Qui veuille se charger de moi ;
Chacun sans balancer me donne
Et me rejette loin de soi.
Mais si vous me coupez et la queue et la tête ,
Qui chez moi ne diffèrent pas ,
Chacun me fait alors l'accueil le plus honnête;
On me prise , et l'on plaint celui qui ne m'a pas.
(Parun anonyme.).
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Lemot de l'énigme est corps; celui de la charade ,
Voltaire; et celui du logogriphe livre , où l'on trouve
ivre.
294 MERCURE DE FRANCE .
mnu
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
VICTOIRES , CONQUÊTES ,Désastres , Reverset Guerres
civiles des Français , etc. , de 1792 à 1815 ; par
une société de militaires et de gens de lettres (1 ) .
Suum cuique decus posteritas rependit, dit Crémutius
Cordus , répondant devant Tibère en présence du sénat
assemblé , à l'accusation intentée par deux satellites de
Séjan , nec deerunt , si damnatio ingruit , qui non
modò Cassii et Bruti , sed etiam mei meminerint (2).
La justification de la noble entreprise dont nous allons
rendre compte , est toute entière dans ces paroles du
sénateur romain : aussi l'adage historique qu'elles renferment
sert-il d'épigraphe au cadre dans lequel une
société de militaires et de gens de lettres se sont proposés
de réunir les actions guerrières qui ont illustré
lanation française pendant la plus étonnanté période
de son histoire , époque à jamais mémorable, et consacrée
pour la postérité sous la dénomination spéciale
de la révolution .
Toutefois le but proposé ne pouvait pas être entièrement
atteint , si les auteurs eussent renoncé à placer , à
côté des exploits les plus remarquables , des actes les
plus sublimes de courage et de dévouement , les désas-
(1) Premier volume , orné de quatorze plans. Prix : 6 fr. 50 c. ,
et 8 fr. franc de port. A Paris , chez C. L. F. Panckoucke , éditeur
, rue et hôtel Serpente , n. 16. ( Voir , pour les conditions
de la souscription, le dernier numéro du Mercure , pag. 286.)
(2) Tacit. , Annal. , lib. iv, 35.
ΜΑΙ 1817. 295
tres , les revers et les fautes qui deviennent , dans l'ordre
immuable de la nature , le contrepoids des triomphes
éclatans , le correctifd'une gloire mondaine , l'opposition
nécessaire dans le grand tableau des actions humaines .
Quel spectacle que celui d'une nation luttant avec
enthousiasme contre des peuples unis d'intérêt contre
elle , bien qu'alors même qu'elle fait les efforts les plus
héroïques , elle soit tourmentée par l'anarchie, et déchirée
par les dissensions civiles ! Au fort des calamités
publiques , on voit s'élever tout-à-coup une génération
guerrière qui oppose un rempart d'airain aux attaques
combinées des ennemis extérieurs , et les empêche de
profiter de l'occasion la plus favorable qu'ils puissent
rencontrer pour partager ses dépouilles , et la réduire
en esclavage. A l'amour de la patrie , premier mobile
du véritable courage , succèdent bientôt les illusions
de la gloire. L'impulsion est donnée ; le sentiment prolongé
de la vengeace ne peut plus s'arrêter aux frontières
affranchies , et les peuples agresseurs éprouveront
à leur tour tous les malheurs d'une invasion . La même
cause doit amener les mêmes effets , et cependant cesera
peut-être encore un nouveau sujet de gloire. La
lutte va rester toujours inégale : les nations de l'Europe ,
quoique fortes individuellement du sentiment de leur
indépendance , auront besoin de se liguer encore une
fois, de se réunir en masse pour combattre et désarmer
le peuple qui combattit seul contre tous au temps des
dangers que courait son indépendance.
Tel est l'ensemble des faits que doit renfermer l'ouvrage
dont M. Panckoucke publie aujourd'huile premier
volume. Première pierre du monument national que
des amis de la patrie élèvent en l'honneur des guerriers
qui l'ont défendue , ce volume se recommande déjà par
le haut intérêt qu'inspire naturellement le sujet qui
296 MERCURE DE FRANCE .
s'y trouve traité. Une introduction éloquente déroule
d'abord à nos yeux l'esquisse de cette longue guerre
européenne commencée et terminée en France. On y
voit comment s'est formé l'enthousiasme qui a enfanté
les grandes choses dont l'ouvrage entier retracera les
détails. « C'était à qui serait le plus promptement
« équipé pour marcher à l'ennemi ; on demandait ,
«oncherchait à faire l'essai de ses forces dans un
« premier combat , et l'on attendait la victoire des
« premières inspirations du courage. C'était l'empres-
<< sement des Romains au temps de leur pauvreté
« et de leur vertu ; mais Rome avait encore besoin
<< d'un dictateur pour appeler ses enfans à la guerre ;
« le péril de la patrie suffisait pour réunir les Français.
« Au dévouement absolu que Sparte commandait à ses
<< citoyens , s'unissait un mélange d'intérêt militaire ,
<< d'amour de la gloire , d'émotions vives et tendres ,
« de gaîté nationale et d'enthousiasme, qui donnaient
« une physionomie particulière à cette première époque
« de la liberté.
Parcourant ensuite avec rapidité la vaste carrière de
nos exploits et de nos revers , fixant l'attention sur les
époques les plus remarquables , sur les guerriers les
plus dévoués et les plus intrépides , sur les chefs les plus
recommandables , l'énergique auteur de cediscours préliminaire
le termine par une péroraison dont nous allons
citer quelques fragmens , parce qu'ils feront connaître
les honorables sentimens qui paraissent diriger les membres
de cette association de citoyens dans la rédaction
desAnnales militaires dontM. Panckoucke est l'éditeur.
« L'Amérique , l'Asie , l'Afrique et l'Europe ont
« été pour nous des champs de bataille......; des races.
• d'hommes ont disparu toutes entières , en quelques
ΜΑΙ 1817 . 297
<< années , de la surface de la terre........ Pourquoi nos
« premiers débats n'ont-ils pas été apaisés par l'inter-
« vention d'une haute sagesse unie à une grande auto-
<< rité ? Que nous serions heureux maintenant si les
<<<différens partis , ayant abjuré toute haine , et fait à
« la patrie un généreux sacrifice de l'excès de leurs
<<prétentions respectives, nous avaient permis d'adopter,
<<dès le commencement de nos divisions , le pacte social
« que nous possédons aujourd'hui, ce pacte où les
« droits du trône et du peuple sont consacrés , où
*l'heureux équilibre des pouvoirs nous préserve des
dangers d'une seule chambre , tandis que l'autorité
« d'un monarque inviolable devient la première ga-
<<rantie de la liberté publique ! O France ........ ! tu as
« fait assez pour ta gloire , aime à présent la paix qui
« seule peut assurer ton indépendance et réparer tes
<< malheurs ; élève à côté de tes nombreux trophées les
« merveilles du génie , du commerce et des arts. L'Eu-
<<rope a admire tes exploits , donne-lui maintenant de
<<plus doux exemples . Le premier rôle t'est réservé
« encore si tu veux y prétendre. Tu es l'aînée de
«presque tous les autres peuples en civilisation ; tu
« peux tenir le sceptre des sciences et des lettres; con-
* serve ces innocens avantages , et défends , par de
« nouveaux progrès , cette suprématie sans danger ;
<<mais il est sur-tout une grande et utile leçon que tu
« peux donner aux autres nations; qu'elles apprennent
« de toi à éviter les déchiremens des révolutions , à
« réclamer leurs droits avec les armes de la raison , et
« non pas avec celles de la force ; applique-toi à user
« sagement du présent que ton prince t'a fait ; que
« la constitution , fruit de sa sagesse , soit pour toi
« l'arche sainte ....... ! montre aux rois que leur autorité
« est plus grande, plus assurée sous une constitution ,
298 MERCURE DE FRANCE.
« que dans un régime où leur pouvoir suprême n'a
<<point de limites ; enseigne aux peuples à aimer le
<<règne des monarques soumis aux lois , et à connaître
« la véritable liberté qui n'est ni dans la licence , ni
« dans les troubles civils...... En faisant des citoyens ,
« tu feras des guerriers , et tu trouveras toujours dans
« ton sein une race de héros semblables à ceux qui ont
< conquis l'admiration de la terre , et qui , jusqu'à leur
<<dernier soupir , seront prêts à verser leur sang pour
« ta cause . ».
C'est ainsi que les auteurs de ces intéressantes Annales
de la gloire française préparent la lecture de leur récit.
Unexposé succinct des premiers événemens politiques
qui amenèrent les souverains de l'Europe à prendre les
armes contre la France , précède la narration militaire.
La guerre commence enfin sous de funestes auspices.
Les troubles de l'intérieur n'avaient point encore fixé
les idées de la nation sur sa véritable situation à l'égard
des puissances étrangères. Les officiers de l'armée avaient
émigré en grande partie. Un esprit d'insubordination
et de révolte , suite inévitable d'une révolution inattendue
, s'était introduit dans l'armée qui ne montait
pas , en 1791 , à plus de cent mille hommes. Des bataillons
de volontaires , exercés dans les garnisons , ne
paraissaient point encore en état de se mesurer avec de
vieilles bandes . Le premier engagement sur la frontière
est une déroute préparée par la licence , organisée
par la lâcheté. Les anciens soldats ayant perdu , soit
par conviction , soit par suggestion , toute confiance
dans leurs chefs , se portent àtous les excès qui excluent
le courage. Le général Théobald Dillon est mis en
pièces par de lâches furieux qui cherchent à couvrir
leur infâme conduite par un crime plus grand encore.
Bientôt l'arrivée des soldats citoyens dans les range
MAI 1817 . 299
de l'armée , permet à quelques généraux auxquels on
ne saurait refuser au moins beaucoup d'estime , de faire
entendre le langage de la raison , de rétablir quelque
discipline. Si leurs généreux efforts ne furent pas
d'abord couronnés par les brillans succès qui suivront
les premiers désastres , il faut en accuser la marche lente
des choses , et surtout ce ferment intérieur qui tendait
incessamment à désorganiser les plans les plus sages et
les mieux combinés qu'on aurait pu prendre. Le général
La Fayette , l'élève et le digne ami du héros de
l'indépendance américaine, était sans doute appelé à
jouer un rôle brillant dans nos premières campagnes ,
puisque dans ces temps de désorganisation il ne désespéra
point de la chose publique. Plus habile , mais plus
malheureux que le consul Varron , il devint , par sa
confiance même , l'objet spécial des persécutions de
l'ignorance et de l'intrigue , et fut forcé de s'éloigner
d'une patrie que des hommes méchans ou ingrats le
mettaient dans l'impossibilité de servir désormais avec
honneur. « Avant de quitter son armée , disent les
Annales , ce général, vraiment patriote , avait pris
toutes les précautions nécessaires à la sûreté des corps
qui la composaient. » Le général La Fayette répondit
ainsi , par un bienfait, aux mesures injustes que la ca
lomnie faisait prendre contre lui. "
Cependant , au milieu du tourbillon de l'anarchie, apparaît
le génie de la patrie. Il acommandé à ses défenseurs
de résister aux efforts des ennemis réunis contre
elle. Le combat de Valmy , ce beau titre de gloire du
maréchal Kellermann , arrête la marche victorieuse des
Prussiens vers la capitale , et devient le signal des victoires
nombreuses qui vont placer la France au plus
haut degré de splendeur. La Savoie , le comté de Nice
sont conquis. Dumouriez , à Jemappes, s'ouvre les portes
500 MERCURE DE FRANCE .
de la Belgique. Custine s'empare de Mayence et de
Francfort . Les Français sont déjà parvenus à l'embouchure
de la Meuse et au-delà des rives de la Roër et du
Mein. Mais ce rapide élan n'est point soutenu par la
science que donne une expérience qui ne s'acquiert
souvent que par des revers . D'ailleurs, l'esprit national,
contrarié dans sa marche par des événemens politiques
qui peuvent lui donner une autre direction, a besoin
du retour du danger pour reprendre une nouvelle énergie.
Nos soldats sont repoussés , vaincus : nos places
frontières sont envahies ou entourées .
La plus déplorable des guerres vient ajouter encore
aux malheurs imminens de la patrie. La Vendée blessée
dans ses affections , s'insurge contre l'oppression
intérieure ; sa position ne lui permet pas de voir le
danger plus lointain qui menace la France entière. Des
hommes rapprochés de la nature par leurs moeurs et
par leurs habitudes , des paysans bons et simples voient
dans ce qu'ils regardent comme l'avilissement de leur
antique religion , dans la destruction de la monarchie ,
un péril plus certain que celui d'une invasion étran
gère. Ils sont dirigés , dans leurs mouvemens , par des
chefs dont les intérêts sont encore plus directement
froissés. Une lutte sanglante s'engage entre deux partis
qui ne veulent faire aucun sacrifice pour opérer un rapprochement.
Les uns voient dans leurs adversaires les
instrumens d'une faction dominante ; ceux-ci regardent
les autres comme les auxiliaires des ennemis de la
France. L'exaspération est à son comble , le sang ruisselle
, l'incendie menace de gagner toutes les parties du
territoire. Toulon livre son port aux Anglais , et préfère
le joug de l'étranger aux fureurs d'une odieuse
anarchie. Le volume dont nous rendons compte se ter
mine à ce dernier événement.
ΜΑΙ 1817 .
Jot
Les auteurs de cette attachante compilation de nos
premiers faits d'armes dans la guerre de l'indépendance,
ont pris une marche variée qui sauve au plus grand
nombre des lecteurs les inconvéniens d'un récit continu .
Leur ouvrage n'est point , à proprement parler , une
histoire toujours suivie et raisonnée ; il présente plutôt
des éphémérides militaires . Les différens combats y sont
placés comme sur une colonne triomphale , aux époques
précises , sans avoir égard au brusque changement du
théâtre sur lequel ils ont été livrés. C'est , si l'on veut ,
un recueil d'anecdotes guerrières qu'on peut quitter un
moment, mais qu'on reprend toujours avec un nouvel
intérêt , parce que les faits qu'il retrace se lient naturellement
entre eux; et que rien de ce qui peut éclairer
l'opinion , guider le jugement , consacrer les belles
comme les mauvaises actions , exciter les souvenirs ,
n'est omis dans cette première partie des Annales militaires
de la révolution .
Le style souvent simple , presque toujours clair et
facile , et quelquefois élevé , nous a paru se plier aux
différens genres de narration , et être à la portée de
toutes les classes de lecteurs .
Nous bornons ici notre analyse. Nous ajouterons
toutefois de nouveaux développemens aux idées que
nous a suggérées ce premier volume , lorsque le second ,
qui doit être publié très- incessamment , suivant la promesse
de l'éditeur , aura paru .
Th. B.
302 MERCURE DE FRANCE .
L'ERMITE EN PROVINCE.
EXERCICES ET AMUSEMENS DES BASQUES.
Hác celebrata tenus sancto certamina patri.
VIRG. , Enéide.
(Ils conservent ces jeux qui leur viennent de leurs ancêtres.)
,
Pour visiter les communes du Labour qui me restaient
à connaître, nous descendîmes la Nive. Cette rivière ,
qui prend sa source au-dessus de Roncevaux , et coule
entre les chaînes des Pyrénées , n'est qu'un torrent
jusqu'à Cambo ; et depuis-là même , ces eaux , qui ne
sont ni encaissées, ni contenues, embellissent le paysage
beaucoup plus qu'elles n'enrichissent le pays. Pour les
refouler vers les nasses des moulins on ne laisse, de
distance en distance , à la navigation , que des courans
dangereux à descendre et très-pénibles à remonter. Les
bateaux qu'on appelle chalans , ne peuvent contenir que
très-peu de marchandises. Il serait digne de la bienfaisance
d'un gouvernement éclairé de faire examiner cette
rivière par d'habiles ingénieurs ; ils trouveraient probablement
les moyens d'en agrandir la navigation , et ce
serait un véritable service à rendre à ce département ,
à la France et même à l'Espagne.
Cambo , situé au plus grand évasement de la vallée ,
s'étend partie sur une hauteur très-élevée au-dessus
du niveau de la Nive , et partie sur le bord même de
cette rivière . Ailleurs , la distinction de Haut et Bas
Cambo pourrait être un sujet de haine et de division
entre les habitans ; mais ces pauvretés ne sont point
ΜΑΙ 1817 . 303
connues ici. Les Basques sont tous également fiers de
leur nom et de leur pays ; cette égalité d'orgueil national
les maintient en paix .
Des eaux minérales , moins renommées et tout aussi
bonnes que celles de Bagnières et de Barège , attirent à
Cambo, vers la fin de l'été , un assez grand nombrede malades
qui viennent y chercher la santé , et de gens bien
portans qui viennent y chercher le plaisir : ce concours y
multiplie naturellement les parties de chasse , les parties
de paume et les danses , dont je ne puis me dispenser
de parler avec quelques détails : c'est sur-tout
dans leurs jeux qu'il faut étudier les moeurs de ces montagnards
: le plaisir ajoute singulièrement à la physionomie
du peuple basque .
L'ardeur des Basques pour la chasse aux palombes ,
égale presque leur amour pour la paume et pour la
danse : c'est en automne que cette chasse commence ;
je ne serai pas ici pour y assister , mais j'interroge
M. Destère ; il me répond , et j'ai les objets absens sous
les yeux.
Il y a deux espèces de chasse aux palombes , la petite
qui se fait dans les vallées , et la grande dans les
montagnes . Pour la première , le chasseur principal se
construit , au faîte d'un arbre, une cabane en feuillage ;
il s'y loge , muni d'un fusil et d'une palombe aveugle ,
qu'il attache en dehors avec un fil assez long pour permettre
à l'oiseau de voltiger à quelque distance de la
cabane : d'autres chasseurs vont se cacher dans les
broussailles : au cri de l'appeau , que le chasseur d'en
haut provoque , en lui faisant sentir le lien qui l'arrête ,
les compagnies de palombes , qui se trouvent dans le
voisinage, accourent et s'offrent d'elles -mêmes au plomb
qui les atteint de toutes parts.
La grande chasse exige des préparatifs et des dé
304 MERCURE DE FRANCE.
penses considérables , qui se partagent d'ordinaire entre
les propriétaires réunis pour cette chasse. Tous les
arbres élevés de la montagne où l'on se rassemble se
couvrent de cabanes et de chasseurs , sans autre arme
qu'une espèce de cresselle. Les palombes aveugles font
d'abord leur office : leurs voix attirent en foule leurs
compagnes : au même instant les chasseurs d'en haut
lancent , au milieu d'elles, un épervier de bois, et font
résonner les cresselles ; à cette vue , à ce bruit , les
essainis de palombes effrayées s'abattent sur de vastes
filets tendus sur les arbres d'une colline à l'autre; on
en prend ainsi plusieurs centaines d'un seul coup : ce
serait un tableau charmant à faire que celui d'une partiede
chasse aux palombes ; mais le temps me presse, et
des fêtes , plus locales encore , attirent mon attention et
mes regards .
Le jeu de paume est ici une véritable fureur : on en
connaît de deux sortes : le rabot et la longue ; le premier
, qui n'a que le second rang , se joue sur de petites
places , avec une balle dure lancée contre une muraille ;
il ne diffère , que par certaines conventions , du jeu de
balle que l'on joue en France dans la plupart des colléges
: il a cela de particulier , cependant , que dans ce
pays , il y semble réservé aux enfans qui touchent à
l'adolescence , et aux hommes âgés qui touchent à la
vieillesse : ils y jouent assez communément les uns
contre les autres, et presque toujours la partie est égale, car
les uns n'ayant pas encore acquis toutes leurs forces , et les
autres n'ayant pas perdu toutes les leurs , ils se trouvent
à une égale distance de leur plus grand développement ;
au commencement de cette lutte , entre quinze ans et
soixante , soixante a d'abord l'avantage , mais plus souvent
quinze gagne la partie : cela s'explique ; la fatigue
d'un exercice violent qui épuise les forces du vieillard
/
OTIMBRE
ΜΑΙ 1817. 305
qui finit , ne fait qu'accroître celles de l'enfant qui
commence.
Toutes les merveilles de ce genre de talent se déployent
dans les parties à la longue.
Des milliers de spectateurs accourus de tous les
points du département , et quelquefois même de l'Espagne
, se réunissent dans un vaste espace préparé à
cet effet. Dans ces jours solennels les parties ne se
forment qu'entre des artistes connus , et sur le talent
desquels s'établissent des paris considérables ; car ce
n'est pas seulement la vanité de son opinion , c'est quelquefois
une partie de sa fortune qu'on risque dans ces
conjectures : M. Destère m'a assuré qu'il avait vu plus
d'une fois 50 mille francs déposés sur la place. Les
murs des jardins , les croisées , les toits des maisons , les
grosses branches des arbres qui avoisinent le lieu de la
scène , sont couverts de spectateurs de tout sexe et de
tout âge : on commence par former le jury des jeux ,
lequel se compose d'un certain nombre d'amateurs émérites
, qui prononcent en dernier ressort sur les contestations
toujours prêtes à s'élever dans le cours de la
partie.
L'uniformité de costume est d'usage entre les joueurs ,
quelle que soit , dans la société , la condition ou la profession
de chacun : tous un léger réseau sur la tête ,
sans autre vêtement qu'un pantalon et une chemise d'une
éclatante blancheur , on ne les distingue qu'à la couleur
de leurs ceintures en soie qu'ils renouent fréquemment ,
et qu'ils manient avec une grâce toute particulière :
cette qualité , dont le peuple basque est essentiellement
pourvu , se fait plus particulièrement remarquer dans
un exercice où la force , la souplesse , la vélocité sont
les conditions d'un succès qu'on n'obtient guère qu'à la
fleur de l'âge.
20
506 MERCURE DE FRANCE .
Léger comme un Basque , dit-on proverbialement
et sans se douter de l'exagération que renferme un pareil
éloge: ce vers sur le cerf poursuivi par une meute ,
L'oeil le cherche et le suit aux lieux qu'il a quittés .
n'est pas moins littéralement vrai en parlant des jeunes
habitans de ces montagnes : le vol de leur balle en
Pair n'est pas plus difficile à suivre que la trace de
leurs pas.
Une idée qu'on se fait encore plus difficilement , c'est
celle des émotions que leur font éprouver les diverses
révolutions de la partie. Durant ce flux et reflux de
crainte et d'espérance , des témoins courent de tous
côtés pour en porter au loin les nouvelles . Les routes ,
à plus de six lienes de la place , sont semées de curieux
qui interrogent ,en palpitant , ces messagers . Denain ,
Fontenoy, n'excitaient pas de plus vives inquiétudes
. Enfin, quand le talent ou le sort, qui prend
sa part dans tous les événemens de ce monde , adécidé
la victoire , les vaincus ne songent plus qu'à des revanches
, et les vainqueurs, qu'à de nouveaux combats.
Ces luttes ne sont pas seulement des jeux; on y voit la
fortune et la gloire .
La paume ( 1 ) a ses héros, et les Sorrende, les Duraty,
les Silence , les Parquins et quelques autres ont attaché
à leur nom une célébrité dont la tradition , à défaut
de l'histoire , leur garantit la durée. M. Destère m'a
raconté à ce sujet l'anecdote suivante : « Le fameux Parquins
, dans le cours de la révolution , avait été forcé
d'émigrer en Espagne ; il apprend qu'un de ses rivaux
(1) La balle , avec laquelle on joue , se nomme , en basque ,
pilota, vieux mot évidemment dérivé du latin et du grec pila.
ΜΑΙ 1817 . 307
de gloire, nommé Crutchatty , annonce une partie de
paume aux Aldudes sur la frontière. Aussitôt Parquins
fait solliciter auprès des autorités du lieu un sauf-conduit
qu'on lui accorde , et que l'on motive sur la nécessité
d'opposer à Crutchatty le seul rival digne de lutter avec
lui. Parquins arrive , entre en lice , combat , remporte
la victoire , et retourne en Espagne aux acclamations
de la foule qui l'accompagne jusqu'à la frontière. >>>
C'est dans les fêtes locales qu'il fallait voir, il y a
quelques années encore , ces danses où figuraient des
communes entières , où tous les âges de la vie humaine
(depuis le moment où l'on forme les premiers pas , jusqu'à
celui où l'on se prépare à franchir le dernier ) , se
réunissaient autour des tombeaux pour y célébrer , par
les mêmes danses , ces fètes où trois ou quatre cents
générations avaient successivement assisté dans les
mêmes lieux.
Les âges , dans l'ordre de leur succession , et les
sexes sur deux lignes , après l'office divin , se rendent ,
de l'église au cimetière , précédés du maire de la commune,
que , dans la langue poétique du pays, on nomme
PONTIFE CIVIL ( aousso apessa ) . Ce pontife (précisément
comme Plutarque à Chéronée ) , des branches de laurier
et d'olivier à la main, conduit, en cadence , la marche
solennelle qu'il amène sur la place publique au son des
instrumens indigènes , parmi lesquels on ne compte que
le tambour de basque , leflutet à cing trous , et une
espèce de violon sans chevalet , sur lequel le rythme
se marque en frappant les cordes avec un court bâton
recouvert en peau. C'est au moyen de ces instrumens ,
si pauvres d'harmonie , auxquels se mêlent , par intervalle
, quelques voix agrestes , que des laboureurs , des
pâtres , leurs mères , leurs femmes et leurs filles rem
20.
508 MERCURE DE FRANCE.
plissent la vaste étendue des cieux de chants qui semblent
en descendre .
Arrivée sur la place , toute cette population y forme
un rond immense et la parcourt plusieurs fois à pas mesurés
. La marche s'anime progressivement ; et c'est au
moment où son action devient la plus vive , que le
tambourin donne le signal du mouchico , danse violente
et qui admet tout un peuple sans confusion. Noverre et
Dauberval ont essayé d'en donner une idée sur lethéâtre
de l'Opéra ; mais comment lui conserver son caractère
national ? Ce ne sont pas seulement les pieds , les bras ,
c'est le corps des Basques que le mouchico met en mouvement
, et leur âme est encore plus agitée ; ils crient ,
parlent et chantent en dansant ; ils remplissent la place
de ces éclats , de ces gloussemens de voix dont ils font
retentir les échos des montagnes , lorsqu'ils traversent
les Pyrénées , et qu'ils veulent s'avertir de l'endroit où
ils se trouvent. Cette espèce de gamme rapide s'appelle
irrincina dans les Pyrénées , et incina dans quelques
parties des Alpes . Je crois me souvenir que Silius Italicus
en fait mention dans son poëme , et qu'il cherche
à l'imiter par l'harmonie de ses vers .
Les paroles improvisées pendant le mouchico , sont
l'expression bien plus vraie de l'ivresse que produit
cette danse parmi les Basques . On ferait un recueil
charmant des mots passionnés , des louanges délicates
que leur inspirent en ce moment l'amitié , l'amour et
la piété filiale .
Les chants des Basques sont langoureux , comme dans
tous les pays de montagnes où le séjour des hommes,
dans ces hautes régions terrestres , semble disposer leurs
âmes aux sensations les plus tendres. La langue des
Basques , dont presque tous les substantifs se terminent
en a , qui se sert de circonlocutions orientales pour
de
u
D
Ta
D
a
1
ΜΑΙ 1817. Bog
désigner les objets qui commandent l'amour , le respect
ou la crainte ; cette langue , dis-je , est plus favorable
qu'une autre à l'expression de la pensée mélancolique.
Dieu s'appelle JAUNGOICOA ( Seigneur d'en haut ) ; la
nuit , GAB-A (absence de lumière ) ; la mort , ERIOTZA
(maladie froide ) ; le soleil , EGUSQUIA ( créateur du
jour ) ; la lune , ILARQUIA (lumière morte) .
Les Basques sont courageux , mais vindicatifs , excellens
soldats , surtout pour la guerre des montagnes ,
mais indépendans et difficiles à retenir sous les drapeaux
au-delà du temps qu'ils se prescrivent eux-mêmes . Un
grand capitaine , qui se connaissait en soldats , disait
que les Basques , si distingués par le courage personnel ,
ne valaient rien en ligne. Dans la guerre de 1793 ,
contre l'Espagne , deux demi - brigades , commandées
par un général ( au nom duquel l'épithète de brave se
joint si naturellement qu'elle semble en faire partie ) ;
deux demi-brigades , disais-je , commandées par le brave
Harispe , après avoir fait des prodiges de valeur , désertèrent
presque jusqu'au dernier homme pour aller embrasser
leurs parens et leurs amis . Au bout de quelques
jours , tous étaient de retour au camp où leur chef les
attendait sans inquiétude.
Les noms propres , véritablement basques , ont presque
tous une signification , tels que Salaberry (salle neuve ) ;
Etcheberry ( maison neuve ) ; Etchecahar ( maison
vieille) ; Ithurbide (chemin de la fontaine); Jaurguiberry
(château neuf ) ; Uharte ( entre deux eaux ).
La propreté dans les habitations et dans les vêtemens
est portée à un plus haut degré parmi les Basques ,
qu'en aucune autre province de France. Les femmes.
sont généralement belles , bien faites , vives et gracieuses.
La religion, chez les Basques , n'est point exempte de
510 MERCURE DE FRANCE .
superstition ; mais cette superstition, loin d'être intolérante
, n'altère pas même cette douce philanthropie
qu'ils exercent sans en connaître le nom : le respect des
morts et des tombeaux est ici un véritable culte : les
cérémonies des funérailles ne sont plus que touchantes ;
jadis elles ont donné lieu à des actes violens de désespoir
et même de rage , auxquels le gouvernement crut
devoir remédier par une ordonnance que M. Depping
nous a conservée dans son Histoire générale d'Espagne:
j'enciterai quelques lignes .
<< Comme il existe en ce pays un usage indécent de
« pousser des cris immodérés à la mort d'une personne ,
<< et de troubler par toute sorte d'actions violentes la
cérémonie des funérailles ; nous ordonnons et éta-
« blissons pour loi , qu'il sera dorénavant défendu de
<<faire entendre , à la mort d'une personne quelconque ,
« des lamentations désordonnées ; de s'arracher les che-
« veux, de se meurtrir la chair , de se blesser à la tête ,
« et de prendre le deuil de bure , sous peine d'une
<< amende de , etc. , etc. »
Je pars demain pour continuer mon voyage dans le
département des Basses-Pyrénées ; mais avant de quitter
ce doux pays , je dirai quelques mots d'Ustaritz , véritable
capitale du pays basque , où tout voyageur qui
n'a pas depatrie doit être tenté de s'en choisir une.
L'ERMITE DE LA GUYANNE.
ΜΑΙ 1817.
31
VARIÉTÉS .
Traduction d'un passage d'un livre espagnol, du commencement
du quinzième siècle.
L'ancienne littérature espagnole est presque ignorée
en France ; si l'on excepte l'inimitable roman de
Cervantes , l'Histoire de Mariana , les Annales de
Zurita , plus citées que lues , celles de Solis dont il
est inutile de lire plus de deux chapitres , et un petit
nombre d'autres ouvrages qu'un bibliographe espagnol
ne pourrait désigner sans hésitation,je ne sais pas trop
ce que des Français pourraient demander aux libraires
de la péninsule. Je ne parle pas des auteurs modernes
ou vivans , parmi lesquels surtout , et avant tout , il faut
distinguer Melendez Valdès et Moratin , devenus classiques
en naissant , et qui méritent d'étre admirés dans
tous les pays , quoique bien maltraités l'un et l'autre dans
leur patrie , dont les hommages tardifs doivent un jour
expier l'ingratitude présente. Je dis simplement qu'on
sait à peine , parmi nous , les noms de Lope de Vega ,.
de Calderon , de Saavedra , de Quevedo ; c'est là que se
borne notre érudition. Quoi qu'on raconte de ces écrivains
, il est probable qu'on ne sera pas contredit , car
il y a peu de gens qui aient acquis le droit d'en parler
avec connaissance de cause . Tout ce qu'un critique raisonnable
peut exiger , c'est qu'on écrive leurs noms
avec exactitude . Cependant , au
lastique , poétique , théologique et péripatétique qui
forme le total de l'ancienne littérature espagnole , celui
qui aurait le courage d'en faire une étude approfondie
y trouverait plus d'une fois des trésors enterrés au fond
de la mine . Nos grands hommes du siècle de Louis XIV
y fouillèrent avec succès et ne s'en cachèrent pas. Lesage
venu plus tard n'y a pas mis autant de bonne foi ;
iln'a pas dit la source où il a pris Gilblas , et certainement
le larcin est incontestable aux yeux de quiconque
se donnera la peine d'y réfléchir. Mon amour-propre
milieu de ce fatras sco312
MERCURE DE FRANCE .
national ne m'empêchera pas de m'occuper un jour de
cette affaire ; en attendant , je vais offrir à mes lecteurs
un échantillon d'un ouvrage espagnol d'un autre
genre. C'est une histoire authentique dont lehéros vivait
à la fin du quatorzième siècle , et mourut vers le milieu
du quinzième. Nos voisins sont très-riches en mémoires
historiques , chroniques et autre productions de cette
espèce , qui font connaître les moeurs et les événemens
de cette époque. Les croisades contre les Maures , auxquelles
nos aventuriers prirent une part si active , l'intimité
des peuples du royaume d'Aragon avec ceux du
midi de la France , qui parlaient à-peu-près la même
langue et furent gouvernés par des princes de la même
famille , les courses militaires de Duguesclin à la tête
de ses bandes , l'union dictée par l'intérêt et la reconnaissance
entre notre roi Charles VI et l'heureux bâtard
de Transtamare qui arracha la couronne et la vie
à son frère légitime , Pierre dit le Cruel ; les secours
que ces deux monarques s'envoyèrent réciproquement
pour faire tête aux Anglais , leurs ennemis communs ,
et mille autres circonstances particulières firent souvent
combattre sous les mêmes enseignes les chevaliers du
Tage et de l'Ebre , et ceux de la Seine et de la Loire.
Ils avaient appris à se connaître et à s'estimer. Le livre
dont je vais copier un passage en fournit des preuves
remarquables .
Le comte Pierre Nino , gentilhomme espagnol , était
venu en France par ordre de son souverain , Henri III ,
en l'année 1404. Il amenait deux galères destinées à
faire la course contre l'Angleterre . Pendant son séjour
à Rouen , il eut occasion de connaître l'amiral Renaud
de Trie , seigneur de Scrifontaine. Le morceau suivant
donne une idée de la galanterie et de la vie de chateau
de ces temps reculés. Je répète que l'ouvrage est
authentique et que ma traduction est littérale. On va
voir qu'à cette époque , il y avait des personnes qui
vivaient fort à leur aise , et qu'il ne faut pas s'étonner
si les souvenirs du passé excitent encore des regrets au
milieu de la civilisation actuelle .
ΜΑΙ 1817. 315
Chronique de Don Pierre Nino , comte de Buelna , par
Guttierre Diez deGames , son porte-enseigne ; publiée
par Don Eugene de Llaguno Amirola , chevalier de
l'ordre de Saint- Jacques , membre de l'Académie
royale de l'histoire.
Madrid , 1782.
(Chapitre 31º. et suivans , page 115 et suivantes.)
Il y avait auprès de Rouen , un noble chevalier qui
's'appelait sire Renaud de Trie , lequel était amiral de
France ; ce seigneur était fort vieux. Il fit inviter le
capitaine Pierre Nino à venir passer quelque temps
avec lui au château de Scrifontaine où il faisait sa résidence.
Le chevalier espagnol fut reçu avec beaucoup
de courtoisie ; il y passa trois jours pour se délasser des
grandes fatigues de la mer. L'amiral était malade ;
homme de guerre depuis son enfance , il n'était plus
en état de se livrer à l'exercice des armes dans lequel
il avait acquis beaucoup de gloire . Son âge et ses infirmités
le dispensaient de suivre la cour et d'aller à
l'armée . Il vivait retiré dans son château , où rien ne
manquait de tout ce qui pouvait convenir à un seigneur
comme lui. L'architecture en était simple , mais
tout avait été prévu pour l'agrément et la sûreté du
maitre ; ses meubles , ses équipages étaient aussi riches
que s'il eût habité dans le centre de la capitale de
France. Il avait des pages , des serviteurs de toute espèce.
Chaque jour de l'année on disait la messe dans la
chapelle du château , qui était parfaitement bien décorée.
Devant le noble manoir coulait une rivière dont les
bords étaient plantés de beaux arbres , et tout autour , il
y avait des jardins très-soignés . On voyait de l'autre côté
un étang entouré d'une grille , et l'on ne pouvait y entrer
que par une petite porte fermée à clé ; cet étang
était rempli de poissons , de telle manière , qu'en cas
de besoin , on eût pu en retirer , en un seul jour , de
quoi nourrir trois cents personnes : quand on voulait
faire cette opération , il n'y avait qu'à fermer le robinet
de l'aqueduc qui alimentait le bassin , et ouvrir un canal
parlequel les eaux s'écoulaient jusqu'à la dernière goutte;
514 MERCURE DE FRANCE .
alors onprenait tout le poisson qu'on voulait , on lachait
ensuite le robinet , et le vivier se remplissait une
seconde fois . L'amiral faisait entretenir une meute de
cinquante chiens de chasse , dontle soin était confié à
des valets particuliers. Il y avait dans ses écuries au
moins vingt chevaux de selle , dextriers , coursiers ou
haquenées . Que vous dirai-je du reste ? Les forêts du
voisinage étaient pourvues de gros gibier de toutes
sortes ; cerfs , daims , sangliers ; on élevait au château
des faucons qui étaient bien dressés .
Le sire de Trie avait pour épouse la plus belle dame
qui fût alors en France ; elle était du plus haut lignage
de Normandie , fille du seigneur de Bilanges , très-magnifiqueen
toutes choses , estimée entre toutes les nobles
dames de sa qualité , par sa prudence , sa bonne tenue
et sa grande sagesse . Elle habitait un gentil pavillon
séparé de celui de l'amiral ; un pont-levis servait de
communication ; mais l'un et l'autre pavillon étaient
compris dans l'enceinte du château. Les habits et joyaux
de cette dame étaient si variés , si riches , en si grande
quantité , qu'il serait trop long de vous le raconter. Elle
avait dix demoiselles nobles et bien élevées pour la
servir , et sans autre affaire que de soigner leur personne
et attendre les ordres de leur maîtresse. Elle
avait encore beaucoup d'autres chambrières. Je vais
vous dire la manière dont madame passait son temps ;
elle se levait de bon matin , ainsi que ses demoiselles ,
et s'en allait avec elles à un petit bosquet qui était tout
près du manoir ; chacune avait son livre d'heures et
son chapelet; elles s'asseyaient un peu écartées les unes
des autres et faisaient leur prière : pendant tout ce
temps il régnait un grand silence parmi elles . Après on
cueillait des fleurs , des roses , des violettes , et on retournait
au château pour entendre la messe dans la chapelle.
Au sortir de la messe , le déjeûner était servi sur
des plats d'argent ; c'étaient des volailles , des alouettes
rôties ; on mangeait à sa volonté , et on buvait du vin.
Madame mangeait rarement à cette heure là, et seulement
pour faire plaisir à ceux qui l'en priaient. Après
le déjeuner , madame et ses demoiselles montaient sur
des haquenées richement caparaçonnées , et les gentilshommes
et chevaliers qui étaient là les accompa
ΜΑΙ 1817 : 315
gnaient à cheval. On allait respirer l'air de la campagne ;
on s'amusait à tresser des guirlandes de verdure , des
chapeaux de fleurs ; vous entendiez chanter des lais ,
des virelais , des ritournelles , complaintes , ballades ,
chansons , de toutes sortes , comme savent si bien les
composer les Français , le tout à plusieurs voix et bien
d'accord. Là , se trouvait toujours le capitaine Pierre
Nino avec ses gentilshommes , car toutes ces fètes avaient
lieu à cause de lui.... , et l'on retournait au château de
lamême maniere. Al'heure du dîner , la table se trouvait
mise dans le salon. Le bon vieux sire de Trie ne
pouvait plus monter à cheval , mais il recevait ses hôtes
avec tant de courtoisie , que c'était une merveille . Ce
seigneur était de belle humeur , quoique travaillé de
maladie; il s'asseyait à table avec madame et Pierre
Nino. Le maître de cérémonie disposait l'ordre des siéges
et prenait grand soinde placer un chevalier ou un écuyer
à côté de chaque demoiselle. Les mets étaient abondans
et d'espèces différentes ; beaucoupde viandes bien
préparées ; des poissons , des fruits , suivant le jour de
la semaine. Pendant le repas , celui qui savait bien dire
pouvait , avec modération et courtoisie , parler de chevalerie
et d'amour ; on l'écoutait favorablement , et il
obtenait des réponses capables de le satisfaire ; en même
temps des jongleurs jouaient de plusieurs instrumens .
Après la bénédiction , la table étant desservie , arrivaient
les ménétriers , et madame dansait avec Pierre Nino ;
chacun des siens avec une demoiselle . Cela durait bien
une heure . La danse finie , madame donnait un baiser
de paix au capitaine, et chacun de ses gentilshommes
recevait égale faveur de celle qui avait dansé avec lui.
On servait des épiceries , du vin , et l'on allait dormir
la sieste. Le capitaine Pierre Nino se retirait dans son
appartement , qui était fort beau , dans le même pavillon
que celui de madame , appelé la chambre de là
Tour. Après avoir reposé quelque temps , on remontait
à cheval; les pages prenaient les faucons , et les hérons
étaient prêts à être lancés . Madame se plaçait en un lieu
convenable , le faucon au poing , et le lançait avec une
grâce admirable . O la belle chasse ! et quel grand plaisir !
Vous voyiez flotter mille banderolles de diverses couleurs,
les chiens se jeter à la nage dans la rivière ,
316 MERCURE DE FRANCE.
courir joyeusement çà et là des demoiselles , et les che
valiers dans toute la plaine ; le bruit des tambours animait
cette fète qu'il est impossible de décrire. Dès que
la chasse était achevée , tout le monde se réunissait
dans une prairie , autour de madame ; on apportait des
volailles , des perdrix froides , des fruits , et chacun
mangeait et buvait et se réjouissait ; on faisait des
tresses de verdure et de fleurs , et l'on revenait au palais
en chantant les plus belles chansons possibles. Le
soir , à la brune , on soupait ; après le souper , on sortait
encore à pied , et l'on allait dans les jardins jouer à
laboule ; on ne rentrait que lorsque la nuit était close ,
et à la lueur de mille flambeaux. La salle était illuminée .
Les ménétriers étaient tout disposés ; on dansait une
partie de la nuit ; on servait des fruits , du vin , et
chacun prenait congé , et s'en allait dormir.
C'était ainsi que se passait chaque journée , suivant
la saison , toutes les fois que le capitaine venait à Scrifontaine
, on d'autres chevaliers , suivant leur qualité.
Toutes ces choses étaient ordonnées par la dame du lieu
qui était à la tête de toutes les affaires et administrait
les biens du sire de Trie , lequel était riehe , puissant
seigneur de grandes terres , et avait de bons revenus ,
Il n'en tenait compte par lui-même , car madame était
bien capable d'y suffire toute seule ; et Pierre Nino fut
aimé honnêtement de madame à cause des bonnes qualités
qu'elle trouvait en lui ; elle lui parlait de ses affaires
avec confiance , et le supplia de faire une visite à son
père , monsieur de Bilanges , lequel vivait en Normandie.
Enfin , Pierre Nino partit de Scrifontaine et
revint à Paris . Les chevaliers venaient à sa rencontre et
lui faisaient beaucoup d'honneurs , parce que sa renommée
était grande.
Pierre Nino fut connu dans toute la cour ; il était recherché
dans toutes les occasions , invité à toutes les fètes,
car il était issu de l'une des douze maisons de France ,
celle d'Anjou ; ces maisons sont la fleur de la noblesse
de ce royaume. Il revint à Rouen où étaient ses galères et
toute sa suite. Sur ces entrefaites , mourutle bon chevalier
amiral de France ; madame de Scrifontaine envoya
chercher Pierre Nino et l'entretint de ses affaires . Dès
ce moment là , ils s'aimèrent l'un et l'autre , et l'his
ΜΑΙ 1817 517
torien fait ici les réflexions suivantes : Si l'amour inspire
plus de force et de courage pour mériter les faveurs
d'une noble amie , combien devait s'estimer
heureux et puissant celui qui avait pour amie Jeannette
de Bilanges , de laquelle il n'est roi , duc , ni autre
grand seigneur qui n'eût été flatté d'en obtenir le choix?
car tous les avantages qu'un amant peut désirer trouver
dans l'objet de ses voeux , étaient réunis dans cette dame
belle , jeune , bonne , aimable , douce , gentille et recherchée
de tous. Elle était de plus aussi riche que sage
et entendue. Ils se donnèrent mutuellement de riches
joyaux pour gage de leur foi .
Pierre Nino était encore à Rouen , lorsqu'il reçut de
Paris une lettre signée de six chevaliers de la maison
de monseigneur le duc d'Orléans. Voici les termes de
cette lettre :
<<<Notre sire et beau-frère M. Pierre , capitaine espagnol;
vos très-chers frères les six chevaliers , dont
les noms et armes ci-dessous , se recommandent à vous
trois mille fois. Or , vous savez déjà que Mons Ponce de
Perellos (1) porte la dame blanche en broderie sur son
habit et un bracelet d'or , en dépit des chevaliers de
monseigneur le duc d'Orléans. Il dit que s'il y a sept
chevaliers qui veuillent accepter le défi de sept autres
qui défendent cette devise de la dame blanche , ils sont
prêts à entrer en lice avec eux et à outrance ; vous savez
que nous aussi , grâces à Dieu , nous partîmes le champ
avec les Anglais , sept contre sept , et que nous eûmes
l'avantage. Aprésent , il nous convient , plus qu'à nul
autre , de soutenir cette entreprise , et béni soit Notre-
Seigneur Jésus Christ , comme soit que l'un de nous est
décédé depuis , Mons Guillen Duchâtel , auquel Dieu
fasse paix ,qui mourut en Cornouailles faisant la guerre
comme bon chevalier, nous vous prions, en honneur de
la chevalerie, et pour l'amour de celle que vous aimez ,
de vouloir bien être notre frère en place du bon chevalier
Mons Guillen Duchâtel , et nous aider en cette
entreprise. Nous vous envoyons la présente par les mains
-
(1) Perellos , famille de Valence , aujourd'hui marquis de
Dosaguas, grand d'Espagne .
518 MERCURE DE FRANCE.
de Paris, hérault d'armes du Roi notreseigneur , auquel
et par lequel nous vous invitons à faire savoir votre réponse
sitôt que possible.
Le premier de mars; Mons RENAUD-GUILLEN DE
BARBASAN , CHABANNES , CLIGNET DE BRÉBAN ,
amiral de France; ARCHAMBAULD , ROGER , Mons
GUILLEN-BATAILLER . >>>
Réponse de Pierre Nino .
<<Très-chers Seigneurs , amis et frères , nobles et vaillans
chevaliers , moi , Pierre Nino , je me recommande
à vous tous . Ayant vu la très-gracieuse lettre qu'd vous
aplu m'envoyer par Pâris , hérault d'armes du seigneur
Roi , dans laquelle vous me contez le fait et requête
de la dame blanche , et défi de Mons Ponce de Pérellos,
et l'objet d'icelui , et que vous êtes résolus de l'accepter ,
sept chevaliers contre sept , comme dans l'autre entreprise
dont vous sortites vitorieux : pour ce que vous
me témoignez le désir de m'admettre en la place de
Mons Guillen Duchâtel , lequel fut votre frère et compagnon
en ladite entreprise ; mes très-chers Seigneurs ,
Dieu sait que nous ne pouvons recevoir des nouvelles
qui nous fussent plus agréables . Je vous rends mille
grâces de ce que vous voulez bien avoir avec vous un
homme aussi jeune que moi , et aussi nouveau dans les
armes , pour unfait dont l'avantage est assuré d'avance ,
aux lieu et place d'aussi noble chevalier que Mons
Guillen Duchâtel. Je suis plus content de votre choix
que sije recevais le plus beau joyau de ce monde. Ainsi ,
dorénavant , tenez-moi pour votre frère et compagnon
en tant queje vivrai. Je consens avec plaisir ; j'accepte
ce fait , et promets de le soutenir de toutes mes forces
et en tant que Dieu me sera en aide ; et s'il vous plaît
que je sois avec vous au moment d'annoncer l'entreprise
, ou si vous résolvez que je la demande en mon
nom et au vôtre , ne tardez nullement à me le faire
savoir , étant prêt à l'un et autre et de grand coeur.......
Pierre Nino vint à Paris pour faire ses préparatifs , et
fut très-bien reçu. C'est là qu'il disposa ses armes et son
habit de combat. Alors madame de Scrifontaine lui fit
ΜΑΙ 1817 . 519
...
cadean d'un cheval et d'un casque ; un de ses parens
lui remit en même temps une lettre , dans laquelle elle
le suppliait instamment et pour l'amour d'elle de ne
point accepter cette entreprise s'il n'était pas irrévocablement
engagé ; mais que si l'honneur lui faisait un
devoir de l'accepter , et s'il n'y avait d'autre remède ,
qu'il lui fit savoir ce dont il avait besoin , qu'elle le
lui fournirait de telle guise qu'il n'aurait plus à désirer ,
et , en attendant , elle lui envoyait ledit cheval , en cas
de besoin , et tel qu'il n'y en avait pas de meilleur en
France. Pierre Nino prit le cheval pour l'amour de sa
dame , mais il lui fit dire que l'entreprise ne lui permettait
pas de s'en servir en cette occasion.
Quelque temps après Pierre Nino quitta Paris et vint
à Rouen , où il paya de son mieux ses matelots et gens
de guerre , qui en avaient grand besoin
il prit congé de M. de Bilanges (1 ) et de madame de
Scrifontaine , et leur mariage fut concerté ; mais il y
avait des motifsde convenance qui devaient en retarder
l'accomplissement. D'abord , parce que madame venait
de perdre son mari tout récemment , et qu'attendu sa
haute naissance et qualité , la moindre impatience eût
pu nuire à sa bonne réputation; ensuite Pierre Nino
devait continuer à faire la guerre , et de plus il avait
besoin d'instruire son seigneur et roi de cette affaire
, et d'en obtenir la permission de se marier. Il fut
donc arrêté que madame attendrait encore deux années
entières , afin que Pierre Nino eût le temps d'achever
l'expédition dont il était chargé , et d'obtenir la permission
de son seigneur et roi....... »
...... ensuite
J'en suis fàché , pour l'honneur dubon vieux temps ,
que j'aime et regrette autant qu'un autre, mais il paraît
que dans le quinzième siècle , ainsi que de nos jours ,
tous les amans n'étaient pas fidèles . Le chevalier espagnol
oublia la dame de Scrifontaine , et se maria dans
(1) J'ai fait peut-être tort à une grande famille de Normandie,
en traduisant par le nom de Bilanges , celui de Belangas ,
qui est dans l'original. Il n'y a nulle intention de ma part: je
n'ai consulté que l'harmonie du mot , et je l'ai francisé..... je
suis prêtàpublier toutes les réclamations qui me seraient adressées
àcesujet.
320 MERCURE DE FRANCE .
son pays , avec l'infante Dona Béatrix , fille de l'infant
Don Juan , frère du roi Henri de Transtamare : il y
eut même dans ce mariage une infinité de petites aventures
qui prouvent que les filles des anciens preux se
mariaient quelquefois contre la volonté de leurs parens;
et que la coquetterie et l'insubordination filiale remontent
à une époque antérieure à la philosophie moderne
. Je ferai connaître ces aventures , s'il m'est permis
d'exécuter mon projet de traduire la chronique du
comte Pierre Nino , pour l'instruction et l'édification de
mes lecteurs . Ce livre contient , sur l'état de la France ,
de l'Espagne et de l'Angleterre , sous les règnes de
Charles VI , de Henri III , et des monarques contemporains
, une foule de détails historiques , dont une
plume plus habile que la mienne pourra tirer des rapprochemens
et des conséquences d'un intérêt général .
ESMÉNARD.
BEAUX- ARTS.
SALON DE 1817 .
Le meilleur tableau d'histoire est à mes yeux celui où
l'action la plus interessante , par le choix du sujet et du
moment , est rendue de la manière la plus vraie et la
plus convenable à ce titre , la Didon de M. Guérin ,
me paraît mériter la palme que lui disputent, à d'autres
égards, la Clytemnestre, et le Saint-Etienne deM. Abel.
C'est un grand avantage pour un artiste ( quoi qu'en
puissentdire des gens intéressés à soutenir le contraire),
que d'avoir beaucoup d'esprit ; cet avantage se fait sentir
dans toutes les compositions de M. Guerin , et particulièrement
dans celle que j'examine en ce moment :
on a dit que le Poussin était le peintre des philosophes ;
onpeut dire que M. Guérin est le peintre des počtes :
şa peinture dramatique vous attache sans cesse , par
l'intérêt de la scène, par la force de la pensée , par le
charme des souvenirs : personne ne compose avec plus
d'inspiration; sa pantomime est toujours noble , ses in
ΜΑΙ 1817 : 321
tentions toujours justes , et ses sentimens toujours
vrais ; s'il en exagère quelquefois l'expression , c'est que
lapeinture n'a qu'un geste et qu'un moment pour accomplir
un fait , pour compléter une idée. Ce jeune
artiste excelle dans l'art d'ajuster lleess draperies , de dis
poser les détails , et de parer la force elle-même de
tous les charmes de la grâce . On dirait que Racine
l'inspire , et que Talma dirige son pinceau.
M. Guérin n'est pas coloriste , du moins dans le sens
qu'on est convenu d'attacher à ce mot ; c'est-à- dire qu'il
n'emploie jamais ces oppositions fortes , ces contrastes
heurtés dont Véronèse et Rubens ont tiré de si grands
effets : convaincu , commeje le suis , que c'est presque
toujours aux dépens de la vérité que ces effets-là se
produisent , je me garderais biende faire un reproche à
l'auteur de Phedre et d'Andromaque , de cette suavité
de pinceau qui le distingue , si l'expérience n'avait déjà
démontré que la couleur qu'il s'est faite est moins qu'une
autre à l'abri des outrages du temps .
La fraicheur d'une jolie femme ne passe pas moins
vite sur la toile de M. Guérin , que dans la nature ;
mais si l'on doit quitter son adorable Didon avec autant
d'inquiétude que l'on quitte une maîtresse , qu'une absence
de dix ans peut rendre méconnaissable , c'est une
raison de plus pour bien l'apprécier aujourd'hui.
Didon àdemi couchée sur un lit pompeux, écoute pour
pour la seconde fois , probablement, le récit des malheurs
de Troie, et regarde le héros qui les lui raconte , avec des
yeux où se peint déjà toute l'ardeur de la passion fatale
qu'elle est destinée àressentir (1 ) . L'Amour, sous la figure
d'Ascagne (et que l'on reconnaît , comme dit Virgile , au
feuqui brille dans sesyeux, à lafeinte douceur de son sourire)
, se joue auprès de la reine , qui lui abandonne une
de ses mains qu'il caresse : Elise ( la tendre Elise , que
Virgile apeut-être eu tort d'oublier dans ce tableau ) est
debout au chevet du lit , et partage son attention entre
Enée , qu'elle écoute , et l'Amour qu'elle soupçonne .
La scène se passe sous le portique du palais : dans le
lointain on découvre le môle de Carthage .
(1) Pesti devota futuræ
Expleri mentem nequit , ardescitque tuendo ,
Phænissa.
21
322 MERCURE DE FRANCE.
Ceux à qui la lecture du quatrième livre de l'Enéide
n'aura pas donné assez d'humeur contre Enée ; ceux
qui aurontpu lui pardonner d'avoir quitté si brutalement
une reine charmante dont il avait été si généreusement
accueilli , partageront sans doute ma colère contre ce
Troyen , plus ingrat , plus insensible encore que dévot,
enrevoyant, dans le tableau de M. Guérin , la veuve de
Sychée , dont l'amour lui-mème semble avoir pris plai-.
sir à tracer le portrait. Si le faux Ascagne n' tait pas la,
Didon ne serait que belle , mais en agitant son coeur ,
il anime ses yeux , il embrase ses sens , et répand sur
cette figure céleste la grâce voluptueuse qui manque
trop souvent à la beauté régulière.
Enée est trop jeune , trop brillant ; il ne me donne
pas l'idée de ce pater AEneas , si soigneux d'enlever ses
pénates de Troie en flammes , où il n'oublie que sa
femme : peut-être la tête du héros manque-t-elle de
caractère , par cela mème qu'on y retrouve celui de plusieurs
autres figures du même auteur : le casque dont
elle est couverte , contre toute convenance , à ce qu'il
me parait , lui fait perdre encore du mouvement et de
l'expression , que son aspect de profil a déjà beaucoup
diminués .
Je connais beaucoup d'amateurs qui préfèrent la figure
d'Elise à celle de Didon; il est vrai qu'il est difficile.
d'imaginer rien de plus joli , de plus gracieux que ce
personnage , etje conçois qu'à vingt ans , avec le pouvoir
divin d'animer l'une ou l'autre , un nouveau Prométhée
balançat quelque temps entre elles le flambeau de la vie :
mais considéré comme acteur dans la scène que le
peintre a placé sous nos yeux , le personnage de Didon
me semble plus poétiquement dessiné : c'est bien là
cette tendre Phénicienne qui s'enivre à longs traits du
poison de l'amour (1) . J'ai plus de peine à reconnaître
sa soeur , sa compagne , son amie, dans cette jolie fille ,
debout , dans une attitude un peu subalterne , et que
rien n'empèche de prendre pour une jeune esclave admise
dans la familiarité de la reine.
C'est le triomphe de l'art et du génie que d'avoir fait
deviner l'Amoursous la figure d'Ascagne. Cet éloge , je
( 1 ) ...... Longumque bibebat amorem.
ΜΑΙ 1817, 523
l'ai entendu exprimer , d'une façon bien naïve , par une
très-jeune personne auprès de qui je me trouvais au
salon : « le joli enfant ! disait sa mère; c'est dommage ,
répondit la petite fille , qu'il ait l'air d'un bien mauvais
sujet. » On a décidé qu'il y avait trop d'esprit dans l'action
du malin enfant qui , tout en jouant avec la main
de Didon , en retire l'anneau conjugal ; et moi je pense
qu'il était impossible d'expliquer d'une manière plus ingénieuse
et plus naturelle , tout à la fois, les progrès et
les suites d'une passion qui doit rendre Didon infidèle
à ses premiers sermens .
Je ne sais quel marchand de laine a trouvé mauvais
que la reine de Carthage fût vêtue d'une étoffe de
coton; comme si les tissus de coton n'étaient pas de la
plus haute antiquité ; comme s'il n'était pas permis de
supposer qu'une colonie de Phéniciens , qui faisait le
commerce de l'Inde , pouvait en rapporter des mousselines
.
Si je voulais absolument trouver quelque critique de
détail dans ce magnifique tableau , je demanderais au
peintre pourquoi, dans le lointain , où il nous montre la
naissante Carthage , on ne voit que des monumens
achevés ; mais l'admiration n'est pas chicaneuse .
Le méme peintre a fait preuve de force et d'adresse
en opposant deux tableaux de genres aussi opposés que
sa Didon et sa Clytemnestre. Celui- ci pourrait fort bien
être mis au-dessus de l'autre , par les grands connaisseurs;
mais le public préfère la Didon, et je suis de
l'avis du public, tout en reconnaissant les beautés supérieures
dont brille cette autre composition .
C'est une grande et belle idée d'avoir placé dans
l'ombre le crime qui veille; mais il ne fallait pas tant
éclairer la vertu qui dort : antithèse à part , après avoir
admiré dans le tableau de Clytemnestre un pro igieux
effet de lumière , quand on vient à se rendre compte
dumoyen qui le produit , la raison est loin d'ètre aussi
satisfaite que les yeux. Cinq ou six lampes de Carcelles,
allumées derrière le rideau rouge où repose Agamemnon,
donneraient à peine une masse de lumière aussi
vive que celle dont la tète et le buste du roi des rois
sont éclairés . D'ordinaire on n'illumine pas l'alcove où
l'on veut dormir. Acette invraisemblance près , tout
21.
324 MERCURE DE FRANCE .
est sublime dans cette composition : l'expression de la
nature aux prises avec le crime n'a peut- être jamais été
plus profondément saisie que dans les figures d'Egiste
et de Clytemnestre : le premier , en poussant la reine
armée d'un poignard , vers le lit nuptial , indique suflisamment
l'horrrible action dont il est le provocateur ,
et le geste qu'il fait de la main gauche , pour montrer
à sa complice l'endroit où elle doit frapper , me parait
au moins inutile : Clytemnestre sait bien ce qu'elle va
faire : regardez-là , le crime est déjà consommé.....
J'étais encore en extase devant ce tableau , lorsque je
fus joint par mon ami Léonard , à qui j'avais donné
rendez-vous au salon : ce M. Léonard, après avoir fait
à Paris d'excellentes études préliminaires , après avoir
voyagé en Italie , en Egypte , et dans la Grèce , est revenu
en France avec l'intention d'ètre peintre : dès son
début dans la carrière , où il eut quelque succès comme
dessinateur , il s'aperçut , ou plutôt on lui fit apercevoir
qu'il n'avait qu'une couleur sur sa palette , et qu'il
était irrevocablement condamné au camaïeu; il se le
tint pour dit , et quittant le pinceau du peintre , pour le
compas de l'architecte , il prit rang parmi les hommes
les plus habiles de cette profession . M. Léonard , en
abandonnant la peinture , a conservé parmi les artistes,
la réputation du plus habile connaisseur ; nous ne
sommes pas toujours du mème avis , mais je défère assez
volontiers au sien , dans tout ce qui tient aux principes
d'un art dont il a fait une étude approfondie .
« Ce tableau , m'a-t- il dit , en me plaçant au point
de vue le plus favorable au Saint-Etienne de M. Abel
Pujol , est (académiquement parlant ) le plus beau de
l'exposition , c'est-à-dire celui où l'on remarque le plus
de beautés classiques . De très-habiles peintres savent
imiter ou copier les belles formes grecques ; ils font de
magnifiques statues peintes auxquelles il ne manque rien
que la vie ; c'est dans la seule école de David qu'on apprend
à réunir la beauté des formes idéales à la vérité
du modèle : M. Abel est un des élèves de cę grand
maître qui a le mieux profité de ses leçons
>> A ne considérer que le dessin et la couleur , ce
tableau l'emporte sur ceux auxquels vous avez donné la
première place : il est vrai que la composition en est
ΜΑΙ 1817 . 325
moins originale , l'expression plus froide : pour traiter
un pareil sujet , où l'idée de la multitude est la première
qui se présente à l'esprit , une toile de trente pieds eût
été nécessaire .
-Ne pensez-vous pas , dis-je à Léonard , que le personnage
principal devrait être autrement conçu ? Si je
me représente un enthousiaste au milieu d'une foule de
peuple à laquelle il débite des choses tellement étranges ,
qu'il va se faire lapider , certes , son geste , son regard,
son action seront bien autrement animés ; je ne songerai
pas à draper son vêtement comme celui d'un pontife
dans unjour de fète , et l'espèce de désordre que je
croirai devoir y introduire , ne nuira pas à la noblesse
de mon héros chrétien .
Il y a quelque chose de vrai dans cette réflexion ,
reprit-il ; ce qui n'empèche pas que cette grande composition
, admirable surtout par la variété des figures ,
par la disposition des groupes et par l'énergie du pinceau
, ne se soutienne à côté des plus beaux tableaux
de l'école italienne. >>>
Je me serais obstiné à trouver que le tableau du
Départ du Roi au 20 mars , était fort au-dessous de la
réputation de son auteur , si mon ami le connaisseur
n'eût redressé mes idées à certains égards . « L'expression
, me dit-il , est la première partie de l'art ; vous
le croyez ainsi que moi: comment donc ne voyezvous
pas que , sous ce rapport du moins , ce tableau
est irréprochable ? ..
Dans cette scène
de nuit , peinte avec des couleurs sombres , appliquezvous
à déméler les objets , et voyez de combien de
détails cette composition s'enrichit. La figure de ce
fidèle serviteur qui porte le flambeau , n'est-elle pas un
chef-d'oeuvre ? Par quel art cette foule , sur l'escalier
se détache-t- elle en groupes distincts , où l'expression
de la douleur et du respect se varie sous mille formes
différentes ? Plus on examine ce tableau , plus on doit
se convaincre qu'il ne pouvait sortir que du pinceau
célèbre auquel nous sommes redevables de la Bataille
d'Aboukir , de la Peste de Jaffa ,et de Charles- Quint à
Saint-Denis.n
326 MERCURE DE FRANCE .
C'est dans l'ouvrage d'un de nos écrivains les plus
distingués , dans l'Itinéraire de Paris à Jérusalem ,
que M. Rouget a pris l'idée de son tableau des derniers
momens de saint Louis . L'ensemble de cette composition
est d'un bel effet ; l'ordonnance en est sage , la
couleur vraie , les figures bien senties , et pourtant je
ne suis pas aussi fortement ému que je devrais l'être de
la scène imposante que j'ai sous les yeux. - Voulezvous
en savoir la raison , c'est que cette belle composition
n'est pas conçue d'une manière assez dramatique ;
c'est que la mort du saint Roi n'est que l'accessoire
d'une action dont la douleur de son frère Charles
d'Anjou est le véritable sujet ; c'est que les tètes , d'une
expression vraie , manquent un peu de noblesse ; que
rien n'indique précisément le lieu de la scène , et que
l'on croit voir des portraits où l'on cherche des caractères
. Que l'auteur de ce tableau soit moins timide ;
qu'il travaille d'inspiration , et l'on peut lui prédire
qu'il prendra sa place parmi les maîtres .
Nous n'avons eu qu'un avis sur la Clorinde de
M. Mauzaise : ce tableau annoncerait plus de talent
que de verve , plus de goût que d'imagination , si l'auteur
de l'Arabe et son Coursier n'avait pris soin de répondre
d'avance à cette critique. Sa Clorinde plaît
beaucoup et n'émeut que faiblement. Il s'est proposé
une action , et il en a peint une autre. Le livret condamne
le tableau dont le sujet se trouve indiqué dans
ce passage du Tasse : « Une joie soudaine a ranimé
Clorinde ; elle sourit et semble dire : Le ciel s'ouvre et
je m'en vais en paix. » Rien de tout cela dans la peinture
qui nous est offerte . Clorinde n'est pas mourante ; elle
est morte depuis quinze jours au moins , et Tancrède ne
baptise qu'un cadavre : que le sourire est loin de ses
lèvres flétries ! et combien j'en veux à M. Mauzaise
d'avoir fermé ces yeux dont les derniers regards devaient
dire , en s'élevant , de son amant vers le ciel :
Il est ouvert , et je m'en vais en paix. Le sang coule
d'une manière peu naturelle sur la tunique blanche de
Clorinde ; elle paraît avoir été déshabillée avec beaucoup
de précaution , et les pièces de son armure sont
placées près d'elle dans un ordre qui fait honneur au
sang-froid de son amant.
ΜΑΙ 1817 . 527
Les accessoires , dans ce tableau , sont peints avec
nn soin extrême ; l'imitation ne peut aller plus loin ;
tout ce qui est en fer est à toucher .
Après la Clytemnestre de M. Guérin , je ne vois pas
an salon de composition plus simple et plus dramatique
à la fois que celle du Lévite d'Ephraïm de
M. Couder ; et quand on sait qu'un pareil tableau
est l'ouvrage d'un jeune homme qui débute dans la
carrière , on a besoin d'avoir auprès de soi un artiste
aussi éclairé que celui qui m'accompagne , pour ne
pas donner à l'éloge le caractère de l'exagération .
Voici d'après quelles observations il tempéra les louanges
que je donnais à ce tableau :
<<L'attitude de la femme est vraie , expressive ; sa
tête est noble , et l'excès de la douleur n'en altère pas
la beauté ; le corps est bien tombé , mais la position
des bras est fausse ; le manteau est jeté hardiment , les
plis en sont larges et bien rendus ; mais la tunique est
moins heureusement drapée . On veut toujours dessiner
le nu sous le vêtement qui le cache ; pour paraitre
savant , on cesse d'ètre vrai : c'est une sorte de
pédantisme qu'il faut éviter , quoiqu'un de nos premiers
artistes en donne quelquefois l'exemple.
P'oeil
« L'effet général du tableaumanque de justesse ; l'idée
du matin n'est pas rendue ; la lumière doit être diffuse
sans dégradation sensible. Il est vrai que les peintres
n'y regardent pas toujours de si près ; on veut attirer
sur la partie qu'on a soignée davantage , et l'on
suppose qu'il faut l'éclairer plus que le reste. Je n'en
conclus pas moins . ajouta-t-il , que le Lévite d'Ephraim
est un tableau remarquable , et que son jeune auteur
a surpassé de beaucoup les espérances qu'il avait données
au concours de 1815. »
« Il y a dans ce tableau d'Armide de M. Ansiaux (c'est
toujours mon ami qui parle ), une couleur brillante qui
ne sent pas la palette ; l'espèce d'afféterie qui se mele à
la grâce de l'enchanteresse est justifiée par le sujet ; mais
je voudrais bien savoir comment un opticien m'expliquerait
les reflets bizarres du miroir que tient Armide ;
je voudrais savoir aussi comment une pareille scène
se passe dans un aussi triste paysage : point d'autres
fleurs dans ces lieux enchantés que deux ou trois misé
328 MERCURE DE FRANCE.
rables paquerrettes !! Le mérite de cette agréable composition
est tout entier dans le groupe des deux figures
principales. Cette Armide est charmante ; il y a dans
son sourire quelque chose de diabolique que j'aime
assez .... ))
Il n'existe , dans les Annales des Arts , qu'un seul
exemple de trois générations d'hommes également célèbres
dans la même profession , et c'est dans la famille
des Vernet qu'il se trouve : Horace , le plus jeune artiste
de ce nom célèbre , déjà connu par une foule de
productions pleines d'esprit , vient de prendre rang
parmi les peintres d'histoire : sa Bataille de Tolosa est
une de ces compositions hardies qui décèlent , dans son
auteur , une richesse d'imagination que l'on admire
jusque dans ses écarts. Je veux bien convenir avec
mon censeur obligé , que cet admirable cheval blanc
tient trop de place dans le tableau ; que le personnage
principal ( Don Sanche , roi de Navarre ) , pourrait être
plus noble; que le coup qu'il va porter ne blessera
personne ; que les armures pourrraient être mieux imitées
; et que ces reflets blanchâtres sur les cuirasses ne
sont pas d'un bon effet; mais quelle figure plus expressive
que celle de ce Rodrigue , archevêque de Tolède !
quelle pieuse audace dans le mouvement de ce portecroix
qui s'avance au milieu de la mélée pour planter
cette enseigne de la foi ! Où l'auteur a-t-il vu ces guerriers
maures dont chaque figure est un portrait ? Comment
a- t-il deviné ces expressions contrastées du fanatisme
aveugle et du dévouement religieux , ces angoisses
de la mort , ces efforts du désespoir et de la
rage , tous ces secrets des batailles que le souvenir
peut seul révéler au génie ? Voilà les questions qu'on se
fait en présence d'un tableau qu'on ne peut cependant
comparer , pour la perfection , à un autre du même
auteur et de moindre dimension dont j'aurai occasion
de parler ailleurs .
L'AMATEUR.
ΜΑΙ 1817 . 329
ANNALES DRAMATIQUES .
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE .
Représentation au bénéfice de Lainé.
ww
Le public commence à se lasser des représentations à bénéfice.
Elles se sont succédées cet hiver avec une rapidité qui leur ôte
beaucoup de leur attrait. Le concours des acteurs des trois grands
théâtresn'est plus un événement, depuis que ces Messieurs se réunissent,
tous les quinze jours, soit à l'Opéra , soit aux Français , soit
à Feydeau. Lainé a appris àses dépens combien l'on est rassasié
de ces représentations solennelles. Ily avaitfortpeu de monde à la
sienne ; et la recette qui aurait pu s'élever jusqu'à 30 mille fr . ,
en a produit tout au plus 6mille. Il faut hien avouer aussi que
nom de Lainé est déjà presque effacé, sinon des Annales dramatiques
, au moins du souvenir des spectateurs. La génération
actuelle ne l'a vu qu'à son déclin. Trajan est le dernier rôle où
il se soit montré avec quelque éclat ; et , depuis trois ans qu'il
a quitté Paris , on l'a totalement oublié. Tel est le sort des
acleurs ; ils survivent presque toujours à leur gloire : il n'y a
riende durable dans leur art; et les effets qu'il produit sont
aussi passagers que les succès qu'il procure.
Je
Lainé a voulu adresser en personne ses adieux au public ; il
a paru dans le second acte d'Arvire et d'Evelina , opéra où il
a joué , dit-on , autrefois le rôle d'Irvin avec beaucoup d'âme
et de feu. Un enrouement subit ne lui a pas permis de faire
même soupçonner ce qu'il y avait été. Le parterre lui a su gré
néanmoins de ses efforts impuissans ; on l'a applaudi pour le
plaisir qu'il a donné à nos pères.
Le deuxième acte d'Arvire a été suivi de l'Heureuse Erreur ,
petite comédie de Patrat , à laquelle Fleury et mademoiselle
Mars ont bienvoulu préter le charme de leur talent. Cette
Heureuse Erreur est assez peu vraisemblable. Pour contraindre
une comtesse , qui a juré haine aux hommes , à voir l'époux qu'on
lui destine , on lui persuade qu'il n'est autre qu'une femme déguisée
qui veut lui tourner la tête pour se moquer d'elle ensuite.
Le pauvre amant , qui n'est pas dans le secret , se confond
en protestations d'amour que la comtesse , grâce à l'heureuse
erreur où elle se trouve , reçoit d'une façon tout-à-fait
plaisante. Firmin a joué l'Homme- Femme avec une chaleur et
une énergie qui auraient dû révéler son sexe à la comtesse.
Il a su tempérer , par une grande décence , ce que son rôle avait
de trop leste. Nous doutons qu'Armand s'en fût aussi bien
acquitté.
Leplus puissant attrait de cette représentation était le Déserteur,
joué par Derivis. Il a dit et chanté ce rôle comme on ne
530 MERCURE DE FRANCE .
lefait plus depuis long-temps à Feydeau; mais il était si mal
entouré, que l'ouvrage n'a produit en somme qu'un médiocre
effet. Apeine pouvait-on apercevoir Ponchard-Montauciel sur
cettevasie scène, et entendre la voix de madame Joli qui n'arrivaitpas
jusqu'au premier violon. Juillet ils nous fait payer
tous les jours le plaisir que son père nous a long-temps procuré.
Madame Paul Michu a seule mérité de justes applaudissemens
, dans le rôle de Louise.
Baptiste cadet s'était chargé, par complaisance , du rôle du
Grand-Cousin; il ya donné un caractère de niaiserie naturelle
et originale auquel Lesage ne nous a pas accoutumés. Tous les
malheurs tombent à la fois sur ce pauvre Lesage ; pendant qu'on
Je parodie à la barrière du Mont-Parnasse , on joue ses roles à
P'Opéra. Mais
Atout événement Lesage est préparé.
L'opéra qui depuis quelque temps ne nous a donné que de
jolies bluettes , se dispose à reprendre son ancienne dignité et
son premier éclat. On y prépare en ce moment la reprise de
Fernand Cortez. L'ouvrage est, à ce qu'on assure , entièrement
refondu , et , au sujet prés , peut être considéré comme une
nouveauté. On a encore ajouté à la pompe des décorations et à
lamagnificence du spectacle : quatorze chevaux paraîtront sur
la scène ; cette cavalerie n'est point ici un luxe inutile. On sait
quel avantage elle donna aux conquérans du Nouveau-Monde;
le nom des chevaux qui prirent part à cette expédition n'aurait
pas moins mérité d'etre conservé que celui des hommes.
c'est un acte de justice auquel les Arabes ou les Anglais n'auraient
point manqué.
AMI
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Un journalhebdomadaire est privé d'undes plus grands attraits
qu'offrent les journaux quotidiens. Il faut qu'il renonce àdonperdes
nouvelles , ou qu'il donne pour des nouvelles ce que tout le
monde sait déja; c'est-à-dire , qu'il choisisse entre des lacunes
et des redites. Nous nous sommes demandé s'il n'y aurait point
quelque compensation possible de ce défaut , et nous avons eru
entrouver une. Des traits épars , en excitant l'attention , la
divisent. Comme ils se présentent un à un , apercevoir leur liaison
est une sorte de travail. Et qui voudrait se faire un travail
de la lecture des journaux ? Or , c'est dans la liaison et l'ensemble
des détails , que la vérité se trouve. Un résumé précis et
substantiel nous paraît devoir atteindre ce but. Au moins on
économisera le temps, et nous sommes au siècle des économies.
ΜΑΪ 1817 . 33r
Du 1er au 15 mai.
Récoltes , Finances .- La pluie et le beau temps ne
sontplus un sujet d'entretiens frivoles ; tous les intérets
y sont renfermés . Une pluie abondante a ranimé l'espérance
des cultivateurs. Bordeaux , qui tremblait pour
ses vignes , est dans la joie. La température change sur
tous les points.
Jamais changement ne fut plus nécessaire. Une terreurpanique
s'était déjà emparée des esprits . Toute l'Allemagne
ne rêvait que de peste. Dans le Midi , on lui
assignait pour siège la Lombardie ; en Prusse, Varsovie ;
à Varsovie , Dantzick et Berlin. Il paraît que les spéculateurs
n'étaient pas étrangers à ces bruits ; mais , en
dépit d'eux , le prix des grains a baissé.
L'épidémie est reléguée à Tabago où elle a déjà emporté
le dixième de la population.
Ilne faut cependant point s'abuser.Vainqueurs et vaincus,
nous expions tous la guerre. Le pain vaut, en Angleterre
, trente-six sous de France les quatre livres , et
la livre anglaise est de deux onces moindre que la nôtre.
La taxe des pauvres , l'entretien des hôpitaux et des
maisons de travail s'élèvent à 336 millions de notre
monnaie. Le cri général est réformes , économies , et
l'on s'en occupe beaucoup , du moins s'il en faut juger
par les protestations et les promesses des ministres.
Améliorations politiques , Constitutions nouvelles .
L'opinion demande de toutes parts aux rois de l'Europe
ce que le notre nous avait spontanément accordé. Une
constitution se prépare pour la Prusse . Bade , la Bavière ,
le duché du Holstein, attendent un pareil bienfait . Les
Isles Ioniennes , sous l'influence anglaise, reçoivent une
organisation libérale. Quelques nuages se sont élevés
dans le Wurtemberg ; mais la sagesse et la modération
du roi les auront bientôt dissipés . Un comité conciliateur
s'occupe de ce grand arbitrage , et toute conciliation
est facile sous un roi qui veut le bien.
Il arrive au Wurtemberg ce qui doit arriver à deux
peuples réunis en un par la volonté des cabinets . Je
552 MERCURE DE FRANCE.
veux croire que l'argent entre pour quelque chose dans
les résistances des anciens Etats ; mais la diversité des
croyances entre pour beaucoup dans les répugnances
des peuples . Si les princes , quand ils ont établi une
religion dominante , avaient réfléchi aux obstacles
qu'elle mettrait à leur agrandissement , ils seraient devenus
tolérans par ambition .
Une affaire de la même nature s'agite enAngleterre.
C'est l'éternelle question de l'émancipation des catholiques
, question toute résolue par les lois de la morale,
qui ne sont pas toujours celles de la politique. Les adversaires
des catholiques leur opposent la constitution ,
et s'écrient que tout est perdu s'ils n'ont pas des ilotes ;
c'est qu'on a de la peine à passer de la domination à
l'égalité. M. Grattam , à la chambre des communes , et
lord comte de Donoughmore , à la chambre des pairs ,
ont soutenu les droits de l'Irlande ; les ministres euxmêmes
ont parlé dans ce sens . Toutes les difficultés semblaient
applanies. Le souverain pontife , qui connaît si
bien tout ce que la religion gagne de pouvoir à se
montrer indulgente , avait fait de grandes concessions.
Le veto absolu sur les élections des évêques , dévolu au
prince , repoussait victorieusement de chimériques terreurs.
Ces terreurs ou plutôt les animosités nationales
ont prévalu. Les communes ont rejeté les bills. On ne
remarquera pas sans étonnement l'ardeur que les deux
universités du royaume ont mise à combattre la tolérance.
Colonies.- Toute action appelle une réaction. Les
noirs , opprimés par les blancs , les oppriment à leur
tour ; les colons , asservis par la métropole , viennent
insulter la métropole à l'entrée de ses ports .
Le monde a les yeux tournés vers les insurgés de
l'Amérique espagnole. S'il en faut croire un journal de
Baltimore , en date du 26 mars , Bolivar , déjà maître
de Barcelone , presse Cumana. On assure que ses lieutenans
Piar et Cédeno occupent la Guiane. L'escadre
de l'amiral Bryon a fait plusieurs prises. Les insurgés ,
maîtres de Pensacola , expédient , sur ce point, le butin
de leurs croiseurs , auparavant dirigé sur le Cap- Français
. Un bruit se répand que l'Espagne accorde aux insurgés
lepardon, les officiers exceptés; exception qui pour
ΜΑΙ 1817, 553
rait détruire l'effet de la mesure. Quoi qu'il en soit , leur
attitude est moins suppliante qu'hostile . Le commodore
Taylor, mouillant devant le Moro, afait sommer le gouverneur
de rendre les prisonniers qu'il avait en son pouvoir;
et, sur son refus , il l'a menacéde faire pendre aux
vergues de ses vaisseaux un égal nombre d'Espagnols.
Il faut gémir sur toutes les atrocités que les haines politiques
enfantent , et qu'un pen de modération aurait
épargnées.
Les insurgés de Montevidéo paraissent avoir trouvé
dans le roi du Brésil un protecteur plutôt qu'un ennemi.
La proclamation du capitaine-général , Carl. Frédéric
Lecor, datée du 22 janvier 1817 , ne laisse plus de doutes
à cet égard. Cette proclamation est d'un négociateur
habile. Elle ne parle que de paix , de sûreté , de liberté,
de commerce ; elle appelle tous les partis à l'union : de
tels moyens manquent rarement leur effet.
La tranquillité de la Jamaïque s'est vue un moment
compromise. Christophe , Pétion , les insurgés espagnols
excitaient sourdement les noirs . Avec de tels voisins ,
une colonie n'est guère en sûreté. Les colons ont usé
de rigueur. Beaucoup de nègres ont été mis à mort. On a
embarqué des régimens de noirs. Un chefdes insurgés ,
Montilla, qui se trouvait à Kingston , a reçu l'ordre de
partir dans les vingt-quatre heures .
Relations politiques et commerciales . En occupant
une partie de l'Amérique espagnole insurgée, la cour de
Rio-Janeiro adû s'attendre à une rupture avecl'Espagne.
Il faut croire qu'elle aura mieux aimé s'arrondir dans le
Nouveau-Monde , que de conserver un pied à terre
dans l'Ancien . L'Espagne a sous sa main le dédommal
gement; et s'il était possible que l'échange se fit à
P'amiable , les deux parties y gagneraient peut-être. En
attendant , les ordres sont donnés à Madrid pour le départ
de douze régimens d'infanterie et de quelques régimens
de cavalerie , destinés à l'invasion. Quel parti
prendra l'Angleterre? Engagée par un traité avec la
cour de Rio-Janéiro à garantir l'intégrité du Portugal ,
choisie par l'Espagne pour médiatrice entre elle et ses
colonies , elle ne peut prendre un parti sans paraitre
1
334 MERCURE DE FRANCE .
manquer à l'un de ses traités ; et si elle n'en prend aucun ,
elle s'expose à manquer aux deux .
Des symptômes de guerre paraîtraient vouloir se manifester
à l'autre extrémité de l'Europe . Mais de pareils
symptômes sont quelquefois équivoques. Il est possible
queles armemens de la Turquie ne menacent que des
pachas rebelles , et le changement de ministère dans
les Etats gouvernés despotiquement, ne signifie biensouvent
que les dégoûts d'une favorite. A cela près , la politique
est à la paix , parce que la paix est le besoin de
tous.
Mais le plus sûr indice de paix , ce sont les efforts
unanimes de tous les souverains vers le perfectionnement
de l'espèce humaine . On doit compter les institutions
de Bell et de Lancaster au nombre des meilleurs
instrumens de civilisation. Ces institutions sont partout
adoptées. Le comte de Woronzof prend des mesures
pour les établir en France parmi ses soldats . Le conseil
de Genève a voté pour elles une dépense de 10,000 fr.
L'Allemagne , l'Espagne , les appellent , et un prince
polonais (Jablonowski ) n'a pas dédaigné de se mettre ,
àParis , sur les bancs , pour les transporter avec plus de
succès dans sa patrie.
Peut-être est-il à désirer que le commerce principal et
peut-être unique source des guerres dans ce siecle industrieux,
reçoive enfin une institution générale et uniforme,
Onn'entendparler que de prohibitions . La Suède ferme
ses ports au café; le Portugal ferme les siens aux soieries;
la Prusse voit de plus haut ; elle vient de proscrire tout
système prohibitif.
Au milieu de cette confusion de systèmes , l'Angleterre
marche constamment vers son but. Un refus
éprouvé par son ambassadeur n'a point rompu ses relations
avec la Chine. Un nouveau traite conclu par cette
puissance avec la Sicile , réduit , de dix pour cent , les
droits de douane réglés par le tarifdu premier janvier
1816 , et ce privilége s'étend aux Isles Ioniennes .
Conspirations, Procès marquans.-Deux conspirations
occ pent les esprits , celle de Lasci en Espagne ; celle
de Randon en France , si toutefois on peut donner à
cette dernière un nom qui , dans la pensée des hommes,
ΜΑΙ 1817 .. 335
ne se présente jamais qu'avec quelques images de force,
et de grandeur.
Le général Lasci était à Barcelone sous la surveillance
des autorités de la place. Depuis quelques jours , il
avait obtenu du capitaine-général la permission de se
rendre aux bains de Caldos . Sa conduite peu mesurée,
força le capitaine-général de le rappeler à Barcelone.
Mais Lasci n'abandonna point son projet. Il avait choisi,
pour l'exécution , la soirée du vendredi-saint . C'était le
temps le plus favorable à une entreprise de ce genre.
Les personnes les plus distingudes assistaient à la procession
des nobles ; le peuple remplissait les rues. On
devait proclamer Lasci capitaine-général ; le cri de
ralliement était : Vive la Constitution et le Roi s'il la
signe ! Lasci est pris et condamné. Son complot n'a pas
eu plus de succès que ceux de Mina , de Porlier , de
Rénovalès , L'Aragon et l'Andalousie sont calmes. Milans,
complice de Lasci , est en fuite. On intercède en faveur
de ce dernier.
Quant à Randon , c'est un officier des douanes qui avait
suivi Bonaparte à l'ile d'Elbe . On l'accuse d'avoir tramé
le renversement du gouvernement légitime . Randon,
adopte un système singulier de défense ; il se dit chargé
d'une mission par un commissaire de police; il cite des engagemens
signés , des sommes reçues Mais son système,
parait en défaut sur plusieurs points . La procédure ne
fait que de commencer ; la maladie subite de l'un desi
juges en a retardé le cours . Nous avons remarqué , dans
le discours de M. l'avocat-général , des passages pleins
de sagesse et d'une véritable éloquence.-Deux bommes
ont été mis enjugement et condamnés , l'un à Paris ,
l'autre à Ronen , pour avoir fait périr leurs femmes .
Un troisième vient d'ètre arrêté pour un crime semblable.-
Nous devons à sir Mackintosh un trait sublime
d'éloquence et d'humanité. Une pauvre femme, dont le
mari venait d'ètre pendu , fut arrctée et jugće quelques
heures après , pour avoir voulu favoriser son évasion .
Elle allaitait son enfant : sir Mackintosh reclama les droits
du malheur , et sa réclamation ne fut pas vaine . Voici
un passage de son discours : « Le récit de cette affaire
<<ne frappera pas seulement nos oreilles ; il retentira
356 MERCURE DE FRANCE .
« dans les pays étrangers; il sera entendu avec une
<<joie maligne par ceux qui nous regardent d'un oeil en-
« vieux , et avec peine et surprise par les amis éclairés
<< de nos institutions. Il importe de prouver qu'une telle
<< violation de l'humanité n'a pas été vue froidement par
« la chambre. Je demande qu'il soit remis sur le bu-
« reau la date du jugement de Ryan, du rapport du
« recorder , du mandat d'exécution , de cette exécu-
« tion , et du jugement de cette femme. >>>
Les procès enfantent les procès. Celui de l'abbé Foere
a donné lieu à celui de Stenevotte , rédacteur du Vrai
Libéral. Le journaliste avait désigné les juges à l'animadversion
publique. Il a été condamné à trois mois
d'emprisonnement et à 500 flor. d'amende . Le considérant
de l'arrêt est remarquable : « La liberté de la
<< presse , y est- il dit , donne à tout citoyen le pouvoir
<< de critiquer les actes du gouvernement et de l'auto-
<< rité judiciaire ; mais des observations en ce sens doi-
« vent consister en raisonnemens et en démonstrations . >>>
Il paraît que le Vrai Libéral n'est pas quitte : un nouveau
procès vient de lui être intenté à la requête de
l'ambassadeur d'Espagne .
Nouvellesdiverses. L'infant D. Antonio est mort d'une
pulmonie putride ; la maladie avait commencé par de
longs vomissemens .
Le prince héréditaire de Bade est mort des suites de
la dentition.
L'infant D. Vincent est à Paris sous le nom du comte
de Muratella .
Vienne , embelli par les préparatifs des noces de l'archiduchesse
Léopoldine , l'est aussi par la présence de
la princesse de Galles . Cette princesse aime à se montrer
en public sous les costumes les plus gracieux et les
plus variés .
On présume que le duc de Wellington ne tardera
pas à se rendre à Paris .
Une année a suffi pour repeupler le salon des arts ,
dont la splendeur sera bien cette fois toute nationale .
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE、
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 24 MAI 1817 .
LITTÉRATURE .
POÉSIE .
minii
ÉLOGE DE LA POMME DE TERRE ,
Dédié à la Société royale et centrale d'Agriculture.
<<Bienfaisante Cérès , dont les heureuses mains
«Au joug des saintes lois soumirent les humains ,
«Trop souvent nos besoins, surpassant tes largesses ,
Trahissent notre espoir et tes nobles promesses.
* Les globules glacés , les fougueux aquilons
« Brisant les doux épis dans tes plus chers vallons ,
« Y laissent trop souvent cette déesse horrible ,
« Du crime et de la mort , mère sombre et terrible.
« O puissante Cérès ! écoute nos accens :
« Accorde à nos besoins des bienfaits plus constans ,
« Et qui , toujours versés par ta main salutaire
« Fassent bénir le ciel en nourrissant la terre. >>>
,
Ainsi l'homme , courbé devant les saints antels ,
Trop long- temps de ses voeux lassa les immortels.
TOME 2 22
BRE
BETAL
338 MERCURE DE FRANCE .
Enfin Cérès , un jour, d'accord avec Cybèle ,
Fit naître dans le sol une plante nouvelle :
Sa racine choisit et puise dans les champs
Des sucs qu'elle transforme en des sucs nourrissans ;
Et des vents et des eaux bravant les vains outrages ,
Croît et se multiplie à l'abri des orages.
Plante cosmopolite , à travers les frimats ,
Elle va de ses biens doter tous les climats ,
Et , sans lasser le boeuf sous la lourde charrue ,
Enrichir et parer le sol qui l'a reçue .
Venez , jeunes pasteurs , venez : qu'un fer prudent
Cueille pour vos troupeaux ce feuillage abondant ;
Et le lait pur qu'lo chaque jour vous présente ,
Coulera plus épais dans la coupe écumante.
Mais les temps sont venus où le sol envieux ,
Doit vous céder les fruits qu'il cachait à vos yeux.
Fouillez donc vos guérets ; cette plante féconde
Enfouit ses trésors dans la terre profonde .
Vainement ils voudraient éviter vos regards ,
Et déjà sous leur poids j'entends gémir vos chars.
Dans mon riant foyer, sous la cendre brûlante ,
J'amollis de ce fruit la pomme appétissante ,
Et , cuite sans apprêt , fumante dans ma main ,
Sous sa cuirasse d'or , elle entr'ouvre son sein.
Dans ces banquets pompeux , où la truffe embaumée ,
Vient remplir à grands frais la perdrix parfumée ,
La pomme des guérets , par un art merveilleux ,
Eveille de Crassus l'appétit orgueilleux ,
Quand , sous ses jolis doigts , l'adroite ménagère .
Pétrit avec le sucre une pâte légère.
Mais qui pourrait compter tous les mets délicats ,
Dont la pomme de terre enrichit nos repas?
1
ΜΑΙ 1817 539
Trop long- temps méprisé , cet heureux tubercule
Nous voila trop long-temps sa brillante fécule ;
Mais le fer la déchire , et l'eau sait y chercher
Ce trésor que les Dieux y voulurent cacher...
Et devant ce bienfait qu'offre une main divine ,
L'homme voit pourjamais fuir l'affreuse famine.
O toi qui sus apprendre à tes concitoyens
A cultiver ce fruit , à jouir de ses biens
Illustre Parmentier ! ta féconde industrie
Enrichit l'univers en servant ta patrie ;
Ta plante favorite , après tes longs efforts ,
Aux tresors des épis unissant ses trésors ,
Dans nos vastes cités entretient l'abondance ,
,
Et partage avec toi notre reconnaissance.
J. P. BRÈS .
wwwww
DES ÉNIGMES .
Les anciens , comme on sait , faisaient beaucoup de cas
des énigmes , des paraboles , des oracles , des hiéroglyphes
et des problêmes. Ce n'était pas encore le temps des
charades et des logogryphes qui furent un perfectionnement
du genre. On ne s'était pas encore élevé jusqu'à la
finesse des calembourgs , quoique l'on eut déjà beaucoup
de jeux de mots , et , ce qui valait mieux , beaucoup
d'apophthegmes et de jeux d'esprit .
SuivantAristote et sa docte cabale , l'énigme est «un
discours composé de choses qui paraissent ne pas s'accorder
ensemble et que l'emploi des métaphores rend encore
plus embrouillé. »
L'énigme , à proprement parler , n'est, chez nous , que
ladéfinition d'un objet , assez clair pour être juste , assez
obscur pour exiger quelque sagacité de la part de celui
qui cherche à la deviner. Elle a pour but d'exciter la finesse
de l'esprit , et pour agrément de lui offrir l'attrait
attaché à toute découverte que l'on fait. Malgré sa futilité
22.
50 MERCURE DE FRANCE .
réelle , elle fut de tout temps en honneur. Les hiéroglyphes
et les emblêmes remontent aussi au temps où les
langues parlées ayant peu d'étendue , il fallait bien que
les signes et les allégories suppléassent par des métaphores
à ce qui manquait encore dans les vocabulaires et les
grammaires des peuples .
Chez les anciens , les princes s'envoyaientgracieusement
des énigmes à deviner , quand ils n'avaient ni assez d'or,
ni assez de soldats pour faire tuer quelques milliers d'hommes
dans ce qu'on est convenu d'appeler sans distinction
le champ d'honneur. On assure même que cette circulation
d'énigmes n'était pas un des plus insipides délassemens
de l'art de régner , et que dans plus d'un traité de
paix, on trouve encore de nos jours des logogryphes trèspropres
à fournir des prétextes de guerre : ce qui prouve
suffisamment l'importance du genre ..
Après la création du monde , qui sans doute n'est pas
une des moins remarquables énigmes , celle qui paraît la
plus ancienne est l'énigme que 1
Ce monstre à voix humaine , aigle , femme et lion ,
comme ont dit Corneille et Voltaire , le sphinx proposa
à l'infortuné OEdipe quine s'en tira qu'avec trop de succès.
D'un sens embarrassé dans des mots captienx ,
Le monstre , chaque jour , dans Thèbe épouvantée ,
Proposait une énigme avce art concertée (1 ) .
Cette énigme fameuse , la voici : « Quel est l'animal qui ,
le matin , marche sur quatre pieds ; vers le milieu du
jour , à deux ; et le soir , à trois ? » (2) Peut- être
Je n'aurais point percé les ténèbres frivoles ,
D'un vrai sens déguisé sous d'obscures paroles (3) .
mais OEdipe perça ces ténèbres , il dit le mot de l'énigme,
et Dieu sait ce qui en advint. Heureusement les sphinx
de nos jours sont moins dangereux , et nos OEdipes courent
bien moins de risques que le fils de Jocaste et de
Laïus .
S'il fallait bien sept jours pour la deviner , valait- elle
(1) Voltaire : OEdipe , act. rer . , Sc. Ire.
(2) L'homme.
(3) OEdipe, act. 2 , sc. 3.
ΜΑΙ 1817. 340
réellement trente robes , et sur-tout devait-elle occasionner
la mort de trente hommes , cette énigme que Samson
(4) proposait aux Philistins : « De celui qui mangeait
est sortie la viande ; du fort est sortie la douceur ? » Samson
avait tué un lion ; et , deux jours après , il trouva
dans sa gueule un rayon de miel que les abeillesy avaient
déposé.
On connait cette énigme qui se trouve parmi les nombreuses
rêveries publiées sur Homère, Le prince des poëtes
demanda à de malheureux pêcheurs qui se reposaient sur
lebord de l'eau : « Avez- vous fait une bonne capture ? -
Nous avons , répondirent ces pauvres diables ,jeté ce que
nous avons pris , et nous emportons ce que nous n'avons
pu prendre. » Le génie du chantre d'Achille et d'Ulysse,
échoua complètement ; il ne put comprendre que ces gens
s'étaient amusés , pendant que leurs filets séchaient , à se
débarrasser d'une partie de ces insectes incommodes qui
sont l'apanage de l'indigence et de la malpropreté. On va
mêmejusqu'à dire qu'Homère mourut de dépit de n'avoir
pu être l'OEdipe de ces nouveaux sphinx.
La reine de Saba aussi faisait pour le galant Salomon
des énigmes qui sans doute avaient par fois quelque ressemblance
avec les charades de la comtesse deLignolles..
On cite quelques-unes des énigmes que composait Esope
non moius connu par la biographie tabuleuse du moine,
Planudes que parles Fables plus ou moins authentiques
publiées sous son nom .
L'énigine que présente OEdipe lui-même dans la tragédie
de Sénèque n'est pas moins remarquable que celle
qui lui avait été proposée par le sphinx : « Je suis , dit le
fils- époux de Jocaste , je suis le gendre de mon aïeul , le
rivat de mon père , le frère et le père de mes enfans ; et
la grand -mère , dans un seul enfantement , a donné à
sonmari des enfans qui sont les petits- fils de leur mère. »
Quoi qu'il en soit des paroles des sages et de leurs énigmes
, comme dit Salomon (5) , de toutes les énigmes ,
suivant Thalès de Milet , la plus ancienne est Dicu , la
plus étonnante est le Monde , et la plus commune est
cette Espérance qui , d'après un sage , est le songe d'un
(4) Bible : Juges , chap. 114.
(5) Verba sapientum et ænigmata eorum. Prov. , ch. 1 , v. 6.
1
342 MERCURE DE FRANCE .
homme éveillé (6). L'énigme tant de fois répétée des Jours
etdes Nuits est de Cléoboze dont parle Diogènede Laerte .
Virgile aussi ne dédaigne pas de faire proposer des énigmes
par les bergers de ses églogues : « Dans quel lieu ,
dit Damète , le ciel n'a - t - il que trois brasses d'étendue.
» (7).
Cicéron , le père de la patrie et de l'éloquence chez
les Romains , tout étonné qu'il était que son adversaire
trouvât quelque chose d'énigmatique ou d'inintelligible ,
après avoir reçu de Verrès un sphinx en cadeau; Cicéron
dit, en parlant de l'histoire : « c'est le témoin des temps,
la lumière de la vérité , la vie de la mémoire , le guide de
la vie et la messagère de l'antiquité . » Ce serait assurémentune
belle énigme ,'s'il n'en avait pas lui - même
donné le mot.
Varron (8) en donne une sur le dieu Terme ; Ausone
en a mis quelques-unes-en vers . On trouve à la suite du
Phèdre latin de Plantin (9), un recueil de trente - neuf
énigmes en vers grecs , traduits en regard en vers latins ,
puis dix-huit énigmes ét problêmes tirés des poètes latins,
et les cent énigmes , également en latin , composées par
Symposius , et illustrées par les notes de Joseph Castaglione
, d'Ancone. Lilio Giraldi a fait un traité des énigmes;
Isaac Pontanus a mis en vers latins tout un livre
d'énigmes , qui lui valut une bonne épigramme. Le jésuite
Claude Ménétrier, qui n'était que par anagramme
un miracle de nature , publia , en 1694 , un traité savant
sur les énigmes . Il n'était pas le premier qui se fût occupé
de cette matière ; car, outre Giraldi , l'abbé Cotin , qui
assure qu'on l'appelait le père de l'énigme parmi les
poëtes français , avait, dès 1646 , mis un discours sur
ce petit poëme en tête de son recueil des énigmes de ce
temps ( 10) .
Nous avons eu depuis beaucoup de recueils d'énigmes:
le plus volumineux est, je crois, le Magasin énigmatique,
qui parut en 1766, à Paris , chez Duchêne , en un gros
volume de 400 pages .
(6) Aristote
Dans le fond d'un puits.
Liv. 2.
Leyde, 1598 , in-8° ,
(10) Paris, 1646, in-12 ; et Lyon, 1648 , même format.
ΜΑΙ 1817 . 343
1
Il existe à Ecouis , près Rouen , une fameuse épitaphe,
qui est elle-même une énigme assez difficile à deviner ,
et qui , ainsi que nous nous en sommes assurés , remonte
très-loin. Cette autre épitaphe d'Elia Lælia Crispis , que
l'on trouve citée dans les Pensées d'Oxenstiern , et pour
l'explication de laquelle on a eu la bonhomie de composer
plusieurs commentaires , dout un n'est rien moins
qu'in-4 . , est jusqu'à ce moment restée sous un impénétrable
voile , à travers lequel on verrait à peine , quand
on serait pourvu de ce miroir si propre à la chose , dont
parle saint Paul aux Corinthiens ( 11) .
J'aime bien mieux l'énigme qu'eut le bon esprit de
proposer à Panurge , en vers français , Grippeminaud ,
l'archiduc des Chats - fourrés. J'ai toujours été surpris
que Rivarol n'ait pas tiré de là , ainsi que ses rivaux, une
nouvelle et sérieuse preuve de l'universalité de la langue
française; mais on ne pense pas à tout , et il échappe
toujours quelque chose même aux érudits .
Depuis le réveil du sens commun et la renaissance des
lettres , nos meilleurs écrivains se sont aussi délassés par
quelques énigmes : tout le monde trouve la Puce de
Boileau ; et beaucoup d'honnêtes gens pourraient se reconnaître
dans la Tête à perruque de Voltaire. C'est à
LaMotte Houdart qu'on doit la plus jolie énigme.
voici :
J'ai vu (j'en suis témoin croyable )
Unjeune enfant , armé d'un fer vainqueur ,
Le bandeau sur les yeux, tenter l'assaut d'un coeur
Aussi peu sensible qu'aimable.
Bientôt après le front élevé dans les airs ,
L'enfant, tout fier de sa victoire ,
D'une voix triomphante en célébrait la gloire ,
Et semblait, pour témoin , vouloir tout l'univers .
Quel était cet enfant dont j'admirai l'audace ?
Cen'était pas l'Amour (12) : cela vous embarrasse.
L'énigme suivante est de Jean-Jacques Rousseau :
Enfant de l'art , enfant de la nature ,
Sans prolonger les jours , j'empèche de mourir.
Plus je suis vrai , plus je suis imposture ,
Etje deviens tropjeune à force de vieillir ( 13).
(11) Videmus nunc per speculum in ænigmate.
(12) En effet , c'est un ramoneur.
(13) C'est un portrait.
La
344 MERCURE DE FRANCE.
Nous pourrions en citer quelques autres qui sont trèsspirituelles
. Les meilleures sont de La Motte Houdart ,
qui se délassait ainsi de la composition de ses odes et de
ses tragédies .
Le savant voyageur La Condamine avouait qu'il avait
fait , durant quarante ans , une étude sérieuse de l'art
*des énigmes . En effet , cet art n'est pas à dédaigner ,
puisqu'on lit, dans l'Encyclopédie méthodique, que al'on
avu tout Paris indigné de ce qu'une énigme duMercure
se trouvait n'avoir point de mot. » La même indignation
s'est renouvelée , il y a quelques années , lorsqu'on vit
M. Lucetdonner , pour explication d'une énigme ridicule
, le mot Contruste, et ajouter à cette niaise interprétation
une gloire amphigourique , qui ne ressemblait
pas trop mal au pathos du Mascarille, et à l'emphase de la
Cathos de Moliere. Toutefois il était injuste de croire que
toute l'énigme du Contraste fut également ridicule; on lui
conseilla avec raison d'en conserver pour sa devise le vers
suivant :
Je suis le jocrisse des bêtes.
Un journal publia , dans le même temps, une lettre fort
plaisante , qui proposait à deviner une charade, et promettait
pour prix deux dindons. Je crois qu'on ne vit pas
le mot de la charade ; mais on pouvait dire à celui qui
es aurait mérités :
Le plus dindon des trois n'est pas celui qu'on pense.
En attendant que , pour faire suite à l'Encyclopédie
méthodique , à l'Encyclopédie des voyages , à l'Encyclopédie
poétique et à tant d'autres , on rassemble une Encyclopédie
des énigmes , nous rappellerons la charade
suivante qui n'y occupera pas la dernière place : Au riche
comme au pauvre mon premier est toujours cher. Quand
on a mon premier , on a aussi mon second. Mon tout est
devant tes yeux , cher lecteur : il ne s'agit que de chercher.
LOUIS DUBOIS.
ΜΑΙ 1817 . 345
ÉNIGME.
Je fus dans tous les temps , la mère des héros ,
L'amante des beaux-arts , l'âme des grands travaux ,
L'espoir du malheureux tombé dans l'esclavage ,
La terreur des tyrans et l'idole du sage .
(Par M. I. J. ROQUES de Montauban. )
wwwи
CHARADE .
Monpremier , cher lecteur , est mordant et fâcheux ;
Mondernier est adroit , subtil et dangereux :
Tu trouves mon entier , si tu le veux , sous l'onde ;
Plus aisément tu peux le trouver dans le monde.
***
www
LOGOGRIPHE.
Avec ma tête , ami , je suis vraiment futile;
Veux-tu me la couper ? pour lors je suis utile .
(Par M. F. B. , abonné. )
www
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est lotte , au masculin Lot ; celui
de la charade , Policarpe , et celui du logogriphe ,
tort, ou l'on trouve or.
546 MERCURE DE FRANCE.
PENSÉES DÉTACHÉES.
I.
Je ne publie aujourd'hui que des morceaux détachés.
L'idée m'en est venue en lisant l'ouvrage d'un professeur
allemand , consistant en morceaux du même genre.
Il s'était décidé à adopter ce mode d'écrire par une raison
assez bizarre. Il gardait constamment près de lui deux
lévriers dont il avait promis à un ami mourant de ne se
défaire sous aucun prétexte. Fidèle à sa parole , il les
renfermait toujours, en sortant, dans son cabinet d'étude,
sanctuaire où nul profane ne pénétrait ; mais comme ils
s'ennuyaient probablement de leur captivité , ils se vengeaient
de leur ennui sur les manuscrits de leur maître.
Ils sautaient sur les tables où ces manuscrits étaient
épars , les jetaient à terre , les traînaient dans la chambre
, en arrachaient des lambeaux , et en déchiraient
des pages entières . Quand le moment de l'impression
était arrivé, ces malheureux manuscrits se trouvaient
tout défigurés . Tantôt une lacune rendait la série des idées
impossible à suivre ; tantôt ce que l'auteur était forcé
d'ajouter à la hâte , nè s'accordait point avec ce qu'il
avait écrit à loisir; une autre fois l'expression que la
dent des lévriers avait supprimée , ne se représentait
plus , et devait être remplacée tant bien que mal. Aussi,
lorsque les amis de l'auteur rencontraient , dans ses
ΜΑΙ 1817 . 547
ouvrages, quelque proposition mal démontrée ou obscure,
s'apercevaient de quelque omission, étaient choqués
par quelque incohérence , ils s'écriaient : Les lévriers
ont passé par là.
II.
En prêtant l'oreille au retentissement de toute l'Europe
, en voyant la disposition générale de tous les individus
et de tous les peuples , que pourraient espérer
encore ceux qui marchent dans un sens opposé aux
besoins et aux voeux universels ? Ils prennent pour un
caprice momentané , pour une fantaisie passagère , ce
qui est une volonté fixe , une résolution inébranlable,
Ils pensent que la grande habileté est de louvoyer, d'attendre
, de gagner du temps. Mais , en toutes choses ,
le temps est l'auxiliaire de la raison ; et , sous ce rapport,
il est loin de prêter son secours à ceux qui repoussent
les désirs raisonnables de l'espèce humaine.
III .
Ily a des gens qui croient qu'on crée les vérités
parce qu'on les déclare , et qui s'en prennent de l'existence
de ces vérités , à ceux qui leur révèlent cette existence.
Mais ces vérités n'en existeraient pas moins , lors
même qu'on ne les aurait pas dites . Un matelot m'a raconté
qu'il était une fois sur un vaisseau avec un passager
qui avait fait souvent le même voyage. Ce passager
indiqua au capitaine un rocher caché sous l'onde. Le
capitaine ne l'écouta pas ; il insista ; le capitaine le fit
jeterà la mer. Cette mesure énergique mit fin à toutes
les remontrances , et rien n'était plus touchantque l'una
348 MERCURE DE FRANCE.
nimité qui régnait sur le navire , lorsque tout-à-coup le
vaisseau s'approcha de l'écueil , le toucha , et fut brisé.
L'on avait noyé le donneur d'avis , mais l'écueil était
resté.
IV.
L'autorité qui veut , par la force , s'emparer de l'opinion
pour la diriger , me disait un homme d'esprit, sous
Bonaparte , ressemble à Salmonée , qui voulait lancer la
foudre . Il faisait grand bruit avec son chariot d'airain ,
et grand peur au public avec ses torches enflammées.
La foudre , un beau jour , sortit de la nue et le consuma.
V.
Lorsque des vérités , qui ne sont encore qu'à la portée
du petit nombre, sont introduites sans mesure , et avec
violence , dans des institutions politiques qui doivent
reposer sur l'assentiment général , beaucoup d'hommes
qui blâment , à juste titre , cette précipitation dangereuse
, sont enclins à reporter , sur les vérités mêmes
qui en sont l'objet leur désapprobation de la forme. Cette
disposition est naturelle , mais elle est déplacée et peut
devenir funeste. C'est toujours par un faux calcul que
l'on se consacre à une mauvaise cause. Il vaut mieux
partir de la vérité qui est proclamée , fût-elle même intempestive
: et lorsqu'elle est jetée sans préparation dans
un système pratique qui ne devrait se composer que de
vérités reconnues , il faut , non s'efforcer vainement de
la faire rétrograder, car elle ne rétrograde pas , mais
l'entourer au plus vite de l'évidence qu'elle n'a pas encore
acquise , et que ne savent pas lui donner les
ΜΑΙ 1817 . 349
hommes impatiens et fougueux qui n'arrivent à elle
que par l'instinct . En se condamnant à défendre l'erreur
, on décrédite la raison et la modération même.
Ces deux choses , si précieuses , se ressentent d'être
employées en faveur de principes qui ne sont pas parfaitement
et rigoureusement vrais , et la portion de
sophisme à laquelle on les allie , rejaillit sur elles et les
affaiblit . D'ailleurs , tous les hommes éclairés ne se
mettent pas de ce côté. Il en est qui suivent les principes
à travers les agitations et les écueils. L'élite de la
nation se divise. Ce nombre , si petit , se trouve encore
partagé . Des noms également estimables servent d'égide
aux deux partis extrèmes ; à celui qui veut conserver
l'erreur , ainsi qu'à celui qui se presse trop de faire
triompher la vérité , et le désordre s'augmente et se
prolonge , par cela même que les hommes consciencieux
sont désunis sur les moyens de le réprimer.
VI.
Lorsque l'on considère d'une manière un peu générale
la marche de l'espèce humaine , on voit que dans le
mouvement progressif, tout a servi , et que les abus
d'aujourd'hui étaient les besoins d'hier. Ces abus ont
eu leur temps utile. Durant cette époque ils ont été
regardés comme d'incontestables principes , et dans un
sens relatif , ils méritaient d'être considérés comme
tels . Peut-être en est-il de même de quelques-uns des
principes qui nous paraissent incontestables. Mais cette
utilité des abus n'implique nullement la nécessité de les
rétablir quand ils s'écroulent. Tant qu'ils sont utiles ,
ils se conservent d'eux-mêmes , et quand ils tombent ,
c'est que leur utilité a cessé.
550 MERCURE DE FRANCE.
VII.
Il y a dans l'univers deux principes , la force et la raison.
Ils sont toujours en quantité inverse l'un de
l'autre. Lorsque la raison a fait un pas , il faut nécessairement
que la force recule , car la raison ne peut
reculer. Lorsque la force résiste , des luttes désastreuses
s'élèvent. Ce n'est pas la faute de la raison ,
c'est celle de la force. Il serait contre l'essence de la
raison de ne pas s'étendre , ou de retourner à ce qu'elle
a découvert n'être pas raisonnable. Mais il n'est pas
contre l'essence de la force d'être convaincue. Quelque
opposition qu'elle y apporte , elle finit toujours par
là. L'on appelle d'abord les, partisans de la raison
des séditieux , et l'on s'aperçoit enfin que ses ennemis
étaient des rebelles .
VIII .
Si l'espèce humaine suit une marche invariable ,
il faut s'y soumettre. La résignation seule épargnera
aux hommes des luttes insensées et d'affreux malheurs
. Si , de plus , après avoir reconnu la nécessité
d'une résignation générale , on découvre le genre de
résignation particulière, applicable à l'époque où l'on
vit , cette découverte vaudra la première. Les sacrifices
seront éclairés. L'on évitera les résistances vaines ,
et les exagérations superflues , et les efforts erronés ,
et les directions fausses. On saura précisément ce qui
doit être repoussé avec force , souffert avec patience ,
adouci avec adresse , amélioré avec zèle. Je parle également
pour ceux qui perdent et pour ceux qui gagnent ;
ΜΑΙ 1817 . 551
pour ceux qui craignent et pour ceux qui désirent ;
pour ceux qui vivaient des abus , et pour ceux que
les abus dévoraient. Tous ont un égal besoin d'être
instruits du sort qui les attend , et des circonstances
qui les environnent. Les lumières sont nécessaires à
tous. Vainqueurs ou vaincus , il importe aux uns et
aux autres de connaître le champ de bataille. L'ignorance
du terrain les précipiterait dans des abîmes , et
ils joindraient , aux maux inévitables de la guerre , les
calamités inutiles du hasard.
IX .
L'observateur superficiel croit voir d'invisibles opinions
dominées par des forces visibles , et ne s'aperçoit
pas que c'est à ces opinions qu'est due l'existence
de ces forces . L'habitude nous empêche d'être
surpris du miracle de l'autorité. Nous voyons le mouvement
, mais nous méconnaissons le ressort. La société
ne nous paraît qu'un grossier mécanisme. Nous
prenons le pouvoir pour une cause , tandis que ce
n'est qu'un effet , et nous croyons qu'il est possible de
se servir de l'effet contre la cause. C'est cependant aux
opinions seules que l'empire du monde a été donné.
Ce sont les opinions qui créent la force , en devenant
oudes sentimens, ou des passions , ou des enthousiames .
Elles se forment et s'élaborent dans le silence. Elles
se rencontrent et s'électrisent par le commerce des
individus . Ainsi , soutenues , complétées l'une par
l'autre , elles se précipitent bientôt avec une impétuosité
irrésistible. Jamais une idée vraie mise en circu
352
MERCURE DE FRANCE .
lation n'en a été retirée ; jamais une révolution , fondée
sur une idée vraie n'a manqué d'en établir l'empire ,
àmoins que l'idée ne fût incomplète. Alors la révolution
n'était qu'un symptôme , avant-coureur de la
véritable crise ; et elle s'est achevée , dès que l'idée
complétée , c'est -à-dire rendue plus évidente pour la
majorité des esprits , est revenue à la charge. Ce
qui trompe quelquefois sur les révolutions que produisent
les idées , c'est qu'on prend des accessoires
pour le but principal . Ainsi , par exemple , l'on croit
que la révolution d'Angleterre , en 1640 , a échoué ,
parce que la royauté a été rétablie ; mais ce n'était pas
l'idée d'une république qui avait causé la révolution ,
c'était celle de la liberté civile et religieuse. La république
était l'exagération de quelques hommes. Cette
exagération n'a pu se soutenir. L'idée dominante en
a souffert momentanément ; mais l'idée dominante,
celle d'une liberté constitutionnelle , a reparu et a
triomphé.
Les Spartiates se plaignaient de leurs ilotes; les
patriciens de Rome , des plébéiens ; les seigneurs féodaux
se plaignent de leurs serfs ; les colons , des nègres .
J'ai lu dans l'Histoire générale des Voyages , compilée
par La Harpe , la phrase suivante : « Les loups marins
<< sont des animaux tellement féroces , qu'ils se défen-
«dent quand on les attaque . >>>
B. DE CONSTANT .
ΜΑΙ 1817 .
353
A
BEAUX-ARTS.
ROYAL
RER
RO
C
SALON DE 1817 .
C'est un rude homme que mon ami Léonard ; il prétend
que pour s'entendre sur les idées , il faut commencer
par s'entendre sur les mots. Et j'ai vu le moment
où il me faisait une véritable querelle , parce que je ne
savais pas précisément la valeur du mot genre, en peinture.
« Il y a des peintres de genre (me dit-il un peu brusquement)
, ce qui signifie qu'il y a des peintres qui s'occupent
exclusivement d'un genre particulier d'imitation
: mais l'expression de tableaux de genre est vide
de sens , si elle ne s'applique pas généralement à tout
ce qui n'est pas l'histoire Si vous en restreignez la signification
, comme vous le faites , à la peinture des scènes
familières , sous quelle dénomination rangerez-vous les
tableaux de fleurs , d'animaux , les paysages et les
portraits ?
Il n'y a que deux classes dans la peinture , l'histoire
et le genre , c'est-à-dire la représentation d'objets ou
d'actions d'une nature héroïque , et l'imitation d'objets
ou d'actions pris dans la nature commune : c'est moins
par le sujet que ces deux classes se distinguent , que
par le style; et comme le costume , en peinture , en est
lapartie la plus caractéristique , le choix que l'on fait
du costume suffit quelquefois pour assigner à un tableau
la classe à laquelle il doit appartenir. Par exemple, que
dans le tableau du Testament d'Eudamidas , sans rien
changer au sujet , à l'ordonnance , à l'admirable expression
de ses figures , Poussin se fut contenté de substituer
des vétémens modernes aux costumes antiques ;
qu'il eût affublé son vieillard d'une robe de chambre et
d'une coiffe de nuit ; qu'il eût donné à son docteur et
à son magistrat , l'habit d'un médecin et d'un notaire
de nos jours ; ce tableau , où rien ne serait changé que
23
354 MERCURE DE FRANCE .
le costume , perdrait cependant son caractère historique
, et rentrerait dans cette division de la classe des
tableaux de genre que l'on nomme scènesfamilières.
Le même changement dans le costume des personnages
du tableau de la Malédiction paternelle , de
Greuse, pourrait faire d'une scène villageoise , un tableau
d'histoire.
Je ne conclus pas de cette observation , que le costume
constitue essentiellement le genre , mais que souvent
il le détermine
-Déterminez donc , lui dis-je , en lui montrant le
Joueur dépouill'e, de M. Dubost , la classe à laquelle
appartient ce tableau .
- En spécifiant l'action dans le livret , l'auteur en
fait un tableau de genre; il ne tenait qu'à lui de nous
le donner pour un tableau d'histoire , en indiquant le
sujet , en ces mots : Un archonte d'Athènes arrête son
fils par son manteau , dans le moment où ce jeune
homme se prépare à quitter la maison paternelle , avec
une jeune esclave qu'il veut épouser. Ce vague de l'acrion
qui permet de la caractériser d'une manière si différente
, est le principal défaut de cette composition , ou
l'on remarque d'ailleurs de très-belles parties ; les figures
m'eń paraissent bien étudiées , le dessin correct , la
couleur vigoureuse ; mais la composition est froide,
inçertaine , et le tableau sans beaucoup d'effet... »
,
Pendant que Léonard discourait sur ce tableau de
M. Dubost , je cherchais des yeux la Promenade à
Hyde-Parket les Préparatifs de course , où le mème
peintre se montre le rival des Vernet , dans un genre
porté par eux à la perfection ; nous passions dans la
grande galerie pour les y chercher lorsque nous nous
aperçûmes que la foule un peu moins grande, autour du
Monastère de Guisando ( 1) , nous permettait d'en approcher.
Mon ami , très -méthodique de sa nature , prétendait
que j'allais intervertir l'ordre de mes observations
, et que ce tableau appartenait au genre du paysage;
je soutins que c'était un tableau de bataille , et que dans
tous les cas il fallait profiter de l'occasion.
(1) Ce tableau vient d'être momentanément enlevé du salon ,
par une délicatesse tout à fait nationale.
ΜΑΙ 1817 . 355
Cette composition , me dit-il , est tout àfait remarquable
, comme paysage et comme sujet de bataille ;
ne vous y trompez pas cependant , ce ne sont pas les
beautés dont elle étincelle qui lui valent un aussi prodigieux
concours de spectateurs ; c'est au choix d'une
action révoltante , que l'auteur est redevable du succès
d'enthousiasme qu'il obtient. N'avez-vous pas vu pendant
cinq ou six ans la foule , à poste fixe , devant un tableau
qui représentait le supplice d'un juge écorché tout vif?
Efiacez, du tableau de M. le Jeune, ces hommes nus, que
des monstres à figure humaine égorgent de sang froid;
ces cadavres que des chiens dévorent; cette composition
n'en sera pas moins belle , et ses admirateurs seront
beaucoup moins nombreux .
-Quand la foule aura suffisamment contemplé ces
horreurs , malheureusement historiques , les connaisseurs
resteront pour admirer plus froidement ce magnifique
paysage ; ce combat si bien figuré dans son ensemble;
ces groupes distribués avec tant d'art ; ces
odieux portraits de guérillas , dont la physionomie
est si bien saisie , qu'on serait tenté de croire que l'auteur
les a dessinés pendant qu'ils l'assassinaient : et cet
arc-en-ciel si bien peint , ce signe de paix qui , dans la
nature , annonce la fin de la tempête , n'est-il pas un
emblème ingénieux dont l'auteur s'est servi pour annoncer
sa délivrance ? .... - Je ne sais pas si l'artiste
guerrier a eu , dans cette circonstance , P'intention que
vous lui prêtez peut- être un peu gratuitement ; mais
c'est par cet arc-en-ciel même où vous voyez tant de
choses,que je commencerai ma critique : d'abord d'où
vient-il cet arc- en-ciel ? ilnepleutpas : cet accident de
lumière peut exister sur un rideau de pluie très-mince ,
qui ne dérobe pas entièrement les objets placés derrière ,
mais encore doit-il les voiler d'une manière sensible .
Ce cavalier qui se défend encore , est d'une grande
vérité d'attitude , mais que fait-il d'un tronçon de sabré
dans sa main gauche ? Il ne s'en est probablement pas
servi de cette main-là? Que ne le jette-t-il pour faire
usagede sonmousqueton , qu'il tient de la main droite ?
Le groupe autour du principal personnage est bien en
action, et le mouvement du chef des Espagnols est
d'une véritéparfaite : mais comment ces deux chiens ,
:
!
:
23.
356 MERCURE DE FRANCE .
simaigres , au milieu des débris humains qu'ils dérorent,
ont-ils faitlacher prise àcet énorme vautour que
n'efiraient ni les coups de fusil, ni les cris horribles
des combattans? Est-il vraisemblable que ces misérables
guérillas qui dépouillent si complétement ces dragons
tombés dans leur embuscade , aient oublié , quelques
jours avant , de dépouiller les cuirassiers dont on voit,
dans uncoindu tableau, les squelettes revêtus d'armures
aussi propres , aussibrillantes qu'elles le seraient un jour
derevue?
L
$L
d
addd
a
P
P
Je voudrais , autant que possible , que tous les sujets ,
en peinture , s'expliquassent sans le secours d'un livret ,
ou du moins que l'action s'y trouvât tellement caractérisée
, qu'on ne pût se méprendre sur l'époque où elle
se passe , sur les personnages qui ensont l'objet. Dans
la foule des tableaux qui manquent de cette espèce de
précision , je citerai la Mort de Masaccio , du même
auteur que le Lévite d'Ephraim; cet élève qui débute
par des coups de maître , est digne de toute la sévérité
de la critique , par les grandes espérances qu'il donne ,
etpar les justes éloges qu'il mérite : j'admirais ce char-
F
mant tableau , tout en me plaignant de ce défaut de
clarté dans l'exposition du sujet....
-Le Masaccio , me dit Léonard , était un peintre
florentin qui vivait soixante ans avant Raphaël , et qui
mourut en 1443 , à l'âge de trente-huit ans. Il s'appelait
Tommaso di San - Giovanni di Valdarno , et
comme il était d'une laideur et d'une saleté remarquables ,
on l'appelait le villain Thomas ( Masaccio) . Il mourut
subitement empoisonné , dit l'histoire : je ne connais
pas de poison qui fasse mourir ainsi n'importe ; un
mensonge convenu vaut un fait. Vous avez peut-être vu
mourir quelqu'un subitement ; à coup sûr M. Couder
n'a j'amais eu ce malheur-là. Voici comment la chose
se passe en pareil cas .
Je me trouve mal , dit le peintre..... , la tête me
tourne ..... Il s'assied et s'évanouit. Ses élèves l'entourent
, déboutonnent son gilet, lui ôtent sa cravate ; on
lui fait respirer du vinaigre; on lui en frotte les tempes...
Le moine qui se trouve là s'approche du mourant:
« Mon ami , m'entendez-vous.... ?recommandez votre
ame à Dieu ; demandez-lui pardon.... cela ne sera
MAI 1817 . 357
rien ! ... » En parlant , il lui tâte le pouls , met la main
sur son coeur, et sentantqu'il ne bat plus : « C'en est fait ,
dit-il , il est mort....-Cela n'est pas possible, répondent
les élèves ...-Hélas ! cela n'est que trop vrai ,
interrompt le moine , et tous se mettent à pleurer.
Dans cette succession de mouvemens , l'artiste n'en
ayant qu'un à saisir , j'aurais pris celui où le moine prononce
, il est mort ! ... Ces mots et l'impression qu'ils
produisent sur ceux qui les entendent , peuvent se
peindre par des gestes arrétés que l'artiste doit s'attacher
à choisir ; on éprouve je ne sais quelle impatience
à voir fixer sur la toile un mouvement qui en
suppose immédiatement un autre. Sous le rapport de
l'exécution , ce tableau de M. Couder laisse peu à désirer.
- Je ne vois aucun reproche à faire à celui qui représente
un trait de la vie de Callot :
Jeme couperaiplutôt le pouce, que de rienfaire contre
l'honneur de mon prince et de ma patrie , dit l'artiste
lorrain, àun envoyé du cardinal de Richelieu , qui lui
proposait de graver la prise de Nancy; cette réponse ,
où M. Laurent a trouvé le sujet d'un tableau plein de
vérité , d'esprit et de grâce , est doublement honorable
pour les arts : j'ai remarqué plus d'un ouvrage au salon ,
dont les auteurs ne se sont pas montres aussi scrupuleux
que le graveur de Nancy.
Les deux figures du tableau de M. Laurent sont dignes
d'éloge par le naturel de la pose et l'expression, quoiqu'un
peu froide ; les objets qui décorent l'atelier sont
imités parfaitement , etle jour du châssis ne saurait étre
mieux rendu. - Sans moi vous ne vous apercevriez pas
d'un grand défaut de perspective dans le plafond de cette
chambre : il s'abaisse beaucoup trop à l'une de ses extrémités.
- Encore un hommage rendu à la peinture dans la
personne d'un des plus grands génies dont elle s'honore.
Le cardinal de Richelieu , présentant le Poussin
à Louis XIII , est un tableau remarquable par la couleur
et par la vérité de la scène ; la figure dela reine est
drapée avec goût , et celle du Poussin est un véritable
portrait. Ce tableau est un des meilleurs de ceux qui
ont été demandés par le gouvernement. L'auteur ,
358 MERCURE DE FRANCE.
M. Ansiaux , y fait preuve d'un goût plus sûr , d'une
couleur plus franche que dans son tableau d'Armide
dont j'ai déjà parlé.
C'est avant tout le but et l'intention que j'examine
dans les productions des arts : réveiller un souvenir
honorable , peindre une action interessante , offrir une
leçon utile ou une image agréable , telle est une des
conditions qu'un peintre doit au moins s'imposer en
prenant ses pinceaux. M. de Forbin en réunit plusieurs
dans son tableau d'une religieuse interrogée dans un
cachot souterrain de l'inquisition . Cette scène déchirante
(qu'on ne peut voir sans frémir à l'idée du tribunal
odieux où elle s'est renouvellée tant de fois ) est rendue
avec la plus effrayante vérité. J'admire sur-tout
ce rayon de lumière qui tombe perpendiculairement
du haut de la voûte , et qui éclaire les objets d'une
manière si pittoresque. Ce moine qui lit à cette fille
infortunée l'arrêt du saint-office , a bien tout l'impitoyable
sang-froid du ministère qu'il exerce : un caractère
de férocité plus brutale est empreint dans tous les
traits de cefamilier qui s'apprête à couvrir la victime
du terrible san benito.- Tout cela est vrai , tout cela
est bien; mais pour être tout- à-fait juste , il faut
ajouter que la figure de la religieuse manque de cette
grâce , de cette beauté idéales dont on se plaît à parer
la douleur : il faut dire que ce vilain familier qui prend
à terre le san benito de carton , a l'air de soulever un
poids de cent livres ; que la partie la plus éclairée du
pavé n'est pas , comme elle devrait l'étre , au milieu
de la colonne de lumière qui descend de la voûte ; que
cette lumière n'est pas assez sentie sur l'habit du dominicain
où elle devrait produire des reflets plus viſs ;
enfin , il faut remarquer que les figures bien esquissées
ne sont pas assez finies pour un tableau de cette dimension.
Pour louer l'auteur avec moins de restriction , attendez
son tableau de la Mort de Pline.
-Allons maintenant, avec les courtisans de Louis XIV,
voir cet autre comte de Forbin qui mène l'ours ; cet ours ,
c'estJean BartàVersailles . Toutle monde connaît l'anecdote
où M. Tardieu a trouvé le sujet de ce joli tableau.
Louis XIV veut savoir comment Jean Bart a fait pour
traverser la flotte hollandaise ; et notre brave marin ,
ΜΑΙ 1817 , 559
pour donner au monarque une idée de sa manoeuvre ,
passe à travers la foule de courtisans , au milieu desquels
il se fait jour à coups de poing. Cette action
comique est on ne peut pas mieux rendue ; l'habit
de drap d'or dont Jean Bart est embarrassé plutôt que
couvert , n'empêche pas de reconnaître le patron de
Dunkerque , et l'impression causée par la brusquerie
de ses mouvemens se peint d'une manière très-variée
sur la figure des spectateurs . Un petit page , renversé
dans la mêlée , attire surtout les regards par la grâce
de sa personne et la naïveté de son attitude. C'est un
détail fort spirituel que cette pipe cassée au milieu du
salon.
-La figure du Roi pouvait être plus noble et plus belle ;
il suffisait pour cela qu'il fût plus ressemblant. L'amiral
Forbin trouve naturellement sa place auprès du Roi
dans cette composition , et l'on sait gré à l'auteur du
rapprochement ingénieux que cette circonstance donne
occasion de faire : c'est surtout au mérite personnel
qu'on aime à tenir compte d'une gloire héréditaire. Si
c'est là de la louange , elle honore peut - être plus
celui à qui on l'adresse que celui qui la donne : il est
encore plus difficile d'ètrel'objet d'unelouange fine que
d'en être l'auteur .
Voyons maintenant cet Arioste au milieudes brigands .
Je suis déjà bien favorablement prévenu pour l'auteur
du Baptême de Clorinde.
Les brigands sont fort bien... pourdes brigands . L'auteur,
en donnant à chacune de ces figures le caractère de
férocité et de bassesse qui convient à gens de pareille
étoffe , en a fort habilement varié l'expression; j'aurais
voulu seulement qu'il y eût plus fortement indiqué
le sentiment de respect dont ils sont saisis à la vue du
grand homme dont la présence les désarme,
L'Arioste , dout la pose pourrait être un peu moins
académique , a fait trop de toilette pour se mettre en
voyage : sa poitrine , recouverte d'une espèce de cuirasse
en soje blanche , est d'une largeur démesurée , et
sa jambe droite est tendue de façon à marquer une
espèce de creux à l'endroit du genou : je ne conçois
aucun effort du jarret qui puisse produire un effet semblable;
en cherchant å se rendre compte de tout , on
360 MERCURE DE FRANCE .
peut encore se demander s'il est bien naturel que , dans
une situation aussi critique , Arioste , les deux bras
pendans , tienne ses tablettes d'une main et son crayon
de l'autre . Toutes ces crítiques de détail n'empêchent
pas que ce tableau ne soit fait pour ajouter à la réputation
de son jeune auteur.
Il y a une grande vérité d'imitation dans un petit
tableau représentant la Mort de l'abbé Edgeworth. Cette
composition est sage ; les figures , et particulièrement
celle de MADAME , sont pleines d'expression . La Naissance
de Louis XIII du même auteur ( M. Menjaud)
ne mérite pas les mêmes éloges .
M. Revoil, qu'on peut appeler le peintre de la chevalerie
, n'a rien fait dans ce genre de plus parfait que
sa Convalescence de Bayard ; composition , exécution ,
il faut tout louer , à moins qu'on ne trouve , comme
Léonard , que le dessin pourrait être plus correct , et
les trois têtes de femmes d'un fini plus précieux .
Après le tableau du Monastère de Guisando , celui
qui attire le plus constamment la foule , est la Bataille
de M. Horace Vernet , où figurent en première ligne
les lanciers polonais . On ne peut quitter ce tableau où
respire en quelque sorte la gloire nationale : chaque
groupe est un épisode du plus grand intérét. Là deux
lanciers qui meurent en s'embrassant ; plus loin , deux
autres qui s'embrassent en se félicitant d'être échappés
au carnage ; au centre de ce groupe d'officiers dont
chaque figure est évidemment un portrait , ces prisonniers
espagnols que l'on amène ; tous ces instrumens
de guerre , tous ces accessoires d'une inconcevable vérité
transportent le spectateur sur un champ de bataille
où la victoire se montre à ses yeux avec tout ce qu'elle
a de charmes et d'horreurs .
On peut croire que la nature n'a plus de secret
pour l'art quand on a vu la Salle à manger de M. Drok
ling. et l'on ne saurait donner assez d'éloge à la
manière dont il a su combiner ce double effet de
la lumière qui vient de la fenêtre du fond et de la
porte d'entrée. L'illusion , dans ce petit tableau , est
portée au plus haut point où la peinture puisse jamais
atteindre. J'en dirai presque autant des tableaux de
M. Richard représentant la Duchesse de Montmorency
e Madame de La Vallière.
ΜΑΙ 1817 . 361
La Salle du quatorzième siècle et la Chapelle du
Calvaire de M. Boutou ne permettent pas de lui comparer
les Peter Néef, les Panini , qui se sont fait une si
grande réputation dans un genre où i' les a surpassés ;
mais je voudrais voir de lui un morceau d'architecture
éclairé par un jour de face. Ce que je ne concois pas ,
c'est que cet habile peintre ne peigne pas mieux la
figure , du moins devrait- il s'abstenir d'en mettre dans
ses tableaux.
Entre plusieurs tableaux de M. Vanbrée , qui se distinguent
par une composition pleine d'esprit et de
goût , j'ai remarqué son Atelier de Vandael. L'architecture
est d'un très-beau style , et les fleurs ( on ne
saurait en faire un plus bel éloge ) sont dignes de figurer
dans l'atelier du peintre célébre qui s'est acquis dans
ce genre une si grande réputation. La grandeur du
local n'est pas en proportion , du moins à ce qu'il me
semble, avec la petitesse des figures : celles-ci n'en sont
pas moins ressemblantes , et j'ai cru remarquer parmi
les jeunes personnes qui ornent cet atelier , une dame
qui emploie son immeuse fortune à protéger les arts
qu'elle cultive elle-même avec beaucoup de succès .
Il y a du mérite dans le tableau de la Reine à la Conciergerie
par M. Lordon ; mais cette lumière est pâle
sans être mélancolique ; ces traits ne sont pas ceux de
l'auguste prisonnière ; et en regardant d'un oeil sec la
scène douloureuse qu'il nous présente , on demande
compte à l'auteur des larmes qu'on ne verse pas .
L'AMATEUR.
VARIÉTÉS.
wwww
De la Célébrité et de la Gloire .
Les hommes , pour la plupart , confondent la célébrité
avec la gloire , et caressant une erreur qui flatte
362 MERCURE DE FRANCE .
à la fois leur vanité et leur indolence , ils ressemblent ,
dans leur conduite , à ces insensés qui abandonnent le
culte du vrai Dieu pour embrasser le culte des idoles.
L'amant de la célébrité a plus d'orgueil que de grandeur
d'ame ; l'amant de la gloire a plus de grandeur
d'âme que d'orgueil. Le premier vit plus dans le présent
que dans l'avenir ; le second vit plus dans l'avenir
que dans le présent. L'un cherche des succès ; l'autre
s'applique à les mériter. Une conception facile , une
imagination vive , la noblesse de caractère , la rectitude
du jugement , le penchant à la méditation , le
courage accompagné de prudence , l'indignation contre
l'injustice , l'amour de la vertu et de la vérité , la connaissance
approfondie de tout ce qui est beau et bon ;
une défiance mesurée de ses forces ; la constance dans
le travail et dans les sentimens ; une indifférence profonde
pour les objets frivoles , et l'exaltation de l'âme ,
sont les premières qualités nécessaires pour acquérir
de la gloire . L'originalité d'esprit ou de conduite ,
l'audace de caractère , la témérité des entreprises ,
l'application à flatter ou à fronder les moeurs , les préjugés
, les travers de son siècle ; l'art de faire servir
les haines des autres à son ambition , suffisent pour
acquérir de la célébrité ; elle est toute dans les choses
d'éclat . La gloire repose plutôt sur les actions et sur
les travaux utiles que sur les faits et sur les travaux
éclatans . Charles XII et Dorat aimèrent et obtinrent
la célébrité ; le premier ne retira aucun fruit de ses
conquêtes ; les ouvrages du second ne sont plus guère
lus. Frédéric II et Racine aimèrent la gloire ; l'un a
fait d'un faible Etat une grande puissance; l'autre sera
toujours le modèle et le désespoir des poëtes .
ΜΑΙ 1817 . 363
Les empires comme les hommes peuvent être célèbres
et même redoutables sans être grands .
,
La gloire des empires consiste moins dans leur
étendue que dans leurs institutions ; la gloire militaire
, la plus imposante de toutes les gloires , n'est
pas la plus solide ; un revers la détruit. Palmyre , gouvernée
par une héroïne , contint l'Orient , soutint l'empire
romain contre ses ennemis , fit trembler la Perse ,
et tomba avec Zénobie. L'empire colossal d'Alexandre
a disparu avec ce prince. L'influence qu'un peuple
acquiert sur les autres peuples par la fixité de ses
lois , qui , seule assure son indépendance par son
commerce , par ses arts , voilà les seuls fondemens
d'une grandeur véritable et permanente. Les Romains
, déjà redoutés sous Romulus , ne furent respectés
que sous Numa Pompilius. La force que n'accompagnent
pas la sagesse , la prudence et la justice
, cesse bientôt d'être une puissance . On l'ébranle
avec de l'audace , on la renverse avec de la patience .
Lagloire des princes qui n'ont été que conquérans ,
cause aux bons esprits plus d'effroi que d'admiration .
La postérité désavoue les éloges que leur prodigua leur
siècle , et le nom de ces dévastateurs du monde produit
le même effet sur les nobles âmes , que le bruit
lointain d'un terrible ouragan produit sur les oreilles
délicates .
Pour les rois ainsi que pour les autres hommes , obtenir
de la célébrité , n'est pas obtenir de la gloire ;
seulement le bruit que ces derniers ont fait retentit
plus long-temps , à cause de l'influence qu'il eut quelquefois
sur des nations entières. Trajan et Marc-Aurèle
acquirent une véritable gloire , parce que la justice ,
364 MERCURE DE FRANCE .
la prudence , la modération et la philosophie restèrent
toujours les compagnes et les conseillères de leur pouvoir.
Charlemagne fut encore plus grand par ses institutions
que par ses victoires. Louis XII , le meilleur de
tous les rois , se couvrit d'une gloire impérissable par
les soins paternels qu'il prit constamment de son peuple.
Si l'on exalte peu la valeur héroïque qu'il déploya en
plusieurs circonstances , c'est que cette vertu ne parut
en lui qu'une qualité ordinaire comparée à ses autres
vertus. Il n'a manqué à Louis XII qu'un poëte digne
de le chanter pour que son nom devint à jamais aussi
populaire que celui de Henri IV. La gloire de ce dernier
est surtout dans sa tolérance . Les douces vertus
qui tempèrent la majesté du trône , en rendent l'éclat
plus pur et plus facile à contempler. Les triomphes
guerriers de Louis XIV n'auraient pas suffi pour lui
assurer le nom de Grand; mais la protection éclairée
qu'il accorda aux lettres , aux sciences , aux arts ; les
monumens qu'il éleva , les hommes de génie , nés ,
pour ainsi dire , à sa voix de toutes les parties de son
royaume , les chefs-d'oeuvre des illustres écrivains que
son estime soutenait dans leur carrière laborieuse , et
qui durent à sa libéralité l'indépendance nécessaire au
talent , acquirent à la France, sur les autres nations de
l'Europe , une prééminence que les revers les plus éclatans
ne peuvent lui faire perdre. La gloire de la nation
dont il encouragea l'élan devint le patrimoine de ce
roi , et l'histoire consacrera toujours la brillante époque
de son règne sous le nom de beau siècle de LouisXIV.
On acquiert , je le répète , assez facilement de la célébrité
dans les lettres , dans les arts , dans l'administration
et sur le trône même ; les passions ou les intérêts
1
ΜΑΙ 1817. 365
de circonstances servent souvent un homme médiocre.
L'écrivain de parti ; l'artiste que favorise un prince
puissant ; le ministre plus intrigant que politique , plus
adroit qu'habile , qui , après s'être rendu coupable des
troubles ou des malheurs de l'Etat , par des mesures
ou par des conseils imprudens , trahit à propos son
maître , ou sait à propos s'attirer sa disgrace ; le souverain
que de vaillans généraux font triompher de l'ennemi
dans des conjonctures périlleuses , voient quelquefois
leur réputation élevée très-haut; mais le temps , ce
juste appréciateur de toutes choses , remet ces hommes
à leur place. La postérité les pèse dans sa balance impartiale
, et rejette ceux qui ne sont pas de poids . II
suffit presque toujours d'avoir été célèbre pendant sa
vie, pour que la tombe vous dévore tout entier. Plus
d'un homme même a survécu à sa célébrité , quoiqu'il
ait possédé un talent véritable . De même qu'une femme
jolie et gracieuse n'attire qu'un moment les regards
d'une assemblée , lorsqu'elle y entre après une femme
parfaitement belle , de même le talent qui se montre
après le génie , ne recueille que des suffrages passagers.
Quand les lumières se répandent dans toutes les classes
de la société , quand les arts sont parvenus àla perfection
, la célébrité devient plus commune , et la gloire
plus rare. Il n'est plus maintenant de place vide au
temple de mémoire ; avant de s'y asseoir , il faut , courageux
athlète , en hannir quelques privilégiés ; mais ,
dans cette pénible lutte , montrât-on plus de vigueur
que son adversaire , on n'est point encore certain de
le vaincre. Ses anciens titres sont des auxiliaires puissans
qui vous repoussent de toutes parts , à mesure que
vous gagnez du terrain , et si vous parvenez enfin à les
366 MERCURE DE FRANCE.
écarter , votre victoire ne vous vaut pas toujours les
honneurs du triomphe. Entre tant de guerriers français
qui surent, mème au fort de nos désastres, soutenir
l'éclat de nos armes , plus d'un surpassa , égala au moins les
exploits de Bayard. Vous en gardez le souvenir, champs
d'Austerlitz , de Marengo , de Rastadt , d'Ulm , d'Iéna,
de Friedland , de Nasielsk , rochers de Sommo-Siera !
Toutefois la renommée des nouveaux chevaliers français
, dignes rivaux du chevalier sans peur et sans reproches
, n'atteindra peut-être la sienne qu'après une
longue suite de siècles.
La gloire est devenue d'un accès si difficile , que les
souverains et les particuliers ne doivent plus espérer ses
faveurs immortelles , qu'en appliquant leur génie à des
objets d'une utilité générale . Assurer l'indépendance de
la patrie et celle des lois , rouvrir les canaux du commerce
et de l'industrie , faire ou protéger des découvertes
propres à soulager l'humanité; étendre le domaine
des lettres , des sciences , des arts et de la morale;
inspirer la religion et la vertu plutôt que les
commander; voilà , je crois , les moyens qui restent
encore pour mériter l'amour et la reconnaissance de
ses contemporains, et l'estime de la postérité. 1
1
i
ΜΑΙ 1817 . 367
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HISTOIRE D'UN POЕТЕ .
CHAPITRE PREMIER.
J'ai toujours fait le métier d'auteur; j'ai composé des
romans , des comédies , toutes sortes d'ouvrages
d'esprit; j'ai fait mon chemin; je suis à l'hôpital.
LE GRENIER.
(GIL BLAS.)
Omon réduit ! je serais ingrat , si je ne te consacrais
les premières lignes de mon histoire , puisque ton abri
tutélaireme permet de retracer les événemens de ma vie.
Quede fortunes diverses, qued'agitations avantd'arriver
au port ! Voguez , pauvres humains, sur cette mer semée
d'écueils , courez après la capricieuse déesse , rendezvous
fameux par de nouveaux naufrages ; pour moi , je
ne crains plus la fureur des vagues , je brave les tempétes
....... Mais que dis-je ? malheureux ! Le vent du
nord qui souffle avec furie enlève une tuile du toit qui me
couvre; permets , lecteur , que je suspende un moment
manarration pour réparer cette brèche, de peur que la
pluie du ciel ne tombe sur mon chef blanchi par les
années. Hélas ! il faut encore que je me prive d'un volume
de ma modeste biblothèque ce sera toi , mon
vieux Code civil , livre inutile à qui ne possède rien ; va
remplacer la tuile qui m'abandonne.
Je reprends la plume , cher lecteur , pour te décrire
mon grenier , car j'aime à peindre ; et si tu te sens
d'humeur à voyager avec moi jusqu'à la fin de mon
histoire, il fautme passer quelques descriptions.
Ce serait peut-être une histoire assez curieuse que
celle des hôtes successifs d'une pareille demeure. La
mienne , si j'en juge par sa vétusté , a dû servir d'asile
àun grand nombre d'enfans de la misère. Quelques-uns
de mes prédécesseurs ont laissé sur la muraille des traces
de leur infortune , de leur profession et quelquefois de
568 MERCURE DE FRANCE .
leur gaieté. On trouve ces deux vers sur une grosse
poutre , au bas de quelques études de nuages peints à
l'huile :
«Plus l'artiste est voisin des cieux ,
« Plus il est près de sa patrie . »
D'autres inscriptions se trouvent sur une partie lambrissée
de mon humble réduit. Cet enduit de plâtre
m'offre le double avantage d'abriter le chevet de mon
lit , et d'alimenter tour-à-tour mes réflexions philosophiques
ou sentimentales. Le lecteur ne sera peutètre
pas fâché de trouver ici quelques extraits de ce
supplément à ma bibliothèque :
J'ai , d'étage en étage , à force de folie ,
Grimpé jusqu au grenier , mais je ne m'en plains pas ;
Car c'était là qu'avec tous ses appas ,
M attendait la philosophie.
J'eus , au premier , des amis délicats ...... ,
Aucun ne tint jusqu'au troisième :
Aujourd'hui , dans mon galetas ,
Je n'ai d'importuns que les chats ,
De parasites , que les rais ,
De sincère amí, que moi-même .
Plus bas , une main défaillante a tracé ces vers :
Accablé d'ans et de misère ,
Sans secours en ces tristes lieux ,
Je touche à mon heure dernière .
Aucun ami ne fermera mes yeux!
Pour une plus douce patrie ,
Je quitte unmonde oùje ne laisse rien,
Puis-je encor regretter la vie? ..
Hélas ! qui nourrira mon chien ?
Une main aussi mal assurée , mais par une cause différente
, comme on le verra de reste , a charbonné ce
couplet :
Tant que je puis , sur ma guitare ,
Chanter le vin et les amours ,
Déesse inconstante et bizarre ,
Je ris de tes plus méchans tours .
Quand j'ai vidé mes deux bouteilles ,
Adieu , grenier, tout ravit mes esprits :
Je ne vois plus que superbes lambris ,
Palais, jardins , colonnades , merveilles ,
Commejamais n'en virent de pareilles
Les plus chers de tes favoris ,
1
:
ΜΑΙ 1817 . 369
Lamodeste prose enrichit aussi cet album d'un nouveau
genre. On y lit :
Anne-Joséphine Laserre , blanchisseuse en fin , est
entrée ici le 17 mars 1806 ...... , et elle en est sortie
le16 mai 1807 , dans nue bonne calèche à deux chevaux,
le jockey en livrée, avec un schallde cachemire.
Je ne change rien à cette note historique , si ce n'est
l'orthographe . On remarquera que les poëtes n'avaient
pas signé leurs vers. La prose de mademoiselle Anne-
Joséphine Laserre ne pouvait en effet s'acccommoder
de cette modestie. La remarque suivante a sans doute
été crayonnée par un commentateur qui , n'ayant rien
à mettre pour son propre compte , s'est plû à gloser
sur le texte. « O fortune!
<< Aucun ami ne fermera mes yeux !>>>
et un schall de cachemire a monté six étages pour venir
chercher mademoiselle Anne-Joséphine Laserre ! >>>
Je borne là l'extrait de ma muraille. Il me suffit de
dire que le reste n'était plus rempli que de numéros de
loterie , avec la date de chaque tirage; de différens
vivat alternativement biftës et récrits ; enfin de quelques
hiéroglyphes que j'ai fait disparaître , comme étant de
mauvais ton et d'un mauvais goût de dessin.
Ne crois pas , ami lecteur , que tu sois encore sorti
de mongreniér. D'où vient cette impatience ? Ne t'ai-je
pas surpris parcourant , jusqu'au dernier recoin , les
vieux manoirs , les souterrains d'Anne Radcliffe ? N'as-tu
pas visité maintefois les palais des grands avec une
scrupuleuse curiosité , au péril de trouver , en rentrant
chez toi , tout ce qui t'appartient , petit , maigre et
terne ? Pardonne - moi donc de t'avoir fait faire un
petit cours de morale sur le mur ; une autre fois , je
t'y ferai voir la lanterne magique. En attendant , suismoi
dans l'inventaire ; tu ne craindras pas qu'il fasse
pâlir l'orgueil de ton salon ; tes bronzes et tou acajou
n'en seront que plus brillans , quand tu auras laissé
tomber tes yeux sur mon grabat , compté mes chevrons
et regardé ma lucarne.
De ma lucarne , il ne tient qu'à moi de me croire
24
570 MERCURE DE FRANCE.
au rez-de-chaussée : comme il m'est impossible de regarder
dans la rue , je ne puis juger de mon élévation.
Qu'on se figure une ville toute entière qui ne serait
bâtie que de toits : telle est ma perspective. Je dois
dire cependant , pour la variété du tableau , que les
dômes , les clochers et quelques terrasses couvertes de
fleurs ne laissent pas de rompre un peu la monotonie
de la tuile et de l'ardoise . Au plaisir d'avoir de la rosée du
ciel dans toute sa fraîcheur , de contempler à son aise
la lune et les étoiles , la nue fugitive et les hirondelles
qu'on voit si mal du premier , se joint pour l'observateur
moins sauvage , qui veut que l'espèce humaine
entre pour quelque chose dans ses contemplations ,
la vue de quelques scènes animées et touchantes
que le Diable Boiteux n'eut pas manqué de montrer
àDon Cléophas . Nous , hôtes des greniers , nous dédaignons
le luxe des draperies ; nos âmes candides
ne craignent point de se montrer nues dans nos scènes
intérieures de ménage ; aussi chacun de nous voit-il
ce qui se passe chez son voisin , et cette circonstance
n'est peut- être pas la moindre cause du peu de scandale
que nous donnous , tandis qu'à des étages plus bas......
mais chut ! il faut être discret , puisque , à l'abri des
demi - rideaux qui les cachent , les bonnes gens sont sans
défiance contre l'observateur élevé dont l'oeil plonge
tout àson aise , et ne perd rien de ce qui se passe chez eux.
Qu'on ne s'imagine pas que je sois privé des douceurs
de la société : de toît à toît , les distances se rapprochent .
Quand il fait beau , on se met àla lucarne , on cause sur la
pluie et lebeau temps , sur les gens du cinquième , sur les
voleurs de plomb . Les rues étroites sont charmantes pour
ce commerce , et ma rue Copeau est de ce nombre. Ily a
telde mes voisins dont je sais toute la vie , et dontpourtant
je ne connais pas la porte , quoique nous passions
des matinées ensemble , et que nous soyons, pour ainsi
dire , sans cesse l'un chez l'autre : c'est qu'aussi ses
étages et les miens feraient quatorze étages à monter et
à descendre , ce qui ne laisse pas d'être une considération
.
Avant de quitter mon réduit , je veux prévenir une
critique sérieuse : un auteur qui commence le récit de
sa vie par décrire son grenier , c'estprendre le roman
ΜΑΙ 1817 . 571
par la queue ! pourra s'écrier un censeur malin. La
réponse..... se trouve au commencement du présent
chapitre , où je renvoie le lecteur qui l'aurait oublié.
A. DUFRESNE .
ANNALES DRAMATIQUES.
MM
THEATRE - FRANÇAIS .
Victor.-Mlle . Wenzel.- Mlle. Baptiste .
Les rangs se sont prodigieusement éclaircis depuis
quelque temps à la comédie française. Desprez et Lacave
, pendant plus de trente ans dépositaires de tous
les secrets des hautes puissances tragiques , se reposent
maintenant de leurs travaux , dans une paisible retraite
; heureux destin , qui n'est pas toujours le partage
des favoris des rois ! Mesdemoiselles Mézerai , Desbrosses
, Thenard et Emilie Contat ont abandonné la
cour de Thalie ; Fleury la quittera avant peu ; mademoiselle
Georges nous a fui sans retour ; Talma ne se
montrera plus que six mois par an aux yeux des Parisiens
enchantés ; la plupart des ingénues et des jeunes
princesses qui nous restent , touchent à leur vingtième
année de service : une génération toute entière aura
bientôt disparu du Théâtre-Français. Il est grand temps
qu'il s'en élève une nouvelle pour remplacer l'ancienne.
Les acteurs eux-mêmes y sont intéressés , car leurs pensions
de retraite ne sont hypothéquées que sur le talent
de leurs successeurs ; ils ont ouvert les portes du sanctuaire
aux postulans , il s'en est présenté en foule ; mais
il n'y a encore que peu d'élus .
Victor est celui sur lequel on paraissait fonder le plus
d'espérances ; à en croire les journaux , il devait nous
consoler de l'absence de notre premier tragique. Victor
a reparu , et l'on regrette encore Talma. Toute plaisanterie
à part , ce jeune homme n'est pas dénué des
04.
372 MERCURE DE FRANCE .
qualités propres à former un acteur distingué. La nature
a fait beaucoup pour lui ; mais il manque des premières
notions de l'art. Il ne conçoit pas un rôle ; il ne sait
pas même nuancer une scène ; il joue comme un amateur
doué d'heureuses dispositions ; son débit , d'une
familiarité souvent triviale , devient tout-à-coup majestueusement
emphatique. Sans quelques vers profondément
sentis , et vivement exprimés , qui lui échappent
de loin à loin , il faudrait presque désespérer de son
talent. Victor , accoutumé au doux langage dela louange,
trouvera peut-être ces vérités un peu dures ; mais le
parterre les lui a fait entendre d'une manière encore
plus énergique , par le silence avec lequel il l'a accueilli
dans les rôles d'Edipe , de Phyloctete , et d'Orosmane.
Il ne faut pas toujours juger un débutant d'après les
applaudissemens qu'il reçoit ; mais il est comptable de
ceux qu'il ne reçoit pas .
Apeine les journalistes ont-ils fait mention des débuts
de mademoiselle Wenzel; il ya cependant plusieurs des
jeunes princesses , ses rivales , à la réputation desquelles
feu Geoffroy consacra jadis vingt feuilletons , qui n'ont
jamais été plus jolies , et qui n'ontpas encore aujourd'hui
autant de talent. Ce bon M. Geoffroy était la ressource
des débutantes ; il avait en ce temps-là toutes les renommées
théâtrales dans son écritoire. Quoique nous
soyons loin de jouir du même avantage , nous appellerons
néanmoins l'attention du public sur mademoiselle
Wenzel. Cette jeune actrice doit surtout s'attacher à
ne jouer que des rôles appropriés à la nature de ses
moyens . Nous l'avonsvue tour-à-tour dans Andromaque
et dans Zaïre ; les acceus de l'amour conviennent beaucoup
mieux à la douceur de son organe que les lamentations
du veuvage et les transports de la tendresse
maternelle ; mais c'est sur-tout vers la comédie que
mademoiselle Wenzel nous paraît devoir diriger tous
ses efforts : elle a joué Rosine du Barbier de Séville ,
avec une finesse qui nous a rappelé celle que mademoiselle
Mezerai mettait dans ce rôle , et avec une
ingénuité que nous comparerions à celle de mademoiselle
Mars , si l'on pouvait rien comparer à cette inimitable
actrice .
Mademoiselle Baptiste , qui , l'an passé , était entrée
ΜΑΙ 1817 . 373
dans la carrière par une mauvaise route , en prend une
aujourd'hui , qui , selon toutes les apparences , doit la
conduire au but. De suivante de Thalie , elle s'est faite
suivante de Melpomène ; mais sa vocation n'est point
pour ces rangs subalternes ; elle est née pour être baronne
ou marquise , et rien ne lui va mieux que les
grands airs de la qualité. Une sage diction et beaucoup
d'intelligence sont les seules qualités dont on ait pu
lui tenir compte dans Enone , dans Isménie et dans
Julie; mais si sa physionomie s'accommode mal d'une
coiffure à la grecque , et si sa voix est un peu trop
faible pour faire retentir les voûtes d'un palais , elle
reprend tous ses avantages dans un salon avec les paniers
, les pouffes et les vertugadins de nos grand'
mères . Il est impossible de mettre plus de mordant et
d'aplomb que mademoiselle Baptiste dans la marquise
d'Olban de Nanine et dans madame Orgon de
l'Esprit de Contradiction .
,
Nous avons entendu dire beaucoup de bien de mademoiselle
Clairet qui a été reçue pourjouerles soubrettes .
Nous en parlerons sitôt que mesdemoiselles Demerson
et Dupont lui auront permis de jouer .
Reprise du Muet , et du Séducteur .
Ces deux pièces ont été reprises à quelques jours de
distance . Le Muet est une comédie d'une gaîté franche ,
d'un comique vrai ; le public l'a traitée comme les ouvrages
deMolière et de Regnard , elle a été jouée dans
le désert ; le Séducteur est une pièce dont la conception
est fausse et le style brillanté , mais dans laquelle Fleury
et mademoiselle Mars remplissent chacun un rôle , et la
salle n'a pu contenir la foule des spectateurs. Aujourd'hui
l'on ne va plus voir les pièces , mais les acteurs
qui les jouent. Devrait- on après cela se plaindre de
l'amour-propre des comédiens . Il y a bien plutôt lieu de
s'étonner de leur modestie ; quelle idée ne doivent pas
avoir de leur mérite , des gens qui voyent tous les jours
un public éclairé préférer leur talent à celui des Molière
, des Regnard , des Racine et des Corneille.
Le Muet est une imitation de l'Eunuque de Térence ;
l'intrigue de cette comédie est quelquefois embarras
374
MERCURE DE FRANCE .
sée , les ressorts qui servent à la développer sont un
peu forcés , mais les auteurs de l'Avocat Patelin ont
su y répandre une gaîté originale et piquante , qui couvre
les défauts du fond. Dans le Séducteur , le fond
et la forme sont également défectueux . C'est un des plus
mauvais ouvrages qui aient obtenu du succès sur la
scène française dans le siècle dernier . Ce fut le talent
de Molé qui porta cette atteinte au bon goût. Celui de
Fleury est moins dangereux , et , malgré son zèle , nous
doutons qu'il réussisse aussi bien que son prédécesseur .
Les trois premiers actes du Séducteur sont une mauvaise
imitation du Méchant. Le marquis , par leméme
artifice que Cléon , brouille avec son amant la fille de la
maison où il est reçu , et cherche à l'épouser à sa place .
Il n'y a pas là beaucoup d'action. L'enlèvement de la
jeune personne , qui remplit les deux derniers actes ,
est emprunté de Clarisse; mais le roman est devenu
méconnaissable sous la plume de M. le marquis de
Bièvre ; tous les moyens si habilement ménagés par
Richardson , pour rendre excusable et presque nécessaire
la faute de son héroïne , ne sont pas meme indiqués
dans la pièce. Rosalie se livrant à un homme
qu'elle n'aime pas , et fuyant un amant qui l'adore , et
un père qui lui tend les bras , est la créature la plus
niaise et la moins intéressante qu'on puisse imaginer .
Pour répandre du comique dans sa pièce , M. le marquis
s'avisa de jeter, à travers ses personnages , un laquais
, qu'il a qualifié du nom de Philosophe. Les philosophes
n'en voulurent pas à M. le marquis de Bièvre ,
de cette petite malice;la charge est trop grossière pour
qu'on puisse la regarder comme unportrait, et, quelque
méprisable qu'il ait rendu son Zeronès , il l'est moins
encore que l'homme de qualité qui en fait l'instrument
de sa bassesse et de ses coupables manoeuvres.
Mademoiselle Mars , qui remplissait le rôle de Rosalie
, n'a trouvé l'occasion de se montrer ce qu'elle est ,
que dans la scène de la séduction , la seule de l'ouvrage
qui soit écrite avec quelque chaleur ; elle y a enlevé tous
les applaudissemens. Après avoir prêté l'appui de son
talent à cette mauvaise pièce , elle a paru , dans l'Ecole
des Maris , sous le havolet d'Agnès; c'est une sorte
d'expiation dont il faut lui savoir gré,
ΜΑΙ 1817 . 575
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAΙΝΕ.
N°. II.
Du 16 au 21 mai .
Récoltes , finances . - Nos espérances ne sont troublées
que sur un point ; et afin que tout soit extraordidinaire
, dans cette révolution générale de la nature et
des peuples , ce point est la Sicile. Au plus beau mois
du printemps , la neige y couvrait la terre , et le froid
le plus vifs'y faisait sentir , et cependant l'Etna vomissait
le feu par six bouches nouvelles.
Genève plante des pommes de terre jusque dans ses
bastions ; son jardin de botanique n'est plus qu'un champ
fumé. L'économie est portée à un si haut point , qu'on'
recueille jusqu'aux yeux ou germes du précieux légume
pour les distribuer aux campagnes .
A Bâle , une proclamation invite le peuple à la sobriété
, ce qui n'était point nécessaire ; et à la résignation
, ce qu'il est moins facile de pratiquer que d'ordonner.
La même proclamation défend , sous peine d'amende ,
les divertissemens et les danses . Il parait que les zuntfmaistres
n'entendent pas la politique à la manière des
anciens , qui instituaient de longues et bruyantes fêtes
pour les grandes calamités et les saisons rigoureuses ,
pensant que les maux de l'imagination comme ceux du
corps , se dissipent presque tous par l'exercice. L'épidémie
et le fanatisme , cette autre épidémie plus terrible
, croissent en proportion de la misère. Ces temps
de deuil sont les beaux jours des sectaires , des enthousiastes
, des faux prophetes. C'est à un gouvernement
sage à ne pas leur livrer les esprits affaiblis et desarmés .
La police y peut quelque chose ; mais tout ce qui dé3,6
MERCURE DE FRANCE .
robe la pensée à l'influence des maux présens , y peut
encore plus.
Dans une situation bien moins alarmante , au milieu
des espérances les plus fondées , le gouvernement français
ne laisse point de se ménager , dans une sage économie
, des ressources nouvelles. Une ordonnance royale
du 17 , réunit en une seule administration celles des forêts
et de l'enregistrement. Une semblable fusion a eu lieu
pour celles de la poste aux lettres et de la poste aux chevaux.
Les administrateurs de l'enregistrement , de sept
qu'ils étaient , sont réduits à quatre ; ceux des douanes
et des contributions indirectes sont supprimés .
Améliorations politiques , Constitutions nouvelles-La
circulaire de lord Sidmouth , sur les délits de la presse ,
ouvre au parti del'opposition un vaste champ. Cette circulaire
attribue à chaque magistrat ou officier de police ,
un pouvoir que la loi n'accordait qu'à deux jurys ; les
adversaires du noble lord ont sans doute pensé que les
réglemens provisoires qui remplacent les lois constantes ,
doivent néanmoins garder l'esprit de ces lois , que si
l'autorité se montre brusque et tranchante , où la loi
s'est montrée défiante et circonspecte , l'ordre n'est pas
suspendu , mais détruit ; qu'il est dans la nature des délits
qui consistent dans les mots , d'ètre plus scrupuleusement
examinés que d'autres , parce que le fond da délit matériel
ne peut changer , au lieu qu'un mot recoit son
acception du temps , du lieu , de l'auteur et des lecteurs.
Déjà dans la séance du 12 mai , lord Grey avait appelé,
sur cet acte de l'autorité ministérielle , toute l'attention
de la chambre. Sa motion n'avait pas eu de succès. Lord
Erskine l'a reproduite le surlendemain avec quelques
modifications de forme. Car c'est un avantage de la
jurisprudence parlementaire , qu'un bill , mal accueilli
dans une séance , ne perd pas pour cela le droit de
se présenter de nouveau , pourvu qu'il ne soit pas formellement
identique , l'accueil qu'il a reçu pouvant
tenir à la rédaction plus qu'à la pensée. Dans la chambre
des communes , M. Ponsonby , abordant assez brusquement
la question de l'ilabeas corpus , adressa au
ministère une interrogation qui ressemble beaucoup
au Quousquè tandem. Suivant l'orateur , la suspension
de l'Habeas corpus est une offense cruelle faite an
peuple anglais. « Nous sommes en paix maintenant ,
ΜΑΙ 1817 . 377
«dit-il ; nul ennemi étranger ne cherche à profiter de
« nos dissensions . Si, dans de telles circonstances , nous
« ne pouvons nous en rapporter à nos anciennes et
« bonnes lois et à la loyauté des sujets de S. M. , quand
<<donc sera-t- il permis d'y compter ? » Malgré cette
violente apostrophe , le ministère a formellement déclaré
que la suspension de l'Habeas corpus aurait lieu
jusqu'au premier jour de la session prochaine. Sur cette
déclaration , M. Brougham propose une adresse au
prince-régent pour le prier de ne point dissoudre le
parlement , tant que durera la suspension , et sir Burdett
veut que la liste des personnes arrètées en vertu d'ordres
ministériels , soit soumise à la chambre avec la date
des arrestations , et le nom des places où ces personnes
sont détenues .
Si l'on en juge par sa persévérance dans les mémes
attaques , surtout par sa bonne contenance dans les
défections qui semblent devoir l'affaiblir , le parti de
l'opposition ne se tient pas pour battu. Le ton de
M. Brougham avec les transfuges n'est pas celui de la
douleur ou de l'indignation , mais celui de l'ironie.
Cependant , toutes les récriminations de ce parti sont
venues échouer contre la puissance du ministère. En
vain MM. Calcrast et Ware ont-ils prouvé que la dépense
actuelle de l'armée était à la dépense de l'armée
en 1792 , comme 74 est à 17 ; en vain S. W. Burranghs
a-t-il fait observer que la force demandée est triple de
celle qui jamais ait existé , après la conclusion de la
guerre. D'après les explications données par lord Castelreagh
, on accorde au ministère toutes ses demandes .
Il faut faire connaître un épisode de l'affaire des catholiques.
Plus de neuf cents d'entre eux , dont quatorze
prêtres , ont présenté une adresse de remercimens
pourlebill qui les prive de leurs droits naturels. Ils se trouvent
bien de leur état , disent-ils , et ce serait pour eux
un malheur d'en changer. Ainsi , la servitude nous ôte
jusqu'à la conscience de nous-mêmes. Heureusement il
ne faut pas croire que ces hommes soient les interprètes
de leur nation. Si elle en était venue au point
de redouter d'étre libre , ses oppresseurs se justifieraient
difficilement aux yeux de Dieu et des hommes.
L'esprit constitutionnel se propage en Allemagne ,
mais lentement , à la manière du pays. C'est qu'on vent
358 MERCURE DE FRANCE .
bâtir pour long-temps. Une feuille publique accuse
cette lenteur : « On tâtonne , dit-elle , quand il faudrait
s'çlancer ; on songe à ses neveux et à ses arrière-neveux,
quand le moment présent réclame tous nos soins . Les
états de Hanovre , après plusieurs années de travaux
infructueux , ont demandé une constitution au princerégent
, pour en finir. Dans le Wurtemberg , l'assemblée
des Etats , tantot constituante , et tantôt constituée ,
n'avance point. Les destinées de la Prusse ne sont pas
plus assurées; les mystiques du pays prétendent avoir
vu un cercueil au firmament ; ce ne sera pas sans doute
celui de la constitution future. >>>
Ces troubles du Wurtemberg , dont on a fait tant de
bruit , ressemblent assez à la parodie d'une révolution.
Quant aux opinions , il n'est pas facile de les caractériser;
c'est un mélange de raison et de vanité , de vieilles
prétentions et d'idées nouvelles . Je doute mème que
l'on sache bien ce qu'on veut. Il y a des peuples qui
s'imaginent qu'il ne faut qu'être turbulent , pour être
libre , comme il y a des hommes qui pensent que , pour
ètre bon citoyen , il faut trouver mauvais tout ce que
font les rois. Le jurisconsulte Uhland a publié une brochure
qui a pour titre : Point de Chambre haute. Les
jurisconsultes savent à merveille ce qui est écrit dans
les codes; mais cela ne suffit point pour faire un code.
Les temps sont-ils les mêmes ? la représentation étaitelle
générale autrefois , comme aujourd'hui ? S'il est
entré dans l'Etat un élément nouveau , il y doit entrer
une représentation distincte. On ne veut point d'intermédiaire
entre le souverain et le peuple ; et pour démontrer
que cet intermédiaire est inutile , on s'est mis
dans une situation si compliquée , qu'un accord préalable
sera un chef-d'oeuvre de sagesse et de politique .
Le roi met dans toutes ses démarches beaucoup de
modération et de fermeté. Peut - être avait- il été mal
conseillé d'abord de faire informer contre les membres
turbulens , parce qu'une assemblée constituante ( et
celle- ci est appelée à constituer ) , est de droit indépendante
de l'autorité exécutive. Dans son dernier rescrit
, ce prince consent à la permanence de la représentation.
Mais il entend par là un comité chargé de
convoquer la diète , au besoin , assez puissant pour imposer
aux ministres , et trop peu pour troubler l'Etat.
ΜΑΙ 1817 . 579
Ainsi , la puissance populaire se fera sentir , même
quand elle aura cessé de se manifester. Il me semble
que la constitution de ce comité demande une grande
attention. Je ne veux point citer les comités qui ont
fait trembler les assemblées d'où ils étaient sortis. Les
finances seront réglées de cette sorte : pour le trône et
ses dépenses principales , les revenus des domaines ;
pour les autres dépenses , des impôts votés par les Etats
provinciaux , administrés par le roi , et contrôlés par
les Etats du royaume. Une commission pour amortir la
dette publique , composée de délégués du roi , et de
délégués des Etats ; une caisse particulière pour chaque
province administrée par les Etats provinciaux, qui rendront
leurs comptes publics. Par où l'on voit que les
Etats généraux et les Etats provinciaux ne sont point
considérés comme deux degrés d'une même hiérarchie.
Les uns gèrent et les autres surveillent; les uns sont
comptables , et on rend compte aux autres .
Céprojet de constitution ne passera pas sans obstacle ,
s'il faut en juger par ce que nous avons déjà vu. Mais
dumoins la majorité relative décidera. C'était le point
en conteste , et l'usage universel a prévalu ; et certes ,
dans cette bigarrure d'opinions , qui se croisent en tous
points , et dans cette lutte d'intérêts , qui se déguisent
sous le nom d'opinions , on n'en finirait jamais , si l'on
demandait mieux.
,
Pour l'électeur de Hesse , il se tient ferme dans la
route qu'il s'est tracée . On a pu voir que les acquéreurs
des domaines nationaux , de son électorat , avaient
présenté à la diète germanique un mémoire , pour se
plaindre de la ruine occasionnée dans bien des familles ,
par les opérations que l'électeur commande. La diète
sans préjuger la question , semblait pencher pour un
système plus conforme aux besoins et aux moeurs du
temps . Cette disposition des représentans de l'Allemagne
'n'a pas influé sur les déterminations de S. A. Il nie la
compétence de la diète; il proteste qu'il a rempli ses
devoirs, enprincejuste, et en tendre père de son pays .
Ce prince défend de donner le titre de monsieur à
d'autres qu'aux nobles , aux fonctionnaires , aux lettrés .
Cela mène à prescrire des costumes particuliers ou des
marques distinctives pour chaque classe. Il est quelquefois
plus dangereux de blesser la vanité des hommes
380 MERCURE DE FRANCE .
que leur intérêt. « Un peuple, dit Montesquieu, connaît,
aime et défend toujours plus ses moeurs que ses lois. »
Tandis que l'électeur de Hesse traite ainsi ses sujets ,
l'empereur de Russie élève les serfs à la dignité d'hommes.
Une résolution de la diète de Mittau affranchit les paysans
, et cette résolution fait beaucoup d'honneur à la
diète , car elle a passé à une majorité de deux cent
soixante-dix-neuf voix contre douze .
Les libertés de la Courlande ne sont pas les seules
qui prospèrent , sous l'influence d'une âme vraiment
royale. Un peuple malheureux , persécuté , en butte ,
depuis des siècles , à la haine du genre humain , trouve
dans les Etats d'Alexandre , des secours , des encouragemens
, une patrie. Les juifs qui embrasseront la religion
chrétienne recevront des distinctions et des propriétés
. Il me semble que cet ukase vaut bien des prédications.
Mais il est des hommes si ennemis de ce
pauvre peuple hébreu , qu'ils voudraient empêcher les
prédications mémes. Dérober une âme juive à la perdition
, c'est , suivant eux , ruiner un monument de la vengeance
divine et porter atteinte aux droits de Dieu.
Colonies.-Des nouvelles de l'Amérique espagnole ,
publiées par la cour de Madrid , ne font mention que
de victoires ; mais ces nouvelles sont du 14 décembre.
Il paraît que la situation des affaires a changé depuis.
La province entière de Vénezuela échappe à l'Espague.
Tout le commerce de l'Orénoque , depuis Santase jusqu'à
l'embouchure de cette rivière , sera bientôt dans
les mains des insurgés .-Les journaux de New-Yorck
annonçaient que le gouverneur de Pensacola , craignant
une attaque , a voulu remettre la place au généralGaines.
Marino , maître de Cumana , a passé au fil de l'épée huit
ou neuf cents européens qui avaient refusé de capituler ;
d'affreux combats ont été livrés sur d'autres points. On
a vu les indépendans et les royalistes se disputer , s'arracher
, perdre et regagner plusieurs fois quatre petites
pièces d'artillerie , que ceux-ci avaient amenées ; mais le
sabre et la bayonnette servaient mieux la rage des combattans.
Le soleil de midi , si violent dans ces climats ,
ne suspendait pas toujours le carnage. Bolivar attaqué
par une armée supérieure , brûle sa flotte en s'écriant
qu'il faut vaincre ou périr , et il est vainqueur.
-Il paraît que le noir Crhistophe , malgré ses prétenΜΑΙ
1817 . 381
1
tions à l'urbanité européenne , n'a pas tout-à-fait dépouillé
le caractère africain ; dans un festin que lui
donnait le comte de Limonade , il a brûlé la cervelle à
son hôte . Pétion , de son côté , a fait fusiller , sans jugement,
un soldat américain . Naturam expellasfurca. On
a dit que ce rival de Christophe est mort empoisonné ,
mais cette nouvelle ne se confirme pas .
Relations politiques , etc. J'affirmais , dans mon dernier
numéro , que la politique était partout à la paix ;
comme pour contredire ma prophétie , des nuages s'élèvent
entre les cours de Stockolm et de Copenhague ,
il faut espérer que ce ne seront que des nuages .
On parle aussi de quelques différends entre le gouvernement
d'Angleterre et celui des Etats-Unis , au sujet
des limites qui séparent les pêcheries de Terre-Neuve.
-Pendant que les troupes autrichiennes se disposent
à évacuer Naples , M. de Metternich part pour l'Italie ;
on ignore l'objet de sa mission.
-M. le comte de Caraman , ambassadeur de France
à Vienne , est en congé à Paris.
- Le roi de Prusse fera , en personne , la revue de
ses troupes sur les bords de la Meuse.
- L'ambassadeur de Suède à Londres est parti subitement
pour Stockolm .
-Un phénomène singulier , c'est la baisse des fonds
à Berlin , dans un moment où les concessions du Roi à
son peuple doivent plus que jamais exciter la confiance.
Procès marquans.-M. Cauchois- Lemaire , l'un des
rédacteurs du Vrai Libéral , poursuivi à la requête de
l'ambassadeur d'Espagne pour un article injurieux contre
Ferdinand VII , a été condamné à une amende de cinq
cents florins ; et , en cas de non paiement , à un emprisonnement
de six mois .
- Un nommé Guitard a été condamné par la cour
d'assises de Paris , à huit ans de réclusion , au carcan et
à la flétrissure. Cet homme a fait tous les métiers , soldat
, ingénieur , marin , comme il plaisait à l'occasion
et à l'averne. Tout lui était bon , l'argent du pauvre
comme celui du riche. Il s'était fait donner 50 francs
par un charpentier pour de prétendues avances faites
à son fils , et 10 francs par une pauvre femme , pour
faciliter le retour du sien. Mad. Lefebvre-Desnouettes
582 MERCURE DE FRANCE.
avait failli être sa dupe. Mais on connaît le proverbe :
Tantva la cruche à l'eau .
- Le rév. Neil-Douglas , accusé d'avoir proféré des
cris séditieux , est traduit devant la haute-cour de justice
en Ecosse .
- On instruit à Londres la procédure des prisonniers
d'état . Les principaux griefs sont au nombre de quatre ;
le nombre des témoins est de deux cent quarante.
Nouvelles diverses. On parle beaucoup à Varsovie
d'un duel entre le comte de Paz , riche lithuanien , et
le sénateur prince Adam Czatoriski. Ils'agit d'une alliance
recherchée et refusée. Rien n'est à craindre comme
l'amour blessé , si ce n'est l'amour-propre. Ici les deux
se réunissaient peut- être .
Une lettre d'Hambourg annonce un riche présent
venu d'Amérique, à l'adresse de M. l'abbé de Pradt. On
ne saurait trop payer les bons conseils .
mum
ANNONCES ET NOTICES .
B.
ww
Abrégé de l'Histoire universelle , ancienne et moderne
, à l'usage de la jeunesse ; par M. le comte de
Ségur , de l'Académie française : 44 vol. in-18 , ornés
de 150 cartes ou gravures .
Cet ouvrage , dont le prix est pour les non- souscripteurs ,
de 2 fr. par volume , sera payé , par les souscripteurs . 75 fr. au
lieu de 88 fr . , quel que soit d'ailleurs le nombre de volumes. A
cet effet , ceux qui voudront jouir de cette faveur , acquitteront
le total de la souscription en recevant l'Histoire ancienne , dont
Ja première livraison est formée. On ne pourra plus souscrire
après lamise en vente de l'Histoire romaine. Les exemplaires,
avec les gravures colorices , coûteront 50 centimes de plus par
volume.
L'ouvrage sera divisé ainsi qu'il suit : tre livraison , histoire
ancienne (en vente) q vol.; ron aine , 5 vol.-a livrai. , hist. du
Eas-Empire, ou histoire intermédiaire , 1 vol .-5e livrai. , hist.
de France,4vol.-4 livrai ., hist. d'Angleterre , 3 vol.-5e liv. ,
hist. d'Espagne , 2 vol.-6e livrais ., hist. de Portugal , 1 vol.
-7 livrai ., hist. d'Allemagne etd'Autriche , 4 vol.-8e livr. ,
hist. de Prusse . 1 vol.-g" livrais. , histoire de Pologne , I vol.
10 Evrai. , hist. de Russie , a vol . - 11e livraison, hist. de
Turquie , a vol.-12º livrai. , hist. de Suède , 1 vol.-13 livre,
hist. de Danemarck , 1101.- 14º livrai.. hist, de Hollandeet
MAI 1817 . 585
des Pays-Bas , 2 vol.-150 liv. , hist. de Suisse , 1 vol.- 16º liv..
hist. d'Italie , a vol.- 17º livrai. , hist. des Chinois , Indiens et
Arabes.
Les neufpremiers volumes , en vente, contiennent l'Histoire
ancienne proprement dite; savoir : l'histoire des Egyptiens et
des Assyriens , 1 vol .; des Mèdes et des Perses , 2 vol.; des
Juifs , 2vol.; de la Grèce ,3 vol.; de Sicile et de Carthage , 1 vol .
Prix : 18 fr. , et 22 fr. 50 cent. avec les gravures coloriées . On
ajoutera 50 cent. de plus par volume pour recevoir franc par
laposte.
L'Histoire romaine , qui termine l'Histoire ancienne , formera
cinq volumes, dont les trois premiers sont déjà imprimés , et
paraîtra enjuinprochain.
On souscrit à Paris chez Alex. Eymery , libraire- éditeur , rue
Mazarine, n. 30. , et chez les principaux libraires des départemens
et de l'étranger.
Si le nom de l'auteur de cet intéressant ouvrage ne suffisait
pas pour bien faire augurer de son succès , les neuf volumes qui
viennent de paraître , et qui en forment la première livraison ,
ne laisseraient aucundoute à cet égard. L'histoire, sous la plume
de M. de Ségur , n'est point une froide compilation de faits entassés
selon l'ordre des temps; elle prend tout l'intérêt qu'une
brillante imagination peut y répandre , et 1 auteur tire toujours ,
des événemens qu'il raconte, des leçons qui , sansetreau - dessus
de la portée des jeunes gens pour qui il a principalement travaillé
, n'intéresseront pas moins toutes les classes de lecteurs .
Les gravures et les cartes , dont cet ouvrage est orné, sont
exécutées avec soin. Elles servent parfaitement à éclairer le
texte, soit en mettant sous les yeux du lecteur la situation préeise
des lieux qui ont servi de théâtre aux événemens , soit en
lui offrant une image, fidèle du costume et des traits des héros
qui en ont été les acteurs . Nous reviendrons avec plus de détail
sur cet ouvrage.
Lettres de madame de Sévigné , nouvelle édition proposée
par souSCRIPTION .
Les amis des lettres n'apprendront pas, sans plaisir, que cette
édition sera enrichie d'un grand nombre de lettres inédites et
de fragmens de lettres. On a puisé toute la correspondance de
madame de Sévigné avec Bussy Kabutin , dans un manuscrit tout
entier de la main de ce dernier. Des lettres de madame de Sévigné
à madame de Grignan , à Ménage , aux deux Arnauld , a
mademoiselle de Scuderi ; quelques autres du marquis de Sévigné
, de madame de Grignan, de madame de Simiane , répandeutunnouvel
intérêt sur ce recueil, etl'augmenteront de deux
volumes. Toutes ces lettres ont été puisées à des sources qui
ne laissent aucun doute sur leur authenticité.
L'ordre chronologique sera soigneusement observé. Des faits
restés obscurs seront éclaircis.
Annoncer que cette édition sortira des presses de M. Didot
aîné , c'est faire connaître qu'elle réunira à la beauté typographique
la correction la plus parfaite .
384 MERCURE DE FRANCE.
Le papier , le caractère et la justification seront en tout cord
formes au prospectus que l'éditeur a publié , et qui ne laisse rien
àdésirer.
Les portraitsde famille demadame de Sévigné , copiés d'après
les originaux les plus estimés , orneront cette édition : plusieurs
de ces portraits n'ont jamais été gravés ; de ce nombre est celui
de madame de Sévigné. C'est à M. Masquelier ils , que l'exécution
en est confiée. On trouvera aussi des fac simile de l'écriture
de madame de Sévigné, de sa fille , de son fils , de M. de
Grignan , de madame de simiane , de Bussy Rabutin ,de Corbinelli
, etc. , ainsi que l'image des lieux où madame de Sévigné a
passé sa vie , que sa présence a rendus célèbres , ou qu'elle a
quelquefois décrits. Des vues des rochers de Liyry , de Bour-
Eilly, de Grignan , etc. , ont été prises , à grands frais , par
d'habiles artistes , dont les dessins ont été réduits et gravés
avec soin par M. Lorieux. Plusieurs de ces gravures sont terminées;
on les montrera aux personnes qui désireraient , comme
nous , s'assurer d'avance du mérite de l'exécution.
Il y aura dix vol. in-8°. qui paraîtront en trois livraisons .
La première sera mise en vente au mois de novembre prochain;
la deuxième , au mois de février suivant ; et la dernière ,
au mois de mai. La liste des souscripteurs sera imprimée et
jointe au dernier volume.- Le prix de chaque volume sera ,
pour les souscripteurs , de 9 fr. , pris à Paris; 2 fr. de plus franc
de port par la poste.
Après la publication de la première livraison, le prix de
chaque volume déjà publié seraportéà 10 fr. Il en sera demême
après la publication de la seconde.
ON NE PAIE RIEN D'AVANCE .
Il sera tiré quelques exemplaires sur papier vélin, figures
avant la lettre (lettre grise) ,dont le prix sera du double, et
un petit nombre sur carré vélin double , auxquels les eauxfortes
seront jointes.
On souscrit chez J. J. Blaise , libraire de S. A. S. madame
laduchesse douairière d'Orléans , quai des Augustins, n. 01.
Les belles éditions que ce libraire a déjà faites de la Bible de
Royaumontet des Maximes de la Rochefoucault sont un sûr garant
des soins qu'il apportera à remplir les nouveaux engagemens qu'il
prend avec le public.
TABLE .
Poésie. 337 Variétés . 361
Enigme , Char. et Lorgog. 345 Annales dramatiques 371
Pensées détachées. 346 Politique.
375
Beaux-Arts . 353 Annonces et Notices.
382
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE,
STEMARE
SEIRE
MERCURE
nm
DE FRANCE .
SAMEDI 31 MAI 1817 .
LITTÉRATURE .
POÉSIE .
LE PREMIER DE MΑΙ.
mv
Traduction libre de quelques fragmens de Catulle et
Gallus , de Parnell et Thompson , de Rapin , Ausone
et Jacques Moireau.
Salut , premier soleil de mai ,
Beau ciel d'azur , brillante aurore !
Par le souffle embaumé de Flore ,
Tout renaît , tout s'est ranimé .
Joyeux printemps , source féconde ,
Ornement et trésor du monde ,
Parais , viens charmer à la fois
Les enfans , les vieillards , les pâtres et les rois !
Joyeux printemps , oui , ton aimable empire
S'étend sur tout ce qui respire.
Fuyez autans et noirs frimats !
Zéphire caresse , badine :
On ne trouve plus sur ses pas
Que la neige de l'aube-épine .
Oh ! de quelle douce vapeur
La plaine au loin semble arrosée !
On voit s'élever une fleur
Sous chaque goutte de rosée .
TOME 2 25
:
386- MERCURE DE FRANCE .
Que j'aime de l'iris
Les flèches odorantes !
De ces lilas fleuris
Les touffes élégantes !
Sur le velours de la pense
L'aurore a fait jaillir ses feux :
Déjà sous ses trésors nombreux
La jacinthe penche affaissée ,
En vain elle cherche un appui
Sur le pâle narcisse ,
Dont l'éternel supplice
Est de n'aimer que lui..
La tulipe arrondit son superbe calice ;
La jonquille , près d'elle , est triste en sa couleur ;
Mais elle embaume l'air de sa suave odeur .
Ingénieux emblême !
Les qualités du coeur ,
Valent la beauté même ..
Du beau sang de Vénus ,
Le rosier se colore :
Du fruit cher à Bacchus ,
Le bouton vient d'éclore ;
Un verd délicieux
Tapisse la prairie :
On voit reluire aux cieux
La nature embellie .
Le vieux saule courbé par les vents furieux
Malgré soixante hivers , rajeunit et verdoie ;
Les arbrisseaux , les plantes et les fleurs
Exhalent leurs parfums , font briller leurs couleurs ;
Et la vigne pleure de joie .
L'abeille , dès l'aube du jour ,
Etendant son aile engourdie ,
Part et s'envole aux bosquets d'alentour ,
En murmurant contre la perfidie
Du pâtre dont l'avidité
Lui déroba le fruit du travail de l'été.
L'hirondelle dont la prudence
Fuit des hivers l'effet cruel ,
Déjà reparaît et s'élance
Sous la voûte de l'arc-en-ciel.
,
ΜΑΙ 1817 . 587
Dans les créneaux d'une muraille ,
Le passereau tendre et constant ,
Porte à son bec le brin de paille
Et le duvet que sa compagne attend.
Des habitans de l'air contemplons le délire !
Ils semblent annoncer à tout ce qui respire ,
Qu'aimer est la suprême loi .
Combien de jeunes pastourelles
En les voyant battre des ailes ,
Rêvent déjà , sans trop savoir pourquoi !
Nisa , si fraîche et si jolie ,
A la ville portant son lait ,
N'a plus qu'un simple bavolet ,
Qu'envierait la coquetterie ,
Et qu'un étroit fichu que soulève son sein ;
Mais que la pauvrette , à dessein ,
Ou peut-être par ignorance ,
N'attacha qu'avec négligence.
Déjà le pauvre voyageur
Rencontre sur sa route un salutaire ombrage ;
Le botaniste observateur ,
Consultant son herbier , de bocage en bocage ,
S'instruit à chaque pas , admire et rend hommage
Aux chefs -d'oeuvre du Créateur ;
La biche timide et sauvage ,
Bondit et se dérobe aux regards du chasseur ,
En se cachant sous le naissant feuillage.
Diane , craignez les forêts ,
1
Par le printemps nouvellement parées !
En vain du dieu d'amour vous braveriez les traits ;
Vous pourriez bien perdre à jamais
Vos belles nymphes égarées .
Mais quels chants variés , et quels divins concerts
Se font entendre dans les airs !
C'est l'alouette matinale ,
Qui dans son ramage enchanteur ,
Semble dire au vieux laboureur :
Vois ces nombreux épis sur la terre natale ,
« Que tant de fois arrosa ta sueur ! >>
25.
388 MERCURE DE FRANCE .
Du sommet d'un côteau , la linotte répète
Ses chants portés au loin sur l'aile des zéphirs ;
Et l'on dirait que la fauvette
Chante l'aurore des plaisirs .
La mésange se mêle à cette mélodie
Par ses accens pleins de douceur :
Et le merle rusé , railleur ,
Siffle sans cesse et parodie
Le caquetage de la pie ,
Le bavardage du jaseur.
Si quelquefois du geai la voix trop discordante
Importune un instant les échos d'alentour ,
La tourterelle gémissante ,
L'adoucit en disant : amour !... amour ! ... amour ! ...
Mais quelle émotion soudaine
M'annonce des plaisirs nouveaux !
J'entends à la fois dans la plaine ,
Dans les vallons , sur les côteaux ,
Le mugissement des taureaux .
Qui sous le joug fendent la terre ;
Le doux bêlement des agneaux
Qui bondissent près de leur mère ;
Le galoubet des pastoureaux ,
Et la chanson de la bergère....
Cessez , amis , cessez d'unir vos voix !
De sa romance amoureuse et touchante ,
Le rossignol fait retentir les bois :
Tout doit se taire dès qu'il chante.
:
J. N. BOUILLY.
ΜΑΙ 1817 .
389
:
ÉNIGME..
Quoique je ne sois qu'une bête;
Cent fois plus heureux qu'un sultan ,
On me voit toujours à la tète
D'un peuple docile et content.
Je vole avec ardeur de conquête en conquête ;
Je suis plante , je suis prophète ;
Etpourtant on me voit tourner au gré du vent
Comme une frėle girouette.
(Par M. J.Í. ROQUES , de Montauban.)
CHARADE .
Mon premier sert au tailleur ;
Mon secondmène au champ d'honneur
De mon tout bien souvent dépend notre bonheur,
nummmv
LOGOGRIPHE
11
Je te secoue avec ma tête ,
Etje te nourris sans ma tète.
De ton cheval pressele pas ,
Pour me connaitre avec ma tête ;
Dans le milieu d'un bon repas ,
Tu me trouveras sans ma tête.
Après avoir de moi fait usage avec tèle ,
Tu me goûteras mieux sans tête.
:
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est libert'é; celui de la charade ,
aigrefin , et celui du logogriphe futile , où l'on trouve
utile.
390 MERCURE DE FRANCE .
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Abrégé des Mémoires , ou Journal du marquis de
Dangeau , extrait du manuscrit original , contenant
beaucoup de particularités et d'anecdotes sur
Louis XIV, sa cour , etc. , avec des notes historiques
et critiques , et un abrégé de l'Histoire de la
Régence ; par madame de GENLIS (1 ) .
(Iot Article. )
M. le comte de Buffon , écrivant à sa fille adoptive ,
madame la comtesse de Genlis , "s'exprimait en ces
termes : « Vous êtes la première des femmes et le
plus aimable des philosophes. » Madame de Genlis
pourrait seule nous révéler l'effet que produisit sur
elle un pareil éloge . La première des femmes ne fut-elle
pas surprise de se trouver le plus aimable des philosophes
? Ne dut-elle pas accuser secrètement son illustre
ami d'imprudence , ou, pour le moins , d'indiscrétion ?
Devait-il la juger autrement que par ses écrits qui n'ont
jamais démenti l'austérité de ses principes ? Si cette
femme célèbre se soumit avec résignation à une louange
aussi expressive , on ne saurait attribuer cette indulgente
retenue qu'à la crainte de blesser un père tendrement
chéri ; ce fut un véritable sacrifice ; victime volontaire,
elle refusa d'éviter le piége tendu par l'amitié.M. de
(1) A Paris, chez Treutell et Würtz , libraires , rue de
Bourbon , no . 17. Quatre vol. in- 80 . Prix : 20 fr.
ΜΑΙ 1817. 391
Buffon pouvait seul , peut- être , attaquer avec impunité
la modestie de madame de Genlis , et la faire monter , sans
résistance , au rang des philosophes .
J'avais pensé , même avant d'avoir connu la lettre
de M. de Buffon , que madame de Genlis était un peu
plus philosophe qu'elle ne le paraît dans ses ouvrages ;
mais si le hasard n'eût fait tomber cette lettre sous mes
yeux, je n'aurais jamais été assez téméraire pour exprimer
un pareil soupçon. Lacrainte de commettre une erreur,
ou d'irriter un écrivain dont la plume est aussi redoutable
que la lance de Bradamante , eût retenu ma pensée
dans les limites d'une timide circonspection . Ma conscience
eût gardé son secret ; et au lieu d'analyser madame
de Genlis , je me bornerais , au risque d'ennuyer
mes lecteurs , à parler du marquis de Dangeau , et des
menus détails de la cour de Louis XIV . Madame la
comtesse de Genlis est beaucoup plus amusante que
M. le marquis de Dangeau . Par son esprit, et par l'usage
qu'elle en fait , elle inspire deux sentimens qui vont
presque toujours ensemble , mais qu'il faut bien se garder
de confondre , l'intérêt et la curiosité.
Madame de Genlis philosophe , me direz-vous ; elle
qui n'a jamais manqué une occasion d'attaquer la philosophie
, quelquefois avec la logique de la Sorbonne ,
plus souvent avec la légèreté de Fréron ! Jamais docteur
en théologie a-t-il défendu avec plus de chaleur et
d'amertume les opinions dogmatiques qu'on veut nous
faire prendre pour des idées religieuses ? Que de veilles
n'a- t- elle pas employées pour démolir la réputation
de Voltaire , pour nous dégoûter de J.-J. Rousseau ! Il
est vrai , ajouterez-vous , que ses veilles ont été perdues ,
qu'elle a pâli sans succès ; mais si le public s'obstine
à lire Rousseau et Voltaire , c'est bien leur faute et
non celle de madame de Genlis. Elle n'a aucun reproche
392
MERCURE DE FRANCE.
à se faire à cet égard; si elle n'a pas vaincu dans cette
lutte inégale , elle a mérité de vainere ; des écrivains
plus habiles , sinon plus exercés , ont éprouvé le même
sort : on doit lui savoir gré de l'intention .
Tout cela paraît spécieux au premier coup-d'oeil ; cependant
, je n'y vois rien qui m'empêche de croire à la
philosophie de madame de Genlis. Ce n'est pas que je
veuille comparer ses travaux au tissu de Pénélope; je me
hâte d'aller au-devant de ce soupçon que je regarderais
comme une impardonnable témérité ; je ne veux laisser
aucun voile sur ma pensée , et je vais m'expliquer sans
détour
Il faut d'abord , pour être juste, reconnaître dans
madame de Genlis des connaissances étendues , et un
talent distingué : son style est, en général, élégant , correct
, animé ; enfin , elle connaît parfaitement les bienséances,
et s'y conforme avec une exactitude qu'elle porte
quelquefois jusqu'au scrupule. Si je retrouvais ces précieuses
qualités dans les écrits où elle s'occupe des philosophes
, je croirais qu'elle a réellement l'intention de les
combattre avec avantage ; mais il n'en est pas ainsi ; elle
se sert presque toujours d'un langage propre à décréditer
la cause qu'elle a l'air de défendre , et à faire triompher
celle qu'elle paraît attaquer. Par exemple ; si l'auteur de
laHenriade cite quelques faits àl'appui d'une opinion ,
madame de Genlis répond aussitôt : « Cela est faux et
absurde ; un mensonge grossier ne coûtait rien à
M. de Voltaire (1 ) . » Après cela , la question est
décidée ; on ne peut plus s'empêcher d'admettre là
vérité des faits dont il s'agit. M. de Voltaire a beaucoup
d'obligations de ce genre à madame de Genlis ;
on ne saurait pousser plus loin l'adresse et le désintéressement
.
(1) Mémoires de Dangeau , tom, rer , p. 1o .
ΜΑΙ 1817 . 595
Souvent madame de Genlis avance une proposition
à laquelle il est si facile de répondre victorieusement ,
qu'on est forcé d'avouer qu'elle n'avait d'autre but que
de ménager un succès aux défenseurs de la raison . Ainsi ,
'en parlant des partis qui agitèrent la France pendant
la minorité de Louis XIV, elle s'exprime en ces termes :
<<Les différens partis conservaient , au fond , les mêmes
principes ; on n'avait voulu renverser ni le trône , ni
P'autel . La philosophie moderne n'avait point encore
de prosélytes ( 1 ) . »
Avant d'écrire cette dernière phrase , madame de
Genlis a dû se dire à elle-même : « Je sais bien qu'il
ést ridicule d'accuser la philosophie de l'exagération et
de l'abus que des hommes , qui n'étaient nullement
philosophes , ont pu faire de ses principes. On persuadera
difficilement aux esprits bien faits que Montesquieu ,
Turgot, Malesherbes et les autres vrais philosophes
du dernier siècle aient jamais eu l'idée de renverser ni
le trone ni l'autel. Je ne saurais me dissimuler qu'ils
étaient seulement ennemis de l'intolérance et du despopotisme;
c'est-à-dire qu'ils voulaient donner plus de
solidité aux institutions monarchiques , et plus de pouvoir
réel à la religion. Cette philosophie a résisté à tous
les sophismes, àtoutes les calomnies ; elle est aujourd'hui
la pierre angulaire sur laquelle repose l'édifice constitutionnel
: voilà ce qu'il est bon d'apprendre aux Français,
voilà ce qu'on ne manquera pas de me répliquer. J'aurai
fourni l'occasion de répandre ces utiles vérités ; c'est un
grand service que je rends aux modernes doctrines ; et si
les partisans des idées raisonnables ont tant soit peu de
pénétration , je dois m'attendre à leur reconnaissance .>>>
(1) Mém. de Dangeau , tom. rer , p. 31.
504 MERCURE DE FRANCE.
Madame de Genlis ne sera pas trompée dans cet
espoir; l'armée philosophique ouvrira ses rangs pour la
recevoir avec toute la pompe et tous les honneurs dûs
àses longs travaux,àses fréquentes et laborieuses conceptions
: elle sera comparée à Socrate qui avait aussi
letalentd'insinuer la sagessepar des voies obliques , et
defaire accoucher les esprits.
Si des hommes, difficiles àconvaincre, demandaient
des preuves plus positives du système adopté par madame
de Genlis pour accréditer les idées saines, on ne
serait embarrassé que du choix. Quel est , par exemple,
l'esprit incrédule qui pourrait résister au fait suivant ?
Les écrivains du dernier siècle , qui s'étaient montrés
les ennemis les plus irréconciliables des préjugés nuisibles,
avaient toujours présenté l'illustre auteur de
Télémaque comme un philosophe du premier ordre.
Cetteprétention effaroucha singulièrement leurs adversaires
; ils sentirent de quelle perte ils étaient menacés ,
et combinerent tous leurs efforts pour enlever à la philosophiel'appui
de Fénélon . S'ils ne réussirent pas tout-àfait
dans cette entreprise , du moins ils laissèrent la question
problématique; ce fut comme une de ces batailles
après lesquelles les deux partis réclament la victoire. Aujourd'hui
le procès est jugé. Madame de Genlis ,du haut
de son tribunal , a décidé que , par « ses idées démocratiques
, Fénélon devait avoir pour partisans tous les
philosophes sans exception (1 ) . Ainsi , ce que n'ont pu
faire Voltaire , Dalembert , La Harpe , l'abbé Maury et
l'Académie en corps , madame de Genlis l'a exécuté
avec un bonheur inouï. Ce sont là de ces coups de
unaître qu'on ne saurait trop applaudir. Jamais la cause
(1) Mém. de Dangcau , tom. rer , pag. 36.
1
ΜΑΙ 1817 . 595
de la philosophie n'avait été servie avec autant de dextérité
et de succès .
Les philosophes ne commettent pas une faute , que
madame de Genlis n'accoure aussitôt pour la réparer ;
c'estune attention dont elle se dispense rarement , et
qui n'a pas été assez remarquée. On reprochait à Voltaire
d'avoir parlé de Louis XIV avec trop d'indulgence
et d'enthousiasme ; de s'être laissé séduire par l'éclat
que les beaux-arts jetèrent dans le dix-septième siècle ;
d'avoir loué , avec exagération ,, uu règne commencé
sous de glorieux auspices , et qui finit par de grandes
fautes et d'irréparables malheurs . L'ouvrage de Voltaireest
en effet le plus beau monument qui aitété élevéà
la gloire de ce grand siècle , et à la gloire personnelle
dumonarque qui lui a donné son nom. L'historien glisse
légèrement sur les défauts de ce prince, et prodigue
-toutes les ressources de son rare talent pour relever ses
belles actionsiet ses brillantes qualités. Grâces àVoltaire,
le règne de Louis XIV était devenu l'un des plus spécieux
argumens dés fauteurs du despotisme politique.
Madame de Genlis est venue rompre l'enchantement ;
-elle nous force à reconnaître Louis XIV dans tous les
mauvais rois , dont Mentor, pour l'instruction du fils
d'Ulysse , dévoile les faiblesses ou la tyrannie.
« C'est une chose reconnue et très- incontestable ,
s'il faut en croire madame de Genlis , que Télémaque
-est rempli d'allusions contre Louis XIV et ses ministres
(1) . Elle retrouve ce prince dans Sésostris enivré
de sa propre gloire; dans Adraste qui enlève , à main
armée, une femme égale en beauté àVénus même ;
dans Idoménée , qui craint de rendre l'ennemitrop
fier, et ne craint pas de le rendre trop puissant, en
(1) Mém. de Dangeau , tom. rer , pag.13 .
06 MERCURE DE FRANCE.
réunissant tous les peuples contre lui,parune conduite
hautaine et injuste. Pour mieuxfaire sentir cette dernière
allusion , madame de Genlis pousse la complaisancejusqu'a
citer le passage entier.«Quandvous avez
trouvé des flatteurs , dit-elle à Louis XIV, par la
bouchedeMentor,les avez-vous écartés?vous en êtesvous
défié? Non, non, vous n'avez point fait ce que
font ceux qui aiment lavérité et quiméritent delaconnaître.
Voyons si vous avez maintenant le courage de
vous laisser humilier par la vérité qui vous condamne.
Je dirai donc que ce qui vous attire tant de louanges
ne mérite que d'être blamé. Pendant que vous aviez ,
au-dehors, tantd'ennemis quimenaçaientvotre royaume,
vous ne songiez, au-dedans de votre nouvelle ville ,
qu'ay faire des ouvrages magnifiques.Une vaine ambitionvous
apoussé jusqu'au bord duprécipice; à force
de vouloir paraître grand , vous avez ruiné votre vériritable
grandeur.-Hélas ! reprit le roi , est-ce que
vous ignorez la faiblesse et l'embarras des princes ?
Quand ils sont une fois livrésàdes hommes corrompus
et hardis , qui ont l'art de se rendre nécessaires, ils ne
peuvent plus espérer aucune liberté ; ceux qu'ils méprisent
le plus sont ceux qu'ils traitent le mieux et
qu'ils comblent de bienfaits. >>>
Je me crois , en conscience , obligé de défendre
Louis XIV et Fénélon contre madame de Genlis. Il me
semble qu'il est peu raisonnable de penser que ce dernier
ait voulu peindre Louis XIV, sous les traits d'un
prince livré à des hommes corrompus et hardis. On
m'allègue en vain une prétendue lettre de Fénélon ,
dont l'authenticité est au moins douteuse ; je m'en tiens
aux preuves morales qui ne sauraient me tromper. Jamais
Louis XIV n'a répandu ses faveurs sur des hommes
qu'il méprisait. Mais , dira madame de Genlis , n'y
ΜΑΙ 1817 . 397
a-t- il pas des rapports de ressemblance très -frappans
entre Idoménée et Louis XIV ? Je répondrai que rien
n'est plus facile que de découvrir de pareils rapprochemens;
et qu'en consultant au hasard les moralistes du
dix-septième siècle , on trouve la censure de l'ambition
et de la manie des conquêtes , sans qu'on puisse supposer
que ces écrivains aient eu l'intention de faire des
applications directes et injurieuses à Louis XIV. Je
pourrais , en suivant le procédé de madame de Genlis
ranger Massillon lui-même au nombre des accusateurs
d'un monarque, dont les faiblesses n'ont pas besoind'être
exagérées. Voici de quelle manière je m'y prendrais :
« Sa gloire sera tonjours souillée de sang ; quelque
insensé ( Boileau ) chantera peut-être ses victoires ;
mais les provinces , les villes , les campagnes en pleureront
; on lui dressera des monumens superbes ( place
des Victoires ; nations enchaînées ) , pour immortaliser
ses conquêtes ; mais les cendres encore fumantes
de tant de villes autrefois florissantes ; mais la désola
tion de tant de campagnes ( incendie du Palatinat)
dépouillées de leur ancienne beauté ; mais les ruines de
tant de murs sous lesquelles des citoyens paisibles ont
été ensevelis; tant de calamités qui subsisteront après
lui (révocation de l'édit de Nantes ; dragonades ) ,
seront des monumens lugubres qui immortaliseront sa
vanité et sa folie. ».
- Ce passagede Massillon pourrait s'appliquer plus
directement à Louis XIV , que les portraits d'Idoménée
et de Sésostris ; cependant, personne ne soupçonnera
ce célèbre orateur d'avoir voulu outrager la mémoire
d'un roi qui avait été son bienfaiteur. Je suis tenté de
croire que la ferveur philosophique de madame de
Genlis l'a entraînée plus loin qu'elle ne s'y attendait
598 MERCURE DE FRANCE.
elle-même ; l'ardeur de son zèle a égaré son jugement;
en voici une nouvelle preuve qui me paraît sans réplique
:
<<En parlant , dit-elle , des principes démocratiques
de Fénélon , si clairement contenus dans Télémaque ,
j'aurais pu citer un ouvrage du même auteur , beau
coup plusfort dans ce genre , son Dialogue de Caton
aux Champs- Elysées : il me serait pénible de faire
une telle citation ( 1 ) . »
L'adresse , car il me serait pénible de dire la perfidie
des réticences , se montre ici d'une manière bien
frappante . On pourrait supposer , d'après une telle prétérition
, que le Dialogue de Caton est un code d'anarchie
, et que l'auteur amis dans la bouche de cet illustre
Romain des maximes subversives de tout ordre public.
Que les admirateurs de Fénélon se rassurent ; il avait
trop d'esprit pour faire parler Caton comme un ultraroyaliste
, mais on ne trouve rien dans ses discours qui
ne soit conforme à ses moeurs et à son caractère . Je vais
citer le passage le plus véhément de ce dialogue , et
mettre le lecteur à portée de décider entre Fénélon et
madame de Genlis . 寶
Les interlocuteurs sont Caton etCésar. Celui-ci , après
avoir vanté la douceur de son gouvernement , rappelle
la consternation dont les Romains furent saisis lorsqu'ils
apprirent la nouvelle de sa mort . « Quels regrets ,
ajoute-t-il , quelle pompe au Champ-de-Mars à mes funérailles
! Qu'as-tu à répondre ? »
Caton.- Que le peuple est toujours peuple, crédule
, grossier , capricieux, aveugle , ennemi de son véritable
intérêt. Pour avoir favorisé les successeurs du
tyran et persécuté ses libérateurs , qu'est-ce que ce
(1) Mém. de Dangeau , tom. rer . , pag . 59.
ΜΑΙ 1817 . 399
peuple n'a pas souffert ? On a vu ruisseler le plus pur
sang des citoyens par d'innombrables proscriptions . Les
triumvirs ont été plus barbares que les Gaulois mêmes
qui prirent Rome. Heureux qui n'a point vu ces jours
de désolation ! Mais , enfin , parle-moi : ô tyran ! pourquoi
déchirer les entrailles de Rome ta mère ? quel fruit
te reste-il d'avoir mis ta patrie dans les fers ? Est- ce de
la gloire que tu cherchais ? n'en aurais-tu pas trouvé
une plus solide et plus éclatante à conserver la liberté
et la grandeur de cette ville, reine de l'univers ? Te fallait-
il une vie douce et heureuse ? l'as -tu trouvée dans
les horreurs inséparables de la tyrannie ? Tous les jours
de tà vie étaient pour toi aussi périlleux, que celui où
tant de bons citoyens immortalisèrent leur vertu , en
t'immolant aux mânes de Pompée et au génie de la liberté.
Tu ne voyais aucun vrai Romain dont le courage
ne dût te faire pâlir d'effroi . Est-ce donc là cette vie
tranquille et heureuse que tu as achetée par tant de
peines et de crimes ? Mais que dis-je ? tu n'as pas même
eu le temps de jouir du fruit de ton impiété. Parle ,
parle , tyran ; tu as maintenant autant de peine à soutenir
mes regards , que j'en aurais eu à soutenir ta présence
odieuse , quand je me donnai la mort àUtique.
Dis , si tu l'oses , que tu as été heureux . >>
Voilà ce qu'il y a de plus fort dans le dialogue de
Caton; voilà les citations qui alarmaient la sensibilité
de madame de Genlis; voilà enfin ce qui ne doit laisser
aucun doute sur les principes démocratiques de Fénélon
. Madame de Genlis ne s'est - elle pas trompée de
date? Je m'arrête ; elle me saura gré de cette réticence.
Je veux bien raisonner avec elle ; mais j'estime son talent
, et j'aime mieux perdre quelques-uns de mes avantages
que de l'offenser . Je me bornerai à lui représenter
qu'il devait lui suffire de peindre Fénélon comme un
400 MERCURE DE FRANCE.
philosophe , et qu'il était inutile au succès de la bonne
cause d'en faire un Caton ou un Brutus .
Je serais bien surpris si , après toutes les raisons que
je viens d'exposer , quelqu'un pouvait hésiter encore à
regarder madame de Genlis comme l'un des défenseurs
les plus adroits de la philosophie moderne. J'ai tenu
en réserve l'argument le plus décisif pour faire cesser
toutes les incertitudes sur un point aussi important , et
pour réduire au silence l'incrédulité la plus obstinée.
Mais comme j'ai rempli l'espace qui m'était destiné, et
que , dans l'intérêt des lecteurs du Mercure , je serais
faché d'empiéter sur le terrain de mes confrères , je
renvoie à un autre jour la suite de mes observations .
Je parlerai alors , avec quelque étendue , des Mémoires
de M. le marquis de Dangeau . C'est , comme le dit
fort bien l'éditeur , un livre unique dans son genre ; sa
publication est un nouveau service rendu aux ennemis du
despotisme. Quant à madame de Genlis , si elle protestait
contre mes jugemens ; si elle refusait le titre de
philosophe ; je lui ferais observer que je ne suis pas plus
injuste envers elle qu'elle ne l'a été envers Fénélon ;
que s'il y a quelque différence dans nos procédés , cette
différence est toute à mon avantage , puisque l'auteur
de Télémaque ne peut se défendre , et qu'en mainte
circonstance elle a prouvé qu'elle savait repousser une
agression; enfin , je la renverrais à l'épître familière de
M. le comte de Buffon , et j'aurais le courage de lui
soutenir en face ; « qu'elle est la première des femmes et
le plus aimable des philosophes. >>
JAY.
* ΜΑΙ 1817 .
PRE
ROYAL
200
:
www
Eloge de Saint- Jérome (1 ).
L'auteur de cet ouvrage annonce dans sa préface
qu'il n'a pas atteint sa dix-huitième année. L'ouvrage
porte , en effet , toutes les marques d'une extrême jeunesse
. Il y a un bonheur naif d'avoir fait un livre , un
mélange de plaisir et de timidité en le présentant ,
cette douce confiance dans l'attention du public , fruit
de l'inexpérience et d'un amour - propre non encore
blessé ; il y a des prières à ce public, pour qu'il veuille ,
en agréant les prémices de l'adolescence , attendre que
l'époque de la raison et du talent soit venue , et des
promesses , qu'en compensation de son indulgence , la
reconnaissance de l'écrivain lui consacrera des fruits
plus précieux dans un âge mûr . Il y a enfin une petite
péroraison tout-à- fait enfantine , et presque touchante ,
adressée au livre même. « Enfant des plus doux loisirs ,
« élevé sous l'aile d'un père , loin du tumulte et des
« agitations du monde ; fété , caressé chaque jour , il
« vivait heureux , sans songer aux applaudissemens
« de la foule. Tout-à-coup quel fol amour de gloire
<< le presse ! Il va quitter le toit paternel ! Loin des avis
<< indulgens , et des leçons données sans humeur et sans
<< orgueil , orphelin volontaire , il s'exile. N'ayant ni
« guide , ni tuteur , il va courir le monde et tenter la
<< fortune , à la merci des vents déchaînés et de l'orage .
« Il part... Adieu ! ... Qui soutiendra ses pas mal as-
<< surés ? >>
Ce n'est point en moquerie que je commence par
(1 ) Cent soixante pages in- 12. Paris , chez Delaunay , libraire ,
galerie de bois , Palais-Royal.
26
402 MERCURE DE FRANCE .
cette citation et par ces remarques . Au contraire; on
rencontre si peu de sentimens naturels dans les livres
comme dans les hommes ; il y a si peu d'écrivains qui
s'abandonnent à ce qu'ils éprouvent ; il y en a même
malheureusement si peu qui éprouvent quelque chose,
qu'on se plaît à voir les débats ingénus de l'amourpropre
naissant. On lui sait gré de ne pas ressembler à
nos vieux amours-propres hostiles et calculés , s'enveloppant
, pour se montrer , de tant de travestissemens
mal-adroits , qui ne les rendent que plus fatigans ,
parce qu'ils nous font supporter leurs circonlocutions
et leurs périphrases , et qu'il faut essuyer ce qu'ils disent
pour nous , avant d'arriver à ce qu'ils veulent dire
d'eux . J'aime qu'un bon jeune homme croie au public ,
qu'il se le personnifie , qu'il se l'imagine s'intéressant aux
essais qu'il lui présente , et que pour le mieux disposer
il entre en conférence avec lui. Il apprendra plus tard
quc ce public ne s'intéresse qu'aux choses et non point
aux hommes ; qu'on ne capte point son indulgence ,
qu'on ne désarme point sa sévérité , ou plutôt qu'il
n'est ni indulgent , ni sévère , mais indifférent et spirituel
; qu'il demande ce qu'on lui veut , et voit si ce qu'on
lui dit en valait la peine ; qu'il ne juge ni en vertu des
espérances qu'on donne , ni en considération des titres
passés, qu'on cite ; qu'ils prend les idées qui lui conviennent
ou les faits qui l'amusent , sans s'embarrasser
d'où ils arrivent ; enfin , qu'il ne craint pas plus de dé
courager les talens naissans , qu'il n'hésite à dédaigner
les talens déchus , bien sûr qu'il y aura toujours des
talens à son service. Ces vérités paraîtraient dures à un
débutant dans la carrière. Il veut que sa personne soit
de quelque chose dans le jugement qu'on porte de son
livre. Il lui est doux de raconter à quelle occasion il en a
conçu l'idée , comment il a pris une tâche au-dessus de
ΜΑΙ 1817. 405
ses forces , comment il n'a rien négligé pour ne pas
trop rester au-dessous . Il se complaît dans les protestations
de sa modestie , parce qu'elles sont encore un moyen
décent de parler de lui.
Un autre symptôme de jeunesse , qu'on remarque
dans cet Eloge de Saint-Jérome , c'est une vive et constante
exaltation , une suite d'exclamations entassées ,
une grande prodigalité de métaphores. Tout annonce
que l'écrivain ne sait pas encore qu'avant de se livrer à
l'enthousiasme , il faut être bien sûr de l'avoir fait partager
à ses lecteurs .
Cependant , au milieu de cet enthousiasme , on aperçoit
ces arrière-pensées , effet inévitable de notre vieille
civilisation , et qui , avertissant l'inexpérience elle-même
que la génération qui l'observe est dédaigneuse , lui
inspirent le désir mondain de se la concilier par des
phrases dans son genre , et de lui imposer par des autorités
qu'elle respecte. Ainsi, notre jeune auteur, pour
justifier son exaltation sur Saint-Jérôme , cite des vers de
Voltaire , dans le Temple du Goût. Il parle des jouissances
que son propre goût , en s'épurant, lui a fait
perdre , et des écarts qui , dans les écrits des pères de
l'église , produisent sur son coeur l'effet d'une vicille
affection , dont on a peine à se détacher ; s'indiquant
ainsi critique éclairé , en même temps qu'éloquent panegyriste
, et se plaçant au-dessus de sa faiblesse, en la
reconnaissant comme telle , afin qu'on la lui pardonne .
Il est passé , mème pour la jeunesse , ce temps de l'enthousiasme
complet , qui se sentait d'une haute nature
, et méprisait la raillerie , comme une preuve d'infériorité.
Quoique je n'aie parlé jusqu'ici que de la forme de
cet ouvrage , le lecteur peut déjà prévoir comment cette
forme a dûmodifier le fond. Ce n'est point l'histoire de
26.
404 MERCURE DE FRANCE .
Saint-Jérôme ; ce n'est point l'analyse de ses écrits . Il y
a peu de recherches ; il n'y a point de faits. La manière
même dont l'auteur en rappelle quelques- uns , sans les
raconter , pourrait faire craindre qu'il n'en eût ignoré
les détails et jusqu'aux dates. En louant l'ardeur de
Saint - Jérôme pour l'étude et les sciences , il le compare
à Pythagore allant à Memphis , à Platon visitant Tarente
, et finit par dire que , pour trouver encore un
exemple d'un si rare dévouement , il faudrait remonter
jusqu'aux jours du fabuleux Apollonius de Tyanes.
Quand on a parlé de Pythagore et de Platon , et qu'on
veut arriver à Apollonius , ce n'est pas remonter qu'il
faut , c'est descendre , et descendre même assez près de
l'époque de Saint-Jérôme , et , si l'on peut donner aux
récits qui se rapportent à Apollonius le nom de fabuleux
, on ne saurait appliquer cette épithète à ce fameux
thaumaturge , dont l'existence , très - remarquable ,
comme produit de son siècle , est aussi constatée que
celle de tout autre personnage de l'antiquité.
Quelles que soient néanmoins les imperfections de
cette production juvénile, l'idée dominante de l'auteur
a droit à l'approbation. C'est quelque chose que de nous
entretenir , même sans beaucoup de discernement et
d'exactitude , de ces Pères de l'Eglise , aujourd'hui peu
connus , de tous temps mal jugés .
Persécutés durant leur vie ; objets , après leur mort,
d'une admiration , qui n'était pas au-dessus , mais qui
était différente de celle qu'ils méritaient ; relégués ensuite
dans la poussière des bibliothèques , et presque
bannis de nos jours , même des bancs des écoles ; déchirés
enfin , et traités avec mépris par des hommes qui
leur reprochaient des maux qu'ils n'avaient pas causés ,
et leur attribuaient une doctrine dont ils n'étaient pas
coupables , ces premiers défenseurs du christianisme
ΜΑΙ 1817 . 405
ont étéméconnus également par leurs panégyristes et
par leurs ennemis .
Pour les apprécier , il faut contempler ce qu'était le
monde, lorsque ces hommes parurent, au milieu des générations
écrasées et corrompues par le despotisme. Ces
générations étaient affaiblies par tous les rafinemens
d'une excessive civilisation ; elles étaient sans conviction
religieuse , sans principes moraux ; elles n'avaient
pour règle que cet axiôme , que certains hommes de nos
jours ont renouvelé, celui qu'il faut abjurer les opinions
et n'écouter que les intérêts ; elles n'avaient pour
guide qu'un égoïsme tremblant et féroce ; pour but, que
des plaisirs ignobles et passagers . Epuisées par le vice ,
fatiguées par le doute, elles craignaient encore ce qu'elles
ne croyaient plus. Les premiers chrétiens , forts de la
jeunesse de leur âme et de l'énergie de leur conviction ,
se présentèrent comme une race vivante , au sein des
tombeaux peuplés par ces spectres , et rappelèrent les
nations abàtardies à tous les sentimens primitifs . Ils
étonnèrent des oreilles accoutumées au langage de la
servitude et du crime, par des paroles de liberté , de
vertu , de confiance et d'humanité . Ils substituèrent à
des dogmes usés , qui n'avaient plus de racines dans
les coeurs , parce qu'ils n'étaient plus en proportion
avec les esprits , un dogme mieux en harmonie avec
les lumières . Les philosophes avaient enseigné ce dogme
à leurs disciples , à travers beaucoup d'hypothèses chimériques
, et comme l'une de ces hypothèses. Les prètres
l'avaient révélé à leurs initiés , à côté de beaucoup de
traditions fabuleuses , et , quoi qu'on en ait dit , sans
trop le distinguer de ces traditions. Mais l'instinct même
de la multitude l'appelait de ses voeux, parce que cette
multitude était dévorée du besoin de croire et d'espérer,
:
406 MERCURE DE FRANCE :
et ne trouvait, dans la religion publique , rien qui pût
motiver sa foi ou ranimer ses espérances .
Cette luttedu théisme,non pas contre le polytheisme,
car'lé polythéisme n'existait plus en réalité , mais contre
des formes vieillies , qui ne commandaient aucun respect,
et que l'autorité , bien qu'elle eût pour but de les
mantenir, ne pouvait's'astreindre à ménager; cette lutte,
dis-je , serait le sujet d'un ouvrage , dont rien encore,
à ma connaissance , ne donne l'idée .
J'ai toujours été surpris que l'illustre auteur des
Martyrs nel'eût pas conçue. Si , au lieu de revêtir de
couleurs poétiques ce qui n'était pas , il eût appliqué
són beau talent à peindre ce qui était , il eût tiré de
són sujet un bien autre parti , même sous le rapport de
la poésie. Il ne fallait pas opposer la religion d'Homère ,
religion qui avait disparu depuis bien des siècles , au
catholicisme de Bossuet ; c'était commettre un anachronisme
de quatre mille ans , et présenter comme simultanées
deux choses , dont l'une n'existait plus , et l'autre
pas encore. Certes , après Euripide , après Epicure, et
presqu'en présence de Lucien , les vierges grecques ne
demandaient pas au premier jeune homme qu'elles rencontraient
: Ne seriez -vous point un immortel ? Le
merveilleux homérique avait été remplacé par un autre
genre de merveilleux, qui accompagne toujours les re
ligións déchués . La magie , la théurgie , les évocations ,
voilà ce qui composait la croyance de l'époque ; voilà ce
qui luttait contre le christianisme ; et non pas la mythologie
de l'Iliade , dont chacun repoussait le sens littéral ,
pour la commenter , la traduire , la dénaturer à sa
manière.
Ce polythéisme dégénéré , plus différent de la religion
des beaux temps d'Athènes , que des superstitions
des hordes sauvages , n'aurait pas offert au peintre
ΜΑΙ 1817 . 407.
habile que j'ai indiqué , des sujets de tableaux moins
frappans , et ces tableaux auraient eu , sur les autres ,
l'avantage de la nouveauté.
Aux gracieuses processions des canéphores , avaient
succédé les courses tumultueuses des prêtres isiaques ,
derniers auxiliaires et alliés suspects d'un culte expirant ,
tour-à-tour repoussés et rappelés par ses ministres désespérant
de leur cause. Les cérémonies ordinaires qui
ne suffisaient plus à la superstition devenue barbare ,
étaient remplacées par le hideux taurobolé , où le suppliant
se faisait inonder du sang de la victime. De toutes
parts pénétraient dans les temples , malgré les efforts
dėsmagistrats , les rites révoltans des peupladės les plus
dédaignées. Les sacrifices humains se réintroduisaient
dans ce polythéisme , et déshonoraient sa chute , comme
ils avaient souillé sa naissance. Les dieux échangeaient
leurs formes élégantes contre d'effroyables difformités .
Ces dieux , empruntés de partout , réunis , entassés ,
confondus , étaient d'autant mieux accueillis que leurs
dehors étaient plus bizarres . C'était leur foule que l'on
invoquait ; c'était de leur foule que l'imagination voulait
se repaître. Elle avait soif de repeupler, n'importe dequels
ètres , ce ciel qu'elle s'épouvantait de voir muet et
désert.
Ces erreurs n'étaient point le partage exclusif de la
classe ignorante. Ce délire avait envahi tous les rangs
de la société . Dans le palais des empereurs et dans
les appartemens des dames romaines , on voyait tous
les monstres de l'Egypte , des simulacres à têtes de
chien , de loup , d'épervier , et ces scandaleux symboles,
montrés autrefois dans les mystères comme emblêmes
de la force créatrice, mais devenus alors les objets
à la fois de la derision et de l'adoration publique ,
et ces statues panthées , indiquant l'énigmatique assem
408 MERCURE DE FRANCE .
blage et le mélange de tous les dieux; et cependant
tous ces efforts étaient inutiles ; l'homme parvenait à
trembler , mais ne parvenait plus à croire.
Pour un défenseur de la religion , voilà le tableau
qu'il fallait tracer. Il ne fallait pas montrer les Romains
ou les Grecs courbés devant des idoles de bois et de
pierre, ou d'or et de marbre , qu'ils avaient depuis long.
temps cessé d'adorer ; il fallait les montrer malheureux
surtout de n'adorer rien , d'ètre renfermés dans ce monde
et captifs sur cette terre , comme dans un cachot , que
ne colorait nulle espérance , que n'embellissait nul
avenir.
Les matériaux ne manquaient pas. Il suffisait d'ouvrir
Plutarqne , honnête écrivain , qui aurait désiré être
dévôt, qui s'imaginait quelquefois l'être , mais qui laisse
percer , à chaque ligne , les doutes dont le poursuivait
l'esprit de son siècle. Plutarque nous apprend quelle
était la disposition de l'espèce humaine. Il nous peint
des hommes de tous les états , riches , pauvres , vieux ,
jeunes , tantôt saisis , sans cause visible , d'un désespoir,
frénétique , déchirant leurs vêtemens , se roulant dans la
fange , criant qu'ils étaient maudits des dieux ; tantôt
reprenant , en parlant de ces dieux, par halitude et par
vanité , le ton du persiflage et de l'ironie , puis consultant
, dans quelque réduit obscur , des sorciers, des
vendeurs d'amulettes et de talismans ; parcourant , la
nuit , les cimetières pour y déterrer des os de mort ,
égorgeant des enfans ou les faisant périr de faim sur des
tombes pour lire le destin dans leurs entrailles ; enfin ,
malgré leur nature énervée , bravant, la douleur ainsi ,
quele crime , et soumettant à des macérations effroyables
leurs corps fatigués de voluptés , comme pour faire violence
à la puissance inconnue qu'ils semblaient chercher
ΜΑΙ 1817 : 409
àtâtons , et pour arracher aux enfers ce qu'ils n'espéraient
plus obtenir des cieux.
L'autorité cependant faisait ce qu'elle fait toujours
dans ce cas . Elle attribuait ce désordre de l'espèce humaine
à la destruction des anciennes formes ; elle voulait
lui imposer de nouveau ces anciennes formes , dont l'insuffisance
était précisément la cause de ses égaremens
et de son malheur. Les pontifes proposaient gravement
de brûler les OOEuvres de Cicéron ; et des prêtres subalternes
, voués au culte de Cybèle , se partageaient les
provinces où , missionnaires turbulens et méprisés , et
tour à tour , mendians et prophètes , ils agitaient ,
par des prestiges d'escamoteurs et des convulsions
d'énergumènes , ce qui restait d'esprits crédules .
L'époque d'une révolution complète était arrivée. Le
sentiment religieux , cette partie essentielle de notre
âme , avait besoin d'une forme plus pure , plus en accord
avec les lumières. Le polytheisme avait parcouru ses
diverses phases . Elégant , mais matériel dans Homère ,
plus moral , mais encore incohérent dans Hésiode , il
avait brillé , du temps de Sophocle , d'une pureté presque
idéale. Il est impossible de lire l'OEdipe à Colonne et
l'Antigone sans éprouver une émotion religieuse. Mais
travaillé par le progrès des idées ; sounis à l'examen
par la philosophie , qui d'abord ne voulait pas l'attaquer ;
mal servi , comme toujours , par ses prêtres qui , persécutant
la philosophie , en avaient fait une puissance .
hostile, le polythéisme était devenu tel que nous venons
de le voir. L'autorité, qui le considérait comme un
instrument , avait achevé de l'avilir par cette assistance
hautaine et capricieuse , qui se fait un secret triomphe
de maltraiter ce qu'elle protége. Elle avait beau dire à
la populace qu'il lui fallait une religion : la populace
était avertie , par son instinct , de ce qui se passait sur
sa tète. On compte trop sur sa bonhomie, quand on se
410 MERCURE DE FRANCE .
flatte qu'elle croira long-temps ce que les grands refu
sent de croire. Des sujets superstitieux et des gouvernans
athées , ce beau idéal de certains hommes d'état , ne
saurait se réaliser. Incrédule par imitation , le dernier
des païens traitait sa religion de chose niaise et de duperie
, et chacun la renvoyait à ses inférieurs , qui , de
leur côté , s'empressaient de la repousser encore plus bas.
L'espèce humaine ne pouvait rentrer dans l'ordre ,
retrouver le repos , que lorsque le sentiment religieux
aurait conquis la forme qu'il implorait. Je ne prononce
point sur des questions insolubles; mais il paraît être
dans notre nature, que la terre soit inhabitable , quand
toute une génération ne croit plus qu'une puissance
sage et bienfaisante veille sur les hommes. L'apparition
d'une forme convenable au sentiment religieux
qui s'agitait sur des formes brisées , devait être ,
en quelque sorte , la résurrection de l'espèce humaine.
Elle le fut. Ici , se serait offert au poëte un
nouveau genre de merveilleux , le seul , s'il m'est permis
de le dire , qui convînt à ce grandsujet. Unparadisfantastique
, copie de l'Olympe, sera toujours frappé de ce
double inconvénient, qu'il aura la diversité des couleurs
de moins , et la métaphysique de plus . Mais la pureté,
au sein de la corruptión; la certitude , en présence des
doutes universels ; l'indépendance sous la tyrannie ; le
mépris des richesses , au milieu de l'avidité ; le respect
pour la souffrance , lorsqu'on voyait partout l'exemple
de la cruauté indifférente et de la férocité dédaigneuse;
le détachement d'un monde où le reste des hommes
avait concentré tous ses désirs ; le dévouement , quand
tous étaient égoïstes ; le courage , quand tous étaient
lâches ; l'exaltation , quand tous étaient vils : tel était
le merveilleux qu'on pouvait faire descendre du ciel ;
et ce merveilleux , placé dans l'âme des premiers fidèles ,
et renouvelant la face du monde, n'eût pas eu peut-être
1
ΜΑΙ 1817 41г
moins d'intérêt que des anges , pâles héritiers des dieux
d'Homère , traversant l'empirée , comme Vénus , blessée
par Diomède, ou Junon , voulant tromper Jupiter .
Jeme suis laissé entraîner loin de monsujet, parce que
toutes les fois que je me livre à des réflexions sur cette
matière , je regrette l'erreur dans laquelle tombent des
philosophes , qui ont tant de droits à notre reconnaissance,
quand il s'agit d'une des plus belles et des plus
nobles époques de l'histoire du genre humain .
Il faut le reconnoître. Trois siècles de ce despotisme
qu'on nous vante encore , car il a des amis persévérans ,
avaient plongé notre malheureuse espèce dans un état
d'abrutissement que notre imagination même a peine à
concevoir. Toutes les idées généreuses avaient disparu ;
elles reparurent toutes avec la nouvelle religion .
L'univers était courbé sous la tyrannie. Les sectateurs
de la religion nouvelle parlèrent de liberté ; car
c'est bien à tort qu'on les a représentés comme soumis ,
par principe , aux monstres qui alors se disputaient
et ensanglantaient le trône. Ils n'ont pas mérité cette
accusation qu'on a voulu transformer en éloge , et je me
charge de puiser , dans leurs écrits , toutes les maximes
qu'ont professées les vrais amis de la liberté dans tous les
temps. L'empire était peuplé d'esclaves, que leurs maîtres
ne regardaient pas comme des hommes , et qu'on
livrait aux tourmens pour éclaircir le moindre soupçon ,
qu'on traînait à la mort poursatisfaire le moindre caprice.
Les apôtres de la religion nouvelle dirent à ces maîtres
que ces esclaves étaient leurs égaux. Une soif insatiable.
de plaisirs et de richesses s'était emparée de toutes les
âmes . Chacun , menacé par un pouvoir sans bornes ,
voulait mettre à profit cette vie d'un jour , et saisir
chaque heure , incertain qu'il était de l'heure qui devait
suivre. Restituant à la morale un avenir dont elle a
412 MERCURE DE FRANCE .
besoin , les disciples du nouveau culte professèrent
l'abnégation d'eux-mêmes, la pureté, la communauté des
biens . Tout un peuple, que le vice et le malheur rendalent
incapable d'émotions naturelles , cherchait à se
réveiller de son apathie par la vue du sang et de l'agonie,
et puisait des sensations passagères dans les convulsions
des gladiateurs expirans. Le culte nouveau proclama le
respect pour la vie des hommes , et la pitié pour la
douleur.
Toutes les formes subissent des modifications inévitables
; mais il est absurde de rejeter , sur la forme primitive
qui n'est plus , ce qui n'appartient qu'aux temps
postérieurs qui passeront de même. Certes, quand Tertullien
écrivait que tout fidèle est prêtre , et tout chrétien
l'organe du Seigneur , l'on ne prétendra pas qu'il
posât les bases du despotisme sacerdotal. Malheureusement
, dans une révolution qui , en rendant au sentiment
religieux la seule forme qu'il pût admettre , avait
satisfait les besoins du coeur , apaisé les égaremens de
la raison , et ressuscité tous les sentimens désintéressés ,
beaucoup d'écrivains modernes ont cru trouver la cause
des institutions tyranniques qui , plus tard , ont pesé
sur nous. Cette erreur leur a fait commettre une grande
injustice. Par haine pour des oppresseurs , ils ont outragé
des opprimés ; et pour attaquer des bourreaux , ils
ont insulté des victimes. Ils ont oublié que les premiers
chrétiens étaient faibles , désarmés ; qu'ils n'avaient,
contre le nombre et contre la force , que leur innocence
et leur courage. Loin de nous cette impartialité étroite
et aveugle ! De ce que nous frémissons d'une juste
horreur en voyant l'exécrable inquisition livrer aux
flammes les hérétiques , il ne s'ensuit pas que nous devions
, comme Gibbon, contempler avec indifférence
les prêtres païens livrant aux tigres les martyrs .
ΜΑΙ 1817 . 415
Les écrits des Pères de l'Eglise sont donc les monumens
d'une époque qu'il est indispensable d'étudier ,
si l'on veut connaître l'espèce humaine dans la révolution
la plus importante qu'elle ait éprouvée. Ces écrits
sont doublement intéressans peut-être aujourd'hui ; et
l'auteur de l'essai qui a été l'occcasion de cet article ,
mérite d'être encouragé , si , par la suite , avec moins
de déclamations , plus d'étude et plus de simplicité , il
travaille à nous en donner une juste idée, par d'exactes
analyses , et surtout par des faits bien examinés .
B. DE CONSTANT.
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L'ERMITE EN PROVINCE.
Ustaritz , zer mai 1817 .
MES ADIEUX AUX BASQUES .
Suis ea cuiquefingitur moribus .
(Pensées de CICÉRON.)
Chaque peuple , par son caractère ,
se fait sa fortune .
C'est par Ustaritz où je suis depuis plusieurs jours , et
dontje n'ai pas encore parlé,queje terminerai cette longue
course et ce long séjour que j'ai faits parmi les descendans
des Cantabres . Les communes d'Arboun , d'Arcangues ,
de Villefranque et de Bassussarvi ne m'ont rien offert
detrès-remarquable ; je serais même tenté de croire que
les moeurs nationales commencent à s'y altérer , ou , si
l'on veut , à s'y polir , par un frottement plus habituel
avec celles des Français de Bayonne.
414 MERCURE DE FRANCE.
Mon guide cependant m'arrêta près d'Arcangues ;
devant l'enclos d'une maison isolée , presque élégante ,
et située au milieu d'une vaste étendue de vergers ,
de champs d'une riche culture , sur un sol que j'avais
jugé stérile ou du moins peu fécond : je me crus
dans une habitation de Saint - Domingue . » On peut
d'autant mieux s'y méprendre , me dit M. Destère ,
que le propriétaire de cette maison est un M. Larre qui
a long-temps vécu dans les colonies françaises , et qu'il
en est revenu , il y a quelque trente ans , avec une
fortune modeste, et des connaissances administratives qui
n'ont point été sans utilité pour son pays . C'est le sort
de cette maison d'appartenir à des hommes de mérite.
Avant d'être à M. Larre , elle appartenait au médecin
Harambillaque , lequel parlait et écrivait en latin ,
comme Astruc , avec le génie hippocratique de Bordeu ,
auquel Astruc était tout-à-fait étranger .
<< Ustaritz , par son étendue de plus d'une lieue et
demie en longueur , rappelle à ceux qui ont traversé
la Belgique , le village de Saint-Nicolas. Ustaritz est,
également , formé de plusieurs bourgades réunies que
l'on appelle quartiers; Arraüns, Eroritz , Heri-Behère,
Pourgonia : le nom du troisième , qui signifie villebasse
, annonce qu'anciennement Ustaritz était , ou du
moins avait la prétention d'être une ville. Quoi qu'il en
soit , ce bourg a conservé , pendant des siècles , des prérogatives
que la révolution lui a fait perdre , et qui
pouvaient , à cet égard, motiver ses droits.
Ustaritz était la résidence d'un grand tribunal de justice
civile et criminelle , et c'est là que s'assemblaient les
états administratifs du Labour. Le bilçar ( 1 ) était réel-
(1) Ce mot, composé de bil , qui signifie réunion , et de çar ,
contraction de cahar , qui signifie vieillard , ancien , est l'équivalent
du mot français et latin sénat.
MÀI 1817 . 415
lement l'assemblée des propriétaires , des chefs de famille
, à la discussion et à la décision de laquelle étaient
soumises les questions administratives de toutes les communes
du Labour. Un autre canton basque français , la
Basse -Navarre, se vantait d'avoir aussi ses états ;
mais ceux-ci n'avaient pas conservé les formes et les
caractères vraiment antiques, qui distinguaient le bilçar
du Labour.
« Ce pays est essentiellement religieux , et cependant
la coutume excluait du bilçar les prètres et les nobles :
était-ce pour écarter les dangers de leur influence ? je
ne le pense pas : il est plus probable que le bilçar, antérieur
à l'établissement du christianisme et de la féodalité,
ne voulut rien changer à sa constitution primitive ;
il resta tel qu'il avait toujours été.
« Cette immutabilité se manifestait d'une manière
bien remarquable dans le choix même du lieu de ses
séances . Le bilçar ne se tenait ni dans un palais , ni
dans une enceinte fermée de murailles , mais dans un
bois , sur une éminence qui dominaitla commune d'Ustaritz.
Deux quartiers de rocher formaient les siéges du
président etdu secrétaire ; un autre bloc , dont la surface
avait été grossièrement polie , servait de table ; et
c'est là que s'inscrivaient les délibérations et les arrêtés
du conseil: les membres composant l'assemblée , debout
, appuyés sur des bâtons d'épine , et adossés à de
vieux chènes disposés circulairement , avaient autant de
respect pour cette enceinte sauvage , que les Romains
pour le Capitole décorédes images de leurs dieux . Aussi
les.Basques l'avaient-ils nommé et la nomment-ils en-
Core Capitoloherri( Capitole du pays ) .
<<Lorsque je revins dans ces montagnes , après ce
règne de terreur par qui la révolution commençait à
se détruire , je ne trouvai plus , continua M. Destère ,
416 MERCURE DE FRANCE .
le moindré vestige de ces monumens sacrés du Capitolo
herri. C'est ainsi que dans mon premier voyage en Suisse,
j'allai contempler , près de Morad , cette chapelle où
les ossemens entassés des soldats de Charles- le- Téméraire
offraient une utile leçon aux défenseurs de la
liberté nationale , et un terrible exemple aux satellites
des tyrans : lorsque j'y retournai , dix ans après , ces
débris instructifs avaient été dispersés par le délire de
la liberté armée contre elle - même .
« Ustaritz a tout perdu ; il n'a plus de bilçar; il n'a
plus de tribunal ; il n'est plus un entrepôt de commerce
de laine entre l'Espagne et la France ; les familles s'éteignent
, et les maisons tombent en ruine , ou sont
abandonnées aux reptiles et aux oiseaux de nuit. Combien
sont rapides les progrès de la décadence et de la
destruction ! Ce même Ustaritz voit encore se promener
sur ses ruines un grand nombre d'hommes et de femmes
derniers témoins de la prospérité de cette commune ,
berceau d'une famille entière d'hommes célèbres.
« Un des orateurs , dont l'éloquence a eu le plus
d'éclat au barreau de Bordeaux , M. Garat l'aîné , était
né à Ustaritz : député par son pays aux états-généraux
où il se montra dévoué , jusqu'à la mort , à
la cause de son Roi , sans néanmoins rester indifférent
au triomphe de la liberté , une gloire plus éclatante
s'offrait à lui ; mais une indisposition qui dura presque
aussi long-temps que la session de cette assemblée , ne
lui permit que rarement de paraître à la tribune ;
chaque fois il y obtint un succès.
<< Un autre frère de cet avocat célèbre , a pris un des
premiers rangs parmi les écrivains philosophes dont
s'honore l'Europe : ses leçons à l'école normale resteront
comme des modèles de cette éloquence didactique dont
il fut en quelque sorte le créateur .
ΜΑΙ 1817 . 417
Le plus jeune des trois frères exerça la profession de
son aîné , dans son pays , où il fut non pas seulement célèbre,
mais un peu prophète , en dépit du proverbe. Je
ne sais par quel attrait public attaché à sa personne ,
l'amour-propre de tous les Basques semblait intéressé à
élever Léon Garat au- dessus de tous : il n'était, il ne voulait
êtreni éloquent ni disert , ni savant ; on eût dit qu'il
avait l'esprit trop naturel , trop juste pour ces connaissances
acquises où il entre toujours un peu d'exagération ;
mais nul n'avait unjugement plus sain , une raison plus
ferme, un instinct plus sûr : son premier coup-d'oeil en
affaire distinguait la vérité; son premier mot la mettait
en lumière. Rien ne restait solennel devant ses plaisanteries
, et ses bons mots sont encore dans la mémoire
de tous ses contemporains. A vingt ans , avec une trèsjolie
figure et une prodigieuse supériorité dans les exercices
du corps qui exigent le plus de force et d'adresse,
il était l'avocat le plus employé. Comme le jeune abbé
Gondi de Retz , on lui savait , de compte fait , cinq
ou six duels , et il garda toujours son rabat. Un jour ,
au milieu d'un jeu de paume où il était acteur , un de
ses cliens vient le prendre par le bras : « Il faut absolument
que vous me fassiez ma requête , lui dit-il ; si je
ne la donne pas ce soir, je suis perdu. » Léon se fait
apporter un écritoire , écrit la requête sur la pierre qui
servait de battoir, et gagne la partie de paume et le
procès ..
« De quatre fils qu'a laissés M. Garat l'aîné , l'un ,
par une organisation invincible , si je puis parler ainsi ,
a été entraîné à des talens d'un autre genre , mais non
d'un autre ordre , puisqu'ils ont inscrit son nom parmi
ceux des musiciens de l'Europe qui se sont acquis le
plus de célébrité dans l'art charmant où il excelle. Les
autres , sans atteindre au même degré de réputation ,
27
418 MERCURE DE FRANCE .
poursuivent honorablement les différentes carrières où
ils sont entrés .
<<Dans son dénûment actuel des choses qui ont fait
autrefois sa prospérité , Ustaritz possède encore plusieurs
hommes distingués en plus d'un genre. Son curé, digne
du nom de pasteur , dans son acception la plus sainte,
possède et fait servir au bien-être de ses concitoyens ,
des connaissances très - variées et très- étendues. Doué
d'un génie naturel pour la mécanique et pour l'agriculture
, il peut enseigner à monter , à construire les machines
les plus usuelles ; à greffer et à élever les arbres ,
dont l'éducation est trop négligée dans le Midi où les
sauvageons d'une excellente nature se fortifient et se
perfectionnent par la seule influence du climat.
<<Si le collége de Laressore se rétablit, comme il en
est question , Ustaritz pourra lui procurer , dans le
même homme , M. Baratchar , un excellent professeur
de rhétorique et de philosophie.
«Des deux MM. Duhalde , tous deux profonds dans
les sciences théologiques , l'un a emporté dans le tombeau
les trésors de son érudition ; mais l'autre vit encore,
ét tout était commun entre ces deux frères .
« M. Dassance, juge de paix du canton, en étouffant
les procès à leur naissance , en rapprochant les coeurs
et les esprits , en se créant un tribunal de famille dont
on chérit , dont on respecte l'arbitrage paternel , a mérité
le titre glorieux d'ange de paix que lui ont décerné
ses heureux concitoyens .
«Si la renommée était quelque chose dans un pays où
les affections domestiques occupent tant de place dans
la vie, l'ancien tribunal d'Ustaritz manquerait surtout à
M.Sorhaits , fils d'un avocat dont la mémoire est révérée,
et qui n'aurait besoin que du même théâtre pour
y exercer le même talent.
ΜΑΙ 1817. 419
<<M. Novion n'est pas seulement un médecin habile ,
c'est un savant studieux qui a su transporter dans la
médecine tout ce qu'elle peut recevoir avec sûreté , des
progrès de la physique et de la chimie.
<<Toutes les personnes que je viens de vous citer habitent
les quartiers de Pourgonia et de Heri-Behère.
Du haut de la cote , assez roide , de Gorroëпессо Ре-
tarsa, qui conduit au quartier d'Eroritz , on découvre
une maison que les habitans du lieu appellent assez
volontiers château ( sauure-guia ) , et qui n'est pourtant
qu'une maison plus vaste et plus élegante que les
autres : quoiqu il en soit , il n'est permis de lui contester
cette qualification de château , qu'avant d'y être entré
et d'y avoir été reçu par le propriétaire , M. Larrégui ,
et par mesdames ses filles , madame Turmau et mademoiselle
Mélanie. Nulle part la politesse ne s'embellit
de grâces plus naturelles , de soins plus délicats . Ce
n'est pourtant pas à la nature seule que M. Larrégui est
redevable de ce bon tonqui le distingue au fond des Pyrénées
; il a passé une partie de sa jeunesse à Paris ,
dans le monde le plus brillant, et c'est, pour ainsi dire,
en sortant de l'Opéra , qu'il s'est fait cultivateur : tels
ont été ses succès dans ce premier des arts , que ses
exemples , dans ce canton où la routine a un peu moins
d'empire qu'ailleurs, y sont devenus des modèles : n'est-ce
pas une manière d'être le bienfaiteur de son pays ? ... »
-Voilà bien des éloges , dis-je à mon cicerone , et
quoique je sois du peti nombre des vieillards qui s'ennuient
le moins vite à entendre dire du bien des
hommes , j'aime à savoir toute la vérité : la plus belle
médaille a son revers , et vous ne m'avez encore parlé
que des qualités de vos Basques .
La réponse de M. Destère est assez paradoxale
pour que je la rapporte mot pour mot.- « Les hommes,
27.
420
MERCURE DE FRANCE .
reprit - il , et sur-tout les tribus d'hommes different bien
plus par leurs bonnes qualités que par leurs mauvaises ;
le mal est , à peu de chose près , le même partout ;
c'est le bien qui est différent. La médaille antique du
peuple basque a son revers comme une autre ; mais sur
ce revers se montre encore je ne sais quelle rouille d'antiquité
qui a ses traits et son caractère. La réclamation
secrète du coeur humain contre le droit de propriété
(pour éviter de dire le penchant au vol ) , a peut-être
plus de force ici qu'ailleurs : la religion seule peut y
persuader ceux qui n'ont rien , qu'ils n'ont pas un titre
légitime au superflu de ceux qui ont trop : le vol domestique
y est rare , e, le filoutage inconnu ; mais les attaques
à main armée sur les routes et dans les maisons
s'y sont multipliées à différentes époques , et malheureusement
quelques traits de courage que les brigands y
ont déployés , ont trop couvert l'horreur que doivent
inspirer ces actions anti-sociales. Nous avons eu nos
Robert , chefs de brigands , et je me rappelle avoir assisté
, dans mon enfance , au procès d'un de ces héros
de grands chemins , condamné à mort par le parlement
de Bordeaux. On le mit en présence des instrumens de
la torture , dressés pour lui arracher les noms de ses
complices : il ôte de sa tête le bonnet phrygien , dont
elle était couverte , et lui adressant la parole :: « Je
parlerai , dit -il, quand tu parleras ; » et dans les supplices
de la question, il ne parla pas plus que son bonnet.
On conçoit que de pareils hommes ne doivent
avoir ni peur des douaniers , ni scrupule de la contrebande
: c'est sur cette frontière une guerre continuelle ;
les moeurs , l'agriculture et l'industrie en souffrent
beaucoup .
<< Entre une jeunesse passionnée et souvent rassemblée
dans les places publiques , les querelles sont néces
ΜΑΙ 1817 . 421
sairement fréquentes , et les combats souvent meurtriers.
Ala moindre dispute les bâtons ferrés sont en
l'air ; les Basques s'en escriment avec un art qui a ses
règles et ses professeurs comme le sabre et l'épée : une
arme plus dangereuse encore est à leur usage ; c'est le
couteau à gaîne ; en vain cherche-t-onà les faire rougir de
l'emploi d'une arme pareille , ils n'y voient qu'un glaive
plus court quenos épées, et parconséquent plus favorable
au courage, puisqu'il oblige à se battre de plus près : c'est
précisément la réponse de cette Lacédémonienne à son
fils , qui se plaignait que son épée fût trop courte :
alonge-la d'un pas .
<<Je dois le dire , la vengeance , cette passion féroce
qui s'abreuve et s'altère dans le sang , a souvent exercé
ses fureurs dans nos montagnes. Je pourrais vous rapporter
vingt anecdotes qui vous rappeleraient ces haines
héréditaires de quelques races antiques , devenues le patrimoine
de la tragédie ; je me borne à un fait dont plusieurs
témoins existent encore :
« Un directeur des douanes , résidant à Bidache ,
nommé Lacoste , avait destitué un douanier basque
contre lequel s'élevaient des plaintes graves et qui paraissaient
fondées : le douanier écrit à son chef pour se
justifier ; le directeur ne répond pas ; une seconde , une
troisième lettre a le même sort , bien que cette dernière
parlât d'unefemme et de trois enfans condamnés à
mourir defaim par une décision injuste : quarantehuit
heures après , en plein jour , le douanier , une carabine
sur l'épaule , traverse tranquillement la foule
dont les rues de Bidache étaient en ce moment remplies
, comme s'il allait faire un rapport officiel ; monte
chez le directeur des douanes , entre dans son cabinet
l'ajuste et tire ; un enfant de quatorze ans s'élance audevant
du coup , qu'il reçoit dans la cuisse ;le douanier
422 MERCURE DE FRANCE .
se retire avec le même sang-froid , et retourne chez lui
pour s'y brûler la cervelle. La jeune victime de la piété
filiale , qui fut arrachée miraculeusement à la mort , par
les soins d'un médecin habile , que le hasard avait
amené à Bidache , est ce même M. Lacoste , l'avant-dernier
ministre de la marine en France , sous le règne de
Louis XVI . »
En écrivant ces dernières lignes sur le pays basque ,
que je quitte dans une heure , je m'aperçois que j'ai
fait comme Vernet qui ne voulait que passer deux jours
dans ces lieux où il séjourna si long-temps : je n'ai malheureusement
pas d'aussi bonnes excuses à donner : les
tableaux de Bayonne et des environs sont des chefsd'oeuvre
: en les regardant à Paris , les Basques se
croient encore à Saint - Pierre - Dirubé et à Bayonne.
Les Basquèses de ses marines sont les mêmes qui
traversaient continuellement le pont du Saint - Esprit
sur l'Adour ; les mêmes que l'on voit figurer tous les
dimanches dans les fêtes de ce Cante-Prast,dont la situation
entre l'Adour et la Nive , entre les Pyrénées et
l'Océan , est une de celles où l'art et la nature ont
réuni le plus de beautés pittoresques : position ravissante
, digne d'être la retraite de la sagesse , de l'éloquence
et de la science des lois : c'est là qu'habite
M. Chegaraï .
L'ERMITE DE LA GUYANE.
ANNALES DRAMATIQUES.
ACADEMIE ROYALE DE MUSIQUE .
Reprise de Fernand Cortez.
Ce conquérant du Mexique est destiné à n'obtenir que des
ΜΑΙ 1817 . 423
succès . La société la plus brillante de la capitale s'était réunie
pour assister à son triomphe. La pompe n'en a certainement pas
été plus magnifique à Mexico meme; et Cortez , qui mourut
disgracié dans un petit village près de Séville , n'a probablement
jamais été applaudi avec autant d'enthousiasme àMadrid,
qu'il l'a été , mercredi soir , à Paris. La vaste salle de l'Académie
royale de Musique s'est trouvée trop petite pour contenir
la foule des spectateurs avides de voir cet opéra , dont
vingt-cinq représentations ont déjà assuré le succès , et auquel
d'heureux changemens promettent un succès plus durable
encore.
Nous n'entrerons point ici dans les détails qu'exigerait la
comparaison des deux poëmes; c'est un parallèle que nous engageons
le lecteur à faire lui-même au théâtre; il y trouvera
plus de plaisir. Nous nous bornerons à dire qu'en intervertissant.
Tordre des actes dont l'intérêt allait en diminuant , et qui maintenant
offre la progression la plus dramatique , qu'en ajoutant le
rôle de Montézuma, dont la présence était indispensable à l'ensemble
de ce vaste tableau , M. de Jouy a prouvé qu'il savait
profiter , en maître , des conseils de la critique .
Depuis Quinault, et Lamotte qui se montra digne dans Issé de
marcher sur ses traces ,on ne s'occupaitguère du style d un opéra.
L'auteur de la Vestale a ramené l'attention du public sur cette
partie de l'art trop long- temps négligée. On retrouve , dans
Fernand Cortez , la grâce et la pureté des ouvrages du même
auteur , et, de plus, une fermeté d'expression et une énergie de
pensée que le sujet commandait , et auxquelles M. deJouy s'est
élevé sans effort.
1
La partition n'a pas éprouvé moins d'amélioration que le
poëme. Les choeurs des prisonniers espagnols et des sacrificateurs
mexicains qui ouvrent le premier acte , offrent le plus
heureux contraste ; il est difficile d'imaginer rien de plus suave
que le trio sans accompagnement , chanté par les prisonniers ,
au moment de recevoir la mort. Il est rendu , avec l'expression
Japlus touchante et la plus religieuse , par Albert , Eloi , et un
jeune homme nommé Alexis , qui se fait entendre pour la première
fois sur le théâtre de l'Opéra , et dont la voix ravissante
pourra bien un jour en faire les délices .
Un duo , dans le même acte , entre Laïs et madame Albert ;
le final du second acte; un air du troisième : Arbitre de ma destinée,
sout les morceaux les plus remarquables de cet opéra, que
M. Spontini a rempli de motifs , même dans les airs de danse .
Laïs , Dérivis , madame Albert et Lavigne ont rivalisé de
talent.
424 MERCURE DE FRANCE .
Des divertissemens pleins de grâce et d'originalité , de la
composition de M. Gardel , ont fourni à tous les dieux et å
toutes les déesses de la danse l'occasion de déployer la puissance
de leur jarret. Albert a autant de légèreté dans les pieds
que sa femme en a dans la voix. Paul est chaque jour plus étonnant
; il ne touche pas la terre : c'est le vrai Zéphir de l'Opéra.
Mesdemoiselles Bigottini, Fanni Bias , et madame Courtin sont
d'aimables sauvages , bien capables d'apprivoiser les plus farouches
vainqueurs .
Les évolutions de cavalerie , dont les ballets sont mélangés ,
présentent un des spectacles les plus imposans que l'on puisse
concevoir. Les chevaux se sont acquittés de leur rôle avec une
docilité admirable ; l'effroi que les danseuses manifestent malgré
elles , en figurant avec ces coryphées d'une nouvelle espèce,
rend fort naturellement celui que les Mexicaines éprouvèrent
à la vue des cavaliers espagnols .
Les décorations ajoutent encore à la magnificence du spectacle.
L. F.
THEATRE FEYDEAU .
Chute du Trompeur sans le savoir.
L'histoire ne doit que la justice aux morts ; la critique leur
doit de l'indulgence. Après une chute , ses avis deviennent
inutiles. Nous ne dirons que deux mots du Trompeur sans le
savoir. Cet opéra-comique a été accueilli peut- être avec trop
de sévérité par le public. L'exposition n'était pas achevée
qu'il avait déjà manifesté son mécontentement. Il est vrai que
cette exposition avait le défaut de faire entrevoir le dénoûment.
C'est l'erreur de deux gens d'esprit bien en état , à ce
qu'on assure , de prendre leur revanche,
ΜΑΙ 1817 . 425
POLITIQUE.
ми
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
N°. III.
Du 22 au 28 mai.
Récoltes , Finances . Nous avons laissé la Sicile entre
ses neiges et ses volcans . Ceux-ci ne lui accordent point
de trève . Nicosi vient d'étre engloutie sous les laves , et
le même sort attend peut-être Catane .
Ce seul point excepté , tout prend un aspect favorable.
On écrit des provinces autrichiennes que le grand froid
et la neige d'avril n'ont fait aucun mal. Dans toute la
Belgique , le froment , l'orge et le colza offrent les plus
belles apparences. Le blé qui , le 9 de ce mois , s'était
vendu au marché d'Auxonne jusqu'à dix-huit francs la
mesure , est tombé à quatorze francs .
Un phénomène extraordinaire a causé aux habitans
de Reims un effroi passager. Des bandes rouges etnoires
sillonnaient le ciel. Des coups de tonnerre se faisaient
entendre par intervalles. A de fortes ondées succédait
un soleil ardent. Ces alternatives ont duré plusieurs
heures . Tout-à-coup un nuage très-noir , rapidement
poussé du sud à l'ouest , est venu crever sur la ville . Il
en est sorti des masses de grêle qui ont écrasé les, toitures
, les fenêtres , renversé , haché les arbres des jardins;
mais la ville seule a souffert ; les campagnes sont
plus riantes que jamais.
A mesure que les saisons redoublent de caprices ,
l'agriculture redouble d'industrie . Elle s'étudie surtout
à propager ce légume autrefois méprisé , qui pourrait
biendevenir le premier dans la hiérarchie végétale , par
une révolution semblable à celle de tant d'autres hiérarchies
. Tout en lui est fécond , les superfétations
et les germes , la tige et le tubercule. Comme toutes
426 MERCURE DE FRANCE .
les espèces utiles , il consomme peu et rend beaucoup.
Singulièrement, docile , il ne refuse aucun , terrain , il
n'exclut aucun procédé. La terre , en le protégeant
contre les intempéries , semblait le tenir en réserve
pour les temps du danger.
On a tout si , à de bonnes cultures , l'on joint un
bon système de finances . L'Autriche , étouffée sous
l'abondance du papier-monnaie , vend , pour le réduire ,
une partie des domaines de la couronne. On a longtemps
débattu , dans le conseil d'état , si le paiement de
ces domaines s'effectuerait en papier ou en argent. Ce
serait une vue étroite de préférer le second. Il s'agit
de relever le crédit. Or , l'immanquable effet des paiemens
en numéraire serait de déprécier le papier , au
lieu qu'en exigeant du papier , valeur de la place , en
même temps qu'on en retire une partie de la circulation
, l'on intéresse le public à soutenir ce qui reste.
C'est un double moyen de hausse.
Il est question au parlement anglais de deux bills ;
l'un pour régler les pensions ; l'autre pour procurer du
travail aux indigens. M. Brougham s'est fortement prononcé
contre l'un et l'autre. Il appelle le premier un
billpour autoriser la couronne à continuer d'abuser des
fonds que la constitution destine à l'utilité publique , et
non àdes actes de munificence ou de charitéparticulière;
et le second lui paraît appliquer un remède à un mal
qui n'existe pas , pour laisser sans remède un mal qui
existe. Il faut dire que ce second bill tire quarante
millions des caisses de l'Etat pour les prêter aux particuliers.
C'est augmenter la masse du numéraire dans
un pays qui est en danger , pour ne savoir que faire
de ses capitaux.
On se plaint , surtout en France , de l'usure , et les
tribunaux sévissent à qui mieux mieux ; mais ne prendrait
- on pas ici l'effet pour la cause ? Je n'entends
sûrement point justifier cette hideuse industrie qui
s'attache à l'industrie véritable pour épuiser ce qu'elle
ade substance. Je demande seulement si la proscription
de l'usure ne produira point de nouveaux raffinemens
de l'usure , et si l'usurier alarmé ne se fera point
payer et pour son argent et pour ses craintes .
Trop et trop peu d'argent appauvrissent un Etat où le
consommateur ne peut atteindre jusqu'à sa subsistance ,
ΜΑΙ 1817 . 427
où la propriété dépérit faute de moyens qui la fécondent.
Si la misère de nos voisins est due à la vileté , et
la nôtre à la rareté du numéraire , il est clair que les
mêmes moyens ne nous guériront pas. Mais on entrevoit
ici facilement les bons effets de la concorde entre
les peuples.
,
Où le numéraire manque , le crédit est nécessaire . Le
crédit fait l'office de l'argent. Tous les bons esprits regardent
les banques départementales comme l'unique
ressource d'un Etat épuisé ; et la raison en est simple
ces banques sont des coalitions de tous les intérêts locaux
. Rouen vient de se donner un établissement de
ce genre ; il faut espérer que cet exemple d'une de
nos premières villes de commerce aura des imitateurs .
La caisse des dépôts et consignations , établie dans un
même esprit , obtient de jour en jour de nouveaux
succès. L'ordonnance royale du 14 de ce mois en régularise
l'administration . Une ordonnance du mème
jour régularise aussi l'emprunt de trente millions que la
ville de Paris vient d'ouvrir .
-
Améliorations politiques , Constitutions nouvelles .-
Croirait-on que Pitt avait demandé la réforme parlementaire
? Ce fut en effet là son début dans la carrière
politique . On a dit que depuis il s'était convaincu de
son erreur ; il fallait dire que depuis il était entré
ministère.
:
au
On ne demande plus si la réforme parlementaire est
juste. Après tout ce que nous savons des bourgs pourris ,
et de la composition de la chambre basse , qui n'est
en effet qu'une succursale des pairs , surtout après les
comptes produits par lord Cochrane , des sommes que
lui coûte sa nomination , il y aurait de la niaiserie dans
cette demande . Aussi , les ministres se bornent - ils à
soutenir que la réforme est impolitique. Si l'on attachait
aux mots leur véritable sens , que signifierait cette
distinction ? Les opinions des hommes sont toujours des
énigmes pour qui n'en cherchera point la clef dans
leurs intérèts .
Sir Burdet avait déjà proposé la création d'un comité
chargé d'examiner l'état de la représentation du royaume
en parlement. Cette motion , rejetée à une majorité de
188 voix , ne difière que pour la forme, de celle qu'an
428 MERCURE DE FRANCE .
nonce M. Brougham pour le to du mois prochain.
Toute soutenue qu'elle est par un million de pétitionnaires
, il est aise d'en prévoir l'issue .
La constitution du Wurtemberg s'élève péniblement
au milieu des tempêtes . Les prélats se trouvent lésés
par ses dispositions ; le premier agent du royaume l'a
considérée comme un attentat à ses droits ; et les états
répondent avec beaucoup d'urbanité à toutes ces requètes.
Il serait pourtant difficile à messieurs les prélats
de démontrer mathématiquement que leur caractère
emporte en soi quelque attribution politique. Et quant
au prince Paul , l'héritier présomptif d'une couronne
ne doit pas ignorer que , pendant la vie du souverain ,
ses plus proches parens ne sont que ses sujets . Si chacun
d'eux avait son gouvernement , comme il a sa cour , ce
ne serait plus une monarchie , ce serait le chaos.
La Prusse attend sa constitution. On n'affirme pas
qu'elle sera mauvaise ; on craint qu'elle ne soit moins
bonne qu'on ne l'avait espéré. La confiscation du pamphlet
publié par le colonnel Maffenbach , donne à
penser que ce pays n'aura point de représentation générale
, et pourtant il aura , dit-on , des représentations
partielles . Serait-ce qu'on prétendrait affaiblir , par la
division , des tendances redoutées ? Je ne sais si de les
resserrer dans un espace plus étroit et loin des influences
de la cour , ce n'est pas plutôt leur donner de la force
que de leur en ôter. Et , péril pour péril , j'aimerais
mieux risquer de voir tout le pays libre , que chaque
district indépendant. On ajoute que , d'un certain
nombre de députés de chaque état, il sera formé un
comité central à Berlin. Mais si ce comité est vraiment
législatif , pourquoi ce détour ? Et s'il ne l'est pas ,
qu'est-il donc ? Serait-ce qu'on voudrait l'allécher par
un simulacre d'autorité ? Il se pourrait que ce fût pour
lui un avant-goût de puissance.
On parle beaucoup en Allemagne de l'institution des
austrègues (austregal instanz). C'est un établissement des
temps d'anarchie , qui reparaît au siècle des constitutions;
sans doute pour vérifier la prédiction du poëte :
multa renascentur quæjam cecidere Letribunal austrégal
terminera les différends que la diète n'aura pu concilier.
Mais tant que ceux qui plaideront devant cette
ΜΑΙ 1817 . 429
cour d'appel liront , écrits sur leurs canons , ces trois
mots latins : Ratio ultima Regum , je crains bien que
l'on n'appelle de ses arrêts mêmes .
Le roi de Prusse a conservé au comte de Mosbourg ,
ancien ministre des finances du grand duché de Berg ,
sa terre de Mosbourg , qu'il tenait de l'ancien gouvernement.
L'électeur de Hesse refuse au général Alix la
terre de Freudenthal , que celui- ci avait achetée.
Les persécutions contre les juifs se renouvellent dans
les villes libres d'Allemagne . On dit qu'elles ont pour
motifs d'autres intérêts que ceux du commerce . Je le
crois ; car les intérêts du commerce ne demandent que
liberté. Ce ne sont point sans doute des intérêts politiques
, à l'égard d'un peuple qui cherche une patrie.
Il ne reste que les intérèts religieux ; et la persécution
est-elle moins contraire à ceux- ci qu'aux autres ?
L'Académie royale d'Erfurt vient de choisir un singulier
sujet de prix. Il s'agit de savoir jusqu'à quel
point les guerres de 1814 et 1815 ont servi l'humanité.
On ne dit point si l'Académie recevra des discours
français .
Colonies. On ne doit point s'étonner que des nègres
poursuivis par leurs maîtres , cherchent un asile dans les
pays qui sont au pouvoir des nègres. Mais on s'étonne
que le gouverneur de la Jamaique ait pu songer à réclamer
, auprès de Pétion , les fugitifs. C'était rappeler
trop clairement au souverain qu'il n'était qu'un esclave
. Pétion n'a pas rendu les hommes ; mais il a donné
de l'argent.
Le bruit d'une rupture entre l'Espagne et le Portugal
, au sujet de l'occupation de Monte-Video , ne se
confirme pas . Le Portugal aurait-il agi d'intelligence
avec l'Espagne ? C'est la version la plus accréditée. Mais
il y a deux manières de concevoir cette intelligence .
Ou , comme je l'ai dit ailleurs , les deux cours feraient
un échange , et ce serait un bénéfice pour toutes deux ;
ou les troupes du Brésil seraient venues simplement apposer
les scellés , et garder les coupables à vue ; ce qui
ne serait ni loyal , ni méme prudent. Au reste , rien de
bizarre comme la politique observée jour par jour. Elle
hausse , elle baisse ; ellemenace , elle se calme. Quelquefois
vous apercevez partout des symptômes de guerre , et
430 MERCURE DE FRANCE .
c'est lemoment de la paix. Quelquefois vous chantez la
paix , et l'on prépare la guerre. C'est un drame qu'on
ne peut bien juger qu'au dénoûment .
Relations politiques- Deux autres voisins , la Turquie
et la Perse, paraissent près de s'entendre ; les deys
de Tunis et d'Alger ne s'entendent pas. Je ne répéterai
point le voeu trop romain de Tacite , lorsqu'il raconte
comment deux tribus de Germains étaient venues
s'égorger les unes les autres aux yeux même des légions .
Mais la guerre entre les pirates ne peut que réjouir
l'humanité.
Cette guerre vient tellement à propos , que les corsaires
algériens se sont montrés jusque dans les mers
du Nord.
- Conspirations , Procès marquans. Le procès de
Randon touche à sa fin ; l'avocat général a déjà donné
ses conclusions.
-La cour prévotale d'Alençon a condamné à la peine
de mort les nommés Desfontaines et Raymond, chefs
d'un rassemblement séditieux . L'exécution a eu lieu
dans les vingt-quatre heures .
-Le journal de Pau rend compte d'un acte inconcevable
de démence. Un tailleur , un magister et un autre
individu de ce rang grimpèrent un soir au clocher de
leur village , et substituèrent le drapeau tricolore au
drapeau blanc ; ils mirent aussi des haillons tricolores
å la hallebarde du bédeau.
M. le procureur général près la cour royale de Paris
s'est rendu appelant du jugement de cette cour , qui
déclare la compétence de la police correctionnelle dans
l'affaire Maubreuil.
La cour d'assises du Lot a condamné à mort le
nommé Antoine Baduel , convaincu d'avoir étranglé
une fille qu'il avait séduite , et qui contrariait ses nouvelles
amours .
- La cour d'assises de Lyon vient de s'occuper d'un
singulier procès. Un aventurier s'introduit dans une famille
sous le nom d'un fils qu'on croyait mort; la soeur ,
la mère même de celui dont il prend le nom se laissent
persuader. L'aventurier dispose de leur fortune , prend
femme , signe des transactions , toujours sous le nom
de son Sosie . On ne dit point comment la fraude a été
découverte .
ΜΑΙ 1817 . 451
-Le nommé Fourques , marchand d'allumettes , indigné
de n'avoir rien vendu dans un village du département
de la Somme , où il passait , employa , pour se
venger , les allumettes qu'on avait refusées. Le village
fut presqu'entièrement consumé. La moralité de cette
histoire n'est pas qu'il ne faut jamais rebuter les marchands
forains , mais qu'il faut les surveiller , et , s'il se
peut , en réduire le nombre.
- A Copenhague , une jeune fille a été condamnée
àmort pour avoir battu ses parens ; leçon de morale un
peu dure , mais enfin c'est une leçon de morale .
Nouvelles diverses- Le duc de Wellington est dans
ce moment à Bruxelles : le général espagnol D. Michel
Alava , ambassadeur d'Espagne près les Pays-Bas ; le
général baron d'Alten , commandant du contingent
hanovrien ; le prince de Baratinski , conseiller privé
et chambellan de l'empereur Alexandre , y sont arrivés
aussi.
MM. Cauchois-Lemaire et Guyet , rédacteurs dú
Vrai Libéral; Lallemant , rédacteur du Journal de la
Flandre Orientale ; et Brissot , rédacteur du Journal
constitutionnel d'Anvers , ont reçu l'ordre de quitter le
royaume sous huit jours .
-
Une escadre américaine est dans la rade de Syracuse
; sa destination n'est pas connue .
- La diète germanique a suspendu ses séances jusqu'en
septembre.
- On écrit de Mahon qu'une division anglo-américaine
, composée de quatre frégates , a été jointe par
unvaisseau de ligne , précurseur d'une seconde division .
-Une preuve que le parti de l'opposition pourrait
bien être le parti de la nation , c'est l'enthousiasme
que la présence de lord Cochrane a excitée à la bourse ,
et les applaudissemens qu'il y a reçus .
-Une femme vêtue de noir , avec une croix de bois
blanc dans les mains , courait , lundi dernier , les rues
de Paris ; en criant : Faites pénitence ! malheur à Paris
et à la France ! Elle prétendait parler au nom de l'archange
Raphaël. De son côté , madame Krudzner préche
aux Suisses la dissolution prochaine des sociétés ; d'autres
prophètes annoncent la fin du monde. On se hâte trop
d'enregistrer ces désordres parmi les folies humaines .
432 MERCURE DE FRANCE .
En y regardant de près , on y trouverait quelque chose
de plus ou de pis .
- La fièvre jaune règne à Tabago ; la lèpre , au cap
de Bonne- Espérance ; la Suisse a le typhus et les prophètes
: c'est trop de moitié.
nm
ANNONCES ET NOTICES .
B.
Traitė pratique sur plusieurs objets de l'économie
rurale et domestique , particulièrement sur la culture
dęs pommes de terre ; les moyens de les cultiver; de
leur emploi dans la manipulation du pain, et des moyens
d'en extraire la fécule ou farine : du dégraissage du blé
fraîchement moulu ; de la vente et livraison des
grains , etc. , etc. Brochure in-8°. Prix : 1 fr . , et 1 fr .
25 c. franc de port. A Paris , chez P. Mongie aîné ,
libraire , boulevard Poissonnière , n. 18 , et chez Demonville
, imprimeur , rue Christine , n . 2.
M. Landon vient de publier la première livraison du
Salon de 1817. Elle contient douze planches d'après
les principaux tableaux de l'exposition, avec l'explication
des sujets . Cinq autres livraisons , qui paraîtront
à de courts intervalles , doivent compléter ce volume
dont le talent de l'auteur garantit le succès .
Le prix de ce volume , renfermant soixante-douze
planches , est de 15 fr. , et 16 fr . par la poste. S'adresser
au bureau des Annales du Musée , rue de Verneuil ,
n. 30.
TABLE .
Poésie. Le Premier de Mai ; par M. Bouilly. Pag. 385
Mémoires de Dangeau ( Analyse; par M. Jay ) . 390
Eloge de s. Jérôme (Analyse ; par M. B. de Constant. ) 401
L'Ermite en Provinee. -MesAdieux aux Basques ; par
M. Jouy. 413
Annales dramatiques . 422
Politique.- Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Β......
425
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
TERRES
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 7 JUIN 1817.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
mv
Un sénateur conseille à Constantin de transporter à
Bysance le siège de l'empire romain.
Le temps sur l'univers étendant ses ravages ,
Emporte les mortels , renverse leurs ouvrages : ..
Les peuples , les cités , les trônes et les rois
Subissent tour à tour ses inflexibles lois.
Cette Rome , seigneur, en héros si féconde ,
Rome dont les vertus étaient les lois du monde ,
Ce colosse de gloire , aujourd'hui sans honneur,
Languit sur les débris d'une vaine splendeur.
Ces guerriers citoyens qui , maitres du tonnerre ,
Du haut du Capitole épouvantaient la terre ,
Les Romains ne sont plus un peuple d'immortels ;
Rome , de la victoire , abrisé les autels
Et frémissant du joug qui la tient enchaînée
L'aigle des légions au repos condamnée
Ne porte plus la foudre à l'univers surpris ,
Et s'endort à regret sur des lauriers flétris .
,
,
Quels longs déchiremens ! quelles tristes blessures
Des ans sur ce grand corps attestent les injures !
N'a-t-on pas vu , seigneur , des pâtres inconnus ,
Par le fer et la brigue , au trône parvenus ,
ΤΟΜΕ 2
28
434
MERCURE DE FRANCE .
Marchander tout sanglans l'empire de la terre ;
Et ces Césars d'un jour , sur leur trône précaire ,
Des discortes , pour sceptre , agiter les flambeaux ?
Faut-il quepour la poupre échangeant leurs lambeaux ,
Ces brigands couronnés , dans leur avide joie ,
Dévorent l'univers à leurs fureurs en proie ?
Où sont donc les Romains ? ces fiers dominateurs ,
Esclaves méprisés de vils usurpateurs ,
Dans les fers , sans rougir, trainant leur servitude ,
Se sont fait de la honte une longue habitude.
Tous de la barbarie aveugles instrumens ...
Semblent borner leur gloire à changer de tyrans ;
La liberté qui oède au torrent qui l'entraîne ,
Ne se réveille plus même au bruit de sa chaîne ;
Le crime seul nourrit nos orgueilleux loisirs ,
Et nous ne sommes grands que par des souvenirs !
Charme consolateur , adorable puissance ,
Pure comme les cieux où tu pris ta naissance ;
De Véternel bonheur, éternel souvenir ,
Toi par qui la mort même est pleine d'avenir ,
Qui , tenantpar la main , l'espérance et la gloire ,
Du chrétien dans le ciel fais bénir la mémoire ;
Religion ! toi seule étendant tes bienfaits ,
Tu pourrais adoucir l'horreur de ces forfaits;
Toi seule retrempant cette race avilie. ,
Tu pourrais d'animer d'une nouvelle vie;
Mais en vain le vrai Dieu , sur leur impiété ,
Répand de ses rayons la céleste clarté :
Leur fanatisme impur, à des Dieux périssables ,
Prodigue avec respect des hommages coupables .
Massacre le guerrier dont les pieux exploits ,
Du Christ , dans les combats, ont illustré la croix;
Jusqu'à l'autel enfin , d'une voix criminelle,
Poursuit insolemment la puissance éternelle
Qui créa d'un seul mot et les mers et les cieux ,
Et la pierre et le bois dont ils ont fait leurs dieux.
Mais vous-même , seigneur, le sacré diademe
N'a point mis votre tête à l'abri du blaspheme ;
La superstition , fidèle à ses erreurs ,
Accuse Constantin par d'injustes clameurs ;
Constantinqui , chassant des fantômes frivoles
D'un bras religieux renversa les idoles.
JUIN 1817. 435
Et vous seul héritier des vertus des Romains ,
Vous choisi par le ciel pour changer nos destins ,
Dans des remparts flétris que le ciel abandonne ,
Ne rougissez-vous point de porter la couronne ?
Fayez , fuyez ces lieux dont a fui la vertu ;
Digne de relever cet empire abattu ,
Loin d'un peuple à la fois , sacrilège et servile ,
Ala gloire de Rome ouvrez un autre asile ,
Où de la piété , la salutaire loi
Fasse fleurir la paix et triompher la foi.
Le Dieu qui vous conduit a, dans sa providence ,
Seigneur, marqué pour vous le séjour de Bysance :
Contemplez ces remparts , ce port majestueux ,
Que baignent de deux mers les flots respectueux.
Vainement le barbare , en son affreux délire , ...
Du fond de ses forêts elancé sur l'empire ,
Et traînant sur ses pas le carnage et le deuil ,
Prétendrait de nos murs faire un vaste cercueil;
Bientôt , tel qu'une digue immense , insurmontable ,
Bysance arrêtera ee torrent formidable ,
Et tandis que ses flots fuiront épouvantés....
Tranquille , à vos sujets dictant vos volontés ,
Vos soins de leur bonheur achèveront l'ouvrage ;
D'un Prince , d'un chrétien ę'est le digne partage.
N'en doutez pas ; le ciel bénira vos efforts ,
L'étendard de la croix déployé sur nos bords
Ombragera le monde ; et de la vieille Rome
La gloire renaîtra sous les lois d'un grand homme.
J. VATOUT.
4
ACROSTICHES.
I.
asséna , Rivoli te doit sa renommée.
➤Gènes , ton grand coeur valut seul une armée !
uwarow à Zurich , présageant des succès ,
se vit forcé de fuir ! tu guidais les Français!
nfant chéri de la victoire ,
Zul revers ne ternit la splendeur de ta gloire :
➤ux fastes de la France elle brille à jamais !
Parle Neutenant-colonel au Corps Royal du Génie,
Marquis de BEAUFORT D'HAUTPOUL.
28.
436 MERCURE DE FRANCE.
1
II.
☑asséna , dites -vous ? .... Quels étaient ses aïeux ?-
Mars , dieu des combats , on croit qu'il dut la vie !
es titres ?- Cent exploits au-dessus de l'envie ,
on génie intrépide et son coeur généreux.-
tson surnom ?-L'enfant chéri de la victoire !-
Z'eut-il pas de devise ?- On lisait dans ses yeux
►la patrie , à l'honneur , à la gloire !
Par M. GUTTINGUER , de Rouen.
III .
agnanime guerrier , des héros le modèle ,
▷ ux lois de son pays il fut toujours fidèle :
sincère dans les cours , austère dans les camps ,
ans orgueil il reçut les honneurs les plus grands ;
At son mérite seul , fut sa seule noblesse ;
os regrets , notre amour , lui survivront sans cesse....
ux vrais soldats peut-on prodiguer d'autre encens ?
***
IV.
ort , tu vas recevoir une illustre victime ;
ta porte descend un guerrier magnanime.
uwarow te dira le nom de ce héros .
es lauriers éclatans vont , aux champs du repos ,
tonner la pâleur de tes cyprès funèbres .
'espère point toucher à ces lauriers célèbres ;
►jamais immortels , ils braveront ta faux.
Par Madame D. G **
ACROSTICHE
Proposé pour le 1 , numéro de juillet.
PARMENTIER.
Les personnes qui s'exerceront sur ce sujet , et qui dé
JUIN 1817 .
437
sireront faire insérer d'autres pièces de vers oudes articles
dans le Mercure , sont priées d'adresser leurs lettres ,
franc de port , à M. Lefebvre , directeur du Mercure
de France , rue des Poitevins , nº. 14.
ÉNIGME .
Je suis pour les brigands
La plus belle capture ,
Et je sers de parure
Aux jardins élégans ;
Si tuconnais, lecteur , quelqu'esprit indocile,
De le remettre au pas , il me sera facile.
(ParM. A. R**.)
www
CHARADE .
Dans tout triangle mon premier
Occupe un rang considérable ;
Peu d'hommes trouvent agréable
D'aller dormir dans mon dernier;
Ah ! quand verrai-je mon entier
Sur l'Océan moins redoutable ?
nmwww
***
LOGOGRIPHE
.
Auprès de ton foyer j'habite avec ma tête.
Ami lecteur tranche ma tête ,
Etcontre moi tu te rompras la tête. Deux pieds de moins, en me rendant ma tête ,
Je renferme de quoi faire
tourner la tête.
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriph
insérés dans le dernier numéro .
Lemot de l'énigme est coq ; celui de la charade , dé- marche ; et celui du logogriphe , trot , où l'on trouve
τοι.
438 MERCURE DE FRANCE .
A
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Réflexions sur l'injustice de quelques jugemens lit
téraires , publiés en Italie ; par Monsignor Lodovico
Arborio Gattinara de Breme ( 1 ) .
L'esprit et la grâce se font toujours remarquer dans
lalittérature italienne ; mais depuis assez long-temps
on ne peut guère citer un écrivain qui ait une façon de
penser à lui , et qui l'exprime avec force et avec vérité.
Une brochure de M. de Breme , sur ladirection qu'on
devrait donner aux études littéraires et philosophiques
en Italie , a fait sensation; parce que l'auteur montre
en peu de pages autant de caractère que de connaissances
et d'idées . Or , le caractère est, comme chacun
sait , la chose rare dans un pays où la prudence règne
sous tantde formes. M. de Breme relève d'une manière
piquante l'art avec lequel les littérateurs italiens d'aujourd'hui
se hâtent de prendre les armes en faveur de
leurs grands auteurs du quatorzième et du seizième
siècles , quand ce sont eux, les littérateurs du dix-neuvième
siècle , que l'on accuse d'ignorance et de paresse.
«Il serait bien temps, dit M. de Breme, de ne plus
<<opposer aux reproches que l'on nous adresse aujour-
<<d'hui , les succès merveilleux de nos ancêtres ; il serait
«temps de nous pénétrer du véritable objet de la dis-
« pute que nous voulons soutenir , et de bien com
<< prendre le point essentiel de la question. On nous
« accuse de ne pas aspirer au perfectionnement (c'est-
<<à-dire à la simplification) de nos théories dans les
(1) L'article suivant a été communiqué par un littérateur
dontnous estimons le talent , mais dont nous sommes loin d'adopter
toutes les opinions.
JUIN 1817. 439
« différentes branches de l'enseignement , tandis que
d'autres nations ont déjà presque atteint ce but : et
«nous répondons que Galilée, Machiavel , et peut-être
<<Castelvetro en savaient plus sur ces choses la que
<<tous leurs contemporains.On nous demande de dimi-
<<nuer le nombre de nos sonnets etde nos madrigaux , et
<< d'aggrandir notre poëtique, de rajeûnir un peu la
<<verve italienne , de devenir les Aristotes de notre
<< temps; d'imiter plutôt que de contrefaire les anciens ,
« et de nous élever à leur inspiration spontanée ; et
« nous répondons que non-seulement nous pouvons
<< nous glorifier du Dante , du Tasse et de l'Arioste ,
«mais encore d'une trentaine de poemes épiques ,
« d'une Arcadie féconde en colonies pastorales , de la
<<poëtique de Minturno , de Menzini , et d'une biblio-
<<thèque innombrable de niaiseries rimées. On nous reproche
de n'avoir pas encore adopté la grammaire
<< philosophique de l'Europe , dont Bacon a jeté les
fondemens , et qui est devenue la clef de toutes les
«sciences , depuis les ouvrages de Locke , Condillac ,
<<du Marsais, Bonnet, Smith , Dugald, Stewart , De-
« gerando , Tracy, Prevost , Irwing , Kant , Jacobi ,
Fichte et Ancillon. Mais nous , quand on nous parle
<<de cette grammaire philosophique , nous citons avec
emphase Salviati , Buommatter , Cinonio , Corticelli .>>>
EnItalie , lemot d'ordre d'une certaine classe d'écrivains
ennemis des progrès littéraires , c'est qu'on n'aime
pas sa patrie quand on veut y introduire les richesses
intellectuelles des pays voisins ; cé nouveau genre de
blocus pourrait bien être aussi fatal que celui dont Napoléon
nous a donné l'exemple. Ainsi s'exprime , à cet
égard, notre auteur qui aime son pays en homme éclairé,
et non connte les mères qui se désolent quand on veut
instruire leurs enfans, de peur que cela ne les fatigue.
« Il existe en Italie plusieurs hommes de lettres qui
:
440 MERCURE DE FRANCE.
<< n'employent leur intelligence qu'a faire des recherches
<<sur des choses déjà connues , ou qu'il importe pen de
<< connaître : ils nourrissent leur esprit d'idées rebattues
<<<et insignifiantes , dont le seul mérite est d'ètre écrites
<<dans le style qu'ils nous représentent comme un
<<modèle invariable. Ce n'est point de tels travaux que
<<les Italiens peuvent se vanter , comme d'une preuve
« d'intelligence et de perfectionnement; il est au con-
« traire facile de se convaincre que ce sont ces travaux
« mêmes qui opposent des obstacles au progrès des lu-
<<mières. On dirait que l'on ne peut exprimer une
« idée neuve sans cesser d'être bon Italien ; d'abord ils
« faisaient la guerre aux mots nouvellement introduits ,
<<et ils voulaient nous forcer , par amour pour l'Italie ,
« à revêtir les idées philosophiques d'expressions am-
« bitieuses qui ne peuvent s'accorder avec la force et
« l'intensité du raisonnement : mais aujourd'hui, ils pros-
« crivent ouvertement les sentimens les plus vrais et
« les pensées les plus fécondes ; et pour peu qu'ils y
« découvrent quelque lueur de nouveauté , ils nous ac-
« cusent d'anglomanie , de gallicisme et de germa-
<< nisme. Ce sont des inventions étrangères dont l'Itaa
lie n'a que faire , disent-ils , et pour être bonfils de
« la patrie , il faut préférer les préjugés nationaих
« aux vérités proférées au-delà des monts et des
« mers . Nous sommes , il est vrai , une nation éminem-
<< ment spirituelle ; nous avons une imagination vaste et
<<brillante , de la persévérance dans nos résolutions ,
<< de la profondeur dans notre raisonnement ; mais qui
« songe à nier ces vérités incontestables ? Il n'est pas
« besoin de se mettre en peine pour prouver que les
« facultés du peuple italien sont distinguées. On ne
« nous dispute pas nos talens naturels , on ne met pas
« en doute que nous ne puissions faire beaucoup et
JUIN 1817 . 441
<<très-bien , mais on s'inquiète de notre tiédeur , de
<<<notre paresse , et de l'usage que nous faisons des dons
« merveilleux que nous avons reçus. On nous demande
<<compte de la direction pernicieuse que nous avons
« donnée dans divers siècles à la culture de nos es-
<<prits.
« Nous sommes paresseux et insoucians pour le culte
« du vrai et du sublime ; les Italiens sont aujourd'hui
<<blasés et sans vigueur. L'amour-propre seul est plus
<<violent que jamais ; c'est pourquoi , au lieu de tour-
<<ner ses efforts vers un but élevé , il paraît plus com-
«mode d'attacher de l'importance aux frivolités qui
« composent notre existence littéraire. Nous n'avons
<< aucune suite dans la méditation , aucune ardeur sin-
<<cère pour le beau , c'est-à-dire pour le beau qui n'est
<<pas artificiel; en un mot, nous ne faisons aucune
« étude sérieuse ni sur les idées , ni sur le coeur hu-
<<main. Apeine comprend-on chez nous ( et l'on est
«bien loin de songer à les traduire) les écrits de ces
« hommes qui conduisent la génération européenne ,
<<un flambeau à la main , sur la route que nos ancêtres
<<italiens avaient indiquée, mais que Bacon et Leibnitz
<< ont tracée avec bien plus de clarté. Nos études se
« bornent à la bibliographie , à des manuscrits vermoulus
; nous faisons des recherches profondes sur l'idiome
« de Florence , pendant des siècles babillards et insi-
<<gnifians ; mais nous n'en connaissons pas mieux pour
« cela la langue du Dante , de Pétrarque et de Ma-
<<chiavel . En un mot , tous ces champions officieux de
<<la supériorité italienne , excluent de la sphère de nos
<< recherches tout ce qui n'est pas déterminé par
« quelque autorité , soumis à certaines règles , et con-
« signé dans les registres de l'habitude.>>>
Les mêmes paroles que nous venons de traduire ,
412 MERCURE DE FRANCE.
pourraient s'appliquer àtous les pays etàlaplupart des
questions dans lesquelles les vérités générales se trouventen
opposition avec les points de vue particuliers.
Heureuses les sciences dans lesquelles on admet le perfectionnement
comme le but de tous les efforts ,et
qui contiennent en elles-mêmes une démonstration incontestable.
Au reste, qui sait si l'on ne contesterait
pas jusqu'aux expériences de physique, si elles condui
saient àdes résultats qui pussent blesser les vanités ou
les intérêts personnels de tels ou tels hommes? Les idées
communes inspirent nécessairement des phrases déclamatoires.
La littérature, ainsi conçue, mériterait bien
ledédain que les ignorans mercénaires ou frivoles voudraient
inspirer pour elle.
M. de Breme n'a point usé de ses avantages persounels
de naissance etde fortune pour se dispenser des
études sérieuses; et personne, en Italie peut-être, ne
connaît mieux la littérature et la philosophie de la
France , de l'Angleterre et de l'Allemagne. Iln'en est
pas moins profondément instruit sur ce qui concerne
son propre pays , et l'écrit que nous annonçons en est
une preuve incontestable.M. de Breme cite les écrivains
d'Italie du premier ordre dans les temps modernes,
Alfieri avant tout, puis Gravina, Baretti, Calsabigi et
antres qui ont fait à leurs compatriotes les mêmesreproches
que M. de Breme leur adresse aujourd'hui.
Lemanque de connaissances universelles, en littérature,
prive l'Italie depuis long-temps de tout ouvrage
original; car onne saurait trop le répéter, il peut exister
en conversation de l'originalité sans études; mais ,
de nos jours, la littérature ne peut plus s'en passer. Un
homme qui a joué un grand rôle dans les affaires publiques;
un homme, que les passions ont vivement
agité , peut intéresser tous les lecteurs par l'histoire de
JUIN 1817 . 445
savie sans avoirbesoin d'aucune connaissancepréalable ,
si ce n'est celle du monde et de lui-même ; mais quand
il s'agit d'ajouter à cette grande pyramide des siècles ,
dont la base est la pensée , on n'est rien sans bien savoir
ce que les autres ont été.
Il existe en Italie , de nos jours comme jadis , un
nombre très-considérable d'érudits de la plus grande
force , et M. de Breme en cite une foule dont il faut
respecter les utiles travaux ; mais les hommes de lettres
qui n'admettent que les anciens pour modèles , et s'irritent
contre les écrivains modernes qu'ils appellent des
novateurs , ne font que transformer les questions litté
raires en questions de parti , vice qu'on peut également
reprocher à quelques critiques français .
La littérature classique et romantique occupe à présent
les critiques de l'Italie , et quelques-uns d'entre
eux se prononcent contre la littérature romantique, bien
que les écrivains allemands qui se sont servi les premiers
de cette expression , considèrent le Dante , Bom
cace , Pétrarque , l'Arioste et le Tasse comme les vrais
modèles de ce genre , car leurs chefs - d'oeuvre se fon,
dent sur les institutions , la religion et les moeurs du
moyen âge , tandis que les imitateurs des classiques
s'astreignent à la forme des anciens et à l'emploi des
sujets tirés de leur mythologie ou de leur histoire (1 ).
Cette distinction est assez simple pour être comprise;
mais ceux qui se sentent àpeine la force de suivre les
traces des autres, ont peur de se mettre sur un terrain
(1) Il y a dans tout ce paragraphe de graves érreurs que nous
releverons quelque jour. Qu'on nous permette , en attendant ,
de ne pas considérer Pascal , bossuet, Gorucille , Molière , Racine
, Montesquieu, Rousseau , Voltaire comme de simples imitateurs.
Une littératurene se compose pas uniquement dedrames
el de romances.
444 MERCURE DE FRANCE.
où il faut se faire sa route à soi-même. Nous citerons
les propres paroles de M. de Breme sur ce sujet , car
elles contiennent une verve dont on aime à se pénétrer .
<<Mais je sais bien que de semblables idées irriteront
« la vanité de ceux qui cesseraient de briller dans la
<<république des lettres et d'être écoutés dans les cer-
<<cles , si jamais le véritable esprit , le sentiment fort et
« délicat , l'inspiration native attestaient seuls la voca-
« tion à la carrière littéraire ; ces personnes ne possé-
« dant point l'énergie secrète , ni le talent intime qui
<<peuvent seuls produire de grands effets , ne voudraient
« pas même qu'il pût en être question. Cependant, si
« un auteur n'est point animé de cet esprit naturel ,
>> de cette puissance intérieure , dit Gravina , c'est en
« vain qu'il s'efforce de plaire par l'étude et par
« l'art . Tous ces ornemens recherchés ne séduisent
« que ceux qui sont imbus des préceptes puérils et des
« règles minutieuses avec lesquelles on nefait qu'al-
« térer l'intégrité de l'esprit humain .
« Les hommes sans talent , continue M. de Breme ,
« préfèrent la littérature symétrique qui s'appuie sur les
« grands noms de l'antiquité , et se soutient à force de
« citations. Toutefois que ces Messieurs me permettent
<< de leur dire qu'aux yeux de ceux qui pensent et sen-
« tent par eux-mêmes , il est ridicule et absurde de
<< fonder des superstitions scolastiques sur les beautés
« sublimes ( 1 ) d'Homère et de Sophocle. Les personnes
« les moins capables de sentir ces beautés , et qui peut-
(1) Non sans doute , il ne faut pas fonder de superstitions scolastiques
sur les beautés d'Homère et de Sophocle , encore moins
sur les défauts de Shakespeare et de Caldéron ; que ceux qui réclament
la tolérance littéraire deviennent donc eux-mêmes plus
tolérans . Il ne faut pas abuser des mots absurde et ridicule ; on
s'expose à de terribles représailles.
JUIN 1817 . 445
« être n'ont jamais versé de larmes à la lecture deVirgile,
<<s'arrogent le droit de protéger les anciens contre ceux
« qui les lisent avec ferveur , comme la plus douce con-
<<solation de l'existence. Enfin , qu'il me soit encore
<< permis de le dire, rien ne révolte autant les hommes
« qui ont le sentiment du goût que ces vains efforts
<<pour trouver dans les anciens ce qui n'y fut jamais ,
<< ce qui n'a jamais pu y être , ou du moins ce que nous
« ne pouvons plus adapter au temps où nous vivons ;
u tandis qu'ils voudraient, d'autre part , nous interdire
<<l'admiration que nous professons pour les beautés
<<éternelles, le caractère inventif, P'originalité frappante,
<<l'urbanité des temps antiques. Au reste , nous ne pou-
<<vons guère nous flatter de produire plus d'impression
* sur l'esprit de ces littérateurs que tant d'autres auto-
« rités plus imposantes qu'ils n'ont pas daigné écouter.
« En vain Gravina les a avertis de ne pas se traîner
<<<servilement sur la route qu'Homère a parcourue.
<< Tandis qu'Homère s'élançait d'un pas ferme et
« rapide , animé par sa propre impulsion , eux , au
« contraire , ayant toujours les yeux fixés sur le
« chemin d'autrui , suivent , à pas lents et en vacil-
« lant , les anciennes traces du génie,plus ils s'effor-
« cent d'être homériques , moins ils y réussissent ,
« parce qu'il leur manque cette liberté , cette dignité
<< de l'esprit et ces couleurs vives qui forment le mé-
« rite principal des grands poëtes. »
M. de Breme recommande la lecture du Cours dramatique
de William Schlegel ( 1 ) ; car non-seulement
(1) Le Cours dramatique de M. Schlegel renferme en effet une
analyse du théâtre grec et du théâtre romain, remarquable par
une grande érudition et par des observations originales ; mais
cet écrivain perd la tête , lorsqu'il traite du théâtre français.
Ses jugemens sur Molière , sur Voltaire excitent le sourire,
446 MERCURE DE FRANCE .
cet ouvrage nous donne la perspective de l'avenir relativement
aux succès littéraires que les modernes peuvent
atteindre , lorsqu'ils puisent leurs peintures dans
leurs propres moeurs , et leurs effets dans leurs propres
sentimens ; mais ce qui est peut-être le plus remarquable
dans le Cours de Littérature dramatique , c'est
Panalyse du Théâtre grec et romain. L'auteur qu'on
accuse de propager de nouveaux principes en littérature
, est plus sincèrement admirateur des anciens que
tous ceux qui portent leurs couleurs , au lieu d'étudier
leurs ouvrages. Les partisans exclusifs du système
classique en France (1 ) croient servir au retour de l'ançien
régime , en répoussant toute idée nouvelle , même
dans les belles - lettres ; mais les Italiens , étrangers a
čette intention politique, devraient traiter avec impartialité
les questions littéraires .
Enfin , M. de Breme termine son discours en défendant
Corinne du reproche qu'on avait fait , en Italie, à
cet ouvrage de ne pas renfermer assez de louanges pour
les Italiens. Il justifie l'auteur à cet égard en transcrivant
et traduisant ses propres paroles ; mais il faut
convenir que cette façon de justifier ne peut pas plaire
aux critiques dont l'intention était d'accuser faussement
et font douter de songoût , nous n'osons dire de sa bonne foi.
C'est la sans doute l'une des principales, causes du peu de
succès que ce Cours dramatique aobtenu en France où l'on est
cependant si indulgent pour les productions étrangères .
(1) Nous ignorons ce que signifient ces mots système classique.
L'imitation d'une nature choisie , c'est-à-dire le beau idéal dont
le génie porte le type en lui-même : l'expression naïve du sentimem,
la peinture fidèle des passions ,tout cela nous paraît
classique , digne d'admiration , et convient à tous les régimes.
Nous ne sommes point de ceux qui , en littérature , repoussent
les idées nouvelles ; mais nous ne serions pas fachés que ces
idées nouvelles fussent aussi raisonnables.
JUIN 1817 . 447
sans quejamais on lenr prouvâtleur injustice. Il est vraiment
cruel de les troubler dans l'espoir qu'ils avaient
formé que la vérité ne leur serait point opposée. ( 1 ) .
Quelques autres littérateurs , et entre autres M. Borsieri
, écrivain d'un esprit original et piquant, soutiennent,
dans des essais sur des sujets divers , la grande
cause des idées nouvelles . La distinction de leur esprit
et la vérité de leurs connaissances leur présage autant
de succès que la justesse de leurs pensées.
(1) Il est singulier que des Italiens soient injustes envers
Corinne qui est mieux qu'un roman, et qui nous semble un monument
élevé en l'honneur du caractère et du génie italien.
BEAUX- ARTS .
SALON DE 1817.
Les tableaux de scènes intérieures sont nombreux ;
j'en ai sans doute oublié plusieurs qui concourent à
l'éclat de cette exposition ; mais il en est un sur lequel
je ne me pardonnerais pas de garder le silence : ily a
des noms qui recommandent des ouvrages et qui sont
déjà une sorte de garantie de leur mérite . M. Ducis ,
pour qui les sujets de chevalerie semblent avoir un
attrait particulier , n'en pouvait choisir un plus heureux
que celui de François les armé chevalier par Bayard:
dans son ensemble , cette composition a bien la couleur
du temps ; l'action principale est habilement détachée
et les groupes distribués avec art. La figure du roi est
noblement posée ; pent- être , dans celle de Bayard , où
l'on voit bien le chevalier sans reproche , ne voit-on pas
assez le chevalier sans peur. Ce tableau est d'un effet
448 MERCURE DE FRANCE
agréable : la couleur en est brillante , et les détails pleins
de goût et de vérité.
- Il y a dans la peinture , comme dans la nature , mè
dit mon guide , des produits qui servent pour ainsi dire
de transition d'une espèce , d'un genre à un autre, ou
qui participent de tous à la fois ; tel est , entre plusieurs
tableaux , celui de M. Hersent , représentant
Louis XVIdistribuant des bienfaits aux pauvres pendant
le rigoureux hiver de 1788. On peut le considérer
par rapport au sujet , c'est une scène familière ; par
rapport au style , c'est un tableau d'histoire ; par rapport
au lieu où se passe l'action , c'est un paysage.
<< On ne saurait dire trop de bien de ce tableau ( continua
Léonard , en s'asseyant en face , après l'avoir examiné
long-temps); il n'y a point-là de manière d'école ,
et ce serait en vain qu'on voudrait deviner le maître de
cet artiste. Ce tableau présentait de grandes difficultés ;
presque toutes ont été habilement vaincues. La palette
n'offre pas de couleurs vraiment lumineuses ; il y a par
conséquent des effets de lumière qu'il est impossible de
peindre , et parmi ceux qui ne dépassent pas les bornes
de l'art , on ne réussit à les rendre que par de fortes
oppositions; ce moyen ne pouvait être employé dans un
effet de neige : le peintre s'est donc vu forcé de chercher
ses contrastes dans les couleurs locales de ses figures
: marche inverse de celle que l'on suit ordinairement
dans notre école. Il faut encore louer l'artiste de
ce qu'il n'a point affecté cette maniere large , ou plutôt
expéditive , au moyen de laquelle on vise à rendre
beaucoup de choses d'un seul coup de brosse : ici ,
tous les détails sont non-seulement indiqués , mais rendus
; toutes les figures sont non-seulement étudiées ,
mais finies : je n'ai d'objection que contre ces bas de
soie, et ces étoffes de couleurs si fraîches , dont le peintre
a jugé à propos d'habiller le roi , dans une promenade
du matin au milieu de la neige ; et contre les costumes
qui , sans en excepter celui du vieil invalide , ne
sont pas exactement de la date du sujet : l'auteur m'entend.
Le joli tableau de Daphnis et Cloe' , du même maître,
ne mérite pas moins d'éloges ; on y retrouve toutes les
grâces , toute la naïveté de l'auteur grec , où M. HerTIMBAR
ROYAL
JUIN 1817 . 4/19
sent a puisé son sujet : l'expression de la figure des
jeunes bergers est parfaite , et c'est la première partie
de la peinture .
-Il est sur-tout un genre d'expression qui semble
être plus particulièrement une révélation du génie ,
parce que l'artiste n'en peut trouver le type que dans
son imagination exaltée par ses souvenirs .
Un peintre peut avoir eu le bonheur de rencontrer
unmodèle vivant aussi parfaitement beau que laDidon
de M. Guérin ; mais s'il a vu , sur cette figure divine,
l'expression ravissante qu'on y admire , c'est qu'il l'avait
fait naitre , et sans doute alors il avait mieux à faire
que de la peindre .
L'Israélue à la Fontaine , de mademoiselle Brucy,
d'une couleur moins transparente que le tableau de
Daphnis et Chloé , peut- être aussi d'un dessin moins correct
, mérite cependant d'être cité comme une composition
très-gracieuse , et qui annonce dans son auteur
un talent formé par de bonnes études .
/
Au premier rang des paysages de cette exposition
(où l'ondoit placerlepaysage historique de M. Watelet;
la cour intérieure du château de Wuflens de M. de
Turpin; une foret de M. Bertin , où des pasteurs font
des offrandes au dieu Pan) , je remarque un tableau de
M. Barrigue de Fontainieu , représentant une vue de
la ville de la Cava dans le royaume de Naples; ciel ,
arbres , montagnes , touty est rendu avec un rare talent.
La vallée de Ronciglione , de M. Bidault , offre un
très-beau paysage parfaitement composé : les arbres y
sont toutefois moins bien étudiés que les montagnes ,
dont les teintes dégradént avec beaucoup d'art jusqu'au
dernier plan. On doit à M. Demarne uue Foire , un Clair
de lune et des Paires portant leur père. Ces diverses
compositions rappellent le talent dont leur auteur a tant
de fois donné des preuves .
Desdeuxtableaux que M. Dunoui a faits pour Trianon,
la vue de Naples , prise auprès du Capo-di-Monte , me
semble de beaucoup le meilleur : les figures qui animent
cepaysage , etprincipalement ce villageois jouant
de la zampogna devant une madone , sont touchées
avee beaucoup d'esprit. La vue de Génes du même
SEINE
5
C.
29
1
450 MERCURE DE FRANCE .
auteur , prise auprès du phare , a le défaut d'offrir une
mer trop bleue et des lignes trop arrêtées dans les derniers
plans .
J'ai remarqué aussi une autre vue de Genesano, de
M. Ronmy , où il a placé une procession de pénitens
noirs et blancs , portant une jeune fille en terre. La
composition générale de ce tableau est bien entendue ,
et chaque figure s'y trouve parfaitement en scène ; la
lumière y est divisée avec art ; le ciel et les fonds en
sont surtout largement peints. M. Ronmy n'a pas montré
moins de talent dans deux autres vues prises à Tivoli.
Lapremière neige d'automne, aux environs de Gand,
par M. César Vanloo , est d'un homme qui a beaucoup
étudié sur nature les effets de neige ; il paraît s'étre
particulièrement adonné à ce genre de tableaux dans
lequel il a constamment réussi . - Celui- ci me semble
néanmoins pécher par quelques détails ; la fumée a l'air
de tomber dans cette cheminée au lieu d'en sortir .
La vue de la place et de l'église de Pantin , le jour
de la Féte- Dieu ; la prière pendant l'orage ( dont l'idée
est empruntée , je crois , à Bernardin de Saint-Pierre)
font honneur au pinceau léger et gracieux de M. Bouhot .
On doit des encouragemens à mademoiselle Sarasin
de Belmont pour cet effet du soir où les derniers rayons
du jour éclairent avec beaucoup de vérité le sommet
des montagnes et le portique d'un temple ; mais les
figures , hors de proportion avec les objets de nature
morte , sont des ébauches trop imparfaites, même pour
un paysage où elles ne sont qu'accessoires .
- Vous oubliez de signaler à l'attention des amateurs
une charmante composition de M. Seyfert , qui pourrait
leur échapper par la petitesse de son cadre. C'est
une vue prise entre Gémenos et la Sainte-Beaume. Ce
petit chef-d'oeuvre se trouve au milieu de la première
galerie , à peu de distance du portrait de la soeur
Marthe , que j'aimerais encore mieux dépouillée de
toutes les décorations mondaines dont elle est couverte.
<<-< Voilà vingt fois que vous passez devant cepaysage,
me dit Léonard, en me montrant la cascade de Tandon
dans les Vosges , sans faire attention à ce tableau qui mérite
cependant une mention toute particulière .-C'est
que je n'y vois rien que des arbres trop sombres , des
JUIN 1817 . 451
rochers trop noirs et des eaux trop blanches.-Regardez
mieux , et vous verrez la nature ; la nature
prise sur le fait , par un jeune homme qui n'a jamais
eu d'autre maître , qui a souvent passé la nuit sous ces
arbres , sur ces rochers dont il vous offre l'image , et
qui a peint son tableau sur la toile de son matelas .
M. Dutac (c'est le nom de l'auteur de ce paysage ) débute
par un coup d'essai prodigieux.-Je crois vous donner
une preuve de ma sagacité en vous disant qu'au premier
aspect de ce tableau , j'avais deviné que l'auteur était
jeune , qu'il n'était jamais entré dans un atelier , qu'il
avait vécu jusqu'ici dans les montagnes , et qu'il était
né avec l'instinct de la peinture .- Je vois là le germe
d'un talent original qui se fraie une route nouvelle où
chaque pas lui prépare un succès . M. Dutac possède
tout ce que la nature donne ; il lui manque ce qui constitue
l'art , le secret de ces combinaisons savantes qui ,
sans dénaturer les objets , les présentent sous le jour le
plus avantageux , en altérant quelquefois la vérité au
profit de la vraisemblance. Il ne sait pas encore détacher
les masses , choisir les effets les plus favorables à l'illusion,
et se méfier d'une fidélité trop scrupuleuse : les rochers
du milieu desquels sa cascade se précipite , sont fatigans
d'uniformité ; je suis sûr qu'ils sont tels qu'il les a
peints ; mais plus variés , ils plairaient davantage : les
eaux ne sont pas ou du moins ne paraissent pas naturelles
; je ne vois , dans toute leur étendue , qu'une trace
d'écume ; et pour peu qu'on ait observé la nature ,
a pu remarquer qu'une masse d'eau , àl'endroit où commence
sa chute , est transparente , et qu'elle se détache
en ruban de cristal. Je sais bien moi qui ai passé quelques
mois dans les Vosges , à Epinal et à Gérarmer ;
moi qui l'ai vue cette cascade de Tandon ; je sais , disje,
que le peintre a quelques bonnes raisons à donner de
tout ce qu'il a fait: je sais que le torrent qu'il nous
représente a déjà fait une chute de vingtpieds avantd'arriver
aux rochers du haut desquels il se précipite , dans
le tableau; que les eaux doivent conséquemment en
tomber écumantes par l'effet du premier choc qu'elles
ont reçu ; mais les yeux ne jugent que ce qu'ils voient,
et c'est surtout en peinture que la vérité n'admet point
de commentaires. Au demeurant , que M. Dutac con-
,
on
29.
452 MERCURE DE FRANCE .
tinue à peindre en plein air ; qu'il n'étudie que pour
apprendre à bien voir; qu'il voyage pour comparer la
nature à elle-même , pour s'initier à ses secrets , pour
la saisir sous toutes les formes , et nous le verrons dans
quelques annees , j'oserais en répondre , au premier
rang des paysagistes .
- Parmi ceux de nos peintres qui me paraissent
avoir bien étudié la nature , M. Duclaux ne doit pas
étre oublié. Cette arrivée de rouliers provençaux dans
une auberge ; cette malle de poste au relai; ce portail
en ruine , sont en même temps d'un bon peintre
etd'un bon observateur.-C'est surtout dans la représentation
des animaux que M. Duclaux excelle ; mais
il ne les prend pas toujours dans une nature assez
choisie, et souvent ilmauque de ce fini précieux qu'exigent
les petites compositions. »
En continuant notre revue dans la grande galerie ,
nous nous arrêtâmes devant l'incendie de Moscow.Ce
tableau est d'un grand effet; la fumée rougeatre dont
laville est couverte , éclaire cette scène effrayante du
jour qui lui convient ; les progrès des flammes , au mi-
Lieu des monumens qu'elles dévorent , produisent le
degré d'illusion où la peinture peut atteindre dans un
genre où l'imitation restera toujours si loin de la vérité.
- A quelques égards , l'auteur pouvait en approcher
de plus près ; la réverbération du feu n'est pas assez
sensible, particulièrement sur l'eau ; le ton général devrait
en être plus rouge , et les reflets beaucoup plus
viſs . Remarquez encore que la foule qui se précipite
vers la rivière paraît y tourner le dos : il est vrai que ,
sans cela , nous ne verrions pas de visages.
-Louis XV répondit au peintre Latour, qui lui par-
Jait du mauvais état de notre marine : Il nous reste
Vernet. Nous n'en pouvons pas dire autant aujourd'hui.
Nous ne sommes guère plus riches en marine qu'en
marines. Les Vernet , les Hue attendent encore des
successeurs. J'ai le droit d'etre difficile sur ce genre
de tableaux ; aussi n'en citerai-je que deux , l'intérieur
d'un port d'Italie ( effet de brouillard ) que je trouve
d'une vérité parfaite, et le départ d'Angleterre de
S. A. R. le duc de Berri sur la frégate l'Eurotas , où
je ne trouve à reprendre , en ma qualité de marin ,
que dans la disposition des voiles du cutter.>>>
JUIN 1817 . 453
Il est à regretter que M. Vandael n'ait exposé qu'un
tableau defleurs ; il est vrai que ce tableau est un chefd'oeuvre.
Je témoignais tout haut mon admiration , et
je défiais Léonard d'y trouver quelque chose à critiquer
, lorsqu'un petit vieillard , en habit noir , qui le
regardait avec une loupe de naturaliste , nous fit remarquer
que le peintre avait fait éclore ensemble des
papillons et des fleurs de saisons différentes , et qui ne
pouvaient se rencontrer que dans son tableau. Leonard
sourit en me regardant , et ne répondit rien.
Les portraits , à chaque exposition , deviennent plus
nombreux. Je ne devine pas le plaisir que tant de gens
peuvent trouver à se faire rire au nez . Le principalmérite
de ce genre d'ouvrage c'est la ressemblance, et trop souvent
cette ressemblance est un défaut aux yeux du
public qui n'attache pas le moindre prix à savoir que
M. tel a une face à la Gibbon , dont le plus vilain petit
nez du monde n'occupe pas tout-à-fait le milieu ; que
madame telle a une longue figure niaise , deux gros
yeux bleux et le teint couperosé. Tout cela peut être
fort agréable pour leurs parens , pour leurs amis ; mais
pourquoi imposer l'obligation de les voir à des gens qui .
n'y sont pas forcés ?
- Je n'ai qu'un mot sérieux à répondre à cette
plaisanterie : à toutes les époques de l'art , les peintres de
portraits les plus renommés ont été en même temps les
peintres d'histoire les plus célèbres ; témoins Zeuxis ,
Apelle , et , après la renaissance des arts , Léonard de
Vinci , Raphaël , Titien , Rubens et Vandyck. De nos
jours encore , c'est parmi nos grands peintres d'histoire
qu'il faut chercher nos meilleurs peintres de portraits :
d'où je conclus que cette partie de l'art dont on s'est
avisé de faire un genre à part , n'aurait pas dû être
détachée de l'histoire dont elle suppose les deux qualités
principales ,le caractère et l'expression. Le développement
de cette pensée nous menerait trop loin.
Revenons à l'examen des portraits historiques , nous
aurons,plus tôt fait.
Après les deux portraits de M. Gérard (celui de
MONSIEUR et de S. A. le duc d'Orléans) , dont le dernier
est ( comme vous l'avez fort bien observé) le chefd'oeuvre
de l'art , le portrait de M. de Forbin , par
454 MERCURE DE FRANCE .
M. Paulin Guerin , est celui que l'on remarque avec le
plus de plaisir : la ressemblance est parfaite ,la couleur
vraie , et la pose naturelle. M. Counis l'a reproduit sur
l'émail d'une manière digne d'éloge .
-Regardez un peu plus loin cette tête de femme ,
vous devez en être content. La manière de M. Granger
me paraît être celle de Raphaël et de Léonard de Vinci.
- J'aime beaucoup ce portrait qui rappelle effectivement
la manière de ces deux maîtres ; mais je vous
montrerai un portrait d'homme du même auteur qui
joint , au mérite du même fini , une couleur plus riche
etplus vraie.
Vous vous souvenez d'avoir vu à Amsterdam deux
magnifiques portraits de Vanderhelst ; vous les avez
trouvés supérieurs à Vandych, et ils le sont effectivement
; mais aucun artiste du siècle dernier n'en serait
convenu . Sans établir des rapports plus immédiats , je
me borne à féliciter M. Granger de conserver cette
méthode positive du plus beau temps de la peinture ;
je vois avec plaisir que nous aurons une école de plus ,
où l'on pourra apprendre à fond un art dont on commence
à négliger les principes .
M. Granger n'a pas été aussi heureux dans son tableau
d'Apollon et de Cyparisse , lequel offre pourtant
quelques détails de la plus grande beauté. Je suis faché
qu'il n'ait imité que la coiffure de la tête de l'Apollon
antique : c'eût été un beau problème à résoudre que
d'en reproduire les traits modifiés par l'expression de la
douleur. Quoi qu'il en soit , ce peintre mérite d'autant
plus d'encouragement , que son talent concourt à faire
contre-poids , aux artistes à talent d'effet , qui séduisent
davantage notre jeunesse, ce qui peut, si l'on n'y prend
garde , amener une nouvelle décadence.
Il y a de la couleur dans ce portrait du Roi , de
M. Robert Lefebvre ; mais la composition n'est pas d'un
effet piquant , et la figure est un peu trop longue.
Le portrait d'un de nos lieutenans - généraux , par
M. Caminade , est bien posé , d'un bon effet , d'une
exécution simple et vraie. Son tableau d'histoire représentant
le Repos en Egypte , est placé si haut qu'onn'y
distingue rien.
M. Bonnemaison , dans les deux portraits des géné
JUIN 1817 . 455
raux qu'il a exposés , ne paraît chercher qu'une imitation
vraie, et le fini , dans ses tableaux , ne s'étend pas
indifféremment à tous les détails , qui ne peuvent inspirer
un égal intérêt .
M. Dubois , dans un portrait du général comte de ... ,
a fait preuve d'une disposition particulière à la couleur ;
l'exécution est fine et spirituelle ; dans d'autres portraits
du mème auteur , ou remarque des demi-teintes verdâtres
qui sont un vice d'atelier , dont il se défera en
continuant à imiter fidèlement la nature .
Ce n'est pas seulement dans le genre de la miniature
où il n'a point de rival en Europe , c'est dans ses dessins
, dont il a créé l'art , qu'il faut admirer M. Isabey ;
son Congrès de Vienne est un chef-d'oeuvre , dont le
moindre mérite est la ressemblance parfaite des portraits
des illustres personnages qui siégeaient dans cette
assemblée .
On ne peut détourner ses regards du cadre où
M. Isabey a exposé plusieurs portraits en miniature
que pour les porter sur un portrait de MADAME , par
M. Augustin : il est impossible de saisir plus habilement
la ressemblance, et de lutter avec plus de bonheur contre
la désespérante perfection de son rival .
Croiriez-vous que ce joli portrait en costume gothique
, est le coup d'essai d'une jeune personne de dixsept
ans ? mademoiselle Inès d'Esménard , fille de l'auteur
du poëme de la Navigation , s'annonce avec un
véritable talent; la poésie et la peinture sont de la même
famille.
,
Vous m'avez assuré , dis-je à Léonard , que s'il y avait
moins de beaux tableaux dans cette exposition que dans
les précédentes , par compensation , il y avait aussi
moins de croûtes ( qu'on me passe ce mot populaire , il
est technique ) ; mais sans disputer sur la quantité , permettez-
moi de croire qu'il n'est jamais entré de plus
mauvais tableaux dans cette enceinte , que ceux dont
j'ai pris note , et de la vue desquels je veux vous donner
le plaisir.
Connaissez-vous , par exemple , quelque chose de
plus ridicule que cette Hélène et ce Paris ? De quel enseigne
à bière a-t-on détaché un pareil tableau , pour
l'exposer au salon? Regardez le Berger phrygien, qui
456 MERCURE DE FRANCE.
pince , ou plutôt qui égratigne sa lyre avec des doigts
dont les ongles sont en dessous ; examinez cette Hélène
au teint écailleux et safrané , et dites-moi si vous avez
jamais vu un couple d'amans aussi ignobles ?
Maintenant regardez , si vous pouvez , sans rire , ce
serpent que mène en lesse ce bon évèque ! La mauvaise
plaisanterie , en peinture , a-t-elle jamais étéportée à cé
point-là: c'est un miracle que l'artiste a voulu peindre ;
mais il ya tant de miracles ! pourquoi en choisir un que
les jongleurs indiens renouvellent tous les jours ? ilparaît
même plus difficile de faire danser une sarabande à
des serpens en colère , comme font ces derniers , que
d'en conduire un seul en bride , qui paraît d'ailleurs
d'un naturel tout-à-fait débonnaire : rien de moins rétif
que ce pauvre animal ; il semble vouloir s'écarter du
bord de la mer , mais d'un coup de langue son maître
le remet sur la voie , et le pauvre reptile va se noyer
avec une résignation tout-à-fait édifiante.
-La dispositionde ce tableau n'est point heurense ,
j'enconviens , mais l'exécutionn'en est pas sans quelque
mérite , et si cette tête d'évêque n'était pas , à peu de
choseprès, copiée, on pourraity trouver unjuste sujet
d'éloge.
Pour trouver réuni dans un même tableau l'incorrection
dudessin, la pauvreté de la couleur , l'absurdité
de la composition , et le triomphe du mauvais goût ,
ilne faut que jeter les yeux sur cette prestation de serment
des habitans de Lille. Entre ce tableau et la Didon,
combien de siècles y a-t-il ? ... -L'éternité....
Ilestquatre heures , messieurs , on va fermer!!...
-Le maudit suisse ! nous ne verrons pas aujour
d'hui le salon de sculpture... -Nous nous y retrouverons
mereredi .- Je vous attends, à une heure, auprès
d'Ajax.
L'AMATEUR.
JUIN 1817 . 457
VARIÉTÉS.
TRADUCTION
D'un passage d'un livre espagnol du commencement
du XVe siècle ...
On a vu , dans un numéro précédent , de quelle manière
agréable M. l'amiral de France , Renaud de Trie ,
et sa noble épouse , Madame Jeannette de Bellengues ,
faisaient les honneurs de leur maison, lorsqu'il arrivait des
chevaliers au château de Serifontaine , en la province
de Normandie . Aujourd'hui je vais faire connaître à
mes lecteurs , l'étiquette et le luxe gastronomiqué de la
cour du grand Tamerlan . C'est aussi d'un vieux livre
espagnol du commencement du quinzième siècle , que
je tire ces détails. Mon érudition ne me coûte d'autre
peine que celle de traduire de l'ancien castillan en
français. L'ouvrage est ainsi intitulé :
« La Vie et les hauts faits du grand Tamerlan ,
« avec une description des terres de son empire , par
« Ruy-Gonzalez Clavijo , chambellan du très-baut et
«très-puissant seigneur Don Henri , troisième du nom ,
a roi de Castille et de Leon; et l'itinéraire de l'ambassade
envoyée par ledit seigneur et roi à Tamerlan ,
« dit Tamurbeck , l'an de la naissance de N. S. J.-C. ,
« 1403. »
Ce livre , réimprimé à Madrid en 1782 , fait partie
de la précieuse collection de l'académie royale del'bistoire.
Déjà l'érudit généalogiste Gonzalve - Argote de
Molina l'avait publié à Séville en 1582 , avec un discours
préliminaire dont le but était de faciliter l'intelligence
du texte. L'authenticité du manuscrit et l'identité
des personnages ne furent jamais l'objet de la
458 MERCURE DE FRANCE .
moindre contestation. D'ailleurs il suffit de lire cet
Itinéraire pour se convaincre pleinement de la bonnefoi
, de l'exactitude minutieuse de celui qui l'a écrit.
Pour mettre fin à la guerre désastreuse que lui avait
suscitée le duc de Lancastre , au sujet de la légitimité
de ses droits à la couronne de Castille , Henri III avait
épousé Catherine , fille de son rival et petite- fille du
monarque détrôné , Pierre dit le Cruel. Cette alliance
dictée par la politique , confondit les droits réciproques ,
et la Castille jouit enfin de la paix dont elle avait tant
de besoin. Henri n'était pas un prince ordinaire ; sa
politique sortait du cercle des relations usitées dans ce
temps là où chaque potentat se bornait à une connaissance
superficielle de ses voisins immédiats. Aussitôt
qu'il se vit paisible possesseur de ses états , il envoya
des ambassadeurs auprès de tous les rois de la chrétienté
; mais l'idée d'en avoir aussi auprès du soudan de
Babylone , du sultan Bajazet , de Tamerlan , et même
du Prétre-Jean , souverain prétendu d'une partie de
l'Inde orientale , honore l'esprit de ce monarque espagnol
dont le règne ne fut pas d'assez longue durée.
L'Espagne n'adopta que beaucoup plus tard ce système
de se repliersur elle-même etde se rendre impénétrable
aux communications du dehors pour éviter le contact
des opinions religieuses et jouir en paix de son isolement.
Je n'ignore pas , toutefois , que sous le règne
de Philippe III , en 1613 et 1618 , l'évêque de Sirene ,
Fr. Antoine de Govea, et don Garcia de Silva-Figueroa
furent aussi envoyés en Perse auprès du roi Schach-
Abbas , et que les commentaires de l'ambassade de ce
dernier , écrits par lui-même , ont été publiés à Paris
chez Dupuis , en 1677 , par le chevalier Wicquefort ;
mais ces deux missions successives avaient été provoquées
par des circonstances particulières. Le manuscrit
qui en contient l'histoire , tombé par hasard entre les
mains de Wicquefort , fut mis en français et livré à l'impression
par une espèce d'abus de confiance. Il n'a jamais
été publié en Espagne , où M. Eugène Laguno Amirola
le conservait religieusement dans sa bibliothèque.
merlan :
L'auteur espagnol raconte ainsi l'origine de Ta-
« Il naquit de parens pauvres et obscurs , mais ilavait
'JUIN 1817 . 459
,
les plus belles dispositions naturelles ; il était extrêmement
agile et dispos. Doué d'un esprit supérieur , avant
et après sa fortune , il eut toujours de hautes pensées.
Il était robuste et courageux. Dès sa plus tendre jeunesse
, il fut enclin à la guerre , et s'y appliqua si bien ,
qu'aussi habile à concevoir qu'à exécuter , il joignit
toujours l'adresse à la bravoure et ne s'écarta jamais
de la prudence. C'est ainsi qu'il parvint à la plus grande
renommée que jamais un autre ait eue avant lui. On dit
qu'il commença de cette manière : Fils d'un bouvier
jouant un jour avec les enfans,d'autres pâtres , ils le
nommèrent roi de la troupe , et lui jurèrent obéissance
et fidélité. Tamerlan , les prit au mot , se fit leur capitaine
, commença par voler des bestiaux , des caravannes
, ensuite des provinces , finalement des empires.
Les rois de l'Orient furent vaincus et détrônés par ce
grand aventurier qui mourut fort âgé dans la capitale
de l'empire qu'il avait fondé , redouté de tous ses voisins
, recherché par les étrangers , admiré de tous ,
parce que la fortune ne lui fut jamais infidèle. Il se disait
le maître des trois parties du monde et portait
sur son étendart , en forme de devise , trois zéros placés
de la sorte °° . »
,
Je transporte mes lecteurs sur le lieu de la scène.
Ruy-Gonzalez Clavijo , Gomez Salazar , l'un des gardes
du roi Henri III , et le P. Alfonse de Santa - Maria
maître en sainte théologie , arrivent à Samarcande , et
sont présentés à Tamerlan , auquel ils apportent une
lettre et des présens de la part de leur souverain.
<<Lundi , 8 septembre , nous sortîmes de la maison
entourée de jardins , qui nous avait servi de demeure ,
et nous fûmes à la ville de Samarcande. Partout , sur
notre route , il y avait des jardins , des maisons , des
places où se vendaient des denrées de toute espèce.
Vers les trois heures ( tertia hora) nous arrivâmes à un
grand pavillon au milieu d'un jardin situé hors de la
ville. C'est là que résidait le seigneur (1) . On nous fit
mettre pied à terre et entrer dans une maison voisine
où deux personnages de la cour vinrent nous demander
(1) Tamerlau.
460 MERCURE DE FRANCE .
les présens que nous avions pour leur souverain. Des
hommes désignés à cet effet devait les porter au palais;
tel était l'ordre des mirassas , favoris du seigneur. Il
fallut se conformer à cette invitation. Nous remîmes
donc ces présens à ces gens là qui les enlevèrent ; on
en fit demème à l'égard de l'ambassadeur du soudan
qui était avec nous . Après cela , on nous pritpar le bras
et on nous conduisit au palais. La porte d'entrée était
grande et fort élevée ; le travail en était remarquable ;
c'étaient des briques vernissées, dorées , émaillées en bleu
et autres couleurs . La porte était gardée-par des portiers
armés de massues , dont la sévérité écartait la
foule qui assiégeait l'entrée . D'abord , nous vimes six
éléphans qui avaient sur leur dos des tours de bois
surmontées de deux drapeaux , et des hommes qui
étaient dans ces tours , faisaient faire des gentillesses
aux éléphans pour amuser les spectateurs. Un peu plus
loin nous trouvâmes ceux qui portaient nos présens , et
qui n'étaient pas nouveaux dans ce métier; ils s'en acquittaient
avec beaucoup de soin et d'adresse. On nous
fit placer an-devant d'eux ; nous attendimes quelques
minutes , mais nous reçûmes bientôt l'avis de marcher.
Les deux seigneurs de la cour venaient avec nous et
nous tenaient chacun par-dessous les bras. L'ambassadeur
persan qui revenait d'Espagne avec nous , excitait
beaucoup à rire ses compatriotes , parce qu'il était vêtu
àl'espagnole. Onnous conduisit de cette manière auprès
d'un vieillard assis dans un appartement au rez - dechaussée
; il était fils d'une soeur de Tamerlan , et nous
lui fîmes notre révérence ; de là , nous fùmes présentés
àde jeunes enfans qui étaient dans un autre appartement
: ceux-ci étaient petits-fils du seigneur, et nous
leur fimes aussi notre révérence . lei on nous demanda
la leure que le roi , notre maitre , envoyait à Tamerlan ,
et nous la donnâmes. Un de ces enfans la prit ; c'était
un fils de Miara , mirassa , fils ainé du seigneur. Les
trois jeunes gens se levèrent tout de suite et portèrent
la lettre à leur aïeul. On nous fit entrer : le seigneur
était sous une espèce de portique qui était au-devant
de la porte d'entrée d'un édifice somptueux. Nous le
trouvames assis sur un sopha très-peu élevé. Il y avait
devant lui une fontaine dont l'eau jaillissait àune grande
1
JUIN 1817 . 461
hauteur , et dans le bassin flottaient quelques pommes
dont la peau était très-colorée. Tamerlan était sur un
matelas de drap de soie , chargé de broderie , le coude
appuyé sur un carreau de forme ronde. Il était vêtu
d'une étoffe de soie sans broderies ; son turban , trèsrelevé
, orné d'un diamant sur le sommet , était garni
deperles et de pierres précieuses. Aussitôt que nous
aperçûmes le seigneur , nous le saluâmes en fléchissant
le genou droit jusques à terre et croisant nos bras sur
notre poitrine. A quelques pas de là , nous répétâmes
le même salut une seconde et une troisième fois , et
nous restâmes dans cette attitude. Le seigneur nous
ordonna de nous lever et de nous approcher. Les gentilshommes
de la cour qui , jusque là , nous avaient
conduits ennous tenant par-dessous les bras, de chaque
côté, s'écartèrent respectueusement,n'osant pas avancer
davantage. Alors trois mirassas , des plus intimes favoris
du seigneur , qui étaient debout auprès de lui , appelés
Pamelac , mirassa ; Borundo , mirassa , et Noradin,
mirassa , s'avancèrent vers nous et nous prirent de
lamême manière , par-dessous les bras , nous conduisirent
jusques auprès du seigneur , et nous firent mettre
à genoux. Le seigneur nous disait toujours d'approcher ;
mais nous crûmes que la cérémonie de notre présentation
était ainsi prolongée par de fréquentes génuflexions,
parce que le seigneur voulait nous examiner plus à son
aise , car il n'y voyait pas trop bien. Il était si vieux
que ses paupières n'avaient presque plus de cils . Il ne
nous présenta point sa main à baiser ; ce n'est point leur
usage. Chez eux on ne baise la main d'aucun grand
seigneur; c'est une règle dont ils ne s'écartent jamais.
Tamerlan nous demanda des nouvelles du roi notre
maitre , en ces termes : « Comment se porte le roi mon
fils? que fait-il? jouit-il d'une bonne santé?>> Nous
lui répondimes très - respectueusement , et nous lui
exposâmes les motifs de notre ambassade. H nous
écouta jusqu'au bout , et se tournant vers les courtisans
qui étaient auprès de lui , dont l'un était , à ce
qu'on nous dit , le fils de l'empereur Totamix , qui
avait eu l'empire de Tartarie , et un autre était de la
famille des empereurs de Samarcande , et le reste se
composait des plus grands seigneurs de la cour. u Vous
462 MERCURE DE FRANCE.
<< voyez , dit-il , les ambassadeurs de mon fils le roi'
« d'Espagne , qui est le plus grand roi des Francs ,
<<lesquels habitent l'une des extrémités du monde , et
<< sont des gens de valeur et de vérité. Je donnerai ma
« bénédiction au roi mon fils ; il eût suffi qu'il n'eût
« adressé des ambassadeurs avec une simple lettre et
<< sans aucune espèce de présens . J'eusse été aussi sa-
<<tisfait d'apprendre des nouvelles de sa santé et de
<<ses affaires , que s'il m'eût envoyé les plus belles
<< choses. » Pendant que ceci se passait , l'un de ses
petits- fils tenait à la main la lettre du roi notre maître.
Le maître docteur en théologie , notre collègue , fit
dire au seigneur , par le truchement , que cette lettre
du roi ne pouvait être lue par aucune personne qui
l'entendit aussi bien que lui , et qu'il était prêt à en
faire la lecture , si le seigneur le désirait. Tamerlan prit
alors la lettre des mains de son petit-fils , et dit qu'il le
voulait bien . Notre collègue répondit qu'il était prêt ;
mais le seigneur ajouta que , dans un moment , il serait
appelé en particulier , et que là il lirait la lettre et lui
parlerait de toutes choses. Alors nous nous levâmes et
fumes nous asseoir sur de petits carreaux peu relevés
, à la droite du seigneur. Les mirassas qui nous
tenaient par- dessous les bras , nous firent placer au-dessous
d'un ambassadeur que l'empereur Chaiscan , seigneur
du Catay , venait d'envoyer à Tamerlan pour lui
demander le tribut d'usage. Aussitôt que le seigneur
s'aperçut que notre siége était au-dessous de celui de
l'ambassadeur du Catay , il ordonna qu'on nous fit
prendre place au-dessus de cet ambassadeur , et que
celui-ci restât au- dessous de nous . Dès que nous eûmes
pris cette place privilégiée , l'un des mirassas du seigneur
s'approcha de l'ambassadeur du Chaiscan , et lui
dit ces mots : « Le seigneur ordonne que les ambassa-
« deurs de son fils le roi d'Espagne , son ami , soient
<< au-dessus de toi , qui es l'ambassadeur d'un voleur ,
« ennemi de mon maître , lequel , avec l'aide de
« Dieu , se propose de le faire pendre avant peu , afin
« qu'il n'ait plus la tentation de lui envoyer de pareille
<<ambassade . >> De sorte que depuis ce moment là , dans
les fêtes et banquets auxquels nous assistames , nous
conservames toujours la place d'honneur. Le seigneur
JUIN 1817 . 463
ayant donné cet ordre , nous fit dire , par son interprète ,
la faveur qu'il venait de nous accorder.
« Cet empereur du Catay se nomme Chaiscan , c'està-
dire , souverain des trois empires. Les Chacatays
l'appellent Tangus , ce qui est une injure et veut dire
empereur porc. C'est un puissant monarque. Tamerlan
jusques à cette époque avait été son tributaire et ne
voulait plus l'ètre.
,
« Les ambassadeurs d'Espagne et ceux des différens
pays ayant pris leur place indiquée , on apporta beaucoup
de viandes de mouton bouillies , assaisonnées
rôties , mais surtout de chevaux préparées de cette dernière
façon. Ces moutons et ces chevaux étaient portés
sur des grands cuirs très-polis et coupés en rond. Ily
avait , tout autour , des anneaux par lesquels les gens
qui servaient soutenaient cette espèce de nappes . Aussitôt
que le seigneur eut demandéla viande , nous vîmes
entrer ceux qui portaient les grands cuirs , lesquels traînaient
presque sur le plancher et pliaient sous le poids ,
tant ils étaient chargés. Lorsque les valets furent à
quelques pas du lieu où était le seigneur , il se présenta
des écuyers tranchans qui se mirent à genoux devant
les viandes . Ils avaient une serviette attachée à la
ceinture et des gants de cuir qui montaient jusques au
coude , pour ne pas salir leurs mains. Ils saisirent les
viandes , les découpèrent et les mirent dans des plats
d'or et d'argent ; quelques-uns même étaient de faïence
et d'autres de porcelaine ; ces derniers sont très - estimés
et fort rares. La pièce d'honneur consistait dans une
culotte de cheval qu'ils laissaient toute entière y compris
les aloyaux , mais les jambes du cheval étaient enlevées.
On en prépara jusqu'à dix qu'on mit sur des grands
plateaux d'or et d'argent , avec des cuisses entières de
mouton , coupées au jarret.... Ils mettaient sur ces
mêmes plateaux quelques morceaux des boyaux des
chevaux , arrondis , de la grosseur du poing , et des
têtes de mouton toutes entières. Beaucoup de plateaux
furent ainsi préparés ; lorsqu'ils jugèrent que le nombre
était suffisant , ils les placerent en ordre les uns à côté
des autres . D'autres serviteurs s'approchèrent avec des
écuelles de bouillon , dans lequel ils firent fondre du
sel , et le répandirent sur chaque plateau en guise de
464 MERCURE DE FRANCE .
sauce ; ensuite ils prirent des gâteaux de farine, trèsminces
, qu'ils ployaient en quatre et les mirent sur les
viandes. Cela étant terminé , les mirassas , favoris du
seigneur , et les principaux personnages , prenaient un
de ces plateaux , entre deux (car un homme seul n'eût
pas été assez fort) , et ils le déposaient devant le seigneur
et devant les ambassadeurs et autres convives. Le seigneur
nous fit passer deux de ces plateaux qui avaient
été servis devant lui , pour nous faire honneur. Apeine
un plateau était resté un moment devant nous qu'il
était enlevé et un nouveau mis àsa place. La contume
est que ces viandes qu'on vous présente de cette manière
soient envoyées , par chaque convive , à sa propre
maison , pour son usage. Le refus d'en user ainsi serait
une injure. La quantité des viandes qui nous fut servie
est prodigieuse. Il est aussi d'usage que , là même , les
ambassadeurs donnent à leurs domestiques ees viandes
pour qu'ils les emportent au logis de leurs maîtres. Si
nous eussions profité exactement de cet usage pour
tout ce qui fut mis à notre disposition , la quantité fut
telle qu'elle eut bien suffi pour notre nourriture pendant
six mois .
«Les viandes cuites et rôties furent immédiatement
remplacées par des moutons assaisonnés , des viandes
hachées et des ragoûts de différentes manières. Après
ce second service , on apporta beaucoup de fruits ;
du melon , du raisin et des pèches ; on nous donnait à
boire dans des écuelles ou tasses d'or et d'argent , du
lait de jument avec du sucre , ce qui est une excellente
boisson qu'ils préparent pour en faire usage pendant
l'été. Après le diner , on fit passer devant le seigneur
les présens que nous lui avions apportés ; ceux du sou
dan de Babylone , et environ trois cents chevaux qui
lui avaient été envoyés. Quand cette cérémonie fut terminée
, on vint nous donner le bras , on nous conduisit
horsdu palais , et on laissa un personnage avec nous qui
devait nous accompagner et nous faire pourvoir de tout
ce qui nous serait nécessaire. Ce personnage était
lechefdes portes du palais. Il nous emmena avec l'ambassadeur
du soudan , à une maison peu éloignée de
celle du seigneur ; elle était entourée d'un jardin , et
ilyavaitplusieurs fontaines. Mais au moment de prendre
TMBRE
ROYAL
JUIN 1817 . 465
congé du seigneur , il s'était fait apporter le présent
que le roi notre maître lui avait envoyé. Il le reçut
avec grand plaisir , et fit sur-le- champ distribuer à ses
femmes les draps d'écarlate , en commençant par la
première de ses épouses qui habitait avec lui dans ces
jardins. Elle s'appelle Cagno (Cano) . Tamerlan fit remporter
et garder pour une autre fois , les présens des
autres ambassadeurs. Trois jours se passèrent avant qu'il
voulût les recevoir ; car c'est l'usage de sa cour de
laisser trois jours d'intervalle d'une réception de présens
à l'autre. Le palais où il était alors se nomme Dilicaxa.
On y voyait beaucoup de pavillons ou tentes
revêtues de drap de soie , et d'autres étoffes : Tamerlan
y demeura jusqu'au vendredi suivant , et se rendit à un
autre jardin appelé Bayginar, où il faisait construire
un palais très-riche .
(La suite à l'un des numéros prochains . )
CORRESPONDANCE.
ww
AMM. les rédacteurs du Mercure de France.
MESSIEURS ,
Je vous prie de vouloir bien insérer, dans le premier
numéro da journal , la lettre suivante que je viens de
recevoir , sans autre signature que les trois initiales
A. L. P. Celui qui l'écrit parait joindre beaucoup de
modestie à une érudition très-positive. Qu'il trouve ici
mes remercimens , pour les savantes recherches dont
il me 'communique le résultat: je suis enchanté de
voit rétablir le nom de la dame de Trie , celui de son
château , et même celui de la rivière qui baigne encore
les jardins de ce noble manoir : tout cela prouve que
la chronique espagnole est fidèle ; au reste c'est l'opi->
nion que j'en avais ; les romans historiques sont venus
30
466, MERCURE DE FRANCE .
long-temps après ; je doute qu'on les lise encore d'ici a
quatre cents ans , comme on peut lire aujourd'hui , avec
beaucoup d'intérêt , les naïves histoires du quinzième
siècle.
J'ai l'honneur de vous saluer .
Paris, ce, 27 mai .
ESMÉNARD.
Rouen , 23 mai 1817.
MONSIEUR ,
Les amis des études historiques n'ont pu lire qu'avec
un vif intérêt , et le désir d'en voir la continuation , la
traduction que vous avez insérée dans le Mercure , d'un
passage de la Chronique du comte de Buelna , renfermant
le récit de son voyage en Normandie . Pour moi
qui appartiens à cette province , et qui recherche avec
une avidité particulière tout ce que les générations précédentes
nous ont laissé de relatif à mon pays et à mes
compatriotes , je me crois obligé de vous exprimer
combien ce morceau m'a fait de plaisir , et je profiterai
de cette occasion pour vous transmettre quelques observations
que sa lecture m'a suggérées,
Le lieu de la résidence de Renaud de Trie ne s'appelle
point Scrifontaines , mais Serifontaine ou Cérifontaine ,
village situé entre Gisors et le Neufmarché. La rivière
mentionnée dans la relation , est l'Epte , qui sépare
le Vexin français d'avec le Vexin normand. On m'assure
que le château décrit par le biographe subsiste encore.
Vous ne recevrez probablement point de réclamation,
de la famille à laquelle appartenait la noble épouse du
vieux amiral ; car je pense qu'elle est éteinte. Cependant
son nomne s'écrit ni Belangas , ni Bilangues , mais
Bellengues .
Enfin , je crois indispensable de vous rassurer sur le
sort de cette tendre amante , après que le comte de
Buelna l'eut abandonnée. Il paraît que l'infidélité de ce
dernier ne porta pas plus d'atteinte à son repos , que
leur commerce galant n'en avait porté à sa réputation ,
JUIN 1817 . 467
car elle ne tarda pas à se remarier à Jean quatrième du
nom , sire de Grasville , et grand pannetier de France ,
dont elle eut une fille , Marie de Grasville , qui épousa
Girard de Harcourt , baron de Beuvron.
Agrééz , je vous prie , monsieur , l'assurance de ma
parfaite considération , et l'offre bien sincère de vous
aider de mes faibles recherches , par rapport à tous
éclaircissemens de ce genre , que vous désireriez sur
les familles ou les localités de ma province.
A. L. P.
m
ANNALES DRAMATIQUES.
THEATRE DE L'ODEON .
UneMatinée d'Henri IV. - Le Prisonnier de Newgate.
Les nouveautés qui se sont succédées depuis quelque
temps sur les premiers théâtres , avec un succès différent
, mais avec une égale rapidité , ne nous ont pas
permis jusqu'ici d'inscrire ces deux pièces dans nos annales
. L'Odéon est , par sa position , une espèce de
théâtre de province ; on ne peut s'en occuper que lorsque
les théâtres de la capitale en laissent le loisir. Il serait
fâcheux de n'en pas trouver pour aller voir une Matinée
d'Henri IV. C'est un joli tableau de genre , échappé au
crayon facile de M. Picard.
Il a mis la scène au Louvre , et il n'a fait entrer que
des courtisans dans sa composition . Les portraits en sont
ressemblans. C'est d'abord un vieux baron qui s'indigne
qu'un jeune lieutenant aux gardes , lequel n'a que du
mérite , ose lever les yeux sur sa nièce , et qui la lui
offre dès que le roi lui a parlé, c'est un marquis bien
étourdi qui ne reconnaît pas son ancien camarade de
collége , quand il n'est que M. de Feugères , et qui l'étouffe
dans ses embrassemens dès qu'il est M. le baron de
Feugères; c'est une tourbe de figures placées au second.
50.
468 MERCURE DE FRANCE .
plan, dont les gestes du maître déterminent les attitudes,,
et dont la physionomie s'épanouit ou se rembrunit suivant
qu'il sourit ou fronce lui-même le sourcil. Au mi-,
lieu de toutes ces marionnettes se trouve un médecin .
du roi , grand observateur qui s'est beaucoup plus occupé
d'étudier les passions que les maladies , ce qui
lui a fort bien réussi , car il a souvent à traiter des
fièvres d'ambition et à calmer le transport que le moindre,
espoir de faveur porte au cerveau des pauvres courtisans.
On a regretté, plus d'une fois que la Partie de Chasse
d'Henri IV , dont les deux derniers actes sont si frais
et si naïfs , ne fussent pas précédés d'un premier acte où
la cour fût peinte avec un pinceau plus ferme et plus
animé . Si Collé eût eu M. Picard pour collaborateur ,
son ouvrage n'eût point encouru un pareil reproche :
de la Matinée d'Henri IV et de sa Partie de Chasse ,
on composerait une journée charmante.
Le Prisonnier de Newgate est un honnête criminel
qui est condamné à mort pour avoir assassiné un homme
qu'il n'a point tué. C'est un sage qui a lu son histoire
ancienne , car il parodie très-bien Socrate dans les fers.
Il se rappelle aussi l'aventure de Damon et Pithias , et
propose , en conséquence , à son geolier de le laisser
sortir de sa prison pendant la nuit qui doit précéder
son supplice , afin qu'il puisse marier sa fille avant d'étre
pendu. Le geolier y consent , quoiqu'il doive marcher
lui -même à la mort si son prisonnier ne revient pas.
Ce dernier part et fait un peu attendre son retour ; mais
enfin il arrive à temps pour sauver son libérateur qui
était déjà dans les mains de la justice . Enfin , de nouvelles
révélations font triompher l'innocence du prisonnier
, et, tant de tués que de blessés , il finit par n'y avoir
personne de mort .
Cet ouvrage , qui n'est pas toujours conduit avec
assez d'art , et surtout développé avec assez de clarté ,
offre plusieurs scènes intéressantes , et qui produiraient
beaucoup plus d'effet si les acteurs , au lieu de hurler
leur rôle chacun sur un ton différent , voulaient se donner
la peine de le déclamer avec un peu de naturel et se
mettre au diapazon .
L'auteur est M. Drap-d'Arnaud ; la moitié de son
nom est déjà célèbre dans les fastes du drame .
JUIN 1817 . 409
THEATRE DE L'OPÉRA-COMIQUE .
Reprise de Lodoiska .
A défaut de bonnes nouveautés , ce théâtre reprend
d'anciennes pièces. Il était difficile sous un rapport ,
de faire un meilleur choix que la Lodoiska , de M. Chérubini
. Il y a long temps que cet ouvrage est placé
comme musique au rang des chefs - d'oeuvre ; mais l'auteur
du poëme n'aurait - il pas dù chercher à y faire
quelques changemens et à lui enlever un peu de cette
physionomie mélodramatique qui est devenue si ridicule
aujourd'hui ? Lorsque la Lodoiska fût écrite , le
boulevard ne nous avait pas encore blasés par l'abus
des moyens dramatiques qui sont employés dans cette
piece. Mais maintenant le parterre ne peut voir sans
rire ce qui a tant fait pleurer la génération précédente .
La musique de M. Chérubini , que l'on n'avait pas
entendue depuis quinze ans , a été écoutée avec le plus
vifplaisir. On a surtout applaudi la charmante polonaise
du premier acte et le final du second , un des plus beaux
morceaux de musique qui soient peut-être au théâtre.
Mademoiselle Regnault n'a pas toujours chanté juste le
rôle de Lodoiska. On ne peut faire le méme reproche
à Ponchard , qui jouait Lowinski. Chénard s'était chargé
du rôle peu important du chef des Tartares , Titsikan ,
on l'y a trouvé fort bien. Le dénouement de la pièce a
excité vivement la gaîté des spectateurs , qui se sont
beaucoup amusés de l'embrâsement du palais .
THEATRE ROYAL ITALIEN .
Il Califo di Bagdad.
Nous avons , en France , un respect religieux pour
les sujets qui ont fourni matière à un chef-d'oeuvre .
Nous regardons presque comme un sacrilége d'oser les
traiter de nouveau. En Italie , on est moins scrupuleux.
On a trouvé à Paris qu'il y avait une sorte d'irrévérence
à M. Garcia d'avoir osé faire le Calife de Bagdad après
470 MERCURE DE FRANCE .
M. Boyeldieu. A Rome , à Naples , à Milan , rien n'aurait
semblé plus naturel ; au reste , le succes a absous
M. Garcia de son audace. Le Calife italien ne vaut pas
tout-à-fait le Calife français ; mais c'est déjà beaucoup
pour lui d'avoir vaincu la prévention , et d'être parvenu
à se faire écouter avec indulgence. M. Garcia
s'est attaché , comme son prédécesseur , à donner une
couleur locale à sa musique , et il y a réussi. Le premier
air que chante le Calife , et le duo avec Zétalbé ,
lorsqu'il est à table , ont enlevé tous les suffrages. Ce
dernier morceau a ordinairement les honneurs du bis.
Le poëme d'il Califo est calqué d'une manière servile
sur le poëme français . Des scènes entières en sont
traduites , mais si platement que l'on est tenté de croire
que le traducteur ne sait n. le français , ni l'italien. On
a essayé de remplacer , dans cet opéra , le récitatif par.
du dialogue à la manière française. Cette innovation a
eu assez de succès ; mais elle éprouvera des obstacles
de la part des chanteurs et des chanteuses : plusieurs
ont déjà refusé de s'y soumettre. En Italie , les acteurs
de l'opéra se regardent comme d'une condition bien
supérieure aux acteurs de la comédie. Une cantatrice
est reçue dans les meilleures sociétés , tandis qu'une
comédienne n'y estjamais admise . On n'a garde de confondre
ces deux professions. S'il en faut juger d'après
les artistes chantans que nous avons eus jusqu'à présent
en France , il est facile de voir qu'il n'y a en effet rien
de commun entre elles
Garcia chante sa musique avec toute l'expression que
peuty mettre un auteur. Mademoiselle Cinti s'acquitte
fort bien du rôle de Zétulbé ; elle pourrait prononcer
un peu mieux l'italien , ainsi que madame Bartolozzi-
Vestris qui , du reste , joue la soubrette d'une manière
assez piquante ; mais il faut étre indulgent envers ees
dames , l'italien n'est pas leur langue maternelle.
Il est remarquable que les principaux emplois de
cette troupe ne sont point remplis par des Italiens.
Garcia et sa femme sont espagnols ; mademoiselle Cinți
est française , madame Vestris , anglaise , et madame
Catalani , cosmopolite. Au lieu de donner à ce théâtre
le titre de theatre Italien , on devrait l'appeler le
théâtre des Quatre Nations .
JUIN 1817 . 471
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
No. IV.
Du 29 mai au 4 juin.
Recoltes , Finances .-Hors un seul point , Francfort
où les débordemens du Mein ont dû causer de grands
ravages , partout les espérances se soutiennent. La
Russie n'avait jamais eu de plus beau printemps ; Turin
voit cesser enfin la sécheresse ; la vigne est encore la
gloire et le trésor des Bourguignons ; Maroc nous ouvre
'sesgreniers ; jachères et friches , tout est semé de pommes
de terre; c'est comme si l'on doublait le terrain . Pour
surcroît de précaution , l'industrie a su tirer des os
mêmes un aliment substantiel. Cependant , le gouvernement
français ordonne des travaux publics et assure
une haute-paie aux soldats .
Durate etrebus vosmet servate secundis; persévérez .
conservez-vous pour un meilleur avenir : voilà ce qu'il
faut dire aux peuples consternés. On gagne peu , et
souvent on perd beaucoup à changer ; mais le changement
est la grande maladie du coeur humain. Ces
familles qui courent surcharger d'autres populations ,
ne voient pas qu'elles emportent avec elles cette mème
disette qu''eelllleess vveeuulleennt fuir.
Les gouvernemens sont quelquefois aussi aveugles que
les peuples dans la détresse; ils recourent aux prohibitions ,
comme les peuples recourent au pillage. C'est le même
vertige sous deux aspects : les peuples s'abstiendraient de
piller les marchés etles magasins , comme à Sens , à Nogent
et à Meaux, à Clarc en Irlande, s'ils savaient qu'en
inquiétant les approvisionnemens , on gène les approvisionnemens
; les gouvernemens favoriseraient tous
l'importation des denrées étrangères , s'ils daignaient
songer par quels noeuds étroits l'importation se lie à
l'exportation , et que le commerce a des représailles
plus sûres que la guerre. La Suède ferme ses ports à
nos vins ; pense-t-elle que nous ouvrirons les nôtres à
472 MERCURE DE FRANCE.
ses bois de construction ? D'ailleurs , l'effet naturel du
système prohibitif , c'est la contrebande ; et l'effet naturel
de la contrebande , c'est de rendre les peuples
entreprenans et les lois barbares .
Améliorations , Politiques , Constitutions nouvelles.
- Un gouvernement , rentré dans ses droits , est-il
lié par les concessions que le gouvernement précédent
a pu faire ? La logique des géomètres dira non , sans
balancer ; mais la logique des hommes d'état pourra
bien rester indécise. Le ci-devant grand-duc de Francfort
avait accordé aux juifs de ses Etats le droit de bourgeoisie
; mais le gouvernement du grand-duc , quoique
très-réel , est , aux yeux des bourguemaistres , comme
non avenu. Cependant , il faut bien accorder quelque
chose aux temps , et la république veut bien ne pas
rendre tout - à- fait les juifs à leur condition première
, quoiqu'ils l'aient bien mérité par leur esprit
d'opposition. Sans doute , ce n'est pas un esprit d'adhésion
qu'il faut s'attendre à trouver , dans des hommes
qu'ondépouille de leurpatrie. Je ne discuterai point lestitres
deMM. les bourguemaistres , que je crois très-authen
tiques et très-antiques surtout , ce qui vaut bien mieux .
Je me garderai sur-tout de les effrayer par l'exemple
de la guerre sociale de Rome dont ils n'ont peut- être jamais
entendu parler, et qui s'appliquerait à leur état présent
, comme un bourguemaistre ressemble à un consul
romain , et un juif allemand à un citoyen du Latium.
Le canton de Schwitz a bien une autre douleur : il
est près de voir une province échapper à sa puissance :
c'est la ville de Gersan qui florissait inconnue à deux
lieues de sa suzeraine avant que l'ambition ne l'engloutit
dans un domaine étranger.
Rien de plus sage que la conduite du roi de Wurtemberg.
Législateur impartial , il ne s'admire point dans
son ouvrage; il ne pense pas que touty soit prévu, même
les besoins d'un avenir encore ignoré,même les remèdes
à des maux qu'on ne soupçonne point peut- être. Comme
sa constitution n'est pas un jeu , unappât , un vain formulaire
, il appelle sur elle toute l'attention , promettant
de la rectifier si l'expérience la condamne.A cette
circonspection je reconnais un sage. « Quant à ce qui
« nous regarde , dit-il , tout ce qui met en opposition
« les droits du souverain et du peuple; tout ce qui fa
JUIN 1817 . 473
«voriseun parti au détriment de l'autre, nous est égale-
<-<<ment étranger et odieux. Nous sommes pleinement
« convaincus que c'est par le seul rétablissement des
«justes droits des deux partis , et par des égards réci-
<<proques que le véritable bien pent être produit. »
Marc-Aurèle aurait avoué ces paroles .
:
La suspension de l'habeas corpus donne à l'Angleterre
un sentiment de malaise : c'est l'effet des
menottes sur des mains accoutumées à être libres . On
parle d'un conseil commun de la cité contre cette suspension
.
Le roi Ferdinand VII fixe à vingt mille réaux le maximum
des bénéfices écclésiastiques ; il supprime cette
armée de douaniers qui hérissaient le pays de mille
barrières . En abolissant les priviléges des provinces , il
les réunit sous une loi commune ; c'est leur rendre plus
qu'il ne leur a ôté. Il n'était que le roi des Espagnes ;
il sera maintenant le roi d'Espagne.
On parle en France du renouvellement de la conscription
; c'est en effet le meilleur mode de recrutement.
Les autres coûtent à l'Etat , celui - ci rapporte. La
conscription est un impôt , et la loi de notre pays veut
que l'impôt soit commun. Du reste , l'inévitable effet
du recrutement uniforme est le mode uniforme d'avancement.
La conscription conserverait l'esprit d'égalité
quand d'autres institutions le combattraient.
Le roi de Prusse a sagement défendu à ses sujets catholiques
les attroupemens nocturnes et les pélerinages
tumultueux. Dans la religion comme dans la politique
comme dans la conduite de la vie , il vaut peut- être
mieux se tenir loin des bornes que de les renverser.
Colonies.-Il n'est bruit que de l'insurrection de
Fernambuc ; ceux qui doutaient du fait , ne doutent
plus que des circonstances. Est- elle générale ou locale?
C'est la question telle qu'on la pose.
Peut - être fallait- il plutôt se demander si elle a été
simultanée ou successive . Ceux qui allèguent les distances
, pour établir l'impossibilité d'une propagation
rapide , me paraissent tous supposer ce qui est en question
, savoir qu'il n'y avait de conjurés qu'à Fernambuc ;
car , si la conspiration embrassait le royaume entier
pourquoi n'aurait-elle pas éclaté sur tous les points à la
même heure ? Une circonstance favorise cette opinion .
,
474 MERCURE DE FRANCE .
c'est le renvoi paisible du gouverneur avec son état
major et plusieurs officiers , à Rio Janeiro. Dans l'hypothèse
d'une insurrection partielle , ce renvoi serait
absurde; on ne se prive point de ses ôtages ; on ne
grossit point volontairement les forces de l'ennemi ; on
ne lui envoie point des gens qui connaissent vos forces
comme vous-mêmes , quand tout vous fait une loi de
les tenir secrètes. Il se peut que je me trompe , aussi
n'affirmé-je pas ; je discute .
,
Voici un vaste sujet de réflexions. Le manifeste des
puissances alliées contre les entreprises du Portugal
remplissaient les journaux de la veille et le récit de
l'insurrection remplit les journaux du lendemain. Un
ancien a dit que les fous prennent l'événement pour
juge : Stuliorum eventus magister est; et le nombre
n'en est pas petit. Aujourd'hui que le feu a pris au
Brésil , on ne manque point de se demander pourquoi
il s'approchait trop du foyer. Sans cet événement inattendu
, il se serait trouvé des écrivains qui , comparant
ce que la cour de Rio-Janeiro s'exposait à perdre en
Europe avec ce qu'elle gagnait en Amérique , auraient
fait voir que l'entreprise était bonne etutile en soi ,
etdictée par une sage politique. Tout ce que pouvaient
les arbitres , auraient - ils dit , c'est de séquestrer le
Portugal ; c'est-à-dire , de priverle délinquant d'un pays
qui n'était proprement ni métropole , ni colonie ,
tandis que par l'acquisition de tout le territoire depuis
l'embouchure de la Plata ,jusqu'aux rives de laParana
et de Santafé , il arrondissait merveilleusement ses frontières
méridionales . Car , de croire que l'Europe eût
armé ses flottes pour lui ravir sa proie , rien de moins
probable. Maintenant que l'entreprise a tourné contre
sonauteur , on l'accuse de s'ètre affaibli pour s'agrandir,
d'avoir cherché à devenir maitre chez les autres quand
il n'était pas bien le maître chez lui.
Pendant que l'insurrection commence au Brésil , elle
gagne sa cause au Chili. La victoire de Chabuco a
détruit l'armée espagnole. Pare , drapeaux , caissons ,
magasins , tout est tombé au pouvoir des insurgés . Le
président Murco , qui fuyait vers la mer , a été ramené
dans la capitale où il est gardé à vue .
C'est le général San - Martin qui commandait dans
cette journée. On s'attend à le voir repasser les Andes
JUIN 1817 . 475
avant l'hiver , pour tomber sur les derrières de l'armée
royale. Au Mexique , le général Humbert et l'amiral
Aury se préparent à bien recevoir les troupes d'Odonnell.
Brion croise devant Margaratta , et Brown commande
la marine de Buenos-Ayres. Quatre frégates des Etats-
Unis ont doublé le cap Horn , et sont entrées dans
l'Océan pacifique , sous le motif au moins apparent de
prendre possession des îles de Wasingthon.
L'Angleterre politique pourra trouver du mécompte
à tous ces changemens ; mais l'Angleterre marchande
s'en arrange fort bien. « Vous avez raison de vous ré-
« jouir du succès de nos armes , écrivait- on de Buenos-
Ayres à Londres , nous ne sommes que des agens pour
« la vente de vos marchandises . >>>
Quant à Saint - Domingue , ce n'était pas assez de
Christophe et de Pétion ; un troisième,nomméGrouman ,
occupe les montagnes et fait des incursions sur les deux
empires. On dit que Pétion se meurt , et qu'un blanc
le remplace.
On sera curieux de voir le parti que prendra le corps
enfermé dans Montevidéo , comme dans une prison.
Soutiendra - t - il un siége ? attendra-t-il le victorieux
San-Martin ? ou , comme Artigas , qui s'est fait indépendant
des indépendans , ne reconnaîtra -t - il d'autorité
que la sienne ? Dans une proclamation ,il menace de
ne pas traiter les insurgés espagnols comme prisonniers
de guerre. Je ne puis m'empêcher de citer une partie
de la réponse qu'il a reçue du président de Buenos-
Ayres ; on jugera qui des Portugais ou des insurgés est
le plus avancé dans la civilisation .
<<Tant que votre cour fera la guerre avec dignité
>> et d'une manière qui ne blesse point les droits des
<<nations , nous tiendrons la mème conduite à votre
« égard ; mais si les menaces , contenues dans votre
« proclamation, avaient quelque effet , je proteste que
« j'userai de représailles. >>>
Relations politiques.-Alger est dans un état formidable
de défense. Ledey fait construire à Livourne une
corvette et deux bricks. Ilvient de recevoir une frégate.
et deux corvettes en présent de la part du Grand-Seigneur.-
On voit que cet article est stérile , etcen'est
pas unmal,
Procèsmarquans. Le pirate Fragopolo, a été trans
476 MERCURE DE FRANCE.
-
féré , du lazaret de Marseille dans les prisons.-La cour
prévôtale de Strasbourg a condamné à la peine de mort
le fameux chef de bande Seckler . Le général espagnol
Villa- Campo , qui avait voulu forcer la prison
du général Lascy , est arrêté lui-même , et transféré au
Mont-Joui. - La cour prévôtale de Paris a condamné
à mort le nommé Philippe , faux - monnayeur ; et à
deux ans d'emprisonnement deux de ses complices. La
femme de Philippe est acquittée. Cette malheureuse
femme allaitait son enfant. Par un sentiment d'humanité,
la cour n'a pas voulu qu'elle fût présente à la lecture
de l'arrèt ; quelques siècles auparavant , on l'aurait
forcée d'ètre témoin de l'exécution ; les progrès de la
civilisation se font sentir dans les moindres choses.
Nouvelles diverses . -
Paris depuis deux jours .
Le duc de Wellington est à
-Le préfet de la Seine vient d'établir une censure
pour les épitaphes. On pourra dire , en parodiant le satirique
: Sunt et sua jura sepulchris . Il y a aussi une
police pour les tombeaux.
-L'abbé Maury a terminé sa longue carrière , laissant
deux réputations à concilier. BÉNABEN.
ANNONCES ET NOTICES .
• Nouveau Voyage dans l'empire de Flore , ou Principes
élémentaires de Botanique ; par J. L. A. Loiseleur
Deslongchamps , docteur en médecine de la Faculté
de Paris , membre de la Société de médecine de la
mème ville , associé ou correspondant des Académies
des sciences , inscriptions et belles- lettres de Toulouse ,
de Rouen , etc. , etc. , etc. Un vol. in-8° . Prix , broché
: 7 fr. 50 c. , et 9 fr . 50 c. par la poste. Chez Méquignon
l'aîné , père , libraire de la Faculté de médecine
, rue de l'Ecole de Médecine ; et chez P. Mongie
l'aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
Cet ouvrage , qui parut il y a dix-huit ans , fut accueilli du
public avec tant d'empressement , que plusieurs éditions se
succédèrent rapidement ; mais ce livre ayant toujours été réimprimé
sans additions , ni corrections , était resté tout-à-fait
étranger aus grands progrès que la botanique a faits depuis l'ém
JUIN 1817 . 477
poque à laquelle il parut pour la première fois , et il était devenu
par cela mème trop incomplet pour continuer à être utile
aux personnes qui auraient voulu y puiser les principes élémentaires
de la science. Il fallait donc, ou en publier une nouvelle
édition avec de nombreuses additions et beaucoup de
changemens , ou le refaire en entier. C'est ce dernier parti que
l'auteur a choisi , en conservant toutefois sa division en deux
parties : la première comprenant , à proprement parler , les
élémens de la science ; et la seconde , donnant l'exposition des
caractères des familles et des genres de plantes cultivées dans
les principaux jardins de la capitale. La seconde partie , qui
comprend, comme dans les anciennes éditions , l'exposition des
familles et des genres , a reçu sur-tout un accroissement considérable
: le nombre des genres décrits s'élève à 1340 , sans
compter 212 genres de plantes acotylédones , tandis que cette
meme partie n'en renfermait d'abord dans sa totalité que 986.
La description de chaque genre a été refaite en entier , ou
d'après l'examendes plantes vivantes , ou d'après celui d'échantillons
conservés dans lleess herbiers ; cchhaaque article est terminé
par un aperçu des propriétés des pla sont en usage en
médeciinnee ,dans les arts ou dans l'économie domestique. NNous
ne doutons pas que le Nouveau Voyage dans l'empire de Flore ,
ainsi refait , n'obtienne autant de succès que dans sa nouveauté,
surtout au moment où on ouvre les cours de botanique : les
savans , les élèves et même les gens du monde en apprécieront
le mérite.
an
plantes qui
Histoire de France depuis les Gaulois jusqu'à la mort
de Louis XVI; par Anquetil. Nouvelle édiittiioonn , en dix
volumes in- 12 , PROPOSÉE PAR SOUSCRIPTION , à raison
de 2 fr. 50 c. le volume .
Lemérite de cette histoire est trop connu pour qu'il soit nécessaire
d'entrer dans de longs détails à cet égard. On sait que
rien de ce qui est utile n'y est omis , et qu'elle est rédigée avec
une grande méthode et beaucoup d'impartialité , qualités toujours
précieuses dans un écrivain , sur- tout lorsqu'il s'agit d'ou-.
vrages historiques . Les deux productions qui ont assuré la réputatioonnde
l'auteur , Il''MEsprit ddee llaa LLiigguuee et l'Intrigue du Ca
une noubinet,
y ont trouvé place presque en entier ; mais quelque désir
que l'on eût de posséder cet ouvrage , on était souvent arrêté
par la cherté des premières éditions. C'est donc rendre un véritable
service au public que (de lui présenter
velle édition de cette Histoire complète , en dix volumes in - 12 ,
au prix modéré de 25 francs , pour ceux qui souscriront avant,
le fer juillet, et 56 francs pour ceux qui n'auront pas souscrit à
cette époque.
- Les éditeurs avaient formé d'abord le projet de publier cet
ouvrage en quatre volumes in - 8º. Mais ils ont préféré réduire
leurs bénéfices , et le présenter sons le format in-12
et en dix volumes , ce qui conciliera tout à la fois et l'intérêt
del'art et celuides acheteurs, A en juger d'après lemodèle qu'ils
478 MERCURE DE FRANCE.
ont joint å leur Prospectus , cette édition sera également satis
faisante sous le rapport du papier et des caractères , plus gros
que ceux employés jusqu'ici dans les éditions réduites. Les
mèmes éditeurs se proposent de publier dans le même format et
aux mêmes conditions , l'Histoire universelle , du même auteur.
Ils publieront aussi incessamment l'Histoire philosophique des
Deux-Indes ; par l'abbé Kaynal , en 8 vol. in-8°., avec unAtlas
de 50 cartes .
On souscrit chez Amable Leroy et Coste , libraires, rue de
Seine, n. 12 , faubourg Saint-Germain. Onne paie rien d'avance.
Manuel de Siphilizie , ou notice sur le virus , les
effets , la contagion , le traitement , les préservatifs et
les erreurs populaires de la maladie vénérienne ; enrichi
de trois tableaux ; par M. L. Fournier , docteurmédecin
, ancien élève à l'hôpital des Vénériens et à la
maison de Santé du faubourg Saint-Jacques. Un vol.
in-8°. Prix : 5 fr. , et 3 fr. 50 c. , franc de port. Chez
Guitel , libraire , rue J. J. Rousseau , n. 5 , et chez
l'auteur , rue Neuve-Saint-Eustache , n. rg.
Cet ouvrage qui , par son objet, est devenu malheureusement
d'un intérêt trop populaire , renferme le développement d'une
théorie qui s'appuie toujours sur des faits. Elèvedesplus célèbres
médecins de la capitale , M. Fournier se montredigne de
ses maitres , par ses connaissances et par sa haine pour le charlatanisme
, qu'il combat avec les armes de la raison et de l'expérience..
lui
Lettres champenoises , ou Correspondance politique ,
morale etlittéraire , adressée àmadame de ***, àArcissur-
Aube , n. 4. Prix: r fr. A Paris , chez Chaumerot
jeune , libraire , Palais-Royal , galerie de bois , n. 188 ;
et chez Mongie l'aîné , boulevard Poissonnière, n. 18.
C'est assurément àune femme savante ques'adrese M. le Champenois
; car il ne cesse de lui faire des citations latines ; et nous
craignons pour qu'il ne courre le risque dedéplaire à la
grande majorité de ce sexe aimable , qui peutbienmomentanément
avoir la prétention de politiquer ainsi que les maitres ,
maisqui n'est pas , comme eux . familiarisé avec la langue de
Virgile. Dédaigner le suffrage des femmes serait une maladresse
qu'onne reprochera certainement jamais à un Parisien , et dontun
Champenois pourrait se repentir. Quoi qu'il en soit, madame
de **** d'Arcis -sur-Aube , ne perdra point son latin en cherchant
à comprendre les observations critiques de son correspondant
: elles sont claires si elles ne sont toujours justes ; piquantes
si l'on veut , et souvent spirituelles.
Indicateurde la Cour de France et des départemens ;
quatrième année 1817. Un vol. in-56. Prix: 1fr. 250.
JUIN 1817 . 479
et 1 fr. 60 c. par la poste. A Paris , chez Tiger , imprimeur-
libraire , rue du Petit-Pont , n. 10 , au Pilier
Littéraire.
On doit mettre incessamment en vente , chez Arthus
Bertrand, libraire , rue Hautefeuille , l'Histoire de Jeanne
d'Arc , surnommée pendant sa vie la Pucelle , et après
sa mort la Pucelle d'Orléans .
Cette histoire , tirée des propres déclarations de Jeanne
d'Aro, consignées dans les grosses autenthiques des procèsverbaux
des interrogatoires qu'elle a subis & Rouen; des cent
quarante dépositions des témoins oculaires entendus à l'époque
de la révisionde son procès; des manuscrits de la bibliothèque
du Roi , de celle de la tour de Londres , etc. , est due à M. Lebrunde
Charmettes ; elle formera quatre forts vol . in-8º, et sera
enrichiede douze belles gravures.
Bibliothèque Physico-Economique, instructive et amusante
, ou Recueil périodique de tout ce que l'agriculture
, les sciences et les arts qui s'y rapportent offrent
de plus intéressant; par une société de savans et de propriétaires
, et rédigée par A. Thiebaut-de-Berneaud ,
membre de plusieurs Sociétés savantes et d'agriculture,
nationales et étrangères .
La Bibliothèque phisyco- économique a commencé de paraître
en 1782. MM. Sonini , Parmentier et Denis de Montfort , ont
été tour àtour chargés de sa rédaction. M. Thiébaut de Berneaud,
qui leur succède aujourd'hui , a été l'élève et l'ami de
ces divers écrivains , et est déjà connu par plusieurs ouvrages
estimables sur l'agriculture. L'éditeur promet de donner encore
unplus haut degré d'intérêt à ce recueil périodique que l'on
peut regarder comme le manuel de tous les propriétaires et de
tous les cultivateurs , et de le rendre le dépôt de toutes les connaissances
acquises , des meilleurs procédés , des plus intéressantes
découvertes , et de toutes les notions propres àmultiplier
les ressources de l'économie animale et domestique.
L'abonnement est de 12 fr. pour les douze cahiers , que l'on
reçoit franc de port, par la poste. Les lettres et l'argent doivent
être affranchis et adressés à Paris , à M. Arthus-Bertrand , libraire
, rue Hautefeuille , n. 23.
Les sept premiers livres du Télémaque , mis en vers
par M. Gamon , ex-législateur , ancien président en la
cour royale de Nîmes. Prix : 2 fr. , et 2 fr . 50 c. par
la poste. A Vevey ; et à Paris , chez Mongie l'ainé ,
boulevard Poissonnière , n. 18 .
Sans doute l'entreprise de M. Gamon fait honneur à son talent .
ses vers faciles et harmonieux nous prouvent qu'il sait écrire
en vers ; mais combien on regrette qu'il n'ait pas joint au mé
480 MERCURE DE FRANCE .
3
rite de la versification celui de l'invention ! Pourquoi rimer tun
ouvrage consacré en prose , un ouvrage immortel auquel la
poésienepeut rien ajouter , et dont elle altère infailliblement
le naturel et la simplicité ? Il est tel monument sacré dont le
plus habile architecte respecte la noble et antique structure , et
qu'il n'ose se permettre d'embellir par de vains ornemens .
Télémaque est du nombre de ces belles productions ; sa prose a
le charme des plus beaux vers.
Des Avocats législateurs , avec cette épigraphe : Vir
probus dicendi peritus ; par M. J. D. L. P .: broch in-8°.
Prix : 50 c. , et 60 c. franc de port . A Paris , chez P.
Mongie aîné , libraire , boulevard Poissonnière , n. 18.
Les amateurs de médailles nous sauront gré sans doute de
Jeur annoncer que la belle collection qui avait été formée par
feu M. Thury , est à vendre en ce moment.
Ce médailler se compose de trois mille sept cents pièces de
monnaies des quatre parties du monde ; de médailles des empereurs
, rois , papes , prélats , grands hommes , etc. , etc.; d'un
certain nombre d'antiques de la Grèce , et du Haut et Bas-Empire,
en or , argent, billon et cuivre ; et des pièces frappées
pendant le règne de Djéhanguir , et connues dans le monde savant
sous le nom de monnaies zodiacales . La collection relative
à la France , remonte à la première race , et s'étend jusqu'à nos
jours.
Les personnes qui désireront traiter de ce médailler , que
l'on ne veut point démembrer , sont priées de s'adresser à
M. Bonneville, essayeur du commerce et de la Banque de
France , rue Saint- Martin , n . 14.
Poésie ; par M. J. Vatout.
TABLE .
Nouvelles littéraires .-Réflexions sur l'injustice de quelques
jugemens littéraires .
Variétés.- Traduction d'un passage d'un livre espagnol;
Pag. 434
458
Beaux-Arts . - Salon de 1817.
447
par M. Esménard. 457
Correspondance.
465
Annales dramatiques.
407
Politique. - Revue des Nouvelles de la Semaine; par
M. Bénaben.
470
Notices et Annonces.
476
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE,
MERCURE
nm
DE FRANCE.
SAMEDI 14 JUIN 1817 .
AVIS IMPORTANT .
nmu
Les personnes dont l'abonnement expire au 1er juil
let , sont invitées à le renouveler, si elles ne veulent pas
éprouver d'interruption dans l'envoi des numéros . L'époque
de l'e piration de l'abonnement est marquée sur
l'adresse.
LeMERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine. Le
prix de l'abonnement est de 14fr. pour trois mois , 27 fr . pour six
mois , et 50 fr. pour l'apnée.
Les Livies ,Gravures , etc. ,que l'on voudra faire annoncer dans le
MERCURE ,les Poésies et Articles que l'on désirera y faire insérer , doivent
être adressés , francs de port , à M. LEFEBVRE , directeur du
Mercure de France , rue des Poitevins , nº 14, près la place Saint-
André-des-Arcs.
Pour tout ce qui est relatif aux Abonnemens , il fant écrire , francede
port, à L'ADMINISTRATION du Mercure de France, à la même adresse .
Les bureaux sont ouverts tous les jours , depuis neuf heures du matin
jusqu'à six heures du soir .
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
FRAGMENS D'UN POÈME INÉDIT.
Description de l'Islande.
Quelle puissante main creusa ces noirs rivages ,
Dont les flancs déchirés vomissent les orages ;
TOME 2 31
www
482 MERCURE DE FRANCE.
Vastes écueils , posant les limites des mers ?
Là Thulé se débat sous le deuil des hivers ;.
Là , sous d'affreux glaçons , la nature enchaînée ,
Semble s'ètre elle-même à la mort condamnée .
Lieux désolés , maudits ! ... Là , des monts ébranlés ,
Les antres sont déserts , les échos sont troublés.
Là , pour accroître encor l'horreur qui l'environne ,
Sous sa voûte de neige, Hécla fume et bouillonne
Et poursuit vainement , par d'éternels combats ,
L'insensible rigueur des éternels frimats .
Inépuisables feux ! le volcan se rallume :
De ses nouveaux brasiers coule un nouveau bitume :
Le flot brûle , s'éteint , s'arrête , se durcit :
De sa sombre couleur la glace se noircit ,
Et du torrent captif amoncelant les ondes ,
Présente le chaos à l'effroi des deux mondes.
Autour règne Neptune ; assis sur les rochers ,
Il en défend l'approche aux plus hardis nochers ,
Et ne laisse aborder que les glaçons arctiques ,
Où voyagent du nord les monstres faméliques.
On croit que Jupiter , dans ces rochers lointains ,
Acaché pour jamais le livre des destins ,
Et les arrêts du sort et le secret des âges :
Ce trésor est gardé par le Dieu des orages .
Nuit et jour le Dieu veille : armé de son trident ,
Il en frappe le flot , qui recule en grondant ;
Et le front hérissé de vapeurs boréales ,
Il les exhale au loin sur ces plages fatales .
Là vivent des humains : ces enfans des hivers ,
Là , dans l'exil natal , terminent l'univers.
Innocens , de la vie ils ont tous les supplices .
Et s'ils sont criminels, les Dieux sont leurs complices;
Description d'un tremblement de terre et d'une éruption.
Soudain le sol exhale un sourd mugissement ,
Un vent froid frappe l'air par un long sifflement.
JUIN 1817 . 483
)
L'écho répond au loin à la voix du tonnerre ;
La menace est au ciel , le trouble sur la terre .
Du sein des flots s'élève une épaisse vapeur ;
Le soleil obscurci fuit dans un jour trompeur.
Tout le peuple s'écrie : « Esprit de la tempète ,
« Arrête , épargne-nous : nous célébrons ta fète . »
Mais en vain : des moissons les trésors renversés ;
Des offrandes au loin les débris dispersés ;
,
Les feux pâles , muets , qui sillonnent la nue ,
Ont glacé les esprits d'une peur inconnue.
Tout-à-coup l'onde s'enfle , et le flot irrité ,
Par de nouveaux courants sur la terre est jeté :
Tantôt il porte au ciel ses vagues rassemblées
Tantôt il les abime en profondes vallées .
Le vautour des rochers et l'alcyon des mers
Remplissent l'air brûlant de sinistres concerts .
Les troupeaux éperdus désertent les campagnes ,
Cherchent l'horreur des bois et les âpres montagnes .
Enfin , l'ile s'ébranle , et de prompts tremblemens
Semblent déraciner jusqu'à ses fondemens .
Trois fois le sol s'émeut : les flammes souterraines
A ce triple réveil soudain brisent leurs chaines .
Les trombes de la mer et les feux des volcans
S'élancent vers le ciel , effroyables Titans ,
Et le ciel , pour répondre à la mer , à la terre ,
Lance aussi ses torrens et vomit le tonnerre .
Les monts sont déchirés , et leurs flancs entrouverts
Frappent l'éclat des cieux de la nuit des enfers .
Tout est flamme et torrent... Aux cimes des montagnes
Le taureau pousse en vain ses tremblantes compagnes :
Aquilon le poursuit aux plus rudes sommets ,
Etd'un souffle mortel ébranlant les forèts ,
Brise des noirs sapins les tiges tutélaires ,
Des troupeaux éperdus abris héréditaires.
L'aigle résiste encor ; espérant tout du ciel ,
Il presse avec fureur le rocher paternel ,
Menaçant l'univers qui paraît se dissoudre...
L'oiseau de Jupiter est frappé de la foudre...
Les flots et les volcans, par un égal effort ,
Semblent se disputer l'empire de la mort.
Le peuple survit seul, sans bien et sans patrie ,
Et la prière meurt dans son âme flétrie...
31 .
484
MERCURE DE FRANCE.
La lave tout- à- coup , en deux torrens égaux ,
Embrasse le rivage et se perd dans les flots .
Du rivage soudain s'échappe un sourd murmure ,
Sombre adieu qui répond au deuil de la nature.
Tout le peuple , frappé de l'horreur de son sort ,
Voit devant lui l'abime , autour de lui la mort...
DE NORVINS .
ÉNIGME.
J'habite une petite grotte ,
Au-dessus de laquelle on rencontre un palais ,
Siége du goût ; j'enfante les procès ,
J'en fais gagner de très-mauvais ;
Quand on en perd de bous , c'est fort souvent
Que te dirai-je encor ? des choses d'ici bas ,
Je suis la meilleure et la pire ;
ma
Avec moi de tous temps , on fit de très-bons plats ;
Sans moi les orateurs perdraient tout leur empire ;
Mais les Perin-Dandin ne nous grugeraient pas .
faute.
(ParM. I. J. Roques , de Montauban , aveugle de naissance. )
CHARADE .
Les lois sévèrement punissent mon premier .
La coquette toujours se plaint de mon dernier ,
Qui ne veut plus , hélas ! qu'elle soit mon entier.
(Par M. R. LABITTE . )
wwwmmw
LOGOGRIPHE
Dix pieds , plus un, composent tout mon être ;
Chez les Anglais je suis forten honneur :
Maispour mieux me faire connaître ,
J'ai six frères , ami lecteur ;
JUIN 1817 . 485
Sur mes sept pieds je suis une ville d'Asie,
Qu'Alexandre illustra jadis;
Sur six le fruit de la philosophie ;
Sur cinq une déesse et le fils de Cypris;
Une ville de France , ainsi qu'une province ;
Je suis encore une rivière ; un prince
Ancien roi des Persans ; et d'un lointain pays-
Un oiseau musicien venu sur notre plage ;
Enfin sur quatre pieds, en moi tu trouveras
Un des points cardinaux ; un animal sauvage ;
Un mal craint dans les chiens : des célestes états
Un messager divin; et chez l'humaine engeance
Un ètre qu'on voit rarement.
Je suis encor l'intelligence
Qui gouverne le monde : enfin , pour complément ,
La ville sainte ; un arbre ; un doux présent de Flore ;
Trois rivières de France ; un poisson; un oiseau ;
Undes mois de l'année : un pied de moins encore
Fait de moi l'élément qu'habite le barbeau ,
Ton nom, lecteur , le mien , et l'air que tu respires,
Ce que ton coeur demande à la charmante Fglé
Lorsqu'à ses pieds tendrement tu soupires :
Un oiseau remarquable en sa stupidité;
Une bète plus sotte et non moins indolente.
Sur deux pieds seulement un métal corrupteur .
Mais si depuis long-temps assez je te tourmente ,
En me suivant , va-t-en diner , lecteur .
Par M. D. J.T. (de Caudebec , départ. de la Seine-Inférieure.)
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est caisse; celui de la charade ,.
Angleterre ; et celui du logogriphe , broche , où l'on
trouve rocheet broc.
486 MERCURE DE FRANCE.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Abrégé des Mémoires , ou Journal du marquis de
Dangeau , extrait du manuscrit original , contenant
beaucoup de particularités et d'anecdotes sur
Louis XIV, sa cour , etc .; avec des notes historiques
et critiques , et un abrégé de l'Histoire de la
Régence; par madame de GENLIS ( 1 ) .
( II ° et dernier Article. )
Ce n'est pas sans éprouver quelque répugnance que
je reprends la suite de ma discussion avec madame de
Genlis ; je crains que les éloges que je suis forcé de lui
donner , en sa qualité de philosophe , n'alarment sa
modestie ; je voudrais traiter avec les ménagemens les
plus délicats , une femme d'un mérite littéraire aussi
distingué . Que ne s'est-elle bornée à ces charmantes
compositions qui ont élevé si haut sa renommée , et
qui font les délices des connaisseurs ! Pourquoi l'auteur
de Mademoiselle de Clermont , de Madame de La
Vallière , de Mademoiselle de La Fayette , et de tant
d'autres ouvrages pleins de grâce et d'intérêt, s'est-elle
décidée , nouvelle amazone , à endosser la cuirasse et à
ceindre l'épée , pour défendre une cause que ses véritables
principes ne lui permettent pas de servir avec
succès ? Elle se débattra vainement pour échapper à cette
(1 ) A Paris , chez Treutell et Würtz , libraires , rue de
Bourbon , no . 17. Quatre vol. in- 80 . Prix : 20 fr . , et 24 fr. par
la poste.
JUIN 1817 . 487
vérité ; j'ai promis , à la fin de mon dernier article , de
lui opposer un argument décisif ; et cette promesse n'a
point été faite au hasard.
Si je parviens à prouver que madame de Genlis partage
les opinions des philosophes du dix - huitième
siècle , à l'égard de l'auteur de Télémaque , elle sera
forcée, je l'espère, d'avouer que le langage qu'elle adopte
aujourd'hui n'est qu'un piège tendu à l'innocente crédulité
de ses contemporains ; rien alors n'empêchera le
public , juge suprême de ces sortes de débats , de la
déclarer atteinte et convaincue de philosophie . Je me
garderai bien , pour arriver à mon but , de suivre ce
système d'interprétations , au moyen desquelles on met
une pensée à la torture jusqu'à ce qu'elle devienne un
crime , la justice n'aura point à rougir de mes procédés ;
et c'est madame de Genlis elle-même que j'appellerai
en témoignage contre madame de Genlis .
« Je ne suis pas étonnée , dit-elle en 1817 , que les
écrivains célèbres du siècle dernier , ayant affecté , en
général , de louer beaucoup Télémaque, aient pardonné
àcet ouvrage la sublimité de sa morale en faveur des
idées démocratiques qui s'y trouvent répandues ! Le partage
des terres proposé, le gouvernement électifpréféré ,
la magnificence royale abolie , les satires outrées de la
cour et des courtisans , les traits qui tombent sans cesse
sur Louis XIV, toutes ces choses devaient trouver
des partisans parmi eux ( 1 ) . »
Voici maintenant ce que madame de Genlis écrivait
en 1791 , dans un de ces momens d'abandon , où la verité
force tous les obstacles qui la retiennent captive au
fond de la conscience : « Souvenez-vous , disait - elle ,
de l'histoire de Fénélon et de son élève le duc de
(1) Mém. de Dangeau , tom. 1cr . , pag. 35.
1
488 MERCURE DE FRANCE .
Bourgogne. Le jeune prince faisait une perte irréparable
; il perdait Fénélon , et il était fait pour régner
! il sentit vivement son malheur : » Madame de
Genlis blâme ensuite , dans une note , la conduite de
Louis XIV envers Fénélon , qui , ajoute-t-elle ironiquement,
avait eu la noirceur de composer Télémaque
pour son élève ( 1 ) . »
Madame de Genlis dira-t- elle qu'elle ne connaissait
pas Télémaque lorsqu'elle écrivait ces lignes remarquables
? une telle excuse serait inadmissible ; la manière
dont elle s'exprime prouve qu'elle sentait bien, à
cette époque, toutes les noirceurs de Fénélon, et qu'elle
n'était scandalisée ni de ses opinions démocratiques ,
ni de ses satires outrées de la cour et des courtisans.
<< J'étais alors philosophe , s'écriera probablement madame
de Genlis ; cela est vrai ; mais j'ai bien changé
depuis ce temps - là. Un rayon de la grâce est tombé
sur moi ; je me suis réconciliée avec la cour et les courtisans.
Je professe une admiration sans bornes pour le
dix-septième siècle ; j'ai dit anathème à la philosophie ;
les grands écrivains du dernier siècle ont trouvé en
moi un censeur inexorable ; j'ai confessé ma coulpe , et
j'en ai reçu l'absolution. La Harpe en fit autant. Ne
voyez en moi qu'une philosophe convertie ; je suis sincère
aujourd'hui comme je l'étais autrefois; je n'ai fait
que changer du noir au blanc ; cela ne vaut pas la peine
d'en parler . >>>
Je ne pense pas qu'une conversion de ce genre soit
impossible. Montaigne et l'expérience nous ont appris
que l'homme « est un être ondoyant et divers ; qu'il
n'est constant que dans son inconstance. >> Rien de plus
(1) Leçons d'une gouvernante à ses élèves , tom. rer , pag. 352 ,
953
JUIN 1817 . 480
louable que de reconnaître et d'abjurer une erreur. On
pourrait citer des personnes d'un esprit élevé dont le
temps a modifié les idées ; mais ces mêmes personnes
sont remplies de modération ; elles n'attaquent point ,
avec une violence irréfléchie , ceux qui restent attachés
à leurs premiers sentimens . Cette sage tolérance est le
signe le moins équivoque de leur bonne foi . Si madame
de Genlis , humble dans son repentir , et sévère pour
elle-même , était indulgente envers les autres ; si elle
ne signalait pas aujourd'hui comme un démocrate et
un visionnaire , ce même Fénélon « que le duc de Bourgogne
, destiné au trône , était si malheureux d'avoir
perdu ; >> si elle nourrissait uniquement son coeur de
P'esprit de l'évangile , qui est un esprit de paix et de
charité ; si , enfin , satisfaite de travailler avec efficacité
à l'oeuvre de son salut , elle ne s'érigeait point en docteur
de la loi , en juge suprême des hommes et des
choses ; on croirait aisément à la sincérité de sa conversion
: mais , quoiqu'elle se déchaîne contre les philosophes
de tous les temps , et que Sénèque lui-même ( 1 ) ,
qui n'a rien à démêler avec la révolution , soit en butte
à ses traits , je n'en suis pas moins convaincu qu'il
reste au fond du coeur de madame de Genlis un levain
très - actif de philosophie , et que dans le secret de sa
conscience elle est enchantée du triomphe des idées libérales.
La publication des Mémoires du marquis de Dangeau
, loin d'affaiblir cette opinion , n'a servi qu'à la
fortifier. C'est la plus insipide production qui soit jamais
tombée des ciseaux d'un compilateur ; je suis peu
surpris que Voltaire en ait attribué la plus grande partie
aux loisirs de quelque valet-de-chambre bel-esprit.
(1 ) Mém. de Dangeau , tom. 2 , pag. 165 .
490 MERCURE DE FRANCE .
Peut- on supposer, par exemple , que M. le marquis de
Dangeau , membre de l'Académie française , fût assez
ignorant pour écrire qu'on jouerait à la cour la traduction
d'une comédie de Plaute « appelée Mocellaria ? »
Le moindre écolier de rhétorique sait que la pièce
dont il s'agit est intitulée Mostellaria , le Fantome ou
le Revenant. « On nous apprit , dit-il , la mort de Scaramouche
, le meilleur comédien qui ait jamais été. >>>
N'est-ce pas là un jugement d'antichambre ? le marquis
de Dangeau aurait- il mis un bouffon au-dessus de
Baron et de Montfleuri ? cela n'est pas vraisemblable
Que penserait- on aujourd'hui d'un homme de la cour
qui donnerait à Potier la préférence sur Talma ?
Il n'y a point d'ouvrage qui soit plus propre que ces
Mémoires à donner une idée peu favorable de Louis XIV.
Les formes du langage sont respectueuses ; mais le choix
et le rapprochement des faits me paraissent la satire la
plus sanglante qui ait jamais été faite d'un roi et de sa
cour. L'auteur annonce froidement et en peu de mots
la révocation de l'édit de Nantes , l'exil des huguenots ,
la confiscation de leurs propriétés , enfin toutes les rigueurs
qui forcèrent tant de milliers de Français à
porter leur industrie chez des peuples étrangers. A côté
de cet acte arbitraire qui plongeait une partie de la
nation dans la misère et le désespoir , on voit la cour
occupée de spectacles , de fêtes , de divertissemens .
On célébrait des carrousels ; on allait à la comédie ;
<<on dansait avec les bous danseurs et les bonnes danseuses
de l'Opéra » . On se disputait sur l'étiquette;
l'on décidait « que ce sont les premiers écuyers et jamais
les chevaliers d'honneur des princesses qui vont
adresser les complimens aux ambassadeurs » : affaire ,
comme on voit , très-importante, lorsque la France était
en deuil.
JUIN 1817 . 491
Mad. de Genlis paraît aimer avec passion les cérémonies
, les réceptions , les présentations et les fêtes . Le
marquis de Dangeau , dit-elle , inscrit dans son journal ,
avec un soin particulier , tout ce qui a rapport aux
étiquettes de la cour : nous avons eu le temps de les
oublier ; j'ai cru qu'on les verrait avec plaisir ; ilsy sont
tous ( 1 ) » . Je pourrais chicaner l'auteur sur cette phrase
qui n'est nullement française : on dit bien l'étiquette ,
le cérémonial de la cour ; mais il faut laisser les étiquettes
aux épiciers et aux apothicaires ; si l'on veut , malgré
l'usage , se servir de cette expression au pluriel , on doit
au moins lui conserver son genre qui est décidément
féminin . Ils y sont tous est un solécisme que M. Urbain
Domergue , s'il vivait encore , aurait quelque peine à
pardonner ; mais ce sont la des minuties. Madame de
Genlis écrit en général avec une élégance et avec une
pureté si remarquables qu'on ne peut attribuer ces légères
taches qu'au défaut d'attention. Je suis presque
honteux de donner une leçon de grammaire à un écrivain
aussi distingué.
Ce que j'excusemoins volontiers , c'est le soin qu'elle
a pris de conserver tous ces détails d'étiquettes , dont
rien ne rachète l'ennui. Il est vrai que si l'on retranchait
ces détails , les quatre volumes des Mémoires du
marquis de Dangeau pourraient se réduire à un seul ;
mais le public y gagnerait et l'auteur n'y perdrait rien.
Je ne vois pas , par exemple , quel inconvénient il y
aurait eu à supprimer l'historique du cadenas , distinetion
particulière aux princesses , et dont il est deux fois
question dans cet ouvrage. Je ne conçois pas les motifs
de l'importance que madame de Genlis attache à cette
(1) Mém. de Dangeau , tom. 1er,pag. 32.
492 MERCURE DE FRANCE .
cérémonie ; nous serions trop heureux , au milieu de nos
pertes , de n'avoir à regretter que celle du cadenas .
C'était un homme assez singulier que le marquis de
Dangeau , si toutefois il est l'auteur des Mémoires qui
portent son nom . Louis XIV qui avait le sentiment de
la grandeur , quoiqu'il se soit quelquefois trompé sur les
moyens d'y parvenir , a conçu et exécutédes projets qui
recommandent sa mémoire à l'estime de la nation; mais
rien ou presque rien , dans ce genre , n'a fixé les regards
du courtisan académicien. Aucun des événemens remarquables
qui , à cette époque , décidèrent du sort de la
France et de celui de l'Europe , ne lui arrache une réflexion.
La victoire de Denain qui sauva l'Etat , menacé
d'une crise terrible , est racontée en quelques phrases
maigres , froides et tout-à-fait dénuées d'intérêt. Ce
courtisan voit le monde entier dans le château de Versailles
; il ne paraît pas même avoir la moindre idée de
l'éclat immortel que les hommes de génie ses contemporains
répandaient , par leurs admirables travaux , sur
leur siècle et sur leur patrie. Le fondateur de la scène
française , Corneille , qui obtint et mérita le nom de
grand , mourut en 1684. Cet événement est ainsi
raconté dans le Journal de Dangeau : « On apprit à
Chambord la mort du bonhomme Corneille , fameux
par ses comédies ; il laisse une place vacante à l'Académie.
» Ce qui étonne le plus , ce sont les transports
d'admiration que madame de Genlis éprouve en transerivant
cette Oraison funèbre d'un nouveau genre.
Rien de plus curieux que la note où elle a exprimé
P'enthousiasme dont elle était pénétrée.
« Avec quel doux sentiment d'une tendre admiration
, s'écrie-t-elle , on entend appeler le grand Corneille
le bonhomme ! On était rempli d'enthousiasme pour
son génie ; ses contemporains lui ont décerné toute la
JUIN 1817 . 493
gloire que lui accorde la postérité , et l'on disait le bonhomme
Corneille ! Un ancien a dit (Sophocle ) : II
n'y a que les grandes úmes qui sachent combien il y
a de gloire à être bon. On le savait dans le beau siècle
de Louis XIV . Presque tous les grands hommes de
ce temps joignirent la droiture , la candeur et la bonté
à des talens sublimes . Le caractère de nos grands
hommes a été d'un autre genre ; il eût été difficile de
dire le bonhomme Voltaire , le bonhomme Helvétius ,
le bonhomme d'Alembert. Aussi avons - nous pris le
parti de décider que la bonhomie est ridicule , et qu'un
bonhomme est un sot. >>>
En s'efforçant de sauver ce qu'il y a de ridicule , ou ,
si l'on vent, d'impertinent, dans la notice nécrologique
échappée au marquis de Dangeau , madame de Genlis
est allée trop loin. Elle aurait mieux fait de garder le
silence à cet égard ; mais elle sollicite l'attention avec
une maladresse inexcusable. Depuis quand le mot bonhomie
est-il synonyme de bonté? Que signifie cette
tendre admiration pour l'épithète de bonhomme ;
comme s'il était permis d'ignorer que , dans la bouche
d'un petit gentilhomme parvenu , tel que le marquis de
Dangeau , ce terme familier pût appartenir à un autre
langage qu'à celui de la fatuité ? Ce marquis parle souvent
de Racine ; il annonce aussi sa mort ; mais en
s'exprimant sur le compte d'un homme qui avait eu
l'honneur d'être admis à faire sa cour au Roi et à madame
de Maintenon , il se garde bien de dire le bonhomme
Racine. Ce panégyrique est réservé à l'auteur
du Cid , vivant dans la retraite, assiégé de besoins,
et recommandable seulement par ses chefs -d'oeuvre .
Madame de Genlis ne serait pas satisfaite d'ellemême
, si elle laissait perdre une occasion d'outrager
la mémoire des écrivains philosophes du dernier siècle.
494 MERCURE DE FRANCE.
On ne dit pas , il est vrai , le bonhomme Voltaire , le
bonhomme Helvétius , le bonhomme d'Alembert , le
bonhomme Montesquieu ; mais doit-il résulter de là,
comme conséquence nécessaire , qu'ils n'eussent ni droiture
, ni candeur , ni bonté ? Ne peut - on condamner
leurs écrits sans attaquer leur caractère ? Est-ce là l'esprit
de la charité chrétienne ? Helvétius , pour ne citer
qu'un seul de ces hommes célèbres , ne fut-il pas ,
pendant sa vie , un modèle de bienfaisance et de probité?
Compâtissant , généreux , le malheur ne sollicita
jamais envain son appui ; et tandis que l'intolérance
accusait sa mémoire , elle était honorée par les larmes
du pauvre et par le deuil de l'amitié. Madame de Genlis,
qui a tant écrit sur la morale , devrait savoir qu'il n'est
pas très-moral de manquer ainsi aux convenances et à
la vérité.
Cette digression m'a écarté des Mémoires du mar
quis deDangeau : le lecteur n'y perd pas grand chose ;
il ne me restait qu'une observation à faire , c'est que ce
noble écrivain qui n'accorde , comme je l'ai déjà dit ,
que peu de lignes aux événemens les plus dignes d'intérêt
, ne néglige aucune particularité , quelque minu
tieuse qu'elle soit , lorsqu'il décrit les chasses , les quadrilles
, et sur-tout les cérémonies qui accompagnèrent
sa réception , lorsqu'il fut reçu grand-maître de l'ordre
de Saint- Lazare ; c'est alors qu'il triomphe , et que rien
ne lui semble trop frivole pour être transmis à la postérité.
Il raconte comment les anciens chevaliers de Saint-
Lazare , tous vêtus de velours amaranthe , allèrent le
prendre dans son appartement, et descendirent , deux
à deux , devant lui, jusqu'à la chapelle. « Nous trouvâmes
, ajoute-t-il , l'appartement de la reine qu'on
nous avait fait ouvrir , et passâmes par le grand degré.
JUIN 1817 . 495
J'étais revêtu des habits et du grand manteau de l'ordre ,
qui est de velours amaranthe , brodé d'or et doublé de
vert. >> M. le marquis de Dangeau fait ici l'énumération
exacte de ses révérences , d'abord à l'autel et au Roi , et
ensuite au Roi et àl'autel. « Ce fut M. Desgranges qui
présenta la croix et le ruban ; M. Blainville , grandmaître
des cérémonics , étant absent et en Normandie
depuis quelques jours , ce fut l'abbé Morel qui présenta
l'évangile. M. le cardinal de Furstemberg ne présenta
pas l'évangile , parce qu'il n'avait ni rochet ni camail . >>>
Je passe sur une foule d'autres observations tout aussi
importantes. Tels sont les faits que madame de Genlis
se félicite d'avoir exhumés de l'oubli, et qui attestent ,
suivant elle , la candeur , la bonne foi , l'impartialité du
marquis de Dangeau .
Nous n'aurions pas, je crois , une idée bien juste de
cet académicien, si nous ne consultions que l'éditeur de
ses Mémoires . Un écrivain , célèbre par sa franchise et
par son originalité , le duc de Saint-Simon , nous en a
laissé un portrait moins flatteur ; mais je serais bien
trompé s'il avait manqué la ressemblance. « C'était ,
dit-il , le meilleur homme du monde, mais àqui la tête
avait tourné d'ètre seigneur , ce qui l'avait chamarré de
ridicules . Madame de Montespan disait de lui , « qươn
ne pouvait s'empêcher de l'aimer et de s'en moquer. »
Rien de plus plaisant que ses promotions de l'ordre de
Saint - Lazare , où toute la cour venait pour rire , tandis
qu'il s'en croyait admire.>> D'après cette esquisse , rien
n'empêchait madame de Genlis de se servir d'une
expression qui a pour elle tant de charmes , et d'intituler
sa compilation : « Mémoires du bonhomme Dangeau. »
L'éditeur a complété ces Mémoires par un abrégé
de l'Histoire de la Régence où l'on retrouve son talent
ordinaire , et qu'on lit avec intérêt. On regrette le temps
496 MERCURE DE FRANCE.
que madame de Genlis emploie à compiler; elle pour
rait faire de ses loisirs un usage plus avantageux pour
le public et pour elle-même. Je ne reviendrai pas sur des
faits généralement connus ; mais il est une remarque
que je ne saurais me dispenser de communiquer à mes
lecteurs. Dans cette Histoire de la Régence ; soit que
madame de Genlis fût moins circonspecte , en l'écrivant,
ou qu'elle cédât involontairement à l'influence du dixhuitième
siècle , elle retombe plus d'une fois dans le
péché de philosophie. Elle traite assez mal la cour et les
courtisans, etmême elle s'écrie avec un enthousiasme bien
remarquable : « Ilfaut avouer que la démolition de
la Bastille fut un beau spectacle , et l'abolition des
lettres -de-cachet un grand bienfait ! (1 ) » Je ne blåmerai
certainement pas une pareille exclamation ; car
je n'ai jamais aimé ni la Bastille , ni les lettres-de-cachet;
j'aurais désiré , comme tous les vrais philosophes ,
que les abus eussent été réformés d'un consentement
unanime , et qu'une révolution', nécessaire dans les lois
et dans les institutions , se fût opérée sans violence. Mais
pourquoi madame de Genlis montre-t-elle aujourd'hui
tant d'irritation contre les hommes avec qui elle se trouve
encommunauté de sentimens ? Comment se fait-il que ce
qui est un crime chez les autres devienne une vertu
chezelle ? D'où vient cette fureur de reprocher sans cesse
les erreurs et les attentats des factions , àces illustres
écrivains qui ne pensaient qu'à dégager la raison
des ténèbres de la barbarie , à défendre les droits légi
times des peuples , à rasseoir les monarchies chance
lantes sur des bases solides ; enfin , à servir, de toute
l'influence de leurs talens , la sainte cause de l'huma
(1) Mémoires de Dangeau , tom. 4 , pag. 185 .
JUIN 1817 . 497
nité ? Faut-il pousser l'imprudence d'un zèle équivoque
jusqu'à traduire leur mémoire, jusqu'à nier leurs ver
tus , jusqu'à calomnier leurs intentions ? La loi évangélique
prescrit la modération ; elle recommande sur
tout la justice ; c'est un devoir étroit que chacun est
tenu de remplir , et dont les dévotes mêmes ne sont pas
dispensées.
A. JAY.
L'ERMITE EN PROVINCE.
LES BÉARNAIS.
<< Je pourrais , je crois , vous expliquer à quoi tient
cette supériorité physique et morale qui paraît être
assez généralement le partage des habitans des montagnes.-
Vous pouvez vous épargner cette peine, me
répondit-il ; mon opinion est faite; les hommes duplateau
ne valent pas mieux que ceux de la plaine , ou du
moins ladifférence est si peu de chose que cela ne vaut pas
lapeine d'en parler. Comment, yous croyez ?...- que
ce monde est un grand Lagne où la justice , pour ne pas
dire l'injustice éternelle, rassemble des forçats de toutes
les couleurs , sous la garde de quelques argousins qui
ne valent pas mieux que la chaîne qu'ils conduisent ? >>>
Et mon homme , en disant cela , se remit à feuilleter
son livre de poste pour connaître le nom du village que
nous allions traverser. >>>
Če peu de mots suffit pour faire connaître à mes lectours
le caractère aimable du compagnon de voyage
32
498 MERCURE DE FRANCE.
'avec qui je fais route de Bayonne où je l'ai rencontré,
jusqu'à Barrèges où il va prendre les eaux. Cet homme
est bien le misanthrope le plus bourru , le frondeur le
plus déterminé que j'aie vu de ma vie : il n'y a pas
quatre heures que nous sommes ensemble , et il a trouvé
le temps de me dire du mal du pays , des habitans , du
climat , de lui , de moi , de tout le monde. Comme nous
approchions du gave de Pau : « Je me reconnais ,
(s'écria-t-il) ; et s'adressant au postillon : N'est-ce pas
là le chemin d'Orthevielle ? - Oui , monsieur .-Et devant
nous , le village de Belloc ? - Oui , monsieur.-
Mais , sur cette hauteur , à gauche , il y avait un chàteau
, si j'ai bonne mémoire ? - Il est démoli depuis
une vingtaine d'années .
-On aurait dû s'y prendre dix-huit ans plus tôt (continua-
t-il , en se rejetant dans la voiture ) , et ensevelir
sous ses ruines tous ceux qui s'y trouvaient, sans
excepter l'enfant qui venait d'y naître . -Quel était
donc cet enfant-là ?-C'était moi.-Comment, vous
êtes le fils .... ? -Je ne suis le fils de personne , quoiqu'en
dise Bridoison. Monhistoire n'est pas longue,
etcomme elle ne me fait pas grand honneur , jeʻla conte
volontiers .
Je suis en guerre avec la société depuis que je suis
au monde ; jusqu'à l'âge de quinze ans , j'ai été élevé
sous le nom romanesque d'Alcandre , par le curé
d'un villageque nous venons de laisser sur notre gauche:
ce vieillard , chez lequel on m'avait déposé avec une
somme d'argent assez forte , mourut sans savoir à qui
j'appartenais , et me confia aux soins de son frère, fermier
des environs ; mais comme je grandissais saus que
personne vînt me réclamer, avec des dispositions très
peu conformes à la vie rustique à laquelle on me desti
nait , je devins bientôt une charge très-onéreuse à la
JUIN 1817 . 409
pauvre famille qui m'avait adopté. Je le sentais , et
déjà je rassemblais assez d'idées pour en vouloir beaucoup
à ceux qui m'avaient mis dans cette position pénible
dont je cherchais à sortir.
Un jour (je pourrais vousdire la date et l'heure ) un
gros homme bien vêtu , que je me rappelais avoir vu
plusieurs fois à la ferme , vientme prendre , me conduit
sur le pont d'Orthevielle où l'attendait une voiture , et
m'adresse ces mots : « Alcandre , vous voyez ce château ;
celle à qui il appartient est votre mère ; les preuves
incontestables de ce que j'avance se trouvent dans ce
porte-feuille ; en vous le remettant , je répare une
faute , j'acquitte un devoir, et je me venge. Adieu ! »
Sans me laisser le temps de dire une parole , il monte
dans sa chaise de poste , et s'éloigne en m'appelant
M. le chevalier. Revenu de ma surprise , je n'ai rien de
plus pressé que d'entrer dans un petit bois voisin , et
de prendre connaissance de mes titres de noblesse ; rien
n'ymanquait, lettres , portraits , certificats d'accoucheur,
denourrice, etc. J'étais sinon bien légitimement, dumoins
bien légalement ( grâce àl'axiomejuridique : Pater est...)
fils de M. le comte de..... , mort , deux ans avant , au
camp de Jalès. Je vous fais grâce d'une foule de détails
dont la connaissance justifie , du moins à mes yeux , le
parti auquelje m'arrêtai sans la moindre hésitation. Après
avoir été déposer chez un notaire mes papiers de famille ,
je me rendis , sans en prévenir personne , au château
de...... , où madame la comtesse , après dix ans passés
dans la capitale , était de retour depuis quelques mois.
Je la fis prier de m'accorder un moment d'entretien
particulier : cette dame , dont la beauté me frappa moins
que l'air impertinent qui en détruisait le charme , me
reçut sans daigner lever les yeux sur moi. J'avais préparé
mapetite barangue de manière à captiver son atten-
52.
506 MERCURE DE FRANCE.
tion dès les premiers mots : « Madame la comtesse, lai
dis-je , je n'ai pas plutôt appris que j'avais l'honneur
de vous appartenir , que je me suis empressé de venir
vous rendre mes devoirs . -De m'appartenir ...... !
(interrompit-elle , en me regardant avec arrogance) :
que voulez-vous dire , mon ami? -Je veux vous dire ,
madame, continuai-je en élevant la voix , que je suis
votre fils , que vous l'avez oublié pendant quinze ans ,
et que je viens vous en faire souvenir.-Eh ! qui vous a
fait cette histoire ? reprit-elle, d'un tondéjà moins assuré.
-Cette histoire , madame , est écrite de votremain etde
celle de M. de Laf.... ; j'en ai déposé lé manuscrit chez un
notaire qui le communiquera, si vous le jugez convenable
, au tribunal de Pau. » Sans me répondre, madame
la comtesse courut à son secrétaire , ouvrit un
tiroir à double fond , et n'y trouvant pas les papiers
qu'elle y avait sans doute enfermés ...... : « Ce misérable
intendant ! s'écria-t- elle ...... , je le ferai pendre »; puis
se radoucissant par degré : « Eh bien ! jeune homme,
continua-t-elle,que demandez-vous...... ? quelque chose
que vous ayez pu lire, je ne suis pas votre mère ; mais
il n'en est pas moins vrai que votre naissance est un
mystère qu'il ne m'est point permis de révéler ; rendezmoi
ces papiers et mettez un prix à ma reconnaissance
et à votre discrétion . - Votre coeur m'a désavoué trop
long-temps , madame , pour que j'attache aucun sentiment
au nom de votre fils ; j'y renonce sans la moindre
peine ; mais vous m'avez fait un supplice de lavie pour
lequel vous me devez un dédommagement ; vous avez
trois cent mille livres de rentes , auxquels je puis faire
valoir les mêmes droits que vos deux autres enfans ;
assurez-m'en dix mille par contrat en bonne forme que
vous me passerez chez le notaire à qui j'ai confié les
gages dè votre tendresse maternelle ; il vous remettra ce
JUIN 1817. 5σι
dépôt précieux , et jamais , je vous l'assure , nous n'entendrons
parler l'un de l'autre. >> La dame se récria sur
l'énormité de mes prétentions ; mais j'avais consulté;
mon thème était bien fait , ma résolution bien prise , et
je ne la quittai pas sans avoir réglé mon compte en
avance d'hoirie. Le lendemain nous nous revîmes , pour
la seconde et dernière fois , chez le notaire médiateur ,
où j'abjurai mes droits d'aussi bonne grâce que madame
de fit le sacrifice des siens. Libre comme l'oiseau
dans l'air , ne tenant à rien niàpersonne, je commençai
par me choisir un nom : je pris celui d'Outis qui
n'engage à rien, et dont le sage Ulysse s'était si bien
trouvé dans la caverne de Polyphème .
La commotion révolutionnaire commençait àse faire
sentir ; je courus à Paris pour mieux jouir du coup
d'oeil . Je croyais admirer les nobles agitations d'un
grand peuple ; je n'y vis que des gambades de singes ;
jesautai comme un autre sans savoir pour qui ni pour
quoi , et je me sauvai quand les maîtres de la parade
lachèrent contre les singes les tigres qui les étranglèrent.
Je passai en Angleterre ; on pilla mes effets à la
douane ; on m'arrêta trois mois à Douvres pour me
donner le temps de mettre mes papiers en règle ; les
gentlemen de grands chemins me dévalisèrent à deux
licues deLondres ; mon tailleur me fit mettre à Fleet-
Prison (1), parce que jevoulus faire régler son mémoire;
et au bout de six mois de vexations , d'avanies de
toute espèce, on me chassa de cette terre classique de
la liberté en vertu de l'alien bill .
Ce fut bien pis chez les descendans de Guillaume
Tell ; on m'y pourchassa, decanton en canton,jusqu'à
Constance , où quelques-uns de mes compatriotesvou-
Lurentme faire sauterdans le Rhin, parce que je portais
(1) Prison pour.dettes..
502 MERCURE DE FRANCE .
un chapeau rond , et que mes cheveux étaient coupes
àla Titus .
Il faudrait plus de temps que nous n'en avons , et
plus de courage qu'il ne m'en reste , pour vous faire le
récit d'un voyage de vingt ans pendant lequel j'ai successivement
parcouru tous les Etats européens sans en
excepter la Turquie ( le seul qui vaille mieux que sa
réputation, par parenthèse) ; qu'il vous suffise de savoir
que par-tout j'ai trouvé matière à mépriser ee troupeau
qu'on appelle espèce humaine , chez qui les lois sont
des piéges ; les institutions, des moyens de tyrannie; les
arts et les sciences , de lâches auxiliaires de la force, ou
de vils flatteurs de la puissance. Las de courir , dégoûté
de tout ce que j'ai vu, de tout ce que j'ai entendu ,
malade de corps et d'esprit , je reviens au gîte , comme
le cerf long-temps poursuivi par la meute, pour y
mourir.-Bon chin , tourn à l'oustaou ( 1 ) : comme
dit le proverbe du pays , l'air natal vous rendra la
santé.-Adire vrai , je ne m'en soucie guère ; j'ai
assez vécu pour savoir à quoi m'en tenir sur l'existence ;
et si quelque chose m'étonne encore , c'est qu'on ait la
bonté d'attendre tranquillement la fin d'une aussi manvaiseplaisanterie.-
On voit que vous revenez du pays
des brouillards ; vous voilà sous un beau ciel , chez un
peuple aimable , gai , spirituel , vous vous raccommoderez
avec la vie et même avec les hommes ; à la manière
dont vous regardez ces paysannes , je ne serais même
pas étonné que la réconciliation commençât par les
femmes . En tout pays , ce sexe-la vaut mieux que
l'autre , et ce n'est pas beaucoup dire.....>>>
Tout en parlant , M. Outis s'endormit , et me laissa
le loisir d'examiner la contrée que nous traversions .
Avant d'arriver à la première poste ( Biaudes ) les
-
(1) Bon chien, revient au logis.
JUIN 1817. 503
chemins avaient été si affreux , que vingt fois j'avais
cru n'en pas sortir vivant : je n'étais pas mort , mais
j'étais rõmpu. Et , tandis qu'on changeait les chevaux,
je sentis le besoin de marcher à pied , comme
pour mieux m'assurer que j'etais en vie : je n'allai pas
loin.Apeine avais-je fait quelques centaines de pas, qu'à
la gauche de la route , la vue d'un château , de son parterre
et de son parc , attira mon attention et la fixa.
Quoique sur un sol sabloneux et sous un ciel ardent
, tout est frais autour de ce château , qui porte ,
comme le pays et la poste , le nom de Biaudes. C'est
l'une des propriétés de M. Basterreche , connu à Paris
comme à Bayonne , où est sa maison de commerce
, pour un de ces négocians aussi capables de diriger
les finances d'un empire , que de faire ou d'agrandir
leur propre fortune,
Remonté dans ma voiture , j'avais encore l'Adour
sous mes yeux ; ce fleuve, qui n'est pas très -large , me
séparait seul du Labour , et cependant tout avait déjà
changé d'aspect et de face. Je m'en serais cru déjà à
cent lieues , sans l'Adour et sans les Pyrénées qui
étaient toujours à mes côtés. Ni les femmes , ni les.
hommes , ni les arbres et les ruisseaux , ni les, chevaux
et les boeufs , ni les maisons et les champs , ni les charretes
et les charrues , rien ne ressemble à ce que je
laisse derrière moi. On n'est pas assez étonné peut- être
de ces variétés si tranchantes et si voisines. Ne s'étonner
de rien paraît beau; mais remarquer beaucoupde choses
est plus utile.
Après que j'eus passé l'Adour , au port de l'Ane ,
mon postillon , un peu vieux , mais beau chanteur et
grand parleur , m'indiqua , à la droite, de très-jolis chemins
de traverse , qu'il m'apprit être ceux de Guiche
etde Bidache. Ce nom de Bidache, il ne le prononça
304 MERCURE DE FRANCE.
۱
pas sans quelque emphase. « Ah ! monsieur, me dit-il,
si vous aviez vu le château de Bidache comme je l'ai
vu , moi , dans ma jeunesse ! Oh ! non , à Paris même
il n'y avait riende plus superbe. Aussi les maîtres n'étaient
pas seulement de grands seigneurs ; c'étaient des
princes , quoiqu'ils n'en portassent pas le titre : Bidache
était une principauté ; c'était, voyez - vous,
commeun petit royaume à part , au milieu de tous les
grands: et les maîtres , les messieurs de Grammont ,
étaient bien bons , bien aimables , bien aimés. Quoique
je sois postillon , je sais lire , et quoique lire m'ennuie
beaucoup , j'ai trouvé autrefois dans les écuries du château
de Bidache , où je servais , une historiette du chevalier
de Grammont , qui ne m'ennuyait pas du tout.
Souvent je ne comprenais pas bien, mais je riais toujours.
Je ne sais pas pourquoi tous ces chevaliers et
tous ces comtes de Grammont ne restaient presque
jamais dans leur château ; moi, à leur place , je n'en
serais jamais sorti. Aussi , ce fameux noël , dont vous
avez sûrement entendu parler,l'a bien dit. »Et sur cela ,
voilà mon postillon qui, comme s'il avait eu la sainte
trêche sous les yeux , ôte son chapeau , et se met à
chanter'saintement , à tue tête :
Qui l'aurait jamais dit :
Puisquabés houlu nache ,
Qui nauris pas kausit
Lou castel de Bidache.
Nadaü, oantaü nadan , sto.
:
J'avoue que la naïve admiration du noël pour tou
castel de Bidache , et la persuasion naïve du postillon,
que ce fameux noël devait m'être connu , me firent
pire autant qu'il avait pu rire lui-même dans ce qu'il
comprenait ou ne comprenait pas à l'historiette du che
JUIN 18174 505
valier deGrammont, qui ne pouvait être autre chase
que ses mémoires par Hamilton , qui en ont bien fait
rire d'autres. Dubout de mon crayon je copiai sur ma
peau d'ane le couplet du noël ,et les regards du chanteur
eurent l'air d'applaudir àmon goût,
En traversant Peyre- Hourade ( Pierre-Trouée),
gros bourg ou petite ville , un château flanqué de deux
grosses tours me donna la curiosité d'apprendrenon pas
à qui il appartenait , mais à qui il avait appartenu ,
car les châteaux , toujours assez agréables pour ceux à
qui ils sont, ne sont plus importans pour personne ,
que sous le rapport de l'histoire ancienne de la monarchie.
Les érudits de la poste aux chevaux m'assurèrent
que ce château avait été au vicomte Dortès. A ce nom
de vicomte Dortès , je me rappelai cé brave commandant
de Bayonne, du même nom , qui refusa si fièrement
d'obéir aux ordonnateurs du massacre de la Saint-
Barthélemi , et qui exprima si noblement son refus. Je
n'ai trouvé dans votre bonne ville de Bayonne que de
braves citoyens et de braves soldats , et pas un assasin
. Sire , ordonnez des chosesfaisables .
Le premier relai après Peyre-Hourade, c'est Pujol;
et c'est àPujol que le paysage commence àprendre les
traits et les caractères qui appartiennent proprement au
Béarn. Tout ce qui précède ressemble plutôt aux Landes,
aux environs de Mont-de-Marsan , de Roquefort et de
Basas. Ici les cadres du tableau , c'est-à-dire les montagnes
d'un côté et les collines de l'autre , limitent et
dessinent mieux les plaines et les gaves qui s'étendent
ou qui serpentent dans leurs intervalles. La culture
qui ne souffre pas de jachère , et dont l'assolement le
plus général est fondé sur la succession du froment et
du blé de Turquie, se fait remarquer sur-tout par une
grande attention et par une grande régularité dans tous
506 MERCURE DE FRANCE.
les détails. Les plus vastes champs sont soignés comme
des jardins ou des parterres. Les intervalles et les ali
gnemens , tout est pris au cordeau. Le Basque mesure
tout au coup d'oeil ; le Béarnais au pied et àla toise.
Le Basque a d'assez grandes habitations , dans lesquelles
il veut que lui et les siens , parmi lesquels il compte les
animaux , soient à leur aise ; le Béarnais resserre tout
dans de petites demeures, où , à force d'ordre, il trouve
assez de place pour tout.
Le Basque a une sorte de confiance nonchalante dans
lui-même , dans la nature , et dans celui dont la nature
n'est que l'ouvrière : le Béarnais prévoit , veille et sur
veille sans cesse ; l'année prochaine est pour lui comme
le lendemain. Dans le regard du Basque , on lit qu'il
rève; dans celui du Béarnais, qu'il calcule. Il est difficile
d'ètre plus spirituel et plus courageux que le Béarnais ;
mais il l'est beaucoup par point d'honneur : il l'est ,
parce qu'il ne veut pas qu'on dise et qu'on fasse mieux
que lui; tout ce que peut être le Basque, il le serait
dans un désert comme sur le théâtre du monde. Quant
ason courage, il n'en est pas plus fier que de sa barbe.
Un homme qui devait s'y connaître et qui devait le
savoir , disait un jour : « Tous les Français sontcourageux
, et ceux du midi autant que ceux du nord; ils le
sont de différentes manières plutôt qu'à divers degrés .
Des tirailleurs basques tirent comme en duel , mais il
faut les laisser courir , sauter , s'élancer. Le Béarnais
et son voisin des Hautes-Pyrénées sont propres àtous
les feux.
Dans les arts de la main , les Basques font très-vite
et bien; le Béarnais , lentement et mieux. Quant aux
beaux -arts , ils en sont trop éloignés les uns et les autres.
pour donner lieu à des parallèles : cependant , deux
JUIN 1817. 507
hommes ont porté très lointous les deux le perfectionnement
du chant français , Jéliotte et Garat , le premier
Béarnais , le second Basque d'origine. Mais après
le premier , on disait encore en Italie que nous ne savions
pas chanter; on ne le dit plus après le second.
Le Béarnais est plus aimable ; le Basque aime bien
davantage. Dans les plus petits bourgs du Béarn , il y a
des salons ; il n'y en a pas dans les plus grands du Labour.
Le Basque ne sait vivre que dans les temples ,
dans les places publiques et dans sa famille.
Tons les traits de ce parallèle ont été fournis à celui
qui le trace , ou par ses propres observations , ou par
les instructions qu'il cherche et qu'il recueille de tous
côtés...
J'ignore si nos géographes donnent ou non le nom
de ville à Orthès ; j'ignore même à quel degré de
grandeur , de population , de décoration commencent
pour un rassemblement de maisons, de rues et de places ,
ses titres à ce nomde ville ; ce qui est certain, c'est qu'Orthès
n'a besoin d'être décoré d'aucun titre pour être
un lieu charmant , pour donner à ceux qui y passent
le regret de ne pas y rester quelque temps. Un grand
mouvement anime toutes les rues , et c'est un mouvement
utile, celui du travail. Des tanneries nombreuses
prouvent , par leur seule existence , qu'elles y prospèrent
ou qu'elles y ont prospéré. Je n'ai pu apprendre
si le nom d'Orthès est le même que celui du vicomte
d'Orthès , commandant de Bayonne sous Charles IX .
Je le voudrais , ce serait une beauté de plus. Je suis
très-sérieusement de l'avis de Sterne : il y a des noms
heureux et des noms malheureux; des noms qui font
les uns des sots , les autres des hommes d'esprit ; les
uns des héros, les autres des lâches ; les uns des esclaves ,
508 MERCURE DE FRANCE.
les autres des hommes libres.-Ily a une cinquantaine
d'années , Orthès fournit àBayonne l'un de ses médecins
qui a le moins tué et le plus guéri : il s'appelait Vidal ;
sous cemême nom, un de ses neveux exerce à Bayonne
lamédecine avec les mêmes succès et de plus grands
encore.
J'étais encore à peu près à une lieue et demie de
Pau , lorsque je crus voir cette ville sur une colline à
la gauche de la route : c'était LESCAR ; d'un peu loin ,
et je ne l'ai pas vue autrement , on la croirait sans
peine le chef-lieu du département ; elle a été au moins
le chef- lieu de son clergé. Lescar a eu un évêque , et
le dernier de ses évêques , M. Noël , a un nom dans
la littérature française. Un ecclésiastique d'une soixantaine
d'années , qui se promenait , un livre à la main ,
mevoyant considérer avec attention Lescar, s'approcha
demoi avec bienveillance , et me dit: «Monsieur , cette
ville n'est pas indigne de l'attention avec laquelle vous
la regardez : on y a fait autrefois de bonnes études , et
c'est là qu'un peu avant la révolution , Démosthènes
a été traduit , non par un évêque aidé de ses vicairesgénéraux,
mais par un vicaire-général , l'abbé Auger ,
puissamment aidé de son évêque , M. Noël. Je ne
m'avise pas , ajouta-t-il modestement , de juger leur
travail, et mon Saint-Paul m'occupe plus que Démosthènes
; mais ce Démosthènes était un orateur terrible
; onne le compare qu'aux torrens et à la foudre;
et l'abbé Auger que j'ai beaucoup connu , était un
agneau. Aussi un'autre abbé, célèbre autrefois dans
Paris parmi les hellénistes , et que j'ai de mème beau
coup connu , parce qu'il était de nos provinces méri
dionales , l'abbé Arnaud , voyant l'annonce de cette
traduction , s'écria assez plaisamment : Eh bien! ce ser
Démosthènes traduit par Agnelet. Tenez , monsieur,
:
JUIN 1817. 50g
si cette traduction a quelque trait de grande force , je
erois , moi , tous ces traits - là de MONSEIGNEUR. »
Monprêtre sexagénaire allait m'en dire bien davantage ;
mais mon postillon étaitimpatient d'achever sacourse, je
l'étais d'arriver à Pau ; et mon compagnon de voyage ,
réveillé par ce nom de MONSEIGNEUR , cria : Marche
donc ! avec effroi , comme s'il était poursuivi par des
émissaires de la mère qu'il avait rançonnée et abjurée.
L'ERMITE DE LA GUYANE.
PENSÉES DÉTACHÉES.
I.
L'un des symptômes les plus remarquables dans les
hommes qui tâchent aujourd'hui de s'opposer à la
marche de l'espèce humaine , c'est qu'ils sont euxmêmes
entraînés par cette marche, Leurs opinions sont
empreintes des opinions qu'ils croient réfuter. En se
déclarant les champions des siècles antérieurs , ils sont ,
malgré eux , des hommes de notre siècle. Ils n'ont , en
conséquence , ni la conviction qui donne la force , ni
l'espoir qui assure le succès . Ils ont encore la violence
dans l'injure, mais ils ont perdu la certitude dans l'affirmation.
Ils capitulent sans le savoir. Ils transigent toutes
les fois qu'ils s'occupent d'une question en elle-même,
et qu'ils ne se font pas de cette question une arme contre
le parti contraire. On voit que s'ils se trouvaient seuls
ils penseraient sur beaucoup d'objets , comme ceux
qu'ils combattent. La lutte leur est nécessaire , pour
qu'ils restent dans le sens dans lequel ils veulent rester.
Ils abandonnent la plupart de leurs principes , quand
:
510 MERCURE DE FRANCE.
ils'ne sont pas avertis de les défendre. Il faut que la
présence de leurs adversaires leur rappelle leur propre
cause , pour qu'ils lui soient fidèles . Or , une cause est
perdue , quand elle n'a que de semblables appuis .
:
II.
Cette réflexion m'a été suggérée par la lecture des
Pensées (1 ) d'un écrivain justement célèbre . Comme je
m'attendais à trouver dans ces pensées les traces de talent
, et en même temps les obscurités et les bizarre
ries que les ouvrages de cet écrivain contiennent toujours
, je ne les ai point envisagées sous ce point de
vue . J'ai cherché à observer , et , de la sorte ,je suis
parvenu à rendre cette lecture fort amusante , les contradictions
dans lesquelles des modifications apportées
aux opinions de cet écrivain , malgré sa volonté et à
son insu , par les lumières qui l'entourent , l'ont nécessairement
fait tomber. Quand il est homme de parti ,
c'est le quinzième siècle tout pur. Mais quand il perd
de vue sa doctrine obligée et d'étiquette , et l'on a
toujours des momens de distraction , on voit le dixneuvième
siècle reparaître , et il reparaît avec avantage
; car l'auteur a le malheur d'exprimer beaucoup
mieux les vérités qui lui échappent , que les préjugés
qu'il veut défendre. En voici un exemple :
Bonaparte , dit-il , pag. 208 , avait des idées plus
justes sur laconstitution que sur l'administration , parce
qu'il prenait les premières dans son esprit , et les autres
dans ses habitudes toutes militaires.
Ceci est un éloge bien direct du despotisme , éloge
(1) Pensées sur divers sujets et discours politiques ; par M. de
Bonald, 2 vol. in-80 . Prix: 9fr. et 11 fr. par la poste. Chea
Leclere , libraire de l'archevêché , quai des Augustins.
JUIN 1817. 511
tellement senti , qu'il a entraîné le panégyriste à en
donner un à un homme qu'aujourd'hui , certainement,
personne ne loue. Si Bonaparte avait des idées justes
sur la constitution , il en résulte que l'anéantissement
de toute liberté , de touté discussion dans les assemblées
, de tout pouvoir intermédiaire , de toute limite
à l'autorité, sont des idées justes. Il peut être fâcheux
qu'un usurpateur s'en soit emparé. Mais l'usurpateur
étant renversé , ces idées justes doivent reprendre tout
leur empire, et nous aurons le pouvoir absolu , le pouvoir
unique , le despotisme , enun mot , moins l'usurpation.
Mais voici que nous lisons , pag. 65 : Bonaparte
avaitété obligé d'employer uneforce excessive dans son
administration , parce qu'il n'y en avait aucune dans sa
constitution . L'exemple est séduisant , mais il est dangereux.
Que veut dire cette phrase ? Pourquoi n'y avait-il
aucune force dans la constitution de Bonaparte ? c'est
qu'iln'y avait aucune liberté. Car assurément ce n'était
pas l'autorité du chef de l'Etat qui manquait de force.
Cette autorité a eu la force de faire disparaître toutes
les autres , de rendre impossible toute résistance , de
régner seule ; sans opposition , au milieu de l'obéissance
et du silence universel. Si la constitution de Bonaparte
n'avait pas de force , c'est que la force d'une
constitution n'est pas dans l'autorité du chef de l'Etat ,
mais dans l'équilibre , dans la division et dans la balance
des pouvoirs. Je défie l'écrivain de donner une
autre interprétation à sa pensée. D'où vient donc qu'il
dit ailleurs que Bonaparte avait eu des idées justes sur la
constitution ? Est-ce une idée juste que d'organiser une
constitution:sans aucune force ? C'est que , pag. 208 ,
512 MERCURE DE FRANCE.
l'écrivain n'est qu'un homme de parti , et que, pag. 65,
il redevient , sans s'en douter , un homme de notre
temps.
Dans plusieurs endroits , le même auteur défend vis
vement la noblesse héréditaire , non telle que la pairie
la consacre aujourd'hui , mais telle qu'elle existait sous
l'ancien régime. (Povez pag. 15 ). Et même il veut,
pag. 16, pour la symétrie apparemment , qu'à côté des
familles illustrées par les services deleurs aïcux , il y en
ait d'autres flétries par les crimes de leurs pères. Mais
tout d'un coup il dit , pag. 24: Toute famille qui a
rendu de grands services à l'Etat a rempli sa destination.
Elle peut périr dans la société, puisqu'elle doit
vivre dans l'histoire. Beaucoup de familles, ajoute-t-il ,
ontvécu trop d'une génération.
Certes rien de plus sévère n'a été écrit contre lanoblesse,
par ceux des amis de l'égalité, qui la désapprou
ventenprincipe. Je ne parle pas de ceux qui ont voulu
proscrire ou persécuter les nobles; ils ne doivent être
rangés parmi lespartisans d'aucunsystème ,mais parmi
les coupables ou les insenses.
Si beaucoup de familles ont vécu trop d'une géné
ration , comment fera-t-on pour que l'opinion ne le
sente pas aussi bien que l'écrivain qui Pavone? Et
comment maintenir alors lanoblesse contre l'opinion?
Qui peut méconnaître dans ces phrases opposées une
double tendance ; la volonté de l'auteur qui se comsacre
à la résurrection du passé , et l'influence du pré
sent , qui agit sur son esprit , sans qu'il s'en aperçoive ,
et qui a l'air de glisser, comme par une sorte d'ironie ,
àtravers des sophismes entassés , des raisonnemens qui
les déjouent ? C'est le clairdelune perçant les nuages,
C
C
1
1
JUIN 1817 : 515
et nous montrant que ce qu'on veut nous faire admirer
comme un château possible
qu'un monceau de débris épars .
à reconstruire ,
n'es TIMBRE
Un exemple encore , ce sera bien assez , peut-être
trop.
SEINE
L'écrivain qui me suggère ces observations s'éleve
avec raison , pag . 79 , contre ceux qui crient à la sédi
tion , quand les chambres montrent quelque énergie.
Tout ce qu'il dit dans cet endroit est très-bien pensé.
Mais j'arrive à la page 147, et j'y trouve ces paroles :
On ne devrait assembler les hommes qu'à l'église , ou
sous les armes , parce que la ils ne délibèrent point , ils
écoutent et obéissent. Je remonte à la page 27 , et j'y lisz
L'opposition , inévitable dans tout gouvernement représentatif,
y est toujours dangereuse; elle intimide le gouvernement
quand il faudrait l'enhardir; elle l'irrite et
le pousse quand ilfaudrait le retenir; et peut-être partout
où l'opinion du gouvernement est bien connue ,
ceux qui ne la partagentpas , et qui sont en état de la
combattre , devraient s'abstenir de prendre part à la
législation.
Accordez ces trois assertions , si vous pouvez . Quant
àmoi , je ne les conçois que grâce à l'explication que
j'ai déjà donnée. L'auteur croit marcher dans le sens
de ses désirs , et il est poussé dans celui de son siècle.
Il se retourne , quand il y pense , et alors il croit se
rapprocher de son but , parce qu'il le regarde.
III.
J'aurais pu relever , dans l'ouvrage qui a servi de
texte à ce qu'on vient de lire , beaucoup de locutions
et de maximes étranges ; mais ce travail facile m'a paru
:
33
514 MERCURE DE FRANCE.
dénué d'utilité. Il n'est pas question maintenant d'amuser
le public par des plaisanteries plus ou moins divertis
santes , ou des observations de détail plus ou moins
ingénieuses . La position dans laquelle l'espèce humaine
s'agite , le malaise moral qu'elle éprouve , et dont les
symptômes , comprimés d'un côté , éclatent de l'autre
quand on s'y attend le moins , à mille lieues de distance
, sont choses trop sérieuses pour que les jeux
d'un esprit frivole soient permis à ceux qui ont , je ne
dis pas un véritable amour du bien , mais seulement quelque
prévoyance dans leur amour du repos. Un homme
d'esprit disait , cet hiver , à la tribune de nos députés ,
qu'ily avait dans les sociétés deux nations ennemies , que
rien ne pouvait rapprocher , ni réconcilier l'une avec
l'autre , et que le calme n'existerait que lorsqu'une nou
velle nation aurait remplacé ces deux corps d'armée ,
entre lesquels nul traité n'était possible. Je n'adopte
point cette pensée qui serait affligeante , ni le remède
qu'il propose et qui est impraticable ; car la génération
actuelle n'abdiquera pas ses droits en faveur de la génération
à venir ; mais je crois , avec l'orateur dont j'ai
rapporté la prédiction lugubre , que des doctrines et
des intérêts contraires divisent notre génération en
deux classes , et le seul moyen de prévenir une lutte
funeste , me semble être de prouver à celle de ces
deux classes qui ne peut pas ne pas être vaincue , que
tous ses efforts ne changeront rien à la destinée. Elle
peut s'épargner beaucoup de maux , et nous en épargner
beaucoup à nous-mêmes , si elle se résigne. Elle
peut , en se nuisant beaucoup , nous nuire aussi quoique
dans un degré moindre , mais elle ne saurait réussir.
Ses chefs eux-mêmes sont entraînés sans cesse hors de
JUIN 1817. 513
•
la ligne qu'ils veulent suivre. Les idées nouvelles les
cernent , les dominent , et ils sont forcés , comme le
prophète juif , à rendre hommage à ce qu'ils voudraient
maudire . Le sort en est jeté , l'arrêt n'est plus révocable ,
et tout le passé , mis en bataille , ne triomphera pas du
présent.
IV.
Une vérité consolante me paraît indubitable aujourd'hui.
S'il est impossible de régir les peuples sans constitution
, rien n'est plus facile que de les gouverner paisiblement
d'après les principes d'une liberté constitutionnelle
.
Beaucoup de causes de désordre se sont affaiblies .
Les trois principales , celles qui tenaient l'antiquité et
les républiques du moyen âge dans une fermentation
perpétuelle , ont cessé d'exister. Je veux parler , 1º. des
difficultés à peu près insurmontables que rencontraient
les non-propriétaires pour arriver à la propriété; 2 °. des
priviléges de la noblesse ; 3°. de l'influence des chefs
de parti.
Grâce à l'industrie , la propriété est ouverte à tous ;
grâce aux lumières et aux habitudes qu'elles introduisent
, en attendant les lois qu'elles appellent , la noblesse
n'est rien , quand elle n'est pas une pairie , et
alors c'est autre chose que la noblesse ; enfin , grâce à
l'instinct des peuples , perfectionné par une longue
expérience , aucune popularité dangereuse ne peut
surgir dans les Etats modernes , car ce ne sont plus
les individus qui sont populaires , ce sont les principes.
Il y a aujourd'hui dans toutes les nations une masse
d'hommes qui veut jouir du repos , goûter la sécurité ,
exercer à son gré son industrie , développer paisible-
33.
516
MERCURE DE FRANCE .
ment toutes ses facultés , et qui ne demande à l'autorité
que d'avoir assez de force pour la préserver des
troubles , et assez de bon sens pour n'être pas ellemême
une cause de trouble. Une douzaine d'idées
simples et justes , que la discussion amises à la portée
de chacun , tels sont les étendards autour desquels se
rallie cette classe immense qui a réfléchi sur ses intérêts
et qui les entend.
Cette masse d'hommes est parfaitement indifférente
aux individus; elle neles suit que comme des guides pour
marcher vers son but ; et s'ils veulent la mener ailleurs ,
elle ne les suit plus ; rien ne leur donne assez de pouvoir
pour imprimer à cette multitude pensante une
autre diversion.
Ainsi , pendant la révolution, on amis certains dogmes
en avant. Sous les jacobins , on eût dit qu'il n'y avait
de salut que dans la république , et qu'il fallait tout
immoler à la république et à la patrie ; mais la masse
nationale a très-bien démêlé que ce qu'on nommait la
république n'était pas la liberté , et que la patrie se
composait précisément de toutes les affections , de
toutes les jouissances dont on exigeait le sacrifice au
nom de l'abstraction qu'on désignait ainsi . J'ai entendu ,
dans ce temps , les harangues les plus animées ; j'ai
yu les démonstrations les plus énergiques ; j'ai été témoin
des sermens les plus solennels , rien n'y fesait. La
nation se prêtait à ces choses , comme à des cérémonies ,
pour ne pas disputer , et ensuite chacun rentrait chez
soi sans se croire ou se sentir plus engagé qu'auparavant.
Pareil spectacle s'est offert sous Bonaparte. Les écrivains
et les rhéteurs s'évertuaient à vanter le prestige
des conquêtes , à célébrer l'éclat des victoires ; mais
JUIN 1817 . 517
lanationqui remportait ces victoires ,parce qu'elle est
éminemment brave ,. ne s'en enthousiasmait point ,
parce qu'elle est éminemment raisonnable ; et ce qui
prouve la sagacité de son jugement , c'est qu'elle s'est
réconciliée avec sa gloire militaire, depuis que les circonstances
ont fait , de cette ancienne gloire , une garantie
pour son indépendance actuelle. Au milieu des
succès les plus capables de l'enivrer , elle n'attachait
nul prix à ces succès , parce qu'ils n'avaient aucun but,
ancun avantage véritable . Au sein des revers , elle attache
un grand prix au souvenir des succès passés , parce
qu'il est bon que ce souvenir dure , afin que l'Europe
n'oublie pas que la France a montré ce qu'elle savait
faire , et qu'il ne faut pas lui rendre une volonté avec
laquelle elle est toujours victorieuse , et qu'elle n'avait
plus quand elle a été vaincue.
Les gouvernemens actuels ont donc aujourd'hui
beaucoup moins de dangers à redouter qu'autrefois .
Il n'y a plus , dans les sociétés politiques , de classes
intéressées comme autrefois aux bouleversemens ; il n'y
a plus que des individus vicieux , et la force publique
a toujours bon marché des individus.
Les nations ne peuvent plus être trompées sur ce qu'elles
désirent ; elles repoussent les ennemis de l'ordre public ,
tout comme ceux de la liberté , et il est facile aux gouvernemens
de donner aux nations ce qu'elles désirent ,
sans rien sacrifier de leur autorité nécessaire , et sans
abdiquer aucun avantage regrettable ; car le voeu des
nations se borne à trouver , sous leurs gouvernemens ,
la paix , la sûreté personnelle ; et ce qui garantit cette
sûreté , l'indépendance des opinions , la discussion sans
péril , l'administration de lajustice sans exception , sans
18 MERCURE DE FRANCE .
arbitraire , sans lois de circonstance : les gouvernemens
ne perdent rien à accorder tout cela.
V.
Il est assez curieux d'entendre Louis XIV sur le
despotisme . Il en fait l'apologie et non sans adresse.
« On doit demeurer d'accord , dit - il dans ses Mé-
« moires (1 ) , qu'il n'est rien qui établisse avec tant de
<< sûreté le bonheur et le repos des provinces , que la
<< parfaite réunion de toute l'autorité dans la personne
« du souverain. Le moindre partage qu'il en fait pro-
<<<duit toujours de très-grands malheurs ; et soit que
« les parties qui en sont détachées se trouvent entre les
" mains des particuliers , ou dans celles de quelques
« compagnies , elles n'y peuvent jamais demeurer que
<<comme dans un état violent. Le prince , qui les doit
« conserver unies en soi -même , n'en saurait permettre
« le démembrement , sans se rendre coupable de tous
« les désordres qui en arrivent. Sans compter les ré-
« voltes et les guerres intestines que l'ambition des
<< puissans produit infailliblement , lorsqu'elle n'est pas
« réprimée , mille autres maux naissent encore du re-
<< lâchement du souverain . Ceux qui l'approchent de
« de plus près , voyant les premiers sa faiblesse , sont
<< aussi les premiers qui en peuvent profiter. Chacun
« d'eux , ayant nécessairement des gens qui servent de
<< ministres à leur avidité , leur donne en même temps
<<la licence de les imiter. Ainsi , de degré en degré ,
« la corruption se communique par-tout , et devient
« égale en toutes les professions ..... De tous ces crimes
(1 ) OEuvres de Louis XIV, contenant ses Mémoires politiques
et militaires, ses instructions pour le dauphin son fils , ses traductions
et poésies , etc. Six vol. in-8°. Prix : 36 fr. , et 4a ft.
par la poste. Chez Treuttel et Würtz , rue de Lille , n. 17.
JUIN 1817 . 519
« divers , le peuple seul est la victime. Ce n'est qu'aux
à dépens des faibles et des misérables que tant de gens
« prétendent élever leurs monstrueuses fortunes : au
« lieu d'un seul roi que les peuples devraient avoir , ils
« ont à la fois mille tyrans . »
Tout ce raisonnement est fondé sur l'hypothèse
que le despotisme doit toujours être quelque part , et
que s'il n'est pas dans les mains d'un seul , il tombera
dans celles de plusieurs. Mais au lieu du despotisme ,
il peut y avoir une chose qu'on nomme la liberté . Alors
il ne résulte point de ce que le chef suprême du pouvoir
n'a qu'une autorité limitée , que les agens subalternes
aient ce qui manque à l'autorité pour être absolue.
Eux aussi n'ont qu'une autorité limitée ; et loin
que l'oppression se dissémine et descende d'échelons
en échelons , tous sont contenus et réprimés. Louis XIV
nous peint un gouvernement libre comme si le despotisme
y était par-tout , et la liberté nulle part. C'est
tout le contraire : le despotisme n'y est nulle part ,
parce que la liberté y est par-tout.
VI.
Ceux qui ne veulent pas de monarchies constitutionnelles
répètent souvent que l'opinion tempèré les monarchies
les plus absolues. Cela n'est vrai qu'à une
époque très -avancée de ces monarchies , quand elles
ont à la fois pour appuis et pour modérateurs les souvenirs
, les habitudes , les intérêts , qui , se groupant
toujours avec le temps autour de ce qui existe , pallient,
à la longue , et adoucissent les institutions les plus dédéfectueuses.
Alors , à la faveur de la paix publique et
de la sécurité du pouvoir , l'opinion naît , prend des
520 MERCURE DE FRANCE .
forces , se glisse à travers les dangers , se relève de
mille échecs , et s'érige enfin en autorité. Les lumières ,
l'influence du commerce et des richesses , quelques
corporations d'origine équivoque , mais fortes d'une
longue antiquité , et fesant valoir , avec plus ou moins
de succès , des prétentions plus ou moins vagues , modèrent
la puissance du monarque. Ce ne sont point là
des limites légales , des bornes précises ; ce sont des
barrières quelquefois efficaces , nullement inviolables et
toujours à la merci du hasard,
Ces sauve-gardes peuvent paraître suffisantes au premier
coup d'oeil. Elles le sont en effet d'ordinaire pour
les classes supérieures ; mais leur efficacité diminue , en
raison de l'obscurité des individus qui auraient besoin
de leur protection. La raison en est simple. Lorsqu'il
y a des garanties constitutionnelles , il suffit d'avertir
la loi : une plainte légale le peut. Mais lorsque la garantie
est dans l'opinion , il faut que l'opinion s'éveille .
etl'opinion ne s'éveille dans les temps calmes que pour
les hommes qu'elle connaît. Vers les dernières années
de la monarchie qui a précédé la révolution , monarchie
la plus douce qui ait existé , sans limites constitutionnelles
, un écrivain célèbre , un magistrat distingué ,
jetés dans les prisons , étaient sûrs à peu près de recouvrer
leur liberté , par le seul effet de l'opinion publique .
Mais dix mille individus , d'une condition peu relevée
et sans moyens d'attirer l'attention , auraient passé
quarante ans dans les fers , que personne ne s'en serait
indigné, parce que personne ne l'aurait su. Nous n'avons
appris les malheurs de Latude que lorsque , sorti des
cachots , il a pu se faire entendre ; mais durant les
trente-sept années qu'il y avait gémi , aucune réclama
JUIN 1817 . 521
tion ne s'était élevée , parce que l'ignorance universelle
sur son sort avait mis obstacle à toute pitié.
,
C'était cependant à la même époque qu'écrivaient
Voltaire et Rousseau. L'Esprit des Lois avait paru. Les
principes de la liberté remplissaient toutes les têtes
formaient le sujet de tous les entretiens . On discutait
partout la légitimité de la résistance américaine. L'injustice
exercée contre M. de la Chalotais , soulevait
tous les esprits; mais l'opinion ne pouvait réprimer que
ce qui parvenait à sa connaissance .
Cette observation n'est point indifférente. Il y a quelques
années qu'un journal , écrit sous l'influence de
la police impériale , faisait dire à un paysan , qui était
censé parler , à d'autres paysans , de la révolution française
: On se plaignait de la Bastille; je ne vous en
dirai rien : cela regardait les gens de la cour. On ne
nousy envoyait pas. ( Journaldes Défenseurs de la Patrie
, & vendémiaire an X. ) L'on aigrit ainsi la masse
du peuple contre les hommes distingués qui demandent
de bonnes institutions politiques , en lui persuadant que
ces hommes ne travaillent que pour eux , que c'est
pour eux que les actes arbitraires sont à craindre ; et
qu'ils ont seuls besoin des garanties de la liberté individuelle
, parce qu'ils s'exposent seuls aux ressentimens
de l'autorité . Rien n'est plus faux. Dans ces monarchies
absolues , modérées par l'opinion , la célébrité qui est
un danger est en même temps une défense. Les individus
obscurs paraissent moins exposés : mais la multiplicité
des agens subalternes rend le péril égal pour
eux , et la défense est nulle : car , lorsqu'ils sont frappés ,
victimes ignorées , il ne leur reste aucun recours .
Dans un gouvernement constitutionnel , l'arbitraire
estun accident contre lequel tous les intérêts sont en
-
522 MERCURE DE FRANCE.
armes , toutes les institutions organisées . Dans une monarchie
absolue , quelque mitigée qu'elle soit par
l'opinion , l'arbitraire est un état habituel. C'est la condition
nécessaire de l'institution .
Ce qui le prouve , c'est que l'une des qualités qu'on
vante alors le plus dans les princes , c'est l'activité .
Sans doute , quand l'autorité est arbitraire , il est bon
que le pouvoir suprême qui ne profite point , comme
ses agens , des injustices de détail , soit toujours en
mouvement pour les réprimer. Les gouvernés n'ont que
lui pour protecteur , que sa surveillance pour sauvegarde.
S'il s'endort un instant , les subalternes redoublent
de vexations et d'iniquités. Mais est-ce un état
digne d'éloges que celui dans lequel les instrumens sont
si peu réglés qu'il faille que la main qui les dirige soit
sans cesse armée contre eux ? Plus une constitution est
bonne , moins ce genre d'activité est nécessaire. Tout.
va tout seul , parce que tout va bien.
Ce que je viens de dire regarde les peuples : mais
voici qui regarde les gouvernemens . Toute monarchie
absolue est près de sa chute , lorsque l'opinion devient
assez forte pour la tempérer.
M. de Montesquieu se sert , dans un chapitre de
l'Esprit des lois , d'une comparaison qui était plus
exacte qu'il ne le croyait lui-même.
Ut esse phoebi dulcius lumen solet
Jamjam cadentis
Il fesait allusion à la douceur de la monarchie d'alors.
L'événement n'a pas tardé à démontré qu'en effet c'était
Phoebi lumen jamjam cadentis.
Des barrières constitutionnelles peuvent être stables ,
parce qu'elles sont fixes ; mais l'action de l'opinion ,
JUIN 1817 . 525
livrée à elle-même , est aggressive de sa nature , et finit
par détruire ce qu'elle a commencé par limiter .
Il faut donc des constitutions ; il en faut pour les
peuples comme garanties , il en faut pour les gouvernemens
comme moyens de durée.
B. DE CONSTANT .
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Nº. V.
Du 5 au 11 juin.
Récoltes. Finances .-Chaque momentnous rapproche
du terme de nos inquiétudes. Les fauchaisons vont commencer
; avant un mois on coupera les seigles ; la vigne
ne se ressent presque plus des froids d'avril, tout nous fait
espérer une année favorable . Cependant quelques troubles
ont éclaté dans les marchés de l'Aube, de l'Yonne ,
du Puy-de-Dôme et de la Gironde. Ala vérité ce ne
sont là que des convulsions passagères , des désordres
sans liaisons , sans objet ultérieur et qu'on n'a pas de
peine à dissiper. Il serait pénible de rechercher la véritable
cause de cet état de gène. Car , enfin les grains
ne manquent point , ni les farines. Le gouvernement
en a demandé aux contrées les plus lointaines ; il nous
en vient de l'Amérique et de la Russie , de la mer Noire
et des mers du Nord , et je ne mets pas en ligne de
compte les approvisionnemens particuliers des communes.
Où se cache donc la cause de notre détresse ? -
Elle se cache dans un refuge où la force ne peut rien
où la persuasion seule peut quelque chose , elle est
dans la faculté indéfinie de hausser le prix de ses denrées
, faculté inhérente à la propriété , aux droits du
commerce , à tout ce qui constitue les nations ; faculté
sacrée dans son principe , mais si étrange dans ses
effets , qu'en la genant , on affame le consommateur ,
et qu'en ne la gênant pas , on le désespère. Contre
,
524 MERCURE DE FRANCE.
le premier de ces maux , nous avons la fermeté des
magistrats , le dévouement des bons citoyens , une
excellente loi de police : contre le second , nous n'avons
que l'humanité des fermiers et des propriétaires ,
et leur intérêt bien entendu .
Malgré toutes ces souffrances , notre pays est encore
incomparablement plus heureux que bien d'autres . A
Vienne , les mendians inondaient les rues ; il a fallu que
la police éloignât ceux qui n'étaient point du pays , et
plaçât les autres dans des ateliers ou dans des hospices .
En Irlande , les routes ne sont point sûres ; des bandes
, dont quelques-unes s'élèvent à trois cents hommes,
dévastent les campagnes et pillent les marchés. En Allemagne
, le Necker a rompu ses digues et roule les
débris des maisons et des fermes. Les orages et les
inondations désolent Bade et le Wurtemberg , la Bavière
, le Nord-Brabant , et voici ce qu'on écrit des
frontières de la Savoie & Dans ces communes on n'a
presque rien recueilli , ni rien semé ; la plupart des
familles sont dépourvues de vaches et de chèvres ; les
hommes sont sans force pour cultiver , et sans grains
pour ensemencer . Les femmes se disputent le chardon ,
l'oseille sauvage et la dent de lion. Les enfans pleurent
de faim autour de leurs mères désolées ; partout le découragement
se manifeste sur les visages languissans
et décolorés. »
On ne voit dans toute l'Allemagne , que des ouvriers
sans pain; la Prusse en compte plus de quarante
mille. L'opinion générale attribue leur détresse à l'usage
des marchandises étrangères , surtout à l'immense débit
des tissus anglais qui remplissent tous les marchés ;
et là-dessus les bourguemestres et le conseil municipal
de Berlin ont invité les habitans à n'employer que les
tissus indigènes ; il s'est même tenu une assemblée
dont tous les membres out pris cet engagement. Plusieurs
villes imiteront l'exemple de Berlin. Ainsi , voilà
toutes les industries en défense contre l'industrie anglaise.
Tant que tout ceci sera volontaire
passera en résolutions libres. le pis aller c'est
qu'il n'en résulte rien ; car toutes ces résolutions
et toutes les invitations qui les suivent sont hien faibles
contre les besoins du luxe et les attraits de
,
et se
JUIN 1817 . 525
at
la mode , et surtout contre l'excellence des qualités
jointe à la modicité des prix . Le danger commencerait
avec l'intervention des gouvernemens. C'est alors que
l'émulation deviendrait de la haine et que la haine , pourrait
enfanter la guerre . Ce n'est point la concurrence
des pays qu'il faut établir , c'est la concurrence
des qualités . Ouvrez vos ports aux marchandises de
tous les pays du monde , mais faites mieux que les
autres , et vendez à meilleur prix ; je réponds que vous
serez préféré . Quant aux produits du sol ,
d'autres ont ce qui vous manque , et que vous avez ce
qui manque à d'autres , je ne vois pas ce que vous
gagneriez dans l'isolement ; et en dépit de vous , d'ailleurs
, l'équilibre s'établirait , parce que la nature veut
qu'il s'établisse.
comme
Une remarque singulière , c'est que toutes les nations
rejettent leurs malheurs sur l'Angleterre , qui n'est pas
plus heureuse qu'elles . La Prusse et la Silésie s'imaginent
que leurs ateliers sont déserts , parce que les
ateliers d'Angleterre sont trop peuplés ; et les ouvriers
d'Angleterre manquent d'ouvrage comme ceux de
Prusse et de Silésie. Ceux-ci s'en prennent à leurs rivaux
, et leurs rivaux s'en prennent aux inventeurs
qui remplacent les forces humaines par les forces
brutes . Serait-ce en effet la véritable cause , et l'instinct
de ces hommes grossiers les aurait-il servis autant qu'une
raison éclairée ? C'est là une grande et profonde question.
Peser les droits de l'humanité et ceux de l'industrie
, éviter d'un côté cette routine qui conduit à la
barbarie , de l'autre cette industrie envahissante qui
substitue peu à peu ses inventions à nos facultés , et
nous, mutile en quelque sorte en rendant nos bras inutiles;
les gouvernemens en sont là. Un bon système
d'économie politique serait celui qui tiendrait toujours
en réserve un nouveau genre de travail , pour le moment
où quelque travail connu demanderait moins de
bras.
Les nations d'Europe me semblent dans une situation
bizarre: réunies par des moeurs et des institutions presque
semblables , un intérêt qu'on peut nommer personnel ,
vient les diviser ; confédérées par la politique qui , de sa
nature , est assez exclusive , elles s'isolent par le commerce
qui , par essence , tend aux rapprochemens .
526 MERCURE DE FRANCE.
Qu'ony prenne garde , au temps où nous sommés , c'est
du commerce que partent les affections politiques ; c'est
dans le commerce qu'elles doivent se résoudre.
Améliorations politiques.- Constitutions nouvelles .-Le Wurtemberg
est dans la crise. Tout s'était passé jusqu'ici en marches
et contre-marches ; mais le coup décisif est enfin porté. La
constitution est rejetée à une majorité de soixante-sept voix
contre quarante-deux. Il semblait que le roi pressentit ce rejet.
Las des si et des mais , il avait enfin demandé un oui ou un non;
c'est un non qu'il a obtenu.
Ce refus donne au moins au parti une couleur décidée. Je ne
conteste point à l'assemblée des états le droit de rejeter ce qu'on
lui proposait; elle était convoquée pour cela; mais je ne suis
pas également convaincu qu'elle fût autorisée à faire connaître
officiellement aux princes sa facile résistance. On allègue que
les princes avaient mis leurs priviléges sous sa sauve-garde, et
les préllaattss aussi , et d'autres mécontens avec eux. S'ensuit-il
qu'elle a droit de correspondre avec eux tous , c'est - à - dire
d'offrir aux partis un point de ralliement ? Sont-ce des comptes
qu'elle rend, ou des griefs qu'elle expose ? Cherche-t-elle des
éloges ou des appuis?
-S'il en faut juger par le message du prince-régent , l'Angleterre
ne serait pas plus tranquille. Dans ce message, il est
question de trames criminelles , de menées sourdes ; c'est sur
la continuation des troubles que l'on fonde la continuation
d'un régime extraordinaire . Au contraire , le common- council
représente le peuple comme une victime , et les ministres
comme des tyrans. 11 déclare qu'il n'existe plus d'autre motif
à la suspension de l'habeas corpus , que « le désir d'étouffer
«les plaintes du peuple souffrant , de protégerles abus , de couvrir
« les fautes , de détruire les libertés publiques , et d'établir sur
« leurs débris un gouvernement arbitraire. » Voilà deux versions
bien différentes : que croire ? Ce qu'il y a de certain ,
c'est que, de part ni d'autre, on n'est disposé à céder. Une place
vaque au parlement pour la cité de Londres: elle vaqué par
la démission, volontaire en apparence , de l'alderman Combe.
C'est entre le lord-maire et un M. Vaitman que roulent les suffrages
. Qui que ce soit des deux qui l'emporte , l'opposition
comptera un soutiende plus .
Une circonstance , minutieuse au premier coup d'oeil , me
paraît néanmoinstrès-propre à faire connaître l'esprit qui règne
dans la chambre des communes. Il est d'usage que lorsqu'un
orateur quitte ses fonctions , le gouvernement propose aux com
munes de lui décerner une récompense . Ce n'était donc pas une
innovation que le message du prince-régent en faveur du nouveau
baron de Colchester ; et cependant lord Castlereagh ayant
porté ce message , M. Wynn a demandé l'ordre du jour , non
que l'ancien orateur ne lui paraisse digne d'une récompensé
nationale , mais il ne veut pas que les membres de la « chambre
«s'accoutument à porterleurs regards vers le trône pour y cher-
<<cher le prix de leurs services.>> Ce n'est point la proposition ,
c'estl'initiative qu'il désaprouve. Sa motion,vivementapplaudie,
n'a pas manqué son effet. Lord Castlereagh a retiré la sienne.
JUIN 1817 . 527
C'est la chambre elle-même qui suppliera le prince-régent de
proposer une pension pour lord Colchester.
Unedivision s'est manifestée entre les ministériels au sujet
du toast d'usage en faveur de la prééminence protestante. Au
moment d'assister au banquet où ce toast devait étre porté , il
a pris à M. Canning un scrupule de conscience. On a voulu négocier,
mais il a tenu bon, et voilà M. Canning partisan décidé
dela tolérance .
La tolérance pénètre jusque dans les cantons suisses . On sait.
quelles barrières s'élèvent , dans ce pays , entre les protestans
et les catholiques , et que de graves personnages trouvent bien
moins d'inconvéniens dans des liaisons furtives , qui ne blessent
que les moeurs , que dans de véritables mariages qui blesseraient
les décisions de quelques théologiens. Le petit canton de
Neuchâtel a réclamé le premier contre ce préjugé ; chose étrange
dans unpetit canton! Sa demande sera soumise à la prochaine
diète. Je n'espère point que l'on arrive tout d'un coup au résultat
que lebonsseennss indique; il faut plus de façon pour être
juste. Mais il y aura quelque tempérament , qquueellqquueetransaction
entre l'orgueil des sectes et le besoin des Etats. Dans ces
sortes de choses , le fin du fin , c'est de reconnaître le but , et
de le reculer .
-Le bruit court que la diète germanique s'ajournera au
1er juillet. Les politiques d'Allemagne sont très - embarassés
pour trouver une explication à cet événement. On dit que le
ministre d'Autriche , président de cette diète , doit se rendre
àParis.
Colonies.-C'est une étrange révolution que celle de Fernembuc;
rien ne s'y passe comme dans une révolution : point
de terreurs ni de méfiances . Le nouveau gouvernement n'est pas
une dictature. Son attitude est calme , ses proclamations sages .
Les employés gardent leurs emplois ; les relations des familles
ne sont point troublées. On dirait que ce pays n'a pas secoué
le joug , mais la laissé couler. Une chose remarquable , c'est
le nom de provincial qu'il se donne. Il aura donc un centre ;
il compte donc sur une confédération.
On assure qu'une révolution tout aussi pacifique vient d'avoir
lieu dans la province de Seera .
Par sa résolution du 11 février , le congrès des Etats-Unis
achargé son président de négocier , auprès du cabinet de Saint-
James , l'admission des nègres libres qui viendraient s'établir
volontairement , d'Amérique , dans la colonie de Sierra-Leone.
En cas de refus , le gouvernement des Etats- Unis fera les frais
d'un établissement de ce genre. Je doute fort que l'Angleterre
voie jamais de bon oeil ce pied à terre de l'Amérique, dans le
canton d'Afrique le plus riche et le plus fertile.
Les possessions anglaises , dans l'Inde , ont eu à souffrir des
incursions d'une tribu de sauvages qu'on nomme Pindarries.
Chassés du territoire de la compagnie ,ils se sont réfugiés , avec
leur butin, chez les Marattes où l'on a pris la détermination
de les poursuivre. Cet événement ne peut qu'amener des hostilités
. On sait les vieilles haines des Maraties contre les Anglais
, et la férocité de leur courage.
528 MERCURE DE FRANCE.
-L'article des Relations politiques ne sera rempli queparles
prétentions de l'abbé de St. -Gall; c'est dire qu'il sera court.
Ce souverain sans empire , a engagé la cour de Rome à redemander
sa couronne et le sceptre qu'il a perdus. Le gouvernement
de St. -Gall a dû témoigner quelque surprise qu'on réclamât
la souveraineté d'un Etat reconnu souverain par l'Europe
entière. La cause du cantonde St.-Gall est celle de tous
les autres cantons , puisqu'il est leur confédéré.
Procès marquans. -Philippe, le faux monnoyeur condamné
àmort par la cour prévôtale , s'est pendu danssaprison.
-On aaccqquiert tous les jours de nouvelles lumières sur la
acquier
conspiration de Lascy. 11 parait que cette conspiration avait
pourbut de changer lamonarchie espagnole enrépublique Ibérienne.
Lascy , condamné , vit encore; il est même traité avec
douceur. Mais la conspiration semble n'ètre pas encore entièrement
étouffée. On écrit de Barcelonne , que le général Milans
s'est établi dans les montagnes avec une troupe de mécontens
qui grossit tous les jours. On a vu des bandes armées vers les
frontières de l'Aragon et de la Catalogne. La garnison de Barcelone
a été renforcée. On fait le service de cette place comme
en temps de guerre.
Nouvelles diverses .- Un violent incendie a éclaté dans la ville
de Cadix.-Lord Wellington est parti de Paris, le g de ce
mois, pour Cambrai.-Madame Krudner quitte la Suisse.-En
Suède, les états du royaume ont perpétué par unemédaille le
souvenir du jour où le due de Sudermanie déposa aux pieds des
autels sa confession de foi et son serment de fidélité. Une députation
a offert cette médaille au prince royal.-Une ordonnance
royale du 9, dissout la garde nationale de Sens.-On s'occupe
beaucoup, en Angleterre, d'une femme étrangère qui s'estjetée
à la nage pour atteindre la côte. Elle parle et écrit dans un langage
inconnu ; elle n'entend ni le grec , ni le malais , ni le chinois
, ni l'arabe , ni le persan. Elle nage , elle fait des armes. On
soupçonne , du moins à ses traits , qu'elle est née en Circassie,
c'est-à-dire qu'elle est belle. Graves docteurs et petits-maîtres ,
tout s'empresse autour de l'étrangère. Voilà du moins une diversion
à la triste politique. Mais tout ceci me paraît sentir le
roman ou l'intrigue , et jjeene serais pas étonné que quelque
constable de mauvaise humeur ne vint mettre fin à l'aventure.
BÉNABEN.
TABLE.
Poésie; par M. de Norvins.- Fragmens d'un poëme sur
l'Islande.
Nouvelles littéraires.-Abrégédes Mémoires du marquis
deDangeau ( analyse) ; par M. A. Jay.
L'Ermite de Province. LesBéarnais; par M. Jouy.
Pensées détachées ; par M. B. de Constant.
Politique. Revue des Nouvelles de la Semaine; par
M. Bénaben.
Pag. 48
486
497
50g
523
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE,
MERCURE
ww
nmu
DE FRANCE.
SAMEDI 21 JUIN 1817 .
AVIS IMPORTANT.
Les personnes dont l'abonnement expire au 1er juillet,
sont invitées à le renouveler, si elles ne veulent pas
éprouver d'interruption dans l'envoi des numéros. L'époque
de l'expiration de l'abonnement est marquée sur
l'adresse.
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine. Le
prix de l'abonnement est de 14fr. pour trois mois , 27fr. pour six
mois , et 50 fr. pour l'année.
Les Livres , Gravures , etc., que l'on voudra faire annoncer dans le
MERCURE, les Poésies et Articles que l'on désirera y faire insérer , doivent
être adressés , francs de port , à M. LEFEBVRE , directeur du
Mercure deFrance, rue des Poitevins , no 14, près la place Saint-
André-des-Arcs .
Pour tout ce qui est relatif aux Abonnemens , il faut écrire , franc de
port, àL'ADMINISTRATION du MercuredeFrance, à lamême adresse.
Les bureaux sont ouverts tous les jours , depuis neuf heures du matin
jusqu'à six heures du soir.
m
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
TRADUCTION
DE L'ODE X DU 26. LIVRE D'HORACE .
Ad Q. Hirpinum.
Laisse , cher Quirinus , par de-là le Bosphore ,
Le Scythe réveiller les fureurs de Pallas ;
TOME 2 34
wwwwwww
530
MERCURE DE FRANCE.
Ne prends pas trop de soins pour une vie , hélas !
Que la tombe sitôt dévore !
Le Temps , d'un vol rapide , emporte nos beaux jours ;
La beauté brille et passe ; et d'ennuis absorbée ,
Bientôt la vieillesse courbée
Vient , chassant le sommeil et les joyeux amours .
Avec le printemps , meurt la rose passagère ;
Phoebé montre et tantôt cache son front d'argent;
Pourquoi , dans l'avenir , chercher, en t'affligeant ,
Des maux que la crainte exagère ? ...
Que n'allons -nous , parmi ces pins aux longs rameaux
(Tandis qu'une heure encor nous est abandonnée)
De fleurs la tête couronnée ,
Dans les flots d'un vin pur, boire l'oubli des maux !
Dans le coeur des mortels , Bacchus endort les peines.
Enfans , prenez la coupe et le vase écumeux .
Qui de vous plongera le Falerne fumeux
Dans les fraiches eaux des fontaines ?
Qui va chercher Lydie , au sourire charmant ? ...
Ah ! courez ! qu'elle vienne avec nous rire et boire ,
Sans oublier son luth d'ivoire ,
Et les cheveux , sans art , relevés mollement !
ww
EMILE DESCHAMPS .
ÉNIGME.
J'amuse la vieillesse
Autant que la jeunesse ,
Et puis dans le besoin servir au voyageur .
On sait que j'ai du coeur ,
Etl'on me voit combattre ;
Mais je n'ai de valeur
Qu'enme faisant bien battre.
(ParM. A. R.)
JUIN 1817 . 531
www
CHARADE .
De monpremier à mon dernier
Souventla distance est immense ;
Et l'Ottoman , dans sa vengeance ,
Ne se sert que de mon entier,
nwww
LOGOGRIPHE.
Avec cinq pieds mon sort n'est que trop déplorable ,
Rebut demon espèce et partout misérable ,
On m'accable de coups. Mets fin à mon malheur ,
Cher lecteur ,je t'en prie , arrache-moi le coeur.
Combien ma destinée est alors différente ,
Je deviens à l'instant une fleur charmante.
(Par M. F. B. , abonné.)
Mots de l'énigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est langue; celui de la charade ,
volage , et celui du logogriphe , gourmandise , où l'on
trouve Gordium ( ville ), raison , Diane , Maine (province
) , Rouen , amour , Marne , Darius , serin , nord ,
ours , rage , ange , sage , Dieu , Rome , orme , rose ,
Eure , Oise , Gard , geairaie , mars , eau , nom , air
qui , oie , ane et or.
34
552
MERCURE DE FRANCE .
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Tableau de la campagne d'automne , en 1813 , en
Allemagne , etc .; par un officier russe ( 1 ).
Je ne partage pas l'opinion de ceux qui pensent qu'il
est d'un faible intérêt de savoir le pays , le nom
d'un écrivain ignoré , pourvu que son ouvrage instruise
ou amuse : et , sans pousser aussi loin que le savant
bibliographe , M. Barbier , mes recherches sur les anonymes
et les pseudonymes , j'attache quelque importance
à connaître les motifs qui ont pu déterminer l'auteur
d'un ouvrage philosophique , religieux , historique,
littéraire ou critique , à dérober son nom aux lecteurs ,
soit en gardant l'anonyme , soit en signant des initiales
insignifiantes , soit enfin en s'enveloppant d'un manteau
étranger. J'aurais donc cherché , en respectant
toutefois l'incognito vis-à-vis du public , à soulever le
demi- voile qui me cachait l'homme de guerre , auteur
du Tableau dont je vais rendre compte; si déjà l'indiscrétion
de quelques amis ou prôneurs de ce même
écrivain , et la sagacité de plusieurs lecteurs familiarisés
avec son style et ses idées dogmatiques , ne m'eussent
révélé
. son nom , son pays et ses dieux,
Quand on a lu son livre , on ne saurait , au surplus ,
blâmer la réserve et la discrétion de M. le baron ***.
(1 ) Un vol. in-8º. Prix : 5 fr. , et 6 fr. par la poste. Paris , chea
Arthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille.
JUIN 1817 . 533
Une voix intérieure , et dont il ne pouvait étouffer
les accens , lui a sans doute conseillé de ne pas avouer
un ouvrage qui ramène naturellement à des souvenirs
pénibles envers son auteur : souvenirs bien capables
d'influencer l'opinion des lecteurs appelés à juger de la
véracité et de l'impartialité de ce dernier.
Fort heureusement pour lui , ou plutôt pour le succès
de son précis historique , notre tacticien cosmopolite
m'avait déjà donné , depuis la mémorable époque
qui l'a enlevé au service de. des gages d'une impartialité
d'autant plus méritoire à mon avis , que je ne
l'ai pas toujours rencontrée chez des écrivains qui se
disent Français , et que je n'aurais certainement pas pu
croire sur parole.
Cette considération m'empêchera de faire aucune réflexion
sur l'étrange vanité d'un militaire systématique,
empressé de publier une relation dans laquelle il croit
devoir s'attacher , avec une sorte de complaisance , à
démontrer que les opérations de la campagne de 1813
ont été d'une combinaison moins sage et moins positive
que celles dont il avait lui-même pris la peine de tracer
le plan : alors que dans les loisirs de l'armistice du
mois de juillet de cette année 1813 , il méditait le dessein
de porter chez les alliés , l'hommage de ses ressentimens
et les fruits de son expérience.
J'entre donc en matière sans aucun autre préambule.
Après un exposé succinct de la situation des armées
française et alliée en Allemagne , à la rupture de l'armistice
, le 10 août 1813 , notre officier russe , anonyme
, commence le récit des opérations : mais il ne
nous explique pas , d'une manière satisfaisante , les raisons
qui engagèrent les alliés à ne pas attendre que les
six jours qui devaient suivre la dénonciation de la reprise
des hostilités , fussent expirés. Si j'en dois croire
554 MERCURE DE FRANCE.
des renseignemens qui me sont venus d'assez bonne
part, les communications faites par certains transfuges
n'auraient pas peu contribué à cette infraction des usages
de la guerre . Ici , je ne reconnais pas la franchise
ordinaire de mon auteur , et ce n'est sûrement pas par
modestie qu'il a passé sous silence cette circonstance
remarquable. Quoi qu'il en soit , l'agression inopinée
des alliés força , comme on sait , les corps de l'armée
française qui occupaient la Silésie , à un mouvement rétrograde
, qui fut d'une grande influence sur les opérations
ultérieures de la campagne.
1
L'arrivée de Bonaparte sur le Bober , à Lowemberg ,
détermina la reprise de l'offensive sur l'armée de Blucher,
par les troisième , cinquième et onzième corps de
l'armée française. L'auteur passe légèrement sur les détails
de cette attaque brillante, et il y a encore beaucoup
d'inexactitude dans ce qu'il en relate , à l'occasion du
combat de Goldberg , qui fait beaucoup d'honneur au
général Lauriston , qui commandait ce jour-là les cinquième
et onzième corps réunis . M. le baron *** présente
une hauteur qui est à demi-lieue de la ville , et
qu'on nomme le Wolfsberg ( montagne des Loups ) ,
comme un village dont il fait déboucher des co-
Tonnes françaises que repousse , jusqu'à trois fois , la
cavalerie prussienne ( c'était le corps russe de Langeron ,
qui combattait de ce côté , et j'en parle comme témoin
oculaire ). Ceci n'est pas excusable pour un ancien topographe
de profession . L'attaque du Wolfsberg qui fut
emporté par les troupes du cinquième corps , et notamment
par la division Rochambeau , est un fait d'armes
honorable qui méritait d'être cité dans une relation où
tant d'autres faits sont à l'avantage des alliés. La désastreuse
bataille de la Katsbatch est rapportée avec
plus de vérité, et je serais tenté de croire que l'auteur y
JUIN 1817 . 535
:
assistait . Ses observations sur les dispositions des deux
généraux en chef m'ont paru judicieuses et assez fondées
. On ne lira pas sans intérêt ce qu'il dit du brave et
malheureux général Puthool.
La marche de la grande armée des alliés sur Dresde
fournit à notre officier russe l'occasion de nous apprendre
qu'il n'a pas dépendu du général Jomini que
cette ville fût occupée par l'ennemi avant le retour de
Bonaparte , accourant en toute hâte de la Silésie. Si
cette assertion est vraie , comme je n'ose pas la contester
à l'auteur, les généraux alliés auraient dû se
montrer , par la suite , plus disposés à mettre à profit
les utiles conseils de ce nouveau compagnon d'armes ;
mais il paraît , d'après notre auteur , que , dans le cours
de cette campagne d'automne , les avis du général Jomini
eurent le sort des prophéties de Cassandre , et
l'on ne remarquera point toutefois que l'obstination du
généralissime prince de Schwartzemberg àne pas écouter
ces avis , ait donné , aux opérations de la grande armée
alliée , un résultat funeste. Je n'ai pu me défendre , en
lisant les détails de la bataille de Leipsick , d'admirer
l'heureuse étoile de nos ennemis qui les conduit à la
victoire en dépit des ſautes dont les avertit charitablement
, et sans garder la moindre rancune , le grand
tacticien cité par l'officier russe .
En somme, à quelque inexactitude et omissions près ,
et sauf l'amertume de certaines réflexions , les détails
donnés par M. le général * * * sur cette campagne , à
jamais mémorable , sont vrais et bien exposés. Tout ce
qui concerne les batailles de Gross-Béeren et de Dennewitz
, est d'un militaire éclairé et d'un bon ohservateur.
Je n'avais pas lu jusqu'à présent dans aucune relation,
des détails aussi complets et aussi impartiaux sur
536 MERCURE DE FRANCE.
la retraite de l'armée française au-delà du Rhin , et
notamment sur la bataille de Hanau , dans laquelle
notre officier russe trouve beaucoup d'analogie avec
celle d la Bérézina .
<< Wrède , dit - il , avait formé le même projet que
« Cziczagow. Tous les deux espéraient fermer le
« passage à Napoléon , et forcer l'armée française à
<<mettre bas les armes ; tous les deux échouèrent et
« devaient échouer. A force égale, il est dangereux de
<< se placer sur l'unique ligne de retraite de l'ennemi ;
« le désespoir prête à ses efforts une vigueur difficile à
<< contenir , à plus forte raison ne doit-on pas songer
<< à une pareille manoeuvre , lorsqu'on est plus faible.
« Il faut observer cependant que Cziczagow est plus
<<< excusable ; il s'était couvert de la Bérézina , rivière
<<difficile à passer , et qui lui permettait d'espérer que
« cet obstacle naturel arrêterait l'ennemi. Wrède , au
« contraire , n'avait devant lui aucune barrière qui put
« justifier sa témérité.
L'auteur raconte ensuite les événemens qui se passèrent
depuis la bataille de Leipsick , au nord de l'Allemagne
, à Dresde où Bonaparte avait laissé lemaréchal
Gouvion-Saint- Cyr abandonné à lui-même avecle faible
corps d'armée qu'il commandait, et devant les forteresses
que les alliés avaient laissées derrière eux . L'armée
de Saint- Cyr devait retourner en France , sous condition
de ne pas servir de six mois contre les alliés. Le
prince de Schwartzemberg ne jugea pas à propos de ratifier
cette capitulation. On proposa alors au maréchal
français , qui était déjà en marche pour gagner le Rhin ,
de rentrer dans Dresde ; mais Saint-Cyr sentit parfaitement
tout ce que cette offre avaitd'illusoire, et il préféra
de se rendre prisonnier avec tous les siens . Ils
furent conduits dans les Etats autrichiens .
JUIN 1817 . 537
M. le baron *** termine son récit par des réflexions
dont je vais soumettre quelques-unes au jugement de
nos lecteurs elles rappelleront sans doute aux mil-'
taires l'écrivain qui a publié le traité des grandes opérations
de la guerre.
« Il faut avouer que , depuis vingt ans , les Français
<< n'avaient eu des armées aussi formidables à com-
<< battre , soit pour le nombre soit par l'esprit dont elles
<<étaient animées. L'enthousiasme qui échauffa les pre-
« miers à l'aurore de la révolution , avait passé dans
« l'âme des Russes et des Allemands ; ils aient pris les
<< armes pour leur indépendance , et venger l'honneur
« de leur nation: de tels soldats devaient être invin-
<«<cibles.
« Toutes ses manoeuvres (celles de Bonaparte ) portent
« un caractère d'irrésolution et de tâtonnement qui
<< étonne d'autant plus , que l'audace et l'activité étaient
« ses qualités distinctives ; il se laisse enlever partout
« l'initiative des mouvemens , il ne profite pas des
« avantages que sa position centrale lui procure , et ne
« rachète ses fautes par aucune de ces belles combinai-
<< sons qui font la gloire d'un général , et auxquelles il
« dut lui-même sa célébrité et la couronne impériale.
« C'est surtout dans les mouvemens préparatoires de la
<<bataille de Leipsick , depuis son départ de Dresde
« jusqu'à la journée du 16 octobre , qu'il est inexcu-
<< sable. Un général secrétement dévoué à la cause des
<< alliés n'aurait pas mieux agi en leur faveur. Ceux
« qui ne connaîtraient de lui que la campagne d'au-
<< tomne de 1813 , pourraient avec raison douter de ses
« grands talens militaires , et le ranger dans la classe
<< des Daun , des Soubise et des Cobourg. On dirait
« que son génie militaire se trouvait enchaîné par un
538 MERCURE DE FRANCE .
«pouvoir supérieur devant lequel il se trouvait obligé
<<de ployer. C'est de lui sur-tout que l'on pourrait dire
« dans cette circonstance , que Dieu a daigné sur lui
«Répandre cet esprit d'imprudence et d'erreur ,
«De la chute des rois , funeste avant-coureur.>>>
Ala suite de son précis , et en forme d'appendix ,
M. le baron *** donne l'extrait du plan tracé par lui,
pour les opérations des alliés à la rupture de l'armistice;
plan dont j'ai déjà parlé au commencement de cet
article . L'ouvrage est orné en outre du plan topographique
de la bataille de Leipsick , fort exact et parfaitement
litographié , par MM. Darmet et Engelmann.
La légende de ce plan , et quatre tableaux de situation
des armées française et alliée , à la rupture de l'armistice
, et devant Leipsick , se trouvent à la fin du précis
historique. On reconnaîtra sans peine dans ces détails
utiles , l'exactitude et l'expérience d'un officier qui a
étéà la tête de l'état-major d'un corps d'armée .
Le général TH . В ** .
nmmmm
ELÉGIES ; par M***. Chez Delaunay , libraire , Palais-
Royal , galerie de bois , n. 243 .
1
On ne lit plus de vers ; est-ce la faute de nos poètes modernes
?Je ne le pense pas. Si nous n'avons plus de Molière
, de Racine , de Boileau , de Voltaire, ilnous reste ,
en poésie , des talens au moins égaux à ceux qui , dans
le siècle dernier , se sont acquis , au second rang , une
juste et brillante réputation : il est même un genre ,
l'élégie, où quelques poëtes contemporains , devenus des
modèles , n'ont de rivaux que dans l'antiquité : c'est de
nos jours , et de nos jours seulement que la France a
JUIN 1817 . 539
compté des Tibule : Parny , Bertin , aux noms desquels
je ne balance pas à associer celui de Mad. Dufresnoy ,
nous ont rendu l'élégie antique embellie des charmes de
la pudeur qu'ont trop souvent dédaignés les écrivains
de Rome et de la Grèce. On ne lit plus de vers , par la
raison que les grandes questions politiques dont la
France est occupée depuis trente ans , ne peuvent se
discuter qu'en prose , et que les accords de la lyre ont
peineà se faire entendre à des oreilles durcies par le
bruit du canon. Mais le calme renaîtra , la liberté publique
, fondée au milieu des tempêtes , s'élevera sous
l'abri du trône qui ne saurait avoir d'autre base , et nos
lauriers , frappés de la foudre , refleuriront sur la terre
natale de la gloire et des arts .
Je le répète , les talens existent , toutes les branches
de la littérature sont cultivées avec un soin égal; et si
la poésie a moins d'éclat , c'est qu'elle a besoin d'un
ciel plus pur , d'une température plus douce.
Plus étrangère aux moeurs et à l'esprit du siècle turbulent
où nous vivons , la muse élégiaque n'est pourtant
pas celle qui a reçu le moins d'hommages . Plusieurs
écrivains ( parmi lesquels on distingue MM. Legouvé ,
Millevoie, Treneuil , mesdames Babois et d'Hautpoult ) ,
se sont fait remarquer dans une espèce de composition
qui demande plus de grâce que de force, plus de sensibilité
que d'imagination. Onvoit que je n'admets point
dans ce genre les distinctions d'élégies héroïques , historiques
, religieuses , dramatiques , amoureuses , au
moyen desquelles en ouvrant à la poésie élégiaque un
champ sans limites, l'auteur de quelques vers langoureux
peut se croire en droit d'aller prendre rang parmi les
Simonide , les Sophocle , les Milton ou les Rousseau .
Quoi qu'on en puisse dire , un psaume, une hymne, un
cantique , un choeur de tragédie , un chant national ,
540 MERCURE DE FRANCE.
n'est point une élégie. J'appelle de cenom un petit
poëme où domine un sentiment tendre et mélancolique,
où le coeur dicte les vers que le poëte soupire , et dont
quelques accens héroïques ne doivent que bien rarement
interrompre la douce uniformité. Je ne prétends
pas que ce poëme ne doive se composer que de chants
d'amour ( les vers de Voltaire sur la mort de mademoiselle
Le Couvreur; ceux de La Fontaine adressés aux
nymphes de Vaux, sont peut-être les chefs - d'oeuvre
du genre ) ; mais je pense que cette passion, si facile à
s'exalter , si riche de transports, de regrets , de souvenirs
et d'espérances , est celle qui fournit à la lyre
élégiaque ses accords les plus ravissans et ces inspirations
où la mélancolie est le plus doux charme de la
volupté.
L'expression des sentimens héroïques ne convient
pas mieux à l'élégie que la peinture de ces vertus paisibles
, de ce bonheur domestique où la morale aime à
puiser ses leçons et ses exemples.
Je ne dirai point , avec Ovide , que le plaisirfinit où
le devoir commence: mais je dirai qu'on regarde sans intérêt
, à moins d'en être l'armateur , un navire à l'ancre
dansun bonport, et qu'on court en foule au rivage pour
y voir un vaisseau qui se débat contre la tempête. C'est
à cette disposition générale de l'esprit humain qu'il
faut s'en prendre du peu de succès qu'ont obtenu les
élégies de M. de la Bouisse , dont le talent agréable et
facile aurait obtenu plus de justice si l'on avait moins
d'estime pour sa personne. Une fois bien informé par
lui -même de la légitimité de ses vues sur Eléonore ,
de l'accomplissement de ses voeux , de sa félicité conjugale
et de l'heureuse fécondité de son épouse , on est
tranquille sur son sort , et l'on détourne ses regards avec
envie du couple heureux qui n'a plus à désirer , après
JUIN 1817 . 541
une vie aussi pure , qu'une mort aussi douce que celle
de Philémon et Baucis.
L'auteur anonyme de l'ouvrage que le hasard a fait
tomber entre mes mains , est moins irréprochable que
M. de la Bouisse sous le rapport des moeurs ; ses amours
sont moins légitimes , et sa Fanny, avec toutes les qualités
et tous les défauts de son sexe , fait , tour- a-tour,
l'espérance , le désespoir , la félicité et le supplice de
son amant : pour peu que cet amant soit poëte, l'élégie
va couler de sa plume , telle que Boileau l'a décrite,
telle que Tibule , Properce et Parny l'ont faite :
Elle peint , des amans , la joie et la tristesse ,
Flatte , menace , irrite , apaise une maîtresse .
La marche naturelle de la passion et du sentimentest
bien gradué dans les trois livres dont se compose ce
recueil d'Elégies. L'auteur , après avoir embelli du nom
d'amour ,
Les goûts passagers du bel âge ,
Renonce à la tendresse avant d'avoir aimé.
Mais le vide de son coeur ne tarde pas à se faire sentir ;
mais
C'en est fait , son heure est venue ,
L'image d'un nouveau bonheur
Agite son âme éperdue.
Il voit Fanny , il aime ; mais cet objet charmant échappe
à peine à l'enfance ; amant plus tendre encore que passionné
, il ne hâte pas l'instant de son bonheur , et ne
veut devoir qu'à l'amour un triomphe qu'il pourrait
obtenir de la séduction ..... Ces doux combats de l'amour
contre lui-même; sa victoire , son ivresse , ses transports ,
son enchantement et ses premières inquiétudes , sont les
sujets du premier livre .
On trouve , dans le second, des reproches , des in
542 MERCURE DE FRANCE.
constances , des raccommodemens, un projet d'hymen ,
aussitôt abandonné que conçu ; le départ de Fanny,
les plaintes de son amant et ses projets de retraite.
Le troisième livre est consacré en partie aux souvenirs
d'un bonheur passé , au regret des plus douces
illusions ; mais Fanny revient belle de sa tristesse et de
son repentir :
Revenez encor les charmer ,
Doux souvenirs , tendre faiblesse ;
Pourquoi ne pas aimer
Ce qu'on promit d'aimer sans cesse ?
L'amour , comme le temps , est un fleuve qu'on ne
remonte pas ; nos amans s'en aperçoivent, et le plus
sincère a la bonne foi d'en convenir :
C'en est donc fait , dit - il ; plus d'erreur qui m'enchante ,
Plus de rêve amoureux , d'illusion touchante !
Dans mon coeur qui les rappelait ,
S'éteint , trop faible , hélás ! leur prestige infidèle :
Telle s'éclipse une pâle étincelle
Sous la main qui la ranimalt.
En rendant compte de ce recueil dont l'auteur m'est
tout-à-fait inconnu , j'ai cédé au besoin que j'éprouve
de louer ce qui me paraît digne d'éloges , sans craindre
l'influence des préventions personnelles ou des considérations
particulières qui dictent trop souvent la louange
ou la critique.
Le style de ces élégies , auquel on peut reprocher
un abandon quelquefois trop voisin de la négligence , a
néanmoins , dans sa contexture générale , les qualités les
plus essentielles à ce genre de poésie : il est simple ,
facile , touchant et gracieux ; quelques citations, prises
au hasard , mettront le lecteur à portée de confirmer ou
de réformer ce jugement.
JUIN 1817 . 543
L'auteur parle du changement qu'un sentiment nouveau
apporte dans le caractère de la jeune Fanny :
Elle fuit les jeux de son âge ;
Elle s'éloigne sans dessein:
Le plus innocent badinage
Agite les lis de son sein ,
Et colore son doux visage.
Pour elle , tout est sérieux ;
Plus de gaîté , d'enfantillage :
Elle aime , tout change à ses yeux.
L'étude , à son esprit si chère ,
Pour elle n'a plus de plaisirs :
Les arts ne peuvent la distraire,
Et ses goûts font place aux désirs.
Dans les vers de la dixième élégie , intitulée la Nuit
d'Hiver , on reconnaît un élève de Parny :
Plus adroit , plus hardi , de détours en détours ,
Je remonte sans bruit , retenant mon haleine ,
Vers l'asile secret où souvent nos amours ,
Par les noeuds du plaisir , ont resserré leur chaîne :
Bientôt tu me rejoins , palpitante d'effroi ;
Craignant ce rendez-vous , blámant notre imprudence ,
Et cependant ton coeur m'approuvait en silence ,
Et cependant ta main me retient près de toi,
Ce dernier mouvement est plein de grâce et d'abandon
, mais l'amant d'Eléonore avait dit avant celui de
Fanny :
Et cependant tu prononçais sans cesse
Ce mot d'amour qui causait ton effroi ;
Et cependant ta main , avec tendresse ,
Pressait la mienne et demandait ma foi.
Cette imitation de Catulle est plus heureuse :
Cède , ô ma bien aimée ! aux feux que tu fais naître ;
En vain tu combattrais , l'Amour serait le maître :
Ne lui dispute point des momens aussi courts ;
Bientôt les longues nuits feront place aux longs jours:
544
MERCURE DE FRANCE.
Accorde-les à ma tendresse ,
Mettons à profit la jeunesse.
Il s'écoule sitôt l'âge heureux des amours !
Les paisibles gémeaux chasseront la froidure,
Et des échos muets ranimeront la voix ;
Une couronne de verdure
Rajeunira le front des bois;
Tout renaîtra dans la nature :
Bravant les outrages du temps ,
Les champs reprendront leur parure ,
Mais nos jours n'auront qu'un printemps.
Je ne sais pourquoi l'auteur a placé entre deux élégies
amoureuses , une épître au docteur Alibert. Des mauvais
plaisans pourraient y trouver un prétexte de gaîté.
Je lis cette épître , et j'y trouve l'occasion d'un nouvel
éloge. Cette pièce de vers est , sans contredit , la meilleure
de ce recueil , et je ne connais point de poètes qui
désavouassent les vers suivans , aussi remarquables par
la pensée que par l'expression . Après avoir loué, dans
la personne du docteur Alibert , le savant infatigable,
le médecin habile , l'homme de lettres distingué , l'auteur
de l'épître le signale à la reconnaissance publique
pour des travaux que le plus saint amour de l'humanité
a seul pu faire entreprendre :
Il faut d'autres travaux à ton âme féconde;
Il faut qu'un grand dessein à son ardeur réponde ;
Il lui faut des dangers qu'elle puisse braver,
Des larmes à tarir , des jours à conserver .
O sainte humanité ! j'admire ici ton zèle .
Il est des maux affreux qu'à son peuple rebelle
Ajadis infligé le dieu de Benjamin ,
Qu'on pourrait délaisser sans paraître inhumain ,
Qui , lassant la pitié , détruisant l'espérance ,
A l'oubli des tombeaux condamnent l'existence :
La terre en ſuit l'aspect , et tu veilles sur eux ;
Ton oeil ose percer leurs voiles dangereux.
La nature frémit , mais la science observe.
Couvre de ton égide , ô divine Minerve ! "
JUIN 1817 . 545
Odéesse des arts , ce mortel généreux !
Qu'il vive pour léguer à nos derniers neveux
Ce dépôt immortel , ce lumineux ouvrage ,
Digne fruit du talent , des arts et du courage (1 ) .
TMBRE
Quel plus noble et plus rare emploi de la poésie , que
d'en consacrer le don précieux à la louange des bienfaiteurs
de l'humanité !
ROYAN
5
C.
BEINE
mmmm
JOUY.
Correspondance sur les Romans
: province.
, avec une amie de
Calmez vos inquiétudes , mon amie , je suis entièrement
rétablie et fort disposée à me dédommager du long
silence dont vous avez la bonté de vous plaindre : rien
ne me plaît autant que mes causeries avec vous ; étrangère
à toute espèce de prétentions , j'aime à laisser
courir ma plume sans art et sans calcul ; je vous sais
gré d'approuver ma franchise , et si par hasard nous ne
sommes pas toujours d'accord sur le plus ou moins de
mérite des ouvrages nouveaux , je suis certaine que
nous ne différerons jamais de sentimens sur des points
essentiels ; nous en avons plus d'une fois acquis la
preuve lorsque, rapprochées l'une de l'autre, nous pouvions
penser tout haut : mais hélas ! mon amie , ne
yous apercevez-vous pas que ces doux épanchemens de
l'âme perdent une grande partie de leur charme à mesure
qu'on vieillit. Dans la jeunesse , abusé par sa propre
innocence , on juge tous les coeurs d'après le sien ;
(1) Ces vers font allusion aux deux ouvrages sur les Maladies
de la peau et sur la Nosologie naturelle que le docteur Alibert
apubliés .
35
546 MERCURE DE FRANCE .
on croit à l'amitié , au dévouement , aux sentimens no
bles et désintéressés ; on pare la nature humaine de
toutes les vertus que l'on possède ; cette douce illusion
embellit le présent et l'avenir , la confiance alors est
un bonheur , on n'a que du bien à dire , on ignore et
la méfiance et les mécomptes , on aime avec dévouement
parce qu'on se croit aimé de même , et la vie
n'est qu'un joli rêve à cette époque ; malheureusement
l'expérience , j'ai pensé dire la désespérante expérience,
détruit chaque jour une trop douce erreur ; vous finissez
par connaître les hommes tels qu'ils sont , non tels
que vous vous les figuriez. Cette triste découverte une
fois faite , on isole sa pensée comme on aime à s'isoler
soi-même ; n'ayant plus rien à dire sur des chimères ,
on se taît sur la réalité , et l'on devient silencieux et misanthrope
... Mais , mon dieu , lorsque j'ai à vous parler
de tant d'ouvrages nouveaux, pourquoi donc est-ceque
je m'avise de moraliser ! pardonnez-moi cette petite
digression , et revenons à un sujet plus gai .
En vous annonçant l'ouvrage de madame la comtesse
de Genlis , intitulé les Tableaux (1 ) , de M. le comte
de Forbin , je vous félicite du plaisir que vous aurez à le
lire , et je me réjouis de rendre hommage au grand
talent de l'auteur dont tout notre sexe doit être fier.
Vous retrouverez dans Inès de Castro , un style élégant
et pur , des nuances fines et délicates , un tact toujours
sûr , la profonde connaissance des sentimens du coeur ;
(1) Ou laMortde Pline l'Ancien , et Inès de Castro , nouvelles
historiques; par madame la comtesse de Genlis. Un vol. in-80 .
Prix : 5 fr. Chez Maradan , libraire , rue Guénégaud, n. g ; et
chez P. Mongie , l'ainé , boulevard Poissonnière , n. 18.
JUIN 1817 . 547
enun mot tout le mérite et tout le charme qui caractérisent
les ouvrages de madame de Genlis . S'il est vrai,
comme le disent quelques personnes , qu'il y ait des
défauts dans cet ouvrage , je n'oserais jamais me permettre
de les relever ; il m'est trop doux d'admirer le
talent de l'auteur ; d'ailleurs sa grande supériorité m'impose
; je sens qu'il ne m'appartient point de le censurer
, et je garderais le silence si je ne devais le louer.
Si vous n'avez pas encore lu les Puritains d'Ecosse ( 1 ) ,
hâtez-vous , ma chère amie , de vous procurer cet interessant
et singulier roman..... Roman ! je ne sais trop si
ce nomlui convient, car malheureusement rien n'est plus
historique que les détails , les tableaux , les caractères
tracés dans cet ouvrage , et plus malheureusement
encore personne n'est en état d'en apprécier la vérité
mieux que nous autres Français , à peine échappés aux
orages de la révolution .
La scène commence vers la fin du règne de Charles II,
continue sous Jacques II , dernier roi de la famille des
Stuarts , et se termine peu de temps après l'avénement
de Guillaume , prince d'Orange , au trône d'Angleterre
.
Sans entrer dans le détail de tous les événemens politiques
qui ont amené la chute des Stuarts , l'auteur a
voulu peindre les maux épouvantables qu'enfantent le
fanatisme , l'intolérance et l'esprit de parti : cette
époque servait parfaitement son dessein.
(1) Et le Nain mystérieux , conte de mon Hôte , traduit de
l'anglais . Quatre vol. in-12. Prix : g fr. , et 11 fr. 25 c. parla poste.
Chez H. Nicole , à la librairie stéréotype , rue de Seine , n. 12 ;
et chez P. Mongie l'ainé , boulevard Poissonnière , n. 18.
35.
548 MERCURE DE FRANCE .
On sait que Charles II et son successeur , plus zélés catholiques
que politiques habiles , oubliant les promesses
qu'ils avaient faites enremontant sur le trône, après la
mort de Cromwel , perdirent de nouveau la couronne
pour avoir attaqué la liberté de conscience et les droits
du peuple. Mal conseillés , ils entreprirent de convertir
par la force , par les dragonades , par les supplices ,
quelques presbytériens fanatiques , connus sous le nom
de Puritains , et dont les principes républicains paraissaient
menacer la sûreté du trône .
Ce fut une graude faute de les persécuter comme
secte , tandis qu'on pouvait les punir comme sujets rebelles
: la persécution produisit son effet ordinaire , elle
redoubla le fanatisme : le puritanisme eut ses martyrs ,
chacun redouta qu'on ne lui demandât compte de ses
opinions religieuses ; les mécontens (et il en existe toujours
sous les meilleurs gouvernemens ) , profitèrent de
la circonstance pour semer des alarmes , exagérer les
dangers , fomenter les haines , réveiller des souvenirs ,
ranimer des espérances ; bientôt une secte faible à sa
naissance , méprisable par ses élémens , destinée à
périr dès son berceau , si l'on n'avait pas paru s'apercevoir
de son existence , devint le prétexte de toutes les
oppositions , de toutes les réclamations , de toutes les
révoltes , et le centre autour duquel se réunirent les
factions opposées aux Stuarts : bientôt tous les protestans
devinrent les ennemis d'une famille qui paraissait
vouloir les sacrifier aux catholiques , minorité évidente
de la nation. Dès lorsla cause des Stuarts fut perdue ,
car on ne se maintient sur le trône qu'en s'appuyaut
sur la majorité ; en vain ils firent de tardives concessions
, de nouvelles promesses ; on ne leur sut aucun
JUIN 1817 . 549
gré des premières , on ne crut point aux secondes ; les
protestans conservèrent , ou feignirent de conserver
leurs craintes ; ils réclamèrent plus haut que jamais des
droits qu'on ne leur refusait plus , et appelèrent enfin
le prince d'Orange , pour les soustraire à une persécution
qui n'existait pas : Guillaume parut et fut proclamé
comme libérateur de la nation , comme restaurateur
de ses droits , et Jacques II fut obligé de chercher un
asile en France . Malgré les soins de Guillaume , une
réaction eut lieu , et la persécution changeant d'objet
avec les circonstances , s'exerça contre les catholiques .
Alors se forma une de ces alliances monstrueuses
qu'enfautent les révolutions : les catholiques et les protestans
royalistes , les partisans des Stuarts et les puritains
républicains se réunirent pour rétablir la famille
expulsée , sauf à débattre leurs intérêts respectifs après
le succès ; mais ce parti composé d'élémens hétérogènes
, succomba bientôt , la majoritél'emporta, comme
cela devait nécessairement arriver ; les espérances des
Stuarts furent à jamais détruites , et le pouvoir de Guillaume
s'affermit , parce qu'il eut le bon esprit de gouverner
conformément à l'esprit du siècle et au voeu général
de la nation. Nous avons sous les yeux un grand
et noble exemple de ce que peut faire un sage monarque
, après les malheurs d'une longue révolution ,
pour cicatriser les plaies de la patrie , et réunir les esprits
divisés , en sacrifiant même ses intérêts particuliers
à la prospérité publique . :
Tous les événemens décrits dans ce roman eurent
lieu pendant la courte période de cinq à six ans : aucune
époque ne pouvait être plus favorable aux vues de
l'auteur , ni lui fournir autant de moyens de dévelop-
1
550 MERCURE DE FRANCE .
per une grande variété de caractères , de contrastes
piquans ; de peindre sans invraisemblance ces vicissitudes
qui naissent d'un changement brusque dans le
gouvernement ; d'offrir des portraits dont vous croirez
souvent reconnaître les originaux , parce que vous en avez
vu des copies . L'auteur a tiré habilement parti de son
sujet , et donne d'excellentes leçons ; tout ce que le fanatisme
religieux et politique , tout ce qu'une absurde
intolérance peuvent enfanter de maux , est peint avec
une énergie , une originalité remarquable , et sur-tout
avec une impartialité qui fait d'autant plus d'honneur
au caractère de l'auteur , qu'elle devient plus rare
chaque jour . Presbyteriens modérés , puritains fana
tiques , républicains , royalistes , jacobites , orangistes ,
girouettes , il passe tout en revue , et peint chacun par
des traits caractéristiques. On voit qu'il s'est plu à tracer
le portrait du jeune Morton héros du roman , et d'un
certain lord Evendale , son rival en amour comme en
générosité : ce sont deux hommes rares , trop rares et
trop également parfaits peut-être , car on est embar-
-rassé de choisir entre les deux rivaux : c'est un défaut
de composition , défaut bien léger que je reproche à
l'auteur , afin de pouvoir exercer mes fonctions de critique.
Je ne vous ferai point l'extrait de ce roman, dont le
plan et la marche sont très-simples : les épisodes , les
portraits , les incidens variés , mais toujours vraisemblables
, en font le plus grand charme , et ne sont pas susceptibles
d'analyse ; la traduction laisse quelque chose
à désirer , cependant elle est empreinte de la couleur
locale , on la lit avec beaucoup d'intérêt .
L'auteur des Puritains m'a fait tant de plaisir que je
JUIN 1817 . 551
voudrais bien ne pas lui causer de chagrin ; mais plus
je l'ai loué pour un excellent ouvrage , plus je dois le
blamer d'en avoir fait un très-médiocre , le Nain mystérieux
, imprimé à la suite des Puritains Ecossais. On
y trouve sans doute encore de l'esprit , de l'originalité ,
des détails agréables ; mais un plan défectueux , des
invraisemblances trop fortes , et un fréquent de faut de
goût défigurent cette nouvelle , qui fort heureusement
est très-courte.
Bon dieu que de politique dans cette lettre ! moi
qui ne voulais jamais en parler ; mais que voulez-vous ?
il fallait bien vous rendre compte du roman nouveau !
Occupons-nous maintenant d'un ouvrage que vous.
ne devez pas négliger, parce qu'il sera utile et agréable
aux enfans que vous chérissez et que vous élevez avec
tant de soins et de succès . Les Annales de la Jeunesse (1)
sont présentement rédigées par de nouveaux collaborateurs
dont les talens , avantageusemens connus , garantissent
que l'instruction et l'amusement seront toujours
réunis dans leurs ouvrages. M. Bouilly est depuis
long-temps en possession de charmer les enfans ; il continue
de leur donner de fort bonnes leçons dans de
jolies historiettes , que les mères approuvent toujours.
M. de Rougemont , dans un conte de fée très-agréable ,
trouve le moyen de mettre à la portée de ses jeunes lec-
(1) Rédigées par MM. J. N. Bouilly, de Rougemontet Lefebvre
, et publiées en une livraison de six feuilles in- 12 , chaque
mois. Prix de la souscription : 10 fr . pour trois mois , 19 fr .
pour six mois , 36 fr. pour un an. Une jolie gravure est jointe à
chaque livraison. Au bureau des Annales, chez Foulon et compagnie
, libraires , rue des Francs-Bourgeois Saint- Michel , n. 3;
et chez P. Mongie l'aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
553 MERCURE DE FRANCE .
teurs de sages préceptes de morale dont les parens peuvent
profiter ; et M. Lefebvre a eu , selon moi , une bien
heureuse idée , qu'il exécute avec tout l'esprit qui le
distingue. Il retrace l'enfance des hommes célèbres ançiens
et modernes; il a déjà parlé d'Alexandre , de
Drouais , de Démosthène , de Mozart , et ces tableaux
sont faits avec une précision , une clarté , une grâce et
une facilité qui les rendent pour tout le monde une
agréable lecture. Les enfans s'occuperont avec bien plus
de fruit et de plaisir, de l'étude de l'histoire , lorsqu'ils
connaîtront déjà l'enfance des grands hommes qu'ils y
verront figurer. Jugez , ma chère amie , s'il vous est
possible de ne pas vous abonner , lorsque trois raisons
vous y engagent ; moi qui n'ai pas d'enfans , je lis cet
ouvrage avec grand plaisir ; conseillez-le à vos voisines ,
et faites sentir aux bonnes mères qu'elles doivent au
plus tôt le donner à leurs enfans.
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BEAUX - ARTS .
ww
1
SALON DE 1817.
Je traversais le Palais-Royal , m'acheminant vers la
salle d'exposition des ouvrages de sculpture , lorsque je
rencontrai Léonard qui s'y rendait comme moi ; iln'était
pas encore dix heures , nous nous assimes pour reprendre
l'entretien de la veille .
Je trouve , lui dis-je , quelque chose de plus positif
dans la sculpture que dans la peinture ; on est moins
seul avec une statue qu'avec un portrait , et l'imagination
, en présence de Galatée , peut aller jusqu'à concevoir
le délire de Pygmalion . Il n'y a pas de degré dans
JUIN 1817 . 553
l'impossible ; pourquoi donc l'esprit se prête-t- il plus
facilement à l'idée d'animer le marbre que la toile?
C'est que , dans le premier cas , le prodige est en quelque
sorte commencé : déjà l'image est en relief; les
formes sont réelles ; pour achever de leur donner la vie ,
il ne manque plus qu'une étincelle du feu céleste. De ce
que cet art est peut-être plus près de la nature , n'en
doit-on pas conclure qu'il offre , par cela même , moins
dedifficulté; pour moi je m'en tiens à la décision de cet
aveugle de naissance à qui l'on présentait son portrait et
son buste : il tâta celui - ci et en apprécia très - bien
le travail et la ressemblance ; mais quand on l'assura
que les mêmes traits , nuancés des couleurs que la nature
leur donne , se trouvaient aussi sur ce carré de toile
où sa main ne trouvait qu'une surface plane , sans le
moindre relief , il prononça , ce me semble judicieusement
, qu'en supposant l'imitation également parfaite ,
l'art le plus difficile devait être celui où tout était prestige.
Cette question , que je me permets de décider sans
égard aux autorités respectables qu'on peut m'opposer ,
sans répondre aux nombreuses objections qu'on peut
m'adresser , me conduirait , pour peu quej'eusse un livre
à faire sur ce sujet, à rechercher lequel de ces deux arts
a précédé l'autre , et celui anquel les anciens attachaient
un plus haut degré d'estime ; j'arriverais , je crois , à
prouver que les temps héroïques où l'on place les Prométhée
, les Dédale , les Pygmalion , auxquels on fait
remonter l'origine de la sculpture , sont antérieurs aux
siècles historiques où fleurissaient les premiers peintres
dont il soit fait mention dans l'histoire , les Gigès , les
Enchir , les Burlaque , et que néanmoins la mème cé
lébrité s'attachait en Grèce aux noms des Lysipe , des
Phydias , des Praxitèle et à ceux des Zeuxis , des
Apelles et des Protogènes ; mais une pareille dissertation
me ramènerait trop lentement à l'objet spécial qui
nous occupe. Je me contenterai d'une seule observation
générale qui trouve ici son application particulière : on
a souvent répété que ces deux arts , la peinture et la
sculpture , ont une destinée à-peu-près semblable dans
leur décadence et dans leurs progrès ; l'époque actuelle
me semble démentir en partie cette assertion : notre
,
554 MERCURE DE FRANCE .
école en peinture est aujourd'hui , sans aucune comparaison
, la première de l'Europe ; mais je ne pense pas
que nous puissions également nous prévaloir du nombre
et de la supériorité de nos artistes , pour réelamer la
prééminence dans l'art de la sculpture.-Rien cependant
n'est plus vrai , et pour vous en convaincre , examinez
les bas-reliefs exécutés au Louvre depuis quelques années
; et si le préjugé ne vous aveugle pas , vous conviendrez
que , sous beaucoup de rapports , le ciseau de
Cartelier , de Chaudet , de Le Mot , de Moitte et de
Roland n'est point inférieur à celui de Jean Goujon.
Comparez ces ouvrages avec la sculpture monumentale
exécutée sous Louis XV , et vous serez forcé de reconnaître
que nos statuaires actuels ne ressemblent pas plus
à Le Moine ( l'auteur du Tombeau du Cardinal de
Fleury ) que David , Gérard , Girodet , Gros et Guérin
ne ressemblent à Carle-Vanloo et à Boucher.
En bien comme en mal , tous les arts qui ont le dessin
pour base , suivent la même direction , et la forme
d'une pièce d'orfévrerie sera toujours plus parfaite au
temps où l'on dessinera le mieux. Les artistes du même
temps ont nécessairement de fréquens rapports entre
eux; ils discutent ensemble le système d'étude qu'ils
adoptent , et si quelques-uns obtiennent de la célébrité
en suivant une voie particulière , tous veulent y entrer
dans l'espoir d'obtenir le même succès .
Voyezsi , au temps de la décadence des arts en Italie ,
le Bernini , qui passait pour le premier statuaire de l'époque
, ne drapait pas comme le Carle Maratte , et si
le Boromini , dans son architecture , ne s'éloignait pas
dans le même sens , de la noble simplicité des formes
adoptées par les anciens ?
-Cependant , répondis-je , vous ne pouvez nier que
nos premiers peintres ne soient plus estimés dans l'étrangerqquue
nos statuaires.-Cela tient peut-être à ce
que leurs tableaux y sont connus par la gravure ; au
reste , je ne veux point établir de comparaison entre les
individus , mais seulement entre les arts qui sont de
mème origine.
Il peut arriver sans doute qu'il y ait à certaines époques
, dans un art plutôt que dans un autre , un homme
d'un talent transcendant. Sous Louis XIV , le premier
des artistes était sans contredit le Pujet. La nature n'est
JUIN 1817 . 555
pas obligée de produire dans une forêt , à côté d'un
chêne d'une élévation prodigieuse , des sapins de la
méme hauteur ; mais ne jugez jamais les hommes sur
leur réputation contemporaine , même à l'étranger ;
n'oubliez pas que le Dominicain eût de son temps bien
moins de réputation que le Guide , et que notre Pujet
fut réputé inférieur aux Coustou ; n'oubliez pas non
plus qu'un ministre des arts , comme on en a vu beaucoup
en France , qui n'estimait que le mérite étranger ,
fit venir à grands frais le Bernini , pour faire à Versailles
une mauvaise statue équestre qu'on a été obligé de reléguer
à l'extrémité de la pièce d'eau des Suisses...
Dix heures venaient de sonner nous allâmes au
Louvre , et la première figure qui attira notre attention
fut l'Ajax de M. Dupaty.
,
-Il est aisé de voir , lui dis-je , qu'en taillant son
marbre , l'auteur avait son Homère sous les yeux .
- On a dit de même que Phydias et Euphranor apprirent
du chantre d'Achille à représenter le maître des
dieux , et l'un n'est pas plus vrai que l'autre ; mais cela
frappe l'imagination de ceux qui ne sont pas initiés à la
pratique des arts , bien plus que si l'on disait que M. Dupaty
en étudiant son modèle , avait présent à sa pensée
quelques-uns des chefs-d'oeuvre de l'art grec .
-
-
Mais où les Grecs ont-ils pris leurs modèles de
beauté ? Dans la nature . Envoyez nos artistes dans
l'Orient ; dans les lieux où l'espèce humaine n'a pas dégénéré
par des croisemens de race , ils y trouveront encore
les types du Jupiter , de l'Apollon et de la Vénus.
- Vous pourriez bien avoir raison , j'ai vu de ces figures
là sur les bords de l'Indus et du Gange. Quoiqu'il
en soit , cette statue est pleine de chaleur et de mouvement;
tout y respire l'inspiration poétique ; qu'un amateur
italien en fasse l'acquisition , qu'il la transporte &
Naples , et que dans deux ou trois mille ans , on la
trouve sous les ruines de cette ville , j'entends d'ici ce
qu'en diront les Visconti de ce temps-là.-Il est plus
piquant de se représenter à cette époque un descendant
de l'auteur des Lettres sur l'Italie , voyageant sur cette
terre classique et contemplant cet Ajaxde famille , avec
le même enthousiasme que le président Dupaty éprouvait
en présence de l'Apollon pythien. Remarquez , je
556 MERCURÉ DE FRANCE.
vous prie , que je ne compare pas les ouvrages , mais
les époques. Oui , sans doute , on calomnie le temps ;
sa rouille a plus d'éclat que les plus brillans rayons de
la gloire contemporaine. - Cette statue est d'un trèsbel
effet , c'est bien là l'idée qu'on se forme de ce terrible
Locrien qui ne respectait guère plus les dieux que les
filles des rois , et que Pallas tua d'un coup de fondre
pour venger l'honneur de Cassandre . Le mouvement du
béros pour se cramponner au rocher où il se vante d'échapper
au naufrage malgré les dieux , est on ne peut
plus pittoresque , et l'espèce d'exagération qu'on peut y
trouver est justifiée par la nature de la situation , et par
le caractère du personnage. Le seul défaut que je trouve
à cette figure passe pour une beauté dans notre école
moderne ; l'étude anatomique s'y fait trop sentir ; les
côtes et les muscles qui s'y attachent , sont trop également
prononcés , trop symétriques. Défions -nous de la
pédanterie , mème dans les arts ; elle y est plus que partout
ailleurs ennemie de la grâce et du naturel.
-Dans cette figure de Narcisse , M. Beauvallet a mis
plus de soin que d'élégance ; cette statue est correcte ,
mais froide ; on n'y remarque ni défant capital ni beauté
saillante.-Le peu d'effet qu'elle produit tient surtout à
la pose ; une statue assise manque presque toujours de
mouvement et de vie ; la sculpture a sur la peinture l'avantage
du relief des formes ; l'artiste s'en prive en partie
en ne disposant pas sa figure de manière à l'isoler ;
autant que possible , du bloc de pierre dont il l'a tirée.
M. Le Gendre Hérat a traité le même sujet ; son
Narcisse n'est peut-être pas exécuté avec la même finèsse
que celui de M. Beauvallet , mais la tète est d'une
expression pleine de charme et de mélancolie.
- Le domaine de la peinture est bien plus vaste que
celui de la sculpture; l'une retrace tout ce qui est visible,
l'autre est limitée à ce qui est palpable; l'une peut
mettre en scène une armée entière , l'autre ne peut
grouper que deux ou , tout au plus , trois personnages ,
ce qui réduit beaucoup les sujets historiques , ou meme
mythologiques , dont l'imitation peut convenir à la
sculpture. (Je ne parle pas des bas-reliefs , qui sont de
véritables tableaux en pierre) . L'action de l'esclaveAn
-JUIN 1817. 557
droclės , reconnu dans le cirque par le lion contre lequel
il doit combattre , s'offre d'elle-même au ciseau du
sculpteur , et M. Calderary s'en est emparé fort habilement.
On distingue sur la figure d'Androclès la triple
expression du courage , de la terreur et de la surprise .
Ce morceau est bien composé ; l'ensemble en est
imposant , mais plusieurs détails donnent prise à la critique.
Est-ce à la main d'un athlète ou d'une femme
qu'appartiennent ces doigts effilés et relevés par le bout ?
Les doigts des mains sont efféminés , ceux des pieds sont
difformes , pliés , pressés les uns contre les autres , on
dirait du pied d'un petit-maître du dernier siècle , em ,
prisonné depuis vingt ans dans un soulier pointu : ce
n'est point lanature , ce sont les cordonniers qui font de
ces pieds-là , et il ne faut ni les sculpter ni les peindre,
Lajolie chose que cet Amour de Chaudet ! Quelle
composition gracieuse ! quelle exécution légère ! Cette
jolie statue est l'ouvrage du seul rival de Canova , pour
le charme et lagrâce,et de son maître pour la pureté
du dessin ; M. Cartelier s'est montré digne d'associer
son ciseau à celui du célèbre sculpteur dont les arts ,
après plusieurs années , déplorent encore la perte : cette
statue a été terminée sous sa direction.
-
-
-
Dans un assez grand nombre de portraits exposés
par M. Deseine , je n'ai distingué que le buste du cé
lèbre Lagrange , où l'on trouve , avec la ressemblance ,
quelqu'idée du caractère du modèle. Dans la statue
du général Colbert , le mème artiste a lutté sans le
moindre succès contre le désavantage du costume moderne.
Celui du siècle de Louis XIV , un peu plus pittoresque
que le nôtre , est encore moins favorable à la
sculpture , qui n'a décidément que le choix entre le na et
les draperies à l'antique.
En tenant compte à M. Duparquier de cet obstacle
du costume , auquel il a cru devoir s'asservir , on sera
satisfait de sa statue de Dugay- Trouin; la tète a de l'expression
et la pose , sans recherche et sans affectation ,
a tout le mouvement nécessaire .
Je n'en dirai pas autant du Sully de M. Espercieux ;
sa poitrine gonflée le fait ressembler au Therme égyptien
, encore que l'agencement du manteausoit large et
pittoresque ; cette attitude d'un héros appuyé sur son
558 MERCURE DE FRANCE.
1
épée , n'est pas celle qui convenait le mieux au sageministre,
ami d'Henri IV, je l'aurais mieux aimé nettoyant
le tapis (1 ) , ou déchirant la promesse de mariage
que son maître avait faite à la marquise de Verneuil.
- Que dites- vous de cette Hébé ?- Que s'il suffisait
pour animer cette statue d'en être idolâtre , nous aurions
vu se renouveler le miracle de Pygmalion. Sans
partager le délire de quelques amis de l'auteur , on convient
assez généralement que cette figure d'Hébé est
agréable , que les contours en sont purs et gracieux ,
etpaitris d'une main délicate ; mais pour qui l'examine
dans son ensemble , il devient évident que la partie
supérieure de cette statue appartient à un corps , etle
bas à un autre ; la tête et le buste sont , à l'égard du
reste , d'une petitesse démesurée. Le buste de Talma
que l'on doit au ciseau du même artiste , est peutétre
le meilleur portrait qui ait été fait de ce grand
tragédien.
,
-
De toutes les statues destinées à la décoration du pont
Louis XVI , la plus belle , à mon avis , est celle du Bailly
de Suffren : on n'imagine pas un plus beau caractère de
tête et une expression plus vraie. Il est fâcheux
qu'on ne voye que celadu corps ; tout le reste est enseveli
sous les vêtemens ; cependant on doit savoir gré
à M. Le Sueur de l'art avec lequel il a modifié , dans
cette statue , le costume ingrat qu'il avait à rendre ; le
manteau est jeté fort habilement ; j'aurais seulement
voulu que les plis en fussent plus larges et moins uniformes
.
Puisque M. Malle nous avertit que son bas-relief, représentant
la Peinture , doit être exécuté en marbre
pour la fontaine de la place de la Bastille (où je ne vois
pas trop ce que la Peinture peut avoir à faire) , je l'engagerai
à donner plus de relief à ses figures , à condition
qu'il me promettra de mettre plus de correction
dans son dessin .
La Reine Marie-Antoinette à genoux devant un prie-
Dieu est un morceau distingué par le choix du sujet ,
et même , en quelques parties , par une exécution pré-
(1) Expression dont Sully se servait , en parlant du travail
par lequel il commençait la journée à quatre heureses dudu matin.
JUIN 1817 . 559
cieuse ; entre autres défauts , la tête me semble tournée
d'une manière peu naturelle .
- Si j'étais chargé de donner le prix de la sculpture
dans cette exposition (en supposant que l'Ajax , dont le
modèle avait déjà paru , et que l'Amour de feu Chaudet
fussent exclus du concours) , c'est à la Figure allégorique
de M. Rutxhiel que je croirais devoir l'accorder .
Je n'aime pas qu'on fasse des logogriphes en sculpture ;
mais à cela près , et sans chercher à expliquer une
allégorie un peu trop obscure , je dirai que l'imagination
la plus jeune , la plus riante , ne peut rien
concevoir de plus ravissant que cette tête où toute la
sévérité du beau idéal se trouve jointe à cette grâce
naturelle qu'on ne peut supposer qu'à la beauté vivante
; le corps brille des memes perfections , et dût
l'ami Léonard crier au blasphème en lisant ces mots
que j'écris à son insu , je balancerais , si j'avais à choisir
, entre cette figure et celle de Cléomène (on voit
que j'ai encore la fausse honte de ne pas oser nom.
mer la Vénus de Médicis ) ; Léonard soutient que
cette figure est copiée d'après l'antique , et que , lorsqu'on
se dispense d'inventer , il faudrait ajouter à des
formes prises dans des fragmens grecs un sentiment que
l'étude de la nature peut seule inspirer.
- Il y a du bien et du mal à dire de la statue de
Suger , par M. Stouf ; la pose en est noble , la pensée
forte , l'exécution savante ; mais la tète , quoique maigre
et décharnée , est celle d'un homme jeune , tandis que
les mains sont d'un vieillard , pour ne pas dire d'un
squelette ; en tout cet ouvrage manque de vigueur et de
vérité ; on croit voir le spectre d'un roi sortant du tombeau
, couvert d'un linceul , et resaississant avec hésitation
une couronne et un sceptre trop pesant pour ses
débiles mains.
L'AMATEUR.
560 MERCURE DE FRANCE .
VARIÉTÉS.
1
CONSULTATION
Présentée à mes amis le dimanche 15 décembre 1814.
Doit- on religieusement garder un secret qui intéresse
des personnes vivantes , lorsque celle qui l'a confié ne
vit plus ? Voici ce qui m'oblige de vous faire cette
question:
Il y a six ans , je passais les hivers à Paris dans un
logement que M. de T*** m'avait donné aux relations
extérieures , et j'allais habiter , pendant l'été , le domainę
de Joeurs , dans la vallée d'Etampes , sur le
bord de la grande route de Paris à Orléans.
A la fin d'août 1805 , j'y étais seul , lorsqu'une voiture
, en poste , arriva dans ma cour , et que j'en vis
descendre le comte Philippe de C***. Je m'étais fait un
système chez M. de T*** de ne former aucune liaison
intime avec les ambassadeurs étrangers , de sorte qu'il
ne s'était établi entre eux et moi que les simples rapports
qu'amènent naturellement des rencontres journalières
. La venue de M. de C*** me surprit un peu ; il
se hâta de me dire , en descendant de voiture et devant
ses gens , qu'il allait à Méréville chez madame
de Laborde , et qu'il n'avait pas cru devoir passer sur
mon terrain sans me saluer. M. de C*** aimait beaucoup
l'agriculture et la botanique , nous en avions souvent
causé ensemble , et ce goût naturel suffisait , à la
rigueur , pour autoriser sa visite ; je lui offris la moitié
de mon diner de paysan que l'on servait, et qu'il accepta
en homme qui comptait sur mon invitation .
Tout cela neme blessait point, maisje ne pouvais m'empêcher
d'en être un peu étonné , lorsqu'au dessert
M. de C*** me dit que son voyage à Méréville, où il se
JUIN 1817 . 561
montrerait en effet , n'était qu'un prétexte , et qu'il était
parti directement de Paris pour venir à Joeurs me de
mander un bon office , qu'il allait m'expliquer en nous
promenaut dans le jardin , où il courrait moins de ris
ques d'être entendu .
( Je vous préviens , Messieurs , que dans le comptes
queje vais vous rendre dela conversation de M. de C***,
je dissimulerai les véritables noms des localités et des
personnages ; c'est un usage fréquemment adopté dans
les mémoires à consulter , et vous connaîtrez bientôt
les raisons qui m'engagent à le suivre . )
« Vous devez connaître , me dit-il , un M. Delahaye ,
général de brigade , retiré du service , et qui habite
l'ancienne abbaye de Mainville dans ce pays-ci .-Nous
nous connaissons , et nous nous rencontrons quelquefois
comme voisins , lui dis-je , mais il n'y a pas de liaison
formelle entre nous. Ce général vit , dit- on , fort retiré
ne reçoit que des hommes , et , de mon côté ,je ne
fais ni reçois de visites.- Tant pis, reprit M. de C*** ,
cependant personne n'est dans une position aussi avantageuse
que vous pour m'aider à remplir les ordres de
ma cour. Voici de quoi il s'agit :
<<Pendant les guerres de la république française en Allemagne
, à l'époque où nos armées , en-deçà du Rhin ,
avaient forcé les lignes de Weyssembourg , et menaçaient
Strasbourg et l'Alsace , un parti de dragons et de
hussards français , passa le Rhin, la nuit , tourna l'armée
autrichienne , et parcourut la Souabe et le Brisgaw
avec une imprudence , une rapidité et un succès égament
inimaginables : ce parti s'empara de l'abbaye des
dames nobles de Nidheim , et , en une heure , ne laissa
rien dans la cave , dans l'église , ni malheureusement dans
le dortoir. Parmi les pensionnaires , il dut se trouver
deux soeurs , âgées l'une de seize ans , et l'autre de
dix-huit , appartenant à une maison d'une illustre origine
d'Allemagne elles disparurent avec les ravisseurs
qu'on ne put atteindre. On les fit réclamer auprès du
comité de salut public dont on ne reçut pas de réponse .
Tous les soins qu'on a pris depuis pour s'en procurer
des nouvelles étaient restés sans succès , lorsqu'il y a
trois mois , l'aînée des deux princesses est rentrée en
Allemagne , et s'est remise dans un couvent. Les dé-
,
36
562 MERCURE DE FRANCE .
tails des événemens qui peuvent la concerner , ne sont
pas nécessaires , mais elle a déclaré que sa soeur avait
dû suivre le capitaine Delahaye qui commandait ce détachement
militaire d'aventuriers . J'ai appris dans les
bureaux de la guerre , à Paris , la résidence actuelle de
ce capitaine , aujourd'hui général de brigade retiré;
on ajoute qu'il est marié. Connaissez-vous sa femme ?
,
Non , lui dis - je ; je sais vaguement qu'il a femme
et enfans . - Eh bien ! mon cher M. de Saint ....... ,
continua M. de C*** , il faut absolument que vous
nous obligiez dans cette circonstance : j'irai demain
à Méréville , pour que mon séjour ici n'éveille aucun
soupçon ; et vous vous irez à Mainville : vous
voyez notre position et ce que nous avons à apprendre ,
avant de savoir ce que nous aurons à faire ; la femme
du général Delahaye est- elle allemande , est-elle la
princesse de.... , d'une grande taille , d'une blancheur
et d'une beauté remarquables , les yeux bleus ,
le nez un peu aquilin ; se trouve-t-elle heureuse ; pourrait-
on espérer qu'elle se prétât aux moyens de droit
ou d'autorité qui la retireraient des mains de ce général
; lui-même se préterait- il , pour de l'argent , par
exemple , à voir dissoudre son mariage? Je ne puis vous
donner aucune instruction précise . mais je suis persuadé
que vous obligerez , avec plaisir , une famille
respectable au plus haut point, et je ne le suis pas moins
que vous saurez d'abord nous procurer les éclaircissemens
préalablement nécessaires. »
M. de C*** partit pour aller coucher à Méréville.
J'avais d'abord éprouvé beaucoup de répugnance à
me charger de sa commission , mais cette répugnance
n'avait pas tenu contre la réflexion , qu'à mon refus , on
employerait probablement le sous-préfet d'Etampes , ou
telle autre autorité , ce qui ne ferait que donner à cette
affaire un éclat qui n'était dans l'intérêt de personne;
et , l'avouerai-je encore , elle n'avait pas tenu contre ce
sentiment de curiosité que provoquent toujours , plus
oumoins , les aventures un peu romanesques.
Le lendemain donc je partis pour Mainville. En y
arrivant , je trouvai M. Delahaye occupé à donner des
ordres à ses moissonneurs dans la cour de sa belle et
grande habitation. Je lui annonçai qu'avant à m'enJUIN
1817 . 563
,
tendre avec lui relativement à quelques arpens de
terre que je possédais dans son voisinage , je profitais
de cette nécessité pour lui faire visite et voir son bel
enclos et sur-tout ses belles plantations en dehors . Soit
que M. Delahaye se vit , avec peine , dérangé de ses
occupations , soit tout autre motif , son visage laissa
transpirer sa surprise et même un peu de trouble ; il
se remit ; et , après avoir commandé que le déjeûner
fût pret dans une heure , il me conduisit dans son
enclos : je le connaissais de longue main , et je le
priai de me mener dans ses jeunesbois , voisins
d'ailleurs des terres dont j'avais à lui parler. Pendant
que nous y allâmes , j'élevai et j'alimentai le plus
possible une conversation rurale , destinée , de ma
part , à me faire connaître un peu mon hôte . Je n'eus
pas besoin de l'étudier beaucoup pour reconnaitre
enlui un homme cordial , brusque et spirituel. Il
avait reçu de l'éducation , et me cita même quelques
vers des Georgiques . Cependant , il avait conservé ,
dans le style et les manières , quelque chose du ton
militaire : il portait son chapeau en grenadier , et le
ruban de sa croix en homme du monde; d'une haute
et forte taille , âgé d'environ quarante ans , c'était un
homme remarquablement bien , quoiqu'il eût perdu
deux doigts de la main droite , et reçu au menton une
blessure dont il portait la cicatrice.
Arrivés dans ses bois , il me demanda où étaient
situées les terres dont je voulais l'entretenir , ajoutant
qu'il ne voulait avoir de procès avec personne , et qu'il
ne craignait pas de s'engager , d'après ma réputation, à
faire sur-le-champ , tout ce que j'indiquerais comme
juste ou convenable. « Non, monsieur , lui dis-je , nous
n'aurons point de procès ensemble , mais je ne suis
pas aussi certainque vous n'en aurez pas avec d'autres . >>>
Il me regarda d'un air inquiet. « Ces prétendues questions
de voisinage de territoire , lui dis-je , ne sont qu'un
prétexte dont je me suis servi pour vous pouvoir entretenir
seul et plus librement. Je ne suis point amené
ici par mon intérét , mais par le vôtre.-Par le mien ,
monsieur ? je ne devine pas ...- Oui , par le vôtre , et
probablement par un genre d'intérêt qui vous est bien
36.
564 MERCURE DE FRANCE .
cher. Faites-moi la grâce de m'écouter , et j'ose encore
yjoindre la prière de ne pas m'interrompre. >>>
Je lui racontai alors la visite de M. de C***, sa conversation
et les éclaircissemens qu'il attendait de moi
et de ma démarche. Il regardait à terre et ne répondait
rien. » Je vous prie , lui dis-je , de croire à la sincérité
de la déclaration que je vais vous faire : jene
suis point un espion , et certes je m'intéresse davantage
à un Français , à un brave , à un bon voisin qu'à tous
les princes de l'Allemagne ensemble. Cependant , il
faut que je réponde quelque chose ; mon silence ne
résoudrait aucune difficulté , et ferait provoquer d'autres
enquètes . Prenez-y garde , votre silence lui-même
est presque un aveu ; il n'est ni détaillé , ni satisfaisant ,
mais il semble en être un. >>
Nous nous étions assis au pied d'un arbre ; il avait
la tête penchée sur sa main , le coude sur le genou ,
et était un peu tourné du côté qui m'était opposé. «Que
voulez-vous que je vous réponde , me dit-il , en laissant
échapper un soupir ? le plus honnête homme du monde
finit , à la longue , par s'étourdir sur d'anciennes fautes ;
à force de ne pas s'en occuper , il les a presque oubliées ;
mais si on les lui rappelle , on lui donne un coup de
poignard. Monsieur , lui repliquai-je, je suis aussi embarrassé
que vous. Cependant , il y a une réflexion qui
ne peut vous échapper , c'est que les questions que je
prends la liberté de vous faire , d'autres que moi , l'autorité
, les tribunaux vous les adresseront , et cela ,
sans y mettre l'intérêt que vous m'inspirez. Je m'identifie
avec votre position ; je me sens même , et je ne
balance point à vous l'avouer , sinon l'espoir , du moins
le désir de vous aider , ne fût-ce que de quelques
conseils. » Il me prit alors la main et la serra , mais
sans me regarder ; moi-même je gardai quelque temps
le silence. << Mais enfin, lui dis-je, j'aila conscience qu'il
ne peut y avoir pour vous aucun inconvénient nouveau
à me dire la vérité. Etes-vous marié ? La princesse
de ....... est-elle celle que vous appelez votre femme
et la mère de vos enfans ? »
Dans ce moment , quelques coups de fusil partirent
auprès de nous , et toute l'allée , sur le bord de laquelle
nous étions assis , fut inondée de chasseurs . C'étaient
JUIN 1817 . 565
des voisins à qui M. Delahaye permettait d'autant plus
volontiers de chasser sur ses terres , que la perte de
quelques doigts de la main droite l'empechait de pouvoir
chasser lui-même. Ils m'étaient connus ; ils nous
abordèrent. M. Delahaye en fut enchanté , et les invita
à venir déjeûner avec nous à Mainville. Je les suivis :
pendant la route , nous essuyâmes l'histoire de toutes
les perdrix et de tous les lièvres tirés ou manqués dans
la matinée. Mais cependant , messieurs , l'heure
du dîner est arrivée ; je ne veux pas vous faire gronder
ou manquer à vos engagemens. A dimanche prochain ,
etj'acheverai la lecture de ma consultation.
....
( La suite à l'un des numéros prochains .)
A
ANNALES DRAMATIQUES.
THEATRE- FRANÇAIS .
Débuts de mademoiselle Petit.
C'est pour la seconde fois que mademoiselle Petit
paraît sur le théâtre français. Après des premiers débuts
assez heureux , et dont le succès fut encore exalté par
les journaux , mademoiselle Petit voulut jouir de sa
gloire , et promena son char triomphal de province en
province. Elle y a recueilli par-tout des vers et des couronnes
, mais elle a perdu le peu de talent qu'elle avait .
11 était difficile qu'il en arrivât autrement. Eloignée des
modèles , obligée de jouer la tragédie avec des tyrans
ou des niais de mélodrame , la contagion a gagné jusqu'à
elle , et les leçons qu'elle avait reçues , encore mal
empreintes dans sa mémoire , s'en sont bientôt effacées .
Ondit qu'avant ses voyages , mademoiselle Petit avait
un organe agréable , un geste noble , un débit juste ;
on ne s'en douterait pas aujourd'hui , et l'on serait
tenté de croire qu'elle arencontré le Léthé sur sa route
566
MERCURE DE FRANCE .
Le rôle de Mérope , par lequel Mademoiselle Petit
a fait sa rentrée , est un de ceux qui paraissent convenir
le moins à ses moyens . Il y a dans son organe et
dans son action quelque chose de rude qui s'allie mal avec
l'expression de la tendresse maternelle. L'amour de
Mérope , pour son fils , va jusqu'au délire , mais n'est
point une fureur. Si Mademoiselle Petit veut poursuivre
sa carrière , il nous semble qu'elle doit s'adonner de
préférence aux rôles de force : peut-être alors , avec du
travail , redeviendra-t-elle ce qu'elle était naguère.
Les débuts de Mademoiselle Baptiste continuent à
donner les mêmes espérances . Sans être une bonne tragédienne
, elle est une bonne confidente. Sa prononciation
acquiert chaque jour plus de netteté , et sa voix
plus de force . Elle n'a laissé presque rien à désirer
dans les différens rôles comiques où elle a paru. Il est
rare d'ètre vieille de si bonne heure . Mademoiselle
Baptiste serait fort utile à la comédie française ; mais il
est à peu près décidé qu'elle ne sera pas reçue. Il ne
faut jamais admettre un double qui ait plus de talent
que son chef d'emploi. C'est un principe dont la violation
pourrait entraîner à d'étranges conséquences.
THEATRE DE L'ODEON .
Première représentation du Complot domestique.
Le beau -père et la femme d'un certain M. Dangeois
forment le projet de le faire enfermer comme fou , pour
administrer eux-mêmes ses grands revenus , qu'il dépense
en bals et en festins. Un domestique affidé aide
le fou suppose à déjouer cette trame , et lorsqu'un
certain Thérapeumane , directeur fort plaisant d'une
maison de fous , vient pour s'emparer du malade , c'est
le bean-père qu'il emmène au lieu du gendre. Telle est
l'intrigue du Complot domestique , dont l'idée la plus
comique est empruntée , comme on peut le voir par
eette courte analyse , d'un petit vaudeville intitulé : le
Mariage extravagant , qui n'est lui-même , si nous
1
JUIN 1817 . 567
avons bonne mémoire , que l'imitation d'une ancienne
pièce.
Le Complot domestique est de M. Le Mercier. Les
ouvrages de cet écrivain font toujours sensation ; il y a
en lui deux hommes qui n'excitent pas moins de curiosité
l'un que l'autre , et lorsqu'on annonce une nouvelle
production de sa plume , chacun veut savoir si elle vient
de l'auteur d'Agamemnon et de Plaute , ou s'il faut l'attribuer
à l'auteur de Charlemagne et du Faux-Bonhomme.
Nous croyons que les deux auteurs ont travaillé
à la comédie nouvelle ; il y a dans le Complot domestique
des scènes d'un hon comique , et un caractère original
, qui rappellent l'auteur de Pinto ; et d'un autre côté
on y trouve des invraisemblances si choquantes , des
vers si bizarres , qu'il faut bien y reconnaître l'auteur de
Christophe Colamb .
THEATRE DU VAUDEVILLE .
Relache pour la répétition de Fernand Cortez (Reprise) .
Fernand Cortez attire toujours la foule , malgré la
chaleur de la saison et l'absence de madame Albert ,
qu'une maladie assez sérieuse éloigne du théâtre . Mademoiselle
Paulin mérite des encouragemens pour le
zèle et le talent qu'elle a développés dans le rôle d'Amazilli
; elle avait , en s'en chargeant , un double écueil
à vaincre : elle remplaçait madame Albert , et paraissait
à côté de Laïs . Ce célèbre chanteur , à qui trentehuit
ans de services semblent n'avoir rien enlevé de la
force de ses moyens et de la fraîcheur de sa voix , a trouvé
le secret de faire un rôle principal du frère d'Amazilli ,
quoique ce personnage ne soit qu'au second plan.
On ne saurait se lasser de l'entendre dans le duo du premier
acte : Dieu du Mexique ! Dieu vengeur ! et dans
l'air du troisième : O patrie ! ô lieux pleins de charmes!
Le naturel de sa déclamation , et l'expression simple
qu'il met dans son chant , méritent d'être étudiés par
les acteurs qui se proposent de marcher sur ses traces .
568 MERCURE DE FRANCE .
C'est un excellent modèle , de la bouche duquel ils
doivent s'empresser de recueillir les bonnes traditions .
La reprise de Fernand Cortez devait naturellement
amener celle de la parodie de cet opera. C'est à la
parodie qu'il appartient de mettre le dernier sceau
au succès d'un ouvrage dramatique. Le parodiste
joue , auprès du počte couronné , à peu près le même
rôle que l'esclave chargé , chez les Romains , d'accompagner
le char du vainqueur. Le couplet piquant
de l'un perce le bruit des applaudissemens , pour
avertir l'auteur des fautes qui lui sont échappées , de
même que la voix de l'autre s'élevait au milieu des acclamations
du peuple et des fanfares de victoire , pour
rappeler au triomphateur qu'il tenait encore à l'hu-
'manité.
L'auteur de la Vestale a prouvé , en se parodiant
lui -même avec infiniment d'esprit , que les plus brillans
succès ne portaient point atteinte à sa philosophie ;
quand même il en aurait moins , la parodie de Fernand
Cortez n'empoisonnerait pas son triomphe . Les auteurs ,
en s'armant des flèches légères du vaudeville ; ne les
ont point acérées de manière à les rendre cruelles. Ce
n'est aux dépens de personne qu'ils amusent le public ;
leur ouvrage est un modèle de plaisanterie fine et de
critique délicate dont leur esprit a fait seul tous les
frais.
Les changemens que Fernand Cortez a éprouvés, en
ont entraîné aussi dans la parodie. Plusieurs couplets
inspirés par les travers du jour , donnent à ce vaudeville
le piquant de la nouveauté.
Première représentation de Mademoiselle *** ou le
premier Chapitre de Roman.
Nous engageons les personnes qui désireraient connaître
ce vaudeville nouveau , à lire une ancienne comédie
de Patrat , intitulée l'Heureuse Erreur.
1
JUIN 1817 . 569
POLITIQUE .
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
No. VI.
Du 12 au 18 juin.
Récoltes. Finances.-Ouragans , inondations dans
toute l'Allemagne ; on écrit de Manheim que jamais
cette ville ne s'était trouvée dans un état aussi terrible.
A la suite de plusieurs averses qui tombèrent le 27 ,
pendant trente-six heures consécutives , la crue du
Necker fut telle , que le soir à cinq heures , la violence
de l'eau fit céder les ancres du pont. Des centaines d'individus
qui travaillaient dans les jardins voisins , ne
purent communiquer avec la ville , et ces beaux jardins
sont entièrement sous l'eau. On va en bateau sur
la grande route du comté de Neckerau ; la chaussée
d'OEdingen près de Heildeberg est généralement inondée
; les terrains sont horriblement dévastés . Toute la
contrée riveraine du Rhin , jusqu'à Mayence , est sous
l'eau.
-Les factions expirantes semblaient s'être un moment
ranimées parmi nous ; mais c'est la faim qui tentait
d'imiter le cri des factions. Une température fécondante
nous promet le repos et même le bonheur.
La banque vient de se charger du service des rentes .
C'est un pacte entre le crédit commercial et le crédit
politique.
Améliorations politiques . Constitutions nouvelles.-La
minorité des Etats de Wurtemberg a protesté contre
le refus de la constitution . Cette minorité s'est rendue
auprès du roi qui lui a parlé ainsi :
« La providence , en m'appelant dans ce moment
<<critique au gouvernement de ma patrie , m'a donné
570
MERCURE DE FRANCE .
1
« en même temps assez de fermeté et de courage pour
« anéantir les desseins et les plans de ses ennemis . »
« Je donnerai de suite au peuple les droits et les li-
« bertés que je lui ai assurés dans mon projet de cons-
< titution , et je prendrai en considération tous les dé-
« sirs fondés sur la justice. >>
« Mon premier soin sera d'introduire un système
« d'imposition basé sur des principes équitables , et
<<d'adoucir , ou de supprimer, s'il est possible , tous les
« impôts indirects qui sont onéreux. >>
-L'Angleterre est dans un état de fermentation
que les uns accroissent en l'exagérant , que d'autres
entretiennent en le dissimulant . L'opposition du peuple
semble devenir tous les jours plus menaçante. Car il y a
deux oppositions , dont l'une tend àmaintenir , et l'autre à
renverser ; toutes les deux accusent le ministère ; toutes
les deux protestent contre des mesures dictatoriales ;
mais l'une par des écrits , et l'autre par des soulèvemens
.
C'est un phénomène qu'il faut d'abordbien constater ,
et dont on n'a pas assez approfondi les causes : la
bourgeoisie et la populace , et ceux qui possèdent , et
ceux qui ne possèdent pas , se réunissent contre le
ministère. Veut - on apprécier les sentimens de la
bourgeoisie ? qu'on mette en ligne de compte toutes
les pétitions présentées aux chambres contre la suspension
de l'habeas corpus ; qu'on réfléchisse à l'unanimité
des votes en faveur du lord maire dans une assemblée
de trois mille francs- tenanciers ; qu'on lise enfin les
solennelles protestations de ce magistrat. Une preuve
plus convaincante encore , parce qu'elle est prise dans
un fait peut-être unique , c'est la déclaration d'une
partie du juri appelé à prononcer dans l'affaire du
Nain-Noir. « Puisque la vérité s'appelle calomnie , je
dis coupable>> : que peut-on ajouter à cela ? Il n'est
pas plus difficile de connaître les sentimens des prolétaires
. Sur cinq prisonniers traduits au ban du roi , l'on
compte un laboureur , un cordonnier et un matelot .
Ceux des comtés d'Yorck , de Derby , de Nortingham
se réunissent en corps d'armée. Ils sont ,
je l'avoue , battus et dispersés ; leurs fusils et leurs
piques restent sur le champ de bataille ; on les en
JUIN 1817 . 571
tasse dans les cachots ; mais la révolte apaisée sur
un point , n'est-il pas à craindre qu'elle ne se réveille
sur quelqu'autre ? C'est aussi un fait que des
applaudissemens et des houras accompagnent les prisonniers
d'état sur leur passage ; que l'intérêt qu'ils
inspirent prend tous les jours de nouvelles forces ; qu'au
milieu des plus scrupuleuses précautions , sous les yeux
d'une police active , des cris de révolte se font entendre ;
que les shériſs ont arraché des placards intendiaires ;
qu'un écrit a circulé ainsi conçu : « Bretons , soyez
libres ! Bretons , levez vous ! plus de pauvres dans notre
riche patrie.>>
Après cela , qu'on m'explique l'éloquente apostrophe
de M. Canning à lord Folkestone , lorsque celui-ci
demandait que la liste des détenus , avec leurs noms ,
leur âge et les lieux de leur détention , fût rendue publique.
Chose étrange ! On avu un membre du ministère
accuser un député qui voulait connaître le mal dans
toute son étendue .
Il me semble que la révolution avortée de Lisbonne ,
doit trouver ici sa place. Au reste , ce projet de révolution
ne saurait nous être bien connu. Entre deux points
d'irritation , il est difficile d'assigner celui qui a déterminé
la crise . Quelques étincelles de l'embrasement de
Fernambouc ont- elles traversé les mers ? Ce ne serait pas
impossible ; mais avant de prononcer , il fallait examiner
si cette ligue offensive entre les colons et les européens
était bien dans l'ordre de leurs affections , de leurs
préjugés , je ne dirai point de leurs intérêts , parce
qu'il n'est rien à quoi les hommes pensent plus , et
qu'ils observent moins. Mais ne reste-il pas un autre
point de vue ? Remarquons bien que la révolte n'était
point populacière. C'était bien la monarchie que l'on
voulait ; c'étaient bien les premières familles de l'Etat
qui conspiraient. Je ne suis pas étonné que les déclamateurs
, au - delà comme en-deçà de la Manche ,
s'accordent à rejeterle tout sur la philosophie du dix-huitième
siècle. Mais je n'oserais affirmer que ceux qui
précipitèrent Vasconcellos par les fenêtres pour applanir
à la maison de Bragance le chemin du trône .
eussent pris ce dessein dans le Contrat Social et le
Dictionnaire philosophique.
Je dirai peu de chose de l'Espagne , parce qu'on a
572 MERCURE DE FRANCE.
ditde ce pays tout ce qu'on en pouvait dire , et que les
événemens parlent assez haut pour être entendus. L'Espagne
mutilée voudrait rattacher , par quelque art, à
son vieux tronc , les membres qu'elle a perdus ; l'Espagne
, mécontente des autres et peut-être d'elle-même,
voudrait rappeler au giron ceux de ses enfans qu'elle
en a bannis. Mais l'osera -t- elle , quand elle le pourrait ?
le pourra t- elle , quand elle l'oserait ? Il est impossible
de méconnaître les intentions du roi à tous ses efforts
vers le bien . La réduction des bénéfices , l'égalité pro
portionnelle des impôts sont, nous n'en pouvons douter,
d'excellentes mesures en elles-mèmes ; mais se rappor
tent-elles bien à l'état présent des choses ? Sont-elles
enharmonie avec tous les usages conservés , tous les
intérêts caressés ? Il est des positions si malheureuses ,
qu'on ne peut y rester ni en sortir sans péril.
Que le malaise et l'inquiétude soient dans plusieurs
Etats de l'Europe , qu'ils soient même au comble sur
quelques points , c'est ce qu'il faut bien que chacun
avoue ; car à ceux qui nieraient , on pourrait dire , ouvrez
les yeux. Seulement on se rejette la faute les uns
aux autres . Tant qu'on en restera là, je ne vois pas com
ment cette situation pourrait changer .
L'Angleterre étend son sceptre jusqu'aux extrémités
du monde , l'or de l'univers roule dans son sein. Ses
banquiers dispensent le crédit , et relèvent d'un signe
des nations chancelantes ; les clefs de la Méditerranée
sont dans ses mains ; l'Inde plie sous son joug. Les
mers sont une route qu'elle peuple de surveillans et
d'exacteurs. Un autre colosse naturellement plus vigoureux
, parce qu'il est jeune encore , lui disputerait peutêtre
l'empire ; mais il est relégué dans les régions du
pôle. La législation de l'Angleterre sert de modèle à
toutes les législations. Elle règne par ses doctrines autant
que par ses armes et sa politique. Au milieu
de tant d'éclat , est - elle heureuse ? Le commerce a
perdu ses directions naturelles . Une seule nation pousse
toutes les autres dans une fausse route. Mais qu'y gagnera-
t-elle ? Voici une maxime dont je garantis l'universalité.
Plus d'excès dans la puissance , si vous craignez
l'excès dans la résistance ; plus de despotisme , si
vous voulez qu'on dise , plus d'anarchie.
JUIN 1817 . 573
- Colonies. Elles sont dans le chaos , comme les
métropoles. Autant d'intérêts que de races et de couleurs.
Qui conciliera toutes ces discordances ? Quelle
loi réunira le noir , encore meurtri des verges , et l'incas
dont les pères assouvirent de leur chair les dogues
espagnols , et le blanc à la fois menacé par ses maîtres
qu'il renie , et par ses esclaves qu'il affranchit , et les
métifs , et les métifs de ces métifs ? Un journal a prétendu
que l'Angleterre offrait ses secours à l'Espagne ; que deux
flottes anglaises étaient près de mettre à la voile pour
l'Amérique . Imprudente Europe , qui parle d'envoyer
des renforts à ses ennemis ! Si l'on n'est pas encore désabusé
des croisades , Alger répare ses murs , se hérisse
de canons . C'est là que l'honneur et l'humanité nous
appellent.
Le commerce de Rio-Janéiro est dans un état déplorable.
Malgré l'extrême réduction des prix , on ne
reçoit plus de demandes. C'était l'inévitable effet de la
guerre de la Plata ; car la guerre dessèche tout autour
d'elle .
Au milieu de ce désordre des nations civilisées , il
semble que des nations nouvelles s'élèvent , et que
de vieilles nations ressuscitent . On parle d'un roi des
îles Sandwich , qui introduit le commerce et les arts
daus les déserts où l'infortuné Cook fut égorgé. Le pacha
d'Egypte fait des fouilles , embellit ses villes , et
forme un peuple , de ce mélange de races qu'on
nomme les Egyptiens. La Turquie ouvre , dit-on , les
Dardanelles.
Le monde est-il done trop grand , pour que la raison
l'occupe tout entier , et la verrons-nous passer successivement
d'un pays à l'autre , comme si elle n'était
parmi les nations qu'en pélerinage ?
Relations politiques. Il vient d'être conclu un traité
d'amitié entre l'Espagne et le Danemarck. L'article
premier porte textuellement que S. M. danoise reconnaît
Ferdinand VII comme souverain des Espagnes .
Procès marquans . - Dentu vient d'être acquitté par
la cour royale ; Chevalier seul est condamné ; mais
l'amende est mitigée.
Le 13 de ce mois , la cour prévôtale du Rhône a
condamné à mort Clande Raymond , pionnier, et Du-
1
574 MERCURE DE FRANCE .
bois , ouvrier couverturier , convaincus , l'un d'avoir
fait partie d'une bande de rebelles, et l'autre de lui avoir
fourni des armes ; ces deux individus ont subi leur
peine .
La police de Lyon est très-sévère . Un arrêté du préfet
révoque les permis de séjour, et soumet les étrangers
à des formalités nouvelles. Une ordonnance du
maire porte que les cafés , billards et cabarets seront
fermés à neuf heures précises du soir , et les portes
d'allées des maisons à huit heures et demie.
BÉNABEN .
www wwwwwwwwwwwww
ANNONCES ET NOTICES.
Victoires , Conquétes , Désastres des Français , de
1792 à 1815 , TOME II . Prix : 6 fr. 50 cent , et 8 fr. ,
franc de port ; en retirant le second volume on paye le
troisième , et ainsi de suite. MM. les souscripteurs sont
priés d'envoyer chercher les volumes dès qu'ils paraissent
, chez l'éditeur , rue et hôtel Serpente , n. 16.
une
au
ou
Ce volume renferme tous les événemens militaires du 27 août
1793 26 mai 1794 , et les plans de la bataille de Hondtschoote ,
de la bataille de Wattignies , de la guerre de la Vendée , du
siége de Toulon , des lignes de Weissembourg , du combat de
Savenay et de la bataille de Tourcoing. On a joint à ce volume
une table générale des chapitres avec les deux calendriers , et
tablede tous les noms français étrangers cités , avec le
renvoi aux pages; cette table servira de guide pour la biographie
militaire qui doit terminer cette entreprise. On yjoindra
Thistorique de tous les corps qui ont servi dans ces campagnes.
Nous rendrons incessamment un compte plus détaillé de ce
second volume ; le troisième paraîtra avant le 10 juillet. Les
auteurs renouvellent ici ,par notre organe , les instances qu'ils
ont déjà adressées à toutes les personnes qui pourront leur procurer
quelques renseignemens ; ils ne demandent que des faits
exacts, leur but est de dire la simple vérité.
:
Un Tour au Salon , ou Revue critique des Tableaux
de 1817 ; par Sans-Gène et Cadet Buteux ; brochure
in-12. Prix : 1 fr. Chez Pélicier , libraire , première
JUIN 1817 . 575
cour du Palais-Royal , n. 7 et 8 ; et chez P. Mongie
l'aîné , libraire , boulevard Poissonnière , n. 18.
Tableau des hôtels garnis et particuliers de Paris ,
avec le prix qu'il en coûte en temps ordinaire , et leur
importance ; contenant en outre les palais et colléges
royaux , les hôtels des ambassadeurs , ministres et jours
d'audience des administrations diverses , les cercles ,
l'interprétation générale , les commissaires de police ,
grands bureaux de poste aux lettres , théâtres, spectacles
et curiosités de Paris ; par F. V. Goblet , premier commis
du bureau des hôtels garnis . Prix : 1 fr. 50 c. Chez
l'éditeur , quai aux Fleurs , n. 13 ; Delaunay , Palais-
Royal , n. 243 ; et chez P. Mougie l'aîné, boulevard Poissonnière
, n. 18 .
Les provinciaux qui viennent à Paris, soit pour solliciter ,
soit pour s'amuser, deux choses fort différentes , sauront gré à
M. Goblet de leur donner des renseignemens à la faveurdesquels
ils pourront économiser et leur temps et leur bourse.
Paris et sa Banlieue , ou Dictionnaire topographique
et commercial du département de la Seine ; par F. V.
Goblet , de Coucy -le - Château , employé. Deuxième
édition . Prix : 2 fr . 50 c . Chez Colnet , libraire , quai
Malaquais , n . 9, près le ministère de la police générale ;
et chez P. Mongie l'aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
Cet itinéraire , ou conducteur parisien perfectionné , est suivi
d'une indication des ateliers , manufactures , et d'une collection
des produits en tout genre de l'industrie française. Ony trouve
aussi la demeure des architectes , des artistes en peinture et
en sculpture ; des imprimeurs et des libraires les plus connus .
Cet ouvrage , dédié au commerce, doit être fort utile à ceux
qui se livrent à ce genre d'occupation.
Table alphabétique de l'histoire du Bas-Empire , de
MM. LEBEAU et AMEILLON , enrichie des réflexions
politiques , morales et critiques , et des faits les plus
intéressans contenus dans cet ouvrage ; par Ravier ,
libraire. Deux vol. in-12. Prix : brochés , 8 fr. , et 10fr .
franc de port dans tout le royaume .
Les mêmes libraires , possesseurs du fonds de cette histoire
qui se compose de 20 volumes , y compris la table , offrent de
compléter tous les exemplaires imparfaits de cet ouvrage , à
quelque volume que l'on en soit resté. Ils fourniront même les
volumes manquant dans le corps dudit ouvrage , mais à condi-
7
576 MERCURE DE FRANCE.
tionque l'on ne prendra pas moins de deux volumes de suite ,
et toujours en commençant par le nombre impair. Le prix de
l'histoire complette , en 29 volumes brochés , est de 78 fr.
Grammaire simplifiée , ou Abrégé analytique des
principes généraux et particuliers de la langue française;
par M. F. Collin-d'Ambly , instituteur , membre de
l'Athénée de la langue française , auteur de l'Usage
des expressions négatives dans la languefrançaise , et
de la Grammaire française analytique et littéraire.
Prix : 2 fr . A Paris , chez Villet , libraire-commissionnaire
, rue Hautefeuille , n . 13 ; et chez P. Mongie
aîné , libraire , boulevard Poissonnière , n. 18.
L'auteur s'est particulièrement attaché à faciliter à l'enfance
une étude qu'elle trouve en général sèche et aride; la simplicité
et la précision sont , dans cet ouvrage , deux mérites également
avantageux aux élèves et aux instituteurs.
Fragmens patriotiques sur l'Irlande; par miss Owenson
(lady Morgan) , traduits de l'anglais par M. A. Ε.
Un vol . in-8° . Prix , broché : 3 fr. , et 3 fr . 75 c. par
la poste. Chez l'Huillier , rue Serpente , n. 16 ; et
Delaunay , libraire , au Palais-Royal.
Nous avons déjà annoncé cette intéressante production ; nous
en reparlerons incessamment.
TABLE .
Traduction de l'ode dix du 120 livre d'Horace; Poésie.-
par M. Emile Deschamps.
Nouvelles littéraires .- Tableau de la campagne d'automne
en 1813 (analyse') ; par M. le général Th. B***.
Pag. 529
552
Elégies (analyse) ; par M. Jouy.
538
Correspondance sur les Romans. 545
Beaux-Arts .
552
Variétés . Consultation présentée à mes amis.
560
Annalesdramatiques. 565
Politique.- Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Bénaben. 56g
Notices et Annonces , 574
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
AM
DE FRANCE .
SAMEDI 28 JUIN 1817 .
nmmmu
AVIS
IMPORTANT.
mw
Les personnes dont l'abonnement expire au 1er juillet,
sont invitées à le renouveler de suite , si elles veulent
ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi du
journal. L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse .
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc, A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE ,
rue des Poitevins , nº . 14 .
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf
heures du matin jusqu'à six heures du soir.
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine. Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois ,27 fr. pour six
mois , et 50 fr. pour l'année.
LITTÉRATURE .
POÉSIE.
ÉLÉGIE.
Les beaux jours vont renaître , et moi je vais mourir :
Je meurs , et cependant je suis à mon aurore ,
TOME 2 37
578 MERCURE DE FRANCE.
Je u'ai pas vingt printemps encore ,
Et n'ai vécu que pour souffrir.
J'ai souffert , et pourtant mon coeur tient à la vie ;
Je ne puis sans douleur en voir finir le cours ;
Je ne puis sans gémir vous quitter pour toujours ,
Mes amis , mes parens , toi sur-tout ma Julie.
Hélas ! autour de moi déjà tout est en deuil ;
Peut- être en ce moment l'on apprète ma tombe ,
Et le soleil , qui déjà tombe ,.
Se couchera sur mon cercueil .
Je le vois , vous voulez me cacher vos alarmes ,
Vous détournez vos pleurs , vous feignez quelque espoir:
Ah ! ne m'abusez point ! ... pleurez.. laissez-moi voir
Que je meurs regretté , que j'emporte vos larmes .
Le printemps , dites-vous , pourra me ranimer ?
Eh bien ! à cet espoir que tout mon coeur se livre!
On doit toujours aimer de vivre
Tant qu'on n'a pas cessé d'aimer .
Mais non , vous me trompiez'; c'est envain que j'espère ,
Je le sens : de mes jours le terme estarrivé.
Avant que du soleil le tour soit achevé
Tu n'auras plus d'ami , plus de fils , ô mon père !
Et toi dont la douleur ne trouve plus d'accens ,
Toi qu'à perdre ton fils , le ciel a condamnée ,
Approche , mère infortunée ,
Je veux mourir en t'embrassant .
Tu gémis .... De nos maux , va, cessons de nous plaindre ,
Etouffons nos sanglots , n'implorons plus les dieux .
Sans doute pour souffrir nous étions nés tous deux .
Il suffit d'être bon pour avoir tout à craindre .
Et toi qu'à mes destins j'avais juré d'unir ,
Toi qui me promettais une épouse accomplie ,
Ne viendras-tu point , ma Julie ,
Partager mon dernier soupir ?
Quoi ! c'est donc sans te voir qu'il faudra que je meure.
Malheureux ! ... et pourtant moins malheureux que toi !
JUIN 1817 : 579
Quels que soient mes regrets, jete plains plus que moi :
Le plus iufortuné n'est pas celui qu'ou pleure.
Mais entends-tu ces sons dans les airs retentir ?
Ces lugubres accens frappent-ils ton oreille ?
C'est l'airain qui pour moi s'éveille ;
Il m'avertit qu'il faut partir.
Deja l'ange de mort a sonné la trompette.
Mon oeil s'éteint ..... mon coeur commence à défaillir ,
Crains qu'il ne soit plus temps ... accours ... viens recueillir
Le long baiser d'adieu sur ma bouche muette .
:
PELLET , d'Epinal.
ÉNIGME.
Me sentir , m'écouter ,
M'acheter , m'avaler , et puis me rejeter;
Lecteur , tout cela t'eesstt possible;
Mais dire ma couleur , te serait difficile
Car il faudrait me voir , et je suis invisible.
(Par M. L. G. RICHOMME.)
Ammww
CHARADE.
Mon entier est , en France , une petite ville ;
Si tu vas quelque jour y prendre domicile ,
Hfaudra, cher lecteur , passer sur monpremier ,
Pour pouvoir à pied sec , traverser mon dernier.
(ParM. G***
nmwww
LOGOGRIPHE.
J'ai reçu pour partage , un naturel caustique ,
Et mon but est atteint quand finement je pique :
Veux-tu me deviner , lecteur ? souviens-toi bien ,
Que le sel me manquant jamais je ne vaux rien.
Neuf élémens unis composent ma substance ;
www
37.
380
MERCURE DE FRANCE .
En moi tu trouveras avec beaucoup d'aisance
Un jeune courtisan ; ton unique moteur ; Ce que pour triompher , emploie un séducteur ;
Unprince malheureux célébré par Virgile ; Les auteurs de tes jours; une charge civile; Celui qui la possède; un des quatre élémens ;
Ce qui meut un vaisseau contre le gré des vents ;
La première cité d'un duché d'Italie;
Un immense pays soumis à la Turquie;
Ce que l'on a toujours dans la prospérité ;
Un prètre des persans ; de nos poids l'unité;
D'un état belliqueux la partie imposante ;
Une mesure agraire ; un amas d'eau stagnante :
Le nom qu'à son amant Iris voudrait donner ;
Ce qu'un pauvre rimeur rarement peut trouver ; L'endroit où le vautour dépose sa couvée ;
La ville que les Grecs pour Hélène ont brûlée ;
Le mois qui de beautés enrichit la nature ;
Un oiseau qu'on croyait de très-mauvais augure ; Ce qu'un Hébreux jadis ne pouvait adorer ;
Ce que l'on fait toujours dans l'espoir de gagner ; Un chef des Musulmans ; un habitant de l'onde; Le chemin dangereux qui mène au nouveau monde; Un cri qui t'avertit d'un danger imminent;
Ce qu'à son front Cérès porte pour ornement;
L'alphabet musical; puis une pierre dure
Dont le soldat se sert pour polir son armure.
(Par le même.)
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est carte; celui de la charade ,
cimeterre , et celui du logogriphe , rosse , où l'on trouve
rose
JUIN 1817 . 581
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Théorie des Révolutions ; par l'auteur de l'Esprit de
l'Histoire. Quatre vol. in-8°. Prix : 24 fr.; pap.
vél . , 45 fr. Chez L. G. Michaud , rue des Bons-
Enfans , n. 34.
(Ir. Article.)
En prenant la plume , pour rendre compte de la
Théorie des Révolutions , je me sens dans un certain
embarras . Bien que l'ouvrage ait paru sans nom d'auteur
, quelques journaux l'ont attribué à un homme
d'un rang élevé et d'un âge respectable. Cette dernière
considération , sur-tout , m'inspire le désir de m'exprimer
avec ménagement , et si , malgré toute ma bonne
disposition , louer m'est impossible , je voudrais au
moins ne pas blâmer avec amertume. Que faire pour
être juste et ne point paraître amer ? Dans ce cas -ci je
ne le sais vraiment pas. Je proteste au moins contre
tout soupçon de malveillance . Loin de chercher à critiquer
cette production volumineuse , voici deux jours
que j'employe à retrancher une partie de ce que j'en
avais dit , et je puis assurer l'auteur et le public , que ,
si je n'avais pas mis tous mes soins à mitiger mon jugement
, peut-être même un peu aux dépens de la vérité
, il aurait été bien autrement sévère. Après ce
préambule , indispensable pour mettre mes intentions
à l'abri du doute, je me flatte que si l'on m'accuse
d'erreur , on ne me reprochera point la malignité.
Al'aide de ces compilations historiques , faites sans
582 MERCURE DE FRANCE
critique et sans discernement , et multipliées , dans le
dernier siècle , par l'avidité des libraires , pour secourir
et favoriser l'ignorance des lecteurs , et sur- tout à l'aide
des tables des matières , qui sont la partie la plus soignée
de ces immenses recueils , rien n'est plus facile
aujourd'hui que d'entasser des faits dont on ne vérifie
point l'authenticité , aux sources desquels on ne remonte
jamais , mais qu'on allègue comme incontestables , à
l'appui du système quelconque qu'on a trouvé bon
d'adopter . L'on a soin d'y insérer un nombre suffisant
de noms étrangers ; et par un charlatanisme , dont je
suis faché de dire que M. de Voltaire nous adonné
l'exemple , on rend ces noms plus imposans , en rétablissant
leur orthographe étrangère ( 1 ) . Grâce à cette
érudition , qu'on peut commodément acquérir en deux
matinées , on se montre versé dans les mystères de
l'antiquité , et l'on part d'hypothèses erronées et bizarres
sur des peuples oubliés on mal connus , pour
offrir aux nations modernes , comme modèles , des institutions
, et , comme règles de conduite , des moeurs
qui n'ont jamais existé.
Cette manière est d'autant plus ordinaire en France ,
et son succès d'autant plus certain , que les auteurs ne
sont pas tenus de citer leurs autorités. Par une sorte
de prétention chevaleresque sans doute , ils exigent que
le public les croye sur leur parole d'honneur. Il en résulte
que lorsqu'on rencontre dans un livre une assertion
fausse , on ne sait comment la combattre , car on
ignore d'où l'auteur l'a empruntée. Le critique qui veut
se convaincre qu'elle est inexacte , est réduit à épuiser
toutes les recherches , et quand il a obtenu cette conviction
pour lui-même , il est condamné à fatiguer ses
:
(1 ) Comme Con- fut-zée pour Confucius ; Zerdusht pour Zo
roastre , etc.
JUIN 1817 . 583
Jecteurs , en employant plusieurs pages à réfuter
quelques lignes .
Ces observations , applicables malheureusement à
maintes de nos productions modernes , le sønt particulièrement
à la Théorie des Révolutions et à l'Esprit
de l'Histoire , de tous les livres qui ont paru depuis
vingt ans , les plus propres , j'ose le dire , à fausser
toutes les idées et à obscurcir tous les faits. Je ne veux
point nier le succès qu'obtint ce dernier ouvrage , lorsqu'il
fut publié sous le gouvernement impérial ; j'aime
d'autant plus à reconnaître ce succès , que ne tenant
point à un mérite historique ou littéraire , il doit s'attribuer
à une cause particulière , qui fait honneur , sous
un certain rapport , au caractère de l'écrivain , et surtout
à la disposition des lecteurs à cette époque. L'Esprit
de l'Histoire est une perpétuelle harangue en faveur
du pouvoir absolu , des coups d'Etat , des mesures
extraordinaires , de tous les moyens , en un mot , que
de tout temps les gouvernemens essayent et toujours sans
succès , quand ils se sentent abandonnés par les affections
et par l'opinion des peuples. Mais il y a en même
temps des insinuations perpétuelles contre Bonaparte, qui
régnait alors, et la nation qui aimait tropà le voir attaqué ,
pour disputer sur le genre de l'attaque , pardonnait à
son adversaire ses principes généraux , en faveur des
allusions personnelles et des invectives , souvent assez
directes , dont il remplissait , sous mille prétextes , ses
pages sonores. Sa haine pour la liberté l'empêchait cependant
de profiter des meilleures occasions que lui offrait
l'histoire . Admirateur de tous ceux qui sont parvenus
à enchaîner les peuples , trouvant Philippe un
grand homme , parce qu'il avait préparé la chute des.
républiques grecques , et Octave un sage , parce qu'il
avait donné aux Romains le gouvernement qui leur
valut Tibère , Caligula et Néron; l'auteur ne pouvait
584 MERCURE DE FRANCE .
attaquer Bonaparte , marchant sur les traces d'Octave et
de Philippe , qu'en l'accusantde ne pas en faire assez contre
les principes populaires : aussi lui adressait-il ce reproche
. Mais la nation fatiguée du joug , trouvait un
tel plaisir à voir son maître injurié , qu'elle n'examinait
pas s'il n'eut point mieux valu l'injurier en sens contraire.
Quand l'Esprit de l'Histoire parut, je formai le
projet d'analyser ce long panégyrique du despotisme
égyptien , indien , tartare et chinois , cette apologie de
la division en castes , ces efforts pour ramener les nations
civilisées à l'enfance des sociétés . D'autres occupations
me détournèrent de cette entreprise. En voyant
annoncer dans les journaux la Théorie des Révolutions
, j'en ai repris l'idée , et j'ai commencé , dans ce
but , cette longue et difficile lecture. Mais les premières
pages de cet ouvrage m'ont présenté des propositions
tellement singulières , qu'avant de le considérer dans
son ensemble , je cède au besoin d'examiner à part ces
propositions .
Je commencerai par rapporter le texte avee une fidélité
scrupuleuse. Il est question de l'histoire de la
Chine. Le lecteur verra quels principes y sont proclamés.
Il verra que ces principes ne sont pas seulement
en opposition avec les opinions qu'on nomme libérales,
ce qui paraîtrait simple , mais qu'ils sont également
contraires à toutes les doctrines monarchiques qu'on
regarde aujourd'hui comme essentielles à établir. L'auteur
veut bien que les peuples soient eselaves , mais il
sacrifie également les rois , les dynasties , les races régnantes
; et tout opposé qu'est son système à la souveraineté
du peuple , il n'est pas moins menaçant pour la
légitimité.
« Les Chinois , dit l'auteur, sont le peuple dont les
« annales remontent le plus haut, et dont les anciennes
JUIN 1817 . 585
«habitudes se rapprochent le plus des moeurs patriar-
« chales. C'est le seul où nous trouvions le gouverne-
« ment, tel qu'il était il y a trois mille ans ; c'est le
« seul où la marche et le résultat des révolutions soient
<<<absolument les mêmes .
<<Sur vingt-une dynasties précipitées du trône, dix-
« neuf l'ont été ou par des princes tributaires devenus
« trop puissans , ou par des sujets audacieux , qui pro-
« fitaient du mécontentement public. La chute de la
<<première dynastie a même cela de remarquable , que
<<le sujet porté au trône par le voeu général , ne se
« servit d'abord de son pouvoir que pour rendre la
<< couronne au monarque légitime ; Kia , sans profiter
<< de cette leçon , s'étant de nouveau abandonné à tous
<< les vices , une seconde révolution donna encore une
« fois la couronne à Ching - Tang. Le monarque dé-
« trôné finit sa vie en exil..... Cette révolution , qui se
« fit en faveur de Ching - Tang , presque malgré lui ,
« n'avait déplacé que le monarque sans toucher à
« la monarchie , p . 20. »
L'auteur rappelle ensuite l'élévation de la cinquième
dynastie , fondée par Lien-Pang , chef de brigands ; de
la huitième , fondée par Lien- Vu , cordonnier ; de la
quatorzième , commencée par Chu-Ven , chefde voleurs
; et de la vingt-unième , établie par Chu , valet
d'un monastère de Bonzes , à l'exclusion des descendans
de Gengis .
Il observe , en parlant de cette dynastie tartare ,
que son triomphe fut marqué par tous les désordres
« qui accompagnent et suivent de grandes conquêtes ;
« que la résistance des Chinois avait été longue et san-
<<glante ; que la mort de plus de cent mille hommes ;
« celle de tous les membres de la famille impériale ,
<<tombés sous le fer de l'ennemi , ou victimes volon586
MERCURE DE FRANCE .
« taires de leur désespoir , avait signalé cette terrible
« révolution , mais qu'elle finit au moment même de
« l'arrivée du vainqueur dans la capitale , p. 23. »
Enfin , il prouve , par des faits nombreux , que , dans
toutes ces révolutions , rien ne changeait , si ce n'est
dit-il , la race régnante , p. 25.
« Cette observation , continue-t- il , suppose , par
« une telle identité de faits , un principe toujours sub-
« sistant , toujours indépendant des événemens , et dont
« l'action indélébile , résistant également à la barbarie
« passagère d'un vainqueur étranger , et au retour trop
« fréquent des crimes nationaux , faisait toujours con-
« tribuer au bien général les moyens qui semblaient
« le moins propres à l'opérer. Ce principe tient bien
<< certainement à l'opinion innée dans la Chine , que le
« gouvernement , en quelques mains qu'il soit , a plus
<< de tendance au bien qu'au mal ; que lorsqu'il fait le
« bien , c'est son régime habituel , c'est son état de
<< santé ; que lorsqu'il fait le mal , c'est une maladie
(
dont il est atteint ; que , d'après cela , toutes lesfois
« qu'on veut l'attaquer ou même l'entraver, on s'expose
<< beaucoup plus à des chances dangereuses qu'à des
<< chances favorables ; que , par conséquent , le meilleur
« moyen de diminuer le danger des premières , est ,
<< puisque les vices de l'humanité doivent amener des
« révolutions , de nefaire porter les changemens que
« sur les personnes en conservant les institutions.
« Cet antique attachement des Chinois au pouvoir
« qui les régit , est bienconstamment inhérent au pou-
« voir même , mais se trouve tout-à-coup reporté sur
« la famille qui en est revêtue. Quelque récente
« que soit son élévation , elle reçoit des témoignages
« de fidélité , tels que dans notre Europe , quelques
« nations en ont donnés àleurs anciennes races royales.
JUIN 1817 . 587
to Il semble que ce peuple soit persuadé qu'il ne doit
« son bonheur qu'à la stabilité de son gouvernement
« seul ; qu'il est avantageux pour lui de garantir et de
<<défendre tout ce qui le maintient : il le regarde
<< comme étant réellement une propriété nationale
<< qu'il conserve soigneusement dans toute son inté-
« grité , même au milieu des mutations de ceux à
« qui il en donne , il en ote , il en laisse prendre
« l'usufruit , p. 27-28 .
« L'honneur de cette stabilité appartient aux sages
« législateurs , aux profonds moralistes qui ont eu
<< plus en vue les principes que les individus .
<<Cette tranquillité , qui est le fruit des antiques
« habitudes , des mêmes pratiques journalières , et qui
<<distingue si particulièrement le peuple chinois , est en
<< même temps ce qui garantit son existence politique
« au milieu des révolutions , parce que c'est elle qui ,
<< même après les plus grands troubles , assure au gou-
« vernement une action prompte ,forte , universelle ,
« exercée par les personnes sans leur étre inhérente ,
<< ne changeant point avec elles , et reprenant , après
« une interruption momentanée , la même marche sur
« les mêmes choses avec les mêmes moyens ; c'est ce
qui fait qu'en Chine les révolutions sont comme les
<< orages ; la tempête passée , on voit quelques individus
« de moins : on en voit d'autres occuper des places
« dont ils semblaient éloignés , mais , dureste , aucun
<<<changement sensible , p. 36-37 . :
<< Pendant que les divers Etats de l'Europe semblent
<< successivement condamnés à toutes les vicissitudes
<<<humaines , il est curieux de voir un peupleriche de la
<<fertilité de son sol, de la beauté de son climat , de
« l'immensitéde sa population, suivre ses plus anciennes
:
538 MERCURE DE FRANCE.
« lois , concentrer ses révolutions sur quelques indi-
« vidus , etc. , p . 37-38 . »
Le lecteur me pardonnera , je l'espère, la longueur
de cette citation . Elle était indispensable pour l'intelligence
des observations qui vont suivre.
Je n'en ferai aucune sur le bonheur attribué aux
Chinois , parce que , tandis que leurs souverains sont
massacrés , et qu'ils sont égorgés comme des troupeaux
à chaque changement de dynastie , leurs institutions
se conservent , ce qui pourtant me paraît une mince
consolation pour les empereurs détrônés et pour les
sujets mis à mort . Ce que je remarque , et ce qui m'étonne
, ce sont ces éloges donnés auxsages législateurs ,
aux profonds moralistes qui , ayant plus en vue les
principes que les individus , ont appris aux Chinois
que leur attachement devait être inhérent au pouvoir
même , et se reporter à l'instant sur la famille qui le
saisissait , quelque récente que fút son élévation.
Dans une révolution , dit l'auteur , rien ne change en
Chine , si ce n'est la race régnante. Trouve-t-il donc
que les races régnantes soient si peu de choses ? Le
gouvernement , continue-t-il , en quelques mains qu'il
soit , a plus de tendance au bien qu'au mal; et il est
avantageux pour le peuple de défendre et de garantir
tout ce qui le maintient. Mais n'est-ce pas là la doctrine
du gouvernement de fait ? Ce principe qui fait tant
d'honneur aux sages législateurs , aux profonds moralistes
de la Chine ; ce principe en vertu duquel l'action
forte , prompte , universelle du gouvernement est exercée
par les personnes sans leur étre inhérente , ne change
point avec elles, et reprend , après une interruption momentanée,
la même marche sur les mêmes choses , avec les
mêmes moyens, conduit manifestement à la reconnaissance
immédiate de toute puissance qui s'établit, n'importe
JUIN 1817 . 58g
de quelle manière , n'importe sur quelles ruines . D'après
ce principe , il faut soutenir le gouvernement sitôt qu'il
existe , et légitime ou illégitime ; il ne faut pas même
vouloir l'entraver. C'est à ce principe , suivant l'auteur
de la Théorie des Révolutions , que les Chinois doivent
leur bonheur ( on a vu quel était ce bonheur au
milieu des détrônemens et des massacres ) ; car ils le
doivent à la stabilité de leur gouvernement seul, propriété
nationale , qu'ils conservent dans toute son intégrité,
au milieu des mutations de ceux àqui ils en
donnent , ils en otent , ils en laissent prendre l'usufruit .
Si l'on ne connaissait d'ailleurs , par le reste du livre ,
les opinions de l'auteur , on pourrait entrevoir ici le
dogme de la souveraineté du peuple , puisque le gouvernement
est une propriété nationale dont le peuple
donne , ôte ou laisse prendre l'usufruit . Mais qu'on se
rassure . L'auteur ne veut point la souveraineté du
peuple; il est fort opposé à ce que le peuple soit souverain
; il est assez indifférent , comme on voit , à ce
que les dynasties tombent : ce qu'il veut, c'est la stabilité
des institutions .
Les hommes , ceux sur-tout que l'esprit de parti
domine , sont enclins à s'enivrer de certaines phrases ,
à s'enthousiasmer pour certaines formules : pourvu qu'ils
les répètent , peu leur importe le fond des choses .
Deux ans d'une servitude horrible et sanglante , n'empêchaient
pas nos gouvernans de dater leurs actes de
l'an quatrième de la liberté . Vingt révolutions , vingt
changemens de dynastie , et cent mille hommes égorgés
tous les cent ans , n'empêchent pas l'auteur de la Théorie
des Révolutions de vanter la stabilité des institutions
chinoises . Cette stabilité n'existe pas pour les gouvernés ,
puisque les gouvernés sont périodiquement massacrés
en grand nombre à l'avénement de chaque usurpateur
1
590 MERCURE DE FRANCE .
qui fonde sa dynastie. Cette stabilité n'existe pas noit
plus pour les gouvernans , puisque le trône est rarement
le partage de la même famille pendant plusieurs
générations ; mais cette stabilité existe pour les institutions
, et c'est là ce qu'il admire. On dirait que la stabilité
des institutions est le but unique , indépendamment
du bonheur des hommes , et que rois et peuples , sujets
et souverains ne sont ici bas que pour être offerts en
holocauste à la stabilité des institutions .
Je me suis arrêté sur cette théorie , parce qu'il me
semble utile de démontrer que toutes les doctrines extrêmes
se touchent. Celle de la stabilité des institutions,
lorsqu'on la transforme en une abstraction métaphysique
à laquelle on veut tout sacrifier , est aussi dangereuse
qu'aucune autre. Nul doute que la stabilité dans
les institutions ne soit désirable . Il y a des avantages
qui ne se développent que par la durée. Une nation
qui , consacrant perpétuellement toutes ses forces à des
tentatives d'améliorations politiques , négligerait les
améliorations individuelles et morales , qui ne s'obtiennent
que par le repos , sacrifierait le but aux moyens .
Mais de cela même que les institutions sont des moyens,
elles doivent , par leur nature , se modifier suivant les
temps.
Par une méprise assez commune , lorsqu'une institution
ou une loi ne produisent plus le bien qu'elles produisaient
, on croit que , pour leur rendre leur utilité
première , il faut les rétablir dans ce qu'on appelle leur
ancienne pureté. Mais lorsqu'une institution est utile,
c'est qu'elle est d'accord avec les idées et les lumières
contemporaines . Lorsqu'elle dégénère ou tombe en désuétude
, c'est que cet accord n'existe plus. Alors son
utilité cesse. Plus vous la rétablissez dans sa pureté pri
JUIN 1815 . 501
mitive , plus vous la rendez disproportionnée avec le
reste de ce qui existe (1 ) .
L'on a peur des bouleversemens , et l'on a raison :
mais en se jetant dans l'autre extrême , et en contrariant
la marche des choses , l'on occasionne une lutte
qui produit les bouleversemens. Le meilleur et le seul
moyen de les éviter , c'est de se prêter aux changemens
graduels qui sont inévitables dans la nature morale
comme dans la nature physique.
De nos jours , le peuple s'est mal trouvé de s'être
laissé conduire par ceux qui , exagérant les principes
de la liberté , l'ont immolé à ces exagérations , et l'ont
rendu , au nom de la liberté , misérablement esclave.
Les souverains se trouveraient également mal de se fier
à ceux qui , saisis d'un respect fanatique pour la stabilité
, regardent les malheurs des individus et des races
régnantes , comme un léger accident au prix duquel la
stabilité n'est pas trop payée et qui après avoir reconnu
qu'en Chine il ne s'est guère passé un siècle
sans que cet empire ait subi des guerres civiles , des
invasions , des démembremens et des conquêtes , et
après avoir avoué que ces crises terribles exterminaient
chaque fois des générations entières , ne s'en écrient pas
moins , honneur à la profonde sagesse qui a écarté de
la Chine toute nouveauté dangereuse (2) ! Je serais curieux
de savoir ce qu'aurait produit de plus fâcheux
une nouveauté.
B. DE CONSTANT .
(1) « Lorsqu'il est impossible à une loi ancienne d'atteindre
* son but , c'est un indice sûr que l'ordre moral contredit trop
«évidemment cette loi , et dans ce cas , ce n'est pas la loi , mais
«les moeurs qu'il faut changer. » Esprit de l'Histoire , 11-153.
Qui n'aurait cru que l'auteur allait dire qu'il fallait changer là
oi ? D'ailleurs comment change-t-on les moeurs ?
(2)Esprit de l'Hist. , chap. de la Chine.
592
MERCURE DE FRANCE.
wwwwwwwww
Lettres inédites de Fénélon d'après le manuscrit de
la bibliothèque de Grenoble ; par M. Champollion-
Figeac , correspondant de l'Institut royal , etc. Broch.
in-8 ° . Chez Goujon , libraire , rue du Bac , n. 33 .
Fénélon est au-dessus de toutes les apologies. Frappé
d'anathème par le grand Bossuet ; disgracié par un monarque
, dont un simple regard abrégea , dit - on , l'existence
de l'auteur d'Athalie , il conserva des amis à la
cour ; l'estime de Montausier le suivit dans son exil.
Rome , intéressée à le condamner , hésita long-temps
entre lui et ses accusateurs orthodoxes . Il commandait
le respect à l'étranger qui envahissait nos provinces. La
fureur de la guerre s'arrêta devant l'asyle que protégeait
l'éclat de son nom. LaFrance et l'Europe accueillirent
, avec un égal enthousiasme , ce Télémaque inspiré
par la sagesse même , livre immortel qui , au milieu
de tant de chefs -d'oeuvre , est peut-être le plus beau ,
comme le plus utile monument du siècle de Louis XIV.
Pieux sans fanatisme , modeste sans hypocrisie , par
sa résignation touchante , Fénélon eût désarmé ses fiers
persécuteurs , si la coalition de l'amour-propre et du
pouvoir absolu n'était pas implacable de sa nature. Mais
il prêchait une religion de paix et de tolérance à l'époque
où Villars était chargé de convertir les paysans des
Cévennes . Il osa faire entendre le langage de la vérité ,
quand l'oreille des rois , blasée sur la louange , n'était
plus chatouillée que par les rafinemens de la flatterie....
Ces torts sont devenus des titres d'honneur aux yeux
de la postérité dégagée des illusions contemporaines.
JUIN 1817 . 593
Qu'on admire , dans Bossuet , la force de la dialectique ,
la mâle et sublime éloquence , l'inflexible puissance du
génie , son aimable et vertueux rival sera toujours
l'homme selon notre coeur ; et s'il est vrai que sa vie
entière ne fut pas tout-à-fait exempte de la commune
fragilité , dans quelle âme sensible une faiblesse de
Fénélon ne trouverait-elle pas son excuse ?Ah ! ce n'est
pas sur-tout de la main d'une femme qu'aurait dû partir
le trait dirigé contre lui. Madame la comtesse de Genlis
est coupable de cette irrévérence. Le sexe qu'elle homore
par ses talens , doit aimer Fénélon , ne fût-ce que
par un calcul de coquetterie ; et l'on a vu cette dame
plus ardente à courir les chances d'une avide controverse
, que disposée à pardonner avec indulgence l'erreur
involontaire d'une imagination vive et passionnée.
Maîtresse de son choix , par quel inconcevable caprice
a-t-elle préféré , au boudoir mystique et voluptueux de
la tendre Guyon , la poussière des bancs de la vieille
Sorbonne ? Elle a voulu se joindre à l'aigle de Meaux
pour opprimer le cygne de Canibrai et son intéressante
amie. C'est la malheureuse Herminie qui lance des jav.
lots impuissans contre le chevalier qu'elle adore ; car
il serait trop injuste de révoquer en doute la sensibilité
de madame de Geulis..... Elle a bien attaqué Fénélon ;
il est affreux de ne pouvoir le nier ; mais je suis sûr
qu'elle eût pleuré son triomphe. Ses coups mal assurés
trahissent les voeux qu'elle fait en secret pour son
enn mi . La violence de ses reproches décèle des feux
mal éteints . Non , celle qui peignit avec tant de complaisance
les douces agitations de La Valière , celle qui
créa des couleurs pour animer l'insipide tableau des
amours platoniques de Louis XIII , n'a pu , sans un
effort douloureux , affecter une aussi grande sévérité.....
Eh! pourquoi madame de Genlis a-t-elle craint de 58
594 MERCURE DE FRANCE .
s'attendrir encore une fois ? Les vieillards de la Grèce
admirèrent l'éloquence de Périclès. Ils furent entraînés
par l'amant d'Aspasie; et le plus sage des hommes ne
rougissait point de sacrifier aux Grâces. L'abnégation des
sentimens les plus naturels n'est jamais qu'une trompeuse
apparence : le coeur est toujours là. Quel fruit
a retiré cette illustre dame , de cette ostentation d'une
impassibilité qui ne fut point son partage ? Ses envieux
ont osé soutenir que ce n'était point dans ses expressions
qu'il fallait chercher sa pensée , et que , pour deviner
ce qu'elle sent , il est absolument inutile de s'arrêter
à ce qu'elle dit . Voilà qu'on l'accuse déjà de n'être ellemême
qu'un philosophe déguisé ; et quelle force n'eût
point acquis cette accusation désolante et perfide , si le
malin critique eût eu l'indiscrétion d'ajouter que le titre
d'Adèle et Théodore , l'un des plus innocens ouvrages
de madame de Genlis , est inscrit en lettres de feu sur
le catalogue de l'inquisition de Madrid ? Telle est pourtant
l'exacte vérité.
Puisse donc désormais la crainte salutaire des réactions
, provoquées en littérature comme en politique,
modérer les transports d'un zèle faux ou malentendu !
Qu'on nous laisse aimer Fénélon , et même un peu cette
philosophie dont on s'efforce inutilement de calomnier
l'esprit et les paisibles adorateurs...... Au reste, la
faible et importune récrimination de madame de
Genlis contre l'auteur de Télémaque avait été réfutée
d'avance . Sans compter les graves autorités du temps
même de Louis XIV , ni les panégyriques désintéressés
de La. Harpe et de l'abbé Maury , de nos jours un
prélat digne d'aprécier Fénélon; se plut à lui consacrer
un monument solide et honorable . Un académicien ,
dont le goût et le jugement ne sauraient être contestés ,
publia des observations parfaitement justes sur le livre
JUIN 1817 . 595
de M. l'évêquè d'Alais ; et pourquoi résisterai-je au
plaisir de citer , à côté des témoignages de MM. de
Bausset et Auger , les articles insérés dans ce journal
des 9, 16 et 30 avril 1808 ; brillans essais du chantre
de la Navigation , dont les mânes , errans sur une
terre étrangère , appellent vainement encore les souvenirs
de la patrie et de l'amitié ?
M. Champollion -Faugeac mérite d'être compté parmi
ces estimables littérateurs . Il a rendu service à l'histoire
en publiant ces Lettres inédites , dont la première
seule suffirait pour dissiper tous les doutes , s'il y en
avait aujourd'hui , sur les vrais sentimens de ces personnages
fameux , dont une discussion théologique a fait
diversement ressortir le caractère. La révélation des
confidences de Fénélon ne saurait nuire à sa mémoire .
Il y paraît toujours tel qu'on aime à le voir , tel qu'il
est impossible qu'il n'ait pas toujours été , éloquent ,
humain , modéré , sensible. Le prélat n'exclut pas
l'homme ; honneur à l'utile écrivain qui a pris soin de
recueillir ces fragmens précieux ; honneur et gloire à
Fénélon et aux ministres de l'Evangile qui lui ressemblent.
ESMENARD .
L'ERMITE EN PROVINCE .
LE BERCEAU D'HENRI IV,
Seul Roi de qui le peuple ait gardė la mémoire.
Pau , le 1er juin 1817.
Même au théâtre , ce n'est qu'à une jeune personne
qui commence àsentir battre son coeur , qu'on pardonne
38.
396 MERCURE DE FRANCE.
de dire : J'ai tant vu le soleil ! On n'a jamais assez vu
le soleil , les montagnes , les torrens , les campagnes
fécondées par les fleuves qui les arrosent; cependant
il n'est pas moins vrai que , dans la nature entière, ce
qui intéresse l'homme avant tout , c'est l'homme luimême
; ce que nous admirons le plus , ce sont les créations
du génie; ce qui nous inspire le plus d'amour et
de respect , ce sont les actions et les accens de la vertu :
je ne tardai pas à en faire une nouvelle épreuve dans la
ville de Pau où j'arrivai de nuit.
A côté de la porte même où je descendis avec mon
compagnon de route , je trouvai une excellente auberge
chez M. d'Etcheverri. On n'est ni mieux , ni plus proprement
servi dans les hôtels si chers de Paris et de
Londres ; on ne mange pas de truites plus délicates au
Faucon de Berne et à l'Epée de Zurich : nulle part au
monde les laitages , les légumes , les fraises , les framboises
ne sont aussi parfumés ; et le vin de Lafite
qu'on boit à l'hôtel Fumel, à Bordeaux , n'a pas plus
de bouquet , ne rajeunit pas mieux les sens que le vieux
Juranson que M. d'Etcheverri fait boire à ses commensaux
.
En bien mangeant , l'âme se renouvelle.
La mienne , en se renouvelant , ne se porta plus sur ces
tableaux de la nature dont elle est toujours avide. J'étais
à Pau où naquit Henri IV ; et soit en m'endormant ,
soit en me réveillant , ce n'est qu'à Henri IV qu'il me fut
permis de penser. Cette préoccupation d'un méme objet
m'éveilla, lorsque tout dormaitencore , et dans l'auberge
et dans la ville. Je m'habillai à la pointe du jour; et
M. Outis , que la disposition de son esprit , naturellement
inquiet , ne laisse pas long-temps dormir , entra
dans ma chambre dont la sienne était voisine. Il s'in
JUIN 1817 . 597
forma du motif qui me forçait à sortir si matin. Je lui
parlai du désir que j'avais d'aller visiter les lieux où le
meilleur des Rois avait pris naissance , et ce nom
d'Henri IV devint entre nous le sujet d'un singulier
entretien.
Je ne tarissais point sur l'éloge de cet excellent
prince; et ma mémoire, toujours fidèle à mes sentimens
, me retraçait si vivement l'histoire du grand
Béarnais , que je m'écoutais parler moi-même avec une
sorte de complaisance où l'amour-propre n'avait cependant
pas la moindre part. Je finis par m'apercevoir
que mon laconique interlocuteur ne mettait du sien ,
dans la conversation, que ces mots : Ala bonne heure ;
qu'il ajoutait , à la fin de chacune de mes périodes , et
dont il variait le ton , de manière à leur donner chaque
fois un sens tout-à- fait différent. L'expression qu'il y
mit ( lorsque je vins à parler de cette inépuisable clémence
dont Henri IV, devenu tout- puissant, usa envers
ses ennemis); cette expression ,dis-je, n'était point équivoque
, et j'en fis l'observation avec un peu d'amertume :
« Il faut,lui dis-je, avoir pris le parti diabolique de tout
dénigrer , de tout haïr, pour se refuser au besoin d'admirer
et d'aimer tant de vertus .-Dites , me répondit- il
froidement , qu'il faut avoir eu de bien fortes raisons
pour n'y point renoncer, à ce parti que vous appelez
diabolique , même en appréciant celui que je veux
bien appeler , comme vous , le meilleur des hommes et
le plus grand des rois ; ce qui n'empêche pas que le
meilleur des hommes n'ait fait périr son compagnon de
fortune , son frère d'armes , son ancien ami , Biron ,
sur l'échafaud ; qu'il n'ait persécuté un prince de son
sang dont il voulait séduire la femme ; et que le plus
grand des rois n'ait rendu une loi de sang contre les
braconniers . Ce sont là de ces faits qui prouvent assez
1
598
MERCURE DE FRANCE.
bien, il me semble , qu'on peut être le meilleur des
hommes, et ne pas valoir grand chose.--Un autreque vous
aurait dit : et ne pas être parfait. Quoi qu'il en soit de
çes trois griefs , dont les historiens et Sully lui-même
ont chargé la mémoire d'Henri IV, il en est un, celui
de la mort de Biron, sur lequel on peut prononcer
d'une manière absolument différente , suivant 'on le
juge dans ses rapports avec la morale privée à Fusage
de tous les hommes , ou dans ses résultats avec la justice
publique qui oblige souvent les rois. - Ce sont là
de ces distinctions commodes que je n'admets pas : il
n'y a qu'une morale , il n'y a qu'une justice au monde;
et l'on ne me fera jamais entendre que ce qui est crime
dans une maison , soit vertu dans un palais .- Il est pourtant
certain qu'on pourrait trouver très -mal qu'un particulier
fît pendre son ami qui lui aurait volé sa bourse ,
et très-bien qu'un roi livrât à toute la sévérité de la
justice son ami le plus intime , convaincu d'avoir dilapidé
la fortune publique. Il est des situations où le
premier des sentimens est celui de ses devoirs. Je suis
d'ailleurs prêt à convenir avec vous que les grandes
qualités de ce prince , de patriotique mémoire, furent
obscurcies par quelques défauts ; qu'il aima trop le jeu
et les femmes; qu'il eut le tort , non de porter, mais deremettre
en vigeur une ancienne et cruelle ordonnance
contre les délits de la chasse ; mais c'est sur -tout à
l'examen d'une si belle vie qu'il faut apporter l'indulgente
admiration d'Horace , et s'écrier avec lui : « Je ne
vois point de taches où brillent tant de beautés. >> 一
la bonne heure ! mais ..... »
A
Il y a des sentimens que je n'abandonne pas à la
discussion . J'interrompis l'entretien en proposant à
l'impitoyable censeur de visiter avec moi les monumens
de la ville . -<< Dieu me garde , me dit- il , de
me déplacer pour aller voir un vilain petit carré qu'on
JUIN 1817 . 599
appelle Place-Royale, et une masure gothique qu'on appelle
tout aussi improprementchâteau !-J'admire tous
les objets , quand ils me rappellent de grands souvenirs.
-Dans ce cas , n'oubliez pas , je vous prie , en admirant
la Place-Royale , de vous souvenir de cette pitoyable
statue en fonte que le gouvernement et l'intendant
de la province avaient fait ériger à Louis XIV
dans la ville où naquit Henri IV, avec les fonds destinés
, par les états de la province , à l'exécution d'une
statue de leur immortel compatriote; petite espiéglerie
ministérielle dont les Béarnais se vengèrent si noblement
par cette inscription qu'on lisait sur le piédestal :
Aciou qu'cy l'arrchil de noustre grand Enric (1) .
-J'ai lu cette anecdote, d'ailleurs assez piquante , dans
plusieurs recueils , ce qui ne m'empêche pas de la révoquer
en doute sur le témoignage de plusieurs témoins
oculaires ; après cela ,je tombe d'accord avec vous que
même sous le règne de Louis XIV , on aurait dû sentir
que si l'image du monarque, qui a mérité que l'on
donnât son nom à son siècle, pouvait être préférée pour
toutes les autres villes du royaume ; àPau, dans la ville
où naquit Henri IV, nulle autre statue que la sienne
ne pouvait être offerte aux hommages publics sans
une espèce d'usurpation.-Sila raison était choquée de
cette inconvenance , le goût ne l'était pas moins de
l'exécution de cette statue , où le superbe monarque
était figuré tout nu , àl'antique , et la tête couverte d'une
énorme perruque à canons...... »
Il était jour; je me hâtai de sortir , et M. Outis me
promitde me rejoindre au château .
La Place-Royale ne mérite ni le nom de place , ni
(1 ) Celui - ci est le petit-fils de notre grand Henri.
600
MERCURE DE FRANCE.
l'épithète de royale. Je n'y vis qu'une grande cour
entourée d'arbres , que l'on pourra nommer un parvis,
si jamais on achève l'église qu'on a commencé à bâtir
sur cet emplacement. Le palais des Rois de Navarre
n'était pas encore ouvert ; en attendant l'heure où je
pouvais m'y présenter , je parcourus la ville dans tous
les sens : une seule rue s'y distingue de toutes les autres
par ses grandes dimensions et par la beauté des
hôtels dont elle est bordée dans toute sa longueur :
c'est là que logeaient les membres du parlement de
Pau ; on eût dit que chacun avait voulu faire de sa
demeure un palais de justice.
Cette rue m'a rappelé , en me l'expliquant , une
anecdote que j'avais souvent entendu conter dans ma
jeunesse , sans la bien comprendre .
Montesquieu qui partageait sa vie entre l'Europe et
la Brede, entre son génie et les hommes , voit un jour
arriver dans sa chambre, à Paris , un président de Pau,
son ancien camarade de classe , qui venait , pour la
première fois , juger la capitale. Nos deux présidens
s'embrassent , se félicitent , et celui de l'Esprit des
Lois veut servir de cicerone à son confrère; ils sortent
ensemble , à pied : Montesquieu ne trouvait pas
cette allure roturière , et n'avait pas d'autre moyen de
se livrer à sa manie de bouquiner sur les ponts : les
voilà sur ce quai , déjà magnifique , et depuis devenu
plus digne encore du nom de Voltaire , dont il est décoré.
Le membre de la suprême cour de Pau regarde
avec surprise cette suite de palais qui se succèdent sans
Interruption ; et les comparant , en secret , au sien et à
tous ceux de la grande rue de Pau , il en désigue un
des plus beaux à Montesquieu , en lui disant... un président
?-Non .- Diable ! un conseiller ? L'auteur
des Lettres Persanges n'ajoutait pas un mot de plus
-
JUIN 1817 . Cor
àce court dialogue , qu'il se plaisait à rapporter ; et je
commence à concevoir ce qu'on y trouvait de si plaisant.
Pendant ma promenade intra muros , le soleil se
levait , les marchés , les rues se remplissaient de monde,
et dans une journée qui s'annonçait brûlante , les hommes
étaient couverts de capes, et les femmes de capulets
; précaution néces aire dans les climats trèschauds
, et , par cela même , très-variables ; les boutiques
s'ouvraient , et les travaux commençaient au
bruit des chants et des éclats de rire .
L'exemple des Béarnais et de plusieurs autres peuples
parmi lesquels j'ai vécu , me porte à croire que ,
là où l'on travaille le plus , on chante aussi davantage.
Le chant soumet à son rythme les mouvemens du corps,
les rend plus mesurés , plus faciles , et transforme les
ateliers en salles de concert . Le travail à son tour , en
ajoutant à l'aisance , dispose à chanter .
Le travail fut toujours le père du plaisir.
C'est le vers du grand homme qui a travaillé et chanté
pendant soixante-dix ans de sa vie ; car les beaux vers
sont de tous les chants les plus harmonieux .
Impatient de voir mon chateau qui ne s'ouvrait pas ,
j'en fis le tour dix fois , et je ſinis par grimper sur une
espèce d'esplanade , d'où je pouvais à mon aise en
examiner un des côtés ; cette terrasse longue et étroite ,
hors de l'enceinte de la ville , en est cependant la promenade
la plus fréquentée. J'avais alors sous les yeux
une partie du gothique édifice, et l'un des plus beaux
aspects de la chaîne des Pyrénées. Ce n'est pas ici que
ces montagnes ont le plus d'élévation , que leurs sommets
de neige disparaissent dans les nues ; mais c'est
ici qu'elles ont le plus de variété dans leur gissement
602 MERCURE DE FRANCE.
et dans leurs formes : vus de plus près , ces rocs dé
pouillés , brisés , affilés de cent manières , par la foudre,
par l'action des vents et des torrens , donnent à une
imagination poëtique , l'idée de l'état dans lequel,
après leur combat , les Dieux et les Titans laissèrent
leur champ de bataille .
1
Les eaux qui courent entre les montagnes et la ville,
tantôtdivisées en ruisseaux innombrables, dont quelques-
uns ne sont que des filets imperceptibles, tantôt
( dans les hautes crues ) réunies en une vaste nappe sur
laquelle soufflent les vents avec la violence qu'ils acquièrent
en passant à travers des gorges étroites , ajoutent
encore à la magnificence du tableau : on croit voir
le lac de Genève : ce qu'il y a de véritablement singulier,
c'est que la ville de Pau a beaucoup de ressemblance
avec celle de Lauzanne , d'où l'on saisit le mieux
tous les caractères et tout l'effet pittoresque du lac
Léman et des montagnes de la Savoie qui l'encadrent.
Le mouvement que je crus remarquer dans le chateau
, pouvait seul m'arracher à la contemplation de
cet admirable tableau, que j'espérais y retrouver encore.
Je rencontrai M. Outis sur le pont-levis , qu'on venait
de baisser . » Il fallait, me dit-il en m'abordant , que
l'art des Vitruves fût bien peu avancé en Europe , à
l'époque où l'on éleva ce palais des rois de Navarre ,
pour que l'architecte d'un aussi misérable édifice ait
cru devoir condamner son nom à la postérité, en le
gravant sur la pierre de la porte principale, où il nous
apprend qu'il s'appelait Phébus.
-Ce qu'il importe de savoir est fort bien indiqué
par cette simple inscription : château d'Henri IV, que
je lis sur le fronton .
- Il est bon de savoir qu'il n'y a pas dix ans qu'elle
!
JUIN 1817 . 603
yfut placée je me souviens de m'être ,rencontré ici
avec M. de Guibert , en 1784 , lorsqu'il vint y passer
l'inspectiond'une compagnie d'invalides qui s'y trouvait
casernée , et je n'ai pas oublié ( quoique je fûsse bien
jeune alors ) avec quelle indignation il s'exprimait sur
l'état de délabrement où se trouvait alors cette habitation
du vaillant Béarnais. « Ce n'était pas une chose
assez honteuse , disait- il , que l'oubli dans lequel la mémoire
de ce héros , de ce chef de la maison régnante ,
fut enseveli pendant près de deux siècles ; il fallait encore
qu'on laissât périr le bâtiment où fut son berceau ,
ęt dont la grossiéreté même , en indiquant le point dont
il est parti , atteste avec plus d'éclat la fortune et la
gloire où l'éleva son génie. >>>
-
-
Guibert avait raison de se récrier contre une aussi
coupable insouciance ; mais il pouvait être sans crainte
sur la mémoire du grand roi ; l'auteur de la Henriade
lui a élevé un monument qui n'a rien à redouter des
ravages du temps et de l'ingratitude des hommes .
De quoi se mêlait-il votre Voltaire , d'apprendre aux
Français à chérir , à révérer la mémoire d'Henri IV ?
A-t-il voulu leur faire croire que la valeur, la tolérance
, l'amour du peuple , étaient les plus fermes
appuis du trône ? On n'a point été sa dupe, comme
vous voyez ; et en dépit de sa Henriade , de son
Siècle de Louis XIV, de son Adélaïde du Guesclin
et de son Alzire , il n'en est pas moins prouvé
( au dire de certaines gens que nous estimons beaucoup
vous et moi ) , que ce coryphée des philosophes du dixhuitième
siècle est un athée , un ennemi des rois et le
véritable auteur de la révolution. >>
Je ne répondrais pas qu'il n'entrât un peu d'ironie
dans cette réflexion d'un hommequi paraît s'être arrangé
pour n'être de l'avis de personne ; mais ce n'était pas le
604 MERCURE DE FRANCE .
moment de m'en assurer ; toute mon attention était dans
mes yeux.
La première observation que j'eus occasion de faire ,
en embrassant d'un coup d'oeil l'ensemble de cet édifice
, naît de la ressemblance que je crus remarquer
entre le château de Pau et le château de Blois , je crois
c.lui-ci plus ancien, en supposant même que le premier
date du temps où les Rois de Navarre régnaient
au - delà et en-deçà des Pyrénées. Je n'ai qu'une preuve
morale à l'appui de mon opinion. Catherine de Médicis
et ses enfans aimaient beaucoup le château de Blois où
tant de crimes se sont commis : or , c'est moins de goût
que de vertus qu'on l'accuse d'avoir manqué.
Avant de monter l'escalier du château ; j'en connaissais
à-peu près les formes et les dispositions intérieures :
j'étais sûr d'y trouver des appartemens vastes , déserts ,
mal éclairés , même en plein jour , où je ne sais quelle
terreur superstitieuse s'empare à son insu de l'esprit le
plus fort .
Des revenans et un vieux château sont en quelque
sorte inséparables , et mon imagination n'eut pas besoin
du prestige des ténèbres pour me le montrer rempli de
fantômes . A la place des portraits des rois de Navarre ,
qui n'y sont plus depuis long-temps , je trouvais leurs
figures et leurs noms grossièrement charbonnés sur les
murs , et peu s'en fallut que je ne les visse sortir de la
muraille comme certaines figures des tapisseries d'un
autre château ......
L'ERMITE DE LA GUYANE.
JUIN 1817 . 605
VARIÉTÉS .
LE QUAKER .
M. Benjamin Russell , éditeur du journal américain ,
the Columbian Centinel , publia l'article suivant , le 26
août 1805 :
« Il y a maintenant à Newport , dans l'Etat de Rhode-
Island , un prédicateur français très-admiré et très-suivi
parmi les amis. Il était officier de cavalerie lorsqu'il embrassa
les doctrines des quakers. Sa vie et ses manières
sont à l'abri de la censure ; sa doctrine est simple , et
strictement conforme à la pureté et à l'esprit des dogmes
de la société dont il est membre. Ce guerrier converti ,
ce moderne Cornelius , ne cherche point à éblouir ses
auditeurs par cette brillante éloquence si naturelle à ses
compatriotes . Il parle avec cette mesure et cette douceur
qui caractérisent les quakers ; lorsqu'il préche , ce qui
ne lui arrive que rarement , il met volontiers une pause
de plus d'une demi-minute entre ses phrases . La pureté
du coeur , l'adoration en esprit , la futilité des cérémonies
, les joies de la nouvelle Jérusalem , sont les
sujets innocens sur lesquels il aime à s'exercer.
<<Bien qu'il soit tout-à-fait quaker , dans sa doctrine
et dans sa manière de précher en public ; néanmoins
ses vêtemens simples ne peuvent cacher l'aisance et la
grâce du Français bien élevé ; son large feutre ne
voile pas entièrement cette figure intelligente et ces
yeux pleins de feu qui ont toujours donné un caractère
606 MERCURE DE FRANCE.
particulier de physionomie aux enfans de la vieille
Gaule . Les amis le considèrent comme une précieuse
acquisition , et s'imaginent qu'il a été suscité par le chef
suprême de leur église pour quelque utile et glorieux
dessein (1 ) . »
J'ai connu particulièrement l'officier dont il est question
dans l'article précédent ; il est mort en 1810 ; mais
sa mémoire mérite d'échapper à l'oubli . Il se nommait
Lapommeraie , et avait servi avec distinction pendant
la guerre de l'indépendance ; aucun officier ne remplissait
ses devoirs avec plus de dévouement etd'exactitude;
(1) « There is now at Newport , Rhode- Island , a french preacher
, among the friends , who is much admired and followed.
He was an officer in the french cavalry until converted to
quakerism. His life and manners are irreproachable ; his doctrines
simple , and strictly conformable to the purity and spirituality
of the tenets of that respectable sect. This military
convert , this modern Cornelius , does not attempt to dazzle
his hearers by that glow of oratory so remarkable among the
french. He preaches but seldom , and when he does, he frequently
pauses more than half a minute between his sentences.
The purity of the heart , the worshipping in the spirit , the
futility of the ceremonies , and the joys of the new Jerusalem
are the fautless themes which fall from his deliberate
tongue.
« Although he is so perfect a friend in his doctrine and manner
of public speaking ; yet, his plain cloathes cannot conceal
the genteel movements of the well-educated frenchman, nor
his broad beaver wholly veil that sagacious physiognomy and
eye of fire , which ever distinguished the sons of old Gaul,
The friends esteem him a remarkable and very valuable convert
, raised by the great head of their church for some
good and glorious purpose. The Columbian Centinel. Boston ;
august. 26 , 1805.
JUIN 1817 . 607
il jouissait de la confiance de ses chefs et de l'estime de
ses camarades ; Alexandre Berthier (1) , qui depuis s'est
montré avec éclat sur un théâtre plus brillant et plus
vaste , appréciait le mérite de cet officier. Ils combattaient
l'un près de l'autre à ce mémorable assaut des redoutes
d'York-Town , dont le général Washington avait
en partie confié le succès à la valeur française : la victoire
couronna les efforts des défenseurs de la liberté ;
malgré tous les obstacles que l'art et la nature avaient
multipliés au-devant de ces formidables redoutes , protégées
par une nombreuse artillerie , elles furent enlevées
à la baïonnette ; plus d'un brave y perdit glorieusement
la vie. M. de la Pommeraie qui , l'un des premiers
, s'était jeté l'épée à la main au milieu des ennemis
, fut blessé , et resta quelque temps au nombre des
morts.
Un de ces Américains connus sous le nom de quakers
ou d'amis , qui regardent la guerre comme un fléau , et
l'humanité comme un devoir , vint , après le combat ,
visiter le champ de bataille avec l'espoir de secourir
quelque blessé ; il reconnut que M, de la Pommeraie
respirait encore , et le fit transporter dans sa maison
située sur les bords de la Chesapeak, Tous les secours
de l'art furent prodigués à l'officier français ; il revint
par degrés au sentiment et à la vie : la plus dangereuse ,
en apparence , de ses blessures , était à la tête ; le chirurgien
y mit un premier appareil , recommanda de
laisser reposer le malade , et se retira .
M. de la Pommeraie avait eu le temps de recueillir
ses idées ; il sentait tout le prix des soins dont il était
l'objet , et voulut témoigner sa reconnaissance au géné-
(1) Le prince de Wagram.
608 MERCURE DE FRANCE.
reux Américain qui , debout près de son lit , semblait
veiller sur lui avec intérèt. Celui-ci l'interrompant d'un
ton brusque , lui ordonna de se tenir en repos.
,
John Langdon , dont les ancêtres avaient suivi Guillaume
Penn aux colonies anglo-américaines étaitun
négociant estimé de ses concitoyens , et qui suivait la
doctrine des quakers daus sa primitive rigidité. Il s'était
établi près d'York-Town , parce qu'il avait épousé une
femme de la Virginie , qu'il avait perdue depuis dis
ans , et qu'il regrettait encore avec amertume ; ce qui
n'est pas très-rare dans le Nouveau-Monde .
Il avait eu de cette excellente femme un garçon et
une fille qui faisaient son bonheur ; le jeune homme ,
âgé de vingt ans , résidait alors à Philadelphie , où il
était retenu par des affaires de commerce. John Langdon
n'avait auprès de lui que sa fille Rachel , et quelques
domestiques nègres des deux sexes ; ceux-ci lui devaient
leur liberté , et le servaient avec une affection qu'il aurait
difficilement trouvée dans des esclaves. Je parlerai
bientôt de Rachel , et je reviens à M. de la Pommeraie .
Cet officier , un peu surpris de la manière impérative
avec laquelie son hôte lui avait parlé , prit le parti d'obéir
à son injonction , pensant en lui-même qu'il était
tombé entre les mains de quelque bourru bienfaisant ,
dont il devait , après tout , s'estimer heureux d'essuyer
la capricieuse bienveillance ; il s'endormit paisiblement
sur ces réflexions , et ne se réveilla le jour suivant que
vers les onze heures du matin .
L'influence d'un sommeil doux et prolongé avait été
pour lui un baume salutaire ; en soulevant sa tête il
aperçut , assise au pied de son lit , une jeune fille qu'une
imagination païenne aurait aisément fait descendre du
JUIN 1817 . 609
ciel comme la déesse de la santé. La candeur respirait
sur sa douce physionomie , et se peignait dans ses yeux
d'un-bleu céleste ; c'était Rachel. Au moment où M. de
la Pommeraie allait se livrer à sa surprise et à son admi-,
ration , Rachel lui fit entendre , par un signe expressif,
qu'elle exigeait de lui le plus profond silence ; le doigt .
posé sur une bouche vermeille qu'effleurait un léger sou- ,
rire , elle ne lui permit pas une seule phrase de remer-,
ciment; et après avoir obtenu ce qu'elle demandait ,
elle reprit avec tranquillité une lecture qui paraissait
fixer son attention. M. de la Pommeraie , de qui je
tiens tous ces détails , m'a dit depuis qu'il ne s'était jamais
trouvé dans une position aussi singulière. En examinant
cette jeune fille d'une beauté angélique , il ,
éprouvait certaines sensations qu'il est difficile d'exprimer
, et qui s'emparèrent de toutes les facultés de son
âme . Il oubliait l'univers , ils'oubliaitlui-même, dans cette,
ravissante contemplation , lorsquele chirurgien , suivi de
l'honnête Langdon , entra dans la chambre et s'approcha
dumalade. Après avoir levé l'appareil et tâté le pouls
de notre officier , dont l'oeil lui parut vif et animé , il
déclara , avec une bonne foi dont un médecin peut seul
apprécier le mérite , qu'il s'était trompé sur la gravitéde
la blessure , et que le patient ne courait aucun danger ;
il lai prescrivit de prendre quelque nourriture , et mème
de se lever si ses forces le lui permettaient ; ensuite il
murmura quelques mots à l'oreille du quaker , en regardant
la jeune fille , et promit de revenir le lendemain
pour s'assurer si l'événement aurait justifié son pronostie
; il ajouta que M. de la Pommeraie ferait bien d'éviter
la fatigue des longues conversations.
L'officier français , qui parlait la langue anglaise avec
:
39
610 MERCURE DE FRANCE.
facilité , s'imagina qu'après le rapport favorable du chirurgien
, on ne l'empêcherait pas de proférer quelques
paroles ; mais au moment où il ouvrait la bouche.-
« C'est bon , c'est bon , tais-toi l'ami , lui dit le quaker; »
et il sortit emmenant avec lui sa fille , dont la taille
souple et la démarche gracieuse n'échappèrent point
aux regards de M. de la Pommeraie , et lui fournirent
de nouveaux sujets de méditation.
Quelque temps après il s'habilla , et vit entrer dans sa
chambre une vieille négresse qui lui portait des alimens ;
il ne mangea pas sans appétit , et but un verre d'excellent
vin de Madère , dont son estomac se trouva fort bien .
Il voulut essayer d'entrer en conversation avec Philis ,
c'était le nom de cette vieille négresse , mais elle lui
parut aussi taciturne que son maître ; il apprit seulement
les noms et la qualité de ses hôtes . Comme c'était un
dimanche , Langdon et sa fille s'étaient rendus à l'assemblée
des quakers ; pendant leur absence , Mde la
Pommeraie visita la maison , dont les meubles , simples
et commodes , étaient d'une propreté recherchée ; il
parcourut aussi le jardin , terminé par une terrasse d'où
l'oeil embrasse une perspective admirable par sa variété
et par son étendue. D'un côté , la ville d'York ,
ses remparts et ses édifices publics s'élèvent sur un plan
qui s'incline par degrés jusque sur les bords d'un fleuve
large et rapide; de l'autre , l'on aperçoit des villages , des
prairies , des champs cultivés , de hautes forêts ; au-devant
se déroulent les eaux vastes et profondes de la Chesapeak
, d'où sortent , de distance en distance , des îles hérissées
de rochers dont quelques pointes couvertes d'érables
, de vieux chênes et de sassafras paraissent dans le
lointaincomme des obélisques couronnés de guirlandes
JUIN 1817 . βι
et de verdure ; enfin , aux dernières limites de l'horizon ,
les regards s'arrêtent sur une chaîne des Apalaches ,
dont les sommets aériens se confondent avec les nuages .
M. de la Pommeraie contemplait avec admiration ce
magnifique spectacle , lorsqu'un bruit léger interrompit
sa rêverie ; il se retourne et reconnaît Rachel , qui le
presse d'aller rejoindre son père , et qui lui offre l'assistance
de son bras ; il aurait pu se passer d'un pareil secours
, mais il n'eut pas la force de le refuser ; je ne
sais même comment il se fit que sa main toucha la main
douce et blanche de la jeune Américaine ; c'est un
événement dont il ne m'a pas donné l'explication.
Au bout d'une superbe allée de magnolias , ils trouvèrent
le vénérable Langdon entouré de ses domestiques
, et assis auprès d'une table de granit ; il lisait
avec attention dans une grande bible ouverte devant
lui. M. de la Pommeraie et miss Rachel se placèrent
vis-à-vis du quaker ; alors , celui-ci levant la tète , dit
à l'officier français : « Ami , je suppose que le sentiment
de la religion n'est pas éteint dans ton coeur , et
que tu ne seras pas scandalisé si je lis aujourd'hui à
haute voix , suivant ma coutume quelques passages
de l'Écriture sainte ; je remplis ce devoir pour l'instruction
de ma famille , et pour ma propre instruction ;
qu'en penses-tu ? je te permets de parler. >>>
,
M. de la Pommeraie fut un peu surpris de cette interpellation
inattendue ; il ne s'était pas encore rendu
un compte exact de ses sentimens à l'égard de la religion;
il était même , auprès du chapelain de son régiment, en
odeur de philosophie ; mais il ne tarda pas à se remettre ,
et s'apercevant que Rachel fixaitles yeux sur lui , comme
si elle eût voulu lire au fond de son coeur , il répondit
39.
612
MERCURE DE FRANCE .
« qu'il écouterait avec plaisir une lecture aussi édifiante ,
laquelle , vu la dissipation des camps , aurait pour lui
le charme de la nouveauté. >>>
Alors Langdon , d'une voix ferme et solennelle , lut
la touchante histoire du Samaritain , qu'on ne relit jamais
sans émotion.
« Un homme qui descendait de Jérusalem à Jéricho ,
tomba entre les mains des voleurs , qui le dépouillèrent , le couvrirent de plaies, et s'en allèrent , le laissant à demi
mort.
« Il arriva ensuite qu'un prétre descendait par le
même chemin , lequel l'ayant aperçu , passa outre.
« Un lévite , qui vint aussi au même lieu , l'ayant
considéré , passa outre encore .
« Mais un Samaritain , passant son chemin , vint à l'endroit où était cet homme , et l'ayant vu , 'il en fut
touché de compassion .
« Il s'approcha donc de lui , il versa de l'huile et du
vin dans ses plaies et les banda et l'ayant mis sur son
cheval , il l'amena dans l'hôtellerie et eut soin de lui.
,
« Le lendemain , il tira deux deniers qu'il donna à
l'hôte , et lui dit : Avez bien soin de cet homme ; tout
ce que vous dépenserez de plus , je vous le rendrai à mon
retour. >>
Le quaker ferma le livre divin , et dit : « En voilà
assez , mes amis ; n'imitons ni le prêtre ni le lévite ;
prenons pour modèle le Samaritain ! >>
L'officier français fut ému de ces paroles ; le souvenir
du danger qu'il venait de courir ; de la bonté compatissante
qui l'avait arraché des bras de la mort ; l'aspect
du bon vieillard dont la bouche et le coeur étaient
si bien d'accord ; la vue mème de sa jeune fille , son
JUIN 1817 .
615
doux regard qui tombait sur lui comme un rayon de
bonheur ; tout contribuait à lui faire éprouver un sentiment
indéfinissable qui semblait le détacher de la fange
terrestre et l'élever au- dessus des destinées vulgaires .
Pour la première fois il se sentit susceptible d'euthousiasme
.
Après la lecture on prit le the. Langdon n'ayant plus
de crainte pour la santé de M. de la Pommeraie , adoucit
un peu la brusquerie de son langage , et lui fit même
quelques questions sur l'Europe ,
Notre officier ne manqua pas une si belle occasion de
parler avantageusement de la France. Il raconta les meryeilles
de Versailles et de Paris , et s'étendit principalement
sur la magnificence de cette dernière cité; il dit
qu'on ne pouvait rien voir de comparable à la splendeur
de ses palais , à la beauté de ses théâtres et de ses autres
monumens publics; il n'oublia pas l'éloge de seshabitans ,
qui , par leur esprit et leur urbanité , servaient de modèles
à l'Europe , ou plutôt au monde entier. Passant
ensuite à l'importance politique du royaume , il fit l'énumération
de ses nombreux arsenaux , de ses flottes
de ses armées , capables de faire trembler les gouvernemens
les plus forts , les peuples les plus puissans ; et
qui avaient répandu en tous lieux la terreur et la gloire
du nom français. Il cita des forteresses emportées d'assaut
, de nombreuses armées attaquées et détruites , des
provinces envahies et retenues sous le joug ; enfin , il
ne négligea rien de ce qui pouvait donner au quaker et
à sa fille la plus haute admiration pour son pays.
,
Il s'aperçut bientôt avec surprise que son éloquence ne
produisait pas sur ses auditeurs l'effet qu'il s'était promis .
« Il me semble , mon ami , répondit le quaker , que
1
614 MERCURE DE FRANCE .
tu n'as pas une idée juste de ce qui constitue la gloire et
lagrandeur d'un peuple. Dis-moi ; les lois , dans ton pays ,
sont-elles égales pour tous les citoyens ? n'y voit-on ni
oppresseurs ni opprimés ? chacun peut-il se livrer, sans
craindre l'arbitraire , à l'exercice de son industrie , et
jouir avec plénitude de ses droits légitimes ? avez-vous
la liberté de conscience qui seule donne du prix aux sentimens
religieux ? l'ordre règne-t-il dans l'Etat , et la paix
dans les familles ? vos lévites sont-ils humains , modestes ,
détachés du monde ? est-ce l'homme ou la loi qui décide
dans vos tribunaux ? la vertu est-elle respectée dans sa
simplicité ? connaissez-vous , pratiquez-vous cette morale
évangélique qui se fonde principalement sur la charité
? Tu me parles de palais , de théâtres , de monumens
publics , d'armées vaincues , de provinces ravagées
: je ne vois dans tout cela que des amas de pierres ,
des hommes massacrés en grand appareil , et des brigandages
; pour moi , je ne conçois pas la gloire sans
la liberté , et le bonheur sans la vertu . »
Ces considérations ne s'étaient pas encore présentées
à l'esprit de M. de la Pommeraie ; il en fut étonné ; il
cherchait cependant quelque réponse , lorsque le quaker
l'arrêta et lui dit : « Nous avons assez parlé ; tu as encore
besoin de repos ; retournons au logis . >>>
Ils se levèrent ; M. de la Pommeraie s'appuya de nouveau
sur le bras de la jeune amie. Le soleil descendaît
alors derrière les montagnes ; des bandes d'un pourpre
éclatant traversaient la partie encore visible de son
disque , et ses derniers rayons étincelaient sur les eaux
calmes de la Chesapeak ; un vent frais et léger courait
sur les campagnes , dispersant au loin le parfum des
fleurs ; je ne sais quelle sensation éprouvait alors notre
JUIN 1817 . 615
jeune officier auprès de son aimable guide ; mais il m'a
dit plus d'une fois qu'il était violemment ému , et qu'il
ne put s'empêcher d'imprimer un baiser téméraire sur
la main de Rachel .
AW
A. JAY.
(La suite à un prochain numéro. )
POLITIQUE.
wwwww
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
N°. VII.
Du 19 au 25 juin.
Je ne sais si la méthode que j'ai suivie jusqu'ici , d'étiqueter
les différentes parties de ma revue , c'est-à-dire ,
dejeter comme dans un moule , événemens et réflexions ,
est bien du goût de mes lecteurs ; je ne sais même
si j'ai des lecteurs ; et si j'en ai , le temps et les
moyens de prendre leur avis me manquent. Du reste ,
cette méthode n'est pas assez vieille pour m'enchaîner
comme une habitude ; je lui ai promis emploi et non
préférence exclusive , et , tout en l'adoptant , j'ai dûme
réserver de l'abandonner et de la reprendre suivant ma
fantaisie et ce besoin de variété qui n'est pas , à nous
autres Français , le moindre de nos besoins. D'autres
cadres conviendraient quelquefois mieux à l'état des
choses . Tantôt , à défaut d'événemens , je peindrais des
situations , ce qui présente plus d'intérêt peut- être ; car
les événemens sont des résultats , au lieu que les situations
sont des causes , et l'on aime quelquefois mieux
s'exercer dans la connaissance de l'avenir , que de partager
avec tout le monde celle du présent. Tantôt , sans
distinguer les faits dans un ordre méthodique , je les
616 MERCURE DE FRANCE .
rapporterais comme au hasard , laissant les affinités s'établir
d'elles -mêmes , et tous ces détails , en apparence
étrangers les uns aux autres , s'attirer , se rapprocher ,
se réunir comme des parties éparsés d'un même tout.
C'est aujourd'hui la tour de Londres qu'il faut choisir
pour prendre hauteur : la perspective qu'on découvre
de ce point n'est peut-être pas d'une grande magnificencé
, mais elle est au moins d'une certaine étendue .
L'absolution de Watson a été un véritable triomphe ;
rien n'ymanquait , affluence immense , bruyantes acclamations
, houras solennels. Le peuple a dételé les chevaux
de la voiture pour s'y atteler lui-même; de semblables
honneurs ont été rendus à ses co- accusés . Watson
trop ému , ou trop fatigué , n'a point fait de harangue;
les autres ont dit quelques mots qui expriment une vive
reconnaissance et une résolution courageuse. Voici ce
qu'on remarque dans le discours de Thistlevood : « J'ai
toujours tâché de faire mon devoir ; j'ai commencé , je
continuerai ; ma vie est consacrée à votre cause , je la
servirai , dussé-je périr: »
Les ministres ne reculent pas ; j'oserais même dire
qu'ils avancent , si je ne considérais que la tactique de
ford Sidmouth. Ce noble lord a proposé d'étendre jusqu'aux
six premières semaines de la prochaine session ,
la suspension de la liberté individuelle , qui , dans le
bill primitif , expirait dès le premier jour de cette session
: ce n'est pas là reculer , je pense. Ici je ne puis
m'empêcher de rapporter les paroles de lord Erskine :
« Le gouvernement est un médecin qui dit : le malade
est mal ; il est même plus mal depuis qu'il suit mon régime
; mais il doit le continuer. Quant à moi , je changerais
de régime et de médecin. >>
Aces tiraillemens convulsifs , à ces déplorables luttes ,
opposons l'attitude majestueuse et calme des Etats -Unis.
Ce peuple venu le dernier , se montre à la fois adolesçent
par son courage , et mûr par sa raison. Il n'a pas
troublé l'univers pour s'élever sur des débris ; il n'a pas
déclaré aux nations une guerre d'ambition et de commerce.
Toute son ambition est de rester libre ; et loin
d'exclure le commerce des autres , il se borne à ne pas
souffrir que le sien soit exclus. Cette modération pro
JUIN 1817 . 617
duit des fruits abondans quoique précoces. On en pourra
juger par la lettre suivante :
« En paix avec tout le monde, heureux au-dedans et respectés
au-dehors , nous voyons dans l'avenir une carrière longue et fortunée,
etnous espérons qu'en cherchant après le bonheur , nous
parviendrons à une amélioration rapide de l'intérieur de notre
pays. Jamais homme d'état , patriote et philosophe , n'a eu sous
les yeux une perspective plus riante que celle que l'on rencontre
maintenant dans les Etats-Unis. Pendant la guerre dernière
notre dette publique s'était accrue plus rapidement qu'on
ne s'y attendait , et cette augmentation prenait peut-être moins
sa source dans un défaut de système de la part du département
de la guerre , que dans le prix élevé de la solde qu'il fallait
accorder aux soldats , pour leur faire prendre du service. Cette
circonstance provenait en quelque sorte de causes générales. La
facilité que l'ona à se procurer des movens d'existence dans ce
pays, etla cherté extrême de la main-d'oeuvre , auraient rendu
impraticable le projet de completter notre armée , à moins de
payer à chaque militaire une somme à-peu-près équivalente au
salaire d'un journalier. Dans plusieurs circonstances la guerre
avait augmenté les gages de laclasse ouvrière, et les professions
mécaniques étant devenues plus lucratives , par la suspension
de tout commerce avec l'étranger, offraient à chacun une chance
bienplus favorable que celle de s'enroler comme simple soldat .
Mais une cause plus puissante de cet accroissement extraordinaire
de la dette publique , dérivait principalement de la modicité
des recettes effectuées pendant cet intervalle , ce qui entraina
la nécessité de recourir àddeess emprunts hors de toute
proportion avec les revenus de l'Etat. Ceci résultait,d'une part ,
de la timiditéde nos conseils ; et , de l'autre, de l'erreur de nos
opinions. Pendant notre guerre avec la France , sous M. Adams ,
des taxes furent imposées avec prodigalité dans des circonstances
où le peuple ne fut pas convaincu qu'elles étaient strictement
nécessaires. Cette conviction,jointe à plusieurs autres
motifs , empècha la réélection de M. Adams . Ses partisans attribuèrent
uniquement sa défaite à l'établissement de l'impôt ;
ils s'applaudissaient beaucoup d'avoir eu le courage de remplir
cequ'ils appelaient leur devoir , au risque de perdre leur popularité
, et ils prédirent dès lors que leurs successeurs n'oseraient
jamais imposer de taxes , quand bien même les besoins de
l'Etat l'exigeraient. Cette manière de voir fut à la vérité reconnue
erronée par les gens sensés de la nation , et cependant
plusieurs membres du congrés , qui avaient moins de discernement
que les autres , craignaient que cette assertion ne fût vraie ,
et appréhendaient également de perdre leur popularité ,
imposant des taxes correspondantes aux besoins que le trésor
éprouvait par suite de notre état de guerre. D'après les causes
ci-dessus mentionnées , on estima que les demandes étaient infiniment
au-dessous de ce qu'elles auraient dû être , et on exagéra
la facilité qu'avait le gouvernement d'obtenir , par la voie
des emprunts, tout ce qui était nécessaire pour continuer la
guerre avec vigueur. L'illusion fut si grande sur ce point , que
en
618 MERCURE DE FRANCE.
plusieurs de ceux qui penchaient le plus pour la guerre , s'opposèrent
davantage aux taxes additionnelles. Aussi , d'après
ces différentes causes combinées , nos demandes en emprunts se
montèrent à une somme énorme , tandis que le produit des
taxes se réduisit presque à rien ; de sorte qu'à la seconde année
de la guerre , on ne put emprunter à moins de sept et demi
pour cent, et à la troisième, à un tauxbeaucoup plus élevé. Dans
cet état de choses, les finances de l'Etat présentèrent unesituation
bien triste , résultant d'un manque presque total de
ressources . Ce fut à l'époque de cette crise que le peuple se
mit en avant , et força ses représentans à faire ce qui aurait dù
être fait de prime-abord. Il leur enjoignit d'imposer des taxes
égales au montant des dépenses annuelles , et de se rendre responsables
des paiemens. Par suite de cette injonction expresse
de la partdu peuple , on imposa des taxes avec une libéralité
extraordinaire , on créa des moyens pour continuer la guerre
avec vigueur , et la campagne de 1815 n'aurait pas manqué de
nous mettre en possession du Canada , au moins jusqu'aux murailles
de Québec ; mais la paix se présenta avec des circonstances
conformes aux goûts et aux établissemens de la nation..
La dernière scène de cette gnerre jeta sur notre armée un
rayon de gloire qui ne s'effacera jamais .
une avance de
4
Au retour dela paix , les mesures rigoureuses de finances
qui avaient été adoptées , produisirent les effets les plus heureux
sur le crédit public et sur nos affaires d'intérêt. Déjà
ladette flottante non consolidée est éteinte , et le total de la dette
consolidée était , au premier janvier dernier , de 109 millions
de piastres ( 1 ). Pendant la dernière session du congrès , le fonds.
d'amortissement s'est élevé à 10 millions applicables au paiement
de l'intérêt et au rachat de la dette. Indépendamment de
cette somme , 9 millions ont été imputés sur l'année courante;
et , sur cette imputation, 4millions a
été autorisée pour 1818 , ce qui porte la somme applicable a
cet objet, durant cette année , à 23 millions de piastres, dont
17 millions sont destinés au rachat ou à l'acquittement du capital;
en outre des 10 millions de piastres accordés annuellement,
tout ce qui surpasse , à la fin de l'exercice , une somme
de deux millions , destinée à rester dans les coffres du trésor ,
doit étre versée entre les mains des commissaires de la caisse
d'amortissement pour être par eux employée au rachat du principal
de la dette publique ; et en admettant que nous ne tirerons
rien à cette époque de cette ressource accidentelle , notre
dette sera éteinte enmoins de treize ans. Cette somme peut
recevoir alors son application sous une autre forme, et ètre
employée avantageusement dans le commerce. Nos institutions
debanque vont déjà de pair avec les demandes faites pour
cette nature de capitaux , et doivent être principalement destinées
aux manufactures privées , à l'amélioration de l'agriculture,
au creusement des canaux ou à la construction des routes. Cent
(1)La piastre vaut 5 fr. 30 c. à peu de chose près.
JUIN 1817 . 619
millions employés de cette manière doivent nécessairement ,
d'ici àpeud'années , changer totalement la face générale de ce
pays . Ce changement ne peut manquer de nous surprendre nousmemes
qui sommes témoins des progrès qui ont lieu de jour
enjour. Les différences qui existent déjà vous rendraient entièrement
étranger à ce pays , si vous étiez dans le cas de le
visiter de nouveau .
Cequi ajoutebeaucoup de charmes à nos jouissances actuelles ,
c'est que l'esprit de parti lui-même ne s'est pas joint aux causes
réunies que je viens vous citer . Dans nos assemblées nationales,
aucune discussion de cette nature n'a eu lieu pendant
nière session du congrès. La majorité , satisfaite de la prépondérance
élevée que la nation vient d'acquérir sous ses auspices
, et entrevoyant déjà les gages assurés de la prospérité
future, semble disposée à rester en paix avec tout ce qui l'environne,
et à se reposer des fatigues et de l'acrimonie qu'avaient
excitées les manoeuvres de l'opposition. Les fédéralistes , honteux
du parti qu'ils avaient embrassé , éprouvent des remords
en sevoyant certains de participer à la gloire que la nation
vient d'acquérir avec tant de vaillance pendant la guerre , et
désirent vivement de voir tomber dans l'oubli le souvenir de
leurs iniquités passées. Pour y parvenir plus sûrement , ils
sont actuellement les champions les plus déclarés des mesures
dont l'exécution a démontré l'efficacité , et sont les premiers
à entourer le temple de la renommée au milieu des acclamations
nationales . Ils sont maintenant les premiers dans nos conseils
àdéclamer contre le gouvernement anglais , et seront aussi les
premiers , si l'on en croit les apparences , à ne souffrir ni insulte
ni agression de ce côté.
Quandnous comparons notre situation avec celle de l'Angleterre,
de la France ou de toute autre contrée civilisée , nous
trouvons mille motifs de remercier le régulateur suprème du
destin des nations , et d'ètre satisfaits de nos jouissances actuelles.
Nous regardons l'Europe avec sollicitude. L'Angleterre
est à la veillede voir réformer , purifier ou diminuer ses libertés
civiles ; les choses y sont arrivées à un tel point , qu'elles ne
peuvent long-temps s'y soutenir. Si le gouvernement s'oppose
à une réforme , ils'expose à une révolution qui pourrapeut- être
abattre la constitution. »
Il serait à souhaiter que cet esprit de sagesse et de
modération eût pu pénétrer dans les immenses contrées
du Midi ; car il y a des pactes possibles , et la paix tient
peut-être moins à des sacrifices d'intérêt qu'à des sacrifices
d'orgueil ; mais ce sont là ceux qui coûtent le plus ;
et parmi ces débris , sous ce ciel brûlant , au milieu de
cette guerre d'extermination , comment faire entendre
des paroles de paix ?
Au moment où j'écris ces lignes , je lis que les corsaires
de Bućnos-Ayres ont l'ordre exprès de ne pas inquiéter
les bâtimens sous pavillon espagnol , allant d'un
620 MERCURE DE FRANCE .
port à l'autre , sur les côtes du Brésil , ou venant de quelque
port du Brésil dans la rivière de la Plata ; acceptons
cet augure.
Lecor , plutôt prisonnierque vainqueur dans Monte-
Video , abandonné par ses miliciens , troupe timide ,
rassemblée à la hâte et par contrainte , s'est vu réduit à
implorer , pour les Européens qui lui restent , l'intérêt
de cette mème république de Buenos-Ayres qu'il était
venu séquestrer ou conquérir , on ne sait trop lequel.
Celle-ci a répondu qu'elle ne lui ferait point la guerre ,
mais qu'elle ne lui accorderait ni vivres ni secours. Voila
une politique fort sage : pour détruire un ennemi qui
s'épuise tous les jours sans pouvoir réparer ses pertes ,
il n'y a qu'à l'abandonner à lui -même .
Revenons à notre Europe. Bruxelles a eu une journée
fort orageuse ; des furieux parcouraient les rues en
criant du pain ! du pain ! nous mourons defaim ! Ily
a eu des magasins pillés. Toute la popularité du prince
d'Orange n'a pu apaiser la sédition ; et il n'a fallu rien
moins , pour rétablir le calme , que la présence d'un
corps nombreux de cuirassiers .
Ge point seul excepté , il semble que tout présente un
aspect consolant. En France le prix du grain et du pain
baisse partout comme à l'envi. Quelques orages qui
ont éclaté sur quelques points ne peuvent troubler nos
espérances ; car ils sont rares et partiels . Le désespoir
est pour les hommes cruels qui spéculaient sur la misère
publique. L'un d'eux s'est donné la mort quand il n'a
plus eu l'espérance de faire mourir les autres de faim .
Le Wurtemberg est plus calme depuis que les mécontens
n'ont plus de centre ; du reste ils auront peu
gagné à résister. C'est maintenant aux assemblées de
baillages que le roi soumet sa constitution ; il pense que
ces assemblées représenteront le peuple à un titre plus
légitime que ne faisaient les états.
Nouvelles détachées. -Le maréchal Gouvion Saint-
Cyrestnommé ministre de la marine , en remplacement
du comte Dubouchage , nommé pair de France et ministre-
d'Etat.
-L'article IV de la loi du 25 mars 1817 , sur les pensions
, va recevoir sa pleine et entière exécution.
-La prévôté de l'hôtel est supprimée.
JUIN 1817 . 621
- De nombreuses réductions ont lieu dans les dépenses
de la maison du Roi .
- M. le comte de Caraman , ambassadeur à Vienne ,
a obtenu une audience de S. M.: on dit que cette audience
a été longue .
- On assure que la banque d'Angleterre prêtera au
gouvernement les quinze millions sterlings dont il a besoin.
C'est aux parlemens à redoubler de vigilance ,
quand les ministres remplacent des subsides par des
emprunts .
- Le massacre d'Alger est heureusement démenti.
-On parle diversement d'une autre grande calamité ,
ç'est l'incendie de la Caracca , ou arsenal de Cadix ;
les uns y croient , les autres le nient , et les premiers ,
d'accord entre eux sur le fait , ne le sont point sur le
dommage.
Le Pégase , de deux cent cinquante tonneaux , richement
chargé , venant de la Martinique , près de
mouiller dans la rade de Cherbourg , a touché sur les
rochers du Ras-Blanchard ; le pont s'est aussitôt détaché
de la cale. Les passagers ont lutté pendant six heures
contre les horreurs de la mort ; ils ont presque tous
péri.
- On dit que les rues de Londres seront bientôt pavées
en fonte de fer . Ce serait de l'occupation pour tant
d'ouvriers sans emploi !
- Ma prédiction s'est trouvée juste. La belle Circassienne
qui tournait tant de têtes , n'était qu'une servante
de bohémiens .
- Une autre jeune servante a comparu devant la
cour d'assises de Paris pour vol domestique. Les débats
ont établi un crime , mais c'est celui de l'accusateur.
Sa victime était coupable à ses yeux , moins des larcins
qu'elle avait faits , que de ceux qu'elle avait empéchés.
La fille de l'accusateur , âgée de huit à dix ans , a paru
comme témoin. Ses dépositions étaient graves ; mais on
avait vu le père , uu papier à la main , lui suggérer ce
qu'elle avait à dire. Cet homme est maître passé en
corruption.
La décision du jury a été unanime en faveur de
l'accusée .
- Enfin
, ce procès marquant , ce procès impor
622 MERCURE DE FRANCE .
tant où l'on rattachait , de gré ou de force , tant
d'intérêts qui n'y avaient que faire , à l'aide duquel
on remuait tant de passions qui ne demandaient pas
mieux que d'être remuées ; ce procès comique pour
une tragédie ; ce procès politique pour une censure
littéraire , est terminé. Le tribunal ne s'est pas déclaré
incompétent ; il n'a pas renvoyé l'affaire à la cour des
assises , comme de beaux esprits , qui ne sont point
jurisconsultes , le conseillaient hautement. M. Arnault
a été condamné à un jour de prison et à 50 francs
d'amende.
BÉNABEN.
ANNONCES ET NOTICES .
ww
Dictionnaire des Epithètes françaises ; nouvelle édition
, revue et considérablement augmentée par M. J. B.
Levée , ancien professeur de rhétorique. Un vol . in 8°.
Prix : 6 fr. , et 7 fr. 50 c. par la poste. Chez l'Huillier ,
ibraire rue Serpente , n. 16 .
,
A une époque où les épithètes jouent souvent un rôle si malheureux
dans les vers et même dans la prose , c'est rendre un
véritable service à la littérature que d'en présenter aux jeunes
écrivains un choix auquel le bon goût a présidé. Les épithètes
que M. Levée a admises dans son Dictionnaire , ont été toutes
puisées aux meilleures sources ; mais il a senti en même temps
qu'il ne suffisait pas de les présenter péle-mele à ses lecteurs ;
cár les matériaux qui ont produit le Louvre , sous la main de
Perrault , auraient bienpu ne servir qu'a construire des hutes
grossières, si on les eût abandonnés à la merci d'un ignorant manoeuvre.
M. Levée a donc fait précéder son Dictionnaire d'un
choix et
coup
petitTTrraaiittéé, où il enseigne les rrèèggles que l'on doit suivre dans
l'emploi des ééppiithètes. Il apprécie aussi avec beaude
justesse leur propriété, leur richesse et leur abus . Avec
du bon sens , de la patience , le Dictionnaire des Rimes et le Dictionnaire
de M. Levée , on peut presque devenir un bon versificateur
, ce qui , au reste , ne veut pas dire un bon poëte , comme
on sait.
OEuvres complètes de Voltaire en cinquante volumes
in- 12 , proposées par souscription .
En dépit des orateurs de tribune et de feuilletons , l'oeuvre
JUIN 1817 . 623
du démon va toujours son train. Les éditions de Voltaire se
multiplient, et le troisième volume du Voltaire de madame veuve
Perroneau est en vente depuis plusieurs jours . En chargeant un
professeur aussi habile et aussi distingué que M. Lemaire de
présider à cette édition des OEuvres complètes du premier de
nos écrivains et de nos philosophes , l'éditeura donné au public
la meilleure garantie des soins qu'il apporterait à son travail.
Ce troisième volume est enrichi de deux additions précieuses .
La première , à la page 367 , est une scène de Mérope que mademoiselle
Duménil avait jugé à propos de faire supprimer, par
un de ces caprices dont les auteurs sont trop souvent victimes.
La seconde addition , dont on ne saura pas moins de gré aux
éditeurs , est un prologue de la Mort de César que Voltaire composapour
des religieuses d'un couvent de Beaune où cette pièce
fut représentée en 1747.
Ce devaitètre une chose bien curieuse qued'entendre retentir ,
sous les voûtes d'un monastère , les fiers accens de la liberté romaine
qui ne trouvent plus d'interprètes sur nos théâtres. Aurait-
on calomnié les couvens ?
Extrait des Mémoires du marquis de Dangeau , avec
des notes historiques ; par madame de Sartory. Deux
vol. in-12. Prix : 6 fr. , et 7 fr. 50 c. par la poste . Chez
Rosa , libraire , au cabinet littéraire , grande cour du
Palais-Royal.
Le mérite de cet ouvrage a été apprécié tout récemment dans
le compte qu'un des rédacteurs duMercure arendu de l'Abrégé
que madame de Genlis en a publié. Madame de Sartoryn'a , sur
sa rivale, que ll''aavvaannttaaggee d'avoir réduit son travail àdeux volumes
, et de le fournir au public à un prix plus modique.
Dictionnaire de Rimes ; par P. Richelet ; retouché en
1751 par Berthelin ; où l'on trouve , 1º. tous les mots
de la langue française ; 2°. les termes de sciences et
d'arts ; 3°. le genre et la définition des mots ; 4°. les
noms propres de la mythologie , de la géographie et de
l'histoire, Nouvelle édition , corrigée , augmentée et
remise dans un nouvel ordre , par MM. Dewailly, proviseur
du collège royal d'Henri IV , et Drevet , censeur .
Un fort vol. in-8°. de 1100 pages. Prix : 10 fr. Chez
Debousseaux , libraire , quai Malaquais , n . 15 ; et chez
P. Mongie l'aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
Ce nouveau Dictionnaire de rimes a été fait tout entier sans
le secours de ceux qui existent ; de sorte que c'est un ouvrage
absolument neuf ; on y trouve une définition de tous les mots ,
et les rimes sont classées par ordre de voyelles ; ce qui est infinimentplus
commode que par ordre alphabétique.
624 MERCURE DE FRANCE .
La Cryptographie , ou l'Art d'écrire sous le secret,
mis à la portée de tout le monde ; applicable à tous les
idiomes , et dégagé des combinaisons , des chiffres et
des caractères particuliers qui en rendent la pratique
obscure , longue et sujette à erreur. In-4º . avec planch.
Prix : 2 fr. 50 cent. , et 3 fr. par la poste. Chez Alex .
Eymery, rue Mazarine , n. 50 ; et chez P. Mongie l'ainé,
boulevard Poissonnière , n. 18.
D'après la méthode de l'auteur , la cryptographie est mise à
la portée de tout le monde , et nous parait d'un usage sûr et
facile.On emploie les caractères de l'écriture usuelle dans leur
véritable acception , de sorte que l'esprit de celui qui chiffre et
de celui qui déchiffre ne s'occupe d'aucune substitution de caractères
, et d'aucune combinaison , ce qui évite les longueurs dans
lapratique , et les erreurs auxquelles donnent lieu les méthodes
employées jusqu'à ce jour.
MUSIQUE .
Thaïze ou le Serment téméraire , chant romantique
avec accompagnement d'harmonicorde , piano
ou harpe ; par M. Alexandre Boucher , ex- directeur
de musique du roi Charles IV. Prix : 4 fr . 50 c. Chez
l'auteur , rue Ventadour , n . 1 ; et chez tous les marchands
de musique .
L'auteur a parfaitement saisi le caractère de musique qui convenait
à l'instrument dont M. Frédéric Kaufman tire des sous
si harmonieux ; son chant romantique est presque aussi agréable
sur le piano que sur l'hamonicorde.
TABLE .
Poésie.- Elégie; par M. Pellet d'Epinal.
Nouvelles littéraires . Théorie des Révolutions (analyse);
par M. B. de Constant.
Pag. 577
581
1
Lettres inédites de Fénélon (analyse); par M. Esménard.
L'Ermite en Province. - Le Berceau d'Henri IV; par
M. Jouy.
592
5e5
1 Variétés. Le Quaker; par M. A. Jay.
605
Politique.-Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Bénaben, 615
Notices et Annonces.
622
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères