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1815, 09-11, t. 64, n. 1-12 (9, 16, 23, 30 septembre, 7, 14, 21, 28 octobre, 4, 11, 18, 25 novembre)
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MERCURE
DE FRANCE.
TOME SOIXANTE-QUATRIÈME .
HERMEZ.
NEW
YORK
A PARIS.
CHEZ A. EYMERY , LIBRAIRE , KUE MAZARINE ,
No. 30.
22121
1815.
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
350
ASTOR, LENOX AND
TILDEN FOUNDATIOUS
1905
Sitte page fe
r . 64 v
MOY WEN
MOBTIC
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DE LA
MERCURE
DEPUIS
DE FRANCE .
DEPT
THE NEW YORK
PROSPECTUS.RARY
335418
ASTOR, LENOX
TILDEN FOUNDAT
4
B.C
SWINE
SEIN
Jikim 164.
EPUIS plusieurs années , les mouvemens de la
littérature et ceux de la politique sont devenus
d'une rapidité extrême : c'est ce qui a fondé et
soutenu un grand nombre de journaux , fournis
sant tous les jours plus ou moins d'alimens à la
curiosité publique .
Mais le besoin de satisfaire promptement cette
curiosité , ne pouvait qu'exposer les écrivains rédacteurs
des journaux à mettre de la précipitation
dans leur travail. Ainsi leurs avantages même
rendent leur mérite réel moins commun et plus
difficile .
Tous les hommes n'ont pas une curiosité excessivement
impatiente ; il en est dont le jugement
veut être satisfait . Ceux-là peuvent consentir
à attendre quelques jours les nouvelles publiques
, et les annonces raissances des productions
littéraires , lorsqu'une telle attente doit
être pour eux le garant de plus de maturité ,
d'ordre et de vérité dans ces annonces et ces informations
.
Le Mercure a long-temps rempli ce but ims
MERCURE DE FRANCE.
portant. Il s'offre de nouveau aux sages amateurs
de la littérature , de la science , des arts et
de la politique. Ses rédacteurs croient s'être pénétrés
de l'esprit qui doit présider à sa composition
. Chaque numéro , paraissant le dernier jour
de chaque semaine , contiendra , premièrement ,
sous le titre de Tableau politique , un précis historique
et raisonné des événemens , des lois , des
institutions , qui seront parvenues , dans cette
même semaine , à la connaissance générale . Ce tableau
sera divisé en deux sections , l'une ayant pour
titre : Politique intérieure, l'autre ayant pour titre :
Politique extérieure . Ces deux sections seront unies
par de fréquens rapports ; car aujourd'hui , et
depuis long - temps , tout ce qui s'opère en France
est le produit d'un mouvement auquel sont associées
l'Europe , et les diverses parties du monde
habité .
A la suite du tableau politique sera placé un
Tableau littéraire qui présentera successivement ,
et sous trois sections différentes , le précis de ce
qui aura paru de remarquable en littérature , dans
les sciences et dans les arts .
3º. Sous le titre de Théâtres , les rédacteurs
rendront: compte des pièces nouvelles , de leur
succès , et du jeu des acteurs qui les auront représentées
!... ⠀⠀⠀⠀
4° . Acet article succédera celui des Variétés , et
sous ce titre seront.comprises , soit des compositions
intéressantes et ingénieuses , telles que des
contes en prose ou en vers , soit des réclamations
contre desjugemens ou des annonces inserées dans le
SEPTEMBRE 1815. M
LA
ཁྱབ
B.C
SEIN
SEINE
Mercure. Les rédacteurs pensent , en effet que
non-seulement toute annonce reconnue fas
être franchement et promptement rétracteas
que la critique d'un genre quelconque des
surer à l'auteur de cette production le arpitude
se défendre sur le terrain même où il a e
qué. Une feuille périodique dans laquelle les
vrages littéraires ou scientifiques sont examinés
et analysés , devient par cela même un tribunal
où l'accusateur ne doit pas seul comparaître ; mais
où l'accusé doit avoir la faculté de répondre , ann
que le public , seul et véritable juge , ne puisse
jamais être égaré . Par l'absence , malheureusement
trop fréquente , de cette forme juste et tutelaire ,
la critique dans les journaux n'est qu'un despotisme
souvent capricieux, insultant , intolérable,
par lequel d'excellentes productions sont écartées ,
et d'excellens auteurs désolés , avilis , découragés .
Les intentions des rédacteurs du Mercure sont ,
au contraire , de contribuer , autant qu'il leur sera
possible , à mettre en honneur parmi les hommes ,
ces auteurs estimables qui , trop occupés de s'ins
fruire de bien penser , et de bien écrire , ne
savent ni se produire sur la scène du monde , ni
s'y défendre .
Les rédacteurs du Mercure veulent aussi concourir
de tout leur pouvoir à l'extension et à l'affermissement
des idées vraies , nobles , conformes
à la nature éternelle de l'homme et des choses
qui , pour avoir été arrêtées , il y a vingt- cinq
ans , dans leur essor fier et pacifique , ont produit
, malgré elles , l'irritation populaire et d'efMERCURE
DE FRANCE .
froyables orages. Ces idées , calmes , modérées ,
seule garantie de la tranquillité sociale dans, les
Etats civilisés , forment aujourd'hui en Europe
la pensée politique de tous les hommes éclairés.
Elles sont avouées , honorées par les principaux
souverains ; elles sont proclamées par le roi de
France , qui les a toujours soutenues. Ainsi les écrivains
qui les propagent , sont les plus vrais amis
des trônes , des peuples , et de la liberté .
Le lecteur le plus grave a besoin de se délasser
d'une étude trop sérieuse : il descend avec plaisir
des hautes considérations de la politique et de la
philosophie , pour sourire aux traits légers et
malins du ridicule . Nous ne croyons donc point
déroger à l'esprit de cette feuille , en terminant
chaque numéro par une revue critique des Jour
naux , sous le titre de Mercuriale . ( 1)
Nous engageons les personnes qui auront à nous
communiquer des nouvelles curieuses, des anecdotes
piquantes , des observations critiques, ou des pièces
de poésie légère , à nous les adresser franco , ou à
les faire remettre dans la boîte verte placée à la
porte d'entrée de la Librairie d'éducation
Mazarine , n° . 3o.
· (1) La première Mercuriale paraîtra samedi prochain.
rue
TABLEAU POLITIQUE.
EXTÉRIEUR.
Royaume des Pays-Bas. Une constitution libérale a été
présentée par le roi à l'assemblée générale des états du
royaume. Il était impossible que cette constitution obtînt
l'assentiment universel. Les Belges et les Hollandais se touchent
par leur territoire , mais sont divisés par leurs habitu
des , leurs moeurs , leur religion et leur langage. Les Hollandais
ont accepté la constitution à l'unanimité. Sept cent quar
tre-vingt-seize notables belges l'ont refusée ; mais cinq cent
vingt-sept l'ont acceptée . La majorité négative n'est point
assez marquée pour que le roi des Pays-Bas , consultant l'opinion
de l'ensemble de son royaume , n'ait été en droit de
promulguer cette constitution comme revêtue du consente
ment général .
Nouvelle-Espagne . Le général Morillo a accordé beau
coup d'amnisties dans le golfe du Mexique ; et cette modération
a plus contribué à ramener les esprits que tous les actes
de sévérité n'auraient fait. Aussi, on assure que toute la côte
de Venezuela , et tout le pays de Caracas sont soumis aux fors
ces de Ferdinand.
Suisse. Le Pacte fédéral n'est point encore accepté par
le Bas - Underwald ; mais le système d'opposition qui régnait
dans ce canton semble s'affaiblir . Des idées plus saines , plus
justes, paraissent succéder aux suffrages tumultueux d'une
multitude trompée ; et l'on commence à sentir le danger de
prendre pour l'opinion publique les passions de ceux -làmême
qui voulaient l'égarer.
Bengale. Dans le pays de Napaul , les armées anglaises
ont été défaites par les Indiens , et obligées de se mettre sur
la défensive : elles sont réduites à former des camps retran
chés , même sur l'ancien territoire de la compagnie.
Turquie. Des lettres de la Servie annoncent que la Turquie
fait de grands préparatifs de guerre , et que des armées
formidables sont déjà en mouvement .
6. MERCURE DE FRANCE .
Ile de Bourbon. Une petite escadre française , commandée
par M. Jurien , capitaine de vaisseau , était partie de
Rochefort le 13 novembre 1814 , pour aller reprendre possession
de l'ile de Bourbon . Cette mission a été remplie de
la manière la plus paisible et la plus satisfaisante .
NOUVELLES DE L'INTÉRIEUR .
LE maréchal duc de Tarente a publié à Bourges , le 26
août , la proclamation suivante. Elle indique d'une manière
claire , satisfaisante , l'esprit du licenciement de l'armée de la
Loire.
Soldats !
Le moment est arrivé où les ordonnances du roi sur le licenciement
des régimens d'infanterie de ligne et légère et sur l'organisation des légions
départementales' , vont recevoir leur exécution .
Vous les avez lues avec calme , vous vous êtes soumis avec une franthe
et loyale résignation.
Grâces soient rendues aux mesures sages et paternelles du plus juste
des monarques ; elles surpassent toutes les espérances !
Des traitemens honorables sont affectés à tous les grades , soit qu'ils
perdent leur activité , soit qu'ils la conservent.
Le licenciement même n'est qu'apparent , puisqu'à l'instant où la
dissolution des régimens est prononcée , ils sont recréés sous une
dénomination nouvelle .
Elle rappelle naturellement à votre souvenir ces légions fameuses
que l'on admire encore aujourd'hui , autant par une valeur ( que
vous avez égalée ) que par cette admirable discipline et cette obéissance
passive qui a fait leur force et leur gloire.
Qu'elles vous servent désormais d'exemple et de modèle .
Vous vous séparez de vos camarades , mais c'est pour vous réu–
nir à des parens , des amis , des compatriotes ; les légions départementales
deviennent donc de véritables réunions de famille ; enfans d'un
mème sol , élevés et nourris dans les mêmes principes , vous aurez les
mêmes goûts et les mèmes habitudes ; le lien qui va vous unir sera indissoluble
, et les légions entre elles ne rivaliseront que de zèle , et
surtout de fidélité pour le roi , et d'amour pour la patrie.
Vous , qui rentrez dans vos foyers , donnez l'exemple de ces sen¬
timens , et portez - y l'espoir d'un meilleur avenir.
Vous , qui allez jouir de quelque repos , pour prendre ensuite les
engagemens que la loi vous impose , rapportez - les sous les drapeaux
de vos légions .
Soldats de l'ex -vieille garde , la sagesse et la bonne conduite vous
feront distinguer partout , et vous mériteront l'honneur d'être appelés
auprès du meilleur des rois ; la garde du trône sera confiée à voare
fidélité.
Vous ne cesserez point vos services ; vous allez en semestre jusqu'à
ce que les circonstances permettent de former de nouveaux
régimens de la garde royale.
Ceux d'entre vous qui ne pourront pas faire partie de cette garde ,
SEPTEMBRE 1815.
7
ou de la gendarmerie , concourront avec tous leurs droits à la formation
des légions départementales.
Vous serez toujours , j'en ai l'assurance , les modèles de la fidélité et
de la subordination , comme vous l'avez été en tous temps du courage
et de la valeur,
Je seconde de tous mes efforts la sollicitude.du gouvernement pour
faire acquitter la solde ; mais si , malgré le concours de tous les moyens,
l'épuisement des provinces , résultat des malheurs dans lesquels de
trop fameux événemens ont entrainé la patrie , ne permet pas de tout
acquitter , vous recevrez des cessations de paiement avec lesquels vous
serez payés dans vos départemens .
Soldats ! ma pensée vous y suivra , et la bonne conduite que vous
tiendrez vous sera un gage assuré de la continuation de mes sentimens
st de mon affection pour mes anciens compagnons d'armes.
Au quartier - général , à Bourges , le 26 août 1815 .
Le maréchal duc de Tarente , commandant en
chef de l'armée de la Loire ,
Signé MACDONALD.
On assure que les souverains alliés quitteront París vers
le 10 septembre : ils se rendront , par Meaux , à Vertus
en Champagne , où ils passeront en revue l'armée russe qui est
campée dans la plaine de ce nom. Les souverains se rendront
ensuite à Dijon. De là ils iront passer la revue de l'armée autrichienne
cantonnée dans la plaine de Genlis . S. M. l'empereur
d'Autriche partira de suite pour Milan ; on croit que l'empereur
de Russie assistera au couronnement de l'empereur
François II ; le roi de Prusse n'ira que jusqu'à Lyon . On
annonce aussi que la garde du roi de Prusse quittera Paris , et
qu'elle y sera remplacée par des troupes du sixième corps
de l'armée prussienne.
On espère qu'une note officielle très- importante sera publiée
dans peu de jours.
La ville d'Huningue a capitulé le 26 août , après une résistance
opiniâtre , et douze heures de bombardement.
*
Les Autrichiens font des dispositions pour commencer le
siége des forteresses de New-Brisack et de Schélestadt ; ils
dirigent vers ces deux points des corps considérables de troupes .
Le gouvernement espagnol a menacé d'invasion le territoire
français. On savait déjà par des lettres particulières qu'il insistait
de la manière la plus pressante pour que les places de
Bellegarde , Perpignan , Collioure , Port-Vendre , Saint-
Jean- Pied- de-Port , et Bayonne , fussent occupées par des
troupes espagnoles. Monseigneur le duc d'Angoulême est arrivé
rapidement de Bordeaux sur la frontière ; il a eu une
conférence avec le général Castanos , à la suite de laquelle
les troupes espagnoles ont paru se disposer à rentrer dans
leurs limites.
8 MERCURE DE FRANCE .
T
Le roi a rendu depuis huit jours plusieurs ordonnances
importantes . Par celle du 16 août il a établi provisoirement
une contribution extraordinaire de 100 millions , répartie
sur les divers départemens, en raison de leurs ressources ;
S. M. a adopté le mode qui lui a paru présenter le moins
d'inconvéniens , et être le plus propre à soulager ceux de ses
sujets qui ont le plus souffert , en appelant à partager leurs
charges ceux sur lesquels les réquisitions ont moins porté.
Par une seconde ordonnance du même jour , S. M. vou,
lant imputer les nouvelles contributions de Paris sur un avenir
plus heureux qu'il lui est enfin permis d'espérer, a autorisé
la ville de Paris à imposer additionnellement à sa contri
bution foncière des années 1816 et 1817 , une somme de deux
millions cent trente-quatre mille francs , et une somme de
neuf cent soixante-dix mille francs par addition à sa contri¬
bution personnelle.
Le 1920ût , S. M. , convaincue que rien ne consolide plus
le repos des états que cette hérédité de sentimens qui s'at¬
tache , dans les familles , à l'héredité des hautes fonctions
publiques , et qui crée ainsi une succession non interrom →
pue de sujets dont la fidélité et le dévouement au prince et
à la patrie sont garantis par les principes et les exemples qu'ils
ont reçus de leurs pères , a déclaré que la dignité de pair serait
héréditaire , de måle en mâle , par ordre de primogéniture ,
dans la famille des pairs qui composent actuellement la chambre
des pairs .
Ce complément d'institution était réclamé par les Français
d'opinions sages et éclairées. Lorsque le gouvernement d'un
, peuple devient représentatif, lorsque , par conséquent , il
admet un élément très -fort de puissance démocratique, puisqu'il
laisse aux représentans du peuple la législation de l'impôt,
et la direction de l'opinion publique , on ne doit plus s'inquiéter
que d'affermir le trône, de l'entourer de barrières.imposantes
, de l'exhausser aux yeux du peuple , et cependant
de l'unir par la nature et la gradation de ses appuis au sol
populaire sur lequel tout doit porter.
Le même jour , 19 août , S. M. a douné une noble preuve
d'impartialité et de sollicitude : s'étant assurée que toutes les
nominations d'élèves faites dans les lycées depuis le 20 mars
dernier , ont été la juste récompense des services militaires ou
civils anciennement rendus à l'état par les familles des enfans
qu'elles concernent, elle a confirmé toutes ces nominations.
Le 24 août , S. M. a arrêté le tableau des conseillers
d'état.
Far ordonnance du 29 août, le roi a destitué le maréchal
SEPTEMBRE 1815.
Moncey , et l'a condamné à trois mois d'emprisonnement
pour avoir refusé de présider le conseil de guerre qui doit
juger le maréchal Ney. Le maréchal Moncey était appelé à
présider ce conseil , comme étant le plus ancien des maréchaux
de France .
Par ordonnance du 30 août, la cavalerie a été licenciée , et à
l'instant soumise à une organisation nouvelle,
Par ordonnance du 1er septembre , la maison militaire du
roi, telle qu'elle existait en 1815, a reçu plusieurs modifications
; les 4 et 5e compagnies des gardes du corps ont été supprimées
; les quatre autres brigades on été réduites à quatre
compagnies chacune ; les compagnies de gendarmes , chevaulégers
, mousquetaires , gardes de la porte , et gardes du corps
de Monsieur , ont été supprimées , et remplacées par une
garde royale entièrement dans les attributions du ministre
de la
guerre ,
REVUE DES THEATRES.
THEATRE FRANÇAIS.
A voir la foule innombrable de débutans et débutantes qui ,
chaque année , se pressent , se poussent , se coudoient aux
portes de la Comédie française , pour s'introduire dans son
sein et participer à l'honneur de faire valoir sur la première
scène du monde les chefs -d'oeuvre d'une langue qui a produit
tant de merveilles en ce genre , qu'aucune autre ne peut riva
liser avec elle , qui ne s'imaginerait que la gloire de ce théâtre
est impérissable ? qui ne penserait que nous n'avons que l'emharras
du choix , et que tous les raisonnemens faits ou à faire
sur la décadence du théâtre français sont autant de calomnies
, ou tout au moins de médisances ? Oser apprécier les
choses à leur juste valeur , ne serait - ce point vouloir se faire
noter comme un louangeur exclusif du temps passé , ou comme
un censeur atrabilaire qui voit tout en noir , et qui , dans
ses rêveries chagrines , se plaît à empoisonner jusque dans
leur source les jouissances les plus pures ? Ne serait- ce point
encourir le reproche de chercher à étouffer le germe de plus
d'un talent près d'éclore ? Ne serait- ce point décourager les
arts et tous ceux qui se vouent à leur culte ? Eh quoi ! dans
ce nombre considérable d'aspirans ( on dit que cette année
10
MERCURE
DE FRANCE .
treize personnes sont munies d'ordres de débuts !, n'est - il donc
pas possible de retrouver la gaieté vraie , spirituelle et san's
charge de Préville , le jeu brillant de Molé , son âme brûlante
; la grace , la finesse . Paisance de Mile Contat ; le mordant
de Mile Joly , le vis comica de Dugazon, la franche bonhomie
de Desessart , la verve de Grandménil , l'air et le jeu
maraud de Larochelle , etc. etc. ? Si c'est portertrop haut nos
souhaits ambitieux , ne nous est-il pas permis d'espérer que
nous rencontrerons au moins cette médiocre et aimable nullité
qui s'est emparée de presque tous nos théâtres , dont il faut
bien nous contenter faute de mieux , parce qu'elle nous offre
un certain ensemble qui n'est ni bon ni mauvais , et ne satisfait
nullement les gens de goût ; mais qui , grâce à la tactique
perfectionnée des coulisses , impose au vulgaire , et obtient
chaque jour des succès sinon plus durables et plus mérités
du moins plus bruyans que ceux qu'obtenaient les acteurs
recommandables que je viens de citer ? Hélas ! cet espoir consolateur
nous est meme enlevé . Dans ce siècle si vanté , dans
ce siècle proclamé si haut et si pompeusement le siècle des
lumières , n'avons - nous pas acquis la fatale expérience.
« Que malheureusement ce qui vicie abonde . »
Pour n'en faire l'application qu'au sujet que je traite , calculez
depuis quinze ans le nombre des candidats , hommes
et femmes , qui se sont présentés dans la lice dramatique ,
et dites- moi franchement combien vous en avez distingué dans
la foule. Quant à moi , peut-être ,
« Il en est jusqu'à trois que je pourrais nommer . »
A quoi donc faut il attribuer cette disette de talens au sein
de l'abondance apparente ou nous vivons ? D'où peut naître
cette décrépitude ? Je crois en avoir découvert la cause
et dans les écoles de déclamation établies au Conservatoire ,
et dans le choix des pièces qui forment aujourd'hui le répertoire
de nos provinces. Voilà , je pense , le vice radical ,
voilà le ver rongeur qui mine sourdement l'édifice. « Indé
mali labes. »
Peut être me trouvera -t - on hardi d'oser émettre mon opinion
sur le Conservatoire ; on va crier au scandale , on va
me jeter la pierre , surtout les parties intéressées ; et je crois
déjà entendre MM. les professeurs de ce précieux établissement
, me traiter comme Mercure traite Sosie , et s'écrier en
chorus :
<<Comme avec irrévérance ,
» Parle des dieux ce maraud ! »
SEPTEMBRE 1815. 11
Je consens à leur passer cette gentillesse , attendu qu'elle
est de Molière , mais ce qu'en conscience je ne puis leur
passer, c'est la mauvaise doctrine dont ils tiennent école , et
pour peu que Dieu me prête vie... au moins jusqu'à la fin
de cet article , j'espère avoir l'honneur de le leur prouver
très - cathégoriquement , pourvu toutefois qu'ils veuillent
avoir la bonne foi de répondre aux questions que je me permettrai
de leur soumettre. Messieurs , convenons d'abord
de nos faits ; n'est - il pas vrai , lorsqu'il s'agit d'enseignement
, que la doctrine que l'on professe sur le même art ,
doit être uniforme , qu'elle doit s'êtayer sur les mêmes principes
, et qu'elle ne peut et ne doit varier que dans la manière
de la démontrer et dans les développemens qu'on lui
donne ? toute méthode contraire n'est - elle pas subversive des
idées saines et généralement adoptées . Eh ! bien , je suppose
actuellement que vous soyez quatre professeurs chargés
d'enseigner la déclamation , je sais que vous ne devez cet emploi
honorable qu'à la réputation que vous ont acquise vos
talens , et à l'exercice d'un art auquel vous vous livrez depuis
nombre d'années ; cependant je ne vous en demanderai pas
moins si vous êtes tous quatre d'accord sur les principes de
ce même art . Ne l'avez -vous pas envisagé , chacun , sous des
rapports differens ? L'un de vous par exemple , ne fait - il pas
consister le nec plus ultrà du talent dans une déclamation
lente et boursoufflée ? tel autre n'est- il point par trop pointilleux
? ne vise-t-il pas à produire de l'effet à chaque mot ,
chaque phrase ? Le troisième , dont on vante la diction ,
n'est-il pas pédant, sec et mesquin dans sa manière ? Le dernier
enfin n'a-t-il pas consacré tous ses soins , toutes ses études
à perfectionner son débit lourd et martelé ? ceci n'est
qu'une supposition ; mais par l'effet du hasard , si ces reproches
étaient fondés , quel fruit voulez-vous que retirent
de vos leçons de jeunes élèves qui n'ont point d'expérience ,
et qui , jurant sur la foi du maître , croiront avoir saisi toutes
vos qualités , tandis qu'ils ne se serent identifiés qu'avec
vos défauts? Avez -vous le soin , vous demanderai-je encore ,
de développer à vos élèves les rôles qu'ils représentent , de
leur en analyser l'esprit , de leur apprendre à ménager leurs
moyens , à graduer avec art les diverses situations qui se
rencontrent dans la contexture de la pièce qu'ils étudient ? ne
trouveriez -vous pas plus doux, et plus commode de borner toute
votre leçon à déclamer devant eux les morceaux que vous leur
donnez à apprendre , sauf à la fin de la séance à leur recommander
de faire tous leurs efforts pour répéter, comme
vous , le rôle dont il s'agit , la première fois que vous aurez lę
12 MERCURE DE FRANCE .
plaisir de vous trouver ensemble . Vous conviendrez qu'alors
ce serait faire de véritables serinettes , et ce n'est point certes
l'emploi qui convient à des gens de talens tels que vous.
Je me doute bien que vous allez me confondre par le succès
de vos exercices publics ; je suis loin de les contester , je
sais que lorsqu'on célèbre une fête en famille , il ne faut pas
y regarder de si près : et puis , j'ai vu tant d'aimables enfans
réciter avec tant de grâce une fable de Lafontaine ou une
idylle de madame Deshoulières , qu'en vérité je suis revenu
de tous ces petits prodiges .
Permettez - moi encore une petite réflexion, et ce sera la
dernière , Convenez avec moi que l'art de la comédie ne s'apprend
pas. Le comédien naît comédien , comme le poëte naît
poëte ; on peut aider la nature , en régler , en seconder les
heureuses dispositions, guider par de sages conseils la faible
inexpérience , mais faire maître quelque chose là où il n'y
a rien , mais communiquer de la famme à un bloc de marbre
, mais animer une froide statue , c'est un prodige au dessus
des forces humaines.
On voit que je n'ai dissimulé aucun des inconvéniens que
je crois attachés à l'école de déclamation du Conservatoire
qui , je le répète , loin d'élever , de fertiliser une pépinière
de sujets utiles à notre théâtre , ne fait que l'encombrer d'ac◄
teurs plus que médiocres , et qui , je ne crains pas de le prédire
, d'après l'expérience du moins que nous en avons faite
jusqu'ici, ne sortiront jamais de leur médiocrité . Je vais attaquer
actuellement avec la même franchise le mal dans son
autre source que j'ai indiquée plus haut.
pour-
Pourquoi donc , il y a trente, quarante et cinquante ans
le théâtre Français se recrutait- il avec tant de facilité ?
quoi y comptait-on, à quelques nuances près , une succession
presque non interrompue de talens ? parce que le répertoire
des provinces se composait de tous les chefs- d'oeuvre que nous
admirons chaque soir dans la capitale ; parce qu'alors le goût
des acteurs ne se fanssait pas , que tous ceux qui avaient des
dispositions pouvaient les cultiver , les perfectionner , et qua
d'ailleurs la noble émulation d'arriver un jour au théâtre Fran¬
çais les encourageait , les soutenait dans leurs études. Aujourd'hui
que voulez-vous , que pouvez-vous attendre d'un emphatique
premier rôle de mélodrame , d'un Colin d'opéra comique
, ou d'un mauvais chanteur devaudeville ? voilà pourtant
où nous en sommes réduites . Quant à moi , je ne sais lequel
je préfèrerais aujourd'hui , ou d'un acteur de province , ou
d'un élève du Conservatoire.
« Je n'ose décider entre Rome et Carthage. »
SEPTEMBRE 1815. 13
Ces réflexions paraîtront peut- être sévères ; mais je les crois
utiles à l'art ; comme d'ailleurs nous sommes menacés cette
année d'une épidémie de débuts , je veux du moins pouvoir
émettre une opinion libre et rigoureuse , non que je ne me
plaise à rendre hommage au talent partout où je le découvre ,
mais je pense qu'au point où en sont les choses , toute molle
complaisance doit être interdite à l'ami vrai des arts .
Début de M. Philippe dans le Festin de Pierre.
APRÈS avoirjoui long-temps de la vogue la plus grande et la
mieux méritée au théâtre de la Porte Saint - Martin ; après
avoir lutté avec succès sur le boulevard contre les plus fameux
acteurs du mélodrame , M. Philippe ne fit qu'un saut de
Paris à Naples , pour y exploiter les premiers rôles de la tragédie
et de la comédie , et s'exercer dans un emploi moins
vulgaire et plus digne de lui . Aujourd'hui que l'Italie le rend
à la France , M. Philippe a cru n'avoir rien de mieux à faire
que de venir tomber à la comédie française , à peu près
comme on tombe chez un ami qui ne vous attend pas , et à
qui on vient sans façon demander à dîner. Il y est arrivé précédé
de la haute réputation de posséder la plus belle garderobe
que jamais comédien ait eue à sa disposition . Au fait , à
en juger par les échantillons qu'il nous a montrés , surtout
dans le troisième acte du Festin de Pierre , où il jouait le
rôle de don Juan , on peut affirmer sans crainte que de ce côté
il ne manque rien à cet acteur , et c'est toujours quelque
chose. Je confesse qu'il m'a ébloui à un tel point que , mentalement
, et sans le vouloir , je lui adressais le discours du
renard au corbeau :
<< Eh ! bonjour , monsieur du Corbeau.
» Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
" Sans mentir, si votre ramage
>> Se rapporte à votre plumage ,
» Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois . »
Pour éclaircir ce fait , j'ai redoublé d'attention ; j'ai suivi le.
débutant dans ses moindres mouvemens , dans ses moindres
gestes ; j'ai tâché de ne perdre aucune de ses intentions ; j'ai
cherché à démêler ce qui se passait dans son âme ; et j'ai reconnu
malheureusement qu'au théâtre , comme dans le
monde , le Tamage ne se rapporte pas toujours au plumage.
S'il faut le dire , M. Philippe ne me paraît point appelé ,
14 MERCURE DE FRANCE .
du moins en ce moment , à rester au théâtre Français . Avant
que d'y prétendre , il doit se livrer à de longues et sérieuses
études ; il doit chercher à acquérir l'à -plomb qui lui
manque , à sentir ce qu'il dit , à éviter l'emphase, à nuancer ,
varier et graduer ses tons , à ménager toutes les inflexions de
sa voix. Il doit apprendre surtout que pousser des cris , ce
n'est point montrer de la chaleur , qualité rare et précieuse
qui ne réside que dans l'âme.
Il a joué quelques jours avant Dorsan , de la Femme ja--
louse , et le dissipateur. Je ne l'ai point vu dans ces deux
rôles ; je n'en parlerai pas : ce que j'ai vu me suffit .
Début de Mlle Georges cadette dans Iphigénie en Aulide
et dans le rôle d'Angélique , de l'Epreuve nouvelle ..
Sr M. Philippe nous arrive de la terre volcanique qui avoi
sine le Vésuve , Mlle Georges cadette nous vient des bords de
la Néva: voilà comme souvent les extrêmes se touchent . Cette
jeune personne adressa ses premiers hommages à Therpsycore ,
sous les auspices de Duport ; mais bientôt , formant des voeux
plus hardis , et prenant un essor plus élevé , elle osa frapper
à la porte du temple de Melpomène et de Thalie ir
paraît que ces deux déesses l'ont regardée avec bienveillance ,
et qu'elles l'ont accueillie avec la mênie bonté à Saint - Pétersbourg
et à Paris .
:
Mie Georges cadette , sans être grande , à une taille qui
convient parfaitement à l'emploi auquel elle se destine , les
jeunes premières dans la tragédie , et les amoureuses dans la
comédie ; sa figure est ronde et agréable , ses traits sont doux ,
elle a un organe pur et flatteur , et une prononciation nette ;
elle ne tire point sa voix de sa tête , et ce dont on ne peut
trop surtout lui faire compliment , sa déclamation n'est point
notée , elle ne chante point un couplet de tragédie comme un
couplet d'opéra-comique, défaut si commun aujourd'hui parmi
les dames de la Comédie française , que je suis étonné qu'il
n'ait point encore pris fantaisie à quelques - unes d'entre elles
de débuter , soit à Feydeau , soit à l'Opéra Buffa : elles y obtendraient
, à coup sûr , un grand succès.
Mile Georges cadette a joué peut -être trop sagement le
rôle d'Iphigénie ; dans les commencemens surtout , son débit
m'a paru trop lent , trop monotone ; elle avait trop l'air'
petite fille ; mais elle a eu des momens heureux de sensibi - 1
lité , elle a dit surtout d'une manière charmante et avec
SEPTEMBRE 1815. 15
un naturel exquis d'un bout à l'autre , le grand couplet du
quatrième acte. Si , comme je l'espère , elle joue encore ce
rôle, je l'engage à ne rien changer dans le débit de cet admirable
morceau.
Un défaut que je ne dois point lui cacher , c'est qu'elle prosodie
très -mal ; qu'elle prononce , par exemple , quelle
qu'autre pour quelqu'autre , Callecas pour Calchas . Je me
permettrai d'adresser le même reproche àMile Georges aînée,
qui dit pleurses au lieu de pleurs ; et qui nous a prosodié
comme il suit le vers suivant :
« Payer sa folle amour du plus pure de mon sang. »
Du reste , cette représentation a été brillante ; Saint- Prix,
Talma , Mlle Georges aînée en faisaient les honneurs , et
tous ont eu part à la satisfaction du public , qui l'a témoigné
particulièrement à la soeur de la débutante , comme pour
la remercier du cadeau qu'elle lui offrait .
Après la petite pièce , où Mile Georges cadette a joué avec
beaucoup de grâce , de décence et de naïveté , elle a été unanimement
demandée , et a paru au milieu de nombreux
applaudissemens .
Débutde Talma dans la Partie de Chasse d'Henri IV .
VOICI un débutant d'une autre espèce ; celui - ci ne doit
point s'attendre à des ménagemens , son talent est consacré ,
son mérite est généralement reconnu , et plus il en a , plus
on lui doit la vérité . Sans doute ce n'est point une entreprise
facile que de descendre du ton élevé et quelquefois sublime
de la tragédie , à ce ton naturel et vrai que la comédie exige,
Accoutumé à représenter des rois , et des héros , habitué
à une déclamation pompeuse et soutenue , le tragédien
pourra-t- il franchir tout d'un coup la ligne de démarcation
qui existe entre les deux genres ? Pourra- t- il accommoder
sa voix à la familiarité du dialogue ? Pourra-t -il se plier à
cette aisance de ton et de manières qui fait tout le charme d'une
représentation comique. Cela me paraît difficile, j'en conviens ;
mais je ne crois rien d'impossible au talent , et c'est surtout
ce que m'a prouvé Talma . C'était la troisième fois qu'il représentait
notre bon Henri , et j'avoue qu'il m'a laissé bien peu
de choses à désirer ; je suis même convaincu que plus il
jouera ce rôle plus il gagnera , s'il veut surtout prendre sur
lui de ne pas tant précipiter et saccader son débit . Damas
joue très - bien Sully; Mlle Mars semble acquérir tous les
16 MERCURE DE FRANCE.
jours un nouveau charme , une houvelle perfection; Michaud
est très- rond et très- gai dans le Mcúnir de Lieursain.
Quand à Thénard , il a fait admirablement le ventriloque ;
cet acteur, qui a du talent , tracasse trop ses rôles , il veut
produire de l'effet , coûte qui coûte. Il devrait pourtant sø
souvenir que :
« L'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on a. »
La pièce a produit beaucoup d'effet , toutes les allusions
ont été saisies avec enthousiasme ; et le couplet suivant que
Michaud a chanté immédiatement aprèscelui de vive Henri IV,
a été très applandi.
« Chantons l'antienne
>> Qu'on dira dans mille ans ?
» Que Dieu maintienne
» Su l'trône ses enfans ,
» Jusqu'à tant qu'on prenne
La lune avec les dents . ».
G.
I
Continuation des débuts de Mlle Georges cadette dans
Zaïre ; Junie , de Britannicus ; et Isabelle , de l'École des
Maris.
Mlle Georges cadette poursuit ses débuts avec rapidité , et
sans démentir précisément l'impression favorable que la
première fois elle avait laissée d'elle au public , on ne peut
pas dire non plus qu'elle y ait rien ajouté ; ce sont toujours
les mêmes qualités et les mêmes défauts. Trop de lenteur et
de monotonie dans le débit ; ce qui s'est fait d'autant plus
remarquer dans Zaïre , que le rôle est plein de sentiment et
de passion; une prosodie vicieuse , des gestes multipliés à
l'excès , quelques éclairs de sensibilité , tels sont les traits
qui paraissent caractériser le talent de Mlle Georges cadette
dans la tragédie. Comme elle est très-jeune , pour peu qu'elle
veuille cultiver ses heureuses dispositions , elle peut espérer
de remplir un jour avec distinction l'emploi des jeunes pre
mières , qui , depuis plusieurs années , est vacant au théâtre
Français. Beaucoup de personnes penchent à croire qu'elle
est appelée à jouer la comédie . Je ne serais pas fort éloigné
de cette opinion ; mais si elle travaille sérieusement , et
qu'elle puisse réussir dans les deux genres , cela ne gâtera
rien à l'affaire. Puisque j'ai parlé de Zaïre, je ne puis me
SEPTEMBRE 18150
17.
dispenser de dire un mot de Lafon. Tout le monde se rappelle
les brillans succès qui marquèrent ses premiers pas
dans la carrière : on se souvient des espérances heureuses
qu'il avait données : on n'a point oublié surtout quelle cha
leur , quelle passion il mettait dans le rôle d'Orosmane
combien il y excellait , surtout dans la partie amoureuse
Aujourd'hui ce n'est plus cela , il joue ce rôle presque d'un
bout à l'autre sans décolériser , tout part de sa tête , rien de
son coeur ; il pousse des cris , se remue , se démène ; enfin
Lafon n'est plus Lafon tel qu'on l'a vu il y a quinze ans
et s'il n'y prend garde , s'il ne veut pas changer de direction
, s'il persiste à vouloir poursuivre la fausse route dans
laquelle il paraît s'être engagé sciemment , s'il ne se défie
pas surtout des nombreux mystificateurs qui l'entourent et
l'enivrent de louanges aussi sottes qu'exagérées , c'est un
acteur perdu .
Je finirai en l'invitant , lorsqu'il rejouera Zaïre , à ne
point substituer un vers de sa façon à un vers de Voltaire ,
et à ne point dire :
« Aux moeurs de l'orient laissons cette bassesse. »
au lieu de
« Aux moeurs de l'orient laissons cette faiblesse, »
Première représentation d'un Tour de jeunesse.
Mad. de Melval est aimée d'un certain chevalier qui n'a
point de nom , ou du moins l'auteur n'a point jugé à propos
de nous l'apprendre ; elle l'aime également , parce qu'il est
dans la destinée de presque toutes les femmes d'éprouver un
tendre attachement pour les hommes qui les rendent ou
doivent les rendre malheureuses . Ce chevalier est vif, emporté
, jaloux, comme dans les Fausses infidélités. La
veille , il a fait une scène si vive à mad. de Melval , que la
rupture est décidée entre elle et lui. Le marquis de Villancé,
vieux voisin de mad . de Melval , homme calme , phlegmatique
, comme dans les Fausses infidélités , et dont on
vante l'esprit , quoiqu'il en soit très - sobre , au moins dans
la pièce , est instruit de cette brouillerie . Tout- à- coup il
lui prend fantaisie , on ne sait trop pourquoi , de venir
faire sa déclaration à mad. de Melval , et de lui demander
sa main. Le chevalier arrive au moment où le marquis va se
mettre à table pour déjeuner. Pour le soustraire aux regards
1
BRE
SEINE
ROYAL
5
2
18
MERCURE DE FRANCE .
du jaloux , on l'envoie sur une terrasse où il grelotte , attendu
que le temps est très-froid , et qu'il tombe de la neige .
Explication très -animée entre mad. de Melval et le chevalier
celui - ci sort. Le marquis revient : il se réchauffe
auprès d'un grand feu. Arrive an oncle de mad. de Melval ,
protecteur du chevalier : il veut éconduire le marquis , et
pour cela il imagine de le menacer d'un procès ; et quoique
gentilhomme , il en parle et en prononce tous les mots techniques
comme le meilleur plaideur du Mans. Le chevalier ,
pour aider l'oncle , propose un duel au marquis . Il n'y a
personne de tué , et mad. de Melval épouse son aimable
chevalier.
J'ai oublié de parler d'un jardinier et d'une soubrette qui
ouvrent la pièce , et qui annoncent les différens personnages
qui paraissent à tour de rôle.
Telle est l'analyse de cet ouvrage , qui a été écouté paet
que tiemment jusqu'à la fin , où il a été rudement sifflé ,
le talent de Fleury et de Mlle Mars n'a pu sauver du naufrage.
S'occuper à en relever les nombreux défauts , à en
faire sentir la nullité , ce serait , comme on dit , s'amuser à
grêler sur le persil. L'auteur , malgré l'obstination des porteurs
de billets à qui il avait confié sa destinée , n'a point été
nommé. Il paraît que , quoique débutant dans la carrière
il a voulu ne point déroger à l'usage de beaucoup de ses
confrères ; il a mis son esprit dans le titre de sa pièce. An
reste , on assure qu'il l'a retirée.
NOUVELLES DES THEATRES.
Pour nous dédommager , les comédieus français nous préparent
une tragédie en cinq actes , intitulée Démétrius ,
dans laquelle nous verrons Miles Georges aînée et Duchesnois
. On l'attribue à un auteur qui a obtenu , il y a quelques
années , un brillant succès à ce théâtre , et à qui Mile Georges
, en partant pour la Russie à cette époque , aurait fait un
tort considérable , si son rôle eût été plus important.
On nous promet à l'Opéra- comique les Noces de Gamache
, opéra en trois actes . L'auteur des paroles et de la musique
sont également connus par des succès . Celui des Héritiers
Michaun'a pas été contesté.
Théâtre Favart En vertu du privilége qui lui a été accordé
par S. M. , Mad. Catalani fera , le 2 octobre prochain , l'ouverture
du théâtre royal italien , opéra séria et buffa , par
l'opéra séria de Sémiramis .
9
SEPTEMBRE 1815. . 19
En attendant cette ouverture , elle promet un concert tous
les jeudis , pendant le mois de septembre.
Odéon . L'Opéra-Buffa a fait sa rentrée par le Nozze di
Figaro . La recette a été de 3,500 fr. Il y a long-temps que
le chemin de l'Odéon n'avait été encombré de tant de voitures
.
Les comédiens français de ce théâtre annoncent pour la
semaine prochaine les Incorrigibles , ou l'Amour et les
Vers , comédie posthume en trois actes , en vers , de Colind'Harleville.
Sans les difficultés survenues entre l'auteur qui
a arrangé cet ouvrage , il aurait été joué plus tôt . On craint
qu'il n'y ait un procès à ce sujet ; peut- être sera-ce beaucoup
de bruit pour rien ? On dit que la personne à qui nous
allons devoir ce nouvel ouvrage de Colin , est la même que
celle qui nous a fait le plaisir de mettre en vers le Bourgeois
gentilhomme et le Médecin malgré lui.
Variétés , boulevard Montmartre. Jocrisse va être transformé
en chefde brigands. Le caractère poltron de Jocrisse
et l'audace d'un brigand , doivent former un caractère comique.
Ambigu-comique. On monte à ce théâtre Abenhamet ,
ou les deux Héros de Grenade. Il y a long-temps que
M. Corse ne s'était mis en frais.
G.
VARIÉTÉS .
Histoire de l'Ambassade dans le grand- duché de Varsovie
en 1812 ; par M. DE PRADT , archevêque de Malines ,
alors ambassadeur à Varsovie. (Troisième. édition . )
PREMIER ARTICLE.
Il est des hommes qui , doués par la nature d'une imagination
ardente , n'ont jamais rien de fortement arrêté dans
leurs opinions et leurs désirs . Capables d'entreprendre avec
succès un grand nombre de choses , successivement portés
vers toutes celles qui offrent de l'emploi à leurs talens et à
leur inclination , ils finissent par se placer dans une position
fausse , qui les jette , sans qu'ils puissent s'en défendre , dans
l'inconséquence , l'inquiétude et les regrets.
20 MERCURE DE FRANCE .
M. de Pradt est un homme de beaucoup d'esprit ; c'est
ce que son livre démontre . Le style et la composition de son livre
démontrent également que dans son caractère il y a moins
d'ordre que de saillie ; que dans sa pensée il y a plus de mouvement
que de constance , plus d'ardeur que de jugement et
de raison .
Cette enseigne irréçusable du style de M. de Pradt et de la
composition de son livre , répond d'une manière parfaite à
l'enchaînement des diverses carrières qu'il a parcourues , et
au concours incohérent des divers rôles qu'il a joués . Un
prêtre catholique , un évêque, le pontife éminent d'une religion
essentiellement prononcée et exclusive , ne pouvait être que
déplacé à la cour de Napoléon . Tout homme qui cherchait à
se faire distinguer par Napoléon , s'associait d'avance à ses
projets et à ses pensées . Or , les dispositions de Napoléon à l'égard
de la religion catholique n'étaient point équivoques .
Persuadé que dans les hautes classes de la société elle n'existait
plus que de nom , et que
dans le peuple elle ne se soutenait
plus que par les vieilles racines de l'habitude , il ne
songeait qu'à en ménager la chute pour la mieux assurer.
Tout ministre , tout courtisan de Napoléon , s'imposait le devoir
de concourir , du moins jusqu'à un certain point , à l'accomplissement
de ses vues politiques , car sa volonté passait
justement pour très -ferme , très impérieuse ; on le savait
d'avance ; il était l'âme , ou , si l'on veut , le tyran de ses
courtisans et de ses ministres ; et cependant il ne contraignait
personne à se faire ministre ou courtisan .
Que l'on se peigne un évêque comme Bossuet , en présence
de cet homme formidable . Napoléon , pressé de conquérir
un prélat , et un écrivain d'une si grande influence , le sollicite
, le caresse , le menace ; Bossuet est inflexible . Napoléon
n'est point , comme Louis XIV, catholique sincère . Bossuet
consentira à devenir pasteur d'un diocèse obscur qu'il maintiendra
de tout son pouvoir et de tout son exemple dans la
foi et la piété chrétienne ; mais il n'acceptera point , à la
cour du prince , des fonctions éminentes ; il ne donnera point
au maître l'appui de son nom et de sa présence ; en un mot ,
il ne transigera point avec ses principes et avec sa foi.
SEPTEMBRE 1815. 21
Dès son apparition sur la scène du monde , Napoléon saisit
la révolution française et en fit son domaine. S'il s'éleva rapidement
au suprême pouvoir , c'est parce qu'il sut persuader
au peuple français , qu'il ferait régner les idées philosophiques
et libérales , idées essentiellement éversives de la religion
, catholique dont tous les dogmes portent croyance et
soumission . M. de Pradt avait trop de lumières , trop de sagacité
, pour n'avoir pas vu dès lors , et mieux que personne,
ce qui paraissait évident aux esprits les moins éclairés . Que
devait faire alors le zèle sacerdotal et apostolique ? protester,
réclamer , ou du moins , s'il était retenu par la crainte de compromettre
la religion même , il devait s'envelopper d'affliction
et de prudence. L'évêque profondément pieux et sincère , n'avait
plus qu'un parti à prendre , gémir , se taire et se retirer .
M. de Pradt n'en agit point ainsi ; s'il ne demanda point ,
du moins il accepta l'honneur de prêcher le sermon du couronnement
; et là , à cette cérémonie extraordinaire , qui présenta
bien moins un grand acte religieux qu'une grande
pompe , un grand spectacle , M. de Pradt nomma hautement
Napoléon l'envoyé de Dieu. Je le répète , que l'on se
rappelle Bossuet et Louis XIV. Certainement quoique
Louis XIV fut réellement chrétien , réellement animé du zèle
évangélique , réellement un grand roi , réellement un grand
homme , l'orateur ne l'exalta jamas ainsi en lui donnant le
titre le plus sacramental qu'un souverain puisse recevoir ;
au contraire , plus d'une fois il lui fit entendre des paroles
sévères , il lui reprocha avec respect et avec force ce qui manquait
à sa conduite et à sa foi.
Les temps sont changés. Louis XIV lui - même aurait aujourd'hui
d'autres pensées , d'autres principes de gouvernement.
Les souverains suivent la marche des peuples , mais
la religion catholique est par essence fixe , immuable. Un
prêtre , un évêque du dix - neuvième siècle ne peuvent penser
et agir que comme un prêtre , un évêque du dix - septième .
S'écarter de la foi et de ses préceptes , c'est les abandonner.
Qu'arrive-t-il aussi à un évêque qui , en se plaçant volontairement
au point le plus rapide du torrent du monde , veut
cependant paraître inébranlable sur le rocher de la foi et de
ses préceptes ; qui s'efforce de se faire à lui-même illusion ,
22 MERCURE DE FRANCE,
"
de soutenir à - la -fois les opinions du dix-septième siècle , et
de suivre les moeurs du dix - neuvième; d'être en même temps
chrétien et philosophe , homme grave et courtisan aimable
sectateur de l'ancienne monarchie , et serviteur de Napoléon ?
Nous l'avons dit : sa position devient d'une complication et
surtout d'une fausseté extrêmes ; il se met dans l'impossibilité
d'agir en un sens quelconque , avec franchise , par conséquent
avec efficacité . Il mécontente , et le nouveau maître
qu'il veut servir , et les anciens maîtres auxquels il veut tenir
encore . Lorsqu'ensuite de grands malheurs arrivent, il prend ,
tant qu'il peut , les devants sur tous les reproches ; il précipite
les unes sur les autres des récriminations violentes ; et
par son humeur même , par son ton , par son style , par le
désordre de ses accusations, par l'exagération de ses plaintes ,
il donne le secret de ses propres dispositions .
Le moment où se consomme la chute d'une puissance qui
fut colossale et effrayante est toujours marqué par la véhémence
avec laquelle un grand nombre d'hommes se déchaînent
en imprécations . De la part de quelques- uns , c'est un
sentiment vrai qui déborde et se soulage , d'autres seulement
´songent à effacer le plus promptement possible le langage
opposé qu'ils ont tenu , et par cet empressement ils ne font
que le rappeler davantage . Ils montrent après le danger un
courage fastueux et sans mérite .
L'ouvrage de M. de Pradt est écr avec cette chaleur , cette
abondance , ces répétitions et ce désordre qui attestent la
véracité de l'auteur . Ancien admirateur de Napoléon , il a
changé de pensée ; ce n'est pas un tort , mais en même temps,
il prétend aux honneurs du courage ; en a-t - il bien le droit ?
Dès la première ligne de sa première préface il nous apprend
« qu'il a composé son livre au mois de mars 1814 , au milieu des
combats que Napoléon soutenait à la porte de Paris , au milieu
des dangers qu'il faisait courir à la capitale , au milieu de
ceux que l'on courait soi -même , par l'opposition à un pouvoir
dont la chute paraissait alors un phénomène encore plus
extraordinaire que n'avait pu l'être son exaltation . »
Pourquoi l'ouvrage de M. de Pradt ne fut- il point publié
dès le premier accomplissement de ce phénomène extraordinaire
? Pourquoi cette publication fut- elle renvoyée à une
SEPTEMBRE 1815. 23
époque indéfinie , que les circonstances seules pouvaient
déterminer ? Pourquoi n'y a - t -il plus eu ni ménagemens , ni
retards , dès l'instant où Napoléon a été enchaîné sur un vaisseau
anglais , et dans l'impossibilité , désormais absolue , de
remonter sur le trône de France ? Était- ce - là l'époque et
les circonstances attendues ? Le silence , les ménagemens
gardés pendant le séjour de Napoléon dans l'ile d'Elbe ,
étaient- ils commandés par la générosité dont une âme noble
en veloppe toujours les grandes victimes de la destinée , ou
bien par la reconnaissance envers l'homme naguère si puissant
, dont on avait reçu de si grands honneurs , de si grands
bienfaits ; ou bien encore par la honte de le frapper avec colère
à une si petite distance du jour où on l'avait exalté sans
mesure ; ou bien enfin , par la prudence , par la prévoyance ?
Les motifs secrets de M. de Pradt , ces motifs dont il excite
à pénétrer le mystère , ne seraient - ils pas indiqués par ces
mots : « Lorsque le lion rugissait encore autour de la capitale,
lorsqu'il la remplissait d'épouvante, lorsqu'il terrassait , tantôt
l'un des assaillans , tantôt l'autre, et tenant en quelque sorte
la fortune incertaine, menaçait d'un retourqui devait laisser
sans asilel'audacieux qui aurait laissépercer un signe d'hésitation
dans la ligne tracée par la servitude générale ; alors
peut-être y avait- il quelque courage à fixer de sang- froid
la catastrophe , et à préparer pour l'histoire des matériaux
dont la perte eut été irréparable. »
Cette chute est très -inattendue . Malgré soi le lecteur
supplée au défaut de logique qui perce dans la conclusion
du tableau. Certainement il n'y a aucun courage à préparer
silencieusement des matériaux pour l'histoire ; et lorsque
l'on se propose de ne rien publier avant une certaine époque,
avant certaines circonstances, on n'est nullement audacieux;
on n'a nullement à craindre les menaces d'un
retour; on peut travailler avec beaucoup de sang-froid à
un ouvrage dont la perte eut été irréparable.
Que l'on écoute d'ailleurs encore M. de Pradt : « J'avais
écrit la relation de l'affaire d'Espagne ; je brûlai cet écrit
dans un moment ou une forte brouillerie me montra cet
ouvrage comme un voisinage dangereux.
24 MERCURE DE FRANCE .
M. de Pradt craignait-il donc encore de se brouiller fortement
avec Napoléon , pendant que celui - ci était enfermé
dans l'île d'Elbe ? Entrevoyait - il la possibilité de certains
événemens qui , de son nouvel ouvrage ,
feraient pour luimême
un voisinage dangereux?
Sans doute , se laisser aller à de telles conjectures , c'est
présumer que M. de Pradt considérant aujourd'hui , avec tous
les gens sensés , le retour de Napoléon comme à jamais impossible
, n'avait pas la même confiance l'année dernière ;
qu'alors il voulait , à tout événement , et tout en travaillant
secrètement pour l'histoire , tout en dénonçant tacitement
Napoléon à la postérité , demeurer le voisin , l'aumônier ', le
courtisan de Napoléon . On doit désirer , pour l'honneur de
la diplomatie , de l'épiscopat et de la littérature , qu'un
ami de M. de Pradt , ou que M. de Pradt lui-même dissipe
de tels soupçons .
Dictionnaire aes Girouettes , ou nos Contemporains
peints d'après eux- mêmes , 1 vol. in- 8° . , 2º édition ,
revue , corrigée et considérablement augmentée ; chez
ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , n° . 30.
Il ne faut point faire un tort à l'homme de ce qui est
essentiellement dans sa nature, de ce qui est même essentiellement
dans la nature universelle . Tout change , tout se renouvelle
; et non-seulement la succession des choses est
toujours plus ou moins accompagnée de nouveautés , mais
encore cette succession s'opère par opposition , par contraste ,
toutes les fois qu'une action s'est portée à un très- grand degré
de force ; toutes les fois qu'une chose quelconque s'est
constituée dans l'état d'excès .
Action et réaction proportionnelle , mouvement et équilibre'
, telle est la définition du monde .
L'espèce humaine ne fut jamais livrée à une action plus
forte , plus excessive , que celle dont se forma la révolution
française . Les contrastes devaient singulièrement signaler
cette révolution , et composer l'ensemble de son histoire .
Chaque homme , quelles que fussent sa position et ses opiSEPTEMBRE
1815. 25
nións , devait se laisser emporter au-delà du but fixé d'abord
par ses désirs et sa pensée ; quelques hommes opiniâtres devaient
se tenir plus ou moins de temps sur la ligne de cet
excès , et occasionner l'opiniâtreté en sens opposé , d'un
parti contraire ; d'autres , en plus grand nombre , devaient ,
pour ainsi dire , aller et venir, avec une égale sincérité ,
dans leurs voeux , leurs opinions et leur conduite ; quelques
uns même , plus susceptibles d'impulsion que de réflexion
, devaient se précipiter plusieurs fois , en sens inverse ,
tantôt vers un extrême , tantôt vers l'extrême opposé , et ne
s'arrêter que bien difficilement au terme de la modération
ou de l'équilibre. Je ne sais même s'il est déjà beaucoup
de Français qui aient atteint ce terme paisible de la modération
dans les sentimens et les pensées . On peut cependant
affirmer que chaque jour l'expérience , la raison , la fatigue
nous en rapprochent , et que, malgré notre agitation actuelle ,
avons été bien plus fortement qu'aujourd'hui en
excès , en alternative , en opposition .
nous
Le temps viendra où la divergence d'opinions sur les
choses importantes sera presque effacée : c'est là que tend le
perfectionnement graduel des lumières , perfectionnement
qui ne peut pas être indéfini , qui d'ailleurs n'entraînerait
pas comme résultat nécessaire le perfectionnement indéfini
de l'espèce humaine ; car savoir et valoir sont deux choses qui
ne sont ni essentiellement opposées , ni essentiellement unies :
elles sont indépendantes l'une de l'autre : le savoir et l'ignorance
servent également , mais par des moyens différens ,
la sagesee et le bonheur.
Ajoutons maintenant que lorsque les opinions humaines
sur les choses importantes seront devenues presque identiques
, il restera toujours la divergence d'intérêts comme
cause inévitable de dissensions entre les hommes , de changement
dans la conduite de l'individu , d'opposition et d'alternative
dans ses sentimens et ses actions . Disons le mot ,
quoiqu'il convienne peu au ton de cet article : il y aura toujours
des girouettes ; il y aura toujours des hommes , et en
grand nombre , qui , fixés sur la terre dans une position
plus ou moins heureuse , changeront de bannière toutes les
26 MERCURE DE FRANCE .
fois que les couleurs des bannières générales seront changées
par les événemens . Imposer à l'homme , au père de famille
surtout , le devoir de compromettre son existence et celle
de ses enfans pour relever après leur chute des hommes ou
des choses qui n'ont pu se soutenir , c'est lui imposer un devoir
chimérique , c'est même , le plus souvent , substituer
contre lui les chaînes du respect humain à la loi d'un véritable
devoir . Est-il une loi plus évidente , est -il une sagesse
plus véritable que d'accommoder volontairement son sort à
l'empire de la force et au joug de la nécessité ? et si de sa position
nouvelle , l'homme paisible , le vrai citoyen , tire
sécurité et avantage , qu'y a- t- il d'étrange à ce qu'il contracte
pour elle un sincère attachement ? S'il en vient alors
jusqu'à ne plus regretter celle qui lui fut arrachée , il n'obéit
qu'à un effet naturel du temps et de l'intérêt personnel ;
ses sentimens n'ont rien de blâmable , sa conduite n'a rien
d'inconséquent. Mais voici ce qui est déshonorant et coupable
:
Un grand pouvoir existait sur la terre : un homme en disposait.
A son char triomphant s'attachaient et les grands et la
foule : cet homme distribuaît à son gré les honneurs et la fortune
. Tous ceux que ses regards distinguaient , tous ceux qui
cherchaient ses regards , chantaient ses louanges , les uns
avec dignité , d'autres avec une exagération pompeuse .
L'homme puissant s'exalte et tombe ; aussitôt fondent sur
lui les lâches et les ingrats . Tel qui , hier encore , parlait
du grand monarque en style d'apothéose , aujourd'hui se déchaîne
en outrages : le demi-dieu n'est plus qu'un atroce
tyran .
Que veut donc ce flatteur déclamateur ? Cherche - t- il à effacer
ses adulations anciennes ? et il les rappelle ; il démontre
combien elles étaient basses et perfides . Demande- t- il
de nouveaux honneurs ? Eh , qui pourrait l'en juger digne !
A quelle âme fière et noble inspirera-t-il de la confiance ? Où
est le garant de la sincérité , de la fidélité , du vrai courage ,
si ce n'est dans la générosité , la reconnaissance et l'honneur ?
Si le livre que j'annonce s'était borné à peindre ces hom
mes, poëtes on prosateurs , qui ontjeté tant de honte sur l'éloSEPTEMBRE
1815.
27
quence et la poésie , il aurait pu être considéré comme un
bel acte de vengeance publique ; et alors encore , il aurait
fallu que les couleurs employées par le peintre fussent
celles d'une indignation sévère ; mais on n'a voulu faire qu'une
oeuvre maligne , et on l'a inconsidérément grossie afin de
fournir plus de jouissances à la malignité.
De cette manière , bien des hommes qui ne méritaient pas
d'être signalés comme faibles ou mobiles , ont servi , pour
ainsi dire , à la décharge de ceux qui méritaient d'être flétris.
On a , de plus , soumis indifféremment les lâches et les
faibles au même ge re de peines ; on les a battus d'ironie ,
arme légère qui s'use bientôt , pour peu qu'elle soit employée
d'une manière soutenue . L'ironie est un sel et non un aliment.
Malgré ces défauts de composition et de genre , le Dictionnaire
des Girouettes restera comme monument historique.
On y trouvera un jour , recueillis et rapprochés , les
divers témoignages d'admiration , sincère ou simulée ; et
ensuite d'irritation , vraie ou fausse , que dans un trèscourt
espace de temps , et avec une succession très -précipitée
, les mêmes hommes ont donnés à un homme éclatant .
Nulle part ou ne verra d'une manière plus frappante , combien
la Roche Tarpéïenne est voisine du Capitole ; combien
l'excès de chute touche à l'excès de grandeur.
Z.
Des Elections qui vont avoir lieupourformer une nouvelle
chambre des Députés , considérées sous le rapport des
vrais intérêts de tous les Français et du gouvernement ,
à l'époque du 1er août 1815.
L'auteur de cette brochure est un bou Français , aussi
éloigné de l'esprit des démagogues révolutionnaires , que
de celai des bas adulateurs du despotisme . C'est un de ces
écrivains rares qui ont une patrie , qui ne foulent pas à leurs
pieds la gloire nationale , et qui pousseraient la bonhomie ,
jusqu'à se faire scrupule d'exciter l'étranger au ravage de
28
MERCURE DE FRANCE.
rer pour
notre territoire , par le mépris qu'ils tâcheraient de lui inspile
nom français . C'est un homme qui voudrait vivre
sous un gouvernement plutôt que sous une faction , qui a un
roi et qui n'a pas de parti , qui est royaliste en ce sens qu'il
est français , et qui aurait le malheur de ne se croire ni français
ni royaliste , s'il prônait le retour aux principes barbares
d'une honteuse féodalité , s'il prêchait hautement la
vengeance , les réactions , l'intolérance politique , et toutes ces
idées monstrueuses que les royalistes , se disant purs , ont réchauffées
du jacobinisme.
Un simple résumé de son ouvrage suffira pour faire connaître
ses principes , et pour le recommander à l'estime des
bons Français.
Dès qu'un gouvernement a existé defait , on ne peut rechercher
ceux qui ont accepté de lui des fonctions ( 1 ) . Ce
principe , dit l'auteur , sans lequel la paix et la sécurité seraient
bannies de la terre , est consacré par lasagesse des
siècles , par la doctrine de l'évangile, par le droit romain ,
etpar les maximes du gouvernement en Angleterre . Cette
maxime est profonde et lumineuse à-la - fois . En l'appliquant
aux événemens qui ont eu lieu en France depuis quelques
mois , elle est la justification de nos soldats , appelés par la
nature de leurs obligations , à obéir au gouvernement , et
non pas à raisonner sur sa légitimité , et qui , d'ailleurs , no
se sont , pour le grand nombre , rangés autour de l'usurpateur
, que lorsqu'ils l'ont vu établi à la tête du gouvernement
. Il absout complètement tous ceux qui , parmi nous ,
ont accepté de ce nouveau chef des fonctions publiques , et
sans le dévouement desquels l'état eut été en proie à l'anarchie
et aux fléaux des guerres civiles . C'est un grand
malheur sans
doute que
les ressorts de l'état soient dirigés par
des mains dangereuses , mais ce serait un plus grand malheur
qu'ils ne le fussent par personne . Il vaut mieux que le gouvernement
marche mal que s'il ne marchait pas du tout. Le
mal appelle le remède ; mais la mort est sans espérance.
(1) L'auteur dit : Dès qu'un gouvernement a existé de fait. Ains ¡
ceux qui , avant l'existence de ce gouvernement , l'auraient favorisé
au préjudice du gouvernement existant , seraient coupables .
SEPTEMBRE 1815. 29
Le nombre des coupables n'est donc pas aussi grand que
les fauteurs sanguinaires de tant de coupables réactions voudraient
le faire croire. Presque tous les Francais sont d'accord
sans s'entendre . Presque tous veulent le roi et la liberté .
Qu'ils cessent donc de se donner entre eux les noms odieux
d'un parti ; qu'ils abjurent les passions haineuses; que l'amour
de la patrie les rallie autour d'un trôné constitutionnel , et
que rois , nobles , prêtres , simples citoyens , ne faisant plus
enfin qu'un même coeur , présentent de tous côtés à leurs.
ennemis , l'indestructible faisceau de leur union , de leur
énergie et de leur liberté.
Les Français ont besoin de se rallier au gouvernement
paternel de Louis XVIII ; mais Louis XVIII a besoin de
s'assurer la confiance et l'amour des Français . C'est en écoutant
sa conscience ; c'est en suivant ses lumières , c'est en
marchant franchement dans la simplicité , la candeur et la
droiture de son coeur , asile de toutes les vertus , qu'il parviendra
à faire les délices des Français , et à asseoir son trône
sur des bases inébranlables . Le roi connaît son peuple et
son siècle : il sait que son peuple est trop fier et trop éclairé
pour souffrir d'être ramené aux préjugés gothiques de ses ancêtres
: il sent combien il serait injuste de lui enlever un bien
qu'il a conquis par tant de sang et d'héroïques efforts , un
bien dont il est d'autant plus digne , qu'il a fait de plus incroyables
sacrifices pour l'obtenir et le conserver.
Ainsi donc , qu'aucun Français , par un sentiment d'égoïsme
ou par un zèle ignorant ou perfide , ne s'attache à
répandre parmi le peuple de nouvelles alarmes sur sa liberté.
Que le ministre des autels renonce de coeur et de
bouche à des avantages temporels qui ne sont pas dignes de
ses voeux ; que le gentilhomme , ( gentilis , l'homme de
la nation , comme dit M. de Châteaubriand ) se montre
digne de son titre , et reconnaisse que le plus glorieux privilége
que ce titre lui ait transmis , est celui de faire de plus
grands sacrifices au bonheur de la patrie . Que les imprudentes
exhortations des curés , que les menaces séditieuses des nobles
ne fassent plus craindre aux bons citoyens le retour
des dîmes , des corvées , la révocation des ventes de biens
30 MERCURE DE FRANCE .
nationaux , et la nouvelle invasion de toutes les ridicules
idées que le siècle a proscrites à mais . Avec une conduite
plus modérée , ils auraient prévenu la funeste catastrophe
du 20 mars , et celle plus funeste encore du 18 juin . Ce sont
les petites réactions de 1814 qui ont améné les désastre
de 1815.
Car alors , dit l'auteur , la plupart des Français ont
élé attaqués dans ce qu'ils avaient deplus cher . Les neuf
ou dix millons de citoyens , acquéreurs de biens nationaux,
ont craint deperdre leurs propriétés achetées sous la
garantie des lois. Tous les citoyens appartenant à l'ancienne
bourgeoisie , ont craint le rétablissement des castes
privilégiées , des abus , des humiliations , des vexations
qu'elles devaient ramener à leur suite . Les paysans ,
propriétaires et fermiers , ont eu peur du retour de la dime
et des corvées, annoncé publiquement par quelques écrivains
, etpar quelques prêtres dans leurs prônes , etc.
Cet accord du roi et des sujets , cette parfaite harmonie
entre l'opinion et les actes du gouvernement , doit produire
un double effet pour le bonheur de la France : celui d'assurer
sa tranquillité intérieure , et celui de la rendre indépendante
à l'égard de l'étranger , en calmant ses craintes
sur le caractère d'inconstance et d'inquiétude qu'il suppose
à notre nation .
L'auteur ne laisse pas ici échapper l'occasion de montrer
aux princes alliés combien il est de leur intérêt que la France
ait des institutions libérales , puisqu'ils reconnaissent que
la tranquillité de l'Europe dépend de celle de la France ,
et qu'il est évident que la paix ne pourrait subsister longtemps
en France , si le gouvernement ( ce qui n'est pas , et
ee qui ne peut être ) avait des intérêts et manifestait des prétentions
opposés aux intérêts et aux prétentions de la nation .
C'est surtout aux représentans qui vont être nommés , qu'est
dévolue cette tâche glorieuse et imposante de cimenter
cet accord du peuple avec son gouvernement , qui doit rendre
la France à ses nobles destinées . Les colléges électoraux
ne sauraient donc apporter trop de précaution dans
le choix qui leur est confié. L'auteur voudrait que l'on eût
SEPTEMBRE 1815. 3z
égard aux talens , à la réputation , à la fermeté connue ; mais
surtout au patriotisme . Il recommande le plus grand nombre
des députés de la dernière chambre , qui , par leur modération
, leur courage et leur sagesse , ont conjuré de grands
malheurs dans des circonstances éminemment difficiles . Il
voudrait voir dans la nouvelle chambre , des acquéreurs de
domaines nationaux , connus par un patriotisme éclairé et la
modération de leurs principes . Il voudrait aussi que dans
l'élection d'un candidat on eut plus d'égard au jugement
qui éclaire , qu'à l'esprit qui , trop souvent , ne fait que
brouiller et obscurcir . Enfin , par une heureuse transposition
de mots , il demande des royalistes sages et des Français
purs. Dieu veuille exaucer l'auteur !
Le style de cette brochure est simple , clair , et ne manque
pas de noblesse . On desirerait y trouver un peu plus de
nerf et de correction .
Quelques réflexions sur l'esprit qui doit inspirer les écrivains
politiques , amis de la patrie et du roi , et diriger
les membres des colléges électoraux , dans le choix
des nouveaux députés , par Mr. M. A. J.
CET ouvrage est du même auteur que le précédent, et n'est
que le développement de quelques-uns des principes qui y
sont exprimés . Contre la coutume adoptée , Mr. M. A. J.
n'a pas pris à tâche de faire une grosse brochure qui pât lui
rapporter à raison de son épaisseur; il dit ce qu'il a à dire ,
et il ne dit pas davantage. C'est l'affaire de quelques pages
dans lesquelles il écrase de cinq à six coups de massue , et
les partisans du pouvoir absolu , et les jacobins soi -disant
royalistes , et la tourbe bannale des caméléons folliculaires
qui , par le plus étrange abus , bâtissent sur des mots des
dénominations de partis qui n'existent pas , et poussent
l'effronterie jusqu'à attacher à ces mots précisément les
idées que ces mots excluent le plus formellement .
L'auteur signale donc aux membres des colléges électoraux
, cet esprit révolutionnaire qui a passé des clubs dans
les coteries du beau monde , et de l'atelier de l'artisan dans
32 MERCURE DE FRANCE .'
les salons du comte et du marquis , qui demande aujourd'hui
le sang du patriote , comme il réclamait autrefois celui
de l'homme à privilége ; qui fomente les fureurs légitimes du
royalisme , comme il excitait les fureurs criminelles de l'anarchie
, et dont l'effet sera infailliblement de faire haïr la
restauration comme il a fait haïr la république , si un amour
plus éclairé de la patrie et du bon roi que le ciel nous a enfin
rendu pour cicatriser nos plaies encore sanglantes , ne réussit
à l'éteindre dans les coeurs coupables qui le recèlent .
L'auteur détruit ensuite cette calomnieuse imputation de
bonapartisme , dont on cherche malicieusement à flétrir tous
ceux qui réclament le règne des lois et des institutions vraiment
nationales : comme si ces deux mots loi et Bonaparte
ne s'excluaient pas mutuellement ! Comme si ceux qui demandent
la liberté pouvaient regretter le destructeur de toute
liberté ! Comme si ceux qui ont besoin de guérir , sous
l'égide de la loi , des blessures que leur a faites le despotisme
, pouvaient appeler par leurs voeux le despotisme ! Et
qui sont ceux qui jettent sur des citoyens estimables , ces
grossières calomnies de bonapartisme ! Ce sont les plus bas
adulateurs du pouvoir , les plus effrénés partisans de la puissance
arbitraire. Or , on le demande à tout le monde ,
quelles sont les marques auxquelles on peut reconnaître un
bonapartiste , si ce n'est à sa basse flatterie , si ce n'est à
son penchant à la servitude ? Il est donc bien clair que ceux
qu'ils osent noircir de ce titre odieux sont les vrais royalistes
, les amis du roi et des lois , et que c'est au contraire
au milieu d'eux que se cachent les bonapartistes , sous un
voile qu'il n'est que trop facile de pénétrer . Un bonapartiste,
c'est Mr. C. , Mr. M. , Mr. B, Mr. M. B. , Mr. S. , Mr. M.
Ecrivains à gages ! quittez enfin cette plume si souvent prostituée
à un vil intérêt , si souvent souillée par l'éloge du
crime . Elle a été vendue à trop de maîtres. Il ne s'en trouvera
plus qui veuille l'acheter .
J. G.
SEPTEMBRE 1815 .
c ལ་་
DEP
DE
LE BUSTE.
Plus je vis l'étranger , plus j'aimai ma patrie ! >>
5.
en
" Ce vers , sorti du coeur de Dubelloy , a sontent
retenti dans le mien . Non , la belle et riche Italie ,
cette terre miraculeuse où la nature et les arts ,
rivalisant de magnificence , offrent à chaque pas.
un nouvel objet à l'admiration ; l'Italie , dont le
hom seul rappelle à la fois tant de souvenirs im-.
posans , ne semble plus qu'un triste lieu d'exil
au Français qu'elle retient long- temps éloigné de
sa patrie. Aucun séjour ne peut dédommager du .
séjour de la France , parce que ce n'est pas aux
contrées qu'on s'attache , mais aux hommes qui
les habitent , et qu'on chercherait vainement sous
d'autres cieux la douce urbanité , la bienveillante
politesse , l'obligeance active , l'aimable désinté
ressement et cette grâce de probité qui carac
térise le Français. Peut- être quelques censeurs
attrabilaires accuseront ce portrait d'être flatté , il
est de mode aujourd'hui de calomnier notre na
tion ; on voudrait l'accabler sous le poids du crime
de quelques hommes , et l'on prend à peine
garde aux sublimes dévouemens qui les ont plus .
que rachetés.
Sans doute cette dernière époque de notre histoire
offrira quelques pages sanglantes à la postérité
. Ces pages furent souvent arrosées de mes larmes
: j'ai souffert dans tout ce que j'aimai . Mais
ouvrons les annales des autres peuples , et nous
verrons, sans remonter très-haut, qu'ils ont été plus
souvent que nous les artisans et les victimes de ces
3
34
MERCURE
DE FRANCE
.
épouvantables catastrophes , où l'édifice sacré des
lois et du pouvoir , renversé jusque dans ses fondemens
, ne permet plus de discerner , qu'à travers
un voile épais , le juste de l'injuste . Alors l'i
vresse et la fureur des partis érigent en vertus
de hardis forfaits ; alors quelquefois l'homme énergique
, séduit par l'éclat et par le danger même
d'une entreprise extraordinaire , s'élance avec
transport dans la lice ouverte aux diverses ambi-"
tions et croit s'assurer un immortel honneur
quand les effroyables résultats , dus à ses talens , à
son audace , à ses succès , n'impriment à son nom
qu'une odieuse renommée ! L'histoire des autres
peuples est , je le répète, beaucoup plus chargée
que la nôtre du récit de ces erreurs coupables ,
de ces scènes atroces, fruits amers des bouleversemens
politiques . Ainsi donc aucun d'eux n'a le
droit de nous reprocher des égaremens couverts
d'ailleurs par tant de faits illustres , expiés par
tant de malheurs !
гг
Les détracteurs de notre gloire se plaisent surtout
à rehausser continuellement la générosité des
peuples nos rivaux ; ils proclament avec enthousiasme
les récompenses accordées par eux au génie
, et nous accusent en même temps de ne pas
l'encourager ! Ils citent à l'appui de cette assertion
l'exemple de quelques -uns de nos célèbres compatriotes
, vieillis et morts dans la misère . Ces
torts n'appartiennent pas à l'époque actuelle ; il
est au contraire à remarquer qu'au milieu des
horribles tempêtes qui , depuis un quart de siècle,
ont tant de fois brisé le gouvernail du vaisseau de
་ ་ ་་་
a
!
蕊
SEPTEMBRE 1815. 35
l'état, dirigé par une foule de pilotes plus ou moins
habiles , les littérateurs , les savans , les artistes distingués
qui, passagers ou matelots heureux , échappèrent
à ses désastres , sont pour la plupart montés
, par la seule considération due à leur mérite ,
au faîte des honneurs et de la fortune.
Où trouve- t- on ailleurs qu'en France un amour
plus éclairé des arts ? l'étranger les accueille par
ostentation , et le Français par sentiment, Ah ! si
parmi nous l'homme d'un talent véritable, victime
de quelques circonstances fâcheuses , meurt au
sein de la misère , il peut du moins se consoler en
songeant qu'il laisse à ses fils en héritage un nom
qui leur assure à jamais un port contre les orages
de la fortune . Il n'en est pas toujours ainsi chez
les peuples voisins : j'en apporterai plus tard une
preuve.
Des affaires m'appelaient en Lombardie . L'aspect
de ce délicieux pays me causa 處pays me causa un ravissement
que je ne puis décrire : je me croyais dans
I'Eden . J'avais des lettres de recommandation pour
les personnes les plus considérables de Milan ; je
séjournai dans cette ville , j'en visitai tous les monumens
; la salle du grand Opéra me parut d'une
incomparable beauté ; mais en dépit des charmes
d'une musique divine , le spectacle m'ennuya . Je
n'aperçus dans les acteurs que des acteurs , et jamais
les personnages qu'ils représentaient ; leurs
grimates , la froideur de leur débit , les salutations
qu'ils faisaient au public, chaque fois qu'ils en
recevaient des applaudissemens , m'enlevaient
toute illusion , et présente au superbe Opera de
Milan , je regrettai l'Opéra de Paris .
36 MERCURE
DE FRANCE.
;
Je fus invitée à plusieurs repas , ils étaient magnifiques
; mais leur monotonie me fatigua . Le
cérémonial empêchait la gaieté de s'asseoir à table
avec les convives ; le vin le plus exquis n'avait pas
le pouvoir de leur inspirer un mot gracieux ou
piquant ; je regrettai les dîners de Paris .
On m'avait beaucoup vanté les promenades de
Milan ; je m'y rendis un dimanche , jour plus
spécialement consacré à cette espèce de distraction
. Le jardin royal et les boulevarts de cette
capitale , sont , si je puis m'exprimer ainsi , nos
boulevarts et nos Tuileries en miniature . J'y 'rencontrai
une affluence considérable de personnes
de tous les rangs ; j'y vis de brillans équipages
mais je leur trouvai plus de pompe que d'élégance.
Les Milanaises ont en général des figures à la
romaine , et leur taille élevée et forte s'accorde parfaitement
avec les traits de leur visage ; mais elles
ont plus de beauté que de grâces ; elles frappent
plus qu'elles ne plaisent ; toutes semblent formées
sur le même moule , et leur réunion n'offre pas
les agrémens de la variété ; enfin , au milieu des
promenades de Milan , je regrettai les promenades
de Paris.
pa
› Les grands seigneurs milanais se vantent d'aimer
les arts , et mettent beaucoup de faste à
raître les protéger . Le luxe de leurs palais consiste
principalement
dans une longue galerie construite
à l'effet de recevoir des tableaux et des sculptures
tassemblés à prix d'or ' ; et le plus grand plaisir
qu'ils trouvent à posséder des chefs - d'oeuvre , est
celui de donner aux étrangers une haute idée de
leur opulence et de leur goût. Un d'eux , le due
SEPTEMBRE 1815. 37
de.... m'engagea à venir voir sa galerie , une des
plus riches de Milan . J'acceptai . Il me la fit examiner
en détail ; j'admirai tour - à- tour plusieurs
tableaux , et , parmi les objets de sculpture , je
distinguai le buste de .... sculpté en marbre par
Oudon. J'ai payé ce buste trois mille écus milanais
, me dit le duc de…….. de.... ;; mais je ne les regrette
pas : outre que c'est un morceau admirable , il
m'offre la ressemblance parfaite d'un de nos plus
célèbres compositeurs de musique dont je m'honore
d'avoir été l'ami , et je devais à sa mémoire de
ne pas laisser passer ce buste dans d'autres mains
que dans les miennes . Je louai le duc de ce senti
ment.
―
Comme je sortais de son palais , je vis arriver, un
jeune homme dont le vêtement annonçait plus que
l'indigence ; il demanda le duc : il est sorti , lui répondit-
on en refermant brusquement la porte cochère.
Il poussa un profond'soupir . Je levai les yeux
sur lui : les traits de sa figure me semblèrent les
mêmes que ceux du buste que je venais de regarder
avec tant d'attention. Une tendre pitié me
parla en sa faveur. Le portier se trompe , lui dis - je ,
le duc n'est pas sorti . Il l'est souvent pour moi ,
il ne l'était jamais pour mon père. Seriez-vous
le fils du célèbre , ...! Hélas ! oui , madame . Vous
portez un beau nom . J'en suis bien plus à plaindre.-
Seriez-vous poursuivi par la fortune ? -Mon
sort est affreux ; toutefois je le supporterais avec
courage , si je n'étais pas père, Vous avez des
enfans ? -J'en ai trois , madame , et je n'ai pas de
pain à leur donner . Vous , aujourd'hui ! Oh !
mon Dieu !….…. Mes larmes coulaient,
-
--
38 MERCURE DE FRANCE .
que
Je portai ma main à ma poche , ensuite je tremblai
d'humilier M.... Je ne pouvais lui offrir
peu de chose . Comment se fait-il , lui dis -je , très
émue , comment se fait- il que vous soyez réduit à
une extrémité semblable , le duc de .... chérissait
M. votre père ; le duc est puissant , riche , géné
reux . Voilà la réflexion que mon malheur suggère
d'abord à tout le monde , je le sais et cela
m'afflige presque autant que ma pauvreté . Madame
, ajouta -t-il avec feu , je suis un honnête
homme , associé dans une maison de banque , des
banqueroutes m'ont enlevé mon patrimoine et le
fruit de mes propres travaux . Jusqu'à l'époque de
mon désastre , le duc m'avait toujours bien accueilli
; depuis , il m'a traité avec moins de considération
, cependant j'espérais par son appui être pourvu
de quelque emploi . Deux ans se sont passés
sans que mon attente ait été remplie . J'ai vendu
tous mes effets , tout absolument ; il ne me reste
plus qu'un mauvais lit. Pressé par la misère , je
me décidai , le mois dernier , à demander quelque
secours au duc ; il me remit deux doubles ( 1 ) ,
et vous le voyez , sa porte ne s'uvre plus pour
moi. Eh bien , je vais retourner chez lui ; il
m'a parlé avec estime , avec tendresse , de M.
votre père ; je lui peindrai avec chaleur votre
situation .... Ah ! madame , n'en faites rien ;
je vous conjure , il rougirait de ses procédés , et je
serais perdu . Si l'amitié d'un grand ne nous est pas
toujours utile , sa haîne nous est toujours funeste.
L'homme de crédit n'a jamais tort ; malheur à
---
(1 ) Pièce d'or de vingt-huit francs.
PTEMBRE 1815 . 39
l'indigent dont il prononce le nom avec dédain !
c'est un arrêt d'accusation contre lequel personne
ne réclame . Ah ! c'est peut- être la plus cruelle de
toutes les infortunes que d'avoir à se plaindre d'un
grand , et qu'il ne s'abuse point sur sa conduite ;
non seulement il ne vo
protége pas , mais il vous
ferme toutes les avenues à la protection .
Le discours de M..... me donna sondain la solution
de plus d'un problème. Vous avez raison , lui
repondis-je , cette démarche vous nuirait au lieu de
vous servir . Je n'ai nul crédit , ajoutai -je ; cependant
le hasard pourrait me fournir une occasion de
vous être utile ; laissez-moi votre adresse . Pendant
qu'il me la remit , je lui glissai un louis dans la
main , en lui disant : je suis presque
aussi
pauvre
que
vous
, jeje ne puis
disposer
que de cette
modique
somme
, daignez
la recevoir
. Il rougit
et voulut
me rendre
le louis
; de grâce
, repris
- je , ne me
refusez
pas, songez
à vos enfans
. L'infortuné
prit
le louis
, enfonça
son chapeau
dans
sa tête , et se
retira
.
Je regagnai tristement mon auberge . Par économie
je mangeais à table d'hôte : la Providence.
permit que ce jour-là un riche négociant français y
dinât avec moi . Je lui racontai l'histoire de M. ....
J'avais l'intention , me dit aussitôt ce digne homme ,
d'acheter un tableau du Corrège qui me plaît beaucoup
, on m'en demande dix mille francs ; je me
passerai du tableau , et j'emploierai mes dix mille
francs à sauver de la misère le fils d'un artiste célèbre
; cela vaudra mieux .
Le négociant exécuta dès le même soir ce projet.
40
MERCURE DE FRANCE .
M..... rentra dans la banque , et rétablit ses affaires
. Le duc ne lui ferma plus sa porte , et se mit
même en avant pour lui faire obtenir un intérêt
dans une entreprise honorable et lucrative . Tout
le monde exalta la bonté du seigneur italien , per,
sonne ne parla de la noble action du négociant
français , mais M..... ne l'oublia pas , et prit pour
devise : Vivent les Français !
Mme. D.
POËSIE.
LE NARCISSE ,
Par mademoiselle *** , ágée de dix-sept ans ,
à son
Père , lejour de saféte , anniversaire de son second
mariage.
DÉJA les Heures plus riantes
D'une fraîche guirlande ornent leurs blonds cheveux ;
Porté sur leurs ailes brillantes ,
Tu reviens , doux printemps ; ton souris gracieux
De la naissante année a prédit l'abondance ;
Au devant de tes pas l'oiseau charmé s'élance ,
Des cris joyeux font retentir les airs.
Déjà , des fraîches nuits éloignant le silence ,
Philomèle plaintive a repris ses concerts.
Aimables fleurs , empressez -vous d'éclore ,
Confiez vos parfums au souffle du zéphir ,
Qu'un éclat plus doux vous colore ,
Hâtez -vous , pour briller , de vous épanouir ,
Tandis que du bouton l'enveloppe légère
Retient encor la rose prisonnière ,
Ouvrez vos seins , vous devez embellir
Ce jour qui vit la fete et l'hymen de mon père,
O filles du printemps ! si ma timide voix
A vous chanter s'essaya quelquefois ,
Secondez - moi , fêtez cette saison chérie.
Déjà le frais lilas , l'aubépine fleurie,
Au gré des airs balancent leurs rameaux ,
Pour un père adoré que ma main les moissonne ;
Je veux décorer ces berceaux ,
Assembler des bouquets , tresser une couronne,
Choisissons avec soin dans ces naissantes fleurs ,
Les parfums les plus doux , les plus vives couleurs
Cueillons d'abord la jeune primevère ,
La simple violette et le muguet tremblant,
42 MERCURE DE FRANCE.
Le modeste hyacinthe au calice odorant ,
Et l'humble marguerite et la jonquille altière ;
Toi, narcisse argenté , penché sur le ruisseau,
Tu sembles contempler ta blancheur éclatante ,
Ainsi , voyant jadis tes traits dans l'onde errante ,
Des regrets impuissans t'ont conduit au tombeau ,
Tu devins cette fleur à la tige élégante ;
La fable ainsi le dit : mais lės nymphies des bois ,
Qui protégent mes chants et guident mon enfance ,
Ont à mon luth révélé ta naissance :
Echo , répète -leur les accens de ma voix !
Unissez -vous sous mes doigts , fleurs charmantes;
En nuançant vos conleurs différentes ,
Je chanterai le soleil du printemps ,
Les nymphes folâtrant sous la verte feuillée ,
Et le premier Narcisse, à de divins accens ,
Balançant sa tête étoilée.
•
Sur les pas du printemps accouraient les zéphirs ,
Leur souffle ranimait la naïade glacée ,
Les nymphes , pour fêter le retour des plaisirs ,
Rassemblaient dans les bois leur troupe dispersée ; .
De détours en détours courant à pas pressés ,
Elles se poursuivaient sur l'humide fougère ,
Au doux bruit des chants cadencés ,
Formaient une danse légère ,
Où sur un vert feston de lierre ,
Par des bras réunis vivement balancé ,
D'autres semblaient d'un vol rapide
S'élancer vers l'oiseau timide
Qu'au loin leurs cris avaient chassé .
Mais tout se tait : une alarme soudaine
Interrompt leurs joyeux accords.
En sommeillant auprès de la fontaine ,
Un étranger a profané ces bords ;
Autour de lui les nymphes attentives ,
L'oeil inquiet , contemplaient son repos :
Pareils au bruit lointain des flots ,
Ces mots coulent enfin de leurs lèvres craintives :
<< Quelle divinité de cet audacieux
» Peut ici protéger le sommeil téméraire ?
>> Quoi ! mes soeurs , un berger troublerait le mystère
>> Qui doit présider à nos jeux !
» Il en sera puni : qu'on le force à nous dire
» Par quels motifs secrets il brave notre empire ;
SEPTEMBRE 1815.
43
>> Qu'en des liens étroits fortement arrêté ,
D
» Il ne puisse éviter notre juste vengeance . »
Bientôt pour l'enchaîner , s'avançant en silence ,
Leurs mains avec agilité
Tressent sans bruit la liane flexible ,
Le souple jonc et le saule paisible ;
Mais du captif un léger mouvement
Les a fait fuir , plus vite que le vent :
Tel quelquefois quand Zéphire s'éveille ,
S'élance sur les prés , bouleverse leur sein ,
Agite en folâtrant leur écharpe vermeille ,
On voit fuir dans les airs un bourdonnant essaim
Dont le gazon touffu protégeait le larcin.
Ainsi le beau berger , entrouvrant la paupière ,
Voit courir loin de lui cette foule légère .
Il se trouve enchaîné ; pourtant son oeil surpris
Suivait dans la forêt les robes verdoyantes ,
Les voiles éclatans et les tresses flottantes
Disparaissaient dans l'ombre. Avec un doux souris
Il rompit le silence : « O nymphes révérées !
» Dit-il , vous de ces bois habitantes sacrées ,
» Vous méconnaissez donc celui dont autrefois
» La lyre dirigeait et vos pas et vos voix !
» Je suis le dieu du jour , mais privé de sa gloire ;
» Je puis vous le prouver si vous n'osez m'en croire :
>> J'ai perdu le pouvoir de régir l'univers ,
» Mais ma lyre me reste , et tout cède aux beaux vers. »
Il dit , et saisissant cette lyre sonore ,
Il chante les moissons que le soleil colore ,
Et les fleurs qu'il fait naître , et les fruits qu'il mûrit ,
Et le dieu des beaux- arts , seul éclairant l'esprit ,
Seul de ces dons du ciel enrichissant notre âme ,
Seul pouvant l'animer de leur divine flamme.
Bientôt d'un ton plus doux il revient aux bosquets ,
Dit , les gazons naissans , le printemps , les forêts ,
Les fleurs , produit charmant de cent métamorphoses ,
Hyacinthe , Clytie , Adonis et les roses .
<< O terre ! à ses accens connais ton souverain ,
>> Et si je te féconde , ouvre pour moi ton sein ;
» Augmente en ma faveur la puissance de Flore ;
» Obéis ! à ma voix des fleurs doivent éclore ;
» Leur naissance à jamais consacrera ce jour
» Où fuyaient à mes yeux les nymphes d'alentour . »
Il se tait : devant lui les arbres s'inclinèrent ,
44
MERCURE DE FRANCESur
les bords du ruisseau les gazons s'agitèrent ;
Les filles des forêts , à son divin aspect ,
Confuses , demeuraient dans un profond respect.
Mais à leurs pieds des fleurs nouvelles
Montrent leurs disques éclatans ;
Les nymphes revoyaient en elles
Leurs fronts baissés , leurs voiles blancs ;
Et de leurs tresses immortelles
Ces fleurs même ont gardé les parfums pénétrans,
Un vent léger glissant à travers le feuillage ,
Agite en frémissant leur fugitive image ;
Le soudain mouvement de ce peuple nouveau
Rend des jeux du matin le magique tableau .
On vit dans les forêts naître ces fleurs sacrées ,
Par le dieu de la lyre aux nymphes consacrées ;
Et depuis ce beau jour que célèbrent leurs jeux ,
Le narcisse para leur sein ou leurs cheveux.
ENIGME.
Au physique , au moral , suivant qu'on m'envisage ,
On me trouve rapide ou lent dans mon passage ;
Et de ces divers sens ou grand mal ou grand bien ,
Sans moi l'homme est beaucoup , la femme presque rien.
BONNARD , ancien militaire.
ᏟᎻᎪᎡᎪᎠ E.
Al'un des jolis doigts de ma belle maîtresse ,
Je me plais quelquefois à placer mon premier.
Et dès que je la vois , je sens que mon dernier
Fait passer à mon coeur une bien douce ivresse .
Mais dès qu'elle me fuit , mais dès qu'elle me laisse ;
Je me trouve soudain en proie à mon entier.
BONNARD , ancien militaire.
LOGOGRYPHE.
Je donne sans ma tête une bête féroce
Dont la cruauté cède aux secours obligeans .
Jadis avec ma tête un rapt qui fut atroce
Fit assiéger mes murs l'espace de dix ans .
BONNARD , ancien militaire.
1
Mots de l'Enigme , du Logogriphe , et de la Charade
insérés dans le dernier numéro de l'ancienne administration.
Le mot de l'Enigme est O ( la lettre. )
Le mot du Logogriphe est Four , dans lequel on trouve fó , fou et
four.
Le mot de la Charade est Annibal.
46
MERCURE
DE FRANCE
.
-
ANNONCES . AVIS.
Leçons de Lecture à haute voix et de Débit oratoire ; par Dubroca
, auteur des Principes raisonnés de l'Art de lire à haute
voix ; du Traité de la Prononciatiou des consonnes finales des
mots français , dans leur rapport avec les voyelles et les consonnes
initiales des mots suivans ; des Leçons élémentaires d'un Instituteur
à ses Elèves , sur les principes de la Prononciation française
et de plusieurs autres ouvrages dans ce genre . S'adresser
rue Dauphine , no . 20.
-
Janua Linguarum reserata , etc. La Porte des Langues ouverte ,
par J. A. Coménius , ou Méthode abrégée , contenue en mille
périodes , dans cent chapitres , pour apprendre la langue latine ,
la langue française et toute autre langue , et en même temps tous
les fondemens des arts et des sciences . Éditionaugmentée de mille
mots environ , avec une nouvelle traduction française , et un vocabulaire
très -complet des mots latins ; publiée par J. Fr. Bastien , I
vol. in - 18 de 640 pages ; prix broché 3 fr. et 4 fr .franc de port.
A Paris , chez l'Editeur , rue Hautefeuille , n.º 3. 4
AVIS .
Le prix de la souscription au MERCURE DE FRANCE est
de 5 fr. pour un mois , 14 fr. pour trois mois , 27 fr. pour six
mois , et 50 fr. pour l'année.
1
On ne peut souscrire que du premier de chaque mois .
- En cas de réclamation , on est prié de joindre une des
dernières adresses imprimées , ou d'indiquer le numéro de
la quittance .
Les souscriptions , lettres , livres , gravures , etc. , doivent
être adressés , franc de port , au directeur du Mercure
de France , rue Mazarine , no . 30. Aucune annonce
ne sera faite avant que cette formalité n'ait été observée .
8:
DE L'IMPRIMERIE DE J.-B. IMBERT ,
RUE DE LA VIEILLE -MONNAIE .
TINERE
BOY
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
TABLEAU POLITIQUE.
FRANCE.
Les troubles du Midi sont apaisés . Avignon et le département
de Vaucluse ne sont plus tourmentés par cet
esprit de réaction qui fournit des prétextes à tous les désordres
et à toutes les injustices. Le malheureux état de
ces contrées est révoqué en doute par quelques personnes
d'un coeur droit et humain , que toute calamité
afflige , et par quelques autres , enflammées de l'esprit de
parti , intéressées peut-être à ce que l'on ne connaisse
point dans toute leur étendue les maux qu'elles ont provoqués.
Mais malheureusement certaines circonstances
authentiques ne laissent point de fondement à l'incertitude
( 1 ).
D'ailleurs le gouvernement , qui a certainement des
informations précises , dont on ne peut révoquer
en doute ni la sollicitude , ni la droiture , publie tantot
des proclamations , tantôt des instructions ministérielles ,
qui attestent combien a été funeste la position des provinces
méridionales , en même temps qu'elles exposent
(1) J'ai l'avantage de connaître personnellement M. Puy , maire
d'Avignon . Je dois dire que jamais homme public ne porta dans
l'exercice de ses fonctions plus de zèle , de générosité et de sagesse .
Depuis vingt ans il consacre son temps et sa fortune au soin de maintenir
le bon ordre à Avignon et d'y soulager l'infortune.
(Note du Rédacteur. )
4
50
MERCURE DE FRANCE.
avec autant de raison que d'énergie les principes qui
seuls auraient pu prévenir cette agitation , et qui mainte
nant l'ont pu seuls calmer .
« Ce qui s'est passé à Nîmes et dans quelques villes du
Midi , disent des ministres , remplit de douleur l'ame du
Roi , étonne et indigne les souverains alliés , attentifs à
ce qui arrive au milieu de nous . La justice la plus éclairée
est sur le trône ; et des hommes qu'aucun pouvoir ,
qu'aucune faction même n'avoue , veulent mettre leurs
fureurs à la place des lois ! Au monarque seul appartient
l'exercice de toute la force publique , et des hommes
que leurs passions seules convoquent et rassemblent , formaient
, dans plusieurs lieux , une force devant laquelle
celle des autorités était impuissante ! ... »
Nous citerons encore le trait suivant ; il est très-remarquable
. Les ministres disent aux autorités civiles et
judiciaires :
« Faites comprendre et sentir combien , au milieu
d'une nation qui a toutes les délicatesses de l'honneur ,
la vengeance , pour être excusée , a besoin de dangers ;
combien , après une victoire complète , elle est basse et
vile ! »
En effet , où se trouve conduite l'opinion publique ,
par les hommes qui provoquent sans cesse des vengeances
, des punitions , et ce que , dans leur animosité
implacable , ils appellent des justices ? Sur quel genre de
délits tombent leurs provocations si ardentes , si impérieuses
, si contraires à l'humanité , à la générosité , à
l'esprit du christianisme? Dans l'état social , et ordinaire ,
la justice afflictive , la sévérité et la publicité des peines,
sont nécessaires pour prévenir , par la force de l'exemple,
le retour des crimes que l'on punit. Tout coupable condamné
n'est plus qu'un malheureux environné de pitié
par les témoins de son sort , et par les juges eux- mêmes ,
qui , certainement , lui accorderaient pleine et entière
grâce , s'ils ne craignaient de compromettre la sûreté
publique. Les actions criminelles de cet homme ont été
d'un genre à pouvoir être renouvelées , non- seulement
lui -même , mais encore par d'autres hommes . Il faut
pour cette raison qu'elles ne demeurent point impunies.
par
Il est très-affligeant de voir avec quelle opiniâtreté certains
hommes , toujours prêts à vanter leur morale et leur
royalisme , poussent tant qu'ils peuvent les esprits vers
la haine et la discorde . Mais il est très- consolant de voir
combien ils échouent , par la résistance de l'opinion géSEPTEMBRE
1815. 51
nérale et par celle des hommes revêtus de hautes fonctions
. On a fait présenter au Roi , par quelques gardes
nationaux , et au peuple , par quelques journalistes , une
adresse perturbatrice , qui ne tendait à rien moins qu'à
flétrir , dégrader , éloigner un certain nombre d'officers
de la garde nationale de Paris , afin de pouvoir ensuite
remplacer aisément par l'esprit de haine , de vengeance ,
l'esprit genéral de ce corps qui s'est montré si utile , si
vigilant ; qui , par sa prudence autant que par son conrage
, a sauvé trois fois Paris de l'incendie et du pillage
. Cette adresse séditieuse n'a heureusement entraîné
qu'une mesure très -sage , très - salutaire . Le comte Dessoles
, ministre d'Etat , commandant en chef , a reconnu
hautement ( ordre du jour du 10 septembre ) ® que de
» tels actes qui portent le caractère de l'esprit de ac
tion , sont d'autant plus répréhensibles , qu'ils tend nt
» à désorganiser la garde nationale , dans le temps même
» où sou service est le pus essentiel au maintien de
l'ordre et de la paix publique ; qu'il importe en con-
» séquence de rechercher avec soin si les auteurs et pro-
» moteurs de ces adresses et députations ont été mus par
» un zèle aveugle ou par des suggestions perfides . Après
» avoir pris les ordres du Roi et les instructions du
prince colonel- général , le comte Dessolles a ordonné que
» les gardes nationaux prévens d'être les auteurs ou
" promoteurs d'actes qui supposent des délibérations ou
» communications interdites par le lois sur la force pu-
» blique et la garde nationale , seront tradits devant le
conseil-général de discipline , et cesseront tout service
» jusqu'à sa décision Sont considérés comme prévenus
» du même délit , suspendus et traduits au mème conseil ,
>> tout officier ou sous officier qui aurait signe les adresses
» ou autorisé les réunions par sa présence . »>
Il s'est produit à Strasbourg , vers le commencement
de ce mois , un mouvement extraordinaire. On trouve ra →
rement , dans les annales des peuples , un témoignage si
remarquable d'insubordination . De tels événemens peuvent
être cités comme frappans , sans doute , mais en même
temps comme répréhensibles et d'un exemple dangereux.
Voici de quelle manière on les raconte :
« Le 1. septembre , les compagnies d'élite des diffé
rens corps de la garnison furent réunis par l'ordre de
leurs
sergens : elles firent choix d'un chef , et ce fut un ser
gent de voltigeurs qui fut désigné et qui prit en effet le
commandemeut supérieur de l'armée . Le même jour , les
52
MERCURE
DE FRANCE .
troupes s'emparèrent des arsenaux et des magasins ; les
ponts furent levés et les portes de la ville furent fermées.
On demanda compte au général Rapp des fonds qu'on lui
supposait mal- à-propos entre les mains . Le motif de cette
insubordination était , comme on l'a dit , le paiement de
la solde qui restait due lorsque l'ordre du licenciement est
arrivé. Le général Rapp n'ayant pas de fonds , on le garda
à vue chez lui .
Cependant les soldats continuèrent le service de la place
avec une grande activité ; les postes furent doublés ; il était
défendu aux militaires d'entrer dans les cabarets ; de nombreuses
patrouilles parcouraient la ville , et , dans la soirée,
chaque maison était éclairée .
On avait aperçu dans le jour quelques mouvemens de la
part des assiégens : le sergent , commandant en chef , leur
avait fait notifier de garder leurs positions. Il avait aussi
envoyé au général autrichien Walkmann , qui se trouvait
dans la place , un détachement de grenadiers pour le rassurer
, et il lui fit ofrir une garde à sa volonté.
Enfin les fonds furent faits le 4 à midi , et la solde arriérée
fut payée ; dès- lors tout rentra dans l'ordre et les
chefs reprirent le commandement. Peudant trois jours
qu'a duré ce nouvel ordre de choses , aucun cri séditieux
ne s'est fait entendre et pas un habitant n'a été insulté . »
On doit admirer avec reconnaissance la facilité et la
promptitude avec laquelle les heureux effets suivans ont
été obtenus :
-
M. Castanos , capitaine - général espagnol , s'était
avancé, à la tête d'un corps de troupes , sur le territoire du
département des Pyrenées - Orientales. S. A. R. Mgr . le
duc d'Augouleme a eu , je 27 août , une conférence avec ce
général , qui a opéré , le 29 , un mouvement rétrograde et
est rentré dans ses limites .
Du côté des Basses - Pyrénées , M. le général l'Abisval
avait passé la Bidasoa. Mi, le duc d'Angoù eme lui avait
envoyé un de ses officiers supérieurs po ir lui donner communication
du resultat de la conférence vec le capitainegénéral
Castanos M. le guéral d'Abisval a ordonné , le 4
septembre , un mouvement rétrograde au-delà de nos
frontieres , mouvement qui a dù être terminé le 6.
ORDONNANCES DU ROI .
Par ordonuance du 4 septembre , la chambre des Pairs
et la chambre des Députés sont convoquées pour le 25 septempre.
SEPTEMBRE 1815 . 53
Par ordonnance promulguée le mêmejour, les troupes
d'artillerie ont été licenciées et réorganisées sur - le - champ .
Par ordonnance du 2 septembre , Sa Majesté , cédant
aux vues d'économie que les circonstances commandent ,
a réduit provisoirement le corps royal des ponts - et - chaussées
, à six inspecteurs généraux , quinze inspecteurs divisionnaires
, cent cinq ingénieurs en chef , trois cents
ingénieurs ordinaires ou aspiraus .
Par ordonnance du 6 septembre est annulée celle du
24 juillet , qui avait renvoyé M. de Lavalette devant un
conseil de guerre ; il sera traduit , à la requête du ministere
public , devant les tribunaux ordinaires , aux termes
du Code d'instruction criminelle .
Par ordonnance du même jour , les troupes du génie ont
été licenciées et sur-le champ réorganisées.
Plusieurs ordonnances ont été publiées le 7 septembre :
l'une concernant les gouverneurs des provinces , détermine
le moment de leur départ , le temps de leur résidence , et la
quotité de leur traitement . La seconde maintient provisoirement
, vu les dépenses immenses qui , dans les circonstances
actuelles , retombent sur le trésor public , divers
prélèvemens sur les revenus communaux . Une troisième
est relative aux dépenses ordinaires des communes ; elle
porte que celles dont les budjets sont réglés par S. M. ,
seront payées en 1816 , d'après les allocations des budjets
de l'exercice de 1815 , laissant néanmoins au ministre
secrétaire - d'état des finances la faculté d'accorder les augmentations
de crédit qui seraient réclamées par les conseils
municipaux . Une quatrième , dont le but est d'établir une
répartition régulière de tous les produits des différens départemens
, crée une commission qui indiquera les moyens
qu'elle jugera nécessaires pour assurer , dans l'intérieur , la
libre circulation des subsistances .
A ces ordonnances est jointe une instruction pour l'exécution
de plusieurs dispositions de l'ordonnance du roi du
1er août 1815 , concernant le classement des offieiers et
les retraites militaires.
-
EXTÉRIEUR..
Prusse. Les changemens ordonnés par le roi à la nouvelle
constitution sont en partie achevés . Il est bien satisfaisant
pour les nombreux amis de la modération et de la.
54 MERCURE DE FRANCE .
tranquillité en Europe , de voir que ces changemens ont
pour objet une plus grande extension de liberté.
-
Chine . Il semble , au contraire , que jusqu'au fond de
l'Asie , les trônes despotiques sont ébranlés par des menaces
de révolution . Il parait qu'en Chine comme en Europe
, l'embarras des finances , le mécontentement de
quelques individus d'un haut rang, y avaient formé une conspiration
qui avait alarmé le gouvernement Voici le détail
qu'en donnent les papiers arrivés de Canton .
Le 18 octobre 1813 , au moment où S. M. I. allait rentrer
à Pékin , en revenant d'une tournée qu'elle avait fait
Jeho pendant l'été , un parti de conspirateurs est entré
dans le palais impérial et s'y est maintenu pendant trois
jours . La nouvelle d'un événement aussi extraordinaire fut
annoncée dans toute l'étendue de l'empire par une proclamation
rédigée par l'empereur lui même. La forme de
cette proclamation ( dont nous donnerons la traduction )
annonce évidemment les craintes qu'il avait pour la sûreté
de sa personne et la stabilité de sou trône.
On croyait généralement que c'était un des frères de
l'empereur qui avait formé le plan de cette conspiration ,
et on supposait que l'empereur lui- même ne l'ignorait pas ,
mais que la crainte d'une part , de l'autre le désir de conserver
le trône dans sa famille , lui avaient fait croire plus
prudent de ne point agir contre lui , et on avait pris le
parti de considérer comme chef de la rebellion un homme
nommé Lin - Tsing.
Les rebelles s'étaient emparés de la ville Hwaheen et de
son district , et de plusieurs places du voisinage . On avait
fait venir, pour les combattre , des troupes de Tartarie , et
les forces impériales avaient été mises sous les ordres d'un
chef nommé Nayenching, fait depuisvice- roi de Pe - Che- Le .
Après quelques mois de résistance de la part des rebelles ,
leur chef Hwaheen ayant été pris par les troupes du gouveruement
, la rebellion s'était apaisée graduellement .
Toute l'armée avait été employée au châtiment des rebelles.
On avait décapité les uns , les autres avaient été condamnés
à périr plus lentement , seulement au septième ou au
vingtième coup de sabre ; un ou deux individus avaient été
condamués à être coupés par petits morceaux.
-
Turquie. Le gouvernement de Constantinople , toujours
harcelé par des révoltes , précisémeut encore parce
qu'il est despotique , prépare une expédition formidable
contre les Servieus .
Suede.
―
Ce royaume est en ce moment l'asyle de la
SEPTEMBRE 1815 . 55
tranquillité et de la liberté . Les discours prononcés par le
roi et par le prince royal à la clôture de la diète , ont un
caractère touchant de calme , d'affection et de noblesse .
On doit remarquer les traits suivans dans le discours du
roi:
« Puisse la paix générale qu'on annonce , et que l'hu-
» manité réclame en vain depuis si long - temps , en faisant
» cesser la guerre , calmer les esprits aigris ! Puisse - t - elle
» rétablir l'équilibre des Etats par des traités fondés sur la
» justice , tempérer par la modération les droits de la
>> victoire , et garantir le malheur des souffrances de l'hu-
>> miliation ! »
- Royaume des Pays - Bas . Tandis qu'en Suède , d'après
le témoignage du roi , « les membres de l'ordre du clergé ont
>> donné aux autres ordres l'exemple de la conciliation
» et du sacrifice des opinions particulières en faveur du
» bien public , » il s'est manifesté en Belgique un esprit
d'opposition contre la liberté de culte et de conscience ;
plusieurs évêques ont protesté contre la constitution donnée
par le roi des Pays-Bas , acceptée par la majorité des
Etats , et qui consacre cette liberté. Il est naturel que
des catholiques sincères résistent à la tolérance universelle
, dont il est cependant impossible d'empêcher l'établissement.
Mais les dignités temporelles et les pouvoirs
politiques ne sont point essentiels aux pasteurs catholiques
cependant les évêques , signataires de la protestation
; les réclament avec instance à cet égard , ils rencontreront
encore en Europe l'obstacle , devenant chaque
jour plus insurmontable , des moeurs et de l'opinion .
REVUE DES THEATRES .
THEATRE FRANÇAIS.
Débuts de M. Saint- Eugène dans Coriolan , et dans Oreste,
d'Andromaque.
Si je voulais m'astreindre à l'usage usité par beaucoup
de , mes confrères , je pourrais mener loin cet article . Je
n'ai pas , je crois , besoin d'avertir que je n'aurais pas l'andace
de critiquer Andromaque ; je laisse ce courage aux
zélés propagateurs des doctrines romantiques , ou bien à
J'abbé d'Olivet , qui , malgré sa bonne envie de censurer ,
n'a trouvé , dans tout le théâtre de notre divin Racine ,
qu'une douzaine de vers à reprendre , et seulement encore
-parce qu'ils pêchaient contre la grammaire . Je m'attache-
Jais done uniquement à Coriolan ; je dirais que cette
piece en cinq actes n'a été faite que pour une seule scène ;
je prouverais que l'unité de lieu n'y est point observée ; que
la versification en est sèche , tendue ou boursoufflee ; qu'on
ne peut en citer aucun vers de sentiment ; que l'admirable
discours que Tite- Live met dans la bouche de Véturie
vaut , à lui seul , toute la tragédie de Laharpe qui , pour
avoir été l'un des meilleurs littérateurs que nous ayons eus
depuis long- temps , n'en est pas moins un poëte trèsmédiocre
; je rappellerais la généalogie de tous les Coriolans
faits avant lui ; je me garderais bien , sur-tout , d'oublier
celui de Gudin de la Brenellerie , secrétaire de Beaumarchais
, où l'on trouve cette belle réponse à Véturie qui
le conjure
« Au nom de la patrie......
Un banni n'en a pas. >>
J'aurais soin de rapporter cette jolie épigramme faite à
l'occasion de la première représentation de cette pièce ,
que , dans un hiver très- rigoureux , Laharpe fit donner
au profit des pauvres , quoiqu'il ne fut pas alors aussi pieux,
SEPTEMBRE 1815 . 57
aussi charitable qu'il l'est devenu depuis .... à l'article de
la mort.
« Pour les pauvres la comédie
» Donne une pauvre tragédie ;
» C'est bien le cas , en vérité ,
» De l'applaudir par charité. »
On s'aperçoil que sans peine , en se ménageant , il y aurait
là de l'étoffe au moins pour trois ou quatre articles.
Eh ! mon dieu ! depuis une douzaine d'années n'a - t - on
point vu et ne voit-on pas tous les jours tel rédacteur de
journal que je ne veux point nommer, laisser courir sa plume.
cinq ou six fois , dans le mois , sur tel ouvrage dont il était
chargé de rendre compte ? Il est vrai qu'il daignait à peine
écrire un jugement en douze lignes sur cet ouvrage ; mais
il faut tout dire , chaque article rapportait cent francs à
son auteur ; et , ma foi , dût- on n'avoir pas le sens commun
, cela vaut bien la peine d'être un peu prolixe . Pauvres
propriétaires de journaux ! pauvres auteurs !
Mais c'est assez jaser , revenons à M. Saint- Eugène . Je
ne parlerai pas de son apparition au théâtre de l'Odéon ;
il y a huit à neuf ans , si ma mémoire est fidèle , cet acteur
a débuté à la Comédie française dans les jeunes premiers ;
je crois même qu'il a commencé ses débuts par Hyppolité.
Aujourd'hui , son vol est plus audacieux ; ce sont les premiers
rôles qu'il aborde ; c'est Cori lan , c'est Ores e, le
Cid , Edipe , qu'il se charge de nous représenter . comme
si Talma n'était plus de ce monde , comme si nous devions
désespérer du salut de Lafond. J'ai peur de me tromper ,
mais je crains que M. Saint- Eugen n'ait fait un pas de
clerc en reparaissant sur la scène francaise On assure qu'il
avait tant de succès en province ! Pourquoi renoncer de
gaité de coeur aux hommages qui lui ont été prodigués à
Lyon , à Marseille , et qui l'attendent encore dans les autres
grandes villes de nos départemens ! J'oserais presque
l'affirmer dans l'intervalle de ses débu's , M. Saint- Eugène
n'a joué que le mélodrame . S'il veut obtenir quelque
succès durable et mérité dans la carrière qu'il parcourt , il
faut absolument qu'il renonce à ce miserable genre , qu'il
soit plus économe de ses gestes , qu'il travaille à amollir
l'inflexibilité de sa voix , et que sur-tout il ne cherche à
imiter personne. Il n'y a rien de pire que la caricature,
On annonce qu'il doit jouer prochainement Servilius dans
la belle tragédie de Manlius ; se rendrait- il justice ? ou
bien serait- ce modestie de sa part ? Il est à desirer qu'il
s'acquitte de ce rôle aussi bien que Damas.
58 MERCURE DE FRANCE .
1.
THEATRE ROYAL DE L'ODÉON.
Première représentation des Incorrigibles ou l'Amour
et les Vers , comédie posthume , en trois actes et en vers
de Collin d'Harleville , arrangée et mise en scène par M*****
« Ton esprit aisément perce à travers ces voiles ,
» Et voit bien que c'est moi qui suis les cinq étoiles. »
D'ailleurs , la fin de ce titre , si long , ne sent-il pas son
boulevard une lieue à la ronde ! n'y reconnoît -on pas facilement
le même homme qui a donné , il y a quelque tems ,
à ce théâtre , Louis d'Outremer , sujet tiré de l'Histoire
de France? Cet avis a subsisté sur l'affiche de l'Odéon
jusqu'à la veille de la représentation de cet ouvrage , que
les acteurs ont eu la bonté d'apprendre et de réciter cinq à
six fois devant un public peu nombreux , mais choisi .
Au surplus , le titre ne fait rien à l'affaire ; voyons comment
l'arrangeur des pièces de Molière a arrangé celle de
Collin.
Philène et Duvervin sout liés de la plus étroite amitié.
Le premier a été trahi par sa maîtresse , le second vient
d'éprouver une chûte au théâtre . Le désespoir s'est emparé
d'eux ; ils se retirent à la campagne , chez leur ami commun
Licidor , bien résolus de renoncer , l'un à l'amour ,
Pautre à la poésie. Par malheur , Licidor a deux nieces,
Angélique et Eglé ; Angélique est sentimentale , sa cousine
est folle de vers ; elle en a lu tous les recueils , depuis
Boileau
jusqu'à l'abbé Cotin.
» Virgile lui plairait s'il n'était en latin . »>
Ces dames arrivent chez leur oncle. Nos deux jeunes
gens veulent aussitôt partir ; mais que deviendrait la pièce
s'ils exécutaient leur dessein ? On se doute bien que chacune
des nièces va operer une conversion ; c'est uniquement
, à ce qu'il paraît , le but de leur voyage et celui de
l'auteur . Cependant , nos deux amis , pour ne pas fausser
leur serment réciproque , sont convenus entr'eux de changer
de rôle. L'amoureux passera pour le poète , le poète
pour l'amoureux . Qu'en résulte - t- il ? Duvervin parle d'amour
avec sécheresse et même galimathias ; Philène est
guindé , ou tombe dans le pathos , lorsqu'il parle de poésie .
Ils ont beau faire , ils n'en plaisent pas moins à ces dames ,
dont la téte s'exalte et le coeur s'enflamme à la lecture d'une
petite pièce de vers qui vient d'etre trouvée. A qui faut-il
attribuer ce chef- d'oeuvre ? Le bavardage d'un valet qui
SEPTEMBRE 1815. 59
n'est là que pour la forme et pour faire la cour à une soubrette
inutile qui ne veut pas absolument qu'on la respecte,
fait soupçonner que le coupable est Philène. Les choses en
sont là , lorsque notre oncle , qui est un rusé compère ,
imagine un moyen d'amener à ses fins nos deux jeunes
gens . Auprès de Philène , il suppose qu'Angélique est
partie celui - ci , au désespoir , court sur les traces de cette
femme adorable : elle n'était pas loin ; elle écoutait aux
portes. Quant à Duvervin , Licidor lui remet un journal
qui , par bonheur , se trouve exprès sur une table de salon ,
et qui annonce que sa pièce a réussi à la seconde représentation.
Le poète est enchanté ; sa verve se ranime ; et en
attendant qu'il fasse une pièce nouvelie , il épouse Eglé ,
comme son ami Philène épouse Angélique.
On a écouté patiemment cette pièce jusqu'à la fin ; un
très-petit nombre de sifflets s'est fait entendre , encore
est- on sûr qu'ils ne s'adressaient point à Collin , dont on
respecte le talent et la mémoire , et dont on reverra toujours
avec plaisir l'Inconstant , modèle du style , ei le
Vieux Célibataire , où les caractères sont si bien tracés ,
sur-tout celui de madame Evrard.
Toutes les fois que le public a cru reconnaître Collin ,
il a vivement applandi ; la première scène sur-tout a paru
charmante. Sur mille à douze cents vers dont se compose
cet ouvrage , un tiers , peut- être au plus , appartient à
l'aimable auteur que Thalie regrette ; le reste est bien la
propriété de M***** : personne ne la lui revendiquera , il
peut être tranquille . Pour en donner un échantillon , je
vais citer quelques vers qui ont fort réjoui l'auditoire .
On propose à Duvervin d'aller visiter une volière. Il
répond par cette fine plaisanterie :
« C'est très - bien , me voilà lancé dans la volaille. »
Eglé dit à propos de je ne sais quoi :
« Oui , c'est charmant , c'est juste ;
» Mais ce serait plus beau si j'étais plus robuste. »
Philène , obligé de ne pas contredire deux femmes aimables
avec lesquelles il se trouve , s'écrie :
« Mais il faut , comme on dit , heurler avec les loups . »
Sancho - Pança n'et pas dit mieux.
་
Sans doute les Comédiens français de l'Odéon , qui travaillent
tant , lorsque d'autres travaillent si peu mériteraient
une autre récompense de leur zèle infatigable ; mais
aussi pourquoi ne s'attachent- ils pas à mieux choisir les
80 MERCURE DE FRANCE.
"
ouvrages qu'ils offrent au public ? Pourquoi se sont- ils
laissés éblouir par l'espoir d'un succès que leur présageait
peut-étre le nom de Collin , mais qui devenait plus qu'hasardeux
entre les mains d'un homme qui ne leur a jamais
tenu parole. Qu'ils aient accueilli les Querelles des deux
Frères , ouvrage également posthume , du même auteur ,
on le conçoit. Un ami de Collin , un homme d'esprit et
de goût , un homme qui a fait ses preuves , qui jamais n'a
songé à mettre en prose le Misantrope ou le Tartuffe
avait présidé à la révision de cette pièce ; et c'était déjà
un augure favorable, Autre chance de réussite ; MM. Devigny
et Michot , comédiens français , à l'examen desquels
elle fut confiée , prononcèrent hardiment , dit - on
qu'elle valait moins que rien. Avec de telles garanties ,
les Comédiens de l'Odéon ne pouvaient manquer de
réussir c'est aussi ce qui arriva , et les Querelles sont
aujourd'hui comptées parmi les plus jolies productions
du poète Beauceron .
Puisse cette chûte paisible devenir une leçon salutaire
pour M. M***** ! puisse - t - elle l'engager à ne plus vivre de
l'esprit et des rognures d'autrui , et à respecter désormais
les cendres d'auteurs estimables dont les mânes ne peuvent
que s'indigner d'un pareil outrage !
Début de Mme . Jurandon , dans la Bonne Mère , de
Florian .
Pour que rien ne manquât à cette soirée , Mme . Jurandon
a joué , pour son début , le rôle de la Bonne Mère,
dans la comédie de ce nom . Quoiqu'elle eût presque toujours
la voix dans la tête , M. Molé est une perte pour
ce théatre, et il est même à craindre qu'elle n'y soit
point remplacée , du moins ne croit- on pas que ce soit
par Me. Jurandon. Un grasseyement assez fort , des
gestes nombreux et gauches , peu ou point d'à-plomb ,
une froideur complète , telles sont à- peu près les remarques
auxquelles a donné lieu la débutante dont je
parle.
Mme . Joanni Malherbe , qui avait débuté quelques jours
avant , n'a fait que paraître et disparaître . La vogue et le
renom dont jouit en province son mari , doit la consoler
amplement .
La Cosa Rara a fait venir bon nombre d'amateurs à
l'Opera Buffa. Les dillettanti tutti quanti savent par
coeur la délicieuse musique de Martini , moine portugais.
SEPTEMBRE 1815. 61
L'exécution de l'orchestre a été parfaite comme à l'ordinaire
. On aurait désiré peut - être un peu plus de suavité
dans quelques morceaux chantés par Porto et madame
Fodor-Mainvielle.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
M. Barré , après avoir payé sa dette à ce théâtre , et
comme homme de lettres , et comme administrateur ,
vient de céder son fonds à M. Désaugiers. C'est un trait
d'esprit de M. Barré , qui a cherché apparemment à rendre
moins amers les regrets qu'il nous laisse.
Le premier acte de l'administration de M. Désaugiers
a été remarqué par un acte de justice. Il vient de faire
entrer M. Piis , l'un des fondateurs du théâtre de la rue
de Chartres , en jouissance d'une pension de 4000 francs.
qu'il sollicitait en vain depuis longtemps. Certes , une
pareille action vaut mieux qu'un Vaudeville , fût - il le plus
spirituel du monde.
Que n'a - t- on pas droit d'attendre d'un administrateur
tel que lui ? Plein d'aménité , n'ayant jamais connu l'envie
, aimé , estimé de tous les gens de lettres , ses confrères
, M. Désangiers ne peut manquer de prospérer ,
s'il prend soin surtout de ramener ce théâtre à sa première
institution , s'il y rappelle la gaieté , les flon flon
qui en ont été bannis pour faire place à l'esprit froid et
maniéré qui le rendent méconnaissable depuis nombre
d'années .
THEATRE DE LA GAITÉ.
Première représentation de Christophe Colomb , mélodrame
historique en trois actes , en prose et à grand
spectacle.
lyy a long-temps qu'il est démontré dans la saine littérature
qu'il ne faut pas confondre les genres , et que mettre
T'histoire en comédie ou en roman , c'est s'exposer au
double écueil de ne rien faire de bon daus l'un ni l'autre
genre . Ceux qui ont osé franchir cette limite , en ont fait
une cruelle épreuve ; je u'en veux pour témoins que le
recommandable auteur d'Agamemnon , et la docte madame
de Geulis . M. Lemercier a produit sur la scène
française les Revolutions de ortigal sous le titre de
Pinto ; malgré le talent des acteurs qui jouaient son ou62
MERCURE DE FRANCE.
vrage , il fut outrageusement sifflé. Peu désappointé de
cette mésaventure , il tenta un second essai sur le théâtre
de l'Odéon ; son Cristophe Colomb y éprouva la chute la
plus scandaleuse qui se soit vue de mémoire d'homme.
Quant à madame de Genlis , elle n'a point été sifflée ,
mais j'oserais presque dire que le genre historique , toutes
les fois qu'elle l'a adopté , a plus nui à sa réputation qu'il
n'y a ajouté .
M. Guilbert Pixérécourt , qui n'est point obligé d'y
regarder de si près que les auteurs que je viens de citer ,
et qui d'ailleurs a bien le droit de présumer de ses forces ,
puisqu'il est surnommé le Corneille des boulevards , n'a
pas craint de reprendre le sujet où avait échoué l'auteur
d'Agamemnon . Il a mis en prose et arrangé à sa manière
les vers , il est vrai , un peu barbares , de la comédie shakespearienne
tombée à l'Odéon ; et malgré les sifflemens
qui ont grondé sur sa tête pendant trois représentations
consécutives , il est parvenu , à force de bras et de rames ,
à mettre à flots le vaisseau de Colomb sur le théâtre de la
Gaîté. Il est vrai que pendant trois mortels actes c'est
toujours la même situation ; mais qu'importe à M. Pixérécourt
que le public s'amuse ? Il est comme ce cocher de
fiacre que la Cour avait blámé , il s'en moque , pourvu
qu'on n'empêche pas sa galère de voguer.
S'il a de nombreuses obligations à M. Lemercier ,
M, Guilbert n'en a pas moins à MM. Gardel et Aumar ; à
l'un il a pris sans façon , dans le ballet de Paul et Virginie
, la distribution des miroirs ; il a emprunté à l'autre ,
dans son ballet des Sauvages de la Floride , une situation
toute entière , celle où l'on détache Colomb qui va être
précipité à la mer.
Je ne crois pas devoir finir cet article sans donner à mes
lecteurs une idée du petit avis que M. Pixérécourt a fait
distribuer au public le jour de la première représentation .
On У voit comme quoi il s'occupe de littérature ; comme
quoi il a , depuis dix - sept ans , prêté souvent . et selon
l'ordinaire , à des ingrats , mais qu'il n'emprunta jamais
rien , du moins dans son pays ; comme quoi il s'est attaché
à peindre ce qu'on peut appeler les moeurs d'un vaisseau
; comme quoi enfin il a cru devoir faire parler la
langue caraïbe aux habitans de l'île Guanahani , bien certain
, ajoute -t -il , que cette innovation ne pouvait qu'être
approuvée par les gens de goût.
Ne croirait-on pas lire la préface de Beaumarchais au
benin ou benoist lecteur.
SEPTEMBRE 1815. 63
Si vous êtes désireux de vous procurer la pièce imprimée,
Vous y trouverez cette note vraiment curieuse :
« L'action se passe en 1449. Elle commence le II oc-
» tobre , vers midi , etfinit à pareille heure le lendemain 12 ,
» jour de la decouverte du Nouveau Monde. »
THEATRE DE LA PORTE SAINT - MARTIN.
Première représentation de la Pie - Grièche , comédie en
un acte , eu prose .
C'estune comédie morale, dans laquelle on cherche à corriger
mademoiselle Adèle de Vieuxbois , peti e personne
très-bautaine rien n'est moins étonnant ; elle arrive de
Paris , où elle a été élevée dans un des plus fameux pensionnats
de demoiselles , qui fourmillent dans la capitale.
Cette Pie- Grieche a un air de famille , en laid pourtant ,
avec Fanfan et Colas ; il n'y a rien à dire , elle sort du
cerveau de madame de Beaunoir . Elle a obtenu du succès.
Le moyen que de la morale ne réussisse pas au boulevard
! A la suite de cette petite pièce on a vu avec plaisir
un petit ballet exécuté très - bien par les petits élèves de
M. Rhénon jeune.
NOUVELLES DES THEATRES .
On croit que les Comédiens français donneront , presqu'en
même temps que Démétrius , une petite comédie
en un acte en prose , intitulée le Testament. Si cette pièce
réussit autant que les Suites d'un bal masqué , l'auteur ne
pourra qu'être contente.
-
La représentation qui doit se donner au bénéfice de
madame Haubert- Lesage, aujourd'hui madame Huet , aura
licu sur le théâtre de l'Académie Royale de Musique . On
doit représenter Rose et Colas ; Mile . Bourgoin y doit chan
ter le rôle de Rose , et nous y reverrons jouer l'actrice de
la nature , la mère Gonthier , je la prie de me passer cette
expression . On promet ensuite Adolphe et Clara. Pour
donner un air de jeunesse à cette jolie petite comédie ,
Mile . Leverd se charge de représenter Clara . Si elle italianise
son chant , comme elle le fait lorsqu'elle chante
son couplet du vaudeville de Figaro , ce nouveau début
ne sera pas moins brillant que ceux qu'elle a eus jadis à la
Com die française . Le spectacle sera terminé par Joconde,
avec des divertissemens exécutés par les artistes de l'Opéra.
64 MERCURE DE FRANCE.
On répèteà l'Odéon La suite de Misantropie et Repentir,
drame en cinq actes en prose ; on assure que ce cadet
est au moins aussi bien écrit que son aîné . În l'attribue
à l'aimable aute ar qui a arrangé la pièce de Kotzbue à
l'usage de la scène française . On assure que , par suite
de spasmes , crispations , co vulsions , etc , etc. , la principale
héroïne de cet ouvrage doit tomber dix -sept fois
par terre.
On parle du départ de Clozel pour le nord . Cette retraite
serait une perte pour l'Odéon .
Le théâtre de la Gaîté se dispose à donner Seur
Marthe , ou voilà comme on fait le bien . Si cette pièce
est aussi bonne que la Bonne Soeur , elle doit être excellente
.
Pour remplacer Christophe Colomb , qui n'a pas grand
temps à vivre , selou toute apparence , l'administration
du mème théâtre , qui est prévoyante , s'occupe à monterle
mélodrame de Vincent de Paule. Est- ce que M. Dumolard
aurait mis en prose le drame en vers qu'il donna
il y a quelques années au théâtre de Louvois?
La première représentation de Jocrisse , chef de brigands
, mélodrame comique , en un acte , a réussi , puisqu'on
en a nommé les auteurs , MM. Dumersan et Merle .
Cependant il y a eu compensation ; on a beaucoup ri , on a
sifflé passablement On a trouvé cette folie un peu longue ;
elle offre quelques scènes assez plaisantes. Brunet a joué
Jocrisse avec une niaiscrie à peu près aussi sérieuse que
celle de l'acteur fameux , qui jouait Robert , chef de brigands.
MM Dumersan et Merle , ce dernier , sur - tout ,
ont fait beaucoup mieux .
Dans le prochain numéro je reviendrai sur cette bizarre
production.
VARIÉTÉS .
LE BON ROI TANGUY ET LE SAGE ROI SAADI .
Il y a bien , bien long - temps que le royaume du
Cathay était occupé par un roi nommé Tanguy .
Ce roi était le meilleur des hommes . Il était économe
, modéré , chaste , et ce qui est fort rare ,
il aimait son peuple et voulait en être aimé . Il
SEPTEMBRE 1815. 65
avait reçu de ses pères un pouvoir absolu dont
il n'abusait pas , et pour la première fois , depais
l'établissement de la monarchie , on voyait un roi
du Cathay sans maitresse ; car ce roi était pieux
et quoique jenne et élevé à la cour , il pensait
qu'on devait respecter l'union conjugale .
L'excellent roi Tanguy se montra empressé de
déroger à un usage qui malheureusement n'était
que trop commun. Une galanterie délicate ne valut
plus à l'homme de cour les grandes charges
du royaume , et personne ne fut plus exposé à
pourrir dans les cachots des prisons d'Etat pour
une légère raillerie sur les charmes de la favorite.
Aussi les courtisans murmurèrent- ils contre
le jeune prince qui foulait à ses pieds un usage
devenu presque loi de l'Etat , et plus sacré , selon
eux , que la grande loi fondamentale du royaume.
Cependant ce bon roi , malgré la droiture de
ses intentions , malgré le soin qu'il prenait de
choisir ses ministres , ne put parvenir à remédier
au mal que quelques - uns de ses prédécesseurs
avaient fait à tous les ordres de la nation ; victime
d'une foule d'intérêts et de passions opposées ;
il fut assassiné par le parti de quelques hommes
qui voilaient leurs intentions perverses sous de
beaux dehors d'amour de la patrie. Sa famille fut
exilée. On assigna les biens de tous ceux qui se
dévouèrent à partager ses infortunes , et les factienx
s'emparèrent du souverain pouvoir .
Après quelques années d'anarchie , s'éleva toutà-
coup , au milieu du peuple du Cathay , un guerrier
entreprenant , audacieux , profond et dissimulé.
Il s'appelait Thamas Bombey. Il gagna de grandes
victoires au nom de la liberté ; il enleva de force
plusieurs pays à leurs souverains légitimes , au
nom de la liberté , il établit dans son pays le gouvernement
monarchique , au nom de la liberté ;
et ce fut au nom de la liberté , qu'il fit succéder
5
66 MERCURE DE FRANCE.
à ce gouvernement , le seul qui fût vraiment national
, la puissance absolue d'un seul et le despotisme
le plus monstrueux . N'ayant plus dès-lors
besoin de la liberté , il se mit à ravager le monde
au nom de sa fortune et du pouvoir que Fô lui
avait donné d'anéantir tout ce qui résisterait à sa
volonté suprême . D'invincibles phalanges qui le
suivaient , prétaient à sa voix une autorité irrésistible.
Mais Fô se lassa d'être le complice de tant
de fureurs ; il retira la main qui le soutenait ,
même temps que de l'autre , il soulevait contre
lui les élémens . Toute les puissances de la nature
se liguèrent contre ce colosse de renommée et
d'orgueil. Dans un instant les déserts de l'Asie furent
couverts de ses débris , et le superbe conquérant
, réduit enfin à fuir , alla cacher sur un
rocher aride , au milieu des mers , et sa funeste
gloire , et ses passions et ses remords .
en
Tout le Cathay put enfin respirer et se livrer
sans crainte au désir qu'il nourrissait depuis longtemps
, de voir reparaître son prince légitime , le
frère de l'infortuné Tanguy. Ce prince s'appelait
Saadi . A la voix de son peuple , il sortit du fond de sa
retraite , tenant en main l'olivier , gage de la paix .
Saadi avait toutes les qualités qui font les grands
rois. Il était bon comme Tanguy , mais il avait
plus de fermeté , de sagesse et de lumières . Le
premier acte de son gouvernement fut d'admettre
son peuple au partage de la souveraineté , et de
faire disparaître toutes distinctions entre les différentes
classes de ses sujets ; car ce monarque était
attentif à suivre la marche des idées et à s'instruire
des besoins d'un peuple qu'il avait juré de
rendre heureux .
Le sage Saadi était donc le dépositaire de toutes
les espérances , son bonheur était l'objet de tous
les voeux. Son trône , environné de confiance et
d'amour , reposait sur une base inébranlable. CeSEPTEMBRE
1815. 67
pendant tel était l'emportement et les passions im→
prudentes de quelques hommes qui devaient être
les plus attachés à Saadi , qu'elles pouvaient amener
un violent orage.
Tous les sujets de Saadi n'avaient pas les mêmes
intérêts . Le plus grand nombre , c'est - à -dire la
nation , voulait Saadi et la liberté. Avant obtenu
l'un et l'autre , elle se trouvait satisfaite et se reposait
avec délices dans son bonheur ; mais quelques
autres , comme les bonzes et les anciens privilégiés
du Cathay , nourrissaient des prétentions directement
opposées aux intérêts du peuple.
Les distributeurs de vent avaient fait un marché
avec les bonzes et avec les nobles , et ils s'étaient
solennellement engagés à exciter , pour un peu
d'argent , les plus violentes tempêtes ; ils préparent
donc en grande hâte leurs balons de cuir , ils en
présentent l'ouverture à l'air le plus impur de
tout le Cathay. L'air s'y engouffre et s'y amoncèle
à grand bruit. Ils mêlent à cet air une forte dose
d'ignorance , de calomnie et de vengeance . Ils
ferment ensuite l'entrée des balons , ils les portent
avec vitesse dans les endroits les plus élevés ; là¸
ils les frappent sans relâche avec des massues
pesantes , jusqu'à ce que la misérable dépouille ,
rompue en plusieurs endroits , présente de tous
côtés des issues aux poisons qu'elle récèle. Quá
datá porta, ruunt. En un instant tout le Cathay
est infecté de cet air mortel. Le soupçon , l'inquié
tude , la défiance , enfans de la vengeance , de l'ignorance
et de la calomnie , troublent toutes les têtes ,
s'introduisent dans tous les cours ; chacun voit
déjà en perspective tous les abus dont il s'était cru
délivré par le retour du bon Roi. Les bonzes et les
privilégiés triomphent ; ils se répandent en menaces ;
ils parlent de leurs prérogatives ; ils exercent déjà
leurs anciens droits . Saadi , qui avait en vue la
nation , et non pas une petite partie de la nation ,
68
MERCURE DE FRANCE.
les intérêts du peuple , et non pas les intérêts d'un
parti , le sage Saadi vit avec peine des enfans
ingrats travailler à détruire son ouvrage ; cependant
, fort de sa conscience et de l'amour de ses
sujets , il était loin de soupçonner tout le mal que
pouvaient lui faire l'égoïsme et l'emportement de
quelques hommes passionnés .
Il y avait dans le Cathay , mais loin des lieux où
habitait Saadi , une fée célèbre depuis plusieurs
siècles par sa science et par sa sagesse ; comme elle
ne se servait de ses talens que pour faire le bien
Fô lui avait donné sur la terre un pouvoir sans
bornes. Elle lisait dans l'avenir le plus éloigné ,
perçait dans le plus intime des coeurs , à travers
tous les remparts que lui opposaient la dissimulation
et l'hypocrisie. Elle pouvait , d'un mot,
soulever les ondes , exciter les sombres tempêtes ,
faire trembler la terre jusque dans ses fondemens ,
arracher les morts du tombeau , abuser les yeux par
les images les plus fantastiques ; enfin toute la nature
était à ses pieds , et les puissances célestes ellesmêmes
reconnaissaient son pouvoir . Depuis longtemps
elle connaissait Saadi ; plus d'une fois elle
avait pris plaisir à descendre dans les plus profonds
replis de ce coeur auguste , où elle n'avait jamais
tronvé que le sentiment des plus pures vertus . Elle
aimait les enfans du Cathay parce que , nonobstant
leur légèreté et leur mollesse , ils étaient bons , et
qu'ils étaient sur-tont dominés par les passions qui
reposent sur un fonds noble et qui , comme l'amour
de la gloire , ne subsistent pas sans quelque vertu.
Elle les aimait et voulait leur conserver Saadi , qui
Ini paraissait digne de faire leur bonheur , comme
ils étaient dignes de lui faire trouver le sien dans
leur reconnaissance et leur dévonement .
C'est pourquoi , à peine les vapeurs empestées
échappées des ontres des folliculaires , se furentelles
répandues dans l'air qui environnait sa deSEPTEMBRE
1815. 69
-
-
meure , que , saisie d'impatience ( si l'impatience
peut entrer dans le coeur d'un sage ) , elle appelle
un nuage qui descend aussitôt du ciel à ses ordres .
Vivement émue , elle s'en enveloppe avec précipitation
, et dans un clin d'oeil elle se trouve dans
les superbes jardins de Saadi. Elle passe au milieu
d'un peuple immense qui se pressait dans les allées
de ce séjour enchanté . Elle pénètre dans l'appartement
royal , et dissipant d'un geste le nuage qui
cachait ses traits , elle paraît , tout- à - coup , aux yeux
étonnés de Saadi .
A sa merveilleuse beauté , à l'air d'autorité
répandu sur toute sa personne , à sa subite apparition
sur-tout , Saadi comprit que ce ne pouvait être
que la fée Mancélie ( c'était le nom de la fée ) .
Prince , lui dit - elle , vous vous reposez dans votre
vertu , tandis que des sujets imprudens travaillent
à vous perdre déjà la crainte veille dans tous les
coens; vore justice ne peut être soupçonnée ,
mais les vues de quelques uns de ces hommes à qui
leurs tires donnent un plus libre accès auprès de
votre personne , et que l'on suppose revêtus de
votre confiance , sont loin de rassurer vos peuples .
De vils folliculaires osent même prêter indirectement
à ces vues l'appui de l'autorité royale. Apprenez
le mal qu'ils ont fait par l'effet que ce mal
pourri produire.
Elle dit , et elle transporte en idée Saadi sur la
plus haute tour de la ville . Elle commande , et tous
les points du vaste empire du Cathay se présentent
clairement et sans confusion aux yeux du Monarque.
En même temps elle appelle les esprits qui sont à
ses ordres , et leur ordonne de revêtir des formes
fantastiques selon l'idée qu'ils lui connaissent . Elle
invite Saadi à porter son attention vers le midi , sur
un des points de son Empire battu des flots de la
mer. Saadi regarde , il découvre , dans un lointain
immense, une petite flotte. Il la voit s'avancer
༡༠ MERCURE
DE FRANCE
,
audacieusement , malgré les vagues irritées . Déjà
il distingue l'étendard qui flotte sur le plus apparent
des navires. Il s'indigne en reconnaissant l'étendard
de son ennemi , du superbe usurpateur de son
sceptre. La flotte approche de plus en plus ; elle
s'empare du port à pleines voiles . Mille guerriers
s'élancent sur le rivage , et au milieu d'eux Thamas
Bomboy , l'espoir et la fureur dans les yeux . It
s'avance , et les soldats de Saadi qui , plus que les
autres , avaient respiré les poisons répandus par
les distributeurs de vent , se soumettent , Le peuple
tremble et fait des voeux pour Saadi ; cependant *
son affection , un peu refroidie par ses craintes ,
l'empêche de courir aux armes . Il reste muet devant
une armée la terreur de l'Asie. L'usurpateur arrive
à pas
de géant dans la capitale de Saadi ; il arme les
citoyens ; une armée formidable s'avance , sous ses
ordres , dans des plaines spacieuses où s'est rassemblée
de nouveau toute l'Asie pour abattre
l'effrayant fantôme. On se mêle , on se heurte avec
de grands cris , le sang coule par torrent . Tout
d'un coup une horrible tempête s'élève ; l'armée de
Bombey disparaît comme une vapeur ; et lui-même,
emporté par un tourbillon , est jeté dans les déserts
de l'Océan atlantique.
Maintenant , dit Mançélie , vous pourrez facilement
, Saadi , connaître vos amis et vos ennemis ;
en disant ces mots elle disparut .
Saadi fut quelque temps à revenir à lui-même.
Son étonnement et sa douleur étaient au comble,
Il n'hésita pas sur le parti qu'il avait à prendre . Il fit
venir devant lui et les bonzes et les nobles fidèles
qui l'avaient suivi dans ses malheurs , et les nobles
qui , n'écoutant que leur intérêt , avaient consenti à
vivre sous la protection de l'usurpateur.
« Messieurs , leur dit- il , j'apprends que mon
peuple n'est pas heureux malgré tout ce que j'ai fait
pour assurer son bonheur . Je sais que dans tout le
SEPTEMBRE 1815. 71
>
et non pas
Cathay , grâce à l'emportement de votre conduite ,
l'inquiétude de l'avenir corrompt la douceur des
biens présens . Messieurs , je suis le Roi du Cathay
le Roi de vos châteaux et de vos couvens ;
j'ai pour peuple tous les habitans du Cathay , et
non pas quelques nobles et quelques bonzes qui
font à peine la cent millième partie du peuple du
Cathay. Vous faites partie de la nation ; mais vous
n'êtes pas la nation. En cette qualité participez à
mes bienfaits ; mais , par des prétentions trop exclusives
, ne ramenez pas les désordres qui ont déjà
produit tant de malheurs et dont vous pourriez
être encore les victimes .
<< Puis se tournant vers les bonzes . Ministres de
Fô , leur dit- il , qui habitez déjà le Ciel par la
pensée , et qui , par vos voeux , ne cessez d'appeler
l'instant où vous pourrez jouir , sans obstacles et
sans voiles , de ses inexprimables délices ; prédicateurs
d'un royaume tout céleste , à Dieu ne plaise
que je vous fasse l'injure de vous soupçonner d'un
bas attachement aux biens périssables qui ont été
abandonnés aux hommes charnels. Instruisez le
peuple , inspirez-lui l'amour de Dieu , l'obéissance
aux lois , réveillez en lui le sentiment de tous ses
devoirs ; ce sont là vos honneurs , ce sont là vos
richesses. Fô vous les conservera dans le Ciel , et le
temps , qui détruit tout , ne pourra vous les ravir .
>> Pour vous , dit- il aux nobles qui l'avaient jadis
abandonné , n'oubliez pas que le titre que vous
portez dans l'Etat vous impose de plus grandes
obligations envers l'Etat ; que vous appartenez au
public plus que les autres citoyens , et que la plus
noble des distinctions que vous puissiez réclamer
c'est de faire de plus grands sacrifices au bonheur
du peuple. Renoncez à des priviléges qu'il est aussi
injuste de réclamer qu'il serait dangereux de les
obtenir. Voyez enfin que l'éducation , le progrès
des lumières ont à- peu-près égalé tous les habitans
72 MERCURE DE FRANCE .
du Cathay. En conservant vos titres , voyez done
en eux vos égaux . Ne rétrogradez pas vers les sièc es
d'une honteuse barbarie , et ne vous montrez pas
indignes de marcher de pair avec ceux que vous
voudriez dominer .
» Alors , se tournant avec un regard plus doux
vers les nobles qui avaient été les compagnons de
ses infortunes. Mes amis , leur dit le bon prince ,
soyez encore unis de sentimens avec votre Roi ,
comme vous l'avez été au temps de ses malheurs .
J'ai fait à la raison et au bonheur des peuples le
sacrifice d'une partie de mon autorité. Ne sauriezvous
faire aussi le sacrifice de quelques richesses
qui ne pourraient rentrer dans vos mains sans une
extrême injustice et sans le bouleversement de tout
P'Etat ? La loi qui vous en a dépouillés était injuste ;
mais combien ne serait- il pas plus injuste de
ramener, pour quelques intérêts particuliers , le
trouble et la confusion dans le Royaume ? Vons
connaissez votre Roi , vous savez qu'il tâchera de
vous dédommager autant que le lui permettront
le temps et les circonstances . C'est à vous à mériter
ses bienfaits par votre modération et votre patrio'isme.
»
Alors le sage Saadi renforçant sa voix , prononça
ces mots d'un ton plus sévère :
>> Sachez enfin , Messieurs , que je regarderai
comme ennemi de l'Etat et comme rebelle à Saadi,
celui d'entre vous qui , dans toute sa conduite ,
foulerait aux pieds de telles considérations . »
Ce discours produisit un effet merveilleux . Les
bonzes et les nobles laissèrent les folliculaires se
nourrir du vent qu'ils entassaient dans leurs outres ,
et cessèrent de le leur payer an poids de l'or; le
peuple abjura ses craintes , et Saadi régna dans une
paix profonde , et son peuple le paya par un amour
incroyable dé tout le bien qu'il en avait reçu , et
Saadi fut appelé par excellence , le bon , le père du
SEPTEMBRE 1815. 73
peuple , le pacifique , et à sa mort il n'y eut pas un
citoyen qui ne prit le deuil , et son nom , après
trois mille ans , est encore dans la bouche de tous
les habitans du Cathay , et quand ils veulent caractériser
un bon prince, ils ne connaissent pas de
manière plus naturelle de s'exprimer , que de dire :
C'est un Saadi . J. G.
SUR LES COULEURS ET LES MARQUES NATIONALES .
Cette question n'est pas seulement curieuse pour les
érudits , elle doit intéresser les gens instruits de toutes les
classes I importe de dissiper l'obscurité qui couvre encore
différens points de notre histoire , de les présenter sous un
jour convenable , sur - tout lorsqu'ils ont une influence si
directe sur les grands événemens de nos jours.
Dans un moment où plusieurs écrivaius s'occupent de
l'histoire de quelques - unes de nos institutions , j'ai pensé
devoir appeler l'attention et l'intérêt sur les couleurs et
les marques
nationales.
Tous les peuples de l'antiquité ont eu des couleurs et
des marques nationales . Chaque État eut d'abord une
marque générale qui désignait un peuple , ensuite des
marques particulières qui servaient à faire connaître les
diverses castes de citoyens . Les légions grecques et romaines
empruntaient leurs noms , soit de la forme de
leurs casques ou de leurs boucliers , soit du sujet représenté
sur le bouclier ou sur l'armure.
Les Gaulois assujétis par Jules César adoptèrent les
moeurs , les coutumes et les usages de leurs vainqueurs ;
mais lorsque le christianisme eut jeté des racines assez
profondes pour devenir la religion du plus grand nombre ,
ils abandonnèrent leurs anciennes marques et en substituèrent
de nouvelles. Ainsi les couleurs nationales de nos
pères furent successivement la bannière bleue ( 1 ) de Saint
Martin - de-Tours , la bannière rouge ( 2 ) de Saint Denis , et
(1) La bannière bleue remplaça la fameuse chape de St. - Martin
. Sous elle marchaient les vassaux des domaines des rois .
(2) La bannière rouge , nommée Oriflamme , fut adoptée par nos
rois , quand ils héritèrent des comtés de Vermandois. Elle était réputée
descendue du Ciel .
74 MERCURE DE FRANCE.
ensuite la cornette blanche , qui n'a été adoptée que vers
le seizième siècle. C'est du mélange de ces couleurs que
depuis l'hérédité des livrées , celle de nos rois a été composée
de bleu , d'incarnat et de blanc , par une sorte de
récapitulation de ce qui avait servi à désigner la nation
française depuis le commencement de la monarchie.
C'est dans le XI . siècle que les seigneurs ayant adopté
les armures de cnir bouilli et de fer , furent obligés de
prendre des couleurs et des marques qui servissent à les faire
reconnaître. Les Français , après avoir donné naissance à
la chevalerie , inventèrent les tournois , ces jeux militaires
où la noblesse venait en pompe s'exercer aux combats .
Comme il eût été assez difficile , dans la foule des guerriers,
de distinguer celui qui se signalait par les plus beaux
faits d'armes et par conséquent d'adjuger le prix , d'autant
plus que sous le heaume le visage était entièrement caché ,
on s'avisa d'un expédient , ce fut d'armorier son écu et sa
cotte d'armes , autre invention de la nation française. Bientôt
les couleurs , les armoiries et les devises , conservées
dans les grandes maisons comme marques d'honneur, furent
adoptées par l'Europe et devinrent le signe distinctif des
familles nobles. Les Maures d'Espagne , auxquels leur religion
défendait toute figure et par conséquent les armoiries
, inventèrent les inscriptions en devises , les livrées et
applications mystérieuses des couleurs , et enfin les chitfres
et enlasseniens de lettres qui , étant arabes et inconnues
aux chrétiens, passaient chez eux pour des enroulemens
de fantaisie qu'ils nommèrent arabesques ou moresques. Delà
cette foule de mots tirés de la langue arabe employés dans
l'art héraldique , et qui étaient inconnus en Europe avant les
croisades. C'est au retour de nos guerres d'outre- mer que les
grands vassaux commencèrent à donner des livrées à leurs
commensaux , et qu'ils adoptèrent la croix sur les enseignes
militaires , les armures et les vêtemens . Elle fut d'abord
de couleur rouge pour les Français , à cause de l'oriflamme ,
et de couleur blanche pour les Anglais. Ce n'est que sous
le règne de Philippe de Valois que les deux nations commencèrent
à échanger leurs couleurs. Les rois d'Angleterre
prétendant être les héritiers de la couronne de
France préférablement au comte de Valois , possédant
une grande partie du royaume , tenant leur cour à Paris ,
ayant pris le titre de Roi de France , ils en adoptèrent
aussi la livrée rouge . C'est alors que nos souverains furent
obligés de changer leur couleur et d'adopter le blanc ,
et Charles VII fut le premier qui employa la cornette
SEPTEMBRE 1815. 75
blanche pour sa principale enseigne , laquelle remplaça
l'oriflamme , Louis XI la retint également , quoique les
étendarts fussent de couleurs differentes pour le fond ,
mais toujours avec une croix blanche dessus. Louis XII ,
dans la campagne qu'il fit contre les Gênois , portait une
cotte-d'armes blanche brodée en or.
Après les croix on eut recours aux écharpes qui avaient
déjà été en usage dans les 12º . et 13 , siècles , et qui depuis
avaient été nommées bandes pendant la trop longue et
trop malheureuse querelle des maisons de Bourgogne et
d'Orléans , sous les rois Charles VI et Charles VII . Les
écharpes furent d'abord de couleur rouge , et ensuite on
les porta blanches, Pendant les guerres de religion on
reprit les croix de cette dernière couleur , et les protestans
conservèrent l'écharpe . Dès- lors on en porta deux , l'une
à droite et l'autre à gauche , qui venaient se croiser sur
l'estomac et sur le dos . La première était de la couleur
nationale , et l'autre étoit de la couleur qu'il plaisait au
commandant de lui donner , afin de pouvoir reconnaître
ses soldats , qui n'étaient presque jamais vêtus d'une manière
uniforme. Charles IX et Henri II ! reprirent l'écharpe
rouge , et c'est pour cela que Henri IV adopta l'écharpe
blanche , couleur adoptée par tous les protestans . Outre
les deux écharpes les soldats en avaient encore une troisième
appelée bandoulière : elle était de buffle et contenait
plusieurs étuis renfermant des charges de mousquet . Pour
débarrasser le soldat de ce gênant attirail on jugea à propos
de supprimer une de ces écharpes . Ce fut la nationale , qui
ne resta plus qu'aux enseignes , où elle subsiste encore sous
le nom de cravatte . C'est poury suppléer que sous Louis XIII
les soldats attachèrent une touffe de rubans à leur chapeau
; telle est l'origine de la cocarde , ainsi nommée
parce que , semblable à la crête du coq , le soldat qui la
porte doit être er de sa parure et en avoir la démarche
plus hardie. L'écharpe d'ordonnance fut néanmoins conservée
jusqu'à ce que l'uniformité des habits se fut établie ,
et les colonels firent porter les couleurs de curs livrées aux
soldats qu'ils commandaient , c'est - à- dire que chaque
colonel donnait à son régiment la couleur de son écharpe .
A cette mode succédèrent les équillettes ou noeuds d'épaules
, auxquelles chaque commandant donna sa couleur.
Les gardes - du- corps de Louis XIV suivaient encore cet
usage , ils n'avaient point d'uniforme déterminé , et portaient
seulement les livrées de leurs capitaines dans les
noeuds des rubans de l'épaule et de la cravatte , dans le
76 MERCURE DE FRANCE.
haut- de- chausse et dans la bandoulière qui était un tissu
d'argent et d'une couleur quelconque. Les couleurs des
quatre compagnies des gardes- du - corps viennent des
livrées des premiers capitaines de ces compagnies .
L'usage de l'écharpe militaire n'a pas cessé d'être employé
par les troupes étrangères. Elle est encore portée
par les officiers allemands , prussiens , suédois , anglais et
russes . Nous l'avons remplacée par des épaulettes et surle
hausse-col.
tout
par
que
Dans la guerre de 1701 , les armées combinées de France
et d'Espagne portaient la cocarde rouge et blanche . Lorsles
régimens reçurent un uniforme fixe et déterminé ,
on adopta pour les revers et les paremens les couleurs des
colonels , et ces derniers ne firent porter leurs livrées
que
par les tambours et les musiciens qu'ils payaient. L'ancien
régiment de Piémont fut long - temps connu sous le nom
de Bandes noires , qui lui fut donné parce que son écharpe
d'uniforme et ses drapeaux étaient croisés de noir . Cette
couleur était celle de la livrée des premiers colonels de ce
régiment qui étaient de la maison Cossé- Brissac , et depuis
l'uniformité des troupes , les officiers et soldais ne por ant
plus l'écharpe noire et voulant conserver leur liviée, adopterent
le parement de cette couleur.
J'ai dit plus haut que les couleurs nationales avaient
ccessivement été le bleu , le rouge et le blanc , et que
ces couleurs étaient celles de la livrée de nos rois. J'ajouterai
que le galon de la livrée royale , lors du mariage de
Louis XIV, était en échiquier, à carreaux bleus , rouges et
blanes , opposés les uns aux autres . Il est facile de vérifier
ce fait en examinant les tapisseries de la couronne . Depuis
ce mariage le galon fut changé contre celui que nous
voyons aujourd'hui , et dans lequel on n'emploie que le
blanc et le rouge.
Clovis se faisant chrétien , abandonna les insignes des
Romains et des Francs , auxquels il substitua l'enseigne
bleue unie en l'honneur de St. - Martin -de- Tours , dont
les reliques suivalent ordinairement les armées . Cette
enseigne , semblable au labarum de Constantin et de ses
successeurs , ressemblait aux bannières employées dans
les processions ; ces dernières , qui maintenant ne signifient
plus rien , étaient utiles aux temps où les bourgeois des
communes , lesquelles étaient divisées par paroisses , se
rendaient au camp du roi , avec le curé à leur téte . Chaque
pasteur faisait porter devant lui une bannière représentant
le saint de son église , afin de pouvoir , en cas de besoin ,
SEPTEMBRE 1815.
77
rallier ses ouailles . L'enseigne de St. - Martin fut en si
grande vénération, que pendant long- temps les rois allaient
eux-mêmes la lever et la remet aient à un officier aussi
distingué par son courage que par sa naissance pour être
portée en leur nom. Les comtes d'Anjou ont été les premiers
, ou du moins les plus anciens porteurs de cette
bannière , non en qualité de grands- sénéchaux de la couronne
, mais parce qu'ils étaient devenus les protecteurs
de l'église de St. - Martin-de- Tours .
Rien n'est immuable dans la nature , tout tend à une
dégénération plus ou moins prompte , et tout doit périr ;
les choses les plus respectables ont aussi leur commencement,
leur accroissement , leur vigueur et leur fin . En
effet , les premiers rois de la troisième race n'ayant plus
que la suzeraineté sur l'Anjou et la Touraine , d'ailleurs
assez éloignés de cette dernière province , ralentirent infiniment
leur dévotion pour St. Martin , et ce ralentissement
devint tel , qu'ils firent choix d'un autre patron , dont l'église
fût plus rapprochée du lieu de leur résidence. Les rois,
depuis Hugues Capet , ayant fixé leur séjour à Paris, firent
choix de St.-Denis pour patron de la capitale , et cet
apôtre de int bientôt le patron de tout le royaume .
De -là l'usage pour les monarques français de prendre
pour leurs cris d'armes Montjoie- Saint- Denis . Louis-le-
Gros , le premier qui l'employa , s'étant déclaré principal
avoué du nouveau patron , adopta la couleur de la bannière
du saint , qui devint celle du royaume. Ce fut en
1121 que ce prince se rendit à l'abbaye Saint - Denis , et
qu'il y leva l'oriflamme , nom donné à cette nouvelle en
seigne à cause de sa couleur rouge qui était celle adoptée
pour les bannières des églises dediées aux martyrs . Le seigneur
chargé de la porter se tenait si honoré de cette
commission , qu'en recevant ce dépôt il le passait à son
col et s'en faisait une écharpe . Il est à présumer que l'oriflamme
n'était pas inontée sur sa pique tant qu'elle resta't
dans l'abbaye de Saint- D nis . Elle fut perdue en 1304 à
la bataille de vions en Puelle ; Anceau de Chevreuse était
charge de la portret mourut en la défendant. Sous
Charles VI la dévotion pour l'oriflamm était bien tombée
, puisque cette enseigne resta long- temps en depôt
chez Guillaume des Bordes , et que le roi chargea , d'après
la demande qui lui en avait été faite , la in , sire
d'Aumont , de la replacer à l'église de Saint - Denis .
Enfin l'u age de la porter paraît avoir cessé sous Charles
Vil . Outre cette banniere , les rois , en allant à la
78 MERCURE
DE FRANCE
.
guerre , faisaient toujours déployer devant eux le pennon
royal , petite enseigne carrée , de couleur bleue , semée
de fleurs-de-lis d'or. Il y a apparence que l'étendard de
France , première enseigne séculière de la nation , était
pareil au pennon , puisqu'on les confondait souvent ene
semble et qu'on ne les reconnaissait que par l'endroit
où ils étaient placés ; le pennon près du roi, et l'étendard
à la tête du corps de troupe le plus distingué de l'armée .
Nos princes ne prirent pas toujours le blanc ni les fleursde-
lis pour leur couleur et pour leur marque distinctive ;
ils avaient , au contraire , des emblêmes particuliers et
une couleur dont ils faisaient choix. Charles VII fit son
entrée en 1449 dans la ville de Rouen , précédé d'une enseigne
de velours azuré semé de fleurs - de -lis , et d'une
autre de satin cramoisi semé de soleils d'or qui étaient
le symbole de ce prince. Louis XI , n'étant que dauphin ,
portait sur champ rouge un cygne placé entre les lettres
Ket L , monogramme des noms de sa maîtresse . Charles
VIII prenait pour emblême un cerf , Louis XII un
porc-épic , et quand ce prince faisait la guerre aux Gênois
, l'un de ses étendards était de velours écarlate semé
d'abeilles d'or. François Ier. avait adopté la salamandre ;
Henri II , des croissans ; Henri III , trois couronnes ;
Henri IV , la massue d'Hercule , et enfin Louis XIV un
soleil avec la fameuse devise , Nec pluribus impar.
Ainsi la nation française a trois couleurs nationales que
nos rois ont successivement changées ; d'abord le bleu
tant que la bannière de Saint- Martin a été leur enseigne ;
le rouge pendant le temps qu'ils se sont servis de l'oriflamme
, et le blanc quand leur dévotion s'est tournée vers
la Vierge et qu'ils ont été obligés de se distinguer d'avec
les Anglais dont ils prirent la couleur. En terminant cet
article je ferai seulement ressouvenir que Charles VII est
le premier qui ait changé la croix rouge de la nation en
une croix blanche ; qu'il prit une cornette de la même
couleur ; que cette dernière remplaça les bannières et les
pennons ; que la croix rouge dans les guerres de religion
fut reprise par les catholiques , et les croix blanches par
les protestans ; enfin, que la couleur blanche, la dernière
adoptée , est la moins ancienne. Ω.
SEPTEMBRE 1815. 79
Les : Vous êtes orfèvre , Monsieur Josse !
Je veux lapaix, la justice et le retour de l'ordre.
Le peuple français a joui d'un bonheur parfait tant
que les antiques principes de la monarchie ont
subsisté. Les atteintes portées à ces principes par
les Rois eux -mêmes n'ont commencé par détruire
une partie essentielle du pouvoir de la noblesse ,
que pour laisser ensuite les Rois sans défense ,
lorsque le peuple a voulu établir ses droits prétendus
sur les ruines des droits du prince. La
monarchie n'en serait donc que plus solidement
établie , s'il était possible que le Roi remit les
choses comme au temps de Hugnes- Capet et de
St.-Louis .Toute puissance vient de Dieu : le peuple,
que les nobles dominaient au temps de l'ordre et
de la justice , n'avait pas de puissance puisque les
nobles le dominaient. La puissance qu'il possède
aujourd'hui ne vient donc pas de Dieu , elle est
donc illégitime , il est donc juste de la lui enlever.
Enfin , il est digne de la bonté du Roi d'avoir pitié
de l'aveuglement de ce peuple , et de lui ravir ,
même malgré lui , un pouvoir qui ne saurait être
un bien que dans les mains de ses possesseurs
naturels : cela est prouvé par l'expérience . Les temps
vénérables de la féodalité , les siècles brillans de la
chevalerie étaient sans doute des temps heureux ;
car à la cour de nos rois , de nos comtes ou de nos
barons , on ne voyait , disent nos poètes et nos
romanciers , que tournois superbes , que fêtes charmantes.
Les chevaliers étaient vaillans , les dames
étaient galantes . Les châteaux à pont -levis retentissaient
jour et nuit des chants d'amour et des
récits des plus hauts faits d'armes . Le bonheur
était partout , car tout était dans l'ordre établi par
la providence , et chacun restait dans la situation
qui lui était naturelle. Le noble , né pour com
80 MERCURE DE FRANCE.
mander et pour jonir , attachait l'homme à la glèbe
et consommait le fruit de ses travaux . Le peuple ,
né pour sue: et obéir , travaillait pour les plaisirs
du noble , mourait pour la défense du noble. Il
payai le cheval , il payai: l'armure qui servait au
n ble à l'opprimer. Tout cela était juste , car Dieu
l'ordonnait ainsi , le pouvoir qui vient de Dieu ,
comme les prêtres le disaient au peuple , n'ayant
pas été donné au peuple , mais seulement au possesseurd'armures
de fer et de châteaux à ponts-levis .
Mais enfin les usages de l'antique féodalité , la
puissance trop étendue des propriétaires de grands
fiefs gênait un peu trop l'autorité royale ; on le dit
et je veux bien le croire. Les nobles ne doivent pas
prétendre à vivre indépendans de tout pouvoir , j'y
consens . Si d'ailleurs ils le prétendaient , ils le prétendraient
envain , car ils ne sont pas les plus forts,
et le seul parti qui leur reste est de bien faire leur
cour. Soumis aux rois , tout ce que l'autorité royale
leur a enlevé , ils le lui abandonnent . Ils ne réclament
que ce dont ils ont été dépouillés par le
peuple , qui n'a jamais en et qui ne peut avoir
aucun droit . La puissance du Roi est essentiellement
liée au rétablissement de leurs priviléges , car ces
priviléges loin de mettre obstacle à l'exercice des
droits de la souveraineté , les soutenaient au contraire
, et environnaient le trône de soutiens puissans
, intéressés à sa defense . Ils n'étaient onéreux
qu'au peuple qui , comme on sait , n'étant dans la
nation qu'une classe faible et accessoire , ne doit
être compté pour rien et est uniquement destiné à
servir. Je demande qu'il soit permis aux nobles de .
ravager comme auparavant les terres de leurs vassaux
, d'exiger les corvées , le droit du seigneur , etc.
Je demande encore que toutes les charges de l'Etat
leur soient exelusivement attribuées .
Vous êtes orfèvre , Monsieur Josse ! ¸
SEPTEMBRE 1815. 81
Je veux la paix , lajustice et le retour de l'ordre.
Les princes seuls ont sur la terre le privilege de
nous offrir une image de la divinité. Leur puis ,
sauce , émanée du Ciel , doit être sans
bornes
comme celle de Dieu dont elle découle . Les rois
ne font qu'user d'un droit qui leur est naturel
lorsqu'ils détruisent dans l'Etat des pouvoirs qui
tendent à gêner leur autorité. Toute autre force
que celle du prince , soit qu'elle soit exercée par
les nobles , soit qu'elle se trouve dans les mains du
peuple , est illegitime. Dans le temps qu'il y avait
des grands barous , le trône était toujours chancelant
, les vassaux faisaient insolemment la loi à
leur maître, l'anarchie régnait dans tout le royaume,
et le droit de la force réglait seul toutes les affaires.
Les rois ont donc agi avec sagesse lorsqu'ils ont
détruit ces ponts -levis , qu'ils ont comblé ces fossés ,
qu'ils ont enchaîné dans leur cour ces sauvages qui,
du haut de leurs donjons , bravaient les ressentimens
de leurs victimes . Il ne leur reste , pour mettre
en sûreté leur trône , qu'à confondre les prétentions
d'un peuple insolent , comme ils ont déjà confonda
les prétentions d'une noblesse orgueillense. Pourarriver
à ce noble but tous moyens sont légitimes .
Les rois ne relèvent que de Dieu , et les mandataires
des rois ne doivent être responsables que devant
les rois . Toute autorité qui prétendrait les juger au
préjudice de l'autorité royale , serait usurpatrice et
sacrilege. Le roi est la providence de ses peuples ;
ses mandataires sont les pouvoirs intermédiaires
par lesquels il exerce sa providence . Il n'y a qu'une
providence , il ne doit y avoir qu'une puissance ,
car pour celle qui est déléguée par le roi , qui ne
dépend que du roi , et qui ne doit rendre compte
qu'au roi , elle n'est à proprement parler que la
puissance du roi.
Vous êtes orfèvre , Monsieur Josse!
Je veux lapaix, lajustice et le retour de l'ordre.
6
82 MERCURE DE FRANCE.
Deux autorités sont destinées ici - bas à gouverner
les hommes . L'une est une autorité céleste qui
s'exerce sur les choses spirituelles , l'autre est cette
autorité plus grossière qui s'exerce sur les choses
temporelles. Autant l'esprit est au -dessus de la
matière , antant la première de ces autorités doit
l'emporter sur l'autre. De même que l'âme gouverne
le corps , de même la puissance spirituelle
doit régler et diriger la temporelle. Ainsi , pour
première réforme , le Roi , et non seulement le
Roi , mais tous les princes , mais tous les dépositaires
de l'autorité , doivent rentrer sous la tutelle
des ministres de la religion . Les affaires doivent
marcher par leurs conseils , les ressorts de l'Etat
agir par leur impulsion ; ils doivent avoir la meilleure
part aux honneurs , parce qu'ayant su placer
leur espérance infiniment plus hant que ces honneurs
, ils sont les seuls qui ne soient pas capables
d'en abuser. Le surplus de ces honneurs doit être
distribué à leur volonté , parce qu'avec un fonds
pur , ils ont plus de lumières pour discerner ceux
qui sauront en faire un bon usage. Celui qui a le
plus a le moins . Ainsi les richesses de ce monde
leur appartiennent à plus de titres qu'aux autres
hommes. Je demande que le pape puisse imposer ,
comme autrefois , les fidèles , qu'il puisse vendre les
indulgences , que des terres immenses soient mises
à la disposition des moines , que tous les prêtres
aient encore droit à la dime , et qu'on ne puisse
plus être enterré en terre sainte sans s'être préalablement
pourvu d'un passeport pour l'autre monde.
Vous êtes orfèvre , Monsieur Josse !,
Je veux la paix, la justice et le retour de l'ordre.
La nature nous a tons créés libres ; elle nous a
donné à tous les mêmes droits ; aucun homme ,
sans blesser l'ordre , ne pent s'élever an-dessus de
ses semblables . L'institution de la royauté est donc
une institution'contre nature. Pourquoi me reconSEPTEMBRE
1815 . 83
naitrai -je l'inférieurde quelques hommes qui jouissent
de quelques prérogatives qu'ils ont acquises , je ne
sais comment , moi qui suis un homme comme eux ,
constitué comme eux , ayant une raison comme
eux , et qui ne suis pas plus qu'eux sujet à la mort ,
à la douleur et aux autres imperfections de notre
nature ? Si les hommes doivent considérer quelque
chose dans le choix de ceux qu'ils appellent à les
gouverner , les grands talens , le courage , l'énergie
ne réclament-ils pas , à juste titre , leur préférence ?
Les Français ont agi sagement quand , il y a vingtcinq
ans , ils ont voulu revenir à cette égalité primitive
, quand ils ont secoué le joug des idées religieuses
, toujours en contradiction avec les penchans
naturels. Ils ont fait un grand acte de justice , quand
ils ont exterminé tous ceux qui s'opposaient à ce
noble transport par lequel ils s'élançaient vers la
liberté. Et pour moi , j'aimerais mieux revenir à
ce temps où tout le monde était maître , que d'être
condamné aujourd'hui à végéter sous quelques
hommes que les lois ont placés au-dessus de moi.
Vous êtes orfèvre , Monsieur Josse !
Je veux la paix, la justice et le retour de l'ordre.
Il vaut mieux ramper sous un maître que de vivre
l'esclave de mille tyrans. Les Français ont sagement
fait de se dérober à l'autorité oppressive de la noblesse
et du clergé , de renverser de fond en comble
des prétentions qui leur étaient injurieuses . Mais
leur ouvrage sera toujours facile à détruire , tant
que les nouvelles idées n'auront pas une pleine garantie
dans l'exclusion des princes dont l'autorité
protégeait anciennement ces abus . Avec un nouvel
ordre de choses il nous faut une nouvelle dynastie..
Qu'importe que le prince soit despote , pourvu que
nous l'ayons choisi ? Qu'importe que nous soyons
ses esclaves , que nous soyons les esclaves de ses
ministres , de ses favoris , de ses agens , pourvu
que nous ne le soyons pas de ceux qu'on appelle
nobles et prêtres ? On dit que Bonaparte n'était pas
84
MERCURE
DE FRANCE
.
Français , qu'il était cruel , qu'il était tyran . Quand
cela serait , cela prouverait-il qu'il traitât mal ses
flatteurs et ses espions ? Sous son règne il était aisé
de faire fortune ; il ne fallait
pour cela que beaucoup
de bassesse et beaucoup de méchanceté. D'ailleurs
, la gloire ne supplée-t- elle pas à la liberté ?
Sous Bonaparte nous faisions trembler l'Europe.
La France , il est vrai , se dépeuplait ; les finances
étaient dissipées pour des intérêts qui n'étaient pas
les intérêts du peuple ; la ruine du commerce avait
amené la ruine des fortunes particulières mais la
fortune des protégés de Bonaparte ne faisait que
croître et prospérer. Je demande qu'il soit adressé
une humble supplique à tous les Souverains de l'Europe
, dans laquelle leur seront exprimés tous les
Voeux que fait le peuple français pour le retour de
Bonaparte.
Vous êtes orfèvre , Monsieur Josse.
Je veux la paix , la justice et le retour de
l'ordre. Je ne suis bonapartiste , jacobin , homme
d'état , noble ni prêtre. Je n'appartiens pas à une
petite corporation qui se perde dans l'immense
corporation du peuple . Je fais partie de la nation ;
les intérêts de la nation sont les miens , et mes
voeux ne peuvent être séparés de mes intérêts. Je
ne veux pas de république en France , parce qu'une
république ne peut s'établir que dans un territoire
très-borné , et que , d'ailleurs , ce gouvernement
veut des moeurs dures et des vertus males que
nous ne possédons pas . Je ne veux pas Bonaparte
en France , parce que les Français , incapables
d'être républicains , sont , néanmoins , digues dêtre
libres et de ne vivre que sous l'empire des lois .
Je ne veux pas de nouvelle dynastie en France ,
parce que nous en avons une ancienne , fort ancienne
, féconde en grands hommes et en bons
rois . Je veux une religion en France , et je veux
que ce soit celle de nos pères , parce que cette religion
est également vénérable par son antiquité ,
SEPTEMBRE 18.5. 85
par sa pureté et par la sainteté de ses maximes.
Je veux des prêtres en France , parce que là où il
y a un culte , il faut des prêtres pour présider à
ce culte ; mais je veux que l'autorité sacerdotale
soit restreinte dans les bornes qui lui sont naturelles
; mais je demande que cette autorité , qui ,
par ses prétentions , a bouleversé tous les états de
P'Europe , soit à jamais exclue des affaires temporelles
, selon l'esprit de son institution . Je veux
que
les vaines terreurs dont les ministres du culte
pourraient troubler la conscience d'un prince faible ,
ne puissent plus , comme aux temps qui nous ont
précédé , amener des proscriptions et allumer des
bûchers , je veux que de bonnes lois nous servent
également de garantie contre tous actes , quelconques
émanant de l'autorité du prince , et que
la faiblesse , l'inexpérience ou les penchans tyranniques
d'un roi ne puissent jamais , s'il est possible,
être funestes à la tranquillité de l'Etat ou à la liberté
des peuples . Je ne veux pas de castes privilégiées
en France , parce que les priviléges de quelques
uns ruinent la liberté de tous ; qu'ils ne flattent
quelques individus que pour humilier la nation
toute entière ; que , dans les privilégiés , ils produisent
l'insolence , et que , dans les autres , ils produisent
la jalousie et la haine , quand ils n'engendrent
pas le découragement et la bassesse ; qu'ainsi
ils énervent la nation ou la démoralisent , et qu'ils
placent le vaisseau de l'Etat entre deux écueils également
à craindre . Enfin , je veux Louis XVIII ,
parce que Louis XVIII descend des rois sous lesquels
ont vécu mes pères ; je le veux parce qu'il
reconnaît nos droits et qu'il est le premier à les
sanctionner dans un acte constitutionnel ; je le
veux parce qu'il est juste , et que sa sagesse et sa
fermeté nous promettent de longues années de
paix et de bonheur.
Ah! Monsieur , vous êtes Français !
J. G.
·
ÉLÉGIE .
Déjà l'hiver déserte la colline ,
Et l'horison brille d'un feu nouveau ;
Déjà l'amour a , d'une aile badine ,
Dans nos bosquets promené son flambeau .
Plus mollement l'onde fuit et serpente :
Plus doucement Echo pleure et gémit ;
L'air est plus pur , l'aurore plus touchante ,
Dans la forêt le cerf joyeux bondit ;
L'oiseau s'apprête à rebâtir son nid ,
Tout rend hommage à la saison naissante ;
Et la nature à nos yeux s'embellit .
O de mon astre influence cruelle !
Fatalité, regrets , voeux impuissans !
Un noir venin s'empare de mes sens ,
Et je languis quand tout se renouvelle .
L'illusion de son prisme enchanteur
Ne séduit plus ma jeunesse innocente.
Le voile tombe : une triste lueur
Pendant la nuit vient éclairer mon coeur ,
Et me découvre , image déchirante !
La peine assise à côté du bonheur .
J'ai peu goûté ce bonheur qui s'envole :
L'air est moins vif ; les éclairs sont moins prompts.
Ma Néera fut la première idole
A qui mon coeur offrit ses premiers dons.
Plus de Néris , plus d'amour , plus d'offrandes .
Volez , plaisirs , détachez ces guirlandes.
Trop de constance entraîne trop d'affronts.
Pour me tromper, Dieux ! qu'elle avait de charmes !
A ses genoux , je me souviens qu'un jour
Il me fallut apaiser ses alarmes ,
Et lui jurer que le plus tendre amour
A ses attraits m'enchaînait sans retour.
Elle essuvat mes yeux baignés de larmes ,
Me caressait et pleurait à son tour.
O de ma vie arbre Souveraine !
Unique espoir que j'ai trop écouté !
SEPTEMBRE 1815 . 87
On dit qu'aux bords du bienfaisant Léthé ,
Le malheureux qu'eût écrasé sa chaîne ,
Du moins respire , et boit en liberté
L'indifférence et l'oubli de sa peine.
On dit encore et j'en frémis pour toi ,
Que l'amour- propre y trouve un long supplice ;
Que qui n'aima son amant que pour soi ,
En butte aux traits d'une austère justice ,
Boit à son tour et le trouble et l'effroi ,
Noir châtiment d'un plus noir artifice .
Mais qu'ai-je fait ? et pourquoi de nos Dieux
Contre elle , helas ! implorer la justice ?
Ah ! si plutôt sur ces bords dangereux
Un même sort nous réunit tous deux ,
Divinité propice aux malheureux ,
Prête l'oreille au cri de ma souffrance ,
N'accable point de maux trop rigoureux
Celle que j'aime , et suspends ma vengeance .
Oui , je l'adore ; à mes yeux attendris
Un songe heureux la reproduit sans cesse.
Oui , je l'adore ; une brûlante ivresse
Jusqu'à la fin troublera mes esprits ;
Jusqu'à la fiu , de ses charmes épris ,
On me verra , fidèle à ma promesse ,
Et dédaignant toute autre enchanteresse ,
De son noin seul embellir mes écrits .
O ma Néris ! lorsque la dernière heure
M'appellera dans la sombre demeure ,
Puissé-je , hélas ! dans ces tristes momens ,
Contre mon sein , d'une main défaillante ,
Presser ton sein ! puisse ma voix mourante
Te consoler de tes égaremens !
Tu me plaindras ( 1 ) : sur ma couche penchée ,
Sur ton ami la paupière attachée ,
Je te verrai maudire tes attraits :
Je jouirai du moins de tes regrets .
Tu me plaindras ; la jeunesse attendrie
Sur mon tombeau viendra jeter des fleurs ;
ô Néris ! par de vaines douleurs
Mais ,
Que ta beauté ne soit jamais flétrie.
Quand ses chagrins , quand tes longues rigueurs
A ton amant ont arraché la vie ,
Il n'est plus temps de répandre des pleurs .
(1 ) Flebis et arsuro , etc. (TIBULle . )
1
ENIGME - LOGOGRIPHE .
Nous servons à prouver , lecteur ,
Que les enfans d'une même famille
N'ont pas les mêmes goûts . Nous sommes frère et soeur
Celle-ci , quand d'Aï le doux nectar petille ,
Dans les banquets aime à se présenter
Chacun alors s'empresse à la fêter ,
Et c'est à qui l'aura ; mais son lugubre frère
:
Est d'une humeur absolument contraire ;
Eternel Heraclite , on le voit dans le deuil
Sans relâche des morts escorter le cercueil.
Telle qu'une coquette ,
Toujours l'aimable soeur
Doit porter sur son coeur
Une petite aigrette.
Le frère sur le sien reçoit un double trait
Pouvant lui servir de bonnet.
Différens dans leurs goûts , differens dans leur forme ,
L'un est sec , maigre , noir , d'une longueur énorme ;
L'autre blonde , grassette , offre dans sa rondeur
A bien des partisans un repas séducteur.
V. B. ( d'Agen. )
CHARADE.
Chez les Turcs , le premier , officier d'importance ,
A la porte toujours fait bonne contenance.
Ainsi qu'Hector , l'iufortuné second ,
Ayant trouvé la mort au siége d'llion ,
Sur le fatal bücher , par les soins d'Apollon
En oiseau fut change! La graudeur , la puissance ,
Contre les traits du sort ne sont point un abri :
L'entier en fit la dure expérience :
Il fut malheureux père et malheureux mari.
Il venait de venger une épouse ravie ;
La sienne en sa maison , ô noire perfidie !
Par le fer d'un amant lui fit perdre la vie.
Par le même.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe , et de la Charade
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est Trait , dans toutes ses acceptions.
Le mot de la Charade est Déplaisir.
Le mot du Logogriple est Ilion.
SEPTEMBRE 1815. 89
NOUVELLE DES SCIENCES ET DES ARTS .
On annonce l'organisation prochaine d'un établissement
libéral d'une haute importance , qui aura pour titre :
Association universelle pour le progrès des sciences , des
lettres et des arts , de la legislat on , de la jurisprudence et
de l'industrie française . Le projet en a été conçu par
M. Lefebvre , jurisconsulte qui , en 1800 , a élevé l'Université
de jurisprudence ; institution qui a rendu de
grands services à la société , et qui a mérité l'honneur
d'être conservée et sanctionnée par une loi du 13 mars
1805.
Le nouvel établissement projeté aura up intérêt plus
grand encore que celui dont nous venons de parler. 11
embrassera toutes les parties des sciences et des arts . Son
but priucipal sera d'encourager les hommes de lettres ,
les savans , les artistes , et de leur fournir les moyens pécuniaires
pour parvenir à réaliser leurs utiles conceptions
ou leurs importans travaux. Pour cet effet , il sera créé
trois mille actions de 1000 francs chacune , dont le capital
et les intérêts seront garantis par des immeubles.
Des riches propriétaires se sont réunis au fondateur de
ce nouvel établissement , pour en assurer l'exécution . Nous
ferons connaître le programme aussitôt qu'il paraîtra. Les
capitalistes qui voudront prendre des intérêts dans cette
entreprise , et dans laquelle ils pourront être employ.s ,
s'adresseront au fondateur de l'établissement , rue Neuve-
St.-Augustin , n° . 3.
MERCURIALE.
1
JOURNAL DES DÉBATS . Si dans le numéro du 7 septembre
on est condamné à lire les lourdes plaisanteries
de M. C. sur Cristophe Colomb , on y trouve par compensation
le troisième article de M. Hoffman sur Mile, Le
Normand. Ce dernier, qui est peut être le plus sage comme
le plus spirituel des journalistes , puisqu'il ne s'est jamais
mêlé de politique , est le seul rédacteur du Journal des
Débats qui se fasse lire avec plaisir. On pourrait le comparer
à Talma jouant au milieu des doublures .
10 septembre. On remarque aujourd'hui dans le feuilleton
les mots suivans : « J'en donne avec impartialité
» le triste et douloureux résultat. » Vous croyez peut être
qu'il s'agit de quelque procès ou de quelque événement
malheureux , rien de tout cela ; il est question des débuts
de M. Saint- Eugène au Théâtre Français . C'est le spirituel
M. C. qui parle ; il dit dans le même article que pour
paraître sur la scène ilfaut être porté sur les ailes du talent.
Si pour écrire dans un journal il fallait être porté sur les
mêmes ailes , M. C. risquerait fort d'avoir le destin d'Icare.
13 septembre. Voulez -vous de la politesse et du bon
ton lisez cette phrase de M. Boutard : « Moi je leur
soutiens ( aux auteurs ) que nous n'avons nulle obligation
envers les éditeurs , à qui les Petites Affiches sont
ouvertes , pour annoncer et vanter s'ils veulent , à tant la
ligne , leur marchandise. » Voulez - vous une jolie chute
de phrase ? « Nous sommes , avant tout , obligés de ne
pas induire le public en erreur sur le mérite des choses
qu'on leur propose par notre organe d'acheter. » On n'exige
pas de vous , M. Boutard , que pour parler de peinture
et de gravure vous sachiez peindre et graver , mais qu'au
moins vous sachiez écrire.
JOURNAL GENERAL . 8 septembre. - Un grenadier de la
10. légion , fait aujourd'hui l'apologie de l'adresse indécente
présentée au Roi par quelques gardes nationaux ,
SEPTEMBRE 1815 . 91
et qui a excité l'indignation générale . Cette adresse a
paru sans signature , et l'article qui la justifie n'en porte.
pas non plus. Mais malgré les précautions que M. le
grenadier de la 10. légion prend pour se cacher , à son
style , à cet esprit de haine et de vengeance qui l'anime ,
à ce ton qui trahit les Jacobins blancs , ne reconnait- on
pas ce jeune adepte de l'obscurantisme , qui signe quelquefois
Ch . Durosoir?
11 septembre. Voilà le second article que le Journal
Général consacre à dissiper les craintes qu'inspire le
choix de certains députés. Mais si ces messieurs sont
aussi constitutionnels qu'il le prétend , à quoi bon chercher
à le prouver tant de fois ? si au contraire ils ne le
sont pas , quel est le but du Journal Guéral , en nous
donnant d'eux une idée qu'ils doivent démentir ? Le même
numéro renferme l'éloge de l'humanité des Cosaques .
La Gazette de Pétersbourg fera bientôt l'uloge des chouans
et des fédérés.
-
- 12 septembre. Daus un article de M. R. M. , on trouve
cette phrase : « Le Roi nous garantit toutes les libertés
désirables , et l'on irait s'imaginer qu'un jour il roclamera
la tyrannie ! » Personne , sans doute , n'ira jamais
s'imaginer cela , mais on craint que les zélés Jacobins
blancs ne s'opposent aux vues bienfais ntes de ouis XVIII,
14 septembre. M. Mathieu , ex -employé d'artillerie ,
comme il se qualifie lui-même fort el gamment , pour
rassurer contre le choix des officiers de la garde royale
qui doivent être nommés par les colonels , fait le raisonnement
suivant : « Craindrait on que MM. les colonels
ne jetassent les yeux sur des sujets trop essentiellement
attachés au Roi ? blâmerait on dans la garde royale ce
qu'on admirait dans celle de l'ex- empereur ? » Sachez ,
M. Mathieu , qu'on n'a jamais admiré le despotisme militaire
que Bonaparte a fait peser sur nous . Il est bon aussi
de vous apprendre , M. Mathieu , qu'on ne dit pas plus
fanatique d'une personne , qu'on ne dit ex- employé d'artillerie.
JOURNAL DE PARIS . « Quel homme que ce Cristophe
Colomb , qui devina , qui créa , j'aime à parler ainsi , un
nouveau monde , etc. » Ces paroles sont tirées d'un article
de M. Martainville sur Cristophe Colomb . Si ce rédacteur
aime à parler ainsi , ses lecteurs n'aiment guère à l'entendre
ten'r ce langage.
10 septembre. M. C. fait aujourd'hui parler l'ex-roi
de Naples d'une manière assez plaisante . Joachim raconte
92 MERCURE DE FRANCE .
lui - même sa catastrophe à un ancien camarade de collége :
c'est sans doute pour plus de vérité , que M. C. faisant
parler un ex- roi , fils d'un aubergiste , lui prête un langage
parfois trivial .
QUOTIDIENNE. « Si j'avais été haptisé sous d'aussi fu..
nestes auspices , dit le rédacteur de la Quotidienne , en
parlant d'un jeune licencié qui s'appelle Brutus , si surtout
mon nom prononcé rappelait l'affreuse époque de 93 ,
mon premier soin serait de demander à être autorisé légalement
à quitter un nom si malencontreux . » D'après cela ,
il est clair que la Quotidienne va se débaptiser ; car quelle
feuille a plus souvent qu'elle rappelé l'époque affreuse de
93 , et toutes les horreurs de la révolution ?
10 septembre. Aujourd'hui la Quotidienne nous apprend
qu'il y a trois sortes de calomnies , qu'elle caraciérise
de la manière la plus lumineuse . En fait de calomnie ,
on peut s'en rapporter à cette feuille , elle s'y connaît.
12 septembre. Dans le numéro de ce jour , on parle
de certaines réformes politiques qu'on fait sonner bien
haut , et qui laissent toujours les choses dans le même état.
Si ces réformes ont jusqu'ici laissé les choses dans le même
état , c'est qu'elles ont eté mêlées d'abus et d'excès , et
voilà pourquoi la révolution n'est pas encore terminée ;
elle ne le sera que lorsqu'on aura sauvé la Charte Constitutionnelle
des attaques que veulent lui livrer les jacobins
blancs .
14 septembre. M. Alissan de Chazet se fait aujourd'hui
cette question : Quel est l'auteur qui n'a jamais été sifflé ?
et il répond : Celui qui n'a jamais donné de pièces . Eh !
M. de Chazet , vous nous en avez donné plus d'une !
GAZETTE DE FRANCE . 9 septembre. Le Retour de
Jeunesse n'en a pas eu pour le public. » Est- ce Trissotin
ou Potier qui parle ? Non , c'est le souffieur émérite qui
aurait bien besoin de se faire souffler ses articles par quel
qu'un de plus habile que lui.
-
MEMORIAL RELIGIEUX . -Voulez -vous voir le fanatisme
de la ligue prêché en style digue de Marat et de Robespierre
? lisez l'article du Mémorial religieux du 14 septembre
sur les déguisemens de la philosophie . On y tient
un langage si forcené , que la police a fait supprimer cinq
à six lignes de la péroraison . Voilà de ces occasions où
I'on'serait presque tenté de bénir la censure.
Depuis la révolution on se plaint du néologisme et de
la quantité de mots nonveaux introduits dans notre langue
: nous sommes forcés de nous plaindre du contraire ;
SEPTEMBRE 1815. 93
nous regretons avec amertume une infinité de phrases entièrement
supprimées dans les livres et dans les conversa
tions de toutes les classes de la societé , comme par exemple
celles - ci Cela ne me regarde pas , je ne suis pas capable
de décider de cela ; je ne puis avoir d'opinion à cet
égard , je ne sais ; je n'y ai pas réfléchi .
il est curieux de voir des femmes même , s'extasier ,
se passionner , se mettre en fureur , à propos de politique
; mais nous avons acheté bien cher cette grande
science qui nous tient lieu de toutes les autres . Elle a
fait tomber en décadence les études de la jeunesse , et
la littérature ; elle nous a privés du repos et de tous les
agrémens de la société . Autrefois la seule pudeur faisait
rougir les femmes ; depuis long- temps elles ne rougissent
plus que de dépit et de colère , ce qui leur sied
beaucoup moins . Dans le siècle dernier , encore, on citait
les Françaises comme les modèles de l'élégance et då bon
goût ; elles faisaient le charme de la société par un mélange
piquant de douceur , de gaieté , de 1aison , de grâces et de
légèreté dans la conversation . Aujourd'hui , presque généralement
, elles dédaignent , pour de bizarres prétentions,
tous leurs moyens de plaire et de charmer. Les
jeunes gens alors savaient écouter et se taire ; ils pensaient
que le plus grand ridicule, à leur âge , est d'avoir
un ton tranchant et de manquer d'égards et de déférence
pour ceux qui sont depuis long-temps dans le monde . Les
discussions politiques agitent et divisent les esprits dans
les boutiques , dans les cabarets , dans les cuisines , dans
les antichambres , ainsi que dans les colléges et dans
les salons . Enfin , on trouvait jadis les plus agréables délassemens
dans la société et dans la conversation ; on n'y
trouve plus aujourd'hui que de l'aigreur, on n'y entend plus
que des disputes et d'assommantes dissertatious philasophiques
et politiques , composées de lieux communs rebattus
, réfutés , soutenus des millions de fois depuis vingtcinq
ans.. Au milieu des plus grands événemens et des
plus terribles secousses , la curiosité s'éteint, parce qu'il
n'y a plus d'étonnement ; on s'attend à tout , on est familiarisé
avec les prodiges de tout genre , et l'ennui dévore
, malgré les craintes , l'effroi , les inimitiés , qui
sembleraient devoir du moins en préserver . L'effervescence
est sans chaleur ; les baines ne sont que de l'obstination
; la déraison privée d'illusions , et par conséquent
d'enthousiasme , n'est qu'un reste de mauvaise habitude ;
il y a , non de la véhémeuce , mais de la routine et du
94 MERCURE DE FRANCE .
mal - entendu , dans toutes les extravagances que l'on dit et
que l'on fait : l'exaltation est usée et l'agitation sans but.
- Reverrons nous encore en France cette urbanité , ces
mous douces , cet esprit social qui faisaient jadis nos
délices ? Oui , sans doute , quand chacun ne s'occupera
que de ce qui le concerae. Quand ces vieilles locutions ,
bannies depuis si long temps du langage francais , reprendront
leur ancienne vogue. Lorsqu'on entendra , dans
toutes les classes , les femmes , les jeunes gens et les enfans
, répéter à propos ces phrases gauloises : Cela ne me
regarde pas ; je ne suis pas en état de décider cela , etc. etc.
La société reprendra tout le charme qu'elle avait autrefois
; on n'eutendra plus de disputes , on causera on aura
de l'esprit et de la gaité , on s'amusera . On reverra des
femmes remplies de douceur et de grace , des jeunes gens
aimables , des enfans qui deviendront des hommes sensés.
Il n'y aura plus de guerres civiles dans les maisons , la
paix sera dans toutes les familles comme dans toute l'Europe.
Tels sont les effets heureux de ces phrases magiques.
Oh ! quand les entendronsu - nous ?....
"
M. Cubières- Palmezaux- Dorat , vient de donner aux
amateurs la 2º . édition de son Art du Quatrain, suivi d'une
collection de quatrains de sa composition ; mais le malin
n'a pas publié tous ceux qu'il a faits . En voici un que
nous lui avons entendu réciter et qu'il nous a dit être
de lui :
Vers pour mettre au bas d'un portrait.
C'et l'auteur fameux des ana ;
Il fut à l'abri de l'envie :
En faisant l'Asiniana
Il fit l'histoire de sa vie .
- Le Mémorial religieux et l'Ami de la Religion sont en
guerre . Les dévots rédacteurs de ces deux feuilles ignorées
se prodiguent les injures d'une manière tout -à- fait profane.
Tant de fiel entre - t-il dans l'ame des dévots ?
-On dit qu'un poète , éditeur de plusieurs almanachs
chantans , à la faveur desquels il glisse innocemment ses
pièces fugitives , a proposé au rédacteur du pius ancien
des journaux de lui fournir tous les quinze jours , pour
paraitre sons conséquence , un article en prose sous le
titre de l'Ermite de Pantin. L'illustre poète promet de
vivre une bonne couple d'années , sans avoir besoin d'inSEPTEMBRE
1815. 95
viter ses lecteurs à son enterrement , ce qui , nous le supposons
, signifie qu'il vivra plus long- temps que feu l'aimable
et spirituel Ermite de la Chaussée d'Antin .
-Un amateur de pièces rares est à la recherche des
lettres autographes d'un prélat diplomate qui , avant d'avoir
cédé son archevêché pour une rente de 12,000 fr. ,
signait ses épîtres : De P... , Aumônier du dieu Mars .
-
Deux des auteurs fournisseurs les plus recommandables
du théâtre de Brunet viennent d'interrompre leurs
travaux dramatiques , pour s'occuper d'une compilation
de faits et d'anecdotes militaires . L'un des deux écrivains
, qui sait le latin , a fourni l'épigraphe du nouvel
ouvrage :
Parisides musa , paulò majora canamus .
-M. Reys répand avec profusion un prospectus , dont
nous allons transcrire les premières lignes pour donner
un échantillon de son style .
Echantillon des Correspondances de Reys , le Véridique
, soumis au Roi de France , aux Souverains de
l'Europe et à la Nation Française .
Cet Echantillon , qui embrasse toutes les questions
majeures et tous les grands intérêts politiques du moment
qui a eu l'estime , le certificat et le sceau du gouvernement
Hollandais ou des Pays Bas , en tout ce qui lui en
fut connu ; et qui aura , l'auteur l'espère , l'assentiment
pour le surplus de tout ce que Paris renferme de sages
en ce mois d'août 1815 , se vend , au compte de cet auteur
, 5 fr .
Au café Bona , rue Dauphine , nº . 37. ›>>
CORRESPONDANCE .
A Monsieur le Rédacteur du Mercure .
Monsieur ,
On vient de distribuer les prix dans ma pension Je me
flattais d'obtenir le prix d'orthogra ; he , ayant toujours été
le premier de ma classe pendant l'année . Cependant je
n'ai eu que l'accessit pour avoir écrit le mot Roy par un y.
J'ai eu beau dire à mon professeur que sur les écuries du
Roy, du côté de la rue Saint Thomas -du- l ouvre , Roy est
écrit par un y ; j'ai eu beau lui représenter que Messieurs
les gentilshommes , intendans des bâtimens royaux , vivant
à la cour , où la langue française se parle dans toute
96 MERCURE
DE FRANCE
.
sa pureté , n'ont pu faire mettre des inscriptions vicieuses
sur des édifices publics ; j'ai vainement ajouté que cette
manière d'écrire Roy paraissait la plus moderne , puisque
cette inscription avait été mise au mois de juillet
dernier , mon professeur m'a répondu que cette ortho
graphe était surannée , et qu'il serait aussi ridicule d'écrire
ainsi que de porter aujourd'hui les costumes gothiques
du douzième siècle . Dans ce cas , il est fort désagréable
pour moi , Monsieur , d'avoir été induit en erreur par l'inscription
de la rue Saint Thomas - du - Louvre , et d'avoir
manqué le prix , en me conformant à cette orthographe .
Je le mets sur la conscience de Messieurs les intendans
des bâtimens royaux. Cependant , comme j'ai de la peine
à croire que des gentilshommes fassent des fautes d'orthographe
, permettez-moi , Monsieur , de vous consulter
sur ce point , je m'en rapporterai à votre décision.
J'ai l'honneur d'être votre très - humble serviteur ,
SIMPLET , Elève de cinquième.
L'orthographe dont parle M. Simplet , est à la vérité
un peu surannée ; mais c'est précisément a cause de cela
qu'il faut la préférer. Tout ce qui est ancien est bon par
cela seul que c'est ancien.
A VIS .
Le prix de la souscription au MERCURE DE FRANCE est
de 5 fr. pour un mois , 14 fr . pour trois mois , 27 fr. pour
six mois mois , et 50 fr. pour l'année.
On ne peut souscrire que du premier de chaque mois .
-En cas de réclamation , on est prié de joindre une
des dernières adresses imprimées , ou d'indiquer le
numéro de la quitt nce .
Les souscriptions , lettres , livres , gravures , etc. ,
doivent être aires és , franc de port , au directeur du
Mercure de France , rue Mazarine , nº . 3o .
annonce ne sera faite avant que cette formalité n'ait été
observée .
- Aucune
De l'Imprimerie de GUEFFIER , rue Guénégaud .
MERCURE
DE
FRANCE .
RO
TABLEAU
POLITIQUE.
FRANCE.
Nous touchons à une époque solennelle et très- importante.
La représentation nationale va être assemblée ; à
elle appartiendra d'affermir le repos que toute la France
invoque , ou de rendre une action funeste aux causes de
trouble et de fermentation.
On ne doit pas s'yméprendre. La révolution, qui ne peut
plus être vaincue , qui même , dès son principe , ne pouvait
point être arrêtée , sollicite vivement aujourd'hui
d'être terminée , et elle declare hautement , par la voix
de l'expérience , que si l'on voulait encore la faire revenir
en arrière , elle marcherait de nouveau par secousses
impétueuses , elle briserait ses barrières plutôt que
reculer.
Quel a été le but de la révolution ? quel peut être son
terme ?
l'établissement authentique de l'égalité des droits ,
l'exercice régulier de la liberté politique . Cette égalité ,
cette liberte ne peuvent exister et se maintenir que sous
la tutelle d'un
gouvernement
monarchique , car elles
exigent , dans l'ensemble de l'Etat , gradation et subordination,
Or , toate gradation sociale , ainsi que toute
subordination , conduisent
nécessairement à un chef suprême
et inamovible .
Les républiques ont le cercle pour image ; aussi leur
1
7
98
MERCURE
DE
FRANCE
.
mobilité est extrême. L'Etat monarchique est figuré par
la pyramide ; c'est aussi le seul qui ait de la fixité.
L'ancien gouvernement de la France était un véritable
édifice monarchique ; les rangs et les classes y formaient
une gradation et une subordination terminées et protégées
par un chef suprême , inamovible .
Pourquoi donc ne pas le rétablir ? parce que cela n'est
pas possible. La gradation , la subordination par rangs
et par classes sont favorables sans doute à la tranquillité
publique , mais elles sont gênantes pour le mouvemeut
social. Or les nations , à une certaine époque de`
leur existence , sont animées d'un mouvement universel
qui tend à l'exhaussement de tous les hommes ,
à l'infusion réciproque de toutes les professions , de toutes
les conditions . Un tel mouvement efface les démarcation
sociales , ou , lorsqu'on veut l'en empêcher , il les
renverse. L'esprit des institutions politiques doit donc se
conformer à ses résultats inévitables. La différence de
mérite personnel , de talens , d'éducation et de fortune,
sont les seules différences que la forme du gouvernement
puisse saisir et consacrer.
Ainsi l'Etat monarchique , dans les nations d'une civilisation
avancée , ne peut plus se passer de corps populaires
, représentatifs du mérite personnel , des talens ,
de l'éducation et de la propriété . Sans l'institution de tels
corps , la gradation politique dans le gouvernement
serait impossible ; par conséquent le gouvernement ne
pourrait être que despotique. Il est essentiel de se bien
convaincre , et pour cette raison nous croyons devoir
le dire encore , que chez les nations très - avancées en civilisation
, les gradations de rangs et de classes sont devenues
d'une impossibilité absolue. Une révolution générale
ne s'est commencée en France , il y a vingt- six ans ,
que parce que cette époque d'une civilisation très - avancée
était arrivée et même depuis long- temps .
Allons maintenant au - devant d'observations ou de voeux
l'on
que peut supposer , que l'on peut même défendre et
justifier.
Si les anciennes gradations politiques ne peuvent plas
être rétablies , et si leur chûte , désormais sans retour ,
réduit essentiellement le gouvernement français à la forme
despotique , pourquoi s'en effrayer ? Le gouvernement représentatif
n'offre- t-il pas plus de sujets d'inquiétude ?
Sans doute , il faut se garder de confondre le despotisme
et la tyrannie , il faut même reconnaitre qu'il n'y
SEPTEMBRE 1815.
99
aurait rien, momentanément, que d'heurenx et de salutaire .
dans l'autorité absolue d'un homme dont les intentions
seraient sages et paternelles , dont les lumières seraient
étendues , dont les opinions sur - tout seraient conformes
à celles de son siècle . Sous le règne d'un tel souverain',
et tous les Français verront ici celui que cette définition
désigne , l'égalité des droits et la liberté politique
s'établiraient doucement et sans résistance , le mouvement
imprimé par l'état - général des moeurs et des esprits
serait toujours secondé par l'administration pu
blique . L'esprit humain , libre d'inquiétude , se détacherait
des discussions politiques ; il se livrerait de nouveau aux
Occupations fournies par les sciences et les beaux- arts ;
la société humaine reprendrait de l'éclat et du charme.
Mais ce charme et cet éclat auraient- ils de la permanence
? C'est ce que l'on ne pourrait point espérer. Que
d'accidens pourraient frapper ce Roi paternel et citoyen !
Toute la puissance étant concentrée dans sa personne ,
que d'attentats pourraient être excités par la facilité de
renverser d'un seul coup toute la puissance ! Pour garantir
une existence si nécessaire au bonheur du peuple , il
faudrait qu'un tel Souverain , toujours jeune , toujours
vigilant , toujours extrêmement actif, constituât , pour
la défense de l'Etat et du trône , un pouvoir très -ferme et
très obéissant , disons le mot , un pouvoir militaire. If
faudrait de plus que le Souverain lui - même eût assez de
qualités guerrières pour pénétrer son armée de cette
opinion , qu'il n'est point , dans l'Etat , un général plus
brave et plus habile.
Et dans la vieillesse de cet homme , et à sa mort , que
deviendrait le gouvernement ? que deviendrait le peuple ?
La proie de fambition la plus discordante et la plus
funeste , de l'ambition des soldats.
Il n'est donc plus en France que la forme constitutionnelle
et représentative , qui puisse y conserver la monarchie
; elle seule peut seconder le mouvement social , en
fournissant à chaque homme l'occasión ou l'espoir de
prendre la place qu'il sent lui être convenable. Sans doute
toutes les espérances ne sont point légitimes , et d'un
ensemble d'efforts il ne peut résulter que plus ou moins
d'agitation . Mais cet ensemble d'efforts existe ; il ne peut
plus être comprimé ; la prudence exige qu'on lui fournisse
un emploi et un régulateur. Le gouvernement constitus
tionnel qui , par la réunion du mode royal , du mode
aristocratique et du mode républicain , embrasse les
535718
100 MERCURE DE FRANCE.
་
qu'ils
besoins politiques de tous les hommes , et répond aux voeux
' ils forment dans toutes les conditions , peut seul
donner au mouvement général la régularité dont il est
susceptible , ou du moins l'enfermer dans des limites encore
sociales et paisibles . L'essentiel est de combiner , le mieux
possible , dans la constitution , ces trois modes d'action
publique.
A cet égard , nous avouerous avec franchise que nous
avons un moment partagé les inquiétudes de ceux qui ont
aperçu, parmi les députés, un trop grand nombre d'hommes
appartenant aux anciennes classes , et pouvant en avoir
trop conservé les habitudes et les opinions. Il est en effet
vraisemblable que les élections se sont faites , non sous le
joug d'une oppression directe , mais sous l'influence prononcée
, quoique indirecte , des derniers événemens et de
l'esprit de réaction . Plus retardées , ces élections eussent été
plus réellement libres ; car l'esprit de réaction , cet esprit
si sanglant , si injuste et si funeste , tombe tous les jours
devant les réclamations de la raison publique , et par la
sagesse du gouvernement. Cet effet salutaire s'étendra
sans doute jusques sur les intentions des députés qui ont
dù leur nomination à une éxagération de royalisme. Espéróns
, pour le repos de la France , qu'ils seront ramenés
vers la modération de sentimens et d'idées , par l'impulsion
générale et par l'exemple du Roi.
La convocation des Chambres , fixée au 25 de ce mois ,
n'ayant éprouvé aucun des retards que la vérification des
pouvoirs , ou d'autres circonstances , pouvaient faire attendre
, on peut penser que l'un des premiers objets de
cette convocation est la communication officielle de nos
rapports actuels avec les puissances alliées . La paix , qui
est si vivement dans tous les désirs , semble s'approcher
de nos espérances. On en conjecture les principales conditions
; on se promet l'intégrité du territoire ; on doute
peu que la revue de Champagne ait été pour les russes une
revue de départ . Il est naturel qu'ils se retirent les premiers
, leur patrie est plus éloignée que celle des autres
alliés .
EXTÉRIEUR.
Les troubles , en Turquie , prennent tous les jours un
caractère plus grave. Le gouvernement emploie des
moyens extraordinaires , afin de rétablir par la force
l'ordre et la tranquillité. Il méuage d'ailleurs ses alliés ; il
SEPTEMBRE 1815.
favorise leur commerce . Le Grand - Seigneur a intimé aux
gouvernemens Africains , de respecter le pavillon autrichien
sur les vaisseaux marchands. Cet ordre , en ce moment
, s'exécute avec fidélité .
L'Empereur d'Autriche , qui a étendu sa puissance par
la politique de son cabinet et la valeur de ses armées ,
vient de saisir une occasion de l'étendre aussi par la générosité
. Il a accordé un asile dans ses Etats an Roi Joachim
; c'est le nom qu'il donne encore à l'homme célèbre
qu'il a renversé du trône de Naples ; il honore le vaincu ,
il montre ainsi qu'il apprécie ses propres victoires . Il lui
laisse la liberté de choisir pour résidence une ville de la
Bohême , de la Moravie ou de la haute Autriche . Si
même le Roi Joachim préfère demeurer à la campagne ,
l'Empereur d'Autriche n'y mettra point obstacle ; le Roi
Joachim s'engagera seulement , sur sa parole d'honneur,
en présence de Leurs Majestés Impériales , à ne point
quitter les domaines de l'Empereur d'Autriche sans le
consentement exprès de Sa Majesté. Sa manière de vivre
ne sera que celle d'un simple particulier , et il se soumettra
aux lois en vigueur dans les Etats autrichiens .
Le Roi Joachim trouvera cet asile d'autant plus doux ,'
et cette tranquillité d'autant plus heureuse , qu'il vient
d'échapper à d'extrêmes dangers . S'étant cru obligé de
se jeter en mer sur un léger bateau , il était sur le point ,
le 23 août , de faire naufrage , lorsqu'il fut rencontré
par une felouque corse qui répondit à ses cris de détresse
, et le recueillit ainsi que les trois personnes qui
n'avaient pas voulu l'abandonner. Il fut conduit à Bas--
tia , où il ne put garder l'incognito , et où il fut mis en
surveillance.
L'Espagne revient à l'inquisition , aux Jésuites , à ses
aneiennes institutions. Puisque le Roi a pu les établir ,
c'est une preuve qu'elles sont encore soutenues par les
opinions et les moeurs générales , que par conséquent
elles sont encore bonnes pour l'Espagne. Le Saint-
Office va s'occuper d'extirper les erreurs ou hérésies qui
auraient pu être semées par les différentes nations dont
les armées ont occupé le territoire espagnol . Pour cet
effet , c'est sur- tout la confession qui sera mise en oeuvre.
La confession est donc encore en Espagne d'un usage
très-répandu . En même temps les Jésuites rétablis dans
toutes leurs fonctions , leurs propriétés et leurs droits ,
reprendront la direction suprême de l'instruction publi
que. Voilà ce qui serait impossible par-tout ailleurs qu'en
102 MERCURE DE FRANCE.
Espagne ; mais en Espagne même , quels seront les
effets du temps et de ces institutions ? il est aisé de le
prévoir. Si les Jésuites portent à l'instruction publique
le zèle et le talent qu'ils ont montré en France et dans
le reste de l'Europe , ils avanceront en Espagne les connaissances
humaines et le développement de l'esprit. A
un certain terme , ce développement sera devenu raison
, philosophie , exigeance de liberté . Il faudra alors
que le gouvernement l'arrête ou le suive . S'il le sait ,
les Jésuites , l'inquisition , toutes les institutions antiques
et monastiques tomberont doucement et sans secousse :
la révolution nécessaire se fera paisiblement. Si le gouvernement
veut arrêter la révolution nécessaire , s'il veut
la punir, elle le punira de son aveuglement et de son imprudence
; elle se fera impétueusement.
Le système de reédification appliqué en ce moment au
royaume d'Espagne , n'a point, à beaucoup près, le même
succès dans ses provinces américaines . Les indépendans de
Buenos - Ayres paraissent loin de craindre l'expédition
armée qui doit partir de Cadix pour tenter de les soumettre
; ils menacent eux -mêmes de porter leurs armes
jusqu'au Pérou , et ils sont en communication avec la
Nouvelle - Grenade. Il est vraisemblable que dans ces contrées
lointaines , où les institutions féodales et monastiques
de l'ancienne Europe ont été importées , mais non fondées,
T'esprit d'indépendance deviendra bientôt général . Z.
REVUE DES THEATRES .
THEATRE FRANÇAIS.
Débuts de mademoiselle Baptiste , dans Finette , du Dissipateur
, et dans Toinette , du Malade Imaginaire.
Pour dédommager de tous les débuts insignifians qui .
depuis quelques mois , se succèdent avec tant de rapidité
au Théâtre Français, j'avais compté, comme bien d'autres
personnes , sur celui de mademoiselle Baptiste . J'avoue
que son nom seul me paraissait d'un favorable augure ;
déjà je m'applaudissais de n'avoir à remplir qu'une tâche
bien douce ; déjà je me disposais à l'éloge , ce qui me
plait infiniment plus que de verser le blâme , et je me
plaisais à saluer d'avance l'aurore d'un talent que j'aimais
à croire héréditaire ; mais , ô vanité des projets humains !
je n'ai conçu qu'une vaine espérance , du moins j'en ai la
crainte.
Il serait étonnant que mademoiselle Baptiste manquât
d'intelligence , c'est une qualité de famille : aussi n'est - ce
point par la qu'elle pêche. Sa taille est avantageuse , mais
elle n'a point d'à-plomb. Vous me direz qu'elle peut eu
acquérir. Sa physionomie est sans cxpression et d'un froid
qui vous glace ; elle a cela de commun avec beaucoup
d'acteurs qui jouissent d'une grande réputation . Sa voix
est sourde , et ce qui est bon en musique , et mauvais en
comédie , c'est un véritable contralto ; elle n'a point de
mordant : enfin , s'il faut que je le dise ; mademoiselle
Baptiste m'a paru une copie fidèle de mademoiselle Devienn:;
mêmes gestes , mêmes intentions , rien n'a été
oublié , voir même le grasseiement de l'aimable actrice
qui , depuis la mort trop prématurée de mademoiselle
Joly , a tenu en chef l'emploi des soubrettes à la comédie
française.
La débutante a été très - applaudie au cinquième acte ,
lorsqu'elle fait le récit de la manière dont Julie vient de
ruiner Cléon au jeu ; mais je la prie de ne pas trop se
faire illusion à ce sujet ; c'est véritablement ce qu'on ap
104 MERCURE DE FRANCE .
-
pelle le Pont-aux- Anes , et il n'est point de jeune personne
qui , ayant entendu réciter ce morceau quinze à
vingt fois à son maître ou à sa maîtresse , ne s'en acquitte
très-bien . D'ailleurs , c'est là particulièrement que je
croyais entendre Mile . Devienne ; ou je me trompe fort ,
ou Mile. Baptiste a reçu des leçons de cette aimable soubrette
, qu'elle les mette à profit , j'y consens , mais qu'elle
veuille bien se souvenir qu'une copie , quelque parfaite
qu'elle soit , n'a jamais valu le moindre original , fat-il
pétri de défauts ?
Cette représentation qui a été très - longue et très- froide ,
ne nous a rien offert de remarquable que Baptiste aîné
dans le rôle du Guéret, et Baptiste cadet , qui , après avoir
joué l'Avare du Dissipateur , a représenté le Malade imaginaire.
C'est , comme on voit , une assez bonne fortune.
Fleury a joué le Dissipateur. Toutes les fois qu'il se charge
de rôles aussi fatigans , le public a l'air de craindre qu'il
n'arrive malheur à cet acteur estimable . On se souvient
d'ailleurs avec plaisir de la grâce avec laquelle il jouait le
Marquis dans la même pièce. C'est Armand qui lui a succédé
; Armand a un habit magnifique , il pirouette à merveille
; c'est seulement dommage qu'on n'entende pas ce
qu'il dit . Mile Leverd a pleurniché Julie d'un bout à
l'autre. C'est singulier comme depuis quelque temps cette
jolie actrice se néglige ; aurait - elle sa montagne en tête,
et son début dans Adolphe et Clara , l'inquiéterait - il à
ce point ? Thénard est très -bien placé dans Pasquin ;
c'est un rôle froid qui convient parfaitement à son genre
de talent.
THEATRE DE L'OPÉRA - COMIQUE.
Première représentation des Noces de Gamache , opéracomique
en trois actes.
Voulez-vous réussir sur l'un des théâtres du boulevard ,
prenez le premier roman venu , fût-ce un de ceux de la
nombreuse collection de l'inépuisable M. Ducray- Duminil,
pillez-en les situations les plus niaises ou les plus exagérées
, et vous aurez l'honneur de figurer sur le catalogue
des illustres auteurs qui , depuis quinze u vingt ans ,
out si efficacement concouru à la decadence du goût et à
la chute de l'art dramatique.
Ambitionnez -vous , au contraire , une gloire qui , pour
être moins lucrative , n'en est que plus solide et plus durable
? destinez -vous , en un mot , vos ouvrages à l'un de
SEPTEMBRE 1815. 105
nos quatre grands théâtres ? évitez avec soin de puiser vos
sujets dans un roman , quelque fameux qu'il soit . Je conviens
qu'il est bien doux de trouver un plan tout tracé ,
des situations indiquées ou même développées , des caractères
en opposition qu'il ne s'agit plus que de mettre en
jeu ; mais si vous voulez savoir à quoi se réduisent ces
trompeurs avantages , consultez l'expérience , elle vous.
apprendra , par d'éclatans revers , qu'un auteur dramatique
ne va pas bien loin quand il compte , pour s'élever , sur
les échasses d'un romancier.
M. Lemercier dont , quoi qu'il fasse , on n'oubliera jamais
l'Agamemnon , n'a- t- il pas mis en comédie Clarisse
Harlowe sous le titre de Lovelace ; quel fruit en a- t - il retiré
? une chûte .
"
Madame de *** si je ne me trompe , n'a-t - elle pas
fait représenter sur la scène française l'Emile de Rousseau
, sous le titre de J.-J. dans l'ile de St -Pierre ? L'ouvrage
n'était composé que de Centons de l'écrivain de Genève
; c'était Molé , c'était l'élite des acteurs français , qui
jouaient dans la pièce qu'en est - il cependant résulté ?
une chûte .
M. Bellin , auteur de la jolie petite comédie de la Cloison,
n'a-t-il pas fait siffler , sous la forme d'un drame , l'intéressant
roman de Mme. Cottin , Amélie Mansfield ?
De toutes les pièces composées sur la Nouvelle-Héloïse
ou Werther , pouvez -vous m'en citer une seule qui ait
mérité de rester au répertoire ? Si Tom Jones à Londres ,
si Fellamar ont été moins malheureux que les Ouvrages
que je viens de vous nommer , et auxquels j'en aurais pu
ajouter quelques autres , qu'est - ce , je vous prie , en comparaison
du chef- d'oeuvre de Fielding ? et même que
serait la réputation de Desforges , sans la Femme Jalouse?
Mais tandis que j'adresse aux auteurs , sur le choix des matériaux
dont ils doivent former leur sujet , des conseils qui
ne seront pas plus écoutés que tant d'autres qui valaient
mieux , voici encore un roman mis en pièce , et qui vient
d'éprouver la vérité de ma doctrine. J'ai à rendre compte
des Noces de Gamache , et je crois , dans ce que je viens
de dire , ne m'être pas trop écarté de mon sujet .
On voudra bien me dispenser de donner l'analyse de
cette pièce ; Don Quichotte est dans toutes les bibliothèques;
l'épisode des amours de Basile et de Quitterie est
resté gravé dans toutes les mémoires ; qu'il me suffise de
dire que l'auteur s'en est très - peu éloigné. Tous les efforts
de sa rare imaginative se bornent à avoir introduit dans
106 MERCURE DE FRANCE.
sa pièce le Barbier Perès , celui à qui Don Quichotte
enlevé l'armet de Mambrin , d'en avoir fait l'intendant
du riche et niais Gamache , de faire combattre ce même
Gamache contre l'écuyer Sancho , scène beaucoup trop
longue , et qui , fût-elle encore plus comique , perdrais
tout son prix par la ressemblance trop frappante qu'elle
offre avec celle de Jodelet , Maitre et Valet. 11 y aurait
cependant de la mauvaise foi à ne pas convenir qu'on
trouve dans l'ouvrage deux jolies scènes qui n'appartiennent
pas à Cervantes ; celle à double sens où Quitterie
remercie Gamache d'un prêt d'argent qu'il a fait
à Bazile, et où Gamache interprète en faveur de son
amour les sentimens naïfs exprimés par Quitterie , ainsi
que celle du raccommodement de Bazile avec sa maîtresse.
Du reste , cet opéra qui aurait dû être fou jusqu'à
l'extravagance , contient tout juste cette dose de
gaîté qui fait quelquefois sourire . Ce sujet , traité plusieurs
fois, n'a jamais réussi , et ce pauvre héros de la
Manche est condamné à ne tomber qu'en de bien mauvaises
mains. Il n'y a que le ballet de M. Milon qui ait
résisté à l'épreuve de la représentation ; le Don Quichotte
et le Sancho du ballet ne parlant que par signes ,
n'avaient plus rien à redouter de leur lutte contre ceux de
Cervantes . Les nouvelles Noces de Gamache se sont traînées
cahin caha jusqu'au dénoument où , malgré l'orage coujuré
des sifflets , on a nommé pour les paroles M. Planard
, et pour la musique M. Bochsa .
Ce poëme , puisqu'il faut enfin le nommer de ce nom
n'ajoutera rien à la gloire du premier , qui a déjà enrichi
les répertoires du Théâtre français , de Louvois , de Feydeau
et de l'Odéon , de treize pièces parmi lesquelles on
se plaît à compter le Mari de circonstance et les Héritiers
Michau. Quant à M. Bochsa , on désirerait qu'il ne
travaillat pas aussi vite ( on prétend que la composition
de ce dernier opéra n'a été pour lui que l'affaire de huit
jours ) ; on voudrait trouver dans sa musique plus de
couleur , moins de vague et d'insignifiance ; on souhaiterait
qu'il visât plus à la gloire , qu'il s'occupât plus de
Ja
qualité que
de la quantité , et qu'il s'efforçat de devoir
plutôt à lui-même qu'aux circonstances le succès qu'il a
récemment obtenu .
Quoique certaines gens prétendent qu'il y a eu une cahale
contre la pièce , j'avouerai que j'ai peine à le croire.
M. Planard , si du moins il faut s'en rapporter à l'indis
cret Dictionnaire des Girouettes , doit être , comme bien
SEPTEMBRE 1815. 107
d'autres , le cousin de tout le monde ; et malgré les heureuses
coupures qu'on assure avoir été faites à l'ouvrage
pour la seconde représentation , il est à craindre peutêtre
qu'il n'ait pas une existence plus longue que celle du
Règne de douze heures , tiré d'un roman de Mme de
Genlis .
On peut remarquer une circonstance assez bizarre dans
toutes les représentations qui ont eu lieu depuis le commencement
du mois de septembre , c'est que toutes ces
nouveautés , écoutées patiemment pendant le cours de la
représentation , ont été sifflées au dénouement ; c'est
au port qu'elles ont fait naufrage. Est-ce honnêteté , estce
lassitude de la part du public ?
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Première représentation de Nous aussi nous l'aimons , ou
la fête dufaubourg Saint- Antoine.
Il est des sujets de comédie qui portent bonheur , et
qu'on ne saurait manquer , sans s'exposer à être taxé de
gaucherie et de maladresse . Ce n'est pas qu'on ne trouve
de temps entemps, sur son chemin , plus d'un auteur maladroit
; mais ce n'est pas celui qui s'est chargé de célébrer
la fête du Roi au nom du faubourg Saint- Antoine . Son
bouquet , quoique présenté un peu tard , probablement à
cause de quelques arrangemens de coulisse , n'en a pas
moins paru à propos. Ce n'est qu'une bluette , mais cette
bluette vaut mieux que telle pièce à prétention , bien
longue , bien froide , bien pointillée , où l'esprit remplace
le coeur. Je trouve ici vérité de sentiment , expression
naive d'une franche gaîté , couplets tournés naturellement
et nullement maniérés , et dont plusieurs ont obtenu
les honneurs du bis ; et ma foi la réunion de tous ces
avantages me parait un peu trop rare aujourd'hui pour
qu'on n'en sache pas gré à l'auteur. Le public a paru de
cet avis , puisqu'il a beaucoup applaudi , pendant toute la
pièce , et lorsqu'on a nommé l'auteur. C'est M. Maréchal.
NOUVELLES DES THEATRES.
On annonce que Vestris doit faire sa rentrée à l'Opéra
par le rôle de Montauciel dans le ballet du Déserteur.
408
MERCURE
DE FRANCE
.
Par surcroît d'activité , on nous promet un ballet ,
intitulé Zéphire inconstant. Cette nouvelle production
( chose inouie ! ) n'est point des deux maîtres de ballet de
l'Académie Royale de Musique. Mais qu'importe , si cela
nous donne un joli ouvrage de plus , et si M. Didelot , son
auteur , dont nous regrettions vivement l'absence , est
rendu aux voeux et aux plaisirs du public ? Ce sera alors une
double jouissance.
On assure que S. M. vient d'accorder une pension à
MM. Talma , Michot , Armand , Devigny , ainsi qu'à
Mile. Mars.
-Joanny dont le talent est connu à quatre- vingts lieues
de rayon de la Capitale , doit , dit - on , débuter au Théâtre
Français , dans les rôles de rois et de pères dans la tragédie
.
-On doit donner pour la représentation au bénéfice de
Mlle . Emilie Contat , Misantropie et Repentir , ce drame
qui s'est traîné de l'Odéon aux Français et des Français à
l'Odéon. Talma jouera Meinau , et Mlle. Mars Eulalie.
Il faut rendre justice à Mme. la comtesse de Vallivon , on
ne saurait mieux entendre ses intérêts . Il eût été à désirer
que la suite de Misantropie , au lieu d'être jouée à l'Odéon ,
se donnât à la comédie Française. On aurait pu représenter
les deux pièces le même jour ; cela n'aurait pas
laissé que d'être gai ..
-Il paraît qu'à la seconde représentation des Incorrigibles
, M. de Montbrun a eu le courage de se faire nommer
; dès le lendemain son nom figurait sur l'affiche de
l'Odéon .
Mme. Catalani , qui doit faire l'ouverture de son
théâtre , le 2 octobre prochain , vient d'engager la troupe
et l'orchestre de l'Odéon ; elle pouvait faire une acquisition
plus mauvaise . On ajoute que cette célèbre cantatrice
a renoncé à la loi qu'elle s'est imposée jusqu'ici , de
chanter seule dans les opera seria qu'elle représente , et
qu'elle permettra aux autres virtuoses de son sexe de
briller à côté d'elle .
Le Cirque - Olympique promet la première représentation
du Chef écossais ou la Caverne d'Ossian .
On répète à la porte Saint-Martin le Soldat mistérieux
, mélodrame en trois actes . On dit que cet ouvrage
est rempli d'intérêt .
-
-
La représentation donnée mercredi dernier au profit
de la caisse des pensions de l'Académie Royale de Musique
produit 9007 francs de recette.
#
S
(
SEPTEMBRE 1815. 109
-On se dispose au théâtre Français à remettre Artaxerce
quelques jours avant Démétrius . La comédie Française
adopterait- elle l'usage du Vaudeville?
VARIÉTÉS .
L'ORGUEIL ET L'AMOUR ,
Conte imité d'un ancien Fabliau intitulé : LA
CAMISADE (1 ).
Dans ce beau temps de l'ancienne chevalerie ,
temps heureux où la religion sancufiait la gloire ,
où tous les amis et tous les amans étaient fidèles ,
on vit paraître à la cour brillante de Phoebus ,
comte de Foix , le jeune Claribard , chevalier déjà
célèbre par mille exploits éclatans . Claribard ,
dans la première fleur de l'âge , était beau , sensible ,
spirituel , il avait un frère d'armes , mais il n'avait
point encore de dame. Ce n'était point indifférence
, au contraire Claribard ne s'enflammait
que
trop facilement ; mais la vivacité d'une première
impression était promptement , sinon effacée dans
son imagination , du moins balancée par une autre .
On le vit souvent amoureux de deux ou trois
femmes à-la-fois ; il était non pas volage , mais
indécis . Egalement sensible aux divers genres d'agrément
, de mérite et de beauté , tantôt il cédait au
charme touchant de l'innocence et de l'ingénuité ,
tantôt il était séduit par les grâces piquantes d'un
esprit brillant et cultivé . Il aimait tout ce qui était
aimable ; il s'enthousiasmait pour tout ce qui avait
de l'éclat , et il ne pouvait se déterminer à fixer
son choix ; aussi avait- il pris pour devise un champ
(1) C'est -à-dire la Chemise. Ce Fabliau se trouve dans le * er
volume de l'Histoire de la Chevalerie' ; par M. de Sainte -Palaye.
1
116 MERCURE DE FRANCE .
elle
rempli des plus belles fleurs , avec ces mots :
Comment choisir entre elles ? Cette devise inspira
à beaucoup de dames de la cour du comte de Foix ,
le désir secret de la faire changer . Parmi ces jeunes
personnes , Claribard , qui ne s'occupait jamais
d'une seule femme , en distingua particulièrement
deux , qui étaient en effet les plus remarquables de
la cour : c'étaient la belle Brunissende et la jeune
et timide Isaure . La première avait une éclatante
beauté , des talens enchanteurs et l'esprit le plus
séduisant et le plus orné ; mais de grands succès
avaient tellement exalté son amour - propre , qu'elle
ne pouvait éprouver que les émotions de la vanité.
Non - seulement celles du coeur lui étaient étrangères
, mais elle n'y croyait point . La gloire n'était
pour que du bruit , et l'amour qu'elle inspirait
qu'un moyen d'ajouter à l'éclat de sa réputation .
Elle ignorait la différence qui se trouve entre l'en
thousiasme passager qui subjugue un moment , et
le sentiment tendre et profond qui attache pour la
vie . Le désir ardent d'étonner , d'éblouir et de
dominer , animait toutes ses pensées et dirigeait
toutes ses actions . Objet d'une infinité d'hommages ,
elle avait dédaigné ou découragé une grande partie
de ses adorateurs en leur imposant des travaux
quelquefois impossibles et toujours bizarres et périlleux.
Celui de ses am ans qui montra le plus de
constance et d'amour , fut le vaillant chevalier de
l'Etoile ; il fit pour l'ingrate Brunissende une multitude
d'exploits et d'extravagances prescrites par
elle. Enfin elle entendit dire que le plus beau diamant
de l'univers était au fond des Indes , dans une
pagode et attaché au cou d'une idole . Brunissende
ordonna au chevalier de l'Etoile d'aller chercher
cette pierre merveilleuse et de la lui rapporter , en
lui promettant que cette épreuve serait la dernière
ét que son coeur en serait le prix . Le chevalier
obéit. Deux ans s'étaient écoulés depuis son départ ;
SEPTEMBRE 1815. 111
personne ne doutait qu'il n'eût péri dans cette folle
entreprise , et cet infortuné chevalier n'était pas la
première victime de l'orgueil et des caprices inhumains
de l'altière Brunissende . L'aimable Isaure
avait un caractère bien différent . Modeste autant
que sensible , elle n'avait jamais eu qu'une idée
relative de la gloire ; elle ne désirait et ne jouissait
d'un succès que lorsqu'il honorait un des objets de
son affection . Sa beauté avait quelque chose de
céleste ; elle était moins frappante que celle de
Brunissende , elle attirait moins les regards ; mais
elle les fixait quand on les avait arrêtés un instant
sur son visage. Plus on la regardait , plus
découvrait de charmes . L'expression de sa physionomie
et le doux son de sa voix pénétraient jusqu'au
fond du coeur . Tout en elle était d'accord ,
parce que tout était simple , naturel et vrai dans
ses discours et dans ses manières .
Claribard voyait tous les jours Isaure et Brunissende.
L'une avait un désir passionné de le ,
séduire ; l'autre sans espoir et sans dessein l'aimait
en silence et sans même songer à lui plaire. Quand
l'irrésolu Claribard regardait Brunissende , quand
il dansait avec elle ou qu'il écoutait les accords
ravissans de son luth harmonieux , quand il l'entendait
parler avec tant d'élégance et de facilité ,
son imagination s'enflammait ; il lui semblait qu'une
si belle conquête devait mettre le comble à la
renommée d'un chevalier célèbre , et qu'adorer
Brunissende c'était aimer la gloire . Mais quand il
se trouvait assis à côté d'Isaure , c'était là qu'il
aurait voulu passer sa vie. Il éprouvait un calme
délicieux , un bonheur pur comme la vertu et
paisible comme l'innocence. Ainsi sans cesse entraîné
, arraché à lui -même , jamais l'indécision nẹ
l'avait rendu si malheureux . On devait donner un
tournoi et Claribard annonça qu'il y combattrait.
Un soir qu'il était à la cour entre Isaure et Brunis112
MERCURE
DE FRANCE.
sende , cette dernière lui proposa un tour de promenade
sur une terrasse voisine du salon . Le chevalier
y consentit avec joie ; cependant en quittant
Isaure , il recueillit d'elle un regard et un soupir
qui le troublerent !.... Mais arrivé sur la terrasse il
oublia bientôt la triste Isaure . Brunissende toujours
aussi brillante par son esprit qu'elle l'était par sa
figure , lui tourna la tête par les saillies les plus
heureuses et par des mots ingénieux que le bon
Claribard prit pour de la sensibilité . Emporté par
le moment , il fit une déclaration d'amour bien
passionnée ; Brunissende parut s'attendrir , et lui
dit qu'elle l'acceptait pour son chevalier , et qu'elle
lui permettait de porter au tournoi ses couleurs
l'oranger et le noir. Claribard lui jura de bonne-foi
qu'il était enfin fixé et qu'il réformerait sa devise .
Néanmoins en entrant dans le salon , il chercha des
yeux Isaure ; elle n'y était plus . Il éprouva une
inquiétude vague ; mais Brunissende était si belle ,
elle fut si aimable , si spirituelle pendant toute la
soirée , qu'elle parvint à dissiper la tristesse secrète
du chevalier. Lorsqu'il se retrouva seul , son imagination
lui représenta l'une à côté de l'autre Isaure
et Brunissende , et il lui sembla qu'au fond de l'âme
il préférait la première ; mais il se dit qu'il était
adoré de Brunissende et qu'il s'était engagé , et il
persista dans le dessein de tenir sa parole. Le lendemain
il revit Isaure . Il la trouva abattue et mélancolique
, car Brunissende s'était vantée de son
triomphe . Lorsqu'il s'approcha d'elle , il la vit pâlir ,
et il fut profondément ému : ses yeux se remplirent
de larmes. Isaure le regarda avec étonnement. -
Je vous parais inconséquent? lui dit- il , mais vous
connaissez ma devise! On assure que vous l'avez
quittée? Je devrais la reprendre. Hélas !
comment le coeur pent - il être indécis ! Quand il
se connaît mal , quand on ne l'a pas assez interrogé.
Mais il parle si haut ! Oui et je l'entends
-
--
-
-
-
SEPTEMBRE 1815 . 113
1
enfin ! Et vous porterez demain les couleurs de
Brunissende ! - Non , non ; c'est pour vous que je
combattrai . - Combattre pour moi ! Oh ! jamais
vous avez assez de gloire ; vos exploits me conteraient
trop d'alarmes ; jamais
P'objet ! ... Cet entretien fut interrompu ; le chevalier
se retira désespéré. On était à la veille du tournoi ;
le soir , Brunissende qui avait médité une scène
d'éclat qui charmait son orgueil, envoya à Clarihard
le plus étrange message . C'était un raquet renfermant
une de ses chemises , avec ce billet . « J'exige
» de mon chevalier qu'il combatte pour moi , avec
» cette chemise , sans cuirasse et sans bouclier. Ce
» n'est qu'à ce prix que j'accepte son hommage et
» que je m'engage à partager son amour. »
edu moins je n'en seraient
Oui , je combattrai pour elle , s'écria le chevalier
indigné ; mais ce sera pour la dernière fois.
Claribard parut en effet dans l'arène , dépouillé de
toute armure avec ce vêtement bizarre. Il aperçut
sur un balcon Brunissende éblouissante de beauté,
de parure , et triomphant de la surprise des spectateurs
; il vit s'évanonir sa triste Isaure qu'on
emporta aussitôt . Il dit à hante voix : Pour obéir
aux ordres de Brunissende , je combats ainsi avec
ce seul vêtement que je tiens de sa main et je défie
tous les chevaliers . A ces mots on applaudit Claribard
et l'on murmura contre la barbare Brunisseude
. Le chevalier fit des prodiges de valeur et
reçut plusieurs blessures légères . Il remporta le
premier prix . Un chevalier inconnu dont la devise
était voilée gagna le second.
Claribard fit dire à Isaure qu'il la conjurait de
reparaître sur les balcons , qu'il voulait rompre une
lance pour elle , et qu'il serait armé. Isanre obéit.
Le chevalier reparut avec les couleurs d'Isaure , le
bleu et le violet . Il avait repris sa magnifique armure
, et on lisait sur son écu cette nouvelle devise :
Enfin fixé. Il s'avança dans la lice en disant : J'ai
8
114 MERCURE DE FRANCE .
combattu d'abord par fierté, mais avec indignation.
Maintenant je vais combattre pour la Dame de
mes pensées dont je porte les couleurs . A ces paroles
l'orgueilleuse Brunissende fut frappée d'un coup de
fondre ; les acclamations , les applaudissemens redoublés
de tous les spectateurs , achevèrent de
l'anéantir. Elle voulut sortir ; mais dans ce moment
le chevalier inconnu , dont la devise était cachée ,
s'avança précipitamment sous les balcons , en appelant
à haute voix Brunissende qui s'arrêta . Le
chevalier leva la visière de son casque , et Brunissende
reconnut avec joie le chevalier de l'Etoile
qu'elle avait envoyé aux Indes deux ans auparavant
pour y conquérir le superbe diamant qui parait une
idole . Brunissende, en retrouvant le chevalier qu'elle
avait vu si passionné pour elle , ne douta point
qu'un triomphe inattendu ne la dédommageât avec
éclat de l'humiliation qu'elle venait de subir. Le
chevalier demanda la parole ; la curiosité imposa
le plus profond silence à toute la multitude , et
s'adressant à Brunissende il lui parla en ces termes :
J'ai fait le long voyage que vous avez prescrit ; j'ai
couru les plus affreux dangers ; j'ai conquis le diamant
: le voici . Mais ce n'était point pour satisfaire
les caprices bizarres et cruels d'une femme aussi
vaine qu'insensible , que j'ai arraché à l'idolâtrie ce
magnifique ornement ; je vais le déposer et le consacrer
dans le temple du vrai Dieu . Je renonce à
vous sans retour ; vos talens , votre esprit et votre
beauté ont perdu pour moi tout ce qu'ils avaient
de séduisant . Je connais votre caractère et votre
âme ; et dans le coeur de tout loyal chevalier , l'indignation
et le mépris anéantironi toujours l'amour.
A ces mots les cris et les acclamations de la plus
bruyante approbation recommencèrent avec une
espèce de fureur . Brunissende terrassée , se hâta de
s'échapper ; mais elle fut poursuivie par les huées et
les malédictions de la multitude qui s'attroupa auSEPTEMBRE
1815. 115
tour d'elle , et qui la reconduisit ainsi jusques dans
sa maison .
Claribard , fixé par l'estime et par la sympathie ,
ne démentit plus sa nouvelle devise . Après avoir
prouvé sa constance , il reçut la main de la charmanse
Isaure. Il fut toujours heureux , parce que
son bonheur était fondé sur la raison et sur la vertu .
Il apprit que les jouissances de la vanité sont toujours
on puériles ou criminelles , que celles de l'âme
sont les seules réelles. C'était apprécier la vie hu→
maine et connaître le but qu'elle doit avoir, et notre
ignorance à cet égard est toujours la véritable
source de notre légèreté , de nos erreurs et de nos
égaremens .
DIALOGUE.
APOLLON et MERCURE.
Ap. Où vastu donc si vite , Mercure?
Merc. Je vais à Paris , porter aux hommes un
échantillon du langage des Dieux.
Ap. Va , va , mon pauvre Mercure , tu prends
uno peine bien inutile . Les hommes n'ont plus de
goût pour le langage des Dieux . Le langage de la
haine , le langage de la vengeance , voilà le seul
qu'ils sachent parler aujourd'hui . Ils ont abjuré
tout l'Olympe , pour ne plus adresser de voeux
qu'à une divinité féroce . Mars gouverne les enfans
de Prométhée avec un souverain empire. Tous les
coeurs sont onverts à ses inspirations cruelles , et
les peuples dégénérés n'ont plus de lois que ses
caprices sanguinaires ; mais Jupiter irrité de voir
ses bienfaits et son nom mis en oubli , leur a aussi
envoyé, à la suite de Mars , la terreur , la faim , le
désespoir et les cruelles Euménides avec tous leurs
serpens et toutes leurs tortures. C'est d'elles que ›
cette race impie recevra la récompense de sa conduite
atroce et de ses voeux imprudens . Pour moi ,
116
MERCURE DE FRANCE.
dans mon indignation , j'ai pris mon vol vers les
sommets du Parnasse , aux sources d'Hyppocrène
et de Castalie. Je me suis pour jamais séparé des
lieux que je fréquentais autrefois avec délices ; je
n'ai plus de favoris sur la terre à qui je veuille
communiquer le feu divin que je possède . De quoi
a-t-il servi à ces hommes que j'animais de si doux
transports , de faire entendre parmi leurs frères des
accords si mélodieux et des accens si sublimes ?
Cette race est une race dure , vraiment digne de
son origine . Orphée apprivoisait les tigres de
Thrace ; il répandait le sentiment et la vie jusques
dans les chênes inanimés du Rhodope et du Pangée .
Mais dans ce siècle de fer , les hommes sont mille
fois plus sourds que les chênes , sont mille fois
plus féroces que les tigres . Vingt Orphées maniant
une lyre plus douce que celle qui rappelait Eurydice
des sombres demeures , ont en vain tenté d'adoucir
leurs moeurs , d'introduire la paix dans leurs ames ,
d'apprivoiser leurs passions tumultueuses et....
"
Merc . Vous voulez rire , Apollon ; et tout Paris
est plein de vos inspirés ? Quoi ! ce n'est pas vous
qui jetez le sel dans les couplets de M. Chaz**
qui répandez à pleines mains , dans les vers de
M. Tiss** , ces graces champêtres et naïves qui rappellent
aux Français le poète de Mantoue ?
Ap. De qui ne parles- tu là ?
Merc. M. Berchoux ne vous doit-il pas le goût
sûr et la piquante délicatesse qui distinguent ses
dernières productions ?
Ap. Attends , Mercure , j'ai vu en effet cet
homme-là . Une fois il vint cueillir sur le Parnasse
une branche de laurier . Depuis ce temps je n'en
ai plus entendu parler.
Merc. Mais M. A. Mart** . et ses vers chymiques
et ses allusions galantes ; mais M. Tren**** et ses
harmonieuses doléances , Mais M****
Ap. Te moques -tu de moi , Mercure ?
SEPTEMBRE 1815. 117
Merc. Ah ! Ah ! la chose est plaisante . Tous ces
petits Messieurs se croyent autant d'Apollons et ne
donneraient раб leurs inspirations pour celles de
la Pythie ! ....
Ap. Tu trouves cela plaisant ! Et moi c'est ce
qui m'irrite , m'indigne et me désole. Oui, pour ne
pas éclairer un nouveau siècle de barbarie , je vou
drais n'avoir plus à conduire que des troupeaux
comme au temps d'Admète. Je voudrais qu'un
nouveau caprice de Jupiter dépouillât mon front
de ces rayons qui font l'éclat et le bonheur du
monde ! Ah! je jure...
Merc. Nejurez de rien : calmez- vous et écoutezmoi...
Vous avez lieu de vous plaindre , sans doute.
Pendant une longue suite d'années , les arts , amis
de la paix , se sont enfuis au son rauque des clairons
et des trompettes . Les moeurs se sont imbues
d'une rudesse guerrière. La licence , l'esprit de
violence et de rapine ont menacé les hommes du
retour de ces temps sauvages où la force était lá
loi , où l'oppression était la justice. Mais vous condamnez
dans tous les hommes ce qui ne doit être
attribué qu'aux passions de quelques hommes . Les
temps sont changés . Sous des rois , amis de lá liberté
, les peuples , juges eux-mêmes de leurs intérêts
, ne prodigueront plus leur sang pour les intérêts
d'un despote . Déjà la palme de Mars s'enfuit
devant l'olivier de Minerve , Déjà Cérès se complaît
dans ses sillons et se saisit , pour nourrir
l'homme , du fer destiné pendant trop long-temps
à les détruire . Le laurier n'est plus le partage exclusif
de Mars , et ceint aussi la tête des favoris
d'Apollon . Les hommes , sortis enfin des sentiers
ténébreux dans lesquels ils ont erré pendant d'innom.
brables siècles , saluent déjà le dieu bienfaisant qui
a répandu dans leurs ames sa douce lumière . Ils
offrent au dieu des lettres et des arts le tribut d'une
reconnaissance immortelle ; et les idées de paix ,
718 MERCURE DE FRANCE.
d'ordre , de justice et de liberté , fruit des bienfaits
d'Apollon , ne pourront pas plus s'éteindre désormais
que ces purs rayons dont il fait la joie des
dieux et des mortels .
Ap. Voilà un beau tableau , Mercure , un peu
flatté , peut- être ; eh bien , travaillons donc à le
réaliser. Que le feu sacré descende encore au milieu
des hommes . Que ces divines influences vivifient
la pensée , donnent des ailes au génie , fécondent
toutes les facultés de l'ame et produisent encore
des miracles. Mais le danger est pressant : si
je n'y prends garde , le mauvais goût amènera
bientôt dans les lettres une honteuse décadence .
Commençons par d'utiles réformes . Va , Mercure ,
porte mes ordres à tous ceux qui , dans cette
grande ville de Paris , se disent de ma cour et se
prétendent initiés à mes mystères.
Merc. Fort bien . Que leur dirai -je ?
Ap. Dis à M. de Châteaubriand : Vous tenez ,
à juste titre , le premier rang parmi les favoris d'A
pollon. On rend justice à l'originalité de votre
génie , mais votre exécution est trop souvent vicieuse
. Vous êtes le fondateur d'une très - mauvaise
école. On imitera votre manière , mais on n'imitera
pas le talent qui , sous votre plume , la rend
originale et piquante. Corrigez - vous de cette prétention
qui vous fait trop souvent viser à l'effet.
N'ayez plus , s'il est possible , autant d'affectation
dans le style , autant d'emphase et de vague dans
les idées . Vous décrivez fort bien ; mais s'il y avait
un peu plus de simplicité dans vos descriptions ,
persuadez-vous bien qu'elles n'en seraient que
meilleures
. Avec plus de franchise dans votre talent ,
vons égaleriez les plus grands écrivains du dernier
siècle.
Merc. Je lui dirai tout cela.
Ap. Dis-lui encore , quand il lui arrivera d'écrire
sur les matières politiques , de les traiter avec plus
SEPTEMBRE 1815.
119
de legique et de clarté qu'il n'a fait jusqu'à présent
Merc. A merveilles . Ensuite,
Ap. Tu diras au Bon Ermite : Il ne vous manque
rien sous le rapport des observations et de l'agrément
du style ; mais si vous pouviez acquérir un
peu plus de profondeur dans les idées et de vigueur
dans l'expression , vous seriez le Spectateur
Français.
Merc. C'est justement ce que je lui aurais dit
de moi-même.
Ap. Dis encore à l'auteur des Deux Gendres :
Faites- vous un style plus naturel , moins brillant ,
moins épigrammatique , un style de comédie enfin ,
plus d'intrigue et plus d'action dans la fable . Répètelui
ce vers du pauvre diable
Un vers heureux et d'un tour agréable
Ne suffit pas .
Dis-lui que cette dernière observation porte
moins sur la comédie des Deux Gendres que sur
celle de l'Intrigante.
Merc. Fort bien .
Ap. Dis à M. Picard :Vous ne faites plus de comédies
et vous avez grand tort , car le public aimait
vos ouvrages. Vous avez eu le bon esprit de
laisser les grands caractères presque tous épuisés
ou traités avec supériorité par vos prédécesseurs .
Vous avez pris vos caractères et le sujet de vos tableaux
dans les classes communes , et vous avez
souvent traité d'une manière plaisante les ridicules
qu'elles vous ont fournis. Si vous rentrez jamais
dans la carrière , ayez soin de donner à vos
plans plus de régularité , à vos moyens plus de
vraisemblance. Ne souffrez plus autant de négligence
dans votre style et de vague dans votre
expression.
Merc. C'est on ne peut mieux. Et que dirai -je
à M. Baour Lormian ?
120 MERCURE DE FRANCE.
Ap. Dis-lui de mieux choisir ses sujets à Pavenir,
d'éviter avec soin les scènes de remplissage , de ne
pas se contenter d'être le meilleur poète de son
temps , mais de travailler à devenir un poète de
tous les temps. Dis-lui que son style , d'ailleurs
brillant et harmonieux , manque trop souvent de
nerf et de précision ; qu'il est trop souvent lâche ,
mou et détendu ; que formé sur celui de Racine
il nous en offre plus souvent les défauts que les
beautés .
Tu diras à M. Raynouard : Moins de roideur et
de dureté dans le style , plus d'action , moins de
caractères inutiles , plus de caractères tracés selon
les convenances .
Tu diras aussi à l'auteur d'Artaxerce : Apollon
voudrait que vous fissiez vos efforts pour acquérir
un style plus doux et plus correct. Vous savez l'art
de produire de grands effets sur la scène , mais
vous n'amenez pas toujours ces effets par les moyens
les plus naturels . Du reste , la seule conception du
caractère d'Artaban rachète une multitude de
défauts .
Merc. Je me souviendrai de tout cela.
Ap. Va donc , Mercure .
Mer. Et que voulez -vous que je dise à M. Chaz** ?
Ap. Dis-lui tout ce que tu voudras .
Merc. Et à M. Pix******** ?
Ap. Tout ce que tu voudras , te dis -je .
Merc. Quoi vous ne voulez me charger de rien
pour
M. Tren**** , pour M. A. Mart** , pour M...
Ap. Eh ! non ; va donc.
Merc. Un seul petit mot pour M. Mart******** .
Ap. Oh ! tu m'importunes. Dis- lui , si tu veux ,
de retourner sur les boulevards ...... Ah ! dis à
M. Michaud d'écrire l'Histoire avec un style plus
animé , de donner plus de couleur à ses pinceaux ,
de mettre plus d'énergie dans ses portraits . Au
reste ,
conseille-lui d'achever ses Croisades avec le
SEPTEMBRE 1815. 121
nême esprit de philosophie et d'impartialité qui l'a
guidé jusqu'à présent dans cet ouvrage.
Merc. Hom ! voilà un avis qui vient peut-être
un peu tard.
Ap. Donne aussi cet avis à M. Malte- Brun :
Ou n'écrivez jamais que sur des matières scientifiques
, ou consentez à oublier quelquefois que vous
êtes savant . Soyez moins lourd , moins empesé ,
moins compassé. L'air de la Béotie ne vous est pas
favorable ; évertuez-vons à faire un voyage de quelques
mois dans l'Attique . Va maintenant , Mercure,
Merc. Je pars.... Mais je vois Minerve . Bonjour ,
fille de Jupiter. Voilà Apollon qui me charge de
ses dépêches pour Messieurs du Parnasse français.
Ne voudriez- vous pas aussi me donner quelques
ordres ?
Min. Tu veux plaisanter , Mercure ; tu sais bien
que je n'ai rien de commun avec ces Messieurs .
Merc. Oh ! je le sais bien . Mais n'auriez-vous rien
à me dire pour le sexe que vous protégez ? C'est
de vous qu'il tient les arts domestiques , et les arts
agréables qui font le charme de tous ses loisirs .
Min. Les arts domestiques ! Oh ! mon pauvre
Mercure , tu parles des temps du siége de Troye .
Aujourd'hui les arts domestiques ne sont plus exercés
que dans les classes qu'on regarde comme le
rebut de la société . Les artifices de la coquetterie ,
les plaisirs de la vanité , la médisance et les conversations
frivoles , voilà ce qui constitue les occupations
, voilà ce qui remplit les loisirs du beau
monde . Encore si ces travers étaient les seuls !
mais cette manie de se rendre importantes , de
vouloir influer dans les affaires les plus sérieuses ,
de raisonner , avec une gravité ridicule , sur des
matières difficiles , qui n'échappent que trop souvent
aux méditations d'une instruction profonde
on d'une expérience consommée ! .... Va , Mercure;
dis aux femmes de Paris que si elles ne
122 MERCURE DE FRANCE.
changent bientôt de conduite , je les rendrai plus
laides qu'Arachné.
Merc. Par Jupiter ! vous avez trouvé l'endro
sensible . Adieu , Minerve ; adieu , Apollon . Vous
verrez demain une belle révolution dans Paris.
GÉOGRAPHIE ANCIENNE.
Recherches géographiques et critiques sur le livre De Mensura
orbis Terræ , composé en Irlande au commencement
du neuvième siècle , par Dicuil ; suivies du texte
restitué par A. Letronne. Uu vol . in- 8 ° de 350 pag. ( 1 ) .
Il a été rendu compte dans les journaux de l'année 1812 ,
de l'editio princeps du Traité de Dicuil , publié pour la
première fois par le savant Walkenaër ; on fit sentir de quel
intérêt il serait pour les littérateurs , d'en avoir un texte
corrigé , rétabli , accompagné de notes et d'éclaircissemens
sur l'écrivain irlandais .
Les savans accueillirent avec reconnaissance le travail
de M. Walkenaër , et applaudirent sur- tout au plan qu'il
avait suivi dans l'impression de cet ouvrage qui doit être
considéré comme un manuscrit dont on aurait multiplié
les copies par la voie de l'impression . Cette méthode , la
seule à employer , laisse un vaste champ aux conjectures
et à la critique. On discute , on explique , on corrige , on
rétablit les endroits difficiles et l'on finit par éclaircir le
texte. C'est par cette route qu'on est successivement arrivé
aux belles éditions dites variorum. La plupart des savans
s'empressèrent de répondre à l'appel fait par M. Walkenaër
en faveur de l'ouvrage de Dicuil et de lui communiquer
leurs observations .
M. Letronne , bon géographe, et habile helléniste , déjà
connu par plusieurs dissertations très intéressantes sur des
sujets d'histoire et de critique , s'était particulièrement occupé
de l'étude de plusieurs livres de Pline. Par la nature
de son travail , il fut naturellement conduit à examiner les
passages que Dicuil avait extraits tant de cet auteur que
(1 ) Cet ouvrage , qui n'a été tiré qu'à cinq cents exemplaires , est
destiné à servir de supplement aux éditions de Pline et de Solin , et
à la collection des Petits Géographes.
SEPTEMBRE 1815 .
123
de Solin. Les différences qui existent dans les manuscrits ,
lui firent entrevoir la possibilité de retrouver de meilleures
lecons et de faire connaître dans plusieurs faits géographiques
des traces de quelques ouvrages perdus maintenant
; collationnant de nouveau les manuscrits, multipliant
ses corrections , il est parvenu à rétablir ou à expliquer la
plus grande partie du texte .
L'irlande a été la patrie de Dicuil qui paraît avoir été
religieux , et son ouvrage fut composé dans l'été de
l'an 825 .
On sait que plus de quatre cents ans avant lui , et vers
Ja fin da 4 siècle , peu d'années avant la dissolution de
l'empire romain , on avait exécuté dans toutes les provinces,
d'après les ordres de l'empereur Théodose , une sorte d'arpentage
général Le résultat de ce travail fut publié et
forma un recueil dont il ne reste aucune trace . Nous n'avons
point de donnée positive sur la manière dont les
commissaires de Théodose ( Missi Theodosii ) avaient
rédigé leur ouvrage , mais je présume qu'il ressemblait
plutôt à l'itinéraire d'Antoniu qu'à la géographie de Strabon
, et qu'il avait plus d'analogie avec nos livres de poste
qu'avec nos statistiques. Toutefois , s'il s'était conservé jusqu'à
nos jours, il serait de la plus haute importance et d'un
grand intérêt pour l'histoire. Rédigé par l'ordre d'un
souverain , ce livre avait un caractère d'authenticité qui'
manque aux autres géographies de l'antiquité , et je suis
persuadé que les savants en auraient tiré un grand parti ;
mais ce recueil est malheureusement perdu . Un siècle s'était
à peine écoulé après que les Missi de Théodose eurent
mesuré l'empire d'occident et déjà cet empire n'existait
plus ; les barbares en avaient envahi et démembré les proles
vinces. Les communications devinrent difficiles ; voyages
lointains , presqu'impossible ou impraticables , et les
livres de géographie négligés et inintelligibles, partagèrent
bientôt le sort de tant d'autres ouvrages. Heureusement les
mesures itinéraires recueillies par l'ordre de Théodose , se
conservèrent encore pendant quelque temps. Dicuil a eu
communication d'un manuscrit qui les renfermait ,
tiva celles qui lui parurent les plus intéressantes ; et pour
trouver un cadre dan lequel il pût les placer , il imagina,
dit M. Letronne , d'extraire des passages plus ou moins
longs de quelques auteurs qu'il avait sous les yeux , de
Pline Pancien , Ethicus Ister , Solin , Paul Orose , Isidore
de Séville , Servius , Priscien et l'auteur de la Cosmographie
, en y ajoutant quelques circonstances que lui fouril
en
124 MERCURE DE FRANCE.
1
nirent des moines voyageurs . D'élémens si hétérogènes , si
peu faits pour être rassemblés , il doit sans doute résulter
une compilation assez mal digérée ; mais quelque défectueuse
qu'elle soit , elle n'en est pas moins un monument
précieux , par les différens genres d'utilité qu'elle offre à la
science .
D'abord les extraits d'auteurs différens rapportés par
Dicuil , sont textuels ; ils offrent un point de comparaison
et peut - être unique pour la discussion de plusieurs passages
de ces écrivains. Les relations que le géographe du
moyen âge tenait des voyageurs contemporains , jettent
une assez grande lumière sur des points qui intéressent l'Egypte
et les îles d'Ecosse . Enfin , comme le dit M. Letronne ,
les mesures des envoyés de Théodose ( Missi Theodosii ) ,
ainsi que plusieurs faits geographiques , dont on ne trouve
aucune trace dans les monumens de l'antiquité , ſont naître
des vues nouvelles sur un point de l'histoire littéraire et
géographique du moyen âge.
On sent aisément l'importance du livre de Dicuil , l'utilité
dont il peut être . M. Letrone a parfaitement saisi le
point de vue sous lequel on devait considérer ce traité , et
en conséquence il a séparé son travail en deux parties bien
distinctes. Dans la première , il a traité du système à suivre
dans l'orthographe de Dicuil , et s'est efforcé à rattacher
quelques vues excellentes pour servir de guide dans la restitution
des textes géographiques et qu'il avait puisées dans
l'examen comparatif des variantes de plusieurs auteurs latins.
Dans la seconde , il a pris isolément et par ordre
chaque passage difficile ou corrompu , en tâchant de l'expliquer
ou de le rétablir d'après les principes qu'il a posés.
Après ce travail , M. Letroune a successivement examiné
les trois parties dont se compose le texte de Dicuil. D'abord
, les passages extraits des auteurs , puis les morceaux
que le religieux irlandais avait écrits d'après ses idées ou
d'après les rapports qui lui avaient été faits , ensuite les
mesures de Théodose et enfin la correction de ce texte , qui
à son tour nécessitait trois sortes de travaux tous différens.
Cette édition , qui est un vrai présent fait aux littérateurs
et sur-tout aux géographes , doit obtenir l'estime des
savans. Le style en est clair , la marche sage , et les corrections
heureuses.
Elle doit faire le plus grand honneur à M. Letronne ,
puisqu'elle le classe d'une manière distinguée parmi le
petit nombre de ceux qui consacrent leurs veilles à l'explication
de l'histoire et de la géographie , à l'éclaircis
sement des auteurs et des monumens anciens . Ω.
SEPTEMBRE 1815. 125
L'Education française rappelée à ses véritables
principes ; par Ange P*** de la F*** , avec cette
épigraphe :
Ah ! puisse la jeunesse
Pour son propre bonheur abjurer ces travers
Qui perdirent la France et troublent l'univers ( 1) .
L'éducation a fourni aux plus grands hommes de tous
les siècles le sujet de leurs plus profondes méditations.
Platon , Aristote , Xénophon , Plutarque , Montaigne ,
Loke , Montesquieu , Rousseau , ont épuisé sur cette matière
importante toute la profondeur et l'énergie de leur
talent . Mais tous ne l'ont pas envisagée sous le même point
de vue . L'éducation , chez les anciens , n'était que l'art de
former des citoyens . Chez eux , l'amour de la patrie était
la mesure de la vertu , et l'homme était toujours assez parfait
dès que le citoyen était saus reproches L'éducation ,
au contraire , n'a guère été jusqu'ici , chez les modernes ,
que l'art d'enraciner les préjugés , de communiquer l'égoisme
, d'avilir l'ame par la crainte , de rendre l'esprit
souple par la considération de l'intérêt . L'homme moderne
, formé pour lui - même , s'établit naturellement le
centre unique des objets qui l'environnent. Chez les anciens
, la vertu découlait de l'amour de la patrie , et ,
comme lui , devenait un sentiment . Chez nous , la pratique
de ce qui est bon , n'est , le plus souvent , qu'une froide
spéculation d'intérêt . On nous a dit dans notre enfance :
recevez ce principe , remplissez ce devoir , ou vous y serez
forcé par un châtiment cruel. On nous dit dans l'âge de
raison : soyez
doux et poli dans vos manières , si vous ne
voulez être mal vu dans les cercles ; sayez loyal dans vos
actions , si vous n'aimez mieux devenir l'objet d'une défiance
générale ; soyez brave à la guerre , ou bien faites
votre compte de vivre sans considération . Ces mobiles
ne sont pas , sans doute , à mépriser là où il n'y en a point
d'autres ; mais leur effet est de peu d'importance en comparaison
de ceux que sait produire le véritable amour
de la vertu . Ils rapetissent , ils dessèchent , ils avilissent
l'ame ; ils n'élèvent l'homme à rien de véritablement grand.
Exposé aux regards , l'homme de nos institutions peut
jeter un assez bel éclat ; laissé seul avec sa conscience , it
ne sort plus rien de lui que de vil et de misérable.
( 1 ) Se trouve chez Lebègue , rue des Rats , nº . 14 , et chez Peut
Palais - Royal , hº . 257 , et se vend a fr .
126 MERCURE DE FRANCE .
Au défaut de ce puissant ressort de l'amour de la patrie ,
père des actions sublimes et des grandes vertus , nous en
avons un autre qui ne serait pas moins puissan et qui ne
produirait pas des effets moins utiles , si son action n'était
jamais contrariée ; c'est celui de la religion Mais la religion
ne produira jamais chez nous tous les fruits qu'il
semblerait qu'on en doit attendre . Il faudrait pour cela
qu'elle fût le seul fondement de toute l'éducation ; il faudrait
qu'il n'entrât pas dans l'éducation un seul principe
qui ne lui fut subordonné ; il ne faudrait pas é ab'ir dans
l'ame des enfans une autre puissance rivale de la sienne ;
il faudrait éviter d'y répandre , sous le nom d'honneur
à côté du germe de la vérité , le germe des passions destinées
à l'éteindre. Enfin , il faudrait que l'éducation fut
une , et que houneur n'y fût nommé que comme le
résultat de la pratique des préceptes religieux . Mais , par
malheur , il n'en est pas ainsi.
Nous recevons deux éducations entièrement opposées
dans leurs principes . Dirigées par des ressorts contraires ,
elles réagissent continuellement l'une sur l'autre ; elles
tendent sans cesse à s'opposer de mutuelles barrières.
Les inspirations de l'une ne sont presque jamais les inspirations
de l'autre . Lorsque la religion me dit : Sois
modeste , l'honneur me dit : Elève- toi et brille . Lorsque
la religion me dit : Sois prudent , l'honneur me dit : Sois
téméraire ; enfin , l'honneur me crie : Tue , lorsque la religion
me dit : Pardonne.
On aura donc beau nous recommander , comme l'estimable
auteur de la brochure qui sert de texte à cet article
, de ramener l'éducation à ses véritables principes ,
en lui donnant la religion pour base , je ne vois pas que ,
même alors , le but de l'éducation fût atteint . Les leçons
de la religion se tairont toujours devant ce chimérique
honneur qui , comme le dit Montesquieu , n'est qu'une
fausse vertu . Dans les ames faibles ou moins passionnées ,
elles se combattront mutuellement , et ne jeteront dans
les principes , comme dans la conduite , qu'irrésolution et
inquiétude . Dans les autres , l'éducation de l'honneur
finira infailliblement par prévaloir . Entre deux principes
, dont l'un nous propose pour unique récompense la
paix de l'ame et le bon témoignage de la conscience ,
et dont l'autre nous montre en perspective les honneurs ,
les richesses et toute la joie des passions , combien y a - til
d'hommes qui soient capables de balancer ?
L'éducation , chez les anciens , n'avait pas cet inconvé-
1
SEPTEMBRE 1815. 127
nient. Elle était unique , dirigée vers un but unique.
L'honneur , chez eux , n'était que la vertu. L'amour de
la patrie , qui produisait en eux l'amour de la vertu ,
n'était combattu dans leur coeur par aucun autre sentiment
; c'était le centre auquel ils rapportaient tout. Ils
étaient vertueux parce que la patrie voulait qu'ils fussent
vertueux. Lorsqu'ils devinrent esclaves et qu'ils cessèrent
d'avoir une patrie , ils devinrent aussi vicieux et aussi
corrompas que les autres hommes . En cela , il est vrai
de dire que leur vertu reposait sur un fond moins solide
et mo us noble que celle qui est établie sur la religion ,
et qui , étant indépendante des révolutions de la fortune
, peut subsister également dans tous les états de
l'homme.
Je ne suis point de l'avis de Montesquieu , qui veut
que l'honneur soit le principe de l'éducation dans les
monarchies.
Comme l'éducation nous prépare à étre citoyens , dit -il ,
chaque famil'e doit être gouvernée sur le plan de lagrande
famille qui les comprend toutes.
Mais qu'est-ce que l'honneur ? quels sont les effets qu'il
produit ? quelles vertus nous enseigne- t- il ?
Ces vertus , dit Montesquieu , sont moins ce qui nous
appelle, vers nos concitoyens, que ce qui nous en distingue.
Dans son école , on ne juge pas les actions des hommes
comme bonnes , mais comme belles ; comme justes , mais
comme grandes ; comme raisonnables , mais comme extraordinaires
. Dès que l'honneur y peut trouver quelque
chose de noble , il est , ou le juge qui les rend légitimes , ou
le sophiste qui les justifie.
Montesquieu me paraît ici avoir trop sacrifié la philosophie
à la politique . L'homme est homme avant que
d'être citoyen ; lorsqu'il contracte avec la société , c'est
principalement pour son intérêt qu'il contracte. Or , les
grands intérêts de l'homme sont les mêmes pour tous les
hommes . Le gouvernement , quel que soit d'ailleurs son
principe , ne doit jamais être en contradiction avec ces
intérêts , lui qui n'est établi que pour les protéger , et
dont l'institution serait sans but , si ce but n'était pas le
bonheur des peuples qui s'y sont soumis. Soit donc que
vous ne voyiez dans l'homine qu'un citoyen passager de
cette terre , soit que vous le considéríez comme destiné à
une meilleure vie , les sources de son bonheur sont uniquement
dans la vérité , la sagesse et la vertu . L'homme ,
élevé selon ces principes d'honneur que nous venons de
1
128
MERCURE
DE FRANCE.
caractériser , d'après Montesquieu , n'est qu'une vaine
image de l'homme , et non pas l'homme véritable , tel que
Dieu et la raison le demandent. Les princes de la
société , fruits de la raison et des sentimens naturels à
l'homme , ne doivent pas être en opposition avec la raison
et la nature. Comme ils ont aussi bien que la raison et
ces sentimens naturels , leur source dans la sagesse infinie ,
ils ne doivent tendre , comme elle , qu'à ce qui est vrai ;
bon et parfait. Des principes qui , loin d'avoir pour but
ce qui est vrai , bon et parfait , allument les passions dans
le coeur , remplissent l'esprit d'idées fausses , demoralisent
l'homme en le trompant , doivent être proscrits dans
l'éducation , sans aucun égard à la nature des institutions
politiques. Toute l'autorité des gouvernemens , toutes les
forces de la philosophie doivent se liguer pour les détruire.
Par la chûte d'un préjugé bizarre , notre éducation
acquerrait de l'unité , et en même temps cette influence
sûre , ferme , continuelle et agissante , qui seule peut en
tirer des résultats utiles .
Montaigue et Rousseau me paraissent être presque les
seuls qui ayent envisagé l'éducation sous son véritable
point de vue. Selon eux , il faut d'abord s'attacher a
former l'homme. Tous les états dans lesquels l'homme
peut passer pendant sa vie , ne sont que des états accessoires
; le seul qui lui soit vraiment essentiel , c'est l'état
d'homme. Dans un palais ou sous le chaume , au milieu
des villes ou dans une île déserte , l'homme a besoin d'être
homme , c'est -à -dire , de penser et d'agir en homme. Cette
éducation a un but plus noble , plus général et plus utle
que toutes les autres . En effet , l'homme , véritablement
homme , dans tous les pays et dans toutes les conditions
possibles , remplira avec une égale facilité tous les devoirs
que son état lui rend propres . Des hommes qui n'auront
pour point de départ que la vertu , et que ce qui est bien
pour but , seront , dans tout autre gouvernement raisounable
, bons citoyens ou sujets fidèles . De quoi l'honneur
leur pourrait- il servir ? Les bons effets qu'il peut avoir ,
ils les trouvent dans la vertu ; et pour les idées fausses et
les illusions dangereuses qui ne lui donnent que trop de
ressemblance avec le vice , c'est la vertu elle - même qui
leur apprend à s'en préserver .
Mais les principes qui servent à former l'homme ne
seront efficaces qu'autant qu'ils reposeront sur un fondement
solide ; ce fondement , c'est la religion . Les principes
naturels , considérés uniquement en eux - mêmes ,
SEPTEMBRE 1815. 129
peuvent être le sujet de trop de contradictions . La passion
les esquive ; l'esprit s'en joue ; le caractère , la capacité.
l'intérêt en déterminent pour chacun le degré de vérité
ou d'importance. La religion les développe à-la -fois et les
sanctionne ; en les fondant sur une autorité divine , elle
les met à l'abri des sophismes des passions , en même
temps qu'elle leur donne un caractère plus majestueux et
plus vénérable. La religion toute seule a produit chez nous
plus d'actions sublimes que l'amour de la patrie chez les
anciens. Mais la religion ne se sépare pas de l'amour de
la patrie ; et si elle était ramenée à ses véritables principes
, s'il était possible de la dégager d'une foule d'idées
basses , de superstitions ridicules et d'institutions dange →
reuses qui s'y sont glissées dans des temps d'ignorance ,
et la comp omettent dans un siècle de lumieres , elle
affranchirait les peuples modernes , elle produirait chez
eux cet amour de la liberté qui , chez les anciens , enfantait
tant de prodiges , et nous pourrions voir encore des
Aristide , des Léonidas et des Régulus .
Ces considérations m'ont mené un peu loin , et les
bornes de cet article ne me permettent pas de rendre
aujourd'hui un compte détaillé de l'ouvrage de M Ange
P**** de la F***** ; je me contenterai de le recommander
comme l'ouvrage d'un homme de bien , dans lequel on est
sûr de trouver des vues utiles et des idées saines , et qui
est digne de fixer l'attention des pères de famille,
comme en général de tous ceux qui s'intéressent aux
progrès de l'éducation . Dans un prochain numéro , je me
permettrai , en donnant une analyse de cette brochure ,
de faire quelques observations sur plusieurs vues de l'au
teur qui ne me semblent pas aussi utiles , ni aussi natio◄
nales qu'il paraît s'en flatter.
REVUE LITTERAIRE.
Une revue littéraire , lorsqu'il n'y a pas de littérature ! voilà
un cadre qui doit être bientôt rempli . Nous avons cependant pris
des engagemens avec nos lecteurs ; voyons ce que la semaine aura
apporté sur nos tablettes. Ah ! ah ! j'aperçois quelques feuilles
jaunes , rouges , bleues , s'étaler à l'aise sur les rayons : Commen-
Cons notre visite.
HISTOIRE . Des relations de témoins oculaires qui avaient la
berlue ; des révélations d'indiscrets personnages qui parlent quand
on ne peut plus les contredire , et ont tout juste autant de courage
qu'il en faut pour avouer leur lâcheté .
« Et voilà , de nos jours , comme on écrit l'histoire . »
POESIE. Quelques chansons , pas un petit poeme héroïque , en-
1
130 MERCURE DE FRANCE .
core moins un comique , ni même un satirique , bien que la matière
ne manque pas. Est-ce qu'il y aurait eu épidémie au Parnasse
? mais voici une petite Ode... Une seule ... Je crois que nos
poètes s'avisent d'avoir de la pudeur.
PIECES DE THEATRES . Des mélodrames ... le papier n'est pas mauvais
bon article... pour l'épicier .
ROMANS. Qui donc a mis ces journaux sur cette planche ? que
de contes ! que de mensonges ! et tout cela n'est pas des fictions !
Mais quel énorme paquet ... c'est de la politique. Voilà des moyens
de sauver la France , de pacifier l'Europe. Pourquoi ne pas
envoyer tout cela à L. W ?
Mais voici quatre volumes ensemble ! ah ! c'est l'Histoire de la
Littérature romaine , par M. Schall. Honneur à l'ouvrage en
quatre volumes ; ils sont rares par le temps présent , et quand il
en paraîtrait davantage , celui que , pour le moment , nous ne
faisons qu'indiquer ici , mériterait encore d'être distingué de la
foule.
Cet ouvrage , qui fait comme une suite de l'Histoire de la Littérature
grecqne , du même auteur , présente le tableau rapide de
l'état des lettres chez les Romains depuis la naissance jusqu'à la
chute de leur empire , et aux commencemens de la barbarie. Nous
le recommandons sur- tout aux jeunes gens dont l'instruction n'a
été qu'ébauchée .
On peut , dans un ouvrage de cette nature , faire un mérite à
M. Schoel de la simplicité , de la clarté de son style , qui , d'ailleurs
, ne manque pas de nerfs ainsi qu'on peut s'en convaincre
dans la partie où il expose l'influence da despotisme des Empereurs
et celle du christianisine sur les lettres et les arts.
Le 4 volume est terminé par une dissertation de M. Fré
déric Schlegel , où il traite de l'influence de la littérature de
l'Orient sur celle des Grecs et des Romains. Ce morceau est
extrait d'un ouvrage allemand qui n'a point encore été traduit . Le
traducteur nous assure qu'il contient des idées lumineuses et des
rapprochemens curieux. En voici seulement deux échantillons:
selon M. Schlegel , les Romains n'eurent aucune aptitude pour la
haute philosophie et la métaphysique ; la langue même s'y re
fusait. Supposons que La Fontaine n'ait jamais existé , et quelque
métaphysicien viendra aussi nous dire que les Français n'ont
aucune aptitude pour le genre de la fable, et que la langue
même s'y oppose.
Les Romains ne furent point philosophes parce qu'ils dédaignèrent
de l'être , parce que , tandis que les Grecs vaincus et dégénérés
ne s'occupaient plus qu'à imposer aux esprits le joug de
feurs sophistes , les Romains poursuivaient le plan de soumettre
l'univers .
Tu regere imperio populos , Romane , memento 9
a dit Virgile . On sent qu'un peuple qui a de si hautes destinées
à accomplir , ne se donne pas là peine de faire de la métaphysique
.
Ailleurs M. Schlegel voit dans les momies des Egyptiens une
preuve que ces peuples avaient au moins une idée confuse du
dogme de la résurrection , et que pour faciliter le retour de la
mene ame dans le même corps , ils prirent le soin de soustraire
celui - ci à la destruction , qui , chez les autres penules moins précautionneux
, devrait apporter beaucoup de confusion et de remuement
sur tout dans les catacombes , lorsque ce retour s'y
SEPTEMBRE 1815. 132
perera . Cette opinion est sans doute d'une métaphysique trèsangénieuse
; mais que devient tout cet esprit , quaud on réfléchit
que la terre légère , sablonneuse et souvent inondée , de l'Egypte
s'opposait à la pratique des inhumations ; que la rareté du bois
permettait encore moins celle des incinérations , tandis que
la sécheresse du climat et la facilité de s'y procurer des baumes
et autres matières de cette espèce semblaient inviter à l'emploi de
ce moyen pour faire passer à leur dernier état les malheureuses dé--
pouilles de l'humanité , dont il faut bien que nous nous occupions
autant par respect pour elles , que pour empêcher que leur
decomposition abandonnée au hasard ne devienne pernicieuse aux
vivans.
Des monies d'Égypte passons aux Soirées du Palais-Royal , ou
Recueil d'aventures galantes et délicates ; il n'y a pas là , du
moins , de métaphysique ni de spiritualisme , c'est de la pure matière
, ce qui n'empêche pas que cette pureté- là ne soit pasablement
bidense . On sent assez tout ce que promet le titre , et l'auteur
s'est efforcé de tenir tout ce qu'il promettoit. Il y a cependant
deux choses à louer dans ce code de liber inage : 1 ° . c'est que l'auteur
a eu la pudeur de n'y pas mettre son nom , 2 ° . c'est que ,'
peignant à nu le vice et la débauche , il leur a du moins ôté , par
la platitude de son style et la grossièreté de ses couleurs , le danger
de la séduction ; et c'est parce que cet ouvrage est au- dessous de
la curiosité des lecteurs même peu scrupuleux , mais délicats , que
nous nous sommes déterminés à dénoncer son existence . Le même
auteur nous promet que les Soirées seront suivies des Matinées au
même lieu. Nous croyions que , le matin , le Palais - Royal était
réservé aux honnêtes gens .
Mais voici l'Ode de M. Charles Mouriès . Les Muses sont chastes :
nous pourions , en quittant le Palais - Royal , reposer nos yeux sur
leurs gràces pures et sévères . M. Ch. Mouriès chante la Chute du
yran. Je crains que cet auteur n'ait beaucoup de goût pour
les chutes cela peut ne pas le mener très -haut . Je parie que quand
il était petit , M. Mouriès a dû bien avoir le fouet pour tout culbuter
dans la chambre de sa maman . Néanmoins nous craignons qu'aujourd'hui
que le voilà grand et poète , l'enfant n'ait encore besoin
d'être corrigé
Voici un échantillon de son style et de sa pensée :
Où sont- ils ces guerriers célèbres
Qui ravagèrent l'univers ?
Àpeine si leurs noms funèbres
Ont trouvé place dans nos vers !
En vain par leurs exploits sublimes
Ils espéraient forcer nos rimes
A les défendre de l'oubli ;
Ainsi qu'une ombre passagère ,
Leur souvenir , roi tributaire ,
Dans l'opprobre est enseveli .
Ne trouvez -vous pas que ces noms qui forcent les rimes de
M. Mouriès à les tirer de l'oubli , ont là , en effet , une idée tout - àfait
funèbre et puis ce souvenir , qui est un roi tributaire , et
qu'on ensevelit dans l'opprobre comme une ombre passagère !
Que tout cela doit être beau dans les pays où l'on parle la fangue
de M. Ch . Mouriès ! Quant à nous , nous en sommes réduits à regretter
bien sincèrement que cela ne soit pas français . Encore si
nous savions ea quel lieu M. Mouriès a vu croître ses jours ! si
132
MERCURE DE FRANCE.
sous celui du Capricorne.
c'est sous le tropique du Cancer, ou Nous prierions les savans du pays denous dire ce que l'on entend chez eux par des peuples qui ervient les feux d'une gloire coupable , ou par des guirlandes étouffées qui n'insulteni plus à la dou- leur du sensible M. Mouriès : ou bien par : les feux de la naissante aurore d'un siècle qui s'élancent en festons ; ou enfin par cette
terre qui , au milieu des ténèbres , Revêt de ses voiles funèbres
Les chastes fruits de son amour.
Car il est clair qu'on n'a jamais vu de ces choses-là en la terre de France ; ce qui complète la preuve que M. Mouriès est étranger parmi nous. Au reste , s'il s'y fixe , nous l'engageons à ne pas perdre
courage; peu -à-peu il se familiarisera
avec notre langue , et ense- velira duns l'oubli , ou si cela lui convient mieux , dans l'opprobre,
les souvenirs de l'endroit d'où il vient , lesquels n'en feraient ici qu'un roi tributaire de la critique et devsifflets . Encore un effort , et ce jeune inconnu pourra tomber jusqu'au mélodrame. Là , du
moins , pour réussir , il n'est pas très-essentiel de se faire entendre , et M. Charles Mouriès qui aime le fracas , les renversemens
et les chutes , est en mesure d'y produire beaucoup d'effet.
POÉSIE.
LE PLATANE.
J'ai vu passer la saison printannière,
L'été brûlant et l'automne fécond ;
L'hiver accourt et dépouille ton front ,
Arbre chéri de la plus tendre mère.
Hélas ! dédaignant ma prière ,
Les cruels et fougueux Autans
De ton feuillage au loin jouchent la terre ,
Mais les frimas n'ont point glacé mes chants .
Arbre sacré , ta tige fortunée
A vu trois fois le mai paré de fleurs ;
Trois fois aussi nous a souri l'année ,
Depuis l'instant béni de tous nos coeurs ,
Où mon père formant un second hyménée ,
Du baiser maternel me rendit les douceurs !
En rappelant ce jour , tu m'es plus cher encore .
Ah ! que pour toi le ciel reste serein ;
Des couleurs du printemps que l'hiver se décore;
Sois caressé d'un souffle du matin ;
Et que toujours ma mère vigilante
Offre un soutien à ta tige tremblante!
Elle aime à voir balancer dans les airs ,
Ton jeune front et ses feuillages verts :
Mais ton faîte orgueilleux pliant sous son offrande ,
Ne pouvait supporter le poids d'une guirlande.
Alors , autour de toi , sa main a rassemblé
Des fleurs , qui pour toi seul entr'ouvrant leur calice ,
T'offrent le doux parfum de leur sein exhalé :
Ainsi s'élève au ciel l'encens d'un sacrifice .
Ah! réponds à des soins constans ,
Platane , hate- toi ; de ta tête embellie
Etends les rameaux florissans !
Que bientôt ma mère chérie
Trouve sous ton ombrage une douce fraicheur.
O toi! qui fus jadis l'arbre du bon génie ,
134 MERCURE DE FRANCE.
Tu conserves tes droits et ton nom dans mou coeur.
Ma mère protégeant mon entrée à la vie ,
Sait détourner mes pas du sentier de l'erreur .
Pour moi , tout-à-la-fois , elle est tendre et sévère,
Et ses soins vigilans demandent mon bonheur .
Beau Platans , crois pour ma mère ;
Elle est mon ange protecteur !
STANCES A LAURE.
Ainsi , Laure , tu l'as juré ,
Et ta bouche muette encore
Refuse à celui qui t'adore
L'aveu d'amour tant désiré.
Dans tes regards , je croyais lire
Que tu répondais à mes feux ;
Mais si chez toi l'amour respire ,
Ce n'est , hélas ! que dans tes yeux.
D'où te vient cette crainte extrême
De prononcer ce mot charmant ,
Ce doux et tendre mot : Je t'aime
Qui finirait tout mon tourment ?
Tu ne sais pas, ô ma bergère !
Combien il répand d'agrément
Sur la femme qui , moins sévère ,
Le dit tout-bas à son amant.
En l'imitant , craintive Laure ,
Vois comme nous serons heureux !
Moi je serai plus amoureux ,
Toi tu seras plus belle encore.
Je ne t'annonce pas , je crois ,
De prétention importune,
Car je te le dirai cent fois
Si tu veux bien me le dire une.
LES INCORRIGIBLES ,
OU L'AMOUR ET LES VERS ,
De d'Harleville , après sa mort ,
Damis donne un nouvel ouvrage.
De le siffler Cléon lui fait l'outrage
Lysimon l'applaudit ; et tous les trois ont tort,
E. D.
M... , F ........ Le V......
ENIGME .
Dans un réduit tranquille et sombre
On a soin de me mettre à l'on bre ,
Pour mieux conserver le trésor
Que je renferme dans ma panse ,
Et que les amateurs en France
Estiment à l'égal de l'or .
Tout mon mérite est intrinsèque ;
Et si je n'entre pas en ta bibliothèque,
Cela n'empêche pas , lecteur ,
Qu'il ne faille me mettre aux mains du relieur ,
Lorsque surtout l'objet que je recueille
Se trouve avoir plus d'une feuille .
J'aime un séjour humide et pourtant je hais l'eau ;
Son entrée en mon sein est vraiment un fléau.
Demandez à l'ami Grégoire ;
Il ne me permet pas d'en boire ,
Sinon quand vient le temps de purger ma maison
Du superflu de la boisson .
S........
CHARADE .
Mon premier frappe l'air d'une voix très-perçante ;
Mon dernier au bétail s'attache et le tourmente ;
Mon entier est sévère et jamais indulgent :
Féminin , masculin , il est toujours tranchant .
BONNARD , ancien militaire.
LOGOGRIPHE.
On dit que dans la queue est toujours le venin ;
Ainsi le veut , du moins , un proverbe latin.
Quel que soit le crédit de cet ancien adage
L'adopter sans exception
Ne serait pas , certes , fort sage ;
Et moi je dis avec plus de raison.
136 MERCURE DE FRANCE,
Que dans le coeur aussi se loge le poison ,
( Le poison de tenin est ici synonyme )
Car en gardant mon coeur , habituée au crime
Je fus chez les Romains un objet abhorré
Ει par certain auteur justement exécré ,
Si je le perds je suis une île fortunée ,
Qui dans la Méditerranée
Peut offrir aux navigateurs
Un bienfaisant asile ;
Une assez belle ville ;
Presqu'en tout temps des fleurs ,
Une plaine fertile ,
Des fruits délicieux ,
Un air pur , un séjour enfin digne des Dieux,
Ainsi donc maintenant , sans être fort habile ,
Quand tu me connaîtras , tu vas dire , lecteur ,
Que chez moi le venin résidait dans le coeur.
V. B. (d'Agen. )
Mots de l'Enigme - Logogrphe , et de la Charade
insérés dans le dernier numéro.
Le mot de l'Enigme - Logogriphe est Crepe ,
Le mot de la Charade est Agamemnon ,
NOUVELLES DES SCIENCES ET DES ARTS .
-L'Académie Royale des Sciences , inscriptions et belleslettres
de Toulouse , propose pour sujets de prix pour les
années 1816 et 1817 , les questions suivantes :
Pour 1816. Prix : 1,000 francs. « Déterminer les effets
» produits sur un cours d'eau par la construction d'un
» barrage moins élevé que les bords de son lit , et donner
» des formules qui expriment ces effets , ot desquelles on
» puisse déduire , 1 °. la lougueur du regonflement produit
par la digue dans la partie supérieure du cours ; 2. la
» Courbure longitudinale de la surface de l'eau dans ce
>> regonflement ; 3º . la section de la tranche d'eau passant
» sur la digue et celle de toute autre tranche transversale
puise entrela digne et la partie supérieure du regonil ment .
» On pect , pour simplifier la question , supposer ,
» 1 ° . que la longueur du cours est indéfinie ; 2 ° . que les
» sections transversales de son lit sont constantes ; 3° . que
» l'axe de ce lit est une ligne droite , et par conséquent
que sa pente est uniforme . »
SEPTEMBRE 1815. 137
---- Pour 1817. Prix : une médaille d'or de la valeur de
500 francs . « Quel a été l'état des sciences , des lettres et
» des beaux -arts , depuis le commencement du règne de
» Charlemagne , jusqu'à la fin de celui de saint Louis ,
» dans les contrées qui formèrent la province de Lan-
»> guedoc »> ?
-- Pour 1818. Prix : une médaille d'or de la valeur
de 1,000 francs . « Assigner , d'après des caractères phy-
» siques et chimiques , la nature du Diabétès , et celle du
» flux Céliaque ; rechercher s'il existe quelqu'analogie
» entre ces deux maladies ; indiquer les signes qui annon-
>> cent leur imminence , les moyens de les prévenir , et les
>> remèdes propres à les combattre . »
―
Les savans de tous les pays sont invités à travailler
sur les sujets proposés. Les membres de l'académie , à
l'exception des associés étrangers , sont exclus du concours.
-Les auteurs sont priés d'écrire en français ou en latin ,
et de faire remettre une copie bien lisible de leurs ouvrages.
-L'académie proclamera dans son assemblée publique
du mois d'août la pièce qu'elle aura couronnée . Si l'ouvrage
a été adressé directement au secrétaire , le trésorier
ne remettra le prix qu'à l'auteur même , qui se fera connaître,
ou au porteur d'une procuration de sa part . S'il y
a récépissé du secrétaire , le prix sera délivré à celui qui
présentera ce récépissé. L'académie , qui ne prescrit aucun
système , déclare aussi qu'elle n'entend pas adopter les
principes des ouvrages qu'elle couronnera .
On va publier incessamment en Angleterre la
Pharmacopée de Londres , traduite sur l'édition de 1815 ;
saivie d'un abrégé de pharmacopée allemande , et de la
synonymie des nomenclatures chimiques et pharmaceutiques
, anglaise et allemande , rapportées aux noms vulgaires
et à la nomenclature françcise : par J. B. Van Mons.
La Garette de la Cour , à Vienne , a publié , le 6 de ce
mois, que M. Charles Rosetti de Rosenhugel , consul- général
d'Autriche au Caire , a fait embarquer sur un des premiers
vaisseaux qui mit à la voile , d'Egypte , après les
événemens de 1813 , un des monumens égyptiens les plus
curieux qui puissent enrichir le cabinet impérial des médailles
et des antiques. Le bâtiment le déposa à Trieste ,
d'où il fut envoyé à Vienne au mois de février dernier ,
et placé dans le cabinet des antiques. Il formait autrefois
le dessus du tombeau d'une princesse ou d'une reine , dont
il représente la figure colossale , faite d'un seul bloc de
basalte , et exécutée dans l'ancien style égyptien . Cinq
138 MERCURE DE FRANCE .
longues lignes d'hieroglyphes parfaitement conservés ,
qui en décorent le devant , nous donneraient des éclaircissemens
importans sur l'ensemble , si jusqu'à présent on
était venu à bout de pouvoir expliquer les hiéroglyphes .
Ce monument a vu s'écouler tant de siècles , qu'il est impossible
d'avoir quelques lumières sur son origine , qui se
perd dans la nuit des temps.
-Les journaux de Londres font mention qu'on a aperçu
deux belles taches planétiformes sur le disque du soleil ;
l'une d'elles était à l'Est , et l'autre à l'Ouest de son centre ,
et à-peu près à égale distance . Celle qui se trouvait à
l'Ouest est maintenant double .
-
S. M. le roi de Sardaigne vient d'accorder une rente
viagère de 800 liv. de Gènes au P. Assarotti , directeur de
l'école des Sourds-muets dans cette ville , en récompense
de ses talens et de ses services . Ce prince a aussi arrêté de
donner une pension de 500 liv. au jeune élève de l'école
du P. Assarotti , qui sera présenté par lui comme en état
de le suppléer.
-
Un particulier de Milan a acheté , le mois dernier
chez un fripier de cette ville , pour le prix de douze liv .
du
pays , un vieux tableau enfumé. Ce tableau a été reconnu
pour être un des chefs -d'oeuvre du Corrège . Il se compose
de plusieurs figures , et représente un fait de l'histoire sacrée.
Il y aun S. Pierre martyr , et plusieurs Anges d'une
beauté et d'une vérité surprenantes . Les connaisseurs l'ont
estimé plus de 50,000 fr.
-M. Joseph Bonadei a soutenu à l'université de Pise , le
mois dernier , une thèse sur les droits des peuples et les devoirs
des souverains. Cette dissertation remarquable par
les idées libérales qui y sont discutées , a été agréée par
S. A. I. , à qui l'auteur l'a dédiée . Ce souverain a fait remettre
au jeune avocat une médaille en or à son effigie ,
avec l'exergue : Præmium veritatis , 1815. Elle a daigné ,
en outre, accorder une place d'assesseur au tribunal civil
de Pistoja au sieur Bonadei.
-Les papiers de Londres parlent avec le plus grand
éloge d'un particulier de Bradford , en Yorckshire , dont'
l'industrie , pour laquelle il est patenté , consiste à fabri
quer des jambes artificielles . « Rien , disent-ils , ne mérite
plus l'attention des mécaniciens. Ces jambes sont en liége,
elles ont la forme d'une jambe naturelle , et renferment
des ressorts élastiques si ingénieusement arrangés , que
celui qui s'en sert peut se promener , s'asseoir , et opérer
les mouvemens du talon et du genou , comme il le feraitavec
sa jambe naturelle . »
-
MERCURIALE.
Ayez une idéé ingénieuse , le servum pecus s'en.
empare aussitôt. Depuis et même avant Horace tout s'est
ainsi passé. Il n'est donc pas étonnant de voir naître chaque
jour des Nains de toutes couleurs ; mais tous ces frères
puinés du Nain-Jaune pourraient faire dire à celui- ci , s'il
existait encore , ce que Piron disait de son frère.
-On fait courir dans Paris le billet de part suivant ,
adressé aux douze ou quinze personnes qui fréquentent
encore le théâtre du Vaudeville.
» Vous êtes prié d'assister à l'enterrement de Partiecar-
» rée,des Pages au sérail, de la belle Allemande , des Maris
» ont sort, du Marin , des Trois Fous , et du Sultan du Havre.
» Ces infortunés ne pouvant point passer le 1er octobre ,
>>.vous ferez un acte méritoire en assistant à leurs derniers
« De profundis. »
momens. »
« De la part de MM . Théaulon et Dartois, leurs pères ,
» et du sieur Saint - Léger, leur parrain. »
Alexandre ne voulait pas que son portrait fût fait
par un barbouilleur. On devrait bien défendre au Nain
vert de faire l'éloge de nos princes.
- LE COURRIER , qu'ardeur de disputer éveille avant
l'aube , se complaît aussi dans les querelles religieuses ;
mais c'est M. de Pradt parlant de modestie , ou M. de
Chât..... vantant la charité chrétienne .
--Les rédacteurs du Nain couleur de rose déclarent officiellement
que MM. Théaulon et Dartois sont, à la vérité,
propriétaires du journal ; mais qu'ils ne coopèrent en rien
à sa rédaction . Si la déclaration est sincère , à quel succès
les propriétaires et les collaborateurs ne doivent- ils pas
prétendre ? Jamais association ne s'est montrée plus animée
du même esprit.
- JOURNAL GENERAL. 13 sept. M. P. M. compare les disputes
sur les idées libérales, aux disputes sur la grâce, et dit
qu'on ne s'entend pas mieux sur les unes que sur l'autre. Il
140 MERCURE DE FRANCE.
ajoute que Cicéron n'a point conçu les idées libérales ,
ou que , s'il les a conçues , c'est sans s'en douter ; que les
idées libérales ne paraissent pas avoir eu d'influence sur
les peuples anciens . Tout le reste de l'article est de la
même force. C'est le fatras le plus niais et le plus ridicule.
Quel a été le but de M. P. M. , en entassant toutes
ces platitudes? Parle- t- il de boune foi , ou bien joue- t -il
Pignorance et l'absurdité pour décrier aux yeux des
sots les idées libérales ? Il doit savoir aussi bien moi , que
que ce mot d'idées libérales n'a été choisi pour désigner
tout ce qu'il y a de beau et de généreux , que parce que
le mot latin liberalis exprime cette idée au plus haut
degré. S'il n'a voulu critiquer que le mot , il faut le renvoyer
au collége où on lui dira que les beaux- arts sont désignés
sous le nom d'artes liberales , et qu'un homme
d'honneur , un homme bien né , se dit homo liberalis .
S'il a voulu critiquer la chose , il a critiqué la raison
la justice et la liberté.
--
15 Septembre . Voulez - vous des réflexions reuves
et infructives sur Cinna , lisez le ' feuilleton de ce jour.
Vous y apprendrez qu'il n'y a rien de plus admirable que
la narration de Cinna , au premier acte ; qu'elle est longue,
mais que Cinna ne saurait trop en dire , qu'Emilie ne saurait
trop en entendre ; que le rôle de Maxime est odieux et
peu tragique ; que le caractère de Cinna n'a pas toujours
P'unité convenable , et autres choses que personne n'avait
découvertes dans cette tragédie avant le vieil amateur. Il
finit par dire: « Mademoiselle Georges cadette a figuré
dans la Belle Fermière , mais nous n'osons assurer qu'elle
ait joué. » Le vieil amateur a écrit dans le numéro de ce
jour , mais nous n'osons assurer qu'il ait su plaire.
y
16 septembre. Il me semble que les souverains alliés
avoient donné ordre aux journalistes de ne parler ni en
bien ni en mal de leurs troupes . D'où vient donc que le
journal général de France fait aujourd'hui l'éloge des
Dans le mème numéro , M. L. fait de fort
sages réflexions sur cette foule d'écoliers qui se mêlent
d'écrire. Pour en diminuer le nombre , M. C. L. devrait
hien quitter la plume ainsi que son confrère M. Charles
russes ? -
Durosoir.
- 19 septembre. Définitivement le journal Général se
se consacre à l'éloge de toutes les nations , si l'on en excepte
la France. Aujourd'hui c'est le panégyrique de l'Angleterre
, de l'Irlande et de l'Ecosse. Après avoir offert son
amitié au journal des Arts , dans le numéro du 18 , lejour
1
SEPTEMBRE 1815. 141
mal Général commence aujourd'hui les hostilités contre
lui ; mais il n'y trouve à reprendre que des citations et des
fautes de typographie. Le journal Général n'a pas besoin
de faire de fausses citations et d'être mal imprimé pour
prêter à la critique.
JOURNAL DES DÉBATS , 16 septembre. Dans le numéro
du 8 de ce mois , il s'était glissé un article qui , en livrant
au ridicule certaines vieilleries qu'on voudrait rétablir
avait scandalisé les vieux abonnés. Il faut voir aujourd'hui
comme le journal des Débats est honteux d'avoir publié
un pareil article , qu'avait fortement relevé une autre
feuille , sans doute la Quotidienne. Il s'excuse humblement
de la liberté grande qu'il a prise de professer une
eule fois les bons principes. On ajoute , que le numéro
du 8 , qui contenait une doctrine si scandaleuse , a été
brûlé par la main de M. l'abbé A , en présence des autres
abbés rédacteurs du journal des Débats et de la Quotidienne.
-
On a dit qu'on ne trouvait plus de termes pour faire
l'éloge de mademoiselle Mars , nous éprouvons le même.
embarras pour caractériser la désespérante niaiserie de M. C.
18 septembre. Messieurs des Débats rivalisent avec
Messieurs dujournal Général pour faire l'éloge des étrangers.
Les espagnols sont portés aux nues dans le numéro
de ce jour , et à quel propos ? au sujet de la petite visite
amicale qu'ils voulaient nous faire . On serait curieux de
savoir s'il se trouve à Paris un journal qui parle un peu des
Français.
-
Pour son début dans le journal des Débats ,
M. T. L. jure haine à la philosophie et aux constitutions.
C'est entre les mains de M. A. qu'il a prêté son serment.
-LE DILIGENT, 17 septembre. Ce journal relève gaiement
une maladresse du Courrier , qui avait eu l'étourderie
de faire verser , la nuit , contre un tronc d'arbre ,
dans un grand chemin , la voiture du prince de Galles.
Le Diligent fait observer à son confrère qu'il ne s'agit
dans cette affaire que d'une voiture publique ou diligence ,
dont le propriétaire a mis son établissement sous la protection
du nom du prince de Galles.
Nous n'avons pas vu que le Courrier ait remercié son
voisin de la leçon ; mais ce qui vaut presque autant , nous
croyons qu'il en aura profité.
-La Quotidienne cite aujourd'hui un couplet qu'elle
attribue à M. Bourdet de Langeron. Mais à la niaiserie
précieuse qui y règue , ou le croirait de M. D. C.
142 MERCURE DE FRANCE .
-
L'Observateur prétend que la dernière représentation
de Manlius a été comique. C'est comme les articles
de l'Observateur sur la tragédie . On lit dans le
même numéro que ce qui a dû ajouter beaucoup aux
sentimens qu'a éprouvés le général Villot , en recevant
l'accueil de S. M. , c'est que le jour où il a été présenté au
roi , était l'anniversaire de celui où ce général partit , dans
une cage de fer , pour être embarqué à Rochefort avec
Pichegru , etc. C'est comme chez Nicolet , de plus fort en
plus fort.
-
JOURNAL DE PARIS , 19 septembre . M. Martainville
nous dit aujourd'hui que la reine des chanteuses va fixer
son empire à Paris et qu'il la traite avec cette familière
insouciance qu'on se pardonne entre gens qui se voient tous
les jours . En vérité , on dirait qu'il s'est passé quelque
chose qui autorise cette familiarité entre la reine des chanteuses
et M. Martainville, qui n'est certainement pas le roi
des rédacteurs. Il nous dit , dans le même article ,
que les
inégalités sont l'expiution des grands talens.
« Ah ! qu'en termes galants ces choses- là sont mises ! »
QUOTIDIENNE. Il est plaisant de voir aujourd'hui un
danois nous parler des avantages que la France a perdus
depuis qu'il n'y a plus de missionnaires .
Ce qui fait le plus de bien au parti constitutionnel , c'est
d'être attaqué par la Quotidienne , le journal des Débuts
et le Nain vert; ce qui lui fait le plus de tort , c'est d'être
soutenu par l'Aristarque .
- Le Mémorial est piqué au vif de ce que nous avons sigualé
son fanatisme . Pour se justifier , il dit qu'il y aplusieurs
sortes de fanatismes ; que Voltaire , d'Alembert ét
Diderot ont été eux-mêmes intolérans. Cela n'empêche
pas que vous ne le soyez également , Messieurs du Mémorial.
L'intolérance des philosophes ne justifie pas la vôtre ;
elle les dégrade comme elle dégrade les prêtres. Vous
ajoutez , que nous poursuivons les ministres de l'évangile ,
c'est-à-dire , d'un livre dont le philosophe de Genève a
fait un éloge si éloquent . Mais nous n'avons condamné vos
fougueuses déclamations que parce qu'elles sont entièrement
opposées à l'esprit de ce livre sacré, Vous nous
opposez la conduite des prètres dans ces dernières circonstances
; mais l'avons - nous blåmée ! non ; nous n'a
vons censuré que vos articles où respire , nous le répétons ,
tout le fanatisme de la ligue.
-GAZETTE DE FRANCE , 20 septembre. I a Gazette nous
annonce que le Vaudeville va sortir de son état de torpeur
SEPTEMBRE 1815. 1/43
que la salle incrustée d'ennui , sera regratlée , et que l'on
exigera des comiques qu'ils fassent rire. La Gazette devrait
bien aussi exiger que ses rédacteurs sussent écrire .
Le même journal assure que l'ouverture des Chamb res
sera précédée d'une messe solennelle du Saint - Esprit , à
laquelle assisteront les pairs et les députés. Je ne se rais
pas étonné que bientôt on exigeât des billets de contession
pour être représentant.
-
Qu'est-ce que c'est que l'Ambigu ? c'est un libelle infâme
, qu'un Français , indigne de ce nom , fait impri mer
à Londres. Nous n'en citerons qu'un seul passage . A près
avoir parlé de la manière dont le commandant de G aëte
a été traité par le roi de Naples , il dit : « Nous verro ns si
Barbanègre , le plus audacieux de tous les rebelles , ép roavera
le même traitement de Louis XVIII . » On ose qualifier
de rebellion le plus éclatant héroïsme dont l'his to ire
fasse peut-être mention , et qui a arraché l'estime et l'admiration
de nos ennemis ! Oui , la plus belle page de es
fastes militaires sera celle qui dira : Huningue a été cléfendu
par cinquante soldats français . Comment des Français
cherchent - ils à dénigrer leur patrie au moment où
elle enfante des prodiges dignes des plus beaux jours de
Rome et de Sparte ! Il nous semble voir de vils Thersites
insulter lâchement à la première défaite d'un athlète qui
succombe sous le nombre , et qui , en essuyant ses blessures
, étonne encore et fait trembler ses vainqueurs .
1
On trouve aujourd'hui dans une réponse du Nain
couleur de rose , cette ingénieuse plaisanterie :
Faites avaler à vos fiévreux une tisane de lis et de patience
.
-
Le JOURNAL GÉNÉRAL annonce dans le numéro du
20 septembre , que Fouché a donné sa démission , et il
espère qu'elle sera bientôt annoncée officiellement . Mais
le duc d'Otrante est membre de la Chambre des Députés ,
comme M. Pasquier , comme le baron Louis . Ainsi le
parti des jacobius blancs ne gagnera rien à les faire renvoyer
du ministère . Ils seront aussi redoutables pour lui
dans la Chambre des Députés , où ils introduiront les principes
constitutionnels .
21 Septembre. Le duc d'Otrante n'est plus en place :
quelques personnes en doutent encore . Nous les renvoyons,
pour en acquérir la preuve , à la diatribe contre ce minis
tre , insérée dans le Journal Général d'aujourd'hui. « Ne
» disons point de mal des gens en place..... tant qu'ils y
sout. » ( Marquis de Conchini , Partie de Chasse. )
144
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Portrait du maréchal Ney , in- 4º . Prix , 1 fr. A Paris ,
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Géographie , l'Histoire et la Mythologie , rédigées dans une forme
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Les souscriptions seront reçues , sans rien donner d'avance , jusqu'au
1er décembre prochain . L'ouvrage paraîtra à la fin du même
mois de décembre à Paris , à la Librairie d'Education d'Alexis
rue Popin-
Emery , rue Mazarine , nº . 3o , et chez M. Galland ,
court , no . 60 .
Description historique de l'íle Sainte-Hélène , extraite de
l'ouvrage anglais publié à Londres en 1808 , par H. F. Brooke , se
crétaire du gouvernement de l'ile ; traduite en ordre par J. Cohen ,
ancien censeur royal ; avec des Notés géographiques , par Malte-
Brun , une Carte gravée d'après le dessin de M. Lapie , et une Vue
de la rade et de la ville de James -Town . Broch. in 8º . de 120 pag.,
imprimée sur beau papier . Prix , 2 fr. 50 c . et 3 fr . franc de port. A
Paris , chez Arthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
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des dernières adresses imprimées , ou d'indiquer le
numéro de la quittance.
Aucune
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doivent être adressés , franc de port , au directeur du
Mercure de France , rue Mazarine , nº. 3o .
annonce ne sera faite avant que cette formalité n'ait été
observée .
-
TIMBRE
ROYAL
MERCURE
DE FRANCE .
TABLEAU POLITIQUE .
FRANCE.
PENDANT la semaine qui vient de s'éconler , la retraite
subite et inattendue de tous les ministres a jeté quelques
momens les bons citoyens dans l'anxiété la plus pénible .
Un tel événement n'eût été autrefois que frappant ,
extraordinaire ; dans la situation actuelle de la France
c'était un événement très-inquiétant : il fournissait des
motifs aux plus fàcheuses conjectures. Des hommes singulièrement
recommandables par leurs talens , par leur
attachement à la personne du Roi , par la modération de
leurs opinions , de leurs conseils , de leur caractère ; des
hommes sur qui reposait la confiance du plus grand nombre
des Français , s'éloignaient du trône , et abandonnaient
leurs fonctions au moment où l'Etat réclamait tout leur
zèle . Quelle pouvait être la cause d'une si étonnante résolution
? Le corps représentatif allait être assemblé ; étaitce
sa composition déjà connue , était-ce son esprit fortement
présumé , qui d'avance rebutaient les ministres , et
ne leur laissaient apercevoir , dans l'exercice prochain de
leurs fonctions , que des désagrémens ou des dangers ?
Etaient- ce les conditions de la paix, en ce moment traitée,
proposée , arrêtée , qui leur paraissaient trop dures , trop
humiliantes , et cependant trop impérieusement dictées
pour qu'ils pussent protester contre elles autrement que
10
146
MERCURE
DE FRANCE.
par leur démission unanime ? Dans le vague des incertitudes
et des craintes , on s'arrêtait à regret , ou même avec
effroi , sur la possibilité de l'un ou l'autre de ces motifs ,
et l'on allait même jusqu'à les réunir pour expliquer une
conduite si alarmante ; l'imagination d'un peuple malheureux
est si vive , si précipitée , sur-tout lorsque ce
peuple est ardent et sensible , lorsque c'est le peuple
Français !
Cette agitation de l'inquiétude est aujourd'hui presque
calmée . Le Roi a composé un nouveau ministère , et les
hommes qu'il a appelés , sans détruire les regrets emportés
par leurs prédécesseurs , ont ramené la confiance autour
du trône. Quoique la suspension du départ des alliés et
certains mouvemens de leurs armées aient autorisé les
Français à croire que les négociations de paix avaient été
brusquement interrompues par un incident malheureux ,
ils n'ont plus attribué la retraite des anciens ministres au
refus qu'ils ont fait de signer l'oppression de la France ;
le caractère connu de leurs successeurs , l'attestation
d'honneur et de patriotisme que depuis si long-temps ils se
sont donnée par leurs discours et leur conduite , ont dissipé
cette pensée humiliante . La loyauté des Souverains
étrangers , leurs promesses , cette générosité qu'imprime
toujours la satisfaction d'un grand triomphe , ont été de
nouveau garanties par la noblesse des intentions justement
prêtées aux hommes que le Roi a chargés de défendre la
cause nationale. Le Roi n'aurait point trouvé de ministres
en France , s'il n'avait eu à leur offrir que des commissions
de honte et de désespoir.
Les opinions et les sentimens des nouveaux ministres ,
les souvenirs qu'ils ont laissés par leur conduite politique
et administrative , ont également rassuré sur la crainte de
les voir céder , en présence des corps représentatifs , à une
impulsion fatale , et , pour cette raison , ont encore porté
à croire que les anciens ministres ne s'étaient point considérés
d'avance comme trop faibles contre une telle impalsion.
Ce qui distingue aujourd'hui les hommes les plus
éclairés , c'est qu'ils connaissent mieux que les autres
hommes la force irrésistible des intérêts généraux et de
l'opinion publique ; et , parmi ces hommes éclairés , ceux
qui sont honorés de la confiance du Roi ont pour privilége
de savoir avec plus de détails et de précision combien
les intérêts généraux sont chers à Sa Majesté , avec
quelle franchise , quelle inclination , quelle raison , le
Roi conforme sa pensée à l'opinion publique .
SEPTEMBRE 1815. 147
Ainsi , tout homme aujourd'hui qui accepte les fonctions
éminentes du ministère , est par honneur , par
devoir , par décence , par nécessité , et aussi sans doute
par inclination et opinion personnelle , l'homme de la
patrie , l'homme du peuple , l'homme du siècle , l'homme
de toutes les institutions nationales , libérales , néces -
saires ; en un mot , l'homme de la constitution et du Roi.
Qu'une telle conviction relève notre espoir et apaise
nos défiances ! Si , par l'effet des circonstances malheureuses
qui ont été contemporaines des élections , il se
trouve réellement parmi les députés un nombre considérable
d'hommes qui ont formé des voeux et conservé des
opinions désormais inapplicables , ils auront tout au plus ,
dans l'assemblée , l'influence d'un parti d'opposition ; ils
exciteront , par leur résistance , le développement et la
force des seules pensées qui aujourd'hui puissent avoir
de la force et un long crédit.
Les négociations pour la paix , quoique moins avancées
que nous en avions eu l'espérance , semblent néanmoins
s'approcher de leur terme. Le blocus de Strasbourg est
levé ; New Brisack et Schelestadt sont également libres ;
les diligences pour l'Allemagne passent maintenant le Rhin
dans toutes les directions ; le corps d'armée du prince de
Hohenzollern , qui occupait l'Alsace , se disloque et s'apprête
à se retirer. Le corps d'armée fourni par le Danemarck
, et qui déjà avait passé l'Elbe , a reçu de lord
Wellington Fordre de repasser ce fleuve et de se cautonner
dans le Holstein. Il est vraisemblable que l'on
verra bientôt cesser le siége de Béfort , de Landau ,
Montmédy. On pense toujours que le traité de paix
conservera nos anciennes limites. La France est nécessaire
non seulement aux Français , mais à tous les
peuples de l'Europe ; elle ne demande qu'à exister paisible
et honorée : ses malheurs lui en donnent le besoin
et le droit.
tère :
de
S. M. a composé ainsi qu'il suit le nouveau minis-
M. le duc de Richelieu , pair de France , ministre secrétaire
d'état au département des Affaires- Etrangères , et
président du conseil des Ministres ;
M. le duc de Feltre , pair de France , ministre secrétaire
d'état au département de la Guerre ;
M. le comte Barbé-Marbois , pair de France , ministre
secrétaire d'état au département de la Justice , et gardedes-
sceaux ;
148 MERCURE DE FRANCE.
M. le vicomte Dubouchage , ministre secrétaire d'état
au département de la Marine et des Colonies ;
M. de Vaublanc , ex-préfet , ministre secrétaire d'état
au département de l'Intérieur ;
M. le comte Corvetto , conseiller d'état , ministresecrétaire
d'état au département des Finances ;
M de Cazes, conseiller d'état , ministre secrétaire d'état
au département de la Police générale .
M. de Barante , conseiller d'état , est chargé par interim
du portefeuille de l'Intérieur.
EXTÉRIEUR .
Tandis que la France n'aspire qu'aux bienfaits de la
paix et espère bientôt les obtenir , la guerre semble se
préparer sur les frontières de l'Europe. La Turquie fait des
armemens considérables on croit qu'ils s'élèvent à deux
cent mille hommes. Le divan offre , dit-on , du service
aux soldats de toutes les nations ; et comme l'on croit
apercevoir des communications fréquentes entre les chefs
des Serviens et ceux de l'armée ottomane , on est fondé à
soupçonner que la nouvelle insurrection en Servie n'est
qu'un prétexte pour couvrir de grands préparatifs qui ont
un autre objet. On assure en même tems que la régence de
Tripoli a déclaré la guerre aux Danois , et que l'empereur
de Maroc a fait une semblable déclaration à la Russie ,
la Prusse et à la Sicile.
Sur quelques autres points de l'Europe la tranquillité est
menacée, quoique d'une manière moins pressante. Les concessions
que le roi de Wurtemberg a faites au peuple sur
le mode de convocation des états ne paraissent point avoir
suffi à l'opinion publique. En Corse la division se met
entre les habitans ; une partie veut se soustraire à la domination
de la France : sept cents Anglais partent de Gènes
pour cette île , avec ordre d'apaiser la sédition . En Suisse
l'inquiétude politique est sur le point d'être remplacée par
l'inquiétude religieuse ; tous les cantons ont insisté auprès
du pape sur les libertés de l'église helvétique , comme fruit
de leur indépendance : le pape ne veut reconnaître que des
priviléges émanés des lois de l'église même , ou de la générosité
de ses chefs , et non des libertés nationales qui ont
toujours été réprouvées par le saint- siége .
Comme en Suisse il n'y a pas un centre de gouverne
SEPTEMBRE 1815.
149
ment et de constitution auquel la religion catholique soit
étrangère , les dissensions religieuses n'y prendront point
sans doute un caractère alarmant . Mais l'irlande continue
d'être la patrie de ce genre de troubles ; en ce moment
ils s'y relèvent avec violence . Par -tout où la religion catholique
a été fortement établie , elle a donné aux habitudes
et aux sentimens du peuple la fixité qui lui appartient .
Cette fixité , très-heureuse sous bien des rapports , puisqu'elle
affermit les affections et les institutions humaines ,
devient à un certain terme la cause inévitable de fermentation
et d'orages , parce qu'elle empêche ou retarde ce
que la nature finit toujours par exiger , le mouvement et le
changement .
Rien n'est aussi plus impolitique que de chercher à rétablir
par force la religion catholique dans les lieux où
elle s'affaiblit : c'est le moyen assuré d'exciter des révolutions
terribles. Des lettres de la Havane apprennent que
l'inquisition , remise en vigueur dans l'ile de Cuba , a fait
brûler six individus comme hérétiques et blasphémateurs.
On s'attend à voir éclater une insurrection générale dans
cette île ; toute la Nouvelle- Espagne y paraît maintenant
livrée. L'armée royale espagnole , aux ordres de Morillo ,
a été battue par les insurgés , qui se sont même recrutés des
débris de sa cavalerie et de son infanterie. Carthagène est
maintenant devenue le centre formidable de l'indépendance.
La défaite de Morillo y a fait abonder les armes ;
Jes Etats-Unis y avaient d'ailleurs envoyé des vêtemens et
des munitions .
REVUE DES THEATRES.
ACADEMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Représentation au bénéfice de Mine, Huet.
que
Où diable l'esprit de parti va-t - il se nicher ! Dans les
coulisses ! La défaveur que la distribution des rôles avait
jetée sur cette représentation , jointe à la cherté des places ,
a fait la salle était loin d'être pleine. Ceux qui n'y
sont pas venus n'ont rien perdu ; à l'exception de la mère
Gonthier, que l'on a revue avec le mème plaisir , parce
qu'elle a toujours le même talent , tous les autres acteurs ,
dans Rose et Colas , semblaient se disputer à qui jouerait
le plus mal et chanterait le plus faux . Chenard était si
enrhumé qu'il s'est interrompu pour implorer l'indulgence.
Mlle . Bourgoing n'était pas enruhumée ; elle paraissait
au contraire très -bien portante ; c'est sans doute pour l'en
féliciter qu'on l'a tant applaudie , car elle a toujours eu la
voix fausse , quand elle ne parlait pas, et l'on ne peut croire,
d'un autre côté , qu'il y ait eu des billets donnés le jour
d'une représentation à bénéfice . Ponchard a assez bien
chanté son air : C'est ici que Rose respire . A la représen→
tation glaciale de Rose et Colas a succédé celle d'Adolphe
et Clara. Chenard y jouait encore, et son rhume n'était pas
passé . Pour se mettre sur le même ton , Lesage a chanté
plus faux encore que Mile . Bourgoing dans Rose. Quant à
Mile. Leverd , elle a beaucoup mieux chanté qu'elle n'a
joué ; elle a voulu un peu trop briller dans le premier air ,
Jeunes filles qu'on marie , et en le chargeant d'ornemens
de sa façon, elle l'a dénaturé et l'a fait paraître moins joli ;
mais dans sa romance , D'un époux chéri la tendresse , elle
a mieux réussi , parce qu'elle y a mis plus de simplicité. Le
défaut de cette actrice est l'affectation ; on voit toujours
qu'elle travaille à produire de l'effet . Elle n'a pas non
plus toujours un très-bon ton ; c'est ce qu'on a remarqué
hier dans son jeu. Il est vrai aussi que le voisinage de
M. Huet est contagieux. La toile baissée , on a demandé
Mlle. Leverd ; les cris partaient du coin du parterre à
SEPTEMBRE 1815. 151
droite. Elle ne s'est pas fait prier , et elle a paru ; alors
quelques spectateurs ont cru qu'il n'y avait pas de raison
pour ne pas demander aussi Chenard , pour savoir des nouvelles
de son rhume , et Mile . Bourgoing , pour savoir si
elle se portait toujours bien. La toile restait toujours à
moitié levée ; M. Huet est venu dire que Mme . Gonthier
qu'on avait aussi demandée , et Mlle . Bourgoing , étaient
parties ; et pendant qu'on annonçait son départ , Mlle Bourgoing
était dans une loge des secondes du milieu ; elle se
couvrait modestement de son voile , et quelques- uns ont
assuré qu'elle avait rougi : c'est sans doute ce qu'il y a eu
de plus curieux dans cette longue et fatigante représentation
. Joconde n'a offert d'autre nouveauté que Mile . Regnault
remplaçant , dans Edile , Mme. Boulanger , qui a
obtenu un congé pour aller jouer le rôle de mère , et
Mme . Huet , dans le rôle de la Rosière , qu'elle avait choisi
sans doute à cause du couronnement . Nous ne nous permettrons
aucune réflexion sur son jeu ; ce serait peine
perdue puisqu'elle quitte le théâtre . Les deux premiers
actes de Joconde ont duré près d'une heure. Gavaudan ,
sans doute pour abréger le spectacle , a passé l'air : Ma
maîtresse sera fidèle , et la sienne va m'écouter. Les premiers
sujets de l'Opéra ont paru dans les ballets du premier
et du dernier acte. On a sur- tout remarqué la légèreté
et la grâce de Paul , jeune danseur qui saute sur les
traces de Duport.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Première représentation de Grétry chez Madame du
Boccage.
La scène se passe dans une terre de Mme du Boccage, qui
attend l'abbé Lemonnier , son ami , et l'un des moins
malheureux héritiers de notre inimitable La Fontaine .
Aussi bonne que spirituelle , Mme du Boccage n'a point
de passe-temps plus doux que de répandre ses bienfaits.
sur tout ce qui l'entoure ; elle s'intéresse vivement aux
amours de Suzette , sa femme de chambre , et d'André ,
son jardinier , qui sont fortement contrariés par M. Thomas
, père de Suzette . Ce bon M. Thomas est à-la-fois
maître d'école , chantre au lutrin et organiste du village.
N'est - ce pas assez d'honneurs pour lui tourner la tête ?
Aussi se regarde- t - il bien franchement comme un des plus
chers favoris de Polymnie , et il a formé le projet d'aller
152 MERCURE DE FRANCE .
briller sur un plus vaste théâtre . Il doit se rendre incessamment
à Paris pour y faire exécuter une messe en musique
, et un opéra sans paroles : il paraît que M. Thomas
est dans les bons principes ; il doit mettre en réquisition
tambours , cors , trombonnes , timballes , tam -tam , etc. ,
et son ouvrage fera nécessairement du bruit. Comme
tous les pères de comédie , notre mélomane villageois est
enopposition obligée avec le coeur de sa fille, et il ne consentira
jamais à l'unir a un homme qui n'a pas même la voix
juste .En vain Mme du Boccage donne ses suffrages à André,
en vain Suzette trouve qu'il chante assez bien pour devenir
son époux ; Thomas est inflexible , et Suzette veut
essayer de faire l'éducation musicale de son amant . Précisément
à l'instant où l'abbé Lemonnier arrive avec
Grétry , elle est occupée à lui faire répéter le charmant
morceau de Richard Cour-de-Lion :
Un bandeau couvre les yeux , etc.
Que l'on se figure la surprise et la joie de Grétry , en
entendant exécuter un de ses airs par des villageois , lui
qui sur-tout tenait à honneur de composer une musique
qui , selon ses propres expressions , pût se chanter dans
les rues. Les étrangers font leur compliment à André ;
celui- ci y répond par la confidence de son malheureux
amour. En sa qualité de musicien , Grétry se charge de
mettre tout le monde d'accord , et se rend auprès du maestro
de village.
Cependant l'abbé Lemonnier , qui n'avait point prévenu
Mme du Boccage de l'arrivée de son compagnon, imagine
de le lui présenter comme un de ses parens qui est
attaqué d'un peu de folie. Il l'engage , lorsque ce dernier
paraîtra , à vouloir bien faire de la musique ; elle s'y refuse.
Cependant Grétry est de retour de son ambassade ; il se
plaint amèrement de la dureté d'un père inexorable . Lemonnier
attribue ces discours à la folie de son prétendu
parent : Mme du Boccage se met alors à sa harpe , et chante
la romance de Richard : Grétry accompagne involontairement
le second couplet. Tout se découvre , et madame
du Boccage jouit de l'aimable surprise que lui a préparée
son ami. Pour compléter la fête , il ne manque plus que
le bonheur de Suzette , et , pour l'obtenir de son père , on
lui fait entendre le quatuor de Lucile : le moyen qu'il résiste
! André et Suzette sont unis.
Cette pièce a toute la froideur du genre anecdotique ,
SEPTEMBRE 1815. 153
qui présente bien peu d'exceptions à ce malheur attaché
à sa nature. On a trouvé un peu précieux les couplets, qui
presque tous finissent par un madrigal. La scène où madame
du Boccage chante la romance de Richard ( scène
d'ailleurs assez jolie ) n'a paru qu'une contre-épreuve de
celle où Suzette donne sa leçon à André ; on aurait voulu
que le rôle de Thomas fût d'un comique plus franc et
plus naturel . Les vers de Voltaire à madame du Boccage ,
et la fable de Lemonnier ( le Rat et l'Eléphant ) , sont
assez jolis pour être connus de beaucoup de monde , et c'est
comme de vieilles connaissances qu'on les a reçus à la
scène ; c'est dire assez qu'ils y ont jeté un peu de langueur .
On aurait aussi désiré que les personnages se fissent entr'eux
moins de complimens ; mais l'hommage rendu à la mémoire
de Grétry, précisément le jour anniversaire de sa mort , qui
a tant coûté de regrets à tous les amis des arts ; mais sa divine
musique , dont on a eu l'esprit de composer presque
tout l'ouvrage ; mais un style pur , correct et de bon ton ,
quelques mots heureux , un dialogue facile , en voilà sans
doute plus qu'il n'en fallait pour assurer le succès d'une
pièce qui d'ailleurs a été très - bien jouée , sur -tout par
madame Hervey et Laporte. L'auteur est M. Fougas.
Je ne sais si Grétry chantait faux ; mais si cela était ,
on conviendra qu'Henri , qui est chargé de le représenter,
pousserait un peu trop loin l'imitation .
CIRQUE OLYMPIQUE DE MM . FRANCONI.
Première représentation du Chef écossais , ou la Caverne
d'Ossian , pantomime en deux actes , à grand spectacle .
La princesse Sulmalla , fille de Malcolm , roi d'une
partie de l'Ecosse , à l'époque de l'heptarchie , est mariée
secrètement avec Occomar , chef des montagnes , que le
prince des îles , Maconor , son rival implacable , a fait
exiler de la Cour. Le jeune Lini , tendre fruit de cette
union , est élevé dans la caverne d'Ossian ; le barde Hérold
se livre aux soins de son éducation . Bientôt Maconor
découvre ce mystère ; il en instruit Malcolm , qui ne tarde
pas à arriver avec ses soldats au milieu d'une fête montagnarde.
On cherche vainement Sulmalla , qui se trouve
confondue avec les paysannes Ecossaises , lorsque le jeune
Lini trahit involontairement sa mère en se jetant dans ses
154 MERCURE DE FRANCE.
bras , et la livre ainsi à la rage de ses persécuteurs . La
princesse supplie son père , qui est près de s'attendrir ;
mais le haineux Maconor est là ; il ranime la fureur de
Malcolm on enlève l'enfant malgré les prières et la
résistance de Sulmalla . Soudain le théâtre change , et représente
l'intérieur de la caverue d'Ossian . Occomar , par
les conseils d'Hérold , s'y est réfugié , sous l'habit d'un
barde . Sulmalla vient rejoindre son époux ; mais elle rencontre
Maconor à la tête de ses satellites : celui -ci cherche
inutilement à la fléchir . Enfin , après diverses scènes qui
offrent alternativement des motifs de crainte et d'espérance
, Occomar délivre sa femme et son fils , le barde
Hérold est arrêté comme complice de leur évasion , et le
premier acte est fini .
Le second se passe dans le camp de Malcolm. Une
guerre à mort est déclarée au chef Ecossais. Sulmalla et
Lini s'introduisent dans le camp , et pénètrent dans la
tente de leur père , au moment où il se livre au sommeil ;
survient Maconor , armé d'un poignard , qui va se précipiter
sur Malcolm , lorsque Sulmalla lui arrache le fer
assassin ; le meurtrier fuit , sans être reconnu , et c'est
Sulmalla qu'on arrête et qu'on va condamner comme
coupable du meurtre qu'elle vient d'empêcher . Cette
situation se trouve tout entière dans la tragédie d'Artaxerce
, de M. Delrieu .
La princesse , ainsi que son fils , vont devenir la proie
des flammes ; le bucher s'allume : Occomar arrive à
temps pour sauver de nouveau ce qu'il a de plus cher au
monde , comme l'officier français dans la Veuve du Malabar.
Les deux personnages intéressans de la pièce , après
avoir couru de nouveaux dangers , sout enfin rendus au
bonheur , et se réconcilient avec Malcolm , qui ne peut
plus écouter les perfides suggestions de Maconor , attendu
que celui- ci a été tué dans un combat singulier.
Cette pantomime , qui avait attiré un grand concours de
spectateurs , a réussi complètement .
Un enfant à qui l'on s'intéresse , une femme persécutée ,
un traître bien méchant , la punition du crime , le triomphe
de l'innocence , de belles décorations , de jolis costumes
, des ballets agréables , un orage , un bûcher , une
tour qu'on escalade et qui s'écroule au milieu des flammes ,
tout cela se trouve par- tout , mais forme , sans contredit ,
tous les élémens d'un succès bien conditionné.
On doit cet ouvrage à M. Cuvelier ; la musique a été
SEPTEMBRE 1815 . 155
arrangée par M. Dreuil ; les ballets , ce qu'il y a de mieux
dans la prèce , sont de la composition de M. Jacquinet .
M. Franconi aîné , Mme. Franconi cadette , et Mile. Elisa
Franconi , peuvent à bon droit revendiquer leur part
de ce succès .
NOUVELLES DES THEATRES .
On dit que M. Mars , à la représentation donnée au
bénéfice de Mme . Huet , a paru prendre la part la plus vive
au succès de Miles . Leverd et Bourgoing ; puis , qu'on
vienne nous étourdir les oreilles des jalousies d'actrices !
Le produit de cette même représentation paraît être monté
de vingt à vingt- quatre mille francs .
-
Gavaudan , dit- on , a obtenu sa retraite . Nous engageons
les auteurs à retirer tous les opéras où cet intéressant
acteur avait un rôle .
La Comtesse de Traun sera le premier ouvrage joué
à Feydeau .
-A compter du 1er. octobre , les comédiens sociétaires
de l'Odéon donneront tous les jours un spectacle Français.
On annonce comme très- prochaine la représentation
d'une petite pièce intitulée : Passons les Ponts , et faite
à l'occasion de l'émigration de l'Opéra -Buffa au théâtre
Favart.
-C'est aujourd'hui que cette dernière troupe fait ses
adieux au faubourg Saint - Germain.
-
pas Le théâtre du Vaudeville ne tardera à être restauré.
On assure que le rideau d'avant -scène représentera
Henri IV sur le Pont-Neuf. On ajoute que le nouvel administrateur
est bien décidé à ne plus laisser perdre en
entr'actes un grand tiers du spectacle . On croit que l'ouverture
se fera par une pièce qui a pour titre : le Vaudeville
en vendanges.
- Après la Grotte de Fingal , ou le Soldat mystérieux ,
le théâtre de la porte Saint-Martin se dispose à monter un
mélodrame-comique en deux actes et en vaudevilles , que
l'on attribue à deux de nos plus spirituels chansonniers .
-On dispose la salle de Louvois pour recevoir, assure- ton
, un artiste allemand qui veut y monter un spectacle
mécanique dans le genre de celui de Pierre.
156 MERCURE DE FRANCE .
VARIÉTÉS.
LES SONGES DE NADIR - MOULLAH ,
Surnommé LE RÊVEUR .
Traduit de l'Arabe , de Baba- Tahiem.
PREMIER SONGE.
Nadir -Moullah , fils de Waheb , était le plus
intrépide dormeur , non -seulement de la ville de
Bagdad , mais de tout l'empire des glorieux califes ;
aussi manquait-il la plupart du temps les prières et
les ablutions du matin . Il lui était même arrivé une
fois de s'endormir dans une mosquée pendant la
lecture d'un chapitre du koran . Cette irrévérence
lui valut deux cents coups de nerf- de- boeuf sous la
plante des pieds , lesquels lui furent administrés par
l'ordre du cadi , mais ne purent venir à bout de
l'éveiller . Les vieillards les plus âgés n'avaient rien
entendu raconter de semblable à leurs ancêtres ,
quoiqu'ils vécussent dans un pays où l'on faisait
beaucoup de contes . Nadir-Moullah ne le cédait
enfin qu'à ces sept frères célèbres qui vécurent neuf
cents ans sans s'éveiller , non plus que leur chien.
et sans faire de mauvais rêves , ainsi qu'il est rapporté
au chapitre de la caverne , dans le koran ,
livre qui , comme on sait , a été écrit avec une
plume trempée dans l'encre de vérité . La réputation
du fils de Waheb s'établit si bien , que son nom
devint une espèce de sobriquet pour les gens qui
se plaisaient trop au lit. On prétend même que c'est
de là qu'on a appelé moullahs les hommes chargés
de rendre la justice , peut- être pour leur reprocher
qu'ils s'endorment trop souvent sur leurs devoirs .
Quoi qu'il en soit , Nadir commençait à rougir de
SEPTEMBRE 1815. 157
sa honteuse renommée , ce qui était déjà une chose
assez rare , même à Bagdad. On parlait beaucoup
alors , dans tout l'Orient , d'un célèbre philosophe
appelé Fazil , qui faisait sa demeure à quelques
farasanks ou parasanges de Candahar , dans les
montagnes du pays de Kachemire . Ce Fazil passait
pour ne rien ignorer de ce qu'il est possible à
l'homme de savoir; Nadir en conclut qu'il devait
aussi connaître le moyen d'empêcher de dormir.
Il se rendit donc auprès du philosophe. Sage
vieillard , lui dit- il lorsqu'il fut devant lui , le mal
dont je viens te prier de me délivrer doit attirer
toute ton attention . Il me fait consumer les deux
tiers de ma vie dans une lâche oisiveté , et je perds
ainsi un temps précieux que je pourrais consacrer à
l'étude de la sagesse.-Eh ! mon fils , lui dit le vieillard
, tu la possèdes sans t'en douter , cette sagesse
que tant d'autres n'acquièrent qu'au prix des plus
grands sacrifices . Le temps que tu passes à dormir
diminue d'autant celui qui te reste pour faire des
sottises , et entre nous , crois-moi , le plus sage
parmi les hommes n'est que celui-là qui fait le moins
de folies. Ah! reprit Nadir , j'ignorais cela. Mais
laissons la sagesse , si tu veux ; tu conviendras du
moins que si je continue une pareille vie , je ne
serai au bout du compte qu'un sot et un ignorant
que chacun montrera au doigt dans les rues de
Bagdad. -Eh ! qu'as-tu besoin de la science ? dit le
vieillard.-Je veux me faire auteur, répondit Nadir ,
et quand je ne veillerais que pour lire ce que les
autres ont dit avant moi , et pour le répéter après
eux , ainsi que cela se pratique assez généralement
aujourd'hui , encore faut-il que je veille . Fazil
n'eut rien à répondre à cela ; mais par malheur , au
nombre de ses secrets , il n'en possédait aucun
contre le sommeil . Cependant , comme un philosophe
ne doit jamais demeurer ' court , celui- ci
entama une fort longue dissertation sur les effets
.
158 MERCURE DE FRANCE.
et sur les causes de ces assoupissemens extraordinaires
dont se plaignait son hôte. La conséquence
de tout ce babil fut que Nadir devait charger quelqu'un
de l'éveiller quand il dormirait trop longtemps.
Le remède eût été bon dans de certaines
rencontres ; mais le médecin n'était pas du nombre
de ceux qui guérissent leurs malades avec des paroles.
Nadir s'endormit au milieu de la dissertation ,
et d'un sommeil si opiniâtre , que , malgré tous les
soins du vieillard , il dura près de deux jours . Fazil
eut le temps de se rappeler , dans cet intervalle ,
qu'il possédait un talisman dont la vertu pourrait
être de quelque utilité au fils de Waheb . Ce talisman
avait à-peu- près la forme d'une gaîne de couteau ;
ceux qui voulaient s'en servir y introduisaient le
bout de leur nez et s'endormaient . Durant leur
sommeil les émanations des différentes matières
dont la gaîne était composée s'introduisaient par
les narines jusqu'au cerveau , et leur action sur
cette membrane consistait à procurer au dormeur
des songes agréablement diversifiés . Le bon Fazil
fut ravi que sa mémoire l'eût servi si à propos , et
se mit à chercher son talisman . Il ne s'en servait
jamais , parce qu'il rêvait fort bien sans avoir besoin
de ce secours ; aussi eut-il une peine infinie à le
trouver. Il le déterra enfin sous une pile de livres
et de divers autres objets entassés pêle-mêle , le
1out recouvert de quatre ou cinq doigts de poussière
: il n'y a guère plus d'ordre quelquefois dans
le cabinet d'un savant que dans sa tête : mais enfin
la gaîne produisit le meilleur effet sur le bout du
nez de Nadir , et voici comment , à son réveil , il
raconta au vieillard le songe qu'il avait eu :
que
Il me sembla la fin du monde était arrivée ;
que le Dajal avait exercé ses fureurs contre les
Musulmans , et que tous les morts ressuscités se
pressaient en foule pour passer le pont aïgu et
entrer dans le paradis , ce lieu plein de délices que
SEPTEMBRE 1815. 159
notre saint prophète a promis à ses fidèles croyans.
Soixante-dix mille de ceux-là , conduits par Mohammed
, le premier ressuscité d'entre les hommes ,
passèrent sans examen ; mais aucun de ceux qui se
présentèrent ensuite ne purent éviter de répondre
aux interrogations d'Izrafiel , le premier ressuscité
d'entre les anges , et qui faisait une garde sévère à
l'entrée du pont . Lorsque leur conduite avait été
pure ils traversaient le pont sans nul obstacle ;
ceux qui avaient vécu dans la débauche , qui
s'étaient souillés de crimes , qui avaient calomnié
leur prochain , dérobé le bien d'autrui , fait le
malheur des peuples en flattant les princes , ou qui
s'étaient parjurés , faisaient à peine quelques pas et
se laissaient tomber dans le fleuve ardent . Tout
cela s'opérait avec une telle promptitude , malgré
la confusion et le brouhaha inséparables d'une
telle réunion , que je reconnus qu'il ne fallait pas
être moins qu'un ange pour y suffire. Je remarquai
divers quidams qui sans doute avaient leurs raisons
pour chercher à esquiver un fâcheux interrogatoire
, et qui tâchaient de profiter d'un moment
où Izrafiel était occupé pour se glisser derrière lui ;
mais rien ne pouvait mettre sa vigilance en défaut .
Cependant le tumute croissant toujours , et pouvant
finir par favoriser la fraude , l'ange noir prit un
long fouet avec lequel il fit promptement reculer la
foule à une distance honnête ; il mit ensuite , pour
la contenir , deux énormes dragons ailés qui vomissaient
des flammes . Ces deux terribles sentinelles
avaient pour consigne de ne laisser entrer
qu'un à un. Pour moi j'étais resté auprès d'Izrafiel ,
et je m'attendais à être chassé comme les autres ;
mais l'ange , m'ayant aperçu , me dit de demeurer ,
en me recommandant d'observer et de profiter de
ce que j'aurais vu .
Je vis d'abord s'avancer vers nous le dernier
souverain du Mogolistan . Il était d'une corpulence
160 MERCURE DE FRANCE .
avec
énorme , portait la tête haute , et fronçait le sourcil
un air de dédain remarquable. Lorsque
Izrafiel l'interrogea , à peine daigna -t-il laisser échapper
de sa bonche quelques mots sans suite , parmi
lesquels je distinguai ceux-ci : Mon empire.... la
gloire de mon ... ma divinité ... les adorations de
l'univers... le néant des peuples ... les rois mes
tributaires ... L'ange noir voyant qu'il n'y avait
pas lieu d'espérer de réponse plus satisfaisante d'un
être si peu communicatif , me commanda d'aller
lui enfoncer dans le ventre un petit poinçon d'orque
je tenais ; j'obéis. Quel fut mon étonnement
de voir Sa Majesté Mogole devenir en un instant
aussi mince et aussi plate qu'elle m'avait paru
grosse et rebondie ! Je m'aperçus alors qu'elle
n'était remplie que de vent et de fumée , alimens
peu substantiels , au régime desquels ses
courtisans l'avaient mise , et que son estomac débile
préférait à tout le reste. Sa Majesté fut si confuse
ou si désespérée de son changement , que dès que
ses pieds eurent touché le pont fatal , elle se précipita
du haut en bas , la tête la première.
Ce fut l'un des émirs de ce prince qui lui succéda
à ce redoutable tribunal , dont les jugemens sont
sans appel . Il était revêtu d'une robe superbe ,
mais dont le devant , à la hauteur du ventre et des
genoux , paraissait tout usé. Nous sûmes par lui
que l'habitude , à la cour du roi Mogol , était de se
coucher à plat ventre devant son trône pour ramasser
les favenrs ou les récompenses que ce roi
accordait à ses serviteurs . Cet émir avait gagné , en
rampant ainsi , plusieurs hautes dignités , et , quoiqu'il
fût devenu fort riche , il avait toujours conservé
ces mêmes habits , parce que les trous et les
autres signes de vétusté qui se faisaient remarquer
aux deux endroits dont je parlais tout-à- l'heure ,
“ étaient regardés dans le pays comme des marques
non équivoques du mérite de l'individu . L'ange
SEPTEMBRE 1815. 181
TIMBRE
ROYAL
demanda à l'émir s'il avait jamais versé son sang
pour sa patrie ? Non ! reprit-il , mais j'avais des
lieutenans qui me représentaient au combat , tandis
que je les représentais à Dehly. Il est juste quei
chacun se tienne à sa place . Assurément , répondit
Izrafiel , et puisque vous étiez si tendrement attaché
à votre maître durant votre vie que rien ne pouvait
vous en éloigner , je ne vois pas de raison pour
vous séparer de lui après votre mort .
L'émir n'avait pas encore disparn que nous
aperçûmes de loin quelque chose qui accourait à
nous avec une vitesse extraordinaire. Ce quelque
chose, que nous reconnûmes être un homme, quand
il fut à notre portée, était grotesquement empaqueté
dans une robe d'iman , et portait à ses pieds des
chaussures de courrier , toutes poudreuses. Une
voix sortit de ce paquet en nous abordant , et nous
dit : Le caractère de ma chaussure ne s'accorde
pas trop bien avec celui de mes habits , j'ai su
néanmoins accommoder tout cela dans le monde
d'où je sors. Je me suis aperçu qu'on ne réussissait
à
y faire son chemin qu'en courant ; j'ai retroussé
ma robe d'iman , j'ai chanssé les babouches que
vous me voyez , et je me suis mis à la piste de la
faveur des divers califes sous lesquels j'ai vécu.
Mes peines n'ont été perdues auprès d'aucun des
trois . L'un me fit premier iman de la grande mosquée
de Bagdad ; l'autre me nomma son grandvizir
; enfin je fus réellement calife sous le nom
de favori du troisième . J'avouerai que je n'ai pas
couru si long- temps sans faire quelques faux pas ,
et que plus d'une fois , pour abréger la route , je
me suis vu forcé de prendre des chemins détournés
oùje me suis un peu sali ; mais ma robe doit couvrir
tout cela . Votre pont aigu ne sera pas , au surplus ,
le premier chemin glissant que j'aurai su traverser
sans accident fàcheux . Pour peu qu'on vive à la
eour , on apprend bientôt les règles de l'équilibre :
162 MERCURE DE FRANCE.
1
Je vous souhaite un bon voyage , dit Izrafiel ,
mais je pense que vous feriez bien de quitter votre
robe avant que de l'entreprendre ; le moins d'embarras
possible est le meilleur dans un passage aussi
périlleux que celui que vous allez tenter. A ces mots ,
et malgré les violens efforts de l'Iman pour empêcher
sa robe de s'ouvrir , elle se trouva enlevée ,
et nous laissa voir un corps d'homme tout couvert
de caractères d'écriture qui m'étaient inconnus.
L'ange lut à haute voix ce qu'ils signifiaient . Sur le
front était écrit : hardiesse ; sur les joues : impudeur
; autour des yeux : hypocrisie ; sur le bord
des lèvres adulation , intrigue ; sur la poitrine :
honneurs , richesses ; sur le coeur il n'y avait que
ce seul mot : RIEN. Homme de bien , dit Izrafiel ,
je ne doute pas qu'avec les talens que vous possédez ,
vous ne parveniez facilement à faire disparaître ces
vilains mots qui sont inconnus dans le paradis , et
où il ne conviendrait pas de les introduire. Je vous
conseille donc d'aller faire une ablution préalable
dans le fleuve , et d'y demeurer jusqu'à ce que vous
soyez entièrement pur . L'Iman ne répondit que par
une laide grimace , et fit d'assez bonne grâce la
culbute dans les flots , où il fut aussitôt harponné
par les démons . Il est probable , si l'on cabale encore
aux enfers , qu'il s'y sera fait promptement des
protecteurs.
Un lettré de la Chine succéda à l'Iman . Il portait
autour de lui plusieurs outres plus ou moins
gonflées. Quel était ton emploi sur la terre , lui
demanda Izrafiel ? Hélas ! monseigneur , répondit
le lettré , après avoir fait vingt- quatre grands saluts ,
à chacun desquels il toucha la terre avec son front ,
vous voyez toutes ces outres ; elles renferment une
certaine substance , ou pour mieux dire un certain
fluide extrêmement subtil et léger , qu'on appelle
flatterie , en langage chinois . J'avais résolu
de m'établir marchand de cette denrée , qui est
SEPTEMBRE 1815. 163
profort
recherchée par nos grands seigneurs , et dont
plusieurs de mes confrères faisaient un débit considérable
et très-productif. Mes soins n'eurent pas
le succès qu'ils méritaient . Je vidai successivement.
plusieurs de mes outres à diverses personnes d'un
rang très - éminent , et que la voix publique annonçait
en faire une grande consommation ; mes avances
furent toutes malheureuses , et je ne pus obtenir
une seule pièce de monnaie de gens à qui j'avais si
libéralement distribué ma marchandise . Il est vrai
que plusieurs fois , en échange , on me renvoya
d'un autre vent , à-peu-près de la même qualité que
le mien , et qu'on appelle , en termes vulgaires ,
remerciemens , protestations , etc. Mais tout cela
est une nourriture qui profite beaucoup aux riches ,
et ne vaut rien pour nous autres pauvres lettrés ;
anssi la libéralité de ces bons seigneurs n'empêchaitelle
pas mes entrailles de crier la faim. Je crus qu'un
dernier effort me sauverait . Un homme de la
vince de Pé- ché-lé , qui , de simple cureur d'égouts ,
était parvenu tout-à-coup , on ne sait trop comment ,
à une fortune immense et scandalisait toute la
ville de Nanking par l'étalage d'un luxe sans bornes ,
me parut être envoyé par le prophète pour mettre
un terme à ma misère . Je recueillis donc le peu de
forces qui me restaient pour emplir avec soin la
plus belle de mes outres , dans l'intention de l'offrir
au riche Pé-ché-léen . Comme j'étais surle point de
recueillir ce premier fruit de tant de peines , l'ange
de la mort est venu me surprendre au milieu des
plus rians projets . Il est vrai que je ne saurais dire
bien précisément à votre excellence si c'est le jeûne
forcé que j'observais depuis si long-temps , ou la
joie d'être à la veille de le rompre , ou la déroute
générale qui m'a conduit ici ; peut- être sont - ce ces
trois causes à-la-fois. Le fait est que m'y voici ; et
si votre grandeur vent bien me laisser passer et
m'aider de son puissant secours pour entrer dans
"
164
MERCURE
DE FRANCE
.
le paradis , qu'elle jugera sans doute que j'ai bien
gagné par les tourmens sans nombre qui m'ont
affligé durant ma vie , je la prierai d'accepter ,
comme une marque de ma reconnaissance , cette
belle outre que je destinais au parvenu de Pé chélé.
Le lettré , à ces mots , fit soixante nouvelles salutations
encore plus profondes que les premières.
Izrafiel lui répondit : Mon ami , je suis reconnaissant
du présent que tu veux me faire ; mais garde
ton outre si tu es trop maladroit pour traverser le
pont , elle pourra t'aider à surnager.
Le lettre partit avec son outre , et fit place à un
Egyptien . C'était un homme que le sultan de ee
pays avait chargé de recevoir les impôts publics . Il
n'était pas
d'une moindre grosseur que le roi Mogol ;
mais la cause de son embonpoint n'était pas la
même. Le trou que je lui fis auventre avec mon petit
poinçon , ne laissa sortir que du sang. C'était celui
des malheureux dont il avait dévoré la substance .
Le receveur alla tenir compagnie à sa majesté Mogole
, à l'Emir , à l'Iman et au lettré chinois .
A la suite de l'Egyptien se présenta un poète
persan , célèbre par ses larcins littéraires . Sur ses
vêtemens pendait une quantité si prodigieuse de
petits morceaux de papiers , qu'on n'apercevait plus
l'étoffe , ni de sa robe , ni de son caleçon . Tout ce
papier était couvert de vers et de prose . On lisait
dessus les passages ou les pensées que le poète avait
dérobés à ses confrères. Une conscience si chargée
ne l'empêcha pas néanmoins de traverser le pont
d'un pas fort leste et fort assuré. J'allais interroger
l'ange noir à mon tour pour lui demander comment
il pouvait se faire que le paradis fût d'un si facile
accès à un larron de cette force ; mais il prévint ma
question , et me dit : S'il fallait condamner an feit
de l'enfer tous ceux qui ont de semblables délits à
se reprocher , aucun poète n'entrerait dans le Ciel ;
cependant ils y sont nécessaires . Les plaisirs de
SEPTEMBRE 1815 . 165
l'esprit ne font pas moins partie des délices que
Papôtre de Dieu a promises à ses élus , que les plaisirs
des sens. Pourvu qu'un poète n'ait pas consacré
ses talens à rendre le vice aimable , à répandre l'impiété
sur la terre , et à louer les actions criminelles ;
s'il a , au contraire , encouragé ses lecteurs dans la
pratique de la vertu , nous passons sur ces pécadilles
du métier , dont les sifilets ont déjà fait justice .
les
Je ne finirais pas de vous raconter , continua
Nadir , tout ce que j'ai vu dans cette longue journée
du jugement qui dura mille ans , comme il avait
été révélé à Mohammed. Les torrens des généra¬
tions qui s'étaient succédées sur la terre , depuis l'ori
gine du monde , s'écoulèrent devant moi ; les bêtes
qui étaient ressuscitées en même temps que.
hommes , remoururent , à l'exception de l'âne d'Esdras
, du chameau de Mohammed , et de quelques
autres qui entrèrent dans le paradis , et je demeurai
seul au milieu de la vaste et silencieuse solitude de
l'univers , l'imagination toute pleine du terrible
spectacle auquel j'avais assisté , et frappé de terreur
par le souvenir du petit nombre d'élus qui avaient
traversé le pont. L'ange noir alors se tourna de
mon côté ; mais je ne pus entendre ses paroles . La
frayeur qui s'empara de moi fut si forte , que je me
laissai tomber presque sans connaissance : la secousse
me réveilla . Loué soit DIEU , et Mohammed
son prophète !
DES DÉSORDRES ACTUELS DE LA FRANCE
sion
ET DES MOYENS D'Y REMÉDIER .
Par M. le Comte DE MONTLOSIER.
( Premier Article . )
2
Lorsqu'on lit cet ouvrage , et que l'ou ajoute à l'impresque
l'on en reçoit le souvenir du rôle honorable et
si l'on peut le dire , suranné que M. de Montlosier a joué
depuis le commencement de la révolution française , on
166
MERCURE
DE FRANCE .
se représente ce brave gentilhomme comme une de ces
monnaies antiques fortement frappées , autrefois d'une
grande valeur , encore précieuses par la matière , mais
qui n'ont plus et n'auront plus de cours. Ce sont des
trésors de cabinet .
M. de Moutlosier est le noble par essence et par excellence.
Plein de respect pour ses ancêtres et d'admiration
pour les moeurs , les lois , la science du vieux temps ,
il voudrait y ramener la génération actuelle ; il ne peuse
pas que les causes n'ont pu demeurer toujours causes , et
que c'est précisément parce qu'elles ont agi qu'elles ont
été remplacées par leurs effets.
Cette vérité simple est d'une application universelle .
Que l'on suive le cours d'un fleuve depuis sa naissance ,
au sein des montagnes , jusques à son embouchure au sein
des mers , on verra la progression des effets que son mouvement
produit sur les masses qu'il rencontre ou qu'il
entraine. D'abord des roches épaisses , anguleuses , informes
, sont irrégulièrement semées sur le lit du torrent ;
et ces roches sont presque toutes aussi différentes de nature
que
de forme et de grosseur . Chacune , selon la montagne
d'où elle est descendue , est composée d'élémens
particuliers . Plus loin , les roches ont déjà moins d'aspérité
, moins de volume , et elles sont plus mélangées ; sur
cette plage repose la même quantité de matière , ou même
une plus grande quantité ; mais elle est plus pressée , plus
entassée ; il y a moins de vides pour le contact de l'air
et pour le passage des eaux. Plus loin encore , ce genre
de progrès augmente , et il augmente sans cesse. Enfin
les masses particulières ont disparu ; brisées par les chocs
sans nombre qu'elles ont éprouvés , elles ont versé leurs
élémens dans la masse générale , qui les a tous absorbés
et confondus .
Le temps est le fleuve des sociétés humaines ; les hommes
en sont les élémens .
Quelle puissance pourrait contraindre une nation à remonter
le fleuve du temps ? et lorsque son cours long et
rapide a rompu tous les rangs , toutes les classes , toutes
les masses particulières , qui pourrait retirer chaque individu
, ou chaque famille , de la masse générale , et les
faire rentrer , par une forte union , à un certain nombre
d'autres individus , ou d'autres familles , dans l'état d'agré
gation , de corporation ? Une telle opération sera à jamais
impossible : elle sera à jamais combattue par les lois éternelles
de la nature et du mouvement.
SEPTEMBRE 1815. 167
Pour les nations , comme pour les individus , l'art de se
rendre , sinon toujours satisfait , du moins résigné et paisible
, c'est de bien connaître ce qui doit nécessairement
arriver , ce que rien ne pourrait empêcher , et d'y conformer
d'avance ses voeux , ses projets et son attente ;
d'où l'on doit conclure combien la science réelle , combien
la connaissance de la vérité est nécessaire à la sagesse
politique. Elle l'est encore plus qu'à la sagesse individuelle
car l'individu n'a que des relations bornées et
ordinairement simples ; les nations très - avancées en civilisation
ont des rapports très -étendus , très-multipliés et
très-compliqués. C'est ce que l'on oublie sans cesse . En
parlant de la France , de ses besoins politiques , des institutions
qui lui conviennent , on la considère toujours
comme un corps isolé .
Mais la nation française fût -elle , en ce moment , libre
de toute action ou réaction étrangère , fût-elle déposée à
la surface d'une île environnée de barrières impénétrables ,
la véritable politique , la politique fondée sur la connaissance
des lois éternelles , n'en ordonnerait pas moins de
considérer les Français , non dans l'état où ils furent ,
mais dans l'état où ils sont ; de considérer cet état luimême
comme le fruit du temps , comme le fruit de tous
les états par lesquels le peuple français a successivement
passé ; enfin de prévoir d'avance l'état inévitable auquel
le peuple français doit parvenir , afin de n'instituer que
ce qui peut l'y conduire , et d'éviter ce qui , sans arrêter
sa destination , ne pourrait que la choquer , par conséquent
prolonger les souffrances de ce peuple , entretenir ou
meme augmenter son agitation .
il est vraisemblable qu'un traité de politique réelle , de
politique fondée sur les lois éternelles du mouvement et
de la nature , éclorra des circonstances critiques dans
lesquelles l'Europe , et plus particulièrement la France
se trouvent engagées . L'expérience est aujourd'hui si
pressée , si frappante , les luniières si répandues , les bons
esprits si nombreux ! On voit les opinions saines , les opinions
naturelles faire des progrès si rapides ! Telle pensée ,
vraie et profonde , qui , l'année dernière , était traitée
ou de chimère , ou de paradoxe , ou de blasphème , est
aujourd'hui hautement défendue , justifiée , propagée ;
d'excellens écrivains s'accordent pour la développer , pour
la démontrer ; l'opinion générale en vient jusques à la
recevoir pour ce qu'elle est , c'est - à - dire , pour évidente ,
pour indubitable, par conséquent pour éminemment sociale
168
MERCURE
DE FRANCF
.
et utile ; ses anciens agresseurs se rendent , ou se taisent ,
ou ne sont plus écoutés .
Au premier rang parmi ces pensées destinées à devenir
bientôt générales et vulgaires , est celle - ci :
La révolution française fut , il a vingt - six ans, une
oeuvre nécessaire , tentée par un effort très -noble , trèsmodéré
, que dirigeaient les meilleurs esprits , les hommes
les plus estimables , sous l'impulsion très -prononcée de
J'opinion publique . Cette oeuvre nécessaire fut inconsidérément
entravée ; ne pouvant reculer , elle brisa ses barrières
, elle s'arma d'irritation nécessaire pour pouvoir
les briser.
Que l'homme enfermé dans un édifice sur lequel la
foudre tombe , s'épouvante et gémisse de ce que cet édifice
est renversé , ses plaintes sont un soulagement auquel la
nature l'invite ; mais pendant qu'il construisait sa demeure
sur un lieu élevé , des hommes éclairés et prévoyans lui
avaient dit : Afin de jouir des précieux avantages d'un
air pur et d'une vue étendue , vous placez votre asile dans
les hautes régions de l'atmosphère : prévenez , sur votre
tête , l'accumulation des matières orageuses. Il est des
moyens de donner un écoulement insensible à ces matières
; employez les : une précaution douce et soutenue
détournera de grands malheurs .
Ces conseils de la raison et de l'expérience avaient été
imprudemment rejetés ; il avait fallu de violentes catastrophes
pour montrer combien ils étaient en eux-mêmes
vrais et salutaires.
Heureux aujourd'hui si les Français s'accordent enfin
pour les suivre , et si les circonstances dont ils gémissent
ne mettent point d'invincibles obs'acles à la recomposition
sage et prudente de leur édifice social ! Il vaut mieux détourner
de telles craintes et supposer qu'ils sont réellement
les maîtres de leur sort . Dans cette supposition
encourageante , il faut encore que les hommes judicieux ,
que les bons citoyens se hatent de faire entendre , et le
plus fortement possible , la voix de la raison et de la prévoyance
; il faut qu'ils arrêtent , de tout leur zèle , les impulsions
rétrogrades que peut- être un trop grand nombre.
d'hommes , aujourd'hui , veulent donner à l'opinion publique
et à l'autorité. Parmi ces hommes d'une intention
ou d'une opinion qui pourraient devenir si fatales , il
est qui méritent de grands égards. Je m'empresse de
nommer sur-tout M. de Montlosier , homme vertueux ,
fier , courageux , réellement noble de naissance , d'haen
SEPTEMBRE 1815. 169
bitudes et de caractère : on ne doit le combattre qu'avec
respect ; mais on doit le combattre , et à cause même du
respect qu'il imprime. Généreux défenseur de choses tombées
, il prend , pour les relever , ou du moins pour les
faire regretter , un ton de chaleur qui intéresse : séduction
dangereuse ! car , malgré les progrès de la raison
publique , il est encore bien des hommes moins éclairés
que généreux .
Je me propose de réfuter les principales assertions ou
opinions de M. de Montlosier ; je me borne aujourd'hui
à l'une des plus frappantes.
« Le tableau de la France actuelle , dit M. de Mont-
» losier , peut se partager entre deux efforts continus :
» celui de la révolution , à l'effet de s'emparer de
» Louis XVIII et de le changer en elle , et celui de
» Louis XVIII , à l'effet de s'emparer de la révolution et
» de la changer en lui . Si la révolution conserve dans
» l'Etat une ombre de prépondérance , l'issue n'est pas
>> incertaine . Honteuse de son illégitimité auprès d'un
» trône légitime , elle se fera , n'en doutons pas , une
» armée de tous les orgueils blessés , une puissance de
toutes les hontes ; elle brisera à la fin une tête avec
» laquelle tout son corps se trouvera en discordance . Elle
>> appellera alors sur le trône une illégitimité quelconque,
» à l'effet de consacrer toute son illegitimité. »
})
La teinte paradoxale de ce paragraphe résulte de ce que
M. de Montlosier , ainsi que plusieurs autres écrivains , confondent
encore la révolution avec les armes terribles dont
elle s'est servie et les coups affreux qu'elle a frappés . La révolution
, considérée en elle -même , ne peut pas être honteuse
de son illégitimité , car elle n'est rien moins qu'illégitime.
Tout ce qui est nécessaire a éminemment le caractère
de légitimité. La révolution , puisque vous la persounifiez ,
fut désolée des résistances qui lui furent opposées , et aujour
d'hui elle gémit des maux et des excès qui furent produits
par cette résistance . Ramenez - la à sa naissance , placez - la
sous l'égide d'un prince , à -la - fois ferme et éclairé , elle
croîtra et s'affermira sans secousse ; la génération actuelle
jouira de ses bienfaits et n'aura rien à lui reprocher .
Si la révolution est le corps de l'opinion nationale
Louis XVIII en est la tète ; et , au lieu de la briser , elle
conservera soigneusement cette tête qui lui convient et
à qui elle convient ; elle la défendra avec ardeur contre
toutes les atteintes qu'on voudrait lui porter.
Si la révolution , ainsi réduite à son essence primitive
170
MERCURE
DE FRANCE.
ne conservait point dans l'Etat , je ne dis
avec M. de Montlosier , une ombre de prépondérance ,
seulement
pas
mais une
prépondérance absolue , je penserais comme cet
écrivain , mais dans un autre sens , que l'issue n'en serait
pas incertaine ; l'agitation , la discorde , la faiblesse , se
maintiendraient dans l'Etat jusques au moment où cette
prépondérance serait acquise. Mais par le concours du
Roi, elle est
manifestement
prépondérante ; espérons le retour
de la force et de la
tranquillité.
-
Ajoutons maintenant que non seulement la révolution
, dans son essence primitive , doit l'emporter , mais
qu'on ne peut la séparer des résultats , même exagérés ,
qu'on l'a forcée d'obtenir. La puissance des intérêts humains
a maintenant identifié ces résultats avec elle. Ces
maux cruels ces changemens violens , ces spoliations si
dures , dont il est bien naturel aux victimes de se plaindre ,
sont le produit d'une lutte que la révolution n'a point
appelée , qu'elle a évitée le plus long- temps possible, mais
dans laquelle elle ne pouvait manquer de vaincre . Toute
nécessité étant légitime , la patrie demande aujourd'hui ,
comme chose légitime , que le vaincu se résigne aux suites
de sa défaite . Après une bataille perdue , on ne peut se
trouver dans la situation où l'on serait encore si l'on
n'eût point témérairement provoqué le combat.
REVUE LITTERAIRE.
Z.
L'aspect de la semaine dernière n'a pas changé en fait
de littérature. Il paraît que la saison est favorable aux
petits livres , aux petites feuilles , même aux petits hommes ,
car il pullule des nains . A propos de nains , pourquoi
donc ces homoncules sont - ils taquins , rogues et hargneux ,
comme le sont en général les petits chiens ? Il faudra que
je fasse cette question à quelque naturaliste qui se sera
occupé des familles des petites bêtes . Je me souviens bien
d'en avoir entendu au collège une explication physiologique
tirée de la situation trop rapprochée de certains
organes dans ces petits corps . Je n'ose pas rapporter textuellement
les termes crus, et bons pour des écoliers, de
cette explication ; ils blesseraient les lecteurs délicats.
D'ailleurs , je ne la crois pas en elle- même très - solide ;
je la trouve mal sonnante , sentant quelque peu le matérialisme
, en ce qu'elle suppose une action tres-directe de
la matière sur l'esprit qui , étant immatériel , ne saurait
SEPTEMBRE 1815. 171
être atteint de ces émanations grossières , nonobstant
toute prétendue découverte , expérience ou raisonnement
contraire des élèves et partisans de la philosophie moderne .
Au reste et en attendant une meilleure solution , comme
le fait subsiste , il me conduit à une autre idée , et je demande
si , de même que de profonds observateurs prétendent
lire le caractère des gens dans celui de leur écriture
, on ne pourrait pas aussi déterminer les proportions
de nos littérateurs , d'après certain air , certaines formes ,
certain geure d'esprit , dominant habituellement dans
leurs ouvrages. Voilà peut- être le principe d'une découverte
qui sera véritablement neuve , et dont , pour
ment , je laisse à quelque Lavater le soin de déduire la
théorie ; me réservant , comme de raison , s'il y a quelque
résultat glorieux ou simplement utile , de crier au plagiat
et de réclamer le brevet d'invention .
Provisoirement , revenons à nos brochures.
le mo-
La quatrième édition de l'itinéraire de Napoléon , de
Fontainebleau à l'île d'Elbe , par M. le comte de Waldbourg
- Truchsess , est annoncée comme augmentée de
plusieurs faits qui ne sont pas dans l'original .
Le titre de cette brochure est composé avec beaucoup
de détail et de précision ; il tient toute une page . Nous
espérons que nos lecteurs nous pardonneront de nous être
exempté la peine de ne l'avoir pas copié dans toute sa
longueur. D'ailleurs nous trouvons que sa dimension convient
parfaitement à l'importance , sinon de l'ouvrage , du
moins des hauts personnages qui y sont en scène. Cette
brochure est assez connue pour que nous nous contentions
de l'indiquer . Nous rappellerons seulement à son auteur
que Montesquieu , brouillé avec un de ses amis , prévint le
public que s'il lui arrivait d'en parler on ne devrait l'écouter
qu'avec réserve. Parmi une foule d'anecdotes d'auberge
qui figurent très - bien dans la relation d'un voyage , nous
avons remarqué le fait suivant :
En passant à Saint-Maximin , Bonaparte raconta : « Qu'il
» y avait dix - huit ans qu'il avait été envoyé dans ce pays
» avec plusieurs milliers d'hommes , pour délivrer deux
» Royalistes qui devaient être pendus pour avoir porté la
>> cocarde blanche. Aujourd'hui , ajouta - il , ces hommes
» recommenceraient les mêmes excès contre ceux qui se
» refuseraient à la porter. »
Le maréchal Ney devant les maréchaux de France.
C'est le titre d'un petit écrit simple et sans prétention
172 MERCURE DE FRANCE .
dont l'auteur se borne à exposer le précis nu de la vie et
des services de ce général.
On y retrouve quelques passages du mémoire de son
avocat ; mais ceci n'est plus assez littéraire pour que nous
nous y arrêtions davantage.
Nuits de l'abdication de Napoléon , avec cette épigraphe:
Revelabo pudenda vestra ; je révélerai vos turpitudes.
Si en cette matière l'auteur eût entrepris de tout dire ,
il se serait imposé une rude tâche ; mais bien qu'il nous
annonce du scandale, on pourra trouver qu'il en use avec
circonspection , et qu'il ne tient pas tout ce que son titre
semblait promettre. Il paraît avoir été attaché au palais
impérial ; c'était un bon poste pour voir et entendre beaucoup
de choses . Il confesse aussi avoir quelquefois écouté
aux portes. On dit que ce n'est pas très - honnéte ; mais il
s'agissait d'affaires politiques et non d'affaires bourgeoises;
et en politique , si l'on en croit des maîtres qui jusqu'ici
s'en sont bien trouvés , la mesure de l'honnête c'est l'utile.
Mais laissons cette question peu importante pour nous
autres curicux qui ne cherchons qu'à nous amuser , fût - ce
aux dépens de notre prochain . Pour Messieurs du parterre
une abdication qui vient dénouer un drame passablement
terrible , peut avoir son côté amusant. L'auteur
des Nuits l'a assez bien saisi . Il nous donne des anecdotes
faites pour piquer la curiosité des lecteurs. Sa brochure
porte un cachet singulièrement frappant de naturel et de
vérité , c'est une qualité assez remarquable pour un ouvrage
écrit à la cour ; il est vrai qu'à cette cour on jouait
la dernière scène , et que l'auteur allait en sortir ,
Assez souvent indiscret , il nomme les masques en
toutes lettres quelquefois on ne sait quelles considérations
le ramènent à la réserve et à la circonspection , et
il ne nous donne plus que des initiales ; mais ces légers
voles se soulèvent presque d'eux - mêmes , et l'auteur
semble avoir plus pensé à aiguiser qu'à dérouter la malignité.
La physionomie des divers partis qui se disputent l'honneur
d'arracher l'abdication de Napoléon est finement
indiquée dans cette espèce de drame politique : le lecteur
peut y chercher quel est celui qui était chargé des intérêts
de la France.
L'Ami du Trône , ou Recueil d'écrits contre les factieus
qui l'ont renversé , tel est le titre d'une brochure qui
vaudra à M. F. G. S. , son auteur , beaucoup de suffrages ,
mais probablement aussi quelques critiques . IndépendamSEPTEMBRE
1815 . 173
ment de toute opinion , on doit reconnaître à cet écrivain
de la chaleur , de l'entrainement , et cette véhémence
oratoire qui part de l'ame et donne au style ce mouvement
, cette vie qui caractérisent la véritable éloquence.
Sa brochure se compose d'une vigoureuse philippique
contre le Censeur , d'une exposition non moins impétueuse
de la dernière usurpation de Bonaparte , et d'un examen
de son acte additionnel sous forme de lettre à M. Benjamin
Constant , qui fat , au grand étonnement de l'auteur
, l'un des rédacteurs de cet acte.
S'il suffit d'une haine profonde contre les auteurs des
maux de la France , pour produire un bon ouvrage ,
M. F. G. S. a droit de prétendre à cet égard au succès
le plus complet ; mais si les passions , même les plus excusables
en apparence , entrainent toujours au- delà des
justes bornes ceux qui s'abandonnent à leur violence
aveugle et sans frein , il sera à craindre que L'Ami du
Trône ne se montre pas toujours un ami sage et sûr , et
plus d'une fois la voix de la raison , s'il veut l'écouter ,
devra modérer la fougue de son zèle . Il nous a paru que
dès son début il se mettait dans une position fausse . Il
vent , dit- il , et son but en lui-même est louable , combattre
tous ceux qui , sous un masque ou sous un autre ,
tenteraient de troubler la tranquillité de la patrie , dans
ce moment où de nouveaux agitateurs , malgre la chute et
la captivité de leur chef, se prévalent de la bonté du Roi
pour préparer de nouveaux troubles .
Il nous est difficile d'accorder à l'auteur cette supposition
. Non , Bonaparte ne peut plus être le chef d'aucun
Français : ce n'est pas seulement l'Océan , c'est une mer de
sang , c'est un gouffre de ruines qui s'ouvre désormais
entre nous et lui . Supposer gratuitement des partis , appeler
contre eux les haines et les vengeances , c'est donner
le signal d'une guerre sans paix , c'est éterniser les troubles
et les discordes. Si l'espace nous le permettait , nous
citerions le portrait vigoureux que l'auteur trace de Bonaparte
, nous louerions sans aucune restriction la solidité
des observations par lesquelles cet auteur combat les principes
équivoques qui ont présidé à la rédaction du fameux
acte additionnel , et nous nous étonnerions franchement
ensuite que celui qui , dans cet écrit , défend victorieusement
les maximes d'une liberté sage , sous l'égide constitutionnelle
des lois , ait pu tracer les lignes suivantes :
<< Imprudent et généreux monarque , si la loi ne frappe
» pas , les vengeances puniront , et vous aurez la douleur
174 MERCURE DE FRANCE .
» d'avoir provoqué par une clémence inhumaine des réac-
>> tions cruelles .... Trop digne fils d'Henri IV , rappelez-
>> vous la fin tragique du bon Roi . Les princes qui savent
>> punir règnent heureusement. Les plus horribles cata-
>> strophes sont trop souvent le prix de l'excessive in-
» dulgence. »
Nous pourrions demander à l'auteur si , à Constantinople
, les sultans règuent si heureusement , et si leurs
fréquentes catastrophes sont le prix de leur indulgence ;
nous le prierions de nous dire s'il pense que ce Grand
Henri ne se connut pas autant que lui en l'art de régner ,
et nous lui opposerions l'autorité de ce prince , lorsqu'en
publiant l'Edit de Nantes il disait : « Que nos malheurs
» passés nous servent de leçon pour le présent et pour l'a-
» venir ! N'avons -nous pas assez versé de sang ? N'avons-
>> nous pas assez souffert ?... C'est être impie , injuste et
» sans foi que de souhaiter une guerre civile. » Enfin ,
nous pourrions lui faire observer qu'il n'est peut-être pas
très - adroit , pour sa cause , de rappeler la fin tragique du
bon Roi , puisqu'elle fut l'ouvrage de ce même esprit de
vengeance , d'intolérance , de proscription , que des passions
tout au moins bien imprudentes , voudraient aujourd'hui
ramener en France , sans penser qu'il ne peut
convenir ni à la justice ni à la grandeur d'un Roi , père
de son people , de lui proposer de régner sur des cadavres
et au milieu des débris . Mais nous aimons mieux opposer
à M. F. G. S. un autre écrit qui vient aussi de paraître ,
et qui , sous le titre de Clémence et Justice , proclame des
maximes de gouvernement que nous invitons l'Ami du
Trône à méditer .
« Une liberté sage et bien ordonnée , y est - il dit , est
» le besoin des ames généreuses , elle est le voeu de tous
» les Français ( même de l'ami du trône ) . Les mauvais
» princes se vengent , mais les grands Rois oublient et
» pardonnent... Ils ne sont pas amis du prince , ceux qui
» lui conseillent des actes contraires à sa justice , à sa
» dignité , c'est - à - dire à ses intérêts . Par exemple ,
» l'homme qui aurait fait entendre le mot vengeance ,
» réaction , aux portes du Louvre , lorsque Henri IV y ren-
>> trait , cet homme eût été assurément l'ennemi de la
» gloire et des intérêts de son prince . A force de géné-
» rosité et de clémence , Henri triompha sans retour ,
» comme le dit ingénument Amelot , de la mauvaiseté des
» temps et avide cruauté des malveillans et courtisans qui
» se disaient ses amis , et étaient au contraire ses plusSEPTEMBRE
1815. 75
dangereux ennemis... Si Henri IV eût permis à ses
» plus zélés serviteurs de s'abandonner aux vengeances ;
» s'il n'eût pas observé et fait observer religieusement
» ses promesses de pardon , d'oubli du passé , ce prince
» et son auguste maison eussent vraisemblablement perdu
» pour jamais la couronne de France . »
Le Dictionnaire des immobiles nous arrive : honneur ,
pour la rareté du fait , au Dictionnaire des immobiles !
enfin , tout n'est donc pas girouette dans le monde . Mais
aussi , quel petit nombre d'exceptions ! Ce dictionnaire.
est en 38 pages et en 17 articles . Mais j'y vois l'armée
et la nation . Oh ! voilà deux assez beaux collectifs ! l'une
toujours fidèle à la gloire , l'autre triomphant de tous les
excès , ét atteignant , à l'abri du trône légitime et constitutionnel
, une organisation sociale faite pour accorder
la puissance du prince avec la liberté des citoyens .
Certes voilà plus d'immobiles que ne nous en promettaient
les dimensions du dictionnaire : voilà de quoi faire
honte aux girouettes ce sont elles qui sont hors de
ligne. La plupart , assure- t-on , commencent à le sentir ;
elles sont fatiguées de leur mobilité , et dès qu'elles verront
le baromètre du Luxembourg et du palais du Corps
législatif au beaufixe , elles saisiront elles - mêmes cette
occasion de s'arrêter.
M. le lieutenant - général Caruot publie l'Exposé de sa
conduite politique depuis le 1er juillet 1815. Mis sous la
surveillance de la police générale jusqu'à ce que les deux
chambres aient statué ultérieurement sur son sort , l'auteur
entreprend de prouver qu'il n'a pas mérité de perdre
l'estime dout le public l'a toujours honoré. Il fait observer
que , seul des ministres de Napoléon , il a été compris
dans l'ordonnance du 24 juillet , et pense cependant
que tous ont partagé sa fidélité à remplir les mandats qui
leur avaient été confiés ; qu'ils ont tous eu le même but
celui de sauver la France d'un démembrement , et Paris
de sa destruction . Il croit pouvoir attribuer l'exception
qui le met hors de la clémence royale au fameux Mémoire
qu'il rédigea en 1814 , et il fait observer que ce Mémoire
n'était point destiné à être publié ; qu'on l'a fait imprimer
sans son aveu , malgré ses réclamations , et que le ministre
de la police même lui a avoué qu'il y avait consacré une
sommede 1500fr. Après avoir rappelé et le but et l'esprit
de son Mémoire , et démontré toute la légèreté ou la
fausseté des imputations auxquelles il a donné lieu , M. Carnot
ajoute : « Pourquoi faut-il que ce soient presque tou76
MERCURE DE FRANCE.
>> jours ceux qui font entendre des vérités salutaires , qui
» soient en haine aux agens du pouvoir , tandis que les
apôtres du mensonge , pourvu qu'ils sachent eminieller
leur coupe empoisonnée , en sont favorablement
» écoutés? » Discutant ensuite quelle part on voudrait lui
attribuer aujourd'hui dans le retour imprévu de Napoléon,
il cite divers faits qui prouvent que loin d'y participer , il
á pensé et dit à des personnes de la cour , que cette téméraire
entreprise serait étouffée en naissant , si le Roi
voulait s'attacher fortement aux défenseurs de la constitution
et sacrifier ses ministres , qui avaient fait tous leurs
efforts pour égarer la marche du gouvernement . Ici , tout
lecteur dira , sans doute , pourquoi M. Carnot , pensant
ainsi, a -t-il accepté la place de ministre de Bonaparte ? Il sent
que l'objection est pressante , et voici sa réponse : « Pour-
» quoi , d'abord , ne fait-on pas la même question aux
» autres ministres ? .... Devait- il ensuite , en refusant ,"
» s'exposer à passer dans l'opinion pour un mauvais
» citoyen , ou bien , investi de la confiance du chef de
» l'Etat , travailler à le précipiter du trône ? » Enfin , il
convient qu'en acceptant le ministère , il a cru y être utile
à son pays ; que sur tout il y a été engagé par l'illusion que
les circonstances du retour de Bonaparte ont produite sur
son esprit , en y faisant naître la persuasion qu'un événement
si extraordinaire , une tentative si démesurée ,
n'auraient pu avoir lieu, s'il n'y avaiteu à cet égard un consentement
tacite , du moins des principales puissances de
l'Europe...
L'ouvrage contient une foule de détails infiniment curieux
sur les rapports de l'auteur avec Napoléon , et que
nous sommes forces d'omettre ; il est terminé par l'exposé
de tous les efforts du gouvernement , dont il était membre ,
pour sauver Paris , où le maréchal Blucher voulait entrer
sans capitulation , et en faisant l'armée prisonnière. La
suspension d'armes que le gouvernement négociait , n'avait ,
dit - il , d'autre but que de faire rentrer la ville sous
l'obéissance du Roi , sans effusion de sang ; tandis que les
alliés , qui étaient censés agir au nom de ce prince ,
poussaient les Français au désespoir , en les plaçant entre
le déshonneur de se rendre à discrétion , et la nécessité
de s'ensevelir sous les ruines de la capitale . M. Carnot
s'attache à démontrer qu'une défaite complète des alliés
sous Paris etait impossible ; et comme une bataille perdue
entraînait la destruction de la capitale , il conclut
qu'on ne peut lui imputer le rôle de ligueur , et que le
SEPTEMBRE 1815. 177
fils de Henri IV ne peut lui savoir mauvais gré de co
qu'il a concouru à lui é arguer la douleur de ne retrouver
, à la place de sa bonne ville de Paris , que des décombres
et le deuil universel.
Cette brochure , quelque opinion qu'on se soit faite de
son auteur , est extrêmement curieuse , et pour le temps
où elle paraît , et à cause du rôle qu'a joué celui qui la
publie.
Terminons notre revue de ce jour par les armées françaises
depuis le commencement de la révolution jusqu'à
la fin du règne de Bonaparte.
" Puisque la bataille de Waterloo , disent les éditeurs
» de cet intéressant recueil , semble avoir fait oublier à
» l'Europe qu'il existe des armées françaises , il est du
» devoir d'un Français de le lui rappeler , et il y a peut-
» être quelque mérite à choisir cette circonstance pour
>> le faire. >>
Oui , nous sommes forcés de l'avouer , il y a peut- être
aujourd'hui quelque courage à défendre la gloire de
l'armée , la seule qu'aucun parti ne puisse coutester, la plus
entière qui nous reste , même après les efforts de la fortune
contraire pour l'obscurcir un instant ; mais nous
accorderons moins aisément aux éditeurs , que la bataille
de Waterloo ait fait oublier qu'il existât des armées francaises
, et nous croyons au contraire que tout ce qui se
passe depuis cette époque , prouve irrésistiblement qu'on
ne s'en souvient que trop bien.
Ce recueil est comme l'esquisse d'un grand monument
que l'histoire élevera à nos braves . I intéresse trop, de
monde pour ne pas obtenir un grand succès. Il est terminé
par une table chronologique des principaux événemens
de la guerre depuis 1792 .
Cette table , très- commode , devenait indispensable , car
l'imagination et la mémoire commençaient à se perdre
dans cette forêt de lauriers .
L'ATHÉNÉE royal de Paris , sur le point de commencer
ses travaux , s'occupe en ce moment de la composition
du professorat pour l'an 1816. Le programme
paraîtra très -incessamment .
POÉSIE.
ODE
CONTRE LES DETRACTEURS DE LA POÉSIE.
A M. D. D. L*****
O toi , qui jeune encor , sur les bords du Permesse ,
Goûtes de l'art des vers la sainte et pure ivresse ,
Garde- toi de tarir la source du bonheur.
Du vulgaire ignorant le plaisir est l'idole ,
Laisse-lui sa chimère et son succès frivole ;
An seul enthousiasme abandonne ton coeur.
Le laurier du poète est l'arbre de la gloire ,
Lui seul du sombre oubli défend notre mémoire.
Bientôt l'astre du jour luira sur ton tombeau.
Qui pourra du passé soulever les ténèbres ?
Les titres fastueux et les pompes funèbres
N'offriront à la mort qu'un triomphe nouveau .
9 Que sont- ils devenus ces savans ces faux sages ,
Qui du monde idolâtre usurpaient les hommages ?
Le temps a fait un pas , et leur gloire n'est plus.
Ils disaient : « Loin de nous l'ivresse de la lyre ,
La raison à jamais assure notre empire . >>
Als disaient ..... Leurs écrits , leurs noms sont disparus .
Vois- tu briller au loin le temple du génie ?
Vole , la gloire est là pour honorer la vie ;
A ta courte existence attache un souvenir.
Le succès d'un moment n'est qu'un succès stérile ,
Le grand homme dédaigne un triomphe facile ,
lui le présent enrichit l'avenir. Et pour
L'éclair brille , et soudain disparaît dans la nue.
La plante du désert vit et meurt inconnue .
Ainsi , faibles mortels , s'écoulent nos instans.
Croit- on qu'un vain éclat prolonge l'existence ?
Non . Tout périt , le rang , les titres , la puissance ;
Et le poète seul échappe aux coups du temps .
SEPTEMBRE 1815. 179
O toi qui sur tes pas enchaînais la victoire ,
Invincible guerrier , noble amant de la gloire ,
Tu crus placer ton nom dans l'obscur avenir ;
Ta puissance a croulé sur sa base fragile ,
Le temps , la faux en main , s'enfuit d'un vol agile ,
Et ton règne effacé n'est plus qu'un souvenir.
Où sont tous ces palais qui pesaient sur la terre?
Quoi ! rien n'atteste plus ta grandeur passagère !
Le sépulcre où tu dors gît sous l'hunible buisson.
Ton marbre ambitieux ne dit plus ta puissance .
Le voyageur en vain le contemple en silence ,
Déjà la ronce avide a dévoré ton nom .
Ah! tel n'est point ton sort , enfant de l'harmonie !
Tu te vois oublié , dédaigné dans la vie ;
Mais ta palme tardive ombrage ton cercueil,
Le temps ajoute encore à ta gloire immortelle ;
Et lorsque tu n'es plus , l'envie emprunte d'elle
Son éclat , son renom et son ingrat orgueil .
EDOUARD RICHER .
FRANÇOIS PREMIER.
Romance héroïque .
« Tout est perdu , disait , dans son malheur,
>> Ce Roi que trahit la fortune ;
» Tout est perdu , Madame , hormis l'honneur ,
» Hormis le jour qui m'importune !
Bon chevalier qu'égare la douleur ,
Rappelle ton måle courage !
Malgré le sort et son outrage ,
Rien n'est perdu pour qui sauve l'honneur .
De toutes parts , an bruit de ton revers ,
Se réveille ta noble France.
Au cri d'effroi succède dans les airs
Le cri terrible de vengeance !
Pour châtier ton superbe vainqueur ,
Un peuple tout entier se lève ,
Et chante , en saisissant le glaive :
Rien n'est perdu pour qui sauve l'honneur .
:
180 MERCURE DE FRANCE .
Armons nos bras tant de fois triomphans !
Adieu ma femme et mon amie !
Je combattrai pour toi , pour nos enfans ,
Je combattrai pour la patrie.
Si je tombais , conserve dans ton coeur
Et mon image et ma mémoire.
Ah! c'est vivre encor pour la gloire
Que de mourir pour la France et l'honneur.
Victoire au brave dont la lance
Défend son roi, la patrie et l'honneur !
ENIGME.
Quoiqu'un maître inhumain m'emprisonne et m'enchaîne ,
Je suis toujours en mouvement ,
Et je me hâte lentement
Sans qu'il me soit permis de jamais prendre haleine.
Je fais , la nuit comme le jour ,
Le tour régulier de ma sphère ;
Et bien que mobile et légère ,
Je trompe peu ceux qui me font la cour.
A ces mots , cher lecteur , tu m'aperçois sans doute ;
De ma route tu suis le fil :
Mais s'il en est quelqu'autre moins subtil ,
Voici pour lui ce que j'ajoute :
Je visite douze maisons
Où je fais chaque jour une espèce d'entrée ,
Et dont les habitans s'empressent , par leurs sons ,
D'annoncer aux mortels mon heureuse arrivée. S.
CHARADE.
Mon premier ronge , rampe et se cache sous terre :
Mon second , en rongeant , trotte à rase de terre :
Mon tout vit dans la fange en remuant la terre.
LOGOGRIPHE .
Pour me trouver , lecteur , tu tiendras tout Paris.
Ne t'épouvantes pas , cependant , du voyage ;
Car de mon second pied si tu m'ôtes l'usage ,
Au même instant je serai pris ..
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est Tonneau.
Le mot de la Charade est Critique.
Le mot du Logogriphe est Canidie où l'on trouve Candie
182 MERCURE DE FRANCE.
NOUVELLES DES SCIENCES ET DES ARTS .
L'Académie des Beaux-Arts de Florence publie le programme
suivant pour le concours qui s'ouvrira le 1erjuil-
Iet 1816 , et auquel sont appelés les artistes de toutes les
nations.
Sujet du prix de peinture : OEdipe dans le bois des
Euménides , au moment où , embrassant ses filles , que
Thésée vient de lui ramener , il exprime sa reconnaissance
envers ce roi généreux . ( Situation empruntée du
quatrième acte de l'OEdipe à Colonne de Sophocle. ) Ce
tableau sera sur toile , large de trois coudées de Florence
( 5 pieds 4 pouces 8 lignes de Paris ) , et haut de deux
coudées et un tiers. ) Le prix est une médaille d'or de la
valeur de soixante sequins.
Sujet du prix de sculpture : Dieu , et le choeur des
Anges , bénissant Adam et Eve dans le Paradis terrestre ;
bas- relief en plâtre , de deux coudées de large , sur une
coudée un quart de haut. Le prix est une médaille d'or
de la valeur de cinquante sequins .
Sujet du prix d'architecture : Une Eglise cathédrale ,
pour une grande ville , avec deux campanilles au- dessus
de la façade extérieure ; et , à l'intérieur , un baptistaire ,
un choeur suffisant pour un nombreux clergé , et tous les
accessoires d'usage pour l'exercice du culte catholique.
On devra produire tous les dessins nécessaires au dévelop
pement de la composition . Le prix est une médaille d'or
de la valeur de quarante sequins.
Sujet du prix de dessin Pierre Capponi , déchirant
en présence de Charles VIII , le traité trop humiliant pour
sa république , que ce prince prétendait imposer à Florence.
Comme un secrétaire de Charles VIII lisait ce traité
en présence des députés de la ville , du nombre desquels
était Capponi , celui- ci le lui arracha des mains et le mit
en pièces , en disant au Roi : Faites donc battre le tambour
, et nous , nous sonnerons nos cloches. Le prix est
une médaille d'or de la valeur de quinze sequins .
Un chimiste vient de proposer à l'administration
militaire des subsistances , à Vienne ( Autriche ) , un
nouveau procédé pour la confection du pain de munition .
On commencerait par faire saler les farines. Ce moyen
contribuerait d'abord à conserver les substances premières ;
on sait que les farines s'échauffent facilement et enSEPTEMBRE
1815. 183
gendrent ensuite de la putréfaction . Il y a encore d'autres
procédés , mais qui tiennent au secret du chimiste . Une
commission a été établie pour faire un rapport sur cet
objet.
― M. Haydon , célèbre peintre anglais , s'occupe , à Londres
, d'un grand tableau représentant l'Entrée du Christ à
Jérusalem. Le nombre des figures est considérable ; plusieurs
sont de grandeur naturelle , les groupes sont admirablement
composés. Cette production surpassera , dit - on ,
tout ce qui est sorti du pinceau de M. Haydon.
-
La ville de Caen , pour consacrer la mémoire de
Malherbe , qui a reçu le jour dans son sein , vient de faire
graver une médaille en l'honneur de ce poète célèbre .
D'un côté l'effigie de Malherbe s'y trouve représentée ;
de l'autre on voit une lyre antique , au- dessous de laquelle
se lit l'hémistiche fameux de l'art poëtique : Enfin Malherbe
vint. La gravure en a été confiée à M. Gatteaux fils ,
ancien pensionnaire de France à l'école de Rome.
- Une nouvelle expérience du parachûte a été tentée
le 20 de ce mois , à Paris , et couronnée d'un brillant
succès. Cette tentative audacieuse a été faite par une trèsjeune
personne , la fille de M. Garnerin , physicien . M. Robertson
avait dirigé les appareils ; M. Garnerin et sa fille
avaient préparé le mécanisme du parachûte , par des
moyens qui ont donné lieu à un plus prompt développement.
Vers les six heures , la jeune personne s'élance dans son
frêle bâtiment ; on coupe les cordes et le ballon s'enlève ;
il est porté bientôt à une grande hauteur par un vent assez
fort . Une boîte donne le signal de la séparation du parachûte
; le ballon était à la hauteur de plus de douze cents
toises , la séparation ne s'exécute pas . On craint que la
jeune aéronaute n'ait pas entendu le signal , et qu'elle ne
se perde dans les airs ; mais tout - à - coup , on voit le
ballon se détacher , le parachûte s'ouvrir , et la nacelle
descendre majestueusement , légèrement poussée par un
vent de Nord- est . L'aéronaute pensait arriver sur les terres
près de Neuilly ; mais soit qu'elle ait mal jugé sa direction ,
soit
que le vent ait fait dériver le parachute , Mlle, Gar
nerin est descendue sur la Seine entre Neuilly et Puteau .
Des bateliers l'ont recueillie et portée chez M. Gaillard ,
où elle a reçu les soins les plus empressés.
L'aérostat était tombé dans la partie du bois de Boulogne
occupée par les Anglais , qui ont coupé le taffetas en milliers
de morceaux , sans doute pour conserver chacun un sow
184 MERCURE DE FRANCE.
venir de la belle expérience dont ils venaient d'être témoins.
L'ascension a duré neuf minutes , et la descente , dixsept.
tat ,
La manière dont Mlle . Garnerin est montée dans l'aéroses
salutations de son drapeau , le couteau qui lui
servit à couper les cordes pour opérer la séparation an
signal donné , trouvé dans sa gaine , le calme de ses esprits
, enfin , lorsque les bateliers l'ont recueillie dans la
rivière , prouvent autant de courage que de sang-froid
dans cette jeune héroïne des airs .
Le Roi et MADAME ont désiré que Mle . Garnerin leur
fût présentée et ont daigné lui adresser les parole sles
plus ilatteuses .
-
- M. Poirson , auteur, avec M. Mentelle , de l'institut ,
d'un globe manuscrit de neuf pieds de circonférence , qui
est placé aux Tuileries , vient d'en terminer un nouveau
également manuscrit , et dont la circonférence est de
quinze pieds, Ce globe , du mécanisme le plus simple et le
plus beau, s'ouvre en deux parties qui se réunissent sur l'équateur
, sans qu'on puisse apercevoir le point de réunion .
Il est construit avec un carton composé de manière à ce
que l'impression de l'air ne puisse altérer en rien sa sphéricité
.
·
La partie géographique est d'une précision au dessus
de tout éloge . Le globe est dessiné sur une échelle de
15 minutes , et l'auteur n'a rien négligé pour le mettre
au niveau des connaissances et des découvertes géogra
phiques les plus modernes, Tout ce que le dépôt de la
guerre en France , l'académie de Saint- Pétersbourg , le dépôt
de la marine espagnol , les voyageurs , les géographes ,
les savans les plus estimés , ont publié de cartes précieuses,
a servi de matériaux à son ouvrage . C'est sur- tout à M. le
baron de Humboldt qu'il en est redevable . Ce célèbre
voyageur lui a confié des cartes inédites et d'un prix inestimable
.
Ce globe , en un mot , est , sans contredit , le plus bel
ouvrage dont puisse s'honorer la géographie mathématique
, et il est glorieux pour les arts et pour la France
qu'un homme ait pu réunir assez de talent et de patience
pour ne point avoir été rebuté par des essais long- temps
infructueux , et avoir obtenu enfin un résultat aussi satisfaisant
.
M. Poirson vient de proposer au ministère de l'intérieu
SEPTEMBRE 1815 . 185
l'acquisition de cet ouvrage qui lui coûte dix ans de
travail.
Le Roi de Naples vient de charger une commission ,
présidée par le prince Cardito , de proposer , pour ses
Etats , un plan complet d'instruction publique.
-- La société d'histoire naturelle à Genève a invité les
naturalistes de toute la Suisse à se réunir dans une assemblée
qui sera tenue à Genève le 5 octobre prochain ,
dans le but de former une société générale , sous le nom
de Société helvétique pour les sciences naturelles .
--
L'Empereur de Russie a fait remettre au chevalier
Ruspini de Pallmall une bague enrichie de diamans ,
comme une marque de satisfaction , pour la nouvelle invention
qu'il a faite d'un instrument propre à extraire les
balles des plaies d'armes à feu.
- Le journal de Naples, annonce que trois éclipses successives
auront lieu dans le cours de l'année prochaine ,
dont une totale de lune sera visible à Naples , le 10 juin .
- M. le docteur Lisfranc de Saint- Martin vient de reculer
les bornes de son art , en trouvant le moyen d'amputer
le pied en une minute , dans un point où il fallait ,
avant lui , presque une demi-heure pour le couper , et
où l'on avait renoncé d'opérer , malgré le grand avantage
de conserver deux pouces de plus au membre , qui était ,
pour ainsi dire , réduit au talon quand on l'amputait par
la méthode usitée . L'Institut de France a donné son approbation
au travail de l'auteur ( 1 ) .
Le 10 de ce mois , on a distribué solennellement ,
à Munich , les prix établis par la Société d'Agriculture
pour les cultivateurs ou économes qui se sont le plus
distingués pendant le cours de l'année par le perfectionnement
et l'éducation du bétail et des abeilles , celui de
la culture et du filage du lin , des fourrages , des plantes
usuelles , des pépinières d'arbres fruitiers , enfin pour la
récompense des valets de ferme intelligens et laborieux.
Ces prix consistaient en différentes médailles d'or et d'argent
portant des symboles d'agriculture , avec des légendes
analogues et le millésime de 1815. Sept hommes
distingués par leurs connaissances en agriculture et leur
impartialité , ont adjugé les prix , en présence d'un grand
nombre de propriétaires fonciers , de curés de campagne ,
( 1) Mémoire , avec planche , suivi du Rapport de MM. les com
missaires de l'Institut . Prix 1 fr. 50 c . , et 1 fr . 75 c . frauc de port
A Paris , chez Gabon , place de l'Ecole de Médecine , nº . a.
I
186
MERCURE
DE FRANCE
.
1
d'agriculteurs
, et d'un concours nombreux de spectateurs ; ils se sont ensuite rendus au domaine royal de Weihen- stephan , dont l'administrateur
, M. de Schouleutner
, a fait voir et essayer plusieurs instrumens aratoires et autres
machines d'agriculture
de nouvelle invention .
-
que
et que
- M. Badeigts- Laborde , marin et habitant du dépar- tement des Landes , vient de constater par des expériences
les arbres résineux de la France pounombreuses
vaient donner des brais et des goudrons
aussi parfaits que ceux qu'on fait venir à grands frais du nord de l'Europe ; que nos goudrons nationaux
contiennent
les mêmes parties
leur infériorité
constituantes
que ceux de Suède ,
ne provient
que de l'imperfection
des fours où on les
prépare , de leur défaut de cuisson , de leur mélange avec certaine quantité d'eau et avec des matières hétérogènes
,
et sur-tout du manque d'huile essentielle
, qui est brûlée dans l'opération
de l'extraction
des goudrons
français ;
qu'enfin , il est facile de purifier nos goudrons , de manière ales rendre aussi parfaits , et cependant
d'un prix inférieur
à ceux de Suède . La quatrième
classe de l'Institut
a , dans sa séance
du 22 , accordé
le premier
grand prix d'architecture
à
M. de Dreux , élève de MM . Vaudoyer
et Percier , et le
second prix à M. Vincent
, élève de M. Peyre neveu .
Quatre autres élèves ont obtenu des mentions
honorables
.
MERCURIALE.
-
JOURNAL DE PARIS , 17 septembre. Le numéro de ce
jour parle de la résistance vigoureuse de Longwy. De
pareils traits d'intrépidité ont été nombreux en France
dans cette malheureuse campagne , qui n'est pas la moins
glorieuse pour notre patrie , quoi qu'en disent certains
journalistes , qu'on dirait payés pour dénigrer la France
et pour vanter les autres nations .
- 22 septembre. Voici une expression qu'il est bon de
faire remarquer , et dont on vient de stigmatiser le Journal
Général. Joindre l'ingratitude à l'insulte , c'est reculer
les bornes de la bassesse. On peut aussi l'appliquer à la
Quotidienne et au Nain Vert. Le même numéro du
Journal de Paris renferme un article de M. Y. , dans
lequel il expose avec autant de force que de vérité les
droits que réclament la grande majorité des Français , et
dont le progrès des lumières ne nous permet pas de nous
passer. « Nous sommes attachés à ces principes , dit M. Y. ,
les sacrifices que nous leur avons faits , par la lutte
dans laquelle ils nous ont engagés , par nos combats , par
nos malheurs même. >>
par
24 septembre. On lit dans le journal d'aujourd'hui ,
qu'Edouard en Ecosse , joué avec grand succès à Lille ,
le 19 , a offert certaines allusions dangereuses , et tout-àfait
opposées à celles qui , en 1802 , firent défendre le
même ouvrage. Il est facile de deviner ce qu'un zèle indiscret
trouve de dangereux dans cette pièce. C'est l'éloge
fait Edouard des Français . Mais , en vérité , il y a
que
bien assez de Français qui , en ce moment , font le panégyrique
le plus pompeux de tous les peuples étrangers , les
uns après les autres , pour qu'on nous permette d'entendre
un prince anglais faire celui de la nation française.
Le Feuilleton de ce jour renferme la phrase suivante :
génie investigateur des faiseurs de pièces de galerie , et
l'on ajoute : « Un des attributs de la muse qu'ils servent
est le niveau de l'égalité. » Que M. Martaiuville consulte
188 MERCURE DE FRANCE.
Potier là-dessus , il verra que le niveau de l'égalité , ou
l'égalité du niveau ressemble fort au cuchet du talent ,
ou au talent du cachet. En fait d'amphigouris , j'aime encore
mieux ceux de Potier que ceux de M. Martainville.
Je ne sais quelle est la muse que sert ce rédacteur ; mais
à - coup- sûr cette muse ne le sertpas bien.
26 septembre.
-
On remarque qu'un journal annonce
la suppression du ministère de la police le jour même de
la nomination officielle de M. de Cazes à ce ministère.
C'est ainsi que la Quotidienne nous dit sans cesse qu'il
ne faut pas de constitution , tandis que le Roi ne cessé de
conserver chaque jour les principes de la charte .
JOURNAL DES DÉBATS , 23 septembre . —M. T. L. cite
aujourd'hui , avec complaisance et avec éloge , cette phrase
de M. le comte de Montlosier : « La France ne peut avoir
de constitution et de représentation , elle ne peut s'en
passer ; elle veut effacer tous les rangs par la force , ils reviennent
par la nature. » Ah ! M. le comte , vous êtes
orfévre. Mais pouvez- vous dire que la France ne peut
avoir de constitution quand le Roi nous en a donné une !
de représentation , quand le Roi vient d'en convoquer une
nouvelle ! Ne savez - vous donc obéir aveuglément à un
maitre que quand il maintient les rangs dont votre caste a
le partage exclusif , et ne manquez vous de respect à
votre souverain que quaud il se prononce pour les droits
du peuple ! Et vous , M. T. L. , pouvez - vous citer de pareilles
choses ! n'est -ce point assez qu'elles aient été imprimées
une fois !
―
-
27 septembre. M. C. dit , en parlant de Fleury :
« Ce n'était pas Fleury , ce n'en était que l'ombre. »
Les lecteurs du Journal des Débats ne lisent pas un
seul article de spectacles , sans s'écrier aussi douloureusement
: Ab ! ce n'est plus Geoffroy , c'est M. Duvicquet !
25 septembre. M. H. a reçu une verte semonce de
ses collaborateurs , et sur - tout de M. A , pour ses deux
articles snr l'ouvrage de lord Blayney. Comment donc !
M. H. ose se permettre , dans le Journal des Débats , de
venger les Français des reproches aussi ridicules qu'injustes
que leur adresse un officier anglais , qui devrait
être plus reconnaissant envers eux ! L'esprit et le patriotisme
de M. H. contrastent trop avec le ton ordinaire
de ce journal. Aussi ne recevra - t -on plus de ses articles ,
s'il est encore admirateur de son pays. Il ferait perdre à
cette feuille la pension qu'elle s'attend à recevoir des
SEPTEMBRE 1815. 189
Russes , des Anglais et des Espagnols , pour les éloges
qu'elle ne cesse de leur adresser .
-
LE JOURNAL GÉNÉRAL , 21 septembre. Il insulte aujourd'hui
à la chute d'un ministre , censure amèrement
le dernier acte de son administration , et lui reproche les
adieux qu'il nous fait . Quand donc le Journal Général
nous fera - t-il les siens ! Nous ne le chicanerons pas sur
la manière dont il nous les fera ; nous irons même alors
jusqu'à le louer.
-
24 septembre. Le Journal Général avoue , aujourd'hui
, qu'il lui est échappé quelques lignes UN PEU vives
sur le duc d'Otrante. Ah ! Messieurs , vous êtes bien modestes
. Je parie qu'uu de ces jours la Quotidienne va
avouer qu'elle est un peu méchante , la Gazette un peu
bête , le Nain Vert un peu grossier , et le Nain Rose un
peu ennuyeux.
- 25 septembre. On remarque , aujourd'hui , dans le
Journal Général , la phrase suivante : « La cause sacrée
de la légitimité des dynasties sera-t - elle compromise au
tribunal des souverains ? » N'est- ce pas là plus que de l'impudence
? N'est- ce pas vouloir mettre en question ce qui
est consacré ?
-- 26 septembre. Aujourd'hui M. Salgues donne dans le
Journal Général un sermon digne du Mémorial ; celui - ci
nous donnera , sans doute , à son tour , une de ces honnêtes
calomnies que le Journal Général sait assaisonner
de tant de douceur et de modération .
Le Géant Noir donne à son premier numéro le titre de
première noirceur. Il pourrait y joindre celui de première
platitude.
--
QUOTIDIENNE , 22 septembre. Il est impossible de
médire de soi plus que ne fait aujourd'hui la Quotidienne;
elle parle de la charte , « dont nous aurions joui bien
plutôt , si des factieux et des hypocrites n'eussent réussi
à s'interposer entre le Roi et la nation . » Ah ! M. Michaud
, quel bel acte de contrition ! La Quotidienne se
donne l'épithète de lenis . Elle ne sait sans doute pas bien le
latin . Nous lui dirons donc que lenis signifie doux et modéré.
Est - ce donc là son caractère ! Je le demande .
-
24 septembre. Si la Quotidienne se dit quelquefois de
dures vérités , elle sait aussi se faire de jolis complimens. Elle
loue aujourd'hui le Nain Vert. Cela rappelle l'histoire
de cet homme qui était à - la - fois curé et maire de son
village . En chaire , il recommandait les ordres de M. le
190 MERCURE DE FRANCE .
·
maire , et dans ses fonctions municipales il vantait l'excellence
des exhortations de M. le curé .
25 septembre. -M. A. D. C. parle aujourd'hui de la
musique de Grétry, qui est si simple , que chacun dit : J'en
ferais autant. Quand on lit M. A. D. C. , il est impossible
de dire j'en ferais autant , parce qu'il est impossible
d'être aussi niais .
-
GAZETTE DE FRANCE , 22 septembre. On dénigre aujourd'hui
la dernière chambre des représentans avec cet
esprit de parti qui anime toujours cette feuille . Pour nous
étrangers à tous les partis , nous ferons observer que si
elle renfermait quelques vieux démagogues outrés , aucune
n'a montré plus d'énergie contre Bonaparte . Elle n'a
choisi M. Lanjuinais pour son président que parce qu'elle
savait qu'il était l'ennemi mortel de Napoléon , et elle a
renvoyé le message d'un chambellan , réclamant pour intermédiaire
entre elle et le trône un autre homme qu'un
valet.
-
LE JOURNAL GÉNÉRAL ne veut pas absolument se
dessaisir, en faveur de la Quotidienne , de MM . Salgues et
Colnet . Il dément avec aigreur la nouvelle que le journal
des Arts avait donnée de cette importante migration.
Mais des personnes qui sont dans le secret nous assurent
que les deux rédacteurs n'ont consenti à rester au journal
Général qu'à une seule condition , c'est qu'à l'avenir
cette feuille surpassera la Quotidienne en absurdité. Pour
garantie de la transaction, Mr. O. G. est nommé rédacteur
en chef.
- MEMORIAL RELIGIEUX . D'où vient cette rapsoque
die prend un ton si rogue et si violent ? d'où vient qu'elle
a tant de hardiesse ? C'est que l'évêque de Monténégro
vient de s'emparer , chez lui , de l'autorité suprême . Mais
en France , Messieurs du Mémorial , on vous empêchera
bien aujourd'hui d'imiter le prélat illyrien .
Le Nain Vert vient de grandir encore en méchanceté
et en bêtise ; il nous prend pour des enfans ; il
veut nous faire peur en se faisant Géant . Ne sait-il
donc pas que Goliath fut terrassé par une main bien plus
faible , mais plus adroite que la sienne ? -Dans son article
sur le changement du ministère , le Géant Vert prend
pour épigraphe :
Uno avulso non deficit alter.
Pourquoi donc n'a-t-il pas étendu la citation plus loin ?
Cette reticence n'est pas flatteuse pour le nouveau ministère.
SEPTEMBRE 1815.
191
-
On peut supposer , d'après les petites méchancetés que
le Nain Rose dirige contre M. Désaugiers , que ce nouveau
directeur du Vaudeville ne s'est pas montré aussi facile
que son prédécesseur pour la réception des pièces de
MM. Théaulon et d'Artois.
--
- Première agréable nouvelle de la Quotidienne donnée
à ses lecteurs , depuis qu'elle a paru pour la première fois :
« M. Martainville , rédacteur , rédigera et signera , à
» dater du 1er octobre 1815 , tous les articles concernant
» les théâtres et les tribunaux. »
Ce paragraphe en lettres italiques ( et pour cause ) a été
placé cinquante- sept lignes avant le suivant , tout bonnement
en lettres romaines :
« On croit qu'il n'y aura point de traité de paix , pro-
» prement dit , mais seulement une déclaration , etc ... >>
En vérité il n'y a que la Quotidienne qui puisse donner
avec grâce une agréable nouvelle.
-Les troupes du pape seront composées , entr'autres
corps , d'un régiment anglais et d'un régiment autrichien ,
offerts à S. S. par le prince Charles et l'Empereur François
II. Pie VII a aussi établi une congrégation militaire ;
elle est composée de deux généraux , cinq brigadiers , du
commandant de la garde nationale , et présidée par un
prêtre. On ne parle pas de l'équipement de ces troupes
lorsqu'elles se mettront en campagne.
ANNONCES .
Harmonies maritimes et coloniales , contenant le précis des
établissemens français en Amérique , en Afrique et en Asie ; par
P. Labarthe , ancien chef de bureau au ministère de la marine et des
colonies , et pensionné de ce département ; avec cette épigraphe :
Uno avulso deficit alter . De l'imprimerie de Didot jeune . Broch .
in-8° . Prix , fr . Chez Goujon , libraire , rue du Bac , n ° . 33 ,
Warée jeune , libraire , quai Voltaire , nº . 21 .
Et A. Eymery , libraire , au Bureau du Mercure.
Le but que s'est proposé l'auteur de cet opuscule est de prouver
qu'il existe un rapport essentiel entre la marine et les colonies , et
réciproquement entre les colonies et la métropole.
Iga
MERCURE DE FRANCE .
Par la marine nous maintiendrons nos établissemens coloniaux ,
nous faciliterons l'exportation des productions de notre sol et nous
ferons des retours en denrées coloniales .
Au moyen des colonies nous obtenons à un prix modéré les denrées
que l'habitude a rendues nécessaires , et nous réexportons l'excédent
de ces produits coloniaux , ce qui procure une balance favorable à
la France .
Tels sont les résultats obtenus antérieurement à 1789 : nous
pouvons jouir des mêmes avantages par un régime réparateur et
conservateur.
Des Bases d'une Constitution , ou de la Balance des Pouvoirs
dans un Etat.
Par Joseph Rey , de Grenoble , président du tribunal civil de
Rumilly.
Un volume in-8° . Prix pour Paris 2 fr . , et franc de port afr. 50 .
A Paris , chez Ledentu , libraire , passage Feydeau , nº . 28.
AVIS.
Le prix de la souscription au MERCURE DE FRANCE est
de 5 fr. pour un mois , 14 fr. pour trois mois , 27 fr. pour
six mois mois , et 50 fr . pour l'année.
On ne peut souscrire que du premier de chaque mois .
- En cas de réclamation , on est prié de joindre une
des dernières adresses imprimées , ou d'indiquer le
numéro de la quittance.
Les souscriptions , lettres , livres , gravures , etc. ,
doivent être adressés , franc de port , au directeur du
Mercure de France , rue Mazarine , nº . 3o .
annonce ne sera faite avant que cette formalité n'ait été
observée.
- Aucune
De l'Imprimerie de GUEFFIER , rue Guénégaud .
TIMBRE
MERCURE
DE FRANCE .
SEINE
TABLEAU POLITIQUE.
FRANCE.
L'OUVERTURE des chambres législatives , d'abord fixée au
25 septembre , ensuite ajournée au 2 octobre , a été encore
différée ; mais il est certain qu'elle aura lieu le 7 de ce
mois.
Les regards de la France et de l'Europe seront fixés sur
ce début , et sur les grandes opérations politiques qui le
suivront . Elles seront grandes par leur importance , puissent-
elles l'être également par le calme dont elles seront
accompagnées , et par les effets qu'elles entraîneront ! c'est
de quoi la presque totalité des Français forme le désir , et
un grand nombre l'espérance. Il est temps de s'entendre ;
le malheur , quand il est extrême , quand il est national ,
est une cause et un signal de réunion .
Les Français ont deux points de ralliement , le Roi et la
charte constitutionnelle. Il est unanimement reconnu que
le Roi porte dans son coeur tous les intérêts de la patrie ,
et dans sa pensée toutes les institutions que la majorité des
citoyens réclame ; la charte est son ouvrage , et cette charte
consacre tous ces intérêts , toutes ces institutions . Mais
quand on veut qu'une oeuvre politique s'établisse , c'est
sur-tout son esprit qu'il faut suivre , recommander et
5
13
19 MERCURE DE FRANCE .
établir. L'objet de la charte constitutionnelle est de soumettre
l'ensemble du gouvernement à l'action balancée
des trois pouvoirs , le pouvoir souverain , le pouvoir aristocratique
et le pouvoir démocratique , qui existent toujours
en concurrence dans les Etats civilisés .
L'esprit de la charte constitutionnelle est donc une transaction
mutuelle entre les opinions , les habitudes et les
besoins spécialement propres à chacun des hommes qui
disposent de ces pouvoirs. Il suit de là que si les intentions
du Roi , ou celles des grands , ou celles du peuple , étaient ,
en ce moment , exclusives , passionnées , vindicatives ,
elles seraient entièrement hors de l'esprit de la charte
constitutionnelle , elles en empêcheraient l'établissement .
On ne saurait trop le répéter : les pensées du Roi sont
toutes nationales ; ses intentions sont toutes conciliantes ;
son esprit est éminemment l'esprit de la constitution .
Quiconque écoute les voeux et les raisonnemens de cet
ordre général de citoyens qui compose le peuple , s'assure
également qu'il ne veut aujourd'hui que les droits de tous ,
et qu'il n'y a plus , dans ses réclamations , ni impétuosité ,
ni exigeance.
S'il restait donc quelques inquiétudes , elles ne pourraient
être excitées que par le ton d'amertume , de passion ,
de récrimination , auxquels ne renoncent point encore quelques
écrivains qui se constituent les vengeurs des hommes
et des choses que la révolution a le plus cruellement frappés.
Ce ton , ce style , ne sont point , à beaucoup près ,
dans l'esprit de la constitution ; ils ne tendent , au contraire
, qu'à perpétuer l'esprit de haîne , d'exclusion et de
discorde , avec lequel toute constitution balancée est
évidemment incompatible.
Mais il est permis de penser que ces appels si impolitiques
, si inconstitutionnels , ces appels à la sévérité du
vainqueur , à la punition d'actes émanés d'opinions vaincues
, ne partent que d'impulsions individuelles , ne sont
point une commission donnée par les hommes ou les
familles qui précédemment avaient beaucoup souffert ,
sont même désavoués par le plus grand nombre de ces
hommes et de ces familles . C'est sans doute ce que l'on
reconnaitra aux premières dispositions de générosité, de
raison , de prudence , qui seront manifestées dans peu de
jours par leurs représentans. Il est vraisemblable que
ceux-ci diront , avec tous les hommes sages de la France
et de l'Europe : 11 est temps que la révolution d'Europe
finisse en France . Elle ne peut finir que par l'oubli réciOCTOBRE
1815 . 195
proque des torts , des injustices et des erreurs . Il y en a
eu dans la conduite de chaque homme , dans les mouvemens
de chaque parti .
S'il est , dans l'une ou dans l'autre Chambre , des écrivains
distingués qui maintenant honorés de la confiance du
Roi , aient donné précédemment de forts appuis à des
idées trop populaires , ou de fortes louanges à l'homme qui
a trop long-temps commandé , ces écrivains se feront sans
doute aujourd'hui les solliciteurs ardents de la clémence
du Roi , et les missionnaires généreux de l'indulgence
nationale ; car c'est à eux sur - tout , c'est à la fausse direction
d'idées et d'enthousiasme émanée de leurs écrits et de
leur exemple , que l'on peut imputer l'égarement d'un
grand nombre de Français .
On parle de la paix comme arrêtée entre les principales
puissances ; on répand même qu'elle est signée ; ce qu'il
ya de plus certain jusqu'à présent , c'est que tous les
Français la désirent vivement , et que l'Europe entière en
a un pressant besoin .
Les souveraius alliés ont quitté Paris ; mais il paraît que
leur absence ne sera que momentanée ; ils se réuniront
encore dans la capitale de la France avant de retourner
dans leurs états . On avait pensé qu'ils assisteraient à l'ouverture
des Chambres législatives , et qu'ils seraient témoins
des premiers effets que produirait la publication de la paix.
Mais sans doute , dans de si importantes circonstances , ils
ont voulu laisser au peuple Français la libre manifestation
de ses sentimens.
On ne sait point quelles causes particulières ont pu
retarder la conclusion des arrangemens attendus avec tant
d'impatience. On observe seulement que pendant l'intervalle
qui s'est écoulé depuis le jour où l'on annonçait cette
conclusion jusqu'à ce moment , les opérations de guerre
oat été très- actives , sur-tout de la part des Prussiens. Ils
ont emporté Longwy à- peu-près de vive force . Cette petite
ville a résisté trois mois ; le bombardement l'a abimée ; ce
n'est plus qu'un tas de pierres. La garnisou n'était forte que
de trois cents hommes , mais la population entière faisait
le même service que les soldats . On dit que les Prussiens
ont perdu devant cette place beaucoup d'hommes . ls
viennent également de forcer Montmédy à se rendre , après
196 MERCURE DE FRANCE.
l'avoir à moitié détruite par le bombardement. En même
temps les Autrichiens ont de nouveau dirigé six mille
hommes vers Antibes dont ils semblent vouloir s'emparer.
Les Anglais bloquent Cherbourg. Un corps de troupes
alliées , fort d'environ quatorze mille hommes , s'approche
de Lille . Un détachement de troupes Belges se cantonne
à l'embranchement des routes de Douai et Valenciennes à
Lille ; un autre détachement se présente devant Douai.
On ne démolit plus Huningue ; mais on continue de miner
ses remparts , et on dégarnit la ville de la grosse artillerie
que l'on y atrouvée ; on la transporte en Autriche . L'armée
du prince de Hohenzollern , dont on avait annoncé le
départ , ne quitte point encore l'Alsace . Charlemont est
assiégé ; on s'attend à ce que Thionville le soit sous peu
de jours . On voit ainsi avec quelle vigueur la guerre est
poussée sur toute la frontière qui s'étend depuis la Meuse
jusqu'à Strasbourg ; et les Prussiens semblent vouloir augmenter
encore leurs moyens militaires . On attendait à
Zerbst , le 9 septembre , douze cents Prussiens qui devaient
être dirigés vers Paris. Le corps d'armée du général Yorck
était aussi en marche pour la France , en passant par
Wittemberg et Torgau . D'un autre côté , on voit se retirer
par la Suisse un grand nombre d'Autrichiens , entr'autres
les hussards de Szeckler qui reviennent dans leur garnison
ordinaire en Transylvanie. On annonce que la plus grande
partie de l'armée Autrichienne s'apprète à passer en
Italie . Le départ de la garde royale prussienne paraît également
fixé à un jour très -prochain. Ainsi l'état hostile
s'adoucit réellement dans l'ensemble ; il ne se maintient
et ne s'augmente que sur quelques points ; ce qui tient
sans doute à des combinaisons particulières de la politique,
On a observé avec intérêt que le maréchal Gouvion-
Saint- Cyr , à l'instant de quitter le ministère de la guerre,
a proposé au Roi d'accorder les décorations de l'ordre
Royal et Militaire de Saint- Louis et du Mérite Militaire ,
à MM. les généraux et officiers composant la maison militaire
de Sa Majesté l'empereur de Russie. Placés auprès
de cet auguste souverain , a dit le ministre , ils ont le
plus contribué , en faisant exécuter ses ordres , au maintien
de la discipline et à la tranquillité des départemens
occupés par les Russes. Le Roi a fait ces promotions.
Une scène d'un genre différent a affecté les Parisiens
de peine et de surprise. Les quatre chevaux de bronze
qui étaient placés sur l'arc de triomphe du Carrousel , en
OCTOBRE 1815 . 197
ont été enlevés. Il paraît que cette opération devait d'abord
se faire clandestinement , sans doute afin de prévenir
l'inquiétude que le spectacle en donnerait au peuple de
Paris . Mais la garde nationale ayant empêché l'exécution
de ce plan , les Autrichiens ont employé avec franchise
l'appareil militaire. La place du Carrousel a été fortement
gardée par leurs troupes et l'enlèvement des chevaux s'est
fait publiquement. On dit qu'ils seront rendus à la ville
de Venise qui les a réclamés .
Les Français ne déguisent point qu'ils sont sensibles à
la perte des monumens de leurs victoires . Lorsqu'ils avaient
conquis les tableaux et les antiques , que l'on reprend au-.
jourd'hui , ils avaient fait de ces conquêtes autant d'articles
des capitulations qu'ils avaient imposées.
Les regrets des Français doivent être modérés par une
considération juste , quoique flatteuse . Les chefs - d'oeuvre
qu'on leur enlève tenaient une place qui sera occupée
par ceux que nos artistes sauront bien produire . On se
disputera également un jour les monumens de leur génie.
Rien ne pourra faire que les Français ne soient les Grecs.
et les Romains de la postérité .
EXTÉRIEUR.
On s'attend à une rupture prochaine entre la Turquie
et plusieurs puissances de l'Europe. La Porte vient d'ordonner
que des magasins de blé seroient établis dans plusieurs
forteresses , frontières de la Russie et de l'Autriche .
La ville de Silistria , qui a joué un rôle si considérable
dans la dernière guerre entre les Russes et les Turcs ,
paraît devenir la place d'armes de l'empire ottoman. On
y voit accourir une foule d'étrangers ou d'aventuriers de
tous pays et de toutes religions . Chacun y arrive avec des
projets et demande des grades militaires ; on accepte leurs
services. On ajoute que les beys d'Egypte se sont obligés ,
avec le pacha du Caire , à fournir 8,000 mamelucks , qui
seront embarqués sur des bâtimens turcs et transportés sur
les côtes de l'Adriatique. La Turquie veut se venger , ditelle
, de la protection que les Serviens ont constamment
198
MERCURE DE FRANCE .
trouvée dans la politique des cours de Vienne et de Pétersbourg.
Le gouvernement autrichien se met déjà en mesure
de se faire respecter . On a doublé le nombre des ouvriers
qui forent des canons dans les fonderies de Hongrie , et le
ministère de la guerre fait partir des trains d'artillerie qui
se dirigent sur Bude. Sans doute la Russie prend de semblables
précautions. Si la guerre éclate , il est vraisem
blable que les Russes chercheront de suite à s'emparer ,
pour ne plus s'en dessaisir , de la Moldavie , de la Valachie
et de la Bessarabie On sait qu'il y a trois ans la Turquie
ne dut la conservation de ces provinces qu'à la nécessité
où se trouva la Russie de rassembler promptement
toutes ses forces pour les opposer à Napoléon .
Au reste , la Turquie ne néglige point de se donner des
auxiliaires ; on s'attend à la voir bientôt soutenir , à main
armée , la cause de l'évêque des Monténégrins. Et cette
cause ne parait plus si méprisable . L'évêque de Monténégro
n'est plus un chef de barbares , c'est un ambitieux
qui se propose d'établir sa domination sur toute la Balmatie
, l'Illyrie , les îles Ioniennes ; on prétend même qu'il
étend ses vues jusques à Venise ..
On affirme de nouveau que la régence de Tripoli a formellement
déclaré la guerre au Danemarck , et que les
hostilités ont commencé entre les Algériens et l'Espagne .
Il faudrait bien connaître l'esprit du peuple espagnol ,
en ce moment , pour juger si la politique de son gouvernement
lui est conforme.
Au Mexique , le gouvernement suprême des indépendans
ordonne aux habitans des villes et du pays , de dénoncer
aux autorités les ecclésiastiques qui , dans les confessions
, cherchent à faire des partisans au gouvernement
espagnol . La cause de celui - ci paraît presque perdue
dans ces vastes contrées . Au Pérou , on frappe une nouvelle
monnaie aux armes des indépendans. On croit que
lorsque le passage sera rétabli par les Cordilières ( elles
sont maintenant couvertes de neige ) , le Chili sera entièrement
délivré du joug espagnol . La province de Cusco
est en insurrection et montre des forces imposantes . Partout
les efforts de l'Espagne semblent n'avoir pour effet
que de redoubler l'union et l'énergie des indépendans .
En Europe , la tranquillité sociale est loin d'être aussi
compromise. On remarque seulement encore de la fermentation
dans le royaume de Wurtemberg , dont les hahitans
insistent plus que jamais sur le rétablissement de
l'ancienne constitution. Le ministère se réunit fréquemOCTOBRE
1815 . 199
ment , et s'occupe des nombreuses représentations qui lui
sont adressées. Il est vraisemblable que l'on ne tardera
point à convoquer de nouveau les Etats provinciaux.
Le pape refuse de recevoir des protestans en Italie .
On observe qu'il y permet cependant le séjour et l'établissement
des Juifs. Mais la religion protestante est bien
plus opposée que la religion juive au catholicisme ; elle tend
d'ailleurs à faire des prosélytes , tandis que la religion
juive se conserve , mais ne se propage pas.
L'archiduchesse Marie- Louise , entraînée par le sage
désir d'éteindre autant qu'il est en elle tout esprit de
parti et de prévenir des discussions funestes , a signé au
palais de Schoenbrunn l'acte formel par lequel elle renonce
, pour sa personne et pour celle de son fils , au titre
de Majesté , et à toute prétention sur la couronne de
France . Son Altesse impériale prendra désormais les titres
d'Archiduchesse d'Autriche et de duchesse de Parme ; son
fils sera appelé le prince héréditaire de Parme.
REVUE DES THEATRES.
La semaine a été stérile en succès. La Grotte du Fingal,
ou le Soldat Mystérieux , a essuyé un échec , que l'intention
du musicien a seule provoqué. Du reste , le mélodrame
n'est ni plus ingénieux ni plus bèle qu'un autre. Le
même jour , MM. Désaugiers , Moreau et Gentil , faisaient
au Vaudeville l'inauguration de la salle , et des
bravos français ont éclaté au couplet suivant :
>
Le Inth galant qui chanta les amours ,
Célèbre aussi les guerriers troubadours ;
Il redit aux héros dout le monde s'honore ,
Le Français a su vainere , il le saurait encore ,
Il le saura toujours.
Les Variétés n'ont pas été aussi heureuses quoique les auteurs
eussent encore montré les mêmes sentimens . M. Feuille
Morte , grand amateur des journaux , après avoir fait beaucoup
rire , a fini par être interrompu par des sifflets . C'est
en vain qu'il répétait à sa femme , qui , à la vérité , était
d'une humeur exécrable :
Madame , je vous le répète ,
J'ai , grace à vous , tous les journaux ;
Car votre langue est la Gazette ,
Le Censeur est dans vos propos ;
J'ai , tout le long de la semaine ,
Dans mon ménage les Débats ,
Et vous n'en disconviendrez pas ,
Votre humeur est la Quotidienne.
La cause de cette chute est attribuée au galimatias de
François-Brunet , qui s'est perdu dans les idées libérales.
On prétend que certains journalistes se sont simplement
réjouis de cette mésaventure . Le moment où l'on a baissé la
toile est celui où ils ont commencé à rire. Jusques -là ils
avaient gardé un sérieux imperturbable.
OCTOBRE 1815. 201
NOUVELLES DES THÉATRES .
Mardi , 3 octobre , le théâtre Français offrait aux amateurs
, avec la réunion des plus beaux talens , l'attrait toujours
piquant d'un début . Talma , Mlle . Duchesnois , la
nouvelle actrice jouaient dans Andromaque , et Mlle. Mars
dans la Gageure imprévue. L'affluence était si grande , que
les musiciens furent exilés de l'orchestre. Talma et
Mile, Duchesnois ont plusieurs fois excité les transports
d'un public idolâtre de leurs talens. La nouvelle actrice ,
intimidée par la présence d'une rivale aussi redoutable
que Mile. Duchesnois , n'a point d'abord déployé tous ses
moyens ; elle commençait à se rassurer et à montrer une
Hermione, quand un des spectateurs placé au milieu du
parterre cria d'une voix forte : On bat la générale . Aussitôt
l'effroi gagne tout le monde , on se précipite les uns
sur les autres ; beaucoup de dames gagnent la porte à pas
précipités. Peu d'instans après , un acteur rassure le public
en lui disant que l'alarme qui venait d'avoir lieu avait été
causée par le bruit de la retraite. Une grande partie des
dames qui s'étaient enfuies sont rentrées. Cette scène a
singulièrement nui au succès que la débutante pouvait à
juste titre espérer.
Enfin le calme s'est entièrement rétabli à la seconde
pièce , où Mile, Mars a joué avec une rare perfection.
-
Un vaudevilliste , M...... , qui ne se borne pas à faire
des pièces en société , et qui fait aussi des enfans , vient
d'avoir la bonne idée de choisir pour parrain un riche
Anglais , qui a fait cadeau à sa commère d'un service en
argenterie. Comment, après un tel service , ne pas faire des
couplets à l'éloge des étrangers .... ?
-
La Grotte de Fingal, qui , déjà menace ruine , va être
élayée d'un vaudeville à spectacle de M. Désaugiers et
Genty. On s'occupe aussi , au théâtre de la Porte - Saint-
Martin , d'un mélodrame intitulé Jean suns peur. L'auteur
M. B .... e , fera jouer presqu'en même temps , à la Gaîté ,
la Marquise du Gange .
-
On dit qu'il y a un assez grand nombre de pièces
reçues par l'ancien comité de lecture du Vaudeville , et
que les auteurs exigent qu'on les joue . Si elles sout mauvaises,
il ne faudra pas en rendre responsable le nouveau
directeur.
202 MERCURE DE FRANCE.
VARIÉTÉS .
LA VEUVE DE LUZI , Anecdote ( 1 ) .
J'ai lu jadis qu'un monarque guerrier , après une
éclatante victoire , versa des larmes en voyant sur
le champ de bataille cette multitude d'hommes
privés de la vie par un dessein prémédité , par sa
volonté réfléchie et son commandement exprès .
Les historiens nous apprennent avec admiration
que ce prince sensible pleura au lieu de se réjouir
à l'aspect de l'armée ennemie détruite toute entière
, et de la moitié de la sienne massacrée ; car
c'est toujours ainsi qu'il faut payer ces brillans
succès , mériter des couronnes de lauriers et l'enthousiasme
des poètes . Mais , comme on sait , une
larme d'un prince répandue à propos suffit pour
expier et pour réparer tous les ravages , tous les
meurtres d'une campagne, et même d'un règne . Cependant
un vieux capitaine , comme il s'en trouve
rarement dans les cours des rois conquérans , s'approcba
de celui - ci , et d'un air sévère il lui dit :
On frémit en voyant ces cadavres sanglans , ces vain.
queurs désarmés par la mort et tombés sur le sein
des ennemis qu'ils ont immolés ! Néanmoins les
suites de la bataille que l'on ne voit pas pourraient
présenter un spectacle mille fois plus funeste que
celui qui s'offre à nos regards ; du moins ces braves
guerriers étendus pêle-mêle dans la poussière ne
souffrent plus ; ils sont quittes des horreurs et de
la tyrannie d'une ambition sanguinaire ! Mais combien
sont à plaindre ceux qui les aimaient et qui
(1 ) Le fait qui forme le dénoûment de cette histoire s'est passé
en 1814 , à Luzy , petite ville de Bourgogne.
OCTOBRE 1815. 203
leur survivent ! ... Que deviendriez-vous , seigneur
si cette innombrable légion de personnes désolées
vous apparaissait tout - à - coup? Si les pères , les
mères de ces infortunés , leurs veuves , leurs enfans ,
étouffant par leurs cris et leurs malédictions les
chants de la victoire , accouraient tous , vous entouraient
, se pressaient autour de vous avec un
horrible tumulte en vous demandant compte de
tout le sang que vous avez versé ? Où fuiriez -vous
pour vous dérober à leur fureur ? Sur votre char
de triomphe ? Vous ne le retrouveriez plus , le désespoir
l'aurait brisé.... On ignore la réponse du
prince ; mais il est probable que l'on envoya ce
vieux capitaine philosophe moraliser à son aise
dans quelque île déserte , loin des cours , des rois
et des héros .
Toutes les mères de famille en France pensaient
comme ce bon vieux guerrier , et sur-tout depuis
le commencement du dix - neuvième siècle !
Cependant elles n'étaient pas insensibles aux victoires
éclatantes remportées par nos intrépides armées
; les Françaises aiment également la patrie
et la gloire ; mais elles s'affligeaient profondément
de ne pouvoir donner à leurs enfans une éducation
conforme à leurs dispositions naturelles. Le
gouvernement ne voulait que des soldats ; c'était
un juste sujet de chagrin pour toutes les familles ,
et il était vivement senti dans toutes les classes ;
nulle mère ne pouvait en être plus douloureusement
affectée que la bonne veuve de Luzi , dont
l'histoire est si touchante , qu'on la gâterait si on
la contait avec art ; dans ce récit naïf , l'expression
la plus simple sera toujours la meilleure ,
parce que toujours elle sera d'accord avec le caractère
, la conduite et les sentimens de l'héroïne .
Madame Miller était la veuve d'un marchand
établi dans la jolie petite ville de Luzi en Bourgogne
; ce marchand, que l'on croyait fort riche ,
204 MERCURE DE FRANCE.
avait fait de mauvaises affaires sur la fin de sa vie ;
il laissa autant de dettes que de bien ; sa veuve
paya tous les créanciers ; et pour faire honneur à
la mémoire de son mari , elle sacrifia généreusement
son douaire . On admira cette action ; et cependant
ses parens lui représentèrent que , n'étant
pas obligée de se dépouiller ainsi , elle devait songer
qu'elle avait un enfant. J'y songe aussi , réponditelle
; ne vaut-il pas mieux que mon fils soit pauvre
et sans tache que d'être riche et de porter le nom
d'un banqueroutier ? Tout le monde à Luzi convint
de cette vérité ; les provinciaux pensent encore
ainsi.
Madame Miller ne conserva pour toute fortune
qu'une rente de mille francs , et une petite maison
dans la ville de Luzi . Une sage économie lui procura
l'aisance ; et elle trouva le bonheur dans la
paix de sa conscience , la tendresse maternelle et
l'estime de sa famille et de ses voisins . On ne l'appelait
que la bonne veuve ; et lorsqu'avec sa robe
de bure , elle passait à pied dans la rue en tenant
par la main son charmant petit garçon , on la saluait
avec un véritable respect , on la suivait des
yeux avec complaisance. Jamais un mendiant ne
fut rebuté par eellllee ;; jjaammaaiiss ,, au lieu de donner un
léger secours au pauvre qui se plaignait de la faim,
elle n'eut la dureté de lui conseiller avec humeur
d'aller travailler , comme si l'on voyait toujours
devant soi un ouvrage à faire dont l'infortuné
ne voulût pas se charger ! Mais la bonne veuve
mettait dans la main de son enfant une petite pièce
de monnaie qu'il glissait dans celle du pauvre en
ôtant son petit chapeau rond , car sa mère lui apprenait
à respecter le malheur ; et quand elle lui lisait
l'évangile où la veuve jette son denier dans le
tronc de l'église , l'enfant attendri l'embrassait en
disant Maman c'est comme toi !
Madame Miller avait pour amie intime sa plus
OCTOBRE 1815. 205
proche voisine , nommée madame Bernard , pauvre
et veuve comme elle , et presque aussi bonne. Madame
Bernard était mère d'une fille unique de
l'âge d'Alexis , l'enfant de madame Miller ; cette
fille , qui s'appelait Emilie , était venue au monde
le jour même de la naissance d'Alexis : Ces deux
enfans naquirent presqu'à la même heure et dans
deux maisons réunies l'une à l'autre par un mur
mitoyen. Enfin ils reçurent ensemble le baptême
dans l'église de leur paroisse. Les deux mères ne
manquèrent pas de remarquer toutes ces circonstances
, c'était le commencement d'un roman.
Comme les deux maillots étaient blonds , qu'ils
avaient des yeux bleux et des teints éblouissans ,
on trouva qu'ils se ressemblaient comme deux jumeaux
, on soutint même par la suite , quoiqu'ils
eussent des traits fort différens , qu'ils conservaient,
en grandissant , la plus parfaite ressemblance . Mais
ils avaient en effet une aimable conformité , ils
étaient charmans l'un et l'autre , et ils embellissaient
également chaque année. Accoutumés à se voir
presque tous les jours , ils en avaient pris l'habitude
, et s'aimaient comme frère et soeur. Malgré
ce doux sentiment , Alexis , pendant long- temps ,
préféra aux goûters du dimanche avec Emilie
les parties de barres et de cerf-volant avec les petits
garçons de son âge . Cependant il y eût un événement
qui forma dans leur liaison une époque
intéressante ; mais ce fut seulement dans l'imagination
d'Alexis ; car les premiers mouvemens de
la vanité empêchèrent Emilie d'éprouver la même
impression. Il fut décidé avec le curé de la paroisse
que les deux enfans , qui venaient d'atteindre leur
douzième année , rendraient ensemble le pain béni
lejour d'une grande fête . Ce fut une importante
affaire pour les deux veuves qui allaient faire paraître
leurs enfans d'une manière si honorable et
si solennelle en présence de leurs voisins rassem206
MERCURE DE FRANCE.
blés et de tout le quartier ! Madame Bernard , surtout
fut dans une vive agitation ; il s'agissait de
parer Emilie ! Sa marraine , qui était riche , fit les
frais de son habillement ; Emilie eût , pour la première
fois de sa vie , une belle robe de soie , et
des perles et des fleurs dans ses beaux cheveux
blonds nattés. Elle vit mettre tant d'importance à
sa toilette , qu'elle y en mit elle -même , et ce ne fut
pas sans une émotion très- profane, qu'elle entra dans
l'église. Alexis , beau comme un ange et n'y songeant
pas , lui donnait la main ; il examina d'abord
avec curiosité l'habillement d'Emilie , qui lui parut
surprenant par sa magnificence ; mais bientôt il
entendit répéter mille fois à demi -voix autour de
lui ces paroles : quel joli petit couple ! et son attention
changea d'objet ; il regarda la figure d'Emilie
; il la trouva charmante , il lui sembla qu'il
n'entendait louer qu'elle. Cette même phrase fit
un effet tout différent sur Emilie ; elle s'appropria
tous les éloges ; car sa robe était bien plus riche
que l'habit d'Alexis , et elle avait en outre une couronne
de roses , et un collier de perles ! .... Alexis ,
qui avait enfin remarqué les grâces d'Emilie , devint
depuis ce jour beaucoup plus aimable pour
elle. Emilie', malgré le petit mouvement d'orgueil
que lui avait inspiré sa parure , était au fond plus
sensible que vaine ; elle partagea , avec la candeur
de son âge , un attachement qui devait par la suite
faire le destin de tous les deux .
Cependant , Alexis annonçait les plus heureuses
dispositions pour apprendre. Le curé de la paroisse
, charmé de sa douceur et de son intelligence ,
lui avait enseigné le latin ; il y faisait des progrès
surprenans ; un ami de sa mère lui apprenait les
mathématiques , pour lesquelles il avait un goût particulier.
Il fit les progrès les plus rapides , et il
montra la même aptitude à une infinité d'autres
études auxquelles il se livra de son propre mouveOCTOBRE
1815. 207
ment. Sa mère , sacrifiant à son éducation toutes
ses petites économies , l'envoyait de temps en temps
à Dijon chez un de ses parens . Il surpassa tellement
les espérances de ses maîtres , que l'un d'eux s'engagea
à lui procurer une place avantageuse à Paris
dans l'université , aussitôt qu'il aurait atteint sa dixhuitième
année : il venait d'entrer dans sa dixseptième.
La bonne veuve était au comble de ses
voeux ; avec quelle reconnaissance elle remerciait le
ciel qui ouvrait à son fils une noble carrière que ses
talens lui feraient parcourir avec éclat et dans
laquelle il trouverait la fortune , la gloire et le
bonheur ! car la main d'Emilie lui était promise.
Ces deux jeunes amans , dont rien n'avait encore
troublé les innocentes amours , ne voyaient dans
l'avenir qu'une félicité sans nuages . Ils s'aimaient
avec toute la candeur et tout l'enthousiasme d'une
première passion , et en même temps avec toute
la sécurité que peuvent donner la douce habitude
et une constance long-temps éprouvée . Madame
Miller , depuis deux ans , n'était pas sans inquiétude
sur la conscription ; mais elle pensait qu'avec
un peu d'argent et quelques protections ' , elle pourrait
aisément en sauver son fils . Elle avait loué sa
maison , afin de la vendre s'il le fallait , et elle alla
prendre un petit logement dans une maison voisine.
A cette époque , un bonheur inattendu changea
tout-à-coup la fortune d'Emilie. Un parent éloigné
lui laissa en mourant 150,000 francs. Cet événement
inquiéta vivement madame Miller. Elle crut
remarquer du refroidissement dans les manières de
la mère d'Emilie , on lui annonçait un voyage à
Paris ! .... Ah ! mon fils , dit- elle voilà , Emilie devenue
riche ! madame Bernard n'est plus ce qu'elle
était pour nous ! .... Emilie ne changera pas ,
pondit Alexis.Et si sa mère refuse son consentement
? Emilie ne se mariera jamais malgré
sa mère ; mais nous attendrons que j'aie fait for-
-
ré208
MERCURE
DE FRANCE.
tune. -
-
Tu la feras . Oui , pour vous rendre
heureuse et pour obtenir la main d'Emilie. - 0
mon Alexis ! le ciel exaucera tes voeux , ils sont si
purs ! -Je ne mérite rien encore . Je n'ai vécu que
pour jouir de vos soins et de vos bienfaits ; mais
le ciel me protégera pour vous bénir .
Peu de jours après cet entretien , toutes les
craintes de madame Miller furent heureusement
dissipées. Madame Bernard, en effet , avait fait quelques
tentatives pour inspirer à sa fille l'ambition
dont elle ne pouvait se défendre ; mais Emilie
répondit avec tant de raison , de respect et de
tendresse , elle fit si bien valoir la sainteté d'un
engagement pris dès sa première enfance , et surtout
les vertus , la conduite et les talens d'Alexis ,
que madame Bernard , attendrie , courut chez son
amie et lui renouvela toutes ses promesses avec
l'effusion de la sensibilité la plus vraie. La joie des
jeunes amans et celle de madame Miller furent
inexprimables ; cette bonne mère n'avait point de
langage pour peindre ce qu'elle éprouvait ; elle ne
pouvait que repéter : Ah ! que je suis heureuse!
Six mois s'écoulèrent dans cet enchantement. Un
coup de foudre allait anéantir cette félicité si touchante
et si pure !
La
guerre continuait
avec furie , et bientôt
des
revers
inouïs
produisirent
les mesures
les plus
violentes
. Toute la jeunesse
de la France
fut appelée
à la hâte ; il s'agissait
de combattre
, on promettait
de la gloire , elle accourut
il fallait
remplacer
tout-à-coup quatre
cent mille hommes
ensevelis
dans les neiges
d'un désert , et les rangs de ces
nobles
victimes
de la guerre
furent remplis
. Jamais
on ne vit le courage
intrépide
réparer
avec autant
de promptitude
les ravages
de la mort.
Alexis avait dix - sept ans , il reçut l'ordre de
partir , et il le voulut lui-même. Malgré le désespoir
de sa mère et les pleurs d'Emilie , il s'enrôla
OCTOBRE 1815 .
209
dans un régiment de dragons . Emilie fondit en
larmes en recevant les adieux d'Alexis ; néanmoins,
en voyant combien un casque ajoutait à sa bonne
mine , elle éprouva je ne sais quel mouvement
secret qui ressemblait à une consolation . Mais l'habit
guerrier retraça seulement à la pauvre mère
les dangers que son fils allait courir , et l'aspect de
cet uniforme militaire la glaça d'horreur ! Après le
départ de cet enfant chéri , madame Miller prit la
clef de sa chambre , en disant : Je ne veux, jusqu'au
retour de mon fils , ni entrer dans cette chambre ,
ni qu'on y entre. En effet , elle en serra soigneusement
la clé. Son fils lui avait promis de lui écrire
à chaque affaire , et il tint long-temps parole. La
bonne veuve passait sa vie avec la triste Emilie ;
cette dernière ne parlait que d'Alexis , ne s'occupait
que de lui : cependant madame Miller n'était pas
toujours parfaitement contente d'elle , car elle
aurait voulu lui voir une délicatesse d'inquiétude ,
une continuité de douleur qui ne peuvent se trouver
que dans un coeur maternel.
Le voeu pour la paix était devenu général ; mais
la guerre se prolongeait , et l'on vit enfin les ennemis
entrer en France ! .... Après le combat
de Brienne, on ne reçut point de nouvelles d'Alexis,
et les alarmes devinrent aussi vives qu'elles étaient
fondées . Par une bizarrerie que ceux qui savent
aimer pourront seuls comprendre , madame Miller,
qui jusque -là aurait vonlu voir Emilie plus inquiète
et plus agitée , ne put supporter son abaticament et
ses larmes , lorsque tout était à craindre , la malhcureuse
mère aurait voulu être flattée ; la douleur et
la consternation d'Emilie semblaient lui annoncer le
plus grand des malheurs ! Elle cessa de la voir.
Chaque instant ajoutait à l'angoisse des inquiétudes
de la pauvre veuve , et toutes les fois qu'elle passait
devant la porte de la chambre de son fils , elle tressaillait
, et un déluge de larmes inondait son visage !
14
210 MERCURE DE FRANCE.
Elle ne recevait personne ; elle vivait dans une
profonde solitude , n'ayant avec elle qu'une petite
servante de treize ans , qu'elle avait prise depuis le
départ de son fils , et qu'elle avait préférée de cet
âge , afin de pouvoir en obtenir un silence absolu
sur les nouvelles de l'armée , qui formaient à Luzy
comme ailleurs l'entretien général dans toutes les
classes.
Un matin que madame Miller était tristement à
sa fenêtre donnant sur la rue , elle vit passer une
charette remplie de blessés revenant de l'armée ! ....
A cet aspect , mille sentimens confus et contraires
agitent son coeur oppressé ! .... Peut-être est- il là !
se dit- elle en frémissant .... Une espèce de désir ,
une espérance vague , se mêlent à ce qu'elle craint .
et à l'idée qui lui fait horreur , celle de le revoir
dangereusement blessé ! ... Mais il existerait , il lui
serait rendu ! ... Elle jette sur la charrette un coupd'oeil
à - la-fois avide , égaré.... Six blessés sont
rangés les uns à côté des autres : dans une minute
la tremblante mère a examiné tous les uniformes ,
cclui de son fils ne s'y trouve pas ; elle est donc
sure qu'il n'est point parmi ces infortunés , qui ,
presque tous paraissent être mourans ! Elle respire ,
et cependant un profond soupir s'échappe de sa
poitrine !... La voiture s'arrête à la porte de sa
maison , dont on demanda le propriétaire pour l'en .
gager à prendre chez Ini deux de ces blessés . Tandis
que cet homme , quoique riche , faisait quelques
difficultés , la pauvre veuve , ranimée par une idée
bienfaisante , descendit dans la rie , après avoir
tiré d'une armoire la clé de la chambre de son fils ;
elle s'approcha de la charette , et elle demanda qu'on
lui donnât le plus jeune de ces blessés . En voici
un, lui dit-on , qui a tout au plus dix - sept ans....
Ah ! c'est celui -là que je veux soigner ! s'écria - t-elle .
On le lui donna ; il était évanoui; il avait un bras
en écharpe , et sa tête était tellement enveloppée de
OCTOBRE 1815. 211
linges , qu'on ne pouvait distinguer ses traits . La
veuve , baignée de larmes , n'osa le regarder ; on
valet de la maison se chargea de le transporter. La
veuve appela sa servante , et lui donnant la clé :
Conduis ce malheureux soldat , lui dit- elle , dans la
chambre de mon fils ; fais-le coucher dans son lit ,
cette action me portera bonheur. On exécuta ses
ordres ; mais le soldat moribond , en recouvrant
l'usage de ses sens , ne reprit point sa connaissance ;
madame Miller envoya chercher un chirurgien .
Une charitable soeur grise vint d'elle -même , et
annonça qu'elle veillerait le malade. Le chirurgien ,
après l'avoir examiné , déclara qu'il n'avait pas
vingt- quatre heures à vivre . La veuve n'eut pas le
courage d'entrer dans sa chambre : son coeur eut
été déchiré en voyant un jeune homme mourant
dans le lit de son fils , de ce fils dont elle ignorait le
sort ! Elle priait Dieu , elle pleurait , et elle faisait de
la charpie en silence. Elle envoyait avec profusion
au malade tout ce qui pouvait lui être utile . De
temps en temps la soeur grise venait lui donner de
ses nouvelles . Le lendemain on lui dit que le malade
était toujours en délire et qu'il parlait souvent de
sa mère. Ce détail attendrit profondément la veuve ,
O mon Dieu ! dit-elle , si mon fils est blessé , puisset-
il tomber dans les mains d'une mère inquiète de
- son enfant , il sera soigné comme ce pauvre soldat ! ..
Sur le soir , le chirurgien vint dire à madame
Miller que le malade était beaucoup mieux , et que
même il répondrait de sa vie s'il n'avait pas toujours
le délire , qui était le symptôme le plus fàcheux
avec une blessure aussi grave à la tête . Il se figure
poursuivit le chirurgien , en regardant sa chambre
et son lit , qu'il est chez sa mère , qu'il appelle avec
une extrême agitation .... Ah Dieu ! s'écria madame
Miller , il a une mère qu'il chérit ! Ah ! jusqu'à ce
qu'il la retrouve , je lui en tiendrai lieu ! ... Dans ce
moment, la bonne soeur grise accourut , en disant
212 MERCURE DE FRANCE .
*
que le malade pleurait, qu'il soutenait qu'il était
chez lui , qu'il demandait sa mère , qu'il voulait se
lever , qu'heureusement il n'en avait pas la force ,
mais qu'elle ne pouvait plus le contenir. Ce récit
porta au comble l'intérêt que madame Miller prenait
à ce soldat . Eh bien ! dit-elle , allons le secourir.
Je vais aller le voir ; je prierai Dieu avec
plus de confiance au chevet de son lit ! ... Aussitôt
elle passa dans sa chambre ; en y entrant , elle l'entendit
s'écrier : Ma mère , ma mère ! venez donc
auprès de votre enfant ! A cette voix entrecoupée
de sanglots , mais qu'elle ne peut méconnaître , le
ciel vient de s'ouvrir pour elle ! ... Eperdue , elle
s'élance vers le lit ; le jeune homme pousse un cri
de joie , elle le prend dans ses bras en le baignant
de larmes .... c'était Alexis !... Quelle récompense
d'une action charitable , et qui pourrait entreprendre
de dépeindre une telle joie !
Alexis conta en peu de mots son histoire , atteint
de plusieurs coups , couvert de blessures , et laissé
pour mort sur le champ de bataille , il avait été
dépouillé de tous ses vêtemens . Au bout de douze
heures , on reconnut qu'il respirait encore , on le
mit sur une charrette ; l'habit dont on le revêtit´
était un uniforme d'emprunt.
Emilie , avertie le soir même , vint mettre le
comble à la félicité de la mère et du fils .
La convalescence d'Alexis fut longue ; au bout
de huit mois il recouvra une parfaite santé , il
obtint alors son congé et une place honorable .
Les deux amans furent unis ; ils se marièrent à
Luzy , dans leur église puroissiale ; là , le même
prêtre qui avait béni les premiers instans de leur
existence assura par une nouvelle bénédiction le
bonheur de leur vie entière .
La bonne veuve reçoit le prix de ses vertus et de
sa tendresse maternelle , son fils est heureux et
reconnaissant .
OCTOBRE 1815. 213
DE L'EDUCATION PHYSIQUE DE l'HOMME ; par M. Friedlander
, docteur -médecin. ( 1 )
Dans notre premier article , nous avons fait sentir que
M. Friedlander avait considéré l'éducation physique sous
un jour nouveau , et nous avons indiqué en même temps
les aperçus piquans qui rendent ce travail digne d'une
attention toute particulière. Nous allons continuer d'en
parcourir les principaux détails.
Après avoir traité d'une manière approfondie tout ce
qui a rapport aux alimens , l'auteur porte son attention
sur l'influence du climat , du sol , des saisons et des localités
, sur la constitution de l'enfant , et sur les divers
moyens de l'affermir par l'observation d'un régime approprié
à ces diverses circonstances.
Une des premières précautions qu'il indique , est l'application
de la pratique de la vaccine.
Onest toujours à s'étonner que, malgré tous les avantages.
de cette pratique , il y ait encore en Europe tant de préjugés
contre elle. N'est- il pas singulier que les peuples de
l'Asie et les peuplades demi - civilisées de l'Afrique et de
l'Amérique , aient été plus empressées que nous , ou tout
au moin plus dociles à l'adopter ? Le gouvernement du
cap de Bonne-Espérance et celui de Ceylan sont même
parvenus à éteindre entièrement la petite vérole , et pas
un gouvernement de l'Europe ne peut se vanter d'en avoir
fait autaut.
L'exercice du corps , en général , et celui des membres.
en particulier , tiennent de trop près à l'éducation physique
pour ne pas avoir été traités ici avec les détails qu'ils
réclament. Ici l'auteur , comparant l'homme dans l'état
sauvage à l'homme civilisé , fait voir , par un rapprochement
ingénieux , que le premier ue connaît que des exercices
fatigants et analogues à ses besoins grossiers , tandis que
chez l'autre des désirs plus étendus , des besoins plus rallinés
, ont , pour ainsi dire , multiplié les modes d'existence ,
et produit l'exercice de mille et mille travaux, qui , partis
du point le plus grossier , ont fini par donner naissance à
tous les arts.
Si l'exercice est nécessaire au bon état des organes , la
vie' sédentaire des villes est souvent nuisible à la santé ,
parce qu'elle exerce les forces intellectuelles aux dépens du
mouvement général ; et ici c'est l'esprit qui fait tort au
(1) A Paris , chez Treuttel et Wurtz , libraires , rue de Lille ,
A. 17. 1815.
214 MERCURE DE FRANCE .
9
corps . Aussi , lorsque le corps en souffre trop , on doit rẻ-
trancher , autant qu'il est possible , de ces sortes d'exercices
, afin de ne pas arrêter la croissance , et de ne pas
nuire au développement des diverses parties du corps . Les
Allemands ont plus songé que nous à faciliter ce`développement
par des exercices gymnastiques proportionnés
aux différens âges ainsi qu'à la force des individus . L'établissement
de ce genre , fondé à Schepfenthal par M. Gutsmuth
, est l'un des plus remarquables de toute l'Allemagne,
où il en existeplusieurs . Si le corps a besoin d'exercice
, les sens n'en exigent pas un moins soutenu . C'est par
eux que l'homme doit être averti des objets qu'il doit éviter
et de ceux qui peuvent lui être utiles . C'est en ce sens
que l'on peut dire que l'exercice des sens est le complément
de son éducation . Le sens de la vue demande à être
très- exercé , et il faut même s'en occuper de bonne heure.
On sait quelle différence il y sous ce rapport , entre le
paysan et le citadin . Le premier s'habitue à voir à une
grande distance , tandis que l'habitant de ville s'exerce
davantage à reconnaître les objets placés à un petit éloignement.
Par la suite de ces différences dans les habitudes ,
le globe de l'oeil varie ainsi que la convexité du cristallin .
On peut encore remarquer que la fumée de la cheminée ,
ou l'éclat du feu que l'oisif citadin regarde sans cesse , et
qui l'attire fors même qu'il est occupé d'autre chose , les
couleurs trop claires dont il revêt ses murs , les quinquets
qui donnent une si forte clarté , si différente de la douce
lumière des bougies , et dont souvent on prolonge l'usage
bien avant dans la nuit , que la nature avait destinée au repos
de l'oeil , sont probablement au nombre des causes qui
ont produit dans ces derniers temps un si grand nombre
de myopes. Toutes ces causes influent sur l'état de la vue
d'un enfant , comme d'un adulte ; et quoiqu'il soit bon
d'apprendre à l'enfant à tout supporter , il est cependant
des cas où il faut user de ménagemeùs . L'éducation doit
rechercher les causes des imperfections , inventer des exercices
propres à familiariser l'oeil avec tout ce qui peut lui
nuire , à faire reconnaître les objets de la nature , et ce
qu'a trouvé l'art de l'homme. De tous nos sens , la vue est
peut- être le plus précieux ; aussi mérite - t-il qu'on le dirige
au moment où le jugement se forme et où les idées s'étendent
par la comparaison.
(
Si la vue et le tact peuvent suppléer jusqu'à un certain
point à la parole , celle - ci a cependant de grands avantages
pour la communication prompte des idées. Le sau¬
OCTOBRE 1815. 215
vage et le sourd - muet se font bien entendre par leurs
gestes et le jeu de leur physionomie; mais combien n'éprouvent-
ils pas de difficultés lorsqu'ils veulent faire concevoir
des idées métaphysiques, ou dont l'ordie est pris hors des
objets sensibles ! La parole est à la promptitude de la
communication des idées ce que l'écriture est à cette
communication à de grandes distances . L'art de la parole
doit donc être cultivé avec soin , puisque son influence est
si grande chez les peuples civilisés. Les anciens , et surtout
les Grecs , regardaient l'art de bien dire et de bien
exprimer les sons dont se composent les idées comme
une des choses les plus importantes de toute bonne édu→
cation . Il est à remarquer que les Grecs , de tous les peuples
les plus favorisés sous le rapport de l'organisation et
de la position géographique , ont eu la langue la plus riche,
la plus belle , et en même - temps celle qui a suivi le dévcloppement
le plus naturel .
Les modernes out senti comme les peuples de l'antiquité
que la force des armes n'était pas la seule dont des
peuples civilisés devaient faire usage. Ainsi , avec la renaissance
des lettres et la stabilité de la société , le beau
ciel de l'Italie produisit les mêmes effets que le climat enchanté
de la Grèce . Des poëmes y devinrent , comme dans.
le beau siècle d'Homère , des ouvrages nationaux qu'on
immortalisa en les répétant comme le faisaient les anciens
rapsodes. Ces récits , faits à haute voix , fixèrent la prononciation
, et donnèrent de la stabilité à la langue italienne.
L'Angleterre forma des corps politiques et judiciaires
qui , de leur côté , se trouvèrent dans la nécessité
de conuaître et de faire valoir leur idiome. L'art de la
parole y fit même des progrès assez prompts par l'exercice
continuel que les orateurs de cette contrée furent obligés
d'en faire dans les assemblées et les réunions publiques.
La langue allemande , quoique moins harmonieuse et
moins aisée à fixer que les autres langues de l'Europe , a
eu cependant de bonne heure des écoles occupées à arrêter
sa prononciation . La France a eu également dans ses écoles
, principalement dans celle de Port Royal , de grands
maîtres qui ont su trouver le moyeu de fixer la prononciation
de la langue la plus claire et la plus précise qui
ait jamais été parlée.
:
·
Mais la civilisation n'était pas la seule à réclamer l'importance
de l'étude des signes et des sons. L'humanité y
avait également intérêt ; c'est par son influence bienfaisante
que les sourds-muets n'ont plus été étrangers à une
216 MERCURE DE FRANCE.
1
par
société dont ils semblaient avoir été séparés par la nature
elle-même. Ainsi , à l'aide de la patience et du temps , ou
est parvenu à former un alphabet tout entier la position
des doigts , et à faire , au moyen des seuls mouvemens
de la bouche , parler un sourd-inuet de naissance ,
et entendre l'homme devenu sourd par accident . L'éducation
physique a profité de toutes ces découvertes , et l'édu-,
.cation particulière doit également les mettre à profit .
Sans rendre les enfans déclamateurs , ou peut les habituer
de bonne heure à parler à haute voix sur des objets qu'on
léur aura rendus familiers , tandis que , dans un âge plus
avancé, le jeune homme doit apprendre à moduler sa
voix , à l'accélérer et à la ralentir à volonté , jusqu'à ce
qu'animé par les sentimens et les passions , il sache les
peindre avec l'énergie qui convient au naturel et à l'accent
qu'inspire la vérité .
L'époque de la puberté amène trop de changement dans
le physique et le moral de l'homme pour ne pas devoir
exciter l'attention de ceux qui cherchent à le diriger vers
le bien.
Cette époque n'estpas la même chez toutes les nations ni
dans les différentes classes de la société. Elle s'annonce de
bonne heure cher tous les peuples du midi , tandis qu'elle
est en général très-tardive chez les habitans du nord. Le
genre de vie et l'éducation des divers individus y ont également
de l'influence . Ainsi , les habitans des campagnes ,
toujours tenus froidement en plein air , souvent nupieds
, et faisant usage d'une nourriture simple , n'arrivent
que fort tard à l'époque de la puberté. Leur imagination
n'est point d'ailleurs éveillée par des objets qui
puissent l'enflammer , et leurs travaux pénibles facilitent
seulement le développement des forces musculaires . Dans
les villes , au contraire , un genre de vie propre à exciter
les passions , une nourriture à la fois forte et substantielle ,
et enfin les forces de l'esprit mises de bonne heure en jeu,
tout contribue à accélérer le moment de la puberté , dont
l'influence est souvent si grande sur le bonheur et la santé.
Mais l'éducation doit chercher à modérer l'influence des
passions qui en résultent ; et comme l'état social veut
presque toujours que la jeunesse remplisse un temps considérable
après l'époque de la puberté, et qu'elle apprenneà
se procurer la subsistance avant que d'augmenter le nombre
des consommateurs , l'éducation s'efforce aussi à diminuer
les inconvéniens funestes qui en résultent pour le physique
et le moral de l'homme .
OCTOBRE 1815 . 217
On sent qu'à cette époque de la vie l'éducation doit
moins diriger son attention sur les soins physiques que sur
les soins moraux. Les moyens moraux inspirent au jeune
homme de nobles penchans et des habitudes conformes à
sa destinée . L'homme est alors arrivé au moment où les
diverses impressions qu'il éprouve se réunissent dans un
centre commun où elles sont conservées plus ou moins
long-temps par le sentiment , et rappelées par les souvenirs ,
lors même que ce qui les a fait naître n'existe plus .
Les premiers sentimens , comme les premiers désirs ,
sont nécessairement sensuels ; ils tendent à la conservation
de notre existence . La faim , la soif , la douleur ,
sont les premiers à se faire sentir , tandis que plus tard
naissent les pures affections de l'amour et de l'amitié qui
nous consolent ou qui nous agitent depuis le berceau jūsqu'à
la tombe. Dès les premiers pas de notre enfance , on
aperçoit déjà dans la manifestation de ces sentimens des
différences individuelles qu'il importe à l'éducation morate
, ainsi qu'à l'éducation physique , de distinguer et de
connaître.
L'enfant peut être insensible aux plus fortes impressions,
ou sensible à la moindre chose . Les impressions peuvent
être également fortes et durables , fortes et passagères , ou
faibles et durables , ou enfin faibles et passagères . L'enfant
peut être aussi susceptible de toutes sortes d'impressions ,
ou n'être affecté que par un certain nombre d'objets. Ce
sont toutes ces nuances qu'il faut bien examiner, lorsqu'on
tient à donner à l'enfant dont on suit les progrès , la meilleure
éducation possible .
Si l'homme n'avait que des sentimens et des désirs pour
régler ses actions , il ne dépendrait que de l'instinct , et il
serait presque superflu de vouloir le rendre meilleur mais
le jugement lai a été donné pour discerner l'importance
des objets et le degré auquel il doit s'en affecter. Sa
volonté lui a été laissée libre , afin qu'il pût proportionner
ses forces physiques et morales à ses désirs , à la justice de
ses prétentions , et afin d'établir le juste équilibré qui seul
peut le conserver au milieu des agens qui l'entourent , et
de la société dans laquelle il se trouve placé. L'enfant në
dépend que des sentimens et des désirs , ainsi que du jea
libre de ces perceptions que la mémoire consérve , et auxquelles
l'imagination donne presque toujours plus ou
moins de vivacité. L'instituteur doit aussi chercher à suppléer
à la raison , et exercer peu-à-peu les forces de la
volonté qui doivent ensuite gouverner l'élève , et c'est un
218 MERCURE DE FRANCE.
>
"
point qu'il est bien difficile d'atteindre avec les enfans si
mobiles.
Mais comme les impressions des sens externes , et les
désirs du sens interne fournissent les matériaux de la
mémoire , il faut chercher à rendre ces impressions vives
et fortes , afin d'en enrichir la mémoire de l'enfant , qui
est si disposé à recevoir une nouvelle énergie. Ce travail
de la mémoire ne produit pas le moindre effet sur le corps ;
et le cerveau seul souffre lorsqu'elle est surchargée , et que
les images paraissent , pour ainsi dire , dans l'imagination ,
comme il arrive à l'homme dans un état d'ivresse , ou lorsque
les facultés n'ont pas été exercées pour faire un bon
emploi de leur ensemble. Ainsi , quoique la vivacité de
l'imagination soit en général d'un bon augure pour l'intelligence
, il faut prendre garde que cela ne nuise au physique
en dominant la force des autres fonctions. En cherchant
à perfectionner la mémoire et l'imagination , on
devra donc examiner si cet exercice ne nuit point à la
santé , et ne retarde pas le développement et la croissance.
Du reste , le danger ne commence qu'au moment où
l'éducation fixé l'attention de l'enfant sur un ou plusieurs
objets . De tous les exercices de l'esprit , ceux de l'attention et
de l'abstraction coûtent le plus à l'adolescent , et par cela
même il est plus difficile à obtenir de lui . L'art des combinaisons
fatigue moins une jeune tête celui des analyses
; car l'imagination est toujours plus disposée à produire
qu'à disséquer avec méthode : la bonne éducation ,
tout en faisant marcher de front les facultés physiques et
intellectuelles , leur donne aussi alternativement de l'exercice
et du repos , afin de ne pas troubler l'harmonie de
l'ame et du corps.
que
Appelés à nous perfectionner sans cesse , nous devons
mettre à profit l'expérience de ceux qui nous ont précédés ,
et songer à remédier aux nouveaux inconvéniens que présente
l'état de notre civilisation . La force corporelle , cultivée
de préférence , ne produirait que le droit du plus
fort , tel qu'on le voit dans l'origine de l'ordre social .
Les facultés de l'ame , exclusivement cultivées , ne produi
roient que la faiblesse des sentimens , ou l'ardeur des passions
qui brûle comme le soleil de l'équateur , et consume
jusqu'à ses plus belles productions . La raison la plus froide
enfin , si elle parvenait à maîtriser d'une manière trop
absolue les mouvemens de l'ame et les exercices du corps.
dans un âge trop tendre , éteindrait le germe de l'énergie ,
étoufferait tout épanouissement du coeur , et ne serait que
OCTOBRE 1815 . 219
comme ces lumières empruntées qui éclairent et n'échauffent
point. Mais il est pour chaque individu un certain
milieu qui met en action toutes ses dispositions dans un
accord harmonicux , et l'éducation seule peut le produire ,
seule elle peut conduire l'homme à remplir sa noble destinée
, en léguant à la postérité la part de la civilisation
devenue son partage , et dont il a cherché à reculer les
bornes pour agrandir le domaine de l'humanité .
Le compte que nous venons de rendre de l'ouvrage de
M. Friedlander en aura sûrement beaucoup mieux fait
sentir l'importance que si nous nous étions bornés à lui
donner les éloges qu'il mérite . Dire qu'il est aussi essentiel
aux pères de famille qu'aux médecins , c'est assez en indiquer
l'utilité ; et sous ce rapport , nous ne craignons pas
qu'on puisse en avoir une autre opinion . Nous féliciterons
encore M. Friedlander d'avoir su traiter un sujet aussi
difficile dans une langue qui n'est pas la sienne , et de
l'avoir fait avec autant de talent.
REVUE LITTERAIRE.
Peu de nouveautés ; sommeil profond au Parnasse , la
politique absorbe tout , et pour peu que cela dure on ne
parlera plus que de la gravité française .
Voici cependant unpetit homme noirqui fait tout son possible
pour nous égayer en faisant passer sous nos yeux tout
l'aréopage comique du théâtre français . Ce n'est pas certes
que l'homme noir plaisante avec ces puissances , non ,
il
s'est dit à lui-même.... Gardons - nous de rire en ce grave
sujet . » mais c'est son sérieux qui est quelquefois assez divertissant.
Qui est- ce , d'ailleurs , que le petit homme noir ?
Nous ne savons . Nous avons interrogé l'arrière - ban littéraire
, et là même il est inconnu ; c'est un domino perdu
dans la foule des masques à qui personne ne daigne dire
je te connais . Il nous est venu dans l'idée que ce pourrait
bien être l'ame de cet abbé de comique mémoire qui ne
connut d'autre temple que celui de Melpomène et de
Thalie , et qui , en expiation de ses vieilles fredaines , aura
reçu la commission de recommencer , pour ses enfans
chéris , un cours de leçons qui , cette fois , ne lui seront
payées qu'en sifflets . Lisez , lecteur , si vous le pouvez
le seal article Lafond , lisez sur tout les gaudrioles qu'il
adresse aux actrices , l'intérêt qu'il prend à la perte qu'a
220 MERCURE
DE FRANCE .
faite Mlle. Emilie Contat , et vous serez aussi convaincu
qu'on peut l'être en cas pareil , que l'ame véritable de ce
pauvre M. Geoff. a été condamnée à venir se nicher sous
le mantéau de l'homme noir , après avoir cependant laissé
son esprit chez les morts.
L'homme noir a cependant quelquefois des idées justes
et heureuses , et ses conseils ne sont pas toujours à dédaigner.
Le public applaudira sûrement à celui qu'il donne
Mile Volnais de maigrir, et à Thénard d'engraisser , et
il fera des voeux bien sincères pour voir ce sage avis
écouté comme il doit l'être ; mais l'amour-propre des comédiens
est sì rétif , qu'on ose à peine espérer quelqu'effet
d'une observation si raisonnable.
Nous apprenons encore avec le petit homme que Talma
est le créateur du costume et l'artiste vraiment éclairé
qui a eu le courage de s'enfoncer dans la nuit des temps ,
pour faire ses découvertes importantes , mais que sa diction
est fausse .
Jusqu'où n'emporte pas notre conseiller , l'envie de
recommencer Geoffroi ? Ne finit-il pas par proposer de
rassembler ses feuilletons , d'en former un corps de doctrine
théâtrale , qu'environ dix mille artistes exerçant
l'art chéri du vieux professeur , ne pourraient se dispenser
d'acheter ? Mais quoi ! n'y a - t-il pas conscience de
vouloir tirer d'un sac deux moutures , et ses éternels
feuilletons n'ont-t-ils pas déjà été assez payés ? Un ennemi
seal du vieux professeur, quelque écolier , jadis trop sévèrement
puni , pourrait faire à sa renommée le tour de lui
opposer ses écrits ; et si l'homme noir n'avait pas constamment
montré , même dans ses plus grandes noirceurs ,
un fond inaltérable de bonté , nous le soupçonnerions
d'avoir voulu finir par un trait de malice .
Après le petit homme noir , quel est cet original qui
vient nous demander audience ? Il s'appelle , dit -il , l' Órphelin
des Ardennes . C'est un jeune homme intéressant
qui vient nous prouver les inconvéniens et les malheurs de
l'inéducation. Si la mauvaise fortune est parvenue à l'éduquer
, il ne paraît pas qu'elle ait réussi à lui apprendre
le français . L'orphelin est des Ardennes , cela commence
à tirer vers la Germanie , passons lui donc quelques tours
un peu barbares , et sachons ce qu'il nous veut .
C'est lui qui va parler.
« Quelques flocons de vapeurs se glissent au milieu
des airs et voltigent au gré des vents. Attirés par leur
» affinité , bientôt ils se réunissent et forment de légers
OCTOBRE 1815. 221
» nuages. Ces nuages , semblables à un essaim d'insurrec-
» tion , s'accumulent , se fortifient dans leur course vaga-
» bonde ; ils s'abaissent alors , et commandent à l'air et
» aux vents.
-
--
» Indignés de la tyrannie que l'élément des tempêtes
>> vient exercer au milieu de leur empire , cet air et ses
» fils , habitués à l'indépendance , se mutinent , se révol-
» tent , opposent la résistance à l'oppression . Surpris à
» leur tour que des ennemis si légers et sans armes osent
» les arrêter , les nuages se reploient , se froissent , se
>> brisent . Assez , mon ami , assez ! - « Stimulent la
>> fulminante électricité qui les accompagne · Encore ,
eh je vous entends ou je crois vous entendre. « qui les ac-
» compagne , appellent à eux celle qui les entourait , de
» leur commun délire se forge la foudre. Oh ! oui,
quel delire ! c'est bien le mot. « Armés de cette artillerie ,
» ils lancent les bombes et les grêles . » Ah ! grâce , grâce
pour l'artillerie , nous en avons assez entendu , au diable
Porphelin et son éducation . Qui donc s'est avisé de faire
croire aux bonnes gens des Ardennes qu'on parlat ce Françaisl-
à à Paris ? C'est du Ch . Br . de province. Pauvre orphelin
, que t'a-t-on appris là ? je te conseille de tout ou
blier et de recommencer ton éducation .
-
Passons à M. G. Y. Grouard , docteur en droit , qui a
écrit au Roi une lettre sur la Situation intérieure de la
France et qui nous communique ses réflexions sur les
devoirs du législateur , du magistrat , du citoyen , d'après
la charte constitutionnelle.
M. Grouard est sans doute un de ces antiques soutiens
du barreau qui conserve les formes. Il nous semble entendre
un orateur du dix-septième siècle ; j'avoue même , et ję
lui en demande bien pardon , qu'en le lisant , j'ai quelquefois
pensé au célèbre l'Intimé.
L'érudition de M. Grouard a mis à contribution tous
les arsenaux de la rhétorique ; il cite les Grecs et les Romains
, les poètes et les saints -pères , Aristote et St.- Augustin
, Cicéron et les Conciles , Juvénal et Justinien.
C'est un vrai puits de science.
Du reste , M. Grouard se montre animé d'un excellent
esprit de paix et de concorde. C'est un bon Français . II
veut que tous se réunissent autour du Roi et de la charte,
il en fait sur-tout un devoir impérieux aux membres du
pouvoir législatif. « Il faut , dit-il , que chacun d'eux se
» presse autour du trône de ce prince issu de la race autique
de nos rois , qui dans les dernières années de sa
n
222 MERCURE DE FRANCE.
» vie , ne ressaisit deux fois le sceptre que pour sauver
>> deux fois son pays , que pour contenir par la seule force
» de son caractère et de sa légitimité , autant que par
» le noble appareil de ses malheurs et de ses vertus ,
>> des armées étrangères , victorieuses et affamées de ven-
>> geances . »>
D'ailleurs en nous présentant la charte royale comme
notre port après le naufrage , comme le seul moyen de
recueillir nos débris , de réparer nos pertes et retrouver
un repos encore honorable après tous nos malheurs
M. Grouard ne se montre pas trop partisan des nouv autés,
et il ne croit pas que la constitution nous empêche de
remonter à quelques anciens principes qui avaient cédé
à la force de la révolution ; ainsi , par exemple , il demande
l'abolition du divorce et la restitution à l'église de
la célébration , des mariages , comme moyen de relever
l'empire des moeurs ; le rétablissement des maîtrises et
jurandes , et des lois contre l'usure pour rappeler la probité
dans le commerce et cependant sa sévérité s'accommode
des maisons de jeu et d'autres maisons moins honnêtes
encore ,, comme remèdes à de plus grands maux..
Les bornes d'une revue ne nous permettent que d'indiquer
ces opinions que nous croyons sujettes à discussion ;
nous remarquous seulement que le défenseur des moeurs
et de la justice demande que les dettes du jeu cessent
d'être sacrées. Il défend cette apparente contradiction à
es principes avec beaucoup d'adresse , et pense que
si cette idée pouvait prendre le caractère d'opinion générale
, ce serait un des plus puissans freins qu'on eût
encore pu imaginer contre la passion du jeu .
Dans ces écrits , farcis d'un quart de citations latines et
autres , on trouve par là même beaucoup d'ancien , peu de
neuf, mais de la raison , de la sagesse , et partout les intentions
et les voeux d'un excellent citoyen.
Un créancier de l'Etat , qui déjà en 1814 émit une
opinion remarquable , et en effet très-remarquée , sur le
nouveau système de finances adopté après la restauration
de la monarchie , vient de publier des observations sur les
effets de l'ancienne administration , dont le règne de trois
mois avait ramené le retour. Il s'y attache à prouver que
les attaques dirigées par le ministre impérial contre le
ministre du Roi , manquent de bonne -foi et de justesse.
Onpeut se rappeler que le ministre de 1814 avait été accusé
d'enfler les besoins publics , d'exagérer les dettes et par là·
de détruire le crédit . Le créancier de l'Etat prouve que le
OCTOBRE 1815. 223
ministre impérial a cherché an contraire à dissimuler notre
véritable et fâcheuse situation , qu'il n'a pris aucun des
moyens propres à assurer la libération de l'Etat ; qu'avec ses
principes le discrédit a été toujours croissant ; que des
remboursemens frauduleux ont ruiné les particuliers et
déshonoré l'Etat ; que les services publics ont été abandonnés
à la cupidité , aux intrigans ; qu'en un mot les
finances étaient si mal administrées qu'elles ont été perdues
du moment où l'on n'a plus eu à organiser le pillage
des nations voisines pour réparer les désordres de l'administration
. Tout ce que dit sur ces désordres le créancier
de l'Etat est effrayant de vérité , et la publication de la
deuxième édition de son ouvrage , depuis le mois d'août ,
prouve que le public est de son avis .
M. La Barthe , ancien chef au ministère de la marine et
des colonies , vient de nous donner des harmonies maritimes
et commerciales . Faute de savoir ce que c'est que
des
Harmonies maritimes et commerciales , je n'en dirai pas
mon avis; mais ce qu'on trouve dans cette petite brochure ,
c'est une nomenclature de nos diverses colonies , avec
un précis succinct de leurs principales richesses.
Les tomes 13 et 14 de la Biographie universelle , publiée
par MM. Michaud , viennent de paraître . L'ouvrage n'est
encore qu'à la lettre F. Tout ne sera pas également bon
dans cet immense répertoire ; mais ce n'en est pas moins
une entreprise estimable , si sur- tout les directeurs se
préservent , comme ils l'avaient fait dans leurs premiers
volumes , de l'influence des passions politiques qui menacent
d'altérer l'impartialité dont on doit se faire un
devoir lorsqu'on veut écrire pour la postérité .
On annonce une nouvelle traduction de l'Iliade , par
M. Dugas-Montbel . Elle est sur le point d'être mise en
vente , et déjà sa réputation semble faite , tant on en parle
avec éloge....
POÉSIE.
LE BOUQUET ,
A M. le comte de Ségur , le jour de sa fète.
Bel Apollon , descends des cieux ,
Sur un mode nouveau que ta lyre résonne ;
Toi , déesse des fleurs , de tes dons gracieux
Tresse une élégante couronne .
Ce jour envoyé par les dieux
Me promet un bonheur que dès long-temps j'implore ,
De suaves parfums , de chants mélodieux
Je veux saluer son aurore.
Plongé dans les bras du sommeil ,
Mon digne ami repose encore.
Rose brillante , oeillet vermeil ,
Que sa couche par vous s'embaume et se décore :
Lyre caressante ét sonore ,
Hate doucement son réveil !
Mais non , que ton sommeil , ô Ségur ! se prolonge ,
Loin de tes yeux pourquoi le voudrais - je bannir ?
J'ai besoin qu'un fidèle songe
De tous mes sentimens te vienne entretenir .
Ah ! depuis ce moment cher à mon souvenir ,
Moment de douleur et de charmes ,
Où , sans autre appui que mes larmes ,
Tremblante , à ta bonté tu me vis recourir.
Sans cesse dans mon coeur j l'entends retentir ,
Cette voix qui d'abord dissipa mes alarmes .
C'était peu d'essuyer mes pleurs ,
}
OCTOBRE 1815. 225
Tu voulus , soins touchans d'une âme peu
Par le noble récit de tes nobles malheurs ,
Relever mon humble infortune !
commune !
Je cherchais des secours , je craignais la pitié , -
´Ségur m'offrit son amitié !
Ah! qu'il est doux d'aimer ce qu'il faut qu'on révère !
Mais il entr'ouvre la paupière ,
Fuyons d'un pas précipité ,
Comme l'amant épris d'une chaste beauté
S'impose, pour lui plaire, un rigoureux silence ,
Et n'ose qu'en secret exhaler sa souffrance ;
De Segar respectant la loi ,
Tremblons de lui parler de ma reconnaissance ;
Cette lyre et ces fleurs en parleront pour moi .
Madame DUFRÉNOT .
·
A LISE.
O toi qui règnes sur mon coeur ,
Lise , pourquoi tant se défendre ,
Et contre l'amant le plus tendre
Pourquoi montrer tant de rigueur?
De résister , le vain honneur
Vaut-il le plaisir de se rendre !
Peut - on avec autant d'appas
Être l'indifférence même ?
O quelle volupté suprêine
L'amour puiserait dans tes bras !
Cruelle , si tu n'aimes pas ,
Que ne défends-tu que l'on t'aime !
Mais tu veux résister en vain ,
Amour a fléchi ta colère:
Oui , lorsque ta bouche sévère
Dit : Je ne puis t'aimer , Colin !
Tes yeux , par un charme divin ,
Savent me dire le contraite.
15
226
MERCURE DE FRANCE.
A MADAME B ..... M..... ,
Qui me priait de lui adresser des vers dans le Mercure
de France.
Quoi ! vous voulez que de ma lyre
Mercure vous rende les airs ;
Vous voulez que tout l'univers
Comme moi , Chloé , vous admire !
J'obéis , la beauté m'inspire ;
Et l'Amour dictera mes vers .
l'on vous adore Je dirai que
Aussitôt que l'on vous connaît :
Je dirai qu'à tout ce qui plaît
Vous joignez tout ce qu'on honore .
Que ne dirais -je point encore ,
Chloé, si j'étais moins discret .
Mais ce dieu, qui jadis apportait sur la terre
Du souverain des cieux l'auguste volonté ,
Voudra -t-il aujourd'hui , changeant de ministère ,
Présenter mon hommage à la divinité ?
ENIGME.
Quoique tous deux du sexe masculin ,
Ensemble on nous marie ;
Est- ce l'amitié qui nous lie
Ou la nécessité? je ne sais ; mais enfin
Sans nous , adieu toute oeuvre pie.
Pour tous ce serait un vrai deuil :
On ne verrait rien de bon oeil .
Oh ! combien de vertus en France
Disparaîtraient en notre absence !
Sans nous , adieu les coeurs droits , les bons coeurs ,
Sans nous , adieu les bonnes moeurs .
CHARADE .
Mon premier est un si , mon second est un non ;
Par une infame trahison ,
A la postérité mon tout transmit son nom .
S ..... )
LOGOGRIPHE.
Quand je suis ferme et blanche à l'instar de l'albâtre ,
Quel coeur de moi ne serait idolâtre ?
Il me préférerait , je croi ,
Au métal précieux que l'on rencontre en moi .
Mon chef à bas , je suis une substance ,
Dont on fabrique un pain de grossière apparence ,
Que sans apprêt l'on fait du genre féminin ,
Qu'avec apprêt l'on fait du genre masculin . ( S ...... )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est Aiguille de pendule.
Le mot de la Charade est Verrat (pourceau ) .
Le mot du Logogriphe est Paris , où l'on trouve Pris.
228 MERCURE DE FRANCE.
--
NOUVELLES DES SCIENCES ET DES ARTS .
La classe des Beaux- Arts de l'Institut a décerné , le 23 sep
tembre de rnier , le premier grand prix de composition musicale à
M. François Benoist , de Nantes , âgé de vingt- un ans .
- La médaille d'or , envoyée par Louis XVIII à M. de Hohenwarth,
archevêque de Vienne , porte sur sa face le buste très - ressemblant
de Louis XVIII , avec cette inscription : Ludovicus XVIII.
Rex christianissimus . On lit sur le revers : diebus 18 , 19 et 21
jan. 1815, Corpora Ludovici XVI , et Mar.Ant . August . Conjugis
suce Detecta . Defossa . Regiisque. Atavorum . Sepulchris.
Reddita . Et sur l'exergue : Pietas Fraterna .
Un horloger mécanicien , nommé Joseph Bozek , membre de
l'Institut de mécanique établi par les Etats de Bohême , a fait voir
dernièrement à Prague une voiture de son invention , qu'il fait
mouvoir par le moyen de l'eau réduite en vapeur . Tous les connaisseur,
avouent que ce mécanisme est , par sa simplicité et son utilité à
au-dessus de la plupart des inventions de ce genre que l'on a faites
en Angleterre et ailleurs . Le même artiste travaille à un bateau qu'il
fera mouvoir et remonter un fleuve par le même mécanisme .
- S. M. l'Empereur de Russie a fait remettre à M. Texier , premier
médecin de l'hôpital de Versailles , la décoration de l'ordre de
Saint-Wladimir.
--
Il vient d'être fait à Rome des perquisitions chez tous les
libraires et chez les particuliers qui ont des bibliothèques , pour
saisir les livres qui sont à l'index , et ne peuvent être lus qu'avec
l'autorisation du Saint- Père . Tous les ouvrages relatifs à la révolution
de France , toutes les collections de journaux , quelques mémoires
de l'Institut , un éloge historique de Louis XVI , les Codes
et leurs commentaires ont été saisis . On a saisi également le Réper
toire de jurisprudence de Merlin de Douai , et les relations des
cérémonies qui ont eu lieu pour le couronnement de Bonaparıc
Paris .
4-
M..Isabey exposé chez lui à la curiosité des amateurs un
dessin qu'il a esquissé à Vienne et fini à Paris . Ce dessin représente
une Séance du Congrès de Vienne . Il est reconnu que tous les personmages
sont de la plus exacte ressemblance.
OCTOBRE 1815. 229
-
Les médailles frappées pour perpétuer le souvenir de l'inaugu
ration du roi des Pays - Bas portent l'effigie du roi avec la legende :
Wilh. Nass. Belg. Rex. Luxem . M. Duc . et au revers : Patr.
Sul. Reg. et ord. Solen , Sacram . Asseria . M. D. CCC. XV.
Il en a été frappé en or , en argent et en bronze .
L'Académie royale des sciences , belles - lettres et arts de Lyon
propose pour 1816 les sujets de prix suivans :
<< La belle expérience de Lyon a prouvé que l'air atmosphérique
subitement et fortement comprimé laissait échapper une lumière
vive , facilement visible dans l'obscurité. D'autres expériences faites
dans la même ville ( 1 ) ont donné lieu de penser que cette propriété
d'être lumineux par la compression appartient exclusivement au
gaz oxigène , et qu'elle ne se manifeste dans quelques autres gaz
qu'autant qu'il est mêlé avec eux en plus ou moins grande proportion
. Enan on sait encore qu'un éclair instantané a été quelquefois
aperça au moment où l'on tirait dans l'obscurité un fusil à vent
fortement chargé . L'académie , pour compléter les connaissances
acquises sur ce sujet , demande 1 ° . que l'on détermine quelle est
l'espèce d'altération qu'éprouvent le gaz oxigène et l'air atmosphérique
par le dégagement de la lumière ; 2 ° . qu'on fasse connaître
ce qui arrive dans les gaz azote , hydrogène et acide carbonique purs
et sans aucun mélange d'air atmosphérique , lorsqu'ils sont vivement
comprimés ; 3. enfin qu'on recherche de même ce qui se passe dans
tous les gaz , lorsqu'ils éprouvent subitement une grande dilatation . »
Un prix extraordinaire de poésie sur le Retour des Bourbons .
Chaque pièce doit être inédite et contenir moins de trois cents vers
et plus de cent. Elle doit être envoyée le 30 novembre 1815 .
.
Le prix pour chacun de ces sujets sera une médaille d'or de 600 fr .
( 1 ) Une commission formée dans le sein de l'Académie , et chargée
de comparer ensemble les divers gaz sous le rapport dont il s'agit
ici , a reconnu , après des essais multipliés , qu'on obtenait par la
compression du gaz oxigène une lumière très- vive et très- belle ; que
la lumière était moins brillante dans l'air atmosphérique ; qu'elle
était encore sensible dans le gaz bydrogène , lorsqu'il était mêlé d'un
peu d'air commun ; mais qu'elle était tout- à- fait nulle dans ce gaz ,
ainsi que dans les gaz azote et acide carbonique , lorsqu'ils étaient
parfaitement purs , et qu'ils na contenaient aucune portion de gaz
exigèue. La compression a été la même dans tous les cas . La force
employée a toujours été celle qu'un homme peut développer lorsqu'il
est solidement appuyé.
230 MERCURE DE FRANCE.
"
Le premier de ces prix sera décerné le dernier mardi du mois
d'août 1816. Le second , le a1 décembre prochain.
Le dernier mardi du mois d'août 1816 , seront aussi distribués les
prix d'encouragement, fondés par M. Lebrun , pair de France , et
destinés aux artistes qui auraient fait connaître quelque nouveau
procédé avantageux pour les manufactures lyonnaises , tels que des
moyens pour diminuer le prix de la main- d'oeuvre , pour économiser
le temps , pour perfectionner la fabrication , pour introduire de
nouvelles branches d'industrie , etc.
Numismatographie . Voici quelques détails sur des pièces de
monnaie en bronze trouvées récemment près de Nasium , pays
inépuisable en antiques :
Celle qui frappe davantage est précisément la médaille que le temps
a le plus maltraitée . Elle est en grandbronze ; d'un côté, un personnage
éminent , assis , la main gauche appuyée sur le dos du siège , et
tenant de la droite une couronne. Au revers , le péristyle d'un
temple consacré sans doute à Bacchus , car ses colonnes sont garnies
de pampres ou aperçoit un sacrificateur près d'un autel , qui ,
assisté de deux enfans , se dispose à immoler une victime . Au-dessus
se trouve une contre - marque , singularité qui pique tant la curiosité
des antiquaires . Elle porte les lettres ACAEM ( à Cæsaris mandato )
par ordre de César. Mais quel est ce César ? On ne peut lire les
légendes ni l'exergue ; cependant on a quelques motifs pour croire
que c'est Caligula .
Diaduménien , moyen bronze ; au revers un personnage debout ,
présentant , d'une main , la patère d'Hygée à un sergent , et tenant de
l'autre une enseigne militaire .
Philippe le père , de la plus belle conservation , en grand bronze.
Il en est de même de Posthume père aussi , avec un revers non décrit
parVaillant ; Lætitiæ Augusti pour légende , et un vaisseau chargé
de ses rameurs , dans le champ .
Une de ces médailles , moyen module , bronze épais , a , d'un côté ,
deux têtes accolées à l'opposite , qu'on prendrait pour des masques
antiques , si l'on ne savait que les Dioscures ( Castor et Pollux )
figurent souvent sur les médailles , coiffés de bonnets en formes de
demi- coque d'oeuf , par allusion à leur origine . Mais ici , c'est une
seule flamèche qui se trouve entre les deux têtes , au lieu de l'étoile
qui surmonte ordinairement chacune d'elles . Au revers , un vaisseau.
Les légendes sont illisibles de part et d'autre . Cette pièce est remarquable
en ce qu'elle offre le type d'une médaille d'amiral romain ,
comme on en voit des familles Oppia et Pompéia . Castor et Pollux
s'embarquèrent avec les Argonautes ¿.
ils se rendirent fameux sur la
OCTOBRE 1815. 231
mer. Pendant une tempête , des feux voltigèrent sur la tête des deux
héros . Les marins les prirent à raison de cela pour protecteurs.
Plusieurs médailles représentent Marc- Aurtle : l'une , moyen
bronze , a pour revers la tête d'Antonin ; une autre , grand Lrouze ,
placée par les curieux parmi les pièces rares , offre , au revers , la
figure d'une femme qui se jette à genoux , que l'empereur relève , et
dont le tête est surmontée d'une tour .
La médaille la mieux conservée est d'Auguste , moyen bronze ; au
revers M. SALVIVS OTHO III VIR AAAFF , et dans le champ
CS; ce qui signifie que cette pièce a été faite par ordre du sénat , et
Marcus Salvius Otho , l'un des trois commissaires pour frapper
ou conler les monnaies d'or , d'argent et de cuivre , a présidé à sa
confection .
que
· Des villageois remuant la terre près de Saint-Mihiel , ie 9 septembre
dernier , ont trouvé deux pièces de monnaie d'argent . L'une,
au coin de Henri III , roi de France et de Pologne , porte le millésime
de 1579. L'autre offre l'effigie et l'inscription de Henri II , roi de
Navarre. Au revers , le millésime 1584 , qui ne s'accorde pas avec la
chronologie , car Henri III ( devenu roi de France sous le nom de
Henri IV , régnait alors en Navarre. Son aïeul , Henri II , était
mort depuis l'an 1555 .
- - De la rareté et du prix des médailles romaines , ou Recueil
contenant les types rares et inédits des médailles d'or , d'argent
et de bronze , frappées pendant la durée de la république
romaine et de l'empire romain ; par T. E. Mionnet.
Cet ouvrage contient en un seul volume in.8 . tout ce qui est de
la plus indispensable nécessité pour ceux qui veulent former une
collection de médailles romaines , ou qui , l'ayant formée , veulent
en connaître la valeur approximative .
Météorologie. Le 5 février dernier , à trois heures après midi, ·
une colonne d'air enflammé a parcouru une partie du quartier de
Flacq , à l'Ile-de - France . Elle paraissait venir de l'est ; un bruit
violent l'accompagnait et rien ne pouvait résister à sa force.
Une grande partie des établissemens de la Retraite a été renversée
par cette colonne ; une habitation a été entièrement détruite , plusieurs
cases à noirs et hangars ont été culbutés .
Une maison en charpente de cinquante pieds de long sur vingthuit
de large a chassé de cinq pieds sur son soubassement ; un
magasin à étage d'environ trente pieds de longueur a également
chassé de quinze pieds sur son soubassement ; l'étage a été écrasé ,
la majeure partie de sa charpente et les objets qu'il contenait ,
232 MERCURE DE FRANCE .
quoique d'un poids très - considérable , ont été jetés dans les bois et
établissemens voisins .
Ce tourbillon cuflammé a détruit plusieurs cases en palissade , et
renversé quelques maisons. Un enfant de dix ans a été enlevé et
jeté à plus de cent pas .
Après avoir brisé et déraciné tous les arbres qui se sont trouvés sur
son passage , cette colonne d'air et de feu est allée se briser dans la
montagne , ne pouvant plus aller au - delà .
Ce qu'il y a de remarquable , c'est que rien de ce qui a été frappé
par ce tourbillon , qui contenait une grande quantité de feu , n'a été
enflammé; la couverture des cases , qui était en paille , n'a été que
noircie.
Peut-être doit-on attribuer cet effet à la grande humidité qui
régnait en ce moment , et qui était occasionnée par des pluies telles ,
qu'on ne se souvient pas d'en avoir vu de pareilles , de mémoire
d'homme , dans la colonie .
On a éprouvé, à la suite de l'apparition de ce phénomène , des
chaleurs extrêmement fortes , et qui ont occasionné beaucoup de
morts subites.
MERCURIALE.
28 septembre. Où l'on se mouille l'on s'essuie .. Une
dame veuve , musicienne de profession , se plaignait amèrement
de ce qu'un serrurier était venu se loger vis -à - vis
d'elle , et rompait matin et soir par de grands coups de
marteau la douce harmonie des accords de sa harpe ......
Jeudi dernier , à l'instant où elle maudissajt le plus ce
voisin incommode , arrive chez elle un soldat muni d'un
billet de logement ; ce soldat n'entendait ni le français ,
ni la raison ; il refusait d'accepter le lit que la veuve lui
offrait dans une auberge , et prétendait qu'elle lui abandonnât
la seule chambre et le seul lit qu'elle possédait .
Au bruit de la querelle qui menaçait de devenir dangereuse
, le serrurier accourt ; il parlait plus d'une langue ,
et avait autrefois planté notre drapeau triomphant sur les
murs de plus d'une capitale ; il s'exprime en homme qui
sait comme on doit user de la victoire , et par sa fermeté
et sa modération parvient à faire une capitulation honorable.
Depuis ce moment , les coups de marteau semblent
moins dissonans à la veuve ; et si elle les maudit encore
quelquefois , elle benit toujours le serrurier.
-
Vendredi 29 septembre.. Sur les deux heures après
midi , on a vu passer daus la rue Dauphine trois hommes
en habit de paysans; ils avaient une veste , un gillet , un
pantalon blancs . Sur leur chapeau s'élevait un lis d'une
énorme dimension . Tous trois tenaient en main un gros
gourdin . Les femmes ont des yeux de lynx ! En dépit donc
des pantalons qui cachaient en grande partie les bas de
ces prétendus paysans , une femme s'est aperçue qu'ils
étaient extrêmement fius ! Le même jour , et presque à la
même heure, quatre hommes revêtus de costumes semblables
à celui des pierrots traversèrent en voiture le
Carrousel.
Ces deux singulières apparitions ont donné lieu à plusieurs
propos de la part de ceux qui en furent les témoins,
234 MERCURE DE FRANCE .
Vendredi 29 septembre. - Talma , comme à son ordinaire
, avait amené la foule au théâtre Français . On jouait
Tancrède. Cette tragédie ne pouvait être représentée dans
une circonstance où l'on en appréciât mieux les admirables
vers. Le public a vivement applaudi ceux- ci :
Il est temps de sauver d'un naufrage funeste
Le plus grand de nos biens , le plus cher qui nous reste ,
La liberté!
Les transports redoublèrent aux suivans :
Etouffons dans l'oubli nos indignes querelles .
Qu'il ne soit désormais qu'un parti parmi nous ,
Celui du bien public , et le salut de tous.
Alors, si l'on ne lisait pas certains journaux , on aurait pu
penser qu'il n'existait plus qu'une seule opinion , la Charte
et le Roi ; cette idée se serait fortifiée , quand Talma ouvrit
sa scène au troisième acte , en déclamant , avec un
enthousiasme vraiment français , ce vers :
A tous les coeurs bien nés que la patrie est chère !
On vit dans un instant des larmes de sensibilité se mêler
aux applaudissemens dont la salle retentissait ; enfin des
bravos universels accueillirent cette maxime dont on ne
saurait trop se pénétrer.
L'injustice à la fin produit l'indépendance.
Ainsi le feu sacré se conserve au fond des âmes ! Ces
mots , la patrie , le Roi , la liberté , peuvent encore enfanter
des prodiges ! Le phénix ne renait- il pas de ses cendres ?
30 septembre. Tous les rédacteurs de journaux feront
sagement de lire les conseils adressés au Journal des Arts ,
et d'en profiter.
Un ennemi des idées libérales soutenait que la liberté
de la presse était un fléau . Pour le combattre , on lui opposait
l'exemple de l'Angleterre. « Votre argument , répon-
» dit -il , est en faveur de mon opinion . Le peuple anglais
» a renouvelé l'expérience de Mithridate : il s'est accou-
» tumé à la licence de la presse comme ce prince s'était
>> accoutumé aux poisons . L'audace des écrivains et l'in-
>> discrétion de leurs feuilles excite la pitié beaucoup
>> plus que l'attention de cette nation éclairée. Le Français,
>> en ce moment , malade en politique , ne pourrait sup-
» porter un tel régime ; il le tuerait infalliblement. »
OCTOBRE 1815 . 235
T
-
L'affiche qui annonçait lundi dernier l'ouverture de
l'Opéra italien au théâtre Favart présentait une innovation
qui a plu généralement . Les noms des femmes y précédaient
ceux des hommes ; Mme . Catalani et sa suivante
étaient en tête ; venaient ensuite les acteurs . Ne pourraiton
pas généraliser cette forme d'annonce , et l'étendre à
tous les spectacles ? Nos théâtres peuvent être comparés à
de vastes salons ; pourquoi n'y pas naturaliser les hommages
dus aux dames , et que nous leur déférons si volontiers
dans nos réunions particulières ? Honneur au beau
sexe ! Honneur sur- tout au succès avec lequel il soutient
sa rivalité dans toutes les parties de l'art théâtral vis- à - vis
du sexe masculin !
3 octobre. Plusieurs journaux ont répété un article
qui n'a pu leur être fourni que par un de ces mystificateurs
qui prennent plaisir à mettre en défaut les notions politiques
et géographiques d'un grand nombre des rédacteurs
à la toise qui instruisent l'univers , comme tout le
monde salt .
Il n'y a pas un écolier de sixième qui ne sache que
Smyrne est un port de l'Asie mineure situé dans l'Archipel
, sous la domination du Grand- Seigneur , et connu
par tout le commerce comme la principale échelle du
Levant.
Il n'existe point par conséquent de dey à Smyrne . Cette
dénominatio de gouvernement n'est connue que sur les
côtes de Barbarie. Ce dey n'a pu être remplacé par
une régence composée des grands du pays. Il est possible
qu'il y ait eu une émeute populaire dans cette
ville ( ce qui arrive assez fréquemment ) , et qu'elle ait
forcé les consuls européens de s'en éloigner momentanément
. Il n'y a d'ambassadeurs des puissances étrangères
qu'à Constantinople. Au surpius , l'intervention des Anglais
dans cette émeute ( si elle a eu lieu ) pourrait lui donner
un caractère plus important qu'on ne le pense .
-
JOURNAL DE PARIS , 29 septembre. M. Martainville
nous dit aujourd'hui que des prêtresses de Thalie et de
Melpomene ont fait à ces déesses une infidélité en faveur
de la muse comico - lyrique ; il appelle Mme. Gonthier
une débutante septuagénaire qui , en reparaissant sur la
scène pour Mm . Huet , a prouvé qu'un bon coeur ne
vieiliit pas ; il ajoute , deux lignes plus bas , qu'en se trémoussant
elle a voulu prouver que sa béquille était un
objet de luxe.
« On n'a que lui qui puisse écrire de ce goût . »
236 MERCURE DE FRANCE .
1er octobre . Le Journal de Paris nous apprend que les
artistes de la manufacture des tapis de la couronne se
plaignent de n'avoir été visités cette année par aucun
étranger de marque . Les artistes du Muséum voudraient
bien avoir à se plaindre d'un pareil manque d'égards.
2 octobre. Le successeur de M. Martainville cherche à
mettre tant d'esprit dans son premier article , que l'on
craint qu'il ne lui en reste plus pour les autres.
LE JOURNAL DE PARIS , du 3 octobre , nous dit , en parlant
de . Crivelli : Pourquoi faut - il que son jeu , etc. ?
Pourquoi ne s'anime - t-il pas plus souvent ? Pourquoi
chante -t- il avec mollesse ? Pourquoi enfin , etc.
Tes pourquoi , dit le Dieu , ne finiraient jamais ,
L'auteur du même article appelle la troupe de l'Odéon
la troupe odéonienne .
Si ce n'est pas du bon , c'est au moins du nouveau . Le
même journal , en nous parlant d'un jeune homme dont
l'esprit est aliéné , et qui récite dans les promenades publiques
des tirades et chante des romances , appelle sa
folie une folie agréable . Combien d'auteurs et de virtuoses
nous prouvent tous les jours que c'est un genre de folie
bien ennuyeux !
GAZETTE DE FRANCE . 2 octobre. Dans un article sur
l'influence de la révolution française sur les moeurs , on
nous apprend que l'avenir est à créer , et qu'on répare
ses folies à force de sagesse. L'auteur de ces belles découvertes
a gardé l'anonyme . Tout mauvais cas est reniable
.
募
JOURNAL DES DÉBATS . 29 septembre. M. C. , en parlant
de Mme. Huet , dit qu'elle paraissait excellente à
ceux qui n'avaientpoint de parallèle à lui opposer. Que
M. C. serait bon s'il était le seul qui écrivît !
Le Journal des Débats disait dernièrement : « Nous
espérons bien qu'on nous délivrera de ce hideux tion de
Saint-Mare. » Nous nous empressons d'apprendre à ses
rédacteurs que leur espérance est réalisée .
La Quotidienne a des accès de vérité où elle dit d'ellemême
ce que tout le monde en dit . Par exemple , dans le
numéro du 28 septembre , elle s'appelle la Fatale Quo-'
tidienne !
--
QUOTIDIENNE, 1er octobre. M. Martainville a changé
de journal sans changer de méthode . Il cite trois ou
OCTOBRE 1815 . 237
•
quatre couplets qui remplissent une colonne de son feuilleton
. C'est autant de gagné pour le rédacteur , qui n'a
pas grands frais d'esprit à faire en copiant celui des autres ,
et pour les lecteurs , qui ne lisent jamais M. Martainville
avec plus de plaisir que quand ses articles sont pleins de
citations.
2 octobre. La Quotidienne annonce que les grands spectacles
vont , comme ceux de Londres , avoir des billets de
demi- places pour ceux qui ne veulent assister qu'à une
partie du spectacle. Les abonnés de la Quotidienne demandent
si on ne pourrait pas aussi faire des demi-abonnemens
pour ceux qui ne voudraient lire qu'une partie
du journal , les annonces et les extraits de la Gazette
Officielle , par exemple.
QUOTIDIENNE . 3 octobre. Quel goût , quel bon ton
dans la métaphore dont se sert aujourd'hui M. Martainville
! Il dit qu'en se retirant du Journal de Paris , on
l'a injurié par la fenêtre en lui lançant des ordures. On
ne dira pas cette fois, du style de M. Martaiuville :
Ce sont petits chemins tout parsemés de roses ;
On n'y saurait marcher que sur de belles choses .
Dans le même article , M. Martainville commence le
métier de dénonciateur. Celui d'émule du grand G... qu'il
a fait jusqu'ici lui a valu cependant d'assez jolis bénéfices
pour qu'il dût s'en contenter. Depuis que ce rédacteur est
parvenu à la Quotidienne , on craint que l'ambition ne lui
tourne la tête .
JOURNAL GÉNÉRAL .
---
29 septembre. Le vieil amateur
reproche à la plume de M. Andrieux d'être trop paresseuse.
Ah ! mon Dieu, qu'on voudrait bien avoir un pareil
reproche à faire au vieil amateur!
30 septembre. Dans un article où il nous parle si élégamment
d'une légion semi -mâle , semi -femelle , d'acteurs
et d'actrices , le vieil amateur se plaint que ses ambitieux
collaborateurs envahissent son territoire et ne lui laissent
presque plus de place.
Quand on lit le vieil amateur, on voudrait qu'il y eût
pas de feuilleton dans le Journal Général ; et quand on
lit le corps du journal , on voudrait que le feuilleton tîut
toute la place. J'oubliais de dire que le vieil amateur nous
fait savoir que le feuilleton est à l'extrémité dujournal.
1er. octobre. Il est curieux de comparer les articles --
238
MERCURE DE FRANCE .
•
insérés le même jour dans le Journal Général et dans le
Journal des Arts , relativement aux deux frères Faucher ,
la onzième maréchaux de camp , condamnés à mort par
division du conseil de guerre établi à Bordeaux .
1er. octobre.
Dans un article intitulé le Mal et le Remède
, le Journal Général dit : Que notre salut est facile ?
ce n'est point le génie qui nous tirera de péril , mais le
bon sens et la modération ; nous allons nous aimer si
nous pouvons nous entendre , et si nous nous aimons la
France est sauvée .
Voilà de bons principes , il est fâcheux que l'auteur de
cet article, excellent sous plusieurs rapports, se soit d'abord
livré à une diatribe violente en nous apprenant qu'il est
des classes d'hommes naturellement ennemis de la paix
que le
et d'un ordre de choses où ils n'auraient à recueillir
mépris et la malédiction de leurs concitoyens . Croirait- on
utile d'établir en France une classe de Paria ?
Lundi 2 octobre. Le Journal Général , grâce à son
esprit de modération si connu , a consacré dans le numéro
de ce jour trois articles à l'effet de dénoncer le Journal
des Arts ; il demande qu'on lui impose silence. Serait - ce
par hazard que plusieurs centaines d'abonnés au Journal
Général seraient passés au Journal des Arts ?
-
2 octobre . Journal Général . La sévérité dans le
gouvernement
est peut-être le plus sûr moyen de faire naître par la suite l'affection pour ce même gouvernement
; de même que dans les congrégations
religieuses l'atta- chement pour l'ordre était en raison de l'autorité et de la rigueur de la discipline . On pourrait demander au Journal Général pourquoi ces corporations
ont été détruites . II continue . On a comparé Sparte à l'une de ces congrégations
, croit-on qu'elle aitproduit moins de bons citoyens que cette Athènes républicaine
où le gouvernement
était sans cesse la proie de factieux et d'orateurs vendus à l'étranger , où de beaux-esprits bien malins , bien pervers , jetaient tous les matins le ridicule à pleines mains sur les magis- trats et les institutions ? On ne plaisantait pas à Sparte ,
ony était plus libre et plus tranquille. Voltaire , piqué contre le peu de succès de la première
représentation
de son Oreste , cria , jadis , de sa loge au par- terre : Maudits Athéniens , c'est du Sophocle tout pur ! Messieurs du Journal Général , craindriez -vous un échec
pour quelques -unes de vos pièces ?
2 octobre. Le Journal Général reproche au pape
d'avoir
OCTOBRE 1815 . 239
débuté par être professeur de théologie ultramontaine.
On reproche au pape d'être ultramontain . C'est ainsi
que certains journaux reprochent aux Français de professer
des sentimens français .
Messieurs du Journal Général ne peuvent souffrir ces
beaux- esprits bien malins qui jettent tous les matins le
ridicule à pleines mains . « On ne plaisantait pas tant à
Sparte , ajoutent-ils , mais on y était plus libre et plus
tranquille. » On voit bien où le bât les blesse : C'est le
renard sans queue , qui voudrait que personne n'en portât.
Ce que vous nous dites de Sparte est fort beau ;
Mais tournez -vous de grâce , et l'on vous répondra.
Ce sont ces mêmes journalistes qui regrettent si fort
et notre ancienne gaieté , et tout ce que nous avons d'ancien
, qui voudraient nous faire contracter la sévérité de
Sparte; mais ils n'y parviendront pas. Il faudrait , pour
nous empêcher de rire , qu'ils cessassent d'être ridicules ,
et voilà l'impossible pour le Journal Général.
- Le Journal Général du 3 octobre offre un contraste
remarquable dans l'article Paris. On applaudit à
la censure qui vient de supprimer le Journal des Arts ,
et plus bas M. Salgues censure la censure qui a supprimé
deux de ses articles . Quelle perte pour le public !
que
―
L'Aristarque , dans son feuilleton du 30 septembre ,
appelle La Fontaine l'immortel bonhomme , et nous dit
Mlle Gosselin porterait un défi aux grâces elles - mêmes .
Il n'y a que M. Martainville ou l'Aristarque pour écrire
de cette force- là. 2 octobre. M. Charles Bonhomin ,
qui n'est certainement pas un immortel bonhomme , nous
donne aujourd'hui , sur le tabac , une dissertation savante
, qui ne vaut pas les vers de Sganarelle dans le
Festin de Pierre. Pour nous dire que dans un café il a
été incommodé par une odeur de pipe , il s'exprime ainsi :
« Je demandai une glace à la pêche , et grâce à mes denx
voisins , je mangeai une glace au tabac. » Pour conse ver
le ton de M. Bonhomin , nous dirons que son article est ,
non pas au tabac , mais à la glace.
On remarque la devise que les états généraux des Pays-
Bas ont choisie pour un ordre de mérite civil qu'ils viennent
d'instituer . Ce sont ces deux mots latins
Virtus nobilitat,
240 MERCURE DE FRANCE .
ce que nous traduirons , pour l'instruction de maintes per
sonnes , qui ne savent pas le latin , par ce vers de Boileau :
La vertu d'un coeur noble est la marque certaine .
Le Nain Rose a déclaré que MM. Théaulon et Dartois
ne sont que les propriétaires de ce journal et n'ont aucune
part à sa rédaction . Mais que diable ces messieurs
font- ils donc de leur esprit ? Leurs vaudevilles sont
remplis de celui des autres ; ils devraient bien au moins
mettre un peu du leur dans leur journal !
A VIS .
Le prix de la souscription au MERCURE DE FRANCE est
de 5 fr. pour un mois , 14 fr. pour trois mois , 27 fr. pour
six mois , et 50 fr. pour l'année.
On ne peut souscrire que du premier de chaque mois .
-
En cas de réclamation , on est prié de joindre une
des dernières adresses imprimées , ou d'indiquer le
numéro de la quittance.
Les souscriptions , lettres , livres , gravures , etc. ,
doivent être adressés , franc de port , au directeur du
Mercure de France , rue Mazarine , n°. 3o . · Aucune
annonce ne sera faite avant que cette formalité n'ait été
observée .
-
De l'Imprimerie de GUEFFIER , rue Guénégaud :
MERCURE
DE FRANCE .
TABLE AU POLITIQUE .
FRANCE.
La journée du 7 de ce mois sera l'une des plus importantes
de notre histoire. Le Roi a fait l'ouverture du
Corps législatif , de ce corps formé , rassemblé dans les
circonstances les plus critiques , et duquel peuvent émaner
bientôt la restauration de notre patrie , ou de nouveaux
déchiremens , d'interminables malheurs. L'alternative est
pour nous d'un suprême intérêt ; si le Roi est écouté , si
l'esprit qui règne dans son discours se montre invariablement
celui des deux Chambres, nos sentimens pencheront
vers un légitime espoir ; si , au contraire , les intentions du
prince ne sont point partagées , si ses paroles ne sont pas
religieusement confirmées , si même son silence n'est
point entendu et respecté ; s'il ne forme point d'avance
une loi de ménagement et de sagesse ,.... les torches de la
discorde seront secouées . Cette agitation les embrasera
tous les genres de désordre propageront l'incendie , et
peut-être le sang de plusieurs générations ne l'éteindra
pas.
>
Le corps représentatif s'est formé sans distinctions
19
242 MERCURE DE FRANCE.
d'ordre , sans privilèges ; voudrait- on bouleverser encore le
sol de la patrie , et le changer pour toujours en une plage
de décombres ? C'est là cependant que nous serions brusquement
conduits , si l'on appelait efficacement la haine
et la vengeance.
les
Que l'on ne s'y trompe pas : dans les sociétés humaines ,
les choses ne sont que des hommes ; les institutions ,
lois , les principes n'existent que par les hommes qui
mettent leur honneur , leur conscience , ou leur intérêt à
les soutenir .
Ainsi , poursuivez aujourd'hui , menacez , ou seulement
insultez un homme sous le titre de révolutionnaire et
pour les actes , les opinions , les sentimens qui se rattachent
à ce titre , aussitôt vous mettez en irritation la révolution
entière, c'est -à- dire , un nombre immense d'opinions,
de sentimens , d'intérêts ; vous réveillez une coalition qui
fut terrible , et par l'impétuosité , et par la masse.
Cédez , la patrie vous en conjure ; cédez à la crainte
d'une nouvelle anarchie ; l'exemple du Roi vous y invite ,
sa voix vous l'ordonne ; proscrivez de vos pensées tout ce
qui est proscrit de son discours , les dénominations de parti ,
les expressions de blâme , de haine et de vengeance. Représentans
du peuple français , s'il est vrai que la majorité
d'entre vous appartient à des familles anciennes et que la
révolution a opprimées , songez que le Roi appartient plus
qu'aucun de vous à une de ces familles si long- temps malheureuses
que vos souvenirs , que vos regrets ne fassent ,
comme les siens , que donner à votre raison , à votre
amour de la patrie , le mérite du sacrifice et l'empreinte
de la générosité .
Quel magnifique et touchant spectacle , si les droits des
Français sont hautement reconnus et consacrés par une
assemblée dont la composition même aurait pu faire craindre
des sentimens contraires ! Que la liberté politique sera
noblement affermie , si elle est proclamée par des hommes
qui , sous l'impulsion de leurs habitudes ou du point
d'honneur , auraient pu lui être opposés ! La France prospérera
aussitôt que les défenseurs naturels des anciens priviléges
auront montré avec zèle et franchise un esprit
national.
l'as-
Dans son état actuel , rien n'est plus utile , plus pressant,
que de lui donner sur les nations qui sont chez elle ,
cendant de l'union et de la magnanimité. Où sont les peuples
armés , quels que fussent leurs sentimens et leurs avan
lages , qui pussent résister au spectacle d'un peuple calme
OCTOBRE 1815 . 245
dans la détresse et généreux dans le malheur ? Nous avons
cédé le sceptre de la force , prenons celui de l'houneur et
de la raison .
Dans l'ignorance où nous sommes encore de la convention
conclue entre le Roi et les souverains alliés , nous ne
savons point avec précision ce que nous devons penser des
mouvemens qu'ils font faire à leurs armées ; nous ne poules
suivre avec une vive curiosité .
vons que
Huit mille hommes , tant cavalerie qu'infanterie , de la
garde royale prussieune , ont quitté Paris ; mais ils ont
été remplacés dans les casernes qu'ils occupaient par les
différens corps , jusques- là cantonnés dans des villages
voisins.
Les troupes anglaises , ou hanovriennes , et à la solde
de l'Angleterre , qui étaient campées au bivouac , depuis
trois mois , dans le bois de Boulogne , ont reçu l'ordre d'y
construire des baraques qui seront appuyées contre les
murs du bois dans toute leur longueur.
Les baraques construites dans le jardin du Luxembourg
, dont la démolition avait été précédemment ordonnée
, viennent d'être rétablies ; mais elles ne sont point
encore occupées .
Il n'y a eu encore aucun changement dans les positions
des troupes alliées stationnées en Alsace ; elles sont tranquilles
dans leurs cantonnemens.
Béfort , Schelestadt , et les autres forteresses sont toujours
investies. On n'y laisse pas entrer de vivres , mais
les militaires et les habitans peuvent en sortir , pourvu
qu'ils ne s'éloignent qu'à une petite distance.
A Strasbourg , un poste de troupes autrichiennes à cheval
s'était avancé vers la ville . Sur les plaintes de M. le
préfet , le prince de Hohenzollern a ordonné que ce poste
fût retiré.
En ce moment , l'armée russe a presque entièrement
évacué la France .
EXTÉRIEUR.
Un foyer révolutionnaire vient de s'ouvrir en Espagne ;
il a été fermé presque aussitôt.
Un général , nommé Don Juan-Diaz Porlier , s'en est
déclaré le chef. Dernièrement il s'était déjà distingué dans
la guerre patriotique sous le nom de Marquesito . Il a débuté
en cette circonstance par assembler un corps de
244 MERCURE DE FRANCE.
troupes à Santa -Lucia ; il est entré dans la ville de Corogne
, a arrêté les principales autorités , s'est rendu
maître de la ville , et a de suite répandu une proclamation
incendiaire .
Cette proclamation était accompagnée d'un long manifeste
adressé à la nation espagnole , où étaient rappelées
les intentions des cortès avant le retour de Ferdinand ,
et où était présentée la nécessité d'y revenir très- promptement
pour sauver l'Espagne de sa ruine. Les insurgés s'annonçaient
comme voulant conduire la nation à son affranchissement
politique .
Si l'on en croit des lettres d'Espagne reçues à Londres
le 2 octobre , le général Porlier , après s'être rendu maître
de la Corogne , du Ferrol et de Batangos , et après avoir
organisé un gouvernement provincial , fut informé qu'un
esprit d'opposition à sa cause avait paru se manifester à
Sant-lago , où les prètres et les moines étaient parvenus à
gagner les soldats . Le général Porlier marcha contre cette
ville avec la plus grande partie de ses forces , en laissant
une garnison de trois cents hommes à la Corogne. Deux
jours après , on fit circuler un rapport d'après lequel les
troupes de Porlier l'avaient abandonné au moment de
l'action , à l'exception d'un petit nombre d'hommes . Cette
nouvelle ne fut pas plutôt connue à la Corogne , qu'une
scène de la plus grande confusion commença. Les trois
cents hommes que Porlier avait laissés prirent la fuite ; les
fonctionnaires publics furent délivrés . Ön a dit depuis que
Porlierétait arrêté .
Une portion considérable de l'Irlande paraît être en ce
moment dans un grand état de fermentation . La cause
énoncée est la rigueur avec laquelle on exige le paiement
des dimes ; l'objet immédiat des mécontens est de
se procurer des armes . On envoie un corps de troupes
considérable , destiné à comprimer cette sédition . Ne
sera - t - il donc jamais possible d'en dissoudre le principe
?
Le moment approche où l'on connaîtra sans doute les
intentions des habitans de l'île de Corse . La majeure
partie est en armes ; quatre à cinq mille hommes sont
déjà organisés . Comme en Turquie , on donne du service
aux étrangers qui viennent en demander. Un tel état
de choses n'a - t- il pour but que la défense de l'ile contre
toute attaque illicite ? c'est ce que l'on doit présumer .
Dans le royaume de Wurtemberg , l'opinion publique
continue de se prononcer avec beaucoup de force en faOCTOBRE
1815 . 245
veur de l'ancienne constitution . Des adresses sont souscrites
dans tous les bailliages par un grand nombre de
citoyens de toutes les classes pour la réclamer du Roi.
Celle de la résidence de Stuttgard a été signée par environ
six cents des principaux habitans. Il est très -vraisemblable
que ces réclamations n'entraîneront point de troubles . Le
gouvernement , pour les prévenir , prend la marche la
plus sûre ; il cherche à connaître avec exactitude l'opinion
publique: il invite tous les principaux fonctionnaires à lui
donner , dans le plus court délai , des renseignemens vrais
et précis sur les dispositions du peuple , et sur l'impression
qui a été produite par le manifeste du Roi.
On est étonné , ou du moins affligé , d'apprendre que le
souverain Pontife n'est point satisfait des restitutions qui
lui ont été faites . Il désire être placé dans la situation où
il était avant la révolution française . Cependant , lorsque
tous les grands Etats s'agrandissent , ce ne peut être qu'en
effaçant ou en affaiblissant de petits Etats ; et telle sera
toujours la tendance politique . Le Pape redemande la province
d'Avignon , le Comtat -Venaissin et une partie de la
province de Ferrare . L'Italie ne nous regarde pas ; mais
nous aurions peine à concevoir aujourd'hui comment une
puissance étrangère pourrait être cuclavée dans notre territoire
.
A l'orient de l'Europe , les événemens se préparent ; des
ordres sont arrivés de Paris à Vienne pour prendre les dispositions
relatives au prochain passage d'un nombreux
corps d'armée russe par la Bohême . Ce passage doit être
achevé , dit-on , vers le milieu de novembre.
Dans le Nouveau- Monde , les insurgés du Mexique ont
formé un congrès composé des députés de toutes les provinces.
Ils ont publié un manifeste très - énergique.
Le gouvernement espagnol est , dit- on , en défiance
contre les Portugais et contre une autre nation d'Europe.
Une seconde expédition de 10,000 homines se prépare à Cadix
pour l'Amérique méridionale ; mais le sort counu de
Morillo fait accuser de témérité cette nouvelle tentative.
Sur la conduite à tenir par les députés .
Onprétend que lors des dernières élections , le président du
Collége électoral d'un de nos départemens de l'est adressa
ce discours aux députés nommés , au moment de leur départ
pour Paris :
« Messieurs , en notre qualité d'organes d'une partie de
la nation , nous venons de vous confier les plus impor246
MERCURE DE FRANCE.
tantes et les plus honorables fonctions qui puissent être
exercées par des citoyens . Nous n'avons pas le droit , et ,
dans la circonstance , nous n'aurions pas la possibilité de
vous donner un mandat spécial ; nous nous bornerons à
vous rappeler en termes généraux l'objet de votre mission.
sera
Ce ne sont point les passions secrètes , ce ne sont point
les intérêts particuliers , ce ne sont enfin ni les préjugés ,
nilles préventions , qui devront diriger votre conduite. La
portion du peuple français dont vous êtes les représentans
, ne vous a point élus pour vous procurer les moyens
d'obtenir des places , des dignités ou des pensions , ou pour
vous mettre à même de faire à votre profit trafic de ses
droits ; mais elle vous a élus pour en être les défenseurs
zélés et courageux , pour élever publiquement la voix
contre les abus qui peuvent exister , contre ceux qui voudraient
s'introduire dans la législation comme dans la
partie administrative du gouvernement , dans l'emploi et
la perception des finances de l'Etat. De grandes calamités
sont venues désoler notre belle patrie , et le Roi vous appelle
autour de lui comme de sages médecins qui l'aideront
à cicatriser les plaies profondes de ses peuples . Ne
trompez pas sa confiance. Il veut notre bonheur si vous
ne pouvez pas le mettre en état de le faire dans des conjonctures
critiques , procurez -lui , du moins , autant qu'il
en vous , les moyens d'adoucir l'excès de nos souffrances.
Les devoirs de votre ministère , plus étendus par
les événemens , vous forceront à faire des actes de rigueur,
souvenez-vous alors
que la déesse qui tient la balance de
la justice a les yeux voilés et n'a point d'oreilles , pour
nous apprendre qu'elle ne juge point sur les apparences
des choses qui peuvent décevoir le coup d'oeil le plus
habile , mais uniquement sur le poids des actions déposées
dans sa balance , et qu'elle est sourde aux sollicitations
comme aux calomnies . L'esprit de parti et de réaction ,
s'il parvenait à s'établir dans votre assemblée , deviendrait
la source de maux beaucoup plus cruels encore que
ceux dont nous gémissons ; il consommerait nécessairement
la ruine totale de la France. La charte doit être
l'unique point de ralliement de tous les Français , dont
elle garantit la liberté. Opposez donc toute la force du
pouvoir que la partie de la nation qui vous a délégués vous
remet entre les mains , à toutes atteintes portées contre
cette égide protectrice . Nous n'exceptons pas même celles
qui offriraient des avantages incontestables. Nous ne
OCTOBRE 1815 .
247
sommes pas encore assez avancés dans l'âge de la véritable
liberté , pour nous permettre de dire comme ces virils
Spartiates Laissons dormir les lois pour aujourd'hui.
Une première innovation ouvre la porte à une seconde , et
il en résulte que bientôt il n'y a plus rien de stable , et que
l'esprit public , au lieu de se former , s'use et se perd ,
parce qu'il ne trouve plus de point sur lequel il puisse
s'arrêter.
Assurément la charte est loin d'être un ouvrage parfait ;
le Roi l'a reconnu lui - même . Mais attendons que l'expérience
de quelques années nous ait donné encore plus de
lumières sur ses défauts , alors on pourra y remédier tout
d'an coup , et l'on s'évitera l'inconvénient d'y retoucher
sans cesse , et peut - être de substituer , entraîné par trop
de précipitation , des défauts plus grands, à ceux qu'on aurait
voulu faire disparaître..
REVUE DES THEATRES .
THEATRE FRANÇAIS.
Des débutans , et à la fin de cette semaine la reprise
des Templiers, voilà tout ce que nous offre l'histoire assez
uniforme de ce théâtre.
Mademoiselle Féart s'est avancée avec assurance sur la
scène tragique ; la faveur de tout l'aréopage dramatique
semble l'y porter ; il paraît douteux qu'elle trouve près du
public d'aussi bonnes dispositions qu'auprès de ceux dont
elle aspire à partager les couronnes.
Mademoiselle Féart a déjà paru dans les rôles d'Aménaide
, d'Hermione et d'Emilie. Elle a complètement
échoué dans le premier ; un peu moins malheureuse dans
le second , elle a eu de beaux momens dans la scène où elle
essaie de triompher des remords de Cinna , ainsi que dans
celle où elle éclate contre le traître Maxime . On lui a
trouvé plusieurs fois des intentions bien marquées , bien
senties , des gestes naturels , des intonations heureuses ;
mais en général la faiblesse de ses moyens physiques
trahit l'effet que son intelligence et la portion de talent
qu'elle a reçue de la nature lui font chercher. Ses formes ,
sa démarche , son maintien , ne sont point assez tragiques.
Le volume de sa voix est peu propre à rendre les accens de
la majesté ; enfin il parait impossible qu'elle puisse s'accoutumer
au cothurne , si elle s'obstine à vouloir le chausser
malgré la nature , qui ne l'a point moulée pour cela .
Perlet , moins bien secondé par toutes les puissances
théâtrales , poursuit avec courage une carrière où ses
premiers pas ont mérité de justes encouragemens. Il veut
ramener la gaîté et le franc rire au parterre Fançais
en lui offrant un valet qui ne soit ni trivial ,, ni musqué , ni
farceur , ni pincé , qui ne cherche point à donner de l'esprit
à Molière , de la sensibilité à Regnard , de la raison à
Dancourt.
Cependant il a encore beaucoup à étudier. Il doit écoOCTOBRE
1815. 249
pomiser ses gestes , éviter les gentillesses , respecter la
mesure des vers , et sur-tout prendre de l'aisance et de
l'aplomb. Pour cela laissons faire le temps ; c'est un maitre
qui n'apprend souvent que trop bien à un acteur accueilli
du public à sefamiliariser.
La représentation des Templiers a été très - brillante ......
par le monde qu'elle avait attiré. Quant à l'exécution , faut -il
nous résoudre à dire qu'elle a été au -dessous d'une répétition
au foyer? Il aurait fallu un soufleur à côté de chaque
chevalier , à côté du roi et des ministres. Autant aurait-il
valu que quelqu'un eût lu les rôles , et que ces messieurs
eussent fait les gestes .
La rime et la mesure étaient à chaque instant estropiées ;
c'était une désolation pour les oreilles .
Talma et Saint - Prix , qui sous ce rapport n'ont pas
voulu se distinguer de leurs camarades , ont eu d'ailleurs
des momens où ils ont paru dignes d'eux -mêmes .
Le récit du supplice des Templiers a produit beaucoup
d'effet et a reçu les plus vifs applaudissemens .
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Faut-il troubler le repos des tombeaux pour ramener
M. Armand au boulevard de Gand et y renouveler son
supplice ?
C'est être bien maladroit que d'avoir manqué tous les
avantages qu'offrait à l'auteur le lieu qu'il avait choisi et
dont le nom rappelle des souvenirs plus heureux , des scènes
plus agréables. Ce boulevard, qu'on croyait le rendez -vous
de la bonne compagnie et du bon ton , transporté dans l'enceinte
du Vaudeville , n'a plus offert qu'une misérable lanterne-
magique , un étalage de caricatures plus ridicules les
unes que les autres.
Est ce au boulevard de Gand qu'on devait s'attendre à
trouver un cracoviste , qui lit les journaux par dessus l'épaule
du crieur ; un peintre d'enseignes , qui n'attend plus
qu'après nos révolutions pour faire sa fortune ; un officieux,
qui débarrasse un gros Anglais de sa montre ; une madame
Opium , qui se plaint qu'on use de ses chaises et de ses
journaux saus les payer , et la caricature de la cravate à
papa ?
Toutes ces inconvenances , pour parler avec indulgence
d'un trépassé, ont révolté au Vaudeville comme elles révolteraient
sans doute au boulevard de Gand , et la pièce
expiré sous les sifflets.
a
250
MERCURE
DE FRANCE
.
Pour punir l'auteur , sans doute , quelques curieux ont
voulu savoir son nom ; il s'est résigné , sans doute aussi par
esprit de pénitence, et l'on a annoncé que le coupable était
M. Armand. Comme , au reste , ce nom d'Armand n'est
qu'un prénom , il paraît que l'auteur a escamoté la moitié
de la pénitence qui lui était imposée . Ne cherchons point
à abuser de sa position en devinant le reste ; nous nous ferions
peut- être une affaire avec le Nain rose .
THEATRE DE LA GAITÉ..
Pour justifier son nom , ce théâtre nous a offert le bon ,
Vincent de Paule aux galères . Il y a cependant une fête
dans la pièce ; mais quelle fete qu'une fête de galériens !,
Il faut trop de courage pour suivre même Vincent de
Paule dans ce triste lieu. Après avoir observé l'oubli de
décence dans le choix du sujet , contentons-nous de dire,
que ce mélodrame n'est ni plus ridicule , ni plus vraisemblable
, ni mieux écrit que tous les autres.
NOUVELLES DES THEATRES .
On commence à se plaindre du renchérissement des
places du nouveau théâtre Italien , et l'on ne trouve pas que
la troupe de l'Odéon , transportée au théâtre Favart , ait
gagné cent pour cent, comme le prix qu'on paye actuellement
pour entendre ces messieurs et ces dames semble le
supposer .
On parle de la retraite de Mme. Duret Saint -Aubin . On
annonce, par compensation , la réapparition de Mile . Philis,
aujourd'hui Mme. Andrien .
Un journaliste a remarqué savamment que depuis que
M. Désaugiers avait pris la direction du Vaudeville , presque
toutes les nouveautés qu'on y avait données avaient,
tombe. Or , on y a donné deux pieces ; l'une , une bluette ,
pour l'entrée du directeur , qui a été fort goûtée; et l'autre ,
le Boulevard de Gand .
On annonce au Vaudeville la prochaine reprise du Jaloux
Malade , par M. Dupaty.
Mme. Coquebert débute à l'Odéon . Elle a paru pour la
première fois dans le rôle de la Vieille Tante , de M. Picard
. Elle y a été fort applaudic... et elle le méritait .
OCTOBRE 1815. 251
VARIÉTÉS .
LE SECRET DE FIXER L'AMOUR.
-
--
- J'ai
Savez-vous la nouvelle la plus nouvelle? demandait
le chevalier de Fonbonne à la marquise de
Monbreuil , en entrant dans son salon , où venaient
de se rassembler quarante personnes .
souffert considérablement des nerfs , ces jours derniers
, répondit , d'une voix affaiblie , la marquise.
J'ai fermé ma porte à tout le monde ; je ne l'ai rouverte
encore que pour mes plus intimes amis : je
ne suis au courant de rien . Quoi ! l'on ne vous a
pas instruite du mariage de la vicomtesse d'Albrune
avec le comte de Fontanges. O la bonne folie !
s'écria en minaudant la duchesse de Solignac ; la
vicomtesse ne possède pas mille écus de rente ; le
comte hérita dernièrement de deux millions . La
vicomtesse touche à son huitième lustre ; Fontanges
compte au plus trente ans . - Cela ne se peut pas.
-Cela sera . Vous plaisantez . Je parle sérieusement
: quand on est amoureux ! Amoureux de
la comtesse ! Mais depuis assez long-temps .
a donc perdu la tête ? Tout-à-fait . Il ne faut
désespérer de rien , fit observer une vieille présidente
, en rattachant l'épingle de son fichu , on a
vu des choses plus extraordinaires.-Oh ! j'en défie ,
reprit la marquise . Oubliez-vous Ninon , dit la
présidente, ense regardant dans le miroir de sa boîte
à mouches? Cette question provoqua un rire universel
. Riez tant qu'il vous plaira , ajouta la présidente
, je trouve l'amour de M. de Fontanges trèsnaturel.
Et vous avez raison , reprit M. le baron
--
-
―
- Il
252 MERCURE DE FRANCE .
d'Orfeuil ; M. de Fontanges ne pouvait faire un
meilleur choix . -Vraiment , répliqua la duchesse ,
' d'un ton badin , ce discours est bien placé dans
votre bouche ; croyez-vous qu'on ne se souvienne
pas des ridicules que vous donniez à cette pauvre
d'Albrune, quand elle pensa mourir d'amour pour
votre ami le chevalier de Valmont ? L'aventure remonte
à quinze grandes années ; prétendriez - vous
que la vicomtesse fût alors moins faite pour plaire
qu'à présent ?-Oui , madame.- Voilà une énigme
dont le mot est difficile à deviner . Avec un peu
de réflexion on le trouve. Je renonce à le chercher
, dit d'un ton dédaigneux la duchesse .- Moi ,
reprit la marquise , je suis curieuse de le savoir ;
baron , dites -nous-le. - Ce mot tient à une histoire.
Eh bien , tant mieux ; racontez-nous -la ,
les histoires tuent le temps. - Lorsque madame
d'Olbrune aima Valmont , reprit M. d'Orfeuil , elle
était jeune et jolie ; mille talens paraient ses charmes
; mais il lui manquait le premier de tous , le
talent de plaire ; le malheur le lui donna.
-
-----
Valmont , fatigué d'un amour auquel il ne pouvait
plus répondre , partit pour l'Allemagne sans
prendre congé de la vicomtesse . A la nouvelle de
ce départ inattendu , présage d'une éternelle rupture
, madame d'Olbrune me fit prier de la venir
voir , et ne me cacha ni sa douleur , ni son indignation
. Mon ami est coupable , lui dis-je ; cependant
il est plus à plaindre qu'à blâmer , il se reproche
vos souffrances ; je l'ai vu plusieurs fois en gé
mir ! N'est- il pas maître de les faire cesser ? -
Hélas ! non . Comment ! Entraîné par une passion
invincible , il vous sacrifie à votre rivale .
Quoi ! monsieur , madame de Lomenil le subjugué
à ce point ! Il est vrai . Madame de Lomenil!
mais elle n'est mi jeune ni belle . J'en conviens .
Concevez-vous , monsieur , qu'il m'abandonne
pour une femme semblable ? Madame , je le con-
-
OCTOBRE 1815 . 253
-
çois , répondis-je . - Vous n'êtes pas poli , monsieur ,
Je suis franc . - Fort bien ; madame de Lomenil
doit l'emporter sur moi ! Il ne tiendra qu'à
vous de l'emporter sur elle ; peut-être ne le voudrez-
vous pas . - Ah ! certainement je le voudrai.
Je crains de vous -Voyons , expliquez -vous .
-
-
-
- fâcher. Je ne me fàcherai pas . Madame de
Lomenil possède un secret certain de plaire , et
pour toujours , à qui elle voudra. Bon ! quelque
maléfice . Son unique magie est dans soncara ctère.
Le mien est-il donc insupportable ? - Insupportable
, non ; mais il ne vaut pas celui de madame
de Lomenil .-Vous l'avantagez beaucoup.—
Son éloge vous blesse , je me tais . - Eh ! non , non,
continuez ; je serai fort aise de connaître les perfections
de madame de Lomenil et mes défauts ; alors
je pourrai excuser M. de Valmont ; et si mon
amour-propre souffre dans cet examen , mon coeur
y trouvera du moins une consolation .
Madame d'Olbrune prononça d'un ton piqué les
premiers mots de cette phrase ; mais aux derniers ,
sona ccent était celui du sentiment , et des pleurs
humectaient ses paupières ; jamais elle ne m'avait
paru si intéressante ; profondément ému , je lui
dis : Pardon , pardon , je nn''aavvaaiiss pas le projet de
vous faire de la peine ; je veux réparer mon tort autant
qu'il est en moi . Les femmes de votre âge ne
manquent pas d'amans ; rarement elles rencontrent
des amis ; je vous en offre un dévoué , sincère :
l'acceptez-vous ? —Ah ! j'en ai bien besoin , repritelle
, en me tendant la main. Je baisai cette main
avec respect ; un sourire brilla à travers les larmes
de la vicomtesse . Je repris . Le contrat que je
forme avec vous est sacré ; je ne le romprai de ma
vie , pourvu que vous me permettiez de vous dire
tonjours et sans aucun fard la vérité , quelque dure
qu'elle puisse vous paraître . Vous aurez alors le secret
de toutes les inconstances de notre sexe , et
-
-
254 MERCURE DE FRANCE.
vous n'aurez plus rien à en craindre. -Valmont reviendra-
t-il à moi ? - Il vous rendra justice , mais
il sera fidèle à madame de Lomenil.
Le sourire qui avait paru sur les lèvres de la vicomtesse
s'éclipsa et son visage se couvrit de larmes.
Votre bonheur à venir , ajoutai -je , dépend peutêtre
de cet entretien ; écoutez-moi . Vous avez une
figure charmante , de l'esprit , de l'instruction ;
vous dansez , vous chantez à merveille ; la harpe
sous vos doigts rend les accords les plus mélodieux ;
mais des prétentions , des caprices , de l'exigeance ,
et de la jalousie , gâtent tous les dons précieux que
vous tenez de la nature et de l'éducation . Vous savez
trop ce que vous valez ; vous appelez trop les hommages
; vous ne souffrez pas la plus légère distraction
dans ceux que l'on vous offre ; vous voulez
voir sans cesse à vos pieds un esclave soumis et
prêt à exécuter vos ordres .
mour.
-
-
-J'en ai plus reçu de Valmont que je ne lui en
ai donné . Oui , quand , souveraine détrônée ,
vous avez essayé de ressaisir votre pouvoir perdu .
Jusque-là , convenez - en , vous entraîniez souvent
malgré lui Valmont aux spectacles , aux promenades
, au bal , et vous ne lui permettiez pas de
regarder une autre femme ! C'était excès d'a-
- Nous antres hommes , nous nous permettons
quelquefois les excès ; nous vous les défendons
toujours. Ils nous semblent ridicules en
vous alors même que nous en profitons , et le ridicule
détruit l'amour le mieux enraciné : poursuivons.
Les hommes naissent presque tous indolens
et fiers . L'ambition et le désir de plaire corrigent
ces inclinations sans toutefois les détruire ;
ne pas les attaquer de front , ne les combattre qu'en
les flattant , voilà le grand art de régner sur eux .
Une femme célèbre par son esprit a dit : les hommes
nous aiment moins pour les qualités qu'ils
• nous trouvent que pourcelles que nous leur trouOCTOBRE
1815. 255
vons. Ceci renferme le secret de beaucoup d'attachemens
dont le monde s'étonne . Chacun de nous
a son faible secret ; la femme qui le découvre et
le caresse , nous subjugue souvent malgré nos efforts
pour nous soustraire à son empire . J'ai connu
un homme supérieur qui demeura dix ans l'amant
d'une femme laide et sotte ; nos beautés à la mode
conspirèrent en vain contre sa bizarre constance ; il
demeura fidèle : après avoir passé chaque jour plusieurs
heures en tête-à- tête avec sa maîtresse, il revenait
chez lui plus convaincu que la veille de sa bêtise ; cependant
le lendemain le retrouvait plus amoureux .
Admis un soir en tiers dans leur intimité , je découvris
bientôt le moyen de séduction de cette
femme. Elle ne savait pas parler ; mais en revanche
elle savait parfaitement écouter. Elle avait , à son
insu , touché la corde la plus sensible pour son
amant. Aussi , quand il la perdit , il devint le plus
volage des hommes. Ses nouvelles maîtresses avaient
de l'esprit et savaient applaudir au sien ; mais elles
ne savaient pas aussi bien écouter que la première.
Si les jeunes femmes sont plus souvent victimes
de notre infidélité que les femmes d'un âge mûr ,
c'est que se fiant davantage à leurs attraits , elles
prétendent régner par le droit de conquête , et elles
ne prennent pas la peine de sonder notre coeur.
Madame de Lomenil , je le répète , plaira toujours
à qui elle voudra et tant qu'elle voudra ; voici
pourquoi : née avec beaucoup de tact et de finesse,
elle s'est promptement convaincue que le pouvoir
de votre sexe repose tout entier sur les faiblesses
du nôtre. Elle nous a beaucoup étudiés ; et dès sa
première entrevue avec un homme , elle connaît
la conduite qu'elle doit tenir pour fixer son attention.
Aime-t-il à causer , elle ne parle que pour lui
répondre ou pour l'applaudir ; est il paresseux de
parler , elle raconte des anecdotes amusantes ; se
plaît il à la discussion , elle discute avec chaleur
256 MERCURE DE FRANCE :
et sans blesser la politesse ; avec l'homme du monde
elle est gaie , légère , effleure vingt sujets et laisse
échapper vingt bons mots ; questionneuse avec le
savant , elle paraît toujours apprendre de lui ce
qu'elle s'avait déjà ; et s'il erre sur quelques points ,
elle le rappelle à la vérité en la lui proposant comme
?
un doute. Le littérateur la trouve nourrie de l'étude
de nos grands maîtres ; mais c'est toujours en
femme qu'elle les cite ; elle en admire la partie dramatique
on touchante , et laisse au poète , à l'écrivain
, à lui en développer les beautés qui tiennent à
la connaissance précieuse de l'art ; elle loue souvent
, critique peu , paraît continuellement s'oublier
pour songer aux autres , et brille d'autant plus
qu'on n'apperçoit pas en elle le désir de briller ;
d'ailleurs douce, obligeante , amie zélée , incapable
de ressentimens , elle tolère toutes les opinions
accueille tous les infortunés ; le malheur d'autrui
est toujours le sien ; elle plaint même le méchant
lorsque la punition l'atteint ; très-reconnaissante
des procédés , soigneuse de ne manquer à aucun
égard envers les autres , elle pardonne qu'on la néglige
; et quand on revient chez elle après s'en être
absenté long-temps , elle vous reçoit comme si vous
l'aviez vue la veille . Jamais un reproche n'est sorti
de sa bouche : idolâtre de Valmont , elle souffre
sans se plaindre , les galanteries qu'il débite aux
autres femmes ; elle n'a de plaisirs que les siens , de
volonté que la sienne , sort s'il veut sortir , se renferme
s'il veut se renfermer ; ce qu'il souhaite est
toujours ce qu'elle a souhaité ; enfin elle l'aime
comme nous voulons être aimés , pour nous . Valmont
voit madame de Lomenil louée , chérie par
tout ce qui l'approche , il goûte auprès d'elle tous
'les charmes de l'amour sans éprouver la gêne , les
inquiétudes , les soupcons , les querelles ; croyezvous
qu'il soit possible de rompre de semblables
noeuds ?
OCTOBRE 1815.
257
Quelle lumière vous venez de porter dans mon
coeur ! s'écria madame d'Olbrune ; ah ! pourquoi
n'avez -vous pas été plutôt mon ami ? Je n'aurais
pas perduValmont. Hélas ! je n'ai plus d'espérance ,
je serais à la fois imprudente et coupable d'en
conserver , et me voilà livrée à d'éternels regrets.
Vous êtes jeune , vous aimerez encore . - Jamais
, on n'aime qu'une fois. Je ne niai pas cette
proposition à la vicomtesse , je laissai au temps à
fui prouver le contraire ; l'amitié guérit par degrés
les blessures de l'amour . Au bout de six mois , madame
d'Olbrune commença à me parler plus rarement
de Valmont ; bientôt elle ne m'en parla plus.
A la passion malheureuse qui cessait de régner sur
son ame , succéda un désir général de plaire . -
Ah ça , mon' ami , me dit-elle un jour , j'ai pris
la résolution de devenir aimable ; je veux me corriger
de tous mes défauts , et je compte sur vous
pour m'aider dans cette entreprise . Une volonté
ferme est le garant de tous les succès , répondis-je ,
et vous avez déjà fait , sans vous en apercevoir , la
moitié de la route.Ne me flattez-vous pas ? - - Je
ne flatte que quand je veux tromper ; vous n'êtes
pas ma maîtresse .
-
→
Docile aux conseils de mon expérience , guidée
par ma franchise , madame d'Olbrune s'embellit de :
tous les agrémens qui ne se flétrissent pas . Plusieurs
hommes riches ou distingués aspirerent 'sa main ,
elle rejeta leurs offres brillantes. L'indépendance
et l'amitié suffisent au sage , disait-elle.Vous êtes
femme , répondais je . M. de Fontanges , plus heureux
que ses rivaux , a rendu à madame d'Olbrunė
les illusions enchanteresses d'une première passion
et ne lui en rendra pas les tourmens ; elle connaît
le secret de fixer l'amour.
-Lavicomtesse vous doit beaucoup , s'écria la
duchesse , d'un ton railleur; en vérité, baron , yous
me donnez envie de devenir à mon tour votre éco-
17
258 MERCURE DE FRANCE.
lière. Quelques vingt ans plus tard vos leçons
pourraient me devenir très-utiles . Madame , répondit
froidement M. d'Orfeuil , il est des personnes
qui ne peuvent jamais comprendre que leur
langue ; en achevant ces mots, il se leva et sortit.-
Quel homme insupportable ! dit en bâillant la duchesse
; il m'a donné une migraine affreuse ; si
l'élève ressemble à l'instituteur , je plains Fontanges
de toute mon ame.
En cet instant , on annonça la vicomtesse , elle
venait faire part à madame de Monbreuil de son
hymen prochain. Son maintien noble et modeste
détruisit d'abord les préventions qui s'étaient élevées
contre elle. Sa conversation originale et piquante
ranima la langueur du cercle ; elle fit valoir
l'esprit des autres femmes , ménagea l'orgueil des
hommes ; et quand elle fut partie, tout le monde, à
l'exception de la duchesse , convint qu'elle méritait
son bonheur .
REFLEXIONS PHILOSOPHIQUES ,
Extraites du London Magazine , année 1743.
Suivant quelques philosophes , le mouvement et
la matière sont inséparables ; c'est-à -dire que partout
où l'une existe , l'autre se rencontre nécessai
rement. Le globe entier n'est qu'un vaste laboratoire
où s'opèrent un flux et une circulation continuelle
de terres et d'eau qui se combinent et
s'unissent tour-à- tour sous différentes formes , ou
subissent diverses modifications ainsi qu'il leur a
été ordonné dans l'origine par le Tout - Puissant.
Les êtres qui résultent de ce mystérieux travail de
la nature conservent l'apparence qui leur a été
donnée pendant un laps de temps déterminé , suivant
leur espèce , après quoi ils retournent à la
masse générale des élémens , comme s'ils devaient ,
au moment de leur dissolution , restituer à cette
masse ce qu'ils lui avoient emprunté.
,, . , * , ་ ་
OCTOBRE 1815 . 259
La nature humaine est composée de matériaux
qui exigent un renouvellement perpétuel. C'est un
édifice léger et fragile qui a besoin d'être constamment
réparé , si l'on veut prévenir sa chute . Cela
est si vrai que la moindre suspension dans la
marche de ce fluide coloré qui circule en nous
suffit pour détruire immédiatement la machine ;
mais cette forme elle-même , quoique détruite , ne
perd pas pour cela le mouvement , parce que ,
malgré la désunion de ses parties , la matière subsistant
toujours , passe d'une manière d'être à une
autre .
La vie végétative aussi bien que la vie animale
dépend de ce mouvement perpétuel , et si nous
examinons les substances inanimées , nous reconnaîtrons
qu'il existe également en elles une fluctuation
intérieure , inaccessible à la vue simple , et
qui finit également par changer la forme des corps ,
sur lesquels elle agit dans une période de temps ,
plus longue , à la vérité , que celle qui est nécessaire
au reste de la création , pour manifester des effets
analogues.
Examinons le ver-à -soie au moment où il opère
sa transformation d'oeuf en un petit corps musculaire.
Nous le voyons d'abord s'engraisser de ces
sucs onctueux dont il fait sa seule nourriture ; puis ,
lorsqu'il s'est , pour ainsi dire , préparé de cette
manière au grand ceuvre qui lui reste à accomplir ,
il s'enferme dans l'espèce de tombe qu'il s'est formée
lui - même d'un riche tissu filé de sa propre substance
. Il demeure enseveli de la sorte , et semble
pendant quelque temps être dans un état complet
d'inertie. Mais bientôt , brisant les murs de sa
prison , il reparaît à la lumière sous une forme
élégante et magnifique , plein de vie et d'ardeur . (1 )
( ♥ ) Il est inutile , sans doute , d'avertir le lecteur de ne pas prendre
au pied de la letre cettte figure oratoire . Il est peu de personnes qui
ne sachent que le papillon , né de la chrysalide du ver-à - soie , est le
plus laid et le plus lourd des papillons.
260 MERCURE DE FRANCE .
L'insecte rampant est devenu un brillant et léger
papillon , lequel ayant , dans le court espace de
quelques heures , déposé ses oeufs et accompli
l'ordre de sa création , disparaît pour la seconde
fois .
C'est ce qu'a dépeint en beaux vers un poète
français , Racine le fils , dans le poëme de la Religion.
» De l'empire de l'air cẹt habitant volage ,
» Qui porte à tant de fleurs son inconstant hommage ,
» Et leur ravit un suc qui n'était pas pour lui ,
» Chez ses frères rampans , qu'il méprise aujourd'hui ,
» Sur la terre autrefois traînant sa vie obscure ,
» Semblait vouloir cacher sa honteuse figure ;
» Mais les temps sont changés ; sa mort fut un sommeil .
» On le voit plein de gloire , à son brillant réveil ,
» Laissant dans le tombeau sa dépouille grossière ,
Par un sublime essor voler à la lumière.
» O ver ! à qui je dois mes nobles vêtemens ,
De tes travaux si courts que les fruits sont charmans !
>> N'est- ce donc que pour moi que tu reçus la vie?
» Ton ouvrage achevé , ta carrière est finie ;
» Tu laisses , de ton art , des héritiers nombreux ,
» Qui ne verront jamais leur père malheureux.
» Je te plains , mais j'ai dû parler de tes merveilles.
Qui donc peut maîtriser son étonnement à la ·
vue de toutes ces choses , s'empêcher d'admirer
le merveilleux ouvrage du Tout-Puissant et d'y
reconnaître la loi suprême d'un mouvement éternel
par laquelle la nature entière est gouvernée.
Elevons nos pensées plus haut , et consultons
les astrologues : ils nous apprendront, et ils nous en
fournissent des preuves incontestables , qu'il existe
au-delà de notre horizon , dans les immensités de
l'espace , une multitude innombrable d'autres êtres
créés , dont plusieurs peuvent se découvrir à l'oeil
nu. Ils ont calculé leurs dimensions , leur éloignement
de notre globe , les distances relatives de leurs
orbes , leurs routes certaines , leurs révolutions
périodiques , et leurs diverses interpositions d'où
OCTOBRE 1815 . 261
résultent les éclipses . Ils n'hésitent pas à regarder
ces corps comme autant de mondes , et ils assurent
avec un de nos grands poètes que nous pouvons
voir
>> Des mondes planer derrière des mondes
» dans les profondeurs de l'éther , et des
» soleils briller comme d'innombrables étin-
>> celles . >>>
Nous avons eu déjà occasion d'examiner l'utilité
du mouvement pour le renouvellement et la conservation
du principe de la vie humaine , et nous
savons très-bien que cette action perpétuelle , provoquée
et favorisée par l'exercice , est supérieure à
toutes les recettes de la médecine pour entretenir
la force et la santé.
Observez cet homme opulent enfoncé dans son
indolence , énervé par la débauche et par les ennuis
de la société , tourmenté par ses maux et soupirant
après la santé qu'il a perdue dans les excès ;
s'il vient à porter sa vue sur quelque laborieux
villageois , sur la force dont il est doué , sur ce
teint vif et coloré qui décèle la vigueur et la santé ,
s'il se représente cet heureux homme de la campagne
exempt de soins fâcheux , libre de tous
soucis , de pensées affligeantes , chantant avec
gaieté en conduisant ses boeufs dans le sillon ,
n'aura-t-il pas lieu , ce malheureux favori de la
fortune , de porter envie à la destinée de cet heureux
villageois ? Ne pourra-t-il pas , avec quelque apparence
de raison , se plaindre de l'injustice du sort
qui dispense ses bienfaits d'une main aussi partiale ?
}
Des réflexions de ce genre ne seront peut-être
pas une leçon inutile pour cette foule d'indolens
et de paresseux qui se ruinent , eux et leur postérité
, par un usage immodéré de l'abondance . Ils
finiront peut -être par comprendre que les maux
dont ils se plaignent , sont ordinairement les tristes
fruits de ce qu'ils appellent les faveurs de la fortune.
262 MERCURE DE FRANCE.-
Mais que pouvons- nous dire à ceux qui achètent
ces plaisirs empoisonnés , au prix de solides vertus ;
qui croyent ne pouvoir trop payer le bonheur
d'être malheureux , et qui s'imaginent être les plus
grands parmi les hommes , tandis qu'ils sont au
dernier rang parmi les esclaves ?
Serait - il une chose capable de nous étonner
davantage , si cela n'était pas aussi commun parmi
nous , que de voir des hommes qui savent avec
certitude qu'une dernière catastrophe doit avoir
lieu quelque jour pour chacun de nous , et qui ,
au bord du précipice , consument follement le
peu de temps qu'ils ont encore à rester sur la
terre , à s'amasser des sources intarissables de chagrin
, à courir à la poursuite de la peine et du
déshonneur ? Si ces êtres aveugles et insensés pensent
que la félicité consiste uniquement dans le
pouvoir et la richesse , qu'ils se trompent cruellement
! C'est dans la possession de la santé et dans
l'exercice de la vertu qu'il faut chercher le bonheur
, c'est là seulement qu'on le trouve.
Mais il faut vouloir le trouver. Il faut toute
l'énergie de la volonté pour obtenir un grand résultat
. Le bonheur ne s'acquiert que par la vertu ;
mais celle-ci ne peut être
être que la récompense d'une
ame puissante et forte . Nous finirons par le conseil
que donne , à ce propos , le poète Thompson :
(1) « Si vous voulez , dit-il , vous affranchir de
>> cet enchaînement de peines et de difficultés qui ,
>> semblables à un lion terrible s'avançant à la ren-
» contre d'un voyageur , font pâlir votre ame et
> glacent toute votre énergie , sachez prendre une
» résolution. Soyez homme ! Usez de ce beau , de
>> ce noble privilege accordé à la seule espèce hu-
>> maine celui de laisser parler la raison et de
» suivre ses conseils ; et que cette souveraine , du
(1) The Castle of Indolence .
OCTOBRE 1815 . 263
» haut de son trône , fasse entendre cette parole
» puissante : Je le veux ! Sachez vouloir , et vous
>> en sentirez les effets . » SCHOMLISTON.
DES DÉSORDRES ACTUELS DE LA FRANCE
ET DES MOYENS D'Y REMÉDIER.
Par M. le Comte DE MONTLOSIER .
(Second article. )
J'ai dit dans mon premier article que M. de Montlosier
était le Noble par essence et par excellence : en m'exprimant
ainsi , c'est un hommage sincère que j'ai voulu rendre
à M. de Montlosier et à la noblesse.
Les nobles , contemporains des premiers temps de la
monarchie , ont été les créateurs de notre patrie et les
premiers fondateurs de nos institutions . C'est à leur mé¬
rite personnel que la plupart devaient leurs distinctions
éclatantes , leur autorité et leur fortune. Ils étaient par
eux-mêmes très-élevés au- dessus du peuple , et c'est pour
cette raison que le peuple les élevait. Leur supériorité
n'était pas seulement celle du courage , mais encore , et
sur- tout , celle des lumières et de l'esprit . Ce genre de
supériorité est celui qui contribue le plus fortement à fonder
la suprématie politique en faveur d'une classe ou caste
particulière
Que l'ou nous ramène en arrière de quinze ou dix-huit
siècles , que l'on nous transporte vers le temps où la multitude
était composée d'hommes simples , ignorans , supers
titieux et braves , et où un petit nombre d'hommes possédant
toute l'instruction du siècle , avaient , de plus , reçu
de la nature le don de l'éloquence , la puissance de l'esprit
, quelques-uns la beauté du corps , aussitôt l'Etat se
partagera en deux classes , celle des hommes dominateurs
par ascendant , et celle des hommes soumis par admiration,
par enthousiasme. Des subdivisions se formeront ensuite
dans ces deux classes , sur- tout dans la première ; elles
seront graduées suivant les différences du mérite personnel,
combinées avec les faveurs de certaines circonstances , et
quelquefois avec les usurpations de l'adresse ou de l'audace
. Le vulgaire , frappé , enchaîné , sanctionnera de sa
confiance et de son obeissance toutes les prérogatives des
hommes qui le conduisent. L'humilité excessive étant la
compagne nécessaire d'une estime sans mesure , l'homme
du peuple en viendra jusques à prêter une nature, une origine
particulières à l'homme supérieur : celui- ci ne se dé264
MERCURE DE FRANCE.
fendra pas long-temps contre la même pensée ; elle trouvera
en lui les invitations bien naturelles de l'amour-propre et
de l'intérêt .
Ainsi s'établira l'hérédité de titres et de puissance.
La noblesse , dans les lieux où elle existe , est un
dogme véritable , c'est-à - dire une habitude générale contractée
par l'esprit de tout le peuple aux époques d'ignorance
et de simplicité.
On ne fait pas les dogmes , ils se font ; on ne les détruit
pas non plus , ils se détruisent eux - mêmes.
Les dogmes fondent la tranquillité des peuples naissans ;
la tranquillité des peuples amène la civilisation , le progrès.
des besoins et de l'industrie , le développement de l'esprit,
l'instruction générale ; celle- ci renverse les dogmes et remdlace
la tranquillité par le mouvement .
Dans toutes les périodes , égalité et différence d'avantages
, égalité et différence d'inconvéniens.
Telle est la marche universelle. L'homme judicieux y
conforme sa pensée ; de cette manière il accepte le présent
sans trop d'amertume , il prévoit l'avenir sans trop d'épouvante,
il contemple le passé sans trop de regrets, et il évite
autant qu'il lui est possible de se tromper sur la mesure
qui doit être donnée à chacun de ces sentimens ; car ce
que l'un gagne par éxagération est perdu pour la raison et
fa justice , par conséquent pour le contentement véritable;
c'est ce que l'on voit dans l'ame franche et ardente de
M. de Montfosier. Sa passion pour la France antique ou
germanique le rend censeur violent , presque atrabilaire,
de la France actuelle ; il a souvent des expressions d'une
âpreté insultante ; il ne voit dans la génération contemporaine
qu'infamie , crime ou démence , parce que dans
les générations éloignées il ne voit que sagesse, honneur et
vertu . Cette double erreur le rend malheureux autant qu'injuste
; elle le sépare de ses contemporains , parmi lesquels
il en est un grand nombre qui sont dignes d'affection et
d'estime ; elle le reporte en entier vers des hommes qui
ne sont plus , et à qui , pour la plupart , il prête des qualités
, des intentions , des pensées qu'ils ne pouvaient
avoir.
་ ་་་
La supériorité , la sagesse , l'instruction des premiers.
nobles , fondateurs de la monarchie , ne pouvaient être
que relatives à leur siècle.. Aujourd'hui , sous le rapport
du moins de l'instruction et des manières , ces mêmes
hommes , subitement transportés au milieu de nous , n'y
seraient remarquables que par la faiblesse d'un grand
OCTOBRE 1815. 265
nombre de leurs idées , par la sauvagerie de leurs habitudes
, la bizarrerie de leur costume , et pour quelques-uns ,
par la brutalité de leurs passions.
La supériorité de l'esprit et des lumières, avons-nous dit ,
contribue fortement , dans les états naissans, à fonder la suprématie
politique d'une classe ou caste particulière. A cette
vérité ajoutons celle - ci : L'effet nécessaire de la civilisation
est à la fois d'augmenter les connaissances positives ,
et de les distribuer généralement , par conséquent de diminuer
la suprématie politique. Les connaissances humaines
se simplifient sans cesse par l'effet de la discussion
et de leurs progrès. Cette simplicité les rend insensiblement
accessibles au vulgaire; letemps vient où les hommes ,
qui ont le moins reçu de ce que l'on nomme éducation ,
savent très-bien un grand nombre de choses qui , précés
demment , n'étaient qu'imparfaitement connues deshommes
qui s'en étaient le plus occupés . Mêlez -vous aux réunions
d'agriculteurs et d'artisans , vous entendrez aujourd hửi
des raisonnemens très-bien faits , exposés avec clarté ,
souvent avec finesse. Le peuple s'est éclairé sans se donner
la peine d'apprendre. Tout le monde lit ou entend
lire ; tous les hommes se touchent , cansent ensemble ,
se communiquent mutuellement leurs affections et leurs
idées. Les spectacles publics , les chants populaires même,
concourent journellement à la propagation des pensées
et des sentimens . On voyage beaucoup , on se déplace sans
cesse à l'instigation de la curiosité ou du besoin ; chacun
donne à ceux qu'il rencontre ce qu'il possède d'idées particulières
, et il reçoit ce qu'il ne possédait point encore .
C'est ainsi que se forme , sous le titre d'opinion publique ,
un mélange qui est presque un niveau général .
Comment alors pourraient subsister des prérogatives de
naissance , des priviléges de famille ! Toute démarcation
de rang exige , pour être conservée , que les hommes , enfermés
, pour ainsi dire , dans une enceinte sacrée , n'en
sortent point et repoussent avec vigilance les profanes qui
voudraient y pénétrer. Or , je m'adresse à la bonne foi de
M. de Montlosier ; ne serait- ce pas aujourd'hui une condition
très-misérable que celle d'une classe particulière
d'hommes qui ne communiquerait qu'avec elle - même ?
Les beaux - arts , si répandus , si aimables , qui appellent
le concours de toutes les classes , qui , pour produire leurs
effets ou décerner leurs récompenses , exigent des regards
nombreux , ou même des rassemblemens tumultueux ; les
beaux- arts seraient donc étrangers à cet ordre de céno266
MERCURE DE FRANCE.
bites ? et les sciences , la littérature , faudrait - il qu'elles
restassent également en dehors de l'enceinte monastique ?
ne sent-on point que , si les hommes qui y auraient pris
naissance faisaient de grandes découvertes , produisaient
de beaux ouvrages d'un geure quelconque , ils voudraient
les faire connaître de toute la génération contemporaine ,
pour en recueillir l'approbation ; qu'un tel désir entraînerait
nécessairement leur évasion hors des limites sacrées ;
que, d'un autre côté , si l'intérieur de ce cloître se laissait
aborder par les grandes découverte ou les ouvrages faits
hors de son sein , il se laisserait bientôt envahir les
par
auteurs eux - mêmes ? ce qui nécessairement produirait les
communications réciproques , les relations par attrait , par
opinion , par convenance , enfin le mélange des classes et
leur mutuelle infusion .
Que M. de Montlosier y réfléchisse ; il ne trouvera rien
que de vrai dans cette pensée . L'industrie , les beaux-arts,
les sciences , la littérature , tendent sans cesse à ne faire
qu'une seule communauté de tous les hommes ; partout
où ces propriétés générales de l'intelligence humaine sont
en grande valeur , il ne peut plus exister de rangs ni de
conditions , mais seulement des professious individuelles.
Or, si l'on veut que les sociétés vivent , il faut qu'elles
agissent ; et si l'on veut qu'elles agissent , il faut qu'elles se
livrent au développement de l'industrie , à la culture des
sciences, de la litérature et des beaux -arts .
M. de Montlosier cite l'ancienne Rome . « Cette grande
» cité qui , sous le rapport politique , commandait à l'uni-
» vers , avait sous elle une multitude de petites cités qu'elle
» s'était plu à composer sur son modèle. L'univers , gou-
> verné par Rome , était rempli de petites Romes . Chacune
» de ces miniatures de la grande métropole du monde
» avait son sénat ; elle avait ensuite , dans un rang inférieur,
» sous le nom de curia , curiales , le corps commun de ses
» propres citoyens . »
Cette définition de Rome , de sa constitution et de celle
qu'elle imposait aux peuples vaincus , se rapporte beancoup
aux temps où les Romains , ainsi que ces peuples ,
étaient encore simples et très-rapprochés de leur origine.
Sous les empereurs , les distinctions de rang n'étaient
guère plus que des monumens et des souvenirs. Cependant
je m'empresse de le reconnaître ; à aucune époque
de l'existence de Rome , ces distinctions ne furent aussi
près d'être effacées qu'elles le sont maintenant en Frances
cela vient de plusieurs causes en premier lieu , les Ro
OCTOBRE 1815 .
267
mains n'avaient point découvert l'imprimerie , moyen extraordinairement
fécond d'échanger toutes les idées et de
niveler tous les esprits . En second lieu , les Romains n'étaient
point , à beaucoup près , aussi avancés que nous
dans la culture des sciences et des beaux- arts. La physique
était au berceau ; la musique , qui exige , sans distinction
de naissance , le rassemblement , l'égalité de tant
d'hommes , sans autres conditions celles de l'accord
et du talent , la musique des Romains était un art dans
l'enfance ; chez les Français , c'est un art dans sa perfection
. En troisième lieu , les Romains avaient des esclaves :
cette première classification , qu'ils tenaient de leur droit
des gens , et que le christianisme a abolie , fondait et justifiait
toutes les autres .
que
C'est parce que nous avons été chrétiens que nous
sommes beaucoup plus avancés que les Romains en civilisation
; c'est aussi parce que nous sommes venus après les
Romains , et jusqu'ici après tous les peuples , que nous
sommes partis des points où ils sont restés , ce qui a pressé
et facilité nos progrès . Cela ne veut pas dire qu'après les
Français il existera un peuple qui portera la civilisation
encore plus loin . Non ; la civilisation , qui , considérée dans
son ensemble , doit être jugée par ses effets généraux , ne
peut pas aller plus loin que l'égalité générale des droits
et la liberté politique générale. Or , l'existence complète
de ces deux effets est attestée par l'état général de l'opinion.
Je réserve pour un troisième et dernier article plusieurs
considérations importantes que l'ouvrage de M. de Montlosier
me fournira encore l'occasion de présenter . Je termine
celui - ci en me renfermant dans son objet principal.
M. de Montlosier donne de la noblesse la définition
suivante : « C'est un ordre de l'état dont le double caractère
est , d'un côté , de s'abstenir de toutes les professions
lucratives , en sacrifiant cet avantage aux conditions
inférieures ; d'un autre côté , de se vouer à toutes les professions
d'utilité publique , en les exerçant gratuitement.
>> }
L'homme qui parle avec cette clarté , cette simplicité ,
de l'ordre auquel il appartient , trouve ses expressions dans
les dispositions de son ame ; c'est , comme je l'ai dit ,
l'homme essentiellement noble de caractère et de sentimens.
Mais ne s'abuse - t- il point en prêtant généralement
aux nobles ses sentimens et son caractère ? Demandons268
MERCURE DE FRANCE .
lui ,
d'ailleurs , si , dans l'état actuel de la fortune et des
moeurs
publiques , ce
désintéressement , cette
générosité
d'un ordre entier sont des choses
possibles , si l'on
trouverait
beaucoup
d'hommes qui
voulussent de la
noblesse à de
telles
conditions ?
Ailleurs , M. de
Montlosier ,
emporté contre les voeux
de son coeur par
l'évidence , dit que la
noblesse est tombée,
en divers pays, par l'effet de la
désuétude et de l'oubli,
c'est-à- dire, par
l'indifférence égale de ceux qui la possédaient
et de ceux qui ne la
possédaient pas. >>
On ne peut
expliquer en termes plus précis une vérité
plus
certaine.
Comment donc rendre
l'existence à un bien.
d'opinion tombé par la chute absolue de
l'opinion même
qui le fondait ? La même
institution
générale peut - elle
exister deux fois chez le même peuple ? Tout homme qui
se
formera une idée exacte de la vie d'un peuple sentira
que cela n'est pas
possible ; car la vie d'un peuple est
parfaitement figurée par celle de chaque individu . Celuici
, à chacun de ses âges , change malgré lui
d'habitude et
de
régime.
Il est donc certain , malgré les
réclamations et les regrets
honorables de M. de
Montlosier , que les
prérogatives
de famille ne peuvent plus entrer dans notre régime
social . De quel genre ,
d'ailleurs ,
seraient
aujourd'hui de
telles
prérogatives ?
entraîneraient-elles des droits utiles ?
non sans doute
d'après la belle
définition de M. de
Montlosier lui - même ,
l'honneur
héréditaire ne
pouvait
que
s'altérer, et non
s'accroître , si on le rendait source
d'argent et de fortune .
L'honneur
héréditaire ne peut fonder
que des droits
honorifiques . Mais ceux -là existent
sans qu'on les donne , ou plutôt sans que l'on puisse ne
pas les donner. Le fils d'un homme célèbre hérite nécessairement
de la
célébrité de son père ; le nom sert de
titre , et il en
servira tant qu'il ne sera point effacé par
l'oubli ; c'est au
possesseur à le
renouveler par son mérite
personnel; vous l'y
exciterez , si c'est de lui seul
vous faites
dépendre cet
avantage . Si , au
contraire , vous que
attachez à son nom des droits utiles ,
indépendans de son
propre mérite , vous le
dispenserez
d'efforts de vertu ,
d'honneur et de
vigilance. Z.
De la
Conversation et des
Opinions sur la
politique.
S'il est vrai , comme l'a publié , iln'y a pas long - temps;
une femme célèbre par ses écrits et par son talent dans la
OCTOBRE 1815. 269
conversation , s'il est vrai que le cours des idées a été
depuis un siècle tout àfait dirigé en France par la conversation
( 1 ) , il serait à désirer aujourd'hui que celle - ci ,
à son tour se conformât aux idées qu'elle a fait triompher.
Après vingt- cinq années d'alternatives entre les
plus brillantes clartés et des ténèbres , les plus nobles
espérances et des malheurs honteux , les conceptions hardies
et les entreprises vaines ou funestes , l'on paraît enfin
être d'accord sur ce qui a fait l'objet de toutes les pensées
et de tous les discours pendant ces vingt- cinq années sur
la politique. Les idées sont fixées sur les principaux points
de cette recherche des sources de la prospérité publique ;
ce sont , pour la France au moins , les douceurs de la civilisation
, la culture de l'esprit , une puissance nationale.
calculée dans le système de l'équilibre des forces de l'Europe
, un gouvernement enfin qui soit à - la -fois monarchique
, héréditaire , représentatif et constitutionnel . Il n'y
a plus à ce sujet qu'un même sentiment , qu'une voix .
La conversation donc, puisqu'elle paraît être à la France ,
pour les affaires , ce que fut la Corne de Bacchus aux
anciens Germains , n'a plus à exercer son activité qu'entre
ces points fixés , et posés par elle comme des colonnes
milliaires. Qu'elle s'applique , si elle le veut , à en aplanir
le chemin pour des pieds à qui la noblesse ou l'âge a fait
perdre l'usage du marcher , ou pour ceux que la servitude
a habitués à ramper ; qu'elle sème sur les bords et soigne
le développement des fleurs et des fruits nécessaire à l'existence
et au bonheur d'une nation civilisée . C'est ainsi que
la conversation maintiendra son utile et aimable influence ,
et qu'elle prouvera ( contre l'avis du philosophe anglais
cité par Mme . de St.... ) , qu'en France du moins elle peut
étre à-la-fois le chemin qui conduit à la maison ,
sentier où l'on se promène au hazard avec plaisir.
Mais la conversation , pour se maintenir dans cette sage
direction et exécuter ces utiles travaux , doit reprendre
tous ces moyens , toutes ces formes sociales , spirituelles et
polies qui ont disparu momentanément dans les accès
d'un délire furieux et bas en 1793 , et dans les transports
de l'ivresse d'une fausse grandeur et de la servitude sous
le règne de Bonaparte. L'urbanité venant succéder à la
rudesse , l'esprit léger au pédantisme oppressif , la gaieté
cordiale à la gravité froide et voisine de la haine , l'erreur
(1 ) De l'Allemagne ; par madame de Staël . T. I.
270
MERCURE DE FRANCE .
rassurée céder à la vérité sans armes , la prétention se
rendra à la modestie réelle ou apparente , l'opiniâtreté au
doute timide , l'exagération au calme de la raison , la discorde
aux prévenances ; l'humanité remplacera la haine
des partis ; l'amitié , les querelles des familles ; l'indulgence
enfin , toujours compagne des lumières , de l'esprit
et des plus solides qualités d'une ame grande et noble ,
l'indulgence succédera à la sévérité toujours dure et souvent
cruelle , quand elle n'est que juste.
L'indulgence ! et qui n'en aurait pas besoin , si les
pensées et les actions de chacun , relativement à la révolution
, devaient être mises au grand jour et examinées à
la rigueur dans une maison de fous ? Le plus malheureux
peut-être , et certainement le plus ridicule, est celui qui se
croit le seul sage et s'en prévaut pour gourmander ses
tristes compagnons. Mais il est des gens qui , au milieu de
l'épidémie générale , vantent leur force et leur santé , et se
refusent complaisamment même le plus léger accès de
fièvre. Avant de leur têter le pouls , commençons par
raconter à ces fortes têtes l'histoire d'un sultan d'Egypte ,
qui nous paraît prouver combien il est peu sage de prétendre
rester inaccessible aux opinions du jour, et de rester
imperturbable au milieu des circonstances du moment.
Un sultan d'Egypte , son nom ? l'histoire l'a tû , par
>> égard pour sa famille sans doute. Ce sultan se piquait
» d'être ce que l'on appelle un esprit fort ; il ne croyait
» point à ce voyage admirable de Mahomet , rapporté
» dans un des plus célèbres chapitres de l'Alcoran . Chacun
» sait ( en Turquie ) ou croit , d'après ce chapitre , qu'un
» matin le prophète fut enlevé de son lit par l'ange Gabriel,
qu'il parcourut les sept cieux , le paradis et l'enfer , qu'il
» en vit distinctement toutes les merveilles , et qu'il eut
>> avec Dieu quatre -vingt- dix mille conférences ; tout cela ,
>> dit l'Alcoran , se passa en si peu de temps, que, rapporté
» dans son lit , Mahomet le trouva encore chaud , et que
» l'eau d'une aiguière qu'il avait renversée par mégarde
» n'était pas encore tout-à- fait répandue .
>> Le sultan , dont l'esprit était des plus fermes , se mo-
>> quait de ce récit comme d'un conte en l'air. Un jour
» qu'il s'en entretenait avec un docteur musulman qui
» avait le don des miracles , ce saint homme lui promit
» de le guérir de son incrédulité , s'il voulait faire ce qu'il
» lui dirait. Le sultan le prend au mot, et se place, par son
» ordre, auprès d'une grande cuve remplie d'eau jusqu'aux
hords . Toute la cour était présente , et formait un graud
OCTOBRE 1815.
271
» cercle autour de la cuve . Alors l'homme de Dieu or-
>> donne au monarque d'y plonger la tête et de l'en retirer
» sur-le- champ. Le monarque obéit. Mais à peine eut- il
» mis la tête dans l'eau , qu'il se trouva seul au pied d'une
» montagne , sur le bord de la mer . Qu'on se figure son
» étonnement et sa colère ! Il maudit le perfide docteur ,
» et a sura qu'il ne lui pardonnerait jamais ce tour de
» sorcellerie. A la fin , jugeant que la colère et les menaces
>> ne remédieraient à rien , il songea au plus pressé , à
>> trouver un moyen de subsister dans ce pays inconnu .
» Il aperçut des bucherons qui travaillaient dans une forêt
» voisine; il les joignit , et ces bonnes gens le conduisirent
» à une ville peu éloignée de la forêt . Là , après plusieurs
» aventures il épousa une femme fort belle et fort riche ,
» dont il eut quatorze enfans , sept garçons et sept
filles.
» Elle mourut , et il se vit réduit , par divers accidens , à
» une pauvreté extrême; en sorte que devenu gague- denier,
» ce malheureux prince allait dans les rues offrant ses
>> services au premier venu. Un jour qu'il se promenait
seul au bord de la mer , il se mit à comparer tristement
» sa misère présente et sa félicité passée. Comme les mal-
>> heureux sont volontiers dévots , il voulut faire sa prière
» et s'y préparer par l'ablution , selon l'usage des Musul-
>> mans . Il ote donc ses haillons , pour se purifier dans la
» mer ; il s'y plonge , et voici un autre prodige : en mettant
la tête hors de l'eau , il se retrouve au bord de la cuve ,
» avec son docteur et ses courtisans . Sa surprise et sa joie
» ne l'empêchèrent point d'éclater contre le docteur. Il
» lui reprocha amèrement cette malice perfide , qui avait
» exposé son prince à tant d'aventures bizarres , à des
» infortunes si longues et si humiliantes . Mais l'étonne-
» ment du sultan fut au comble , quand toute l'assemblée
» lui protesta que ses aventures se réduisaient à un mo-
» ment d'extase , qu'il n'avait bougé du bord de la cuve ,
» et n'avait fait autre chose qu'y plonger sa tête et l'en
» retirer ( 1 ) . »,
Si une immersion de la durée de quelques secondes
dans l'eau pure fit extravaguer cette tête de Turc d'une
manière aussi étrange ; si d'un esprit fort elle fit , en un
tour de main , un vrai croyant , à quelle sorte de délire ,
d'extase , de doute et d'opinions , n'a pas dû être portée
chaque tète française pendant les accès de cette longue
maladie du corps politique que l'on a appelée révolution ,
(1) The Spect. , no . 94 , Addisson .
MERCURE DE FRANCE.
272
et dont les témoins oculaires sont encore dans l'étonnement
des prodiges qui seront incroyables
pour la postérité
la plus reculée ?
1.6
1.1 "
REVUE
LITTÉRAIRE
.
Nous recommandons
aux jeunes gens studieux deux
ouvrages élémentaires qui viennent d'être imprimés. Ce sont les Synonymes latins de Gardin -Dumesnil , édition
revue par le laborieux M. Achaintre , éditeur d'Horace
de Perse et de Juvénal , et la méthode de Cominius , dite ,
Janua linguarum reserata , ou Porte des langues ouverte.
"
M. Gardin -Dumesnil fut principal du college de Louis- le -Grand et recteur de l'Université de Paris. If consacra aux
progrès de l'instruction publique ses soins et sa fortune.
Ses Synonymes latins forment un ouvrage de la plus grande
utilité. L'édition qu'en donne M. Achaintre est augmentée
d'une assez grande quantité de mots , et doit être préférée
à celles qui l'ont précédée.
La Porte des langues , de Cominius , a joui d'une immense
réputation ; cette méthode qui consiste en un vocabulaire
raisonué, dans lequel, au moyen d'une série de proles
tous les mois d'une
positions ,
on fait yeux ,
passer sous
langue successivement employés dans des phrases qui disent
et apprennent quelque chose , a été traduite dans presque
toutes les langues, même dans celles de l'orient , telle
que l'arabe , le turc et a
plus de mille mots latres
. La nouvelle
édition
contient
lement ajoutés.
dont mille environ sont nouvel-
On y trouve nécessairement beaucoup de termes de la
basse et moderne latinité ; c'était une suite nécessaire du
plan de l'auteur . Il eût été à désirer qu'on eût désigné par“
un signe les mots appartenans aux auteurs classiques.
Cominius , l'un des érudits du dix -septième siècle , naquit
en Moravie , au village de Comme , dont il a tiré son
nom . Celui de sa famille est aujourd'hui ignoré ; ce fut
l'effet des persécutions qu'attira sur lui son attachement à
la secte des frères moraves . Cominius eut aussi deux fois
son asilė ravagé par la guerre , et il y perdit ses livres et
beaucoup de travaux en manuscrit . Ce savant a publié
plusieurs autres ouvrages estimés , quelques- uns sont écrits
OCTOBRE 1815.
273
TIMBRE
ROYAL
en bohémien. L'édition de celui que nous annonçons est
accompagnée d'un index ou répertoire alphabétique des
mots latins. On regrette que l'éditeur n'ait pas mis en regard
leur signification en français . SEINE
Hors la Charte point de salut. Tel est le cri d'un nouveau
défenseur du trône constitutionnel qui vient d'entrer
en lice , et ce cri n'est que l'expression de la pensée publique
, de la volonté du Roi et des voeux de la nation . Ainsi
donc , bien que l'auteur ne nous apprenne précisément rien
de neuf , son but n'en est pas moins digne d'éloges . Il est
des vérités qu'il ne faut point se lasser de redire parce qu'il
est encore des gens qui ne se lassent point de les attaquer.
Au moment même où le Roi ordonne , comme roi , l'exécu→
tion de la charte qu'il a tracée comme chef du pouvoir légis
latif, au moment où les corps qui représentent la nation
jurent d'obéir à cette charte et de la faire exécuter , déjà
des pamphlets obscurs en attaquent quelques articles ; et
bien que dans son ensemble elle présente des parties susceptibles
de perfectionnement , que ce perfectionnement doit
même entrer dans l'objet des travaux des deux Chambres , il
n'en est pas moins essentiel de ne pas confondre une attaque
avec une discussion et de répéter à certains esprits que
perfectionner c'est conserver et non détruire.
C'est ce que pense l'auteur de la petite brochure que
nous avons sous les yeux ; c'est ce qu'il fait sentir, lorsque,
combattant les ultrà-royalistes et les ultrà -libéraux , il
montre aux uns et aux autres qu'une constitution sagement
pondérée est la sauve -garde de l'autorité royale et de
la liberté , telle que l'entendent aujourd'hui les gens de
bon sens et de bonne foi . Cette brochure est purement et
sagement écrite et se compose d'idées , sinon très- neuves ,
du moins exposées avec méthode , clarté et intérêt .
Les Cent dix jours du règne de Louis XVIII , par
M. Durdent , reparaissent en seconde édition . Cet ouvrage
nous montre le Roi honorant son malheur par son courage
et son inépuisable amour pour la France. Comment ne
serait-il pas lu et recherché avec empressement ?
On peut y trouver un petit nombre d'anecdotes hasardées
; mais en général l'auteur y a su conserver le ton de
la modération et de l'impartialité .
M. le lieutenant- général Lemoine vient de publier un
Mémoire sur la défense de Mézières , dont il avait pris le
commandement le 11 juin . Ce mémoire est adressé à S. E.
18
274
MERCURE DE FRANCE.
le ministre de la guerre ; il intéresse particulièrement les
militaires , sous le rapport des faits matériels ; mais il intéresse
aussi tout autre Francais , sous le rapport des efforts
tentés par le général Lemoine pour conserver cette place à
la France et au Roi, qui ne comptait dans les habitans et la
garnison que de fidèles sujets.
ANNONCES.
Tableau de la dernière conjuration de Buonaparte , ou la France
délivrée , par M. A. Hippolyte de Romand , in-8° . Prix 1 fr . 25 cent .
et 1 fr. 50 I par la poste.
Lettres et pensées d'Atticus , ou Solution de cette question importante
: Quel est le meilleur et le plus solide des gouvernemens ? ouvrage
politique et religieux , par un membre du parlement britannique
, 4° . édit. Prix 1 fr . I et par la poste 1 fr. 50 c.
Chez Eberhart, imprimeur du Collége royal , rue du Foin Saint-
Jacques , no . 12 .
Folie et Raison , roman , a vol . in- 12 . Prix 4 fr . et 5 fr. 20 cent.
par la poste .
Chez Pigoreau , libraire , place St. -Germain-l'Auxerrois , nº . 20 .
Lexique français-latin à l'usage des basses classes , offrant à l'oeil
des commençans le radical et la terminaison des temps primitifs , des
verbes , etc. , etc. Par J. A. Auvray , professeur au collège de Henri
IV . in-8° . relié en parchemin Prix 4 fr . et par la poste 5 fr
A Paris , chez Belin , libraire , rue des Mathurins St. - Jacques ,
hôtel Cluny.
Ces ouvrages se trouvent aussi chez M. A. Eymery , libraire , rue
Mazarine , no . 30.
L'Iliade d'Homère , traduction nouvelle , par M. Dugers-Montbel .
a vol . in-8 °. De l'imprimerie de P. Didot aîné . Prix 11 fr. Franc de
port 15 fr.
A Paris , chez A. A. Renouard , rue St. - André- des - Arcs , nº 55.
POÉSIE.
ÉPITRE
2
A L'EMPEREUR ALEXANDRE.
Par J. P. G. VIENNET.
N'attends point , fils des Czars , qu'humble dans son langage
Ma muse à tes genoux porte un servile hommage.
Je chéris ma patrie ; et de si grands malheurs
N'ont pas instruit ma muse à louer nos vainqueurs.
Mais au nom de la France un Français t'ose écrire.
La terre des Français est loin de ton empire ,
Et , seul de tant de rois unis pour se venger ,
L'intérêt d'Alexandre est de nous protéger.
Des humains , quels qu'ils soient , l'intérêt est le guide .
Aux actions des rois c'est lui seul qui préside ;
Et j'irais vainement fatiguer de mes cris
Geux qu'alarment encor nos confins rétrécis .
C'est à toi que je parle , à toi dont la puissance ,
Du parti qu'elle sert fait pencher la balance .
Pourquoi de tant de maux nous laisser accabler ,
Lorsque pour les finir tu n'aurais qu'à parler ?
Vieilli dans les chagrins , rasssasié d'outrages ,
Victime des partis qu'ont produits nos orages ,
Louis doit-il encor redouter ses vengeurs ?
Est-ce aux rois conjurés de lui causer des pleurs ,
D'aggraver sur son front le poids du diadême?
On l'accuse des maux dont il souffre lui -même .
Le malheur est injusté , et vos obscurs projets
Eloignent de son cour les coeurs de ses sujets.
Loin d'affermir son trône en punissant le crime ,
Vos coups les plus affreux tombent sur sa victime .
276 MERCURE
DE FRANCE.
·
Mets un terme , ALEXANDRE , à de tels attentats.
Le ciel les a frappés , ceux qui dans tes climats
Du vainqueur de Moscou suivirent la bannière.
Cette victoire , hélas ! fut pour eux la dernière :
Le ciel, dans sa rigueur , fut prompt à les punir.
Le récit de leur mort effrafra l'avenir .
Mais quand Dieu s'est chargé du soin de ta vengeance ,
Il t'en laisse un plus beau , celui de la clémence .
L'abus de la victoire a perdu les Français :
Apprends de nos revers à borner tes succès .
Défenseurs de Louis , vôtre tâche est remplie.
Son injure est vengée ; il revoit sa patrie ;
Il règne ; il est assis au rang des potentats ;
Son trône est relevé ; rendez - lui ses états ;
Rendez-lui ses enfans , ils ont besoin d'un père.
Toi-même à tes sujets n'es -tu pas nécessaire ?
N'est-ce pas un bonheur pour ton coeur généreux
De leur donner tes soins et d'écouter leurs voeux ?
Les rois ont trop long - temps , sur les pas de Bellone ,
Erré dans l'Univers et déserté le trône.
Que les rois désormais , à leur peuple rendus ,
Exercent à l'envi de paisibles vertus.
Commence , fils des Czars , ils suivront ton exemple.
Songe qu'en ce moment l'histoire te contemple ;
Qu'un jour précipité du faite des grandeurs ,
Sans sceptre , sans armée , et surtout sans flatteurs ,
Aux siècles à venir présenté par l'histoire ,
Tu dois à leur justice exposer ta mémoire .
Quels que soient ton pouvoir et ta prospérité ,
Tu naquis le vassal de la postérité.
Malheur aux souverains dont l'orgueil la dédaigne !
D'un oeil incorruptible - elle juge leur règne..
S'ils furent des humains l'horreur et le fléau ,'
La honte pour jamais s'assied sur leur tombeau .
Le monde avec effroi s'entretient de leur vie.
L'éternité pour eux est toute ignominie.
Mais un roi qu'elle honore , et dont le peuple en deuil
A regretté lesdois et suivi le cercueil ,
Aux princes de la terre est montré pour modèle.
Les Arts parent son front d'une palme immortelle.
La tombe n'est pour lui que la
porte
des cieux..
L'hommage des mortels l'élève au rang des dieux..
A ce prix des vertus que ton orgueil aspire ,
OCTOBRE 1815. 277
A ton ambition ton peuple doit suffire.
Il vante son bonheur , et tes jours lui sont chers.
De l'antique Alexandre évite les travers .
Ces lauriers sont affreux ; cette gloire est commune,
Ceins le laurier nouveau que t'offre la fortune .
Un grand peuple opprimé réclame tes bienfaits.
Commande aux oppresseurs la justice et la paix ;
Et mérite qu'un jour les filles de Mémoire
Aux rives de la Seine éternisent ta gloire.
5 septembre 1815.
LE COEUR DE LISETTE
οτ
LA NICHÉE D'AMOUR.
Imitation d'une chanson languedocienne.
Tu connais la belle, Lisette,
Hé bien fuis-la , mais pour toujours .
Le coeur de cette bergerette
Est un nid tout rempli d'amours.
Il en éclot de toute espèce ,
A chaque instant , à qui mieux mieux ;
L'un a déjà la plume épaisse ,
Quand l'autre à peine ouvre les yeux.
L'on en voit autour de la mère
Qui commencent à voleter ;
De tout petits , quelle misère !
N'osent pas encor la quitter.
Chacun suit l'instinct qui le guide ;
L'un est doux , l'autre aime le bruit ;
L'un est taquin , l'autre timide ,
Celui-ci pleure , et l'autre rit.
Pour fuir un tel remu-ménage ,
J'irais , ma foi , je ne sais où.
Ce gazouillis , ce caquetage
M'auraient tôt fait devenir fou .
Lisette , en fusses - tu fàchée ,
Ne crois pas m'avoir enchanté,
Tu peux bien garder ta nichée ,
Je garderai ma liberté,
ENIGME.
Lecteur , admire de mon sort
L'étonnante bizarrerie !
On m'enterre pendant ma vie ,
Et c'est assez bien vu, d'autant qu'après ma mort
Je subirais en vain cette cérémonie..
CHARADE .
Pour fabriquer mon dernier ,
D'ordinaire l'on emploie
Fil ou coton , laine ou soie ;
Tout marin sur mon premier
Passe une partie de sa vie.
De ce premier , pourtant , vois la bizarrerie ,
Lecteur; c'est lui qui dans un bal
Met tout en train en carnaval ;
Mais, dans un grand combat naval ,
Mon tout , qui n'est point amiral ,
Doit toujours être général .
LOGOGRIPHE.
Suis-je bon , ou suis-je mauvais ?
Il ne m'appartient pas de t'en instruire ; mais,
Lecteur , ce que je puis te dire ,
C'est qu'en moi l'on peut trouver pire.
Attendant la solution
De telle grave question , -
Chante , lecteur , du chant tu connais la pratique ;
Je t'offre , pour t'aider , deux notes de musique.
( S .... )
( S..... )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est OE
Le mot de la Charade est Sinon , soldat grec qui ouvrit les flanes
du cheval de bois qui servit à prendre Troie.
Le mot du Logogriphe est Orge- mondé .
OCTOBRE 1815. 279
NOUVELLES DES SCIENCES ET DES ARTS.
ART TYPOGRAPHIQUE.
Nous avons sous les yeux les épreuves d'une collection
de caractères d'imprimerie , dits Titres ou lettres de
deux-points , d'une suite de caractères sur tous les corps ;
d'une collection de vignettes polytipées , filets en lames ,
et d'un prospectus instructif de garnitures d'imprimerie en
fonte; le tout gravé et fondu par M. Molé jeune , rue de
la Harpe , nº . 78.
Cet artiste semble avoir reculé les bornes de la gravure
en caractères d'imprimerie . M. Molé , apparu le dernier
dans une carrière illustrée par les Didot , vient, en égalant
ses devanciers , de les surpasser dans une partie de son art.
Ses lettres de deux-points sont ce qui a paru jusqu'à ce
jour de plus parfait dans la typographie. L'aspect de ses
titres flatte l'oeil et offre la dernière perfection . Les imprimeurs
doivent encore à M. Molé l'invention et le perfectionnement
des garnitures à jour et en fonte ; cet objet
simple et parfaitement combiné doit être adopté par tous
les imprimeurs , et déjà les premiers de la capitale en font
usage et en reconnaissent toute l'utilité. M. Molé a les
droits les plus réels à la reconnaissance des amateurs de la
typographie, et doit être elassé au premier rang des artistes
graveurs et fondeurs en caractères d'imprimerie .
Carte d'Europe , avec les nouvelles divisions où sont
tracées les limites des empires , royaumes et états - souverains
, d'après les derniers traités de paix ; dressée par
Lapie , capitaine de première classe , au corps royal des
ingénieurs - géographes , gravée et publiée par Semen ,
jeune , attaché au dépôt général de la guerre.
Cette carte tracée sur la plus grande dimension qu'on
ait pu adopter pour une carte usuelle , puisqu'elle offre
une étendue de cinq pieds six pouces de haut , sur cinq
pieds huit pouces de large , a reçu des améliorations notables
par les soins de M. Lapie , et présente particulièrement
les rectifications et divisions que l'ordre de choses
actuel a nécessitées . Dans son état présent elle mérite d'être
distinguée par ceux qui désirent suivre et embrasser d'un
coup d'oeil l'ensemble des grands changemens qui se sont
opérés sur la surface de l'Europe ; elle se vend réunie ou di280
MERCURE DE FRANCE .
visée en six feuilles , selon le goût des acheteurs. Il en reste
encore quelques exemplaires offrant l'état de l'Europe en
1812 ; ils peuvent servir à l'étude d'un ordre de choses
qui n'est plus , mais qui appartient à l'histoire , et sous ce
rapport ces exemplaires peuvent devenir précieux .
Le prix de la carte est de 25 fr . en feuille collée sur toile
fine ; avec étui 41 fr. , et sur toile avec baguette et rouleau
de bois 47 fr. , plus 1 fr . à ajouter pour la recevoir franc de
port en feuilles.
A Paris , chez madame veuve Semen éditeur , rue Neuve
St. -Roch , no. 25 ; Semen père , rue du Milieu des Ursins ,
no. 6 , en la cité ; H. Langlois , rue de Seine , no . 12 ;
J. Goujon , rue du Bac , no . 6 ; Delaunay , Palais Royal ,
galerie de bois.
1
CHRONIQUE DE PARIS.
JOURNAL DE PARIS.4 octobre . Rapprochement . Le
Journal de Paris dit aujourd'hui , que les insinuations perfides
et calomnieuses sont l'esprit habituel de la Quotidienne;
et dans le numéro de la Quotidienne , du 3 octobre
, on trouve une lettre de M. le vicomte de Bertier ,
député , qui félicite cette dernière feuille sur l'excellent
esprit qui l'anime.
- 5 octobre . On avait encore quelques doutes sur le
nom du successeur de M. Martainville ; mais ils viennent
d'être entièrement levés par la déclaration que vient de
faire M. de R ..... qu'il est totalement étranger à la
rédaction des articles spectacles du Journal de Paris . On
sait que les démentis équivalent à des aveux formels.
cause ,
6 octobre. --Nouvelle lettre de M. de R. . . . . . . Celleci
est un peu plus sérieuse que la première. Il s'agit d'une
attaque en calomnie contre MM. Théaulon et Dartois . Il
est heureux pour ces derniers , comme pour M. de R.......
qu'on ne puisse attaquer qu'en calomnie ; car si l'on
était justiciable des tribunaux pour l'ennui que l'on
, que de procès ces trois messieurs auraient sur les
bras ! Où sont ceux qui disent qu'il n'y a rien de nouveau
sous le soleil ? Le successeur de M. Martainville crée une
expression nouvelle par chaque feuilleton qu'il nous donne.
L'autre jour c'était la troupe odéonienne , aujourd'hui
c'est le mot , non moins heureux , qu'il emploie en parlant
de M. Humbert qui n'a fait que reparaître et redisparaître
dans l'emploi des grandes princesses .
-
Au voleur dans le Mercure du 9 septembre on lit
ce qui suit au sujet des débuts de Philippe aux Français :
« Je confesse qu'il m'a ébloui à un tel point , que, menta-
» lement et sans le vouloir , je lui adressais le discours du
> renard au corbeau :
« Eh ! bon jour monsieur du Corbeau ,
» Que vous êtes joli , que vous me semblez beau !
1
MERCURE DE FRANCE . 282
» Sans mentir , si votre ramage
>> Se rapporte à votre plumage ,
» Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
Et voici ce qu'on lit dans le feuilleton du Journal de
Paris d'aujourd'hui : « Cet acteur ( Philippe ) était telle-
» meut éblouissant dans le Festin de Pierre , qu'on ne
» pouvait s'empêcher de lui dire avec le renard de la
>> Fontaine :
<< Sans mentir , si votre ramage
» Se
rapporte à votre plumage ,
» Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
8 octobra. — Suivant le Journal de Paris , « M. Melchior ,
» qui a débuté à l'Odéon , avait été conduit par erreur à
» ce théatre ; il croyait encore jouer sur celui de la Porte
» Saint- Martin . Ce qu'il y a de certain , c'est que le public
» a été victime innocente de cette mystification. » Les
lecteurs du Journal de Paris en éprouvent depuis quelque
temps une aussi cruelle ; quand ils lisent un article signé C. ,
ils croient que c'est M. Colnet , et c'est M. de R........
-Il a été oublié ces jours derniers, sur une table au bureau
du Mercure de France , un agenda recouvert de maroquin
vert. Nous en avons extrait les passages suivans , qui
nous ont paru susceptibles de ne point déplaire à nos lecteurs
; nous ne pensons pas que le propriétaire , quel qu'il
soit , puisse nous faire un reproche de notre indiscrétion ;
il ne doit voir , au contraire , de notre part , qu'un empressement
à le remettre sur la voie de l'objet perdu . Il peut
se présenter tous les jours au bureau du Journal pour y faire
sa réclamation. Dans le cas où l'agenda en question ne retrouverait
pas son maître , nous nous proposons d'en faire
d'autres extraits.
OBJETS DE CURIOSITÉ.
Un amateur qui possède un cabinet de curiosités des plus.
rares désirerait , pour le compléter , trouver à faire l'acquisition
des objets ci - après désignés , savoir :
1º. Un télescope à l'aide duquel on puisse voir dans
l'avenir à quinze années devant soi ;
2º. Une balance ou romaine qui donne le juste poids da
mérite de certaines gens , et de la bonne foi de certains .
autres ;
3º. Un bouclier impénétrable aux traits de la calomnie;
4. Un petit compas de proportions assez exiguës pour:
OCTOBRE 1815.
283
que sa plus grande ouverture n'excède pas l'étendue du
patriotisme et du sens commun de quelques- uns de leurs
confrères ;
5°., 6°. et 7° . Un passe - partout pour ouvrir la porte de
certains antres ou dédales politiques ; un peloton assez gros et d'un fil assez fort pour permettre à celui qui le
tiendra de parcourir tous leurs détours , et de suivre toutes
leurs sinuosités , sans craindre de s'y perdre ; et un flambeau
qui jette une lumière assez grande pour dissiper les
profondes ténèbres qui règnent dans ces lieux ; 8°. Une brosse assez ferme et en même temps assez douce
pour ôter sans égratignure la poussière qui se trouve sur
les vieilles opinions dont se parent certains faiseurs de brochures
, certains journalistes et certains politiques de salons
et de cafés ;
9° . Une petite bouteille d'un vernis qui donne quelque
couleur de loyauté , de justice et de magnanimité au manque
de foi , à la vexation et à l'abus de la force;
rage
10°. Une fiole d'un élixir qui guérisse de la de dénigrer
sans cesse son pays pour faire l'éloge des autres
nations ;
11°. Un calcul mathématique et cosmographique sur les
révolutions de la fortune et ses différentes phases ;
12° . Un porte-voix qui fasse sûrement parvenir la vérité
jusqu'aux oreilles des princes.
Il faut faire honneur à son pays.
A propos de Plutarque , voici par quoi il commence ses
dits notables des Lacédémoniens.
« AGESICLÈS , roi des Lacédémoniens , estant de sa nature
connoiteux d'ouyr et d'apprendre , il y eut quelqu'vn
de ses familiers qui lui dit : je m'esbahis , Sire , veu que tu
prends si grand plaisir à ouyr bien dire , que tu n'approches
de toi le rhetoricien Philophanes pour t'enseigner. Il
respondit : C'est pource queje veux estre disciple de ceux
dont je suis né . » De combien de Français d'aujourd'hui
cette réponse fait la satyre !
Réponse de Théopompe.
« THÉOPOMPVS , rapporte encore Plutarque , dit à un qui
Tui demandoit comment un roi pourroit bien seurement
conserverson royaume ? - En donuant à ses amis liberté de
lui dire franchement la vérité , et en gardant d'oppression
ses sujets de toute sa puissance . » N'est - ce pas comme s'il
eût dit : Les plus grands ennemis du prince , ceux qui tra284
MERCURE DE FRANCE .
vaillent plus efficacement à sa ruine , sont ces vils courtisans
qui font profession de lui cacher ou de lui corrompre
la vérité , si elle est assez heureuse pour approcher jusqu'au
pied du tròne ; qui ne cessent enfin de le pousser à
oppression , en tui persuadant que les lois ne sont autre
chose que l'expression de ses propres volontés et de ses caprices.
Le meilleur gouvernement.
Si l'on me demandoit quelle sorte de gouvernement
j'estime être la meilleure , je n'hésiterois pas à répondre
comme Charillus : CELLE OU PLUSIEURS , S'ENTREMETTANS
DES AFFAIRES DE LA CHOSE PUBLIQUE SANS QUERELLE NE
SEDITION , FONT A L'ENVI A Qui sera le pluS VERTUEUX .
JOURNAL DES DÉBATS . — 4 octobre. Qu'on a bien eu raison
de comparer un de nos journalistes à Trissotin ! « Lorsque
le grand Opéra de Paris , « dit aujourd'hui M. C. , veat
» régaler ses habitués , au lieu de trois actes de tragédie-
» lyrique et de trois actes de ballet qui sont la pitance
» ordinaire , il leur sert sept actes d'opéra - comique ornés
» de danses . » Tout cela ne vaut- il pas le ragoût du sonnet
de Trissotin ?
-
5 octobre. Un autre de ces messieurs , après avoir joué
l'embarras et l'hésitation au sujet des articles de la biographie
dont il doit parler , se détermine enfin pour ceux de
M. de Lally-Tolendal et de M. Villemain. C'est à ce dernier
surtout que les plus grands éloges sont prodigués . II
est comparé à M. de Lally-Tolendal , ni plus ni moins .
Cela ne doit pas étonner ; on sait que , depuis long-temps
retenu , il s'est fait le guide du petit Villemain .
-
8 octobre. — Le Journal des Débats annonce aujourd'hui
que les réunions connues sous le nom du prado ou les
soirées de la veillée vont recommencer. Nous ne voyons pas
de raison pour dire plutôt soirées de la veillée que veillées
de la soirée. « La nouvelle administration de ce joyeux
» établissement promet au public tous les genres de diver-
>> tissemens et de plaisirs . Rien ne manquera de ce qui
» peut embellir de pareilles soirées . » Il faut espérer , pour
l'intérêt des moeurs , que ce joyeux établissement ne tiendra
pas tout ce que promet l'annonce un peu trop sédui
sante du Journal des Débats .
2 octobre. Tout ce qui porte le nom de Villemain
ou Villemin est préconisé par le Journal des Débats . Si
M. A. épuise toutes les formules d'éloge pour l'orateur LauOCTOBRE
1815. 285
réat , M. M. Boutard n'est pas en reste pour l'artiste non
moins célèbre qui s'appelle Villemin le dessinateur .
10 octobre. -
Au sujet d'une anecdote qu'a mise sur son
compte le Dictionnaire des Girouettes , il dit qu'il aurait
préféré qu'on lui eût donné une girouette de plus et une
anecdote demoins . Eh bien faisons un marché , M. *** , nous
vous donnerons autant de girouettes de plus que vous
nous donnerez d'articles de moins .
-- Le Journal Général dų 5 octobre désavoue l'article
inconvenant sur l'allocution du Pape , qui y avait été inséré
par inadvertance. Cette feuille a adopté une manière fort
commode ; c'est de tout hasarder , sauf ensuite à faire des
désaveux .
- 6 octobre. Jetons- nous sur les niaiseries littéraires du
Vigil Amateur, et faisons remarquer la constructiou
élégante de la phrase suivante : « Que ce jeune amateun
» (Firmin) qui n'a d'autre cabale que ses heureux effortr,
>> et une noble émulation , continue , et je lui prédis ques
» dans quelques années , il fera les délices de la scène
» française pour nos enfans qui n'auront pas vu Fleury. »
9 octobre. Le Journal Général dit : « Autrefois les discussions
finissaient
par des injures ; aujourd'hui
c'est par des injures qu'elles commencent
. » Qui le prouve
mieux que le Journal Genéral?
• 10 octobre. Quoique ce ne soit que pour la réfuter
que le Journal Général cite une phrase du Times qui com-,
pare Voltaire à Marat , ne vaudrait-il pas mieux laisser
dans l'oubli des absurdités aussi dégoûtantes ? Et n'est - ce
point faire trop d'honneur à un misérable gazetier que de
répondre à une platitude qui ne mérite que le mépris ? On
ne réfute que ce qui en vaut la peine.
-
QUOTIDIENNE. Voulez - vous une de ces métaphores
dans le genre de celles de M. Duvicquet ? lisez le feuilleton
du 6 octobre , dans lequel M. Martainville vous parle de
ces boutiques , de ces bureaux en plein vent , où , pour la
bagatelle de deux sous , on peut se saturer de politique , de
science , de littérature , le tout saupoudré d'une petite dose
de scandale , assaisonnement devenu nécessaire pour le
goût blasé des consommateurs .
* Dans le même numéro , la Quotidienne s'écrie : « Où êtes-
» vous , grand Bossuet , énergique et véhément Bridaine ,
» tendre et sensible Vincent de Paule , etc. ? » Quant à
Bossuet et au père Bridaine , nous n'en savons pas de nouvelles
; mais, pour Vincent de Paule , la Quotidienne peut
s'adresser au théâtre de la Gaité.
286
MERCURE DE FRANCE.
10 octobre.Doit -on dire coupletier ou coupleteur ,
pour désigner un chansonnier ? M. Martainville dit cou
pletier; et Panard s'appelle lui - même coupleteur.
GAZETTE DE FRANCE. 4 octobre. Le Voltigeur des
coulisses nous dit qu'il était lourdement assis à l'orchestre
pour tenir note des gambades de Vestris. Le Voltigeur
s'asseoit donc comme il écrit .
5 octobre . La Gazette annonce que la place de secré
taire du conseil des ministres , occupée par M. de Vitrolles,
est supprimée , et que M. de Vitrolles est nommé ambassadeur
à Copenhague . Je ne sais où la Gazette a pris ces
nouvelles. M. de Vitrolles est toujours secrétaire du
conseil.
8 octobre. Grande querelle entre l'Aristarque et le
Journal Général , pour une gravure que le premier a annoncée
, et dont le second nie l'existence. L'Aristurque a`
répondu à la dénégation en lui envoyant la gravure en
question. Nous accusons souvent l'Aristarque et le Journal
Général de manquer trop souvent de tout ce qui plaît
dans un journal , et nous ne recevons jamais d'aucon
d'eux quelque article qui nous donne un démenti aussi
formel que celui que l'Aristarque vient de donner à son
confrère par l'envoi de cette gravure , sujet de tant de
débats.
9 octobre. Quel homme que ce M. de Rougemont ?
On assure qu'il mange à deux ou trois rateliers ; qu'il est
en même temps le flaneur de l'Aristarque ; le rédacteur
des articles signés C , dans le Journal de Paris , le successeur
de M. Martainville , et l'auteur de je ne sais combien
de chansons et de vaudevilles .
-
Tel autrefois César , en même temps ,
Dictait à quatre en styles différens .
Le Censeur des Censeurs vient de reparaître sous le
titre de Journal du Lys. Cette fleur orne le frontispice de
cette feuille , et autour on lit ces mots : Sa douceur guérit
la piqûre de l'abeille . C'est sans doute pour avoir la couleur
de l'emblème qu'il a adoptée que le Journal du Lys a
un style si pâle.
-
Le Mémoire de M. Carnot a donné naissance à plus d'un
long article de Journal . — N'est - ce pas prêter à ce Mémoire
une trop grande importance que de le réfuter ?
Lorsque feu Geoffroi , ce dictateur de la littérature , grâce
à son spirituel , malin et terrible feuilleton , faisait lire à
quarante mille personnes le Journal de l'Empire , aujourOCTOBRE
1815. 287
d'hui le Journal des Débats , les auteurs sollicitaient avec
instance la faveur de voir leur ouvrage annoncé dans ce
journal , ils préféraient sa critique la plus amère à son silence.
Que voulaient- ils donc ? Eveiller la curiosité publique
; et , j'entendis un jour un libraire éditeur répondre
à un rédacteur du Journal de l'empire qui s'excusait de
n'avoir pas annoncé certaines poesies , parce qu'il n'en
pouvait dire que du mal : Eh ! monsieur , déchirez- les , si
cela vous plait , rendez - les bien ridicules , vous en êtes le
maître ; un article très-bon ou très -mauvais , voilà ce qu'il
mefaut. On parlera par- tout de ces misérables poésies , et
je les vendrai . Le rédacteur s'égaya sur les poésies en question
, et la première édition fut épuisée dans la quinzaine .
La monnaie des médailles vient de frapper une médaille
pour consacrer l'époque où la Charte constitutionnelle
est donnée à la France. Cette médaille offre d'un
côté l'effigie de Louis XVIII , et au revers la figure de cet
auguste monarque revêtu du grand costume royal , placé
sur son trône , et remettant le livre sacré à un membre de
la chambre des pairs et à un membre de la chambre des
députés, qui la reçoivent avec respect . Les deux côtés de
la médaille sont gravés par M. Andrieu.
-
-Le luxe et la misère vont souvent de compagnie , en
voici un nouvel exemple : On voit depuis de longues années
se promener , chaque jour , de rue en rue , dans Paris , un
marchand de chansons , très-vieux , très -laid , très- sale ,
revêtu d'hahits déchirés , et dont les chants et les gestes
sollicitent la commisération des passans . La fille de ce
marchand de chansons s'est mariée la semaine dernière à
un homme qui fait le même métier que son père ; au lieu
de la mise simple et décente qu'elle devait avoir pour se
présenter à l'église , elle y parut coiffée à la grecque , les
cheveux ornés d'une guirlande de fleurs ; elle portait des
bas et des souliers de soie blancs , une robe de velours épinglée
faite à la dernière mode. Son costume a scandalisé
tous les habitans du faubourg où elle demeure ; les riches
la montraient au doigt , et les pauvres gémissaient d'une
folie qui pouvait exiler des coeurs la tendre pitié qui soulage
l'infortune.
Jeudi 12 octobre . L'ouverture des Chambres avait
détourné pendant plusieurs jours l'attention publique de
tout autre objet , aujourd'hui elle se reporte de nouveau
sur le procès du maréchal Ney . Les uns disent que le conseil
militaire par lequel il sera jugé , ne tardera point à
s'assembler ; les autres , que son avocat prétend qu'il est
justiciable de la chambre des pairs.
288
MERCURE
DE
FRANCE
.
Jeudi 12 octobre. - Le Journal des Débats , dans un
article intitulé Des Caricatures , parle des Voltigeurs de
Robespierre. Ces deux mots ne doivent - ils pas être étonnés
de se trouver ensemble ?
En lisant dans la Quotidienne du 9 octobre l'article
signé M. B. , on devine aisément , pour plus d'une raison ,
que le rédacteur n'est pas Français . S'il faut en croire
M. M. B. , la France , en s'appropriant les monumens des
arts répandus chez les nations voisines , ne fut guidée que
par l'envie de détruire et le sentiment d'une basse jalousie
. Suivant lui , la France n'a rien produit depuis le
siècle de Louis XIV ; et c'est pour couvrir son impuissance
, qu'elle a dépouillé les autres peuples dont M. M. B.
fait l'éloge avec une rare complaisance ; il oublie donc
que depuis ce siècle , il est vrai si glorieux pour elle , la
France a produit Voltaire , Montesquieu , Buffon , les deux
Rousseau , et que dans les temps modernes elle a seule mérité
de former école daus les arts .
Pour etre admiré des contemporains et de la postérité ,
il ne suffit pas d'avoir embelli les Musées de Rome , il
faut produire une autre Athalie , une autre colonnade du
Louvre.
Eh bien ! cette autre Athalie, cette autre colonnade, ontelles
été refaites ? Depuis cette époque, en Allemagne , en
Italie , en Angleterre , quels sont les chefs- d'oeuvre enfantés
récemment dans ces contrées , que M. M. B. opposera
aux productions de nos artistes depuis la restauration de
notre école ? En Italie , Canova seul se présente pour disputer
la palme de la sculpture aux Français , tandis que
nous pouvons nommer vingt artistes , peintres, sculpteurs,
architectes, auxquels le reste de l'Europe n'a rienà comparer.
Le Journal Général a voulu dédommager Mile. Bourgoingdes
critiques quelui ont valu ses prétentions à l'Opéra-
Comique. Il a inséré dernièrement un impromptu charmant
, fait la charmante actrice après une représentation
de Zaïre. On sait que Mlle . Bourgoing joue ce rôle
avec une rare perfection , comme tous ses rôles tragiques.
Voici l'impromptu :
pour
Lorsque pour attendrir nos coeurs ,
Bourgoing , tu prêtes à Zaïre , etc.
Nous n'irons pas plusloin . Quand un de nos lecteurs nous
annoncera qu'il est parvenu à prononcer le second vers ,
nous donnerons le reste du morceau , qui est de la même
force . Mlle . Bourgoing doit être enchantée !
De l'Imprimerie de GUEFFIER , rue Guénégaud.
MERCURE
DE FRANCE .
TABLEAU POLITIQUE DE L'EUROPE .
EXTÉRIEUR.
Tous nos lecteurs sentiront facilement pourquoi la politique
extérieure est aujourd'hui un sujet très-difficile à traiter
, et loin de nous blåmer , ils nous sauront gré peut-être
d'être courts et même un peu vagues sur cette matière délicate
.
Les relations des puissances entr'elles sont subordonnées
à leurs procédés envers la France. Qu'il existe ou qu'il
n'existe pas de motifs secrets de dissentimens ; qu'une
guerre se prépare sur les frontières de la Turquie et des
rives du Danube ; que l'union intime que les envahissemens
de Buonaparte avaient produite d'une manière miraculeuse
entre des monarques dont les intérêts habituels ne
sauraient être les mêmes , soit ou ne soit plus aussi complète
, ces choses resteront d'une importance secondaire
et seront des germes inaperçus d'événemens qu'on ne peut
prévoir aussi long- temps que la position de la France
ne sera pas fixée.
Ce n'est pas que les symptômes d'opinion publique qui
19
290 MERCURE
DE FRANCE .
se manifestent dans différentes parties de l'Europe ne soient
de nature à réveiller la curiosité .
Nous voyons dans le Wirtemberg un peuple se défendre
d'une constitution qui lui est offerte comme améliorée,
et voulant appuyer sa liberté plutôt sur d'anciens usages
qu'entoure la force des souvenirs et des habitudes , que sur
des réformes qui n'ont de garantie que les promesses qui
les accompagnent . Cette lutte est d'autant plus remarquable,
qu'elle a lieu dans un pays où la puissance des états
long-temps contestée , et naguère suspendue , a été rame
née par la force des choses ; et l'on peut y observer utilement
combien l'esprit du siècle influe même sur les
hommes qui semblent s'opposer aux innovations. Ces états ,
qui réclament d'anciennes prérogatives , les réclament
comme les plus sûres sauve -gardes des libertés nationales .
Le roi de Wirtemberg propose des changemens au nom de
ces mêmes libertés. Ainsi , les opinions opposées n'ont que
cet étendard sous lequel elles puissent se montrer.
En Espagne , le résultat de la réunion d'un monarque
respectable par de longues adversités , avec une nation
admirable par un courage héroïque , semblait devoir être
une alliance sincère et le concours de tous les efforts pour
réparer le malheur commun. Il est difficile de juger les
circonstances et les mesures qui ont enlevé à l'Espagne
cette favorable chance. Peut- être y a-t -il eu erreur dans
les deux extrêmes ; ceux qu'on désigne sous le nom de
libéraux n'ont pas assez réfléchi que lorsqu'an peuple tient
fortement à ses anciennes institutions , c'est qu'elles sont
identifiées à son existence . Ce n'est pas une fantaisie dans
une nation que d'être superstitieuse et soumise aux préjugés
; c'est une nécessité invincible tant qu'elle dure : les
réformes ne sont bonnes que quand elles suivent l'opinion ;
et vouloir améliorer prématurément les institutions politiques
ou religieuses d'un peuple qui ne réclame point leur
perfectionnement , est une imprudence et souvent une faute
grave par les maux qu'elle produit ; mais d'un autre côté,
trop de rigueur contre des hommes qui avaient à la reconnaissance
de récens et incontestables titres , est un mojen
de tranquillité dangereux et inefficace. Les faits ne le prouvent
que trop ; il est affligeant de voir l'un des plus illustres
défenseurs de l'indépendance espagnole auteur et victime
d'une tentative coupable , et le souvenir glorieux du passé
ajoute aux regrets du présent et aux alarmes sur l'avenir.
La Prusse, qui ayant plus souffert de l'ambition de BuoOCTOBRE
1815 .
291'
naparte qu'aucune des autres contrées de l'Europe , a plus
contribué qu'aucune à la chûte de cet oppresseur , paraît
un peu agitée par l'une des forces qui lui ont le mieux
servi à faire triompher son indépendance , nous voulons
dire ces sociétés secrètes formées , quand la terre était sous
le joug , en faveur d'un gouvernement qui était forcé de
les désavouer. Les hommes qui sont à la tête des affaires
témoignent assez ouvertement leur défiance contre ces
sociétés , et si l'on en juge par quelques traits de lumières
qui s'échappent du fond des ténèbres , cette défiance est
fondée.
Nous ne croyons point que ces associations mystérieuses
aient des projets fixes de renversement ; mais elles ont une
tendance désorganisatrice : pour les apprécier il faut connaître
la jeunesse allemande de nos jours ; elle est disposée
par son caractère à l'enthousiasme pour tout ce qui est
obscur et vague . Son penchant à la spéculation lui a donné
une sorte de passion pour des abstractions qui lui font dédaigner
lemonde réel. La séparation des castes , plus humiliante
en Allemagne qu'en France , a blessé son amour→
propre ; l'éducation de ses universités a rendu son esprit
subtil et ses moeurs soldatesques ; ses littérateurs actuels
l'ont pénétrée d'une grande admiration pour le moyen âge.
Les légendes du treizième siècle ont influé sur sa religion ;
il n'y a pas jusqu'à son théâtre qui ne l'ait modifiée . Plus
d'un jeune Allemand veut être le héros d'une pièce de
Schiller.
De -là résulte un chaos sentimental et philosophique qui
se compose de mysticisme , de métaphysique , de rêverie
et de mélodrame. L'affectation de moeurs farouches y est
appelée nature ; la subtilité sur le juste et l'injuste , rai
sonnement ; l'indiscipline , chevalerie ; le mépris des lois,
liberté ; la haine des autres peuples , patriotisme.
Les sociétés secrètes se composent de ces élémens . Elles
n'ont point de but déterminé ; et dans les sermens qui les
unissent , le plaisir théâtral de prêter serment comme des
conspirateurs de tragédie , entre pour beaucoup . Mais on
conçoit que de tels élémens , mis en fermentation par la
vie militaire et exaltés par le succès , inquiètent également
les hommes routiniers et les hommes sages.
Ce n'est point , cependant , par des pamphlets commandés
ou par des mesures répressives , qu'on écartera
les dangers qu'on redoute. La Prusse a des moyens plus
sûrs et plus doux dans les institutions qu'elle prépare .
292
MERCURE
DE
FRANCE
.
Une constitution représentative donnera une issue légitime
à cette surabondance de vie . La jouissance d'une liberté
paisible , l'adoucissement des distinctions offensantes , calmeront
des imaginations qu'un long désoeuvrement tourmentait
, et qu'a égarées une activité subite . Mais il ne
faut pas se tromper sur la route à suivre , la Prusse ne
peut plus être un état militaire, précisément parce que
l'esprit militaire est entré dans toute la nation . Cet esprit
militaire n'est plus celui qu'avait introduit Frédéric II.
L'indépendance a succédé à la subordination , et il faut se
hâter de créer des citoyens.
Calme , parce qu'il est sûr de la pureté de ses intentions ,
et qu'aucun intérêt , aucun enivrement de victoire ne l'a
fait dévier de la générosité , l'empereur Alexandre forme
la Russie à une civilisation plus perfectionnée , et rend à
la partie de la Pologne qu'il possède une existence nationale
. Il répare ainsi une grande injustice , que quarante
ans n'ont pu effacer , et qui , durant ces quarante années ,
a perpétuellement troublé l'Europe, présage de ce qu'aurait
produit une injustice pareille , si l'on eût voulu là renouveler
de nos jours à l'égard de la France.
Au milieu des agitations des diverses puissances , l'Angleterre
est ostensiblement au plus haut point de prospérité.
L'opposition , toujours impuissante , est souvent
muette. Le gouvernement suit une marche invariable que
l'opinion publique paraît approuver. L'Irlande , toutefois ,
continue à donner des signes graves d'un mécontentement
qui ne cessera que lorsque les droits des Catholiques seront
reconnus. La puissance britannique dans les indes n'est pas
dispensée de quelques efforts pour se maintenir dans son
apogée ; et le continent , qui a vu naguère dans les Anglais
ses libérateurs , examine aussi avec quelque attention la
suprématie qui a été pour eux le fruit de la délivrance
européenne dont ils réclament la gloire.
INTERIEUR.
JJ
Après ce tableau , incomplet sans doute , et plutôt destiné
à indiquer au lecteur des sujets de réflexion qu'à lui
présenter des considérations développées , nous passons à
ce qui nous intéresse bien plus , à ce qui nous intéress
OCTOBRE 1815, 293
aufourd'hui uniquement , la France , que ses malheurs
doivent rendre exclusivement chère à tout Français . Nous
parlerons d'abord de ses relations avec les puissances
étrangères .
Si le traité qu'on nous annonce depuis si long-temps
est équitable et modéré , ce n'est pas la France seulement ,
c'est l'Europe entière que nous en féliciterons . L'abus de
la force n'est jamais une garantie de stabilité. Lors même
que l'on anéantirait jusqu'au dernier des opprimés , les
germes d'une justice vengeresse éclorraient au milieu des
oppresseurs. Ils seraient poursuivis d'une défiance mutuelle.
Après avoir trempé dans l'iniquité , chacun à part
craindrait que l'habitude de l'iniquité , contractée ensemble,
ne se tournat contre lui , et ils se puniraient les uns les
autres d'avoir écrasé un peuple digne d'une destinée meilleure.
Mais de plus douces espérances sont promises.
Nous sommes heureux d'arriver enfin à la partie de cet
aperçu où les Français n'ont à faire qu'avec les Français ;
quels que soient les nuages qui obcurcissent l'horizon ,
nous aimons à dire que la perspective est consolante .
Respect , dévouement , amour pour la personne et la
famille du Roi , voilà les sentimens qui animent l'immense
majorité de la France ; nous dirions l'universalité , si quelques
mesures proposées par le Gouvernement ne nous
forçaient à croire qu'il y a encore des factieux obscurs et
des agitateurs inconnus.
Le nouveau ministère réunit à un haut degré la confiance
publique. Le choix de ses membres a été un nouveau gage
de modération , de sagesse et de justice , donné par le
Monarque à son peuple. Nous sommes loin d'attaquer les
ministres remplacés ; mais nous convenons que ceux
qui leur ont succédé nous paraissent plus en état de faire
le bien ; ils pourront conserver ce que la révolution a eu
de bon et d'utile , sans prendre une couleur révolutionnaire.
Ils pourront protéger les hommes injustement accusés
, sans avoir l'air de venir au secours de leur parti .
294
MERCURE DE FRANCE .
Ils pourront être modérés , parce qu'ils sont francs , courageux
, parce qu'ils sont purs .
L'esprit des deux chambres ne peut- être encore que
l'objet de conjectures. Aucune discussion publique n'a´ea
lieu jusqu'ici dans la chambre des députés . Les discussions
de la chambre des pairs ont été animées et franches . L'on
a vu paraître à la tribune des vieillards respectables , défenseurs
depuis vingt- cinq ans de toutes les idées auxquelles
se rattache la dignité de l'espèce humaine , et des talens
nouveaux , rehaussés par l'éclat d'une naisance illustre ,
et promettant à la nation de zélés avocats de la justice .
Le ministère s'est trouvé dans une espèce de minorité
sur une phrase de l'adresse au roi ; mais l'assemblée a
prouvé qu'au fond elle était de l'avis du ministère ; elle s'est
prononcée contre toute réaction. La phrase contestée a été
adoucie , et elle n'a pas été retranchée ; il faut plutôt l'attribuer
à l'extrême importance que son auteur mettait au
mérite littéraire de sa rédaction , qu'au sens qu'elle renfermait
, car, comme il en est convenu lui -même, ce seus avait
disparu par les adoucissemens que l'assemblée avait adoptés.
Deux lois ont été proposées , l'une contre les cris séditieux
et les provocations à la révolte ; elle n'est qu'un développement
du code pénal ; l'autre , plus important , déroge
à la constitution , pour la détention des individus
prévenus de délits contre le Roi , la famille royale et la
sûreté de l'état .
Pour juger de l'ensemble de cette loi , il faut attendre que
la discussion y ait introduit quelques articles additionnels
qui sont indispensables. Quel sera le recours d'un détenu ?
Quels seront ses moyens de prouver qu'il est la victime
d'une erreur ou l'objet d'une vengeance ? S'il est ruiné
dans son commerce , ses spéculations , son industrie , par
la détention qu'il subira , quel sera son dédommagement ?
Si le fonctionnaire qui l'a fait arrêter , et qui doit en informer
dans les vingt-quatre heures l'autorité compétente ,
néglige cette formalité , quels seront les moyens du détenu
pour y suppléer? Quelle garantie donnera t - on à celui qui
s'associe avec un autre dans une entreprise quelconque, qui
lui prête de l'argent , qui , en un mot , devient co- intéressé
dans ses affaires , que son débiteur ou son associé , arrêté
soudain , ne soit contraint à manquer à ses engagemens ?
Comment mettra- t - on toutes les transactions , toutes les
relations sociales à l'abri de l'incertitude inséparable de
OCTOBRE 1815. 295
l'arbitraire? Toutes ces questions, soumises à l'examen des
deux chambres , seront résolues sûrement d'une manière
satisfaisante. Il serait donc indiscret de vouloir juger d'avance
une loi que nous ne connaissons que d'une manière
incomplète et partielle. Le nom du ministre qui l'a proposée
offre de puissans motifs de sécurité.
Il y a des époques où la personne des hommes en place
est plus importante, à quelques égards , que l'autorité dont
ils sont dépositaires , l'on peut alors se permettre l'examen
de leurs mesures ; mais il est essentiel d'entourer leurs
personnes de faveur et d'assentiment. Les ministres actuels
sont dans ce cas . Nul ne peut révoquer en doute l'intégrité
de leur caractère et la rectitude de leurs intentions ; leur
déplacement donnerait un ébranlement funeste à l'organisation
constitutionnelle . Il paraîtrait le triomphe d'un parti
il serait, par cela seul , une calamité publique . Cette conviction
dictera chaque ligne que nous écrirons sur leur administration
; et pour juger nosjugemens il ne faut pas perdre
cette conviction de vue,
:(
CORRESPONDANCE DRAMATIQUE.
A SON ALTESSE LE PRINCE DE***.
Deux mois sont à peine écoulés depuis votre départ ; à
peine goûtez - vous le plaisir de revoir votre patrie après
trois ans d'absence , et déjà vous regrettez Paris , ses sociétés,
ses conversations, et sur-tout ses spectacles. Enfant
du Nord , vous ne partagez pas les opinions de la secte
romantique ; un goût naturel , épuré par l'étude des modèles
toujours sublimes de l'antiquité , un esprit supérieur
aux passions vulgaires , vous ont permis d'apprécier la littérature
française avec un jugement tout-à - fait libre de
préjugés d'école et d'orgueil national . En rendant justice
aux beautés nombreuses qu'on admire dans les théâtres
allemands et anglais , vous avez assigné le premier rang
parmi les modernes , aux immortels auteurs d'Athalie , de
Cinna , de Zaire et du Misantrope , parce que , seuls , ils ont,
entre l'idéal et le vrai , saisi ces justes proportions qui constituent
lebeau dans les arts d'imagination . Au théâtre , tout
est de convention ; il faut que les personnages , ainsi que
les décorations , soient ajustés pour la scène ; il faut que le
trait , la couleur et les proportions soient calculés pour le
point de vue on produirait un effet aussi faux , en peignant
les hommes exactement tels qu'ils sont , qu'en leur
prêtant une perfection idéale qu'ils n'atteindront jamais.
Le premier tableau serait trop près de la vérité , le second
trop loin de la vraisemblance. On représente souvent
l'art dramatique comme un miroir qui doit tout réfléchir
avec fidélité . Ne serait- il pas plus exact de le comparer à ces
verres colorés dont on se sert pour examiner le soleil ? ils
en empèrent l'éclat , ils permettent d'en soutenir la vue, et
c'est ainsi que l'art du poète doit s'interposer entre les
spectateurs et la réalité pour en adoucir les effets et dissimuler
ce qu'elle peut offrir de choquant. C'est ainsi qu'en
ont usé les grands hommes dout s'honore la scène française.
Fidèles aux préceptes d'Horace et de Boileau , ils
ont prouvé qu'il n'est point
de monstre odieux
Qui , par l'art imité , ne puisse plaire aux yeux.
OCTOBRE 1815 . 297
Quoi qu'en dise M. Schlegel et sa docte cabale , l'admiration
qu'ils inspirent ne s'affaiblira pas ; la postérité n'a-telle
pas commencé pour eux , et son jugement n'est-il pas
plus certain que les paradoxes de MM . les romantiques ?
Pourquoi , si nous revendiquons à tort le premier rang pour
notre théâtre , comme ils le prétendent , les chefs - d'oeuvre
de Racine, de Corneille , de Voltaire , de Molière , pourquoi
des ouvrages beaucoup plus récens trouvent-ils des auditeurs,
des traducteurs , des imitateurs à Pétersbourg, à Stockolm ,
à La Haye , à Bruxelles , à Milan , à Naples , dans plusieurs
villes d'Allemagne , tandis que les chefs d'oeuvre de Schakespear
et de Schiller n'ontpas frauchi les contrées où leurs
aateurs ont pris naissance ? Vous avez , Monseigneur , tout
ce qu'il faut pour combattre et convertir les incrédules ;
votre suffrage aura bien plus de poids en Allemagne que
toute l'éloquence d'un Français ; et , grâce au long séjour
que vous avezfait dans la capitale, nousserons bieutôt mieux
jugés. Dites , je vous prie , à nos détracteurs , que Paris
offre de quoi coulenter tout le monde ; que nous avons des
spectacles pour les hommes d'un goût délicat et pur ; que
nous en avons d'autres pour les amateurs du genre romantique
; apprenez- leur que nous avons sur les boulevards trois
à quatre théâtres où les auteurs se sont hardiment affranchis
du joug des règles , des convenances et du sens commun
, et font représenter des monstruosités comparables
aux excellens modèles que MM. Schlegel et compagnie recommandent
sans cesse à notre admiration . C'est pour
eux et leurs disciples que nous cultivons le mélodrame :
pour prix de notre condescendance , qu'ils nous permettent
de conserver , pour nos plaisirs et ceux de l'Europe
civilisée , le genre dans lequel s'illustrèrent les Sophocle et
les Euripide , qui nous ont servi de maîtres et de modèles.
Mais je m'écarte du but principal de ma lettre . Pardonnez-
moi , Monseigueur , cette petite digression qui , d'ailleurs
, n'est pas étrangère au sujet dont je dois vous entretenir.
Privé des spectacles qui ont fait le charme de votre séjour
à Paris , vous voulez que mes récits vous rendent une
partie de ce que vous avez perdu ; vous voulez assister , eu
m'écoutant , aux représentations des pièces nouvelles , en
apprendre le succès , suivre , dans la carrière , les acteurs
dont vous aimez le talent , et connaître les débutans qui
leur promettent de dignes successeurs ; vous le voulez ,
je prends la plume , sans toute- fois me faire illusion sur les
difficultés de la tâche que je m'impose. Je me tromperai
298 MERCURE DE FRANCE .
souvent , sans doute ; quel homme est à l'abri d'une erreur
?..... Mais je me tromperai de bonne foi . Etranger à
toutes les cabales de théâtres , à toutes les cotteries littéraires
, je vous promets une opinion franche , un jugement
qu'aucune considération ne sera capable d'influencer ; aussi
me trouverez -vous souvent en contradiction avec les journaux
; je ne crains pas que vous m'en fassiez un reproche:
Depuis le départ de Votre Altesse , nous avons presque
deux nouveaux spectacles , le théâtre italien de Mme Cata
lani , et le Vaudeville , maintenant sous la direction de
M. Désaugiers, le plus gai de nos chansonniers. L'influence
du nouveau patron ne s'est pas encore fait sentir sur les
pièces nouvelles. Le Boulevard de Gand a été déclaré pitoyable
par tous les journaux , avec une désespérante unanimité
. La Pompe funebre est tirée d'une anecdote que
l'anteur a gâtée par une foule de ces lazzis dont les vaudevillistes
du jour nous assomment depuis quelques années
. Ces deux ouvrages ne méritent pas une analyse ; je
vous parlerai du Vaudeville quand ses pièces en vaudront
la peine ; cet engagement - là n'effraie pas ma paresse.
Mme. Catalani a déjà paru trois fois dans l'opéra de
Semiramide , dont elle a joué le rôle entier samedi dernier.
Restreint dans un simple concert , son rare talent ,
imparfaitement apprécié jusqu'à ce moment , a excité
un juste enthousiasme. Mme . Catalani s'est montrée en
même temps cantatrice étonnante et bonne tragédienne .
Son maintien est noble , ses gestes sont simples , sa phy-.
sionomie est expressive ; sans avoir recours aux cris , aux
contorsions , aux grimaces , elle sait peindre la douleur ,
l'abattement , l'effroi , l'indignation ; elle n'oublie jamais
qu'elle joue dans une tragédie -lyrique , et ne cherche pas
à produire des effets par des accens outrés qui n'appartiennent
ni au chant ni à la bonne déclamation . Rien de
parfait dans ce monde ; Mme. Catalani a parfois un peu
de roideur et de brusquerie dans les mouvemens ; elle ne
regle pas toujours sa marche avec la dignité convenable ;
enfin elle prodigue trop , à ce qu'il me semble , des ornenrens
, agréables peut- être dans un concert , mais superflus
au moins et toujours déplacés dans un chant tragique.
Malgré ces défauts , je conseille à nos illustres de l'Académie
royale de Musique de mettre à profit les leçons
d'un si bon modèle ; mais ils n'en feront rien ; c'est un
parti pris de ne plus chanter à l'Opéra . Me, Albert , seule ,
déroge à la règle : cela ne m'étonne pas , crier est si facile ;
et puis , comment se préserver de la contagion générale ,
OCTOBRE 1815. - 299
quand les cris les plus forcenés sont converts d'applaudissemens
? Les acteurs auraient bien tort de sacriñer leur
triomphe aux conseils d'une minorité qui ne peut pas faire
leur réputation du moment ; pour réussir , ne sont -ils pas
obligés de flatter le goût de la multitude ? Je me rétracte
donc , ce n'est pas a Mme Branchu ( d'ailleurs si recommandable
par le mérite de l'expression ) , ce n'est pas à
Nourit , à Dérivis que j'adresse mes reproches ; c'est le
public que je rends responsable de tous les brocards qui
pleuvent sur notre Opéra Français . Quand le public
cessera d'approuver des sottises , les acteurs cesseront d'en
faire. Aux pirouettes près , je n'ai que des éloges à donner
aux sujets de la danse à ce théâtre . C'est un genre où nous
avons excellé, où nous excellerons toujours, et, grâce à nos
ballets , les étrangers affluent à l'Opéra qui n'a jamais fait
de meilleures recettes et se moque par conséquent de
toutes mes critiques. Depuis quelque temps on distingue
parmi les danseurs le jeune Paul , qui donne les plus
grandes espérances.
Au Théâtre Français , grand mouvement et grande
stagnation tout-à-la-fois. Stagnation du répertoire , mouvement
parmi les débutans. Mmes, Humbert , Cosson ,
George cadette , Petit , Féart , se sont tour -à - tour essayées
dans les rôles de reines , grandes-princesses et amoureuses
tragiques : tant qu'il ne s'en présentera pas d'autres , ces
emplois resteront vacans . Mile . George l'ainée supporte
seule , et avec honneur , le poids du diadème ; Mile . Duchesnois
devient si rare , que ses absences équivalent à une
perte totale; Mlle. Volnais quitte le cothurne pour le brodequin
; Mile . Bourgoin devrait bien profiter d'un si bon
exemple ; je ne veux ni motiver cette opinion que vous
partagez entièrement , ni répéter inutilement d'affligeantes
vérités. Cinq ou six débutans n'ont fait que paraître et
disparaître dans la tragédie ; je ne vous les nommerai
même pas , et , s'ils le savent , ils m'en remercierout . Je
n'entre dans aucun détail sur d'autres acteurs dont vous
connaissez aussi bien que moi les qualités et les défauts ;
point de progrès dans les premiers , point d'amendement
dans les seconds : voilà tout ce que j'en puis dire . Un
ouvrage nouveau , une ancienne pièce remise au théâtre
me fourniront une occasion toute naturelle de vous parler
d'eux, et en particulier de Talma , qui tient ; de notre aveu,
le premier rang parmi tous les comediens de l'Europe .
La comédie a fait des pertes qui ne sont pas réparées et
qui ne le seront probablement pas de long- temps. Fleury ,
300 MERCURE DE FRANCE.
acteur excellent en quelques parties , n'est plus qu'une
tradition , mais une tradition parfaite dont nos jeunes geus
doivent s'empresser de profiter . Qui se présentera pour
lui succéder ? je le sais ; qui le remplacera ? je l'ignore.
L'emploi des valets menaçait ruine : deux sujets nouveaux,
Monrose et Perlet , se sont présentés , et depuis quelque
temps on recommence à rire au Théâtre Français , ce qui
n'était pas arrivé depuis la mort de Dugazon , de bouffonne
mémoire. Baptiste aîné vient de faire débuter sa fille dans
les soubrettes : je doute que cette jeune personne ait un
talent convenable au genre qu'elle paraît avoir adopté.
Les débutantes tragiques ont presque toutes , suivant
l'usage , joué dans la comédie . Mile . George cadette a seule
montré d'heureuses dispositions ; son âge , sa figure, sa taille
en font un sujet précieux pour les rôles d'amoureuses . On
ne peut parler du Théâtre Français sans parler de Mlle . Mars :
on ne peut pas parler de Mile . Mars sans dire qu'elle est
parfaite dans certains genres , excellente dans presque
tous , pour qui n'a pas vu Mlle . Contat .
Depuis la retraite de MMmes Dugazon et Saint-Aubin ,
et sur- tout d'Elleviou , le pauvre théâtre de l'Opéra - Comique
se traîne péniblement . MMmes Duret , Boulanger ,
Regnaud , Gavaudan le soutiennent , mais , excepté Martin,
dont la voix a beaucoup perdu, le théâtre Feydeau nepossède
pas un chanteur , pas un acteur passable . Pour comble
de calamités , Mme Duret est dangereusement malade ; on
craint qu'elle ne puisse plus reparaître sur la scène.
MMmes Regnaud et Boulanger sont retenues chez elles par
une indisposition dont je prie Votre Altesse de ne point
s'inquiéter. Cependant la recette diminue chaque jour ; le
caissier jette les hauts cris ... ; voilà que des bords de la
Néva le ciel envoie au secours de la troupe désolée une
actrice qui , sur le même théâtre , avait fait , dix ans auparavant
, les délices du public . Les journaux annoncent que
Mme Andrieu Philis , aux instances de ses anciens camarades
, consent à reparaître sur la scène ; l'affiche indique
la Belle Arsène , suivie d'Adolphe et Clara . Le spectacle
est vieux , usé ; n'importe , les loges sont louées , on se
presse , on se foule aux bureaux ; je me jette parmi les
curieux , je pousse , j'arrive ; me voilà placé. La toile se
lève , autre supplice ; il faut entendre chanter Huet peudant
un quart d'heure ; enfin l'héroïne du jour paraît dans
une parure élégante , rayonnante de diamans , et presque
aussi jolie qu'à son départ , mais ..... mais je ne veux m'en
prendre qu'au climat rigoureux de la Russie ; un rossignol
-
OCTOBRE 1815 . 301
même y perdrait la voix ; peut- être , d'ailleurs , cette espèce
de début a-t- il intimidé Mme Andrieu , peut - être
prendra- t elle sa revanche une autre fois.
Cette représentation , et l'établissement de Mme Catalani
en France , me font naître une réflexion dont je veux
vous faire part , parce qu'elle est flatteuse pour ma patrie.
On vante le goût de l'Allemagne et de l'Italie pour la
musique ; on ne parle que des richesses acquises par nos
artistes en Russie et en Angleterre ; cependant la France
a un attrait invincible ; on y revient, on préfère les applaudissemens
des Parisiens aux bravos des Italiens , anx guinées
des Anglais. Paris , malgré ses malheurs et ses pertes ,
demeure la capitale des arts et le centre du bon goût .
Vous le pensez comme moi , Monseigneur , et vous excuserez
ce petit mouvement d'amour - propre , ou plutôt
d'esprit national , qui ne tire pas à conséquence dans les
circonstances actuelles.
P. S. Je ne veux pas fermer ma lettre sans parler à
Votre Altesse d'une jeune personne qui a débuté mardi
dernier au Théâtre Français dans deux rôles extrêmement
difficiles , la Coquette du Misantrope , et la Comtesse du
Legs. Elle est fille de Saint- Phal , acteur estimable et généralement
estimé . Seize ans , une très -jolie figure , une
taille superbe , voilà son portrait ; une mémoire sûre , un
aplomb étonnant pour un premier début , beaucoup d'intelligence
, voilà ses qualités ; un peu de roideur , un grasseyement
assez prononcé , voilà les seuls défauts que la
critique puisse reprendre. Le premier sera facilement corrigé
par une plus grande habitude de la scène ; le second
ne cédera qu'à un travail opiniâtre ; mais il n'est pas impossible
d'en triompher , ou , du moins , de le rendre presque
insensible. Je ne prétends pas que la débutante ait
joué les deux rôles aussi bien qu'ils peuvent l'être ; elle
s'est montrée telle qu'on doit être à seize ans et le jour
d'un premier début , fort inégale ; mais à tout prendre ,
elle donne de grandes espérances ; il ne faut , dans ce moment
, ni l'arrêter dans la carrière par des éloges prématurés
, ni la décourager par d'injustes critiques ; il seroit
trop sévère de la juger en dernier ressort sur une seule représentation
. Dans ce pays- ci nous sommes toujours pressés
, et d'un trait de plume nous faisons et défaisons les
réputations ; c'est une mauvaise habitude contre laquelle
je vous promets de me tenir en garde.
302
MERCURE
DE FRANCE
.
NOUVELLES DES THÉATRES .
La petite Rose , qu'on avait reçue au théâtre des Variétés
et qui , ensuite , a paru trop faible pour y être jouée ,
va être donnée à l'Odéon , au bénéfice de Chazel.
Non content de se faire siffler au Vaudeville , M. H. D.
veut encore l'être dans le désert de l'Odéon. Il vient d'y
faire recevoir une comédie intitulée Paolo.
Le divertissement qu'on annonce aux Variétés , sous le
titre des Vendangeurs du Rhône , est attribué aux auteurs
du Ci-devantjeune homme.
On dit que la Comtesse de Troume , qui est reçue à l'Opéra-
Comique , est de l'un des auteurs de la Pompe funèbre .
Le nouveau directeur du Vaudeville a déclaré qu'à l'avenir
aucune des pièces reçues par l'ancien comité ne serait
jouée sans être examinée de nouveau . On aurait dû adopter
cette mesure avant la representation de la Pompefu
nèbre et du Boulevard de Gand.
OCTOBRE 1815. 303
VARIÉTÉS.
SOUVENIRS.
Les souvenirs sont doux pour l'homme qui a
bien rempli sa carrière , ils sont terribles pour celui
dont les passions ont égaré l'esprit et corrompu le
coeur. La mémoire est une sorte de postérité qui
juge notre vie passée ; c'est ce qui cause l'humeur
de tant de vieillards. Le peu d'hommes âgés qu'on
trouve aimables et gais , sont les sages ,
leurs souvenirs
ne les attristent pas.
L'expérience est la fille des souvenirs : elle devrait
porter son utilité de génération en génération , nous
garantir des fautes et des erreurs de nos pères , et nous
conduire , d'amélioration en amélioration , à l'état le
plus parfait ; mais malheureusement l'expérience
des autres ne nous sert pas , ou nous sert peu ; elle
nous fait bien admettre quelques principes , mais
nos passions en repoussent l'application . D'ailleurs,
s'il est des souvenirs utiles , il en est de dangereux ,
et ceux-ci sont les mieux accueillis.
Il n'est point de folie , d'erreur, qui ne puisse s'ap
puyer de quelque exemple encourageant : la religion ,
la philosophie , prêchent la modération à un jeune
prince ; elles lui montrent Cambyse renversé ,
Charles XII captif ; mais l'ambition et la flatterie
lui donnent le désir d'imiter César , Alexandre ou
Charlemagne.
Un ministre pourrait craindre l'exemple d'un
Albéroni ; il devrait désirer la renommée pure de
Sully et de Colbert ; mais l'heureuse audace de
Richelieu ou l'adroite habileté de Mazarin l'emporteront
probablement dans son esprit.
304
MERCURE DE FRANCE .
Un jeune homme qui entre dans le monde y
porte le souvenir de toutes les leçons de piété , de
modestie, de sagesse, d'intégrité, qu'il a reçues de son
précepteur et de ses parens . La société lui offre un
tableau tout contraire à celui que lui présentait son
imagination . Il voit l'impiété prônée , l'audace heureuse
, la galanterie à la mode , l'intrigue récompensée
, la considération attachée à la fortune et à la
fortune même la moins légitime. Que de souvenirs
ce spectacle doit imprimer dans son
ame , et combien il est rare qu'ils n'effacent pas
ceux de l'éducation !
nouveaux
Ces réflexions doivent-elles dégoûter des souvenirs
? non ; mais elles nous doivent porter à en
faire un choix sage et utile. Ecartons ceux qui sont
dangereux , caressons ceux qui peuvent nous rendre
meilleurs ; toutes les pensées possibles viennent
se tracer dans notre cerveau . Faisons en sorte que
notre jugement grave les bonnes dans la mémoire ,
et qu'il n'y dessine que faiblement les mauvaises.
L'histoire est un recueil de souvenirs , on est
obligé de les y faire entrer tous sans distinction ;
mais le mérite de l'historien est d'augmenter l'utilité
des uns et d'atténuer le danger des autres par
des réflexions assez justes pour redresser l'esprit , et
assez piquantes pour l'attacher ; peut-être fait- il
mieux encore si au lieu de mettre vos passions
en garde contre les leçons du moraliste , il présente
les faits de manière à vous les faire juger comme il
le veut et à vous inspirer la réflexion qu'il vous
épargne. Ce que je dis à l'historien je le conseille
à ceux même qui ne veulent que se distraire et
amuser en racontant des anecdotes.
Quelque léger que soit un ouvrage par sa forme
ou par son objet , n'oublions
pas qu'il devient important
dès qu'il est public .
Une raillerie adroite peut dégoûter d'une vertu ;
un mot , un trait heureux peuvent encourager un
OCTOBRE 1815. 305
RO
vice ; une citation funeste peut excuser et inspirer
une action coupable ; même en riant on peut ou
corrompre les moeurs on les corriger. Tout souveĽR F.
nir contient un exemple et une leçon .
Un homme doué par la nature de quelques talens
peut bien écrire lorsqu'il a beaucoup lu . C'est aux
souvenirs de Sophocle et d'Euripide que nous devons
la plupart des beautés de Racine et de Corneille
; mais pour gouverner les hommes il ne
suffit pas d'avoir beaucoup lu , il faut avoir beaucoup
vu. Le livre du monde doit être ajouté à tous
les autres pour former de bons administrateurs.
Une parfaite académie pourrait ne pas être le
meilleur sénat du monde ; c'est lorsqu'on a beaucoup
vécu avec les hommes que l'on est en état de
les gouverner.
Le philosophe Diderot appelé en Russie par Catherine
II , demandait avec surprise à l'impératrice
pourquoi elle refusait d'adopter les changemens
d'administration , les systêmes de législation qu'il
lui proposait. « Monsieur , lui répondit cette prin-
» cesse , vos idées sont belles en théorie ; mais dans
» leur application il faut examiner la diversité des
>> pays , des peuples et des temps ; les changemens
>> dont vous croyez l'utilité démontrée , ne se fe-
>> raient pas ici sans de graves inconvéniens ; la dif-
>> férence qui existe entre vous autres philosophes
» et nous autres souverains , c'est que vous travail-
» lez sur le papier, et nous sur la peau humaine,
» étoffe bien irritable qu'on doit toucher avec de
» grands ménagemens. >>
Pour que la connaissance
des hommes
soit
profitable
, il faut
être
doué
d'un
esprit
juste
et d'un
caractère
ferme
, car les hommes
(ces livres
vivans
)
sont
comme
les autres
livres
, pleins
de bonnes
et
mauvaises
pensées
, portant
des
remèdes
et des
poisons
, offrant
d'utiles
et de dangereux
exem-
20
306 MERCURE DE FRANCE.
ples , laissant d'heureux ou de funestes souvenirs .
Tout dépend du choix . Le vieux proverbe n'a pas
tort , on peutjuger l'homme par ses amis.
Le choix des livres et des sociétés forme et
change les caractères . Alexandre lisait parfois
Aristote , mais il avait Homère sous son chevet ; on
lui voyait plus d'amis guerriers que d'amis philosophies.
Si Henri IV eût choisi pour compagnon Joyeuse
et d'Epernon au lieu de Biron et de Sully , il n'aurait
plus été le bon , le loyal Henri .
J'ai entendu dire à Washington qu'il avait pour
ses juges les hommes les plus vertueux de l'antiquité
; et lorsqu'il fallait agir , il se demandait : que
penseraient de moi Scipion , Caton , etc. si j'agissais
ainsi ?
Que de maux épargnés à l'humanité , si les conquérans
voulaient , au lieu d'imiter les grands ravageurs
de la terre , prenaient pour modèle Germanicus
, Epaminondas , Turenne , Bayard , Catinat ,
et sur-tout Gustave Adolphe qui veut si bien se
préserver de l'ivresse de la gloire et de l'orgueil de
la fortune ! Loin de son pays , au milieu d'une contrée
ennemie , entouré de princes et de généraux
étrangers jaloux de sa grandeur et qui ne lui
obéissaient qu'à regret , il s'expose à perdre le fruit
de ses triomphes pour ne pas les laisser flétrir par
la licence et par le pillage ; il fait rougir ses alliés de
leurs désordres et les ramène par son exemple et par
sa fermeté à la modération et à la justice . Je veux
rapporter ici ses propres paroles , elles ont une
couleur måle, franche, et en quelque sorte guerriè
rement naïve , que ll''aarrtt n'imiterait pas ; c'est l'élo
quence de l'ame.
Gustave apprend à Nuremberg que les soldats
de ses alliés ont égorgé des prisonniers , profané
des églises , pillé des villes , dévasté des campaOCTOBRE
1815. 307
gnes , il rassemble autour de lui les princes, les généraux
, les officiers , qui , loin de les réprimer, avaient
favorisé ces désordres , et plus occupé des taches
qui pouvaient souiller sa gloire , que du péril imminent
qui menaçait sa fortune et sa vie , il leur parla
en ces termes : « Messieurs , de quelque rang que
>> vous soyez, princes , ducs, comtes, barons , je dois
» vous avertir qu'on m'a porté de graves et justes
>> plaintes contre vous ; je vous le dis avec douleur ,
>> vous déchirez comme des enfans dénaturés le sein
» de votre patrie ; vos désordres , vos pillages exci-
>> tent contre nous la haine générale et mon vif
>> ressentiment ; Dieu , mon juge et le vôtre , lit-
>> dans le fond des coeurs , il connait tous mes efforts
» pour prévenir les excès.
» J'ai voulu punir l'orgueil et l'ambition des im-
» périaux , vous imitez leur barbarie ; j'ai cherché à
>> soulager les peuples , vous les opprimez ; j'ai fait
» de sages réglemens , d'équitables lois , vous les
» violez ; déjà le pauvre , malheureux et trompé ,
» s'écrie : Gustave qui se disait notre ami , nous
>> fait plus de mal que nos ennemis . Ce reproche
» me fait horreur , vous ne me l'attireriez pas si
>> vous m'aimiez , vous ne le mériteriez pas si vous
» aviez quelques vertus chrétiennes ; enfin vous ne
» me feriez pas comparer à un féroce chef de
» Croates , si vous songiez au motif de générosité
>> qui nous a mis les armes à la main .
» Je n'ai point quitté mon pays et traversé la
» mer et tant de fleuves pour opprimer , mais pour
» affranchir les Allemands ; c'est pour leur bien
» temporel et éternel que j'ai sacrifié mon repos ,
» versé mon sang , risqué ma vie . J'ai épuisé mon
» trésor pour vous rendre vos états ; je n'ai pas
» reçu de vous de quoi me faire un pourpoint ;
>> j'aurais mieux aimé me voir nu , que de me vêtir
>> à vos dépens.
308 MERCURE DE FRANCE.
» J'ai donné à vos peuples , à vos villes , tout ce
>> que Dieu m'avait mis entre les mains , et je n'ai
>> rien pris dans l'empire pour moi ; je n'y possède
» rien , pas même une chaumière ; vous avez reçu
» de moi tout ce que vous m'avez demandé , mes
» conquêtes sont votre partage , vous seuls recueillez
le fruit de mes dépenses et de mes travaux ;
» pour moi , ma richesse consiste à savoir borner
» mes désirs et à me contenter de peu . Cette con-
» duite me donne le droit de vous dire de dures
» vérités et de vous rappeler à votre devoir.
>> Si vous oubliez l'honneur , si vous résistez à
>> ma voix , si vous m'abandonnez , mon courage et
» Dieu ne m'abandonneront pas.
» Le monde chrétien me rendra justice ; enfin ,
» dussiez -vous sans pudeur vous joindre à mes en-
» nemis , ferme dans la voie que je me suis tracée ,
» fidèle à la religion , à la liberté ,je marcherai contre
» vous avec mes braves Finlandais , avec mes fidèles
» Suédois , et je vous taillerai tous en pièces ; mais
» j'espère que nous n'en viendrons point à de telles
» extrémités, et que le cri de vos consciences , d'ac-
» cord avec mes remontrances , va réveiller en vous
» de plus généreux sentimens .
» Les taches que vos désordres impriment à ma
» réputation m'affligent et m'irritent ; mais je vous
» rends justice , ce n'est pas au champ de bataille
» que j'ai jamais eu à me plaindre de vous , toujours
» vous vous y comportez en vaillans et loyaux gen-
» tilshommes ; je ne vous reproche que votre indis-
» cipline qui ternit votre réputation ; je ne vous de
>> mande que des vertus dignes de votre valeur et
» de la juste cause que vous soutenez .
» Réfléchissez , guerriers , à la brièveté de la vie ,
» au tribunal qui vous attend après votre mort , et
» songez que là vous aurez pour accusateurs les
OCTOBRE 1815. 3og
» ombres des pauvres opprimés ; pour preuves , vos
>> actions ; pour juge , un dieu puissant et terrible.
>> Il vous reste peu de temps , l'ennemi approche ,
>> remplissez tous vos devoirs , méditez , réparez ,
>> expiez et combattez . >>
pa- Puissent tous les guerriers méditer ces belles
roles , et , pour notre gloire comme pour le bonheur
des peuples , en garder un utile souvenir !
EXTRAITS D'UN PORTE-FEUILLE.
pour
Ce portefeuille a été trouvé le jour même de la fête de
St. - Cloud , par un Prote de notre imprimerie , dans une
petite voiture des environs de Paris . Il contient, tant en vérs
qu'en prose, un assez grand nombre de fragmensou d'ébauches
qui ne nous ont pas paru dénués d'intérêt . L'auteur ,
qui doit être jeune , a une manière originale d'envisager
les objets , et cette manière est quelquefois assez piquante.
L'homme entre les mains duquel ces oeuvres sont tombées,
désire depuis long-temps se faire une réputation dans les
lettres ; il étoit fort tenté de profiter de l'occasion
que le
hasard lui offrait en lui faisant trouver sur la route ce qu'il
n'eût probablement jamais trouvé dans sa tête. Il pensait ,
en conséquence , à publier sous son nom ces bribes diverses
sous le titre d'Essais , et justifiait cette licence par
nombre d'exemples que nous nous abstenons de citer
ne pas troubler le repos des morts et même celui de quelques
vivans . Je lui fis , à ce sujet , des observations assez.
judicieuses , je crois . Elles portèrent d'abord sur le titre
d'Essais, qu'il voulait donner à cette collection ; titre qu'il
trouvait modeste , et que M. d'Argenson , ministre , avait
donné à ses rêveries . Indépendamment de ce qu'il ne faut
pas toujours imiter les ministres , je lui fis observer qu'il
n'est ni modeste , ni prudent , de donner à ses oeuvres un
titre qui rappelle celles de Montaigne ; mais , poursuivaisje,
vos oeuvres qui ne sont pas de vous , pensez - vous les
publier sous votre nom , sans courir quelques risques ? tenez
, mon cher , indépendamment de ce qu'il est généralement
bien d'être honnête , cela est atile quelquefois ,
même en littérature . Le Parnasse a aussi ses tribunaux de
police et ses cours de justice , et les délits y sont jugés par
)
310 MERCURE DE FRANCE .
le plus impitoyable des jurys. En supposant donc que votre
conscience soit aussi complaisante pour vous que l'est pour
eux celle de tant de gens qui dorment dans le lit qu'ils ont
volé , le véritable propriétaire peut élever la voix et changer
en ridicule célébrité la gloire que vous attendez de
cette imprudente publication.
Ces réflexions firent une profonde impression sur le
Prote , qui est homme de sens. Vous avez raison , me
dit- il , si ce larcin venait à se découvrir , je serais perdu .
Ce n'est pas seulement sous le rapport de l'honneur qu'il
faut envisager la chose , tant de gens s'en passent même en
mauvaise compagnie ; mais le ridicule ! un homme ridicule
est déshonoré partout .
Il se décida donc à restituer et à faire insérer dans les
Petites Affiches , à l'article des effets trouvés , une note
relative au portefeuille ; mais comme on lui demandaiį
cinq sous par ligne pour droit d'insertion , et que sa
phrase était longue , il trouva qu'il était dur de payer vingtsept
francs pour faire le bien , et me demanda si je ne pourrais
pas faire insérer gratuitement cette annonce dans le
Mercure.
Après mûres réflexions , la chose parut acceptable aux
propriétaires , en ce qu'elle pouvait être utile à tout le
monde ; à celui qui avait perdu , parce qu'il retrouverait
par là sa propriété ; à celui qui avait trouvé , parce qu'il
se réconciliait ainsi avec lui-même ; enfin , au journal qui
ferait l'annonce , parce que ceite annonce , faite gratuitement
, pourrait , avec un peu d'adresse , s'étendre de manière
à remplir la place d'un grand article qu'il faudrait
payer. Cette réflexion m'amena à proposer à MM. les
rédacteurs de joindre à cette annonce un peu longue un
fragment qui le paraîtra peut - être un peu moins . On у
trouvera quelques lacunes ; mais les omissions que nous
faisons à dessein , serviront à l'auteur de moyens pour constaler
son droit de propriété sur le portefeuille , que nous
sommes prèts à restituer à quiconque les remplira d'une
manière conforme aux originaux , qui seront déposés , soit
chez M. Villiaume , soit chez notre notaire , soit ailleurs ,
si le réclamant l'exige.
.....
PREMIER FRAGMENT.
De la gloire des armes et de la gloire des arts.
Et moi aussi , j'aime la gloire ; il m'en faut . Je me
suis souvent demandé comment je m'y prendrais pour en
OCTOBRE 1815. 311
à
obtenir un peu , à une époque où tant de gens en ont beaucoup
, et même trop. Cela m'a conduit tout naturellement
comparer entre eux les divers genres de gloire , et les
moyens divers par lesquels on pouvait les acquérir . Ce premier
examen m'avait engagé d'abord à rechercher ce que
c'est que la gloire . Comme aucun dictionnaire , pas même
celui de l'Académie , ne la définit à mon gré , c'est par
que je veux débuter. Rien n'est propre comme une définition,
à fixer les idées . C'est en n'employant les mots qu'après
les avoir définis , qu'on parvient à s'entendre . C'est
ainsi que
les autres savent ce que vous dites , et que vous le
là
savez vous-même .
La gloire est , si je ne me trompe , cette célébrité qui
résulte du succès avec lequel nous exécutons, pour l'avantage
de tous , les choses que tous ne peuvent pas faire.
La gloire, tantôt s'obtient à peine par les efforts de la vie
entière , tantôt elle se livre à vous pour prix d'un heureux
élan . On la rencontre dans toutes les professions libérales ,
mais elle leur est distribuée dans des proportions bien
différentes. L'homme d'Etat , l'administrateur , la rencontrent
quelquefois au bout d'une longue et pénible carrière ;
le guerrier , l'artiste , l'homme de lettres , l'enlèvent souvent
par une seule action , par un seul ouvrage.
ni
Comme je suis assez inpatient de mon naturel , et que ,
d'ailleurs , je n'ai ni places dans les administrations ,
protecteurs pour m'en procurer , je renonce à cette gloire
que l'on ne commença à ne plus contester aux Sully et aux
Colbert que soixante ans après leur mort ; et mettant de
côté les spéculations politiques et administratives , je veux
m'illustrer de mon vivant dans l'une de ces professions où
l'on peut entrer sans patrons et réussir par ses propres
moyens , telles que la carrière des armes et celle des arts ,
l'état militaire ou celui d'homme de lettres.
Mais dans laquelle de ces carrières entrerai - je ? je l'ai
donné à entendre, dans celle qui m'offrirait le même avantage
avec le moins de difficultés . Nouvelle perplexité ! Estil
plus difficile de s'illustrer dans les ateliers que dans les
camps , et dans un cabinet que dans un corps-de- garde?
Est-il plus difficile d'être célèbre par les lettres après
Corneille et Voltaire , que par la guerre après Alexandre
et César? Le problême a besoin d'être médité pour être
résolu. Sortons pour y rêver à l'aise ......... L'un était en
uniforme et portait des épaulettes de capitaine , l'autre
était en habit noir et portait un livre sous son bras ; le
militaire avait l'étoile de la légion d'honneur , l'autre la
312 MERCURE DE FRANCE .
palme de l'université ; ils s'embrassèrent avec cette cordialité
qui n'appartient qu'aux amitiés de collége , et s'étant
assis sous un arbre ils eurent ensemble cette conversation
que j'ai transcrite presque textuellement :
DIALOGUE.
LÉ CAPITAINE , LE PROFESSEUR et MOI .
LE PROFESSEur .
Ainsi , c'est par amour pour la gloire que j'ai préféré
la plume à l'épée.
LE CAPITAINE.
Et moi , par amour pour la gloire , que j'ai préféré l'épée
à la plume.
LE PROFESSEUR .
La gloire ! mon ami, elle est difficile à acquérir dans tous
les métiers , mais dans le tien plus encore que dans tous les
autres,
LE CAPITAINE.
Je pense, au contraire , que c'est dans ta profession sur¬
tout qu'il est difficile de l'atteindre.
Mo1.
Voilà deux amis qui ne sont pas plus d'accord entre eux
que je ne le suis avec moi - même.
LE PROFESSEUR .
Un capitaine peut aisément acquérir de l'honneur , mais
de la gloire , dans toute l'acception du mot ...... ne faudrait
-il pas pour cela qu'il s'élevât au premier rang ,
c'est-à- dire qu'il effaçât tous les capitaines près desquels
ou contre lesquels il aurait combattu ? Or cela n'est pas
aisé , quand , ainsi qu'il est arrivé à Alexandre , on a
affaire à toutes les nations. Il ne suffit pas de gagner une
bataille , mais il faut n'en jamais perdre. Ce n'est pas
isolément la prise de Thebes , ou le passage du Granique ,
at la bataille d'Issus , ou la bataille d'Arbelles , ou la défaite
de Porus , qui l'ont fait grand par-dessus tous les autres
guerriers , mais cette continuité de victoires qui n'a été
interrompue par aucun reverș. Oui , c'est cente invincibilité,
passe-moi le mot , qui constate les droits du héros Macédonien
à cette gloire imniense que ses contemporaius
OCTOBRE 1815. 313
n'ont pu lui refuser et qui lui est confirmée par vingt
siècles d'admiration . Pour etre illustre autant et aussi longtemps
que lui , il faudrait donc , à cette époque où toutes
les nations sont aux prises , vaincre les héros de toutes les
nations et être assez heureux pour mourir à trente -deux aus
saus avoir trouvé un vainqueur , ce qui n'arrive pas à tout
le mondé. Ces réflexions , mon ami , m'ont déterminé a
entrer à l'école normale quand on m'offrait une place à
l'école militaire . Avec un peu de travail , et assidu comme
je le suis aux cours de littérature qu'on rencontre à tous
les coins , il me sera bien moius difficile de m'élever assez
haut pour acquérir par ce moyen une renommée durable ,
qu'à toi d'obtenir , avec toutes tes prouesses , le haut
degré de gloire militaire auquel tu oses aspirer.
Moi.
Bien raisonné . Je me prononce pour les lettres ; dès
demain je m'abonne à l'Athénée. Il m'en coûtera trois
louis pour me former le goût ; mais quand il s'agit d'un si
grand intérêt , on ne doit pas y regarder.
LE CAPITAINE.
Ainsi . mon ami , c'est parce que la gloire littéraire te
paraît plus facile à atteindre , que tu t'es adonné aux lettres
de préférence. Encore une fois , je ne conçois pas ton erreur.
La gloire , comme tu le dis , ne s'obtient que trèspéniblement
dans quelque carrière que ce soit ; mais dans
celle que j'ai embrassée on l'obtient et on la conserve moins
difficilement que dans toute autre , et que dans la tienne
particulièrement . Tu me cites l'exemple d'Alexandre à
l'appui de ton opinion , je le citerai , moi , à l'appui de la
mienne. Il a vaincu , il est vrai , toutes les nations qu'il a
attaquées ; mais la supériorité qu'il a obtenue sur elles
était - elle due entièrement à son génie et à son courage ?
L'imbécillité et la lâcheté de ses adversaires n'entrent elles
donc pas , pour une proportion quelconque , dans la
cause de ses victoires ? Les Macédoniens instruits dans une
excellente tactique , formés à la discipline la plus sévère ,
habitués à la plus austere frugalité , ont- ils rencontré des
rivaux vraiment dignes d'eux , soit dans les Perses amollis
par le luxe , énervés par les plaisirs , soit dans les Indiens
en qui l'ignorance de l'art militaire paralysait les efforts
du courage ? Cependant Alexandre n'en est pas moins a
la tête des plus illustres guerriers . Son nom est le premier
qui se présente à la mémoire , quand il est question de
314.
MERCURE
DE FRANCE.
citer un homme à qui tout a cédé. Il a toute la gloire
d'avoir conquis le monde , sans qu'on songe à diminuer
cette gloire en rappelant qu'il lui a été peu difficile de le
conquérir , parce que c'est un privilége attaché à la gloire
militaire , qu'elle ne se dispute qu'entre vivans , et que la
mort assure le premier rang à celui qui l'a obtenu. La
gloire des divers conquérans qui sont venus après Alexandre,
peut briller à côté de la sienne sans la faire pâlir. César
lui
même , qui lui eût été peut - être supérieur , puisqu'il
a vaincu à Pharsale une armée romaine commandée
par le plus grand général qui fût dans Rome après lui ;
César qui , vainqueur de Pompée , l'eût peut - être été
d'Alexandre , ne l'a pas dépossédé de la première place ,
parce que ce n'est pas avec Alexandre qu'il s'est mesuré .
-
La
Moi.
remarque est digne d'attention . Ne nous abonuons
pas encore.
LE PROFESSEUR,
Tu me fais voir les choses sous un aspect que je n'avais
pas encore saisi . Sais - tu que tu n'es pas charlatan ?
LE CAPITAINE .
Nous ne cherchons pas à nous tromper ,
éclairer.
Moi.
mais à nous
Voilà un jeune militaire d'une rare franchise et d'un sens
exquis .
LE CAPITAINE.
Poursuivons. La gloire militaire acquise si facilement
quelquefois pendant la vie nous est donc irrévocablement
assurée après notre mort. A cette époque fatale , la lutte
cesse , et nous sommes ce que nous serons pour toute la
durée de l'histoire . Crois-tu , mon ami , qu'il en soit de
même pour l'homme de lettres ? Le malheureux ! Que je
le plains ! Ses combats , qui commencent avec sa vie , se
prolongent bien au-delà , et ne peuvent avoir de terme
que celui de sa réputation . Quand il débute , il trouve
toutes les places prises ; et , pour se faire quelque renommée
, il lui faut lutter non- seulement contre les
vivans , mais contre les morts , qui ne sont pas les
moins terribles de ses adversaires. Alexandre ne rapetisse
pas César. Quel poète n'est pas écrasé par Homère ,
OCTOBRE 1815. 315
qui , depuis trois mille ans , se maintient sur le Parnasse
sa foudre en main , comme Jupiter sur l'Olympe assiégé
par les Titans ? Il est après lui de belles places sans doute ;
mais ceux qui les obtiennent sont-ils sûrs de les conserver ?
Ennius venait immédiatement après Homère au siècle des
Scipions à quelle place s'est-il trouvé au siècle d'Auguste
? Prendrons-nous des exemples plus modernes ? Combien
de gens , qui ne sont pas absolument ignorans , n'ont
jamais su les noms de Régnier et de Garnier , de Ronsard
et de Hardi , que nos bons ancêtres admiraient comme les
successeurs de Sophocle , d'Horace et d'Ovide , avant que
la France eût un Despréaux , un Racine , un Corneille ,
un Voltaire ! Ces grands hommes , qui se sont placés au
premier rang en triomphant de leurs devanciers et de leurs
contemporains eux-mêmes , ne s'y maintiennent qu'en résistant
à la postérité ; et qui sait s'il ne viendra pas un jour
où , dépossédés par des hommes plus parfaits , ils seront repoussés
au second rang , c'est-à- dire éclipsés ; car il en est
des poètes comme des grenadiers : ce n'est que sur ceux de
la première ligne que le public porte son attention. Autre
observation : Un fait militaire une fois accompli est jugé
par le résultat , et prend , dans l'estime , une place qu'il ne
perdra plus. Ainsi rien ne peut enlever à la bataille d'Arbelle
la place qu'elle occupe dans l'histoire ; rien ne pent
atténuer la gloire qu'elle appelle sur son vainqueur ; rien
enfin ne peut faire perdre cette bataille apres qu'elle a été
gagnée. Il n'en est pas de même des victoires littéraires .
Un succès obtenu dans un genre de composition quelconque
ne constate que l'opinion du jour , laquelle n'est
pas toujours celle du lendemain . Le poète livre de nouveau
la même bataille chaque fois qu'il trouve de nouveaux lecteurs
ou de nouveaux spectateurs , chaque fois même que
ceux qui l'ont admiré d'abord le lisent ou l'entendent une
seconde fois. Conclusion. Si....
LE PROFESSEUR .
Je l'ai tirée. Il est plus facile d'être un bon officier qu'un
écrivain passable , et de gagner la croix sur le champ de
bataille qu'un prix à l'Académie.
LE CAPITAINE.
Qui en doute ? Disons mieux ; il est plus facile de s'illustrer
en ravageant le monde qu'en l'éclairant , et d'être
Attila que Voltaire .
316 MERCURE DE FRANCE .
LE PROFESSEUR .
Faisons donc le plus honnêtement possible le métier
d'Attila . J'aimais cependant mieux celui de Voltaire.
Mor.
Cet homme n'est pas dégoûté ! ....
Cette conversation fit cesser mes irrésolutions . Je pensai
comme les deux amis , que pour un coeur épris de la gloire,
il y avait plus à gagner , par le temps qui court , dans le
métier des armes que dans celui des lettres. Je songeais
tout de bon à solliciter une sous-lieutenance , pour devenir
un jour général , quand on m'annonça que la paix
européenne venait d'être signée. Il me faut donc, bon gré,
mal gré , suivre mes premières inclinations. Demain , décidément
, je vais travailler sur le sujet proposé par l'Académie
pour le concours de 1816. Ce n'est que l'éloge de
Montesquieu.
LA LIBERTE POLITIQUE ,
ESSENTIELLE A LA LIBERTÉ CIVILE.
De la Liberté en général.
La réunion de toutes les volontés , dit Gravina , est ce
qu'on appelle l'état civil. La réunion de toutes les forces
forme l'état politique . En effet , la force est nécessaire
pour faire exécuter la volonté . Ce que le peuple veut unanimement
, il doit l'exécuter par des moyens unanimes.
L'état civil et l'état politique ont donc , par la nature
meme des choses , la plus grande affinité entre eux . L'un
dépend essentiellement de l'autre ; le caractère de l'un fait
le caractère de l'autre .
La liberté civile est dans la nature des rapports qui existent
entre un citoyen et les autres citoyens. La liberté politique
est dans la nature des rapports qui existent entre
chaque citoyen et le Gouvernement.
Il semblerait d'abord qu'il ne serait pas impossible que ,
dans un état , toutes les volontés concourussent à établir la
liberté civile indépendamment de la liberté politique ; mais
en y réfléchissant mieux , on voit que ce serait là une
grande erreur , et que l'absence de la liberté politique ruinerait
entièrement la liberté civile. C'est ce qu'il est facile
de prouver.
Il n'y a pas de liberté politique dans un état lorsque les
OCTOBRE 1815. 217
rapports des citoyens avec le gouvernement ne sont pas
fixés par des lois précises , et que le dépositaire de la force
publique se charge de l'exercer selon sa fantaisie et son caprice
, et non pas uniquement par des moyens qui lui ont
été assignés par la volonté générale.
Les gouvernans , ou, ce qui revient au même , leurs mandataires
, ne sont pas seulement dans la société comme
dépositaires de l'autorité ; ils y sont encore comme sujets ,
soumis à la même loi qui oblige les autres citoyens , toutes
les fois qu'ils peuvent avoir avec eux des rapports indépendans
de leurs fonctions publiques.
Que si l'on a négligé d'établir des conditions à leur autorité
, s'ils ont le pouvoir de l'exercer selon leur volonté ,
n'arrivera- t- il pas souvent , dans leurs relations civiles avec
les particuliers , qu'ils l'exerceront au gré de leurs passions
et la feront marcher dans le sens de leurs intérets ? Le caprice
, l'ignorance , la prévention , l'égoïsme , se joueront
de la fortune , de la liberté et même de la vie des citoyens ,
et les droits les plus sacrés se tairont devant les vues personnelles
du dépositaire de la force publique ; alors où ets
la liberté civile?
Montrez-moi un pays dans lequel tous les princes soient
bons , justes , vertueux , doués d'assez d'activité pour voir
par eux-mêmes tout ce qui se passe dans leurs états , connaissent
toutes les pensées , pénètrent dans les replis de
tous les coeurs , soient innaccessibles à l'orgueil , à l'iguorance,
à la prévention , soient incapables de se laisser abuser,
où tous leurs mandataires, soient comme eux sans égoïsme,
sans faiblesse et sans passions . Dans ce pays , vous pourrez
avoir , sans liberté politique , tous les effets de la liberté
civile ; mais malheureusement ce pays n'a pas encore été
découvert.
Ainsi , dans un état où n'existe pas la liberté politique ,
les volontés particulières ne sont pas en harmonie avec le
gouvernement. Or , le gouvernement n'est que le résultat
des volontés particulières. Les volontés particulières ne
sont donc comptées pour rien , là où il n'y a pas de liberté
politique ; il va donc oppression ; or , l'oppression constitue
le dépostime.
Il y en a qui prétendent que les effets de l'honneur , qui
a tant de force dans les monarchies, suppléent à ceux de la
liberté politique . Ces gens ignorent - ils que l'honneur n'est
que trop souvent muet devant l'intérêt , qu'il s'éclipse presque
toujours devant les passions fortes , qu'il n'est d'ail318
MERCURE DE FRANCE.
lenrs qu'un sentiment souvent en contradiction avec la
justice ; qu'il n'a rien de stable , et qu'il prend avec une
incroyable facilité tous les caractères que les puissans du
siècle veulent lui donner. L'honneur des courtisans de Tibère
n'aurait probablement pas été le même que celui des
courtisans de Marc -Aurèle. Louis XVIII met son honneur
à être tolérant . . .
Rien ne pouvant suppléer à la liberté politique , il faut
donc de toute nécessité qu'elle existe dans un état où l'on
prétend à la liberté civile . Elle résultera de lois qui seront
faites pour déterminer la manière dont les dépositaires de
la force publique doivent employer cette force et les conditions
auxquelles ils peuvent l'employer. Ceux-ci ne doivent
pas être chargés seuls de la confection de ces lois ,
car pouvant les faire selon leurs intérêts ou leurs préjugés ,
les choses resteraient toujours au fond dans le même état
qu'auparavant , et l'esclavage politique n'aurait fait que
changer de forme. Ces lois , comme les lois civiles , seront
faites concurremment et par ceux qui ont intérêt à leur existence
, et par ceux qui se chargent de les faire exécuter.
De-là la constitution .
Donnez-moi la mesure de la liberté politique et je vous
donnerai la mesure de la liberté civile . Sons Buonaparte,
où elle était entièrement anéantie, les biens et la liberté des
Français dépendaient de l'inquiétude , des caprices , des
soupçons du despote , ou même du moindre de ses agens .
En Angleterre , où elle subsiste dans toute sa force , les citoyens
jouissent de leurs biens et de leur liberté dans une
parfaite sécurité .
C'est à la loi que les Anglais doivent ce bonheur. Le meilleur
prince ne pourrait la leur donner qu'imparfaitement.
Fût-il un Marc- Aurèle , il ne pourrait empêcher que ses
mandataires ne fussent des Narcisses ou des Séjans . Il ne
pourrait empècher la nature de reclamer de lui à son tour
la dette que
les princes , comme les autres hommes , contractent
avec elle dès leur naissance . Auguste fut suivi de
Tibère , Titus de Domitien ; mais la loi ne meurt pas ,
parce que la volonté publique demeure toujours , et que
partout où il y a des intérêts il y a aussi une volonté ,
nécessairement en rapport avec ces intérêts .
Lorsque l'autorité politique n'est pas bornée dans les
mains des rois, non - seulement elle détruit la liberté civile ,
mais elle précipite souvent la dissolution et la ruine de
l'état . C'est la puissance et la splendeur des états qui fait
OCTOBRE 1815. 319
la puissance et la splendeur des rois. Il est donc de leur
avantage , aussi - bien que de celui des peuples , que leur
pouvoir reçoive des limites . Si quelque loi eût jadis autorisé
les Français à statuer sur les levées d'hommes ou d'argent
suivant la nécessité et selon l'intérêt du peuple , l'élite
de la nation n'eut pas été s'ensevelir , du temps de
Louis le jeune , dans les désert de la Cilicie. Les folles expéditions
d'Italie , après nous avoir coûté tant de sang et
tant de trésors , n'auraient pas mis la monarchie en péril
dans les champs de Pavie. Le honteux et impolitique traité
deVersailles n'aurait pas sous Louis XVamené les désastres
de la funeste guerre de sept ans . Si les droits du prince eussent
été bornés , l'intolérance et le fanatisme n'eussent pas
en quelques années privé la France des milliers de bras industrieux
dont elle sent encore la perte . Dans ces sanglantes
persécutions dont la religion fût la cause ou le prétexte , le
pouvoir du peuple se fût opposé à la supperstition où à la
faiblesse des princes ; tant de bûchers impies n'auraient pas
déshonoré presque toutes nos villes , et tant de monumens
authentiques n'iraient pas porter à la postérité le témoignage
de notre honte .
De même qu'un bel arbre abrité par les contours d'un
étroit vallon se reproduit plus beau tous les printemps , sans
que les vents les plus furieux réussissent à l'endommager ,
même dans ses moindres rameaux ; ainsi le prince est protégé
par les remparts élevés à son autorité , et son trône ne
craint rien, ni de la fureur des partis , ni du choc des passions
déchaînées .
S'il se trouvait un peuple assez aveugle pour vouloir
confier au prince une puissance absolue , le prince devrait
rejeter cette proposition , comme trop contraire à ses intérêts.
Il devrait mettre autant de soin à forcer le peuple de
participer au pouvoir que ses pareils en mettent d'ordinaire
à l'absorber tout entier.
Si j'étais roi d'un des trônes de l'Europe , et que mes
pères eussent remis dans mes mains une autorité sans bornes
, je désespérerais de la conserver telle que je l'ai reçue,
et je me hâterais d'en céder une partie alin de conserver
l'autre .
Remontons toujours aux principes. Pour l'intérêt de qui .
la société s'établit- elle ? Pour l'intérêt de qui se conservet-
elle ? Lorsque les hommes se réunissent pour se constituer
en société , où est le pouvoir , où est la force , si ce n'est
dans le peuple ? Le prince sort des rangs du peuple ; il en
320
MERCUBE DE FRANCE.
sort aux conditions que le peuple détermine. Il est essentiellement
l'homme du peuple ; il n'est roi que pour agir
pour le peuple ; lorsqu'il vient à agir pour des intérêts qui ue
sont pas ceux du peuple , il viole le point fondamental da
contrat qui fait sa légitimité. Il agit contre la justice et le
véritable honneur en faisant servir les forces du peuple
contre ce même peuple qui les lui a confiées . Il est dans le
cas d'un homme qui détournerait un dépôt qui aurait été
remis sous sa surveillance . Or le roi agit contre l'intérêt du`
peuple lorsqu'il usurpe le droit de le gouverner arbitraire
ment ; car alors le roi n'est plus l'homme du peuple , mais
les citoyens sont les hommes du roi .
Le concours de tous les intérêts est la source de toute
institution légitime . Si les hommes n'eussent eu aucun intérêt
à se réunir , pourquoi se seraient - ils constitués en
société ? Pourquoi auraient-ils fait des rois , s'ils n'eussent
trouvé aucun avantage à en établir le droit d'écouter toujours
son intérêt ; et d'agir toujours selon son intérêt est
aussi inhérent au peuple que la conséquence l'est à son
principe . Dans tout état de choses , il est , conjointement
vec le roi qu'il s'est choisi , le maître de ses lois , de ses
institutions , et il en peut faire tout ce qu'il juge utile à son
bonheur. La puissance législative lui appartient donc essentiellement
; et l'on ne peut pas craindre qu'il en abuse ,
parce que , de quelque manière qu'il l'exerce , il l'exerce
selon que cela est utile à ses intérêts , dont il ne convient
qu'à lui d'être le juge.
J'ai vu des gens qui prétendaient que la puissance arbitraire
pouvait être légitime , et qu'il avait pu se trouver des
peuples qui l'eussent confiée à leurs princes par un pacie
solennel. C'est une grande erreur; un tel état de choses n'a
jamais été établi chez des peuples qui ont eu le pouvoir de
se constituer librement. Supposez des hommes aussi grossiers
, aussi ignorans qu'il est possible ; ils ne le seront jamais
assez pour n'avoir pas la conscience de leurs besoins
et la connaissance de leurs intérêts dans des choses dont
la conséquence est si simple.
Tous les peuples de l'Europe , comme je l'ai déjà dit
ailleurs , ont été pendant une longue suite de siècles , gouvernés
par des rois despotes ; mais le dépostime de ces rois
ne fut , dans sa première origine , que le droit du fort sur
le faible , du vainqueur sur le vaincu . Il n'y eut point de
pacte qui légitimat la condition des rois et des peuples."
Toutes les stipulations , s'il y en eut quelqu'une , furent
OCTOBRE 1815 . 321
ROYA
entre le monarque et les compagnons de ses victoires RE
mais ce pacte eût - il existé , les droits des peoples en seraient-
ils moins sacrés aujourd'hui ? Des monarques bar
bares ont apprimé nos ancêtres barbares , est - ce une ison
pour que des princes éclairés méconnaissent les drons des
peuples eclairés ? Les Européens d'aujourd'hui et les Euro
péens d'autrefois ne se ressemblent pas . Les Francais de
Clovis, de Saint- Louis et de Charles IX , par exemple, sont
à la distance de mille siècles pour les Français de 1815.
D'ailleurs nos ancères n'étaient pas murs pour la liberté,
ils n'étaient pas plus capables de jouir utilement de leurs
droits que le seraient aujou d'hui les Africains ou les Moscovites.
Avant d'etre libre il faut être homme ; il faut avoir
une raison dégagée de préjugés serviles ; il faut avoir la
conscience de ses droits ; il faut sentir le besoin et la douceur
de la liberté ; mais tout cela ne s'accomplit pas en un
jour. Ceux qui , dans nos temps modernes , ont entrepris
d'éclairer les hommes , n'ont pu poser les bases d'un si
noble ouvrage que dans le seizième siècle . L'édifice s'est
accru dans le siècle suivant , par des progrès assez insensibles
, jusqu'au dix - huitième siècle , où des mains hardies
le portèrent à sa perfection avec une étonnante rapidité;
et maintenant telle est sa solidité , que sa masse imposante
peut défier les efforts réunis de tous les hommes et de tous
les siècles.
L'ignorance de l'opprimé ni la force de l'oppresseur ne
peuvent donc pas constituer un droit ; l'on ne prescrit pas
contre la nature.
Lorsque l'homme s'établit en société , il n'aliène de ses
droits de nature que ceux dont l'exercice pourrait nuire à
ses associés ; ainsi il aliène la liberté absolue, qu'il tient de
la nature, pour la remplacer par une liberté relative , quilui
promet plus de sûreté , de repos , enfin de bonheur. 11
abjure la liberté de la force pour la remplacer par celle de
la justice ; il consent à ne pas employer sa force au préjudice
de ses semblables , à condition que ses semblables
n'emploieront pas la leur à son préjudice. En un mot , tout
pacte social repose sur le sentiment de la justice ; la justice
est un sentiment na urel ; l'égalité qui en naît et qui constitue
cette liberté relative qui , dans l'état social , remplace
la liberté de nature , devient un droit naturel , comme le
sentiment qui en est la source. Ce droit est donc inaliénable
, puisque non - seulement il n'est pas en opposition avec
les intérêts des associés , mais qu'encore il les constitue .
21
322 MERCURE DE FRANCE .
Si ce droit qu'ont tous les hommes à l'égalité politique
était aliéné , il le serait sans but et sans cause , et par conséquent
l'aliénation n'en serait pas valable.
La liberté est un de ces droits de nature qui sont essentiels
à l'homme , dont la perte l'empêche d'être lui -même ,
et sans lequel on ne peut le concevoir . La perte de la liberté
le rend bas , intéressé et méchant ; il ne pense , il
n'agit que par son maître ; toutes ses affections sont au
pouvoir de son tyran ; il devient inhabile à toute vertu , et
toutes ses forces morales disparaissent dans cette insouciance
qu'inspire le dernier degré de l'avilissement et du
malheur. Consultez les anciens , ils vous apprendront ce
que c'est que la vertu d'un esclave. Les Perses parlaient
beaucoup de la vertu des Lacédémoniens ; mais quel Spartiate
a jamais vanté la vertu des esclaves du grand roi ?
Aussi ces barbares qui n'avaient passé sous le joug du grand
roi qu'après avoir passé , avec une facilité incroyable , du
joug des Egyptiens sous celui des Assyriens , du joug des
Assyriens sous celui des Babyloniens , et du joug des Babyloniens
sous celui des Mèdes , passèrent- ils , avec la même
facilité , du joug des Perses sous celui des Macédoniens ;
au lieu que lorsque ces esclaves voulurent envahir un peuple
libre , une poignée de citoyens suffit pour disperser
leurs innombrables phalanges ; et l'Hellespont , la mer de
l'Archipel et la Propontide furent couverts tout entiers de
leurs immenses débris .
La liberté peut seule faire des hommes , toutes les facultés
de l'esprit , toutes les ressources du talent et du génie ,
ne se développent qu'à l'ombre de la liberté. C'est dans un
état libre que Démosthène et Cicéron tonnaient à la tribune
; qu'Euripide et Sophocle ravissaient les coeurs par
de vives images des plus célèbres infortunes ; que Socrate
et Platon établissaient sur des bases solides les lois de la
morale , et faisaient la guerre aux préjugés populaires et
aux superstitions antiques . C'est dans un état libre qu'Athènes
se couvrait de monumens immortels , et qu'elle
remplissait ses temples des chefs- d'oeuvre des Phidias et
des Praxitèles. C'est devant un état libre que se formait
cette série d'hommes d'état et de grands capitaines qui ,
après avoir illustré leur siècle , sont encore , dans nos tems
fe faiblesse et de corruption , l'étonnement et l'admiration
de tous les peuples.
La liberté élève l'âme ; elle donne à l'homme la conscience
de sa dignité ; elle l'instruit de sa valeur , et le conOCTOBRE
1815 . 323
duit immédiatement à la connaissance de cette liberté morale
qui consiste à se rendre indépendant des passions qui
nous avilissent . L'homme qui rougirait de s'asservir aux
caprices d'un despote , est moins disposé qu'un autre à
céder à la tyrannie d'un penchant vil ou d'un sentiment
bas. La liberié produit l'amour de la patrie ; de même que
notre souvenir ne s'attache avec autant d'intérêt à aucun
lieu qu'à celui où nous avons goûté quelque bonheur ; de
même que nous ne quittons personne avec autant de regret
que l'ami qui partage nos goûts et qui participait à nos
plaisirs ; ainsi la liberté attache l'homme à ses concitoyens ,
elle le lie aux lieux qui l'ont vu n'aître. Heureux les Français
qui , sous un roi ami de la vertu , obtiendront bientôt
sans restriction cette liberté , source de toutes les vertus !
Puissent les rois de l'Europe imiter le noble exemple que
leur donne Louis XVIII ! puissent leurs peuples se pénétrer
de nos lumières et mériter le même bonheur que celui
qui nous attend.
BEAUX - ARTS.
LE MUSEUM RESTAURÉ .
La France vient de perdre les chefs - d'oeuvre qu'elle tenait
de la victoire ; cette perte est douloureuse , sans doute ;
elle est immense , mais non pas irréparable. Comme les
Romains , nous avions , pour ainsi dire , couquis les arts
par la voie des armes . Rivale de Rome antique , Paris offrait
à l'admiration du monde les chefs - d'oeuvre réunis de l'Europe
entière ; mais la plus grande part de cette admiration
nous était étrangère : qu'elle appartienne maintenant toute
entière à la France ; aspirons à une gloire vraiment nationale
; ressuscitons les beaux siècles de la Grèce , décorons
notre patrie de nos propres mains , et rendons ses richesses
et son premier éclat à cette galerie naguère l'honneur et
P'orgueil de la France. Artistes français , vous dont le génie
s'enflamme au nom de la gloire , dont le coeur s'émeut au
nom de la patrię , vous m'entendez ! ... c'est à vous que je
m'adresse ; c'est à vous seuls qu'il appartient de nous ren324
MERCURE DE FRANCE.
dre autant , et plus peut - être , oui , plus que nous n'avons
perdu ; grâces à vos généreux travaux , nous pourrons , sang
ien devoir , sans rien emprunter à l'étranger , offrir à son
admiration un musée vraiment national. Saisissez donc vos
nobles pinceaux , armez -vous du ciseau créateur ; que la
toile respire , que le marbre s'anime sous vos savantes
mains ; Iultez avec ces grands hommes dont les immortels
chefs - d'oeuvre nous sont ravis ; et , rivaux de zèle , de patriotisme
et de talent , venez repeupler cette galerie où vos ,
contemporains et la postérité paieront un juste tribut d'ad- ·
miration à l'homme qui se sera montré tout à la fois grand
artiste et bon citoyen . On se plaît , en parlant des anciens ,
à vanter leur désespérante perfection , et je ne la conteste
nullement ; mais enfin les grands maîtres eux-mêmes ontils
également possedé toutes les parties de l'art? L'homme
ne peut-il égaler et surpasser ce que l'homme a fait avant
lui ? la carrière est - elle fermée sans retour ? je ne le crois
pas il me semble que plusieurs de nos peintres modernes
pourraient au moins disputer la palme , chacun dans la
partie où il excelle . Ne trouve - t on pas dans David la
correction et la noblesse de Raphaël ; dans Girodet , le
style fier et sublime de Michel - Ange; dans Gérard , le pinceau
magique du Titien ; daus Gros , la chaleur et l'énergie
de Rubens ; dans Guerin , la sagesse et la pureté du
Gnide ; dans Prudhou , la grâce du Corrége; Vernet nous
rendra Wouvermans ; Taunay, Richard , Grauet , Bidault ,
Jutteront avec les Gerardow , les Van- Ostade , les Paul-
Poter , les Berghem , tandis que les ouvrages des Chaudet ,"
des Cuvelier , des Julien , des Roland , des Bosio , des
Dupaty , prouveront , avec quelque succès , que l'our
cultive en France l'art sublime de Phidias et de Praxitèle ;
de tels artistes et tant d'autres encore que je pourrais'
nommer , s'ils ne nous dédommagent pas entièrement
nous consoleront au mois de nos pertes .
:
-
Qu'on ajoute aux chefs -d'oeuvre de l'école française
qui décorent en ce moment la galerie du Louvre , des
tableaux chroisis de Lebrun , de Mignard , de Lesueur, dè
OCTOBRE 1815 . 325
Vien , etc. , etc. ; qu'on y joigue le serment des Horaces ,
Brutus , Léonidas aux Thermopiles , les Sabines , le Déluge
, le sommeil d'Endymion , la mort d'Atala , Bélisaire
, Homère , le songe d'Ossian , la bataille d'Aboukir,
Charles - Quint à Saint - Denis , Marcus- Sextus , le Crime
poursuivi par laJustice et la Vengeance céleste, la bataille
de Marengo , etc. , etc. , etc. , et nous aurons un nouveau
Musée , un Musée national. Paris demeure la capitale de s
arts , le centre du goût , et l'on y viendra de toutes les
contrées de l'Europe étudier et admirer les productions
de l'école française . Artistes , vous ne serez pas insensibles
à la gloire qui vous est offerte ; la France compte sur vous,
l'Europe vous regarde , la postérité va commencer pour
yous ; nous aurons un Muséum .
POÉSIE.
FABLE.
L'ÉCUREUIL QUI TOURNE DANS SA CAGE ,
ET
LE CHIEN QUI TOURNE LA BROCHE.
Laridon , soit dit sans reproche ,
C'est un sot métier que le tien ,
Disait un écureuil à certain citoyen ,
Qui de son espèce était chien ,
Et de son métier tourne-broche .
Pardon, petit ami , pardon ;
Mais ce que tu dis-là , répond le Laridon
On le dirait peut- être avec plus de justice
Du métier que, le long du jour,
Tu fais enfermé dans ce tour.
- Ce n'est pas un métier , ce n'est qu'un exercice.
J'estime autant l'oisiveté ; -
Cesse de tirer vanité,
De consommer ta force en efforts si futiles ,
Et méprise un peu moins mon humble activité.
Tous tes pas sont perdus , tous les miens sont utiles.
ENIGME.
Je suis un mot composé de deux mots
Latin et Français , l'un et l'autre .
Je suis souvent l'apanage des sots ;
Si vous me cherchez trop , je deviendrai le vôtre .
CHARADE .
Le vrai courage affronte mon premier ;
La mollesse se plaît dans mon dernier ;
Et l'art met un tenon dans mon entier.
BONNARD , ancien militaire.
LOGOGRIPHE .
Dans l'ordre naturel , lecteur , je suis en France
Un être de peu d'importance.
Qu'est-ce, en effet , qu'une interjection ?
Mais étant pris en sens inverse ,
Au royaume d'Asie , au-delà de la Perse.
Sur quatre pieds je sais donner un nom.
V. A. (d'Agen )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est Charbon .
Le mot de la Charade est Branle-bas .
Le mot du Logogriphe est Empire , où l'on trouve pire.
328 MERCURE DE FRANCE .
NOUVELLES DES SCIENCES ET DES ARTS .
La société qui s'est établie nouvellement à Paris pour l'Amé
lioration de l'enseignement élémentaire , fait paraître , depuis le
15 de ce mois , un Journal d'éducation . Les noms des membres
composant le comité d'administration de la société ne peuvent
qu'inspirer une grande confiance et recommander vivement une
fenille qui paraîtra sous leur garantie , et à la rédaction de laquelle
plusieurs d'entr'eux coopéreront sans doute. On s'abonne à ce
journal , chez M. Colas , imprimeur-libraire de la société , rue du
Petit -Bourbon - Saint- Sulpice .
-
Le Cercle médical , ci -devant Académie de médecine de Paris ,
vient de remettre au concours la question suivante : « Déterminer
avec plus de précision qu'on ne l'a fait jusqu'à présent , une série de
faits relatifs à la maladie connue sous le nom de rage , et particu-
Jièrement quel est le mode de traitement le plus convenable , soit
comme préservatif , soit comme curatif. »
Le prix consistant en une médaille d'or de 300 fr . sera décerné en
mars 1817. Les mémoires doivent être adressés avant la fin de 1816 ,
à M. le docteur Chardel , secrétaire- général du Cercle , rue Cassette
, no . 23.
- M. Audoin , graveur au burin , est chargé par la chambre de.
députés , de graver le portrait en pied de S. M. , peint par M. Gros
-
M. Denon , directeur- général du Musée , a demandé et obtenu
sa démission .
- On a frappé , le 13 de ce mois , à l'hotel des Monnaies , un certain
nombre de pièces de 20 et de 49 fr . , à l'effigie de S. M. , et gravées
d'après un modèle nouveau.
--
-L'empereur de Russie a envoyé la croix de Saint-Wladimir à
M. Langlez , conservateur des manuscrits en langues orientales de la
Bibliothèque du Roi . On remarquait dans la lettre écrite par le monarque
au savant , la phrase suivante : « Faciliter aux hommes les
moyens de s'entendre , c'est travailler doucement et sûrement à faire
disparaître les préventions nationales , qui les empêchent de se
rendre justice.
་
Un certain nombre d'antiques , achetés en Grèce pour le
prince royal de Bavière , sont arrivés dernièrement à Ostia , à l'embouchure
du Tibre , d'où ils doivent être transportés par terre à
7 OCTOBRE 1815. : 329
Munich . Ce prince avait également fait acheter à Rome le Faune ,
dit de Barberini ; mais le Pape a revendiqué cet antique et l'a fait
placer au Vatican .
- Le roi de Naples a , par un édit du 23 septembre dernier ,
accordé une pension à un descendant du célèbre Beccaria , auteur
de l'ouvrage Des Délits et des Peines.
1
-
Le capitaine Tuckey a été chargé par le gouvernement apglais
de visiter la partie sud - ouest de l'Afrique. Il doit s'embarquer
bientôt pour cette expédition sur le bâtiment le Congo.
-M. James Wathen publiera incessamment à Londres son
voyage fait en 1811 et 1812 à Madras et à la Chine , retournant
par le cap de Bonne- Espérance et l'ile Sainte -Hélène .
On distingue en ce moment parmi les mathématiciens po-
Jonais , M. Dabrouwski , auteur d'un Traité d'arithmétique , de
géométrie et d'algèbre , pour la jeunesse ; M. Poullin , traducteur
de la Planimétrie de Lacroix , et d'un ouvrage sur les sections
coniques ; M. de Sa'thowski , auteur d'un Traité de fortification ;
M. Livet , auteur d'un Aperçu des progrès des sciences mathématiques
pendant les douze dernières années ; M. Magien , professeur
de mécanique à Varsovie , qui a publié des observatious
météorologiques sur la Pologne ; MM. Bohnsez et Bergonzoni , auteurs
d'ouvrages d'architecture civile et militaire.
- Le 4 de ce mois a commencé à Berlin l'exposition des objets
d'art enlevés au Musée de Paris.
-
T
Le sculpteur Canova doit se rendre de Paris à Londres , pour
tre consulté sur le monument que le gouvernement va faire ériger
f'honneur de l'armée britannique. en
Nous devons aux soins et aux utiles travaux d'une
dame , de nouveaux Chauffe- pieds économiques , appelés
Augustines , du nom de l'inventeur. Ce petit meuble est
tellement nécessaire aux femmes , qu'on le trouve également
dans la cabane du pauvre et dans la maison du riche ; tel
qu'il est généralement construit , il présente de grands inconvéniens
dans son emploi ; car , outre le danger pour
les personnes délicates ou renfermées dans un petit espace
, de respirer l'odeur désagréable et le gaz délétère
quis exhalent du charbon en combustion , et dont le moindre
effet est , sinon d'asphyxier , au moins d'occasionner
des maux de tête , des défaillances , des malaises insuppor
330 MERCURE DE FRANCE .
tables , combien d'incendies ont été occasionnés par les
chauffrettes !
Les femmes ont de tout temps reconnu et redouté ces
graves inconvéniens ; mais le besoin d'éviter le froid les a
forcées de les supporter , en désirant ou en attendant que
quelqu'un pût trouver un moyen d'y remédier.
Madame Augustine Chambon de Montaux , à qui les
sciences sont redevables d'un des meilleurs traités connus
sur l'éducation des abeilles , et dont les loisirs sont partagés
entre la culture des arts et les oeuvres de bienfaisance ,
a entrepris cette tâche difficile , dans le double but d'être
utile aux personnes aisées et aux malheureux , en procurant
quelques jouissances aux premiers , et des secours aux
antres , auxquels elle destine l'excédant de ses déboursés.
Elle est parvenue au perfectionnement qu'elle cherchait ,
en appliquant la chaleur d'une lampe à courant d'air , à
chauffer un bain de sable contenu dans une boîte de cuivre.
La nouvelle chauffrette de son invention est non -seulement
exempte des défauts que l'on reproche aux anciennes
; mais , entre ses mains , elle est devenue susceptible
de plusieurs applications infiniment précieuses . Après,
avoir atteint le but principal , celui de tenir chaudement
les pieds , madame Chambon est parvenue , au moyen de
différentes modifications apportées à ses Augustines , à les
rendre propres à une infinité d'usages . On peut , à l'aide
de cette ingénieuse machine , procurer aux malades , outre
les avantages d'une veilleuse , les boissons ou les alimens
chauffés au degré convenable , des fumigations ou bains
de vapeurs , et même des linges secs et chauds , dont en
plusieurs cas , et sur-tout quand une femme nourrit , on
peut avoir besoin pendant la nuit . On peut , en outre , user
des Augustines en voiture , et conséquemment en voyage ,
tout aussi librement que dans un appartement. Enfin madame
Chambon a poussé l'attention jusqu'à rendre son
meuble propre à être employé par les hommes , sous la
forme de pupître de pieds , de chancellière , etc.: il est
OCTOBRE 1815. 331
à
même susceptible de recevoir des ornemens très -élégans ;
en un mot , c'est un véritable bijou , dont l'application
peut varier à l'infini ,
l'on en fera usage. mesure que
Cette Chauffrette nouvelle , pour laquelle madame
Chambon a obtenu les suffrages de la Société d'encouragement
, se trouve chez M. Lefebvre , rue du Paon , no.
Le prix , depuis les plus communes jusqu'aux plus ornées
, varie de 16 fr. à 60 fr. On trouve au même dépôt de
l'huile à brûler , très- pure et appropriée au service des
Augustines.
8.
f1
1 112
"
MERCURIALE.
3:
15 octobre. - M. Boutard paraît avoir renoncé tout-àfait
aux beaux- arts , il se jette maintenant à corps perdu
dans la littérature et la politique. Les lecteurs du Journal
des Débats ne s'accommodent pas de cet arrangement , qui
les prive des articles pseudonymes de M. Girodet . M. Boutard
ne pourrait-il pas trouver quelqu'un qui voulût faire
pour la politique ce que M. Girodet faisait pour les arts.
- 16 octobre. Le flâneur de l'Aristarque donne aujourd'hui
la description d'un bal d'opinion ( comprenne qui
pourra ) qui a eu lieu , dit- il , chez la comtesse de ***
Si cette dame donne jamais un bal d'esprit, le flâneur
court risque de n'être pas invité .
16 octobre.―Le théâtre Feydeau est sous l'influence
de Lucine , et le travail qu'elle impose à trois aimables
actrices suspend leur service à la cour de la Muse lyrique ;
leur fécondité produit la stérilité , etc. , etc. Qui donc écrit
fontes ces gentillesses ? Trissotin serait-il ressuscité ? Non ,
messieurs ; c'est le rédacteur des feuilletons de la Quotidienne
: quelle perte a faite le Journal de Paris!
-
La seconde nouveauté donnée au Vaudeville , sous la
direction de M. Désaugiers , ne vaut guère mieux que le
Boulevard de Gand. Si le nouveau directeur n'y prend
garde et laisse passer des pièces comme la Pompe funèbre,
il sera bientôt obligé d'afficher l'enterrement du Vaudeville.
— 15 octobre. Chaque chose en son temps , dit la
Quotidienne du 15 octobre ; et dans le moment où la
garde nationale est la seule force armée qui veille à la
police et au maintien de l'ordre dans la capitale , cejournal
publie les réflexions d'un prétendu citoyen de Paris qui
annonce franchement qu'il n'a jamais monté sa garde et
qu'il n'en montera pas tant qu'on n'aura pas changé les
OCTOBRE 1815, 333
officiers qui lui déplaisent. La Quotidienne approuve fort
cette conduite . Que serait devenu Paris , si tout le monde
eût agi comme ce bon citoyen et raisonné comme la Quotidienne
? Question oiseuse à laquelle ces messieurs ne se
donneront pas la peine de répondre .
- JOURNAL GENERAL. 11 octobre. Dans un article de
M. Salgues , sur Mlle . Lenormand , on remarque la plirase
suivante : « Si l'univers était régi par des agneaux , on
» pourrait quelquefois se moquer de leurs ordres ; mais
» quand le lion parle , il est sûr d'ètre obéi . »
- 14 octobre. Après avoir lu un article où l'on rend
compte d'un aperçu sur la situation politique des États-
Unis d'Amérique , et qui est signé J. J. on dit : C'est déjà
signer comme un grand homme , il ne reste plus qu'à
ccrire comme lui.
"
Les jésuites viennent d'être rétablis à Modène ; ce
n'est pas le Mémorial religieux , c'est le Courrier qui annonce
cette nouvelle.
M. de Montigny a publié un ouvrage pour prouver
la nécessité de supprimer les Chambres et de rétablir les
anciens paricmens : chacun son goût.
-
- On a bien tort , disait -on , de soupconner les intentions
de certains journaux ; le mot constitution y est sou
vent répété ; oui , comme le niot libertas est écrit aù de
vant des prisons à Gènes .
Application d'un grand principe de Rousseau : « Qnel-
» ques philosophes , dit -il , dans son Discours sur l'origine
» de l'inégalité , ont avancé qu'il y a plus de différence de
» tel homme à tel homme que de tel homme à telle bėte : »
Nous ne sommes embarrassés du choix des exemples. que
-Une feuille du 14 octobre , sous les monogrammes
Aj . C. S. P. , nous donne sur les convenances un artic'e
où il a oublié que la première de toutes , dans un journal ,
est de n'être pas ennuyers.
? M.
15 octobre L'Aristarque dit que Perlet a para sur la
scène avec l'embarras d'un très -jeune homme , et qu'il å
joué le barbier philosophe , qui fait la barbe à tout le
monde. Comme les énigmes regardent le Mercure , nous
donnerons le mot de celle-ci : C'est le barbier de Sévillé.
-
16 octobre. L'Aristarque attribue les Pendanges ,
pièce qu'on va donner aux Variétés , à deux auteurs dont
354 MERCURE DE FRANCE .
le mariage littéraire nous a souvent valu des enfans d'esprit.
En lisant cette phrase si précieuse , M. M... ne va-t-il
pas
crier au voleur ?
M. de R ..... avait écrit dans tous les journaux qu'if
allait attaquer en calommie MM . Théaulon et Dartois . Ces
menaces ont fini par la réconciliation la plus édifiante. Cela
rappelle la fin de l'épigramme de Boileau sur sa réconciliation
avec Perrault :
-
Mon embarras est comment
On pourra finir la guerre
De Dartois et du parterre .
- La rue de Castiglione est vraiment la rue des merveilles
on y voit en ce moment le superbe vaisseau de
cent quarante pièces de canon ; le plan en relief de l'île
Sainte-Hélène ; la belle géante ; le gras garçon âgé de.
neuf ans , portant cinquante- quatre pouces de circonfé→
rence et pesant deux cent quarante livres ; la voiture nomade
; la jolie Bavaroise qui l'emporte de quatre -vingts
livres sur son jeune voisin ; le cabinet des illusions ; les puces
travailleuses ; le rhinocéros vivant ; enfin le noble jeu du
Carrousel . Tout cela n'est pourtant rien en comparaison
de ce qui va être incessamment offert à la curiosité publique.
Précisément entre le rhinocéros et les puces travailleuses
on fait une nouvelle construction sur laquelle
chacun s'épuise en conjectures ; nous croyons en avoir
découvert la destination , et nous nous empressons d'en
faire part à nos lecteurs . S'il faut ajouter foi aux rapports
qui nous ont été faits , bientôt l'enseigne va se déployer
et l'on entendra le paillasse Obligé , crier en frappant sur
le tableau avec sa baguette : « Entrez , entrez , messieurs ,
ici l'on voit les Nains Vert , Blanc , Couleur de Rose ,
Lilliputiens au physique et au moral , qui , malgré leur
petite taille , pèsent chacun deux fois autant que le rhinocéros
; ici l'on voit le Géant Noir et le Géant Vert , qui ,
avec leurs griffes , leur massue , et tout leur esprit réuni , ne
pèsent pas une once ; entrez , messieurs , entrez, on vacomOCTOBRE
1815. 335
mencer , il sont encore vivans, ils n'en coûte que deux sous ;
si vous ne faites pas un bon somme pendant la séance , on
vous rendra votre argent à la sortie .... Au bureau ! messieurs
, au bureau ..... ! » Voilà ce qu'on entendra bientôt
dit-on , dans la rue de Castiglione ; on assure même que
outes les places sont retenues pour l'ouverture...
-Le cinquième numéro du Nain Rose renferme une sa .
tire, ou plutôt une diatribe sur les conseils de discipline des
légions de la Garde nationale parisienne : l'auteur les compare
, avec autant de décence que de justesse , à des petite
tribunaux révolutionnaires .
-On se demande avec inquiétude, après avoir lu cet ingénieux
article qui dénote une connaissance approfondie des
localités de la maison d'arrêt de la Garde nationale , si
l'aimable auteur de Perruque et Redingotte , dont on reconnaît
aisément la plume élégante et facile , aurait eu
quelques démêlés de la nature de ceux qu'il déplore avec
le 3 bataillon de la 3e légion , dont chacun sait qu'il fait
partie ? S'il en était ainsi , cette légion serait responsable
à la république des lettres d'une détention qui nous prive
peut-être d'un chef- d'oeuvre comparable aux Dervis , aux
Brigands sans le savoir , à Thibaut comte de Champagne.
336 MERCURE DE FRANCE.
AVIS.
317 0
Le prix de la souscription au MERCURE DE FRANCE est,
de 5 fr. pour un mois , 14 fr. pour trois mois , 27 fr. pour
six mois, et 50 fr . pour l'année..
On ne peut souscrire que du premier de chaque mois.
-En cas de réclamation , on est prié de joindre une
des dernières adresses imprimées , ou d'indiquer le
numéro de la quittance.
Les souscriptions , lettres , livres , gravures , etc. ,
doivent être adressés , franc de port , au directeur da
Mercure de France , rue Mazarine , no . 30. Aucune
annouce ne sera faite avant que cette formalité n'ait été
observée.
-
1
De l'Imprimerie de GUEFFIER , rue Guénégaud .
MERCURE
DE FRANCE.
POLITIQUE.
EXTÉRIEUR.
AMÉRIQUE.
Le gouvernement des Etats-Unis a signé , le 12 juillet ,
un traité de paix avec le dey d'Alger , à qui il en a dicté les
conditions .
Un traité de commerce conclu avec la Grande-Bretagne
garantit le commerce des Etats- Unis avec les Indes orientales
sur le même pied qu'avant la guerre ; une parfaite
égalité régnera dans les droits de douanes , et les commercans
des deux nations seront traités sur le pied de ceux des
deux nations les plus favorisées .
Le traité ne statue rien sur le commerce du Canada et
des ludes occidentales , ni sur le trafic avec les Indiens.
Le président a fait signifier aux négocians , qu'attendu
la paix des Etats-Unis avec l'Espagne , il serait agi contre
ceux qui se permettraient des expéditions illicites pour les
colonies espagnoles.
Les prétentions des Anglais sur les Florides sont en ce
moment un sujet d'inquiétude et seront peut-être plus tard
une cause de mésintelligence entre les Anglais et les Américains
.
Malgré les croisières anglaises , il arrive toujours de
temps en temps quelques cargaisons de nègres aux îles.
Un Français nommé M. Dorion a trouvé un nouveau
moyen simple et commode de purifier le sucre de canne.
Au moment de l'ébullition du vesou , on jette dans la chaudière
une certaine quantité d'écorce de l'orme pyramidal .
Cette découverte lui a été richement payée ; il a obtenu
22
338 MERCURE DE FRANCE.
pour la communication de son secret , 400,000 fr. des
Anglais et 200,000 des sucreries de la Guadeloupe et de la
Martinique.
Le feu de la guerre civile continue de dévorer l'Amérique
espagnole. Au 16 août , l'armée royale de Morillo , qui ,
à son arrivée , était forte de 10,000 hommes , était réduite
de moitié par les maladies et les désertions. Avec ce peu
de forces il se proposait d'assiéger Carthagène et d'occuper
la nouvelle Grenade .
Les indépendans assiégeaient Guyano . Les nouvelles du
Mexique annonçaient aussi qu'ils étaient maîtres de Tampuco
et d'Acapulco ; qu'ils menaçaient Mexico et Vera-
Cruz , et que leurs troupes s'avançaient sur le Pueblo et
près de Gapalo .
L'insurrection avait éclaté dans la province de Lima , et
le vice -roi , le marquis de Concocélia , avait émis une
proclamation , où il menaçait les rebelles de 200,000
soldats espagnols .
TURQUIE.
Les bruits d'une rupture entre la Russie et la Porte
Ottomane étaient fondés sur des mouvemens de troupes
de nature à leur donner quelque consistance. On doute
encore cependant que la guerre se rallume de ce côté .
Les Serviens poursuivent à-la-fois, par des négociations
et par les armes , le redressement des torts et vexations
dont ils accusent les agens de la Sublime Porte . Celle ci
paraît entretenir des relations très-amicales avec l'Autriche
dont elle protège le commerce auprès des régences barbaresques
.
Le capitan-pacha fait la guerre aux pirates qui infestent
l'archipel.
La fête du bairam a douné plus d'activité aux ravages
de la peste , au moyen du grand concours de monde que
cette cérémonie avait attiré .
assure
Les nouvelles d'Egypte paraissent alarmantes , et l'on
que l'armée du gouverneur Mehemed Ali Pacha
est en pleine insurrection , et l'a forcé de se reufermer
dans la citadelle au Caire .
On ne doute plus aujourd'hui que ce qu'on avait dit
d'une révolution à Smyrne ne soit un conte dénué de tout
fondement.
ALLEMAGNE.
Les troupes des différentes puissances du Nord et de
•
OCTOBRE 1815. 339
Allemagne centrale sont en pleine marche pour rentrer
dans leurs états respectifs .
et
Tandis que l'Empereur d'Autriche se rend à Milan , traversant
la Suisse , celui de Russie a dû s'arrêter en Silésie
pour passer la revue du premier corps de ses troupes ,
delà à Berlin , où il accorde encore quelques jours aux
plaisirs qui l'y attendent avant de rentrer dans son empire
en visitant son nouveau royaume de Pologne.
Le Danemarck s'occupe de faire sa paix avec la régence
de Tripoli et d'obtenir les indemnités qui lui ont été promises
pour la cession qu'il a faite de la Norwège à la
Suède .
La liberté de la ville de Cracovié la mettra sur le pied
des villes anséatiques.
Les États de Wurtemberg convoqués pour le 16 octobre
, donnent l'espérance au peuple de ce royaume de
voir terminer les difficultés nées des réformes que le roi
avait proposées aux anciennes constitutions du royaume.
La Prusse a pris possession de la Pomeranie Suédoise .
L'Autriche porte beaucoup de forces du côté de ses
frontières orientales , sans doute pour ménager ses provinces
d'Allemagne ; d'ailleurs la victoire n'a pas amélioré
ses finances ; et le gouvernement a annoncé que les
circonstances ne lui permettaient pas encore de diminuer
le fardeau des impositions .
La cour de Saxe ne se fait remarquer que par ses sévères
économies .
On a publié à Hambourg un écrit remarquable , attribué
à un agent d'une grande puissance du Nord , sur la nécessité
de ne point affaiblir la France .
On parle de la réunion à Bâle d'un congrès de ministres
de toutes les puissances. On suppose qu'il serait chargé
de terminer , dans tous ses détails , l'oeuvre de la pacification
générale.
Le roi des Pays-Bas a ouvert le 16 , à La Haye , J'assemblée
des Etats-généraux , leur premier travail duit
avoir pour objet un projet de finances , tendant à combler
le déficit dans les revenus de l'Etat , occasionné par
les événemens actuels .
Les sociétés secrètes continuent d'occuper et de diviser
les esprits en Allemagne. Les uns les attaquent , les autres
les défendent . Ou va publier à Berlin deux écrits , l'un du
professeur Zenué , l'autre du conseiller intime Niebuhr.
Tous les deux ont pour but de réfuter le dernier ouvrage
340 MERCURE DE FRANCE .
de M. Schmalz , et de justifier l'association secrète , dite
le Tugend-Bund.
ANGLETERRE.
Le prix de l'or et de l'argent continue de baisser en
Angleterre , ce qui est l'effet et la preuve de la grande
quantité de numéraire que les événemens politiques font
affluer à Londres .
a connu avec
C'est par les journaux anglais qu'on
quelques détails les bases de la paix entre les alliés et
la France . Ce ne sont pourtant que des conjectures.
Dans plusieurs ports , les matelots se sont mis en tête
de régler le nombre d'hommes dont les propriétaires des
navires devaient former leurs équipages. Il en est résulté
des troubles sérieux et l'interruption de la navigation sur
plusieurs points .
Ces tumultes se sont sur- fout manifestés à Aberdeen , à
Nortschields , à Newcastle , Hull , etc.
Le gouvernement a pris des mesures de rigueur pour
ramener la subordination parmi les mutins.
Le parlement est prorogé au 1º . février.
gouverne-
Les troubles d'Irlande fixent l'attention du
ment britannique . Les catholiques se plaignent de l'esprit
de prosélytisme du clergé anglican , qui emploie toutes
sortes de séductions , principalement pour enlever les enfans
à la foi de leurs pères .
Des rassemblemens armés troublent la tranquillité publique
, au point que les journaux du pays ont proposé
sérieusement de changer les diligences en espèces de forteresses
ambulantes armées de petites pièces d'artillerie.
Les affaires des Grandes - Indes ont nécessité l'envoi de
renforts de troupes . Cependant on a reçu dernièrement
la nouvelle d'une victoire sur l'armée des Goorkahs qui
assure aux Anglais la supériorité dans la province de
Maloun.
ITALIE.
Le roi de Naples s'occupe de porter au complet sa force
militaire . Une amnistie rappelle les déserteurs à leurs drapeaux.
L'armée doit être réorganisée pour le mois de
janvier. Des troubles dans les Abruzzes paraissent avoir
nécessité les mouvemens de quelques troupes autrichiennes.
On y a aussi , envoyé trois régimens de cavalerie napolitaine
.
A Rome le gouvernement papal manifeste d'un côté
OCTOBRE 1815. 341
beaucoup d'activité dans sa politique , et de l'autre défend
à ses sujets de s'en mêler. Il paraît occupé de relever
sa puissance temporelle , remet en avant ses droits de
suzeraineté sur le royaume de Naples , ses prétentions sur
Parme et Plaisance , et ne se rebute pas du peu d'attention
que les puissances semblent apporter à ses réclamations .
En même temps il interdit , surtout aux ecclésiastiques ,
de traiter en chaire rien de ce qui a rapport aux affaires
publiques, d'écrire des Gazettes ou des livres sur ces mêmes
matières ; il poursuit aussi les sociétés maçoniques , remet
les ouvrages philosophiques et les romans à l'Index .
La cour d'Autriche , après le couronnement de l'empereur
à Milan , doit visiter Rome.
Des corsaires barbaresques infestent les côtes de l'Italie .
On s'étonne toujours que l'Europe , dont plusieurs pavillons
sont actuellement insultés par ces pirates , ne fasse
point cause commune pour réduire ces gouvernemens , et
les forcer à reconnaître le droit des gens et la foi due
aux traités .
Le pape a ordonné des prières publiques dans ses états.
ESPAGNE.
L'Espagne est toujours livrée à une agitation sourde au
milieu de laquelle , cependant , le pouvoir du roi tend à
s'affermir. Le manque d'argent a forcé le gouvernement
à retarder la marche des troupes. Une audacieuse entreprise
a été tentée par le général don Juan Diaz Porlier ,
dit le Marquesito , ou le petit marquis. Ce général s'était
distingué dans les guerres contre les Français ; aujourd'hui
son attachement aux opinions des Cortès lui a
fait prendre les armes contre son roi.
Un coup de main hardi et rapide l'avait rendu maître
de la Corogne , et il menaçait , à la tête de quelques corps ,
et avec des proclamatious incendiaires , d'étendre dans la
Galice l'incendie qu'il avait allumé . La même cause qui
lui avait donné des soldats ( le manque d'argent ) les lui a
retirés . Il a été attaqué à table , et après une vive résistance
, conduit en prison . Amené le 28 septembre à la Corogne
avec quelques-uns de ses adhérens , il y a été condamné
à être pendu . Cette sentence a été exécutée le 3
octobre .
Dans ces circonstances , la cour de Madrid a vu un autre.
esprit de révolution parmi ceux qui approchaient le plus
la personne du prince.
Par des ordres émanés , dit-on , du monarque lui- mêine,
1
342
MERCURE
DE FRANCE.
on a appris le 8 octobre , que le chanoine Escoiquiz , ancien
précepteur du Roi ; son confesseur Ostolaza , le rédacteur
de la Sentinelle Espagnole , plusieurs autresmembres
du clergé , le duc de San -Carlos , le ministre de
la police Echavarri et son ministère , le ministre de la
guerre Ballesteros , et beaucoup d'autres , étaient disgraciés
, et les uns exilés , les autres renfermés. La disgrâce
du duc de San Carlos est cependant adoucie par sa mission
à Vienne en qualité d'ambassadeur.
On avu en ce même moment arriver un officier de chacune
des nations russe , française , autrichienne et prus
sienne.
INTÉRIEUR.
Nous avons indiqué sommairement , dans les deux numéros
précédens , l'ouverture des Chambres et leurs premiers
travaux. Nous allons revenir avec quelques détails
sur ces objets importans.
En ouvrant la session Sa Majesté a exposé notre situation
actuelle avec la noblesse et la dignité qui convenaient
à son grand caractère . Si les plaies faites à l'Etat
sont profondes , S. M. a montré qu'elles ne devaient point
nous abattre . Sa confiance dans la force vitale de l'Etat ,
si l'on peut s'exprimer ainsi , n'a pu qu'augmenter celle
que la nation entière a déjà placée dans les lumières et la
sagesse de son auguste Monarque . Voici ce discours tel
qu'il a été publié par la Gazette Officielle , et qui devient
pour nous , en ces graves circonstances , un monument
historique.
Messieurs ,
« Lorsque , l'année dernière , j'assemblai pour la première
fois les deux chambres , je me félicitais d'avoir, par
un traité honorable , rendu la paix à la France . Elle
commençait à en goûter les fruits ; toutes les sources de la
prospérité publique se rouvraient ; une entreprise criminelle
, secondée par la plus inconcevable défection , est
venue en arrêter le cours. Les maux que cette usurpation
éphémère a causés à notre patrie m'affligent profondement.
Je dois cependant déclarer ici que s'il eût été possible
qu'ils n'atteignissent que moi , j'en bénirais la providence ;
les marques d'amour que mon peuple m'a données dans
OCTOBRE 1815 . 343
>
les momens même les plus critiques , m'ont soulagé dans
mes peines personnelles ; mais celles de mes sujets , de mes
enfans , pèsent sur mon coeur ; et pour mettre un terme à
cet état de choses , plus accablant que la guerre même
j'ai dû conclure avec les puissances qui , après avoir renversé
l'usurpateur , occupent aujourd'hui une grandepartie
de notre territoire , une convention qui règle nos rapports
présens et futurs avec elles . Elle vous sera communiquée
sans aucune restriction, aussitôt qu'elle aura reçu sa dernière
forme. Vous connaitrez , messieurs , et la France
entière connaitra la profonde peine que j'ai dû ressentir ;"
mais le salut même de mon royaume rendait cette grande
détermination nécessaire ; et quand je l'ai prise , j'ai senti
les devoirs qu'elle m'imposait . J'ai ordonné que cette
aunée il fût versé du trésor de ma liste civile , dans celui
de l'Etat , une portion considérable de mon revenu . Ma
famille , à peine instruite de ma résolution , m'a offert un
don proportionné . J'ordonne de semblables diminutions
sur les traitemens et les dépenses de tous mes servijeurs ,
sans exception . Je serai toujours prêt à m'associer aux
sacrifices que d'impérieuses circonstances imposent à mou
peuple. Tous les états vous seront remis , et vous connaitrez
l'importance de l'économie que j'ai commandée
dans les départemens de mes ministres et dans toutes les
parties de l'administration . Heureux si ces mesures pouvaient
suffire aux charges de l'Etat ! Dans tous les cas , je
compte sur le dévouement de la nation et sur le zèle des
deux chambres .
>> Mais , messieurs , d'autres soins plus doux et non
moins importans vous réunissent aujourd'hui c'est pour
donner plus de poids à vos délibérations , c'est pour en
recueillir moi -même plus de lumières , que j'ai créé de
nouveaux pairs et que le nombre des députés des départemeus
a été augmenté . J'espère avoir réussi dans mes choix ,
et l'empressement des députés dans ces conjonctures difficiles
est aussi une preuve qu'ils sont animés d'une sincère
affection pour ma personne et d'un amour ardent de la
patrie .
>> C'est donc avec une douce joie et une pleine confiance
que je vous vois rassemblés autour de moi , certain
que vous ne perdrez jamais de vue les bases fondamentales
de la félicité de l'Etat , union franche et loyale des chambres
avec le Roi , et respect pour la charte constitution ,
nelle. Cette charte , que j'ai méditée avec soin avant de la
donner , à laquelle la réflexion m'attache tous les jours
344
MERCURE
DE FRANCE
.
davantage , que j'ai juré de maintenir , et à laquelle vous
tous , à commencer par ma famille , allez jurer d'obéir ,
est sans doute , comme toutes les institutions humaines ,
susceptible de perfectionnement ; mais aucun de nous ne
doit oublier qu'auprès de l'avantage d'améliorer est le
danger d'innover. Assez d'autres objets importans s'offrent
à nos travaux : faire refleurir la religion , épurer les moeurs ,
fonder la liberté sur le respect des lois , les rendre de plus
en plus analogues à ces grandes vues , donner de la stabilité
au crédit , recomposer l'armée , guérir des blessures
qui n'ont que trop déchiré le sein de notre patrie , assurer
enfin la tranquillité intérieure , et par- là faire respecter la
France au- dehors , voilà où doivent tendre tous nos efforts.
Je ne me flatte point que tant de biens puissent être
l'ouvrage d'une session ; mais si à la fin de la présente
législature on s'aperçoit que nous en ayous approché ,
nous devrons être satisfaits de nous. Je n'y épargnerai rien ,
et , pour y parvenir , je compte , messieurs , sur votre
coopération la plus active. »
Lorsque nous avons parlé des premiers travaux de la
chambre des députés , nous avons omis d'indiquer la formation
de son bureau.
Parmi les candidats pour la présidence qui lui ont été
présentes , le Roi a fait tomber son choix sur M. Lainé ,
le premier de ces candidats .
Il avait eu pour concurrens MM. le prince de la Trémouille
, de Grosbois , Chillaud de la Rigaudie et Clermont-
Mont - Saint-Jean.
Les quatre vice présidens sont MM . Bellart, de Grosbois ,
Faget de Baure et de Bouville ; et les quatre secrétaires
MM. Cardonnel , Hyde de Neuville , de la Maisonfort et
Tabarié.
Lorsque le président d'âge , M. Cocliar , présenta au
Roi la liste des candidats à la présidence , S. M. voulut
bien lui témoigner combien elle était satisfaite de l'esprit
qui avait animé la chambre dans cette première opération ,
et daigna dire qu'elle augmentait sa confiance et fortifiait
les espérances qu'on avait pu fonder sur sa sagesse et ses
principes. S. M. ajouta : « Je m'estime heureux de trouver
» dans la presque unanimité des voles en faveur de
» M. Lainé , l'assurance que je fais quelque chose
» d'agréable à la chambre en le nommant pour la pré-
>> sider . »>
Dans les séances des 16 et 18 ont été présentés à la
OCTOBRE 1815. 345
chambre des députés , par LL. EE. le ministre de la justice
et le ministre de la police , deux projets de loi : le premier
pour la répression des cris séditieux et autres attentats
soit contre la diguité et la personne du Roi et des princes ,
soit contre la sûreté de l'Etat ; et le second tendant à investir
le gouvernement du pouvoir momentané de détenir
et mettre en surveillance les prévenus de crimes de même
nature , lorsqu'ils ne seraient point traduits aux tribunaux .
Voici le texte des articles de ce second projet , tels qu'ils
ont été présentés par M. de Cazes et adoptés lundi par la
chambre des députés.
Art. Ier. Tout individu , quelle que soit sa profession
civile , militaire ou autre , qui aura été arrêté comme prévenu
de crimes ou délits contre la personne ou l'autorité
du Roi , contre les personnes de la famille royale ou
contre la sûreté de l'Etat , pourra être détenuejusqu'à l'expiration
de la présente loi , si , avant cette époque , il n'a
été traduit devant les tribunaux.
2. Les mandats à décerner contre les individus prévenus
d'un des crimes mentionnés à l'article précédent , ne pourront
l'être que par les fonctionnaires à qui les lois confient
ce pouvoir. Il sera , par eux , rendu compte dans les
vingt-quatre heures, au préfet du département , et par celui-
ci au ministre de la police générale , qui en référera au
conseil du Roi.
Le fonctionnaire public qui aura délivré le mandat ,
sera tenu , en outre , d'en donner connaissance dans
les vingt- quatre heures au procureur du Roi de l'arrondissement
, lequel en informera le procureur- général qui en
instruira le ministre de la justice .
3. Dans les cas où les motifs de prévention ne seraient
pas assez graves pour déterminer l'arrestation , le prévenu
pourra provisoirement être renvoyé sous la surveillance
de la haute police , telle qu'elle est réglée au chap . 3 du
liv. 1 du code pénal.
Et si la présente loi n'est pas renouvelée dans la prochaine
session des chambres , elle cessera de plein droit
dans son effet .
,
Dans la discussion à laquelle ce projet a donné lieu ,
M. Tournemine a combattu le projet. M. Royer-Collard
l'a défendu en proposant une nouvelle rédaction . M. Hyde
de Neuville a voté pour le projet sans amendement .
M. le Voyer-d'Argenson a soutenu l'opinion de M. Tournemine.
M. le baron Pasquier et M. Chiflet ont parlé dans
le sens du projet , mais avec des amendemens . D'autres
346 MERCURE DE FRANCE.
orateurs , et particulièrement M. de Cazes , développent
les motifs qui l'ont dicté , et insistent pour l'adoption .
La discussion étant fermée , la chambre a voté au scrutin
, et le projet a été adopté à une très-grande majorité.
Le nombre des votans était de 350 ; 294 suffrages ont été
pour l'adoption , et 56 contre .
Le premier projet présenté pour la répression des cris
séditieux , etc. , a été modifié par des amendemens auxquels
le Roi a donné son consentement .
Nous le ferous connaitre dans le prochain numéro , d'après
les résultats de la discussion à laquelle il est soumis .
NOUVELLES DIVERSES.
Dans ces derniees jours il y a eu beaucoup de mouve
ment parmi les troupes des diverses puissances alliées,
Des corps prussiens ont quitté Paris ; d'autres , qui s'étaient
avancés dans les contrées de l'Ouest , sont revenus vers la
capitale. A la suite de la grande revue de l'armée autrichienne
à Dijon , plus de 60,000 hommes se sont mis en
marche sur quatre colonnes vers le Rhin . Elles ont dû êtae
suivies par les Wurtembergeois et les Hessois qui étaient
cantonnés dans les départemens de la Nièvre et de l'Allier ,
Les prisonniers français en Angleterre ont transmis au
Roi , dans plusieurs adresses , l'expression de leurs sentimens
de respect et d'attachement pour sa personne sacrée
, et d'obéissance à son autorité .
Par diverses ordonnances S. M. a conservé jusqu'au
mois de janvier sa garde actuelle , jusqu'à ce que sa nouvelle
garde soit formée ; une commission d'officiers supérieurs
a été formée à l'effet d'examiner les titres des militaires
qui pourront être remis en activité. M. le baron de
Barante a été nommé directeur des impositions indirectes
.
Dimanche , 22 octobre , les quatre premières légions de
la garde nationale parisienne , et deux escadrons de la garde
à cheval ont passé la revue du prince colonel général ,
S. A. R. Mon frère , qu'accompagnait le commandant en
chef , maréchal Oudinot. Plusieurs étrangers de distinction
, et particulièrement lord Wellington , ont assisté à
cette belle revne .
S. M. a paru, au balcon du gros pavillon avec Mme, la
duchesse d'Angoulême , et elle a été saluée par les plus
vives acclamations . S. M. a témoigné sa satisfaction en ces
termes : « Mon frère , M. le maréchal , je suis très- conOCTOBRE
1815 . 347
» tent de tout ce que j'ai vu . C'est avec un nouveau plaisir
» que je me trouve au milieu de la garde nationale . Les
>> circonstances sont heureusement changées depuis la
» dernière revue que j'ai passée , mais plus heureusement
» encore son esprit est toujours le même. >>
Les huit autres légions passeront la revue dimanche .
L'explosion d'une partie des magasins à poudre formés
à Soissons , a causé dans cette ville d'affreux ravages . Le
Roi s'est empressé de venir au secours de ses infortunės
habitans , en leur assignant un secours de cent mille fr.
sur sa cassette.
Plusieurs des théâtres de Paris ont annoncé des représentations
extraordinaires au bénéfice des malheureuses victimes
de cc déplorable événement .
Deuxième épitre du Diable à Napoléon Buonaparte .
:
Il paraît que le diable ne parle pas également bien toutes.
les langues celui - ci écorche impitoyablement le francais
; et quoiqu'il ait pris le nom brillant de Lucifer
nous le regardons comme un pauvre diable´subalterne
dont l'éducation n'est pas finie. Si l'enfer nous envoyait
souvent de pareils pamphlets , on serait tenté de dire
tout le contraire du proverbe , il a de l'esprit comme un
diable.
LITTÉRATURE.
CORRESPONDANCE DRAMATIQUE.
Du 20 octobre.
Où étiez -vons donc hier au soir , monseignenr ? Vous
écoutiez peut-être tristement dans une salle bien obscure ,
et du fond d'une loge à demi éclairée par quelques bougies
( 1 ) , un des lamentables drames du lamentable
M. Kotzebue ; tandis que nous , heureux Parisiens , nous
nous précipitions en foule dans la salle de l'Opéra , plus
( 1 ) Dans plusieurs villes d'Allemagne , les salles de spectacle no
sont point éclairées , comme les nôtres , par des lustres . On allume
devant chaque loge un certain nombre de bougies , ou même de
chandelles , suivant la qualité des personnes qui l'occupent .
348
MERCURE DE FRANCE.
brillante encore que de coutume par la réunion des plus
jolies femmes de Paris et de Londres , par l'éclat des parures
les plus élégantes , des uniformes les plus riches , et
par les couleurs variées de ces larges rubans que les grands
personnages ont toujours soin de mal cacher , même lorsqu'ils
vont en petite loge . Vous cherchez quelle pouvait
être la cause d'un semblable concours : un jeudi , un des
jours consacrés au repos par les dieux et les héros de
l'Opéra ? C'était , mouseigneur , cette représentation
extraordinaire
dont on parlait déjà avant votre départ , et à
laquelle vous désiriez si vivement assister ; une représentation
au bénéfice de votre acteur chéri , de Talma . Les
uns disent qu'elle lui a été accordée pour le dédommager
d'être resté toute l'année à son poste ; les autres assurent
que ce sont des adieux solennels , et qu'il part pour l'Augleterre
ainsi vous auriez encore le plaisir de le voir cet
hiver à Londres , si vos projets se réalisent. Il y jouera ,
dit-on , la tragédie dans la langue du pays qu'il parle fort
bien; peut-être produira -t -il alors plus d'effet sur les
Anglais , car je n'ai pas remarqué sans surprise leur impassibilité
pendant toute la représentation
d'hier. L'acteur.
semblait cependant avoir choisi les pièces qui pouvaient
le plus flitter le goût et l'orgueil de cette nation. On
donnait Hamlet et Shakespear amoureux ; il n'aurait pas
pu mieux faireà Loudres . Mais le fils du roi de Danemarck,
réduit aux proportions de la scène française , aura sans
doute paru mesquin et sans effet aux yeux des romantique ,
insulaires ; peut- être aussi le lieu de la représentation
feur
faisait-il espérer quelque étalage de machines et de spectacle,
peat - être s'attendaient - ils à voir au moins l'ombre ;
mais elle n'a point paru.
Pour nous , qui ne sommes point accoutumés à transporter
sur la scène la fantasmagorie de Robertson , le
spectre vengeur est présent quoique absent ; et grâce au
talent magique de l'acteur , on voit qu'il l'obsède , qu'il
l'essiège le malheureux prince le fuit saus pouvoir se
dérober à sa poursuite , il l'implore sans pouvoir en obtenir
de repos . C'est dans ces momens de trouble et de
délire que Talma est sur-tout admirable . Mais vous diraije
mou sentiment tout entier ? je crois que le talent de-
Talma , s'il n'en régait pas l'usage avec beaucoup de cirsouvent
besoin que d'une situation ; le prestige de la poés e
lui est inutile pour nous émouvoir , c'est avec les mots les
plus simples de la conversation qu'il porte souvent la terreur
à son comble. Vous l'avez entendu prononcer le fameux
OCTOBRE 1815. 349
T
qu'en dis-tu ? de Manlius ; dans Hamlet il y a un je ne
puis ! où il est de la même force. Ce talent de l'acteur
peut aussi porter les poètes à traiter des sujets qui offrent
plutôt des situations de mélodrames que des scènes vraiment
tragiques. Mais , en vérité , je parle à votre altesse
comme si nous avions des poètes tragiques , et comme si
les comédiens étaient dans l'usage de jouer des nouveautés;
pardon , monseigneur , de cette distraction . M. Duchesnois
a secondé Talma avec succès dans plusieurs
scènes. De toutes nos actrices c'est incontestablement
celle qui sait rendre avec le plus d'énergie les passions
profondes. Lors de la représentation au bénéfice de
Mm . Huet , les journaux remarquèrent que Mile . Bourgoing
n'avait point chanté son rôle dans Rose et Colas ,
cette fois ils n'auront rien à lui reprocher pour celui
d'Ophélie.
Shakespear amoureux est une petite comédie ou plutôt
un petit proverbe que M. Alexandre Duval a composé, il
y a douze ou quinze ans , pour Talma , qui est loin pourtant
d'y jouer un rôle comique , car il ne parait que pour se
livrer aux transports les plus furieux de la jalousie ; et
quand il vient à un rendez- vous nocturne , à la place de
son rival, c'est avec un aspect si lugubre, qu'il s'en faut peu
que la soubrette ne le prenne pour le spectre d'Hamlet.
Cette bagatelle offre pourtant une jolie scène ; c'est celle
où l'amoureux Shakespear fait répéter à Clarence , sa maitresse
, un rôle que cette actrice doit remplir dans une
de ses pièces. Mile . Mars jouait Clarence ; elle a dit avec
Talma une scène entière de Roméo et Juliette ( la soirée
était toute consacrée aux Anglais et à Shakespear ) , au
lieu de quelques vers de Richard III , qui se trouvent dans
la pièce . Mile. Mars a été probablement bien aise de nous
montrer que, si elle se fut livrée à la tragédie , elle y
aurait été aussi bonne que dans la comédie . C'est uue
petite coquetterie sur laquelle il ne faut pas trop la chicanner
, quoiqu'elle n'ait pour but que de nous donner
des regrets. Talma a encore trouvé le moyen de créer .
dans cette scène un mot admirable , et ce mot est : Je vous
aime. « Je vous aime , s'écrie- t- il , dans la bouche d'un
>> être véritablement enflammé , doit être entendu de tous
» les étrangers , de tous les peuples , du sauvage le plus
» barbare . » Et en effet , quoiqu'il y eût plus des deux tiers
des spectateurs qui ne fussent pas Français , il n'y a eu
personne dans la salle qui ne l'ait compris.
J'aurais peut-être dû faire comme le beau monde , mon350
MERCURE DE FRANCE.
seigneur , et me retirer avant le ballet qui terminait cette
représentation d'apparat ; mais je ne perds pas volontiers
l'occasion de voir danser Mile . Gosselin . Elle a paru sous
les traits de Terpsichore dans le retour de Zéphire . Ce
divertissement de M. Gardel était intitulé dans l'origine la
vallée de Tempé. On peut en réduire l'analyse à ces mots :
Après la pluie vient le beau temps . Des bergers qui dansent
, un orage qui les intorrompt , Zéphire qui ramène le
calme et avec lui les ris , les jeux et les grâces , voilà tout
le sujet. Les pieds de Vestris étaient en verve ; il a voulu
soutenir sa réputation à la face de l'Europe réunie , et il
s'est montré étonnant . Les ailes de Zéphire , portées avec
tant de grâce par Albert , n'auraient point été messéantes
à ce danseur presque sexagénaire. Le spectacle s'est prolongé
jusque après de minuit ; j'en suis encore un peu
étourdi ce matin . Pour me délasser j'irai entendre ce soir
Mile, Palar , jeune élève du Conservatoire , qui a paru pour
la première fois sur le théâtre de l'Opéra-Comique , màrdi
dernier , le même jour où Mile . Saint- Phal débutait aux
Français. Si j'en dois croire un mélomane de mes amis ,
il ne manque à cette jeune virtuose qu'un i ou un o à la
fin de son nom , et , Mme. Catalani exceptée , on ne
pourrait lui comparer personne pour l'étendue et la prodigieuse
flexibilité de la voix. Mais j'ai peur que mon ami
n'oublie que Mes. Duret , Regnault et Boulanger , ne
sont que passagèrement indisposées , et non pas perdues
le théâtre.
pour
26 octobre.
Je l'ai entendue , monseigneur , et en vérité il n'y a presque
rien à rabattre du jugement de mon mélomane ; c'est
un gosier fait pour le disputer aux fauvettes et aux rossiguols
. Figurez -vous l'organe enchanteur de Mme . Boulanl'extrême
légèreté de Mlle . Regnault et l'imperturbager
,
ble justesse des sons de Mine . Duret , avec un goût exquis ,
celui de Garat , dont Mile . Palar est l'élève , et vous aurez
une idée de ses qualités et de son talent comme musicienne.
Comme actrice, il y a bien encore quelque choseà
faire ; mais ce qui manque peut s'acquérir par l'art ; peutêtre
même , quand la debutante en aura moins , sera - t-elle
meilleure : elle a encore la tête toute remplie de ses lecous
du Conservatoire, elle veut faire valoir chaque mot, peindre
chaque situation par un geste ; c'est l'école de Baptiste
ainé. L'habitude du théâtre lui prouvera que tout ce qu'on
apprend au Conservatoire n'est pas bon à conserver , soit
OCTOBRE 1815. 351
dit sans jeu de mots ; elle verra que, si toutes les parties des
décorations étaient également poussées à l'effet , elles choqueraient
le spectateur au lieu de lui faire illusion . J'ai vu
tour-à -tour Mile . Palar dans la Fausse-Magie , dans Euphrosine
et Coradin , dans le Concert interrompu et dans
le Nouveau seigneur : il n'y a que le rôle d'Euphrosine où
elle ait été au- dessous d'elle-même ; il est tout en débit et
veut une actrice consommée ; mais elle a chanté la fameuse
ariette Comme un éclair , l'air du Concert interrompu
et le Droit du seigueur avec toute la perfection imaginable
. Votre altessecroit , peut- être, d'après cela , que cette
actrice est une heureuse acquisition pour Feydeau . Eh bien ,
point du tout ! Et si vous m'en demandez les raisons , je
vous répondrai « in sylvam ne ligna feras , c'est -à - dire
» en Français , ne portez pas d'eau à la rivière . Dans un
» corps paralysé il y apres que toujours éthisie d'un côté et
» pléthore de l'autre ; renforcez donc la partie faible et
» n'ayez pas la maladresse de surcharger celle qui pèche
déjà par un excès d'embonpoint. Or, Mlle. Palar....... >>
Vous riez , monseigneur, et vous trouvez que ceci ressemble
furieusement aux raisonnemens que Sganarelle emploie
pour prouver à M. Géronte que sa fille est muette. Que
voulez-vous ? le journaliste à qui j'enprunte cette éloquente
tirade , est par état , obligé d'aller si souvent au Théâtre
Français , qu'il n'est pas étonnant que ses feuilletons rappellent
les comédies de Molière.
})
Le petit foyer de Feydeau vient d'être fermé aux auteurs
; on n'en dit point les raisons ; mais on assure que ces
Messieurs , piqués au vif, trament un grand complot contre
les comédiens. Il ne s'agirait de rien moins que d'élever
un théâtre rival et de former une grande alliance avec
Mme Catalani ; mais ce ne sont encore que des bruits
sourds , et « rasant le sol de la terre , comme l'hirondelle
avant l'orage ; » s'il éclate , j'aurai l'honneur d'en faire part
à votre altesse .
Les débuts de Mlle. Saint- Phal se poursuivent sans autre
bruit que celui des applaudissemens indiserets que lui prodiguent
quelques partisans trop zélés....... du talent de son
pere . Je l'ai revue dans Céliante du Philosophe marié et
dans Mme . de Clainville de la Gageure. Elle a été dans
ce second début ce que je l'avais trouvée dans le premier ;
offrant toujours un mélange assez bizarre d'a-plomb et de
timidité , d'aisance et de gaucherie . Elle dit avec justesse
les couplets d'apparat ; mais elle n'a pas encore le secre
de lancer ces mots détachés , ces hémistiches isolés qui
352 MERCURE DE FRANCE.
constituent ordinairement le piquant du dialogue. Elle a
manqué absolument la scène du deuxième acte , où Céliante
met inutilement en usage , contre le flegmatique Damon
, toutes les ressources de la coquetterie . C'est cependant
une scène d'un effet sûr au théâtre . Elle a rendu le
cinquième acte avec plus de brusquerie et de mordant , et il
faut lui en savoir quelque gré ; en effet , il doit être fort
difficile pour une jeune personne de prendre le ton assez
étrange qui y règne . Il me semble que c'est une chose
digne de remarque que les seuls vers du Philosophe marié ,
qui excitent le rire du parterre , ne renferment que des
mots amers , ou même des grossièretés . Que le financier
Géronte traite son frère , tombé dans le malheur , comme
un laquais , et dise des injures à son neveu , soit ; puisque
de l'aveu du poète ,
Jamais homme ne fut plus grossier , plus brutal ;
mais que Damon réponde à Céliante qui dit :
Vous prétendez , je crois , me traiter en novice ?
Mon Dieu ! nou , je sais bien que vous ne l'êtes pas ?
et qu'un instant après il lui propose de choisir une nuit
pour vider leurs débats ; certes , voilà ce qu'il est difficile
de concilier avec le bon ton qui doit caractériser dans ses
actions et dans son langage un homme également distingué
par sa naissance et son éducation . Quant à Céliante , qui vit
dans le grand monde où elle vole de conquête en conquête ,
elle n'ouvre presque la bouche que pour accabler de duretés
, tantôt son amant , tantôt son beau- frère , et tautôt sa
soeur. Vous croyez , lui dit cette dernière , n'avoir aucun
défaut.
CÉLIANTE .
. C'est ce qu'en un besoin je prouverais bientôt.
Comment ?
MELITE.
CÉLIANTE.
En faisant voir aisément , ce me semble ,
Qu'en tout point , vous et moi , nous différons ensemble.
Ne voilà- t-il pas un trait bien comique ! et le rôle de
Céliante n'en offre que de cette nature. Je sais bien que
l'on peut dire , en faveur de Destouches , que Céliante est
une coquette , vaine , capricieuse ; oui , j'en conviens , mais
la Célimène du Misanthrope est tout cela , et pourtant il
OCTOBRE 1816 . 353
s'en faut beaucoup qu'elle tienne un pareil langage. Avec
quelle grâce elle médit ! avec quelle ironie fine et mesurée
elle persifle la prude Arsinoé ! tout le monde est percé
de ses traits malins et caustiques , et elle ne profère pas un
mot qui ne soit avoué par le bon goût et le bon ton . Mademoiselle
Saint- Phal , chargée, dans la Gageure, d'un rôle qui
demandait des couleurs moins forcées , a obtenu plus de
succès. Mme. de Clainville est une femme d'un caractère
aussi aimable et aussi poli que celui de Céliante est bourru
et fantasque ; et pour la représenter , Mile. Saint - Phal
n'a eu besoin que d'être elle - même. Damas fait tous
ses efforts pour supporter le poids énorme de la succession
de Fleury ; il a joué le Philosophe marié. Armand
lui a succédé dans le rôle du marquis du Lauret . Cet acteur
a joué aussi dans la Gageure ; je lui ai vu remuer les bras
et les lèvres , et c'est tout ce que j'en puis dire à votre
altesse , je n'ai pas l'habitude du juger les gens sans les
entendre.
Les Caméléons , auxquels les circonstances et une petite
persécution de l'ancienne censure avaient fait une réputation
anticipée , ont paru ce soir sur le théâtre du Vaudeville.
Une douzaine de solliciteurs et de solliciteuses ,
qui font avoir à leurs maris des places superbes dans les
bois des domaines , assiégent l'antichambre d'un certain
comte de Saint- Phar. Le secrétaire du comte , homme
comme j'en souhaite un à votre altesse , qui ferme l'oreille
à la brigue et ne protège que le mérite , veut débarrasser
son maître de ces intrigans . Il répand d'abord le bruit
que M. le comte vient de perdre une grande tante , et
aussitôt tous nos Caméléons de courir prendre le deuif et
de faire retentir l'hôtel de leurs gémissemens ; bientôt
cette première nouvelle est suivie d'une seconde plus,
triste encore , c'est celle de la disgrâce du comte ; on
lui a même déjà donné un successeur , c'est un jeune
homme de vingt- cinq ans , ami de la gaîté la plus folle et,
la plus bruyante. Vous sentez , monseigneur , que pour
lui faire la cour il serait maladroit de paraître en deuil ;
aussi reprend- on sur le champ les couleurs du plaisir .
Vient ensuite le dénouement que vous devinez de reste , et
que les spectateurs prévoient aussi de trop loin . Cette
action , dont le développement pourrait remplir cinq
actes , est étranglée dans les bornes étroites d'un vaudeville.
Pour en couvrir le vice , les auteurs , MM. Moreau ,
Waflard et Bérenger , ont semé leur pièce de mots heu-
23
354 MERCURE DE FRANCE.
reux et de couplets piquans ; ils ont obtenu grâce auprès
du public , je ne me montrerai pas plus sévère ; d'ailleurs ,
on mérite quelque égard lorsqu'on a , comme ces messieurs,
un aussi joli voile ( 1 ) à jeter sur ses fautes.
ADÉLAIDE DE MÉRAN.
Par PIGAULT-LEBRUN , Membre de la Société philotechnique.
Quatre volumes ajoutés aux cinquante - six publiés par
M. Pigault-Lebrun , font de bon compte soixante. On
n'arrive pas toujours à la postérité avec un aussi gros
bagage ; mais comme M. Pigault ne travaille pas pour
elle nous allons essayer de donner une idée de son
nouveau roman.
M. le comte de Méran , ancien chef d'escadre , cordon--
rouge, allié aux premières familles de France , a perdu la plus
grande partie de sa fortune par l'effet de la révolution . Il
vit retiré dans une terre auprès d'Argentan avec sa femme ,
sa fille unique la jeune Adèle , et Jules , fils du marquis de
Courcelles , ami intime de M. de Méran , tué à ses côtés à
la journée de Quiberon ; le marquis de Courcelles mou
rant , a légué son fils à son ami , qui depuis ce moment
lui a servi de père . Jules a vingt ans , Adèle en a seize , ils
s'aiment à la folie comme de raison ; mais Jules a toute la
réserve , toute la timidité d'une jeune fille , Adèle , l'impétuosité
, la hardiesse du jeune homme le plus ardent . Voilà
ce qui n'est pas ordinaire dans la nature , mais fort commun
dans les romans de M. Pigault -Lebrun . L'action du
roman se développe dans des lettres qu'Adèle écrit à
Claire , son amie d'enfance , qui l'a quittée depuis peu pour
épouser M. de Villers . M. de Méran ne parait pas éloigné
d'unir les deux amans , lorsqu'il reçoit une lettre d'un
M. Destouville , oncle de Jules . Cet oncle possède 200,000
liv. de rente , il réclame son neveu pour lequel il annonce
des projets d'établissement , et menace de le deshériter s'il
n'obéit à ses ordres. Jules refuse ses brillantes propositions.
M. de Méran a conservé 40,000 liv . de rente ; mais lorgueil
et l'ambition ne lui permettent pas de croire qu'on
puisse vivre heureux avec si peu de chose , il ne veut plus
(1 ) Le Voile d'Angleterre , charmant vaudeville des mêmes
auteurs.
OCTOBRE 1815 . 355
pourra consentir au bonheur de Jules , qu'au moment où il
lui offrir l'équivalent de la fortune qu'il sacrifie à l'amour.
Comment y parvenir ? M. Rigaud , voisin de M. de Méran
est inventeur d'une machine merveilleuse , à l'aide de laquelle
il prétend fabriquer vingt mille aunes de drap par
mois il ne lui manque que des fonds ; sans consulter , sans
examiner , M. de Méran adople tous ses plans , obtient
pour lui la fourniture des armées , emprunte 500,000 liv .
et le voilà devenu l'associé de M. Rigaud . Les travaux
commencent , Jules les dirige , tout réussit à souhait. Un
jour nos amans se trouvent seuls ; tout - à- coup , dii Adèle ,
nos lèvres se sont rencontrées ... Pour l'honneur de mademoiselle
Adèl nous ne répétons pa : ses expressions car
l'auteur lui a donné une sensibilite et surtout des sens d'une
effrayante énergie. Madame de Véran qui la surprend une
autre fois dans une situation très- critique ; s'occupe d'enpêcher
les tête à tête , lor qu'un événement imprévu vient
plonger les deux familles dans la consternation . Une lettre
de Paris annonce que les fournitures de M. Rigaud sont
détestables ; le gouvernement exige le remboursement
d'un million et le ministre indigné rend M. de Méran respousable
de tout. Il part pour Paris avec Jules et M. Rigaud
. Toutes les démarches deviennent inutiles ; M. de
Méran totalement ruiné ne possède plus qu'un petit domaine
de sa femme , auprès de Tarbes . M. Destouville a
saisi ce moment pour s'emparer de son neveu , il veut lại
donner l'état le pius brillant et le marier à une jeune personne
immensément riche ; telles sont les désolantes nouvelles
données par M. de Méran , qui ordonne impérieusement
à sa fille de renoncer à Jules pour jamais. Cependant
Jules , au désespoir , est parti de Paris à la dérobée pour
voir son Adèle une dernière fois : il arrive sur les ailes de
l'amour ; heureusement pour Adèle sa mère est là , elle ne
quitte pas les jeunes gns un seul instant . O quelle
soifj'avais d'un baiser ! écrit la brûlante Adèle à son amie .
Il m'a été impossible de le cueillir. Quelle aimable pudeur !
Pendant cette entrevue M. de Méran revient à l'improviste
, on redoute sa sévérité . Jules reçoit l'ordre de s'évader
, madame de Mérau court au-devant de son mari et
charge imprudemmen : Adèle de conduire son amant a la
petite porte du parc : la jeune personne profite de l'occasion
pour appaiser sa soif. Nous passons sous silence une
scène qu'Adèle ne craint pas de peindre à son amie . Ies
tableaux de M. Pigault - Lebrun nous font peur. Pour la
troisième fois elle est sauvée par la vertu de son amant qui
356 MERCURE DE FRANCE .
fait à -peu- près aussi à -propos que le fit jadis Joseph .
En s'éloignant , Jules rencontre M. de Méran ; explication ,
scène terrible , raccommodement , mais à condition que
jamais Jules ne tentera de revoir Adèle , dont M. Destouville
rejette absolument l'alliance . Cependant la terre
d'Argentan est vendue , il faut l'abandonner , on se met
en route tristement et bientôt la famille est établie à Velzac
; Adèle pleure et soupire en secret , madame de Méran
s'afflige avec elle, M. de Méran regrette plus que jamais s s
titres , ses cordons , sa fortune.
Cependant Desaudrets n'est pas demeuré oisif ; il s'est
procuré les détails les plus précis sur les premières amours
de Jules et d'Adèle ; le traître révèle tout à M. d'Apremont,
et banuit pour jamais de son coeur la confiance et le repos .
Après la mort de madame de Courcelles , Desaudrets redouble
d'efforts pour exciter là jalousie de M d'Apremont
, et l'exaspère à tel point , qu'il prive Adèle de sa
liberté. Le moment paraît favorable : Desaudrets , fort de
l'empire qu'il exerce sur son ami , renouvelle ses odieuses
propositions , et menace Adèle des plus affreux malheurs',
si elle ne cède à ses désirs . Tout paraît désespéré , lorsque
le misérable est démarqué , chassé honteusement par d'Apremont
, et remis entre les mains de la justice , comme
prévenus de plusieurs crimes. M. d'Apremont , le meilleur
et le plus généreux des hommes , paraît oublier tous ses
sujets de plaintes , emmène sa femme à la campagne , lui
prodigue les soins les plus tendres , et prévient ses moindres
desirs. Ici l'auteur a le tort bien grave de nous représenter
son héroïne uniquement occupée de Jules , toujours
soupirant après ses buisers ; et ses tableaux sont quelquefois
d'un nu tout-à-fait révoltant . Comment ne`s’aperçoit-
il pas que dès lors elle cesse d'être intéressante ?.
A force d'intrigues , Desaudrets , sorti de prison , obtient
un emploi de la plus haute importance dans le ministèré
de la police ( la scène se passe au commencement de 1814) ;
il parvient à faire arrêter M. d'Apremont , Jules et M. de
Meran , comme coupables d'une conspiration . On devine
à quel prix il met leur salut : la malheureuse Adèle est
déshonorée. L'auteur , qui pouvait du moins ennoblir la
victime , achève de l'avilir en prêtant de coupables motifs
à son sacrifice . Elle a résisté quand son mari était seul
menacé ; elle s'immole dès qu'elle tremble pour les jours
de son amant. Il faut lire dans le roman le détail des trames
odieuses de L'esaudrets ; c'est un dédale où le lecteur se
perd , où l'auteur lui-même s'embarrasse quelquefois ; car
OCTOBRE 1815. 337
:
une foule d'événemens ne sont pas motivés . Hâtons nous
d'arriver au dénoùment . Le sacrifice d'Adèle devient inutile
; M. d'Apremont est fusillé . M. de Méran et Jules ,
destinés au même sort , échappent par miracle , et vont
chercher un asile dans l'armée Russe , qui , déjà maitresse
de Meaux , se dispose à l'attaque de Paris. Adèle rejoint
sou père et son amant , qui , plus épris que jamais , lui offre
son coeur et sa main . Adèle sent qu'elle n'est plus digne delui
, et veut l'éloigner d'elle en lui révélant sa honte et son.
malheur Jules persiste . Alors Adèle emploie pour le
vaincre deux moyens fort singuliers qui n'ont pas plus de
succès. Toutefois elle met autant d'obstination dans ses
refus que Jules dans ses instances . Celui - ci , désespéré , se
nele parmi les Russes et vole au combat Dangereusement
blessé , il veut mourir époux d'Adèle : elle se rend . L'amour
, comme on s'en doute , fait un miracle : Jules e -t
sauvé. Cependant que devient l'infame Desaudrets? Il perit,
frappé , mais un peu tard , par la justice divine. Si l'on est
curieux de savoir comment , on l'apprendra dans le roman .
Nous ne voulons pas priver le lecteur du seul plaisir qu'ils
éprouveront en lisant les quatre volumes de M. Pigault-
Lebrun.
Cet ouvrage, comme tous ceux de l'auteur , est plein d'invraisemblances
, de répétitions , de longueurs et d'exagérations
de toute espèce. On rencontre à chaque instant des
caractères outrées , des atrocités d'autant plus odieuses ,
qu'elles sont inutiles , et des tableaux où les moeurs sont
outragés avec la plus révoltante indécence. L'incorrection
du style , souvent accompagné d'une extrême prétention ,
rend la lecture de cet ouvrage très - fatigante . Comment se
fait - il qu'avec de l'esprit on fasse d'aussi mauvais romans ?
On en trouvera facilement la cause dans un défaut absolu
de goût , et dans l'oubli de toutes les convenances. Si
M. Pigault-Lebrun compose un uouveau roman , et qu'il
persiste à suivre la mauvaise route qui paraît avoir tant
de charmes pour lui , nous craignous qu'il ne soit pas
possible de donner au public - l'analyse même de son ouvrage
.
lei de nouveaux personnages paraissent sur la scène .
M. d'Apremont , ancien colonnel de cavalerie , célibataire
de cinquante ans , immensément riche , arrive dans son
château, dont le parc superbe touche à la modeste habitation
de M. de Méran ; il vient passer deux mois dans sa
terre avec sa nièce qu'il chérit tendrement , et un M. Desaudrets
, gentilhomme , qui après avoir servi sous ses or358
MERCURE DE FRANCE.
dres, ne l'a pas quitté depuis quinze ans et possède toute sa
confiance. L'auteur s'est plù à créer dans la personne de
Desaudrets un caractère épouvantable , fort heureusement
F'original est extrêmement rare , supposé même qu'il existe .
Il devient amoureux ; non , il ne faut pas profaner ce
mot , il veut à tout prix posséder Adèle , et dès ce moment
ses infernales machinations commencent. Il instruit Adèle
de l'union projetée de Jules et de mademoiselle d'Apremont
. Aděle se désole , car mademoiselle d'Apremont est
charmante ; elle étudie son caractère dont elle découvre
bientôt toute la perversité. Elle s'empresse de tout révéler
à son amie et la conjure d'éclairer Jules sur le compte de
la femme qu'on lui destine . Cependant Desaudrets suit son
plan avec persévérance , il ose faire de honteuses propositions
qu'Adèle reje te avec horreur ; mais il a déja comhiné
les moyens d'arriver à son but. Entraîné par ses insinuations
perfides autant que par les charmes d'Adèle ,
M. d'Apremont demande sa main ; on jugecombien l'orgueil
de M. de Méran est satisfait : il parle en maître ; il parle eu
père ; Adèle résiste à ses ordres , à ses prières , M. de Méran
tombe dangereusement malade.
Quelque tenips auparavant , mademoiselle d'Apremont
avait quité son ouc'e pour se rendre à Paris , et ce n'était
pas sans dessein . Elle entoure Jules de tous les piéges de
la séduction. Jules est prévenu ; cependant il oublie un
moment son Adèle , il succombe. Mademoiselle d'Apremont
feint le désespoir , elle persuade à Jules qu'elle n'a
cédé qu'à la plus violente passion ; elle lui a sacrifié sa réputation
; des signes certains vont bientôt dévoiler sa faiblesse
, Jules seul peut lui sauver l'honneur. Jules ne sait
pas composer avec le devoir, il épouse mademoiselle d'Apremont
qu'il n'a jamais aimée véritablement et qu'il ne
peut estimer. Cette nouvelle parvient à Velzac , Adèle désolée
n'en persiste pas moins dans le refus d'accorder sa
main à M. d'Apremont . La maladie de M. de Mérau empire
, il implore la pitié de sa fille dont la désobéissance le
tuera . Adèle ne peut, supporter cette affreuse idée , elle
consent à tout , pourvu qu'il lui soit permis de révéler à
M. d'Apremont l'état de son coeur : elle parle , mais sans
nommer Jules ; cette confidence ne produit aucun effet.
M. d'Apremont l'aime avec idolatrie , il espère que le
temps affaiblira les impressions de l'enfance , il presse , it
insiste ; Adèle n'a plus de prétexte , elle se sacrifie aux
voeux de son père mourant , dont l'ambition satisfaite réta
blit bientôt la santé. Le généreux d'Apremont abandonne
OCTOBRE 1815. 359
son magnifique domaine à M. de Méran et part pour la
capitale. Quel coup pour Adèle ! Il faudra qu'elle revoie
Jules , Jules l'époux d'une autre femme : elle le fait conjurer
par son amie de quitter Paris ; il le promet , mais un
accident survenu à madame de Courcelles l'y retient malgré
lui , il ne peut se dispenser de voir souvent l'oncle de
sa femme. Bientôt Adèle acquiert la conviction que Jules
est malheureux . Une aventure scandaleuse achève d'éclairer
M. de Courcelles sur le caractère de sa femme ; il
trouve une correspondance qui ne lui laisse aucun doute
sur son déshonneur , il apprend qu'avant de lui donner sa
main mademoiselle d'Apremont avait trahi ses devoirs ,
l'enfant qu'elle porte dans son sein n'appartient pas à Jules,
une scène effrayante succède à cette accablante découverte .
Furieuse de se voir démasquée , madame de Courcelles expire
dans les douleurs d'un accouchement prématuré . Son
enfant la suit au tombeau .
ENTRETIENS SUR LES MOEURS.
DIALOGUE
ENTRE LE BARON DE COURVILLE et LE COMTE
VOLGOWITZ .
LE COMTE.
Avouez , mon cher baron , que le hasard n'a jamais
rapproché , par une suite d'événemens plus
extraordinaires , deux hommes qu'il avait fait naître
à sept ou huit cents lieues l'un de l'autre . Je n'avais
guère plus de quinze ans lorsque je vins à
Paris pour la première fois sous la conduite de mon
gouverneur. Monsieur votre père , à qui j'étais recommandé
, m'accueillit , me logea dans son hôtel ,
et nous nous liâmes avec toute la vivacité de nos
âges , de nos goûts , de notre caractère . Nous nous
perdîmes de vue pendant une trentaine d'années ;
au bout de ce temps , vous venez avec deux cent
mille compagnons de voyage me faire une visite à
Moscou. Je ne juge pas à propos de vous attendre ;
360 MERCURE DE FRANCE .
vous vous installez par hasard sur les ruines de
mon palais, où j'avais mis le feu par précaution , et
dans lequel , dans toute autre occasion , j'aurais eu
tant de plaisir à vous recevoir . Pour ne pas être en
reste de politesse avec les Français , nous faisons la
partie, trois ans après, de venir avec un million d'amis
, savoir de vos nouvelles , et un billet de logement
militaire m'assigne pour demeure ce même
hôtel de Courville , où se trouve l'ami de ma première
jeunesse. Vous n'admirez pas assez un enchaînement
de circonstances qui a besoin d'être
vrai pour être croyable.
LE BARON .
L'admiration est toujours un sentiment accompagné
de plaisir ; et n'en déplaise à votre excellence
, j'en trouve si peu dans le dernier événement
qui nous rassemble , que je voudrais avoir à lui
offrir un gîte aussi incommode que celui qu'elle m'a
offert à Moscou ; ce qui ne m'empêche pas de trouver
à vous revoir , sinon une compensation , du
moins un adoucissement à mes chagrins .
LE COMTE.
Quelque patriote que l'on soit , mon ami , les
désastres politiques ne doivent affliger qu'avec mesure
; les nations ont du temps devant elles , et
lorsqu'elles renferment , comme la vôtre , le germe
indestructible de leur grandeur et de leur prospérité
, il faut se consoler d'un grand revers , comme
le propriétaire d'un excellent terrain se console
d'une mauvaise récolte en songeant à la moisson
prochaine.
LE BARON.
Le terrain est quelquefois tellement bouleversé
par la tempête , qu'il perd toute sa fécondité.
LE COMTE.
La France n'en est pas là ; et malgré les terribles
OCTOBRE 1815 . 361
épreuves où elle a été mise, c'est encore , de tous les
pays du monde , celui que j'aimerais le mieux habiter
si j'étais libre de me choisir une patrie .
LE BARON.
Le seigneur Jupiter sait dorer la pilule .
LE COMTE.
Non , je ne me pique pas de l'insolente politesse
de vous faire les honneurs de chez vous ; j'aime vos
moeurs , vos usages , vos qualités , et jusqu'à vos défauts
. L'homme est, de sa nature, un animal sociable
ou social , comme dit Aristote ; comment se
fait-il que l'art de vivre en société ne soit connu
qu'en France ?
LE BARON.
C'est qu'ailleurs on se fait une affaire de la vie , et
qu'ici on s'en fait un plaisir ; vous conviendrez qu'il
n'y a pas de quoi s'en vanter aujourd'hui .
LE COMTE .
Je suis très - indulgent pour les causes quand je
suis content des effets ; d'ailleurs ce vieux reproche
de frivolité que j'entends faire aux Français depuis
que je suis au monde est une de ces opinions traditionnelles
qu'on adopte sans jamais s'en rendre
compte , et qui n'en sont pas moins fausses , pour
être généralement accréditées .
LE BARON.
Sur ce point je suis tout-à-fait de votre avis : ce
n'est pas après vingt-cinq ans de révolution , qui
n'ont corrigé personne , qu'il est permis de voir en
nous une nation légère. Je connais une épithète
qui nous conviendrait mieux ; je ne m'en servirai
pas , de peur qu'on n'abuse de mon aveu .
LE COMTE.
Les Français sont toujours les Athéniens de
P'Europe.
362
MERCURE
DE FRANCE
.
LE BARON.
Sans doute , ils perdent en un jour les conquêtes
qu'ils ont faites en vingt ans ; ils aiment la liberté ,
its encensent la tyrannie , ils élèvent des statues à
des sophistes ; ils font boire la ciguë aux philosophes
; ils sont maîtres , ils sont esclaves ; ils se moquent
de Philippe qui renverse leurs murailles , et
vont à la comédie le jour de la prise d'Athènes.
LE COMTE.
Je ne connais rien de plus difficile que de porter
un jugement raisonnable sur le caractère politique
d'une nation ; on s'expose presque toujours à prononcer
dans l'intérêt d'un parti ; on ne se trompe
pas en la jugeant sur ses moeurs , qui sont toujours
l'expression de la société . Voilà l'objet de mon
étude chez les Français ; personne mieux quevous
ne peut , sur ce point , hâter mon instruction .
LE BARON.
Vous savez observer ; je n'aurai bientôt plus rien
à vous apprendre , « car il est plus facile ( comme
Je dit très bien Montesquieu ) de s'instruire en un
an des moeurs des Français qu'il ne l'est de s'instruire
en quatre de celles de tout autre peuple
d'Europe , parce que les uns se communiquent autant
que les autres se communiquent peu . >>
LE COMTE.
Je crois avoir déjà remarqué que le caractère
distinctifdu peuple français est la constance pour le
changement.
LE BARON.
Il importe de distinguer dans ce pays les coutumes
qui changent sans cesse , d'avec les moeurs qui
sont invariables , et c'est pour avoir presque toujours
confondu deux choses aussi distinctes qu'on
s'est fait une idée si fausse de notre caractère naOCTOBRE
1815 . 363
detional
. Parcourez les annales de la monarchie ,
puis son origine jusqu'à nos jours , et vous serez
également frappé du changement continuel des
modes et de l'immobilité des moeurs. Sous la toge
gauloise , sous la saie des Sicambres , sous la casaque
blasonnée de Philippe-Auguste , sous l'habit
court de François Ier . , sous l'habit à grandes basques
de Louis XIV , enfin sous le frac étriqué que
nous portons aujourd'hui , le Français d'un siècle
ne ressemble extérieurement en rien aux Français
du siècle précédent ; mais examinez sa physionomie
morale , les traits originaux en sont invariablement
les mêmes ; à toutes les époques de son histoire ,
vous retrouverez dans la nation française trois passions
dominantes : l'honneur, dont elle créa le mot
et la pensée , et qu'elle imagina pour suppléer aux
vertus qui lui manquent ou pour ennoblir les
lités qu'elle possède. L'influence des femmes qui se
fait sentir partout , jusque dans l'institution de la
loi salique , dont l'exception même consacre la
règle ; enfin le sentiment de l'égalité politique ,
qu'il faut d'autant moins confondre avec le sentiment
de la liberté , qu'il ne le suppose pas toujours
et qu'il l'exclut même quelquefois.
LE COMTE.
qua-
J'entrevois quelque chose de vrai dans ces principes
posés d'une manière un peu paradoxale , et je
suis curieux de voir comment vous vous en tirerez
à l'application .
LE BARON .
Par des observations et par des faits , seule démonstrationque
j'admette en morale , comme l'expérience
est la seule que je reconnaisse en physique.
Après tant de siècles écoulés , on reconnaît encore
aujourd'hui les traces de notre double origine
T
364 MERCURE DE FRANCE.
franque et gauloise. La nation conquérante , sans
avoir adopté , comme les Tartares en Chine , les
moeurs des vaincus, n'a pu leur faire prendre les
siennes. Du mélange des deux peuples il en résulte
une agrégation de caractère qui a cependant laissé
à chacun ses qualités et ses défauts avec des nuances
plus ou moins variées .
LE COMTE .
Il faut convenir que ces nuances ont bien peu
d'analogie avec les couleurs primitives , si j'en juge
par ce que je connais de vos moeurs et de vos habitudes
modernes. Le Français de 1815 et le Français
du huitième siècle ne me semblent pas avoir
plus de ressemblance entre eux qu'il n'en existe
entre la manière de combattre des temps chevale-.
resques et la tactique adoptée depuis l'invention de
la poudre à canon .
LE BARON.
des
Prenez garde , vous confondez , comme je le remarquais
tout à l'heure , la forme avec le ton , les
usages avec les moeurs . Pour retrouver le caractère
national , il faut le saisir à travers les modifications
extérieures des lois nouvelles , de l'éducation , du
progrès des sciences et des arts , des voyages ,
relations commerciales , de l'introduction du luxe
et de tout ce qui constitue la civilisation moderne.
Dépouillez-le de ces accessoires qui lui sont étrangers,
décomposez- le en quelque sorte à l'aide du prisme
de l'observation , et vous le trouverez tel que je le
dépeins ; mais comme rien n'est plus ennuyeux en
général qu'un traité systématique , je me contenterai
, dans le cours de nos entretiens sur les moeurs ,
de vous amener à convenir que leur origine touche
au berceau de la monarchie.
OCTOBRE 1815. 365
LE MANNEQUIN DES MODES.
Lettre de M. Crépon à madame Pétrikoff , modiste à
Saint-Pétersbourg.
1
Je profite, madame , de la commodité d'un colonel russe
qui retourne à Saint- Pétersbourg , pour vous faire parvenir
les deux mannequins des modes pour le mois d'octobre
. Je me félicite des nouvelles relations qui vont
s'établir entre nous ; et pour nous remettre au courant , je
vais vous donner un aperçu de notre arriéré depuis le mois
de mars dernier , où l'arrivée de l'usurpateur avait interrompu
notre correspondance.
Nous nous attendions ici à une révolution dans les modes
lors de l'entrée des alliés . Nos femmes , qui ne raffolaient
que des modes anglaises quand il fallait des licences pour
s'en procurer , n'en veulent plus depuis que les Anglais
sont venus les apporter eux -mêmes.
Je vous engage à bien remarquer la coupe du collet de
l'habit du mannequin n° . 1 ° . Léger m'a bien recommandé
les dimensions ; il doit monter juste au degré où je l'ai
fixé , et rendre par-là obligée la position du chapeau , qui
se trouve presque horizontalement placé sur la tête. Le
gilet est d'une étoffe de laine qui n'est pas belle , mais qui
est à la mode ; on n'en trouve encore que chez Ybert ; chocolat
et blanc et vert et blanc sont les rayures les plus en
vogue ; la petite bordure en ruban noir est indispensable .
Les pantalons en faveur sont les casimirs doubles , broché
gris. Je ne vous donnerai pas de détails sur cette partie
du costume , car elle nous arrive de chez vous ; on ne le
connait ici que sous le nom de pantalon russe . Nous avons
aussi les pantalons cosaques , que quelques petits-maitres
portent le matin avec de grands éperons ; ils vont déjeuner
chez Tortoni dans ce négligé demi militaire.
Le mannequin n°. 2 , vous donne l'idée d'une femme en
toilette du matin : vous aurez soin de remarquer les brodequins
qui se lacent sur le côté , et le petit sautoir de cachemire
, noué sur le côté gauche dans la ceinture avec la
bourse et le charivari ; les chapeaux de velours noirs sont
encore un peu précoces . Madaine Perronet et madame
Doyen se servent d'une paille noire brillante qui est d'un
très-bon effet .
366 MERCURE DE FRANCE.
DES NOUVEAUX ÉTABLISSEMENS
FORMÉS A PARIS POUR L'ENSEIGNEMENT ÉLÉMENTAIRE ..
Mon dessein n'est point de revendiquer, en faveur de la
France , l'invention du procédé d'éducation qui fixe en ce
moment les regards du monde civilisé . On sait que ce
mode d'enseignement inventé aux environs de Paris ,
en 1780 , par le chevalier Paulet , appliqué ensuite en
Angleterre par le vénérable abbé Gauthier à l'éducation
des enfans de ses compatriotes bannis de leur pays , doit
à deux Anglais , le docteur Bell et M. Lancastre , d'avoir
été appliqué à de grandes masses d'individus , et d'être
aujourd'hui répandu sur toute la surface du globe.
Les premiers avantages de cette méthode sont une économie
d'argent telle , qu'en France l'instruction d'un enfant
ne doit pas être évaluée à plus de trois à quatre francs
par an ; une économie de temps non moins importante ,
puisqu'au moyen des procédés que l'on emploie , les enfans
apprennent, en moins de deux ans , à lire , à écrire et à
calculer infiniment mieux qu'ils ne le faisaient en quatre ou
cinq ans suivant les anciennes pratiques ; mais si ces premiers
résultats sont d'un grand prix , parce qu'ils assurent
les succès de ce nouveau mode d'instruction , et permettent
de l'étendre aux classes d'individus les plus pauvres , il est
encore d'autres fruits de cette méthode d'enseignement ,
si précieux , si désirables , qu'il suffira de les faire connaître
pour exciter tous les amis de leur pays à favoriser
des établissemens qui doivent être des écoles de morale et
de prospérité publique.
Voici les bases de cette double économie : 1 °. un seul
maître dirige une classe qui peut être de maille enfans ;
22. on n'emploie pas de livres qu'il faut dans les écoles ordinaires
, renouveler si souvent - 3°. les plumes et le papier
né sont nécessaires qu'aux élèves avancés . Quant à la rapidité
des progrès , elle résulte , 1º . de ce que l'attention des
élèves est captivée pendant tout le temps de leurs classes ;
20. de ce que l'enfant qui dit mieux , prenant aussitôt la
place de celui qui dit moins bien , il s'établit entre eux une
émulation extrême ; 3°. de ce que ceux qui appreunent rapidement
ne sont point arrêtés dans leurs progrès par
ceux qui restent en arrière ; 4° . sans doute aussi de ce
que les enfans se servant mutuellement de répétiteurs , ils
OCTOBRE 1815. 367
connaissent mieux des difficultés qu'ils viennent de surmonter
et savent mieux les aplanir pour les autres.
Pour faire sentir les résultats moraux de ce genre d'institution
. je vais en exposer le mécanisme .
Le mécanisme employé pour le calcul est à peu près le
même que celui qui vient d'être indiqué pour la lecture .
Que l'on se demande maintenant quel peut être sur des
enfans l'effet d'une longue habitude de cet ordre et
de cette régularité de conduite , de cette pratique d'une
justice distributive si prompte dans ses effets , si claire dans
ses avantages ; on sentira que c'est de les former à l'exercice
de tous leurs devoirs , de les leur faire aimer parce
qu'ils en apprécient les avantages, de leur apprendre enfinà
employer honorablement les connaissances qu'ils acquièrent
; et tel est effectivement le résultat qu'on a obtenu
de cette méthode partout où elle est en vigueur. En Angleterre
, sur plus de cent mille enfans ainsi élevés , aucun n'a
jamais été repris en justice , ni traduit devant les tribu-:
naux , comme on en voyait sans cesse autrefois . Dans le
comté de Westmoreland, où, par des souscriptions particulières
, les enfans pauvres reçoivent depuis long - temps une :
éducation soignée , on n'a pas vu , depuis trente-six ans , une
seule exécution. Dans les assises qui ont lieu une fois par
an dans ce comté , il est arrivé qu'on n'a pas trouvé an
seul individu mis en prison durant toute l'année ; il en fut
ainsi en 1805.
En Ecosse , il y avait en 1696 , dit un ancien écrivain ,
deux cent mille individus mendians de porte en porte ,
vivant pour la plupart sans lois , sans religion , sans morale
, souvent coupables de vols et de meurtres ; hommes
et femmes toujours ivres , blasphémant , jurant et se battant.
A cette époque , des écoles furent établies dans cha-.
que paroisse , et des fonds furent faits pour le paiement
des maîtres ; il en résulte qu'aujourd'hui ce pays est celui
de l'Europe où il se commet le moins de crimes , en raison
de la population , et cela même dans une disproportion
fort extraordinaire avec l'Angleterre et l'Irlande , la proportion
des hommes arrêtés comme prévenus de crime étant
d'un sur vingt mille , tandis qu'elle est en Irlande d'un sur
quinze cents , et dans le comté de Midlesex , d'un sur
neuf cents.
Hatons- nous donc de répandre parmi nous ces précieuses
semences de vertu ; la France , sous ce rapport , est en
arrière de toutes les autres contrées de l'Europe , et notre
peuple ne doit qu'à son intelligence naturelle de n'être
368 MERCURE DE FRANCE .
resté au-dessous d'aucun autre peuple ; mais il faut donner
un but à cette activité toujours prête à conduire aux
excès , et que tant d'événemens n'ont fait qu'accroître ,
n'oublions pas qu'il n'est point de bonheur pour une nation
sans morale publique , et que la morale est soumise à
des règles qu'il faut apprendre par l'étude et par la pratique.
Dans une grande salle carrée sont placés parallèlement
des bancs en nombre proportionné à celui des élèves ; le
maître , assis à une extrémité sur un siége élevé , voit tout
d'un coup-d'oeil , et n'a guère qu'une inspection muette à
exercer ; car, à proprement parler, ce n'est pas lui qui enseigne
, il ne fait que surveiller l'enseignement.
Tous les enfans sont partagés en huit divisions ou classes ,
à la tête desquelles se trouve un moniteur pris dans la classe
au-dessus ; les fonctions de ce moniteur sont , au signal qui
en est donné par un moniteur général ( fonction supérieure
décernée à l'élève le plus distingué ) , de dicter à sa
division l'exemple que lui présente un tableau suspendu en
évidence à un poteau ; chacun alors écrit avec un crayon
sur une ardoise ce qui est dicté , et aussitôt place son ardoise
devant lui , de manière que le moniteur , en passant
rapidement devant la classe , peut juger du travail et corriger
ce qui se trouve défectueux. Cet exercice si simple et
si facile , est répété autant de fois qu'on le juge nécessaire .
La première classe composée de commençans , forme ses
lettres avec le doigt sur le sable , et le moniteur , après son
inspection , efface le tout au moyen d'un rabot qui aplanit
le sable et permet de recommencer ; les autres effacent
les caractères tracés sur leurs ardoises avec un petit linge ,
et souvent , pour plus de facilité , avec la manche de leur
habit.
Pour la lecture , toute la classe sort de son banc et se
range en demi -cercle devant un tableau placé contre le
mur. Le moniteur , une baguette à la main , indique la
lettre , le mot ou la phrase qu'il faut lire ; l'élève qui hésite
ou se trompe est repris à l'instant par celui qui suit , et
celui- ci sur-le-champ prend sa place ; il faut avoir été témoin
de ces exercices pour se faire une idée de l'attention
qu'y mettent les enfans , de la sagacité avec laquelle ils
surmontent les difficultés , et de l'attrait que leur inspire
pour l'étude une émulation tout innocente et qui ne peut
prendre un caractère odieux . Toute l'école lit à la fois ;
le bourdonnement qui en résulte n'interrompt personne ; le
mouvement continuel qui s'établit dans chaque division
TIMBRE
AC
OCTOBRE 1815.
369
n'apporte aucun trouble, parce qu'il est réglé ; il empêche
d'ailleurs l'enfant de se fatiguer par une attention trop
soutenue ; et comme il est toujours par son but un honneur
où une déchéance , il devient un stimulant toujours nousFINE
veau; l'enfant qui a constamment occupé la première
place , porte à son cou un signe honorable et à la fin de la
semaine c'est parmi ceux qui ont été le plus souvent
jugés dignes de cette distinction , que sont choisis les moniteurs.
Une société nombreuse s'est formée à Paris pour l'établis· ·
sement et la propagation de ces méthodes d'enseignement . -
Chaque membre s'est imposé à une souscription de 20 fr. au
moins , destinés à fonder des écoles . Cette société compte
déjà dans son sein beaucoup d'hommes recommandables
par leurs vertus , leur zèle et leurs lumières ; elle invite
tous les amis de l'humanité à s'unir à elle ( 1 ) . Plusieurs
écoles en activité dans la capitale attestent l'efficacité de
ses travaux , et la généreuse coopération qu'elle a trouvée ,
soit dans le gouvernement , soit dans les premiers magistrats
de la ville . On peut en voir de beaux exemples , notamment
dans les deux écoles qui existent dans l'église de
l'ancien collége de Lisieux , rue Saint -Jean de Beauvais ,
et dans celle de Saint Ambroise , quartier de Popincourt.
La société , pour étendre les avantages de son institution
, a entrepris de publier un Journal d'Education , qui
paraît tous les mois par cahiers de quatre feuilles d'impression
in-8°. Le prix de l'abonnement au Journal d'éducation
est de 20 fr. par an , à Paris , chez L. Colas , imprimeurlibraire
de la société , rue du Petit Bourbon Saint- Sulpice ,
en face de la rue Garaucière.
QUESTIONS .
Pourquoi les hommes suivent-ils , pour arriver
au bonheur , tant de fausses routes quí les égarent ,
puisqu'ils savent presque tous qu'il n'existe qu'un
seul chemin qui y conduise ?
La philosophie , comme la religion , leur ap-
(1 ) Pour faire partie de la société , il suffit d'y être présenté par un
de ses membres ; le bureau est rue du Bac , nº . 34.
QUL
24
370 MERCURE DE FRANCE.
prennent qu'on ne peut être heureux que par la
vertir qu'ils repoussent ; par la modération , ils la
dédaignent ; par la justice , ils la craignent ; par
l'amour du prochain , et ils n esongent qu'à se
détruire.
pas
Aucun ne nie la vérité des principes , personne
ne les suit. Cette inconséquence ne vient - elle
du peu d'accord qui existe entre les paroles et les
pensées ? et d'Alembert n'avait-il pas trouvé le mot
de cette énigme lorsqu'il disait : Que si le genre
humain était livré à des discordes éternelles , c'était
faute de bonnes définitions .
En effet , si les honrmes convenaient tous d'une
juste définition des mots ame , liberté , justice ,
honneur , devoirs , droits et bonheur , ils auraient
détruit la plupart des causes qui les divisent et
qui les égarent . Mais ce grammairien pacificateur
n'a pas encore existé , et en l'attendant , on disputera
, on pillera , et on s'égorgera long-temps.
Pourquoi l'honneur varie - t- il selon les temps ,
les pays , et les formes de gouvernement ? ne seraitce
pas plutôt un sentiment qu'un principe ? et ne
pourrait -on pas dire qu'il est à la vertu ce que
l'équité est à lajustice . Mais on ne s'accorde jamais,
et nulle part , sur le vrai sens des mots vertu et
justice ; comment s'accorderait-on davantage sur
Phonneur ?
La vertu du chrétien abborre la vengeance , la
vertu du guerrier ne peut supporter l'outrage.
L'honneur de l'un est de rendre le bien pour Je
mal ; l'honneur de l'autre consiste à tuer son ami
pour un mot .
Dans certains pays , on manque à l'honneur si l'orr
ne paye pas en vingt-quatre heures à un escroc une
dette contractée au jeu ; et sans manquer à l'honon
peut faire languir pendant vingt ans
d'honnêtes créanciers .
neur
OCTOBRE 1813. 321
Comment entendre dans ce mêmê pays l'honneur
des femmes , qui consiste à ne pas violer leur foi,
et celui des hommes qui mettent leur gloire à enlever
l'honneur des femmes ?
Pourquoi un homme est -il perdu d'honneur en
manquant à un rendez -vous sur le pré , tandis
qu'il peut , sans ternir cet honneur , manquer au
serment qu'il a fait à l'autel ?
Comment l'esprit de parti permettrait - il de s'accorder
sur le véritable honneur?
Tout est juste pour servir lá bonne cause , dit
chaque parti.
L'ami de la liberté pense que l'honneur lui ordonne
de tout sacrifier , biens , repos et vie , pour
assurer l'indépendance de son pays et le défendre
de l'influence et des armes de l'étranger ; son adversaire
trouve que l'honneur lui permet de combattre
même avec l'étranger pour la cause sacrée
qu'il défend , et qu'il croit inséparable de celle de
son pays.
Comment terminer ces contradictions déplorables
? en plaignant les hommes , en les éclairant ,
et en les amenant à la tolérance par la connaissance
de leurs érreurs mutuelles .
Tout le monde convient qu'il faut renoncer au
bonheur , si on ne sait pas niettre de la modération
dans ses désirs ; mais comment entendre cette modération
?
Le nécessaire et le superflu sont des mots relatifs
et que chacun traduit suivant ses goûts et sa
position.
Le superflu d'un grand , d'un prince, âu quinzième
siècle , n'est que le nécessaire pour if bourgeois
de nos jours.
si
Pourquoi les volenrs de grands chemins sont- ils
pen nombreux dans tous les pays civilisés ? C'est
qu'on les punit et qu'on les méprise:
372
MERCURE DE FRANCE .
Pourquoi dans l'histoire des hommes chargés
de gouverner les peuples trouve-t-on tant de conquérans
? C'est qu'ils sont encensés et presque
adorés par leurs victimes , et couronnés de fleurs
immortelles par les historiens. Comment résister
au double attrait de la puissance pendant sa vie , et
de la célébrité après sa mort?
Les peuples sont presque toujours coupables des
maux qu'ils souffrent , et comme les sauvages ils
divinisent ce qu'ils craignent ; ils dédaignent la
vertu pacifique qui ferait leur bonheur , et ils encensent
le luxe qui les ruine , la puissance qui les
écrase , et le génie guerrier qui les détruit .
Pourquoi les courtisans et les gens de lettres
disent-ils sans cesse du mal les uns des autres ? Ne
serait-ce pas par vanité ?
Les uns ne peuvent supporter la supériorité du
rang , et les autres celle de l'esprit . La plupart
devraient se rendre plus de justice , car ils usent
des mêmes moyens ; et pour s'avancer les uns sur
le Parnasse , et les autres à la cour , ils ne cessent
de flatter leurs protecteurs et de déchirer leurs
rivaux .
Pourquoi les femmes sont elles si passionnées
dans les querelles de parti ? C'est parce qu'elles
n'entendent rien aux systèmes , aux institutions , et
qu'elles n'y voient que des hommes.
Pourquoi , depuis vingt-cinq ans , les Français
n'ont-ils jamais été libres ? Ne serait-ce pas parce
qu'ils ont plus de vanité que de fierté, et qu'ils ont
mieux défendu l'égalité que la liberté ?
Le vicomte de S.... disait : Voulez-vous savoir ce
que c'est qu'une révolution ? l'explication se trouve
dans ce peu de mots : Otezvous de là que je m'y
mette. Il avait raison .
Pourquoi dispute- t- on ? est - ce pour savoir
OCTOBRE 1815 . 373
comment on sera gouverné ? non ; mais pour
cider qui gouvernera.
dé-
Comment empêcher la décadence de nos théâtres?
L'illusion cause seule le plaisir qu'on y cherche ,
et les journalistes travaillent chaque jour à détruire
cette illusion par leurs éternelles dissertations sur
toutes les pièces anciennes et modernes.
Le jeune homme qui a lu leurs feuilles va le
soir à la comédie ; il ne voit pas le lieu de la scène ,
mais l'ouvrage du décorateur ; il ne regarde plus
le personnage , mais l'acteur qu'on a le matin flatté
ou critiqué ; ce n'est pas le langage de la passion
qu'il écoute , c'est la déclamation qu'il juge.
Quels ressorts voulez-vous qu'un auteur emploie
pour faire verser des larmes , ou pour surprendre
un sourire à des spectateurs si froids et si dépouillés
d'illusion ?
Un marchand d'esclaves inspirerait-il à un pacha
de vives émotions , s'il lui faisait présenter par un
chirurgien la description anatomique des beautés
qu'il doit offrir à ses regards ?
Pourquoi vous étonnez - vous du succès des
mélodrames ? Vos feuilletons les dédaignent , ils
échappent à votre scalpel , et le peuple qui y accourt
ne lit pas de journaux , et sait encore pleurer et
rire , parce qu'on lui laisse ses illusions .
Pourquoi partagerait - on les craintes des alarmistes
?
En France on ne doit désespérer de rien , le
passé nous répond de l'avenir .
Nous avons vu ce beau royaume envahi par les
Sarrasins , conquis par les Anglais , déchiré par les
discordes civiles , presque détruit par les guerres
de religion .
La France s'est relevée de toutes ses chutes , et a
réparé en peu de temps toutes les pertes causées ou
34
MERCURE DE FRANCE.
par ses propres fureurs , ou par celles de ses onnemis
.
" Le peuple Français , disait Voltaire , ressembleaus
abeilles ; on leur prend leur miel et leur cire ,
et le moment d'après elles travaillent à en faire
d'autres.
Pourquoi la France se tirera -t-elle de la détresse
où elle se tranve ? Parce que la nation est active ,
industrieuse , souvent réduite aux extrémités depuis
qu'elle existe ; elle s'est pourtant soutenue, quelques
efforts qu'on ait faits pour l'écraser .
Elle se relevera tant qu'elle conservera ses lumières
et son activité . La flamme et le fer la blessent ,
mais ne peuvent la détruire. Tant qu'elle verra
clair , elle marchera.
Pourquoi la sottise ne serait -elle pas intolérante ?
Elle ne voit les choses que de profil ; ce qui surprend
, c'est de rencontrer des gens d'esprit in19-
lérans , eux qui voyent toutes les faces d'un objet.
Pourquoi juge-t- on si mal les actions d'autrui ?
c'est qu'on regarde de sa place , au lieu de se mettre
à la place de la personne qu'on juge . Que de gens ne blameraient
pas ce qu'ils voient
faire , s'ils voulaient se rappeler quelquefois
ce
qu'ils ont fait !
Pourquoi l'homme méfiant est-il rarement bon
et honnête ? c'est qu'on uc prête aux autres que ce
qu'on possède ; on imagine trouver dans leur coeur
ce qui se passe dans le sien .
Celui qui prévoit si facilement les crimes we
serait peut-être pas fort loin d'en commettre.
Pen de chicaneurs croient à la franchise , peu
de femmes galantes à la sagesse , peu de tyrans à la
vertu .
Voulez-vous savoir les qualités qui manquent
un homme ? Examinez celles dont il se vante.
Si on suivait la sage maxime du duc de Penthièvre,
à
OCTOBRE 1815. 375
on ne disputerait pas tant sur les questions qui ont
le plus divisé les esprits dans ce siècle . Ce bon
prince disait qu'il faudrait sans cesse parler aux rois
des droits des peuples , et anx peuples des droits
des rois . Ce serait le seul moyen de rendre les
sujets soumis et les rois populaires .
EXTRAITS D'UN PORTEFEUILLE. No. 2.
Ce fragment , dont l'objet ne nous paraît pas d'une importance
aussi haute que celui de l'article publié dans
notre dernier numéro , n'est cependant pas sans utilité.
Toute personne appelée à influer dans le choix des prénoms
qu'un enfant doit recevoir en naissant fera bien de
de lire et de le méditer. Il contient plus d'une réflexion judicieuse
, dont la justesse ne peut échapper aux pères et
aux mères , aux parrainset aux marraines, et qui obtiendront
sûrement l'approbation des fonctionnaires sacrés et profanes
qui rédigent les extraits de baptême ou minutent
les registres de l'état civil.
( Note du prote. )
DES PRÉNOMS ET NOMS DE BAPTEME.
PROLOGUE (1).
Le mari avait eu avecsa femme , à ce sujet , une conversation
aussi animée que longue ; il s'était retiré assez tard
dans son appartement , et couché , il avait rêvé probablement
à l'objet auquel il avait pensé de bout , car tout en
s'habillaut , il s'entretenait encore avec lui - même en ces
termes :
MONOLOGUE .
Madame a raison , elle est dans son neuvième mois , il n'y
a pas de tempsà perdre ; il fauts'occuper de trouver un nom à
cet enfant. En cédant à ma femme le droit de le nommer si
c'est une fille , jo me suis réservé celui de le nommer si
c'est un garçon. Songeons-y donc sérieusement le choix
d'un nom ne doit pas se faire légèrement , et c'est un vrai
:
(1 ) Les titres donnés aux diverses parties de ce fragment , prou-
•vent que l'acteur a adopté les divisions employées par l'illustre ayteur
du Génie du Christianisme dans l'Episode d'Ata'a.
376 MERCURE DE FRANCE.
s'étort
aux parens que de s'en rapporter, à ce sujet , au hasard ,
qui semble prendre plaisir à perpétuer de génération en
génération les noms les plus ignobles . L'usage veut que
les
поиѵеан nés reçoivent sur les fonds baptismaux le uom
de leurs parrains ; de là le mal car , si , sous le règne de
Dagobert , où le nom de Childebrand était en honneur ,
un Childebrand a eu un filleul , il n'y a pas de motif pour
que ce nom , aussi insignifiant que mal sonnant , n'ait été
transmis de filleul en filleul , depuis Dagobert jusqu'à
nous. C'est ainsi que je m'appelle Blaise , du nom de l'intime
ami de mon père , lequel aussi avait eu pour parrain
un intime ami du sien ; mais au moins n'ai je pas eu le
tort de faire passer à qui que ce soit un nom semblable. Je
respecte fort la mémoire du digne homme de qui je le
tiens ; mais ce respect ne peut pas , de la personne ,
tendre au nom. Laissons lepeuple tenir à un vieil usage qui
conserve encore dans les villages, et même dans certains
quartiers de Paris, les noms les moins nobles du calendrier,
et ayons le courage de nous y soustraire , les vieux usages
ne sont souvent que de vieux ridicules de même que
ce n'est pas manquer au respect dû à la mémoire de ses
pères , que de préférer à leur vieille friperie les habits de
la nouvelle mode ; de même on peut , sans les offenser ,
se faire de nouvelles moeurs en tout ce qui est variable de
sa nature. Or , la probité exceptée , je ne sache rien dans
les moeurs qui ne soit sujet à être modifié. Quelques familles
ont déjà secoué le vieux préjugé ; je veux opérer
cette révolution dans la mienne. Le receveur - général , qui
est notre meilleur ami , non pas parce que je l'aime plus
qu'un autre , mais parce qu'il nous aime plus que personne;
le receveur - général veut nommer notre enfant , et a déjà
promis à ma femme une magnifique corbeille . Soit , mais
je ne consens à le prendre pour compère qu'à condition
qu'il donnera à mon fils des noms de mon choix , car les
sicos à lui ne me conviennent pas du tout . Il se nomme
Jean- François , comme feu M. de La Harpe . Ne serait- ce
pas un beau cadeau à faire à mon fils , que de lui donner
des noms dont un brave homme ne peut pas signer les
initiales .
LE RÉCIT.
:
Tel est à - peu-près le monologue que Monsieur... débitait
en s'habillant ; monologue qui n'en est pas un , si l'ou
-veut , puisqu'il était souvent entrémêlé des oui que les
grandes vérités dont il se compose arrachaient à la ser-
C
OCTOBRE 1815. 377.
>
vante , qui occupait la scène avec Monsieur , et l'assistait
dans sa toilette ; mais monologue parfait , à mon sens
puisqu'il n'y a dialogue qu'entre gens qui se répondent , et
que les oui de la servante n'étaient intercallés dans le discours
de Monsieur que comme des virgules qui se placent
dans nos phrases pour y marquer les repos , sans en interrompre
le sens.
Ce n'est , au reste , qu'avec timidité que je hasarde cette
théorie , moi , qui n'ai point mission pour écrire ou parler
sur les matières dramatiques. Je sais qu'on peut opposer
des opinious d'un grand poids à mon opinion ; je sais
qu'une des personnes les plus célèbres de notre âge n'a
jamais douné aux monologues qu'elle débite avec tant
d'éclat et de facilité devant un ou plusieurs témoins ,
dont pas un n'est interlocuteur , que le nom de conversations.
Quoi qu'il en soit, ma remarque subsiste , et j'ai cru
devoir la publier à telle fin que de raison . Mais terminons
cette digression , et reprenons le fil de notre narration .
3
Monsieur , après s'être habillé , résolut d'aller consulter
un de ses amis sur le choix du nom de son futur héritier-
Cet ami , qui était membre de la troisième classe de l'Institut
, et savant , par conséquent , ne manquait cependant
ni d'esprit ni de sens. M... eut avec lui la conversation
suivante :
DIALOGUE.
L'IRRÉSOLU , LE SAVANT.
L'IRRÉSOLU.
.... Et d'après toutes ces considérations , je suis , Monsieur,
dans une grande perplexité .
LE SAVANT.
Expliquez-vous , de grâce, un peu plus clairement , car
il me semble que vous savez mieux ce que vous ne voulezpas
que ce que vous voulez.
}
L'IRRÉSOLU .
Il faut un prénom , un nom de baptême à mon fils , il ne
peut s'en passer .
LE SAVANT .
Cet usage est presque aussi ancien que la société. Les
prénoms ont été nécessaires dès qu'il y a eu deux hommes
du même nom . Ils ont été inventés pour distinguer le fils
d'avec le père , le frère d'avec le frère , chez les nations
où les noms étaient héréditaires, comme chez les Romains .
Les prénoms ou postnoms ( car , chez les Romains , le nom
378 MERCURE DE FRANCE.
distinctif se mettait tantôt avant , tantôt après le nom patronymique
) tiraient leur étymologie, soit de l'heure, du
jour ou du mois de l'année dans lequel l'individu était né
comme Lucius , qui indique l'heure du lever du soleil ,
Junius , qui indique l'époque du mois de jaiu; soit de quelque
qualité , et même de quelque défaut particulier , comme
le nom de Brutus , qui rappelle la folie feinte du libérateur
de Rome; et le nom de Cunctator, qui distingue entre tous
les Fabius celui dont la sage lenteur mit un terme aux progrés
d'Annibal . Consultez là- dessus Denys d'Halicarnasse,
Athénée , Dion Cassius , tous les auteurs enfin qui ont écrit
sur les moeurs romaines , et vous aurez mille preuves pour
une de la vérité de ce que j'avance . Vous y verrez aussi
qu'un nom une fois illustré par un grand homme a été
souvent adopté depuis par d'autres hommes qui désiraient
se mettre pour ainsi dire sous la protection de la mémoire
du héros . Ainsi , à commencer par Auguste , tous les empereurs
ont ajouté à leur nom propre celui de César , quoiqu'ils
ne fussent pas de la famille des Jules ; ainsi , le
nom d'Antonin fut adopté par plusieurs successeurs de
ce grand prince, et particulièrement par Caracalla et Héliogabale
, qui ne lui tenaient ni par les liens du sang , ni par
celui de l'adoption . Os , si vous faites attention que les empereurs,
après leur mort, recevaient solennellement par
l'apothéose le titre de Divus , qui équivaut à celui de Saint,
vous en conclurez que l'usage chrétien , de mettre les enfans
sous la protection d'un bienheureux , n'est , comme
beaucoup d'autres , que la continuation d'un usage païen ,
et que...
L'IRRÉSOLU.
C'est en conséquence de cet usage , dont je ne connaissais
pas l'origine , que je veux donner un nom de haptême
à mon fils ; mais je ne veux pas de ces noms vulgaires,
de ces noms qui ne signifient rien . A cette époque , où tout
homme peut aspirer à tout , je veux que mon fils se distingue.
Trouvez-moi donc, pour lui un nom qui , toutes
kes fois qu'ils sera prononcé , lui indique , lui rappelle les
grandes espérances que je fonde déjà sur lui.
LE SATANT.
J'ai plus d'un moyen de vous satisfaire , et puis à votre
gré choisir ce nom dans la fable , dans l'histoire ou dans le
calendrier.
L'IRRÉSOLU.
Un nom de haptême dans la fable ! y pensez- vous ?*
OCTOBRE 1815.
379
1
LE SAVANT.
D'autres y ont pensé avant moi ; il y a long- temps qu'on
a fouillé à cette source. Des parens très - chrétiens , à qui
les noms de l'Olympe ont paru plus sonores que ceux dụ
paradis , n'ont pas hésité à donner à leurs enfans , pour
patrons , des habitans du ciel , dont les miracles sont
moins célébrés dans la légende , que dans les métamorphoses
d'Ovide ou dans l'Appendix du père Jouvency.
Appelez à votre gré votre fils Hector , Hippolyte , Achille
et même Hercule , et vous ne ferez rien qui ne soit justifié
par des exemples très-édifiants . Pour peu que vous ayez
lu l'histoire , ou la gazette qui , au fait , est aussi de l'histoire
, vous ne devez pas ignorer que ce nom d'Hercule
, qui en vaut bien un autre , a été porté par plus d'un
prince chrétien , par des cardinaux même , et qu'il y a encore
aujourd'hui des Hercules jusque dans le sacré collége.
( Hercule Gonzaloi . ) Vous pourrez d'ailleurs y joindre la
nom de saint . Il y a trente ans c'était assez de mode.
L'IRRÉSOLU.
J'appellerais? mon fils M. de Saint Achille , on M. de
Saint - Hercule. Allons , c'est une plaisanterie , et je serais
le premier à me moquer de moi -même . Laissons là votre
mythologie et cherchons un beau nom dans l'histoire,
LE SAVANT ,
Il vous suffira , pour en trouver un , d'ouvrir le premier
volume venu de l'histoire grecque ou romaine ; mais
yous m'en croyez , Vous n'irez pas fouiller à cette source.
L'IRRÉSOLU.
Et pourquoi , s'il vous plait ?
LE SAVANT.
C'est que ces deux nations n'ayant pas été moins célèbres
par leurs dissensions civiles que par la guerre , il est
peu de leurs héros qui ne figurent dans l'histoire sous ces
deux rapports , et dont le nom ne se rattache à quelque
souvenir politique. Or , un nom de cette nature pourrait
un jour jeter votre fils dans quelque embarras . Les opinions
ont été d'une grande inconstance dans notre pauvre
patrie.
L'IRRÉSOLU.
Vous pouvez avein raison ; il ne faut pas exposer mon
fils à être débaptisé. Laissons donc aussi les noms d'his
toire.
LE SAVANT.
Revenons, si vous m'e croyez, au calendrier.
L
380 MERCURE DE FRANCE .
L'IRRÉSOLU.
Soit ; mais choisissons-y de préférence des noms significatifs
, des noms qui , tirés du latin , de l'hébreu ou du
grec , désignent de grandes qualités , ou de grandes actions
ou même de grandes dignités . Ces noms - là doivent être
bien beaux !
LE SAVANT .
Vous allez en juger. Les plus beaux noms que je connaisse
sont ceux de Bazile , de Nicodême et sur-tout de
Pancrasse.
L'IRRÉSOLU .
Dieu puissant ! vous appelez cela de beaux noms !
LE SAVANT.
Consultez le jardin des racines grecques , et vous y verrez
que Basile , signifie roi , que Nicodème veut dire
vainqueur des peuples , et qu'enfin le nom de Pancrasse
composé de ПAN , universel , et de KPATOƐ , pouvoir ,
convient parfaitement à l'homme appelé à exercer l'autorité
la plus absolue .
L'IRRÉSOLU .
En français , c'est tout autre chose . Un Basile , un
Nicolas , un Nicodême , ne serait pour nous qu'un niais ;
et quant au pouvoir que l'on pourrait supposer attaché au
nom de Pancrasse , ce ne pourrait être , tout au plus , que
celui d'un père gardien chez les capucins. Je vous remercie
, au reste , de toutes ces explications ; elles me prouvent
qu'il y a des inconvéniens dans tous les partis entre
lesquels j'ai voulu choisir , et que le plus sage est de laisser
prendre à mon fils le nom de son parrain .
C'est mon avis .
LE SAVANT.
L'IRRÉSOLU .
Bien dit . Je cours, de ce pas , raisonner , dans ce sens ,
avec ma femme.
LE DRAME.
Pendant que monsieur consultait de son côté , madame
réfléchissait du sien aussi profondément qu'il est donné à
une femme de le faire. Il y avait sujet ; car, tout considéré,
il est possible qu'on ne soit pas dans la nécessité de désigner
un homme par son prénom , tandis qu'il est difficile
de désigner autrement une fille dans son premier âge ..
OCTOBRE 1815. - 381
DÉNOUEMENT.
Quand Monsieur rentra chez Madame , cette excellente
mère de famille , sans trop s'occuper de ce que son mari
avait fait dans ses courses , s'empressa de lui prouver
qu'elle n'avait pas perdu son temps à la maison . J'ai consulté
, lui dit-elle , indépendamment de ma mémoire et de
la Bibliothèque des Romans, trois femmes qui ont beaucoup
d'esprit , puisqu'elles ont travaillé pour des journaux , et
que leurs articles passent pour être faits par des hommes.
Après avoir bien discuté , bien comparé , nous n'avons pas
pu accorder de préférence exclusive à un nom seul ; mais
dans le grand nombre de ceux qui ont été passés en revue,
nous en avons réservé une douzaine parmi lesquels je veux
choisir avec vous celui qui sera définitivement porté par
ma fille. Les voici : Céleste , Diane , Malvina , Simplicie ,
Virginie , Atala...
Ma bonne amie , dit affectueusement le mari , en interrompant
la litanie que sa femme débitait avec une extrême
volubilité , si tu m'en crois nous en resterons là. Je quitte
un homme de seus qui m'a fait, au sujet des noms à donner
à mon fils , des observations très-applicables à ceux que tu
me proposes pour ta fille. Ne lui donnons , de grâce ,
aucun de ces noms . Pour soutenir le nom de Céleste , aurat-
elle la beauté des anges ? Le nom de Diane à déjà figuré
si singulièrement dans la chronique scandaleuse , à plusieurs
époques , qu'il équivaut à un sobriquet ; quant à
ceux de Malvina , de Simplicie , c'est par leur extrême simplicité
même que je les trouve à prétention . Dailleurs , s'il
faut tout dire , je n'aime pas ces noms empruntés soit au
théâtre , soit aux romans ; et je pense qu'une considération
qui t'est peut-être échappée , te feraît partager aisément
ma répugnance. Ces noms là , choisis sous l'influence de la
mode et imposés dans le moment de l'enthousiasme produit
par l'ouvrage auquel on les emprunte , sont une espèce
d'extrait de baptême qui finit par divulguer fort mal à
propos un secret qui devient d'autant plus cher aux
femmes qu'elles s'éloignent plus de la jeunesse , le seul
secret qu'elles sachent communément garder , celui de
leur âge ; et tu vas me concevoir. Nomme-t-on une Julie ?
mon attention se porte sur - le- champ à l'époque où Rousseau
publia son éloïse , et j'en conclus que la dame
porte un peu plus de cinquante ans . Les Sophies qui
datent de la publication de l'Emile , ont quelques années
de moins, mais ne doivent pas être de la première jeunesse ;
582 MERCURE DE FRANCE.
les Malvina com mencent à approcher de trente ans ; les Vir.
ginies ne sont pas éloignées de vingt- cinq . Mais parlez-moi
des Atala ! Voilà un nom jeune , un nom qui ne compromet
pas encore la femme qui le porte , un nom qui n'a
pas encore appartenu à qui que ce soit qui ait parlé raison.
Reuonçons donc et à ces noms indiscrets qui révèlent ce
que la toilette s'efforce de cacher , comme à ces noms
prétentieux qui commencent par être des flatteries et
finissent par être des injures , ct appelons ta fille du nom
de sa marraine ou du tien.
MORALITÉ .
Madame se rendit aux observations de son mati , comme
Monsieur s'était rendu aux observations du savant. Il
avait dix fois raison ce savant , quand il disait que ce n'est
'pas au nom à faire valoir l'homme , mais à l'homme à
faire valoir le nom. Le nom que porte le héros de ce petit
drame , le nom de Blaise par exemple , n'est pas le plus
héroïque de ceux qu'un galant homme puisse recevoir.
Il ne messiérait ni à un poltron , mi à un imbécile ; mais
qui diablé pensera à un imbécile ou à un poltron, quand
à la suite de ce nom de Blaise on nomméra Pascal ou
'Montluc ?
.
NOUVELLES DES SCIENCES ET DES ARTS.
MM . Chérubini et Spontini ont reçu leur diplonie de membre de
l'Académie royale de Musique de Suède .
-L'Observateur autrichien du 15 octobre , annonce la fin tragique
du célèbre voyageur M. de Seetzen , il est mort sur la foute de
Makha à Sana , en Arabie , par l'effet d'un breuvage empoisonné ,
que l'iman de Sana , dit -on , lui aurait fait prendre. Il avait eu l'infprudence
de transporter dans cette dernière ville toutes les richesses
botaniques et littéraités qu'il avait recueillies et qui suffisaient à la
charge de dix-sept chameaux. Collections , manuscrits , tout est
perdu .
Le gouvernement autrichien a établi des chaires de langue et
de littérature allemande , dans l'université de Padouc et dans les col-
Jéges de Venise , Trévise , Udine , Vicence et Péronne .
On remarque dans le jardin de l'ancien couvent des Camaldules
, situé dans le département de Seine-et - Marne , plusieurs ceps
de vigne , dont les grappes sont blanches et noires ; chaque grain dë
OCTOBRE 1815. 383
B
raisin est coupé par des zônes noires et blanches. Ce phénomèné pa
raît devoir être attribué à une greffe par approche.
-— Les empreintes de la noavelle monnaie ayant été soumises à un
jury , les pièces de cinq francs , gravées par M. Michaux , ont obtenu
la préférence. Il a été accordé un délai de quinze jours pour les
pièces d'or.
-Le roi de Prusse a fait remettre à M. de Canolle la décoration
de la grande médaille d'or des Arts et sciences.
-- Le gouvernement de S. S. a déclaré criminel l'auteur de l'écrit
intitulé : Réflexions sur la Clémence du S. P. , avec cette épigraphe
: ignoscenda quidem scirent , si ignoscere.
-– Quatre nobles Persans viennent d'arriver à Londres. Ils étaient
accompagnés du major Percy , avec lequel ils s'étaient liés en Perse
lorsque celui- ci s'y trouvait sous le commandement de sir Gore Onsley
en qualité d'officier d'artillerie. Un de ces gentilshommes persans
est médecin ; un autre , ingénieur ; le troisième est fabricant
d'armes blanches . Ces trois professions sont tellement estimées en
Perse , que ceux qui les exercent sont , à ce que l'on assure , toujours
admis devant le roi , et traités avec la plus grande distinction .
Le premier architecte du royaume de Naples invite tous les architectes
de l'Furope à essayer le plan d'une église magnifique que
le roi Ferdinand veut faire batir sur la place demi- circulaire , dite
du Palais-Royal , à Naples. L'artiste qui aura présenté le meilleur
"plan recevrá une récompense proportionnée à la grandeur et à l'originalité
de sa conception.
-M. Hérolde , élève de Méhul , qui a remporté , il y a quelques
années , le grand prix de composition à Paris , a obtenu le plus
grand succès à Naples , où il a mis en musique la jolie comédie
de la Jeunesse de Henri V.
1L'athénée royal vient de publier le programme de ses cours
pour 1816. On remarque parmi les professeurs , MM. Thénard , sur
la chimie ; Lemercier , sur la littérature générale ; Say , sur l'économie
politique ; Trémery , sur la physique ; Virey , sur l'histoire
naturelle générale ; Lucas , sur la minéralogie ; Beer , sur la littėrature
allemande.
Sir Thomas Brisbane , major - général de l'armée anglaise ,
adressé à M. Jecker , ingénieur pour la construction des instrumens
de mathématiques , rue de Bondi , la lettre suivante é
» Monsieur , j'ai fait avec le cercle de réflexion que vous avez
construit , un grand nombre d'observations de la hauteur du soleil ,
pour déterminer le temps vrai et la latitude du lieu . Les résultats
out eu une précision dont un si petit instrument ne me paraissait
pas susceptible.
384 MERCURE DE FRANCE.
» La latitude du lieu a été déterminée par des séries de 30 et 40
observations , calculées de 10 en 10 ; quelquefois la différence n'a
pas été d'une seconde ; d'autres fois elle ne s'est trouvée que de
deux secondes et quelques dixièmes.
» Les boutons d'arrêt qui donnent le moyen de retrouver de suite ,
sans aucun tâtonnement les deux images dans la lunette , offrent
un très-grand avantage.
» L'horison de platine s'échauffe beaucoup moins que celui de
verre et termine mieux l'image , ce qui le rend préférable.
» Je me fais un plaisir de vous exprimer ma satisfaction sur la
grande exactitude de vos instrumens . >>
ENIGME.
Quoique faites pour la lumière ,
Nous ne nous montrons que de nuit ;
Celle , ou celui qui nous conduit ,
Doit avoir une main légère ,
Et nous diriger de manière
Que l'on ne dise pas de lui
Ce qu'on dit quelquefois d'autrui :
Que toujours de ce qu'il doit faire
Il fait justement le contraire .
(S..... )
LOGOGRIPHE.
Sans me décomposer , je suis un Indien
Fabricateur adroit de célestes oracles :
Privez - moi de mon chef , je gouverne assez bien
Les bateaux destinés aux nautiques spectacles ;
Laissez -moi sur trois pieds , j'ai rang dans les miracles
Par un esprit qui pense et ne dit jamais rien .
BONNARD , ancien militaire.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro.
Le mot de l'Enigme est
Le mot de la Charade est Mortaise.
Le mot du Logogriphe est Mais , où l'on trouve siam.
De l'Imprimerie de GUEFFIER , rue Guénégaud.
TIMBRE
MERCURE
DE FRANCE.
INSTRUCTION PUBLIQUE .
Nos constitutions existeraient-elles réellement , si elles
n'existaient que dans nos codes ? a dit de nos jours , dans
un rapport sur l'éducation , un homme aussi célèbre par
la finesse de son esprit que par l'étendue de ses lumières .
C'est dans les âmes que les constitutions doivent prendre
racine , si je puis m'exprimer ainsi ; à quel âge mieux
que dans l'enfance et dans la jeunesse pourrait-on parvenir
à en pénétrer les esprits et les coeurs ?
L'éducation publique est essentiellement entre les
mains du législateur le moyen de perpétuer ses institutions
et de consolider son ouvrage . Appellerons-nous
ainsi celle que l'on reçoit en commun dans des maisons
qui , sous la protection des lois , sont ouvertes par des
corps ou des individus à la jeunesse qui s'y présente , et
où cette jeunesse se trouve instruite et gouvernée suivant
le mode ou le caprice des chefs de l'établissement ? Non,
sans doute ; l'éducation publique est cette éducation éminemment
nationale , où l'enseignement et la morale , les
exercices et la nourriture , les jeux même et le mode de
châtiment ont été réglés par les lois , et sont surveillés
par les magistrats.
Cette éducation , vraiment classique , inconnue chez
les modernes , a élevé au plus haut degré de vertu et de
patriotisme deux peuples de l'antiquité , dont les lois et
les moeurs sont encore pour nous des sujets d'admiration .
25
386 MERCURE DE FRANCE .
On ne pouvait guère espérer un pareil résultat de nos
anciennes institutions . Que dis-je espérer ! elles devaient
produire des effets opposés.
La jeunesse était livrée en France à des universités indépendantes
, à des corporations ambitieuses , à des particuliers
avides qui n'étaient surveillés que pour la
forme par des bureaux et des évêques . L'éducation ne
pouvait avoir cette unité , cet ensemble si précieux pour
le bonheur et la paix des états . En vain prétendrait-on
qu'elle existait cette unité dans les principes et la morale ;
les principes devaient nécessairement varier , et prendre
la teinte des préjugés des diverses maisons , toutes rivales
entre elles et souvent ennemies .
La morale consistait en dogmes et en exercices de
dévotion , qui trop souvent faisaient naître l'hypocrisie
dans la jeunesse . L'enseignement lui-même devait produire
dans les âmes une opposition tacite au gouvernement
établi , et l'on n'est plus étonné de voir un ministère
aveugle recueillir par une révolution désastreuse les
fruits de son imprévoyance.
Quel était en effet l'objet constant des études ? quels
modèles proposait-on à l'admiration d'une jeunesse
bouillante ? Les chefs -d'oeuvre des Grecs et des Romains ,
les faits héroïques de ces brûlans républicains , si propres
à exalter les moins sensibles , à embraser les plus froids.
Ces défauts n'empêchèrent pas néanmoins les anciennes
institutions de fournir à la société , parmi tant
de sujets dangereux , un nombre de grands hommes
dont l'éclat faisait disparaître aux yeux peu attentifs les
vices des institutions qui les avaient formés. On puisait
même , dans quelques-unes , une instruction assez solide ,
dont profitaient les bons esprits ; mais l'instruction ne
s'allie pas toujours avec l'amour des lois et de la patrie :
d'ailleurs le grand but de l'instruction publique doit être
de former un peuple et non quelques individus .
Une organisation si vicieuse , en changeant les idées et
les moeurs , prépara de longue main la révolution , qui ,
conduite avec cette inconséquence , cette versatilité , ou
plutôt cette corruption de principes que la mauvaise
éducation avait contribué à faire naître , a mis à deux
NOVEMBRE 1815. 387
doigts de sa perte un état qui eût dû à de saines institutions
son bonheur et sa gloire .
Les premiers effets de cette révolution furent de renverser
les écoles qui l'avaient en quelque sorte préparée ;
mais on se proposa bientôt de les relever sur un plan
plus raisonnable et plus vaste . On adopta les principes
vrais , et en harmonie avec ceux du gouvernement qu'on
voulait établir ; on jugea que chacun , ayant des droits ,
devait acquérir, autant que possible, et des lumières pour
les connaître et des forces pour les défendre . Une morale
pure et sévère , qu'appuyait une religion éclairée , parut
le moyen le plus sûr de faire chérir à chacun ses devoirs
d'homme et de citoyen.
Ces cousidérations formaient les bases d'une éducation
générale et première . De là les écoles primaires , secondaires
et autres , jusqu'à l'Institut, qui , devenu enseignant
, devait couronner l'édifice , et verser du sommet
les plus pures lumières .
Tel était le projet ; mais , dans le chaos des événemens ,
ce plan si étendu , qui , avec quelques modifications , aurait
pu conduire à sa perfection cette partie si intéressante
, resta au nombre des théories , et ne fut point
exécutée , du moins quant aux écoles élémentaires.
Tout se tournait dans les provinces vers la guerre , le
trafic et l'agiotage ; les ténèbres de l'ignorance menaçaient
de les envahir de nouveau , lorsqu'un homme
hardi et ambitieux , dont le génie devait devenir un
fléau , arracha le timon des affaires à des mains inhabiles
. Tout rentra dans l'ordre à sa voix puissante : sur des
plans anciens et nouveaux , une nouvelle université s'éleva
; l'ensemble en était admirable : pourquoi faut-il
qu'un affreux machiavélisme ait présidé à sa formation !
Cette institution prodigieuse était moins remarquable
encore par le mode d'enseignement que par cette heureuse
distribution des pouvoirs qui permettait aux chefs
de diriger l'ensemble , et de surveiller, dans les plus petits
détails , l'exécution des moindres règlemens .
Je ne parlerai point de ses proportions gigantesques et
hors de mesure avec l'état où nous nous trouvons ; ce
388 MERCURE DE FRANCE.
1
n'était pas celui sans doute où pensait
nous mettre
le
guerrier
qui l'établissait
.
Tout en rendant justice aux hommes distingués qui la
composaient , je ne cesserai de blâmer l'esprit d'une institution
qui rapportait au seul prince ce qui n'appartient
qu'à l'état , ou plutôt qui, confondant l'état dans le prince ,
tendait à tromper la jeunesse , et à former, au lieu de citoyens
dévoués , des Séides et des ambitieux .
Toute autorité doit avoir des bornes , Bonaparte n'en
voulut point connaître ; sa grandeur s'écroula. La France
rentra dans ses anciennes limites ; l'université colossale
ne put se soutenir . Le petit-fils de Henri-le-Grand revint
s'asseoir sur le trône de ses pères , et reconnaissant d'abord
les droits que chacun avait aux lumières sous un
gouvernement constitutionnel , il se hâta de porter dans
l'université impériale la réforme qu'exigeaient le retour
des idées libérales , et celui d'une économie nécessaire et
bienfaisante. Une nouvelle révolution avait ramené le
désordre dans l'éducation , une nouvelle ordonnance y a
succédé ; mais ces règlemens faibles , insuffisans , provisoires
, ne sont que pour soutenir l'édifice de l'éducation
publique , jusqu'à ce qu'une loi sagement discutée vienne
enfin l'asseoir sur des bases larges et iminuables.
Nous nous proposons , en attendant , de passer en revue
les établissemens publics et particuliers qui sont ouverts
à la jeunesse.
A une époque où l'on a si peu à se louer des hommes ,
l'espoir de la France repose en grande partie sur les enfans
; et c'est vers l'éducation publique que se dirigent
les regards les plus inquiets et les intérêts les plus chers :
nous croyons donc rendre un vrai service à l'état , aux
pères de famille et aux instituteurs, en consacrant , toutes
les semaines un article de ce journal à faire connaître
l'état actuel de l'instruction publique.
"
Nous nous plairons à rendre hommage aux professeurs
distingués qui cherchent la plus noble des gloires , celle
de perfectionner l'esprit humain ; et nous croirons être
utiles à nos lecteurs en leur faisant connaître avec impartialité
le personnel et l'administration intérieure de
nos plus célèbres maisons d'éducation.
NOVEMBRE 1815.
389
mmmmm
DES DISPUTES .
Rien de si utile que la discussion ; rien de
si dangereux que la dispute : l'une éclaire ,
l'autre aveugle : en discutant on dissipe les préventions
; en disputant on allume les passions .
La causerie inspire la confiance , l'altercation
l'éloigne ; elle irrite l'amour-propre , et l'on
sait que, dès que l'amour-propre se mêle d'une
contestation , elle devient interminable . Malheureusement
il n'est qu'un pas de la discussion
à la dispute ; l'une amène l'autre , si la
modestie , l'aménité , le désir de plaire , ne
nous arrêtent pas dans la volonté que la plupart
des hommes ont d'avoir toujours raison .
Il est singulier qu'on tienne autant à une
chose aussi idéale que Topinion ; et cependant
mille exemples prouvent que l'homme sacrifie
plus facilement ses intérêts , et même ses attachemens
, que ses opinions .
Combien de discordes civiles causées par le
choc d'opinions politiques ou religieuses ! Que
d'hommes immolés pour des dogmes qu'ils
n'entendaient pas ! Que d'inimitiés produites par
un simple dissentiment d'avis sur les doctrines
et sur les diverses manières d'envisager le devoir
et le bonheur, l'honneur et la vertu , l'amour
du prince et l'amour du pays !
N'a-t-on pas vu des amis , des parens , rompre
les liens les plus sacrés , parce qu'ils n'entendaient
pas de la même manière la grace
efficace , la grace concomitante , la constitution
390
MERCURE DE FRANCE .
unigenitus , la musique italienne et la musique
française et plus d'une querelle sanglante n'at-
elle pas eu lieu pour des souliers à la pou-.
laine ou à bec à corbin , pour des roses rouges
ou blanches , pour des coiffures poudrées ou
pour des perruques à la Titus? Enfin , on a vu
la guerre s'introduire dans de paisibles ménages
par des disputes sur un passé qui ne leur appartenait
plus , et sur un avenir qui ne devait
jamais leur appartenir .
Je me souviens , à ce propos , d'avoir entendu
raconter à M. l'abbé de Breteuil l'anecdote suivante
:
Le marquis et la marquise de Vieille- Roche
étaient mariés depuis vingt ans , et partout on
citait leur ménage comme un modèle de paix
et d'union. Le marquis , lieutenant général des
armées du roi , s'était fait estimer à l'armée par
sa valeur, à la cour par son zèle assidu , à la
ville par sa probité sévère . Ce n'était pas un
homme aimable ; il tenait trop à tous les vieux '
préjugés , aux usages les plus antiques : observateur
ponctuel de toutes les convenances ,
ennemi de toute innovation , méthodique en
goûts comme en affaires , en sentimens comme
en occupations , tout était chez lui d'une régularité
plus exemplaire qu'amusante ; aussi , jamais
le plus léger écart n'avait pu donner à la
marquise le moindre soupçon sur sa fidélité ;
et, si jamais il n'avait été pour elle un amant
bien passionné , elle avait toujours trouvé en
lui un ami tendre , constant et rempli d'égards .
La marquise était faite en tout point pour un
tel mari ; fière de sa naissance , sévère en prinNOVEMBRE
1815.
391
cipes , fidèle à ses devoirs , et remplissant tous
ceux qu'imposait alors la société avec une minutieuse
exactitude . Rien ne semblait devoir
troubler la solide et monotone tranquillité de
leur vie ; leurs esprits réguliers étaient d'accord
, leurs caractères honnêtes , mais peu susceptibles
de passions , étaient assortis ; et, s'il
existait quelque différence d'opinions entre eux ,
elle était si étrangère à leur existence , à leurs
habitudes et à leur bonheur, qu'elle ne servait
qu'à jeter quelquefois un intérêt assez piquant
dans leurs entretiens , sans paraître jamais devoir
altérer leur intimité .
Un soir cependant , les deux époux, étant
rentrés après le spectacle, soupèrent tête à tête ;
le souper fini , on s'assit près du feu . Le marquis
, content de sa journée , et disposé à cette
galanterie qu'on montre si souvent à toutes les
femmes et si rarement à la sienne , la complimenta
sur la fraîcheur qu'elle avait conservée ,
sur la douceur de ses regards qui le charmait
toujours , sur le bon goût de sa parure qui lui
rappelait les heureux jours de fête de leur mariage.
La marquise recut ces louanges avec modestie
, mais de manière à s'en attirer d'autres. De
complimens en complimens , et d'éloges en
remercimens , il advint que la conversation
s'interrompit , sans que le tête à tête en fût
moins intéressant. La sagacité du lecteur me
dispensera de remplir cette lacune de leur dialogue
. Enfin l'entretien se renoua avec cette
intimité familière qui succède ordinairement à
de semblables interruptions.
392 MERCURE DE FRANCE .
Ma chère , dit le marquis , que notre sort est
digne d'envie ! jamais il n'a existé de lien plus
doux que celui qui nous unit depuis vingt ans.
-Je le sens comme vous, mon ami ; mais cependant
il manque à notre bonheur un point
bien essentiel.
-
J'entends , ane image qui nous rappelle
sans cesse l'un à l'autre , un enfant qui hérite
de ta grâce et de tes vertus. Mais , ma chère
dit le marquis , en serrant la main de sa femme,
vous n'avez que trente-huit ans , j'en ai
à peine quarante ; vous avez tous les charmes
de la jeunesse, je ne suis pas encore vieux ; il
est possible que ce bien si long-temps désiré
nous soit enfin accordé , et peut - être cette
charmante soirée sera- t- elle l'heureuse époque....
-- Ah ! mon ami , que je serais heureuse ;
mais, quand ce bonheur arriverait , il serait
bien mêlé d'inquiétude ! Un seul enfant est
un trésor qu'on craint sans cesse de perdre ,
et que le plus léger accident peut nous enlever;
il faudrait en avoir deux .
- Deux , ma chère ! dit le marquis en se
pavanant , il en faut trois ; car avec deux , si
on en perd un , on retombe dans la même inquiétude
: oui , nous en aurons trois , et même
trois garçons ; avec de l'amour et de la persévérance
, il ne faut désespérer de rien .
- En vérité , dit la marquise, en souriant
et en embrassant son mari , vous avez aujourd'hui
un ton de confiance si communicatif,
que je me crois déjà presque sûre de voir nos
voeux réalisés ; mais cependant ne serionsNOVEMBRE
1815.
393
nous pas embarrassés de trouver le moyen
d'assurer une fortune suffisante à nos trois enfans
?
-
Comment embarrassés ? y pensez - vous ?
n'avons- nous pas soixante bonnes mille livres
de rentes ?
-
Je le sais , mon ami ; mais, si nous donnons
un jour , je suppose , dix mille francs à
chacun de nos enfans , il ne nous en resterait
que trente , et ce ne sera pas assez pour soutenir
l'état convenable à notre rang ; d'ailleurs
dix mille francs ne serait- ce pas trop peu pour
faire un grand mariage à notre aîné?
-Bel embarras ! ma chère , vous n'y songez
pas ; l'aîné sera militaire , et je conviens qu'il
faut ne rien négliger pour sa fortune et son avancement
; mais j'aurai assez de crédit pour placer
l'autre dans la diplomatie ; cette carrière mène
à tout , et dédommage amplement des avances
faites pour y entrer : ainsi voilà déjà une de
vos inquiétudes sans fondement .
-
cadet?
Oui , mon cher ; mais que ferons-nous du
-Le cadet , ma belle ? ma foi nous le ferons
chevalier de Malte ; je suis ami du grand-prieur,
et croyez qu'avant peu le chevalier , obtenant
une riche commanderie , n'aura point à envier
le sort de ses frères .
Mon fils chevalier de Malte , Monsieur !
Oh ! c'est ce que décidément je ne saurais
souffrir......
-Pour le coup , madame , on peut dire que
voilà un des plus étranges caprices dont on ait
entendu parler, et j'ai peine à concevoir cette
394
MERCURE
DE FRANCE
.
bizarre aversion contre un ordre célèbre qui
nous retrace la valeur et la piété de nos aïeux ,
contre une société pieuse et guerrière , qui sert
l'état et la religion , et qui a ouvert une glorieuse
carrière aux plus illustres familles du
royaume.
Monsieur, il n'est pas très-poli de traiter
ainsi mon opinion de caprice et de bizarrerie ;
mais on ne peut disputer des goûts , et certainement
je ne consentirai jamais à voir mon
troisième fils , tondu , célibataire , et cherchant
sur des galères une honteuse captivité ou une
palme de corsaire ; enfin , je vous le répète ,
mon fils ne sera pas chevalier de Malte .
-
Mais , Madame , si j'étais aussi opiniâtre
que vous , je vous dirais que je suis le maître,
et que je le veux.
Je sais , Monsieur, que la volonté d'un
père est d'un grand poids lorsqu'il s'agit de décider
de la destinée d'un fils ; mais vous conviendrez
aussi que la volonté d'une mère doit
être comptée pour quelque chose ; vous êtes
le chef de la famille , vous êtes mon mari ,
mais non pas mon maître , et nous ne sommes
pas en Turquie .
-Eh ! mon Dieu, oui ! Madame , je le sais ,
nous sommes en France, dans le pays du monde
où on fait le plus de folies , parce que les maris
se laissent gouverner par leurs , femmes.
Moi , je pense qu'on peut bien avoir quelque
déférence pour leur volonté , mais c'est lorsqu'elle
n'est pas extravagante .
drez
En vérité , Monsieur, vous ne vous plainpas
de ma patience ; il n'y a sortes de duNOVEMBRE
1815.
395
retés que vous ne me disiez aujourd'hui ; les
noms de capricieuse , de bizarre , vous semblaient
apparemment trop doux ; actuellement
vous me traitez d'extravagante , et il ne me sera
pas difficile de prouver que je suis cent fois
plus raisonnable que vous.
-
L'assertion est étrange , et la preuve serait
curieuse .
-La preuve ? c'est la douceur avec laquelle
je supporte depuis tant d'années les manières
hautaines , l'orgueil sans raison , la maussade
dureté de l'homme le plus insupportable que
j'aie vu .
-
Madame ! Madame ! vous mettez ma patience
à une rude épreuve ; je pourrais vous
dire , avec plus de vérité , qu'il y a peu d'hommes
qui aient eu tant à souffrir que moi dans
leur vie , et que j'ai eu quelque mérite à supporter
votre ennuyeuse pédanterie , vos graves
fantaisies et les inégalités de votre humeur.
Certes , Monsieur, il est singulier de voir
un tyran se plaindre de sa victime ; tout le
monde s'étonne de ma constance pour un
homme si peu digne de moi ; vous êtes vain ,
entêté , orgueilleux , égoïste ; ma chaîne m'est
insupportable , je suis lasse de me contraindre ,
et je sens qu'il me serait impossible de vivre
plus long-temps avec une homme comme vous.
-A merveille , Madame ! Voulez-vons être
libre ? c'est ce que je désire aussi . Vous m'êtes
odieuse ; vous êtes prude , vaine , obstinée ,
acariâtre ; la vie serait un enfer avec vous . Je
renonce pour toujours au noeud qui nous unissait
.
396 MERCURE DE FRANCE .
-
Eh bien ! Monsieur , finissons cette ennuyeuse
querelle , et séparons -nous .
Oui , Madame , séparons -nous ; vous serez
contente de mes procédés .
-Je n'en doute pas . Adieu , Monsieur.
Adieu , Madame.
-
Le marquis sonna. Le valet de chambre , à
sa grande surprise , reçut l'ordre de conduire
les deux époux dans deux appartemens fort
éloignés l'un de l'autre . Le lendemain on manda
le notaire , et l'acte de séparation fut signé ,
malgré les prières des parens , les efforts des
amis , les conseils du magistrat , et la crainte
du scandale .
C'est ainsi qu'une si longue union fut rompue
par une dispute sur la fortune future de
trois enfans qui n'étaient pas nés .
Profitons de cette leçon : discutons souvent ,
mais ne disputons jamais.
EXTRAIT D'UN PORTE-FEUILLE . - N° . III.
Ce fragment , plus bizarre que les autres , contient
quelques opinions tant soit peu hasardées , et de nature
peut-être à ne pas plaire à tout le monde . Aussi nous empressons-
nous de déclarer que ce ne sont pas les nôtres à
ceux qui n'y verront pas les leurs . ( Note de l'éditeur. )
DES GENS DE LETTRES .
Qu'est- ce que Monsieur un tel , qui n'est rien , qui n'a
rien , qni ne fait rien ? ..........
Il y a toujours eu dans la société des gens qui ,
n'ayant pas le courage de prendre un métier , et le talent
de cultiver un art , cherchent à déguiser sous un
titre décent leur nullité ou leur fainéantise , et se font
NOVEMBRE 1815. 397
une dignité au défaut d'un état .
Ils avaient
eu pendant quelque temps la velléité de s'apeller philosophes
; mais cette qualification ne leur ayant pas paru
sans inconvéniens , ils en ont cherché une plus vague ;
et , aussi heureusement pour la philosophie que malheureusement
pour la littérature , ils ont choisi celle d'hommes
de lettres.
Cela explique la défaveur trop généralement attachéc
à ce titre , mais pe la justifie pas . Je conçois qu'on ne
fasse aucun cas d'un homme de lettres qui ne l'est que
par le nom....
Mais
tous les gens de lettres ne sont pas , grâce à Dieu , dans
cette catégorie ......
..........le titre d'hommes de lettres , compromis par tant
d'usurpateurs , est porté par des gens qui cultivent véritablement
les lettres ; il en est bien parmi ceux -là
quelques-uns qui les exploitent. Mais encore leurs travaux
sont-ils d'une valeur quelconque ; et , d'après cela ,
cette sorte de gens de lettres même a-t- elle droit d'être
distinguée de celle qui ne fait rien .
Laissons donc les trésors , et entrons dans la ruche pour
nous occuper des abeilles , parmi lesquelles nous pourrions
bien trouver quelques guêpes , il est vrai.
La littérature est à la fois un art et un métier. Les gens
de lettres se divisent donc naturellement en deux classes
. Ils sont , suivant la nature de leurs travaux , ou des
artistes ou des artisans ; et , ce qui pourrait à toute force
former une classe mixte , quelques-uns d'entre eux sont
artistes et artisans tout ensemble .
J'appelle artisans en littérature, ces hommes qui , privés
de la faculté d'inventer , mettent en oeuvre les idées
des autres ; et métier , le travail matériel et routinier
auquel ils s'assujétissent . La mémoire leur tient lieu
d'invention et l'intelligence de génie.
J'appelle au contraire artiste en littérature , l'homme
qui crée et les idées et les formes dans lesquelles il les
exprime . Les inventions par lesquelles il perfectionne
ces formes constituent l'art. Il n'en est pas tout-à-fait
398
MERCURE DE FRANCE .
de cette classe comme de l'académie ; si l'on y entre à
toute force sans génie , du moins n'y peut-on pas entrer
sans talent .
Dans la première classe se rangent les compilateurs ,
les commentateurs , les rédacteurs et les traducteurs. Dans
la seconde , les inventeurs , les poëtes.
Sous le rapport de l'utilité dont il peut être à celui
qui l'exerce , le métier d'homme de lettres en vaut bien
un autre ; la quantité d'artisans qu'il nourrit est presque
innombrable. A leur tête sont les compilateurs qui ,
pour ne pas se ruiner en avances , n'en font pas moins
de grands bénéfices. Leur genre d'industrie est trèssingulier
; c'est l'esprit d'économie concilié avec l'économie
d'esprit. Le compilateur ne fait pas un livre
comme l'auteur ; ce dernier invente quelquefois jusqu'à
ses mots ; le premier n'invente pas même ses phrases :
cependant , à l'exemple de l'auteur qui , avec les mots
existans , exprime aussi des idées nouvelles , il croit souvent
avoir fait un ouvrage nouveau en raprochant des
phrases déjà faites . Se servant plus des ciseaux que du
canif pour cette noble besogne , il n'a fait , au vrai ,
qu'un habit d'arlequin composé de lambeaux de différentes
couleurs et de qualités diverses , rognés sur le
drap d'autrui et rassemblés avec du gros fil . Ces bigarures-
là ne laissent pourtant pas que de se vendre. Un
compilateur peut se faire une fortune ; mais une réputation
? c'est autre chose ; comme celle qui lui serait due
ne lui plaît pas toujours , semblable au chiffonnier , le
compilateur fait son métier à petit bruit. J'en connais
un , entre autres , qui s'y est enrichi et dont on n'a jamais
parlé . Vingt commis ont été occupés , pendant
vingt ans , à découdre et à recoudre des livres sous sa
direction ; en 1811 il était déjà sorti de son atelier cent
soixante-quinze volumes , qui lui avaient valu 175,000
francs , et son nom n'était pas même connu à la foire de
Leipsick : il est illustre incognito , et disons , à la louange
de cette homme sensé , qu'il ne s'est jamais avisé de s'en
vanter.
Les commentateurs sont des manoeuvres d'un autre
genre . On n'accusera pas ceux- là de se saisir de l'esprit
NOVEMBRE 1815.
399
des autres qui si souvent leur échappe ; ils sont d'ailleurs
spéculateurs assez habiles . A la faveur de quelques notes ,
se constituant propriétaires de Virgile , de Tacite ou
d'Horace , ils colportent de libraire en libraire , au dixhuitième
siècle , leur livre qui date du siècle de Trajan
ou d'Auguste ; quelques lignes mises en bas ou en marge
du texte en ont donc fait leur ouvrage ? Cela est établi
pour eux en principe : principe bien différent de l'axiome
de droit, qui, lorsque deux produits de l'industrie se trouvent
unis l'un à l'autre de manière à ne pas pouvoir
être séparés sans altération , attribue la propriété à celui
de ces produits qui l'emporte en industrie sur l'autre ;
et ce propter artis excellentiam . Ainsi que Gérard ou
Vernet changent en tableau une toile grossière , originairement
destinée à un moins noble office , cette toile
grossière est devenue la propriété de l'artiste qui , par
l'excellence de son pinceau , lui a donné une si grande
valeur propter artis excellentiam . Dans l'autre cas , c'est
tout le contraire le faible l'emporte sur le fort , la
matière sur le génie , l'accessoire sur le principal , et le
propriétaire du canevas devient celui de la peinture.
Les rédacteurs , c'est-dire la majeure partie des gens
de lettres qui contribuent à la confection des ouvrages
périodiques , font aussi , tout doucement , et sans beaucoup
de frais , une fortune honnête . Ces artisans travaillent
, comme les autres , sur l'esprit d'autrui . Je suis
loin de leur contester leur utilité. Il en est plusieurs dont
le goût et le courage ont rendu des services réels à la
littérature , et qui méritent l'aisance dont ils jouissent.
Après la faculté de bien faire , celle qui enseigne à faire
bien a les premiers droits sans doute à l'estime . Chose
bizarre pourtant la célébrité et la vogue dans la carière
de la critique sont bien rarement le prix de la
modération et de l'impartialité. Le goût et l'esprit sont
moins nécessaires , même au succès d'un journaliste , que
l'audace , la partialité et la malignité . Aussi , combien
de ces bonnes gens se sont faits malins par spéculation !
Quand ils y réussissent , rien de plaisant comme de leur
voir jouer, au milieu des auteurs de tous genres , le rôle
que les puissances barbaresques jouent au milieu des
400 MERCURE DE FRANCE.
puissances chrétiennes ; durs et cruels avec les faibles ,
menaçans même avec les forts , qui , pour n'en être
pas harceles , ne laissent pas que d'avoir pour eux , de
temps en temps , des complaisances pareilles à celles
que de grands états ont pour les régences de Tunis et
d'Alger . Ce sont de véritables deys , qui vivent, dans l'abondance
et dans les plaisirs , du produit de la terreur
qu'ils inspirent , et meurent au milieu des richesses .
L'inventaire du Barberousse littéraire de notre âge ne
le cédait ni en valeur , ni en variété , à l'ancien trésor
de St. -Denis . Exemple encourageant , dont il ne faut
pourtant pas conclure que le succès de tout méchant
journal soit certain . Le public est capricieux jusque dans
sa malice ; et , quoiqu'il aime à entendre dire le mal ,
toutes les manières de le dire ne lui plaisent pas également.
Plus d'un folliculaire lui a sacrifié son honneur
sans profit. Habent sua fata libelli . Les libelles sont soumis
aussi aux caprices du sort.
Mais c'est beaucoup parler des artisans , ne parleronsnous
pas des artistes?
Les traducteurs , que j'ai rangés parmi les artisans ,
nous conduiront à cette noble classe , parce qu'il leur
est permis d'y entrer ; mais cela n'arrive que lorsqu'ils
sont doués d'un génie analogue à celui de l'auteur qu'ils
traduisent. Qui refuserait une place à côté des inventeurs,
à Delille , à Saint-Ange même , qui souvent a écrit
si ingénieusement quand Ovide a pensé pour lui ? Me
dira- t -on que les traducteurs , qui n'ont pas été autre
chose , sont un peu , sur le Parnasse , ce que les chapons
sont dans une métairie ? Soit : mais ces chapons ont la
propriété de couver les oeufs de paons . S'ils ne produisent
pas , ils font éclore les productions d'autrui ; ils
nous enrichissent en dépit de leur impuissance. Sachonsleur
en gré , et n'hésitons point à leur donner le
le dindon , qui n'est pas stérile .
pas sur
D'après les concessions que nous venons de faire en
faveur des traducteurs et des imitateurs , la classe des
artistes en littérature peut se diviser en deux sections :
celle des hommes qui inventent la matière et les formes ,
et celle des hommes qui n'inventent que les formes .
NOVEMBRE 1815.
401
ROYA
Mais , je le répète , le style est une véritable création ,
et , fût-il appliqué à des idées qui ne vous appartiennent
pas , le style vous en acquiert la propriété . On n'ira plus
chercher dans l'inventeur une idée qu'un autre a mieux
exprimée que lui ; et , si cette idée est exprimée le mieux
possible , personne ne s'avisera plus de la mettre en
oeuvre . Tel est même l'avantage attaché au génie du
style , qu'il suffit seul pour assurer une gloire durable
qu'on n'obtient pas toujours avec le seul génie d'invention.
L'homme qui trouve des idées nouvelles n'est souvent
qu'un ouvrier laborieux qui extrait le marbre de
la carrière . L'homme qui sait donner à ces idées l'expression
la plus heureuse dont elles soient susceptibles , est
le sculpteur qui , d'un bloc de marbre brut , tire la
Vénus ou l'Apollon .
Il est toutefois , quoique difficile , plus aisé d'exceller
par la seule invention des formes que par celle des formes
et des idées . Aussi le premier rang parmi les artistes ,
appartient-il exclusivement à ces poetes , à ces philosophes
non moins sublimes par l'expression que par la
pensée. La gloire de ces grands hommes use le temps .
Portée un degré d'élévation que les forces humaines
ne peuvent surpasser et désespèrent d'atteindre , elle
marque les bornes du sublime , et ressemble à ces rochers
énormes autour desquels les vagues se jouent et s'amoncellent
, et dont les flancs pourraient servir à marquer les
différentes hauteurs de la marée , qui n'a jamais recouvert
leur cime.
Si la gloire est exclusivement le partage de ces artistes,
nous devons dire qu'elle est trop souvent leur unique
partage. La vie entière s'use à produire ces chefs -d'oeuvre
qui absorbent toutes les facultés du génie. Si l'homme
qui s'y livre tout entier n'a pas été doté par la fortune ,
c'est une nécessité pour lui de vivre dans la misère . Son
ouvrage ne peut pas se produire en détail ; et , bien qu'il
travaille tous les jours , il ne peut pas recevoir tous les
jours le prix de son travail. Le besoin cependant se renouvelle
journellement : c'est ce qui a contraint quelques
hommes supérieurs à descendre aux spéculations littéraires
; semblables en cela à ces héritiers d'un grand
26
402
MERCURE DE FRANCE.
nom , qui , pour soutenir leur noblesse , s'alliaient aux
familles de finance , et , comme ils le disaient , engraissaient
leurs terres avec du fumier .
Les maîtres du monde ont quelquefois racheté le
génie de cette servitude : mais cela n'arrive pas souvent
et n'arrive pas à tous ; il n'est pas difficile d'expliquer
pourquoi . Il faut d'abord , pour que le chef d'un état encourage
les artistes , qu'il ait du goût , et de plus que les
artistes travaillent daus son goût . Auguste qui , bien qu'il
n'ait fait que quelques vers obscènes entre deux proscriptions
, aimait les bons vers , a protégé Horace et Virgile.
Mais il ne les enrichissait pas seulement parce qu'ils
faisaient de bons vers ; mais parce que ces bons vers servaient
ses vues politiques et contenaient l'éloge de son
gouvernement . Il serait donc concevable qu'Auguste
eût laissé dans le besoin un poëte sublime , qui ne lui aurait
pas consacré sa lyre , et qu'il se fût montré indifférent
pour un auteur auquel il aurait été indifférent . Dans
les temps modernes , La Fontaine n'a pas été traité
comme Racine et Boileau . C'est un malheur comme
c'est un tort pour le prince , qui doit tout envisager sous
des rapports généraux , et ne peut pas faire un meilleur
usage des libéralités nationales , que de les étendre à
tout homme qui contribue à la gloire de sa nation.
Mais ces hommes-là sont-ils toujours connus des
grands ? Mais , connus des grands , en sont-ils toujours
appréciés ? Combien peu de gens , grands ou petits , se
donnent la peine de se faire une opinion ! Combien peu
même sont en état de s'en faire une !
On concevra qu'il faille du courage pour lire à des
hommes à qui il en faut même quelquefois pour s'amuser
. Il en coûte beaucoup moins à ces hommes-là de
parler d'après ceux qui ont étudié , que d'étudier pour
parler d'après eux-mêmes . Un grand seigneur , qui avait
entendu vanter le poëme de l'Arioste , chargea son secrétaire
de lui en rendre compte . Si les palais sont souvent
remplis de grands seigneurs de ce genre ,
bien plus
malheureusement les antichambres sont-elles peuplées
de secrétaires , soi-disant gens de lettres , qui n'ont pas
d'autre cabinet ; ils en sont sortis trop souvent pour
NOVEMBRE 1815. 403
siéger dans les académies où ils se donnent pour juges
suprêmes en matières de goût. Impuissans pour tout ,
hors pour dénigrer , ils emploient à détruire les réputations
, le temps que les autres emploient à les mériter.
Se peut-il qu'un ministre honore les gens de lettres de
beaucoup d'estime , quand il en juge soit d'après l'opinion
, soit d'après le mérite d'un homme de lettres "de
cette espèce ?
C'est pourtant sur ces gens-là que les grâces se répandent
le plus communément ; pourquoi ? parce qu'ils vont
les chercher et que l'homme laborieux les attend. Point
de libéralités inutiles , même dans les temps où la prospérité
publique est à son comble. Mais si la gloire des
beaux-arts est une branche de la gloire de l'état , l'état 、
doit ses bienfaits aux hommes par les travaux desquels
cette gloire s'entretient et s'accroît ; il les doit à l'homme
qui a fait , à l'homme qui fait , et même à celui qui peut
faire .
Mais dans quelles proportions sa libéralité publique
doit elle se renfermer ? le problème ne laisse pas que
d'être compliqué , et le premier venu n'en donnera pas
aisément la solution , fût-il mathématicien .
Cela me rappelle un trait assez singulier que j'ai lu
dans un ouvrage sur la Chine , soit du père Duhalde ,
ou dans le Voyage de frère Rigolet , si ce n'est dans ceux
de lord Macartney, ou peut-être dans les Lettres Édifiantes
. Un laboureur , qui était devenu savant , et de
savant mandarin , et à ce titre possédait un palais et
jouissait de cent mille livres de rente , monnaie du
pays , disait à l'empereur Kam-Hi , d'auguste mémoire ,
que sa majesté ne devait à un lettre que quinze cents
francs de pension et un grenier. L'histoire dit aussi que
ce mandarin , ayant été réduit , par un de ces revers de
fortune qui ont lieu en Chine comme en France , aux
quinze cents francs et au grenier , mourût de chagrin
parce qu'on s'étayait de sa décision pour le traiter ,
quand il fut redevenu lettré , comme il avait voulu qu'on
traitât les autres.
Encore une fois , ne consultons pas sur cet objet le
premier venu ; ce n'est pas , cependant , que les savans
404
MERCURE DE FRANCE .
français ressemblent à mon savant chinois. Si l'une des
révolutions qui nous ont agités , avait fait descendre certains
savans des hautes places où l'une de ces révolutions
les a portés , nous en connaissons un qui n'eût pas cru
déchoir pour cela , et qui se serait consolé de n'être plus
que le premier mathématicien de l'Europe . C'est ou
c'était monsieur de la ****
( L'auteur renvoie le mot de l'énigme à la fin de son
manuscrit , et nous au numéro prochain . )
CORRESPONDANCE DRAMATIQUE.
29 octobre 1815.
Conaxa ; les Hommes et leurs Chimères ; et la Petite
Rose , voilà ce qui composait une représentation , donnée
jeudi à l'Odéon , au bénéfice d'un acteur nommé Chazel .
Votre Altesse , qui n'a jamais aimé la solitude , n'avait
pas coutume de fréquenter ce théâtre ; c'est donc la servir
selon ses goûts que de lui en parler en très -peu de
mots. Conaxa a perdu le seul intérêt qu'il ait jamais eu ,
celui de la curiosité ; c'est une des pièces d'un procès
irrévocablement jugé , bonne à conserver dans les archives
de la littérature , mais très- mauvaise à produire
en public , où elle ne peut plus occasionner que de l'ennui
; aussi cette parade de collége a- t-elle été accueillie
très-froidement , à l'exception de deux vers du deuxième
acte que je vous citerais , Monseigneur , si vous étiez né
un peu plus près des rives de la Seine . Le public n'a
pas voulu voir le dénouement des Hommes et leurs
Chimères ; les auteurs ne pouvaient guère s'en tirer
qu'à l'aide d'un combat à quatre , car au commencement
du troisième acte il y avait déjà des rendez-vous donnés
pour deux duels , ce qui toutefois ne rendait pas l'ouvrage
plus digne des boulevarts. Depuis vingt-cinq ans
qu'on y outrage chaque soir l'art , le goût et la raison ,
on n'y a pas débité autant de platitudes et d'inepties
que les spectateurs de l'Odéon en ont entendu l'autre
jour en une heure. On avait heureusement gardé la
NOVEMBRE 1815. 405
Petite Rose pour le bouquet ; on assure que c'est un
rebut de la muse des Variétés qui ne s'est pas toujours
montrée si dédaigneuse. Ce petit vaudeville a obtenu
quelque succès .
Ce théâtre de l'Odéon va rentrer sous la juridiction
de son ancien directeur Picard , qui a abandonné l'administration
de l'Opéra. M. Alexandre Duval se trouve
par-là évincé ; mais il prépare , dit-on , un mémoire fulminant.
Ainsi , comme le dit un personnage d'une de ses
comédies :: lly aura du scandale dans Landerneau,
Pendant que nous sommes au-delà des ponts , voudriez-
vous me permettre , Monseigneur , d'attirer un
moment votre attention sur une scène lyrique , chantée
par Mme .Albert-Him et exécutée par l'orchestre de l'Opéra,
samedi , dans la séance publique de la troisième classe de
l'Institut . C'est tout ce que j'ai à vous offrir pour cette fois
en musique française , encore n'est-ce qu'un morceau
d'écolier; mais , comme il a valu le grand prix à M. Benoist
son auteur , j'ai été bien aise de l'entendre . J'ai voulu
voir si, dans ce temps de disette musicale, nous pouvions
compter sur un nouveau compositeur ; hélas ! j'ai été
assez mal payé de ma curiosité . La cantate de M. Benoist
annonce la connaissance de l'art et des bons auteurs
, mais on y cherche en vain de ces traits heureux ,
de ces motifs originaux qui décèlent le génie ; c'est plutôt
l'ouvrage d'un professeur que celui d'un compositeur.
Il faut dire pourtant , à la décharge de l'auteur , qu'il
est fort jeune et qu'il a travaillé sur des paroles de M.
Vieillard ; or , quel est le musicien dont les vers de
M. Vieillard ne glaceraient pas la veine ! Je ne vous parlerai
point , Monseigneur , des prix de peinture , de
sculpture et d'architecture , etc. , qui ont été décernés
dans la même séance ; cela n'a point de rapport à l'art
dramatique , quoique ces distributions solennelles se
passent rarement sans offrir quelque scène attendrissante
, et sans qu'on y voie en jeu plus de sentimens
nobles et de passions généreuses que dans tel ou tel de
nos drames nouveaux . En ma qualité de Français ,
j'oserai toutefois vous recommander le rapport sur les
travaux de la classe par lequel M. Lebreton a ouvert la
406 MERCURE DE FRANCE .
séance ; je vous l'envoie , et je me flatte que vous n'en
lirez pas l'exorde sans le plus vif intérêt ; il renferme
des plaintes , aussi justes que modérées , sur les pertes
énormes que les beaux-arts ont essuyées cette année en
France , et l'apologie la plus honorable de la conduite
de la nation lors de la conquête des chefs-d'oeuvre qui
nous sont aujourd'hui ravis .
autre que
Le théâtre des Bouffons vient de nous donner la Partie
de chasse de Henri IV, arrangée , Dieu sait comment ,
pour la scène italienne. Grâce au talent admirable de
madame Catalani , à quelques morceaux de musique trèsagréables
, et surtout au nom si justement chéri de Henri
IV, la pièce a obtenu un succès complet . On a demandé
à grands cris madame Catalani et le compositeur,
qui a été nommé au milieu des plus vifs applaudissemens :
c'est M. Puccita. Vous pensez bien , Monseigneur , que
personne ne s'est avisé de vouloir connaître le signor
poeta qui a si bien arrangé l'ouvrage de Colle ; il est impossible
de tirer un plus mauvais parti d'un sujet aussi
favorable. C'est un imbroglio inintelligible pout tout
des Français qui savent leur Henri IV par coeur.
Nous aurions peut-être dû nous fâcher , car on lui fait
jouer le plus sot rôle qu'il soit possible d'imaginer ; outre
cela , figurez -vous , Monseigneur , le franc , le pétulant , le
vert-galant Henri , représenté par l'impassible , le glacial
, le mélancolique Crivelli . Il était aisé de voir que
madame Catalani , familiarisée avec le cothurne , n'a pas
encore l'habitude du brodequin : quelque séjour en France,
la fréquentation de nos théâtres et les conseils de ses véritables
amis , lui feront peut-être acquérir les qualités
extérieures qui lui manquent. A quelques charges près ,
Bassi a joué le rôle du meûnier Michaud avec beaucoup
de talent ; Porto possède une voix superbe , dont il pourrait
, ce me semble , faire un meilleur usage . Mademoiselle
Goria a trouvé le moyen d'obtenir des applaudissemens
à côté de madame Catalani ; ce qui n'est pas chose
facile .
A l'occasion de cette représentation , permettez- moi
de vous soumettre quelques réflexions :
« Il faut , même en chansons , du bon sens et de l'art, »
NOVEMBRE 1815 . 407
a dit le législateur du Parnasse français . Ah ! comme on
se moque de ses préceptes en Italie ! et comme on a raison
de s'en moquer , puisque , dans cette contrée , on en
est venu à ce point que des notes , des combinaisons
de sons , des cadences , des roulades , tiennent lieu
d'imagination , d'idées , d'esprit , même de sens commun !
Ceci me rappelle une petite piece de notre ancien répertoire
, intitulée la Nouveauté. L'auteur y introduit un
compositeur qui , fier du pouvoir de son art , prétend se
passer du secours de la poésie , et veut faire un opéra sans
paroles. Il récite , pour exemple , une scène dialoguée ,
dans laquelle Garacalla fait une déclaration d'amour à une
Vestale . Dugazon joua dans le temps ce rôle de la manière
la plus originale et la plus plaisante . Ce qui me paraissait
alors une charge bouffonne s'est réalisé depuis, à peu de
choses près ; car vous conviendrez , Monseigneur , que
dans tous les opéras italiens modernes , les mots n'ont
pas d'autre signification que celle de la note , et qu'il
vaudrait tout autant chanter ré , mi , fa , sol. Je vous
prie , Monseigneur, de ne pas froncer le sourcil ; je connais
, je partage votre goût pour la musique et la méthode
italiennes ; mais plus je reconnais de qualité dans un instrument
, plus je dois être mécontent de ceux qui en
tirent un si mauvais parti .
A cet égard , mes reproches s'adressent aux compositeurs
plus qu'aux poëtes les bons poemes ne sont pas
rares en Italie elle possède encore plus d'un poëte capable
de faire aussi bien , peut-être mieux que Métastase
; mais qui voudrait s'asservir aux ridicules caprices
d'un compositeur qui , Procruste nouveau , tronque ,
défigure , allonge ou raccourcit un ouvrage pour lui
donner les proportions convenables à sa musique , sans
faire cas des convenances , de la vraisemblance ; tout ce
qu'il veut , c'est un trio dans tel endroit , un quatuor
dans tel autre , une cavatine ici , là une polonaise,
etc. , etc. , etc. Je suis persuadé (j'admets cependant
quelques exceptions ) qu'il n'y a pas de compositeur italien
qui n'ait en portefeuille une foule de morceaux composés
sur des lieux communs , des espèces de passe-partout ,
qu'ils font entrer de force dans les ouvrages dramatiques
408
MERCURE
DE
FRANCE
.
qui leur sont confiés . C'est fort bien fait à eux , puisque
le public s'arrange de ces pastiches , de ces pièces de marquéterie
dont les disparates et la bizarrerie devraient le
choquer. Le contraire arrive si bien , qu'il n'est pas rare
de voir représenter en Italie des opéras enrichis de morceaux
de trois ou quatre maîtres , qui n'ont aucun rapport
avec la situation .
Je ne sais enfin s'il faut en accuser le goût des Italiens
, le génie de leurs poëtes , le talent de leurs compo- .
siteurs , le caractère particulier de leur musique ; mais il
est certain que l'art dramatique est , chez eux , dans
l'enfance ; il est certain qu'à tout prendre Armide ,
OEdipe à Colone , Orphée , Didon , la Vestale , sont
mille fois préférables à Sémiramis , à Pyrrhus , aux Horaces
, et autres operas sérieux donnés depuis quelques
années à Paris ; il est certain que la plupart de leurs insipides
opéras bouffons ne sont pas comparables à nos
opéras comiques : Nous respectons du moins toujours le
goût , la raison , les convenances ; et je rends grâce au
ciel de ce qu'il ne nous a pas faits assez musiciens pour
les sacrifier à de vains sons.
La musique de la Partie de Chasse ne me fera pas revenir
de mon opinion . Un trio charmant , un duo qui
commence par le juron favori de Henri IV : voilà les deux
seuls morceaux qui m'ont véritablement frappé : plusieurs
airs , chantés par madame Catalani , ont obtenu les
plus vifs applaudissemens ; auraient-ils le même succès ,
s'ils étaient dénués du prestige , du charme irrésistible
d'un si beau talent ? il est au moins permis d'en douter.
Le compositeur a tiré un grand parti de la scène du
Souper chez le Meunier; les airs de Charmante Gabrielle
, et de Five Henri IV , fort adroitement encâdrés
, ont décidé son triomphe , dont il devra quelques
actions de grâces au bon roi . Les dilettanti ont applaudi
avec transport le finale du premier acte. Un finale !..
Bon dans un concert ; mais dans un ouvrage dramatique
, c'est un véritable contresens , une invention barbare
, et bonne pour les spectateurs dont la raison et le
goût sont uniquement placés dans les oreilles .
Le public français , doué d'une fort bonne mémoire , a
NOVEMBRE 1815. 409
jugé que le signor Puccita en avait une prodigieuse ;
on a retrouvé dans la partition une foule de motifs connus
et des airs entiers empruntés à divers compositeurs ,
entre autres à Paësiello .
En général , sa musique est légère et brillante, mais dénuée
de force , de coloris , d'expression et remplie de
réminiscences. Voilà du moins l'effet qu'elle a produit
sur moi .
J'ai prévenu votre altesse que je me tromperais sans
doute plus d'une fois ; mais je lui ai promis en même
temps de dire toujours mon opinion avec franchise : je
tiens ma parole , sans attacher une grande importance
à mon jugement, quoique je voie beaucoup de gens qui
soient de mon avis.
1. Novembre 1815 .
Il n'est pas , Monseigneur , que vous n'ayez lu , sinon
par plaisir , au moins par curiosité , un de ces anciens
romans de mademoiselle Scudéry , ou de la Calprenède ,
dans lesquels l'histoire est si singulièrement amalgamée
avec les aventures les plus bizarres et les plus invraisemblables
, et où les héros sont peints avec des couleurs
si pâles et si fausses. Eh bien ! rien ne peut vous donner
une idée plus juste du genre de la nouvelle tragédie que,
M. Delrieu a fait représenter , mardi dernier , au Théâtre
Français. Figurez-vous un des sujets les plus compliqués
de ces gothiques compositions , réduit aux proportions
d'un drame , coupé , il est vrai , avec assez d'art , mais
dont les seules situations intéressantes ont le défaut d'en
rappeler d'autres beaucoup trop connues au théâtre ,
sans que la force des pensées , ni la magie du style fassent
oublier les réminiscences. Laodice , épouse de Séleucus ,
a fait périr son mari , et a livré aux Romains Démétrius ,.
fils d'un premier lit , bien plus tôt pour s'emparer ellemême
du trône que pour l'assurer à son fils Antiochus , ›
dont elle dit naïvement :
« Il combattra pour moi , je régnerai pour lui . »
Ce qui rappelle un peu le Dandini de Cendrillon , an410
MERCURE DE FRANCE .
nonçant avec emphase qu'il va au tournois où l'on figurera
pour lui , et ensuite à table , où il figurera luimême
; mais , comme vous le savez , Monseigneur , il n'y
a qu'un pas du sublime au ridicule. Gette Laodice a
exilé toutes les personnes de la cour qui tenaient au feu
roi , et avec elles , une princesse nommée Stratonice ,
mariée à Démétrius , dès l'âge le plus tendre . La scène.
s'ouvre , vingt années après la mort du roi . Stratonice
vient d'être rappelée à la cour par la reine qui veut lui
faire épouser Antiochus ; mais , quoique cette princesse
ait eu à peine le temps de connaître son époux , ou peutêtre
même parce qu'elle ne l'a pas connu , elle refuse de
former de nouveaux liens , et de partager le trône où
cette nouvelle alliance pourrait la faire monter. Antiochus
plaide aussi , devant sa mère , les droits de Démétrius
. Laodice lui fait observer vainement que
« A Rome il est esclave. En Syrie il est roi , »
-
repart Antiochus . Mais la générosité de ses sentimens
devient bientôt inutile , par l'arrivée d'un Sarmate
qui apporte la nouvelle de la mort de Démétrius dans
les prisons de Rome . Au second acte , le Sarmate révèle
au public , dans un monologue , qu'il n'est autre que
Démétrius , qui a pris le nom d'un certain Pharasmin ,
envoyé à Rome par Laodice pour l'assassiner ; puis il annonce
sa propre mort à cette reine et à Stratonice , qui ne le
reconnaissent ni l'une ni l'autre. La nouvelle d'une conspiration
naissante succède à ces révélations . La reinè , qui
a peur qu'Antiochus ennuyé de sa tutelle n'y soit pourquelque
chose , lui propose de nouveau , pour l'éprouver,
la main de Stratonice , et de plus le trône. Antiochus le
refuse , et bien lui en prend ; car il n'est pas plus tôt parti
que la reine dit que , s'il l'eût accepté , il n'existerait
plus. Désespérée de ne savoir sur qui arrêter ses soupçons
, elle sort pour aller demander une victime à son
conseil.
Au commencement du troisième acte , Stratonice a
obtenu la permission de se retirer loin de la cour , dans
un château de ses pères ; elle se dispose à partir quand
Héliodore , ministre et complice des attentats de la reine,
NOVEMBRE 1815 . 411
vient la consigner dans le palais . La conspiration va croissant.
Démétrius trouve le moyen de rester seul avec
Stratonice , qui croit avoir toujours affaire à Pharasmin ;
mais il se fait reconnaître, et apprend à sa femme comme
quoi , étant un jour à Rome , dans le fond de sa prison ,
il vit s'avancer deux hommes chargés , de la part du
consul , de lui donner la mort ; comme quoi l'un de ces
assassins parut s'attendrir sur le sort de la victime qu'il
venait immoler, et tua son complice ; comme quoi il mit
le mort à sa place et s'évada avec son libérateur ; comme
quoi ce libérateur n'était autre que Tigranne , frère de
Stratonice , qui avait pris le nom de Pharasmin , pour
venir demander à Rome , de la part de la reine , la mort
de Démétrius ; comme quoi ce Tigranne a péri de fatigue
; et comme quoi , enfin , lui , Démétrius , a pris à
son tour le nom de Pharasmin , pour pénétrer jusqu'en
Syrie , où un des anciens serviteurs de son père , Antenor,
soulève le peuple et l'armée en sa faveur. Après
ces petites explications , Stratonice , qui a ses jours et
ceux de son époux à sauver , reçoit Héliodore avec encore
plus de hauteur qu'auparavant : aussi ce ministre prendil
la résolution de la faire périr dans la nuit suivante . Il
confie son projet à Démétrius , qui est obligé , pendant
que Stratonice reste dans le palais sous le poignard des
assassins , d'aller jouer son rôle de Pharasmin à la tête
des gardes de la reine . Cette situation est assez dramatique
; mais elle ne dure pas long-temps . Au quatrième
acte , Démétrius s'échappe de l'armée ; son triomphe
s'apprête le peuple et les soldats marchent contre la
reine et le demandent à grands cris . Il propose à Stratonice
de l'emmener au camp , lorsqu'Antiochus vient
annoncer à cette princesse , que l'on voulait faire mourir
il n'y a qu'un instant , que la liberté lui est rendue . Antiochus
traite assez mal le prétendu Pharasmin ; mais
celui-ci , sans se découvrir , lui fait entendre seulement
que Démétrius n'est pas mort , Cependant , la reine a
appris , de son côté , qu'un imposteur se sert du nom de
ee prince pour soulever le peuple ; elle arrive furieuse ,
interroge Démétrius-Pharasmin , et lui dit :
:
Est- ce Rome , est- ce vous que je dois soupçonner?
412 MERCURE DE FRANCE.
.
DÉMÉTRIUS-PHARASMIN.
Vous parlez de soupçons quand jusqu'ici mon bras....
LAODICE.
Si je vous soupçonnais , vous n'existeriez pas .
Cette incertitude se dissipe bientôt : Heliodore apporte
à la reine un billet envoyé de Rome par un exprès , pour
lui annoncer , de la part du consul , qu'un grand péril
menace son empire et que Démétrius respire. Pharasmin
est donc un traître ; sa mort est résolue à l'instant. Il
sera traduit devant le tribunal des mages , comme assassin
de Démétrius. On l'arrête derrière la toile, et , au 5º.
acte , Héliodore apprend à Laodice qu'il va être condamné ;
il craint cependant que ce Pharasmin ne soit Démétrius
lui-même , et il croit prudent , avant l'exécution , de le
confronter avec l'envoyé de Rome.
On le reconnaîtra quand il ne sera plus ,
dit la reine . La révolte s'est accrue ; toute la ville et
toute l'armée se prononcent pour Démétrius, que l'on ne
connaît point encore . Mais Antiochus vient bientôt annoncer
à la reine qu'il ne reste plus que lui pour la dé
fendre , que Pharasmin s'est fait reconnaître pour Démétrius
par le tribunal des mages , et qu'il s'avance en
vainqueur et en roi. Effectivement , il paraît avec Stratonice
, qui dit :
Enfin la vertu règne où commandait le crime .
Les spectateurs redemandent ce vers à cause de la
pensée qu'il exprime , et la reine se poignarde en s'écriant:
Le lâche aspire à vivre , et moi , je sais mourir.
Telle est , Monseigneur , l'analyse de la nouvelle tragédie.
Il me semble qu'il est difficile de mettre en mouvement
une plus grande machine pour produire moins
d'effet. On reste dans le calme le plus profond au milieu
du labyrinthe dans lequel l'auteur a jugé à propos de
NOVEMBRE 1815. 413
s'embarrasser , et on arrive à la fin de la pièce sans avoir
versé une seule larme , et sans avoir frémi un seul instant
; ce qui pourrait faire conclure à quelques critiques
sévères que le roman dramatique de M. Delrieu n'est
pas une tragédie , puisque le but de ce genre de poëme
est d'exciter la terreur ou la pitié , et que Démétrius ne
produit ni l'une ni l'autre . Laodice menace et n'agit point ;
Antiochus est un honnête homme , mais n'a rien d'héroïque
; enfin les amours de Démétrius et de Stratonice sont
trop peu vraisemblables , et datent d'un peu trop loin ,
pour qu'on y prenne quelque intérêt . La pièce est cependant
arrivée jusqu'à la fin sans encombre. Elle pourra
avoir douze ou quinze représentations , et ensuite , avec
un peu d'aide , faire tomber doucement M. Delrieu dans
le premier fauteuil vacant à l'Académie . Je ne vous parlerai
des acteurs que dans ma première lettre. V. A. me
le pardonnera , Talma ne jouait pas.
ww
L'ÉTRANGÈRE DANS SA FAMILLE ,
OU
L'OBSTACLE INVINCIBLE.
m
Roman en quatre volumes ; par l'auteur d'Armand et
Angéla , du Fantôme Blanc , etc. , etc.
Dans les circonstances graves où nous nous trouvons ,
on s'occupe peu de théâtres , encore moins de littérature
; les romans , les pièces nouvelles , les débuts se suc
cèdent , pour ainsi dire , incognito : on discute , on dispute
, on consacre tout son temps à la lecture des pamphlets
politiques , justificatifs , accusateurs , apologitiques ,
réformateurs , et l'on n'en connaît mieux ni les hommes
ni les choses. Notre situation est cruelle , nos malheurs
sont grands sans doute ; mais ne serait -il pas temps de
laisser au gouvernement le soin de les réparer ? Je suis
tenté de croire que nous l'aiderons mieux par notre confiance
, par notre union , que par des conseils presque
toujours inutiles , souvent intempestifs et quelquefois
414
MERCURE DE FRANCE .
dangereux , quoique donnés dans les meilleures intentions
; exécutons tout simplement la charte au lieu de la
réformer ; le temps et l'expérience nous en apprendront
plus que tous nos publicistes , et les chambres sauront
profiter de leurs leçons . Voilà un singulier préambule
pour arriver au roman d'un auteur qui n'en est pas
moins anonyme pour moi , quoiqu'il ait déjà donné au
public Armand et Angéla , le Fantôme Blanc , etc. , etc.
Je ne connais pas un de ces ouvrages , et le hasard seul
m'a fait lire l'Étrangère dans sa Famille . Je me suis ,
abonné à un cabinet de lecture pour avoir toutes les nouveautés
: depuis un mois , mon libraire ne m'envoyait
que des projets de constitution , des plans de finances , et
mille autres rêveries politiques ; ennuyé , excédé de ces
fastidieux rabachages , je demandai un roman , il m'envoya
l'Obstacle invincible . Je le dévorai avec une espèce
de sensualité , dont je suis presque honteux dans ce moment
; car c'est un des romans les plus mauvais , le plus
pitoyablement écrits que j'aie lus de ma vie . Cependant ,
grâce à nos pamphlets , il m'a paru charmant , et , par
reconnaissance , je n'en dirais pas de mal , si le devoir
d'un journaliste n'était de dire la vérité , au moins quelquefois.
Le duc de Sérange apprit à son fils Édouard , dès le
berceau , qu'il deviendrait un jour l'époux de sa cousine
Adélaïde de Valdy ; cet engagement pris par les deux
pères au moment d'un combat naval , où le comte de
Valdy perdit la vie , paraissait d'autant plus sacré , que
toutes les convenances le justifiaient ; mais l'amour y mit
un obstacle. Le jeune Édouard , élevé avec Adélaïde , habitué
à partager ses jeux , ses études , la vit croître sans
s'apercevoir qu'elle était belle. Lorsqu'elle eut atteint
quinze ans , les louanges universelles le forcèrent à remarquer
la raison , l'instruction , les talens de sa cousine
loin d'être attiré par autant de perfections , il se
sentit humilié , et redoutant d'avoir pour compagne une
femme dont le mérite supérieur lui donnerait trop
d'ascendant sur un mari , il partit avec joie pour Clermont
où son pere l'envoyait terminer un procès de la
plus haute importance.
::
NOVEMBRE 1815. 415
Le jour même de son arrivée , il vit à une fête la jeune
Anna , qui le séduisit par sa jolie figure , sa simplicité et
son air de timidité. Il apprit qu'ayant perdu sa mère au
berceau , son père , chargé seul de son éducation , ne lui
avait permis que les travaux du ménage , la culture d'un
petit jardin , les ouvrages de son sexe , les devoirs de la
bienfaisance, et les soins d'une nombreuse volière . Anna ,
sans imagination , n'ayant jamais lu que des livres religieux
, ignorant jusqu'aux noms des passions qui divisent
les hommes , paraît à M. de Sérange la seule compagne
qui pût le rendre heureux ; il prie madame de Grandval,
à laquelle il était recommandé, de lui faire connaître le
père de cette intéressante beauté .... Quel désespoir ! elle
est fille de M. de Somerive contre lequel il vient plaider.
Une si fatale découverte afflige Édouard sans le décourager;
il offre ses voeux à la fille , obtient le consentement
du père , promet que le sien cédera à ses instances ,
et lui écrit la lettre la plus pressante pour obtenir son
aveu . Tandis que la lettre voyage , M. de Somerive
meurt , emportant au tombeau la douce idée qu'il
laisse un protecteur à sa fille . Cependant , la réponse du
duc de Sérange n'arrive point ; Édouard , trop amoureux
pour supporter le moindre délai , se hâte d'épouser Anna ,
et veut sur-le-champ passer en Angleterre , afin de se dérober
à la colère de son père , dont il prévoit le refus . Il
fait ses préparatifs , arrive à une heure après minuit chez
Madame de Grandval , qui lui avait offert le seul asile
convenable pour Anna , depuis la mort de M. de Somerive.
Quel affreux spectacle ! la maison est en feu : il se
précipite à travers les flammes dans l'appartement de sa
femme ; des vêtemens épars , à demi-brûlés , attestent
qu'elle n'existe plus ; on transporte Édouard mourant à
son logement , où son père vient d'arriver fort à propos
pour le soigner durant une maladie de six semaines.
Aussitôt que le convalescent peut supporter la voiture ,
son père le ramène à Paris. Édouard retrouve Adélaïde
plus belle qu'avant son départ , mais moins gaie , moins
expansive ; elle ne parle ni de littérature , ni des beauxarts
, sa toilette n'est plus remarquable que par sa simplicité
. Son extrême froideur afflige Edouard : des l'ins416
MERCURE
DE FRANCE .
tant qu'il se croit forcé de renoncer à elle , il sent tout
le prix de ce qu'il craint de perdre , il cherche à plaire ;
Adélaïde résiste , il redouble de soins , de tendresse ; le
duc de Sérange la presse d'accomplir les voeux d'un père
mourant ; elle cède , Édouard obtient sa main.
Au bout de quelques mois , le duc de Sérange laisse
Édouard héritier de son titre et d'une immense fortune .
Adélaïde seule peut le consoler de la mort d'un père justement
chéri ; il goûte auprès d'elle un bonheur auquel
il ne manquerait rien , si le ciel accordait un fils à leurs
prieres . Un jour le jeune duc est mandé par un de ses
voisins , dangereusement malade , pour entendre la révélation
d'un important secret ; il arrive trop tard , le malade
a perdu l'usage de la parole , et lorsqu'Édouard revient
chez lui , il trouve à la place d'Adélaïde , qui a disparu
, mademoiselle de Somerive , son contrat de mariage
à la main , et son frère à côté d'elle , prêt à
défendre ses droits ; le duc de Sérange ne les conteste
point , mais il devient le plus malheureux de tous les
hommes . A dater de ce moment les événemens se multiplient
, l'intrigue se complique et se développe avec
peine, malgré les facilités que s'est données l'auteur . C'est
l'homme le plus expéditif que je connaisse : un personnage
l'embarrasse-t-il , soudain un accident de voyage ,
un duel , une attaque d'apoplexie , un saisissement douloureux
arrive tout à point pour l'en délivrer. De bon
compte , l'auteur tue pour le moins une douzaine de ses
personnages. Avec tant de moyens , comment n'a-t-il
pas surmonté l'obstacle invincible qui forme le noeud de
son roman? Que d'événemens encore à raconter ! Mais
je ne veux pas prolonger mon analyse et tout dire à mes
lecteurs , il faut leur laisser du moins l'attrait de la curiosité
; j'avoue qu'elle est vivement excitée , et que ce
genre de mérite soutient l'attention , malgré les continuelles
invraisemblances , les longueurs et les fautes de
français dont fourmille l'ouvrage.
Ce roman , où les moeurs sont toujours respectées , a
l'avantage d'offrir un dénouement touchant et peu commun
; il ne finit point par un mariage , suivant la routine
ordinaire , et l'on peut espérer quelque chose de
NOVEMBRE 1815.
417
l'auteur , s'il veut se décider à prendre pendant quelque
temps un maître de grammaire.
QUELQUES RÉFLEXIONS
SUR L'HISTOIRE.
L'histoire est , pour ainsi dire , le registre des événe
mens passés. Mais quand les faits qu'elle rapporte sont
exposés de mauvaise foi , ou se trouvent en contradiction
avec le bon sens , il devient nécessaire de les discuter
, et de rechercher tous les documens qui peuvent faire
apercevoir la vérité à travers le nuage dont on a voulu
l'envelopper.
J'ai lu quelque part : « Qu'il ne faut chercher dans
l'histoire que l'esprit , les préjugés , les intérêts et le goût
du parti auquel l'historien est attaché. » Cette opinion ,
qui paraît d'abord paradoxale , est souvent confirmée
par l'expérience et par l'examen du caractère moral et
politique de la plupart des écrivains. Notre illustre de
Thou est du bien petit nombre de ceux qui méritent
une honorable exception . Son histoire , comparable à
celles des anciens , est écrite avec la plus sévère impartialité.
Il sacrifia ses propres intérêts , ceux de son parti
et les préjugés de la croyance à l'amour de la vérité.
Les ennemis que lui attira sa franchise purent bien l'empêcher
d'être nommé premier président du parlement
de Paris ; mais la postérité l'a vengé de cette injustice ,
en le plaçant au premier rang des historiens modernes
qui doivent servir de modèle. « Celui , dit La Bruyère ,
qui n'a égard , en écrivant , qu'au goût de son siècle ,
» songe plutôt à sa personne qu'à ses écrits . Il faut toujours
tendre à la perfection , et alors cette justice qui
>> nous est refusée par nos contemporains , la postérité
» sait nous la rendre . »
>>
»
Ce n'est point seulement dans le récit des vertus qu'il
faut , selon Tite-Live , puiser l'instruction que l'on peut
tirer de l'histoire . Elle offre encore d'autres exemples en
tout genre qui peuvent servir de leçon , si l'on sait en
27
418
MERCURE
DE FRANCE
.
faire son profit . Chacun peut y choisir un modèle à suivre.
On y trouve des actions vicieuses dans le projet ,
funestes dans l'exécution , qui doivent détourner les
hommes sensés de pareils erremens. Toutefois, pour parvenir
à ce but utile , il ne faut pas être conduit par un
guide infidèle.
L'Histoire des Révolutions d'Angleterre , par le père
d'Orléans , jouit encore d'une certaine estime parmi les
gens du monde , et j'en ai souvent entendu recommander
la lecture. Mais peut-on croire à la bonne foi de ce
jésuite ? et n'aperçoit - on pas l'influence de l'esprit
de son ordre , et celle de la cour de Saint- Ĝermain
, dans le passage que je vais citer ? Après avoir
parlé ( un peu trop succinctement ) des cruautés exercées
par les officiers de Jacques II , sur les partisans
vrais ou supposés du duc de Montmouth , il ajoute :
" Le roi fut trop tard averti de ce désordre ; mais on
ne l'en eut pas plus tôt informé , qu'il en témoigna de
» l'indignation ; et si des services importans qu'il avait
» reçus de ceux qui en étaient accusés , l'obligèrent de
» les épargner , il répara autant qu'il put leur injustice ,
» par le pardon général qu'il accorda à ceux des révol-
» tés qui étaient encore en état d'éprouver sa clémence. »
Qui ne croirait , après cela , que Jacques , éclairé sur la
conduite de ses sanguinaires agens , dût les écarter de sa
personne , en leur faisant grâce de la vie par la considération
des services importans qu'ils lui avaient renduş ?
On demeure persuadé que la clémence succéda nécessairement
aux proscriptions , et que les Anglais n'eurent
plus qu'à se féliciter de la modération royale. Le silence
que garde ensuite le bon jésuite sur les événemens subséquens
, semble devoir confirmer cette opinion . Mais ,
fort heureusement pour l'instruction de la postérité , un
autre historien s'est chargé de nous apprendre ce que le
premier avait sans doute intérêt de nous cacher . Le chevalier
Jeffreys , principal ministre de vengeance , fut
nommé grand chancelier ; Kirke , dont les rafinemens de
cruauté ne le cèdent point à cenx du proconsul Carrier,
fut généreusement récompensé. Ce bourreau répondait
à ceux qui lui reprochaient ses inhumanités : « Qu'il s'en
NOVEMBRE 1815.
419
fallait bien que Jeffreys et lui ne fussent allés aussi
loin que le portaient les instructions qu'ils avaient
>> reçues. » Quant au pardon général , il ne fut publié
que plusieurs mois après que toutes les exécutions furent
faites , et qu'on ne put plus trouver de coupables. (Voyez
Histoire d'Angleterre , par Rapin - Thoiras , tom. 10 ,
pag. 30 , édition de Trévoux. )
www
OEUVRES COMPLÈTES DE XÉNOPHON; traduites en français et
accompagnées du texte grec , de la version latine ,
des notes critiques , des variantes des manuscrits de
la Bibliothèque royale , d'estampes , de plans de ba→
taille et cartes géographiques , gravées d'après les
dessins de M. Barbie du Bocage , etc.; ( 1 ) par J. B.
Gail , membre de l'Institut , etc. Tome 1er . tom. 7°.
deuxième partie ; de l'imprimerie royale.
-
Parmi les hommes qui depuis une vingtaine d'années
ont le plus contribué à répandre en France le goût de
la langue grecque , il en est peu qui aient autant de
titres que M. Gail à la reconnaissance publique.
Persuadé de bonne heure que le défaut de livres élémentaires
étoit le principal obstacle qui avait arrêté les
progrès du grec dans l'ancienne Université , il s'efforça
de suppléer à ce qui manquait , et s'attacha sans relâche
à remplacer les misérables éditions qui servaient dans
les classes , par des éditions correctes d'ouvrages ou
d'opuscules choisis , qui pussent former une gradation
insensible , entre ce que la langue offre de plus élémentaire
et ce qu'elle a de plus difficile et de plus élevé .
Dans l'ardeur de son zèle , il ne crut pas encore
avoir assez fait , il ouvrit un cours gratuit de langue
grecque qu'il a continué pendant près de vingt-deux
(1 ) Dix vol . in-4° . Chez A. Delalain jeune , libraire , rue des
Mathurins Saint-Jacques ; et chez Charles Gail neveu , au collége
Royal , place Cambrai .
Tout l'ouvrage est maintenant terminé et en vente. On peut se le
procurer ou tout entier ou par livraison.
420 MERCURE DE FRANCE.
ans , jusqu'au moment où l'instruction régulière du gree
dans nos écoles et la création d'une école normale , ont
rendu ces soins moins nécessaires , sinon tout-à-fait superflus
. C'est à ce cours qu'une foule de jeunes gens
médecins , naturalistes , chimistes , vinrent puiser les
premiers principes de la langue grecque et chercher les
moyens de suppléer à l'éducation imparfaite qu'ils avaient
reçue au milieu des troubles et des discordes civiles . Les
uns , forcés de retourner aux travaux qui devaient préparer
leur avenir , remportèrent au moins de ce cours
les notions qu'ils avaient jugé indispensables ; les
autres , après avoir franchi les premières difficultés ,
attirés par
le charme toujours croissant que leur offraient
la langue la plus belle et la littérature la plus riche ,
y pénétrèrent plus avant , et finirent par s'attacher exclusivement
à une étude qui n'avait d'abord été pour
eux qu'un objet secondaire et subordonné. C'est ainsi
que M. Gail compte parmi les savans et les littérateurs
plusieurs hommes dont son cours élémentaire a préparé
le sort et décidé la vocation .
Si les ouvrages élémentaires du zélé professeur lui
firent négliger par fois les vrais intérêts de sa réputa→
tion littéraire , ils ne les lui firent pas entièrement oublier
, et ne l'empêchèrent pas de publier successivement
des traductions d'auteurs difficiles , parmi lesquelles je
ne rappellerai ici que celle de Théocrite , accompagnée
d'observations httéraires et critiques, où les beautés de
ce grand poëte sont appréciées avec goût et sagacité.
Mais ce n'était là que le prélude de plus importans
travaux .
Depuis long-temps M. Gail se livrait à une étude approfondie
des deux principaux auteurs du siècle de
Périclès , je veux parler de Thucydide et de Xénophon ,
et préparait les matériaux d'une édition complète de ces
deux grands écrivains : soutenu par un zèle infatiguable,
il s'occupait sans relâche à collationner les manuscrits
de la Bbliothèque royale , à réunir les variantes. Arrivé
à la fin de ces recherches pénibles , de ces travaux aussi
fastidieux qu'utiles , M. Gail en publia successivement plu
sieurs spécimen importans. L'économique et le traité de la
NOVEMBRE 1815. 421 2
chasse par Xénophon , et la harangue de Péricles , tirée de Thucydide , précédereut
la publication de l'édition et traduction de l'ouvrage de ces historiens qui parut en 1807 et 1808 ; l'édition du texte entreprise sans sous- cription , sans appui du gouvernement
, était accompagnée
des variantes de treize manuscrits ; elle présen- tait , sous ce rapport , un avantage considérable
sur
toutes les éditions précédentes , puisque celle de Duker
celle
donne les variantes de cinq manuscrits seulement , de Gotleber , Bauer et Beck , celles de deux manuscrits
nouveaux .
L'édition de M. Gail , qui contient celles de treize
la
manuscrits , ouvre donc une nouvelle époque pour , critique de Thucydide . Quant à la traduction, il convient
lui-même qu'il a beaucoup profité de celle de M. Lévesque
, mais il s'est attaché principalement
à traduire
de nouveau les harangues ; et à cet égard , on s'est ac- cordé à reconnaître que son ouvrage est enti rementneuf.
L'édition de Thucydido détourna pendant quelque
temps M. Gail de ses travaux snr Xénophon : il y revint
bientôt avec une nouvelle ardeur ; l'impression fut
continuée , elle est tout-à -fait achevée maintenant. L'ouvrage
se compose de dix volumes in-4°. , tous imprimés
, qui paraîtront successivement par livraison . Ils
renferment outre le texte grec , la version latine et la
traduction française de tous les ouvrages de Xénophon ,
les variantes des manuscrits de la Bibliothèque royale ,
discutées dans un volume à part ( 1 ) , beaucoup de
notes et observations critiques , et un grand nombre de
cartes géographiques et de spécimen de manuscrits .
La première livraison qui paraît maintenant , se compose
:
1º . De la deuxième partie du 1. volume , qui comprend
les républiques de Sparte et d'Athènes , les revenus™
de l'Attique, l'Agésilas , le banquet l'Hiéron , l'équitation ,
le maître de la cavalerie .
(1 ) L'illustre M. Heyns , qui a eu connaissance de ce volume, parle très-avantageusement , et des Variantes recueillies par M. Gail, et de
ses Principes de critique . ( Journal de Gotting , mars 1810. )
422 MERCURE DE FRANCE.
2º. De la deuxième partie du 7 °. volume , qui contient
les specimen , et la notice des manuscrits , et beaucoup
de discussions littéraires et critiques.
Je me garderai bien de m'étendre ici longuement , sur
la personne et les écrits de Xénophon : ceux qui pourraient
ne le pas connaître , trouveraient que je n'en dis
pas assez; et j'en dirais beaucoup trop pour ceux qui le
connaissent. Il vaut mieux entrer dans quelques détails
sur les deux volumes que j'ai sous les yeux .
« Le gouvernement , dit M. Gail , ne m'avait d'abord
» demandé que le texte grec , avec version latine et col-
» lation des manuscrits : là devait se borner ma tâche ,
» lorsque ensuite on m'invita à y joindre la version
» française . J'eus beau représenter que l'Abeille attique
» laisse peu de prise sur elle ; que les grâces se tradui-
» sent plus difficilement que la force , et qu'ainsi il m'é-
» tait impossible d'entreprendre la traduction du Xénophon
, écrivain aussi difficile à rendre , qu'il est en
» général , facile à entendre. On insista , je cédai , en
» déclarant que je traduirais avec toute l'exactitude
» dont je pouvais être capable , ce qui n'etait pas tra-
» duit , ou ce qui l'était mal , comme les Cynégétiques ,
» l'Économique , etc.; mais qu'en même temps je m'aiderais
du travail de M. Dacier sur la Cyropédie , de
» MM. Larcher et la Luzerne sur l'Anabase ( 1 ) .
»
D'après cela , on voit que les soins de l'éditeur se sont
dirigés principalement sur la partie la plus importante,
sur l'édition du texte et la collation des manuscrits.
Quant à la traduction , excepté l'Économique , les Républiques
de Sparte et d'Athènes, les Cynégétiques , qu'il a
traduits avec un soin particulier , il s'en est un peu trop
reposé sur ses devanciers , et il a pris leur travail pour
base , en y ajoutant toutefois ce qui lui fournissaît un
examen plus approfondi du texte , ou la découverte de
quelque variante inédite. « Ainsi , ajoute M. Gail j'oserai
» compter sur un peu d'indulgence pour ma tradution ;
» elle trouvera , je l'espère , grâce devant les gens du
» monde. Quant aux philologues , qu'il me soit permis
(1)
Avertissement , pag. 4.5
NOVEMBRE 1815. 423
"
de les renvoyer à mes observations historiques , mili-
» taires , géographiques et grammaticales , faites posté-
» rieurement à cette traduction ( 1 ) .
>>>
Ces divers passages montrent avec qu'elle modestie ,
je devais dire avec qu'elle sévérité , M. Gail juge une
partie de sa traduction. Il me permettra de n'être pas
tout à fait de son avis . Le premier volume que j'ai sous
les yeux renferme les républiques de Sparte et d'Athènes,
les revenus de l'Attique , le Banquet, l'Hiéron , l'Equitation
, le maître de la cavalerie ; ces divers traités ( les
deux premiers exceptés ) , sont compris parmi ceux dont
il dit n'avoir ni voulu ni pu soigner la tradution : et
cependant en l'examinant comparativement avec d'autres
traductions antérieures de ces mêmes limites , j'ai
trouvé la sienne, non seulement très-différente , mais elle
m'a paru en général à la fois fidèle et facile . Il faut en
couclure de deux choses l'une ; ou M. Gail a fait plus
qu'il a cru faire , ou bien il a pu beaucoup plus qu'il
n'a voulu. La critique ne saurait donc être pour sa tradution
aussi redoutable qu'il semble le penser, Il a beau
permettre " qu'on ne lui sache aucun gré d'avoir traduit
plusieurs traités pour la première fois et d'avoir
» souvent corrigé ce qui avait été traduit » ; je doute fort
que personne ait assez peu de justice pour profiter de
la permision.
Le texte grec est d'une grande correction. M. Gail s'en
servit pour les traités contenus dans le prémier volume
de l'édition de Zeune , en se réservant de discuter dans
les notes de la premiére partie dn VII . volume , les
variantes nouvelles que lui ont fourni les manuscrits.
Il m'a fait regretter qu'il n'ait pu mettre à profit pour l'Équitation
et le maître de la cavalerie , l'édition de M.
Courrier , qui a paru après I impression du volume publié
en ce moment . Cette édition offre , comme on sait , le
meilleur texte qu'on ait jamais possédé de ces deux
traités de Xénophon.
(1 ) Le premier volutne vient de paraître séparément , sous le titre
de : Recherches historiques , militaires , géographiques et philologiques
, etc. , pour servir à l'étude approfondie de l'Histoire an
cienne. Paris , chez Delalain . 1 vol. in- 8° .
424
MERCURE DE FRANCE .
Je passerai maintenant à l'analyse des objets discutés
dans la deuxième partie du VII . volume . Elle est divisée
en deux sections .
La première , sous le titre de Notice des manuscrits de
Xénophon et de Thucydide , est précédée d'observations
şur les devoirs d'un éditeur des anciens .
Ces observations ont pour but de montrer les funestes
effets de la manie de corriger les textes qui s'est emparée
des philologues les plus distingués. M. Gail fait voir,
par plusieurs exemples , que telle correction jugée indispensable
est , dans le fait , absolument inutile, puisque la
leçon du texte fait un sens raisonnable. Il puise principalement
ses preuves dans Thucydide , Xénophon et
Sophocle. Au reste, cette doctrine très-bien défendue par
M. Gail est celle de tous les éditeurs éclairés , qui s'attachent
plutôt à donner des textes purs , qu'à briller par
des tours de force , aux dépens des anciens . Mais il est
trop éclairé lui-même pour être exclusif ; et tout en
blamant l'abus des corrections , il ne prétend pas nier,
sans doute , que les éditeurs les plus circonspects ont souvent
introduit avec le plns grand succès dans le texte des
principanx auteurs anciens , des conjectures tellement
évidentes qu'elles peuvent réellement se passer de l'antorité
des manuscrits. On doit savoir fixer des bornes à la
réserve comme à la hardiesse ; car si la témérité suppose
un esprit faux , la réserve poussée trop loin décèle un
esprit timide, parce qu'il est faible et indécis, parce qu'il
n'est pas assez bien soutenu par la connaissance de sa
langue.
La notice instructive des manuscrits de Xénophon est
suivie de celle des éditions et traductions de Xenophon ,
qui avaient paru au moment où ce volume a été imprimé.
Ainsi on ne doit pas imputer à omission de ne point y
rencontrer la petite édition de M. Schaefer , puis celle
des deux Traités d'équitation donnée par M. Courrier .
On retrouve ensuite avec plaisir la dissertation de
M. Lévêque sur l'orthographe de Thucydide , et l'inscription
en l'honneur d'Orripe de Mégare , avec l'explication
qu'en a donnée M. Calvet , d'Avignon.
Ces deux morceaux servent en quelque sorte d'introNOVEMBRE
1815. 425
duction au Specimen des manuscrits , dont vingt pour
ceux de Xénophon , cinq pour ceux d'Hérodote , huit pour
ceux de Sophocle , un pour ceux de Théocrite . Ce sont
des fac simile gravés avec une perfection telle , qu'on ne
saurait s'imaginer qu'on n'a pas sous les yeux les manuscrits
eux -mêmes. Ces Specimen ne doivent point être
regardés uniquement comme un objet de luxe et de curiosité
; outre qu'ils sont très -propres à donner une idée
de l'écriture des manuscrits de différens siècles , et à
éclairer sur les fautes des copistes , le judicieux éditeur
a trouvé le moyen de les faire servir à la critique du texte
de Xénophon , en faisant calquer principalement les endroits
qui présentent des leçons douteuses , qu'il discute
dans ses notes critiques.
y
passages
La deuxième section se compose d'observations littéraires
et critiques sur divers traités de Xénophon . M. Gail
suit avec succès la méthode qu'il emploie constamment
dans l'explication des anciens. Elle consiste à ne jamais
considérer une phrase en elle-même ; mais à l'envisager
dans ses rapports avec le contexte. C'est à l'aide de cette
méthode qu'il a expliqué beaucoup de
difficiles ,
dont le vrai sens n'avait pas encore été saisi .
L'auteur s'arrête très-peu sur l'Eloge d'Agésilas ,
mais il en dit assez pour qu'on voit qu'il doute fort de
son authenticité . C'était l'opinion du célèbre Walckenar ;
mais Kühn , dans une dissertation citée par M. Harles ( 1 ),
paraît avoir combattu avec avantage l'opinion du philosophe
hollandais. M. Gail est tellement versé dans la connaissance
du style de Xénophon , qu'il eût été bien à
désirer qu'au lieu de se borner à quelques phrases vagues,
qui tranchent une difficulté sans la résoudre , il eût consacré
quelques pages à prouver, par des rapprochemens
incontestables , que ce morceau , comme il paraît le
croire , ne peut être sorti de la plume de Xénophon .
Les traités militaires de l'équitation et du maître de la
cavalerie présentent de grandes difficultés , qui tiennent
à une foule de détails techniques , dont il est presque im-
(1) Ad Fabric. B. G. T. 3, pag. 16 .
426
MERCURE
DE FRANCE
.
possible de se tirer sans la double connaissance de la
langue et de la matière. Les observations de M. Gailsont en
grand nombre et très-judicieuses , et il a fait tout ce
qu'on pouvait attendre d'un habile hélléniste , qui connaît
mieux le grec que les chevaux. Il ne néglige pas de
remarquer les passages qui prouvent avec évidence que
chez les Athéniens , les chevaux n'étaient pas ferrés , et
it réclame la priorité de cette observation sur un savant
qu'il ne nomme point . La réclamation est au moins superflue
: la remarque en a été faite il y a bien long-temps;
d'abord , à ce que je crois , par Casaubon , qui s'en
explique , il est vrai très -vagnement , dans ses notes sur
Aristophane ( 1 ), ensuite par Herman Hugo (2) , par Montfaucon
, qui cite et explique le passage de l'historien
grec (3) , par M. Le Beau , qui traite la question avec
plus de détail dans son vingt-deuxième Mémoire sur la
légion romaine (4) ; enfin elle a été traitée spécialement
dans un Mémoire de M. Samuel Pegge , la le 25 février
1773 , à la Société des Antiquaires de Londres ( 5).
Il ne restait donc plus qu'à constater la possiblilité d'un
semblable usage , et son utilité dans certains cas , et c'est
ce que M. Courrier a fait avec le plus grand succès , lors
de son séjour dans la Pouille et la Basilicate (6) .
Mais le morceau le plus important , par son objet et
son étendue , est celui qui a pour titre : De la Doctrine
de Socrate , d'après le banquet , les dits mémorables ,
les économiques et l'apologie . M. Gail a extrait de ces
divers traités tous les passages qui pourraient avoir rapport
aux opinions de Socrate , sur la morale et la religion
, à sa manière de vivre , à ses habitudes. C'est un
sujet bien souvent traité , et qui me paraît l'avoir été
supérieurement dans uu mémoire de l'abbé Fraguier ,
intitulé De l'Ironie de Socrate , de son démon familier,
(1 ) Casaub, ad Aristoph . Equit. , v. 549.
( 2 ) H. Hugo , de militia Equestri. , lib. 1 , c. 3.
(3) Montf. Antiq . expliq. , t . 4 , p. 79.
(4) Acad. Inscript. , t. 39, p. 536 sq.
(5) Arceolog. Britann . , t . 3 , p . 39-52.
(6) Courrier de l'Eq. , etc. , par Xén . , P. 53-56.
NOVEMBRE 1815. 427
etc. ( 1 ) ; et quant aux moeurs de Socrate , il est difficile
de rien ajouter à ce qui est dit dans la curieuse dissertation
de Mathias Gesner , ayant pour titre : Sanctus
Socrates poderasta (2). Toutefois , en considérant Socrate
sous divers points de vue , M. Gail s'est attaché
et est parvenu à fournir de nouveaux motifs d'admi
ration aux partisans de ce philosophe . Il est néanmoins
à regretter que ce savant professeur ait cru devoir
s'imposer l'obligation de s'en tenir uniquement aux
écrits de Xénophon , pour tracer le portrait de Socrate
, et qu'il se soit ainsi privé volontairement des
couleurs que lui auraient fourni ceux de Platon. Xénophon
et Platon , pris séparément , ne nous offrent , pour
ainsi dire , que la moitié de Socrate . Ce n'est qu'en
réunissant les ouvrages des deux disciples que l'on conpaît
bien le maître . Je sais que Platon s'est souvent abandonné
à son imagination , dans la peinture de Socrate ,
et que les traits sous lesquels il le représente ont par fois
une perfection presque idéale. Mais il faut que le critique
sache choisir ; et, s'il veut connaître ce grand homme,
il doit lire et relire surtout l'Apologie , le Gorgias , les
deux Hippias , et l'Eutyphron , le Lachès , le Prodicus :
c'est dans ces admirables morceaux qu'il pourra se faire
une idée de ce que l'esprit de Socrate avait de finesse et
de profondeur , son éloquence de vérité et de force , son
caractère de sincérité , de noblesse et d'élévation. C'est
là qu'on apprécie tout le parti qu'il tirait de l'ironie , et
qu'on apprend à connaître l'art singulier avec lequel il
savait si bien captiver ses interlocuteurs , en intéressant
leur amour-propre , les envelopper par ses adroites questions
, d'imperceptibles réseaux , leur arracher des réponses
dont il relevait ensuite l'inconséquence ou le
ridicule , et les forcer de déchirer eux-mêmes le voile qui
cachait à leurs propres yeux leurs vices ou leur ignorance
!
C'est dans le Bouquet de Xénophon que les adversaires
de Socrate ont puisé leurs principaux argumens . M. Gail'
(1 ) Acad. Inscr. , t . 4 , p . 350-380 .
( 2) Comment. societ . Gotting. Ann . 1752 , p . 1-35 aj.
428 MERCURE DE FRANCE.
a consacré une dissertation spéciale à l'explication des
endroits les plus difficiles et les plus équivoques de ce
dialogue . Toute son explication repose sur l'idée qu'il
n'est qu'une ironie continuelle; et il pense que Xénophon
a eu l'intention secrète de tourner en ridicule les
sophistes dont l'amour-propre humilié avait causé la
perte de son maître . Pour y parvenir, Xénophon réunit
plusieurs interlocuteurs qui « à la faveur de la liberté qui
règne dans un banquet , puissent se montrer à nu , et
» étaler leur science captive et leur goût pour les paradoxes
( 1 ) . » Cette supposition de M. Gail est ingénieuse ;
elle le conduit à expliquer très-facilement plusieurs endroits
; mais , si j'ose le dire , elle me paraît peu néces-
>>
saire.
་་
Le banquet de Xénophon , pris au sérieux , ne m'offre
rien de contraire à l'idée qu'on se forme de Socrate ,
d'après les autres écrits de Xénophon , et même d'après
ceux de Platon, Il faut seulement avoir égard au lieu de
la scène , aux moeurs du temps et du pays. On ne conçoit
vraiment rien aux scrupules d'Athénée , de ce compilateur
aussi chargé d'érudition , qu'il était dépourvu
de critique et de jugement . Socrate acceptait à dîner
chez un riche Athénien , ami de la philosophie , mais
partisan de la gaieté. Le philosophe avait trop d'esprit ,
il était trop éloigné de l'affectation pour apporter dans
une réunion de gens comme il faut ( xayòs xàyabòç ) , une
roideur et un pédantisme qui eussent fort gêné les convives.
Il crut donc devoir laisser un libre cours à la gaieté
qu'inspire une aimable réunion , afin de mieux réussir à
faire tourner la plaisanterie elle- même au profit de la
morale. Tout s'explique alors.
Ainsi , rien de plus conforme aux moeurs grecqnes
que l'éloge de la danse , dans la bouche même de Socrate
( 2 ) ; et il est tout-à-fait inutile de recourir à l'ironie.
Quand il prétend disputer à Critabule le prix de la
beauté , qui pourrait voir dans ses paroles autre chose
qu'un badinage , à l'aide duquel il trouve encore le se-
(1 ) Idem , pags 116 .
(1) Acad. Inscr. , t. 1 , p . 112 .
NOVEMBRE 1815. 429
cret de ramener ses auditeurs à son idée favorite sur le
beau qu'il ne séparait jamais du bon ni de l'utile ? D'un
air sérieusement comique , il se glorifie d'être entremetteur
( μáστρoños ) ; mais qui ne voit encore qu'en se
donnant un nom si odieux , il veut captiver l'attention
de ses auditeurs : curieux de savoir comme il se tirera
d'un semblable paradoxe , ils se pressent autour de lui ,
ils l'écoutent attentivement , et ne se doutent pas de la
charmante leçon ( sur l'amitié ) , que Socrate a le secret
d'amener avec une imperceptible adresse , et que sans
doute ils n'auraient pas eu la patience d'entendre jusqu'au
bout , sans l'ingénieux détour du philosophe !
Enfin il n'y a pas jusqu'à la singuliere dissertation sur
l'amour qui ne soit à la fois dans la manière de Socrate
et dans les moeurs athéniennes . Elle n'a rien de plus extraordinaire
que le passage des Mémorables , sur le danger
du pinua ( 1 ) , et que cent passages de Platon , où
assurément on ne soupçonnera pas qu'il existe aucune
ironie n'est-ce pas le divin Platon , lui-même , qui lui
fait dire quelque part , que s'il sait quelque chose , c'est
uniquement ce qui regarde l'amour (2 ). Par de semblables
discours , Socrate avait l'air de condescendre aux
faiblesses de ses auditeurs . Ceux-ci se persuadant qu'il
allait flatter leurs passions , ne perdaient pas une seule
de ses paroles mais bientôt il détournait adroitement
leurs idées , il les éloignait insensiblement du but qu'il
avait d'abord paru vouloir atteindre , et les forçait , par
un charme irrésistible , de s'élever avec lui jusqu'au beau
moral , qui était à ses yeux la vraie , la seule source de
la beauté ( 3) . C'est ainsi que , dans le Banquet de Xénophon
, Socrate , en parlant de l'amour , développe des
idées si belles, si nobles, exprimées avec une éloquence si
entraînante , que Lycon , le père du jeune Antalicus ,
présent à cet entretien , se lève et s'écrie , transporté :
:
(1 ) Socrat. ap . Xénop. in Mem. 1-3-8. sq.
(ɔ) Id. in Theag, t . 1 , p . 128. B. of maxim, Tyr. Disc. 24.
(3) Maxim. Tyr. Disc . 35 , § 2.
430
MERCURE
DE FRANCE
.
« Par Junon , Socrate , vous êtes un honnête hom-
» me ( 1).
"
Qu'est-il besoin , je le demande , d'admettre l'ironie
dans un tel dialogue ? Par ce moyen , vous excusez Socrate
, il est vrai , de quelques paroles qui vous paraissent
peu convenables à la dignité de son caractère ,
parce que vous perdez de vue et la situation du personnage
, et les moeurs de son temps : mais aussi vous êtes
obligés d'admettre que Xénophon a voulu tourner en
dérision tout ce qu'il y a d'admirable dans ces mêmes
discours.
Je persiste donc à le croire . Dans le banquet , Xénophon
a parlé très-sérieusement , il le dit lui- même au
commencement , il le répète dans le cours du dialogue
( 2) ; et ses paroles sont si formelles , qu'elles suffi→
raient presque seules pour établir qu'il a réellement eu
l'intention de nous montrer son maître tel qu'il était ,
au milieu de ses amis , toujours naturel , toujours sincère
, plein d'abandon et de réserve tout-à-la-fois , sachant
déposer la gravité philosophique quand elle pouvait
rebuter les esprits par l'apparence de la morgue et
du pédantisme ; mais conservant sa raison dans un festin
, ne perdant jamais de vue ce qu'il appelait son ministère
et sa vocation , et saisissant avec une dextérité
merveilleuse toutes les occasions de ramener les convives
vers les éternelles vérités de la morale .
Cet article est déjà si long , que je ne suivrai pas
M. Gail dans ses observations sur l'économique et les Crnégétiques.
Je regrette de ne pouvoir donner au moins
une idée des intéressantes discussions dans lesquelles est
entré le savant et laborieux éditeur.
L'espace me manque ; et je me verrais réduit à extraire
quelques observations isolées qui , détachées de
l'ensemble auquel elles appartiennent , perdraient une
partie de leur valeur. Il vaut mieux renvoyer à l'ouvrage
même c'est là que l'on trouvera une foule de recher-
(1) Xenop. symp. c . q. , p . 277. ed. Gail.
(2) Id. , c. 4, p. 217.
NOVEMBRE 1815.
431
ches neuves , où l'auteur a su répandre une instruction
aussi variée que
solide .
LOGOGRIPHE.
Mon être est singulier : tantôt blanc , tantôt noir,
Je suis vraiment sans caractère ,
Quoique cru pour en avoir ;
Si je garde un secret , je divulgue un mystère,
Je sers et la haine et l'amour,
Les sciences , les arts , je les mets en lumière ;
Mais aussi , par mon fait , la critique a son tour
Par une même inconséquence ,
Alternativement recherché , déchiré :
Telle est ma versatile chance ,
Qu'on me mette à la rame , ou qu'un habit doré
Me donnant un air d'importance ,
Je me vois exposé dans un lieu décoré ,
D'un nombreux cortége entouré ,
Hélas ! savans mortels , notre fin est la même ;
Après avoir séduit , éclairé l'univers ,
Oubliés , dédaignés de nos obligés même ,
Nous devenons la pâture des vers ;
Quatre pieds de mes six , au soldat , au manoeuvre,
Fournissent un délassement ;
Et quatre autres an instrument
Destructeur des corps mons : mes six mettaient en oeuvre
( En les décomposant ) le ciseau phrygien ,
Et devenaient un lien d'indécente figure ;
J'offre encore un poison de bizarre structure ;
Un mortel tourmenté par le luthérien ;
L'équivalent de couple ; et lorsqu'on a fait bien ,
Ce qu'il faut toujours craindre en forçant la mesure .
432
MERCURE
DE FRANCE
.
CHARADE.
Mon premier peut former un tiers ou quart à souhait ;
Mon second que jadis pár tiers on divisait ,
Par quart aujourd'hui se partage ;
Et mon tout , qui par tiers a sa division ,
Grâce à l'habileté d'un sage ,
1
Perd moitié dans le quart dont s'accroît mon second ;
Avec neuf pieds on me voit en Champagne ;
Si vous m'en ôtez un , on me voit en campagne .
ÉNIGME.
Je suis à toute heure en danger,
Et chacun songe à m'outrager ,
Contre les lois de la nature :
Avez-vous jamais entendu
Que l'on condamne à la torture
Celui que l'on a vu pendu .
ANNONCES.
ww
Tableau des Participes , en forme de calendrier ; à l'usage des
administations , colleges, pensions; etc. Par M. l'abbé Burat , auteur
des Leçons élémentaires sur la rhétorique , la versification et la
littérature. Ouvrage adopté pour les maisons royales
Le premier se trouve , à Paris , chez Le Normant , imprim. -libr. ,
rue de Seine , nº . 8. Prix , 20 c. — Le second , chez Alexis Eymery,
libraire , rue Mazarine , nº. 3o . Prix , a fr.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro.
Le mot de l'énigme est
Le mot de la charade est
Le mot du logogriphe est Brame , où l'on trouve rame et âme.
DE L'IMPRIMERIE DU MERCURE , RUE DE RACINE ,
No. 4.
MBRE
ROY
MERCURE
DE FRANCE.
AVIS ESSENTIEL .
Les personnes dont l'alonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler, si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros.
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr
pour six mois , et 50 fr. pour l'année . On ne peut souscrire
que du 1. de chaque mois . On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement
et surtout très- lisible . Les lettres , livres , gravures , etc.
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Mazarine , n . 30 .
-
INSTRUCTION PUBLIQUE .
A la tête des institutions consacrées à l'instruction
publique, se trouve placé de plein droit le College Royal
de France.
Créé , il y a trois siècles , par un roi brave et lettré ,
le Collége Royal contribua à dissiper les ténèbres de
l'ignorance , à faire succéder au jargon de l'école la saine
érudition , et , depuis , à étendre la sphère de nos connaissances
. Honneur à ce roi chevalier , vraiment grand
malgré ses malheurs ! Ses expéditions ne furent pas
toutes heureuses ; la fortune trompa quelquefois son attente
; mais , ainsi que l'a dit un de nos plus spirituels
littérateurs , ses mains royales ont semé les lauriers pacifiques
dont la France est couronnée .
Les écoles d'Athènes et d'Alexandrie , dont la renommée
a traversé tous les temps, nous montrent les Thales ,
28
434 MERCURE DE FRANCE .
les Platon , les Gorgias , les Hipparque et tant d'autres ,
entourés d'une foule attentive et docile : que pourrait
leur envier le noble établissement dont nous parlons aujourd'hui
! Consacré aux sciences et aux lettres , astronomie
, physique et chimie , mathématiques et histoire ,
littérature , langues anciennes et modernes , quelles
branches n'y ont eu , dans tous les temps , les professeurs
les plus distingués ? Dans tous les temps , le College
Royal a été , non-seulement pour la France , mais pour
l'Europe , le sanctuaire des sciences et des lettres .
Il l'est aujourd'hui plus que jamais ; les Danet , les
Vatable , les Lambin , les Amyot ont trouvé de dignes
successeurs .
Le premier qui se présente à nous , par les titres les
plus mérités , est M. Delambre , dont la science agrandit
notre espèce , et rend l'homme , pour ainsi dire ,
concitoyen de tous les mondes.
M. Delambre , secrétaire de l'Institut , chevalier de la
Légion d'Honneur, a continué son cours d'astronomie
avec le talent distingué dont il a donné tant de preuves ;
il a développé , de la manière la plus satisfaisante , la
théorie des planètes et de ces corps long-temps prétendus
vagabonds, dont l'apparition jetait jadis tant d'alarmes
dans les esprits.
Plus d'étendue sur l'astronomie nautique , qu'il a traitée
avec le même succès , et un peu plus de variété dans
le débit , n'eussent laissé aucun regret à ses auditeurs ,
impatiens de le voir reparaître sur la tribune.
Un nom moins célèbre a attiré plus d'adeptes d'une
science plus répandue. M. Delacroix , dont les travaux
nombreux n'ont pas toujours eu la gloire pour récompense
, a , par sa méthode , jeté la clarté sur des matières
abstraites et profondes , et s'il n'a pas lui-même reculé
de beaucoup les bornes des mathématiques , il a fourni
du moins à ceux qui viendront après lui les moyens
d'en atteindre les dernières limites .
Nommer M. Hallé , c'est rappeler les plus nobles vertus
unies aux plus vastes connaissances. Son cours , que
nous n'avons pu suivre , doit offrir un double mérite ;
celui d'un art bienfaisant développé par un de ses plus
NOVEMBRE 1815. 435
3
habiles ministres , et celui d'une manière d'enseigner
pleine de franchise et de charmes.
M. Lefevre-Gineau , de l'Institut , professeur de physique
expérimentale , savant très-profond sans doute ,
traite cependant ses matières d'une manière un peu
vague et superficielle . Ses expériences , accompagnées
quelquefois de réflexions un peu naïves , ne sont pas
exemptes d'un certain charlatanisme , auquel ne résistent
pas les habitués de M. Comte , qui inondent trois
fois par semaine son amphithéâtre.
Un des cours qui ont le plus fixé l'attention publique
⚫et la nôtre , est celui de M. Cuvier. Une réputation , que
l'envie même n'a pas contestée, parce qu'elle est hors de
ses atteintes comme au-dessus de nos éloges , l'importance
des matières ( les sciences naturelles dans le dixhuitième
siècle ) , cet esprit de critique auquel l'Institut
a tant de fois applaudi , quoique les traits en fussent sou
vent amers , un organe sonore , un débit plein de charme
, ont attiré à des leçons trop rares des auditeurs
nombreux. Des dames , et du plus haut rang , n'ont pas
été effrayées de la grave célébrité du professeur , qui a
semé son cours d'anecdotes piquantes.
M. le comte Pastoret , pair de France , professeur du
droit de la nature et des gens , se repose sur un suppléant
du soin de remplir ses fonctions au Collège de
France .
On regrette qu'une chaire qui intéresse autant la morale
publique , ne soit pas remplie par un titulaire moins
élevé en dignités .
M. Ruffin , professeur de turc , remplit des fonctions
diplomatiques à Constantinople , et paye ainsi sa dette à
l'état .
M. Kieffer, qui le remplace , enseigne avec facilité une
langue, qu'une détention aux Sept-Tours l'a mis à même
d'approfondir.
Un accent allemand nuit un peu chez lui à l'expression
des beautés de la littérature musulmane.
Nous ne dirons rien de MM. Abel - Remusat et Chezy ,
qui, possédant seuls en France le chinois et le samskrit ,
n'ont qu'eux-mêmes pour admirateurs .
436 MERCURE
DE FRANCE .
Une langue plus connue , plus estimée que celle des
Brames et des Gengiskan , la langue d'Homère, a , au
College de France , M. Gail pour interprète . Ce savant ,
que n'a pas réchauffé le langage toujours si pur , si harmonieux
de l'antiquité , a cependant rendu de grands
services à la littérature par des traductions fidèles . Le
prince de Ligne disait : mieux aimer un homme d'esprit
qu'un savant , parce qu'à force de travail tout le monde
peut aspirer à ce dernier titre , tandis que ne devient
pas homme d'esprit qui veut. L'érudition de M. Gail
nous ferait balancer dans le choix. Un in-folio a bien
son mérite.
S'il nous était permis ici de nous écarter un peu , non
du Collège de France , auquel se rattache tout ce qu'il
y a de noble et de pur dans les sciences et dans les lettres
, mais de l'ordre de nos matières , nous payerions à
un auteur plein de fraîcheur, de grâce et de mélodie , un
hommage que nous refusons à M. Gail , qui peut mieux
que personne apprécier la justesse de notre éloge.
L'éloquence et la poésie latine réclament notre attention.
Qui retrace dans le temple du goût , qui rend dans
notre langue les beautés inimitables du sauveur de
Rome ? De quelle bouche sort , abondante et pure , une
éloquence pleine de force et de charmes ? Retrouve-t-oh
dans M. Guéroult quelques-unes des qualités de Cicéron ?
Voué tout entier au Collège de France , le professeur
de poésie latine croit que toutes les fonctions de l'entendement
suffisent à peine pour remplacer Delille , et
consacre entièrement ses veilles à cette tâche glorieuse .
Sans avoir le tact et la finesse de son illustre ami ,
M. Tissot en a la chaleur et la verve : sa manière d'enseigner
est pleine d'entraînement . L'émotion communicative
qu'on éprouve à l'entendre fait pardonner à son ton
quelquefois un peu emphatique . Que M. Tissot y prenne
garde, le mélodrame arrache aussi des larmes désavouées
par le goût ; qu'il ne donne pas au monde littéraire le
scandale d'une hérésie au sein même du temple des Muses.
L'enthousiasme du romantique séduit les esprits les
plus droits ; et ce que je ne crains pas le moins , je l'aNOVEMBRE
1815: 437
voue , c'est une invasion dans le domaine des classiques.
C'est du Nord aujourd'hui que viennent les ténèbres.
Il est assez singulier de voir le commentateur d'Horace
et d'Aristote s'éloigner , tant par son débit que par ses
principes , des règles que ces grands maîtres ont tracées ,
et disputer en quelque sorte la justesse de ce vers du législateur
de notre Parnasse :
Rien n'est beau que le vraj , le vrai seul est aimable.
Bien près de M. Tissot , et bien loin de ses opinions
littéraires , est M. Andrieux , chargé depuis l'année dernière
de la chaire de littérature française . Depuis dix
ans , M. Andrieux , dont l'amitié de Ducis et de . Colind'Harleville
ferait seule l'éloge , consacre à l'enseignement
une vie honorée par la fidélité aux plus nobles
principes , non-seulement en littérature , ce qui est d'un
moindre mérite , mais en sa vie publique et privée . Appelé
à succéder à M. Cournand , il a ramené dans l'enceinte
d'une salle honteusement étroite , une jeunesse
avide de l'entendre , et qui admire en lui , selon l'expres
sion que je lui emprunte ,
L'accord d'un beau talent et d'un beau caractère ,
des leçons intéressantes et variées , un goût sûr , un
ton vif et piquant , une manière de lire pleine de
finesse , malgré le défaut d'un organe un peu faible ,
et surtout cette bonté pleine de grâce , qui fait voir
en lui plutôt un père de famille qu'un professeur retranché
dans son austérité , ont donné une vogue méritée
à ses leçons . Des auditeurs difficiles eussent désiré
un peu plus d'ordre dans les matières ; mais M. Andrieux ,
qui professait depuis plusieurs années à l'École Polythecnique
, débutait au Collège de France ; il s'essayait ,
pour ainsi dire. Le succès de la première année a dû
encourager sa modestie , et ses essais ont été si heureux ,
que nous devons attendre désormais un cours plus mé
thodique et non moins enchanteur .
438
MERCURE
DE FRANCE
.
LA DANSE .
Je commence à devenir vieux ; je me suis
livré sans relâche, pendant l'intervalle de trente
ans , à l'étude de la haute philosophie ; mes
veilles continuelles ont éteint ma vue , je puis
lire à peine une heure de suite , et ma pensée ,
à la fois mobile et rêveuse , se refuse à me laisser
suivre long-temps une lecture faite à haute
voix. Je suis franc et distrait ; j'aime mes aises ,
je hais le jeu , les prétentions , les tracasseries
du grand monde ; les cercles de Paris ne me
conviennent pas . La contemplation des beautés
de la nature , un entretien intime , voilà les
seuls plaisirs auxquels je sois sensible ; on ne
les goûte pleinement qu'à la campagne : aussi ,
depuis quatre ans , j'y avais fixé mon séjour ;
mais :
Impius hæc tam culta novalin miles habebit !
Barbarus has segetes! En quò discordia cives
Perduxit miseros ! ....
VIRG. , B. II .
Je revins à Paris , où je cherche à me distraire
de mes regrets par de longues promenades .
Dimanche dernier , le temps n'était ni trop
chaud ni trop froid ; un nuage bienfaisant tempérait
les feux du soleil , et rendait plus douce
son influence salutaire . J'allai sur les dix heures
du matin au Jardin Turc , et je me fis servir
à déjeuner dans un de ses bosquets ; des feuilles
jaunies couvraient déjà les arbres qui m'entouNOVEMBRE
1815. 439
raient de leur ombrage . Voilà , me suis -je dit ,
les avant-coureurs de l'hiver, et je n'ai pu encore
respirer le bon air ; un regret oppresse
mon sein . Sans doute le printemps est la plus
belle saison de l'année ; son retour, semblable
au retour d'un objet chéri , m'apporte la joie et
l'espérance : cependant j'en jouis nonchalamment;
j'ai l'été devant moi : mais l'automne
m'annonce une longue absence , et je cherche
à prolonger les plaisirs dus à ses beaux jours,
comme on cherche à prolonger les entretiens
d'un ami dont on craint de recevoir bientôt
les adieux .
Tandis que je réfléchissais aux tristes événemens
qui m'avaient banni de mon champêtre
asile , des fleurs de tilleul sèches tombent à
mes pieds . Il faut que je voie du moins une
fois les champs , dis-je , avant qu'ils soient entièrement
dépouillés de leur verte ceinture .
J'appelle le garçon restaurateur, je paye , et
je cours à la première petite voiture que je
rencontre . Combien me prendras -tu , demandai-
je au conducteur, pour me mener à deux
ou trois lieues d'ici ?
Vous plaît-il de rester seul ?
- Oui.
Vous ramènerai- je ?
Non.
Aujourd'hui cela vaut huit francs.
Je brûlais de sortir la barrière ; je ne marchande
point , et je monte dans la voiture . Où
allez -vous , Monsieur , me dit le cocher ?
J'aime assez à m'abandonner au hasard ; je
répondis à mon conducteur : Où tu voudras.
440
MERCURE DE FRANCE .
Le mouvement de la voiture m'avait jeté
dans une vague rêverie ; je m'y complaisais ,
et regardais tout sans fixer rien, de manière
que je fus fort surpris quand je me trouvai à la
de Saint- Cloud. porte du parc
-- Es-tu fou? m'écriai-je ; mon dessein était
de me promener en pleine campagne .
- Pouvais-je le deviner ? j'ai cru très-bien
faire en vous conduisant à la fête de Saint-
Cloud .
Je n'avais rien à répliquer ; je lui donnai la
somme convenue , et j'entrai dans le parc.
la
Ce délicieux séjour me rappela d'abord plus
d'un souvenir tendre et douloureux . Là , dans
les jours de ma jeunesse , je vis pour première
fois Orphélia , l'objet de mes premiers
amours ; là je reçus son premier aveu ; là je
me battis en duel avec un de mes camarades de
collége , devenu mon heureux rival ; plus tard
enfin , dans ces mêmes lieux , je fis un charmant
repas avec quinze personnes du même
âge que moi ; et de tous ces joyeux convives ,
pleins alors de vigueur et de santé , je suis le
seul qui n'ait pas payé le tribut à la mort .
Enseveli dans ces sombres pensées , je marchais
sans m'en apercevoir à travers une foule
de monde qui se rassemblait autour des marchands
ambulans . Un curieux me pousse : je
lève les yeux ; ils s'arrêtent sur une femme
dont les traits et la figure me présentent la parfaite
image d'Orphélia ; elle donnait le bras à un
homme décoré de plusieurs ordres , et tenait
parla main une jeune fille d'environ quatorze à
quinze ans . Dieux ! m'écriai -je . Mon exclaNOVEMBRE
1815. 441
mation , et les regards que je tenais attachés
sur cette femme , dirigèrent vers elle l'attention
générale . Elle rougit , prononça quelques
mots en allemand , et se déroba bientôt à ma
vue , ainsi que ceux qui l'accompagnaient
.
Sa retraite m'arracha un soupir involontaire :
on riait malignement à mes côtés ; confus du
rôle ridicule que je jouais , je me réfugiai à la
hâte sous l'épaisseur des bois placés sur les hauteurs
du parc .
Je me promenais avec agitation ; mon coeur
battait comme il battit dans mon adolescence ;
je me faisais mille questions mentales , quand
l'écorce d'un vieux chêne m'offre le chiffre
d'Orphélia et le mien , avec ce mot : toujours
. Ce chêne , fidèle dépositaire des sermens
d'un infidèle amour , accusait Orphélia et
m'accusait moi-même. O suite déplorable des
attachemens humains ! ô bizarrerie de notre
nature ! plusieurs rivales avaient succédé dans
mon coeur à l'ingrate Orphélia , cinq lustres
s'étaient accumulés sur ma tête , sans qu'une
seule pensée m'eût reporté vers cette amante,
à qui j'avais dû tant de plaisirs , tant de chagrin ;
et voilà qu'une simple ressemblance , un mot
fallacieux , rallume tout à coup en moi une ardeur
insensée ! Des pleurs mouillent mes paupières
; je revois Orphélia ; je l'entends m'avouer
son inconstance : Ma main furieuse est
prête à effacer le mot qu'a tracé sa main coupable
; j'entends un léger bruit, je me retourne ;
l'inconnue , suivie de plusieurs personnes , s'avancait
derrière moi il me semble voir errer
l'ombre d'Orphélia ; je m'échappe en criminel ,
442
MERCURE DE FRANCE .
Je regagne la grande allée . Des femmes élégantes
, de vieux fats , de jeunes incroyables ,
des marchands de diverses bagatelles , des étrangers
de toutes les classes en rendaient le tableau
original et varié ; les observations qu'il me
fournit éloignèrent de mon âme cette fièvre
singulière qui venait de me saisir . Je recouvre
mon calme habituel : la marche m'avait donné
de l'appétit ; j'en profite , et je dine gaîment .
Je retournai ensuite dans le parc . Le son de
plusieurs instrumens guide mes pas vers la
rotonde où l'on dansait ; j'y pénètre , et j'examine
, non sans plaisir, de jolies personnes qui
valsaient avec beaucoup de grâce .
Cette danse moderne , blåmée peut- être avec
raison par les gens de moeurs austères , me remit
en mémoire le portrait que Salluste fait de
Sempronia , qui , dit- il , dansait mieux que ne
doit danser une femme honnête : il faut , pensai-
je ensuite , que la danse ait des charmes
bien puissans l'art de la danse est le plus ancien
de tous les arts ; son origine remonte
presque à l'origine du monde.
La danse sacrée , source de toutes les autres
danses , faisait , dans les siècles antiques , une
partie essentielle du culte ; les pontifes commençaient
la danse sacrée ; on voit encore à
Rome , dans les églises de Saint-Clément et de
Saint- Pancrace , des choeurs où l'on exécutait
cette danse , avec la plus grande pompe , dans
les fêtes solennelles .
Cetle danse donna lieu à l'invention de
celles par lesquelles , plus tard , on se plut à
NOVEMBRE 1815. 443
célébrer les événemens favorables aux nations,
et les fêtes des particuliers .
Chez les anciens , la danse ne fut pas seulement
le signe de la joie , elle devint aussi le
signe de la tristesse .
Les Romains avaient la danse de deuil et la
danse nuptiale . La première était exécutée dans
les obsèques par un habile acteur, qui , un masque
sur le visage , précédait le cercueil du mort , en
retraçant par ses gestes toutes les actions de sa
vie ; c'était une oraisen funèbre muette . La
danse nuptiale , exécutée dans toutes les noces ,
parut dangereuse à la pudeur, et fit rendre au
sénat un arrêt d'exil contre tous les maîtres de
danse .
La danse armée faisait partie de l'éducation
des Spartiates ; les évolutions militaires qui
s'exécutaient avec l'épée , le javelot et le bouclier,
entraient dans son dessin .
Les jeunes filles de Lacédémone exécutaient
la danse de l'innocence devant l'autel de Diane .
La danse des festins , exécutée après le repas
, se composait de diverses danses, dont plusieurs
dûrent donner naissance aux pantomimes
, et d'autres aux bals parés ; la joie , la '
magnificence et l'adresse éclataient dans la
danse des festins .
La danse astronomique , inventée par les
Égyptiens , représentait l'ordre , le cours des
astres et l'harmonie de leurs mouvemens .
J'en étais là de ma récapitulation , quand le
bruit et la chaleur commençant à m'incommoder
, je résolus d'aller prendre le grand air . En
sortant j'aperçus une femme assise en dehors
444
MERCURE DE FRANCE.
་
-
de la porte : c'était mon inconnue . Je m'arrêtar
pour la contempler à mon aise ; elle paraissait
souffrante et portait de temps en temps la main
à son front. Pardonnez si je suis indiscret , lui
dis-je en l'abordant , je crains que vous ne vous
trouviez mal . Effectivement , je ne me trouve
pas bien , répondit-elle . Je lui fis respirer de
l'eau de Cologne ; elle me remercia. Par quel
hasard êtes-vous là seule ? lui demandai-je . - Je
ne pouvais plus supporter l'aspect de la danse ,
je me suis éloignée sans rien dire. Auriezvous
de l'antipathie pour ce divertissement ?
-La plus forte ; il me rappelle les plus terribles
événemens à l'époque funeste de notre
antique monarchie , j'avais neuf ans , et je fuyais
avec ma mère du château de nos ancêtres ;
arrêtées en chemin , nous fûmes contraintes ,
pour nous soustraire à la fureur de nos vassaux ,
de nous mêler aux danses qu'ils exécutaient
aux accens des hymnes révolutionnaires. Dixhuit
mois après , mon père périt victime de son
dévouement à la cause royale ; il périt la veille
du jour qui délivra la France de son lâche bourreau
. Partout des danses joyeuses célébraient le
terme du règne épouvantable de la terreur; ces
danses enfonçaient le poignard dans notre sein ,
elles nous rendaient encore plus horrible ,
le trépas d'un père , d'un époux , et nous
répondions par des larmes amères à ces transports
de l'allégresse si déchirans pour notre
coeur. Je jurai dès-lors de ne danser de ma vie ..
J'ai tenu ma parole ; toutefois le temps adoucit
les plus vives douleurs la France se reposa
quelques années de ses maux sous l'égide de la
NOVEMBRE 1815. 445
victoire ; mon sort s'améliora , mon âme s'ouvrit
à de nouvelles affections . Devenue épouse et
mère , j'épargnai à l'heureuse enfance de ma
fille le récit des cruautés qui avaient flétri mon
adolescence . Croire , aimer , souffrir et pardonner
, voilà l'existence des femmes . J'élevai ma
fille dans ces principes utiles à son bonheur : je
la conduisis quelquefois au bal , parce que son
n'aurais pu père le souhaitait , et parce que je la priver de cet amusement
sans éveiller dans
cette âme innocente et pure des sentimens incompatibles
avec l'esprit de tolérance qui sied
si bien à notre sexe . Ma fille aime à la folie la
danse , et l'an dernier je la vis s'y livrer sans
chagrin . On venait de nous rendre les héritiers
de notre vertueux et trop infortuné monarque ;,
nous goûtions les douceurs de la paix ; les promesses
de l'avenir nous payaient des sacrifices
passés et présens. Une nouvelle catastrophe
amena de nouveaux désastres , et j'eus mon frère
tué dans cette dernière bataille , à la fois heureuse
etfuneste pour ma patrie , et qu'on a célé
brée par tant de danses ! La mort de mon frère
a renouvelé toutes les angoisses que j'ai souffertes
à la mort de mon père , et je ne puis voir
danser sans frémir . Je le conçois , répondis-je à
l'inconnue , mais pourquoi venir à cette fète ?
La diversité de leurs opinions avait brouillé
mon mari et mon frère : le coup qui frappa le
dernier rend à l'autre des titres , des honneurs ,
et je dois dévorer en silence ma peine . Les
hommes ...... Comme elle prononçait ce dernier
mot elle aperçut son époux et sa fille qui sortaient
précipitamment
pour aller la rejoindre .
446 MERCURE
DE FRANCE
.
J'étais fàché de ne pas savoir ce qu'elle pensait
des hommes , j'étais fàché de ne pas connaitre
son nom , j'étais encore plus fàché de songer
que je ne la reverrais plus . Je pris tristement
la route de Paris , en calculant s'il ne serait pas
sage , en de certains momens , d'interdire les
danses publiques.
SUR L'HISTOIRE.
Le précepte si juste , si bien énoncé par Horace , et
si souvent répété , soit comme conseil, soit comme éloge ,
de mêler l'utile à l'agréable , semble de préférence appartenir
à l'histoire . Guide des souverains , institutrice
des hommes d'état , frein des grands prévaricateurs , et
amusement des particuliers , elle possède seule le privilége
d'intéresser , lors même que le goût et la raison se
trouvent dans le cas de lui adresser des reproches mérités
. L'homme aime les récits d'autant qu'ils flattent
plusieurs de ses penchans , la curiosité , le besoin d'émotion
et la paresse. Racontez des faits qui paraissent pour
la première fois ou qui soient peu connus , le lecteur
vous pardonnera les fautes de style , souffrira la fatigue
occasionée par un plan vicieux , et s'occupera peu du
manque de justesse de vos réflexions . Des succès obtenus
sans beaucoup d'efforts , et presque avec l'absence du
talent , ont multiplié les historiens médiocres.
Pour planer au-dessus de ce rang subalterne , et pour
cueillir une palme glorieuse , ce n'est point assez d'être
bon écrivain , d'avoir pâli sur les livres , de posséder les
événemens , leurs causes et leurs conséquences , et de
poser les bases d'un édifice régulier. A ces titres , aussi
rares que précieux , il faut joindre la force d'esprit , la
précision du raisonnement , l'énergie du caractère et
l'élévation de l'âme.
La préférence accordée aux historiens anciens , et toutNOVEMBRE
1815. 447
à-fait exclusive des modernes , devient une injustice ;
malheur à l'homme qui resterait peu sensible aux beautés
poétiques d'Hérodote , à l'éloquence persuasive de Xénophon
, à la précision sublime de Salluste , à l'abondance
harmonieuse de Tite-Live , à la profondeur pénétrante
de Tacute ! mais ces personnages illustres , et ceux qui ,
comme Polybe , Florus et Quinte- Curce , les suivent à
différens intervalles , n'ont eu que de faibles obstacles
à surmonter. Leur génie saisissait rapidement un sujet
simple et peu étendu dans ses proportions .
Les divers talens de faire des récits , de tracer des
portraits , d'offrir des réflexions , et d'épancher des sentimens
, se plaisaient dans une heureuse indépendance.
Par la masse de ses lumières et par le degré de sa civilisation
, un seul état dominait . L'orgueil , la suite naturelle
d'une semblable supériorité , reléguait les autres.
peuples parmi les barbares. De nos jours , quels nombreux
liens établissent des rapports entre toutes les nations ?
Les colonies des Européens circulent sur la surface entière
du globe . Chaque jour se multiplient les relations .
L'homme qui prétend donner l'histoire de son pays se
voit engagé à tracer , non-seulement celle de l'Europe ,
mais encore celle de toutes les parties de la terre.
Les manufactures , le commerce , l'administration , la
diplomatie et les finances , ont pris des accroissemens
gigantesques . Que de recherches , que d'études aujourd'hui
d'une indispensable nécessité , demeuraient étrangeres
aux anciens ! On a créé pour ainsi dire l'ordre
social , financier et politique .
Des matériaux en petit nombre , et défectueux par
leur absurde grossièreté , couvrent de ténèbres les siècles
durant lesquels la barbarie et l'ignorance suspendirent
le cours des lumières . L'écrivain , dégoûté de la culture
de ces landes arides , soupire pour la rencontre de plus
fertiles terrains. L'imprudence de ses souhaits tarde peu
à se faire connaître. Il plie , il succombe presque sous le
faix des matériaux qui lui sont offerts . Les histoires générales
et particulières , les mémoires , les dissertations ,
les actes publics , les dépêches ministérielles et les correspondances
amicales l'enfoncent dans des milliers de
448 MERCURE DE FRANCE .
:
volumes. La longévité d'un patriarche ne suffirait pas
pour lire cette multitude d'ouvrages ; et quelques critiques
ordonnent qu'ils soient comparés , jugés . L'équité
ne demande qu'un choix auquel nulle passion ne préside .
Voltaire sentit l'embarras de ces richesses , et crut se
soulager au moyen d'une division par chapitres. Cette
méthode lui assura une clarté précieuse , qu'il eut le don
d'embellir du piquant des contrastes et du charme de
l'expression ; mais ces avantages coûtent le sacrifice de
l'ensemble. L'histoire , ainsi morcelée , n'offre plus un
monument simple , noble et majestueux les connaissances
générálement répandues ajoutent aux difficultés .
Il faut intéresser le lecteur avec des choses qui lui sont si
bien connues , qu'à la première ligne il voit ou l'événement
ou l'anecdote. Le style réveille , il est vrai , des
sens blasés , mais sa toute-puissance , proclamée par
Buffon et par La Harpe , domine moins dans l'histoire
que dans les autres branches de la littérature ; le lecteur
perd souvent de sa confiance , à mesure qu'il est charmé
de la diction . Si , à la tête d'un poëme , Voltaire demande
à l'auguste Vérité de permettre à la Fable de marcher
sur ses pas , pour orner ses attraits et non pour les cacher,
on le soupçonne d'avoir transporté cette alliance dans les
histoires qu'il a publiées . Celle de Charles XII , véritable
chef-d'oeuvre de biographie , rencontre des censeurs qui
la relèguent parmi les romans .
L'adoption d'un système auquel se rattachent les événemens
d'où découlent les résultats , et qui autorise Jes
conséquences , présente sans doute de précieux avantages .
Un grand nombre de critiques condamnent , par des raisons
pour le moins spécieuses , une ressource susceptible
de graves abus . La plus scrupuleuse honnêteté soutient
seule l'auteur d'un système contre les erreurs de l'entêteanent
et contre les préjugés de l'amour-propre. Les contradictions
animent , et vont jusqu'à dépouiller le mensonge
de son horreur .
Depuis des siècles , un accord unanime réclame chez
l'historien une imperturbable neutralité . Qu'il laisse iguorer
et les lieux qui l'ont vu naître , et son état et ses affections
et ses habitudes ; jamais you ne fut plus indisNOVEMBRE
1815 .
449
cret. Le talent et le génie n'allument leur flambeau qu'au
feu de l'enthousiasme. En dépit de tous les commnentateurs
, le livre de Suétone n'offre aux regards qu'un squelette
décharné. A la chute de l'empire romain , dont la
décadence avait plusieurs siècles de suite causé de violentes
convulsions , les moines, d'une nuance moins ignorans
que leurs contemporains , publièrent des légendes
et des chroniques. Quelques homines de guerre , tels que
Villehardouyn et Joinville, rompant les langes de l'ignorance
, laissèrent des mémoires qui respirent la loyauté ,
la franchise et la bonhomie .
Lors des jours heureux de la renaissance des lettres ,
les livres fabriqués lors des jours de ténèbres , tombèrent
dans un juste mépris . La haine de l'ignorance jeta dans
un excès contraire : les auteurs ne tirèrent leur gloire
que de l'érudition . Les histoires , hérissées de notes , de
commentaires et de citations , devinrent des masses indigestes
et pesantes .
Comines, moins guerrier que les deux sénéchaux de
Champagne , mais bien plus courtisan , bien plus homme
d'état , les choisit pour ses modèles . La différence des
caractères perce dans leurs écrits. Les mémoires de Comines
manquent de la physionomie chevaleresque ; ils
plaisent moins qu'ils n'instruisent ; mais ils resterent toujours
le bréviaire des politiques.
La première histoire qui honora la littérature française
ne fut pas écrite dans sa langue. De Thou , magistrat
instruit et grave , se persuada que l'idiome vulgaire
ne suffisait pas à la dignité de l'histoire ; il a réduit la
plus nombreuse partie des lecteurs à ne jouir de son
superbe ouvrage qu'avec le déchet inévitable dans la
traduction.
La philosophie préserve l'historien des erreurs de la
crédulité , comme elle le sauve des dangers du septicisme ;
mais durant le cours du dix -huitième siècle , elle perdit
la modération , le plus beau de ses titres. Présomptueuse
et vaine , elle s'empara de l'histoire , et la fit dégénérer .
Les jours de troubles , d'attentats intérieurs , de succès
audehors et d'agitations successives , ont mûri les esprits.
Les compositions frivoles sont délaissées pour l'histoire .
29
450 MERCURE DE FRANCE .
Le Français , ce peuple si fertile en guerriers valeu
reux , en généraux habiles , en hommes supérieurs dans
toutes les branches des connaissances humaines , qui vient
de préparer tant de surprises pour la postérité , surtout
par sa renaissance au calme et au bonheur , les fruits du
pouvoir légitime , offrira des sujets de triomphe aux bistoriens
.
EXTRAIT D'UN PORTE-FEUILLE.- N° . IV .
Ce fragment , qui traite de l'industrie littéraire , se
rattache au précédent. Après avoir parlé de l'art et du
métier , il est tout naturel que l'auteur se soit occupé
de l'industrie tant de gens qui regardent les gens dit
de lettres , comme inhabiles à toute autre chose qu'aux
lettres , auront au moins le plaisir de la surprise en lisant
ce chapitre . Il leur apprendra que les gens de lettres entendent
aussi bien les affaires que quelque espèce de gens
qui soit au monde ; qu'ils ne le cèdent ni au procureur
fe plus rusé, ni au plus délié des négocians, voire même des.
négociateurs . Nous les croyons , en honneur, non moins
aptes à remplir les fonctions publiques , que tel homme
qui est absolument étranger à toute sorte de littérature ,
et s'en fait un titre de préférence. Il est vrai que cela
ne peut guère se dire que du vulgaire des gens de lettres.
Avec de l'esprit , il se peut qu'on soit propre à tout ;
comme il se peut qu'on ne suit propre qu'à une chose ,
quand on n'a que du génie. (Note de l'éditeur. )
De l'industrie littéraire .
J'en conviens , en voyant le succès de certains
ouvrages , on est tenté de croire que l'esprit n'est pas
absolument nécessaire , en littérature , pour réussir .
Cependant , dût -on m'accuser de singularité , me reprocher
de ne soutenir que des paradoxes , je prétends que
c'est une erreur ; j'affirme qu'on ne peut réussir en littérature
sans esprit ; que le succès de telle pièce de théâtre ,
u le débit de tel recueil de contes , ne prouvent pas le
NOVEMBRE 1815. 451
contraire ; qu'il a fallu beaucoup d'esprit pour leur donner
une certaine vogue ; qu'il en a fallu d'autant plus
que ces ouvrages en sont plus dépourvus.
L'esprit qui manque dans la composition des ouvrages
se retrouve dans les manoeuvres qui les ont fait valoir.
Il tient moins , à la vérité , au génie des lettres qu'à celui
du commerce ; mais n'importe : ce n'est pas moins de
l'esprit , c'est de l'esprit qui amène de l'argent comptant
. Il vaut bien , je crois , cet esprit dit argent comp→
tant , qui s'évapore sans remplir la bourse de celui qui le
prodigue.
Populus me sibilat : at mihi plaudo
Ipse domi , simul ac nummos contemplor in arcá.
DIALOGUE .
MOI ET LUI.
MOI .
Ton ouvrage est fait , mon ami , et tu te crois au
bout de tes peines. Pauvre diable , tu n'es qu'au bout du
plaisir ? Tu n'as fait que la plus petite partie de la besogne
, et c'est la seule douce. Les auteurs , comme les
femmes , congoivent leurs enfans avec joie , et les mettent
au monde avec douleur . Ton livre est imprimé , tu
veux qu'il se répande , pour l'intérêt de ta gloire ou de
ta fortune ; tu veux que tout le monde en parle . Pour ,
cela , il faut que quelqu'un commence par en parler .
T'es-tu assuré d'un article dans un journal quelconque ?
LUI.
Je compte sur un article dans tous les journaux .
MOI .
N'as-tu donc que des amis parmi les journalistes ?
Non .
>
LUI.
MOI.
Peut-être n'y as-tu que des ennemis , et cela revient
452 MERCURE
DE FRANCE.
au même. Je conçois alors que tu sois assuré qu'ils parleront
de toi.
LUI.
Je n'ai ni ami ni ennemi parmi les journalistes ; mais
peuvent-ils me refuser un article ? C'est avec des articles
que leurs feuilles se remplissent : un article dont mon
livre sera l'objet y tiendra-t-il moins sa place qu'un autre,
fait sur quelque objet que ce soit ? L'important n'est pas
que messieurs tels ou tels montent dans le coche , mais
que le coche soit rempli.
MOI.
L'important , quand il y a presse pour monter dans
le coche , est , pour les entrepreneurs , d'y admettre de
préférence les gens qu'ils connaissent.
Bah !
LUI.
ΜΟΙ .
Nous ne sommes plus au temps où , semblables à la
garnison d'une place assiégée , les journalistes vivaient
de tout; ou , tanquam leo rugiens circuit quærens quem
devoret , le folliculaire était même obligé de faire , de
temps en temps , quelques excursions pour trouver pâ–
ture. Grâce à la multitude de gens qui mettent aujourd'hui
du noir sur du blanc , pour parler comme Voltaire , et
qui écrivent , pour parler comme ces messieurs , les journalistes
ne mâchent plus à vide . Ce n'est plus l'hirondelle
qui courait après les mouches c'est l'araignée
qui les attend dans sa toile. Leur cabinet , semblable
au garde-manger de Polyphême , bien que tous les justiciables
qui le garnissent ne soient pas Grecs , ne leur
laisse plus que l'embarras du choix que chacun des expectans
sollicite pour lui .
Vous me ferez , seigneur,
En me croquant , beaucoup d'honneur.
Honneur que les ogres de tous les pays , de toutes les
espèces et de tous les temps n'ont jamais accordé qu'aux
plus gras , ainsi qu'on le sait , pour peu qu'on ait lu
NOVEMBRE 1815. 453
l'Odyssée, le Petit Poucet et les feuilletons de feu Geoffroi .
Va-t-en donc au plus vite , va solliciter . Il ne faut que
du talent pour faire un bon ouvrage ; mais , pour le faire
trouver bon , il faut de l'industrie .
Je me le tiens pour dit.
LUI.
Notre auteur s'en và de journal en journal , aiguillonné
par les deux stimulans les plus actifs de l'industrie ,
le désir de la gloire et celui de la fortune qui , pour lui ,
se confondent dans un seul intérêt ; et , sachant que l'éloge
d'un ouvrage en assure la vente , comme sa vente
en fait l'éloge , il se pousse , il se démène , il s'agite en
tous sens , afin d'être loué pour être vendu , et vendu
pour être loué. Quelque modeste qu'on soit , il est bien
permis , pour des motifs d'une telle importance , de prier
ceux qui disposent des trompettes de la Renommée de
vouloir bien les faire sonner pour nous , de daígner nous
rendre justice ; ce qui , traduit de bonne foi , signifie , dire
de nous ce que nous en pensons , et ce que nous voudrions
en faire penser aux autres.
•
Mais l'auteur, qui n'est pas connu , voit bientôt qu'il
n'est pas aussi facile qu'il le croyait de se faire connaître;
que les faiseurs de réputation ne disent pas comme
cela du bien d'un premier venu , ou même du mal ; oui ,
du mal , car , chez certains hommes , certains vices en
modifient d'autres ; dans les méchans , le dédain produit
quelquefois les mêmes effets que l'indulgence dans les
bons , et souvent ils épargnent par mépris le faible , que
ceux-ci ménagent par charité.
Ces ménagemens là n'accommodent pas un auteur ;
le silence , quel que soit le sentiment qui le produit , est de
toutes les manières de juger , celle qui blesse le plus son
amour-propre . Il a sollicité l'éloge , il ne sollicite pas moins
vivement la critique . « Honorez-moi de vos conseils , de vos
censures même ; ne me ménagez pas ; frappez fort
à son juge cet homme qui veut faire du bruit à quelque
prix que ce soit ; et comme Zisca le jésuite , ou Chabaud
le capucin , consent à se laisser écorcher vif , dans l'esdit
454
MERCURE DE FRANCE .
pérance que le son du tambour fait avec sa peau fera
penser à lui.
Le journaliste porte quelquefois l'obligeance jusqu'à
déchirer le solliciteur. Quelquefois aussi il lui arrive de
le caresser . Calculs d'industrie, auxquels ces hommes incorruptibles
ne sont pas tous étrangers. L'inconnu qu'on
a daigné maltraiter s'est présenté dans le moment où le
critique avait besoin d'une victime : l'inconnu qu'on a
épargné , dans le moment où le critique avait besoin
d'une offrande : la circonstance a décidé du sort de chacun.
S'il est des gens qu'on tourmente sans inconvéniens , il est
certains hommes de talent , ou des hommes de certain
talent , que l'ogre qui a le mieux entendu le métier de
critique , se gardait bien de décourager. On n'écorche un
mouton qu'une fois dans sa vie , au lieu qu'on peut le
tondre tous les ans.
Quand le tondeur s'entend avec le tondu , ou quand
l'auteur est ami du journaliste , ce qui à toute force est
possible , puisqu'on a vu des chiens s'accoupler avec des
loups , la malveillance se tait. Mais la paresse vient
quelquefois porter obstacle aux effets de la bienveillance.
L'auteur trouve alors moyen de tout arranger , grâce à
son industrie . « Vous voulez dire du bien de moi , je
vous éviterai cette peine ; soyez assez bon seulement pour
signer cet article » , disait en parcil cas le bonhomme
Lemière.
Les journalistes appellent cela , faire faire ses affaires
par les autres ; les auteurs, faire ses affaires soi-même ;
et c'est comme cela , ajoutent- ils , qu'elles sont bien
faites.
L'industrie de l'auteur n'agit pas avec moins d'activité
dans l'intérêt de sa gloire que dans celui de sa fortune. Elle
va souvent même jusqu'à sacrifier l'une à l'autre , jusqu'à
payer des applaudissemens , jusqu'à solder des bravos ;
vrais marchés de dupes ! Ces dmirateurs gagés , dont
vous remplissez une salle , ressemblent aux cochers de
fiacres qui ne se louent qu'à l'heure , et , rentrés chez
eux , ne pensent pas plus à celui dont ils ont bu l'argent,
que s'ils ne l'avaient jamais vu . Dorat, et tant de gens qui
' ne le valent pas , ont échangé une fortune faite , contre
1
NOVEMBRE 1815. 455
une réputation qu'ils n'ont pu se faire ; c'est bien comme
le chien de la fable , abandonnant le corps pour l'ombre.
L'industrie de ces acheteurs de gloire consiste à se faire
des spectateurs avec des billets qu'ils payent , et des lecteurs
avec des exemplaires qu'ils donnent . Procédé qui ,
me disait un mathématicien , multiplie leurs succès en
raison directe de leur fortune , et leur fortune en raison
inverse de leurs succès.
Encore un seul succès, et je suis ruiné.
ils ne
Tous les auteurs n'obtiendront cependant pas de succès
pour leur argent , Il en est qui sont toujours chanceux
sous leur nom aussi finissent-ils par prendre un nom
de guerre ; mais , comme , en changeant de nom ,
changent pas toujours de talent , il leur arrive souvent
la même chose qu'à ces novices de bal , qui , sous le masque
, n'ont pas su changer leurs voix . Ils n'en sont que
plus bafoués : les plus malins les sifflent' , en disant : Serons-
nous toujours poursuivis par ce mauvais auteur ?
et les moins malins les huent, en disant : Nous avons donc
un mauvais auteur de plus !
Quelques personnes ont gagné cependant à changer de
nom. Voltaire a fait applaudir à outrance , par des gens
à prévention , une fable de La Mothe , qu'il leur donna
pour une fable de La Fontaine. Laharpe , à qui son nom
faisait plus de tort que son talent , obtint enfin un succès
en se couvrant du voile de l'anonyme ; ce qui est aussi
une manière de troquer son nom contre tous les auteurs
à qui le public attribue successivement votre ouvrage .
Cette industrie a quelquefois amené des gens injustes à
ne plus l'être ; mais , pour qu'elle réussisse , il faut que
l'amour-propre soit plus discret encore que la malignité
n'est pénétrante.
Des gens de lettres , pour tromper l'ennemi , nonseulement
ont changé de nom , mais même de sexe , et
quelques-uns s'en sont bien trouvés. Les Français sont
si galans qu'au théâtre même ils ont quelquefois
des égards pour les femmes. J'en citerais plus d'une
preuve ; mais , quand vous avez pris une fois le déguise-
Bent , ne le quittez plus. On sait gré à une femme d'as456
MERCURE
DE FRANCE .
pirer aux talens des hommes ; mais on ne pardonne pas
à un homme d'usurper les égards qui ne sont dus qu'aux
femmes . Les applaudissemens se changent bien vite en
sifflets , si le mystère vient à se découvrir. Desforges-
Maillard en est la preuve.
མ་
De l'Hélicon ce triste hermaphrodite
Passa pour femme , et ce fut son seul art :
Dès qu'il fut homme il perdit son mérite.
La suite d'un bal masqué n'est pas toujours applaudie ,
quand la chute du masque vous fait reconnaître un
homme assez médiocre , un bâtard de Marivaux , dans le
personnage qui vous avait fait supporter son caquetage
en se donnant pour une héritière de madame de Graffigny.
On peut se travestir sans prendre le masque . Un auteur
crut trouver un jour dans le travestissement un
moyen de réveiller la curiosité publique . Las d'être joué
dans le désert , et attribuant à la froideur d'un acteur
(et c'était Monvel ) la froideur du parterre , Murville
s'avisa d'un plaisant tour pour réchauffer son monde :
ce fut de jouer lui-même. L'affiche l'annonce , la tentative
réussit ; la malignité eut tout l'effet de la bienveillance
; chambrée pleine . Mais , semblable au sauvage
qui coupe l'arbre au pied pour avoir le fruit , l'auteur détruisit
par ce bénéfice la source de ses bénéfices futurs.
Le public , qui aime quelquefois à rire à la tragédie ,
déclara qu'il ne retournerait à celle de Murville que
quand Murville y jouerait. Murville , qui ne voulait pas
jouer la tragédie pour rire , protesta qu'il ne reparaîtrait
dans sa tragédie que quand il aurait la certitude d'être
accueilli plus gravement . Bref , par une suite de cet entêtement
réciproque , la pièce fut abandonnée ; et Murville
, qui d'ailleurs ne manquait pas de talent , n'a pas
pu se relever du seul succès complet qu'il ait jamais obtenu.
Il n'y a pas de ruse que l'amour-propre n'invente pour
en venir à ses fins . Si les uns font dans les journaux des
articles sur leurs propres pièces , les autres rédigent le
NOVEMBRE 1815 . 457
texte des affiches qui annoncent leurs pièces ; déterminent
la proportion du caractère qu'on doit employer à
cet effet, l'espace que le titre doit occuper dans le cartel ,
et cela calculé de manière à établir entre cette pièce et
celles qui doivent figurer à côté , la différence qui existe
entre une planète et ses satellites . Ce n'est pas tout :
après avoir pris toutes ces précautions , et revu les épreuves
chez l'imprimeur , certain auteur , le meilleur homme
du monde , suit , dit -on , le colleur lui-même , ses mains
derrière le dos , les besicles sur le nez , et faisant station
à tous les coins , devant cette collection de placards qui ,
pareille à la carte des restaurateurs , offre à tous les prix
des plats pour tous les goûts. « Quoi ! dit-il aux personnes
qui se sont arrêtées parce qu'il s'arrête , on donne au
jourd'hui cette pièce là ? pièce excellente , pièce comme
on n'en fait pas ! comme on n'en a jamais fait ! pièce
originale ! J'en connais l'auteur , homme d'esprit , sur
mon honneur , ou je ne suis qu'une bête ; homme bien
différent de ses rivaux ! Ces gens la n'ont point d'invention
; leurs ouvrages ressemblent à tout. Notre homme
est tout le contraire ses ouvrages ne ressemblent à
rien. « Nous irons l'applaudir ce soir , n'est-il pas vrai ? »
Il le fait comme il le dit ; mais les éloges qu'il donne à son
chef-d'oeuvre , les applaudissemens qu'il se prodigue , ses
exclamations , ses extases étonnent si fort ses voisins ,
qu'après y avoir vu l'excès de la flatterie , ils finissent par
n'y plus voir que l'excès de la dérision ; et, par intérêt ›
pour l'auteur, forcent l'auteur lui-même à se taire.
Admirable effet de l'industrie ! Grâce à elle , chaque
injure devient un compliment . Il y a une grande habileté
à changer ainsi en caresses les plus mauvais traitemens .
Mais le génie ne suffit pas pour procurer de pareils
triomphes à un poëte ; il lui faut aussi beaucoup de bonhomie.
Pradon la porta jusqu'au sublime , le jour où , pour
faire réussir son Antigone , il s'avisa de se siffler luimême.
Le public qui , par esprit de contradiction , voulait
l'applaudir ce jour - là , poussa assez violemment
hors du parterre ce chef de cabale , qui non-seulement
perdit sa perruque et son chapeau , mais , entre autres
458
MERCURE
DE FRANCE
.
coups , reçut un coup d'épée de la façon d'un mousquetaire
, qui lui perça la cuisse , en l'appelant M. Racine !
Douce jouissance , pour un auteur qui n'en meurt pas
et qui réussit ! Pradon cette fois ne fut pourtant heureux
qu'à demi : il survécut assez long-temps à sa pièce pour
apprendre que ses plus chauds partisans même avaient
fini par être de son avis .
Le nom qui manque à la fin du dernier article n'est pas celui de
M. de la Place , mais celui de M. de Lagrange.
Erratum . Il s'est glissé plusieurs fautes dans ce dernier article . La
plus importante se trouve page 397 , septième alinéa : au lieu de trésors
, lisez frélons , ce qui n'est pas absolument la même chose .
mm
CONSIDÉRATIONS
Sur la salubrité des grandes villes , et en particulier sur
celle de Paris.
Les progrès de la civilisation tendant à améliorer le
sort des hommes , il en résulte qu'en général , lorsque la
société se perfectionne , la longévité de notre espèce doit
s'accroître , suivant une progression dont il serait témé→
raire d'assigner le terme définitif. On trouverait , au
besoin , la démonstration de cette vérité dans la comparaison
de tous les relevés de population , successivement
publiés , depuis l'antiquité jusqu'à nos jours . On rencontre
néanmoins , dans la progression établie par ces relevés ,
des intermittences plus ou moins marquées , dont les
causes peuvent souvent être connues , et méritent la plus
grande attention . Il est de ces causes qui sont à peu près
indépendantes des progrès de l'organisation sociale . Telles
sont , par exemple , les guerres , qui semblent résulter
de la nature de l'homme presque sans aucun rapport
avec l'état de civilisation où il est parvenu ; telles sont
encore ces épidémies générales , qui , à diverses repriont
désolé notre globe. Un autre ordre de ces
causes est perpétuellement combattu par la civilisation
elle-même , dont les résultats tendent sans cesse à les
ses ,
NOVEMBRE 1815. 459
prévenir ; tels sont les malheurs causés par les disettes
ou famines , par les résultats de l'intempérie des
saisons , et , en général , par tous les agens physiques ,
contre lesquels les hommes peuvent unir leurs forces :
mais quelques-unes de ces causes aussi , naissent tout naturellement
de la civilisation même ; elles en sont la
conséquence nécessaire. Il ne serait pas difficile d'en
rapporter d'assez nombreux exemples , tels que l'établissement
des couvens , les émigrations habituelles
l'introduction de quelque usage pernicieux , comme celui
des boissons spiritueuses ; mais l'objet que je veux traiter
m'oblige à m'attacher exclusivement à n'examiner ici
que l'établissement des grandes villes , suite nécessaire
des progrès de la civilisation , et cause générale de dépopulation
, ou du moins de diminution dans la longévité
moyenne d'une nation .
Si les peuples qui sortent de la barbarie pouvaient en
perfectionnant leurs usages, en adoucissant leurs moeurs ,
en inventant toutes les commodités de la vie , rester
divisés en petits groupes , dont les habitations fixées
dans le lieu le plus convenable , seraient encore individuellement
aérées , saines et commodes , la salubrité
marcherait d'un pas égal avec la civilisation ; mais il
n'en est point ainsi : les villes que nous habitons n'ont
pas eu des commencemens semblables à ceux des cités
que les Grecs ou les Romains fondaient autrefois , après
avoir observé les localités aussi bien que les augures , et
ne s'être pas moins scrupuleusement enquis de l'air des
eaux et des lieux , que des convenances politiques et
commerciales. Le hasard a le plus souvent présidé à la
naissance de nos grandes cités . Une famille , une tribu
sauvage fixe son habitation dans un lieu qui convient à
ses desseins . Bientôt la population s'accroît , et les avantages
que présentait cette position à des habitans peu
nombreux , et dont les besoins étaient circonscrits , ont
totalement disparu ; mais la réunion d'un grand nombre
d'hommes fait naître des ressources qui serviront de
compensations le lieu qu'on habite n'est point trop in◄
salubre ; il permet le développement de quelque industrie;
on se contente des avantages que présente le hazard ;
460 MERCURE DE FRANCE.
et si , par fortune , les moyens de construire sont abondans
et faciles à mettre en oeuvre , une ville immense
peut remplacer progressivement le hameau primitif.
Telle est l'histoire abrégée de presque toutes les villes ;
telle est notamment celle de la formation de Paris . Cependant
il faut songer qu'aucun plan , que nulle vue
d'ensemble ne viennent diriger les accroissemens successifs
d'une telle fondation . Les règles générales de salubrité
résultent de données si nombreuses et si compliquées ,
qu'à peine sont -elles bien connues au temps où nous
vivons . Quelle devait donc être , sur ce point , l'ignorance
de ces hommes grossiers de ces premiers temps de
la société ? Les édifices seront amoncelés , enfoncés en
terre et sans ouvertures ; les rues seront étroites ,
point de livrer à peine un passage aux rayons du soleil ;
sans écoulement pour les immondices , elles seront souvent
à dessein tortueuses , afin qu'il soit plus facile de
les défendre contre les invasions d'un ennemi .
au
Ces dangers d'un ennemi obligeront encore à resserrer
la cité dans des murs qui interceptent la circulation
de l'air. Si l'on ajoute à ces sources d'insalubrité
, celles qui doivent naître de la formation de
tous les établissemens que l'industrie peut inventer au
milieu d'une population nombreuse dont il faut satisfaire
les besoins et les goûts. Si l'on se figure surtout
que ce n'a jamais été que par une longue et funeste
expérience qu'on a appris à connaître les dangers du
plus grand nombre de ces établissemens au milieu des
villes . Si l'on se rappelle encore que toutes nos villes
modernes renfermaient dans leur centre d'immenses cimetières
qui formajent d'horribles et continuels foyers
de corruption ; que les plus simples notions d'assainissement
s'y trouvaient tellement inconnues qu'elles n'étaient
pas même pavées , on concevra sans peine que la négligence
de tous les soins de propreté si nécessaires partout
où les hommes sont réunis , devait faire des villes dans
les premiers temps de leur accroissement des causes de
mortalité fort actives ; aussi est-il d'observation que ce
n'est que depuis quarante ou cinquante ans que le nombre
des naissances égale ou surpasse celui des morts dans
NOVEMBRE 1815 . 461
la plupart des grandes villes de France et d'Angleterre.
Il serait très- curieux de faire voir , pour une grande
ville comme Paris , que les progrès de la population suivent
toujours le perfectionnement de l'administration .
intérieure ; on aurait la preuve que la moralité diminue
proportionnellement à mesure que les rues s'ouvrent et
se déblaient ; que les bras de rivière , resserrés dans leur
lit , cessent de former des flaques d'eau croupissante ;
que les ateliers susceptibles de fournir des exhalaisons
nuisibles sont éloignés des habitations : et l'on comprendrait
quel est , sous ce rapport , le devoir des gouvernans
en voyant quelle influence immédiate des opérations
faites aux frais du peuple et par son propre travail ,
peuvent avoir sur son bonheur mais on ferait un gros
livre si l'on voulait traiter à fond cette question , et mon
but n'est ici que d'en montrer quelques-uns des côtés.
:
Des tableaux de mortalité , publiés depuis quelques
années pour la ville de Paris ( 1 ) , fournissent les observations
suivantes : d'abord la population de Paris , depuis
cinq à six ans , était , en temps de paix , de 649,412 individus
: en temps de guerre , de 573,784 . En 1810 , le
nombre des décès avait été de 18,241 ; en 1811 , il ne
fut que de 16,760 ; c'est-à-dire , environ un trente-neuvième
de la population . De ce nombre étaient 3,196
garçons et 2,841 filles qui n'avaient pas encore atteint
l'âge de douze ans ; en tout , 8,442 individus du sexe
masculin , et 8,318 du sexe féminin.
En 1812 , la mortalité fut de 20,133 , par conséquent
de 3,373 plus forte que celle de l'année précédente . Le
nombre des naissances n'étant que de 19,587 , il s'en
fallait de 546 qu'il n'égalât celui des décès.
Sur ce nombre , il se trouvait 9,913 individus mâles ,
10,220 femelles des premiers , 3,204 des secondes ; 3,081
n'avaient pas atteint leur dixième année. Parmi les naissances
on comptait 10,244 garçons et 9,343 filles , ensorte
que cette année avait été défavorable aux femmes ,
(1) Gazette de Santé.
462 MERCURE
DE FRANCE
.
soit sous le rapport des naissances , soit sous celui des
décès.
En 1813 , le nombre des morts , à Paris , était de
18,676 ; celui des naissances , de 20,219 , donc les naissances
offrent un excédant de 1,543 .
Parmi les morts , on comptait 10,342 individus mâles,
dont 3,130 n'avaient pas atteint dix ans , et 9,877 individus
femelles , dont 2,691 étaient pareillement au-dessous
de cet âge.
En 1814 , la mortalité , à Paris , s'est trouvée considérablement
accrue ( Les causes n'en sont que trop connues
) ; elle a été de 25,209 , sans compter les soldats
morts dans les hôpitaux . Ce nombre comprend 13,810
personnes du sexe masculin , et 11,399 du sexe féminin
; sur quoi 3,793 garçons et 3,894 filles n'étaient pas
encore arrivés à l'âge de dix ans .
Aucune des années précédentes n'avait été aussi fatale
aux vieillards ; on en trouve effectivement 1,117 audessus
de quatre-vingts ans , dont 470 hommes et 647
femmes . En 1813 , le nombre des vieillards morts après
quatre-vingts ans était de 865 ; savoir : 344 hommes et
521 femmes . En 1812 , on comptait parmi les morts 981
personnes âgées de plus de quatre-vingts ans , parmi
lesquelles se trouvaient 360 hommes et 621 femmes.
Ces tables de mortalité peuvent servir à constater que
nous n'avons pas retiré de la vaccine , à Paris du moins ,
tous les avantages que l'on doit en attendre. En 1810 ,
le nombre des victimes de la petite vérole fut de 418 ;
il fut encore le même en 1811. En 1812 , il n'était plus
que de 259 , et en 1813 de 207 , ce qui attestait une
amélioration croissante ; mais en 1814 ce nombre se
trouve de 534 individus , preuve certaine qu'on s'était
beaucoup relâché sur les soins que l'on avait mis à propager
le préservatif par excellence . Il est déplorable qu'au
centre de la civilisation nous soyons moins avancés , sous
ce rapport , que des états naissans, dans lesquels plus
d'une année s'est déjà écoulée , sans que la petite vérole
enlevât aucune victime.
Les relevés de mortalité où nous puisons nos documens
pourraient encore servir à faire connaître la quantité
NOVEMBRE 1815. 463
annuelle de suicides ; on les verrait se multiplier avec
les désastres publics , ce qui n'en indique que trop la
cause. Malheureusement le plan sur lequel ces tables sont
rédigées n'est pas suivi depuis assez long-temps , pour
qu'elles puissent fournir des notions sur les grands changemens
dont les maladies d'une population entière sont
susceptibles. Mais , de plus , il est probable que , lors
même qu'elles existeraient depuis long-temps , on n'en
pourrait pas tirer de telles lumières , à cause des variations
et des obscurités du langage médical. Dieu me garde .
d'une querelle avec la faculté ! Je me permettrai néanmoins
de faire observer que les noms sous lesquels elle
désigne aujourd'hui certaines maladies , n'existaient pas
autrefois, ou ce qui est encore plus embarrassant , signi
fiaient toute autre chose. Je sais qu'un docteur me répondrait
que cela dépend des progrès de l'art , qui se
corrige chaque jour sans qu'il y paraisse , et que je n'ai
qu'à prendre patience ; ce qui est toujours plus aisé à
dire qu'à faire.
Cependant , il est d'autres moyens de juger de la nature
et de la fréquence des maladies auxquelles un peuple
a été sujet , et je pourrai quelque jour communiquer aux
lecteurs les résultats de mes recherches sur ce point assez
curieux de l'histoire des sociétés humaines.
DE L'AMITIÉ .
Aristote disait souvent : O mes amis ! il n'y a plus
d'amis ; et Caton prétendait qu'il fallait tant de choses
pourfaire un ami , que cette rencontre ne se trouvait pas
en trois siècles .
Un jeune soldat persan venait de se couvrir de gloire
en gagnant le prix de la course avec un superbe cheval ;
Cyrus lui demanda s'il consentirait à lui céder ce cheval
pour son royaume : Non , seigneur, lui répondit le soldat
; mais pour un ami véritable , si vous pouvez me le
trouver.
Tout ceci prouve que les anciens croyaient avoir peu
464 MERCURE DE FRANCE .
d'amis , et qu'ils sentaient le prix et la rareté de l'amitié.
Nous ne sommes assurément pas comme eux ; nonseulement
nous avons des amis en foule , et nous en trouvons
partout , mais il n'y a pas même de nom plus prodigué
, plus prostitué que celui d'ami ; il devient souvent
dans notre langue un terme de familiarité ou de mépris.
Mon ami , dit-on à un postillon , je te donne un écu si
tu me mènes en une heure à Versailles; mon ami , dit un
passant à un polisson , vous irez au corps-de-garde , si
vous faites du train ; mon ami , dit un juge à un fripon
vous êtes acquitté cettefois , faute de preuves ; mais , si
vous continuez , vous serez pendu.
?
Que de méprises sur ce mot d'ami ! combien de maris
appellent leur ami l'ami de leurs femmes ! combien d'amis
de la maison répandent dans la maison de discordes et
d'inimitiés ! combien de gens donnent le titre d'ami aux
compagnons de leurs débauches , aux complices de leurs
intrigues et aux rivaux de leur ambition ! et ceux même
qui ne font pas un usage si bas de cette expression , à
quel point étrange ils dénaturent son véritable sens !
N'entendez-vous pas souvent un homme , pour affirmer
une nouvelle , dire : Je la tiens d'un de mes amis que je
connais beaucoup.
Un jour, au Palais-Royal , le chevalier de G ..... avait
gagné 1500 louis qu'il tenait dans un chapeau ; quelqu'un
s'approche , et lui dit : Mon cher ami , de grace
prétez- moi cent louis . Je le veux bien , mon cher ami ,
répondit le chevalier , pourvu que vous me disiez comment
je m'appelle. L'autre , demeurant sans réponse à
cette question : Vous voyez bien , mon cher ami , reprit
le chevalier , que vous seriez trop embarrassé pour trouver
le moyen de me rendre ces cent louis , si je vous les
prélais.
Une dame dit assez ordinairement à son portier : J'ai
la migraine; ne laissez entrer que mes amis ! et la liste
est presque toujours d'une trentaine de personnes .
Comment est-il possible que l'usage se soit établi de
profaner ainsi un nom si sacré ? Est-ce la politesse qui
veut qu'on flatte tout le monde , en honorant de simples
liaisons du titre d'amitié ?
NOVEMBRE 1815. 465
Est-ce pauvreté de notre langue , et manque-t- elle de
termes pour exprimer les différens degrés de connaissance
ou d'intimité ?
Je ne sais , mais cet abus m'a toujours révolté : peutêtre
parce qu'il outrage la sainteté d'un sentiment qui
est l'objet de mon culte particulier.
Quoique les anciens fussent plus graves que nous , tout
me porte à croire qu'ils abusaient encore assez du nom
d'amis , pour donner lieu à des erreurs , selon moi , trèsmarquantes
; et lorsque Bias , un des sept sages de la
Grèce , disait qu'il fallait beaucoup de prudence en amitié
, et qu'il était nécessaire d'aimer ses amis comme si
on devait les haïr un jour, il est clair que ce Grec
lait de ces amis de société , de ces compagnons de plaisirs,
de ces associés d'affaires , dont le moindre accident peut
changer les coeurs et rompre les liens .
par-
Socrate pensait un peu mieux , lorsqu'il répondait à
ceux qui trouvaient sa maison trop petite : Plut à Dieu
qu'elle fat pleine de vrais amis ! Socrate savait que l'on
ne pouvait en avoir beaucoup ; c'était approcher de la
vérité , mais non pas l'atteindre. L'amitié est un si grand
bien qu'un seul et véritable ami est un trésor inappré
ciable ; on le cherche toute la vie , et souvent sans pouvoir
le trouver.
Comment se fait-il donc que tant de gens croient en
avoir plusieurs ?
Avouons que tous ceux qui parlent de leurs amis n'en
ont jamais eu un véritable . Montaigne avait raison lorsqu'il
disait : C'est un assez grand miracle que de se doubler;
n'en cognoissent pas la hauteur , ceux qui parlent
de se tripler. Ils ne savent pas quel accord de sentiment ,
quelle conformité de caractère , quelle abnégation de soimême
sont nécessaires pour constituer une vraie amitié ,
pour qu'on puisse dire de son ami , comme Montaigne
de la Béotie : Ma volonté fut plongée dans la sienne et
la sienne dans la mienne ; il y avait si totale union entre
qu'on ne pouvait plus distinguer la cousture . Savezvous
pourquoi je l'aimais ? Parce que c'était moi , parce
que c'était lui; je me serais plutôt fié de moi à lui qu'à
nous ,
moi-même.
30
466 MERCURE
DE FRANCE
.
Une telle amitié peut elle seule se peindre , l'esprit ne saurait ni l'imaginer , ni l'imiter ; c'est le mariage des âmes , c'est plus , c'est mieux que de l'amour. Il s'affaiblit
par la jouissance , elle s'accroît par le bonheur ;
il est le bonheur lui- même et la volupté pure. Ennius disait que sans cette amitié il n'y avait point
de vie vivante ( vita vitalis ) . En effet est-ce vivre que n'avoir pas un être qui s'afflige avec vous , qui jouisse avec vous , qui reçoive tous vos secrets , qui vous confie
tous les siens , et qui vous serve de support pour lutter contre les caprices du sort , les vicissitudes de la fortune
, et contre les coups inévitables du temps ?
Cicéron définit l'amitié un accord parfait des choses
divines et humaines , accompagné
de bienveillance
et de tendresse. Parmi les présens , dit-il , que les dieux ont faits à l'homme, les uns préfèrent les richesses , les autres la santé , ceux-là les honneurs et la gloire , d'autres les
voluptés ; tous ces biens sont passagers et périssables : ceux qui placent le souverain bien dans la vertu pensent mieux ; mais la vertu elle-même contient et produit
l'amitié qui ne pourrait exister sans elle . L'envie flétrit
la gloire , l'intrigue enlève les places , un orage politique renverse la fortune , le plus léger accident détruit la
santé ; l'amitié offre des biens plus solides et plus uni- versels ; on la retrouve partout , nulle part elle n'est étrangère , jamais hors de saison , jamais importune ; elle rend les prospérités plus complètes et les malheurs
plus suportables. Il n'est aucun homme doué d'une âme , qui ne sente
combien ces éloges de l'amitié sont vrais . Chacun éprouve
que l'amitié est le premier besoin du coeur ; personne ne
croit jamais pouvoir s'en passer . Scipion pensait que Timon le misantrope lui -même , qui haissait tous les
hommes , devait désirer d'en trouver un qui partageất
son opinion et qui pút haïr avec lui.
Architas , de Tarente , croyait qu'un homme auquel
il serait permis de s'élèver jusqu'au ciel et de voir tous les chefs- d'oeuvre de la divinité , tous les secrets de la
nature , s'ennuierait de cette contemplation
s'il n'avait pas un amipour causer avec lui de ces merveilles. C'est
NOVEMBRE 1815.
467
donc un fait incontestable que tout homme honore et
cherche l'amitié .
Examinons donc pourquoi ce bien , si universellement
désiré , est si rarement obtenu. Ne serait-ce pas, comme
l'a dit le philosophe Diderot , parce que tout le monde
veut avoir des amis et que personne ne veut l'étre.
Pour obtenir ce bonheur que promet l'amitié , il faut
le mériter en travaillant à devenir vertueux ; car les
anciens ont raison , sans vertu il ne peut exister d'amitié.
Que voulez-vous lorsque vous cherchez un ami ? Vous
espérez d'abord trouver un homme dont vous puissiez
admirer et aimer les bonnes qualités , et dont vous devez
partager la bonne ou la mauvaise fortune ; or , est-il
possible d'admirer un homme sans élévation , sans délicatesse
? pouvez vous aimer une personne dépourvue de
solidité dans le jugement , de constance dans les affections
, de franchise dans l'esprit , d'égalité dans l'humeur?
Vous voulez que votre ami vous garantisse contre vos
faiblesses , il faut donc qu'il soit fort ; vous lui confierez
des secrets , il faut donc qu'il soit probe , discret et sûr.
Voyez , en peu de mots , combien de vertus vous désirez
à un homme pour en faire votre ami , et soyez convaincu
que cet homme , s'il existe , exigera de vous les
mêmes qualités pour vous accorder son amitié.
On ne peut s'attendre , il est vrai , à trouver toutes les
vertus réunies dans une créature humaine ; le vouloir
ce serait faire de l'amitié une chimère ; mais il est évident
qu'il faut au moins posséder les principales pour
être digne d'éprouver et d'inspirer ce sentiment : c'est
pourquoi un tel bonheur a toujours été si rare , et qu'il
faut des siècles pour trouver des Oreste et des Pylade ,
des Lélius et des Scipion , des Henri IV et des Sully.
Si vons donniez , au lieu de la vertu , l'intérêt pour
base à l'amitié , vous obtiendriez toutes les amitiés vulgaires
qui peuvent amuser l'esprit , mais qui trompent
le coeur et qui ne le remplissent jamais.
C'est avec de tels amis , qu'on se trouve enfoule dans
la bonne fortune et en solitude dans l'adversité.
Vous n'avez pas même le droit de vous en plaindre .
468 MERCURE DE FRANCE .
Étiez vous unis par intérêt ? l'intérêt a cessé , le contrat
est rompu ; l'étiez vous par les plaisirs ? l'âge arrive et
le charme cesse ; est-ce une amitié de parti ? la position
change et l'opinion vous divise. La légèreté peut -elle
s'appuyer sur la légèreté ?
Lucilius écrivait à Séneque , que l'homme chargé de sa
lettre était son ami , et il lui recommandait en même
temps de ne pas s'ouvrir à lui sur ses affaires . Sénèque
lui répondit : Mon cher Lucilius , en usant d'une
telle réserve avec cet homme , c'est dire dans la même
lettre qu'il est votre ami et qu'il ne l'est pas : ainsi le mot
d'ami n'est , dans votre bouche, qu'une expression banale
, comme le titre d'homme de bien pour les candidats
, et celui de citoyen pour le premier venu dont on
ne se rappelle pas le nom . Il disait bien ; c'est étrangement
s'abuser que de croire que l'amitié peut exister ,
et n'être pas accompagnée d'une confiance sans réserve.
En amitié , il y a donc deux biens principaux : le premier,
c'est d'aimer ; le second , de se confier. Pour jouir
de ces deux biens , vous comprenez ce qu'il faut : bonté
pour aimer; estime, pour avoir confiance.
Je vais, comme disait un ancien , vous donner , pour
arriver à ce bonheur supréme , un charme tout-puissant ,
sans filtre et sans magie : Travaillez à étre content de
vous-même , et vous trouverez un ami dont vous serez
content; aimez et vous serez aimé.
Après avoir vu combien on a dénaturé le nom d'ami ,
après avoir défini la véritable amitié , et cherché les
moyens de posséder ce bien si précieux , il est encore une
question tres-intéressante à examiner , d'autant qu'elle
a été traitée très-diversement par les auteurs qui ont le
mieux écrit sur l'amitié.
Est-ce chez les hommes ou chez les femmes qu'on peut
avoir l'espérance de trouver ce sentiment fort et délicat ,
ce charme de la vie qui console des peines et double le
bonheur?
S'il suffisait de choisir le sexe le plus sensible pour
décider lequel doit être le plus susceptible d'amitié , le
doute ne serait pas possible ; les femmes ont certaineinent
une sensibilité plus délicate et plus exquise que les
NOVEMBRE 1815. 469
1
:
hommes elles n'ont que deux affaires dans le monde ,
c'est de plaire et d'aimer ; pour elles , les choses ne sont
rien , les personnes sont tout ; et leurs opinions même
ne sont que la suite de leurs sentimens .
:
Mais il arrive précisément que , de ces deux occupations
de leur vie , l'une nuit souvent à l'autre le désir
constant de plaire les empêche de s'aimer entre elles ;
leur perpétuelle rivalité est un obstacle à leur amitié ;
elles ont des confidentes , mais rarement des amies .
Les hommes ne sont rivaux que dans certaines circonstances
; la rivalité des femmes est générale , et presque
perpétuelle : aussi , quand l'historien immortalise tant
de mères courageuses , de filles dévouées , et d'épouses
héroïques , on n'y trouve pas un trait qui célèbre l'amitié
de deux femmes.
Montaigne avait tort d'en conclure que les femmes ne
pouvaient avoir d'amitié; il prétendait que la nature avait
créé ces charmantes fleurs pour le repos , et qu'elle ne
les destinait qu'à orner doucement le parterre de la vie ;
tandis que les hommes , semblables à des chênes robustes,
mais élevés , avaient besoin de s'appuyer l'un sur l'autre ,
pour résister aux orages qui les bataient sans cesse.
Notre bon philosophe se trompait. C'est certainement
le sexe le plus fort , le plus ambitieux , le plus occupé ,
qui pourrait se passer le plus aisément d'amitié : tandis
qu'elle est un besoin pour le sexe le plus faible et le
plus sensible.
L'amitié d'une femme pour un homme , c'est l'amitié
parfaite , c'est le plus doux lien de la vie , le plus désintéressé
, le plus exempt de rivalités et d'orages .
Ce que l'amitié exige par-dessus tout , c'est la fusion
de deux volontés en une , qui ne fasse qu'une vie pour
deux étres; c'est l'abnégation de toute inégalité de rang ,
de fortune et de talens ; c'est le consentement mutuel à
effacer l'infériorité de son ami , ou à jouir de sa supériorité
.
Get acquiescement à une complète égalité , cet entier
abandon d'amour-propre est une grande difficulté entre
deux hommes , une grande impossibilité entre deux
470 MERCURE DE FRANCE.
femmes , une jouissance réelle et un doux échange plutôt
qu'un sacrifice entre un homme et une femme.
Voyez avec quelle délicatesse ce sexe charmant compatit
à nos faiblesses , nous relève de nos défauts , devine
nos plus secrètes pensées , vole au-devant des plus
timides besoins de nos âmes ; et vous direz , comme Thomus,
et comme moi , que, s'il est utile d'avoir pour ami
un homme pour de grandes occasions , il faut désirer
l'amitié d'unefemme pour le bonheur de tous les jours.
CORRESPONDANCE DRAMATIQUE.
Monseigneur,
6 octobre 1815.
J'aurais pu , tout comme un autre , feuilleter mon Dictionnaire
Historique , et vous envoyer la notice biographique
de tous les Démétrius macédoniens , athéniens ,
syriens et autres ; rien de plus facile assurément : mais
à quoi bon , puisque le Démétrius de M. Delrieu appartient
à peine à l'histoire ? Démétrius-Soter , petit-fils
d'Antiochus -le-Grand , l'un des capitaines d'Alexandre
fut envoyé dans son enfance comine otage à Rome . Il
parvint à s'échapper au bout de quelques années et
remonta sur le trône de Syrie usurpé par Antiochus-
Eupator , son cousin : voilà ce que l'un et l'autre ont de
commun .
Que M. Delrieu ait ou non suivi l'histoire avec une
scrupuleuse fidélité ; qu'il ait imité des situations , des
scènes et des caractères créés par ses devanciers ; que
l'invention lui appartienne toute entière , qu'importe ,
s'il a fait une excellente tragédie ? Pour admirer l'Apollon
ou la Vénus , s'inquiète-t-on de quels blocs de marbre
sont sortis ces immortels chefs-d'oeuvre ? Corneille prit
des sujets , des scènes entières dans le théâtre espagnol ;
Racine traduisit plus d'une fois littéralement Euripide ,
Sophocle et même le déclamateur Sénèque ; Voltaire
puisa partout ; Molière , le plus original , le plus profond
de nos auteurs dramatiques , imita les anciens , emprunta
NOVEMBRE
1815 . 471
1
aux modernes , et copia quelquefois
mot à mot ses con- temporains
: Cette scène est bonne , disait-il , elle m'ap- partient . En effet , personne depuis ne s'est avisé de la lui contester. Ilfaut tuer son homme quand on le vole ainsi , c'est-à-dire faire mieux que lui , et condamner
la cri- tique au silence par un chef-d'oeuvre . Hélas ! j'ai bien
peur que le Démétrius de M. Delrieu, qui ne tue personne ,
ne se noie bientôt dans le fleuve d'Oubli avec ses illustres
prédécesseurs
d'ennuyeuse
mémoire.
Je vous annonçais dernièrement
qu'après une quinzaine
de représentations
, il pourrait bien ,
Tout meurtri des succès de sa muse tragique ,
Tomber , tout doucement , au trône académique ;
Je ne me retracte pas pour l'auguste fauteuil ; on l'ob- tient à si bon marché , et d'ailleurs ! qui désespérerait d'y parvenir quand on voit sur les rangs tels et tels ? A l'égard des quinze représentations
, je crains de m'être trop avance. Le caissier de la Comédie Française
, vu la recette faite à la troisième , et considérant
qu'il est de son devoir de prendre les intérêts de l'administration
, pourra bien supplier humblement
messeigneurs
de l'aca- démie d'admettre
au plus tôt M. Delrieu dans leur docte réunion , avant l'expiration
de la quinzaine ...... de représentations
. En définitif , la tragédie de Démétrius
ne s'élève pas, pour l'invention
, au-dessus d'un grand nombre de nos mélodrames
. Deux belles situations
assez bien amenées par l'auteur , sont étouffées
aussitôt par des récits hors de saison et d'une longueur démesurée
; ex- cepté dans deux ou trois scènes , il n'y a point de vrai dialogue ; chaque personnage
débite à son tour d'éterseraient
nelles tirades qui , si elles étaient excellentes
, hors de propos. Du reste , autant
encore de bon propos , qu'on en peut juger au théâtre , le style m'a paru simple , correct , naturel , mais dépourvu
d'élégance
, et surtout de cette élévation
nécessaire
dans la tragédie . Encore quelques succès de ce genre , et nos mélodrames
auront gain de cause , et nous excellerons
dans le genre romantique
, et M. Schlegel sera content de nous.
472
MERCURE DE FRANCE .
Mais je vous parle toujours de Démétrius et de M.
Delrieu , et je n'ai rien dit encore des acteurs qui paraissent
dans la pièce ; c'est un sujet que je crains
d'aborder. Faut- il que , mettant de côté tout amourpropre
national , je convienne qu'une tragédie représentée
par mesdames Georges et Duchesnois , MM. Lafond
et Michelot , a été jouée de la manière la plus médiocre ?
( c'est par procédé que j'emploie ce mot ) . Je n'entrerai
pas dans des critiques particulières , aussi désagréables
pour celui qui les fait qu'affligeantes pour celui qui en
est l'objet . D'ailleurs la contagion est générale , le mal
augmente chaque jour , et mes reproches doivent s'adresser
indistinctement à tous les acteurs qui ont joué dans
Démétrius , à tous , excepté un que je nommerai plus
bas.
On ne déclame plus la tragédie au Théâtre Français
on la chante ou plutôt on la psalmodie. Je ne sais quel
est le compositeur qui note les partitions de ces dames
et de ces messieurs ; mais à coup sûr c'est un pauvre
génie !... colère , indignation , ironie , mépris , amour, et,
Jusqu'à je vous hais , tout s'y dit tendrement.
Je ne peux vous donner une idée juste de la chose parce
qu'elle ne peut être représentée que par des sons : mais
figurez -vous un chant langoureux , fade , lent , un débit
tombant , se relevant régulièrement par hémistiche avec
une insupportable monotonie , et vous concevrez tout
l'ennui qu'ont dû me causer deux représentations de
Démétrius . Michelot seul a débité plusieurs couplets avec
une chaleur , une intelligence et un naturel qui lui ont
valu des applaudissemens mérités. On doit lui savoir
d'autant plus gré de ses efforts , qu'il faut beaucoup de
caractère et de courage pour se préserver de défauts
dont les premiers sujets donnent le pernicieux exemple.
Espérons que les applaudissemens accordés par le public
à Michelot serviront de leçon à ses camarades , et leur
apprendront qu'aucun système musical ne peut tenir
lieu des heureuses inspirations de la nature et du sublime
accent des passions.
Mécontent du Théâtre Français , fatigué de tragédie ,
NOVEMBRE 1815 .
1473
je suis allé voir la première représentation d'une Nuit de
Corps-de-Garde au Vaudeville , dont le nouveau directeur
, M. Désaugiers , a promis de nous faire rire , ce
qui n'est vraiment pas facile en ce moment. J'ai ri en
effet de quelques couplets assez gais , assez joliment
tournés ; mais j'ai vainement cherché , dans cette bluette ,
un tableau , un croquis de nos moeurs et de nos habitudes
. Je monte ma garde fort souvent , ainsi que mes
concitoyens , et je n'ai jamais vu qu'un mari parisien
eût besoin de se faire arrêter et consigner dans un
corps-de-garde , pour éviter une scene conjugale ; je
n'ai jamais vu une femme de bonne compagnie endosser
notre uniforme , courir les rues pendant la nuit après
un époux infidèle ...... Voilà bien de la sévérité pour un
vaudeville , direz-vous ; mais est -ce donc demander l'impossible
que d'exiger le sens commun d'un auteur de
vaudeville ? Ne pouvait-on créer d'autres incidens plus
vrais et plus piquans que la rencontre ridicule de deux
époux dans un corps-de-garde ? Rien n'était plus facile ,
et ce sont les auteurs eux-mêmes qui m'en fourniront
le moyen ; il suffisait de mettre en action le récit du
commandant de la patrouille , et d'amener sur le théâtre
les divers originaux qu'il a rencontrés dans sa promenade
nocturne . Il en serait résulté des scènes vives ,
naturelles , et dont ils auraient tiré un aussi excellent
parti que M. Pigeon , bon bourgeois , qui se croit mort
chaque fois qu'il monte sa garde, et qui ne marche jamais
sans son bonnet de coton ; en récompense , il arrive au
poste sans giberne , sans fusil , sans briquet ...... Nous
voyons quelquefois des originaux de cette espèce : le
portrait est fidèle ; aussi a-t-on ri de bon coeur , et M.
Pigeon presque seul a-t-il fait réussir la pièce .
La bonne comédie est toujours puisée dans la nature .
Les deux auteurs ont de l'esprit qu'ils la consultent ,
qu'ils tâchent de la prendre sur le fait , et je leur garantis
des succès assurés .
V. A. aura lu sans doute dans nos gazettes les détails de
l'affreux désastre qui vient de frapper la ville de Soissons .
Madame Catalani , qui donna la première l'idée de con474
MERCURE DE FRANCE.
sacrer des bénéfices au soulagement des malheureux habitars
de Méry-sur-Seine , a soutenu dignement , dans
cette occasion , le beau rôle qu'elle avait joué l'an passé;
elle s'est réunie avec sa troupe aux artistes de l'Académie
royale de Musique , pour donner , dans leur salle ,
une représentation au profit des incendiés de Soissons.
J'ai été contribuer à cette bonne action , jeudi soir , avec
d'autant plus de mérite que je savais bien que je ne m'amuserais
pas ; on donnait la Caccia di HENRICO QUARTO.
Malheureusement il ne s'est pas trouvé grand monde
qui ait eu autant de courage que moi. La recette , qui
aurait pu être de 30,000 francs , s'est à peine élevée à
9,000 fr. Mais aussi convenez , monseigneur , qu'il était
fort difficile de réunir tant de talens enchanteurs pour
donner un spectacle moins attrayant . Tout ce qu'il y a
à Paris d'étrangers distingués et d'amateurs de musique
italienne , avait jugé trois ou quatre jours auparavant
l'oeuvre du signor Puccita ; et l'on pouvait tenir pour
certain que ceux qui en avaient vu la première représentation
, ne viendraient pas voir la seconde. En vérité,
ils auraient eu grand tort. La musique gazouillante du
signor Puccita , exécutée dans la vaste salle de l'Opéra ,
a paru , s'il est possible , encore plus dénuée de force et
de couleur qu'à Favart. Le peu d'effet de cette musique
italienne dans le temple de la musique française , m'a
suggéré quelques réflexions sur notre grand opéra , que
je n'ai pas le temps de développer aujourd'hui , mais que
je serai bien aise de soumettre à V. A. Les chanteurs
français étaient chez eux ; ils devaient nécessairement
faire les honneurs , ils ont cédé le pas aux Italiens , et
ne se sont point fait entendre. Ils ont évité par-là les
comparaisons toujours si délicates pour l'amour-propre ;
mais ils ont enlevé un grand motif de curiosité au public
dont l'empressement eût été tout autre , si , par exemple
, Laïs et madame Branchu eussent consenti à chanter
dans un opéra italien , ou si madame Catalani eût voulu
prendre un rôle dans un ouvrage français . Les artistes
de la danse ont seuls pris part à la bonne oeuvre de la
soirée ; le joli divertissement qu'ils ont ajouté à la Caccia ,
NOVEMBRE 1815. 475
a fait trouver la pièce un peu plus longue. Le joli ballet
de l'Heureux Retour est toujours vu avec un nouveau
plaisir.
9 novembre 1815 .
Je vous ai parlé dernièrement , monseigneur , d'une
comédie donnée à l'Odéon , comme de la production la
plus inepte qui pût sortir du cerveau humain ; je m'imaginais
que ses auteurs avoient assigné les bornes du
style plat et du genre niais ; je croyais qu'ils laisseraient
tous leurs rivaux loin derrière eux . Voilà bien les hommes
et leurs chimères ! Un nouvel opéra représenté hier à Feydeau
m'a détrompé. Les Parens d'un jour n'ont pas
même vécu une soirée . Un imbroglio espagnol , dont
M..... a forcé les invraisemblances , crovant sans doute
les rendre plus théâtrales, forme le fonds de l'ouvrage .
Des scènes sans liaison , des charges sans comique , un
oubli absolu des règles et des convenances sont les moindres
défauts de cette insipide production , Il y a des choses
que l'on n'entend pas
deux fois dans la vie . C'est pour
cela que j'ai cru devoir recueillir le quatrain suivant
chanté par un valet philosophe , qui voit avec peine que
les billets de banque de son maître , prêt à se marier ,
vont se changer en corbeilles , en dentelles , pour trancher
le mot en chiffons ,
Au lieu de perles qu'on admire
J'aurais d'abondantes moissons ;
Au lieu du brillant Cachemire
J'aurais des prés et des moutons.
Que Votre Altesse prenne , d'après cet échantillon ,
une idée du style de l'auteur . Toutes ses plaisanteries
sont d'aussi bon goût . Il n'y en a qu'une qui ait l'avantage
d'être à la fois une platitude et une lâcheté . Boileau
a dit :
Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire.
C'est ce qui est arrivé à l'auteur des Parens d'un jour
476 MERCURE DE FRANCE .
L'aréopage comique avait reçu sa pièee avec enthousiasme.
Les mauvais procédés des comédiens envers les auteurs
continuent toujours. Quoiqu'on ait ouvert un nouveau
foyer , ces mécontentemens réciproques pourraient bien
amener l'établissement du second théâtre lyrique , que j'ai
déjà annoncé à V. A. On en ferait , dit-on , l'ouverture
avec deux ouvrages refusés à l'unanimité par les comédiens
de Feydeau : c'est déjà un gage de succès .
Mademoiselle Palart a terminé ses débuts comme elle
les avait commencés, de la manière la plus brillante . Elle
est maintenant au nombre des pensionnaires : mais on
assure que cette acquisition nous vaudra la perte de mademoiselle
Foulquier , qui , pour prévenir le congé qu'on
lui préparait , a donné sa démission . En revanche , la
société a augmenté les appointemens de mademoiselle
Simonet , qu'elle a cru ne pas pouvoir s'attacher d'une
manière trop intime . Par suite des mêmes réformes , le
jeune Gonthier , qui acquérait chaque jour comme comédien
, passe au Vaudeville . Les débutans ont été moins
heureux aux Français . Il est vrai que , quoiqu'il y ait
bien du vide à ce théâtre , les places n'en sont pas moins
occupées. La finesse et la grâce que mademoiselle Saint-
Phal a déployées dans le Mariage de Figaro , le jour
de son dernier début ; la vivacité avec laquelle mademoiselle
Delâtre a joué les trois seuls rôles dans lesquels
on lui a permis de se montrer ; et la gaieté franche ,
le comique mordant de Perlet , n'ont servi qu'à donner
quelques regrets au public : les portes ont été fermées à
ces jeunes postulans.
^⌁1⌁1114444018111114-11-0ımn
NOVEMBRE 1815. 477
POÉSIE.
LES TROIS ROSES.
STANCES .
D'Aphrodite à Paphos on célébrait la fête ;
Tous les dieux étaient accourus ;
Et dés plus belles fleurs chacun s'est mis en quête
Pour faire un bouquet à Vénus.
Dans ce jour solennel l'amante de Zéphire .
Leur prodigue à tous ses faveurs ;
Mais Flore et ses jardins auront peine à suffire
A la foule des demandeurs .
Les fils de la maison se font parfois attendre;
Le Plaisir, l'Hymen et l'Amour
Arrivent les derniers : comment vont - ils s'y prendre?
Plus une fleur dans ce séjour !
« Rien pour qui vient tard , leur dit en riant Flore ;
>> On a dépeuplé ces cantons ;
» Et je vons tiens heareux si vous trouvez encore
» Par-ci , par- là quelques boutons. >>
« C'est tout ce qu'il en faut , reprit le plus volage ;
»Si vous secondez mon ardeur ,
» De ce jolí rosier, dans un instant , je gage
>> Transformer le bouton en fleur. >>
La déesse , gaîment à cette expérience ,
Admet le Plaisir et l'Amour ;
Et consent à la fin , par pure complaisance ,
Qu'Hymen après eux ait son tour .
Tous trois ont réussi dans leurs métamorphoses ;
Les boutons sont devenus fleurs :
478
MERCURE
DE FRANCE
.
Seulement il advint que les trois jeunes roses
Se trouvèrent de trois couleurs.
La fille du Plaisir de pourpre se couronne
Comme le matin d'un beau jour ;
L'Hymen vit à regret que la sienne était jaune ;
Blanche était celle de l'Amour.
Munis de leurs bouquets ils vont trouver leur mère ,
Et dans un petit compliment
En forme d'imprompta , chacun , à sa manière ,
Fait valoir son petit présent .
<< Cette rose , maman , au Plaisir doit son être ;
>> Elle en doit avoir le destin :
>> Pour briller un moment , un moment l'a vue naître;
>> Elle ira mourir sur ton sein. »
<< Miracle ! dit l'Hymen ; sans l'aide de mon frère,
» J'ai produit la fleur que voici ... »
« L'habile homme ! interrompt Junon avec colère ,
» La rose est couleur de souci . »
« Je crois , reprit l'Amour, mon bouquet préférable ,
» Symbole heureux de ma candeur ;
>> Ma rose est blanche et son éclat durable
» Survit long-temps à sa fraîcheur . »
« J'accepte vos présens , répondit Cythérée ;
» Et, pour m'acquitter à mon tour,
>> De la main de chacun je veux être parée
» De la fleur qui lui doit le jour.
>> Que la rose au teint jaune ajoute à ma parure
» Le contraste de sa couleur ;
>> Fixez la fleur vermeille au noeud de ma ceinture ,
» Et la blanche contre mon coeur. »
1
NOVEMBRE 1815. 479
Errata du Mercure , nº . IX.
Page 421 , note , ligne 1 : M. Heyns , lisez Heyne .
422 , lig. 31 : Il s'en est un peu trop reposé , lisez ... un peu reposé.
423 , lig. 14 : de ces mêmes limites , lisez de ces mêmes traités .
423 , ligne 15 : j'ai trouvé la sienne , non - seulement très-différepte
, lisez non- seulement j'ai trouvé la sienne très- difrente
.
423 , lig. s'en servit , lisez s'est servi.
:
424 , lig. 20 : ont introduit , lisez n'aient introduit.
424 , lig. 27 , faible et indécis , lisez faibles et indécis.
424 , lig. 34 : puis celle , lisez celle.
425 , lig . 24 : pour qu'on voit , lisez pour qu'on voie.
425 , lig. 25 : Walckenar, lisez Valckenar..
426 , note 5 : Arcoologia , lisez Archaeologia.
427 , lig. 22 : et l'Entyphron , lisez l'Entyphron.
427 , lig. penult. : bouquet , lisez banquet.
427 , lig. 31 : d'imperceptibles , lisez d'imprescriptibles .
428 , lig. to : science captive , lisez captieuse .
428 , lig. 26 : καγός , lisez καλός .
428 , lig. antipenult .: Critabule , lisez Critobule.
429 , lig. 6 : comme , lisez comment.
www
ANNONCES .
Mémoire en faveur des Bourbons , où l'on démontre :
1º. Qu'en vertu de la loi Salique , loi fondamentale de la Monarchie
française , les Bourbons ont un droit acquis , certain , imprescriptible
à la couronne de France ;
2°. Que la prétendue usurpation de Hugues Capet, souche de la famille
des Bourbons , est sans fondement ;
3°. Que les Bourbons n'ont point perdu lenr droit à la couronne
de France par les changemens que les événemens révolutionnaires ont
opérés dans la forme du gouvernement ;
4° . Que le voeux des Français a toujours été et est encore aujour
d'hui généralement prononcé en faveur des Bourbons ;
5°. Que les Bourbons ne sont point les auteurs des malheurs de la
France ;
6°. Que la France a toujours été heureuse sous les règnes des Bourbons,
et qu'elle ne peut que l'être encore sous celui de Louis XVIII ;
Où l'on réfate tous les griefs imputés à Louis XVIII ;
Où l'on présente les moyens de faire cesser les divisions, les haines,
les querelles politiques , de réunir tous les partis , de concilier les es480
MERCURE
DE FRANCE
.
prits , et de ramener l'ordre , la tranquillité et le bonhear en France .
Par Me. Léopold , ancien docteur en droit de la faculté de Paris , et
avocat ( auteur du Mémoire justificatif de Louis XVI . )
Français , méfiez-vous de la suggestion des factienx ;
revenez à votre roi , il sera toujours votre père , votre
meilleur ami. ( Proclamation de Louis XVI avant
son départ pour Montmédy. )
In-80. Prix : 2 fr . 50 c . , et franc de port , 3 fr .
Chez Alexis Eymery, libraire , rue Mazarine , nº. 30.
ÉNIGME.
Fléau de la société ,
Je nnis et n'épargne personne .
Sans merci , je mutile ou j'empoisonne
Tout ce qui s'offre à ma perversité.
Par goût ou par besoin je mords ou je déchire ;
L'innocence n'est pas à l'abri de mes traits ;
L'imposture , l'envie et la satire
Sont les doux alimens de mes forfaits.
Je suis haineux et dur, et toujours implacable ;
Malheur à l'ennemi digne de mes regards !
Dans le secret je forge des poignards ,
Dont le venin le torture et l'accable.
Peintre infidèle , et toujours éhonté ,
Je puise dans mon coeur et l'ordure et la fange ,
Dont je ternis d'une manière étrange
La robe de l'honneur et de la probité .
Satellite odieux de l'inhumarité ,
Je ne me crois heureux , dans ma haine homicide ,
Que lorsque sans pitié j'étouffe en parricide
La bienfaisante humanité.
BONNARD, ancien militaire .
DE L'IMPRIMERIE DU MERCURE , RUE DE RACINE ,
N°. 4.
MERCURE
DE FRANCE.
AVIS ESSENTIEL.
Les personnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler, si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
-
Le prix de l'abonnement est de 14 fr . pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 50 fr. pour l'année . On ne peut souscrire
que du 1er . de chaque mois . On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement ,
et surtout très-lisible . Les lettres , livres , gravures , etc. ,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Mazarine , nº . 3o .
RECHERCHES
Sur les ouvrages des Bardes de la Bretagne-Armoricaine
dans le moyen áge ; lues à la classe d'histoire
et de littérature ancienne de l'Institut , le 30
décembre 1814 : Par Gervais de La Rue , professeur
d'histoire à l'académie de Caen , correspondant de
l'Institut de France , membre de plusieurs sociétés savantes
( 1 ).
L'auteur de ces Recherches est avantageusement connu
dans les lettres , et particulièrement dans l'histoire , et la
connaissance des monumens et de la littérature du moyen
âge. Plusieurs de ses mémoires , insérés dans l'Archeolo
gie , renferment des découvertes intéressantes , et sont
( 1 ) A Paris , chez Fournier, libraire , rue de La Harpe , nº. 45 ; et
à Caen , chez Poisson , imprimeur, rue Froide.
31
482 MERCURE DE FRANCE .
autant remarquables par la sagesse de la méthode avec la
quelle il procede, que par l'intérêt ou la difficulté dusujet ,
et surtout par le grand art d'attacher et d'instruire.
Ce nouveau mémoire de M. de La Rue ne peut manquer
d'attirer l'attention des littérateurs . Le sujet en est
neuf, et la matière y est traitée avec toute l'érudition
qu'elle exigeait. Le style de l'auteur est à la fois élégant,
clair et concis . Il faut bien se garder de confondre notre
savant auteur avec ces écrivains plus zélés que judicieux ,
qui ont fait de la langue armoricaine un emploi si blàmable
, pour ne pas dire si ridicule , et qui n'ont pas
craint d'avancer que le bas-breton était parlé avant le
déluge , et enfin que toutes les autres langues n'en étaient
des dialectes .
que
Pour procéder avec ordre , M. de La Rue , au lieu de
prendre son sujet dans l'antiquité pour revenir aux temps
modernes , a suivi une marche différente . Il commence
par le quinzième siècle , et remonte ensuite graduellement
aux Grecs.
Le savant professeur examine quelles sont les canses
qui ont fait regarder comme impossible de retrouver des
monumens littéraires dans la langue armoricaine, et comment
il se fait que la littérature antique de cette partie
de la France soit restée jusqu'à nos jours entièrement
ignorée .
En effet , les historiens de la Bretagne , hommes fort
instruits d'ailleurs , en portant toute leur attention sur les
priviléges et les libertés de cette province , ont absolument
négligé l'histoire littéraire de l'Armorique . Warton
, auteur de l'Histoire de la poésie anglaise , n'avait sûrement
pas consulté lui-même la volumineuse compilation
de dom Lobineau , lorsqu'il a prétendu que ce religieux
parlait , à chaque page , de la poésie des Armoricains
, dont les chants avaient pénétré jusque chez les
peuples du Nord , et qui avaient été admirés par les scaldes
norvégiens.
On est vraiment surpris en voyant que les écrivains
d'Angleterre et de France qui ont fait nne étude spéciale
des ouvrages de nos Trouvères , aient négligé ce point
important. Cet oubli est d'autant plus à regreter, que
NOVEMBRE 1815.
483
leurs ,lumières auraient pu nous éclairer sur l'état de la
poésie armoricaine .
En effet , Pasquier, Fauchet , Galland , Lebeuf, Caylus,
Tressan , Palmy, Sainte-Palaye, Le Grand , et autres, ont
gardé le silence le plus absolu à cet égard ; et peut-être
que dom Le Pelletier, auteur du dictionnaire breton, fut
lui-même la cause de cet oubli . Il avait insinué , dans
sa préface , que la Bretagne n'avait jamais eu de poëtes ,
et il avait déclaré que la langue n'était pas susceptible
de versification . Ce langage est d'autant plus étrange ,
que dom Lepelletier cite lui-même dans son dictionnaire
plusieurs poëmes en langue bretonne ; que les auteurs
grecs et latins , ainsi que les écrivains du moyen âge, ont
unanimement rendu hommage aux talens des bardes
gaulois ou armoricains , et qu'ils leur ont accordé les plus
grands éloges.
M. de La Rue ne va pas produire, à l'exemple de Macpherson
, des poëmes dont l'authenticité pourrait être
contestée ; il cite les ouvrages , rapporte le témoignage
des écrivains qui vantent les poëtes armoricains , fait
connaître les traductions qui nous en restent , ainsi
les passages des Trouvères français et anglo-normands qui
parlent de la poésie des Bretons- Armoricains .
que
J'ai déjà prévenu que le savant professeur , pour procéder
avec plus d'ordre , partait du quinzième siècle pour
remonter chronologiquement aux siècles antérieurs.
D'abord, pour la première époque, dom Lepelletier cite
les Prophéties de Gwinglaff, composées en vers rimés
vers l'an 1450 ; le poëme sur la Destruction de Jérusalem,
et la Vie de saint Gwenole . Au quatorzième siècle , Chaucer
( 1 ) fait un grand éloge des poëtes armoricains , et a
inséré dans son ouvrage plusieurs lais composés par ces
derniers. Il les appelle même lais bretons ou lais armoricains.
D'autres poëtes anglais mirent en vers , à cette
époque , un grand nombre de pièces de ce genre. Les uns
disent qu'elles sont traduites du bas-breton ; d'autres
assurent que leur traduction était faite d'après le français
, mais que l'original était tiré des lais bretons qu'on
( 1 ) The Canterbury Tales of Chaucer by Thom. Tyrwhitt.
484
MERCURE DE FRANCE .
chantait dans les temps anciens. Malheureusement ces
originaux et ces traductions françaises paraissent être
perdus , et il ne nous reste plus que les versions anglaises
publiées par MM . Ritson , Ellis et Tyrwhitt. Il est à remarquer
que ces auteurs font mention , dans leurs pièces , de
lais beaucoup plus anciens . Malheureusement on ne retrouve
plus que deux de ces ouvrages dont on vante
l'antiquité. L'un , traduit en anglais , se trouve dans les
manuscrits du roi d'Angleterre ; l'autre , dans la bibliothéque
bodléienne. Ce dernier, composé par Garadus ,
héros de la pièce , fut mis en vers français par Robert
Bikez , trouvère anglo-normand. Nos écrivains ont fait
souvent l'éloge des lais bretons. L'auteur anonyme de
la charmante pièce intitulée Le Songe du dieu d'Amour
( 1 ) , en dit des choses très-flatteuses. Marie de
France a traduit un grand nombre de lais armoricains en
vers français, que je publierai incessamment. En tête de
son travail est une préface où , en s'adressant au roi
d'Angleterre Henri III , elle nous apprend qu'il était anciennement
d'un usage général , chez les Armoricains ,
de mettre en vers les événemens qui devaient être transmis
aux races fusures. Elle loue les anciens Bretons
pour avoir maintenu une coutume qui , conservant le
souvenir des faits historiques , était un avantage pour
les lettres et une récompense pour la vertu. Et, dans la
crainte de faire confondre les Bretons-Armoricains avec
les Bretons d'Angleterre, Marie ne manque pas de dire
qu'elle parle de la Petite Bretagne.
Ces lais se chantaient accompagnés de la harpe ou de
la rote ( vielle ) . Ceux que Marie a traduits étaient dans
leur langue originale ; car elle emploie souvent des mots
de cette langue , et a soin de les traduire quelquefois en
français , et toujours en anglais . Marie assure que ces ouvrages
étaient fort anciens , et qu'avant elle plusieurs
poëtes en avaient déjà mis en langue romane .
L'Angleterre admira la collection de lais traduite par
Marie. Deuys Pyramus , trouvère anglo-normand , fait
l'éloge de cet ouvrage et de son auteur , et dit que les
( 1) Manuscrits de la Bibliothéque du roi , nº. 7595 .
NOVEMBRE 1815. 485
dames anglaises goûtèrent particulièrement
cette traduction
..
Pierre de Saint-Cloud , poëte français du treizième
siècle , auteur de la première branche du roman du Renard
(1 ) , y fait paraître cet animal déguisé en jongleur
il se
anglais , et parmi les talens qui lui sont accordés ,
vante de savoir beaucoup de bons lais bretons , dont il
rapporte les titres ; la plupart de ces pièces ne nous sont
pas parvenues.
Renaud , autre trouvère contemporain , traducteur du
lai d'Ignaurès (2 ) , assure avoir fait cette version d'après
l'original breton et à la demande de sa mère , la dame de
La Caine.
Chrestien de Troyes , l'un de nos plus anciens poëtes
du douzième siècle , prévient , dans le début de son roman
du Chevalier au Lion (3) , qu'il a pris le fonds de
cet ouvrage chez les bardes armoricains ; il en dit autant
dans ses autres romans d'Eru et d'Enide, du Clyget,
de Lancelot du Lac , de Perceval le Gallois ou du Saint-
Graad. Ainsi , dit M. de La Rue, ces romans, qui ne sont
que des recueils d'aventures merveilleuses , arrivées à
des héros armoricains ou gallois , avaient été , dans le
douzième siècle , traduits des lais bretons , ou en latin
ou en prose française , par les soins des princes de cet
âge . J'ai fait connaître ( 4 ) l'histoire de la traduction du
Brut d'Angleterre , ainsi que les travaux de Robert de
Barron , de Luc de Gast , Gautier -Map , et autres traducteurs
normands ou anglo -normands , dont quelques érudits
anglais veulent révoquer l'existence en doute , parce
qu'on ne retrouverait leurs originaux dans aucune des
bibliotheques de l'Europe . Mais écrits en bas -breton ,
on s'embarrassa bien peu de conserver des ouvrages dans
une langue peu usitée , surtout lorsqu'il existait un certain
nombre de traductions . Les lais bretons avaient été
si renommés dans les siècles de la chevalerie , qu'on les
(1 ) Manuscrits de la Bibliot..du Roi , fonds de Cangó.
(2 ) Manuscrits du Roi , nº. 7595.
(3) Manuscrits du Roi , nº . 7989.
(4) De l'Etat de la poésiefrançaise dans les douzième et treizième
siècles.
466
MERCURE
DE FRANCE
.
traduisit même dans les langues du Nord. Sphanius les a
fait connaître (1 ) à la fin de la Grammaire anglo-saxonne
de Hickes , sous le titre de Varia Britonum Fabule.
Le fameux roman de Tristan de Léonnois fut d'abord
traduit en prose française par Luc du Gast , seigneur de
Saint-Denis-le-Gast , département du Calvados , et puis
mis en vers français par Chrestien de Troyes , dont la
version est malheureusement perdue , et par Thomas
Erceldon , poëte anglo-normand . Les savans s'accordent
à reconnaître que ces deux versions étaient originairement
composées d'après les lais bretons . Tristan se vante
d'avoir appris à sa mie , la blonde Iseult , l'art de chanter
des lais en s'accompagnant de la harpe (2).
Le trouvère anglo-normand, auteur du Roman du Roi
Horn, s'étend beaucoup plus longuement sur les lais armoricains.
Ses héros étant gallois et irlandais , il fait
connaître le goût de ces peuples pour ce genre
de poesie
(3).
L'enchanteur Merlin , déguisé en jongleur , s'étant rendu
à la cour du roi Arthur, chante aussi des lais bretons.
Dans son Brut d'Angleterre, Robert Wace , voulant faire
l'éloge de l'éducation brillante d'un chevalier, rapporte
qu'il savait beaucoup de lais et de chansons. Il croit faire
le plus grand éloge de Celdric , qui , s'étant déguisé en
ménestrel , avait chante plusieurs lais bretons en s'accompagnant
de la harpe.
Mais d'où peuvent provenir les connaissances des Normands
dans la langue et la littérature bretonnes ? C'est ce
que M. de La Rue examine . Les Normands , par le traité
fait avec Charles-le-Simple , possédant la Bretagne en
arrière- fief, eurent avec les Bretons des rapports plus fréquens
et plusintimes qu'avec les autres peuples de la France.
Leurs relations leur firent d'abord apprendre la langue
bretonne, puis étudier leur littérature. Cette étude
leur procura les ouvrages dont il a été fait mention , et
(1 ) Catalogus librorum septentrionalium.
(2) Voy. l'extrait que j'ai donné du roman de Tristan, dans l'État
de la poésie française.
(3) Ibid, pour le Roman du Roi Horn ,
NOVEMBRE 1815. 487
ensuite un plus grand nombre, dont on ne trouve plus que
des traces dans les productions des trouveres normands .
Notre savant professeur accumule les preuves à l'appui de
l'opinion qu'il établit avec tant de savoir , et surtout d'apparence.
Alain , duc de Bretaigne , avait accompagné
Guillaume , son beau-père , dans son expédition d'Angleterre.
Le nouveau monarque récompensa son gendre par
le don de quatre cent quarante - deux terres seigneuriales ,
qui , par suite , formèrent le comté de Richemond , si
long-temps possédé par les descendans du duc Alain , Ces
derniers ayant inféodé la plus grande partie des terres
de Richmond-Shire , les traditions bretonnes passèrent
en Angleterre avec les nouveaux colons . On conçoit aisément
alors comment les trouveres normands et anglonormands
, vivant sous le même gouvernement que les
Bretons , eurent la facilité d'étudier de plus en plus les
productions de leurs anciens bardes ..
Il résulte donc du témoignage des trouvères français et
anglo-normands , que les Armoricains avaient très - anciennement
dans leur langue des pièces de vers que nos
premiers poëtes appelèrent les lais ; qu'on ignore le nom
que leur avaient donné les Bretons , car ce mot ne se
trouve pas dans leurs dictionnaires, mais seulement dans
les langues du Nord ( 1 ) , et dans le latin barbare ( leudus),
où il signifie une pièce de vers faite pour être chantée.
Alors le mot lai, formé de leudus , fut donné par les trouvères
français aux poésies armoricaines, et fut conservé
par les versificateurs anglais.
Le savantprofesseur fait connaître l'histoire du lai ; les
différens changemens que cette pièce a éprouvés depuis
que les trouvères s'en sont emparés ; les fautes dans lesquelles
sont tombés les divers écrivains qui ont traité de
la poésie française. Enfin , pour terminer cet article , je
dirai avec M. de La Rue : « En un mot , les lais bretons
doivent être regardés comme des poëmes contenant le
récit d'un événement intéressant , d'une longueur modé-
(1 ) En islandais Liod ; irlandais , Laoi ; teuton , Liod ; anglosaxon
, Leod.
488 MERCURE DE FRANCE .
rée (1 ) , toujours sur un sujet grave (2) et ordinairement
armoricain ou gallois ( 3) , et toujours en vers de huit
pieds (4), du moins dans les traductions françaises et anglaises
, qui sont parvenues jusqu'à nous . »
Dans un second article , j'examinerai la fin de cette
dissertation curieuse pour tous les littérateurs , et aussi
piquante par l'intérêt du sujet , que par la manière ingenieuse
dont l'auteur l'a traité, Ω .
LES SONGES DE NADIR- MOULLAH ,
SURNOMMÉ LE RÉVEUR,
1 : I
Traduits de l'Arabe , de Baba-Tahiem .
BEUXIÈME SONGE.
(Voyez le N° . IV. )
Parbleu ! se dit le fils de Waheb , lorsqu'il
fut de retour à Bagdad , il faut avouer que ce
bon homme Fazil (5) m'a fait là un singulier
présent. Qui, diable, aurait jamais cru qu'il suffisait
de se fourrer le nez dans une gaîne pour
faire des rêves qui n'ont pas le sens commun ,
tels, par exemple , que celui dont je sors ? Que
m'importe , après tout ? je voulais me faire au-
( 1 ) D'une longueur modérée , pour ne pas les confondre avec les
romans.
(2) Sur un sujet grave , pour les distinguer des contes et fablianx
qui sont toujours plaisans.
* (3) Ordinairement armoricain ou gallois , parce que les Bretons
prirent quelquefois leurs sujets dans la mythologie, comme le laide
Narcisse , et quelquefois dans l'histoire de France , comme le lai des
Deux Amans , le lai du comte de Toulouse.
(4) Et toujours en vers de huit pieds , pour les distinguer des différentes
pièces auxquelles les trouvères donnèrent le nom de lai , et
qu'ils composèrent à volonté en vers de différenses mesares .
(5) Sage , savant,
NOVEMBRE 1815. 489
teur, je le suis devenu ; que ce soit au moyen
d'une gaîne ou de toute autre chose , cela n'y
fait rien . Mon but , en écrivant , était de me
faire lire eh bien ! si le public de Bagdad est
assez indulgent pour se contenter du récit des
-balivernes qui me passent par la tête durant
mon sommeil , que m'importe encore ? Il est
vrai que je ne donne rien au lecteur de mon
propre fonds; mais il ne s'en embarrasse guère,
pourvu qu'il s'amuse ; et moi je trouve à cela
une peine de moins , celle de me creuser le
cerveau pour enfanter des choses neuves , ou
pour habiller à neuf celles dont la parure s'est
un peu fanée depuis mille ans qu'elles courent
le monde . J'ai encore un autre avantage , celui
de n'avoir jamais besoin d'aller voler dans la
boutique de mes confrères ce que je ne saurais
trouver chez moi ; et , quoique l'ange Israfiel
m'ait assuré , comme on l'a vu dans mon premier
songe, qu'on n'était pas damné pour cela ,
je suis toujours bien aise d'avoir la conscience
nette sur ce point, soit dit en passant , et sans
prétendre mortifier personne.
Nadir-Moullah , après ce beau soliloque, où
les pensées n'ont pas beaucoup de liaisons entre
elles , s'en fut porter à son libraire la narration
de son dernier rêve , qu'il venait de mettre
par écrit , à peu près en ces termes :
Je m'étais endormi au milieu des méditations
les plus philosophiques sur les misères et
les traverses de la vie humaine , lorsque je crus
sentir un vent assez frais qui me soufflait sur le
-visage , et m'éveilla. Je ne fus pas peu surpris,
en ouvrant les yeux , de me voir couché sous
490 MERCURE DE FRANCE.
un grand platane , au bord d'une route , et dans
un pays qui m'était tout-à-fait inconnu. Poussé
par un mouvement machinal , je me levai et
me mis à marcher vers une haute muraille à
laquelle allait aboutir le chemin que je suivais ,
nouveau compagnon d'une multitude de voyageurs
qui se dirigeaient sur le même point.
Cette muraille entourait une ville qui me paraissait
plus étendue qu'un grand empire , et
elle était si élevée qu'on ne découvrait au-dehors
le sommet d'aucune maison ni celui d'aucun
monument , et qu'une fois qu'on l'avait
dépassée , on cessait tout-à-fait d'apercevoir la
campagne environnante . Une autre particularité
qui me frappa , c'est que le faubourg par
où j'entrai était obstrué d'un brouillard si
opaque , que je ne distinguais presque aucun
objet ; et l'on eût dit que ce brouillard était
aussi impénétrable au son qu'à la vue , car je
n'entendais autour de moi qu'un bruit confus ,
au travers duquel je ne pouvais rien démêler.
Cependant, à mesure que j'avançais , ce brouillard
me semblait s'éclaircir ; enfin j'aperçus
'assez nettement un homme qui venait à moi
avec un àir officieux . Ses manières et sa tournure
sentaient passablement le pédagogue , et
certaine odeur de lampe qui s'exhalait de ses
habits , acheva de me convaincre que l'apparence
était d'accord avec la réalité. Malgré mon
aversion pour toute espèce de pédant , je ne
laissai pas d'aborder celui- ci pour lui demander
où j'étais.
Monsieur, lui dis-je , vous me paraissez extrêmement
obligeant , et sûrement vous ne refuNOVEMBRE
1815. 491
serez pas à un voyageur égaré de lui apprendre
en quels lieux l'a jeté le destin ? Monsieur,
me répondit-il d'un ton sentencieux , vous ne
pouviez mieux vous adresser qu'à moi pour
vous instruire ; ma profession étant d'apprendre
aux autres ce qu'ils ignorent. La ville où
vous êtes s'appelle Amrou ( 1 ) , et vous n'y verrez
personne qui n'y soit venu comme vous ,
c'est- à - dire par hasard et sans savoir comment.
-C'est justement mon histoire ; mais cette
ville où l'on tombe ainsi des nues , offre-t-elle
du moins au pauvre étranger, qui y arrive ainsi
à l'improviste , quelques agrémens qui lui en
rendent le séjour à peu près supportable ?
Vous êtes ici dans un vrai pays de Cocagne,
quoi qu'en disent certains beaux -esprits de
mauvaise humeur. Les plaisirs , les jouissances
de toute espèce y abondent ; on n'a qu'à choisir...,
et payer.
э
-Cela en effet doit être charmant ; et, pour
commencer...
- Pour commencer, vous me donnerez , s'il
vous plaît , dix années de votre jeunesse , qui se
passeront sous mes yeux dans des plaisirs continuels
; vous vous amuserez tout ce temps à
feuilleter de vieux livres poudreux , et à surcharger
votre mémoire de deux ou trois millions
de vieux mots , que vous pourrez vous
contenter d'apprendre comme un perroquet ,
sans y attacher aucun sens , et seulement pour
les répéter dans l'occasion , et pour vous don-
(1 ) Amrou signifie la vie.
492 MERCURE DE FRANCE .
ner ainsi un certain air de savant auprès des
imbéciles. Pour vous distraire de cette agréable
occupation , car le plaisir lui-même devient
une fatigue , vous aurez la permission,
une heure ou deux par jour, de vous divertir à
de petits jeux enfantins , qui contribueront ,
d'une manière étonnante , à vous former l'esprit
, pour devenir ce que nous appelons un
homme, et qui n'y ressemble guère. Lorsque
vos amusemens quotidiens paraîtront diminuer
de charmes pour vous , j'aurai soin de
vous faire donner les étrivières ; ce qui est reconnu
par nous autres comme un excellent
moyen de réveiller les esprits blasés par une
trop longue jouissance .
Je ne veux , Monsieur, ni de ces jouissances
merveilleuses que vous me promettez ,
ni de vos étrivières. Serait-il en effet possible
qu'il existât dans ce pays des hommes assez
fous pour perdre dix années , les plus belles de
leur vie , à un semblable régime ?
-Oh ! quelle cervelle encroûtée d'ignorance
! Apprenez , Monsieur , que nos sultans
eux-mêmes n'ont pas témoigné cet insultant
mépris pour l'honorable corporation des pédagogues
; ils lui ont payé , comme le plus mince
bourgeois, leur tribut d'arrivée dans la ville ;
et est- ce donc, s'il vous plaît , perdre son temps
que de l'employer à l'étude des trois ou quatre
plus belles langues....
-
Vos compatriotes ont donc un autre
idiome que le vôtre ?
Non .
Eh bien ! qu'ai-je besoin de vos trois ou
NOVEMBRE
1815. 493
e
102
ble
ez
de
S
quatre
belles
langues
, si je puis me faire
entendre
dès à présent
? Est-ce que l'on est obligé
ici de parler
à chaque
étranger
son propre
langage
?
-
les
Ce n'est
pas cela ; les langues
dont
il s'agit
vous ne les parlerez
jamais
, caril y a plusieurs
que
siècles
qu'elles
sont mortes
, aussi
bien
nations
qui nous
les ont transmises
, et je doute
que vous les fassiez
comprendre
aujourd'hui
à la
dix millième
partie
des habitans
d'Amrou
; mais la coutume
a ses droits
.
- A la bonne
heure
; mais
ma volonté
aussi
a les siens
, j'espère
.
-
Vous
aurez
ensuite
à vous
instruire
des
moeurs
, des lois , des coutumes
et de l'histoire
...
Des Amrousiens
?
-
-
Non , des peuples
qui parlaient
ces langues....
par
leurs
-Ces
peuples
ont apparemment
mérité
, que
la sagesse
de leurs
institutions usages
leur survécussent
, et ce sont
ces usageslà
qui , après
plusieurs
siècles
, gouvernent
les
Amrousiens
?
-Gardez
-vous bien de le croire
! les nations dont
il s'agit
étaient
sages
, si vous
voulez
, et
c'est chez
nous
l'opinion
commune
; mais
si
quelqu'un
s'avisait
aujourd'hui
de suivre
tels
des exemples
les plus louables
et les plus loués
que nous
offre
leur histoire
, il serait
indubita- blement
empalé
, ou grillé
, ou rompu
, ou
écartelé
, ou décapité
, ou noyé
dans un sac de
cuir avec
un singe
et un chat , ou tout au
moins
renfermé
pour sa vie dans un cachot
.
-
Eh ! quand
vous
m'aurez
farci
la tête de
494
MERCURE DE FRANCE.
toutes ces inutilités, daignerez-vous alors m'instruire
des lois et des coutumes du pays où le
destin me force de vivre ?
-Oh! pour cette étude-là vous la ferez vousmême
, et par expérience , quand vous serez
sorti de mes mains. Il n'y a aucun professeur
qui enseigne cela.
-
Eh ! sot animal, laisse-moi donc mon
ignorance toute entière , puisque , après avoir
perdu avec toi ou avec un autre animal de ton
espèce , le tiers ou le quart de ma vie , je conserverai
encore de cette ignorance la partie
qu'il est le plus essentiel de dissiper.
Le lecteur pourra juger par ces ennuyeux
propos, que j'abrège beaucoup , combien sont
plus ennuyeux encore les premiers instans
qu'on passe dans Amrou entre les mains des
pédagogues .
Je me débarrassai de mou importun le plus
tôt que je pus, et je gagnai le milieu de la ville .
Ce ne fut qu'alors que je commençai à voir et
entendre assez distinctement , pour me former
une idée de ce qui m'entourait.
Le ciel d'Amrou est extraordinairement inconstant
, souvent nébuleux ; les beaux jours y
sont les plus rares. L'aspect général de la ville ne
ressemble pas mal à un véritable chaos. Rien
de plus majestueux et de plus magnifique , à
certains égards , que le tableau qui se développe
sous les yeux de l'observateur , et , sous
d'autres rapports , rien de plus difforme et de
plus défectueux . Je voyais les uns à côté des
autres de superbes palais et de misérables chaumières
; de belles promenades étaient attristées
NOVEMBRE 1815.
495
t
par l'aspect de prisons ou d'hôpitaux ; des mosquées
étaient dans le voisinage de lieux de débauche
; c'était un contraste perpétuel de la
joie et de la douleur, de l'opulence et de la
vreté , de la félicité et de l'infortune .
pau-
Les palais et les plus belles maisons étaient
surmontés de certaines petites machines qui
tournent à tout vent , et qu'on nomme girouettes
en quelques pays occidentaux où elles
sont fort multipliées , et servent à indiquer le
vent qui souffle . Celles-ci avaient une double
destination , qui était de présenter une surface
à la pluie, de quelque côté qu'elle fouettåt .
Cette surface transmettait , par le moyen d'une
petite rigole , toute la pluie qu'elle pouvait intercepter
, dans l'intérieur de la maison , où elle
était soigneusement recueillie . Une telle précaution
n'est pas si absurde qu'elle le paraît
d'abord dans un climat où il pleut de l'or potable.
J'ai été à même de remarquer que les girouettes
qui recueillaient le plus de cette pluie
précieuse , étaient celles qui paraissaient avoir
quelque peine à changer de direction . Il semblait,
du reste, que les ondées choisissent, pour
fondré , les habitations élevées : c'est ainsi que
chez nous les hautes montagnes font crever les
nuages. Ce qui échappait au tournoiement de
la girouette , allait former au pied du mur des
mares , dans lesquelles venaient se vautrer une
foule d'avides faméliques , qui s'en retiraient
couverts de boue de la tête aux pieds . Le peu
de pluie qui tombait sur les chaumières, et que
le malheureux qui les habitait ne parvenait à
recueillir qu'à force de peines et de fatigues in-
34
496 MERCURE
DE FRANCE
.
1
finies , lui était tout de suite enlevé par des
officiers , dont l'emploi était de le reverser aussitôt
dans de grands tonneaux sans fond . Si
par hasard , quelques gouttes avaient échappé à
l'activité de ces officiers-verseurs ,
celui qui les
possédait , au lieu de les réserver pour la soif à
venir ou de s'en servir pour arroser son champ,
s'en allait les porter à quelque derviche du voisinage
, ou les échanger contre un flacon de
cette liqueur dangereuse , que le Koran a si
sagement proscrite : j'en conclus que la populace
de ce pays n'avait ni raison , ni esprit d'ordre
, ni économie .
La pluie d'or dont je viens de parler , n'est
pas la seule , au reste , qui soit connue dans ce
climat. Il n'est pas rare d'y voir tomber des
averses de
gros cailloux , qui maltraitent fort ,
et souvent renversent tout-à-fait les maisons
sur lesquelles elles viennent fondre. Il m'a
semblé , au surplus , que , par manière de compensation
, cette pluie tombait pareillement
en plus grande abondance sur les hauts lieux.
Je ne saurais donner la raison de cette singularité
, mais je puis assurer qu'il y a peu de girouettes
qui résistent à ces terribles météores.
Après avoir passé en revue les choses , qui
sont ce qui frappe l'oeil d'abord , je me mis à
examiner les hommes. Je m'aperçus qu'une
grande partie des voyageurs qui étaient entrés
dans Amrou avec moi , en étaient déjà sortis
sans même avoir eu le temps de s'y reposer
quelques minutes. La foule ne diminuait pas
pour cela ; car ils avaient été à l'instant remplacés
par d'autres arrivans . On pouvait deviner
:
I
NOVEMBRE 1815. 497
presque à coup sûr, à la physionomie de la plupart
des passagers , la longueur ou la brièveté
du séjour que le destin leur permettrait de faire.
dans la ville ; mais quelquefois ceux qui paraissaient
devoir s'y arrêter le plus long-temps,
recevaient à l'improviste un ordre de faire leur
paquet. Ces ordres sont ordinairement notifiés
par le médecin ; il n'est pas rare pourtant que
ce soit une épouse acariâtre et méchante , ou
une maîtresse infidèle , ou même des héritiers
empressés de prendre votre place , qui se donnent
la peine de vous les expédier.
J'aurais pu croire que ces ordres étaient toujours
reçus avec une espèce de reconnaissance ,
car tout le monde me disait être excédé d'un
trop long séjour dans la ville . Chacun me paraissait
néanmoins assez disposé à obéir au destin
qui l'y retenait ; j'en excepte un extrêmement
petit nombre d'individus , que je vis , en
différentes circonstances , s'enfuir un poignard.
à la main ou une corde au cou . On avait encore
la ressource de se jeter à corps perdu dans
la rivière ; elle vous conduisait infailliblement
aux portes de la cité : mais de
peu personnes
avaient le courage de déployer une telle énergie
, et je reconnus bien que ceux qui faisaient.
tant les dégoûtés dans leurs propos , ne redoutaient
rien tant qu'un ordre de quitter Amrou.
Il est vrai qu'on débitait des contes étranges
sur le pays situé au-delà . Aucun de ceux qui
habitaient la ville ne l'avait vu , et personne de
ceux qu'on y avait envoyés n'en était revenu
aussi les récits absurdes allaient- ils leur train ;
tous les petits enfans en étaient effrayés , et les
TIMBRE
ROYAL
5
C.
32
498
MERCURE
DE FRANCE
.
gens plus âgés se souciaient peu d'anticiper sur
une triste réalité possible , en allant vérifier,
à leurs risques et périls , la vérité de ces récits,
qui finissaient pas faire trembler leurs propres
auteurs .
Parmi les habitudes des Amrousiens , il y en
avait qui me choquaient singulièrement . Par
exemple , l'usage de se faire porter par des chevaux
, des éléphans , des ânes ou des chameaux,
y était inconnu , ainsi que celui de se servir de
palanquins on grimpait sans façon sur le dos
du premier venu ; mais commé en général personne
ne se souciait de porter le fardeau , il en
résultait que c'était constamment le plus faible
qui servait de monture au plus fort ; ce qui est
évidemment contre les lois de l'équilibre en
morale comme en mécanique .
La taille de ce peuple n'a aucun caractère
particulier. On ne peut pas dire que les hommes
y soient grands ou petits , mais on dira fort
bien qu'il y en a de grands et de petits ; ces
derniers ont d'ordinaire une mine souffrante et
exténuée ; les autres portent le front élevé et
le sourcil haut . Les petits sont grêles et fragiles
; les hommes de taille moyenne sont robustes
et gros ; les grands sont assez ordinairement
plats , et se tiennent très-courbés .
C'est un spectacle bizarre que de voir circuler
ce peuple dans les rues , l'un couvert de
haillons dégoûtans , l'autre revêtu de riches
broderies ; l'espoir, la crainte , le malheur, le
bien- être , la satisfaction , la fureur, enfin toutes
les passions qui consolent ou affligent l'humanité
étaient peintes sur les physionomies.
NOVEMBRE 1815. 499
Je jugeai qu'à certains égards les hommes
étaient partout les mêmes.
Ce n'était rien que de connaître les rues de la
ville , je brûlais d'envie de connaître aussi l'intérieur
des maisons. Je pénétrai donc dans
celle qui était de plus belle apparence , et que
je crus un moment trouver deserte, par le profond
silence,qui y régnait. Il se trouvait pourtant
dans une grande pièce plusieurs écrivains
que , sur les premières apparences , je pris pour
des gens de loi . Ils étaient entourés de livres
et de paperasses qu'ils parcouraient fort legerement
; ils en déchiraient quelques-uns , fajsaient
la moue en jetant les autres de côté , et
puis ils se mettaient à écrire , à écrire , à écrire
avec un tel acharnement qu'on cût dit qu'ils
étaient à la tâche pour noircir du papier. Ten
vis qui suaient à grosses gouttes , et semblaient
tomber de fatigue . Je me retiraj avec précaution
pour ne pas distraire des gens si préoccupés
que pas un ne m'avait aperçu , et j'allai
prier un voisin de m'apprendre par qui cette
maison était habitée , Monsieur , me réponditil
, c'est la demeure d'un homme qui paye les
huit ou dix scribes que vous venez de voir,
pour calomnier au jour la journée , et à tant la
page, les plus honnêtes personnes de la ville ,
denigrer les chefs - d'oeuvre de nos artistes, jeter
le ridicule sur les ouvrages de nos meilleurs
littérateurs , et louer les plus plates rapsodies
dont les boutiques de nos libraires fourmillent .
Leurs dégoûtantes critiques sont écrites avec des
plumes de dinde , trempées dans une mixtion
de boue , de fiel et de bile . On les méprise , et
500
MERCURE DE FRANCE.
pas
'on veut les lire , parce qu'ils fournissent un
aliment à la malignité et une jouissance à l'envie
. S'ils rendent quelquefois justice au mérite
, c'est quand on est assez riche pour acheter
leur suffrage , ou assez puissant pour meriter
qu'ils vous ménagent. Alors ils deviennent
aussi humbles , aussi souples , aussi rampans
devant vous , qu'ils se montrent dédaigneux ,
rogues et intraitables pour les autres . Malheur
au pauvre auteur qui attend après le prix de
" son livre pour diner, fût-il Sady , il n'évitera
leurs morsures . Ces messieurs sont comme
ces roquets hargneux qui lèchent les pieds de
ceux qu'ils craignent ou qui les nourrissent , et
qui montrent les dents à celui dont les vête
mens annoncent l'indigence . Eh ! dis-je au voi
sin, la police souffre- t-elle un semblable repaire
, unique dans le monde ? Oh ! me répon
-dit-il , celui-ci n'est pas le seul ; il én existe un
grand nombre dans la ville , et tous les jours il
s'en ouvre de nouveaux , tant le métier est
hon. A la vérité , tous les entrepreneurs de
semblables établissemens ne réussissent pas ;
c'est toujours celui qui peut faire valoir dans le
public un plus grand fonds d'impertinence et
de méchanceté, qui jouit du plus grand crédit.
Je remerciai le voisin de ces renseignemens,
et peu s'en fallut qu'ils ne me dégoûtassent du
métier d'auteur.
1
set
+
Je me remis à parcourir la ville , ne sachant
trop où porter mes pas ; enfin , j'arrivai devant
un palais de magnifique apparence , où l'on
me dit qu'un diplomate célèbre tenait école de
politique . La curiosité me vint aussitôt d'asNOVEMBRE
1815. 501-
sister à une de ses leçons . Dès que j'eus franchi
le seuil de la porte , je crus que la nuit noire
était arrivée tout à coup. Ce palais , si brillant
au-dehors , était obscur dans l'intérieur . Des
esclaves officieux vinrent au-devant de moi
pour me proposer des lanternes à l'usage de la
maison , et ils me présentèrent de grosses ves- ,
sies , dans lesquelles brûlait une bougie fort
mince, qui jetait une si faible clarté , qu'à peine
se voyait-on les uns les autres , quoiqu'on se
touchat. Je payai fort cher quelques- unes de
ces prétendues lanternes ; et , grâces à elles , je
nem'avançai qu'à tâtons au milieu des ténèbres .
A quelques pas de là une embûche , que l'obscurité
ne m'avait pas permis d'apercevoir, me
fit mesurer la terre avec mon nez . Je ne jugeai
pas à propos de pousser plus loin ma curiosité,
et, dégoûté des études politiques, je regagnai ,
aussi promptement qu'il me fut possible , l'endroit
par où j'étais entré. Les passans se moquèrent
de moi , voyant mon nez tout meurtri
et mes vêtemens salis par la poussière que
j'avais ramassée en tombaut.
Les expériences désagréables que je venais.
de faire devaient me rendre circonspect ; je ne
pus , malgré cela , résister au désir de suivre la
foule qui se précipitait dans un bâtiment fort
vaste , sur la porte duquel était écrit en
grosses lettres d'or : REMEDE POUR TOUS
LES MAUX. Je crus bien pouvoir en trouver
un pour ma blessure ; je fus promptement
désabusé , mais je m'en consolai facilement
par la singularité du spectacle qui vint
s'offrir à ma vue. C'est là , je crois , que la folie
502
MERCURE DE FRANCE .
1
de l'homme m'est apparue dans tout son éclat.
Figurez - vous , lecteur , une salle d'une immense
étendue ; au milieu de cette salle une
estrade assez élevée , et sur cette estrade une
troupe de charlatans armés de longs chalumeaux
de paille , et occupés à faire des bulles
de savon , qu'une multitude d'imbéciles de
tous sexes et de tous âges vient en foule leur
acheter argent comptant , et vous aurez une
idée assez exacte de ce que je vis . Les chalands
étaient si empressés qu'ils se culbutaient , se
foulaient , s'estropiaient pour être des premiers
servis. Les bulles qui réfléchissaient le
plus vivement les couleurs de l'arc -en-ciel , se
payaient le plus cher ; les sacs d'argent se vidaient
de tous les côtés au pied de l'estrade , et
les sots acheteurs étaient au désespoir en voyant
crever en route , ou s'évanouir dans leurs
mains , ces globes légers contre lesquels ils
venaient d'échanger l'aisance ou le soutien rigoureusement
nécessaire du reste de leur vie
et de leur famille , ou le fruit des plus longues
et des plus pénibles privations . Je ne savais ce
que devais admirer le plus ou de l'aveuglement
inouï des uns , ou de l'imprudente friponnerie
des autres ; mais un court moment
de réflexion me fit souvenir que généralement
l'homme n'est guère plus sage qu'il ne se montrait
là . Hélas ! nos projets , nos espoirs chimériques
, les tourmens que nous nous donnons
depuis l'aurore de notre existence jusqu'à´
son couchant , les protestations des hommes
puissans dont nous implorons l'appui , tout
cela vaut-il beaucoup mieux que les bulles de
&
NOVEMBRE 1815. 503
savon de mes sots Amrousiens ? Je ne parle
pas des charlatans ; il en est partout et de toutes
les espèces .
:
"
De rue en rue , de maison en maison , j'étais
arrivé au palais des sultans . Ils étaient au nombre
de ...., et gouvernaient concurremment
la ville . Dire qu'ils différaient tous par le carac
tère, ce n'est pas soumettre à la sagacité de mon
lecteur une chose absolument difficile à croire.
Ces princes , par la nature de leur institution
devaient être égaux entre eux ; mais, comme
cela arrive en pareil cas , la balance du pouvoir
penchait toujours du côté du plus entreprenant,
Ceux à qui une humeur douce et pacifique
faisait un crime de répandre le sang de
leurs sujets , n'étaient plus bientôt que de vains
fantômes de souverains , sans influence , sans
autorité il a toujours été dans la destinée des
colombes d'être dévorées par les vautours . Les
sultans, qui pour lors se partageaient dans Amrou
la puissance en portions inégales , n'étaient
pas plus de trois ou quatre , et chacun aspirait
encore à devenir le premier. Leurs prétentions
réciproques avaient allumé leur courroux , et
l'on prévoyait que la querelle se terminerait
par un combat acharné entre les compétiteurs.
Une quantité innombrable de curieux, parmi
lesquels je me mêlai , couraient s'assembler
dans une vaste place pour être les témoins de
la scène qui allait se passer. La foule était divisée
entre les prétendans , et l'on attendait avec
impatience le signal du combat , lorsque deux
cent mille d'entre nous , sans distinction de
partis , recurent l'ordre exprès, signé des quatre
504
MERCURE DE FRANCE.
sultans , de sortir sur-le -champ de la ville par
le chemin le plus court. Un arrêt si barbare
arracha des déluges de larmes et des torrens
d'imprécations : néanmoins il fallut obéir ; des
soldats hataient nos pas par les coups redoublés
qu'ils faisaient pleuvoir sur nous ; enfin nous
arrivâmes pêle-mêle à ce terrible passage qui
devait nous mettre pour jamais hors d'Amrou !
Ce fut alors que les regrets redoublèrent. Pour
moi, je n'eus que le temps de jeter un coup
d'oeil rapide sur cette porte qui avait la funèbre
apparence d'un tombeau , et je m'éveillai en
sursaut , pénétré d'horreur, et répétant encore
ces paroles du divin livre , que j'avais lues sur le
frontispice : IL N'Y A D'AUTRE DIEu que dieu, et
MOHAMMED EST L'Apôtre de dieu ( 1 ) .
wwwww
DE LA MODE ET DES COUTUMES.
Il existe une souveraine dont les ordres les plus gênans
n'éprouvent jamais d'opposition ; nul ne réclame
contre ses décrets ; ses fantaisies sont des lois révérées ;
ses caprices sont des oracles ; elle change à son gré les
moeurs ; elle se moque des convenances et fait ployer la
sévère raison sous la marotte de la folie . Elle règle le bien
et le mal , fait et défait les réputations , donne de la
beauté aux laides , de l'esprit aux sots , de la science
aux charlatans , et résiste impunément aux remontrances
de la justice , aux conseils de la sagesse et aux préceptes
mêmes de la religion .
Cette royne et grande empérière du monde , comme
'dit Montaigne , c'est la mode ( on l'appeloit autrefois
( 1 ) Les déyots musulmans croient que le moribond qui expire en
répétant cette formule , ne peût manquer d'aller tont droit en paradis.
Souvent ces paroles sont écrites sur les tombeaux.
NOVEMBRE 1815. 505
coutumé ) , son séjour de prédilection est la France , la
capitale de son empire est Paris . Son unique but est de
plaire , son essence est le changement ; elle récompense
par des applau lissemens et punit par le ridicule : voilà
son unique force et ses seules armes ; mais rien n'y résiste.
C'est ce que Voltaire peignit si bien dans ces quatre
vers :
Il est une Déesse inconstante , incommode ,
Bizarre dans ses goûts , folle en ses ornemens ,
Qui paraît , fuit , revient , et naît dans tous les tems ;
Protée etait son père , et son nom c'est la Mode.
Cette déesse est une ennemie constante , et presque
toujours victorieuse de la raison ; celle-ci dit aux hommes :
Faites ce que vous devez faire. La mode , au contraire ,
leur donne cet ordre formel : Faites ce que les autres
font . Il n'est pas besoin de prouver que c'est le précepte
de la mode qu'on suit toujours.
Ce qui doit étonner dans cette soumission universelle ,
c'est qu'elle paraît évidemment aller contre son but. En
effet , le désir des favoris de la mode , c'est de briller et
de plaire ; or , on n'obtient de brillans succès qu'en se
distinguant. Ainsi , n'est- ce pas le plus mauvais moyen
à prendre pour se distinguer et pour briller , que de faire
ce que font les autres , de se vêtir comme la foule , de
parler comme tous les gens qu'on rencontre , de ne soutenir
que l'opinion reçue , et de se conduire comme tout
le monde ?
Ce raisonnement semble fort , et peu susceptible d'objection
. Eh bien ! essayez de l'employer , il ne produira
pas le moindre effet ; on ne peut raisonner dès qu'il est
question de modes et de passions ; si on raisonnait un
instant , leur charme cesserait , et leur empire serait
détruit.
Nous devons moins désirer qu'un autre peuple de secouer
le joug de cette divinité capricieuse ; nous changeons
si souvent de coutumes , de goûts et d'opinions ,
que cette chaîne est peu pesante pour nous ; et si une
mode nous paraît trop ridicule , trop incommode ou
506 MERCURE DE FRANCE.
trop assujétissante , nous avons au moins une consolation
, c'est de penser que bientôt nous en serons débarrassés
par une mode nouvelle .
•
Nos dames françaises furent d'abord vêtues en religieuses
, elles prirent ensuite un costume assez semblable
à celui des dames romaines , bientôt la coiffure en
forme de coeur fut d'usage ; les cornes les plus ridicules
vinrent après , les pyramides et les cônes leur succédèrent
; ils furent bientôt remplacés par des bonnets assez
bas , et peu après par des chapeaux ornés de plumes , et
faits comme ceux des hommes ; la nudité des épaules et
du sein fut en faveur à la cour d'Isabeau de Bavière.
Anne de Bretagne changea en noir le deuil qui jusquelà
avait été porté en blanc. Sous François Ier . on vit
naître les vertugadins , ces cerceaux monstrueux , qui
transformaient les femmes en tours pyramidales. François
II mit en faveur les ventres postiches . Les femmes
de la cour inventèrent une autre sorte d'attraits factices
tout opposés , qu'il est peu convenable de nommer.
Catherine de Médicis porta jusqu'à l'excès la magnificence
des vêtemens ; elle fit connaître le fard aux Frangaises
, comme l'artifice aux Français. L'étrange usage
qu'on fit alors des tresses accuse assez les moeurs de la
cour .
Henri IV ramena le bon goût et la simplicité ; il ne
permit les riches vêtemens qu'aux filoux et aux filles de
joie. Et si on trouve quelque chose de trop guindé dans
les collets montés et les fraises de son temps , tant de
doux souvenirs s'y attachent , qu'ils sont à l'abri de la
censure ; et on ne peut se décider à trouver quelque ridicule
à des parures qu'aimait Henri IV , et que portait
Gabrielle.
Bientôt les modes du bon Henri disparurent , ainsi que
sa politique franche et sa joyeuseté chevaleresque ; on
quitta la barbe , le manteau , on vit paraître ces canons
ornés de rubans , ces longs et larges habits boutonnés
d'un bout à l'autre , les bas rouges et roulés , ces souhiers
carrés qui formaient un ensemble si lourd et si ridicule
, et ces énormes perruques qui auraient défiguré
les têtes des courtisans de Louis XIV, si elles n'avaient
A NOVEMBRE 1815. 507
pas été noblement ornées de tant de palmes , de myr→
tes et de lauriers ..
Les dames , rivalisant d'excès dans leurs parures avec
les hommes , reprirent les immenses vertugadins sous le
nom de paniers , et surchargerent leur front d'un édi
fice colossal nommé fontanges , dont les divers étages.
étaient remplis d'ornemens aussi bizarres que variés .
Deux Anglaises , dont on rit d'abord , firent , à Paris ,
dans ce temps une prompte et grande révolution . Les
coiffures gigantesques disparurent , les dames revinrent
à la nature ; mais les petites femmes , effrayées d'une
chute qui les raccourcissait tant , élevèrent en revanche
d'un demi-pied leurs talons . * ཝཱ *
Sous Louis XV, les modes varièrent encore ; mais elles
furent à la fois dépourvues de grandeur et de grâce : les
cheveux crêpés et poudrés , les grosses boucles , le rouge
le plus foncé sur les joues , les mouches éparses sur la
figure , les talons hauts , les tailles longues et pointues ,
les paniers boursoufflés , désolaient les peintres , choquaient
le goût et auraient dû effrayer et bannir l'amour
, s'il n'avait été rappelé par la réalité des charmes ,
la grâce des mouvemens et le piquant de l'esprit , qui
n'abandonne jamais les femmes françaises.
Les hommes n'étaient pas alors plus convenablement
vêtus ; leurs grands toupets en gouttière , leurs petits
chapeaux plats sous le bras , leurs vêtemens étriqués ,
trop longs pour des vestes , trop courts pour des habits ;
leurs longues poches et leurs talons rouges , étaient éga
lement dénués de noblesse , d'élégance et de commo→
dité.
Sous Louis XVI , on ne fit en ce genre que des progrès
ridicules ; la mode des voitures basses et des coiffures
hautes s'établit en même temps , de sorte que nos dames
étoient à genoux dans leurs voitures.
Le bon roi Louis XVI avait des goûts simples , il aimait
l'économie et haïssait le luxe ; la cour cessa d'être vêtue
richement. La mode , ne pouvant rester oisive , exerça
son influence sur les couleurs , et ne pouvant en inventer
de nouvelles , elle en varia les nuances et en changea
les noms. On vit bientôt des vêtemens de couleur puce ,
508 MERCURE DE FRANCE.
couleur soupirs étouffés , de larmes indiscretes , couleur
de nymphe émue , couleur boue de Paris , etc. , etc.
La fureur d'imiter les Anglais s'empara ensuite de
nous ; leurs épées d'acier , leurs chapeaux ronds , leurs
selles rases , leurs wisky fragiles , leurs fracs écourtés
leurs jockeys légers vinrent remplacer et corrompre le
goût français ; aucune distinction d'état , de fortune , de
rang ne fut plus observée parmi nous , et l'égalité des
costumes précéda , annonça , et introduisit cette égalité
de conditions , qui depuis a tant changé la face du
monde , et tant fait de prosélytes , de martyrs et de
victimes .
Enfin la révolution qui bouleversa la France , créa de
nouveaux moyens de plaire et de se distinguer ; les
hommes se coifferent à la romaine , les femmes s'habillèrent
à la grecque ; les cothurnes , les ceintures , les
draperies légères , les coiffures à la titus firent les délices
des uns ; le bonnet phrygien devint la parure des autres ;
la nudité fut même au moment de devenir la mode favorite
des dames , et la transparence de leurs vêtemens
rappela cette robe antique qu'on nommait toga vitrea,
la tunique de verre , parce qu'elle ne cachait aucun des
charmes qu'à peine on doit laisser deviner.
Cette mobilité perpétuelle dans les usages nous a fait
trop souvent taxer de légèreté ; mais les étrangers què
nous accusent de frivolité , oublient qu'ils ne sont guère
plus à l'abri que nous de la censure ; si nous avons souvent
changé de routes pour plaire , ils nous ont constamment
suivis ; si nous avons créé des modes un peu
folles , il les ont toujours servilement et gauchement
imitées , et ce n'est pas à l'ours qu'il convient de se
moquer de celui qui le fait danser.
Lorsque de notre côté nous les raillons sur leurs
usages , nous ne sommes pas plus raisonnables ; car nous
nous sommes trop souvent montrés leurs singes pour les
condamner. Dans un temps , les modes et la langue espagnole
furent en vogue chez nous. Médicis nous rendit
trop imitateurs des Italiens ; on nous vit pendant plusieurs
années copier avec fureur la discipline , la tactique
, l'habillement et les punitions des soldats alleNOVEMBRE
1815 ... 509
3
mands. La philosophie
de Kant , les illuminations
de
Schwidimburg
, la cranomanie
du docteur
Gall , le somnambulisme
de Mesmer
, se sont assez facilement
naturalisés
en France
. Notre intérêt
pour nos manufactures
de soie ne nous a pas préservés
des modes
de l'Angleterre
,
qui nous a inondé
de ses mousselines
. Nos belles Françaises
se sont vêtues
en polonaises
, coiffées
en chinoises
,
et elles semblent
avoir abandonné
définitivement
leurs
qui
jolis , élégans
et économiques
mantelets
, pour emprunter
aux sultanes
ces riches
et moelleux
cachemires ruinent
tant de maris , et qui leur coûtent
encore
plus
payent
.
cher lorsque
ce ne sont pas eux qui les
Malgré
ces observations
, un peu séditieuses
, sur le
despotisme
capricieux
de la mode , je me soumettrais
comme
un autre , en riant' et sans murmure
,
culte , si elle voulait
mettre
des bornes
à son empire
, et
n'exercer
son influence
que sur nos goûts
et sur nos
habits. Mais ce que je ne puis souffrir
, c'est qu'elle
fasse souvent
dépendre
de ses fantaisies
, nos moeurs
,
nos réputations
, nos lois , et je dirai presque
notre
conscience
.
.
à son
parce
C'est sous le nom de coutumes
que la mode
étend
ainsi sa puissance
; aussi que de contradictions
, que
d'absurdités
,
, que de folies
cette étrange
législatrice
a
fait adopter
et consacrer
sur la terre ! tous les peuples
successivement
peuvent
l'attester
: l'un égorge
des tribus
entières
pour avoir admis
dans leur sein des femmes
des lions ',
étrangères
; les autres
; forcent
leurs prisonniers
à se
par
tuer entre
eux , ou à se laisser
dévorer
pour le divertissement
des dames
romaines
. Près du
Gange
une jeune femme
est obligée
de se brûler
que la goutte
a terminé
les jours de son vieux
mari. Et , Indiens
n'osent
tuer une vache ,
tandis
que de pauvres
de peur de blesser
l'âme de leur mère , d'ignorans
Américains
se croient
obligés
de tuer leurs pères par pitié
filiale lorsqu'ils
sont devenus
trop âgés. Ici , l'usage
exige
qu'on offre sa femme
et sa fille aux étrangers
; là , on les
enferme
toute
leur vie , et on les fait garder
par
hommes
auxquels
une atroce
barbarie
n'en laisse que
nom ; ailleurs
, au mépris
des plus saintes
lois , on exerce
9
des
le
510 MERCURE DE FRANCE .
sur des enfans la même cruauté pour enrichir l'opéra de
belles voix. En France , sous notre première race , les
princes n'assuraient leur puissance qu'en crevant les
yeux à leurs parens , et rien ne les guérissait de la coutume
de détruire leur monarchie en la partageant.
*
Vit-on rien de plus déraisonnable que cet usage ,
auquel on tenait tant alors , de faire juger le bien et le
mal par l'épée , de croire qu'elle parlait au nom de Dieu ,
et d'adjuger ainsi l'innocence au plus fort , au plus
adroit , et la culpabilité au plus faible ? De sorte qu'un
escrimeur comme Saint- George , dans ce temps , eût été
certain , non-seulement de l'impunité , mais même de
l'estime générale.
On conçoit davantage la mode de racheter ses fautes
par ses dons aux moines , il y avait tant de gens intéressés
à la soutenir ! mais ce qu'on a peine à croire , c'est
cette mode barbare et insensée de tous les seigneurs , de
se battre entre eux et contre le roi , sans vouloir d'autres
juges de leurs droits que la fortune des armes. Coutume
funeste qui fit de la France le théâtre de guerres civiles
perpétuelles. L'autorité royale lutta pendant huit siècles
contre cette mode extravagante , et pendant long-temps
la religion n'y put porter d'autre remède , que d'ordonner
des trèves pendant certains jours spécialement
consacrés au ciel ; c'est ce qu'on appelait la paix de
Dieu.
La fureur des croisades qui dépeupla l'occident pour
ravager l'orient , dura près de trois cents ans , malgré
les conseils de la raison et les remontrances de la politique
la plus éclairée.
La mode des guerres de sectes vint ensuite couvrir
l'Europe de malheurs et de crimes ; et la mode prenant
alors le cothurne et le poignard , se plut à faire un affreux
mélange de dévotion de galanterie et de cruauté.
Enfin le grand siècle parut , Louis XIV régna , la mode
quitta son tragique empire ; elle laissa la gloire , la raison
, la justice et la politique régir les peuples , et , rentrant
dans son domaine naturel , elle ne s'occupa plus
que de nos goûts et de nos habits.
Cependant , pour montrer encore quelques vestiges de
NOVEMBRE 1815. 511
son ancienne puissance , elle nous conserva la mode des
duels , et nous obligea constamment à faire , au nom de
l'honneur , ce que défendaient la religion et la loi.
Le nom même de la mode peut servir à expliquer
des caprices ; il veut exprimer la mode , la manière
d'exister , d'agir ou de parler pour étre bien. Ainsi un
brillant succès dû , tantôt à la beauté , tantôt à l'esprit ,
quelquefois à la fortune ou à la puissance , et souvent
même au hasard , décide la manière dont on doit être
pour réussir. On cherche à imiter celui ou celle qu'on'
admire , et l'espoir d'obtenir le même succès par cette
imitation , aveugle tellement , qu'on copie indistinctement
les défauts et les qualités de la personne dont on
envie l'éclat les défauts mêmes étant plus faciles à
saisir , sont quelquefois ce que l'on copie avec le plus
d'empressement .
Les courtisans d'Alexandre avaient le cou penché comme
lui ; il leur était plus facile d'imiter son attitude que son
génie. Peu de femmes pouvaient se flatter d'avoir l'esprit
et la grâce de Ninon , aussi la plupart de ses rivales
ne prirent d'elle que sa coiffure et son inconstance.
J'entre dans un salon , je vois plusieurs dames remarquables
par leur beauté , leur décence , leur modestie ,
tristement assises en cercle loin des hommes , et presque ,
oubliées par eux ; dans un coin de l'appartement j'entends
du bruit , j'aperçois une femme vêtue avec plusde
luxe que de goût ; sa taille est commune , son teint
n'a qu'un éclat emprunté ; ses traits chiffonnés n'ont ni
grâce ni noblesse , sa voix est aigre , son regard hardi ;
elle est entourée d'adorateurs ; ils n'ont d'yeux et d'oreilles
que pour elle . Je demande à mon voisin quelle est
cette femme ? C'est madame Dorlis , me dit - il , une
femme charmante. Mais elle n'est pas belle. Oh !
non.- Pas même très-jolie . Il est vrai . A-t-elle de
l'esprit ? Pas précisément ; mais beaucoup d'usage du
monde et de vivacité . Elle a sans doute des talens .
Non. Quel mérite lui trouvez-vous donc ? C'est une
femme à la mode , une femme charmante . Quelques jours
apres , je vis plusieurs de ces beautés délaissées qui m'avaient
frappé, vêtues , coiffées comme madame Dorlis ;
---
-
513 MERCURE DE FRANCE .
elles croyaient , en imitant sa parure , s'attirer les hommages
que l'objet de leur jalousie ne devait qu'à sa vivacité
, sa hardiesse et sa coquetterie .
Madame T ....., madame R..... , éblouissantes par la
beauté de leurs formes , la régularité de leurs traits , la
blancheur de leur peau , l'élégance de leur taille , s'habillent
un jour à la grecque et nous cachent peu de leurs
charmes ; on les suit aux promenades publiques , on les
entoure dans les cercles , on les applaudit aux spectacles :
l'admiration , l'ivresse , sont au comble . Le lendemain ,
Paris est rempli de femmes longues , maigres , grosses ,
courtes , sèches , jaunes ou noires , le sein découvert , les
bras sans manches , et la gorge nue , qui bravent le rire
et la critique , et se croient des Aspasies .
-
--
-
En arrivant de l'armée , un jeune homme tombe malade
; son oncle voudrait faire venir M. A.... , vieux médecin
, très-expérimenté ; la société s'y oppose , ce serait
un meurtre... Il faut absolument faire venir le docteur
S.... Est-il savant ? - Non . Est -il assidu ? - Il n'en
a pas le temps . A-t-il suivi les hôpitaux ? — Fi donc ,
il ne voit que la bonne compagnie. Quel est donc son
Il ne croit pas à la médecine , c'est un homme
charmant , il est rempli d'esprit , il devine votre maladie
en vous regardant il parle politique à merveille ,
toutes les femmes en raffolent . L'esculape fait de courtes
visites , donne de petits sirops et de grandes espérances ;
le jeune officier meurt , et le docteur n'en est pas moins
le médecin à la mode .
mérite? -
Il faut convenir cependant que la mode n'a pas été
toujours , et partout, si extravagante. A Sparte , elle fut
soumise , pendant trois siècles , à la raison et à la vertu.
A Sybaris on aimait tant le repos , on craignait à tel
point les innovations et les orages qu'elles produisent ,
que , suivant une vieille coutume , tout homme qui voulait
proposer une nouvelle loi , devait se présenter la
corde au cou ; et si la loi n'était pas jugée assez nécessaire
pour qu'on l'adoptât , il était pendu.
Plutarque rapporte un fait , attesté par Xenophon ; il
dit que dans une ville de Syrie , la mode de la constance
NOVEMBRE 1815. 513
s'était tellement établie , que pendant l'espace de sept
ans aucune femme ne se rendit coupable d'infidélité .
Malgré mon respect pour l'auteur grec , je ne croirai
à son anecdote que lorsque j'aurai vu une semblable
mode s'établir seulement pour six mois à Paris. Au reste ,
il ne faut désespérer de rien ; peut-être verrons-nous un
jour la sagesse , la modestie , l'indulgence , la raison et
la fidélité à la mode : tout dépend des dames ; nous
sommes toujours ce qu'elles veulent que nous soyons ,
et c'est avec raison que M. de Guibert a dit :
Les hommes font les lois , les femmes font les moeurs .
BEAUX -ARTS.
Extrait d'un Journal de Voyage pittoresque en France ;
Par lord St .......
Dans les circonstances où nous nous trouvons , il est
difficile , pour ne pas dire impossible , qu'un Français
parle sans émotion des beaux-arts et de la gloire que répand
leur culture sur les nations qui en possèdent ou
qui savent en reproduire les chefs-d'oeuvre. Exiger de lui
du calme , du sang-froid , ce serait lui imposer une tâche
au-dessus des forces humaines. Nous éprouvions donc
quelque embarras de savoir à qui confier cette partie
intéressante de la rédaction du morceau , lorsque lord
St.... a offert de nous communiquer son Journal de
Voyage. Les remarques d'un étranger, amateur éclairé ,
qui possède un des plus beaux cabinets de l'Europe , nous
ont paru devoir porter un caractère et d'originalité et
de franchise qui peut , en quelque sorte , tenir lieu d'impartialité
. Au reste , ce n'est pas à nous de faire l'éloge
de notre nouveau collaborateur , et nous laissons à nos lecteurs
le soin de juger si maintenant il était en notre
pouvoir de faire un meilleur choix . ( Note du rédacteur. )
Des événemens , dont je ne veux pas ici rechercher la
cause , m'ont forcé , il y a quelques mois , de quitter la
France , presque au moment même où je venais d'arriver
33
514
MERCURE
DE FRANCE.
à Paris . A cette époque , je n'ai pu voir le Musée que
d'une manière très-superficielle , et cependant c'était là
le motif, le but principal de mon voyage. On se doute
bien que cette fois ma première visite, en revenant dans
la capitale, a été pour la riche collection , dont l'ensemble
m'avait laissé un souvenir d'enthousiasme. De combien
de notes instructives , d'observations intéressantes je me
promettais d'enrichir mon journal ! Quelques promenades
au Musée , me disais -je , me fourniront plus de matériaux
que je n'en ai recueilli en traversant toutes les
autres contrées de l'Europe : là seulement se trouve le
sanctuaire des beaux-arts ; sanctuaire d'autant plus précieux
que l'accès en est facile à tous ceux qui les aiment
ou qui les cultivent .
J'arrive , je cours au Musée ; mais qu'il était différent
de ce que je l'avais vu ! Que de pertes irréparables !
Je sortis promptement de ce lieu , où j'étais entré
rempli des plus douces illusions . Plusieurs artistes , réunis
sur la place du Louvre , causaient entre eux. A leur air
de tristesse , je compris facilement qu'ils n'étaient pas
moins désappointés que moi . Les aborder, lier conversation
avec eux , fut l'affaire d'un moment. En France on
est très-communicatif, surtout dans la classe des hommes
instruits .
A peine m'étais-je mêlé à leur entretien , et fait connaître
comme étranger , que tous s'écrièrent : Convenez
du moins avec nous, milord, qu'il est contre toute justice
de dépouiller ainsi les Français d'une collection dont ils
faisaient un si noble usage. Il me semble , répondis-je ,
que, sans entrer dans aucune discussion diplomatique, on
peut envisager le démembrement du Musée sous un point
de vue plus important, celui de savoir si les peuples doivent
y gagner ou y perdre. Je m'explique.
J'ai toujours pensé que les sciences et les arts étaient
un patrimoine, à la vérité, commun à tous les hommes ,
mais dont l'usufruit devrait appartenir de droit à la nation
qui saurait en faire le meilleur emploi pour augmenter
la masse des connaissances humaines. Ce principe
posé , examinons d'abord quel est l'état actuel des
beaux-arts chez les différens peuples de l'Europe , et
NOVEMBRE
1815. 515
CO
nous trouverons
que l'Italie , jadis si féconde en grands talens , possède un seul sculpteur célèbre ; que l'Angle- terre , constante
dans sa pénurie , compte à peine un peintre d'histoire ( 1 ) ; tandis qu'en France il existe dans tous les genres une foule d'artistes du premier mérite , en
un mot , une école.
que
Cette seule considération
suffirait aux amis des arts
les chefs-d'oeuvre
pour les déterminer
à reconnaître de peinture et de sculpture étaient en France mieux placés que partout ailleurs ; car , si tant est qu'une collection
de tableaux et de statues doive influer sur la prospérité
des arts ( 2 ) , c'est surtout dans le pays qui
compte le plus grand nombre d'artistes et les talens les plus distingués , que son établissement
peut offrir de
grands et d'utiles résultats. Maiscombien faudra-t-il regarder comme plus légitime encore la possession dont jouissaient les Français , si l'on vient à examiner avec quelle intelligence
ils ont su , de- puis l'établissement
du Musée , faire une application
aussi utile qu'étendue des arts du dessin à tous les produits
de l'industrie ! Je me rappelle qu'en 1788 , un de mes correspondans m'envoya
de France un service en porcelaine
et des figures en biscuit de la manufacture
de Sèvres. Feu mon Joe
ami , sir Josué Reynolds , était présent lorsque je reçus ces objets ; je les lui montrai , en lui faisant re- marquer, non sans quelques railleries, quel mauvais goût dominait alors dans les manufactures
françaises. Ne plai- sentez pas , me répondit-il froidement
, les Français sont
(1) Lord St.... vent probablement
désigner ici M. West et M. Ca-
( Note du rédacteur . ) nova. (2) Quelques beaux-esprits ont cru présenter un argument sans
réplique, en avançant que les musées ne faisaient naître de grands
artistes pas plus que les bibliothéques
ne faisaient naître de grands
poëtes ; mais cet argument est puéril , pour ne rien dire de plus . II
aurait fallu , ponr justifier la destruction
des musées et des bibliotheques
, prouver que leur existence était nuisible aux progrès des
lettres et des beaux -arts ; paradoxes qu'on n'a point encore mis en
avant. C'est la nature qui produit les grands talens , l'instruction
les
perfectionne
. Comment donc les sources de l'instruction
seraient-
(Note du voyageur. )
elles inutiles aux talens nés ou à naître?
516
MERCURE DE FRANCE.
de tous les peuples modernes celui chez qui le sentiment
du dessin est le plus véritablement inné ! Qu'un jour ,
par un hasard que je ne puis prévoir , le goût du public
vienne à s'épurer dans les arts , comme cela est déjà
arrivé pour les lettres , et l'on verra que , si elle ne s'élève
au sublime de l'art où les Grecs étaient parvenus ,
cette nation saura du moins, comme eux, imprimer dans
tous les objets sortis de ses fabriques la marque de ce
goût , de cette recherche , de cette élégance que nous
admirons jusque dans les ustensiles les plus grossiers qui
nous restent de l'antiquité.
Avec la formation du Musée n'avons-nous pas vu s'accomplir
la prédiction de sir Josué Reynolds? Fondé à une
époque où les arts venaient d'éprouver une heureuse
révolution , cet établissement a offert aux artistes une
source intarissable , où ils pouvaient puiser des modèles
de perfection dans toutes les parties de l'art , et au public
une école toujours ouverte , où chacun apprenait à
reconnaître , à sentir les beautés qui échappent à un oeil
peu exercé , et à en exiger d'analogues dans les ouvrages
modernes. Certain , d'ailleurs , de trouver des productions
du premier ordre en rapport avec son genre de
talent, chaque peintre, chaque statuaire a suivi l'impulsion
de son génie , et ne s'est plus traîné servilement sur
les pas de son maître : de là cette grande variété de style,
de manière , dans le talent des divers artistes qui font la
gloire de l'école française , variété bien remarquable ,
puisqu'on ne l'avait encore observée dans aucune autre
école.
Dans le goût pour les arts que l'établissement du
Musée a inspiré à la nation française , quelques moralistes
ont cru apercevoir la source d'un mal, je veux dire
la cause qui déterminait une grande quantité de jeunes
geus à s'adonner, sans une vocation bien prononcée , à
la culture des arts . Une observation mieux réfléchie
aurait appris à ces moralistes chagrins que , ce qui est
l'objet de leur censure a principalement contribué au
perfectionnement de l'industrie . En effet , ces jeunes
gens , après deux ou trois chutes aux expositions publiques
, se sont répandus dans les manufactures , où ils
NOVEMBRE 1815. 517
ont su donner aux objets grossiers et ridicules qu'on y
fabriquait des formes plus pures , des ornemens d'un
meilleur choix.
Tel s'éclipse au premier, qui brille au second rang.
Certes , de simples artisans , étrangers à l'art du dessin ,
n'auraient pas cherché d'eux -mêmes à imiter de bons
modèles , ou n'auraient pu exécuter ce que le goût du
public exigeait des fabricans , s'ils n'eussent été dirigés
par des hommes qui savaient manier le crayon.
Si je ne craignais d'abuser de votre patience , dis-je
alors à mes auditeurs , dont le groupe s'était grossi considérablement
, je vous citerais encore l'Italie et l'Angleterre
. Nous avons trop de plaisir, me répondirent- ils à
la fois , à entendre un étranger faire l'éloge de notre patrie
, pour ne pas vous écouter attentivement ; continuez.-
Eh bien! répliquai-je , l'Italie a possédé long-temps
les chefs-d'oeuvre qui faisaient le principal ornement du
Musée. Quel secours l'industrie en a-t -elle retiré ? La
facilité de voir les statues qui décoraient le Vatican et les
tableaux précieux qui embellisaient les temples de la
Rome nouvelle , n'a point arrêté la décadence des arts ;
et l'on peut dire que , depuis plus d'un siècle , tous les
vases , les meubles , les pièces d'orfévrerie , les armes, les
encadremens , tous les objets enfin fabriqués en Italie ,
paraissaient faits sur des modèles ridiculement surchar
gés du Boromini , plutôt que d'après des modèles de l'antiquité
ou du siècle des Médicis.
On objectera peut- être que les Italiens , n'étant un peuple
ni commerçant ni industrieux , ils ont pu négliger
d'appliquer au perfectionnement des produits de leurs
manufactures la pratique des arts du dessin , que plusieurs
de leurs artistes ont possédé dans un degré si éminent
.
du mon- Mais c'est pour répondre à cette objection que j'ai
parlé de l'Angleterre certes , dans aucun
pays
de , la partie mécanique de l'industrie n'a été portée
aussi loin. Je m'enorgueillis de le dire ; mais je conviendrai
aussi , avec la même bonne foi , que tout ce qui
518 MERCURE DE FRANCE .
1
tient à la délicatesse du goût s'y trouve encore dans l'enfance.
Dans nos fabriques on semble s'attacher plus volontiers
à imaginer des formes bizarres qu'à en imiter
de belles . Il n'est pas un amateur qui ne soit choqué de la
mesquinerie ou de la lourdeur des ornemens qui décorent
l'intérieur de nos appartemens ; et cette observation
peut s'étendre à tous les objets qui ont un rapport immédiat
avec les arts du dessin . Qu'on ne croie pas qu'il
en serait autrement si à Londres nous avions , comme on
avait à Rome et surtout à Paris, des collections publiques.
Chaque peuple a son génie particulier ; tous les travaux
qui dépendent du calcul , du soin , de la patience , seront
toujours exécutés en Angleterre avec une rare perfection;
quant au goût et à la grâce , mes chers compatriotes n'y
doiventpoint prétendre.
Mais je me résume , et je conclus de tout ceci que
les Français possédaient dans le Musée une mine féconde
pour la prospérité des arts et les progrès de l'industrie ;
qu'ils savaient l'exploiter mieux qu'aucun autre peuple ;
que toutes les nations s'enrichissaient , soit par émulation
, soit par imitation , des heureux résultats obtenus
en France ; qu'enfin , la destruction d'un établissement
si utile pour toute l'Europe, doit avoir pour
elle ( bien entendu seulement sous le rapport des arts )
les conséquences les plus fâcheuses .
A ces mots , je pris congé des artistes qui avaient bien
voulu m'écouter. Plusieurs d'entre eux m'engagèrent à
visiter leur atelier . Je le leur promis , et leur annonçai
que notre conversation serait le premier article inscrit
sur mon Journal de Voyage .
EXTRAIT D'UN PORTE-FEUILLE.— Nº . V.
Notre auteur , qui n'a ni gloire , ni célébrité , ni illustration
, ni renommée , ni même une réputation quelconque
, ne s'est-il pas avisé d'écrire sur tous ces objets !
Peut-on le lui pardonner ? Figaro dit , à propos de finances
, qu'il n'est pas nécessaire de posséder les choses pour
en parler. Voilà sans doute ce qui aura donné tant de
NOVEMBRE 1815. 519
confiance à ce pauvre jeune homme. On ne conçoit pas
combien l'école de ce Beaumarchais a gâté les esprits ,
dit souvent un vieil académicien , qui ne fait point école;
J'avouerai que cette fois je suis presque de son avis .
(Note de l'éditeur.)
Réputation , renommée , célébrité , illustration , gloire.
Voilà cinq mots qui expriment le bruit qu'un homme
peut faire en ce bas monde . Signifient- ils la même chose ?
Je ne le crois pas . Aussi mon intention , en les rapprochant
, n'est -elle pas de les présenter comme synonymes .
Je cherche plutôt en quoi ces mots different , qu'en quoi
ils se ressemblent , en valeur , bien entendu .
Il est assez amusant de comparer ainsi les mots qui
ont quelque analogie ; et ce jeu d'esprit n'est pas absolument
sans utilité . Il m'a démontré qu'il y a toujours
un mot plus convenable que tout autre , pour dire ce
qu'on veut dire. L'on peut , je le sais bien , rendre une
idée de mille manières ; mais dans toutes ces manières ,
cher lecteur , il est un mot qui, de préférence , doit être
employé; c'est le mot de la chose , mot qui s'appelle le
mot propre , et ne se trouve ni sur la langue ni sous la
plume de tout le monde.
Ce n'est qu'à une petite quantité d'esprits justes qu'il
est donné de le rencontrer. Les autres le cherchent en
vain , ou plutôt ne le cherchent pas . Pour trouver le mot
propre , il faut avoir des idées nettes . Ne nous étonnons
pas que les esprits qui ne peuvent pas se comprendre ,
n'aient pas la faculté de se faire comprendre par les
autres.
Tout écrivain peut tirer profit d'un examen pareil à
celui que nous allons faire . Il a pour but de nous faire
connaître les propriétés des mots . Or , les mots sont à
l'expression de la pensée ce que les pierres sont à la confection
d'un édifice. L'architecte . le maçon même , ne
place une pierre sans avoir étudié sa forme , son poids
et ses dimensions ; l'auteur judicieux ne doit pas apporter
moins d'attention à reconnaître la valeur positive
des mots qu'il emploie.
Réputation vient de putare , penser ; renommée vient
de nominari , être nommé. Dans le propre , la réputa-
1
520 MERCURE DE FRANCE .
tion serait donc ce qu'on pense d'un homme , et sa renommée
, ce qu'on en dit.
La célébrité est une réputation , une renommée plus
étendue .
L'illustration , une célébrité honorable.
La gloire , le plus haut degré de l'illustration ; une
illustration qui commande aux hommes les sentimens
les plus désirables qu'une grande âme puisse acquérir ,
l'estime , le respect et l'admiration .
འ
La réputation , c'est le moins que puisse obtenir un
homme dont on peut parler. C'est un bruit qui ne sort
guère du village ou du quartier de l'individu qui le fait.
Un médecin de campagne , un auteur de vaudeville a
de la réputation . Le bruit va-t-il plus loin ? est-il plus
fréquent , plus considérable ; c'est de la renommée. La
renommée s'étend au- delà des extrémités d'une ville .
Celle de l'auteur de l'Abbé de l'Épée , par exemple ,
n'a pu se renfermer entre les sept lieues de murailles ,
que les fermiers généraux ont données pour enceinte à
cette grande ville qu'on nomme Paris . Aussi commencet
-elle à se répandre dans la banlieue , et va-t-elle presque
aussi loin que la petite poste.
La célébrité va plus loin que la grande réputation; son action
a bien plus d'intensité; un village, uneville , un canton ,
un département , ne suffisent pas à son développement ;
il lui faut la France , il lui faut l'Europe , il lui faut le
monde. Elle porte , avec le bruit de leurs succès , le nom
des auteurs de mélodrame au-delà des mers , et convient
d'autant mieux pour exprimer le fracas que certaines
personnes font sur terre , qu'elle n'est en elle-même
que du fracas .
La gloire , non moins étendue , mais plus durable
dans son effet , embrasse le monde et les âges . C'est le
plus grand , le plus long et le plus beau bruit que mortel
puisse faire ici -bas . Quelques personnes ont avancé qu'elle
pouvait être portée jusqu'au ciel . Des poëtes l'ont dit et
des grands l'ont cru .
Sublimi feriam sidera vertice ,
dit naïvement Horace. Pure exagération ! Jamais nom
NOVEMBRE 1815. 521
de poëte ou de héros n'a été jusque-là , si ce n'est peutêtre
celui de Psaphon , qui avait appris à des pies et
à des geais , auxquels il donnait la volée , à répéter :
Psaphon est un dieu ! mais une exception n'infirme pas
la règle , au contraire .
Poursuivons notre travail ; continuons à étudier la
véritable signification des mots . Ce sont des pièces de
monnaie dont il est à propos de déterminer la valeur
avant que de les remettre en circulation .
Tous les mots que nous essayons de définir , désignent
donc un bruit plus ou moins grand , produit par un
homme entre les hommes ; mais remarquons que, le mot
gloire excepté , aucun de ces mots ne qualifie la nature
du bruit auquel il appartient.
La réputation est ou bonne , ou mauvaise , ou grande ,
ou petite , ou longue , ou passagère . N'obtient pas de
réputation qui veut : comme aussi n'obtient-on pas toujours
la réputation qu'on veut. Il y a vingt ans que tel
homme travaille à se faire la réputation d'homme sensible
, et qu'il n'a que celle d'un homme piteux ; et tel
court depuis quinze après la réputation d'homme à bons
mots , qui n'a que celle d'un diseur de quolibets . Cependant
, comme on parle d'eux , et que cela flatte toujours
plus que le silence , l'un et l'autre s'accommode de sa
réputation , et même y prend quelque goût . On conçoit
d'après cela comment on peut jouir d'une mauvaise réputation.
La réputation a été souvent comparée à un parfum.
Métaphore qui explique comme quoi tel homme est en
bonne odeur dans son quartier ; comme quoi tel autre
meurt en odeur de sainteté dans sa paroisse ; tandis que
tant d'autres ne flairent pas comme baume.
Les femmes ont une réputation qui leur est propre.
Si c'est le bien qu'elles ménagent souvent le moins , c'est
toujours celui auquel elles tiennent le plus. Il y a cette
différence entre la réputation des femmes et celle des
hommes , qu'on n'en parle que quand elles la perdent ;
tandis qu'on ne parle de celle des hommes que quand ils
l'ont gagnée .
522 MERCURE DE FRANCE.
1
La renommée , par elle -même , n'est ni bonne ni mauvaise
. La commune renommée est ce que l'on dit généralement
de quelqu'un ; et ce n'est pas toujours du bien .
Cependant , lorsqu'il n'est pas accompagné d'une épithete
dénigrante , ce mot se prend dans un sens favorable
. Quand il s'applique à un homme supérieur , il peut
suppléer un mot plus brillant ; dans ce vers de Corneille
sur lui-même , par exemple :
Je ne dois qu'à moi seul tonte ma renommée.
La renommée de Corneille qui , par convenance , ne
se sert pas ici du mot propre , est- elle autre chose que
de la gloire ?
La célébrité appartient à tout individu , à tout fait
qui obtient un grand éclat ; elle appartient au brigand
comme au héros , au vice comme à la vertu , aux grands
crimes comme aux belles actions. Alexandre et Mandrin ,
Érostrate et Phidias , Voltaire et Geoffroi sont des hommes
célèbres ; pour être célèbre il suffit d'être extraordinaire.
La célébrité n'est pas toujours honorable ; le bruit qu'elle
produit ressemble beaucoup à celui des émeutes ; comme
il est aussi fort que le bruit des triomphes , quelques
gens s'y laissent prendre ; une victoire , une défaite ,
une chute, un succès, un triomphe, un supplice , rendent
également un homme célèbre choisissez. :
L'illustration est mieux que la célébrité et moins que
la gloire ; elle n'en a ni l'éclat ni la durée ; mais , comme
elle , elle est prise en bonne part. Il semble cependant
qu'elle nous vienne moins de nous , de nos vertus , de
nos exploits que d'une cause extérieure , telle que les
dignités , les hauts emplois qui nous seraient confiés par
faveur du prince. Ainsi le connétable de Luynes , qui
n'a aucun droit à la gloire , reçut de la bienveillance de
son roi une illustration qui a rejailli sur toute sa famille.
L'illustration ressemble à cet éclat qui n'appartient
pas exclusivement aux matières précieuses , et que tant
de corps de peu de valeur en eux-mêmes sont susceptibles
de recevoir . Comme il est pourtant certains corps
NOVEMBRE 1815. 523
auxquels ce poli , cet éclat, ne sauraient s'attacher ; de
même est-il des hommes sur qui toutes les faveurs du
prince ne peuvent appeler l'illustration . Dubois , archevêque
, cardinal , premier ministre , n'a jamais été que
célèbre .
J'appellerais peut -être aussi illustration cette gloire
passagere que quelques personnes obtiennent , pour ainsi
dire , par surprise ; telle que celle qui résulte d'une victoire
remportée par un général qui , antérieurement et
postérieurement , aurait toujours été battu ; ou du succès
d'un auteur , qui d'ailleurs ne serait connu que par
des chutes ; ou bien enfin , d'une action honorable appartenant
à un homme qui n'en avait jamais fait et
qui n'en refera jamais.
La gloire ! Ce mot dit tout ; il me semble que , comme
le mot héros , il ne comporte aucune épithète ; qui dit
héros , désigne l'homme par excellence ; qui dit gloire ,
dit le plus haut prix qui soit réservé aux plus grands
hommes. Gardons pour la célébrité ces adjectifs qui la
font plus grande ou plus petite , l'ennoblissent ou la
détériorent ; ce mot gloire doit toujours marcher seul ,
ne le modifiez pas et ne le prodiguez pas , ce qui serait
aussi le modifier. Savez-vous ce qu'il vaut , vous qui le
donnez si libéralement à des actions hardies , mais nuisibles
; à des ouvrages difficiles , mais sans utilité ?
Réservez la gloire pour vos bienfaiteurs , pour ceux
qui , en courant de grands périls , vous rendent de
grands services. La gloire acquitte alors ce que tous les
trésors de la terre , ce que toutes les dignités du monde
ne peuvent acquitter . Admirable prix de l'ambition la
plus noble ! puisqu'elle a tout à la fois la propriété de
la satisfaire et de l'entretenir , puisqu'elle est inépuisable
comme l'autre est insatiable . Je conçois que de ce concert
éternel et universel de louanges qui célèbre la divinité
, on fasse aussi le partage des grands hommes ;
mais qu'il ne retentisse au moins que pour les hommes
qui ressemblent le plus à l'être infiniment grand , lequel
est aussi infiuiment bon.
C'est très-improprement qu'on appelle gloire cette
renommée qui inspire la crainte au lieu du respect ,
524
MERCURE
DE FRANCE
.
l'étonnement au lieu de l'admiration , la haine au heu
de l'amour .
C'est très-improprement aussi qu'on appelle gloire la
splendeur dont les rois sont environnés. Je conçois la
gloire de Salomon et non celle de son fils , qui pourtant
avait hérité de toutes ses richesses , mais ne disait que
des sottises sur ce trône d'or que son père avait illustré
par sa sagesse , sagesse qui commanda sans doute plus
que la vaine pompe dont le prince était entouré , le
tribut d'admiration qu'une reine aussi judicieuse que
celle de Saba crut devoir apporter à Salomon des extrémités
du monde.
C'est sans doute à la gloire matérielle que les cardinaux
font allusion , quand ils font fumer des étoupes sous le
nez du saint père , au milieu de la solennité de son
exaltation , en répétant à ses oreilles sic transit gloria
mundi. Cette phrase est d'un grand sens ; mais , dans la
bouche des membres du conclave tous antérieurement
compétiteurs du pape intrônisé , ne rappelle-t -elle pas un
peu ce mot du renard de la fable :
Ils sont trop verts ?
La gloire comme le diamant est inaltérable ; mais comme
lui elle peut être imitée. Il est en effet une espèce de
gloire factice , qui jette assez d'éclat et brille assez longtemps
pour faire des dupes. C'est un objet de commerce ;
plus d'un galant homme gagne sa vie à en trafiquer ;
les poëtes , les historiens en tiennent manufacture et la
vendent en gros ; les courtisans et les journalistes la
débitent en détail.
Il est enfin certaines circonstances qui , favorables à
certains hommes , répandent sur leurs actions les plus
indifférentes je ne sais quelle illusion , qui leur donne
un air de gloire. Les causes d'un effet si grand , produit
par de si faibles moyens , me semblent assez bien analysées
dans la fable suivante , qu'on n'a pas trouvée
tout-à-fait mauvaise quoiqu'elle ne soit pas de La Fontaine.
NOVEMBRE 1815. 525
LE COUP DE FUSIL ,
FABLE.
Au milieu des forêts , sans trop user ma poudre ,
Mon fusil , rival de la foudre ,
Fait un bruit qui ne finit pas.
En plaine , c'est tout autre chose :
Du salpêtre infernal j'ai beau forcer la dose ,
Un court moment à peine on m'entend à vingt pas .
Des réputations serait-ce donc l'histoire ?
Bien choisir son théâtre et bruïre à propos ,
Sont deux grands points . Un bruit accru par des échos
Ressemble beaucoup à la gloire.
Erratum. Il s'est encore glissé des fautes dans le dernier article ,
Extrait du Porte-Feuille. On a changé en jésuite Zisca le Hussite, et je
ne sais s'il y gagne. Dans le même Mercure, la Boétie est changée en
Béotie.
mw ww
TABLEAU POLITIQUE .
INTÉRIEUR.
Un grand nombre de départemens sont délivrés de la
présence des troupes étrangères, et, si les suites de la
guerre s'y font encore sentir , si les charges qu'elle entraîne
pèsent encore sur les habitans , les sacrifices deviennent
moins pénibles , du moment qu'ils sont partagés
avec équité , et que l'autorité paternelle d'un gouvernement
réparateur a succédé à la violence arbitraire du
vainqueur. Dans plusieurs départemens, l'impôt de guerre
est acquitté avec une rapidité qui paraîtrait inconcevable
si elle n'était expliquée par la position de ces départemens,
qui , en les préservant de la présence de l'ennemi,
leur a rendu plus faciles les sacrifices qu'ils font au roi et
à la patrie.
La France , rendue à elle-même , ne doit plus songer
qu'à cicatriser ses profondes blessures . Elle a en elle tous
les moyens de richesses et de prospérités : la fertilité de
26 MERCURE DE FRANCE .
son sol , l'industrie de ses habitans , sont des trésors que lá
guerre ne peut lui enlever, et qui la maintiendront tou
jours au rang élevé qui lui est assigné parmi les nations .
Une puissance , fondée sur de telles bases , n'est jamais
anéantie ; une invasion étrangère , des discordes civiles ,
peuvent bien pour un instant en ternir l'éclat , mais elle
n'a besoin pour le retrouver que de l'union de ses citoyens
entre eux , que de l'union de tous avec le roi.
Le gouvernement a pensé que le salut public exigeait
qu'il fût investi du pouvoir discrétionnaire. Il l'a demandé
aux deux chambres , et les deux chambres le lui ont accordé.
Une pareille concession pourrait être alarmante , si la
modération du roi inspirait moins de confiance ; mais sa
pensée toute entière est dans la lettre du ministre chargé
plus particulièrement de l'exécution de la loi . Il prend
soin de limiter lui-même l'étendue du pouvoir qui lui
est confié ; et , ce qu'on ne peut trop louer dans un ministre
de la police générale , il se montre soigneux de
garantir la liberté individuelle .
EXTÉRIEUR.
ESPAGNE.
L'Espagne , dans les circonstances où elle se trouve
placée , ne peut faire que de faibles efforts pour soumettre
ses colonies rebelles . Ses expéditions se préparent
avec lenteur, et les mesures que l'on prend à l'égard des
officiers destinés à en faire partie, laissent assez voir leur
répugnance pour ces guerres lointaines.
La capitale jouit d'une grande tranquillité.
Le départ des personnages qui ont été exilés n'a
excité aucune sensation , et leur absence n'est pas
remarquée. Les bruits d'un rassemblement des Cortès
avaient été avidement accueillis ; mais ils sont bien
vite tombés , et les choses restent sur l'ancien pied. Le
roi donne tous ses soins à l'administration publique , et
s'occupe particulièrement de l'organisation de son armée
et de la restauration de ses finances .
Un des actes de son gouvernement , dont il doit attendre
les plus heureux effets , est celui qui rappelle au
NOVEMBRE 1815. 527
sein de la patrie ses enfans égarés , qui gémissaient dans.
l'exil . Ce décret est incessamment attendu , et la politique
n'aura pas moins à s'en applaudir que l'humanité .
ITALIE .
Comme l'Espagne , le royaume de Naples ne jouit pas
encore d'un calme bien profond , d'une tranquillité bien
générale . Un désarmement a été jugé nécessaire , et il
n'est pas encore opéré . Les garnisons de Gaëte et des
autres forteresses sont augmentées , et des troupes autrichiennes
vont occuper les Calabres .
La cour de Rome, naguère si satisfaite de la conduite
des Anglais , si reconnaissante des services qu'ils ont rendus
au Saint- Siége , commence à apporter quelques restrictions
à ses éloges. Elle paraît craindre que cette conduite
ne soit pas si généreuse , que ces services ne soient
pas si désintéressés qu'il ne lui en coûte au moins quelqu'un
de ses ports. La politique des Anglais leur a sans
doute fait juger nécessaire d'en occuper plusieurs le long
du littoral de l'Italie. On parle de leur rétablissement
dans la rivière du Levant et à Carare ; ils tiennent toujours
Caprie , et se fortifient à Viareggio.
Les étrangers, établis et mariés dans les états du roi de
Sardaigne , ont reçu l'ordre d'en sortir.
Plusieurs fonctionnaires publics , affiliés à des associations
secrètes , ont perdu leurs emplois.
L'empereur d'Autriche visite ses états d'Italie , et doit
y prolonger son séjour jusqu'au mois de mai. Il paraît
vouloir reconnaître lui-même jusqu'à quel point l'organisation
du pays soumis à sa domination en Allemagne ,
peut être avantageuse à ses nouvelles provinces.
L'Angleterre , dont la puissance se retrouve partout ,
paraît vouloir conserver les Bouches du Cattaro , et vient
d'y envoyer de nouvelles troupes .
ALLEMAGNE .
Les troupes alliées sont en pleine marche pour évacuer
le territoire français . Les troupes russes se dirigent sur
la Pologne ; et comme il n'y en a qu'une très -faible partie
qui se rende dans la Russie méridionale , les bruits
d'une rupture entre cette puissance et la Porte ottomane
528 MERCURE DE FRANCE.
1
ne paraissent pas devoir se soutenir . L'armée prussienne
quitte la France par trois directions : une colonne traverse
le grand-duché de Luxembourg ; une autre descend
la Meuse , et la troisième se retire par le Hainaut et le
Brabant. Déjà la landwehr du grand-duché du Bas-Rhin
a été licenciée. Les forces militaires de l'empereur d'Autriche
se répandent dans ses vastes états . Il paraît qu'elles
n'éprouveront cette année aucune réduction ; mais quelle
que soit la dépense dont elles surchargent le trésor; quels
que soient les autres besoins auxquels il est obligé de
subvenir, l'empereur a rejeté tous les projets de finance
basés sur la création d'un nouvel impôt.
Le Brisgau sera rendu à l'Autriche , qui n'aura rien
sur la rive gauche du Rhin .
La Prusse vient de prendre possession de la Pomeranie.
L'empereur d'Autriche a promis aux Tyroliens le rétablissement
de leur ancienne constitution.
Deux mille ouvriers sont employés à la citadelle de
Namur . Ces immenses travaux se font aux frais de l'Angleterre,
qui doit y entretenir une garnison.
L'empereur de Russie est à Berlin . Les Polonais l'attendent
avec impatience , et la réponse qu'il a faite à leur
députation les remplit d'espérance pour l'avenir.
ANGLETERRE .
La guerre entreprise contre les Napauh par le gouverneur-
général de l'Inde, est heureusement terminée pour
l'Angleterre ; elle acquiert de ce côté une ligne de forts
qui couvre ses possessions , et qui lui livre l'entrée du
territoire de ses voisins .
Dans le discours prononcé au nom du prince régent ,
devant les états d'Hanovre, son ministre s'exprime avec
force en faveur des principes et des libertés des Allemands.
Il professe le plus profond respect pour les droits des états
qu'il regarde comme sacrés. Il n'entend point donner au
Hanovre une nouvelle constitution , et il ne sera proposé
que des modifications commandées par les changemens
arrivés dans la situation générale de l'Allemagne .
DE L'IMPRIMERIE DU MERCURE , RUE DE RACINE ,
No. 4.
MERCURE
OT
!
DE FRANCE.
SEINE
AVIS ESSENTIEL .
Les personnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler, si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
فس
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois, et 50 fr. pour l'année. On ne peut souscrire
que du 1er. de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement ,
Les lettres , livres , gravures , etc. ,
doivent être adresses , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Mazarine , n° . 30 .
et surtout tres -lisible. -
INSTRUCTION
PUBLIQUE .
Les sciences sont le flambeau des arts ; les lettres embellissent
de leurs charmés les productions les plus séveres
; les lois , bases de la société , sont en outre comme
de forts liens qui en rattachent toutes ies parties . Fruit
de l'expérience et de la raison , la loi trace à l'homme
ses devoirs , elle établit ses droits ; 'trop compliquée cependant
pour que chacun puisse en prendre une connaissance
approfondie , il est nécessaire que plusieurs se
consacrent spécialement à cette espèce de sacerdoce :
quelle application les jeunes adeptes ne doivent-ils pas
apporter à une étude aussi grave ? Jurisconsultes ou magistrats
, c'est par elle qu'ils deviendront les guides sûrs et
les dignes arbitres de leurs concitoyens.
La plus haute sagesse doit régler et le mode d'ensei-
34
530
MERCURE DE FRANCE.
gnement et le choix de ceux à qui l'on confie une branche
si importante de l'instruction publique .
Que , par surprise ou par faveur, un professeur inhabile
obtienne une chaire de littérature ; on rit de l'impudent
ou du sot qui a osé s'y montrer , on fuit son cours ;
et le public , vengé par le mépris , ne reçoit qu'un léger
préjudice. Il n'en est de même de celui qui est appelé
à diriger dans la profonde étude des lois les jeunes gens
destinés aux emplois du barreau , de la magistrature, et
même de la diplomatie .
pas
Quels inconvéniens , quelle perte réelle , n'entraîne
pas une chaire de droit mal occupée ! Des milliers d'élèves
se succèdent , et viennent à grands frais , tous les ans ,
chercher de l'instruction dans la capitale : n'est -ce pas
un malheur d'être réduit , pour prix de ses dépenses , à
voir , dans la première école de droit de la France , outrager
la raison et la logique par des professeurs qui semblent
prendre à tâche de reculer les bornes des ténèbres
et de la niaiserie ?
La jeunesse a pris le parti de déserter ces cours. Un
certain nombre d'élèves paraissent à l'appel , et s'échappent
, avec quelque raison , aussitôt que la leçon commence.
La revue individuelle des professeurs de cette école
nous fournira l'occasion d'appliquer les réflexions générales
que nous avons faites plus haut.
M. Delvincourt , docteur en droit , doyen de cette faculté
, professe le code civil depuis le rétablissement et
l'organisation de l'école.
Un air imposant et même sévère , un organe clair, un
mode particulier d'enseignement , qui paraît d'autant
meilleur qu'il l'emploie avec plus d'habileté, forment une
réunion d'avantages qui rendent M. Delvincourt un des
professeurs les plus distingués de la faculté.
Sa marche est droite et sûre , sans épisode ni divergences.
Quelquefois seulement , pour faire sentir par la
comparaison la corrélation de certains articles ou leur
espèce de contradiction , il rappelle ce qu'on a vu ; mais
toujours avec cette concision qui caractérise son talent .
On ne l'accusera pas de semer des fleurs sur des matières
NOVEMBRE 1815. 531
arides ; sa sécheresse austère respire le code civil luimême.
Des malveillans font planer sur M. Delvincourt le
soupçon d'une certaine jalousie d'état , qui n'a pas peu
contribué , dit-on , à peupler cette école de professeurs
beaucoup trop faibles : ces bruits injurieux n'ont aucun
fondement ; mais ils suffisent pour que M. Delvincourt ,
s'il en est instruit , redouble d'efforts aux prochains concours
, afin , qu'ainsi que les derniers , ils enrichissent la
faculté de sujets brillans.
Nous eussions souhaité pouvoir parler avec autant
d'avantage des talens de M. Morand ; mais , dussionsnous
déplaire , nous ne saurions trahir la vérité.
Attaquer Chapelain : ah ! c'est un si bon homme !
Il est vrai , s'il m'eût cru , qu'il n'eût pas arboré
la chaussure doctorale ; mais , sans nous récrier avec le
satirique :
Midas , le roi Midas ........
nous nous plaisons à louer la probité sévère de M. Morand
et son indulgence aimable , qui vaudraient les qualités
de l'esprit en tout autre qu'un professeur .
Plus de travail cependant pourrait suppléer chez lui à
une intelligence paresseuse, et , débarrassant son élocution
de tant de choses étrangères à son sujet , mettrait plus en
évidence la justesse de ce vers :
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
De l'étude et une grande application procurent à
M. Boullaye des succès à son cours ses efforts lui font
honneur ; il parvient avec du travail à classer ses matières
et à les développer d'une manière satisfaisante . Un
peu de verbiage , et des expressions qui ne sont pas toujours
nobles , sont des défauts auxquels il est bon qu'il
fasse attention. Du reste , en continuant de professer, et
perfectionnant sa méthode , M. Boullaye pourra deveni,
532 MERCURE DE FRANCE.
un de ces hommes sous lesquels on s'applaudit d'avoir
étudié .
Si jamais on a commis une erreur, j'oserais dire une
absurdité , c'est sans doute d'avoir confié à un vieillard ,
tout plein des anciennes coutumes , l'explication approfondie
du nouveau code qui les abroge.
N'était-ce pas le forcer, à la fin de sa carrière , de changer
toutes ses idées et de recommencer ses études ?
Nous aurions pu examiner d'abord si cette chaire n'est
point en elle-même une espèce de superfluité ; mais il
paraît qu'on l'a déjà senti : ce cours doit être remplacé
sous peu par l'explication des Pandectes. "
M. Cotelle, versé profondément dans le droit romain ,
se trouvera là dans son fort ; il cessera de s'attirer cette
défaveur attachée à la médiocrité , et surtout à la médiocrité
en chaire .
Un homme bien au fait de son sujet est , sans contredit
, M. Pigeau , qui développe ,
Suivant l'usage antique et solennel ,
des principes si respectés dans un certain monde , ceux
de la procédure .
La sévérité de ses appels , autant peut-être que la manière
saine et claire dont il enseigne , fait suivre son
cours avec exactitude . Du reste , sa méthode est presque
celle de M. Delvincourt , avec qui il dispute de talens et
de gloire. Aussi , une noble émulation anime ces rivaux
.
Dire de M. Pigeau qu'il est minutieux , serait lui donner
un éloge ; un vétéran de procédure connaît toute
l'importance des formes , j'entends celles qui tiennent à
la justice.
Un esprit vif et pénétrant , joint à une élocution
brillante et facile et à une moralité pure, distinguent
éminemment M. Pardessus .
Deux fois , et dans différens temps , député du département
de Loir-et-Cher, aux assemblées nationales ; après
avoir fait dans sa province l'essai de ses talens , les avoir
consacrés dans des temps orageux à la défense hardie des
NOVEMBRE 1815. 533
malheureux amis du roi , et s'être fait enfin de ses ouvrages
( le Traité des Servitudes ) de nobles et légitimes
appuis , M. Pardessus s'est présenté au concours pour la
chaire de commerce .
La supériorité de son mérite a triomphé, pour l'avantage
de l'école , d'obstacles de plus d'un genre.
Son cours , auquel on n'est pas tenu , est moins suivi
que s'il était d'un intérêt plus général.
M. Pardessus parle avec feu et méthode , et paraît
d'abord assez clair ; mais le désir de se faire mieux comprendre
le ramène quelquefois avec trop d'abondance
sur le même sujet , un surcroît de paroles et d'idées
finissent par y répandre une sorte d'obscurité . On remarque
aussi quelques défauts dans son organe ; un peu
d'attention les aura bientôt élagués , et M. Pardessus ,
comme professeur et représentant , méritera de plus en
plus la reconnaissance et les éloges.
1
M. Berthelot n'était point sans défaut dans sa manière
d'enseigner ; mais , lorsqu'il s'abstenait d'égayer son auditoire
, il paraissait clair et profond . L'école a fait en lui
une perte qu'elle réparera difficilement. M. Blondeau ,
qui le remplace temporairement , est un jeune homme
plein de connaissances , et peut-être même de talens ; mais
il n'a point celui de professer .
Il aimerait à entraîner les élèves dans le dédale de ses
idées ; ceux-ci , heureusement, ne se plaisent point à l'y
suivre .
Sa manière est confuse , systématique et obscure ; ef
comme si ce n'était assez , afin sans doute de se rendre
tout-à-fait inintelligible , il crée de nouveaux termes ,
et attache de nouveaux sens aux anciens .
M. Blondeau , dégoûté , dit-on , de ses essais dans l'instruction
, tourne ses vues vers la magistrature. Avec
quelques lumières et de la probité , s'il prend ce nouveau
parti , M. Blondeau pourra rendre à la société un double
service.
Nous ne dirons rien de M. Cailleau , vieillard respectable
, dont l'ambition se borne à suppléer quelques professeurs
, afin probablement que les cours ne paraissent
pas tout-à-fait interrompus.
534
MERCURE DE FRANCE .
Son collègue , M. Simon , quoique moins âgé , et
rempli de connaissances étrangères à la science du droit ,
ne paraît pas plus propre à occuper une chaire dans cette
faculté : c'est un diminutif de M. Morand ; mais le petit
nombre de ceux qui restent à son cours ne souffrent
moins à l'entendre.
pas
Nous ne dirons pas de même de M. Bavoux , homme
sage , instruit et méthodique ; il est particulièrement
versé dans la procédure . C'est celui des suppléans qui fait
le moins regretter les professeurs , quels que soient ceux
qu'il remplacé.
Dans les prochains articles , je passerai en revue deux
établissemens dont s'honore la France ; l'un , où de
jeunes gens braves , avides d'instruction et de gloire ,
puisent des connaissances profondes et variées ; l'autre ,
où se forme l'espoir de l'instruction publique.
Mes lecteurs ont nommé les Écoles Polytechnique et
Normale .
POÉSIE.
AUX RÉDACTEURS DU MERCURE DE FRANCE.
Messieurs ,
Je vous transmets une cantate , dont la musique et les
paroles sont l'ouvrage d'un jeune poëte et compositeur
âgé de seize ans , l'un des élèves les plus distingués et répétiteur
au Conservatoire de Musique. Le père de ce
jeune et intéressant favori des muses, est M. Elie Halevy,
Israélite instruit et estimé , à qui l'on doit des poésies
hébraïques pleines de feu et d'harmonie. Ainsi , le fils
d'un homme qui toucha avec gloire les cordes sacrées de
David et d'Asaph , fait retentir d'une manière heureuse
la lyre profane d'Apollon . La marche du temps et
des générations change la direction des talens et des
lumières dans les diverses classes de la société. Vous consentirez
sans doute avec plaisir à consacrer dans votre
estimable journal ce témoignage des talens d'un jeune
NOVEMBRE 1815. 535
Français, qui ne pourra manquer d'y voir un encouragement
et une distinction honorable.
J'ai l'honneur , etc. M. B. ,
Membre de plusieurs académies .
DIDON ,
CANTATE (*).
CHOEUR DE JEUNES FILLES .
O doux sommeil , exauce nos prières !
Viens de Didon apaiser les tourmens ;
Répands tes doux pavots sur ses faibles paupières !
Et vous , songes légers , venez calmer ses sens !
Accourez , montrez-lui les plus douces images ,
Écartez de son front de sinistres nuages ;
Et, si pour elle il n'est plus de plaisir,
Du moins de ses malheurs chassez le souvenir.
.
O doux sommeil , exauce nos prières !
Viens de Didon apaiser les tourmens ;
Répands tes doux pavots sur ses faibles paupières !
Et vous , songes légers , venez calmer ses sens !
UNE JEUNE FILLE .
Hélas ! notre prière est vaïne ,
Didon s'éveille ; un songe la poursuit .
Énée !....
DIDON.
LE CHOEUR.
O malheureuse' reine !
DIDON.
Enée !.... Ah ! c'en est fait ! le barbare me fuit !
Il me fuit !... O mortelle peine !
(*) Nous applaudissons aux brillantes espérances du jeune poëte
compositear, et nous l'engageons à faire disparaître quelques taches
qui se trouvent dans sa cantate . En lui donnant une place dans notre
journal, puisse-t-il y trouver un motif d'encouragement !
(Les rédacteurs . )
536 MERCURE DE FRANCE .
Il m'abandonne , il s'éloigne de moi :
C'est donc ainsi qu'il m'a gardé sa foi !
Les sermens les plus saints , la plus aimable chaîne ,
Mes larmes , mon amour, rien n'a pu l'arrêter ↳
Eh !si l'ordre des dieux le forçait de quitter
me coûter.
Cet heureux et charmant rivage ,
Que ne m'emmenait- il ? Rien n'eût pu
Mes parens , mes trésors , le trône de Carthage ,
J'eusse abandonné tout. Dans le fond des déserts,
Au milieu des forêts , dans l'horreur des enfers ,
Il m'eût vue en tous lieux le suivre.
Aucun péril n'eût effrayé mes yeux ,
J'aurais bravé la mort , j'aurais bravé les dieux ,
Pour lui j'aurais tout fait .... Mais sans lui puis- je vivre?
Non ! non ! le trépas seul terminera mes maux.
Et cependant il fuit ! ô pensée accablante !
Chaque instant loin de moi l'emporte sur les flots ;
Secondes par les vents , ses funestes vaisseaux
Glissent rapidement sur la vague écumante .
L'ingrat ! quel prix de tant d'ardeur
Ah ! si touché dés pleurs d'une trop tendre amante ,
Le dieu des mers était sensible à ma douleur ,
L'Aquilon en fureur devrait sur ce rivage
Repousser ses vaisseaux malgré tous ses efforts ,
De nouveau, le forcer d'échouer sur ces bords ,
Et de chercher encore un asile à Carthage .
CANTABILE .
O Cythérée ! & toi qui lui donnas le jour !
Seconde-moi ! ma faible voix t'implore ;
D'Énée ordonne le retour,
Et je pais être heureuse encore ,
Ah ! s'il revient , ses torts sont réparés :
J'oublirai que Didon s'est vue abandonnée;
Et couronnés de fleurs , sur tes autels sacrés ,
Nous irons allumer les flambeaux d'byménée.
NOVEMBRE 1815.
#
537
O Cythérée ! ôtoi qui lui donnas lejour
Seconde-moi ! ma faible voix t'implore;
D'Enée ordonne le retour,
Et je puis être heureuse encore .
RÉCITATIF.
Ah ! oni , mon amant reviendra ,
Et , sensible à mes pleurs , le ciel s'apaisera ;
Vénus m'en donne l'assurance .
Les dieux ont pu vouloir
Éprouver son conrage et son obéissance ;
Ils ont vu que sur lui la gloire et le devoir
Ont encor toute leur puissance ,
Et contens de l'épreuve ils le ramèneront
Dans les bras de son amante.
Oui , je puis l'espérer, ces dieux me le rendront.
Peut-être en ce moment , au gré de mon attente ,
Il revient, guidé par l'amour ,
Habiter de nouveau ce fortuné séjour ;
Déjà peut-être il est près de Carthage ,
Peut-être en cet instant il touche le rivage.
Lieux autrefois si doux , si tristes maintenant ,
Il va vous embellir encor de sa présence.
Quelle heureuse espérance !
Puisse le ciel hâter ce fortuné moment !
Mais quel transport sondain vient agiter mon âme
Une vive et subite flamme
Court embraser mon coeur et charmer tous mes sens
O du retour d'Énée heureux pressentimens !
Ua Dieu propice vous envoie.
Mais quel éclat frappe mes yeux ?
C'est lui ! je le revois ! c'est lui-même ! Grands dieux
Mon coeur ne peut suffire à l'excès de ma joie,
LE CHOEUR.
Divinité propice ! & puissante Junon !
Vois nos pleurs , sois-nous favorable ;
538 MERCURE DE FRANCE.
Rends Énée aux voeux de Didon ,
Ou bannis son amour, et rends -lui sa raison .
DIDON.
Enée ! ô bonté secourable ,
Le ciel a donc changé cette fatale loi !
Il te rend à mes voeux , je te revois ! Mais , quoi !
Ta veux me fair encore , ô mortel trop aimable !
J'embrasse tes genoux , reviens auprès de moi.
AIR ( agitato ).
Reviens , reviens , je t'en conjure ;
Vois mes larmes , entends mes cris ;
Ah! prends pitié des peines que j'endure ,
Dis un seul mot , mes tourmens sont finis .
Non , si jamais je te fus chère ,
A mes voeux , à mes pleurs tu ne seras pas sourd :
Ah ! quand on a Vénus pour mère ,
On doit obéir à l'Amour.
Reviens , reviens , je t'en conjure ,
Vois mes larmes , entends mes cris ;
Ah ! prends pitié des peines que j'endure ,
Dis un seul mot , mes tourmens sont finis .
1
RÉCITATIF.
Que fais- je ! ... infortunée ! un vain songe m'égare ;
།u
Je ne le verrai plus , il me fuit à jamais.
J'exhale en vain ma plainte et mes regrets ,
Suis -je assez malheureuse , & fortune barbare!
Les liens les plus chers , les plus aimables noends ,
M'unissaient an fils d'Anchise ,
Et ces noeuds si charmans , impitoyables dieux ,
Votre cruelle main les brise ! ...
Que dis-je ? ,.. Eh quoi ! j'ose accuser
De ces dieux immortels la sagesse suprême !
Quel horrible blasphème !"
NOVEMBRE 1815. 539
Non ! c'est en vain qu'Enée a voula m'abuser ,
Lui seul a fait le crime ; et pour mieux m'apaiser,
Il a de mon malheur rendu le ciel complice,
Quel vil détour ! quel indigne artifice !
Et c'est là ce mortel pieux ,
Qui , dans les champs de la Phrygie ,
Sauva son père au péril de sa vie !
Non , c'est un imposteur, c'est un monstre odieux ;
Les tigresses de l'Hyrcanie
L'ont nourri de leur noir venin ;
Il a puisé dans leur barbare sein
Son audace et sa perfidie ;
Mais , dieux puissans , dieux immortels !
Si vous protégez l'innocence ,
Si vos foudres vengeurs frappent les criminels ,
Accablez-le de maux pour calmer ma souffrance :
Oui ! que le ciel , la terre et les enfers ,
Conspirent la mort da parjure ;
Qu'ils lui rendent avec usure
Les maux que par lui j'ai soufferts .
Jouet d'Eole et de Neptune ,
Qu'en vain il parcoure les mers ;
Que, poursuivi par la fortune ,
Il erre par tout l'univers ;
Ou , s'il aborde en Ausonie ,
Que les peuples de l'Hespérie
S'arment pour déchirer son flanc ,
Et qu'ils s'abreuvent de son sang.
Ne crois pas m'échapper, barbare !
Partont je saurai te punir.
Tremble, tremble , je vais mourir ;
Mais jusqu'au fond du noir Tartare ,
Mon ombre courroucée , attachée à tes pas ,
Ira te reprocher ton crime et mon trépas .
540
MERCURE
DE
FRANCE
.
AIR :
Paisse le souffle des furies
Porter mes voeux jusques à toi !
Puissent tes compagnons impies
Les entendre et frémir d'effroi !
Soleil! ô toi dont la lumière
Eclaira sa trahison ;
Hécate , inflexible Junon;
Et vous , filles de l'Acheron ,
Vous, dont le bras sanguinaire
Poursuit le coupable en tous lieux ,
Exaucez Didon mourante ,
Et remplissez ses derniers voeax.
LE CHOEUR.
(Elle se poignarde. )
Elle n'est plus!.... infortunée amante !
Elle n'est plus ! .... ô sort trop rigoureux !
Mêle tes pleurs , Carthage , à notre voix flaintive !
Gémis , gémis , malheureuse cité !
Didon , en descendant sur l'infernale rive ,
Te ravit et ta gloire et ta félicité.
LA BRANCHE DE LAURIER ,
ANECDOTE.
Dans un groupe attentif, un loyal militaire
Exaltait nos Bourbons , célébrait notre roi ,
Et, d'un héros français, du vainqueur de Rocroi ,
Se plaisait à vanter la gloire héréditaire ,
Lorsqu'un sot l'interrompt , et , d'un ton décidé :
«
Quelle est , s'écria-t-il , la branche de Conde? »
On siffle l'ignorant , et chacun le regarde .
« Quoi ! dit en le toisant le brave grenadier,
» Tu ne combattis donc jamais à l'avant-garde !
» Cette branche est , morbleu ! la branche de laurier ! »
Par le ch" . DE PERRIN DE BRICHAMBEAU ,
L'-colonel au corps royal da génie,
NOVEMBRE 1815. 541
mw
ÉNIGME.
Je suis celui que je ne puis pas être ,
Et celui qui me fait paraître
Paraissant en moi me détruit ;
ne fait point mon corps , mais c'est lui qui le forme.
Parfois qui me cherche me fuit ;
Vous me devinerez : attendez-moi sous l'orme .
AUTRE .
Filles du dien du jour, nous formons notre père ,
Et n'existons jamais ensemble un seul moment ;
Sujettes pour toujours à ce destin sévère ,
Vous nous fuyons , lecteur, pour ton arrangement.
LOGOGRIPHO-CHARADE.
Au doux nom d'épouse ou d'amante
On joint quelquefois mon entier ;
Sans ma tête et ma queue on chante
Une note dans mon premier ;
Remet-on ma queue à sa place ,
Laissant ma tête hors du foyer ;
Vite entre deux croûtes je place
Ce qu'on appelle mon dernier.
BONNARD , ancien militaire .
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
盛insérés dans l'avant-dernier numéro .
Le mot de l'énigme est Méchant.
Le mot de la charade est
Le mot du logogriphe est
542
MERCURE
DE FRANCE
.
DE LA VANITÉ.
Montaigne dit que la mère nourrice de toutes les
fausses opinions publiques ou particulières , c'est la trop
bonne opinion que l'homme a de soi ; ainsi la vanité , selon
lui , est la cause de toutes les erreurs du genre humain
je serais de son avis , s'il avait moins généralisé sa
pensée.
:
C'est l'amour de soi- même mal entendu qui pourrait ,
à plus juste titre , être nommé le père nourricier de toutes
nos souises. La vanité n'en produit qu'une partie. L'amour
déréglé de la gloire , de la puissance , de la fortune,
de la vengeance , de la volupté , nous conduit à l'erreur,
à l'injustice , au vice , et même au crime , en nous
offrant de fausses images de bonheur : la vanité peut n'y
entrer pour rien , et beaucoup d'hommes peuvent être
injustes , ambitieux , avares et cruels , sans être vains;
d'ailleurs , en admettant qu'une grande partie de nos erreurs
soit produite par la trop bonne opinion que nous
avons de nous-mêmes, cette opinion, trop flatteuse , peut
prendre diverses formes ; elle s'appelle tantôt fierté ,
tantôt orgueil , tantôt vanité, et leurs effets sont si différens
qu'on ne peut les confondre ensemble.
La fierté vient de l'âme ; elle est plus souvent un mérite
qu'un défaut : c'est une compagne assez ordinaire
des grandes vertus . Elle sied au malheur, et relève le
courage ; elle est ennemie de toute bassesse ; et , si on
l'aime rarement, au moins on l'admire presque toujours
lorsqu'elle se montre ni trop roide , ni trop âpre.
On dit à un Spartiate 'qu'une armée supérieure en
nombre va l'attaquer, il répond : « Je ne demande pas
» combien il y a d'ennemis , mais où ils sont. » Une vraie
et louable fierté dicte cette réponse.
Un tyran menace un philosophe de la mort , s'il continue
à lui résister : « T'ai-je dit , répondit celui-ci ,
» que j'étais immortel ? » La replique est fière et noble.
NOVEMBRE 1815. 543
Le fier sinon , non , des Arragonais vaut à lui seul toute
une constitution .
L'orgueil est loin de ressembler à la fierté , bien que
ceux qui en sont entachés , ou leurs flatteurs , veuillent
souvent les confondre : la fierté se prise , mais elle se prise
ce qu'elle vaut ; l'orgueil aveugle , enivre , et se suppose
une grandeur et un mérite démesurés.
L'homme fier estime ses semblables , l'orgueilleux les
méprise ; l'un ne peut s'abaisser jusqu'à l'envie , l'autre
en est dévoré . Un honnête homme peut être fier dans un
état médiocre ; il honore son rang quel qu'il soit , et refuse
à son ambition tout moyen qui lui ferait perdre șa
propre estime.
L'orgueil ne met pas de bornes à ses désirs ; rien n'est
trop élevé pour lui , tout obstacle l'indigne ; la supériorité
même de Dieu le blesse ; il le juge , il le nie , et le
déshonorerait s'il le pouvait aussi , c'est une idée belle
et profonde que d'avoir attribué à l'orgueil la chute de
Satan et la perte de l'homme.
Cependant, il faut en convenir, l'orgueil n'exclut pas
la science , le talent et le génie ; il accompagne souvent
de grandes et belles qualités , mais il les gâte et les déforme.
Lorsque le philosophe Diogène disait avec complaisance
: Je foule aux pieds les tapis et l'orgueil de
Platon , un sage lui répondit avec raison : Oui, avec plus
d'orgueil encore.
La vanité est l'opposé de la fierté : celle-ci grandit ,
l'autre rapetisse l'homme ; l'une attire l'admiration , et
l'autre le ridicule . C'est l'apanage de la médiocrité , le
cachet de la sottise ; on pourrait presque dire qu'elle est
le travestissement de la fierté et la parodie de l'orgueil.
L'orgueil est fondé sur une fausse mesure d'un mérite
quelconque , d'une grandeur réelle.
La vanité est une fausse opinion que l'homme prend
de qualités dont il est dépourvu , où de choses qui lui
sont absolument étrangères.
L'orgueilleux jouit de l'état de son rang , de l'illustration
de ses aïeux , de l'étendue de son crédit , de la solidité
de sa fortune . L'homme vain jouit d'un titre
544
MERCURE DE FRANCE.
acheté , de la révérence d'un subalterne , des complimens
d'un parasite , de la louange d'une fille qu'il paye
et qui le trompe ; il se croit de l'esprit parce qu'il connaît
deux hommes de lettres ; du crédit , parce qu'il est
reçu avec la foule chez un grand ; s'il donne un bon dîner,
il se croit un Lucullus ; s'il obtient un ruban , il se donne
pour un favori ; et , en redisant ce qu'il a lu dans la gazette
, il se croit un homme d'état .
L'oeil de la vanité est une loupe qui grossit les plus
petits objets. L'horizon étroit de l'homme vain est l'univers
pour lui ; et comme il remplit ce petit cercle , il
croit occuper une grande place dans le monde ; tandis
que l'homme de mérite sent combien il est peu de chose
au milieu du cercle immense que parcourent ses idées ,
et que mesure son génie.
Le vaniteux est plaisamment égoïste , et pense qu'il
n'y a d'important au monde que lui ou ce qu'il touche;
Et la vieille badaude, au fond de son quartier,
Dans ses voisins badauds voit l'univers entier.
Un prédicateur de village , qui déclame lour-
» dement pendant trois heures contre les erreurs de
Jansénius , se persuade , dit Voltaire , qu'il ressuscite
» les combats d'Athanase , et que la renommée ne va
s'occuper que de lui.
>>>
>> "
De tous les flatteurs , notre vanité est celui qui nous
trompe le plus constamment ; nous sommes de moitié
dans ses efforts , et nous écoutons avec complaisance ses
louanges les plus mensongères . Je dis nous ; car personne
n'est tout- à-fait exempt de vanité ; et , comme le
dit un ancien , celui qui n'en est pas teint , en est pour le
moins arrosé.
La vanité pourrait presque dire des plus sages d'entre
nous , ce que la courtisane Lais disait des philosophes
de son temps : « Je connais leurs beaux livres , leur
>>
grande sapience ; mais ce que je sais , c'est que , quelle
» que soit leur philosophie , ces gens-là frappent aussi
» souvent à ma porte qu'aucuns autres. »
Voulez-vous une preuve de ce que j'avance , interrogez
les personnes qu'il vous plaira de choisir ; bons ou
NOVEMBRE 1815. 545
méchans , beaux ou laids , seigneurs ou manans , richest
ou pauvres , spirituels ou bornés , vous n'en trouverez
aucun qui consente à se changer en totalité et sans
réserve contre un autre .
On voudrait bien la figure de celle-là , l'or de celuici
, les talens de l'un , la santé de l'autre , mais sans les
inconvéniens ou les défauts qu'on leur trouve : chacun
voit dans le repli de son amour-propre un petit point de
mérite ou de bonheur qu'il préfère à tout.
il vous
Si cet amour-propre vous répondait tout haut ,
dirait : Si je n'ai pas la beauté de Damon , j'ai plus de physionomie
: je suis moins blanche que Lise , mais j'ai des
dents comme des perles : je suis bossu , il est vrai , j'aimerais
mieux la taille de Valère ; en revanche, j'ai bien plus
d'esprit que lui : Clitandre brille et m'éclipse par ses saillies,
il est très-spirituel ; d'accord , cependant il est méchant
, et ma bonhomie vaut mieux que son esprit :
Arsinoé est plus sage que moi , qu'importe ? on m'entoure
, et elle est délaissée : Julie reçoit une foule d'hommages
, elle plaît généralement ; moi , j'aime mieux un
petit cercle d'amis qui estiment mon naturel : Dorval est
cité pour son crédit et son éclatante bravoure ; convenez
qu'il est un peu intrigant et présomptueux ; j'ai plus
de prudence et de jugement .
Enfin il n'y a sortes de balivernes que la vanité n'imagine
pour atténuer les qualités du prochain, pour grandir
celles dont nous nous vantons , pour grossir les défauts
d'autrui , et pour colorer les nôtres de façon à nous les
faire oublier , ou à nous en consoler par quelque autre
petit mérite réel ou supposé , que nous ne voudrions pas
troquer contre tous les trésors du monde.
Notre vanité est une amie si ingénieuse , si complaisante
, que nous y sommes inséparablement attachés ;
en revanche , celle des autres nous déplaît excessivement
; et M. de la Rochefoucauld en a trouvé la raison :
C'est que la vanité d'autrui blesse la nôtre. Aussi la modestie
est la qualité que nous aimons le mieux dans notre
prochain ; nous la lui abandonnons avec plaisir , et nous
la louons franchement. Nous l'admirons sans l'imiter; et,
bien que nous l'aimions généralement , peu de gens se
35
546
MERCURE DE FRANCE.
soucient de prendre ce moyen pour se faire aimer.
Madame de Geoffrin avait beau donner ce conseil aux
jeunes femmes : « Il faut , lorsque vous entrez dans un
salon , que votre vanité fasse la révérence à celle des
>> autres , si vous voulez avoir dans le monde quelque
» succès ; » l'évidence de ce conseil n'en empêchait pas
l'inutilité .
Il n'est pas un officier qui ne remarque avec plaisir le
ton modeste et délicat du grand Condé , qui écrivait ,
je fuyais , lorsque son armée avait été en fuite , et qui
disait , nous battions l'ennemi , lorsqu'il venait de remporter
une grande victoire .
Chacun de nos capitaines admire la modestie de M. de
Turenne , quand , au milieu de ses triomphes , il avouait ,
qu'à la guerre , lorsqu'un habile général avait fait les
» meilleures combinaisons possibles , les trois quarts de
» l'événement et du succès dépendaient du hasard . »
Et cependant vous les entendez tous se targuer du plus
mince exploit , trancher sur les questions les plus épineuses
, et dénigrer présomptueusement les calculs et les
opérations des guerriers les plus célèbres .
On se dit bien quelquefois qu'il faut être modeste ;
mais on affecte alors si gauchement la modestie , qu'on
voit bien que c'est une qualité d'emprunt , ou bien une
tournure qu'on croit adroite pour faire passer l'éloge
qu'on va faire de soi , et si vous entendez quelqu'un
commencer sa phrase par ces mots : Sans vanité , je vous
dirai , etc. , etc. , vous pouvez être sûr qu'il ne la finira
pas sans vous donner une preuve de la sienne.
La fausse modestie ajoute toujours aux éloges qu'elle
donne aux autres , et aux aveux qu'elle fait de ses défauts
un certain mais qui la caractérise.
Voltaire , dirait-on , avait un grand talent ; mais il
était superficiel , et voulait embrasser trop de genres
différens . L'abbé Delille est un poëte charmant , mais
trop descriptif. Ducis a du mérite , mais il prend tous
ses sujets dans le théâtre anglais , qui ne convient pas à
nos moeurs.
Je sais que je suis trop inférieur pour juger la conNOVEMBRE
1815. 547
duite du général un tel ; mais cependant , quand on a fait
quinze ans la guerre avec quelque succès , on peut avoir
son opinion . Je sais que je n'ai pas le talent et l'expérience
du ministre des finances ; mais j'ai assez lu ďécrits
sur cette matière , pour vous assurer que son opération
ne réussira pas. Je suis loin de comparer mon
faible talent à celui de Reynouard ; mais, s'il m'en avait
cru , il n'y aurait pas tel défaut dans son plan , et sa
pièce aurait eu un bien plus grand succès . Madame de **
a de la beauté , je n'ai pas la vanité de m'y comparer ;
mais , si elle m'écoutait , elle se coifferait plus simplement
, serait vêtue de meilleur goût , et aurait moins
d'affectation dans ses manières .
>>
»
La vraie modestie a , au contraire , un naturel et une
bonhomie inimitables . M. de Malesherbes était aussi
célèbre par cette vertu que par son savoir et son esprit ;
mais la beauté de son âme était loin de se peindre sur sa
figure , il avait la vue basse et une tournure très -commune
. Il arrive un jour à Guingamp , chez son gendre ,
M. le baron de Montboisier , colonel du régiment d'Orléans
, dragons ; celui-ci , après l'avoir embrassé , s'étonne
de le voir , contre son usage , sans canne : « C'est le soldat
que vous avez à votre porte qui me l'a ôtée , répond
M. de Malesherbes . - Pourquoi vous l'êtes- vous
laissé prendre ? Il m'a dit que c'était sa consigne.
Comment ! sa consigne ? Oui , elle lui défend ,
» m'a-t-il dit , de laisser entrer avec un bâton les gens
» de mauvaise mine ; et vous voyez bien que je n'ai rien
eu à lui répliquer . » Philopomen fit à peu près une
réponse semblable . Etant entré dans un village avant sa
troupe , quelques femmes , qui étaient près d'un puits ,
le prirent , à sa tournure , pour un homme du commun ,
et lui donnèrent leur cruche à remplir . Quelques officiers
arrivant alors s'étonnèrent de voir leur général employé
à une besogne si peu digne de lui . Que voulez-vous ? leur
dit Philopomen , je paye ici la peine de ma laideur.
»
»
-
--
Il faut convenir que nous sommes quelquefois un peu
complices de la sottise que nous reprochons à certaines
personnes , et, lorsque la fortune donne à quelqu'un un
grand pouvoir ou un grand éclat , nous lui rendons de
548
MERCURE DE FRANCE.
tels hommages qu'ils peuvent bien enfler sa vanité : aussi
La Bruyère nous conseille « de pardonner à celui qui ,
» avec un grand cortége , un habit riche et un magnifi-
» que équipage , s'en croit plus de naissance , plus de
» mérite et plus d'esprit. Il lit cela dans la contenance
et dans les yeux de ceux qui lui parlent. "
Il y a des vanités bien moins excusables , parce qu'elles
n'ont pas le plus léger fondement , et qu'elles aveuglent
totalement l'homme sur son propre compte. Qui n'a pas
vu des femmes d'une laideur amère se croyant faites pour
charmer? de vieilles femmes faisant les mignardes , et se
chamarant de fleurs et de rubans couleur de rose ? des
vieillards tout courbés , croyant inspirer des passions ? des
Pradons s'érigeant en Corneilles ? de lourds financiers
en petits maîtres , et des sots en hommes de mérite et
d'esprit ?
Je crois qu'Héraclite pleurait sur les hommes , parce
qu'il pensait à leur orgueil , et que Démocrite en riait ,
parce qu'il ne songeait qu'à leur vanité.
Quand cette vanité est de bonne foi , elle est véritablement
plaisante ; car on est moins ridicule par les défauts
qu'on a , que par les qualités qu'on veut avoir ; et
le propre de la vanité , est de prétendre à celles qui nous
manquent le plus.
Et n'est-ce pas un spectacle comique de voir tant de
médecins qui se croient de grands politiques , des jeunes
militaires qui tranchent sur la législation , des commis
qui parlent comme des généraux , et tant d'hommes incapables
de tout , et qui prétendent à tout ?
Cette vanité est comme la folie : lorsqu'elle est complète
et continue , on peut la nommer , ainsi que le dit
Erasme , la vraie donneuse de bien ; car elle tient
l'homme dans une illusion perpétuelle , le flatte , le caresse
, le grandit , lui fait un grand mérite du plus petit
avantage , une grande jouissance du moindre succès , et
lui donne en espérance tout ce qui lui manque en réalité .
Il n'y a pas jusqu'aux défauts même que cette habile
enchanteuse ne métamorphose à notre profit ; elle
change la faiblesse en prudence, l'entêtement en fermeté,
la rudesse en franchise.
NOVEMBRE 1815 . 549
L'homme totalement pétri de vanité a la béatitude de
la sottise , tout est jouissance pour lui ; son cuisinier est
le meilleur de Paris , son vin le plus exquis de tous les
vins , son cheval est le plus léger , sa maîtresse est la plus
belle ; dès qu'une chose est sienne , elle est parfaite ; il
se fait honneur même de l'ami de sa femme , qui est bien
tourné , dit-il , et qui a les plus belles dents du monde.
Tout lui vient à point , rien ne l'inquiète , la fortune
n'oserait le maltraiter. M. de M.... , ancien évêque ,
homme de grande naissance , était fort colère ; un de
ses grands-vicaires lui représentait que ce défaut pouvait
le mener en enfer : Vous vous moquez , répond
» le prélat , Dieu y regarderait à deux fois avant de
» damner un homme tel que moi. »>
»
"
Il n'y a pas de louanges si grosses dont la vanité ne
nous fasse avaler au moins la moitié. Montaigne disait
avec raison qu'on ne peut jamais fermer la porte à la
flatterie , et qu'on ne fait que l'entre-bâiller . » Dites
au plus mince faiseur de madrigaux qu'il sera de l'académie
, à l'auteur de quelques pamphlets qu'on le fera
ministre , au plus ennuyeux prédicateur , qu'il ne peut
manquer d'être évêque , et vous verrez si son amourpropre
vous démentira .
Poinsinet ne manquait pas d'esprit , il avait été applaudi
le même jour sur nos trois grands théâtres ;
bien ! un plaisant parvint à lui persuader « que la cour
était à tel point charmée de son mérite, qu'on lui allait
» donner une grande charge , celle de grand écran du
» roi ; et le pauvre petit homme se grillait les jambes
près du feu pour s'exercer à remplir de bonne grâce sa
charge.
La mystification est forte : peu de vaniteux se voient
- aussi fous et aussi crédules ; mais avec une dose un peu
plus petite , un appât un peu plus fin , que de gens en
tâteraient , même certains qui font les modestes par
vanité , semblables , dit le panégyriste de la folie , à ces
hommes d'une taille médiocre, qui se baissent aux portes
de peur de se heurter !
Mais , tandis que je m'exerce ainsi sur la vanité des
autres , n'en serais -je pas un peu coupable moi-même .
550 MERCURE DE FRANCE .
si je me flattais d'intéresser le lecteur par un plus long
discours ? Finissons donc , quand ce ne serait que pour
tirer ensuite vanité d'avoir su nous arrêter à temps.
TOMBEAU DE LOUIS XII , DIT LE PÈRE DU PEUPLE , dessiné,
gravé et publié par E.-F. Imbard , professeur de topographie
à l'École Royale Militaire , membre de la société
royale des Antiquaires de France , etc. ( 1 ) .
L'auteur de cet ouvrage a déjà publié le Tombeau de
François Ier. , et la manière dont il a décrit et rendu ce
monument devait faire désirer vivement la publication
du mausolée de Louis XII , l'un des nombreux chefsd'oeuvre
produits dans le quatorzième siècle. Ces deux
ouvrages d'architecture, faits dans le goût antique , après
avoir pendant long- temps décoré l'église de Saint-Denis ,
font maintenant l'ornement du Musée des monumens
français .
Louis XII mourut à l'hôtel des Tournelles, le 1er. janvier
1515. Jamais prince , disent avec raison Saint-
Foix (2 ) et Bernier (3 ), ne fut plus regretté de ses sujets ,
et ne mérita mieux de l'être. A sa mort , les crieurs des
corps (4) , en agitant leurs clochettes , criaient le long
des rues : Le bon roi Louis , Père du Peuple, est mort. Ce
prince était sobre , doux , modeste , laborieux , aimait
les sciences , parlait avec beaucoup de grâces. Il était
rempli de sentimens d'honneur, de religion , d'humanitéet
de bienfaisance. Sa mémoire sera éternellement en
bénédiction parmi les Français.
(1 ) A Paris , chez Potey, libraire , rue du Bac , nº . 46 .
Un vol . in-fol . Prix, sur colombier vélin d'Annonay, 9 fr . Sur papier
de Hollande, pour le lavis, 15 fr.
(2 ) Essais historiques , tom . 1er . , pag. 304 , édit. de 1777 .
(3 ) Histoire de Blois ; Paris , 1682 , in - 4 °. , pag. 397-422.
(4)Ils étaient qualifiés de jurés-crieurs de corps et de vin. Ils étaient
déjà établis au commencement du douzième siècle, et peut-être même
auparavant.
NOVEMBRE 1815. 551
En effet , quels éloges ne mérite pas le prince qui ,
sollicité de punir des gens qui l'avaient offensé avant de
monter sur le trône , fit cette belle réponse : Ce n'est
point au roi de France à venger les injures faites au duc
d'Orléans! Il était le premier à s'informer des dégâts qui
pouvaient avoir été commis chez les bourgeois par ses
troupes ; et , dès qu'il en était instruit , il s'empressait
de les réparer ( 1 ) . Mais , sévère autant que juste , îl savait
punir à propos , et s'armait de rigueur lorsque ses officiers
commettaient des actions qui ne convenaient point
à leur caractère . C'est ainsi qu'ayant rencontré deux
conseillers du parlement jouant à la paume , il les menaça
de leur ôter leurs charges , et de les mettre au rang de
ses valets de pied , s'ils continuaient à profaner la dignité
de leur ministère . Le lieutenant particulier d'Orléans ,
qui avait éprouvé les bonnes grâces du monarque , fut
condamné pour quelques concusssions ; un courtisan sollicita
sa grâce , et représenta que le lieutenant avait eu
l'avantage d'être considéré de sa majesté et d'en être
traité favorablement . Je n'étais à cette époque que duc
d'Orléans , répondit le roi , et je pouvais , en cette qualité
, servir mes amis ; maintenant que je suis roi , je
dois être protecteur des lois , et je suis obligé de les faire
observer. Un grand avait frappé un sergent ; le roi , le
bras gauche en écharpe , se transporta de suite au parlement
, et demanda prise de corps contre ce seigneur . Il
chassa de sa cour tous les délateurs , et particulièrement
les flatteur's , race plus à craindre encore .
Son courage et son intrépidité étaient également remarquables
; la prise de Gênes , la bataille d'Agnadel, que
Brantôme ( 2) a si bien décrite , et dans la description de
laquelle il fait connaître une foule de traits héroïques et
de mots heureux du monarque ; le siége de Venise , celui
de Pescaire , le passage du pont de Čassan , ont été témoins
de ses exploits et de sa valeur . Toute l'Europe
(1 ) Soit par argent , soit par vivres , disent les historiens. C'est à
ce sujet que Saint Gelais a écrit « qu'il n'estoit guères de princes faisant
la guerre qui y procédaient en si grande justice , police et équite. »
(2) Hommes Illustres , tom. 2.
552 MERCURE DE FRANCE.
était conjurée contre lui , et le poëte Jean Marot , pèro
de Clément Marot, qui l'avait suivi , étonné de la vaillance
de son maître , proclame
Louis Douziesme , le dixiesme des preux.
Dès son avénement au trône , Louis XII avait diminué
les impôts , et ne les rétablit jamais . Ses finances , sagement
administrées , furent si bien ménagées , qu'elles lui
suffirent pour subvenir aux besoins de l'état. Le peuple ,
qui a toujours l'habitude de murmurer contre le gouvernement,
et des courtisans , bien plus blàmables , puisqu'on
doit leur supposer au moins une idée juste des
vertus et des vices , traitaient d'avarice la sage économie
du monarque. Après les plaisanteries de société , l'on en
vint aux chansons et aux épigrammes les plus sanglantes ;
enfin on alla jusqu'à jouer le roi en plein théâtre . On le
représentait avec le visage pâle , et vidant une coupe
pleine d'or fondu . Louis XII se faisait raconter les plaisanteries
dont il était le sujet , et prenait le parti d'en
rire le premier. Il préférait , disait -il , voir ses peuples
se divertir de son économie plutôt que de les voir gémir
de ses prodigalités. Tous ses voeux, toute son ambition ,
étaient de rendre les Français heureux ; ils le furent, et ne
connurent leur bonheur que lorsque ce bon prince eut
cessé d'exister . Cependant quelques bons esprits avaient
nécessairement reconnu les bienfaits de Louis XII , puisque
de son vivant ils l'avaient surnommé LE PÈRE DU
PEUPLE , leplus doux, le plus soef et dévot nom, dit Saint-
Gelais , qu'on puisse bailler à seigneur ou à prince.
Les guerres de Charles VIII en Italie avaient appris à
connaître les beautés des monumens antiques , et surtout
avaient fait sentir le besoin de les étudier. L'Italie, après
avoir reçu les beaux-arts de la Grèce , les avait d'abord
apportés dans les Gaules , et devait , par suite , les transmettre
de nouveau en France . C'était beaucoup que les
faibles
commencemens qu'on vit éclore sous Charles VIII
pour un peuple à peine sorti de la barbarie , et qui avait
conservé beaucoup trop de traces de son règne. Heureusement
que l'imprimerie apprit à connaître, et surtout à
NOVEMBRE 1815. 553
apprécier les sublimes conceptions des grands écrivains
d'Athènes et de Rome. Ou n'aspirait qu'à les reproduire ,
et surtout d'en publier les copies pour en rendre l'étude
plus facile. De là naquit cette révolution salutaire qui fit
abandonner les formes gothiques employées par nos aïeux
pour préparer les succès et l'influence de notre moderne
école .
Étudiant la nature , se pénétrant de la pureté des
formes admirables et de la finesse de l'antique ,, les artistes
français du seizième siècle s'élancèrent intrépidement
dans la carrière , et se montrèrent bientôt dignes de
la parcourir. La peinture sur toile , sur bois , sur verre ,
sur émail , la sculpture et l'architecture , marchèrent
à grands pas vers la perfection.
Parmi les nombreux chefs-d'oeuvre produits en France
à l'époque de la renaissance , on doit particulièrement
distinguer les tombeaux de Louis XII et de François Ier. ,
modèles des premiers ouvrages construits d'après les
règles des anciens , et qui sont du plus grand intérêt pour
l'histoire des arts .
Le premier de ces deux monumens , qui doit seul nous
occuper, fut élevé dans l'église de Saint-Denis , par les
ordres du successeur de Louis XII , de ce François Ier. ,
surnommé , à si juste titre , père des lettres et des arts ; il
est maintenant placé au Musée des monumens français
.
On ignore le nom de l'artiste à qui l'on doit le projet
de ce beau mausolée . D'après le témoignage de Sauval ,
invoqué par M. Imbard , on voit que Paul Ponce , célèbre
sculpteur florentin , qui résida long-temps à Paris , où il
mourut , fut chargé des figures en ronde-bosse ou basreliefs
, et que les pilastres , ainsi que les autres ornemens
, furent taillés et sculptés à Tours par Jean Just et
François Gentil .
M. Imbard donne la description de ce monument tel
qu'il avait été élevé à Saint-Denis. Le plan a la forme
d'un rectangle , d'environ quatorze pieds sur neuf. Deux
marches , en marbre blanc , actuellement remplacées par
un socle en marbre noir , exhaussaient le soubassement ,
qui est décoré de quatre bas - reliefs représentant les vic554
MERCURE DE FRANCE.
toires remportées par Louis XII en Italie. Quatre statues
allégoriques , faisant allusion aux vertus du monarque ,
la Justice, la Prudence, la Force , la Tempérance, étaient
assises sur les angles de ce soubassement , qui sert de base
à des socles , sur lesquels posent douze pilastres formant
les pied-droits des arcades , où les douze apôtres sont représentés
assis . Ces pilastres , dit M. Imbard, ornés d'arabesques
de fort bon goût , supportent l'entablement, où
les figures du roi Louis XII et de la reine Anne de Bretagne
, vêtues en habit de cour, sont représentées à genoux
à la suite l'une de l'autre , devant des prie-dieu.
Dans l'intérieur du tombeau , on avait couché sur une
cuve ou gisan , les statues du roi Louis XII et de la reine
Anne de Bretagne. Lors de la restauration , on a supprimé
sagement la cuve , et on l'a remplacée par une
élévation sur laquelle sont placés les archetypes de deux
statues. Elles sont maintenant exposées aux yeux du public
. Ces statues , d'un grand style de dessin , sont d'une
si grande vérité d'exécution , qu'on a même figuré sur
le bas-ventre les incisions qui avaient été faites pour
l'embaumement.
Cet ouvrage fait suite au Tombeau de François Ier. ,
dont l'auteur a fait paraître deux livraisons en 1812 , et
dont la publication a été momentanément suspendue ,
afin de faire des corrections à quelques planches.
Les gravures de M. Imbard sont au nombre de neuf ;
elles représentent : 1 ° . deux figures qui , dit-il , ne sont
pas d'une grande pureté de dessin , mais qui se recommandent
par ce style naïf qui a distingué les ouvrages
d'art produits en France dans le seizième siècle ; 2°. les
armes de Louis XII , écartelées de celles de la reine Anne
de Bretagne , avec le porc-épic et la salamandre , qui
étaient le symbole de ce prince ; 3°. le portrait du Père
du Peuple, d'après la statue qui existait au château de
Gaillon. Le torse seul a été conservé , et , d'après les
fragmens , M. Beauvallet , habile sculpteur , a refait la
tête. Ce torse est maintenant au Musée des monumens
français ; 4. la projection horizontale du mausolée , tel
qu'il était à Saint- Denis ; 5. Projection verticale du
tombeau de Louis XII , avec les figures et les bas-reliefs
NOVEMBRE 1815. 555
dont il est décoré : la statue du roi est placée au-dessus ;
6º. coupe verticale du monument , prise sur sa largeur ;
au-dessus est la statue de la reine Anne , agenouillée devant
un prie-dieu ; 7º . projection verticale et latérale du
mausolée , tel qu'il se voit au Musée des monumens français
. Le bas-relief , sculpté sous le soubassement , représente
cette bataille d'Agnadel , où le monarque répondit
aux seigneurs qui lui représentaient le péril où il s'exposait
: Que ceux qui ont peur se cachent derrière moi.
Les figures du roi et de la reine sont placées l'une à côté
de l'autre sur le haut du tombeau . L'auteur , en retraçant
les statues des apôtres qui décorent ce monument , a indiqué
les différentes mutilations qu'elles ont éprouvées .
Un des pilastres porte le millésime M. D. XIII ; il indique
sans doute l'époque où fut commencé ce beau monument.
Les deux dernières planches contiennent l'entablement
, différens détails d'architecture et d'ornemens
puis trois pilastres avec leurs chapiteaux . L'auteur a jugé
à propos de n'en pas donner un plus grand nombre ,
parce que les ornemens des pilastres sont tous , à peu de
chose près , du même genre.
La publication de cet ouvrage ne peut que faire honneur
au talent de M. Imbard comme dessinateur , comme
architecte et comme graveur. On ne saurait rendre avec
plus de finesse et de fidélité les différentes parties de ce
beau monument. Les artistes et les amateurs s'empresseront
de confirmer mon jugement , ainsi que d'acquérir
un travail estimable sous tous les rapports . Enfin , le
texte est à la fois clair , concis et instructif. Je me félicite
de rendre cette justice à l'auteur .
EXTRAIT D'UN PORTE-FEUILLE.-N° . VI.
Si l'on en croit la date , ce fragment aurait été écrit
en 1790. D'après certains traits dont il est semé, on serait
tenté cependant de lui donner une date plus récente ;
peut-être aurait-on tort. Doit-on conclure de ce que les
ridicules joués par Molière se reproduisent de nos jours ,
556 MERCURE DE FRANCE .
que Molière est notre contemporain ? Certes , rien ne se
rait moins raisonnable. S'il nous manque quelque chose à
cette époque , si pauvre en génie , si feconde en tartufes ,
c'est surtout un Moliere , tout le monde le sait. Croyons
donc que les traits qui , dans le morceau qu'on va lire ,
sembleraient avoir rapport avec des personnages aujourd'hui
florissans ( pour me servir de l'expression consacrée
par les biographes ) , ne doivent ce tort qu'au hasard,
et que cela vient tout simplement de ce que les ridicules
d'un homme sont souvent plus vieux que lui.
( Note de l'éditeur. )
LES AUTEURS ET LE SOUFFLEUR.
Le 22 juin 1790.
Voilà ma piece terminée ; il ne s'agit plus que de la
faire recevoir par les comédiens , cela n'est pas difficile;
mais ce qui est difficile , c'est de la leur faire entendre.
Un auteur connu , qui demande audience pour une lecture
, l'attend au moins quatre mois . Si , comme on me
l'assure, ces mois, pour un auteur inconnu , se changent
en années , j'ai encore du temps devant moi. Il n'y a que
vingt-neuf mois que je formai ma demande , à l'instant
même où l'idée sur laquelle j'ai bâti ma pièce me passa
par la tête . Aurais-je encore vingt-trois mois à prendre
patience ? Adressons-nous , pour en être sûr, au secrétaire
de la comédie , lequel , dans le fait , n'a pas dû
m'honorer d'une réponse .
tant
C'est un galant homme pourtant que ce secrétaire ,
si , comme je le crois , il mérite sa réputation . Si imporque
soit son emploi, il ne l'est pas plus que lui. Tout
en faisant semblant de se renfermer dans ses fonctions ,
tout en affectant vis-à-vis des acteurs la contenance la
plus modeste, ce qui est juste , puisque souffler n'est pas
jouer, ce souffleur mène, m'a-t-on dit , toutes les affaires
du théâtre . Chose facile à croire ; car ce qui répugne le
plus aux héros de théâtre comme aux autres , c'est le
soin de leurs affaires .
Ainsi donc il a le secret de la comédie . En possession
NOVEMBRE 1815. 557
de la confiance de tout le monde , il en use pour tout
concilier . C'est une vraie Providence pour les acteurs ,
qui n'ont rien de caché pour lui , et les actrices qui ne
lui cachent rien. Si les semainiers ont le droit d'arranger
le répertoire au commencement de chaque semaine , lui
seul , dans le courant , a le crédit de le déranger , mais
pour l'utilité de chacun . Enfin , sa politesse n'est pas
Inoindre que son obligeance ; il en a pour tout le monde ;
il en a même avec les auteurs , vis-à-vis desquels il pourrait
bien prendre certains airs de supériorité ; car , enfin ,
se dit-il rien de sublime ou d'ingénieux , sur le premier
théâtre de l'univers , qui ne sorte de sa bouche ! .. Décidément
, j'irai le chercher au théâtre ce soir entre les
deux pièces.
Le même jour , à 11 heures du soir.
Je ne suis pas plus avancé que tantôt. Il n'est pas facile
de rejoindre un homme qui a tant d'affaires ; un
homme qui , comme une certaine divinité du paganisme
, a une triple existence. De même que cette divinité
s'appelait Diane , Hécate et Phébé , suivant qu'elle
était sur la terre , dans les enfers ou dans le ciel , de
même le fonctionnaire en question est secrétaire , souffleur
ou littérateur, suivant qu'il est sur le théâtre , sous
le théâtre ou hors du théâtre . Cette espèce de souris n'est
pas aisée à attraper ; j'espère cependant en venir à bout
demain matin. A sept heures je serai à sa porte,
Le 23, à midi .
A sept heures précises , je suis donc allé rue des Bou
cheries , relancer M. de la Porte dans le trou qu'il y
occupe, entre la cave et le grenier d'une maison à neuf
étages , mais plus près pourtant du grenier que de la cave.
Je sonne. Une voix me crie , moitié haut moitié bas ,
comme crie un souffleur, on y va . Au bout de quelques
minutes on m'ouvrit en effet . Un bon homme , en perruque
à bourse et poudrée avec la plus excessive économie
, vêtu d'un habit de velours de coton mordoré , qui
me semblait plus disposé à quitter son maître que son
D
558 MERCURE DE FRANCE .
maître ne l'était à le quitter ; un bon homme , qui joignait
à cet accoutrement la culotte et les bas noirs , et
les souliers à petites boucles , vint me demander obligeamment
ce que je voulais , tout en rejetant sur sa servante
, qui était sortie avant qu'il eût achevé sa toilette ,
le malheur qu'il avait eu de me faire attendre.
Il s'agit , lui dis-je , de faire recevoir à votre théâtre
une pièce dont je suis l'auteur.
LE SECRÉTAIRE.
Je m'en doutais . Eh bien ! monsieur, demandez que la
lecture en soit faite.
MOI.
Il y a plus de deux ans , monsieur, que j'ai fait cette
demande .
LE SECRÉTAIRE.
Plus de deux ans ! Et votre nom , s'il vous plaît ?
MOI ( après avoir décliné mon nom. )
Je demande m'entendre .
que l'on prenne jour pour m
LE SECRÉTAIRE .
Et votre demande est- elle appuyée ?
Par qui ?
MOI.
LE SECRÉTAIRE .
Par un sociétaire.
Non. Mais à quoi bon ?
MOI.
LE SECRÉTAIRE .
A ce que l'on consente à vous entendre ; ce que vous .
n'obtiendrez pas , si personne ne répond de vous. Les
comédiens craignent de perdre leur temps.
NOVEMBRE 1815. 559
MOI.
Je ne le croyais pas. C'est donc chez vous comme à la
bourse ? point de crédit pour le nom qui n'est pas connu ?
Vous l'avez dit.
LE SECRÉTAIre .
MOI.
Mais savez-vous que ce défaut de confiance pourrait
quelquefois être aussi préjudiciable aux acteurs qu'aux auteurs
? Qui vous dit qu'en écartant un auteur qui n'offre
pas caution , vous n'écartez pas une pièce excellente ?
LE SECRÉTAIRE.
Manquons-nous de pièces excellentes ? Toutes les pièces
excellentes sont faites ; le théâtre en regorge. Ce n'est
pas cela qu'il nous faut .
MOI.
*
Je vous entends , monsieur, et je me retire .
LE SECRÉTAIRE .
Pourquoi cela , monsieur ? Je n'ai pas prétendu dire
qu'il n'y avait plus de pièces à faire. La comédie ellemême
est si peu de cet avis , qu'elle renvoie à mon examen
préalable les ouvrages des auteurs qui , comme
vous, n'ont pas
de répondans . Si donc vous voulez m'honorer
de votre confiance ....
MOI.
Très-volontiers , et sans attendre la décision de la comédie
, je vous remets mon ouvrage , et je sollicite vos
conseils .
LE SECRÉTAIRE.
Ils ne vous seront peut-être pas inutiles . J'ai une longue
expérience de la scène ; il y a quarante ans que j'y
dis à chacun ce qu'il a à dire . Mademoiselle Clairon me
prêtait l'oreille ; Lekain m'écoutait avec attention ; M. de
Larive lui-même , qui n'entend pas tout le monde , ne
peut pas se passer de moi . Je ne suis pas moins utile aux
560 MERCURE DE FRANCE .
auteurs qu'aux comédiens , et vous en seriez convaincu
si tous ceux que j'ai obligés ne se faisaient un plaisir
de le taire. Connaissant tout ce qui est fait , je sais ce qui
reste à faire . Confiez-moi votre plan , votre but , votre
système de composition ; je puis sur tous ces points
vous ....
La sonnette qui se fit entendre ne permit pas au secrétaire
d'achever sa phrase. La servante entra et annonça
un jeune homme , auquel monsieur avait donné rendez-
vous . J'en ai donné plusieurs , de neuf à onze ,
des auteurs qui sont dans le même cas que monsieur . Si
vous voulez rester , ajouta -t-il , les discussions que j'aurai
avec eux pourront tourner à votre profit , et vous indiquer
la route que vous devez tenir pour réussir .
་ ་
-
--
-
L'auteur annoncé entra . Il pouvait avoir vingt-trois
ans. Après avoir salué profondément M. le secrétaire ,
il lui demanda avec timidité son opinion sur le manuscrit
qu'il lui avait laissé . Votre tragédie , répondit le
bon homme , ne manque pas d'un certain mérite ; il y a
des pensées fortes , de beaux vers , de belles scènes , un
acte superbe . Vous nie flattez. Non , je vous le dis
comme je le pense. Vous croyez donc qu'il peut obtenir
quelque succès ? Au contraire , je pense qu'il tomberait
infailliblement. J'avais cru cependant avoir
assez heureusement saisi la manière de Corneille . →
Vous n'y avez que trop réussi . Corneille n'est-il pas
le plus admiré de nos tragiques ? Et le moins suivi ;
ne voyez-vous pas qu'il se joue dans le désert ? Si vous
échappiez à la foule qui viendrait pour vous siffler à
votre première représentation , à la seconde vous ne
trouveriez personne pour vous applaudir . Ces sentimens
romains ne sont plus français ; laissez-moi vos consuls ,
vos tribuns , nous ne voulons plus de tout cela . Que
vous faut-il donc ?
Des vassaux , des écuyers , des
chevaliers. Puisque Corneille est si fort passé de mode ,
je vais tâcher de prendre le genre de Racine . Le Racine
ne nous convient pas plus que le Corneille .
bien ! je vous ferai du Voltaire , du Crébillon.
nous du Dubelloi.
-
- Eh
Faites-
Vous avez entendu , me dit le secrétaire après que
NOVEMBRE 1815. 561
l'auteur se fut retiré ; et il allait me développer les
causes de son opinion , quand la servante annonça un
nouvel interlocuteur : c'était un grand garçon , au visage
pâle et maigre , à l'oeil égaré , à la chevelure hérissée
, à la démarche dégingandée , et qui ne semblait
habillé qu'à moitié , quoiqu'il ne lui manquât aucune
pièce de son vêtement. Que pense-t -on de ma comédie ?
dit-il au maître de la maison , en le saluant avec autant
de suffisance que de courtoisie . Refusée ! -Une pièce
de ce genre ! une pièce calquée sur Molière , du Molière
tout pur ! N'avons- nous pas assez des pièces de Molière
pour nos spectacles de remplissage ? est-ce avec du
Molière que nous aurons du monde ? Qui est-ce qui
donne aujourd'hui quarante-huit sous pour avoir du Mo
lière ? Reprenez votre pièce , mon ami, et faites -nous du
Dorat, si vous voulez, où du Beaumarchais , si vous pouvez .
-
-
Les jeunes gens sont tous en mauvaise route , continua
M. le secrétaire , lorsque l'auteur comique fut sorti , non
sans avoir donné quelques signes d'humeur , et même de
mépris. Tout remplis qu'ils sont de leurs études , ils
s'épuisent à imiter les maîtres. Eh ! ce n'est pas le goût
de leurs professeurs qu'il faudrait consulter , c'est celui
du public. Les acteurs , comme les marchands d'étoffes ,
n'écoutent pas d'autre intérêt quand ils renouvellent
leur assortiment. L'ouvrage que ce jeune homme rem→
porte , quelque mérite que j'y reconnaisse , ne serait pas
plus utile à notre répertoire , que ne le serait au magasin
de la Barbe d'Or , l'acquisition d'un brocart pareil
à celui que Madame de Maintenon , ou la reine Anne ,
portaient dans leur magnificence . Ces judicieuses observations
furent interrompues par l'intervention d'un troisieme
personnage. M. le secrétaire serait - il assez bon
pour me faire connaître ce qu'il pense de mon drame ?
dit-il avec un accent le plus sentimental , et d'une voix
dans laquelle il y avait des larmes comme dans ses yeux.
Votre drame est excellent , lui répondit le souffleur avec
l'accent de l'enthousiasme. Le naturel de Sedaine , la
philanthropie de Fenouillot , la philosophie de Mercier
la chaleur de Diderot , le pathétique de Beaumarchais !
et pas d'esprit surtout ... Il n'a jamais gâté mes pièces
-
36
562
MERCURE DE FRANCE.
pour votre théâtre , répondit ingénument notre dramatique
, ou dramatiste , ou dramaturge. L'esprit n'est bon
que pour le vaudeville , tout au plus ; encore j'espère
bien prouver, si jamais j'en fais un , qu'il peut s'en passer.
-
-
-
-
-
Vous êtes .
y
---
Non .
Vous en avez pourtant mis , je crois , dans un de vos
rôles ; mais une fois n'est pas coutume , dit M. le secrétaire
, avec autant de grâce que de finesse . De l'esprit
dans un de mes rôles ! dans celui du père ?
Dans celui du fils ? - Non . Dans celui de l'abbé ?
Non. Dans celui du portier ? — Non . — Dans celui
du muet , peut-être ? Je ne m'attendais
pas à cette critique . Au reste , si l'on me trouve de
l'esprit , ce ne peut être que quand je ne parle pas. Mais ,
à quand les répétitions ? - Dès que les rôles seront sus . Ils
sont à l'étude . Chacun s'occupe du sien . La petite bavarde
qui s'est chargée de celui du muet , ne songe qu'à
sa pantomime , et depuis trois jours ne quitte la classe de
l'Abbé de l'Épée que pour aller chez Nicolet . J'y vais
aussi étudier les secrets de mon art , dit l'auteur ; et il
se retira en faisant un salut et un soupir.
-
Cet homme sensible n'était pas au bas de l'escalier ,
qu'un nouvel original l'avait remplacé. Eh bien ! lui dit
le littérateur consultant , avez - vous songé à satisfaire
notre premier acteur ? Si long , si beau que soit notre
rôle , il n'est jamais content ; il trouve toujours les autres
mieux partagés que lui , et s'en offense d'autant plus
vivement , qu'il croit que tout personnage ne doit être
en scène avec lui que pour donner sa réplique . Il a donc
déclaré positivement qu'il ne jouerait pas dans votre
pièce , si vous n'ajoutiez trois monologues et cinq tirades
à son rôle. Il exige surtout que vous y fassiez entrer une
trentaine de vers qui se trouvent dans les rôles de ses
interlocuteurs ; mais comme il sait que ses camarades
tiennent à ces vers-là , et qu'il ne veut pas avoir de mauvais
procédés , il m'a chargé de leur offrir des indemnités
qui seront réglées à l'amiable. Il y a tel vers dont il offre
jusqu'à douze francs .
Il est inutile , répondit le nouveau venu , de s'occuper
plus long-temps de cet objet. L'acteur ferait un marché
de dupe en concluant cette affaire , et je serais plus dupe
NOVEMBRE 1815. 563
un
encore de l'autoriser. Les plus beaux vers , comme les
plus beaux diamans , veulent être à leur place , et brillent
d'autant plus qu'ils sont mieux entourés. Mais sans
rien changer à mon ouvrage , dans lequel je renonce à
employer votre héros , je puis satisfaire son goût pour
les monologues , et lui donner , dans une pièce que j'ai
faite pour lui seul , le plus long rôle qu'on ait jamais
vu et qu'on puisse voir . J'ai trouvé , à cet effet
sujet admirable ! Et lequel , s'il vous plaît ?
Celui de Robinson dans son ile. Je ne vois pas
sujet de tragédie. J'y vois un sujet de tragédie en cinq
actes . Mais Robinson , dans sa solitude , n'avait pour
toute compagnie que son chien et son chat. Ce ne sont
pas là des interlocuteurs . Aussi ne parlent- ils pas .
Voici mon plan.
-
"
-
là un
Robinson , après avoir contemplé la nature , fait l'éloge
du printemps , monologue qui forme le premier
acte. L'éloge de l'été remplit le second ; celui de l'automne
, le troisième ; celui de l'hiver , le quatrième . —
Et le cinquième ! comment le remplissez - vous ? et quel
est votre dénouement , votre catastrophe ? Dans le
cinquième , mon solitaire , dont le coeur est exalté par
les tableaux de la bonté et de la grandeur du Tout-Puissant
, lui adresse une prière pleine de chaleur et de sentiment.
Son éloquence est un torrent. Transport d'enthousiasme
qui tout à coup est interrompu par cette
interlocution : As-tu déjeuné , Jaco ? C'est le perroquet
de Robinson , qui , sans y être autorisé , a pris la parole ,
et s'obstine à la garder en dépit de son maître , qui ,
comme votre premier acteur , ne voulant pas , ce jourlà
, souffrir d'interlocuteur , finit par lui tordre le cou
pour
le faire taire . Les remords de Robinson succèdent
bientôt à ses fureurs et terminent ce drame , qui ne
comporte pas moins de dix-huit cents vers. Qu'en pensez-
vous ?
L'heure où M. de Laporte devait se rendre à une répétition
, reprendre ses fonctions de souffleur , venant
à sonner , cet homme , qui est l'exactitude même , nous
pria de lui permettre de nous quitter , en me donnant
rendez-vous à huitaine , pour récapituler ce que nous
564
MERCURE DE FRANCE .
venions d'entendre. Quant à l'auteur de Robinson , il lui
dit , tout en cheminant , des complimens , accompagnés
de quelques observations sur la difficulté de trouver un
perroquet assez intelligent pour être employé dans son
ouvrage ; mais cet homme judicieux lui ayant fait observer
que le théâtre , abondant en acteurs qui récitaient
leurs rôles comme des perroquets , il n'était nullement
embarrassé de trouver un sujet propre à remplir ce personnage
, nous convînmes qu'il n'y avait plus d'objection
à faire contre l'admission de cette nouveauté ; et le secrétaire
des comédiens ordinaires promit d'en parler au
comédien extraordinaire à la première occasion.
BEAUX -ARTS.
Dans ce moment , où les arts ont à déplorer de si
grandes pertes , rien ne doit intéresser davantage que de
connaître les espérances données par les artistes français.
La notice des travaux de la classe des beaux-arts , depuis
le mois d'octobre 1814 , vient nous rassurer , et doit
nous rendre orgueilleux des ressources immenses qui
nous sont offertes . Il sera beau de ne rien devoir qu'à
nous-mêmes. Repeuplons nos musées , embellissons nos
monumens publics avec les chefs -d'oeuvre de notre école ,
la première de l'Europe , la seule qui n'ait pas de rivale.
Nos lecteurs nous sauront bon gré , nous le pensons ,
de leur faire connaître en entier l'intéressant rapport ,
lu par M. Le Breton , à la séance publique de l'Institut ,
le 28 octobre 1815.
M. le Secrétaire perpétuel entre ainsi en matière :
Quelque grand , quelque légitime que soit le deuil
de nos artistes et de tous les Français qui attachent du
prix aux progrès des beaux-arts , ainsi qu'aux douces
jouissances qu'ils donnent , nous croyons pouvoir leur
offrir des consolations dans un prochain avenir. Sans
NOVEMBRE 1815. 565
doute nos pertes sont irréparables , et ne pas les déplorer
ici serait d'une insensibilité honteuse , ou une lâcheté.
C'est maintenant à l'histoire qu'il appartient de prononcer
sur la justice ou l'injustice qui les produit , de
juger les formés qui les ont accompagnées. Mais nous
sommes déjà fondés à croire qu'elle ne dira point que
notre nation , qui s'était enrichie de leurs chefs-d'oeuvre ,
se soit montrée indigne de les posséder . Ennoblissons du
moins un de nos malheurs par la persuasion qn'il ne fut
pas mérité.
Avant que la victoire abusât du droit de la force , ce
qu'elle ne tarde jamais de faire , elle obtint pour la
France un choix de monumens de l'art statuaire antique
et des plus beaux ouvrages de la peinture moderne . Elle
se borna aux objets stipulés , et les groupes inappréciables
de Monte- Cavallo , ainsi que beaucoup d'autres statues
et bas-reliefs d'un transport plus facile , ne furent
point enlevés. On laissa au souverain le temps de prendre
des images identiques de tous les originaux qu'il perdait
, procédé honorable et délicat qu'on n'a point pour
nous , qui en avions donné l'exemple . Ne veut-on nous
imiter que dans le mal ? Une réunion d'hommes estimables
, sous le double rapport des talens et de la moralité
, fut envoyée de Paris , moins pour ravir à Rome des
monumens cédés , et dont la possession n'était pas douteuse
, que pour veiller à leur conservation dans le déplacement
et le voyage . Aussi l'on a peine à concevoir ,
surtout aujourd'hui , le succès de cette étonnante opération
. Arrivés ici sans aucun accident , par le prodige
de cette surveillance religieuse et de tous les instans ,
pendant le cours d'environ une année , les sociétés savantes
de tous les genres , les corps enseignans avec tous
leurs élèves accompagnèrent leurs chars , que tous les
arts avaient concouru à décorer , et les présentèrent au
gouvernement , aux autorités constituées et à la population
de la capitale , réunis au Champ-de-Mars pour les
recevoir , et célébrer en quelque sorte leur apothéose.
Qu'aurait fait de plus Athènes au temps de Péricles ? Ge
que je rappelle , vous l'avez vu pour la plupart , et l'Europe
entière a lu les relations de cette fête mémorable .
J
566 MERCURE DE FRANCE .
C'était déja se montrer digne d'un si grand bienfait , et
se rapprocher autant que possible des dieux qui venaient
nous honorer de leur présence.
On ne dira pas aussi que la France ait manqué de
magnificence pour leur ériger un temple , ni de générosité
pour en faciliter l'accès à tous les étrangers , amis
ou ennemis . Il semblait ne plus exister , dans son auguste
enceinte , de haines ni de rivalités nationales. Nous jouissions
peut-être davantage , parce que nous faisions jouir
les autres . Mais personne n'osera nier que Paris n'ait
paru retenir ces chefs-d'oeuvre qu'à titre de dépôt , pour
le plus grand avantage de l'Europe , et non pour l'orgueil
d'une propriété exclusive .
Telle est , si je ne me trompe , la vraie morale des
beaux-arts , et nous l'avons pratiquée . Ce n'était donc
pas d'eux qu'il convenait de prendre texte pour nous
donner de dures leçons ; car , en les invoquant ces beauxarts
que nous avons respectés , cultivés et propagés , ils
nous donneraient le droit d'exercer de sévères récriminations
. En effet , pour éviter ce qui pourrait sembler
nous être personnel , et nous réduisant à un seul fait ,
ce ne sont pas des Français qui ont arraché par lambeaux
les sculptures de Phidias des monumens d'Athènes , et
mis en ruines les portiques des témples violés .
Détournant les regards de ces tristes souvenirs , je
vous propose , Messieurs , de porter votre attention sur
des espérances dont vous reconnaîtrez la réalité , puisqu'elles
reposent sur les lumières du Roi et sur des ressources
qui nous appartiennent , savoir une grande
richesse de talens et le goût de la nation.
On peut transférer partout des statues et des tableaux ,
les traîner en vaincus à la suite des chars de triomphe ,
l'ancienne Rome en donna l'exemple ; mais elle n'eut
point pour cela de Praxitelle , de Phidias , d'Apelle , ni
de Zeuxis . Les beaux-arts , comme les productions exquises
de la nature , ont leur zone , leur température de
prédilection , et la France est une patrie qu'ils ont adop
tée , depuis le seizième siècle , non par le besoin d'en
chercher une autre , ni par l'effet des catastrophes poliNOVEMBRE
1815. 567
tiques , car ce fut sous le beau règne de Léon X qu'ils
devinrent français. Ils ne cesseront pas de l'être .
Les malheurs de l'État pèsent sans doute sur les beauxarts
, mais n'en éteignent pas le flambeau , quand la
sagesse veille à sa conservation . Certes , lorsque François
Ier . l'alluma pour nos aïeux , et le fit briller d'un éclat si
vif , le royaume n'était pas florissant le règne même de
Charles IX n'en étouffa point la flamme. Ce ne sont pas
des profusions irréfléchies qui les font prospérer ; elles
produiraient au contraire leur décadence par le désordre
des conceptions et le mauvais emploi des talens . On
peut compter des milliers d'artistes , multiplier les monumens
à l'infini , et n'avoir qu'à gémir sur les beauxarts
. Un gouvernement n'est jamais assez riche pour se
livrer à une munificence aveugle , même dans les arts ;
mais une nation n'est jamais assez pauvre pour ne pas
les cultiver et les encourager , lorsqu'elle a le bonheur
d'en posséder le germe et d'en avoir le goût.
Cependant , quelque bien fondée que puisse être notre
confiance dans la sollicitude paternelle du Roi , elle deviendrait
illusoire si l'école française n'avait pas à lui
offrir des talens capables de remplacer des chefs -d'oeuvre
par d'excellens ouvrages . On connaît notre richesse en
ce genre ; elle est telle que nous pourrions la partager
avec toutes les nations civilisées , et les écoles royales de
Paris et de Rome préparent des talens qui succéderont
dignement aux maîtres qui les ont formés . Je vais , selon
nos usages , vous soumettre un précis des travaux de ces
gymnases des arts , et de l'examen que la classe en a fait
dans le cours de l'année .
Les agitations de l'Europe ont eu , depuis deux ans ,
une influence nuisible à l'école royale de Rome , au moins
sous quelques rapports . Les peintres ont hésité à s'y rendre,
et ces retards leur ont fait perdre un temps précieux.
Pour ne pas soupçonner leur zèle , nous en chargerons
les circonstances désastreuses qui ont frappé la France et
fait sortir les autres nations du calme nécessaire à tous
genres d'études .
les
( La suite au prochain numéro . )
468 MERCURE DE FRANCE .
CORRESPONDANCE DRAMATIQUE.
23 novembre 1815 .
Je suis bien en retard, monseigneur ; mais les spectacles
offraient si peu d'intérêt la semaine dernière , que j'ai
cru devoir attendre quelques nouveautés avant d'écrire
à V. A. La première représentation d'une comédie en
prose, intitulée Paolo , me force de vous ramener , malgré
moi , au théâtre de l'Odéon . Cette petite pièce a été
jouée le g in Fiocchi.
Il n'y avait au parterre qu'une trentaine de personnes
, encore y étaient-elles entrées avec les billets du
soi-disant auteur de Paolo : quelques femmes clair-semées
ornaient la première galerie , destinée depuis longtemps
aux billets donnés par l'administration . Quand on
rencontre dans cette énorme salle de l'Odéon quelques
spectateurs qui ont payé leur entrée à la porte ,
Apparent rari nantes in gurgite vasto.
Jugez , Monseigneur, si Paolo, ou les Amans sans le
savoir, ont été écoutés patiemment. Toutes les fois qu'on
joue la comédie en société , on est toujours sûr d'être
applaudi . Peu importe que la pièce soit un tissu de scènes
décousues et remplies de froides équivoques , d'insipides
niaiseries ; qu'un Daphnis ingénu soit représenté par
Armand , qui porte sur le théâtre un masque de quarante
cinq ans ; qu'une Cloé , sous les traits de mademoiselle
Fleury , qui est fort jolie assurément , demande à tous
momens ce que c'est que l'amour , comment on s'y prend
pour le faire , et qui ignore s'il faut garder son fichu
qui déplaît à son amant , ou tortiller ce fichu , ce qui déplait
à son papa; qu'on dise enfin qu'un notaire se nomme
Cornelio Cornetto , et qu'il est commis aux barrières sur
lesfrontières de l'Hymen. Alceste dirait sur-le-champ :
Ce n'est que jen de mots , qu'affectation pure ,
Et ce n'est point ainsi que parle la nature,
NOVEMBRE 1815. 569
Eh bien ! Paolo n'en a pas moins été jusqu'à la fin , et
l'auteur a été demandé . On est venu nommer M. Duchamp
.
V. A. demande déjà ce que c'est que ce M. Duchamp ?
Je lui répondrai que c'est purement et simplement un
petit nom de guerre de M. Henri Dupin , jeune auteur
sifflé aux Variétés , sifflé au Vaudeville ; non pour ses
propres ouvrages , car il n'a jamais rien imaginé de sa
vie, mais pour les vicilles pièces qu'il retourne comme de
vieux habits , et des couplets dont il ramasse les pointes
dans les papillotes du confiseur Berthelmot. Ce M. Henri
Dupin ne se contente point de s'emparer d'un sujet bien
rebattu , qu'il ajuste toujours sans goût à la scène ; il
pille une pièce toute entière , et la reproduit textuellement
aux yeux du public. J'étonnerais bien V. A. , si je
lui disais que toutes les phrases ridicules que j'ai citées
de Paolo appartiennent à Autereau , qui fit représenter
pour la première fois aux Italiens , le 14 avril 1720 , unc
comédie en trois actes , intitulée les Amaps ignorans .
C'est cette pièce que M. Dupin a dépecée , mutilée et réduite
à la mesure d'un acte, sous le titre de Paolo, ou les
Amans sans le savoir . Grâce à la méthode qu'a adoptée
ce commode auteur , on pourra désormais faire une comédie
avec des ciseaux .
Le plagiat a ses licences ; mais
Celui-ci passe un peu les bornes que j'y mets .
Avant de quitter l'Odéon , qui n'offrira probablement
rien d'intéressant , jusqu'au moment où le joyeux Picard
en prendra la direction , j'aurais voulu annoncer à V. A.
le succès de la Fin de la Ligue , ou la Bataille de Fontaine-
Française , comédie en trois actes , qui devait être
représentée lundi dernier, au bénéfice de l'acteur Clozel .
Une indisposition , dit-on , a rejeté indéfiniment cette représentation,
que le bénéficier avait crue susceptible d'attirer
la foule, en intercalant dans la Fin de la Ligue une
entrée à pied et à cheval , avec un ballet , où plusieurs
danseurs de l'Opéra doivent figurer , et partager les applaudissemens
qu'on prodiguera aux chevaux de Franconi
.
70
MERCURE DE FRANCE.
5
Cette pièce , imprimée depuis quelque temps , est faiblement
écrite ; il s'y trouve des applications heureuses
pour le meilleur des rois , mais nulle connaissance de la
scène.
Espérons que bientôt le second Théâtre Français aura,
dans le répertoire qu'il sollicite de l'autorité , la Partie
de Chasse , et que cette pièce , également bonne sous le
rapport de l'art et de l'opinion , purgera l'Odéon de
toutes les rapsodies auxquelles le nom seul d'Henri IV
a servi de passe- port.
Il est à remarquer que ce bon prince , au caractère
duquel on se plaît à comparer celui de ses nobles descendans
, a été traduit sur tous nos théâtres indistinctement.
Le Vaudeville a mis dans sa bouche des flons flons ; Franconi
lui a fait jouer la pantomime ; madame Catalani nous
l'a montré chantant des polonaises et des cavatines ; il
n'y a pas jusqu'à feu Legouvé , qui a tourné autour du
pot , pour lui faire dire en style tragique :
Je veux enfin qu'an jour marqué pour le repos ,
L'hôte laborieux des modestes hameaux ,
Sar sa table moins humble ait , par ma bienfaisance ,
Quelques- uns de ces mets réservés à l'aisance.
Nous voici , sans transition , arrivés au Théâtre Français
, Monseigneur ; et j'en profiterai pour vous entretenir
de Macbeth , tragédie que Després , acteur retraité ,
a été exhumer , pour la représentation à son bénéfice ,
dans les oeuvres de M. Ducis . V. A. connaît trop le Macbeth
anglais, pour que je m'égaie avec elle des bizarreries
qu'il renferme. Des beautés du premier ordre rachètent
d'ailleurs ces taches d'un génie sans culture , et qui dans
un siècle où le théâtre , en Europe , était plongé encore
dans la barbarie , devina , pour ainsi dire , la terreur et
la pitié tragique.
M. Ducis , le Nestor de notre littérature , avait transporté
avec succès Hamlet sur la scène française ; mais il
échoua dans Macbeth . Il nous présenta un homme gouverné
par la femme la plus odieuse ; tourmenté par la
crainte ; faible , pusillanime ; achetant le trône par un
NOVEMBRE 1815. 571
double crime , et le restituant à son prince légitime ,
parce qu'il ne peut plus supporter ses remords. Un tel
caractère n'offre aucun intérêt . Ce genre sombre , terrible
, fatigue , mais n'attendrit point . Talma a eu besoin
de tout son talent pour faire supporter une pièce qui
n'est point digne d'un théâtre qui compte tant de chefsd'oeuvre
, et que le public avait déjà oubliée. Mademoiselle
Georges a montré dans le rôle atroce de Frédégonde
un nerf et une chaleur qu'on ne lui soupçonnait pas . On
regrettait souvent que le beau physique de cette actrice
ne fût point animé de ce feu sacré, si nécessaire aux arts ;
mais un travail assidu et les progrès étonnans qu'elle a
déjà faits , nous promettent , dans mademoiselle Georges ,
une héritière de Raucourt . Elle a été effrayante au cinquième
acte , lorsqu'elle arrive , comme un somnambule,
débiter une scène dont les expressions sont si voisines du
ridicule . Le flambeau qui faisait étinceler son poignard ,
et qui reflétait sa lumière sur sa tête échevelée , offrait
un tableau bizarre , auquel on ne peut rien comparer.
Comme V. A. ignore sans doute comment l'auteur a indiqué
les gestes et l'accent que l'actrice doit employer ,
dans ce moment , en débitant ses vers , je vais lui rapporter
quelques-unes de ces parenthèses singulières , telles
qu'elles ont été imprimées en 1813.
FRÉDÉGONDE .
( Tâchant de rappeler un souvenir vague à sa mémoire. )
Qui m'a dit ces mots : « Va , le ciel te fit mère. »
( Avec serrement de coeur . )
S'ils éprouvaient les coups d'une main meurtrière !
( Très-tendrement. )
O ciel !
( Portant la main A SON NEZ avec répugnance . )
Toujours du sang !
( Très-tendrement. )
Je verrais leur trépas .
}
572
MERCURE
DE FRANCE
.
(Avec larmes. )
Moi leur mère !
( Avec terreur, se GRATTANT la main. )
Ce sang ne s'effacera pas .
( Avec la plus grande douleur. )
O dieux !
( En se GRATTANT la main vivement. )
Disparais donc , miserable vestige !
( Avec la plus tendre compassion. )
Mon fils , mon cher enfant !
( Se GRATTANT la main plus vivement encore. }
Disparais donc , te dis-je.
( Se GRATTANT la main avec un dépit furieux . )
Jamais ! jamais ! jamais !
( Comme si elle sentait un poignard dans son sein. )
Mon coeur est déchire.
( Avec de longs soupirs , les plus douloureux, et tirés du
plus profond de son coeur. )
Oh ! oh ! oh !
Je m'arrête , Monseigneur ; je m'abstiendrai de réflexions
qui pourraient affliger un vieillard estimable ,
qui nous a donné des ouvrages qui renferment des scènes
sublimes , et que la comédie française a si mal servi en
reproduisant précisément le plus médiocre. M. Ducis
avait essayé de s'ouvrir , dans la tragédie , une route nouvelle
. Le public , dont le goût était blasé , demandait ,
à l'époque où Macbeth parut pour la première fois , des
impressions fortes et vives . Le temps d'une révolution
désastreuse , où tous les crimes allaient devenir familiers
au peuple , rendit à cet ouvrage monstrueux une vogue
qu'il n'avait pas pu obtenir en 1784. Racine , à cette
époque , était peu goûté : quelques : tragédies de Corneille
et de Voltaire apparaissaient quelquefois au milieu de
NOVEMBRE 1815. 573
•
ce chaos ; encore étaient- elles bien pâles auprès de Robert
, chef de brigands.
Il est bien à souhaiter que la comédie française renonce
désormais à ces noires productions , qui attristent l'âme
sans l'élever , en n'offrant que des crimes dégoûtans ,
sans motifs vraisemblables , sans peinture de caractères .
Je n'hésite pas à ranger dans cette classe Gabrielle de
Vergy , où Lafont paraît tant se complaire . Un auteur
tragique ne doit offrir image du crime et du meurtre
qu'avec précaution . Ce sont des liqueurs fortes dont on
ne doit jamais faire qu'un usage modéré.
Ces réflexions , Monseigneur , nous conduisent naturellement
aux boulevards pour y voir la Marquise de
Gange, mélodrame si beau qu'il en est épouvantable. C'est
la cause célèbre qui porte le nom de cette dame qu'on a
dialoguée et transportée sur le théâtre. Les auteurs n'ont
cependant pas conservé l'usage singulier que la Marquise
fit de ses beaux cheveux lorsqu'elle fut empoisonnée ;
mais ils ont suppléé à ce petit jeu de scène par tout ce
qu'on peut imaginer d'odieux . Les deux beaux-frères de
Madame de Gange sont les scélérats les plus accomplis
qu'il soit possible de rencontrer ; ils débitent , comme de
raison , les plus noires bouffonneries qui aient jamais retenti
dans l'enceinte des petits théâtres depuis la Femme
à deux maris . Que vous dirai-je enfin ? ... C'est un spectacle
charmant.
Cependant je crains que Franconi ne fasse tort aux
prodigieux succès de la Marquise de Gange. Il vient de
monter une pantomime intitulée Robert le diable , ou le
Criminel repentant. La scène et le cirque ne forment
qu'un seul théâtre. On distingue dans cet amas de spectacle
un tournoi , un carrousel , une contre-danse dansée
par huit chevaux ; des courses de bagues et de têtes à la
mauresque ; un jeu de la lance des dames , etc. , etc.
Tout cela est exécuté sur une musique presque barbare ,
et qui est , par conséquent , très - bien adaptée au genre .
A propos de musique , nos compositeurs sont bien paresseux
. On disait dernièrement que Berton allait nous
donner des nouveautés à Feydeau ; mais je crains bien
que ce ne soit un faux bruit. On ne parle presque plus
du théâtre de Madame Catalani .
574
MERCURE
DE FRANCE .
S'il vous prenait jamais fantaisie , Monseigneur , d'entendre
la partition de l'Orgoglioso avvilito , opéra antibouffon
de Fioravanti , faites - la exécuter sur les cinq
voyelles de l'alphabet , attendu la niaiserie et la platitude
du poëme . Que V. A. se figure une espèce de Belle Arsenne
qui bat la campagne ; un Alcindor suranné , qui
est plus bête que ceux qui lui disent crûment qu'il l'est ;
des scènes froidement extravagantes qu'il est impossible
de siffler , parce qu'on baille ; une piece enfin qui finit
parce qu'on baisse la toile ; et V. A. n'aura encore
qu'une faible idée de cet ouvrage inepte. Comme musique
, il y a plusieurs morceaux qui ont de la fraîcheur ,
de la grâce ; quelques-uns ont paru se ressentir du vide
des paroles . En général , je n'ai rien remarqué de saillant
que l'ouverture , qui a peut-être quelque chose d'original
. Madame Forlendis , que vous avez pu voir jadis débuter
à l'Odéon , est bien médiocre cantatrice ; Barilli et
Porto l'ont secondée de leur mieux. Cette nouveauté
avait attiré peu de monde , et je doute toujours que ,
sans des talens extraordinaires , un théâtre italien puisse
jamais se soutenir en France tout seul . Il faut , comme
le Grand-Opéra, qu'il soit soutenu par le gouvernement,
ou aidé par une troupe nationale . Les anciens Italiens ,
qu'un ministre somptueux et puissant avait appelés à
Paris , furent si bien convaincus de l'impossibilité de subsister
, qu'ils finirent par se franciser et jouer des pièces
tout-à-fait françaises .
TABLEAU POLITIQUE .
EXTÉRIEUR .
AMÉRIQUE .
Depuis qu'un nouveau traité de paix a été conclu entre
les indigènes du nord-ouest et le gouvernement des
États-Unis , les gazettes américaines en font leur thème
de tous les jours ; ils peignent sous les plus brillantes
ouleurs les avantages qui doivent en résulter pour eux ;
NOVEMBRE : 815. 575
ils y voient surtout le moyen d'enlever à l'Angleterre le
commerce des pelleteries , et de détourner les richesses
que le Saint-Laurent portait depuis si long - temps à
Québec et à Montréal , pour les faire descendre par le
Mississipi à la Nouvelle -Orléans .
Cette dernière ville a reçu une députation des insurgés
de l'Amérique espagnole , qui avait pour mission de
demander des secours en hommes et en argent . Il paraît
que la proclamation du président des États-Unis n'a pas
empêché la demande de ces envoyés d'être favorablement
accueillie . En effet, divers rapports annoncent que
des troupes et des fusils , venant des États-Unis , ont été
débarqués au port de Tuspan , entre Tampies et Vera-
Cruz ; mais ces secours sont arrivés trop tard pour prévenir
la reddition de Carthagène : cette ville s'est , dit-on,
soumise au général Morillo .
Les mêmes succès ont accompagné les armes espagnoles
au Pérou. La victoire, remportée par le général Ramirez,
a dû être des plus completes , puisqu'il n'a perdu que
sept hommes dans une affaire où il a pris à l'ennemi
quarante et un caissons et trente-sept pièces de canon.
Cette victoire a fait rentrer le Pérou sous l'autorité
royale , et paraît y avoir ramené le calme et la tranquillité.
Le calme dont jouit le Brésil , la tranquillité qu'il n'a
cessé de posséder, il les doit , avec tous les biens qui en
découlent , à la présence de son souverain . A une époque
où un homme étendait sur presque toute l'Europe le
sceptre de fer de l'usurpation , le prince régent de Portugal
ne put s'y soustraire qu'en transportant au-delà
des mers le siége de son empire. Le spectacle que lui
offrent aujourd'hui les colonies espagnoles , en lui montrant
combien a été sage sa résolution , l'empêche probablement
d'en changer, et de venir disputer aux Anglais
la souveraineté qu'ils exercent dans son royaume.
ESPAGNE .
On ignore si c'est pour vouloir être maître dans le
sien que le roi d'Espagne voit se refroidir l'amitié qui
existait entre eux et lui. Des nouvelles de Madrid annon576
MERCURE DE FRANCE .
cent que ce refroidissement est certain ; mais elles n'en
font pas connaître la cause . Les feuilles anglaises ne la
laissent pas deviner non plus , mais elles en laissent percer
les effets dans leurs rapports alarmans sur la situation
de l'Espagne . A les en croire , le roi , en conservant
auprès de sa personne des conseillers odieux à la nation ,
aurait trompé l'espérance publique , et la crainte des
mécontentemens populaires aurait déterminé le roi à
quitter Madrid et à chercher un refuge à l'Escurial ; ils
ajoutent que cent cinquante gardes-du-corps auraient été
arrêtés. Le marquis de Campo-Sagrado , nouveau ministre
de la guerre , est , selon eux , un homme inconnu
à l'armée .
Son prédécesseur, Ballesteros , se rend à Pampelune ;
il doit y résider sous la surveilance des autorités locales .
Don Juan Martin , plus connu sous le nom de l'Empecinado
, est relégué à Mouza en Aragon.
ITALIE.
On fait , à Rome , de grands préparatifs pour la réception
de l'empereur d'Autriche . Le roi de Sardaigne y
est également attendu.
ANGLETERRE.
Depuis quelque temps les gazettes anglaises sont sans
intérêt pour nous . Elles ne sont remplies que des détails
des derniers combats livrés dans l'Inde. L'Angleterre
jouit de nouveaux succès qu'elle vient d'y obtenir. Des
ordres ont été donnés de suspendre le recrutement des
régimens hanovriens : d'autres ordres font embarquer
d'autres régimens pour la France ; et les journaux de
l'opposition demandent s'il ne serait pas plus utile de
les envoyer en Irlande .
DE L'IMPRIMERIE DU MERCURE , RUE DE RACINE ,
No. 4.
TABLE DES MATIÈRES
DU
TOME SOIXANTE-QUATRIÈME.
PROSPECTUS
POÉSIE.
Pages .
I
Le Narcisse, par mademoiselle ***, âgée de 17 ans .
• Élégie .
Le Platane .
Stances à Laure.
Les Incorrigibles , épigramme.
Ode contre les détracteurs de la poésie .
François Ier. , romance.
Le Bouquet. ·
A Lise.
A mad . B... M...
41
86
133
134
Ib.
178
179
224
225
226
Épître à l'empereur Alexandre , par M. Viennot. 275
Le coeur de Lisette .
L'Ecureuil et le Chien , fable. ·
Les trois Roses , stances.
Didon , cantate .
227
326
477
535
La Branche de Laurier, anecdote ; par le cher . Perrin de
Brichambeau . 540
Enigmes , 45, 88 , 135 , 181 , 227 , 228, 327 , 384 , 432 ,
480, 451 .
Logogriphes , 45 , 135 , 181 , 227 , 278 , 327 , 384 ,
431 , 541 .
Charades , 45 , 88 , 135 , 181 , 227 , 278 , 327 , 384 ,
432.
7
TABLE DES MATIÈRES .
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS .
Histoire de l'Ambassade dans le grand-duché de
Varsovie , en 1812 ; par M. de Pradt .
Dictionnaire des Girouettes.
Des élections qui vont avoir lieu .
•
Quelques réflexions sur l'esprit qui doit inspirer les
écrivains politiques .
Géographie ancienne.
•
Pages.
19
24
27
31
122
L'éducation française .
Revue littéraire .
125
129, 170, 272
Des désordres actuels de la France , et des
d'y remédier ; par M. de Montlosier.
De l'éducation physique de l'homme.
Le Muséum restauré .
Deuxième Epître du Diable à Napoléon Bonaparte .
Adélaïde de Méran , roman de Pigault-Lebrun.
moyens
.. 165, 263
213
323
347
354 •
Enseignement élémentaire. 366
Instruction publique. 385, 433, 529
L'Etranger dans sa Famille , roman. 413
Quelques réflexions sur l'Histoire . 417, 446
OEuvres complètes de Xénophon .
Recherches sur les ouvrages des Bardes de la Bretagne-
Armoricaine dans le moyen âge ; par Gervais
de Larue.
Extrait d'un journal de Voyage pittoresque en
France ; par lord St.
Tombeau de Louis XII , dessiné et publié par E. F.
419
481
513
Imbard. 550
•
Extrait du rapport de M. Le Breton , fait à la classe
des Beaux-Arts . 564
MÉLANGES .
Le Buste , nouvelle ; par madame D.
Le bon roi Tanguy , et le sage roi Saady, conte.
33
64
TABLE DES MATIÈRES . 3
•
·
Les couleurs et les marques nationales .
Les Vous êtes orfèvre , M. Josse.
L'Orgueil et l'Amour, conte .
Apollon et Mercure , dialogue.
Les Songes de Nadir- Moullah.
La veuve de Luzy, anecdote.
Le secret de fixer l'Amour.
Réflexions philosophiques .
.
De la conversation et des opinions sur la politique
.
Souvenirs .
La Liberté politique essentielle à la liberté civile ;
de la liberté en général . ·
Pages.
73
79
109
115
156 , 488
202
251
258
268
303
316
450 ,
359
365
369
389
463
504
542
458
248
Extraits d'un Porte-Feuille , 309 , 375 , 396 ,
518 , 555.
Entretiens sur les Mours.
Le Mannequin des Modes.
•
.
Questions .
Des Disputes. •
De l'Amitié..
De la Mode et des Coutumes .
De la Vanité. .
Sur la Salubrité des grandes villes , et en particulier
sur celle de Paris .
REVUE DES THÉATRES . 9, 56, 103 , 150 , 200 ,
Nouvelles des Théâtres , 18, 63, 107, 155, 201 , 250
302.
.
CORRESPONDANCE DRAMATIQUE , 296 , 347 , 404 , 470
468.
TABLEAU POLITIQUE , 5 , 59, 97 , 145, 193 , 241 , 289
337, 525, 574.
Mercuriale .
Correspondance.
• 90, 139, 187, 233 , 281 , 332
95
Nouvelles des Sciences et Arts.. 89 , 136, 182 , 228
279, 328 , 382.
Annonces. .
46, 144, 191 , 240 , 432, 479
V₁64
MERCURE
DE
FRANCE ,
OUVRAGE
PÉRIODIQUE ,
PAR UNE
SOCIÉTÉ DE GENS DE
LETTRES.
No 1er.-
Samedi 9
septembre 1815.
HERMEZ .
PARIS ,
AU BUREAU DE
L'ADMINISTRATION ,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY, rue Mazarine , n°. 30 ;
Et chez { PELLICIER , Libraires , au Palais-Royal .
TABLE.
PROSPECTUS .
TABLEAU POLITIQUE.
Nouvelles de l'Extérieur
Nouvelles de l'Intérieur
THEATRES.
Revue des Théâtrès .
Nouvelles des Théâtres .
Page 1
5
6
9
18
VARIÉTÉS.
.
Histoire de l'Ambassade dans le grand -duché de Varsovie
, en 1812 ; par M. de PRADT , archevêque de
Malines , alors ambassadeur à Varsovie. Troisième
édition. ( Analyse . ) .
Dictionnaire des Girouettes , 1 vol . in -8 (Analyse .)
Des Elections qui vont avoir lieu , broch. ( Analyse.)
Quelques Réflexions sur l'esprit qui doit inspirer les
écrivains politiques ( Analyse . )
Le Buste , nouvelle , par mad. D.
POÉSIE .
19
24
27.
31 .
33
Le Narcisse, par Mlle *** , âgée de dix-sept ans . 41
ENIGML 45
LOGOGRYPHE
idem
CHARADE
idem
ANNONCES . Avis .
· 46
1
On s'abonne également
A AIX- LA-CHAPELLE , chez La Ruelle , Libraire.
ARAU , chez Sauerlande , id.
BORDEAUX , chez
{
Me
Mietton ,
Coudert aîné , id.
id.
Demat , id.
BRUXELLES , chez Le
Charlier , id.
FRANCFORT-SUR - LE-MEIN , chez Grieshammer, id
GAND , chez Begyn , id.
GENÈVE , chez Sestié , id.
GRONINGUE , chez Van- Boekeren , id.
LA HATE , chez Delachaux , id.
LEIPSICK , chez Schëffer , id.
LEYDE , chez les frères Muray, id.
LIEGE , chez...
{
Desoër , id.
Davivier , id.
LILLE, chez....
{
Vanakerre , id.
Castiaux , id.
LYON , chez....
{
Bohaire , id.
Chambet, id.
Maire , id.
MAESTRICHT, chez Nypels aîné , id.
MARSEILLE , chez Chaix , id.
Masvert, id.
MILAN , chez Giegler , id.
MONS , chez Leroux , id.
{
NANCY , chez Vincenot , id.
NAPLES , chez
PERPIGNAN , chez P. Tastu , id.
ROUEN , chez...
{
Frère aîné , id.
Renault , id.
TOULOUSE, chez Bonnefoy et Prunet , id.
TURIN , chez. . .
{
C. Bocca , id.
Pic , id.
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUE ,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
N° . 11 .
-
Samedi 16 septembre 1815.
HERMEZ.
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION ,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , n°. 30 ,
DELAUNAY , Libraires , au Palais- Royal.
PÉLICIER ,
Et chez
}
TABLE.
Intérieur .
Extérieur .
TABLEAU POLITIQUE.
·
Page 49
. 53
Revue des Théâtres.
THEATRE S.
Théâtre français . Débuts de M. St. - Eugène .
De l'Odéon , de Mme Jurandon .
Du Vaudeville
De la Gaîté .
• ·
De la Porte -Saint - Martin .
Nouvelles des Théâtres
VARIÉTÉS.
Le bou Roi Tanguy et le sage Roi Saadi , Conte .
Les couleurs et les marques nationales .
Les : Vous êtes orfévre , Monsieur Josse.
POESIE.
" 56
• id.
·
58
61
• id.
. 63
·
· id.
•
.
64
73
79
*
Elégie .
ENIGME-LOGOGRIPHE .
CHARADE .
Mot de l'Enigme ; du Logogrife et de la Charade
NOUVELLE DES SCIENCES ET ARTS.
MERCURIALE.
Revue des Journaux. Bruits de ville.. -
86
88
id.
. id.
•
89
· go
Correspondance. · 95
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUÉ
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
Nº. III.
-
Samedi 23 septembre 1815 .
HERMEZ.
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION ,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , no. 30 ,
Et chez DELAUNAY, Libraires , au Palais-Royal .
PÉLICIER ,
A LONDRES , MM. BERTHOUD et WHEATLEY, n° . 28 ,
Soho Square.
9
TABLE.
Intérieur
Extérieur .
འ་ ་ མཆ
TABLEAU
POLITIQUE.
•
THEATRES.
Théâtre français
De l'Opéra- Comique.
Du Vaudeville
Nouvelles des Théâtres
VARIÉTÉS .
L'Orgueil et l'Amour , Conte.
Dialogue : Apollon et Mercure
Géographie ancienne .
L'Education française .
Revue Littéraire.
Le Platane .
• Page gr
100
103
• 104
· 107
.id.
.
.10g
115
• 122
- 125
129
POESIE.
Stances à Laure .
Les
Incorrigibles ,
Epigramme.
ENIGME. - CHARADE - LOGOGRIPHE .
133
134
id.
135
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.. 136
NOUVELLES DES SCIENCES ET ARTS..
MERCURIALE .
Revue des Journaux . -Bruits de ville.
Annouces --- Avio.
· id.
139
144
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUE
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
Nº . IV . — Samedi 30 septembre 1815 .
HERMES
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION
,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , nº. 3o ,
Et chez DELAUNAY , Libraires , au Palais- Royal .
{
PÉLICIER
,
A LONDRES , MM . BERTHOUD et WHEATLEY , nº . 28 ,
Soho Square.
TABLE.
Intérieur .
Extérieur .
TABLEAU POLITIQUE.
THEATRES.
Académie Royale de Musique
. .
Vaudeville .
Page 145
148
150
· 151
153
155
·
Cirque Olympique
Nouvelles des Théâtres .
VARIÉTÉS.
Les Songes de Nadir- Moullah .
Des Désordres actuels de la France et des moyens d'y
remédier , par M. le comte de Montlosier . ( 1er Article.
). ·
Revue Littéraire .
156.
· 165
· 170
POESIE.
Ode contre les Détracteurs de la Poésie.
François Ier. romance. ·
,
ENIGME . - CHARADE. LOGOGRIPHE. -
178
·
179
. 181
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.. id .
NOUVELLES DES SCIENCES ET ARTS.. 182
MERCURIALE .
Revue des Journaux. Bruits de ville. • • • 187
Annonces . -Avis. • •· 191 et 192
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUE
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES .
N°. V. Samedi 7 octobre 1815 .
HERMEZ
PARIS ,2.
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION ,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , n°. 30 ,
Et chez DELAUNAY , Libraires , au Palais-Royal .
PÉLICIER ,
A LONDRES , MM . BERTHOUD et WHEATLEY, no. 28 ,
Soho Square .
TABLE.
Intérieur .
Extérieur .
TABLEAU POLITIQUE .
THEATRES.
Revue des Théâtres. ·
Nouvelles des Théâtres .
VARIÉTÉS .
La Veuve de Luzy , anecdote .
De l'Education physique de l'homme.
Revue Littéraire .
POÉSIE.
Le Bouquet.
A Lise ,
A Madame B ..... M.....
ENIGME.
CHARADE. -- LOGOGRIPHE.
•
· Page 193
197
200
• 201
202
· 213
219
224
· 225
• 226
227
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.. id.
NOUVELLES DES SCIENCES ET ARTS.. · 228
MERCURIALE.
Revue des Journaux. Bruits de ville. 233 ·
Annonces , Avis . -
240
MERCURE
DE
FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUE ,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
N°. VI .
-
Samedi 14 octobre 1815 .
HERMEZ .
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION ,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , n °. 30 ,
Et chez
DELAUNAY , Libraires , au Palais- Royal .
{ PÉLICIER,
A LONDRES , MM. BERTHOUD et WHEATLEY, n°. 28 ,
Soho Square.
TABLE .
Intérieur .
Extérieur
TABLEAU POLITIQUE.
THEATRES .
Revue des Théâtres. •
Nouvelles des Théâtres
. Page 241
243
. 248
a50
VARIÉTÉS.
Le secret de fixer l'Amour.
Réflexions philosophiques •
Des désordres actuels de la France , et des moyens d'y
remédier.
251
· 258
• 263
268
• · 272
·
· 274
De la conversation et des opinions sur la politique
Revue Littéraire
Annonces.
·
POESIE.
Epître à l'Empereur Alexandre
Le coeur de Lisette
•
ENIGME. CHARADE. LOGOGRIPHE. ―― -
•
•
275
277
278
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.. id.
NOUVELLES DES SCIENCES ET ARTS.. ·
MERCURIALE.
Revue des Journaux. Bruits de ville .
-
• .• 279
281
MERCURE
DE FRANCE,
OUVRAGE PERIODIQUE
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES .
N°. VII.
-- Samedi 21 octobre 1815.
HERMEZ
bished by
BLE
PARIS , tr
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION
,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , no. 30 ,
Et chez
DELAUNAY, Libraires , au Palais-Royal.
PÉLICIER
A LONDRES , MM. BERTHOUD et WHEATLEY, no. 28 ,
Soho Square.
ITTABLE M
TABLEAU POLITIQUE .
Intereur
Extérieur0140113 0
Pag. 289
د و د
THEATRES.
Correspondance dramatique. 296
Nouvelles des Théâtres
302
181 9001 :
VARIETES.
Souvenirs. 303
Extraits d'un portefeuille
30g
La liberté politique.
316
Beaux-Arts. Le Muséum restauré. 323
POESIE
L'écureuil et le chien fable.
326
327
ENIGME. CHARADE LOGOGRIPHE.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade .. id.
NOUVELLES DES SCIENCES IT ARTS .
MOITA MERCURIALE 10 us
328
Revue des Journaux Bruits de ville.
33a
ocsaires TXINTXTZA'N
ofisis no condit
LITASE JOHTA tel
supe
MERCURE
ODA
DE FRANCE ,
OUVRAGE PERIODIQUE ,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
N°. VII. Samedi 28 octobre 1815 .
HERMEZ
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION ,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , no. 30 ,
Et chez ( DELAUNAY, Libraires , au Palais- Royal .
PELICIER
A LONDRES , MM . BERTHOUD et WHEATLEY, no. 28 ,
Soho Square.
TABLE
Extérieur .
Intérieur
TABLEAU
POLITIQUE
.
Pag. 337
342
LITTERATURE
.
Deuxième épître du Diable à Napoléon Buonaparte
.. 347
Correspondance
dramatique
.
Adélaïde de Méran , roman de Pigault -Lebrun.
Entretiens sur les moeurs.
Le mannequin
des modes.
Enseignement
élémentaire
.
Questions.
Extraits d'un portefeuille
, numéro 2.
id.
354
359
365
366
36g
315
385
NOUVELLES
DES SCIENCES ET ARTS..
POESIE
.
ENIGME.
CHARADE
LOGOGRIPHE 384
Mots de l'Enigme
, du Logogriphe
et de la Charade.. id
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUE,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
No. IX . Samedi 4 novembre 1815 .
HERMEZ
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION ,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , n. 30 ,
Et chez
DELAUNAY, Libraires , au Palais- Royal.
PÉLICIER ,
A LONDRES, MM. BERTHOUD et WHEATLEY , No. 28,
Soho Square.
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PERIODIQUE,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
No. X. Samedi 11 novembre 1815.
HERMEZ .
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION ,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY, rue Mazarine , n. 30 ,
Et chez
DELAUNAY,
PÉLICIER ,
Libraires , au Palais-Royal .
A LONDRES , MM. BERTHOUD et WHEATLEY , No. 28 ,
Soho Square.
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PERIODIQUE,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
No. XI. Samedi 18 novembre 1815.
HERMEZ
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION,
A LA LIBRAIRIE D'EDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , n . 30 ,
Et chez
DELAUNAY, Libraires , au Palais- Royal,
PELICIER,
A LONDRES , MM. BERTHOUD et WHEATLEY , No. 26,
Soho Square.
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUE ,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
No. XII. Samedi 25 novembre 1815 .
HERMEZ
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION
,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , n. 30 ,
Et chez
DELAUNAY, Libraires , au Palais-Royal.
PÉLICIER,
A LONDRES , MM , BERTHOUD et WHEATLEY , N. 28 ,
Soho Square.
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUE
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES .
No. XII.
Samedi 25 novembre 1815 .
HERMEZ
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION
,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , n. 30 ,
Et chez
DELAUNAY, Libraires , au Palais-Royal.
PELICIER,
A LONDRES , MM , BERTHOUD et WHEATLEY , No. 28,
Soho Square.
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ON S'ABONNE EGALEMENT
Chez les Libraires ci -après :
A AIX-LA-CHAPELLE , La Ruelle , Libraire.
ARAU , Sauerlander, id.
FORDEAUX.
BRUXELLES
Mae Bonnet-Datrey, an bureau général
des journaux de Paris , rue Pillier
de Tutelle , n° . 11.
Mme veuve Mietton , libraire.
Demat, id.
Le Charlier, id.
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN , Grieshammer, id.
GAND , J. P. Begyn , id..
GENEVE , Sestié, id.
GRONINGUE , Van-Boekeren , id.
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STRASBOURG , Fischer, dépositaire des journaux , et direc
teur du cabinet littéraire , à Strasbourg
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DE FRANCE.
TOME SOIXANTE-QUATRIÈME .
HERMEZ.
NEW
YORK
A PARIS.
CHEZ A. EYMERY , LIBRAIRE , KUE MAZARINE ,
No. 30.
22121
1815.
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
350
ASTOR, LENOX AND
TILDEN FOUNDATIOUS
1905
Sitte page fe
r . 64 v
MOY WEN
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TIBKVKA
DE LA
MERCURE
DEPUIS
DE FRANCE .
DEPT
THE NEW YORK
PROSPECTUS.RARY
335418
ASTOR, LENOX
TILDEN FOUNDAT
4
B.C
SWINE
SEIN
Jikim 164.
EPUIS plusieurs années , les mouvemens de la
littérature et ceux de la politique sont devenus
d'une rapidité extrême : c'est ce qui a fondé et
soutenu un grand nombre de journaux , fournis
sant tous les jours plus ou moins d'alimens à la
curiosité publique .
Mais le besoin de satisfaire promptement cette
curiosité , ne pouvait qu'exposer les écrivains rédacteurs
des journaux à mettre de la précipitation
dans leur travail. Ainsi leurs avantages même
rendent leur mérite réel moins commun et plus
difficile .
Tous les hommes n'ont pas une curiosité excessivement
impatiente ; il en est dont le jugement
veut être satisfait . Ceux-là peuvent consentir
à attendre quelques jours les nouvelles publiques
, et les annonces raissances des productions
littéraires , lorsqu'une telle attente doit
être pour eux le garant de plus de maturité ,
d'ordre et de vérité dans ces annonces et ces informations
.
Le Mercure a long-temps rempli ce but ims
MERCURE DE FRANCE.
portant. Il s'offre de nouveau aux sages amateurs
de la littérature , de la science , des arts et
de la politique. Ses rédacteurs croient s'être pénétrés
de l'esprit qui doit présider à sa composition
. Chaque numéro , paraissant le dernier jour
de chaque semaine , contiendra , premièrement ,
sous le titre de Tableau politique , un précis historique
et raisonné des événemens , des lois , des
institutions , qui seront parvenues , dans cette
même semaine , à la connaissance générale . Ce tableau
sera divisé en deux sections , l'une ayant pour
titre : Politique intérieure, l'autre ayant pour titre :
Politique extérieure . Ces deux sections seront unies
par de fréquens rapports ; car aujourd'hui , et
depuis long - temps , tout ce qui s'opère en France
est le produit d'un mouvement auquel sont associées
l'Europe , et les diverses parties du monde
habité .
A la suite du tableau politique sera placé un
Tableau littéraire qui présentera successivement ,
et sous trois sections différentes , le précis de ce
qui aura paru de remarquable en littérature , dans
les sciences et dans les arts .
3º. Sous le titre de Théâtres , les rédacteurs
rendront: compte des pièces nouvelles , de leur
succès , et du jeu des acteurs qui les auront représentées
!... ⠀⠀⠀⠀
4° . Acet article succédera celui des Variétés , et
sous ce titre seront.comprises , soit des compositions
intéressantes et ingénieuses , telles que des
contes en prose ou en vers , soit des réclamations
contre desjugemens ou des annonces inserées dans le
SEPTEMBRE 1815. M
LA
ཁྱབ
B.C
SEIN
SEINE
Mercure. Les rédacteurs pensent , en effet que
non-seulement toute annonce reconnue fas
être franchement et promptement rétracteas
que la critique d'un genre quelconque des
surer à l'auteur de cette production le arpitude
se défendre sur le terrain même où il a e
qué. Une feuille périodique dans laquelle les
vrages littéraires ou scientifiques sont examinés
et analysés , devient par cela même un tribunal
où l'accusateur ne doit pas seul comparaître ; mais
où l'accusé doit avoir la faculté de répondre , ann
que le public , seul et véritable juge , ne puisse
jamais être égaré . Par l'absence , malheureusement
trop fréquente , de cette forme juste et tutelaire ,
la critique dans les journaux n'est qu'un despotisme
souvent capricieux, insultant , intolérable,
par lequel d'excellentes productions sont écartées ,
et d'excellens auteurs désolés , avilis , découragés .
Les intentions des rédacteurs du Mercure sont ,
au contraire , de contribuer , autant qu'il leur sera
possible , à mettre en honneur parmi les hommes ,
ces auteurs estimables qui , trop occupés de s'ins
fruire de bien penser , et de bien écrire , ne
savent ni se produire sur la scène du monde , ni
s'y défendre .
Les rédacteurs du Mercure veulent aussi concourir
de tout leur pouvoir à l'extension et à l'affermissement
des idées vraies , nobles , conformes
à la nature éternelle de l'homme et des choses
qui , pour avoir été arrêtées , il y a vingt- cinq
ans , dans leur essor fier et pacifique , ont produit
, malgré elles , l'irritation populaire et d'efMERCURE
DE FRANCE .
froyables orages. Ces idées , calmes , modérées ,
seule garantie de la tranquillité sociale dans, les
Etats civilisés , forment aujourd'hui en Europe
la pensée politique de tous les hommes éclairés.
Elles sont avouées , honorées par les principaux
souverains ; elles sont proclamées par le roi de
France , qui les a toujours soutenues. Ainsi les écrivains
qui les propagent , sont les plus vrais amis
des trônes , des peuples , et de la liberté .
Le lecteur le plus grave a besoin de se délasser
d'une étude trop sérieuse : il descend avec plaisir
des hautes considérations de la politique et de la
philosophie , pour sourire aux traits légers et
malins du ridicule . Nous ne croyons donc point
déroger à l'esprit de cette feuille , en terminant
chaque numéro par une revue critique des Jour
naux , sous le titre de Mercuriale . ( 1)
Nous engageons les personnes qui auront à nous
communiquer des nouvelles curieuses, des anecdotes
piquantes , des observations critiques, ou des pièces
de poésie légère , à nous les adresser franco , ou à
les faire remettre dans la boîte verte placée à la
porte d'entrée de la Librairie d'éducation
Mazarine , n° . 3o.
· (1) La première Mercuriale paraîtra samedi prochain.
rue
TABLEAU POLITIQUE.
EXTÉRIEUR.
Royaume des Pays-Bas. Une constitution libérale a été
présentée par le roi à l'assemblée générale des états du
royaume. Il était impossible que cette constitution obtînt
l'assentiment universel. Les Belges et les Hollandais se touchent
par leur territoire , mais sont divisés par leurs habitu
des , leurs moeurs , leur religion et leur langage. Les Hollandais
ont accepté la constitution à l'unanimité. Sept cent quar
tre-vingt-seize notables belges l'ont refusée ; mais cinq cent
vingt-sept l'ont acceptée . La majorité négative n'est point
assez marquée pour que le roi des Pays-Bas , consultant l'opinion
de l'ensemble de son royaume , n'ait été en droit de
promulguer cette constitution comme revêtue du consente
ment général .
Nouvelle-Espagne . Le général Morillo a accordé beau
coup d'amnisties dans le golfe du Mexique ; et cette modération
a plus contribué à ramener les esprits que tous les actes
de sévérité n'auraient fait. Aussi, on assure que toute la côte
de Venezuela , et tout le pays de Caracas sont soumis aux fors
ces de Ferdinand.
Suisse. Le Pacte fédéral n'est point encore accepté par
le Bas - Underwald ; mais le système d'opposition qui régnait
dans ce canton semble s'affaiblir . Des idées plus saines , plus
justes, paraissent succéder aux suffrages tumultueux d'une
multitude trompée ; et l'on commence à sentir le danger de
prendre pour l'opinion publique les passions de ceux -làmême
qui voulaient l'égarer.
Bengale. Dans le pays de Napaul , les armées anglaises
ont été défaites par les Indiens , et obligées de se mettre sur
la défensive : elles sont réduites à former des camps retran
chés , même sur l'ancien territoire de la compagnie.
Turquie. Des lettres de la Servie annoncent que la Turquie
fait de grands préparatifs de guerre , et que des armées
formidables sont déjà en mouvement .
6. MERCURE DE FRANCE .
Ile de Bourbon. Une petite escadre française , commandée
par M. Jurien , capitaine de vaisseau , était partie de
Rochefort le 13 novembre 1814 , pour aller reprendre possession
de l'ile de Bourbon . Cette mission a été remplie de
la manière la plus paisible et la plus satisfaisante .
NOUVELLES DE L'INTÉRIEUR .
LE maréchal duc de Tarente a publié à Bourges , le 26
août , la proclamation suivante. Elle indique d'une manière
claire , satisfaisante , l'esprit du licenciement de l'armée de la
Loire.
Soldats !
Le moment est arrivé où les ordonnances du roi sur le licenciement
des régimens d'infanterie de ligne et légère et sur l'organisation des légions
départementales' , vont recevoir leur exécution .
Vous les avez lues avec calme , vous vous êtes soumis avec une franthe
et loyale résignation.
Grâces soient rendues aux mesures sages et paternelles du plus juste
des monarques ; elles surpassent toutes les espérances !
Des traitemens honorables sont affectés à tous les grades , soit qu'ils
perdent leur activité , soit qu'ils la conservent.
Le licenciement même n'est qu'apparent , puisqu'à l'instant où la
dissolution des régimens est prononcée , ils sont recréés sous une
dénomination nouvelle .
Elle rappelle naturellement à votre souvenir ces légions fameuses
que l'on admire encore aujourd'hui , autant par une valeur ( que
vous avez égalée ) que par cette admirable discipline et cette obéissance
passive qui a fait leur force et leur gloire.
Qu'elles vous servent désormais d'exemple et de modèle .
Vous vous séparez de vos camarades , mais c'est pour vous réu–
nir à des parens , des amis , des compatriotes ; les légions départementales
deviennent donc de véritables réunions de famille ; enfans d'un
mème sol , élevés et nourris dans les mêmes principes , vous aurez les
mêmes goûts et les mèmes habitudes ; le lien qui va vous unir sera indissoluble
, et les légions entre elles ne rivaliseront que de zèle , et
surtout de fidélité pour le roi , et d'amour pour la patrie.
Vous , qui rentrez dans vos foyers , donnez l'exemple de ces sen¬
timens , et portez - y l'espoir d'un meilleur avenir.
Vous , qui allez jouir de quelque repos , pour prendre ensuite les
engagemens que la loi vous impose , rapportez - les sous les drapeaux
de vos légions .
Soldats de l'ex -vieille garde , la sagesse et la bonne conduite vous
feront distinguer partout , et vous mériteront l'honneur d'être appelés
auprès du meilleur des rois ; la garde du trône sera confiée à voare
fidélité.
Vous ne cesserez point vos services ; vous allez en semestre jusqu'à
ce que les circonstances permettent de former de nouveaux
régimens de la garde royale.
Ceux d'entre vous qui ne pourront pas faire partie de cette garde ,
SEPTEMBRE 1815.
7
ou de la gendarmerie , concourront avec tous leurs droits à la formation
des légions départementales.
Vous serez toujours , j'en ai l'assurance , les modèles de la fidélité et
de la subordination , comme vous l'avez été en tous temps du courage
et de la valeur,
Je seconde de tous mes efforts la sollicitude.du gouvernement pour
faire acquitter la solde ; mais si , malgré le concours de tous les moyens,
l'épuisement des provinces , résultat des malheurs dans lesquels de
trop fameux événemens ont entrainé la patrie , ne permet pas de tout
acquitter , vous recevrez des cessations de paiement avec lesquels vous
serez payés dans vos départemens .
Soldats ! ma pensée vous y suivra , et la bonne conduite que vous
tiendrez vous sera un gage assuré de la continuation de mes sentimens
st de mon affection pour mes anciens compagnons d'armes.
Au quartier - général , à Bourges , le 26 août 1815 .
Le maréchal duc de Tarente , commandant en
chef de l'armée de la Loire ,
Signé MACDONALD.
On assure que les souverains alliés quitteront París vers
le 10 septembre : ils se rendront , par Meaux , à Vertus
en Champagne , où ils passeront en revue l'armée russe qui est
campée dans la plaine de ce nom. Les souverains se rendront
ensuite à Dijon. De là ils iront passer la revue de l'armée autrichienne
cantonnée dans la plaine de Genlis . S. M. l'empereur
d'Autriche partira de suite pour Milan ; on croit que l'empereur
de Russie assistera au couronnement de l'empereur
François II ; le roi de Prusse n'ira que jusqu'à Lyon . On
annonce aussi que la garde du roi de Prusse quittera Paris , et
qu'elle y sera remplacée par des troupes du sixième corps
de l'armée prussienne.
On espère qu'une note officielle très- importante sera publiée
dans peu de jours.
La ville d'Huningue a capitulé le 26 août , après une résistance
opiniâtre , et douze heures de bombardement.
*
Les Autrichiens font des dispositions pour commencer le
siége des forteresses de New-Brisack et de Schélestadt ; ils
dirigent vers ces deux points des corps considérables de troupes .
Le gouvernement espagnol a menacé d'invasion le territoire
français. On savait déjà par des lettres particulières qu'il insistait
de la manière la plus pressante pour que les places de
Bellegarde , Perpignan , Collioure , Port-Vendre , Saint-
Jean- Pied- de-Port , et Bayonne , fussent occupées par des
troupes espagnoles. Monseigneur le duc d'Angoulême est arrivé
rapidement de Bordeaux sur la frontière ; il a eu une
conférence avec le général Castanos , à la suite de laquelle
les troupes espagnoles ont paru se disposer à rentrer dans
leurs limites.
8 MERCURE DE FRANCE .
T
Le roi a rendu depuis huit jours plusieurs ordonnances
importantes . Par celle du 16 août il a établi provisoirement
une contribution extraordinaire de 100 millions , répartie
sur les divers départemens, en raison de leurs ressources ;
S. M. a adopté le mode qui lui a paru présenter le moins
d'inconvéniens , et être le plus propre à soulager ceux de ses
sujets qui ont le plus souffert , en appelant à partager leurs
charges ceux sur lesquels les réquisitions ont moins porté.
Par une seconde ordonnance du même jour , S. M. vou,
lant imputer les nouvelles contributions de Paris sur un avenir
plus heureux qu'il lui est enfin permis d'espérer, a autorisé
la ville de Paris à imposer additionnellement à sa contri
bution foncière des années 1816 et 1817 , une somme de deux
millions cent trente-quatre mille francs , et une somme de
neuf cent soixante-dix mille francs par addition à sa contri¬
bution personnelle.
Le 1920ût , S. M. , convaincue que rien ne consolide plus
le repos des états que cette hérédité de sentimens qui s'at¬
tache , dans les familles , à l'héredité des hautes fonctions
publiques , et qui crée ainsi une succession non interrom →
pue de sujets dont la fidélité et le dévouement au prince et
à la patrie sont garantis par les principes et les exemples qu'ils
ont reçus de leurs pères , a déclaré que la dignité de pair serait
héréditaire , de måle en mâle , par ordre de primogéniture ,
dans la famille des pairs qui composent actuellement la chambre
des pairs .
Ce complément d'institution était réclamé par les Français
d'opinions sages et éclairées. Lorsque le gouvernement d'un
, peuple devient représentatif, lorsque , par conséquent , il
admet un élément très -fort de puissance démocratique, puisqu'il
laisse aux représentans du peuple la législation de l'impôt,
et la direction de l'opinion publique , on ne doit plus s'inquiéter
que d'affermir le trône, de l'entourer de barrières.imposantes
, de l'exhausser aux yeux du peuple , et cependant
de l'unir par la nature et la gradation de ses appuis au sol
populaire sur lequel tout doit porter.
Le même jour , 19 août , S. M. a douné une noble preuve
d'impartialité et de sollicitude : s'étant assurée que toutes les
nominations d'élèves faites dans les lycées depuis le 20 mars
dernier , ont été la juste récompense des services militaires ou
civils anciennement rendus à l'état par les familles des enfans
qu'elles concernent, elle a confirmé toutes ces nominations.
Le 24 août , S. M. a arrêté le tableau des conseillers
d'état.
Far ordonnance du 29 août, le roi a destitué le maréchal
SEPTEMBRE 1815.
Moncey , et l'a condamné à trois mois d'emprisonnement
pour avoir refusé de présider le conseil de guerre qui doit
juger le maréchal Ney. Le maréchal Moncey était appelé à
présider ce conseil , comme étant le plus ancien des maréchaux
de France .
Par ordonnance du 30 août, la cavalerie a été licenciée , et à
l'instant soumise à une organisation nouvelle,
Par ordonnance du 1er septembre , la maison militaire du
roi, telle qu'elle existait en 1815, a reçu plusieurs modifications
; les 4 et 5e compagnies des gardes du corps ont été supprimées
; les quatre autres brigades on été réduites à quatre
compagnies chacune ; les compagnies de gendarmes , chevaulégers
, mousquetaires , gardes de la porte , et gardes du corps
de Monsieur , ont été supprimées , et remplacées par une
garde royale entièrement dans les attributions du ministre
de la
guerre ,
REVUE DES THEATRES.
THEATRE FRANÇAIS.
A voir la foule innombrable de débutans et débutantes qui ,
chaque année , se pressent , se poussent , se coudoient aux
portes de la Comédie française , pour s'introduire dans son
sein et participer à l'honneur de faire valoir sur la première
scène du monde les chefs -d'oeuvre d'une langue qui a produit
tant de merveilles en ce genre , qu'aucune autre ne peut riva
liser avec elle , qui ne s'imaginerait que la gloire de ce théâtre
est impérissable ? qui ne penserait que nous n'avons que l'emharras
du choix , et que tous les raisonnemens faits ou à faire
sur la décadence du théâtre français sont autant de calomnies
, ou tout au moins de médisances ? Oser apprécier les
choses à leur juste valeur , ne serait - ce point vouloir se faire
noter comme un louangeur exclusif du temps passé , ou comme
un censeur atrabilaire qui voit tout en noir , et qui , dans
ses rêveries chagrines , se plaît à empoisonner jusque dans
leur source les jouissances les plus pures ? Ne serait- ce point
encourir le reproche de chercher à étouffer le germe de plus
d'un talent près d'éclore ? Ne serait- ce point décourager les
arts et tous ceux qui se vouent à leur culte ? Eh quoi ! dans
ce nombre considérable d'aspirans ( on dit que cette année
10
MERCURE
DE FRANCE .
treize personnes sont munies d'ordres de débuts !, n'est - il donc
pas possible de retrouver la gaieté vraie , spirituelle et san's
charge de Préville , le jeu brillant de Molé , son âme brûlante
; la grace , la finesse . Paisance de Mile Contat ; le mordant
de Mile Joly , le vis comica de Dugazon, la franche bonhomie
de Desessart , la verve de Grandménil , l'air et le jeu
maraud de Larochelle , etc. etc. ? Si c'est portertrop haut nos
souhaits ambitieux , ne nous est-il pas permis d'espérer que
nous rencontrerons au moins cette médiocre et aimable nullité
qui s'est emparée de presque tous nos théâtres , dont il faut
bien nous contenter faute de mieux , parce qu'elle nous offre
un certain ensemble qui n'est ni bon ni mauvais , et ne satisfait
nullement les gens de goût ; mais qui , grâce à la tactique
perfectionnée des coulisses , impose au vulgaire , et obtient
chaque jour des succès sinon plus durables et plus mérités
du moins plus bruyans que ceux qu'obtenaient les acteurs
recommandables que je viens de citer ? Hélas ! cet espoir consolateur
nous est meme enlevé . Dans ce siècle si vanté , dans
ce siècle proclamé si haut et si pompeusement le siècle des
lumières , n'avons - nous pas acquis la fatale expérience.
« Que malheureusement ce qui vicie abonde . »
Pour n'en faire l'application qu'au sujet que je traite , calculez
depuis quinze ans le nombre des candidats , hommes
et femmes , qui se sont présentés dans la lice dramatique ,
et dites- moi franchement combien vous en avez distingué dans
la foule. Quant à moi , peut-être ,
« Il en est jusqu'à trois que je pourrais nommer . »
A quoi donc faut il attribuer cette disette de talens au sein
de l'abondance apparente ou nous vivons ? D'où peut naître
cette décrépitude ? Je crois en avoir découvert la cause
et dans les écoles de déclamation établies au Conservatoire ,
et dans le choix des pièces qui forment aujourd'hui le répertoire
de nos provinces. Voilà , je pense , le vice radical ,
voilà le ver rongeur qui mine sourdement l'édifice. « Indé
mali labes. »
Peut être me trouvera -t - on hardi d'oser émettre mon opinion
sur le Conservatoire ; on va crier au scandale , on va
me jeter la pierre , surtout les parties intéressées ; et je crois
déjà entendre MM. les professeurs de ce précieux établissement
, me traiter comme Mercure traite Sosie , et s'écrier en
chorus :
<<Comme avec irrévérance ,
» Parle des dieux ce maraud ! »
SEPTEMBRE 1815. 11
Je consens à leur passer cette gentillesse , attendu qu'elle
est de Molière , mais ce qu'en conscience je ne puis leur
passer, c'est la mauvaise doctrine dont ils tiennent école , et
pour peu que Dieu me prête vie... au moins jusqu'à la fin
de cet article , j'espère avoir l'honneur de le leur prouver
très - cathégoriquement , pourvu toutefois qu'ils veuillent
avoir la bonne foi de répondre aux questions que je me permettrai
de leur soumettre. Messieurs , convenons d'abord
de nos faits ; n'est - il pas vrai , lorsqu'il s'agit d'enseignement
, que la doctrine que l'on professe sur le même art ,
doit être uniforme , qu'elle doit s'êtayer sur les mêmes principes
, et qu'elle ne peut et ne doit varier que dans la manière
de la démontrer et dans les développemens qu'on lui
donne ? toute méthode contraire n'est - elle pas subversive des
idées saines et généralement adoptées . Eh ! bien , je suppose
actuellement que vous soyez quatre professeurs chargés
d'enseigner la déclamation , je sais que vous ne devez cet emploi
honorable qu'à la réputation que vous ont acquise vos
talens , et à l'exercice d'un art auquel vous vous livrez depuis
nombre d'années ; cependant je ne vous en demanderai pas
moins si vous êtes tous quatre d'accord sur les principes de
ce même art . Ne l'avez -vous pas envisagé , chacun , sous des
rapports differens ? L'un de vous par exemple , ne fait - il pas
consister le nec plus ultrà du talent dans une déclamation
lente et boursoufflée ? tel autre n'est- il point par trop pointilleux
? ne vise-t-il pas à produire de l'effet à chaque mot ,
chaque phrase ? Le troisième , dont on vante la diction ,
n'est-il pas pédant, sec et mesquin dans sa manière ? Le dernier
enfin n'a-t-il pas consacré tous ses soins , toutes ses études
à perfectionner son débit lourd et martelé ? ceci n'est
qu'une supposition ; mais par l'effet du hasard , si ces reproches
étaient fondés , quel fruit voulez-vous que retirent
de vos leçons de jeunes élèves qui n'ont point d'expérience ,
et qui , jurant sur la foi du maître , croiront avoir saisi toutes
vos qualités , tandis qu'ils ne se serent identifiés qu'avec
vos défauts? Avez -vous le soin , vous demanderai-je encore ,
de développer à vos élèves les rôles qu'ils représentent , de
leur en analyser l'esprit , de leur apprendre à ménager leurs
moyens , à graduer avec art les diverses situations qui se
rencontrent dans la contexture de la pièce qu'ils étudient ? ne
trouveriez -vous pas plus doux, et plus commode de borner toute
votre leçon à déclamer devant eux les morceaux que vous leur
donnez à apprendre , sauf à la fin de la séance à leur recommander
de faire tous leurs efforts pour répéter, comme
vous , le rôle dont il s'agit , la première fois que vous aurez lę
12 MERCURE DE FRANCE .
plaisir de vous trouver ensemble . Vous conviendrez qu'alors
ce serait faire de véritables serinettes , et ce n'est point certes
l'emploi qui convient à des gens de talens tels que vous.
Je me doute bien que vous allez me confondre par le succès
de vos exercices publics ; je suis loin de les contester , je
sais que lorsqu'on célèbre une fête en famille , il ne faut pas
y regarder de si près : et puis , j'ai vu tant d'aimables enfans
réciter avec tant de grâce une fable de Lafontaine ou une
idylle de madame Deshoulières , qu'en vérité je suis revenu
de tous ces petits prodiges .
Permettez - moi encore une petite réflexion, et ce sera la
dernière , Convenez avec moi que l'art de la comédie ne s'apprend
pas. Le comédien naît comédien , comme le poëte naît
poëte ; on peut aider la nature , en régler , en seconder les
heureuses dispositions, guider par de sages conseils la faible
inexpérience , mais faire maître quelque chose là où il n'y
a rien , mais communiquer de la famme à un bloc de marbre
, mais animer une froide statue , c'est un prodige au dessus
des forces humaines.
On voit que je n'ai dissimulé aucun des inconvéniens que
je crois attachés à l'école de déclamation du Conservatoire
qui , je le répète , loin d'élever , de fertiliser une pépinière
de sujets utiles à notre théâtre , ne fait que l'encombrer d'ac◄
teurs plus que médiocres , et qui , je ne crains pas de le prédire
, d'après l'expérience du moins que nous en avons faite
jusqu'ici, ne sortiront jamais de leur médiocrité . Je vais attaquer
actuellement avec la même franchise le mal dans son
autre source que j'ai indiquée plus haut.
pour-
Pourquoi donc , il y a trente, quarante et cinquante ans
le théâtre Français se recrutait- il avec tant de facilité ?
quoi y comptait-on, à quelques nuances près , une succession
presque non interrompue de talens ? parce que le répertoire
des provinces se composait de tous les chefs- d'oeuvre que nous
admirons chaque soir dans la capitale ; parce qu'alors le goût
des acteurs ne se fanssait pas , que tous ceux qui avaient des
dispositions pouvaient les cultiver , les perfectionner , et qua
d'ailleurs la noble émulation d'arriver un jour au théâtre Fran¬
çais les encourageait , les soutenait dans leurs études. Aujourd'hui
que voulez-vous , que pouvez-vous attendre d'un emphatique
premier rôle de mélodrame , d'un Colin d'opéra comique
, ou d'un mauvais chanteur devaudeville ? voilà pourtant
où nous en sommes réduites . Quant à moi , je ne sais lequel
je préfèrerais aujourd'hui , ou d'un acteur de province , ou
d'un élève du Conservatoire.
« Je n'ose décider entre Rome et Carthage. »
SEPTEMBRE 1815. 13
Ces réflexions paraîtront peut- être sévères ; mais je les crois
utiles à l'art ; comme d'ailleurs nous sommes menacés cette
année d'une épidémie de débuts , je veux du moins pouvoir
émettre une opinion libre et rigoureuse , non que je ne me
plaise à rendre hommage au talent partout où je le découvre ,
mais je pense qu'au point où en sont les choses , toute molle
complaisance doit être interdite à l'ami vrai des arts .
Début de M. Philippe dans le Festin de Pierre.
APRÈS avoirjoui long-temps de la vogue la plus grande et la
mieux méritée au théâtre de la Porte Saint - Martin ; après
avoir lutté avec succès sur le boulevard contre les plus fameux
acteurs du mélodrame , M. Philippe ne fit qu'un saut de
Paris à Naples , pour y exploiter les premiers rôles de la tragédie
et de la comédie , et s'exercer dans un emploi moins
vulgaire et plus digne de lui . Aujourd'hui que l'Italie le rend
à la France , M. Philippe a cru n'avoir rien de mieux à faire
que de venir tomber à la comédie française , à peu près
comme on tombe chez un ami qui ne vous attend pas , et à
qui on vient sans façon demander à dîner. Il y est arrivé précédé
de la haute réputation de posséder la plus belle garderobe
que jamais comédien ait eue à sa disposition . Au fait , à
en juger par les échantillons qu'il nous a montrés , surtout
dans le troisième acte du Festin de Pierre , où il jouait le
rôle de don Juan , on peut affirmer sans crainte que de ce côté
il ne manque rien à cet acteur , et c'est toujours quelque
chose. Je confesse qu'il m'a ébloui à un tel point que , mentalement
, et sans le vouloir , je lui adressais le discours du
renard au corbeau :
<< Eh ! bonjour , monsieur du Corbeau.
» Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
" Sans mentir, si votre ramage
>> Se rapporte à votre plumage ,
» Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois . »
Pour éclaircir ce fait , j'ai redoublé d'attention ; j'ai suivi le.
débutant dans ses moindres mouvemens , dans ses moindres
gestes ; j'ai tâché de ne perdre aucune de ses intentions ; j'ai
cherché à démêler ce qui se passait dans son âme ; et j'ai reconnu
malheureusement qu'au théâtre , comme dans le
monde , le Tamage ne se rapporte pas toujours au plumage.
S'il faut le dire , M. Philippe ne me paraît point appelé ,
14 MERCURE DE FRANCE .
du moins en ce moment , à rester au théâtre Français . Avant
que d'y prétendre , il doit se livrer à de longues et sérieuses
études ; il doit chercher à acquérir l'à -plomb qui lui
manque , à sentir ce qu'il dit , à éviter l'emphase, à nuancer ,
varier et graduer ses tons , à ménager toutes les inflexions de
sa voix. Il doit apprendre surtout que pousser des cris , ce
n'est point montrer de la chaleur , qualité rare et précieuse
qui ne réside que dans l'âme.
Il a joué quelques jours avant Dorsan , de la Femme ja--
louse , et le dissipateur. Je ne l'ai point vu dans ces deux
rôles ; je n'en parlerai pas : ce que j'ai vu me suffit .
Début de Mlle Georges cadette dans Iphigénie en Aulide
et dans le rôle d'Angélique , de l'Epreuve nouvelle ..
Sr M. Philippe nous arrive de la terre volcanique qui avoi
sine le Vésuve , Mlle Georges cadette nous vient des bords de
la Néva: voilà comme souvent les extrêmes se touchent . Cette
jeune personne adressa ses premiers hommages à Therpsycore ,
sous les auspices de Duport ; mais bientôt , formant des voeux
plus hardis , et prenant un essor plus élevé , elle osa frapper
à la porte du temple de Melpomène et de Thalie ir
paraît que ces deux déesses l'ont regardée avec bienveillance ,
et qu'elles l'ont accueillie avec la mênie bonté à Saint - Pétersbourg
et à Paris .
:
Mie Georges cadette , sans être grande , à une taille qui
convient parfaitement à l'emploi auquel elle se destine , les
jeunes premières dans la tragédie , et les amoureuses dans la
comédie ; sa figure est ronde et agréable , ses traits sont doux ,
elle a un organe pur et flatteur , et une prononciation nette ;
elle ne tire point sa voix de sa tête , et ce dont on ne peut
trop surtout lui faire compliment , sa déclamation n'est point
notée , elle ne chante point un couplet de tragédie comme un
couplet d'opéra-comique, défaut si commun aujourd'hui parmi
les dames de la Comédie française , que je suis étonné qu'il
n'ait point encore pris fantaisie à quelques - unes d'entre elles
de débuter , soit à Feydeau , soit à l'Opéra Buffa : elles y obtendraient
, à coup sûr , un grand succès.
Mile Georges cadette a joué peut -être trop sagement le
rôle d'Iphigénie ; dans les commencemens surtout , son débit
m'a paru trop lent , trop monotone ; elle avait trop l'air'
petite fille ; mais elle a eu des momens heureux de sensibi - 1
lité , elle a dit surtout d'une manière charmante et avec
SEPTEMBRE 1815. 15
un naturel exquis d'un bout à l'autre , le grand couplet du
quatrième acte. Si , comme je l'espère , elle joue encore ce
rôle, je l'engage à ne rien changer dans le débit de cet admirable
morceau.
Un défaut que je ne dois point lui cacher , c'est qu'elle prosodie
très -mal ; qu'elle prononce , par exemple , quelle
qu'autre pour quelqu'autre , Callecas pour Calchas . Je me
permettrai d'adresser le même reproche àMile Georges aînée,
qui dit pleurses au lieu de pleurs ; et qui nous a prosodié
comme il suit le vers suivant :
« Payer sa folle amour du plus pure de mon sang. »
Du reste , cette représentation a été brillante ; Saint- Prix,
Talma , Mlle Georges aînée en faisaient les honneurs , et
tous ont eu part à la satisfaction du public , qui l'a témoigné
particulièrement à la soeur de la débutante , comme pour
la remercier du cadeau qu'elle lui offrait .
Après la petite pièce , où Mile Georges cadette a joué avec
beaucoup de grâce , de décence et de naïveté , elle a été unanimement
demandée , et a paru au milieu de nombreux
applaudissemens .
Débutde Talma dans la Partie de Chasse d'Henri IV .
VOICI un débutant d'une autre espèce ; celui - ci ne doit
point s'attendre à des ménagemens , son talent est consacré ,
son mérite est généralement reconnu , et plus il en a , plus
on lui doit la vérité . Sans doute ce n'est point une entreprise
facile que de descendre du ton élevé et quelquefois sublime
de la tragédie , à ce ton naturel et vrai que la comédie exige,
Accoutumé à représenter des rois , et des héros , habitué
à une déclamation pompeuse et soutenue , le tragédien
pourra-t- il franchir tout d'un coup la ligne de démarcation
qui existe entre les deux genres ? Pourra- t- il accommoder
sa voix à la familiarité du dialogue ? Pourra-t -il se plier à
cette aisance de ton et de manières qui fait tout le charme d'une
représentation comique. Cela me paraît difficile, j'en conviens ;
mais je ne crois rien d'impossible au talent , et c'est surtout
ce que m'a prouvé Talma . C'était la troisième fois qu'il représentait
notre bon Henri , et j'avoue qu'il m'a laissé bien peu
de choses à désirer ; je suis même convaincu que plus il
jouera ce rôle plus il gagnera , s'il veut surtout prendre sur
lui de ne pas tant précipiter et saccader son débit . Damas
joue très - bien Sully; Mlle Mars semble acquérir tous les
16 MERCURE DE FRANCE.
jours un nouveau charme , une houvelle perfection; Michaud
est très- rond et très- gai dans le Mcúnir de Lieursain.
Quand à Thénard , il a fait admirablement le ventriloque ;
cet acteur, qui a du talent , tracasse trop ses rôles , il veut
produire de l'effet , coûte qui coûte. Il devrait pourtant sø
souvenir que :
« L'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on a. »
La pièce a produit beaucoup d'effet , toutes les allusions
ont été saisies avec enthousiasme ; et le couplet suivant que
Michaud a chanté immédiatement aprèscelui de vive Henri IV,
a été très applandi.
« Chantons l'antienne
>> Qu'on dira dans mille ans ?
» Que Dieu maintienne
» Su l'trône ses enfans ,
» Jusqu'à tant qu'on prenne
La lune avec les dents . ».
G.
I
Continuation des débuts de Mlle Georges cadette dans
Zaïre ; Junie , de Britannicus ; et Isabelle , de l'École des
Maris.
Mlle Georges cadette poursuit ses débuts avec rapidité , et
sans démentir précisément l'impression favorable que la
première fois elle avait laissée d'elle au public , on ne peut
pas dire non plus qu'elle y ait rien ajouté ; ce sont toujours
les mêmes qualités et les mêmes défauts. Trop de lenteur et
de monotonie dans le débit ; ce qui s'est fait d'autant plus
remarquer dans Zaïre , que le rôle est plein de sentiment et
de passion; une prosodie vicieuse , des gestes multipliés à
l'excès , quelques éclairs de sensibilité , tels sont les traits
qui paraissent caractériser le talent de Mlle Georges cadette
dans la tragédie. Comme elle est très-jeune , pour peu qu'elle
veuille cultiver ses heureuses dispositions , elle peut espérer
de remplir un jour avec distinction l'emploi des jeunes pre
mières , qui , depuis plusieurs années , est vacant au théâtre
Français. Beaucoup de personnes penchent à croire qu'elle
est appelée à jouer la comédie . Je ne serais pas fort éloigné
de cette opinion ; mais si elle travaille sérieusement , et
qu'elle puisse réussir dans les deux genres , cela ne gâtera
rien à l'affaire. Puisque j'ai parlé de Zaïre, je ne puis me
SEPTEMBRE 18150
17.
dispenser de dire un mot de Lafon. Tout le monde se rappelle
les brillans succès qui marquèrent ses premiers pas
dans la carrière : on se souvient des espérances heureuses
qu'il avait données : on n'a point oublié surtout quelle cha
leur , quelle passion il mettait dans le rôle d'Orosmane
combien il y excellait , surtout dans la partie amoureuse
Aujourd'hui ce n'est plus cela , il joue ce rôle presque d'un
bout à l'autre sans décolériser , tout part de sa tête , rien de
son coeur ; il pousse des cris , se remue , se démène ; enfin
Lafon n'est plus Lafon tel qu'on l'a vu il y a quinze ans
et s'il n'y prend garde , s'il ne veut pas changer de direction
, s'il persiste à vouloir poursuivre la fausse route dans
laquelle il paraît s'être engagé sciemment , s'il ne se défie
pas surtout des nombreux mystificateurs qui l'entourent et
l'enivrent de louanges aussi sottes qu'exagérées , c'est un
acteur perdu .
Je finirai en l'invitant , lorsqu'il rejouera Zaïre , à ne
point substituer un vers de sa façon à un vers de Voltaire ,
et à ne point dire :
« Aux moeurs de l'orient laissons cette bassesse. »
au lieu de
« Aux moeurs de l'orient laissons cette faiblesse, »
Première représentation d'un Tour de jeunesse.
Mad. de Melval est aimée d'un certain chevalier qui n'a
point de nom , ou du moins l'auteur n'a point jugé à propos
de nous l'apprendre ; elle l'aime également , parce qu'il est
dans la destinée de presque toutes les femmes d'éprouver un
tendre attachement pour les hommes qui les rendent ou
doivent les rendre malheureuses . Ce chevalier est vif, emporté
, jaloux, comme dans les Fausses infidélités. La
veille , il a fait une scène si vive à mad. de Melval , que la
rupture est décidée entre elle et lui. Le marquis de Villancé,
vieux voisin de mad . de Melval , homme calme , phlegmatique
, comme dans les Fausses infidélités , et dont on
vante l'esprit , quoiqu'il en soit très - sobre , au moins dans
la pièce , est instruit de cette brouillerie . Tout- à- coup il
lui prend fantaisie , on ne sait trop pourquoi , de venir
faire sa déclaration à mad. de Melval , et de lui demander
sa main. Le chevalier arrive au moment où le marquis va se
mettre à table pour déjeuner. Pour le soustraire aux regards
1
BRE
SEINE
ROYAL
5
2
18
MERCURE DE FRANCE .
du jaloux , on l'envoie sur une terrasse où il grelotte , attendu
que le temps est très-froid , et qu'il tombe de la neige .
Explication très -animée entre mad. de Melval et le chevalier
celui - ci sort. Le marquis revient : il se réchauffe
auprès d'un grand feu. Arrive an oncle de mad. de Melval ,
protecteur du chevalier : il veut éconduire le marquis , et
pour cela il imagine de le menacer d'un procès ; et quoique
gentilhomme , il en parle et en prononce tous les mots techniques
comme le meilleur plaideur du Mans. Le chevalier ,
pour aider l'oncle , propose un duel au marquis . Il n'y a
personne de tué , et mad. de Melval épouse son aimable
chevalier.
J'ai oublié de parler d'un jardinier et d'une soubrette qui
ouvrent la pièce , et qui annoncent les différens personnages
qui paraissent à tour de rôle.
Telle est l'analyse de cet ouvrage , qui a été écouté paet
que tiemment jusqu'à la fin , où il a été rudement sifflé ,
le talent de Fleury et de Mlle Mars n'a pu sauver du naufrage.
S'occuper à en relever les nombreux défauts , à en
faire sentir la nullité , ce serait , comme on dit , s'amuser à
grêler sur le persil. L'auteur , malgré l'obstination des porteurs
de billets à qui il avait confié sa destinée , n'a point été
nommé. Il paraît que , quoique débutant dans la carrière
il a voulu ne point déroger à l'usage de beaucoup de ses
confrères ; il a mis son esprit dans le titre de sa pièce. An
reste , on assure qu'il l'a retirée.
NOUVELLES DES THEATRES.
Pour nous dédommager , les comédieus français nous préparent
une tragédie en cinq actes , intitulée Démétrius ,
dans laquelle nous verrons Miles Georges aînée et Duchesnois
. On l'attribue à un auteur qui a obtenu , il y a quelques
années , un brillant succès à ce théâtre , et à qui Mile Georges
, en partant pour la Russie à cette époque , aurait fait un
tort considérable , si son rôle eût été plus important.
On nous promet à l'Opéra- comique les Noces de Gamache
, opéra en trois actes . L'auteur des paroles et de la musique
sont également connus par des succès . Celui des Héritiers
Michaun'a pas été contesté.
Théâtre Favart En vertu du privilége qui lui a été accordé
par S. M. , Mad. Catalani fera , le 2 octobre prochain , l'ouverture
du théâtre royal italien , opéra séria et buffa , par
l'opéra séria de Sémiramis .
9
SEPTEMBRE 1815. . 19
En attendant cette ouverture , elle promet un concert tous
les jeudis , pendant le mois de septembre.
Odéon . L'Opéra-Buffa a fait sa rentrée par le Nozze di
Figaro . La recette a été de 3,500 fr. Il y a long-temps que
le chemin de l'Odéon n'avait été encombré de tant de voitures
.
Les comédiens français de ce théâtre annoncent pour la
semaine prochaine les Incorrigibles , ou l'Amour et les
Vers , comédie posthume en trois actes , en vers , de Colind'Harleville.
Sans les difficultés survenues entre l'auteur qui
a arrangé cet ouvrage , il aurait été joué plus tôt . On craint
qu'il n'y ait un procès à ce sujet ; peut- être sera-ce beaucoup
de bruit pour rien ? On dit que la personne à qui nous
allons devoir ce nouvel ouvrage de Colin , est la même que
celle qui nous a fait le plaisir de mettre en vers le Bourgeois
gentilhomme et le Médecin malgré lui.
Variétés , boulevard Montmartre. Jocrisse va être transformé
en chefde brigands. Le caractère poltron de Jocrisse
et l'audace d'un brigand , doivent former un caractère comique.
Ambigu-comique. On monte à ce théâtre Abenhamet ,
ou les deux Héros de Grenade. Il y a long-temps que
M. Corse ne s'était mis en frais.
G.
VARIÉTÉS .
Histoire de l'Ambassade dans le grand- duché de Varsovie
en 1812 ; par M. DE PRADT , archevêque de Malines ,
alors ambassadeur à Varsovie. (Troisième. édition . )
PREMIER ARTICLE.
Il est des hommes qui , doués par la nature d'une imagination
ardente , n'ont jamais rien de fortement arrêté dans
leurs opinions et leurs désirs . Capables d'entreprendre avec
succès un grand nombre de choses , successivement portés
vers toutes celles qui offrent de l'emploi à leurs talens et à
leur inclination , ils finissent par se placer dans une position
fausse , qui les jette , sans qu'ils puissent s'en défendre , dans
l'inconséquence , l'inquiétude et les regrets.
20 MERCURE DE FRANCE .
M. de Pradt est un homme de beaucoup d'esprit ; c'est
ce que son livre démontre . Le style et la composition de son livre
démontrent également que dans son caractère il y a moins
d'ordre que de saillie ; que dans sa pensée il y a plus de mouvement
que de constance , plus d'ardeur que de jugement et
de raison .
Cette enseigne irréçusable du style de M. de Pradt et de la
composition de son livre , répond d'une manière parfaite à
l'enchaînement des diverses carrières qu'il a parcourues , et
au concours incohérent des divers rôles qu'il a joués . Un
prêtre catholique , un évêque, le pontife éminent d'une religion
essentiellement prononcée et exclusive , ne pouvait être que
déplacé à la cour de Napoléon . Tout homme qui cherchait à
se faire distinguer par Napoléon , s'associait d'avance à ses
projets et à ses pensées . Or , les dispositions de Napoléon à l'égard
de la religion catholique n'étaient point équivoques .
Persuadé que dans les hautes classes de la société elle n'existait
plus que de nom , et que
dans le peuple elle ne se soutenait
plus que par les vieilles racines de l'habitude , il ne
songeait qu'à en ménager la chute pour la mieux assurer.
Tout ministre , tout courtisan de Napoléon , s'imposait le devoir
de concourir , du moins jusqu'à un certain point , à l'accomplissement
de ses vues politiques , car sa volonté passait
justement pour très -ferme , très impérieuse ; on le savait
d'avance ; il était l'âme , ou , si l'on veut , le tyran de ses
courtisans et de ses ministres ; et cependant il ne contraignait
personne à se faire ministre ou courtisan .
Que l'on se peigne un évêque comme Bossuet , en présence
de cet homme formidable . Napoléon , pressé de conquérir
un prélat , et un écrivain d'une si grande influence , le sollicite
, le caresse , le menace ; Bossuet est inflexible . Napoléon
n'est point , comme Louis XIV, catholique sincère . Bossuet
consentira à devenir pasteur d'un diocèse obscur qu'il maintiendra
de tout son pouvoir et de tout son exemple dans la
foi et la piété chrétienne ; mais il n'acceptera point , à la
cour du prince , des fonctions éminentes ; il ne donnera point
au maître l'appui de son nom et de sa présence ; en un mot ,
il ne transigera point avec ses principes et avec sa foi.
SEPTEMBRE 1815. 21
Dès son apparition sur la scène du monde , Napoléon saisit
la révolution française et en fit son domaine. S'il s'éleva rapidement
au suprême pouvoir , c'est parce qu'il sut persuader
au peuple français , qu'il ferait régner les idées philosophiques
et libérales , idées essentiellement éversives de la religion
, catholique dont tous les dogmes portent croyance et
soumission . M. de Pradt avait trop de lumières , trop de sagacité
, pour n'avoir pas vu dès lors , et mieux que personne,
ce qui paraissait évident aux esprits les moins éclairés . Que
devait faire alors le zèle sacerdotal et apostolique ? protester,
réclamer , ou du moins , s'il était retenu par la crainte de compromettre
la religion même , il devait s'envelopper d'affliction
et de prudence. L'évêque profondément pieux et sincère , n'avait
plus qu'un parti à prendre , gémir , se taire et se retirer .
M. de Pradt n'en agit point ainsi ; s'il ne demanda point ,
du moins il accepta l'honneur de prêcher le sermon du couronnement
; et là , à cette cérémonie extraordinaire , qui présenta
bien moins un grand acte religieux qu'une grande
pompe , un grand spectacle , M. de Pradt nomma hautement
Napoléon l'envoyé de Dieu. Je le répète , que l'on se
rappelle Bossuet et Louis XIV. Certainement quoique
Louis XIV fut réellement chrétien , réellement animé du zèle
évangélique , réellement un grand roi , réellement un grand
homme , l'orateur ne l'exalta jamas ainsi en lui donnant le
titre le plus sacramental qu'un souverain puisse recevoir ;
au contraire , plus d'une fois il lui fit entendre des paroles
sévères , il lui reprocha avec respect et avec force ce qui manquait
à sa conduite et à sa foi.
Les temps sont changés. Louis XIV lui - même aurait aujourd'hui
d'autres pensées , d'autres principes de gouvernement.
Les souverains suivent la marche des peuples , mais
la religion catholique est par essence fixe , immuable. Un
prêtre , un évêque du dix - neuvième siècle ne peuvent penser
et agir que comme un prêtre , un évêque du dix - septième .
S'écarter de la foi et de ses préceptes , c'est les abandonner.
Qu'arrive-t-il aussi à un évêque qui , en se plaçant volontairement
au point le plus rapide du torrent du monde , veut
cependant paraître inébranlable sur le rocher de la foi et de
ses préceptes ; qui s'efforce de se faire à lui-même illusion ,
22 MERCURE DE FRANCE,
"
de soutenir à - la -fois les opinions du dix-septième siècle , et
de suivre les moeurs du dix - neuvième; d'être en même temps
chrétien et philosophe , homme grave et courtisan aimable
sectateur de l'ancienne monarchie , et serviteur de Napoléon ?
Nous l'avons dit : sa position devient d'une complication et
surtout d'une fausseté extrêmes ; il se met dans l'impossibilité
d'agir en un sens quelconque , avec franchise , par conséquent
avec efficacité . Il mécontente , et le nouveau maître
qu'il veut servir , et les anciens maîtres auxquels il veut tenir
encore . Lorsqu'ensuite de grands malheurs arrivent, il prend ,
tant qu'il peut , les devants sur tous les reproches ; il précipite
les unes sur les autres des récriminations violentes ; et
par son humeur même , par son ton , par son style , par le
désordre de ses accusations, par l'exagération de ses plaintes ,
il donne le secret de ses propres dispositions .
Le moment où se consomme la chute d'une puissance qui
fut colossale et effrayante est toujours marqué par la véhémence
avec laquelle un grand nombre d'hommes se déchaînent
en imprécations . De la part de quelques- uns , c'est un
sentiment vrai qui déborde et se soulage , d'autres seulement
´songent à effacer le plus promptement possible le langage
opposé qu'ils ont tenu , et par cet empressement ils ne font
que le rappeler davantage . Ils montrent après le danger un
courage fastueux et sans mérite .
L'ouvrage de M. de Pradt est écr avec cette chaleur , cette
abondance , ces répétitions et ce désordre qui attestent la
véracité de l'auteur . Ancien admirateur de Napoléon , il a
changé de pensée ; ce n'est pas un tort , mais en même temps,
il prétend aux honneurs du courage ; en a-t - il bien le droit ?
Dès la première ligne de sa première préface il nous apprend
« qu'il a composé son livre au mois de mars 1814 , au milieu des
combats que Napoléon soutenait à la porte de Paris , au milieu
des dangers qu'il faisait courir à la capitale , au milieu de
ceux que l'on courait soi -même , par l'opposition à un pouvoir
dont la chute paraissait alors un phénomène encore plus
extraordinaire que n'avait pu l'être son exaltation . »
Pourquoi l'ouvrage de M. de Pradt ne fut- il point publié
dès le premier accomplissement de ce phénomène extraordinaire
? Pourquoi cette publication fut- elle renvoyée à une
SEPTEMBRE 1815. 23
époque indéfinie , que les circonstances seules pouvaient
déterminer ? Pourquoi n'y a - t -il plus eu ni ménagemens , ni
retards , dès l'instant où Napoléon a été enchaîné sur un vaisseau
anglais , et dans l'impossibilité , désormais absolue , de
remonter sur le trône de France ? Était- ce - là l'époque et
les circonstances attendues ? Le silence , les ménagemens
gardés pendant le séjour de Napoléon dans l'ile d'Elbe ,
étaient- ils commandés par la générosité dont une âme noble
en veloppe toujours les grandes victimes de la destinée , ou
bien par la reconnaissance envers l'homme naguère si puissant
, dont on avait reçu de si grands honneurs , de si grands
bienfaits ; ou bien encore par la honte de le frapper avec colère
à une si petite distance du jour où on l'avait exalté sans
mesure ; ou bien enfin , par la prudence , par la prévoyance ?
Les motifs secrets de M. de Pradt , ces motifs dont il excite
à pénétrer le mystère , ne seraient - ils pas indiqués par ces
mots : « Lorsque le lion rugissait encore autour de la capitale,
lorsqu'il la remplissait d'épouvante, lorsqu'il terrassait , tantôt
l'un des assaillans , tantôt l'autre, et tenant en quelque sorte
la fortune incertaine, menaçait d'un retourqui devait laisser
sans asilel'audacieux qui aurait laissépercer un signe d'hésitation
dans la ligne tracée par la servitude générale ; alors
peut-être y avait- il quelque courage à fixer de sang- froid
la catastrophe , et à préparer pour l'histoire des matériaux
dont la perte eut été irréparable. »
Cette chute est très -inattendue . Malgré soi le lecteur
supplée au défaut de logique qui perce dans la conclusion
du tableau. Certainement il n'y a aucun courage à préparer
silencieusement des matériaux pour l'histoire ; et lorsque
l'on se propose de ne rien publier avant une certaine époque,
avant certaines circonstances, on n'est nullement audacieux;
on n'a nullement à craindre les menaces d'un
retour; on peut travailler avec beaucoup de sang-froid à
un ouvrage dont la perte eut été irréparable.
Que l'on écoute d'ailleurs encore M. de Pradt : « J'avais
écrit la relation de l'affaire d'Espagne ; je brûlai cet écrit
dans un moment ou une forte brouillerie me montra cet
ouvrage comme un voisinage dangereux.
24 MERCURE DE FRANCE .
M. de Pradt craignait-il donc encore de se brouiller fortement
avec Napoléon , pendant que celui - ci était enfermé
dans l'île d'Elbe ? Entrevoyait - il la possibilité de certains
événemens qui , de son nouvel ouvrage ,
feraient pour luimême
un voisinage dangereux?
Sans doute , se laisser aller à de telles conjectures , c'est
présumer que M. de Pradt considérant aujourd'hui , avec tous
les gens sensés , le retour de Napoléon comme à jamais impossible
, n'avait pas la même confiance l'année dernière ;
qu'alors il voulait , à tout événement , et tout en travaillant
secrètement pour l'histoire , tout en dénonçant tacitement
Napoléon à la postérité , demeurer le voisin , l'aumônier ', le
courtisan de Napoléon . On doit désirer , pour l'honneur de
la diplomatie , de l'épiscopat et de la littérature , qu'un
ami de M. de Pradt , ou que M. de Pradt lui-même dissipe
de tels soupçons .
Dictionnaire aes Girouettes , ou nos Contemporains
peints d'après eux- mêmes , 1 vol. in- 8° . , 2º édition ,
revue , corrigée et considérablement augmentée ; chez
ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , n° . 30.
Il ne faut point faire un tort à l'homme de ce qui est
essentiellement dans sa nature, de ce qui est même essentiellement
dans la nature universelle . Tout change , tout se renouvelle
; et non-seulement la succession des choses est
toujours plus ou moins accompagnée de nouveautés , mais
encore cette succession s'opère par opposition , par contraste ,
toutes les fois qu'une action s'est portée à un très- grand degré
de force ; toutes les fois qu'une chose quelconque s'est
constituée dans l'état d'excès .
Action et réaction proportionnelle , mouvement et équilibre'
, telle est la définition du monde .
L'espèce humaine ne fut jamais livrée à une action plus
forte , plus excessive , que celle dont se forma la révolution
française . Les contrastes devaient singulièrement signaler
cette révolution , et composer l'ensemble de son histoire .
Chaque homme , quelles que fussent sa position et ses opiSEPTEMBRE
1815. 25
nións , devait se laisser emporter au-delà du but fixé d'abord
par ses désirs et sa pensée ; quelques hommes opiniâtres devaient
se tenir plus ou moins de temps sur la ligne de cet
excès , et occasionner l'opiniâtreté en sens opposé , d'un
parti contraire ; d'autres , en plus grand nombre , devaient ,
pour ainsi dire , aller et venir, avec une égale sincérité ,
dans leurs voeux , leurs opinions et leur conduite ; quelques
uns même , plus susceptibles d'impulsion que de réflexion
, devaient se précipiter plusieurs fois , en sens inverse ,
tantôt vers un extrême , tantôt vers l'extrême opposé , et ne
s'arrêter que bien difficilement au terme de la modération
ou de l'équilibre. Je ne sais même s'il est déjà beaucoup
de Français qui aient atteint ce terme paisible de la modération
dans les sentimens et les pensées . On peut cependant
affirmer que chaque jour l'expérience , la raison , la fatigue
nous en rapprochent , et que, malgré notre agitation actuelle ,
avons été bien plus fortement qu'aujourd'hui en
excès , en alternative , en opposition .
nous
Le temps viendra où la divergence d'opinions sur les
choses importantes sera presque effacée : c'est là que tend le
perfectionnement graduel des lumières , perfectionnement
qui ne peut pas être indéfini , qui d'ailleurs n'entraînerait
pas comme résultat nécessaire le perfectionnement indéfini
de l'espèce humaine ; car savoir et valoir sont deux choses qui
ne sont ni essentiellement opposées , ni essentiellement unies :
elles sont indépendantes l'une de l'autre : le savoir et l'ignorance
servent également , mais par des moyens différens ,
la sagesee et le bonheur.
Ajoutons maintenant que lorsque les opinions humaines
sur les choses importantes seront devenues presque identiques
, il restera toujours la divergence d'intérêts comme
cause inévitable de dissensions entre les hommes , de changement
dans la conduite de l'individu , d'opposition et d'alternative
dans ses sentimens et ses actions . Disons le mot ,
quoiqu'il convienne peu au ton de cet article : il y aura toujours
des girouettes ; il y aura toujours des hommes , et en
grand nombre , qui , fixés sur la terre dans une position
plus ou moins heureuse , changeront de bannière toutes les
26 MERCURE DE FRANCE .
fois que les couleurs des bannières générales seront changées
par les événemens . Imposer à l'homme , au père de famille
surtout , le devoir de compromettre son existence et celle
de ses enfans pour relever après leur chute des hommes ou
des choses qui n'ont pu se soutenir , c'est lui imposer un devoir
chimérique , c'est même , le plus souvent , substituer
contre lui les chaînes du respect humain à la loi d'un véritable
devoir . Est-il une loi plus évidente , est -il une sagesse
plus véritable que d'accommoder volontairement son sort à
l'empire de la force et au joug de la nécessité ? et si de sa position
nouvelle , l'homme paisible , le vrai citoyen , tire
sécurité et avantage , qu'y a- t- il d'étrange à ce qu'il contracte
pour elle un sincère attachement ? S'il en vient alors
jusqu'à ne plus regretter celle qui lui fut arrachée , il n'obéit
qu'à un effet naturel du temps et de l'intérêt personnel ;
ses sentimens n'ont rien de blâmable , sa conduite n'a rien
d'inconséquent. Mais voici ce qui est déshonorant et coupable
:
Un grand pouvoir existait sur la terre : un homme en disposait.
A son char triomphant s'attachaient et les grands et la
foule : cet homme distribuaît à son gré les honneurs et la fortune
. Tous ceux que ses regards distinguaient , tous ceux qui
cherchaient ses regards , chantaient ses louanges , les uns
avec dignité , d'autres avec une exagération pompeuse .
L'homme puissant s'exalte et tombe ; aussitôt fondent sur
lui les lâches et les ingrats . Tel qui , hier encore , parlait
du grand monarque en style d'apothéose , aujourd'hui se déchaîne
en outrages : le demi-dieu n'est plus qu'un atroce
tyran .
Que veut donc ce flatteur déclamateur ? Cherche - t- il à effacer
ses adulations anciennes ? et il les rappelle ; il démontre
combien elles étaient basses et perfides . Demande- t- il
de nouveaux honneurs ? Eh , qui pourrait l'en juger digne !
A quelle âme fière et noble inspirera-t-il de la confiance ? Où
est le garant de la sincérité , de la fidélité , du vrai courage ,
si ce n'est dans la générosité , la reconnaissance et l'honneur ?
Si le livre que j'annonce s'était borné à peindre ces hom
mes, poëtes on prosateurs , qui ontjeté tant de honte sur l'éloSEPTEMBRE
1815.
27
quence et la poésie , il aurait pu être considéré comme un
bel acte de vengeance publique ; et alors encore , il aurait
fallu que les couleurs employées par le peintre fussent
celles d'une indignation sévère ; mais on n'a voulu faire qu'une
oeuvre maligne , et on l'a inconsidérément grossie afin de
fournir plus de jouissances à la malignité.
De cette manière , bien des hommes qui ne méritaient pas
d'être signalés comme faibles ou mobiles , ont servi , pour
ainsi dire , à la décharge de ceux qui méritaient d'être flétris.
On a , de plus , soumis indifféremment les lâches et les
faibles au même ge re de peines ; on les a battus d'ironie ,
arme légère qui s'use bientôt , pour peu qu'elle soit employée
d'une manière soutenue . L'ironie est un sel et non un aliment.
Malgré ces défauts de composition et de genre , le Dictionnaire
des Girouettes restera comme monument historique.
On y trouvera un jour , recueillis et rapprochés , les
divers témoignages d'admiration , sincère ou simulée ; et
ensuite d'irritation , vraie ou fausse , que dans un trèscourt
espace de temps , et avec une succession très -précipitée
, les mêmes hommes ont donnés à un homme éclatant .
Nulle part ou ne verra d'une manière plus frappante , combien
la Roche Tarpéïenne est voisine du Capitole ; combien
l'excès de chute touche à l'excès de grandeur.
Z.
Des Elections qui vont avoir lieupourformer une nouvelle
chambre des Députés , considérées sous le rapport des
vrais intérêts de tous les Français et du gouvernement ,
à l'époque du 1er août 1815.
L'auteur de cette brochure est un bou Français , aussi
éloigné de l'esprit des démagogues révolutionnaires , que
de celai des bas adulateurs du despotisme . C'est un de ces
écrivains rares qui ont une patrie , qui ne foulent pas à leurs
pieds la gloire nationale , et qui pousseraient la bonhomie ,
jusqu'à se faire scrupule d'exciter l'étranger au ravage de
28
MERCURE DE FRANCE.
rer pour
notre territoire , par le mépris qu'ils tâcheraient de lui inspile
nom français . C'est un homme qui voudrait vivre
sous un gouvernement plutôt que sous une faction , qui a un
roi et qui n'a pas de parti , qui est royaliste en ce sens qu'il
est français , et qui aurait le malheur de ne se croire ni français
ni royaliste , s'il prônait le retour aux principes barbares
d'une honteuse féodalité , s'il prêchait hautement la
vengeance , les réactions , l'intolérance politique , et toutes ces
idées monstrueuses que les royalistes , se disant purs , ont réchauffées
du jacobinisme.
Un simple résumé de son ouvrage suffira pour faire connaître
ses principes , et pour le recommander à l'estime des
bons Français.
Dès qu'un gouvernement a existé defait , on ne peut rechercher
ceux qui ont accepté de lui des fonctions ( 1 ) . Ce
principe , dit l'auteur , sans lequel la paix et la sécurité seraient
bannies de la terre , est consacré par lasagesse des
siècles , par la doctrine de l'évangile, par le droit romain ,
etpar les maximes du gouvernement en Angleterre . Cette
maxime est profonde et lumineuse à-la - fois . En l'appliquant
aux événemens qui ont eu lieu en France depuis quelques
mois , elle est la justification de nos soldats , appelés par la
nature de leurs obligations , à obéir au gouvernement , et
non pas à raisonner sur sa légitimité , et qui , d'ailleurs , no
se sont , pour le grand nombre , rangés autour de l'usurpateur
, que lorsqu'ils l'ont vu établi à la tête du gouvernement
. Il absout complètement tous ceux qui , parmi nous ,
ont accepté de ce nouveau chef des fonctions publiques , et
sans le dévouement desquels l'état eut été en proie à l'anarchie
et aux fléaux des guerres civiles . C'est un grand
malheur sans
doute que
les ressorts de l'état soient dirigés par
des mains dangereuses , mais ce serait un plus grand malheur
qu'ils ne le fussent par personne . Il vaut mieux que le gouvernement
marche mal que s'il ne marchait pas du tout. Le
mal appelle le remède ; mais la mort est sans espérance.
(1) L'auteur dit : Dès qu'un gouvernement a existé de fait. Ains ¡
ceux qui , avant l'existence de ce gouvernement , l'auraient favorisé
au préjudice du gouvernement existant , seraient coupables .
SEPTEMBRE 1815. 29
Le nombre des coupables n'est donc pas aussi grand que
les fauteurs sanguinaires de tant de coupables réactions voudraient
le faire croire. Presque tous les Francais sont d'accord
sans s'entendre . Presque tous veulent le roi et la liberté .
Qu'ils cessent donc de se donner entre eux les noms odieux
d'un parti ; qu'ils abjurent les passions haineuses; que l'amour
de la patrie les rallie autour d'un trôné constitutionnel , et
que rois , nobles , prêtres , simples citoyens , ne faisant plus
enfin qu'un même coeur , présentent de tous côtés à leurs.
ennemis , l'indestructible faisceau de leur union , de leur
énergie et de leur liberté.
Les Français ont besoin de se rallier au gouvernement
paternel de Louis XVIII ; mais Louis XVIII a besoin de
s'assurer la confiance et l'amour des Français . C'est en écoutant
sa conscience ; c'est en suivant ses lumières , c'est en
marchant franchement dans la simplicité , la candeur et la
droiture de son coeur , asile de toutes les vertus , qu'il parviendra
à faire les délices des Français , et à asseoir son trône
sur des bases inébranlables . Le roi connaît son peuple et
son siècle : il sait que son peuple est trop fier et trop éclairé
pour souffrir d'être ramené aux préjugés gothiques de ses ancêtres
: il sent combien il serait injuste de lui enlever un bien
qu'il a conquis par tant de sang et d'héroïques efforts , un
bien dont il est d'autant plus digne , qu'il a fait de plus incroyables
sacrifices pour l'obtenir et le conserver.
Ainsi donc , qu'aucun Français , par un sentiment d'égoïsme
ou par un zèle ignorant ou perfide , ne s'attache à
répandre parmi le peuple de nouvelles alarmes sur sa liberté.
Que le ministre des autels renonce de coeur et de
bouche à des avantages temporels qui ne sont pas dignes de
ses voeux ; que le gentilhomme , ( gentilis , l'homme de
la nation , comme dit M. de Châteaubriand ) se montre
digne de son titre , et reconnaisse que le plus glorieux privilége
que ce titre lui ait transmis , est celui de faire de plus
grands sacrifices au bonheur de la patrie . Que les imprudentes
exhortations des curés , que les menaces séditieuses des nobles
ne fassent plus craindre aux bons citoyens le retour
des dîmes , des corvées , la révocation des ventes de biens
30 MERCURE DE FRANCE .
nationaux , et la nouvelle invasion de toutes les ridicules
idées que le siècle a proscrites à mais . Avec une conduite
plus modérée , ils auraient prévenu la funeste catastrophe
du 20 mars , et celle plus funeste encore du 18 juin . Ce sont
les petites réactions de 1814 qui ont améné les désastre
de 1815.
Car alors , dit l'auteur , la plupart des Français ont
élé attaqués dans ce qu'ils avaient deplus cher . Les neuf
ou dix millons de citoyens , acquéreurs de biens nationaux,
ont craint deperdre leurs propriétés achetées sous la
garantie des lois. Tous les citoyens appartenant à l'ancienne
bourgeoisie , ont craint le rétablissement des castes
privilégiées , des abus , des humiliations , des vexations
qu'elles devaient ramener à leur suite . Les paysans ,
propriétaires et fermiers , ont eu peur du retour de la dime
et des corvées, annoncé publiquement par quelques écrivains
, etpar quelques prêtres dans leurs prônes , etc.
Cet accord du roi et des sujets , cette parfaite harmonie
entre l'opinion et les actes du gouvernement , doit produire
un double effet pour le bonheur de la France : celui d'assurer
sa tranquillité intérieure , et celui de la rendre indépendante
à l'égard de l'étranger , en calmant ses craintes
sur le caractère d'inconstance et d'inquiétude qu'il suppose
à notre nation .
L'auteur ne laisse pas ici échapper l'occasion de montrer
aux princes alliés combien il est de leur intérêt que la France
ait des institutions libérales , puisqu'ils reconnaissent que
la tranquillité de l'Europe dépend de celle de la France ,
et qu'il est évident que la paix ne pourrait subsister longtemps
en France , si le gouvernement ( ce qui n'est pas , et
ee qui ne peut être ) avait des intérêts et manifestait des prétentions
opposés aux intérêts et aux prétentions de la nation .
C'est surtout aux représentans qui vont être nommés , qu'est
dévolue cette tâche glorieuse et imposante de cimenter
cet accord du peuple avec son gouvernement , qui doit rendre
la France à ses nobles destinées . Les colléges électoraux
ne sauraient donc apporter trop de précaution dans
le choix qui leur est confié. L'auteur voudrait que l'on eût
SEPTEMBRE 1815. 3z
égard aux talens , à la réputation , à la fermeté connue ; mais
surtout au patriotisme . Il recommande le plus grand nombre
des députés de la dernière chambre , qui , par leur modération
, leur courage et leur sagesse , ont conjuré de grands
malheurs dans des circonstances éminemment difficiles . Il
voudrait voir dans la nouvelle chambre , des acquéreurs de
domaines nationaux , connus par un patriotisme éclairé et la
modération de leurs principes . Il voudrait aussi que dans
l'élection d'un candidat on eut plus d'égard au jugement
qui éclaire , qu'à l'esprit qui , trop souvent , ne fait que
brouiller et obscurcir . Enfin , par une heureuse transposition
de mots , il demande des royalistes sages et des Français
purs. Dieu veuille exaucer l'auteur !
Le style de cette brochure est simple , clair , et ne manque
pas de noblesse . On desirerait y trouver un peu plus de
nerf et de correction .
Quelques réflexions sur l'esprit qui doit inspirer les écrivains
politiques , amis de la patrie et du roi , et diriger
les membres des colléges électoraux , dans le choix
des nouveaux députés , par Mr. M. A. J.
CET ouvrage est du même auteur que le précédent, et n'est
que le développement de quelques-uns des principes qui y
sont exprimés . Contre la coutume adoptée , Mr. M. A. J.
n'a pas pris à tâche de faire une grosse brochure qui pât lui
rapporter à raison de son épaisseur; il dit ce qu'il a à dire ,
et il ne dit pas davantage. C'est l'affaire de quelques pages
dans lesquelles il écrase de cinq à six coups de massue , et
les partisans du pouvoir absolu , et les jacobins soi -disant
royalistes , et la tourbe bannale des caméléons folliculaires
qui , par le plus étrange abus , bâtissent sur des mots des
dénominations de partis qui n'existent pas , et poussent
l'effronterie jusqu'à attacher à ces mots précisément les
idées que ces mots excluent le plus formellement .
L'auteur signale donc aux membres des colléges électoraux
, cet esprit révolutionnaire qui a passé des clubs dans
les coteries du beau monde , et de l'atelier de l'artisan dans
32 MERCURE DE FRANCE .'
les salons du comte et du marquis , qui demande aujourd'hui
le sang du patriote , comme il réclamait autrefois celui
de l'homme à privilége ; qui fomente les fureurs légitimes du
royalisme , comme il excitait les fureurs criminelles de l'anarchie
, et dont l'effet sera infailliblement de faire haïr la
restauration comme il a fait haïr la république , si un amour
plus éclairé de la patrie et du bon roi que le ciel nous a enfin
rendu pour cicatriser nos plaies encore sanglantes , ne réussit
à l'éteindre dans les coeurs coupables qui le recèlent .
L'auteur détruit ensuite cette calomnieuse imputation de
bonapartisme , dont on cherche malicieusement à flétrir tous
ceux qui réclament le règne des lois et des institutions vraiment
nationales : comme si ces deux mots loi et Bonaparte
ne s'excluaient pas mutuellement ! Comme si ceux qui demandent
la liberté pouvaient regretter le destructeur de toute
liberté ! Comme si ceux qui ont besoin de guérir , sous
l'égide de la loi , des blessures que leur a faites le despotisme
, pouvaient appeler par leurs voeux le despotisme ! Et
qui sont ceux qui jettent sur des citoyens estimables , ces
grossières calomnies de bonapartisme ! Ce sont les plus bas
adulateurs du pouvoir , les plus effrénés partisans de la puissance
arbitraire. Or , on le demande à tout le monde ,
quelles sont les marques auxquelles on peut reconnaître un
bonapartiste , si ce n'est à sa basse flatterie , si ce n'est à
son penchant à la servitude ? Il est donc bien clair que ceux
qu'ils osent noircir de ce titre odieux sont les vrais royalistes
, les amis du roi et des lois , et que c'est au contraire
au milieu d'eux que se cachent les bonapartistes , sous un
voile qu'il n'est que trop facile de pénétrer . Un bonapartiste,
c'est Mr. C. , Mr. M. , Mr. B, Mr. M. B. , Mr. S. , Mr. M.
Ecrivains à gages ! quittez enfin cette plume si souvent prostituée
à un vil intérêt , si souvent souillée par l'éloge du
crime . Elle a été vendue à trop de maîtres. Il ne s'en trouvera
plus qui veuille l'acheter .
J. G.
SEPTEMBRE 1815 .
c ལ་་
DEP
DE
LE BUSTE.
Plus je vis l'étranger , plus j'aimai ma patrie ! >>
5.
en
" Ce vers , sorti du coeur de Dubelloy , a sontent
retenti dans le mien . Non , la belle et riche Italie ,
cette terre miraculeuse où la nature et les arts ,
rivalisant de magnificence , offrent à chaque pas.
un nouvel objet à l'admiration ; l'Italie , dont le
hom seul rappelle à la fois tant de souvenirs im-.
posans , ne semble plus qu'un triste lieu d'exil
au Français qu'elle retient long- temps éloigné de
sa patrie. Aucun séjour ne peut dédommager du .
séjour de la France , parce que ce n'est pas aux
contrées qu'on s'attache , mais aux hommes qui
les habitent , et qu'on chercherait vainement sous
d'autres cieux la douce urbanité , la bienveillante
politesse , l'obligeance active , l'aimable désinté
ressement et cette grâce de probité qui carac
térise le Français. Peut- être quelques censeurs
attrabilaires accuseront ce portrait d'être flatté , il
est de mode aujourd'hui de calomnier notre na
tion ; on voudrait l'accabler sous le poids du crime
de quelques hommes , et l'on prend à peine
garde aux sublimes dévouemens qui les ont plus .
que rachetés.
Sans doute cette dernière époque de notre histoire
offrira quelques pages sanglantes à la postérité
. Ces pages furent souvent arrosées de mes larmes
: j'ai souffert dans tout ce que j'aimai . Mais
ouvrons les annales des autres peuples , et nous
verrons, sans remonter très-haut, qu'ils ont été plus
souvent que nous les artisans et les victimes de ces
3
34
MERCURE
DE FRANCE
.
épouvantables catastrophes , où l'édifice sacré des
lois et du pouvoir , renversé jusque dans ses fondemens
, ne permet plus de discerner , qu'à travers
un voile épais , le juste de l'injuste . Alors l'i
vresse et la fureur des partis érigent en vertus
de hardis forfaits ; alors quelquefois l'homme énergique
, séduit par l'éclat et par le danger même
d'une entreprise extraordinaire , s'élance avec
transport dans la lice ouverte aux diverses ambi-"
tions et croit s'assurer un immortel honneur
quand les effroyables résultats , dus à ses talens , à
son audace , à ses succès , n'impriment à son nom
qu'une odieuse renommée ! L'histoire des autres
peuples est , je le répète, beaucoup plus chargée
que la nôtre du récit de ces erreurs coupables ,
de ces scènes atroces, fruits amers des bouleversemens
politiques . Ainsi donc aucun d'eux n'a le
droit de nous reprocher des égaremens couverts
d'ailleurs par tant de faits illustres , expiés par
tant de malheurs !
гг
Les détracteurs de notre gloire se plaisent surtout
à rehausser continuellement la générosité des
peuples nos rivaux ; ils proclament avec enthousiasme
les récompenses accordées par eux au génie
, et nous accusent en même temps de ne pas
l'encourager ! Ils citent à l'appui de cette assertion
l'exemple de quelques -uns de nos célèbres compatriotes
, vieillis et morts dans la misère . Ces
torts n'appartiennent pas à l'époque actuelle ; il
est au contraire à remarquer qu'au milieu des
horribles tempêtes qui , depuis un quart de siècle,
ont tant de fois brisé le gouvernail du vaisseau de
་ ་ ་་་
a
!
蕊
SEPTEMBRE 1815. 35
l'état, dirigé par une foule de pilotes plus ou moins
habiles , les littérateurs , les savans , les artistes distingués
qui, passagers ou matelots heureux , échappèrent
à ses désastres , sont pour la plupart montés
, par la seule considération due à leur mérite ,
au faîte des honneurs et de la fortune.
Où trouve- t- on ailleurs qu'en France un amour
plus éclairé des arts ? l'étranger les accueille par
ostentation , et le Français par sentiment, Ah ! si
parmi nous l'homme d'un talent véritable, victime
de quelques circonstances fâcheuses , meurt au
sein de la misère , il peut du moins se consoler en
songeant qu'il laisse à ses fils en héritage un nom
qui leur assure à jamais un port contre les orages
de la fortune . Il n'en est pas toujours ainsi chez
les peuples voisins : j'en apporterai plus tard une
preuve.
Des affaires m'appelaient en Lombardie . L'aspect
de ce délicieux pays me causa 處pays me causa un ravissement
que je ne puis décrire : je me croyais dans
I'Eden . J'avais des lettres de recommandation pour
les personnes les plus considérables de Milan ; je
séjournai dans cette ville , j'en visitai tous les monumens
; la salle du grand Opéra me parut d'une
incomparable beauté ; mais en dépit des charmes
d'une musique divine , le spectacle m'ennuya . Je
n'aperçus dans les acteurs que des acteurs , et jamais
les personnages qu'ils représentaient ; leurs
grimates , la froideur de leur débit , les salutations
qu'ils faisaient au public, chaque fois qu'ils en
recevaient des applaudissemens , m'enlevaient
toute illusion , et présente au superbe Opera de
Milan , je regrettai l'Opéra de Paris .
36 MERCURE
DE FRANCE.
;
Je fus invitée à plusieurs repas , ils étaient magnifiques
; mais leur monotonie me fatigua . Le
cérémonial empêchait la gaieté de s'asseoir à table
avec les convives ; le vin le plus exquis n'avait pas
le pouvoir de leur inspirer un mot gracieux ou
piquant ; je regrettai les dîners de Paris .
On m'avait beaucoup vanté les promenades de
Milan ; je m'y rendis un dimanche , jour plus
spécialement consacré à cette espèce de distraction
. Le jardin royal et les boulevarts de cette
capitale , sont , si je puis m'exprimer ainsi , nos
boulevarts et nos Tuileries en miniature . J'y 'rencontrai
une affluence considérable de personnes
de tous les rangs ; j'y vis de brillans équipages
mais je leur trouvai plus de pompe que d'élégance.
Les Milanaises ont en général des figures à la
romaine , et leur taille élevée et forte s'accorde parfaitement
avec les traits de leur visage ; mais elles
ont plus de beauté que de grâces ; elles frappent
plus qu'elles ne plaisent ; toutes semblent formées
sur le même moule , et leur réunion n'offre pas
les agrémens de la variété ; enfin , au milieu des
promenades de Milan , je regrettai les promenades
de Paris.
pa
› Les grands seigneurs milanais se vantent d'aimer
les arts , et mettent beaucoup de faste à
raître les protéger . Le luxe de leurs palais consiste
principalement
dans une longue galerie construite
à l'effet de recevoir des tableaux et des sculptures
tassemblés à prix d'or ' ; et le plus grand plaisir
qu'ils trouvent à posséder des chefs - d'oeuvre , est
celui de donner aux étrangers une haute idée de
leur opulence et de leur goût. Un d'eux , le due
SEPTEMBRE 1815. 37
de.... m'engagea à venir voir sa galerie , une des
plus riches de Milan . J'acceptai . Il me la fit examiner
en détail ; j'admirai tour - à- tour plusieurs
tableaux , et , parmi les objets de sculpture , je
distinguai le buste de .... sculpté en marbre par
Oudon. J'ai payé ce buste trois mille écus milanais
, me dit le duc de…….. de.... ;; mais je ne les regrette
pas : outre que c'est un morceau admirable , il
m'offre la ressemblance parfaite d'un de nos plus
célèbres compositeurs de musique dont je m'honore
d'avoir été l'ami , et je devais à sa mémoire de
ne pas laisser passer ce buste dans d'autres mains
que dans les miennes . Je louai le duc de ce senti
ment.
―
Comme je sortais de son palais , je vis arriver, un
jeune homme dont le vêtement annonçait plus que
l'indigence ; il demanda le duc : il est sorti , lui répondit-
on en refermant brusquement la porte cochère.
Il poussa un profond'soupir . Je levai les yeux
sur lui : les traits de sa figure me semblèrent les
mêmes que ceux du buste que je venais de regarder
avec tant d'attention. Une tendre pitié me
parla en sa faveur. Le portier se trompe , lui dis - je ,
le duc n'est pas sorti . Il l'est souvent pour moi ,
il ne l'était jamais pour mon père. Seriez-vous
le fils du célèbre , ...! Hélas ! oui , madame . Vous
portez un beau nom . J'en suis bien plus à plaindre.-
Seriez-vous poursuivi par la fortune ? -Mon
sort est affreux ; toutefois je le supporterais avec
courage , si je n'étais pas père, Vous avez des
enfans ? -J'en ai trois , madame , et je n'ai pas de
pain à leur donner . Vous , aujourd'hui ! Oh !
mon Dieu !….…. Mes larmes coulaient,
-
--
38 MERCURE DE FRANCE .
que
Je portai ma main à ma poche , ensuite je tremblai
d'humilier M.... Je ne pouvais lui offrir
peu de chose . Comment se fait-il , lui dis -je , très
émue , comment se fait- il que vous soyez réduit à
une extrémité semblable , le duc de .... chérissait
M. votre père ; le duc est puissant , riche , géné
reux . Voilà la réflexion que mon malheur suggère
d'abord à tout le monde , je le sais et cela
m'afflige presque autant que ma pauvreté . Madame
, ajouta -t-il avec feu , je suis un honnête
homme , associé dans une maison de banque , des
banqueroutes m'ont enlevé mon patrimoine et le
fruit de mes propres travaux . Jusqu'à l'époque de
mon désastre , le duc m'avait toujours bien accueilli
; depuis , il m'a traité avec moins de considération
, cependant j'espérais par son appui être pourvu
de quelque emploi . Deux ans se sont passés
sans que mon attente ait été remplie . J'ai vendu
tous mes effets , tout absolument ; il ne me reste
plus qu'un mauvais lit. Pressé par la misère , je
me décidai , le mois dernier , à demander quelque
secours au duc ; il me remit deux doubles ( 1 ) ,
et vous le voyez , sa porte ne s'uvre plus pour
moi. Eh bien , je vais retourner chez lui ; il
m'a parlé avec estime , avec tendresse , de M.
votre père ; je lui peindrai avec chaleur votre
situation .... Ah ! madame , n'en faites rien ;
je vous conjure , il rougirait de ses procédés , et je
serais perdu . Si l'amitié d'un grand ne nous est pas
toujours utile , sa haîne nous est toujours funeste.
L'homme de crédit n'a jamais tort ; malheur à
---
(1 ) Pièce d'or de vingt-huit francs.
PTEMBRE 1815 . 39
l'indigent dont il prononce le nom avec dédain !
c'est un arrêt d'accusation contre lequel personne
ne réclame . Ah ! c'est peut- être la plus cruelle de
toutes les infortunes que d'avoir à se plaindre d'un
grand , et qu'il ne s'abuse point sur sa conduite ;
non seulement il ne vo
protége pas , mais il vous
ferme toutes les avenues à la protection .
Le discours de M..... me donna sondain la solution
de plus d'un problème. Vous avez raison , lui
repondis-je , cette démarche vous nuirait au lieu de
vous servir . Je n'ai nul crédit , ajoutai -je ; cependant
le hasard pourrait me fournir une occasion de
vous être utile ; laissez-moi votre adresse . Pendant
qu'il me la remit , je lui glissai un louis dans la
main , en lui disant : je suis presque
aussi
pauvre
que
vous
, jeje ne puis
disposer
que de cette
modique
somme
, daignez
la recevoir
. Il rougit
et voulut
me rendre
le louis
; de grâce
, repris
- je , ne me
refusez
pas, songez
à vos enfans
. L'infortuné
prit
le louis
, enfonça
son chapeau
dans
sa tête , et se
retira
.
Je regagnai tristement mon auberge . Par économie
je mangeais à table d'hôte : la Providence.
permit que ce jour-là un riche négociant français y
dinât avec moi . Je lui racontai l'histoire de M. ....
J'avais l'intention , me dit aussitôt ce digne homme ,
d'acheter un tableau du Corrège qui me plaît beaucoup
, on m'en demande dix mille francs ; je me
passerai du tableau , et j'emploierai mes dix mille
francs à sauver de la misère le fils d'un artiste célèbre
; cela vaudra mieux .
Le négociant exécuta dès le même soir ce projet.
40
MERCURE DE FRANCE .
M..... rentra dans la banque , et rétablit ses affaires
. Le duc ne lui ferma plus sa porte , et se mit
même en avant pour lui faire obtenir un intérêt
dans une entreprise honorable et lucrative . Tout
le monde exalta la bonté du seigneur italien , per,
sonne ne parla de la noble action du négociant
français , mais M..... ne l'oublia pas , et prit pour
devise : Vivent les Français !
Mme. D.
POËSIE.
LE NARCISSE ,
Par mademoiselle *** , ágée de dix-sept ans ,
à son
Père , lejour de saféte , anniversaire de son second
mariage.
DÉJA les Heures plus riantes
D'une fraîche guirlande ornent leurs blonds cheveux ;
Porté sur leurs ailes brillantes ,
Tu reviens , doux printemps ; ton souris gracieux
De la naissante année a prédit l'abondance ;
Au devant de tes pas l'oiseau charmé s'élance ,
Des cris joyeux font retentir les airs.
Déjà , des fraîches nuits éloignant le silence ,
Philomèle plaintive a repris ses concerts.
Aimables fleurs , empressez -vous d'éclore ,
Confiez vos parfums au souffle du zéphir ,
Qu'un éclat plus doux vous colore ,
Hâtez -vous , pour briller , de vous épanouir ,
Tandis que du bouton l'enveloppe légère
Retient encor la rose prisonnière ,
Ouvrez vos seins , vous devez embellir
Ce jour qui vit la fete et l'hymen de mon père,
O filles du printemps ! si ma timide voix
A vous chanter s'essaya quelquefois ,
Secondez - moi , fêtez cette saison chérie.
Déjà le frais lilas , l'aubépine fleurie,
Au gré des airs balancent leurs rameaux ,
Pour un père adoré que ma main les moissonne ;
Je veux décorer ces berceaux ,
Assembler des bouquets , tresser une couronne,
Choisissons avec soin dans ces naissantes fleurs ,
Les parfums les plus doux , les plus vives couleurs
Cueillons d'abord la jeune primevère ,
La simple violette et le muguet tremblant,
42 MERCURE DE FRANCE.
Le modeste hyacinthe au calice odorant ,
Et l'humble marguerite et la jonquille altière ;
Toi, narcisse argenté , penché sur le ruisseau,
Tu sembles contempler ta blancheur éclatante ,
Ainsi , voyant jadis tes traits dans l'onde errante ,
Des regrets impuissans t'ont conduit au tombeau ,
Tu devins cette fleur à la tige élégante ;
La fable ainsi le dit : mais lės nymphies des bois ,
Qui protégent mes chants et guident mon enfance ,
Ont à mon luth révélé ta naissance :
Echo , répète -leur les accens de ma voix !
Unissez -vous sous mes doigts , fleurs charmantes;
En nuançant vos conleurs différentes ,
Je chanterai le soleil du printemps ,
Les nymphes folâtrant sous la verte feuillée ,
Et le premier Narcisse, à de divins accens ,
Balançant sa tête étoilée.
•
Sur les pas du printemps accouraient les zéphirs ,
Leur souffle ranimait la naïade glacée ,
Les nymphes , pour fêter le retour des plaisirs ,
Rassemblaient dans les bois leur troupe dispersée ; .
De détours en détours courant à pas pressés ,
Elles se poursuivaient sur l'humide fougère ,
Au doux bruit des chants cadencés ,
Formaient une danse légère ,
Où sur un vert feston de lierre ,
Par des bras réunis vivement balancé ,
D'autres semblaient d'un vol rapide
S'élancer vers l'oiseau timide
Qu'au loin leurs cris avaient chassé .
Mais tout se tait : une alarme soudaine
Interrompt leurs joyeux accords.
En sommeillant auprès de la fontaine ,
Un étranger a profané ces bords ;
Autour de lui les nymphes attentives ,
L'oeil inquiet , contemplaient son repos :
Pareils au bruit lointain des flots ,
Ces mots coulent enfin de leurs lèvres craintives :
<< Quelle divinité de cet audacieux
» Peut ici protéger le sommeil téméraire ?
>> Quoi ! mes soeurs , un berger troublerait le mystère
>> Qui doit présider à nos jeux !
» Il en sera puni : qu'on le force à nous dire
» Par quels motifs secrets il brave notre empire ;
SEPTEMBRE 1815.
43
>> Qu'en des liens étroits fortement arrêté ,
D
» Il ne puisse éviter notre juste vengeance . »
Bientôt pour l'enchaîner , s'avançant en silence ,
Leurs mains avec agilité
Tressent sans bruit la liane flexible ,
Le souple jonc et le saule paisible ;
Mais du captif un léger mouvement
Les a fait fuir , plus vite que le vent :
Tel quelquefois quand Zéphire s'éveille ,
S'élance sur les prés , bouleverse leur sein ,
Agite en folâtrant leur écharpe vermeille ,
On voit fuir dans les airs un bourdonnant essaim
Dont le gazon touffu protégeait le larcin.
Ainsi le beau berger , entrouvrant la paupière ,
Voit courir loin de lui cette foule légère .
Il se trouve enchaîné ; pourtant son oeil surpris
Suivait dans la forêt les robes verdoyantes ,
Les voiles éclatans et les tresses flottantes
Disparaissaient dans l'ombre. Avec un doux souris
Il rompit le silence : « O nymphes révérées !
» Dit-il , vous de ces bois habitantes sacrées ,
» Vous méconnaissez donc celui dont autrefois
» La lyre dirigeait et vos pas et vos voix !
» Je suis le dieu du jour , mais privé de sa gloire ;
» Je puis vous le prouver si vous n'osez m'en croire :
>> J'ai perdu le pouvoir de régir l'univers ,
» Mais ma lyre me reste , et tout cède aux beaux vers. »
Il dit , et saisissant cette lyre sonore ,
Il chante les moissons que le soleil colore ,
Et les fleurs qu'il fait naître , et les fruits qu'il mûrit ,
Et le dieu des beaux- arts , seul éclairant l'esprit ,
Seul de ces dons du ciel enrichissant notre âme ,
Seul pouvant l'animer de leur divine flamme.
Bientôt d'un ton plus doux il revient aux bosquets ,
Dit , les gazons naissans , le printemps , les forêts ,
Les fleurs , produit charmant de cent métamorphoses ,
Hyacinthe , Clytie , Adonis et les roses .
<< O terre ! à ses accens connais ton souverain ,
>> Et si je te féconde , ouvre pour moi ton sein ;
» Augmente en ma faveur la puissance de Flore ;
» Obéis ! à ma voix des fleurs doivent éclore ;
» Leur naissance à jamais consacrera ce jour
» Où fuyaient à mes yeux les nymphes d'alentour . »
Il se tait : devant lui les arbres s'inclinèrent ,
44
MERCURE DE FRANCESur
les bords du ruisseau les gazons s'agitèrent ;
Les filles des forêts , à son divin aspect ,
Confuses , demeuraient dans un profond respect.
Mais à leurs pieds des fleurs nouvelles
Montrent leurs disques éclatans ;
Les nymphes revoyaient en elles
Leurs fronts baissés , leurs voiles blancs ;
Et de leurs tresses immortelles
Ces fleurs même ont gardé les parfums pénétrans,
Un vent léger glissant à travers le feuillage ,
Agite en frémissant leur fugitive image ;
Le soudain mouvement de ce peuple nouveau
Rend des jeux du matin le magique tableau .
On vit dans les forêts naître ces fleurs sacrées ,
Par le dieu de la lyre aux nymphes consacrées ;
Et depuis ce beau jour que célèbrent leurs jeux ,
Le narcisse para leur sein ou leurs cheveux.
ENIGME.
Au physique , au moral , suivant qu'on m'envisage ,
On me trouve rapide ou lent dans mon passage ;
Et de ces divers sens ou grand mal ou grand bien ,
Sans moi l'homme est beaucoup , la femme presque rien.
BONNARD , ancien militaire.
ᏟᎻᎪᎡᎪᎠ E.
Al'un des jolis doigts de ma belle maîtresse ,
Je me plais quelquefois à placer mon premier.
Et dès que je la vois , je sens que mon dernier
Fait passer à mon coeur une bien douce ivresse .
Mais dès qu'elle me fuit , mais dès qu'elle me laisse ;
Je me trouve soudain en proie à mon entier.
BONNARD , ancien militaire.
LOGOGRYPHE.
Je donne sans ma tête une bête féroce
Dont la cruauté cède aux secours obligeans .
Jadis avec ma tête un rapt qui fut atroce
Fit assiéger mes murs l'espace de dix ans .
BONNARD , ancien militaire.
1
Mots de l'Enigme , du Logogriphe , et de la Charade
insérés dans le dernier numéro de l'ancienne administration.
Le mot de l'Enigme est O ( la lettre. )
Le mot du Logogriphe est Four , dans lequel on trouve fó , fou et
four.
Le mot de la Charade est Annibal.
46
MERCURE
DE FRANCE
.
-
ANNONCES . AVIS.
Leçons de Lecture à haute voix et de Débit oratoire ; par Dubroca
, auteur des Principes raisonnés de l'Art de lire à haute
voix ; du Traité de la Prononciatiou des consonnes finales des
mots français , dans leur rapport avec les voyelles et les consonnes
initiales des mots suivans ; des Leçons élémentaires d'un Instituteur
à ses Elèves , sur les principes de la Prononciation française
et de plusieurs autres ouvrages dans ce genre . S'adresser
rue Dauphine , no . 20.
-
Janua Linguarum reserata , etc. La Porte des Langues ouverte ,
par J. A. Coménius , ou Méthode abrégée , contenue en mille
périodes , dans cent chapitres , pour apprendre la langue latine ,
la langue française et toute autre langue , et en même temps tous
les fondemens des arts et des sciences . Éditionaugmentée de mille
mots environ , avec une nouvelle traduction française , et un vocabulaire
très -complet des mots latins ; publiée par J. Fr. Bastien , I
vol. in - 18 de 640 pages ; prix broché 3 fr. et 4 fr .franc de port.
A Paris , chez l'Editeur , rue Hautefeuille , n.º 3. 4
AVIS .
Le prix de la souscription au MERCURE DE FRANCE est
de 5 fr. pour un mois , 14 fr. pour trois mois , 27 fr. pour six
mois , et 50 fr. pour l'année.
1
On ne peut souscrire que du premier de chaque mois .
- En cas de réclamation , on est prié de joindre une des
dernières adresses imprimées , ou d'indiquer le numéro de
la quittance .
Les souscriptions , lettres , livres , gravures , etc. , doivent
être adressés , franc de port , au directeur du Mercure
de France , rue Mazarine , no . 30. Aucune annonce
ne sera faite avant que cette formalité n'ait été observée .
8:
DE L'IMPRIMERIE DE J.-B. IMBERT ,
RUE DE LA VIEILLE -MONNAIE .
TINERE
BOY
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
TABLEAU POLITIQUE.
FRANCE.
Les troubles du Midi sont apaisés . Avignon et le département
de Vaucluse ne sont plus tourmentés par cet
esprit de réaction qui fournit des prétextes à tous les désordres
et à toutes les injustices. Le malheureux état de
ces contrées est révoqué en doute par quelques personnes
d'un coeur droit et humain , que toute calamité
afflige , et par quelques autres , enflammées de l'esprit de
parti , intéressées peut-être à ce que l'on ne connaisse
point dans toute leur étendue les maux qu'elles ont provoqués.
Mais malheureusement certaines circonstances
authentiques ne laissent point de fondement à l'incertitude
( 1 ).
D'ailleurs le gouvernement , qui a certainement des
informations précises , dont on ne peut révoquer
en doute ni la sollicitude , ni la droiture , publie tantot
des proclamations , tantôt des instructions ministérielles ,
qui attestent combien a été funeste la position des provinces
méridionales , en même temps qu'elles exposent
(1) J'ai l'avantage de connaître personnellement M. Puy , maire
d'Avignon . Je dois dire que jamais homme public ne porta dans
l'exercice de ses fonctions plus de zèle , de générosité et de sagesse .
Depuis vingt ans il consacre son temps et sa fortune au soin de maintenir
le bon ordre à Avignon et d'y soulager l'infortune.
(Note du Rédacteur. )
4
50
MERCURE DE FRANCE.
avec autant de raison que d'énergie les principes qui
seuls auraient pu prévenir cette agitation , et qui mainte
nant l'ont pu seuls calmer .
« Ce qui s'est passé à Nîmes et dans quelques villes du
Midi , disent des ministres , remplit de douleur l'ame du
Roi , étonne et indigne les souverains alliés , attentifs à
ce qui arrive au milieu de nous . La justice la plus éclairée
est sur le trône ; et des hommes qu'aucun pouvoir ,
qu'aucune faction même n'avoue , veulent mettre leurs
fureurs à la place des lois ! Au monarque seul appartient
l'exercice de toute la force publique , et des hommes
que leurs passions seules convoquent et rassemblent , formaient
, dans plusieurs lieux , une force devant laquelle
celle des autorités était impuissante ! ... »
Nous citerons encore le trait suivant ; il est très-remarquable
. Les ministres disent aux autorités civiles et
judiciaires :
« Faites comprendre et sentir combien , au milieu
d'une nation qui a toutes les délicatesses de l'honneur ,
la vengeance , pour être excusée , a besoin de dangers ;
combien , après une victoire complète , elle est basse et
vile ! »
En effet , où se trouve conduite l'opinion publique ,
par les hommes qui provoquent sans cesse des vengeances
, des punitions , et ce que , dans leur animosité
implacable , ils appellent des justices ? Sur quel genre de
délits tombent leurs provocations si ardentes , si impérieuses
, si contraires à l'humanité , à la générosité , à
l'esprit du christianisme? Dans l'état social , et ordinaire ,
la justice afflictive , la sévérité et la publicité des peines,
sont nécessaires pour prévenir , par la force de l'exemple,
le retour des crimes que l'on punit. Tout coupable condamné
n'est plus qu'un malheureux environné de pitié
par les témoins de son sort , et par les juges eux- mêmes ,
qui , certainement , lui accorderaient pleine et entière
grâce , s'ils ne craignaient de compromettre la sûreté
publique. Les actions criminelles de cet homme ont été
d'un genre à pouvoir être renouvelées , non- seulement
lui -même , mais encore par d'autres hommes . Il faut
pour cette raison qu'elles ne demeurent point impunies.
par
Il est très-affligeant de voir avec quelle opiniâtreté certains
hommes , toujours prêts à vanter leur morale et leur
royalisme , poussent tant qu'ils peuvent les esprits vers
la haine et la discorde . Mais il est très- consolant de voir
combien ils échouent , par la résistance de l'opinion géSEPTEMBRE
1815. 51
nérale et par celle des hommes revêtus de hautes fonctions
. On a fait présenter au Roi , par quelques gardes
nationaux , et au peuple , par quelques journalistes , une
adresse perturbatrice , qui ne tendait à rien moins qu'à
flétrir , dégrader , éloigner un certain nombre d'officers
de la garde nationale de Paris , afin de pouvoir ensuite
remplacer aisément par l'esprit de haine , de vengeance ,
l'esprit genéral de ce corps qui s'est montré si utile , si
vigilant ; qui , par sa prudence autant que par son conrage
, a sauvé trois fois Paris de l'incendie et du pillage
. Cette adresse séditieuse n'a heureusement entraîné
qu'une mesure très -sage , très - salutaire . Le comte Dessoles
, ministre d'Etat , commandant en chef , a reconnu
hautement ( ordre du jour du 10 septembre ) ® que de
» tels actes qui portent le caractère de l'esprit de ac
tion , sont d'autant plus répréhensibles , qu'ils tend nt
» à désorganiser la garde nationale , dans le temps même
» où sou service est le pus essentiel au maintien de
l'ordre et de la paix publique ; qu'il importe en con-
» séquence de rechercher avec soin si les auteurs et pro-
» moteurs de ces adresses et députations ont été mus par
» un zèle aveugle ou par des suggestions perfides . Après
» avoir pris les ordres du Roi et les instructions du
prince colonel- général , le comte Dessolles a ordonné que
» les gardes nationaux prévens d'être les auteurs ou
" promoteurs d'actes qui supposent des délibérations ou
» communications interdites par le lois sur la force pu-
» blique et la garde nationale , seront tradits devant le
conseil-général de discipline , et cesseront tout service
» jusqu'à sa décision Sont considérés comme prévenus
» du même délit , suspendus et traduits au mème conseil ,
>> tout officier ou sous officier qui aurait signe les adresses
» ou autorisé les réunions par sa présence . »>
Il s'est produit à Strasbourg , vers le commencement
de ce mois , un mouvement extraordinaire. On trouve ra →
rement , dans les annales des peuples , un témoignage si
remarquable d'insubordination . De tels événemens peuvent
être cités comme frappans , sans doute , mais en même
temps comme répréhensibles et d'un exemple dangereux.
Voici de quelle manière on les raconte :
« Le 1. septembre , les compagnies d'élite des diffé
rens corps de la garnison furent réunis par l'ordre de
leurs
sergens : elles firent choix d'un chef , et ce fut un ser
gent de voltigeurs qui fut désigné et qui prit en effet le
commandemeut supérieur de l'armée . Le même jour , les
52
MERCURE
DE FRANCE .
troupes s'emparèrent des arsenaux et des magasins ; les
ponts furent levés et les portes de la ville furent fermées.
On demanda compte au général Rapp des fonds qu'on lui
supposait mal- à-propos entre les mains . Le motif de cette
insubordination était , comme on l'a dit , le paiement de
la solde qui restait due lorsque l'ordre du licenciement est
arrivé. Le général Rapp n'ayant pas de fonds , on le garda
à vue chez lui .
Cependant les soldats continuèrent le service de la place
avec une grande activité ; les postes furent doublés ; il était
défendu aux militaires d'entrer dans les cabarets ; de nombreuses
patrouilles parcouraient la ville , et , dans la soirée,
chaque maison était éclairée .
On avait aperçu dans le jour quelques mouvemens de la
part des assiégens : le sergent , commandant en chef , leur
avait fait notifier de garder leurs positions. Il avait aussi
envoyé au général autrichien Walkmann , qui se trouvait
dans la place , un détachement de grenadiers pour le rassurer
, et il lui fit ofrir une garde à sa volonté.
Enfin les fonds furent faits le 4 à midi , et la solde arriérée
fut payée ; dès- lors tout rentra dans l'ordre et les
chefs reprirent le commandement. Peudant trois jours
qu'a duré ce nouvel ordre de choses , aucun cri séditieux
ne s'est fait entendre et pas un habitant n'a été insulté . »
On doit admirer avec reconnaissance la facilité et la
promptitude avec laquelle les heureux effets suivans ont
été obtenus :
-
M. Castanos , capitaine - général espagnol , s'était
avancé, à la tête d'un corps de troupes , sur le territoire du
département des Pyrenées - Orientales. S. A. R. Mgr . le
duc d'Augouleme a eu , je 27 août , une conférence avec ce
général , qui a opéré , le 29 , un mouvement rétrograde et
est rentré dans ses limites .
Du côté des Basses - Pyrénées , M. le général l'Abisval
avait passé la Bidasoa. Mi, le duc d'Angoù eme lui avait
envoyé un de ses officiers supérieurs po ir lui donner communication
du resultat de la conférence vec le capitainegénéral
Castanos M. le guéral d'Abisval a ordonné , le 4
septembre , un mouvement rétrograde au-delà de nos
frontieres , mouvement qui a dù être terminé le 6.
ORDONNANCES DU ROI .
Par ordonuance du 4 septembre , la chambre des Pairs
et la chambre des Députés sont convoquées pour le 25 septempre.
SEPTEMBRE 1815 . 53
Par ordonnance promulguée le mêmejour, les troupes
d'artillerie ont été licenciées et réorganisées sur - le - champ .
Par ordonnance du 2 septembre , Sa Majesté , cédant
aux vues d'économie que les circonstances commandent ,
a réduit provisoirement le corps royal des ponts - et - chaussées
, à six inspecteurs généraux , quinze inspecteurs divisionnaires
, cent cinq ingénieurs en chef , trois cents
ingénieurs ordinaires ou aspiraus .
Par ordonnance du 6 septembre est annulée celle du
24 juillet , qui avait renvoyé M. de Lavalette devant un
conseil de guerre ; il sera traduit , à la requête du ministere
public , devant les tribunaux ordinaires , aux termes
du Code d'instruction criminelle .
Par ordonnance du même jour , les troupes du génie ont
été licenciées et sur-le champ réorganisées.
Plusieurs ordonnances ont été publiées le 7 septembre :
l'une concernant les gouverneurs des provinces , détermine
le moment de leur départ , le temps de leur résidence , et la
quotité de leur traitement . La seconde maintient provisoirement
, vu les dépenses immenses qui , dans les circonstances
actuelles , retombent sur le trésor public , divers
prélèvemens sur les revenus communaux . Une troisième
est relative aux dépenses ordinaires des communes ; elle
porte que celles dont les budjets sont réglés par S. M. ,
seront payées en 1816 , d'après les allocations des budjets
de l'exercice de 1815 , laissant néanmoins au ministre
secrétaire - d'état des finances la faculté d'accorder les augmentations
de crédit qui seraient réclamées par les conseils
municipaux . Une quatrième , dont le but est d'établir une
répartition régulière de tous les produits des différens départemens
, crée une commission qui indiquera les moyens
qu'elle jugera nécessaires pour assurer , dans l'intérieur , la
libre circulation des subsistances .
A ces ordonnances est jointe une instruction pour l'exécution
de plusieurs dispositions de l'ordonnance du roi du
1er août 1815 , concernant le classement des offieiers et
les retraites militaires.
-
EXTÉRIEUR..
Prusse. Les changemens ordonnés par le roi à la nouvelle
constitution sont en partie achevés . Il est bien satisfaisant
pour les nombreux amis de la modération et de la.
54 MERCURE DE FRANCE .
tranquillité en Europe , de voir que ces changemens ont
pour objet une plus grande extension de liberté.
-
Chine . Il semble , au contraire , que jusqu'au fond de
l'Asie , les trônes despotiques sont ébranlés par des menaces
de révolution . Il parait qu'en Chine comme en Europe
, l'embarras des finances , le mécontentement de
quelques individus d'un haut rang, y avaient formé une conspiration
qui avait alarmé le gouvernement Voici le détail
qu'en donnent les papiers arrivés de Canton .
Le 18 octobre 1813 , au moment où S. M. I. allait rentrer
à Pékin , en revenant d'une tournée qu'elle avait fait
Jeho pendant l'été , un parti de conspirateurs est entré
dans le palais impérial et s'y est maintenu pendant trois
jours . La nouvelle d'un événement aussi extraordinaire fut
annoncée dans toute l'étendue de l'empire par une proclamation
rédigée par l'empereur lui même. La forme de
cette proclamation ( dont nous donnerons la traduction )
annonce évidemment les craintes qu'il avait pour la sûreté
de sa personne et la stabilité de sou trône.
On croyait généralement que c'était un des frères de
l'empereur qui avait formé le plan de cette conspiration ,
et on supposait que l'empereur lui- même ne l'ignorait pas ,
mais que la crainte d'une part , de l'autre le désir de conserver
le trône dans sa famille , lui avaient fait croire plus
prudent de ne point agir contre lui , et on avait pris le
parti de considérer comme chef de la rebellion un homme
nommé Lin - Tsing.
Les rebelles s'étaient emparés de la ville Hwaheen et de
son district , et de plusieurs places du voisinage . On avait
fait venir, pour les combattre , des troupes de Tartarie , et
les forces impériales avaient été mises sous les ordres d'un
chef nommé Nayenching, fait depuisvice- roi de Pe - Che- Le .
Après quelques mois de résistance de la part des rebelles ,
leur chef Hwaheen ayant été pris par les troupes du gouveruement
, la rebellion s'était apaisée graduellement .
Toute l'armée avait été employée au châtiment des rebelles.
On avait décapité les uns , les autres avaient été condamnés
à périr plus lentement , seulement au septième ou au
vingtième coup de sabre ; un ou deux individus avaient été
condamués à être coupés par petits morceaux.
-
Turquie. Le gouvernement de Constantinople , toujours
harcelé par des révoltes , précisémeut encore parce
qu'il est despotique , prépare une expédition formidable
contre les Servieus .
Suede.
―
Ce royaume est en ce moment l'asyle de la
SEPTEMBRE 1815 . 55
tranquillité et de la liberté . Les discours prononcés par le
roi et par le prince royal à la clôture de la diète , ont un
caractère touchant de calme , d'affection et de noblesse .
On doit remarquer les traits suivans dans le discours du
roi:
« Puisse la paix générale qu'on annonce , et que l'hu-
» manité réclame en vain depuis si long - temps , en faisant
» cesser la guerre , calmer les esprits aigris ! Puisse - t - elle
» rétablir l'équilibre des Etats par des traités fondés sur la
» justice , tempérer par la modération les droits de la
>> victoire , et garantir le malheur des souffrances de l'hu-
>> miliation ! »
- Royaume des Pays - Bas . Tandis qu'en Suède , d'après
le témoignage du roi , « les membres de l'ordre du clergé ont
>> donné aux autres ordres l'exemple de la conciliation
» et du sacrifice des opinions particulières en faveur du
» bien public , » il s'est manifesté en Belgique un esprit
d'opposition contre la liberté de culte et de conscience ;
plusieurs évêques ont protesté contre la constitution donnée
par le roi des Pays-Bas , acceptée par la majorité des
Etats , et qui consacre cette liberté. Il est naturel que
des catholiques sincères résistent à la tolérance universelle
, dont il est cependant impossible d'empêcher l'établissement.
Mais les dignités temporelles et les pouvoirs
politiques ne sont point essentiels aux pasteurs catholiques
cependant les évêques , signataires de la protestation
; les réclament avec instance à cet égard , ils rencontreront
encore en Europe l'obstacle , devenant chaque
jour plus insurmontable , des moeurs et de l'opinion .
REVUE DES THEATRES .
THEATRE FRANÇAIS.
Débuts de M. Saint- Eugène dans Coriolan , et dans Oreste,
d'Andromaque.
Si je voulais m'astreindre à l'usage usité par beaucoup
de , mes confrères , je pourrais mener loin cet article . Je
n'ai pas , je crois , besoin d'avertir que je n'aurais pas l'andace
de critiquer Andromaque ; je laisse ce courage aux
zélés propagateurs des doctrines romantiques , ou bien à
J'abbé d'Olivet , qui , malgré sa bonne envie de censurer ,
n'a trouvé , dans tout le théâtre de notre divin Racine ,
qu'une douzaine de vers à reprendre , et seulement encore
-parce qu'ils pêchaient contre la grammaire . Je m'attache-
Jais done uniquement à Coriolan ; je dirais que cette
piece en cinq actes n'a été faite que pour une seule scène ;
je prouverais que l'unité de lieu n'y est point observée ; que
la versification en est sèche , tendue ou boursoufflee ; qu'on
ne peut en citer aucun vers de sentiment ; que l'admirable
discours que Tite- Live met dans la bouche de Véturie
vaut , à lui seul , toute la tragédie de Laharpe qui , pour
avoir été l'un des meilleurs littérateurs que nous ayons eus
depuis long- temps , n'en est pas moins un poëte trèsmédiocre
; je rappellerais la généalogie de tous les Coriolans
faits avant lui ; je me garderais bien , sur-tout , d'oublier
celui de Gudin de la Brenellerie , secrétaire de Beaumarchais
, où l'on trouve cette belle réponse à Véturie qui
le conjure
« Au nom de la patrie......
Un banni n'en a pas. >>
J'aurais soin de rapporter cette jolie épigramme faite à
l'occasion de la première représentation de cette pièce ,
que , dans un hiver très- rigoureux , Laharpe fit donner
au profit des pauvres , quoiqu'il ne fut pas alors aussi pieux,
SEPTEMBRE 1815 . 57
aussi charitable qu'il l'est devenu depuis .... à l'article de
la mort.
« Pour les pauvres la comédie
» Donne une pauvre tragédie ;
» C'est bien le cas , en vérité ,
» De l'applaudir par charité. »
On s'aperçoil que sans peine , en se ménageant , il y aurait
là de l'étoffe au moins pour trois ou quatre articles.
Eh ! mon dieu ! depuis une douzaine d'années n'a - t - on
point vu et ne voit-on pas tous les jours tel rédacteur de
journal que je ne veux point nommer, laisser courir sa plume.
cinq ou six fois , dans le mois , sur tel ouvrage dont il était
chargé de rendre compte ? Il est vrai qu'il daignait à peine
écrire un jugement en douze lignes sur cet ouvrage ; mais
il faut tout dire , chaque article rapportait cent francs à
son auteur ; et , ma foi , dût- on n'avoir pas le sens commun
, cela vaut bien la peine d'être un peu prolixe . Pauvres
propriétaires de journaux ! pauvres auteurs !
Mais c'est assez jaser , revenons à M. Saint- Eugène . Je
ne parlerai pas de son apparition au théâtre de l'Odéon ;
il y a huit à neuf ans , si ma mémoire est fidèle , cet acteur
a débuté à la Comédie française dans les jeunes premiers ;
je crois même qu'il a commencé ses débuts par Hyppolité.
Aujourd'hui , son vol est plus audacieux ; ce sont les premiers
rôles qu'il aborde ; c'est Cori lan , c'est Ores e, le
Cid , Edipe , qu'il se charge de nous représenter . comme
si Talma n'était plus de ce monde , comme si nous devions
désespérer du salut de Lafond. J'ai peur de me tromper ,
mais je crains que M. Saint- Eugen n'ait fait un pas de
clerc en reparaissant sur la scène francaise On assure qu'il
avait tant de succès en province ! Pourquoi renoncer de
gaité de coeur aux hommages qui lui ont été prodigués à
Lyon , à Marseille , et qui l'attendent encore dans les autres
grandes villes de nos départemens ! J'oserais presque
l'affirmer dans l'intervalle de ses débu's , M. Saint- Eugène
n'a joué que le mélodrame . S'il veut obtenir quelque
succès durable et mérité dans la carrière qu'il parcourt , il
faut absolument qu'il renonce à ce miserable genre , qu'il
soit plus économe de ses gestes , qu'il travaille à amollir
l'inflexibilité de sa voix , et que sur-tout il ne cherche à
imiter personne. Il n'y a rien de pire que la caricature,
On annonce qu'il doit jouer prochainement Servilius dans
la belle tragédie de Manlius ; se rendrait- il justice ? ou
bien serait- ce modestie de sa part ? Il est à desirer qu'il
s'acquitte de ce rôle aussi bien que Damas.
58 MERCURE DE FRANCE .
1.
THEATRE ROYAL DE L'ODÉON.
Première représentation des Incorrigibles ou l'Amour
et les Vers , comédie posthume , en trois actes et en vers
de Collin d'Harleville , arrangée et mise en scène par M*****
« Ton esprit aisément perce à travers ces voiles ,
» Et voit bien que c'est moi qui suis les cinq étoiles. »
D'ailleurs , la fin de ce titre , si long , ne sent-il pas son
boulevard une lieue à la ronde ! n'y reconnoît -on pas facilement
le même homme qui a donné , il y a quelque tems ,
à ce théâtre , Louis d'Outremer , sujet tiré de l'Histoire
de France? Cet avis a subsisté sur l'affiche de l'Odéon
jusqu'à la veille de la représentation de cet ouvrage , que
les acteurs ont eu la bonté d'apprendre et de réciter cinq à
six fois devant un public peu nombreux , mais choisi .
Au surplus , le titre ne fait rien à l'affaire ; voyons comment
l'arrangeur des pièces de Molière a arrangé celle de
Collin.
Philène et Duvervin sout liés de la plus étroite amitié.
Le premier a été trahi par sa maîtresse , le second vient
d'éprouver une chûte au théâtre . Le désespoir s'est emparé
d'eux ; ils se retirent à la campagne , chez leur ami commun
Licidor , bien résolus de renoncer , l'un à l'amour ,
Pautre à la poésie. Par malheur , Licidor a deux nieces,
Angélique et Eglé ; Angélique est sentimentale , sa cousine
est folle de vers ; elle en a lu tous les recueils , depuis
Boileau
jusqu'à l'abbé Cotin.
» Virgile lui plairait s'il n'était en latin . »>
Ces dames arrivent chez leur oncle. Nos deux jeunes
gens veulent aussitôt partir ; mais que deviendrait la pièce
s'ils exécutaient leur dessein ? On se doute bien que chacune
des nièces va operer une conversion ; c'est uniquement
, à ce qu'il paraît , le but de leur voyage et celui de
l'auteur . Cependant , nos deux amis , pour ne pas fausser
leur serment réciproque , sont convenus entr'eux de changer
de rôle. L'amoureux passera pour le poète , le poète
pour l'amoureux . Qu'en résulte - t- il ? Duvervin parle d'amour
avec sécheresse et même galimathias ; Philène est
guindé , ou tombe dans le pathos , lorsqu'il parle de poésie .
Ils ont beau faire , ils n'en plaisent pas moins à ces dames ,
dont la téte s'exalte et le coeur s'enflamme à la lecture d'une
petite pièce de vers qui vient d'etre trouvée. A qui faut-il
attribuer ce chef- d'oeuvre ? Le bavardage d'un valet qui
SEPTEMBRE 1815. 59
n'est là que pour la forme et pour faire la cour à une soubrette
inutile qui ne veut pas absolument qu'on la respecte,
fait soupçonner que le coupable est Philène. Les choses en
sont là , lorsque notre oncle , qui est un rusé compère ,
imagine un moyen d'amener à ses fins nos deux jeunes
gens . Auprès de Philène , il suppose qu'Angélique est
partie celui - ci , au désespoir , court sur les traces de cette
femme adorable : elle n'était pas loin ; elle écoutait aux
portes. Quant à Duvervin , Licidor lui remet un journal
qui , par bonheur , se trouve exprès sur une table de salon ,
et qui annonce que sa pièce a réussi à la seconde représentation.
Le poète est enchanté ; sa verve se ranime ; et en
attendant qu'il fasse une pièce nouvelie , il épouse Eglé ,
comme son ami Philène épouse Angélique.
On a écouté patiemment cette pièce jusqu'à la fin ; un
très-petit nombre de sifflets s'est fait entendre , encore
est- on sûr qu'ils ne s'adressaient point à Collin , dont on
respecte le talent et la mémoire , et dont on reverra toujours
avec plaisir l'Inconstant , modèle du style , ei le
Vieux Célibataire , où les caractères sont si bien tracés ,
sur-tout celui de madame Evrard.
Toutes les fois que le public a cru reconnaître Collin ,
il a vivement applandi ; la première scène sur-tout a paru
charmante. Sur mille à douze cents vers dont se compose
cet ouvrage , un tiers , peut- être au plus , appartient à
l'aimable auteur que Thalie regrette ; le reste est bien la
propriété de M***** : personne ne la lui revendiquera , il
peut être tranquille . Pour en donner un échantillon , je
vais citer quelques vers qui ont fort réjoui l'auditoire .
On propose à Duvervin d'aller visiter une volière. Il
répond par cette fine plaisanterie :
« C'est très - bien , me voilà lancé dans la volaille. »
Eglé dit à propos de je ne sais quoi :
« Oui , c'est charmant , c'est juste ;
» Mais ce serait plus beau si j'étais plus robuste. »
Philène , obligé de ne pas contredire deux femmes aimables
avec lesquelles il se trouve , s'écrie :
« Mais il faut , comme on dit , heurler avec les loups . »
Sancho - Pança n'et pas dit mieux.
་
Sans doute les Comédiens français de l'Odéon , qui travaillent
tant , lorsque d'autres travaillent si peu mériteraient
une autre récompense de leur zèle infatigable ; mais
aussi pourquoi ne s'attachent- ils pas à mieux choisir les
80 MERCURE DE FRANCE.
"
ouvrages qu'ils offrent au public ? Pourquoi se sont- ils
laissés éblouir par l'espoir d'un succès que leur présageait
peut-étre le nom de Collin , mais qui devenait plus qu'hasardeux
entre les mains d'un homme qui ne leur a jamais
tenu parole. Qu'ils aient accueilli les Querelles des deux
Frères , ouvrage également posthume , du même auteur ,
on le conçoit. Un ami de Collin , un homme d'esprit et
de goût , un homme qui a fait ses preuves , qui jamais n'a
songé à mettre en prose le Misantrope ou le Tartuffe
avait présidé à la révision de cette pièce ; et c'était déjà
un augure favorable, Autre chance de réussite ; MM. Devigny
et Michot , comédiens français , à l'examen desquels
elle fut confiée , prononcèrent hardiment , dit - on
qu'elle valait moins que rien. Avec de telles garanties ,
les Comédiens de l'Odéon ne pouvaient manquer de
réussir c'est aussi ce qui arriva , et les Querelles sont
aujourd'hui comptées parmi les plus jolies productions
du poète Beauceron .
Puisse cette chûte paisible devenir une leçon salutaire
pour M. M***** ! puisse - t - elle l'engager à ne plus vivre de
l'esprit et des rognures d'autrui , et à respecter désormais
les cendres d'auteurs estimables dont les mânes ne peuvent
que s'indigner d'un pareil outrage !
Début de Mme . Jurandon , dans la Bonne Mère , de
Florian .
Pour que rien ne manquât à cette soirée , Mme . Jurandon
a joué , pour son début , le rôle de la Bonne Mère,
dans la comédie de ce nom . Quoiqu'elle eût presque toujours
la voix dans la tête , M. Molé est une perte pour
ce théatre, et il est même à craindre qu'elle n'y soit
point remplacée , du moins ne croit- on pas que ce soit
par Me. Jurandon. Un grasseyement assez fort , des
gestes nombreux et gauches , peu ou point d'à-plomb ,
une froideur complète , telles sont à- peu près les remarques
auxquelles a donné lieu la débutante dont je
parle.
Mme . Joanni Malherbe , qui avait débuté quelques jours
avant , n'a fait que paraître et disparaître . La vogue et le
renom dont jouit en province son mari , doit la consoler
amplement .
La Cosa Rara a fait venir bon nombre d'amateurs à
l'Opera Buffa. Les dillettanti tutti quanti savent par
coeur la délicieuse musique de Martini , moine portugais.
SEPTEMBRE 1815. 61
L'exécution de l'orchestre a été parfaite comme à l'ordinaire
. On aurait désiré peut - être un peu plus de suavité
dans quelques morceaux chantés par Porto et madame
Fodor-Mainvielle.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
M. Barré , après avoir payé sa dette à ce théâtre , et
comme homme de lettres , et comme administrateur ,
vient de céder son fonds à M. Désaugiers. C'est un trait
d'esprit de M. Barré , qui a cherché apparemment à rendre
moins amers les regrets qu'il nous laisse.
Le premier acte de l'administration de M. Désaugiers
a été remarqué par un acte de justice. Il vient de faire
entrer M. Piis , l'un des fondateurs du théâtre de la rue
de Chartres , en jouissance d'une pension de 4000 francs.
qu'il sollicitait en vain depuis longtemps. Certes , une
pareille action vaut mieux qu'un Vaudeville , fût - il le plus
spirituel du monde.
Que n'a - t- on pas droit d'attendre d'un administrateur
tel que lui ? Plein d'aménité , n'ayant jamais connu l'envie
, aimé , estimé de tous les gens de lettres , ses confrères
, M. Désangiers ne peut manquer de prospérer ,
s'il prend soin surtout de ramener ce théâtre à sa première
institution , s'il y rappelle la gaieté , les flon flon
qui en ont été bannis pour faire place à l'esprit froid et
maniéré qui le rendent méconnaissable depuis nombre
d'années .
THEATRE DE LA GAITÉ.
Première représentation de Christophe Colomb , mélodrame
historique en trois actes , en prose et à grand
spectacle.
lyy a long-temps qu'il est démontré dans la saine littérature
qu'il ne faut pas confondre les genres , et que mettre
T'histoire en comédie ou en roman , c'est s'exposer au
double écueil de ne rien faire de bon daus l'un ni l'autre
genre . Ceux qui ont osé franchir cette limite , en ont fait
une cruelle épreuve ; je u'en veux pour témoins que le
recommandable auteur d'Agamemnon , et la docte madame
de Geulis . M. Lemercier a produit sur la scène
française les Revolutions de ortigal sous le titre de
Pinto ; malgré le talent des acteurs qui jouaient son ou62
MERCURE DE FRANCE.
vrage , il fut outrageusement sifflé. Peu désappointé de
cette mésaventure , il tenta un second essai sur le théâtre
de l'Odéon ; son Cristophe Colomb y éprouva la chute la
plus scandaleuse qui se soit vue de mémoire d'homme.
Quant à madame de Genlis , elle n'a point été sifflée ,
mais j'oserais presque dire que le genre historique , toutes
les fois qu'elle l'a adopté , a plus nui à sa réputation qu'il
n'y a ajouté .
M. Guilbert Pixérécourt , qui n'est point obligé d'y
regarder de si près que les auteurs que je viens de citer ,
et qui d'ailleurs a bien le droit de présumer de ses forces ,
puisqu'il est surnommé le Corneille des boulevards , n'a
pas craint de reprendre le sujet où avait échoué l'auteur
d'Agamemnon . Il a mis en prose et arrangé à sa manière
les vers , il est vrai , un peu barbares , de la comédie shakespearienne
tombée à l'Odéon ; et malgré les sifflemens
qui ont grondé sur sa tête pendant trois représentations
consécutives , il est parvenu , à force de bras et de rames ,
à mettre à flots le vaisseau de Colomb sur le théâtre de la
Gaîté. Il est vrai que pendant trois mortels actes c'est
toujours la même situation ; mais qu'importe à M. Pixérécourt
que le public s'amuse ? Il est comme ce cocher de
fiacre que la Cour avait blámé , il s'en moque , pourvu
qu'on n'empêche pas sa galère de voguer.
S'il a de nombreuses obligations à M. Lemercier ,
M, Guilbert n'en a pas moins à MM. Gardel et Aumar ; à
l'un il a pris sans façon , dans le ballet de Paul et Virginie
, la distribution des miroirs ; il a emprunté à l'autre ,
dans son ballet des Sauvages de la Floride , une situation
toute entière , celle où l'on détache Colomb qui va être
précipité à la mer.
Je ne crois pas devoir finir cet article sans donner à mes
lecteurs une idée du petit avis que M. Pixérécourt a fait
distribuer au public le jour de la première représentation .
On У voit comme quoi il s'occupe de littérature ; comme
quoi il a , depuis dix - sept ans , prêté souvent . et selon
l'ordinaire , à des ingrats , mais qu'il n'emprunta jamais
rien , du moins dans son pays ; comme quoi il s'est attaché
à peindre ce qu'on peut appeler les moeurs d'un vaisseau
; comme quoi enfin il a cru devoir faire parler la
langue caraïbe aux habitans de l'île Guanahani , bien certain
, ajoute -t -il , que cette innovation ne pouvait qu'être
approuvée par les gens de goût.
Ne croirait-on pas lire la préface de Beaumarchais au
benin ou benoist lecteur.
SEPTEMBRE 1815. 63
Si vous êtes désireux de vous procurer la pièce imprimée,
Vous y trouverez cette note vraiment curieuse :
« L'action se passe en 1449. Elle commence le II oc-
» tobre , vers midi , etfinit à pareille heure le lendemain 12 ,
» jour de la decouverte du Nouveau Monde. »
THEATRE DE LA PORTE SAINT - MARTIN.
Première représentation de la Pie - Grièche , comédie en
un acte , eu prose .
C'estune comédie morale, dans laquelle on cherche à corriger
mademoiselle Adèle de Vieuxbois , peti e personne
très-bautaine rien n'est moins étonnant ; elle arrive de
Paris , où elle a été élevée dans un des plus fameux pensionnats
de demoiselles , qui fourmillent dans la capitale.
Cette Pie- Grieche a un air de famille , en laid pourtant ,
avec Fanfan et Colas ; il n'y a rien à dire , elle sort du
cerveau de madame de Beaunoir . Elle a obtenu du succès.
Le moyen que de la morale ne réussisse pas au boulevard
! A la suite de cette petite pièce on a vu avec plaisir
un petit ballet exécuté très - bien par les petits élèves de
M. Rhénon jeune.
NOUVELLES DES THEATRES .
On croit que les Comédiens français donneront , presqu'en
même temps que Démétrius , une petite comédie
en un acte en prose , intitulée le Testament. Si cette pièce
réussit autant que les Suites d'un bal masqué , l'auteur ne
pourra qu'être contente.
-
La représentation qui doit se donner au bénéfice de
madame Haubert- Lesage, aujourd'hui madame Huet , aura
licu sur le théâtre de l'Académie Royale de Musique . On
doit représenter Rose et Colas ; Mile . Bourgoin y doit chan
ter le rôle de Rose , et nous y reverrons jouer l'actrice de
la nature , la mère Gonthier , je la prie de me passer cette
expression . On promet ensuite Adolphe et Clara. Pour
donner un air de jeunesse à cette jolie petite comédie ,
Mile . Leverd se charge de représenter Clara . Si elle italianise
son chant , comme elle le fait lorsqu'elle chante
son couplet du vaudeville de Figaro , ce nouveau début
ne sera pas moins brillant que ceux qu'elle a eus jadis à la
Com die française . Le spectacle sera terminé par Joconde,
avec des divertissemens exécutés par les artistes de l'Opéra.
64 MERCURE DE FRANCE.
On répèteà l'Odéon La suite de Misantropie et Repentir,
drame en cinq actes en prose ; on assure que ce cadet
est au moins aussi bien écrit que son aîné . În l'attribue
à l'aimable aute ar qui a arrangé la pièce de Kotzbue à
l'usage de la scène française . On assure que , par suite
de spasmes , crispations , co vulsions , etc , etc. , la principale
héroïne de cet ouvrage doit tomber dix -sept fois
par terre.
On parle du départ de Clozel pour le nord . Cette retraite
serait une perte pour l'Odéon .
Le théâtre de la Gaîté se dispose à donner Seur
Marthe , ou voilà comme on fait le bien . Si cette pièce
est aussi bonne que la Bonne Soeur , elle doit être excellente
.
Pour remplacer Christophe Colomb , qui n'a pas grand
temps à vivre , selou toute apparence , l'administration
du mème théâtre , qui est prévoyante , s'occupe à monterle
mélodrame de Vincent de Paule. Est- ce que M. Dumolard
aurait mis en prose le drame en vers qu'il donna
il y a quelques années au théâtre de Louvois?
La première représentation de Jocrisse , chef de brigands
, mélodrame comique , en un acte , a réussi , puisqu'on
en a nommé les auteurs , MM. Dumersan et Merle .
Cependant il y a eu compensation ; on a beaucoup ri , on a
sifflé passablement On a trouvé cette folie un peu longue ;
elle offre quelques scènes assez plaisantes. Brunet a joué
Jocrisse avec une niaiscrie à peu près aussi sérieuse que
celle de l'acteur fameux , qui jouait Robert , chef de brigands.
MM Dumersan et Merle , ce dernier , sur - tout ,
ont fait beaucoup mieux .
Dans le prochain numéro je reviendrai sur cette bizarre
production.
VARIÉTÉS .
LE BON ROI TANGUY ET LE SAGE ROI SAADI .
Il y a bien , bien long - temps que le royaume du
Cathay était occupé par un roi nommé Tanguy .
Ce roi était le meilleur des hommes . Il était économe
, modéré , chaste , et ce qui est fort rare ,
il aimait son peuple et voulait en être aimé . Il
SEPTEMBRE 1815. 65
avait reçu de ses pères un pouvoir absolu dont
il n'abusait pas , et pour la première fois , depais
l'établissement de la monarchie , on voyait un roi
du Cathay sans maitresse ; car ce roi était pieux
et quoique jenne et élevé à la cour , il pensait
qu'on devait respecter l'union conjugale .
L'excellent roi Tanguy se montra empressé de
déroger à un usage qui malheureusement n'était
que trop commun. Une galanterie délicate ne valut
plus à l'homme de cour les grandes charges
du royaume , et personne ne fut plus exposé à
pourrir dans les cachots des prisons d'Etat pour
une légère raillerie sur les charmes de la favorite.
Aussi les courtisans murmurèrent- ils contre
le jeune prince qui foulait à ses pieds un usage
devenu presque loi de l'Etat , et plus sacré , selon
eux , que la grande loi fondamentale du royaume.
Cependant ce bon roi , malgré la droiture de
ses intentions , malgré le soin qu'il prenait de
choisir ses ministres , ne put parvenir à remédier
au mal que quelques - uns de ses prédécesseurs
avaient fait à tous les ordres de la nation ; victime
d'une foule d'intérêts et de passions opposées ;
il fut assassiné par le parti de quelques hommes
qui voilaient leurs intentions perverses sous de
beaux dehors d'amour de la patrie. Sa famille fut
exilée. On assigna les biens de tous ceux qui se
dévouèrent à partager ses infortunes , et les factienx
s'emparèrent du souverain pouvoir .
Après quelques années d'anarchie , s'éleva toutà-
coup , au milieu du peuple du Cathay , un guerrier
entreprenant , audacieux , profond et dissimulé.
Il s'appelait Thamas Bombey. Il gagna de grandes
victoires au nom de la liberté ; il enleva de force
plusieurs pays à leurs souverains légitimes , au
nom de la liberté , il établit dans son pays le gouvernement
monarchique , au nom de la liberté ;
et ce fut au nom de la liberté , qu'il fit succéder
5
66 MERCURE DE FRANCE.
à ce gouvernement , le seul qui fût vraiment national
, la puissance absolue d'un seul et le despotisme
le plus monstrueux . N'ayant plus dès-lors
besoin de la liberté , il se mit à ravager le monde
au nom de sa fortune et du pouvoir que Fô lui
avait donné d'anéantir tout ce qui résisterait à sa
volonté suprême . D'invincibles phalanges qui le
suivaient , prétaient à sa voix une autorité irrésistible.
Mais Fô se lassa d'être le complice de tant
de fureurs ; il retira la main qui le soutenait ,
même temps que de l'autre , il soulevait contre
lui les élémens . Toute les puissances de la nature
se liguèrent contre ce colosse de renommée et
d'orgueil. Dans un instant les déserts de l'Asie furent
couverts de ses débris , et le superbe conquérant
, réduit enfin à fuir , alla cacher sur un
rocher aride , au milieu des mers , et sa funeste
gloire , et ses passions et ses remords .
en
Tout le Cathay put enfin respirer et se livrer
sans crainte au désir qu'il nourrissait depuis longtemps
, de voir reparaître son prince légitime , le
frère de l'infortuné Tanguy. Ce prince s'appelait
Saadi . A la voix de son peuple , il sortit du fond de sa
retraite , tenant en main l'olivier , gage de la paix .
Saadi avait toutes les qualités qui font les grands
rois. Il était bon comme Tanguy , mais il avait
plus de fermeté , de sagesse et de lumières . Le
premier acte de son gouvernement fut d'admettre
son peuple au partage de la souveraineté , et de
faire disparaître toutes distinctions entre les différentes
classes de ses sujets ; car ce monarque était
attentif à suivre la marche des idées et à s'instruire
des besoins d'un peuple qu'il avait juré de
rendre heureux .
Le sage Saadi était donc le dépositaire de toutes
les espérances , son bonheur était l'objet de tous
les voeux. Son trône , environné de confiance et
d'amour , reposait sur une base inébranlable. CeSEPTEMBRE
1815. 67
pendant tel était l'emportement et les passions im→
prudentes de quelques hommes qui devaient être
les plus attachés à Saadi , qu'elles pouvaient amener
un violent orage.
Tous les sujets de Saadi n'avaient pas les mêmes
intérêts . Le plus grand nombre , c'est - à -dire la
nation , voulait Saadi et la liberté. Avant obtenu
l'un et l'autre , elle se trouvait satisfaite et se reposait
avec délices dans son bonheur ; mais quelques
autres , comme les bonzes et les anciens privilégiés
du Cathay , nourrissaient des prétentions directement
opposées aux intérêts du peuple.
Les distributeurs de vent avaient fait un marché
avec les bonzes et avec les nobles , et ils s'étaient
solennellement engagés à exciter , pour un peu
d'argent , les plus violentes tempêtes ; ils préparent
donc en grande hâte leurs balons de cuir , ils en
présentent l'ouverture à l'air le plus impur de
tout le Cathay. L'air s'y engouffre et s'y amoncèle
à grand bruit. Ils mêlent à cet air une forte dose
d'ignorance , de calomnie et de vengeance . Ils
ferment ensuite l'entrée des balons , ils les portent
avec vitesse dans les endroits les plus élevés ; là¸
ils les frappent sans relâche avec des massues
pesantes , jusqu'à ce que la misérable dépouille ,
rompue en plusieurs endroits , présente de tous
côtés des issues aux poisons qu'elle récèle. Quá
datá porta, ruunt. En un instant tout le Cathay
est infecté de cet air mortel. Le soupçon , l'inquié
tude , la défiance , enfans de la vengeance , de l'ignorance
et de la calomnie , troublent toutes les têtes ,
s'introduisent dans tous les cours ; chacun voit
déjà en perspective tous les abus dont il s'était cru
délivré par le retour du bon Roi. Les bonzes et les
privilégiés triomphent ; ils se répandent en menaces ;
ils parlent de leurs prérogatives ; ils exercent déjà
leurs anciens droits . Saadi , qui avait en vue la
nation , et non pas une petite partie de la nation ,
68
MERCURE DE FRANCE.
les intérêts du peuple , et non pas les intérêts d'un
parti , le sage Saadi vit avec peine des enfans
ingrats travailler à détruire son ouvrage ; cependant
, fort de sa conscience et de l'amour de ses
sujets , il était loin de soupçonner tout le mal que
pouvaient lui faire l'égoïsme et l'emportement de
quelques hommes passionnés .
Il y avait dans le Cathay , mais loin des lieux où
habitait Saadi , une fée célèbre depuis plusieurs
siècles par sa science et par sa sagesse ; comme elle
ne se servait de ses talens que pour faire le bien
Fô lui avait donné sur la terre un pouvoir sans
bornes. Elle lisait dans l'avenir le plus éloigné ,
perçait dans le plus intime des coeurs , à travers
tous les remparts que lui opposaient la dissimulation
et l'hypocrisie. Elle pouvait , d'un mot,
soulever les ondes , exciter les sombres tempêtes ,
faire trembler la terre jusque dans ses fondemens ,
arracher les morts du tombeau , abuser les yeux par
les images les plus fantastiques ; enfin toute la nature
était à ses pieds , et les puissances célestes ellesmêmes
reconnaissaient son pouvoir . Depuis longtemps
elle connaissait Saadi ; plus d'une fois elle
avait pris plaisir à descendre dans les plus profonds
replis de ce coeur auguste , où elle n'avait jamais
tronvé que le sentiment des plus pures vertus . Elle
aimait les enfans du Cathay parce que , nonobstant
leur légèreté et leur mollesse , ils étaient bons , et
qu'ils étaient sur-tont dominés par les passions qui
reposent sur un fonds noble et qui , comme l'amour
de la gloire , ne subsistent pas sans quelque vertu.
Elle les aimait et voulait leur conserver Saadi , qui
Ini paraissait digne de faire leur bonheur , comme
ils étaient dignes de lui faire trouver le sien dans
leur reconnaissance et leur dévonement .
C'est pourquoi , à peine les vapeurs empestées
échappées des ontres des folliculaires , se furentelles
répandues dans l'air qui environnait sa deSEPTEMBRE
1815. 69
-
-
meure , que , saisie d'impatience ( si l'impatience
peut entrer dans le coeur d'un sage ) , elle appelle
un nuage qui descend aussitôt du ciel à ses ordres .
Vivement émue , elle s'en enveloppe avec précipitation
, et dans un clin d'oeil elle se trouve dans
les superbes jardins de Saadi. Elle passe au milieu
d'un peuple immense qui se pressait dans les allées
de ce séjour enchanté . Elle pénètre dans l'appartement
royal , et dissipant d'un geste le nuage qui
cachait ses traits , elle paraît , tout- à - coup , aux yeux
étonnés de Saadi .
A sa merveilleuse beauté , à l'air d'autorité
répandu sur toute sa personne , à sa subite apparition
sur-tout , Saadi comprit que ce ne pouvait être
que la fée Mancélie ( c'était le nom de la fée ) .
Prince , lui dit - elle , vous vous reposez dans votre
vertu , tandis que des sujets imprudens travaillent
à vous perdre déjà la crainte veille dans tous les
coens; vore justice ne peut être soupçonnée ,
mais les vues de quelques uns de ces hommes à qui
leurs tires donnent un plus libre accès auprès de
votre personne , et que l'on suppose revêtus de
votre confiance , sont loin de rassurer vos peuples .
De vils folliculaires osent même prêter indirectement
à ces vues l'appui de l'autorité royale. Apprenez
le mal qu'ils ont fait par l'effet que ce mal
pourri produire.
Elle dit , et elle transporte en idée Saadi sur la
plus haute tour de la ville . Elle commande , et tous
les points du vaste empire du Cathay se présentent
clairement et sans confusion aux yeux du Monarque.
En même temps elle appelle les esprits qui sont à
ses ordres , et leur ordonne de revêtir des formes
fantastiques selon l'idée qu'ils lui connaissent . Elle
invite Saadi à porter son attention vers le midi , sur
un des points de son Empire battu des flots de la
mer. Saadi regarde , il découvre , dans un lointain
immense, une petite flotte. Il la voit s'avancer
༡༠ MERCURE
DE FRANCE
,
audacieusement , malgré les vagues irritées . Déjà
il distingue l'étendard qui flotte sur le plus apparent
des navires. Il s'indigne en reconnaissant l'étendard
de son ennemi , du superbe usurpateur de son
sceptre. La flotte approche de plus en plus ; elle
s'empare du port à pleines voiles . Mille guerriers
s'élancent sur le rivage , et au milieu d'eux Thamas
Bomboy , l'espoir et la fureur dans les yeux . It
s'avance , et les soldats de Saadi qui , plus que les
autres , avaient respiré les poisons répandus par
les distributeurs de vent , se soumettent , Le peuple
tremble et fait des voeux pour Saadi ; cependant *
son affection , un peu refroidie par ses craintes ,
l'empêche de courir aux armes . Il reste muet devant
une armée la terreur de l'Asie. L'usurpateur arrive
à pas
de géant dans la capitale de Saadi ; il arme les
citoyens ; une armée formidable s'avance , sous ses
ordres , dans des plaines spacieuses où s'est rassemblée
de nouveau toute l'Asie pour abattre
l'effrayant fantôme. On se mêle , on se heurte avec
de grands cris , le sang coule par torrent . Tout
d'un coup une horrible tempête s'élève ; l'armée de
Bombey disparaît comme une vapeur ; et lui-même,
emporté par un tourbillon , est jeté dans les déserts
de l'Océan atlantique.
Maintenant , dit Mançélie , vous pourrez facilement
, Saadi , connaître vos amis et vos ennemis ;
en disant ces mots elle disparut .
Saadi fut quelque temps à revenir à lui-même.
Son étonnement et sa douleur étaient au comble,
Il n'hésita pas sur le parti qu'il avait à prendre . Il fit
venir devant lui et les bonzes et les nobles fidèles
qui l'avaient suivi dans ses malheurs , et les nobles
qui , n'écoutant que leur intérêt , avaient consenti à
vivre sous la protection de l'usurpateur.
« Messieurs , leur dit- il , j'apprends que mon
peuple n'est pas heureux malgré tout ce que j'ai fait
pour assurer son bonheur . Je sais que dans tout le
SEPTEMBRE 1815. 71
>
et non pas
Cathay , grâce à l'emportement de votre conduite ,
l'inquiétude de l'avenir corrompt la douceur des
biens présens . Messieurs , je suis le Roi du Cathay
le Roi de vos châteaux et de vos couvens ;
j'ai pour peuple tous les habitans du Cathay , et
non pas quelques nobles et quelques bonzes qui
font à peine la cent millième partie du peuple du
Cathay. Vous faites partie de la nation ; mais vous
n'êtes pas la nation. En cette qualité participez à
mes bienfaits ; mais , par des prétentions trop exclusives
, ne ramenez pas les désordres qui ont déjà
produit tant de malheurs et dont vous pourriez
être encore les victimes .
<< Puis se tournant vers les bonzes . Ministres de
Fô , leur dit- il , qui habitez déjà le Ciel par la
pensée , et qui , par vos voeux , ne cessez d'appeler
l'instant où vous pourrez jouir , sans obstacles et
sans voiles , de ses inexprimables délices ; prédicateurs
d'un royaume tout céleste , à Dieu ne plaise
que je vous fasse l'injure de vous soupçonner d'un
bas attachement aux biens périssables qui ont été
abandonnés aux hommes charnels. Instruisez le
peuple , inspirez-lui l'amour de Dieu , l'obéissance
aux lois , réveillez en lui le sentiment de tous ses
devoirs ; ce sont là vos honneurs , ce sont là vos
richesses. Fô vous les conservera dans le Ciel , et le
temps , qui détruit tout , ne pourra vous les ravir .
>> Pour vous , dit- il aux nobles qui l'avaient jadis
abandonné , n'oubliez pas que le titre que vous
portez dans l'Etat vous impose de plus grandes
obligations envers l'Etat ; que vous appartenez au
public plus que les autres citoyens , et que la plus
noble des distinctions que vous puissiez réclamer
c'est de faire de plus grands sacrifices au bonheur
du peuple. Renoncez à des priviléges qu'il est aussi
injuste de réclamer qu'il serait dangereux de les
obtenir. Voyez enfin que l'éducation , le progrès
des lumières ont à- peu-près égalé tous les habitans
72 MERCURE DE FRANCE .
du Cathay. En conservant vos titres , voyez done
en eux vos égaux . Ne rétrogradez pas vers les sièc es
d'une honteuse barbarie , et ne vous montrez pas
indignes de marcher de pair avec ceux que vous
voudriez dominer .
» Alors , se tournant avec un regard plus doux
vers les nobles qui avaient été les compagnons de
ses infortunes. Mes amis , leur dit le bon prince ,
soyez encore unis de sentimens avec votre Roi ,
comme vous l'avez été au temps de ses malheurs .
J'ai fait à la raison et au bonheur des peuples le
sacrifice d'une partie de mon autorité. Ne sauriezvous
faire aussi le sacrifice de quelques richesses
qui ne pourraient rentrer dans vos mains sans une
extrême injustice et sans le bouleversement de tout
P'Etat ? La loi qui vous en a dépouillés était injuste ;
mais combien ne serait- il pas plus injuste de
ramener, pour quelques intérêts particuliers , le
trouble et la confusion dans le Royaume ? Vons
connaissez votre Roi , vous savez qu'il tâchera de
vous dédommager autant que le lui permettront
le temps et les circonstances . C'est à vous à mériter
ses bienfaits par votre modération et votre patrio'isme.
»
Alors le sage Saadi renforçant sa voix , prononça
ces mots d'un ton plus sévère :
>> Sachez enfin , Messieurs , que je regarderai
comme ennemi de l'Etat et comme rebelle à Saadi,
celui d'entre vous qui , dans toute sa conduite ,
foulerait aux pieds de telles considérations . »
Ce discours produisit un effet merveilleux . Les
bonzes et les nobles laissèrent les folliculaires se
nourrir du vent qu'ils entassaient dans leurs outres ,
et cessèrent de le leur payer an poids de l'or; le
peuple abjura ses craintes , et Saadi régna dans une
paix profonde , et son peuple le paya par un amour
incroyable dé tout le bien qu'il en avait reçu , et
Saadi fut appelé par excellence , le bon , le père du
SEPTEMBRE 1815. 73
peuple , le pacifique , et à sa mort il n'y eut pas un
citoyen qui ne prit le deuil , et son nom , après
trois mille ans , est encore dans la bouche de tous
les habitans du Cathay , et quand ils veulent caractériser
un bon prince, ils ne connaissent pas de
manière plus naturelle de s'exprimer , que de dire :
C'est un Saadi . J. G.
SUR LES COULEURS ET LES MARQUES NATIONALES .
Cette question n'est pas seulement curieuse pour les
érudits , elle doit intéresser les gens instruits de toutes les
classes I importe de dissiper l'obscurité qui couvre encore
différens points de notre histoire , de les présenter sous un
jour convenable , sur - tout lorsqu'ils ont une influence si
directe sur les grands événemens de nos jours.
Dans un moment où plusieurs écrivaius s'occupent de
l'histoire de quelques - unes de nos institutions , j'ai pensé
devoir appeler l'attention et l'intérêt sur les couleurs et
les marques
nationales.
Tous les peuples de l'antiquité ont eu des couleurs et
des marques nationales . Chaque État eut d'abord une
marque générale qui désignait un peuple , ensuite des
marques particulières qui servaient à faire connaître les
diverses castes de citoyens . Les légions grecques et romaines
empruntaient leurs noms , soit de la forme de
leurs casques ou de leurs boucliers , soit du sujet représenté
sur le bouclier ou sur l'armure.
Les Gaulois assujétis par Jules César adoptèrent les
moeurs , les coutumes et les usages de leurs vainqueurs ;
mais lorsque le christianisme eut jeté des racines assez
profondes pour devenir la religion du plus grand nombre ,
ils abandonnèrent leurs anciennes marques et en substituèrent
de nouvelles. Ainsi les couleurs nationales de nos
pères furent successivement la bannière bleue ( 1 ) de Saint
Martin - de-Tours , la bannière rouge ( 2 ) de Saint Denis , et
(1) La bannière bleue remplaça la fameuse chape de St. - Martin
. Sous elle marchaient les vassaux des domaines des rois .
(2) La bannière rouge , nommée Oriflamme , fut adoptée par nos
rois , quand ils héritèrent des comtés de Vermandois. Elle était réputée
descendue du Ciel .
74 MERCURE DE FRANCE.
ensuite la cornette blanche , qui n'a été adoptée que vers
le seizième siècle. C'est du mélange de ces couleurs que
depuis l'hérédité des livrées , celle de nos rois a été composée
de bleu , d'incarnat et de blanc , par une sorte de
récapitulation de ce qui avait servi à désigner la nation
française depuis le commencement de la monarchie.
C'est dans le XI . siècle que les seigneurs ayant adopté
les armures de cnir bouilli et de fer , furent obligés de
prendre des couleurs et des marques qui servissent à les faire
reconnaître. Les Français , après avoir donné naissance à
la chevalerie , inventèrent les tournois , ces jeux militaires
où la noblesse venait en pompe s'exercer aux combats .
Comme il eût été assez difficile , dans la foule des guerriers,
de distinguer celui qui se signalait par les plus beaux
faits d'armes et par conséquent d'adjuger le prix , d'autant
plus que sous le heaume le visage était entièrement caché ,
on s'avisa d'un expédient , ce fut d'armorier son écu et sa
cotte d'armes , autre invention de la nation française. Bientôt
les couleurs , les armoiries et les devises , conservées
dans les grandes maisons comme marques d'honneur, furent
adoptées par l'Europe et devinrent le signe distinctif des
familles nobles. Les Maures d'Espagne , auxquels leur religion
défendait toute figure et par conséquent les armoiries
, inventèrent les inscriptions en devises , les livrées et
applications mystérieuses des couleurs , et enfin les chitfres
et enlasseniens de lettres qui , étant arabes et inconnues
aux chrétiens, passaient chez eux pour des enroulemens
de fantaisie qu'ils nommèrent arabesques ou moresques. Delà
cette foule de mots tirés de la langue arabe employés dans
l'art héraldique , et qui étaient inconnus en Europe avant les
croisades. C'est au retour de nos guerres d'outre- mer que les
grands vassaux commencèrent à donner des livrées à leurs
commensaux , et qu'ils adoptèrent la croix sur les enseignes
militaires , les armures et les vêtemens . Elle fut d'abord
de couleur rouge pour les Français , à cause de l'oriflamme ,
et de couleur blanche pour les Anglais. Ce n'est que sous
le règne de Philippe de Valois que les deux nations commencèrent
à échanger leurs couleurs. Les rois d'Angleterre
prétendant être les héritiers de la couronne de
France préférablement au comte de Valois , possédant
une grande partie du royaume , tenant leur cour à Paris ,
ayant pris le titre de Roi de France , ils en adoptèrent
aussi la livrée rouge . C'est alors que nos souverains furent
obligés de changer leur couleur et d'adopter le blanc ,
et Charles VII fut le premier qui employa la cornette
SEPTEMBRE 1815. 75
blanche pour sa principale enseigne , laquelle remplaça
l'oriflamme , Louis XI la retint également , quoique les
étendarts fussent de couleurs differentes pour le fond ,
mais toujours avec une croix blanche dessus. Louis XII ,
dans la campagne qu'il fit contre les Gênois , portait une
cotte-d'armes blanche brodée en or.
Après les croix on eut recours aux écharpes qui avaient
déjà été en usage dans les 12º . et 13 , siècles , et qui depuis
avaient été nommées bandes pendant la trop longue et
trop malheureuse querelle des maisons de Bourgogne et
d'Orléans , sous les rois Charles VI et Charles VII . Les
écharpes furent d'abord de couleur rouge , et ensuite on
les porta blanches, Pendant les guerres de religion on
reprit les croix de cette dernière couleur , et les protestans
conservèrent l'écharpe . Dès- lors on en porta deux , l'une
à droite et l'autre à gauche , qui venaient se croiser sur
l'estomac et sur le dos . La première était de la couleur
nationale , et l'autre étoit de la couleur qu'il plaisait au
commandant de lui donner , afin de pouvoir reconnaître
ses soldats , qui n'étaient presque jamais vêtus d'une manière
uniforme. Charles IX et Henri II ! reprirent l'écharpe
rouge , et c'est pour cela que Henri IV adopta l'écharpe
blanche , couleur adoptée par tous les protestans . Outre
les deux écharpes les soldats en avaient encore une troisième
appelée bandoulière : elle était de buffle et contenait
plusieurs étuis renfermant des charges de mousquet . Pour
débarrasser le soldat de ce gênant attirail on jugea à propos
de supprimer une de ces écharpes . Ce fut la nationale , qui
ne resta plus qu'aux enseignes , où elle subsiste encore sous
le nom de cravatte . C'est poury suppléer que sous Louis XIII
les soldats attachèrent une touffe de rubans à leur chapeau
; telle est l'origine de la cocarde , ainsi nommée
parce que , semblable à la crête du coq , le soldat qui la
porte doit être er de sa parure et en avoir la démarche
plus hardie. L'écharpe d'ordonnance fut néanmoins conservée
jusqu'à ce que l'uniformité des habits se fut établie ,
et les colonels firent porter les couleurs de curs livrées aux
soldats qu'ils commandaient , c'est - à- dire que chaque
colonel donnait à son régiment la couleur de son écharpe .
A cette mode succédèrent les équillettes ou noeuds d'épaules
, auxquelles chaque commandant donna sa couleur.
Les gardes - du- corps de Louis XIV suivaient encore cet
usage , ils n'avaient point d'uniforme déterminé , et portaient
seulement les livrées de leurs capitaines dans les
noeuds des rubans de l'épaule et de la cravatte , dans le
76 MERCURE DE FRANCE.
haut- de- chausse et dans la bandoulière qui était un tissu
d'argent et d'une couleur quelconque. Les couleurs des
quatre compagnies des gardes- du - corps viennent des
livrées des premiers capitaines de ces compagnies .
L'usage de l'écharpe militaire n'a pas cessé d'être employé
par les troupes étrangères. Elle est encore portée
par les officiers allemands , prussiens , suédois , anglais et
russes . Nous l'avons remplacée par des épaulettes et surle
hausse-col.
tout
par
que
Dans la guerre de 1701 , les armées combinées de France
et d'Espagne portaient la cocarde rouge et blanche . Lorsles
régimens reçurent un uniforme fixe et déterminé ,
on adopta pour les revers et les paremens les couleurs des
colonels , et ces derniers ne firent porter leurs livrées
que
par les tambours et les musiciens qu'ils payaient. L'ancien
régiment de Piémont fut long - temps connu sous le nom
de Bandes noires , qui lui fut donné parce que son écharpe
d'uniforme et ses drapeaux étaient croisés de noir . Cette
couleur était celle de la livrée des premiers colonels de ce
régiment qui étaient de la maison Cossé- Brissac , et depuis
l'uniformité des troupes , les officiers et soldais ne por ant
plus l'écharpe noire et voulant conserver leur liviée, adopterent
le parement de cette couleur.
J'ai dit plus haut que les couleurs nationales avaient
ccessivement été le bleu , le rouge et le blanc , et que
ces couleurs étaient celles de la livrée de nos rois. J'ajouterai
que le galon de la livrée royale , lors du mariage de
Louis XIV, était en échiquier, à carreaux bleus , rouges et
blanes , opposés les uns aux autres . Il est facile de vérifier
ce fait en examinant les tapisseries de la couronne . Depuis
ce mariage le galon fut changé contre celui que nous
voyons aujourd'hui , et dans lequel on n'emploie que le
blanc et le rouge.
Clovis se faisant chrétien , abandonna les insignes des
Romains et des Francs , auxquels il substitua l'enseigne
bleue unie en l'honneur de St. - Martin -de- Tours , dont
les reliques suivalent ordinairement les armées . Cette
enseigne , semblable au labarum de Constantin et de ses
successeurs , ressemblait aux bannières employées dans
les processions ; ces dernières , qui maintenant ne signifient
plus rien , étaient utiles aux temps où les bourgeois des
communes , lesquelles étaient divisées par paroisses , se
rendaient au camp du roi , avec le curé à leur téte . Chaque
pasteur faisait porter devant lui une bannière représentant
le saint de son église , afin de pouvoir , en cas de besoin ,
SEPTEMBRE 1815.
77
rallier ses ouailles . L'enseigne de St. - Martin fut en si
grande vénération, que pendant long- temps les rois allaient
eux-mêmes la lever et la remet aient à un officier aussi
distingué par son courage que par sa naissance pour être
portée en leur nom. Les comtes d'Anjou ont été les premiers
, ou du moins les plus anciens porteurs de cette
bannière , non en qualité de grands- sénéchaux de la couronne
, mais parce qu'ils étaient devenus les protecteurs
de l'église de St. - Martin-de- Tours .
Rien n'est immuable dans la nature , tout tend à une
dégénération plus ou moins prompte , et tout doit périr ;
les choses les plus respectables ont aussi leur commencement,
leur accroissement , leur vigueur et leur fin . En
effet , les premiers rois de la troisième race n'ayant plus
que la suzeraineté sur l'Anjou et la Touraine , d'ailleurs
assez éloignés de cette dernière province , ralentirent infiniment
leur dévotion pour St. Martin , et ce ralentissement
devint tel , qu'ils firent choix d'un autre patron , dont l'église
fût plus rapprochée du lieu de leur résidence. Les rois,
depuis Hugues Capet , ayant fixé leur séjour à Paris, firent
choix de St.-Denis pour patron de la capitale , et cet
apôtre de int bientôt le patron de tout le royaume .
De -là l'usage pour les monarques français de prendre
pour leurs cris d'armes Montjoie- Saint- Denis . Louis-le-
Gros , le premier qui l'employa , s'étant déclaré principal
avoué du nouveau patron , adopta la couleur de la bannière
du saint , qui devint celle du royaume. Ce fut en
1121 que ce prince se rendit à l'abbaye Saint - Denis , et
qu'il y leva l'oriflamme , nom donné à cette nouvelle en
seigne à cause de sa couleur rouge qui était celle adoptée
pour les bannières des églises dediées aux martyrs . Le seigneur
chargé de la porter se tenait si honoré de cette
commission , qu'en recevant ce dépôt il le passait à son
col et s'en faisait une écharpe . Il est à présumer que l'oriflamme
n'était pas inontée sur sa pique tant qu'elle resta't
dans l'abbaye de Saint- D nis . Elle fut perdue en 1304 à
la bataille de vions en Puelle ; Anceau de Chevreuse était
charge de la portret mourut en la défendant. Sous
Charles VI la dévotion pour l'oriflamm était bien tombée
, puisque cette enseigne resta long- temps en depôt
chez Guillaume des Bordes , et que le roi chargea , d'après
la demande qui lui en avait été faite , la in , sire
d'Aumont , de la replacer à l'église de Saint - Denis .
Enfin l'u age de la porter paraît avoir cessé sous Charles
Vil . Outre cette banniere , les rois , en allant à la
78 MERCURE
DE FRANCE
.
guerre , faisaient toujours déployer devant eux le pennon
royal , petite enseigne carrée , de couleur bleue , semée
de fleurs-de-lis d'or. Il y a apparence que l'étendard de
France , première enseigne séculière de la nation , était
pareil au pennon , puisqu'on les confondait souvent ene
semble et qu'on ne les reconnaissait que par l'endroit
où ils étaient placés ; le pennon près du roi, et l'étendard
à la tête du corps de troupe le plus distingué de l'armée .
Nos princes ne prirent pas toujours le blanc ni les fleursde-
lis pour leur couleur et pour leur marque distinctive ;
ils avaient , au contraire , des emblêmes particuliers et
une couleur dont ils faisaient choix. Charles VII fit son
entrée en 1449 dans la ville de Rouen , précédé d'une enseigne
de velours azuré semé de fleurs - de -lis , et d'une
autre de satin cramoisi semé de soleils d'or qui étaient
le symbole de ce prince. Louis XI , n'étant que dauphin ,
portait sur champ rouge un cygne placé entre les lettres
Ket L , monogramme des noms de sa maîtresse . Charles
VIII prenait pour emblême un cerf , Louis XII un
porc-épic , et quand ce prince faisait la guerre aux Gênois
, l'un de ses étendards était de velours écarlate semé
d'abeilles d'or. François Ier. avait adopté la salamandre ;
Henri II , des croissans ; Henri III , trois couronnes ;
Henri IV , la massue d'Hercule , et enfin Louis XIV un
soleil avec la fameuse devise , Nec pluribus impar.
Ainsi la nation française a trois couleurs nationales que
nos rois ont successivement changées ; d'abord le bleu
tant que la bannière de Saint- Martin a été leur enseigne ;
le rouge pendant le temps qu'ils se sont servis de l'oriflamme
, et le blanc quand leur dévotion s'est tournée vers
la Vierge et qu'ils ont été obligés de se distinguer d'avec
les Anglais dont ils prirent la couleur. En terminant cet
article je ferai seulement ressouvenir que Charles VII est
le premier qui ait changé la croix rouge de la nation en
une croix blanche ; qu'il prit une cornette de la même
couleur ; que cette dernière remplaça les bannières et les
pennons ; que la croix rouge dans les guerres de religion
fut reprise par les catholiques , et les croix blanches par
les protestans ; enfin, que la couleur blanche, la dernière
adoptée , est la moins ancienne. Ω.
SEPTEMBRE 1815. 79
Les : Vous êtes orfèvre , Monsieur Josse !
Je veux lapaix, la justice et le retour de l'ordre.
Le peuple français a joui d'un bonheur parfait tant
que les antiques principes de la monarchie ont
subsisté. Les atteintes portées à ces principes par
les Rois eux -mêmes n'ont commencé par détruire
une partie essentielle du pouvoir de la noblesse ,
que pour laisser ensuite les Rois sans défense ,
lorsque le peuple a voulu établir ses droits prétendus
sur les ruines des droits du prince. La
monarchie n'en serait donc que plus solidement
établie , s'il était possible que le Roi remit les
choses comme au temps de Hugnes- Capet et de
St.-Louis .Toute puissance vient de Dieu : le peuple,
que les nobles dominaient au temps de l'ordre et
de la justice , n'avait pas de puissance puisque les
nobles le dominaient. La puissance qu'il possède
aujourd'hui ne vient donc pas de Dieu , elle est
donc illégitime , il est donc juste de la lui enlever.
Enfin , il est digne de la bonté du Roi d'avoir pitié
de l'aveuglement de ce peuple , et de lui ravir ,
même malgré lui , un pouvoir qui ne saurait être
un bien que dans les mains de ses possesseurs
naturels : cela est prouvé par l'expérience . Les temps
vénérables de la féodalité , les siècles brillans de la
chevalerie étaient sans doute des temps heureux ;
car à la cour de nos rois , de nos comtes ou de nos
barons , on ne voyait , disent nos poètes et nos
romanciers , que tournois superbes , que fêtes charmantes.
Les chevaliers étaient vaillans , les dames
étaient galantes . Les châteaux à pont -levis retentissaient
jour et nuit des chants d'amour et des
récits des plus hauts faits d'armes . Le bonheur
était partout , car tout était dans l'ordre établi par
la providence , et chacun restait dans la situation
qui lui était naturelle. Le noble , né pour com
80 MERCURE DE FRANCE.
mander et pour jonir , attachait l'homme à la glèbe
et consommait le fruit de ses travaux . Le peuple ,
né pour sue: et obéir , travaillait pour les plaisirs
du noble , mourait pour la défense du noble. Il
payai le cheval , il payai: l'armure qui servait au
n ble à l'opprimer. Tout cela était juste , car Dieu
l'ordonnait ainsi , le pouvoir qui vient de Dieu ,
comme les prêtres le disaient au peuple , n'ayant
pas été donné au peuple , mais seulement au possesseurd'armures
de fer et de châteaux à ponts-levis .
Mais enfin les usages de l'antique féodalité , la
puissance trop étendue des propriétaires de grands
fiefs gênait un peu trop l'autorité royale ; on le dit
et je veux bien le croire. Les nobles ne doivent pas
prétendre à vivre indépendans de tout pouvoir , j'y
consens . Si d'ailleurs ils le prétendaient , ils le prétendraient
envain , car ils ne sont pas les plus forts,
et le seul parti qui leur reste est de bien faire leur
cour. Soumis aux rois , tout ce que l'autorité royale
leur a enlevé , ils le lui abandonnent . Ils ne réclament
que ce dont ils ont été dépouillés par le
peuple , qui n'a jamais en et qui ne peut avoir
aucun droit . La puissance du Roi est essentiellement
liée au rétablissement de leurs priviléges , car ces
priviléges loin de mettre obstacle à l'exercice des
droits de la souveraineté , les soutenaient au contraire
, et environnaient le trône de soutiens puissans
, intéressés à sa defense . Ils n'étaient onéreux
qu'au peuple qui , comme on sait , n'étant dans la
nation qu'une classe faible et accessoire , ne doit
être compté pour rien et est uniquement destiné à
servir. Je demande qu'il soit permis aux nobles de .
ravager comme auparavant les terres de leurs vassaux
, d'exiger les corvées , le droit du seigneur , etc.
Je demande encore que toutes les charges de l'Etat
leur soient exelusivement attribuées .
Vous êtes orfèvre , Monsieur Josse ! ¸
SEPTEMBRE 1815. 81
Je veux la paix , lajustice et le retour de l'ordre.
Les princes seuls ont sur la terre le privilege de
nous offrir une image de la divinité. Leur puis ,
sauce , émanée du Ciel , doit être sans
bornes
comme celle de Dieu dont elle découle . Les rois
ne font qu'user d'un droit qui leur est naturel
lorsqu'ils détruisent dans l'Etat des pouvoirs qui
tendent à gêner leur autorité. Toute autre force
que celle du prince , soit qu'elle soit exercée par
les nobles , soit qu'elle se trouve dans les mains du
peuple , est illegitime. Dans le temps qu'il y avait
des grands barous , le trône était toujours chancelant
, les vassaux faisaient insolemment la loi à
leur maître, l'anarchie régnait dans tout le royaume,
et le droit de la force réglait seul toutes les affaires.
Les rois ont donc agi avec sagesse lorsqu'ils ont
détruit ces ponts -levis , qu'ils ont comblé ces fossés ,
qu'ils ont enchaîné dans leur cour ces sauvages qui,
du haut de leurs donjons , bravaient les ressentimens
de leurs victimes . Il ne leur reste , pour mettre
en sûreté leur trône , qu'à confondre les prétentions
d'un peuple insolent , comme ils ont déjà confonda
les prétentions d'une noblesse orgueillense. Pourarriver
à ce noble but tous moyens sont légitimes .
Les rois ne relèvent que de Dieu , et les mandataires
des rois ne doivent être responsables que devant
les rois . Toute autorité qui prétendrait les juger au
préjudice de l'autorité royale , serait usurpatrice et
sacrilege. Le roi est la providence de ses peuples ;
ses mandataires sont les pouvoirs intermédiaires
par lesquels il exerce sa providence . Il n'y a qu'une
providence , il ne doit y avoir qu'une puissance ,
car pour celle qui est déléguée par le roi , qui ne
dépend que du roi , et qui ne doit rendre compte
qu'au roi , elle n'est à proprement parler que la
puissance du roi.
Vous êtes orfèvre , Monsieur Josse!
Je veux lapaix, lajustice et le retour de l'ordre.
6
82 MERCURE DE FRANCE.
Deux autorités sont destinées ici - bas à gouverner
les hommes . L'une est une autorité céleste qui
s'exerce sur les choses spirituelles , l'autre est cette
autorité plus grossière qui s'exerce sur les choses
temporelles. Autant l'esprit est au -dessus de la
matière , antant la première de ces autorités doit
l'emporter sur l'autre. De même que l'âme gouverne
le corps , de même la puissance spirituelle
doit régler et diriger la temporelle. Ainsi , pour
première réforme , le Roi , et non seulement le
Roi , mais tous les princes , mais tous les dépositaires
de l'autorité , doivent rentrer sous la tutelle
des ministres de la religion . Les affaires doivent
marcher par leurs conseils , les ressorts de l'Etat
agir par leur impulsion ; ils doivent avoir la meilleure
part aux honneurs , parce qu'ayant su placer
leur espérance infiniment plus hant que ces honneurs
, ils sont les seuls qui ne soient pas capables
d'en abuser. Le surplus de ces honneurs doit être
distribué à leur volonté , parce qu'avec un fonds
pur , ils ont plus de lumières pour discerner ceux
qui sauront en faire un bon usage. Celui qui a le
plus a le moins . Ainsi les richesses de ce monde
leur appartiennent à plus de titres qu'aux autres
hommes. Je demande que le pape puisse imposer ,
comme autrefois , les fidèles , qu'il puisse vendre les
indulgences , que des terres immenses soient mises
à la disposition des moines , que tous les prêtres
aient encore droit à la dime , et qu'on ne puisse
plus être enterré en terre sainte sans s'être préalablement
pourvu d'un passeport pour l'autre monde.
Vous êtes orfèvre , Monsieur Josse !,
Je veux la paix, la justice et le retour de l'ordre.
La nature nous a tons créés libres ; elle nous a
donné à tous les mêmes droits ; aucun homme ,
sans blesser l'ordre , ne pent s'élever an-dessus de
ses semblables . L'institution de la royauté est donc
une institution'contre nature. Pourquoi me reconSEPTEMBRE
1815 . 83
naitrai -je l'inférieurde quelques hommes qui jouissent
de quelques prérogatives qu'ils ont acquises , je ne
sais comment , moi qui suis un homme comme eux ,
constitué comme eux , ayant une raison comme
eux , et qui ne suis pas plus qu'eux sujet à la mort ,
à la douleur et aux autres imperfections de notre
nature ? Si les hommes doivent considérer quelque
chose dans le choix de ceux qu'ils appellent à les
gouverner , les grands talens , le courage , l'énergie
ne réclament-ils pas , à juste titre , leur préférence ?
Les Français ont agi sagement quand , il y a vingtcinq
ans , ils ont voulu revenir à cette égalité primitive
, quand ils ont secoué le joug des idées religieuses
, toujours en contradiction avec les penchans
naturels. Ils ont fait un grand acte de justice , quand
ils ont exterminé tous ceux qui s'opposaient à ce
noble transport par lequel ils s'élançaient vers la
liberté. Et pour moi , j'aimerais mieux revenir à
ce temps où tout le monde était maître , que d'être
condamné aujourd'hui à végéter sous quelques
hommes que les lois ont placés au-dessus de moi.
Vous êtes orfèvre , Monsieur Josse !
Je veux la paix, la justice et le retour de l'ordre.
Il vaut mieux ramper sous un maître que de vivre
l'esclave de mille tyrans. Les Français ont sagement
fait de se dérober à l'autorité oppressive de la noblesse
et du clergé , de renverser de fond en comble
des prétentions qui leur étaient injurieuses . Mais
leur ouvrage sera toujours facile à détruire , tant
que les nouvelles idées n'auront pas une pleine garantie
dans l'exclusion des princes dont l'autorité
protégeait anciennement ces abus . Avec un nouvel
ordre de choses il nous faut une nouvelle dynastie..
Qu'importe que le prince soit despote , pourvu que
nous l'ayons choisi ? Qu'importe que nous soyons
ses esclaves , que nous soyons les esclaves de ses
ministres , de ses favoris , de ses agens , pourvu
que nous ne le soyons pas de ceux qu'on appelle
nobles et prêtres ? On dit que Bonaparte n'était pas
84
MERCURE
DE FRANCE
.
Français , qu'il était cruel , qu'il était tyran . Quand
cela serait , cela prouverait-il qu'il traitât mal ses
flatteurs et ses espions ? Sous son règne il était aisé
de faire fortune ; il ne fallait
pour cela que beaucoup
de bassesse et beaucoup de méchanceté. D'ailleurs
, la gloire ne supplée-t- elle pas à la liberté ?
Sous Bonaparte nous faisions trembler l'Europe.
La France , il est vrai , se dépeuplait ; les finances
étaient dissipées pour des intérêts qui n'étaient pas
les intérêts du peuple ; la ruine du commerce avait
amené la ruine des fortunes particulières mais la
fortune des protégés de Bonaparte ne faisait que
croître et prospérer. Je demande qu'il soit adressé
une humble supplique à tous les Souverains de l'Europe
, dans laquelle leur seront exprimés tous les
Voeux que fait le peuple français pour le retour de
Bonaparte.
Vous êtes orfèvre , Monsieur Josse.
Je veux la paix , la justice et le retour de
l'ordre. Je ne suis bonapartiste , jacobin , homme
d'état , noble ni prêtre. Je n'appartiens pas à une
petite corporation qui se perde dans l'immense
corporation du peuple . Je fais partie de la nation ;
les intérêts de la nation sont les miens , et mes
voeux ne peuvent être séparés de mes intérêts. Je
ne veux pas de république en France , parce qu'une
république ne peut s'établir que dans un territoire
très-borné , et que , d'ailleurs , ce gouvernement
veut des moeurs dures et des vertus males que
nous ne possédons pas . Je ne veux pas Bonaparte
en France , parce que les Français , incapables
d'être républicains , sont , néanmoins , digues dêtre
libres et de ne vivre que sous l'empire des lois .
Je ne veux pas de nouvelle dynastie en France ,
parce que nous en avons une ancienne , fort ancienne
, féconde en grands hommes et en bons
rois . Je veux une religion en France , et je veux
que ce soit celle de nos pères , parce que cette religion
est également vénérable par son antiquité ,
SEPTEMBRE 18.5. 85
par sa pureté et par la sainteté de ses maximes.
Je veux des prêtres en France , parce que là où il
y a un culte , il faut des prêtres pour présider à
ce culte ; mais je veux que l'autorité sacerdotale
soit restreinte dans les bornes qui lui sont naturelles
; mais je demande que cette autorité , qui ,
par ses prétentions , a bouleversé tous les états de
P'Europe , soit à jamais exclue des affaires temporelles
, selon l'esprit de son institution . Je veux
que
les vaines terreurs dont les ministres du culte
pourraient troubler la conscience d'un prince faible ,
ne puissent plus , comme aux temps qui nous ont
précédé , amener des proscriptions et allumer des
bûchers , je veux que de bonnes lois nous servent
également de garantie contre tous actes , quelconques
émanant de l'autorité du prince , et que
la faiblesse , l'inexpérience ou les penchans tyranniques
d'un roi ne puissent jamais , s'il est possible,
être funestes à la tranquillité de l'Etat ou à la liberté
des peuples . Je ne veux pas de castes privilégiées
en France , parce que les priviléges de quelques
uns ruinent la liberté de tous ; qu'ils ne flattent
quelques individus que pour humilier la nation
toute entière ; que , dans les privilégiés , ils produisent
l'insolence , et que , dans les autres , ils produisent
la jalousie et la haine , quand ils n'engendrent
pas le découragement et la bassesse ; qu'ainsi
ils énervent la nation ou la démoralisent , et qu'ils
placent le vaisseau de l'Etat entre deux écueils également
à craindre . Enfin , je veux Louis XVIII ,
parce que Louis XVIII descend des rois sous lesquels
ont vécu mes pères ; je le veux parce qu'il
reconnaît nos droits et qu'il est le premier à les
sanctionner dans un acte constitutionnel ; je le
veux parce qu'il est juste , et que sa sagesse et sa
fermeté nous promettent de longues années de
paix et de bonheur.
Ah! Monsieur , vous êtes Français !
J. G.
·
ÉLÉGIE .
Déjà l'hiver déserte la colline ,
Et l'horison brille d'un feu nouveau ;
Déjà l'amour a , d'une aile badine ,
Dans nos bosquets promené son flambeau .
Plus mollement l'onde fuit et serpente :
Plus doucement Echo pleure et gémit ;
L'air est plus pur , l'aurore plus touchante ,
Dans la forêt le cerf joyeux bondit ;
L'oiseau s'apprête à rebâtir son nid ,
Tout rend hommage à la saison naissante ;
Et la nature à nos yeux s'embellit .
O de mon astre influence cruelle !
Fatalité, regrets , voeux impuissans !
Un noir venin s'empare de mes sens ,
Et je languis quand tout se renouvelle .
L'illusion de son prisme enchanteur
Ne séduit plus ma jeunesse innocente.
Le voile tombe : une triste lueur
Pendant la nuit vient éclairer mon coeur ,
Et me découvre , image déchirante !
La peine assise à côté du bonheur .
J'ai peu goûté ce bonheur qui s'envole :
L'air est moins vif ; les éclairs sont moins prompts.
Ma Néera fut la première idole
A qui mon coeur offrit ses premiers dons.
Plus de Néris , plus d'amour , plus d'offrandes .
Volez , plaisirs , détachez ces guirlandes.
Trop de constance entraîne trop d'affronts.
Pour me tromper, Dieux ! qu'elle avait de charmes !
A ses genoux , je me souviens qu'un jour
Il me fallut apaiser ses alarmes ,
Et lui jurer que le plus tendre amour
A ses attraits m'enchaînait sans retour.
Elle essuvat mes yeux baignés de larmes ,
Me caressait et pleurait à son tour.
O de ma vie arbre Souveraine !
Unique espoir que j'ai trop écouté !
SEPTEMBRE 1815 . 87
On dit qu'aux bords du bienfaisant Léthé ,
Le malheureux qu'eût écrasé sa chaîne ,
Du moins respire , et boit en liberté
L'indifférence et l'oubli de sa peine.
On dit encore et j'en frémis pour toi ,
Que l'amour- propre y trouve un long supplice ;
Que qui n'aima son amant que pour soi ,
En butte aux traits d'une austère justice ,
Boit à son tour et le trouble et l'effroi ,
Noir châtiment d'un plus noir artifice .
Mais qu'ai-je fait ? et pourquoi de nos Dieux
Contre elle , helas ! implorer la justice ?
Ah ! si plutôt sur ces bords dangereux
Un même sort nous réunit tous deux ,
Divinité propice aux malheureux ,
Prête l'oreille au cri de ma souffrance ,
N'accable point de maux trop rigoureux
Celle que j'aime , et suspends ma vengeance .
Oui , je l'adore ; à mes yeux attendris
Un songe heureux la reproduit sans cesse.
Oui , je l'adore ; une brûlante ivresse
Jusqu'à la fin troublera mes esprits ;
Jusqu'à la fiu , de ses charmes épris ,
On me verra , fidèle à ma promesse ,
Et dédaignant toute autre enchanteresse ,
De son noin seul embellir mes écrits .
O ma Néris ! lorsque la dernière heure
M'appellera dans la sombre demeure ,
Puissé-je , hélas ! dans ces tristes momens ,
Contre mon sein , d'une main défaillante ,
Presser ton sein ! puisse ma voix mourante
Te consoler de tes égaremens !
Tu me plaindras ( 1 ) : sur ma couche penchée ,
Sur ton ami la paupière attachée ,
Je te verrai maudire tes attraits :
Je jouirai du moins de tes regrets .
Tu me plaindras ; la jeunesse attendrie
Sur mon tombeau viendra jeter des fleurs ;
ô Néris ! par de vaines douleurs
Mais ,
Que ta beauté ne soit jamais flétrie.
Quand ses chagrins , quand tes longues rigueurs
A ton amant ont arraché la vie ,
Il n'est plus temps de répandre des pleurs .
(1 ) Flebis et arsuro , etc. (TIBULle . )
1
ENIGME - LOGOGRIPHE .
Nous servons à prouver , lecteur ,
Que les enfans d'une même famille
N'ont pas les mêmes goûts . Nous sommes frère et soeur
Celle-ci , quand d'Aï le doux nectar petille ,
Dans les banquets aime à se présenter
Chacun alors s'empresse à la fêter ,
Et c'est à qui l'aura ; mais son lugubre frère
:
Est d'une humeur absolument contraire ;
Eternel Heraclite , on le voit dans le deuil
Sans relâche des morts escorter le cercueil.
Telle qu'une coquette ,
Toujours l'aimable soeur
Doit porter sur son coeur
Une petite aigrette.
Le frère sur le sien reçoit un double trait
Pouvant lui servir de bonnet.
Différens dans leurs goûts , differens dans leur forme ,
L'un est sec , maigre , noir , d'une longueur énorme ;
L'autre blonde , grassette , offre dans sa rondeur
A bien des partisans un repas séducteur.
V. B. ( d'Agen. )
CHARADE.
Chez les Turcs , le premier , officier d'importance ,
A la porte toujours fait bonne contenance.
Ainsi qu'Hector , l'iufortuné second ,
Ayant trouvé la mort au siége d'llion ,
Sur le fatal bücher , par les soins d'Apollon
En oiseau fut change! La graudeur , la puissance ,
Contre les traits du sort ne sont point un abri :
L'entier en fit la dure expérience :
Il fut malheureux père et malheureux mari.
Il venait de venger une épouse ravie ;
La sienne en sa maison , ô noire perfidie !
Par le fer d'un amant lui fit perdre la vie.
Par le même.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe , et de la Charade
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est Trait , dans toutes ses acceptions.
Le mot de la Charade est Déplaisir.
Le mot du Logogriple est Ilion.
SEPTEMBRE 1815. 89
NOUVELLE DES SCIENCES ET DES ARTS .
On annonce l'organisation prochaine d'un établissement
libéral d'une haute importance , qui aura pour titre :
Association universelle pour le progrès des sciences , des
lettres et des arts , de la legislat on , de la jurisprudence et
de l'industrie française . Le projet en a été conçu par
M. Lefebvre , jurisconsulte qui , en 1800 , a élevé l'Université
de jurisprudence ; institution qui a rendu de
grands services à la société , et qui a mérité l'honneur
d'être conservée et sanctionnée par une loi du 13 mars
1805.
Le nouvel établissement projeté aura up intérêt plus
grand encore que celui dont nous venons de parler. 11
embrassera toutes les parties des sciences et des arts . Son
but priucipal sera d'encourager les hommes de lettres ,
les savans , les artistes , et de leur fournir les moyens pécuniaires
pour parvenir à réaliser leurs utiles conceptions
ou leurs importans travaux. Pour cet effet , il sera créé
trois mille actions de 1000 francs chacune , dont le capital
et les intérêts seront garantis par des immeubles.
Des riches propriétaires se sont réunis au fondateur de
ce nouvel établissement , pour en assurer l'exécution . Nous
ferons connaître le programme aussitôt qu'il paraîtra. Les
capitalistes qui voudront prendre des intérêts dans cette
entreprise , et dans laquelle ils pourront être employ.s ,
s'adresseront au fondateur de l'établissement , rue Neuve-
St.-Augustin , n° . 3.
MERCURIALE.
1
JOURNAL DES DÉBATS . Si dans le numéro du 7 septembre
on est condamné à lire les lourdes plaisanteries
de M. C. sur Cristophe Colomb , on y trouve par compensation
le troisième article de M. Hoffman sur Mile, Le
Normand. Ce dernier, qui est peut être le plus sage comme
le plus spirituel des journalistes , puisqu'il ne s'est jamais
mêlé de politique , est le seul rédacteur du Journal des
Débats qui se fasse lire avec plaisir. On pourrait le comparer
à Talma jouant au milieu des doublures .
10 septembre. On remarque aujourd'hui dans le feuilleton
les mots suivans : « J'en donne avec impartialité
» le triste et douloureux résultat. » Vous croyez peut être
qu'il s'agit de quelque procès ou de quelque événement
malheureux , rien de tout cela ; il est question des débuts
de M. Saint- Eugène au Théâtre Français . C'est le spirituel
M. C. qui parle ; il dit dans le même article que pour
paraître sur la scène ilfaut être porté sur les ailes du talent.
Si pour écrire dans un journal il fallait être porté sur les
mêmes ailes , M. C. risquerait fort d'avoir le destin d'Icare.
13 septembre. Voulez -vous de la politesse et du bon
ton lisez cette phrase de M. Boutard : « Moi je leur
soutiens ( aux auteurs ) que nous n'avons nulle obligation
envers les éditeurs , à qui les Petites Affiches sont
ouvertes , pour annoncer et vanter s'ils veulent , à tant la
ligne , leur marchandise. » Voulez - vous une jolie chute
de phrase ? « Nous sommes , avant tout , obligés de ne
pas induire le public en erreur sur le mérite des choses
qu'on leur propose par notre organe d'acheter. » On n'exige
pas de vous , M. Boutard , que pour parler de peinture
et de gravure vous sachiez peindre et graver , mais qu'au
moins vous sachiez écrire.
JOURNAL GENERAL . 8 septembre. - Un grenadier de la
10. légion , fait aujourd'hui l'apologie de l'adresse indécente
présentée au Roi par quelques gardes nationaux ,
SEPTEMBRE 1815 . 91
et qui a excité l'indignation générale . Cette adresse a
paru sans signature , et l'article qui la justifie n'en porte.
pas non plus. Mais malgré les précautions que M. le
grenadier de la 10. légion prend pour se cacher , à son
style , à cet esprit de haine et de vengeance qui l'anime ,
à ce ton qui trahit les Jacobins blancs , ne reconnait- on
pas ce jeune adepte de l'obscurantisme , qui signe quelquefois
Ch . Durosoir?
11 septembre. Voilà le second article que le Journal
Général consacre à dissiper les craintes qu'inspire le
choix de certains députés. Mais si ces messieurs sont
aussi constitutionnels qu'il le prétend , à quoi bon chercher
à le prouver tant de fois ? si au contraire ils ne le
sont pas , quel est le but du Journal Guéral , en nous
donnant d'eux une idée qu'ils doivent démentir ? Le même
numéro renferme l'éloge de l'humanité des Cosaques .
La Gazette de Pétersbourg fera bientôt l'uloge des chouans
et des fédérés.
-
- 12 septembre. Daus un article de M. R. M. , on trouve
cette phrase : « Le Roi nous garantit toutes les libertés
désirables , et l'on irait s'imaginer qu'un jour il roclamera
la tyrannie ! » Personne , sans doute , n'ira jamais
s'imaginer cela , mais on craint que les zélés Jacobins
blancs ne s'opposent aux vues bienfais ntes de ouis XVIII,
14 septembre. M. Mathieu , ex -employé d'artillerie ,
comme il se qualifie lui-même fort el gamment , pour
rassurer contre le choix des officiers de la garde royale
qui doivent être nommés par les colonels , fait le raisonnement
suivant : « Craindrait on que MM. les colonels
ne jetassent les yeux sur des sujets trop essentiellement
attachés au Roi ? blâmerait on dans la garde royale ce
qu'on admirait dans celle de l'ex- empereur ? » Sachez ,
M. Mathieu , qu'on n'a jamais admiré le despotisme militaire
que Bonaparte a fait peser sur nous . Il est bon aussi
de vous apprendre , M. Mathieu , qu'on ne dit pas plus
fanatique d'une personne , qu'on ne dit ex- employé d'artillerie.
JOURNAL DE PARIS . « Quel homme que ce Cristophe
Colomb , qui devina , qui créa , j'aime à parler ainsi , un
nouveau monde , etc. » Ces paroles sont tirées d'un article
de M. Martainville sur Cristophe Colomb . Si ce rédacteur
aime à parler ainsi , ses lecteurs n'aiment guère à l'entendre
ten'r ce langage.
10 septembre. M. C. fait aujourd'hui parler l'ex-roi
de Naples d'une manière assez plaisante . Joachim raconte
92 MERCURE DE FRANCE .
lui - même sa catastrophe à un ancien camarade de collége :
c'est sans doute pour plus de vérité , que M. C. faisant
parler un ex- roi , fils d'un aubergiste , lui prête un langage
parfois trivial .
QUOTIDIENNE. « Si j'avais été haptisé sous d'aussi fu..
nestes auspices , dit le rédacteur de la Quotidienne , en
parlant d'un jeune licencié qui s'appelle Brutus , si surtout
mon nom prononcé rappelait l'affreuse époque de 93 ,
mon premier soin serait de demander à être autorisé légalement
à quitter un nom si malencontreux . » D'après cela ,
il est clair que la Quotidienne va se débaptiser ; car quelle
feuille a plus souvent qu'elle rappelé l'époque affreuse de
93 , et toutes les horreurs de la révolution ?
10 septembre. Aujourd'hui la Quotidienne nous apprend
qu'il y a trois sortes de calomnies , qu'elle caraciérise
de la manière la plus lumineuse . En fait de calomnie ,
on peut s'en rapporter à cette feuille , elle s'y connaît.
12 septembre. Dans le numéro de ce jour , on parle
de certaines réformes politiques qu'on fait sonner bien
haut , et qui laissent toujours les choses dans le même état.
Si ces réformes ont jusqu'ici laissé les choses dans le même
état , c'est qu'elles ont eté mêlées d'abus et d'excès , et
voilà pourquoi la révolution n'est pas encore terminée ;
elle ne le sera que lorsqu'on aura sauvé la Charte Constitutionnelle
des attaques que veulent lui livrer les jacobins
blancs .
14 septembre. M. Alissan de Chazet se fait aujourd'hui
cette question : Quel est l'auteur qui n'a jamais été sifflé ?
et il répond : Celui qui n'a jamais donné de pièces . Eh !
M. de Chazet , vous nous en avez donné plus d'une !
GAZETTE DE FRANCE . 9 septembre. Le Retour de
Jeunesse n'en a pas eu pour le public. » Est- ce Trissotin
ou Potier qui parle ? Non , c'est le souffieur émérite qui
aurait bien besoin de se faire souffler ses articles par quel
qu'un de plus habile que lui.
-
MEMORIAL RELIGIEUX . -Voulez -vous voir le fanatisme
de la ligue prêché en style digue de Marat et de Robespierre
? lisez l'article du Mémorial religieux du 14 septembre
sur les déguisemens de la philosophie . On y tient
un langage si forcené , que la police a fait supprimer cinq
à six lignes de la péroraison . Voilà de ces occasions où
I'on'serait presque tenté de bénir la censure.
Depuis la révolution on se plaint du néologisme et de
la quantité de mots nonveaux introduits dans notre langue
: nous sommes forcés de nous plaindre du contraire ;
SEPTEMBRE 1815. 93
nous regretons avec amertume une infinité de phrases entièrement
supprimées dans les livres et dans les conversa
tions de toutes les classes de la societé , comme par exemple
celles - ci Cela ne me regarde pas , je ne suis pas capable
de décider de cela ; je ne puis avoir d'opinion à cet
égard , je ne sais ; je n'y ai pas réfléchi .
il est curieux de voir des femmes même , s'extasier ,
se passionner , se mettre en fureur , à propos de politique
; mais nous avons acheté bien cher cette grande
science qui nous tient lieu de toutes les autres . Elle a
fait tomber en décadence les études de la jeunesse , et
la littérature ; elle nous a privés du repos et de tous les
agrémens de la société . Autrefois la seule pudeur faisait
rougir les femmes ; depuis long- temps elles ne rougissent
plus que de dépit et de colère , ce qui leur sied
beaucoup moins . Dans le siècle dernier , encore, on citait
les Françaises comme les modèles de l'élégance et då bon
goût ; elles faisaient le charme de la société par un mélange
piquant de douceur , de gaieté , de 1aison , de grâces et de
légèreté dans la conversation . Aujourd'hui , presque généralement
, elles dédaignent , pour de bizarres prétentions,
tous leurs moyens de plaire et de charmer. Les
jeunes gens alors savaient écouter et se taire ; ils pensaient
que le plus grand ridicule, à leur âge , est d'avoir
un ton tranchant et de manquer d'égards et de déférence
pour ceux qui sont depuis long-temps dans le monde . Les
discussions politiques agitent et divisent les esprits dans
les boutiques , dans les cabarets , dans les cuisines , dans
les antichambres , ainsi que dans les colléges et dans
les salons . Enfin , on trouvait jadis les plus agréables délassemens
dans la société et dans la conversation ; on n'y
trouve plus aujourd'hui que de l'aigreur, on n'y entend plus
que des disputes et d'assommantes dissertatious philasophiques
et politiques , composées de lieux communs rebattus
, réfutés , soutenus des millions de fois depuis vingtcinq
ans.. Au milieu des plus grands événemens et des
plus terribles secousses , la curiosité s'éteint, parce qu'il
n'y a plus d'étonnement ; on s'attend à tout , on est familiarisé
avec les prodiges de tout genre , et l'ennui dévore
, malgré les craintes , l'effroi , les inimitiés , qui
sembleraient devoir du moins en préserver . L'effervescence
est sans chaleur ; les baines ne sont que de l'obstination
; la déraison privée d'illusions , et par conséquent
d'enthousiasme , n'est qu'un reste de mauvaise habitude ;
il y a , non de la véhémeuce , mais de la routine et du
94 MERCURE DE FRANCE .
mal - entendu , dans toutes les extravagances que l'on dit et
que l'on fait : l'exaltation est usée et l'agitation sans but.
- Reverrons nous encore en France cette urbanité , ces
mous douces , cet esprit social qui faisaient jadis nos
délices ? Oui , sans doute , quand chacun ne s'occupera
que de ce qui le concerae. Quand ces vieilles locutions ,
bannies depuis si long temps du langage francais , reprendront
leur ancienne vogue. Lorsqu'on entendra , dans
toutes les classes , les femmes , les jeunes gens et les enfans
, répéter à propos ces phrases gauloises : Cela ne me
regarde pas ; je ne suis pas en état de décider cela , etc. etc.
La société reprendra tout le charme qu'elle avait autrefois
; on n'eutendra plus de disputes , on causera on aura
de l'esprit et de la gaité , on s'amusera . On reverra des
femmes remplies de douceur et de grace , des jeunes gens
aimables , des enfans qui deviendront des hommes sensés.
Il n'y aura plus de guerres civiles dans les maisons , la
paix sera dans toutes les familles comme dans toute l'Europe.
Tels sont les effets heureux de ces phrases magiques.
Oh ! quand les entendronsu - nous ?....
"
M. Cubières- Palmezaux- Dorat , vient de donner aux
amateurs la 2º . édition de son Art du Quatrain, suivi d'une
collection de quatrains de sa composition ; mais le malin
n'a pas publié tous ceux qu'il a faits . En voici un que
nous lui avons entendu réciter et qu'il nous a dit être
de lui :
Vers pour mettre au bas d'un portrait.
C'et l'auteur fameux des ana ;
Il fut à l'abri de l'envie :
En faisant l'Asiniana
Il fit l'histoire de sa vie .
- Le Mémorial religieux et l'Ami de la Religion sont en
guerre . Les dévots rédacteurs de ces deux feuilles ignorées
se prodiguent les injures d'une manière tout -à- fait profane.
Tant de fiel entre - t-il dans l'ame des dévots ?
-On dit qu'un poète , éditeur de plusieurs almanachs
chantans , à la faveur desquels il glisse innocemment ses
pièces fugitives , a proposé au rédacteur du pius ancien
des journaux de lui fournir tous les quinze jours , pour
paraitre sons conséquence , un article en prose sous le
titre de l'Ermite de Pantin. L'illustre poète promet de
vivre une bonne couple d'années , sans avoir besoin d'inSEPTEMBRE
1815. 95
viter ses lecteurs à son enterrement , ce qui , nous le supposons
, signifie qu'il vivra plus long- temps que feu l'aimable
et spirituel Ermite de la Chaussée d'Antin .
-Un amateur de pièces rares est à la recherche des
lettres autographes d'un prélat diplomate qui , avant d'avoir
cédé son archevêché pour une rente de 12,000 fr. ,
signait ses épîtres : De P... , Aumônier du dieu Mars .
-
Deux des auteurs fournisseurs les plus recommandables
du théâtre de Brunet viennent d'interrompre leurs
travaux dramatiques , pour s'occuper d'une compilation
de faits et d'anecdotes militaires . L'un des deux écrivains
, qui sait le latin , a fourni l'épigraphe du nouvel
ouvrage :
Parisides musa , paulò majora canamus .
-M. Reys répand avec profusion un prospectus , dont
nous allons transcrire les premières lignes pour donner
un échantillon de son style .
Echantillon des Correspondances de Reys , le Véridique
, soumis au Roi de France , aux Souverains de
l'Europe et à la Nation Française .
Cet Echantillon , qui embrasse toutes les questions
majeures et tous les grands intérêts politiques du moment
qui a eu l'estime , le certificat et le sceau du gouvernement
Hollandais ou des Pays Bas , en tout ce qui lui en
fut connu ; et qui aura , l'auteur l'espère , l'assentiment
pour le surplus de tout ce que Paris renferme de sages
en ce mois d'août 1815 , se vend , au compte de cet auteur
, 5 fr .
Au café Bona , rue Dauphine , nº . 37. ›>>
CORRESPONDANCE .
A Monsieur le Rédacteur du Mercure .
Monsieur ,
On vient de distribuer les prix dans ma pension Je me
flattais d'obtenir le prix d'orthogra ; he , ayant toujours été
le premier de ma classe pendant l'année . Cependant je
n'ai eu que l'accessit pour avoir écrit le mot Roy par un y.
J'ai eu beau dire à mon professeur que sur les écuries du
Roy, du côté de la rue Saint Thomas -du- l ouvre , Roy est
écrit par un y ; j'ai eu beau lui représenter que Messieurs
les gentilshommes , intendans des bâtimens royaux , vivant
à la cour , où la langue française se parle dans toute
96 MERCURE
DE FRANCE
.
sa pureté , n'ont pu faire mettre des inscriptions vicieuses
sur des édifices publics ; j'ai vainement ajouté que cette
manière d'écrire Roy paraissait la plus moderne , puisque
cette inscription avait été mise au mois de juillet
dernier , mon professeur m'a répondu que cette ortho
graphe était surannée , et qu'il serait aussi ridicule d'écrire
ainsi que de porter aujourd'hui les costumes gothiques
du douzième siècle . Dans ce cas , il est fort désagréable
pour moi , Monsieur , d'avoir été induit en erreur par l'inscription
de la rue Saint Thomas - du - Louvre , et d'avoir
manqué le prix , en me conformant à cette orthographe .
Je le mets sur la conscience de Messieurs les intendans
des bâtimens royaux. Cependant , comme j'ai de la peine
à croire que des gentilshommes fassent des fautes d'orthographe
, permettez-moi , Monsieur , de vous consulter
sur ce point , je m'en rapporterai à votre décision.
J'ai l'honneur d'être votre très - humble serviteur ,
SIMPLET , Elève de cinquième.
L'orthographe dont parle M. Simplet , est à la vérité
un peu surannée ; mais c'est précisément a cause de cela
qu'il faut la préférer. Tout ce qui est ancien est bon par
cela seul que c'est ancien.
A VIS .
Le prix de la souscription au MERCURE DE FRANCE est
de 5 fr. pour un mois , 14 fr . pour trois mois , 27 fr. pour
six mois mois , et 50 fr. pour l'année.
On ne peut souscrire que du premier de chaque mois .
-En cas de réclamation , on est prié de joindre une
des dernières adresses imprimées , ou d'indiquer le
numéro de la quitt nce .
Les souscriptions , lettres , livres , gravures , etc. ,
doivent être aires és , franc de port , au directeur du
Mercure de France , rue Mazarine , nº . 3o .
annonce ne sera faite avant que cette formalité n'ait été
observée .
- Aucune
De l'Imprimerie de GUEFFIER , rue Guénégaud .
MERCURE
DE
FRANCE .
RO
TABLEAU
POLITIQUE.
FRANCE.
Nous touchons à une époque solennelle et très- importante.
La représentation nationale va être assemblée ; à
elle appartiendra d'affermir le repos que toute la France
invoque , ou de rendre une action funeste aux causes de
trouble et de fermentation.
On ne doit pas s'yméprendre. La révolution, qui ne peut
plus être vaincue , qui même , dès son principe , ne pouvait
point être arrêtée , sollicite vivement aujourd'hui
d'être terminée , et elle declare hautement , par la voix
de l'expérience , que si l'on voulait encore la faire revenir
en arrière , elle marcherait de nouveau par secousses
impétueuses , elle briserait ses barrières plutôt que
reculer.
Quel a été le but de la révolution ? quel peut être son
terme ?
l'établissement authentique de l'égalité des droits ,
l'exercice régulier de la liberté politique . Cette égalité ,
cette liberte ne peuvent exister et se maintenir que sous
la tutelle d'un
gouvernement
monarchique , car elles
exigent , dans l'ensemble de l'Etat , gradation et subordination,
Or , toate gradation sociale , ainsi que toute
subordination , conduisent
nécessairement à un chef suprême
et inamovible .
Les républiques ont le cercle pour image ; aussi leur
1
7
98
MERCURE
DE
FRANCE
.
mobilité est extrême. L'Etat monarchique est figuré par
la pyramide ; c'est aussi le seul qui ait de la fixité.
L'ancien gouvernement de la France était un véritable
édifice monarchique ; les rangs et les classes y formaient
une gradation et une subordination terminées et protégées
par un chef suprême , inamovible .
Pourquoi donc ne pas le rétablir ? parce que cela n'est
pas possible. La gradation , la subordination par rangs
et par classes sont favorables sans doute à la tranquillité
publique , mais elles sont gênantes pour le mouvemeut
social. Or les nations , à une certaine époque de`
leur existence , sont animées d'un mouvement universel
qui tend à l'exhaussement de tous les hommes ,
à l'infusion réciproque de toutes les professions , de toutes
les conditions . Un tel mouvement efface les démarcation
sociales , ou , lorsqu'on veut l'en empêcher , il les
renverse. L'esprit des institutions politiques doit donc se
conformer à ses résultats inévitables. La différence de
mérite personnel , de talens , d'éducation et de fortune,
sont les seules différences que la forme du gouvernement
puisse saisir et consacrer.
Ainsi l'Etat monarchique , dans les nations d'une civilisation
avancée , ne peut plus se passer de corps populaires
, représentatifs du mérite personnel , des talens ,
de l'éducation et de la propriété . Sans l'institution de tels
corps , la gradation politique dans le gouvernement
serait impossible ; par conséquent le gouvernement ne
pourrait être que despotique. Il est essentiel de se bien
convaincre , et pour cette raison nous croyons devoir
le dire encore , que chez les nations très - avancées en civilisation
, les gradations de rangs et de classes sont devenues
d'une impossibilité absolue. Une révolution générale
ne s'est commencée en France , il y a vingt- six ans ,
que parce que cette époque d'une civilisation très - avancée
était arrivée et même depuis long- temps .
Allons maintenant au - devant d'observations ou de voeux
l'on
que peut supposer , que l'on peut même défendre et
justifier.
Si les anciennes gradations politiques ne peuvent plas
être rétablies , et si leur chûte , désormais sans retour ,
réduit essentiellement le gouvernement français à la forme
despotique , pourquoi s'en effrayer ? Le gouvernement représentatif
n'offre- t-il pas plus de sujets d'inquiétude ?
Sans doute , il faut se garder de confondre le despotisme
et la tyrannie , il faut même reconnaitre qu'il n'y
SEPTEMBRE 1815.
99
aurait rien, momentanément, que d'heurenx et de salutaire .
dans l'autorité absolue d'un homme dont les intentions
seraient sages et paternelles , dont les lumières seraient
étendues , dont les opinions sur - tout seraient conformes
à celles de son siècle . Sous le règne d'un tel souverain',
et tous les Français verront ici celui que cette définition
désigne , l'égalité des droits et la liberté politique
s'établiraient doucement et sans résistance , le mouvement
imprimé par l'état - général des moeurs et des esprits
serait toujours secondé par l'administration pu
blique . L'esprit humain , libre d'inquiétude , se détacherait
des discussions politiques ; il se livrerait de nouveau aux
Occupations fournies par les sciences et les beaux- arts ;
la société humaine reprendrait de l'éclat et du charme.
Mais ce charme et cet éclat auraient- ils de la permanence
? C'est ce que l'on ne pourrait point espérer. Que
d'accidens pourraient frapper ce Roi paternel et citoyen !
Toute la puissance étant concentrée dans sa personne ,
que d'attentats pourraient être excités par la facilité de
renverser d'un seul coup toute la puissance ! Pour garantir
une existence si nécessaire au bonheur du peuple , il
faudrait qu'un tel Souverain , toujours jeune , toujours
vigilant , toujours extrêmement actif, constituât , pour
la défense de l'Etat et du trône , un pouvoir très -ferme et
très obéissant , disons le mot , un pouvoir militaire. If
faudrait de plus que le Souverain lui - même eût assez de
qualités guerrières pour pénétrer son armée de cette
opinion , qu'il n'est point , dans l'Etat , un général plus
brave et plus habile.
Et dans la vieillesse de cet homme , et à sa mort , que
deviendrait le gouvernement ? que deviendrait le peuple ?
La proie de fambition la plus discordante et la plus
funeste , de l'ambition des soldats.
Il n'est donc plus en France que la forme constitutionnelle
et représentative , qui puisse y conserver la monarchie
; elle seule peut seconder le mouvement social , en
fournissant à chaque homme l'occasión ou l'espoir de
prendre la place qu'il sent lui être convenable. Sans doute
toutes les espérances ne sont point légitimes , et d'un
ensemble d'efforts il ne peut résulter que plus ou moins
d'agitation . Mais cet ensemble d'efforts existe ; il ne peut
plus être comprimé ; la prudence exige qu'on lui fournisse
un emploi et un régulateur. Le gouvernement constitus
tionnel qui , par la réunion du mode royal , du mode
aristocratique et du mode républicain , embrasse les
535718
100 MERCURE DE FRANCE.
་
qu'ils
besoins politiques de tous les hommes , et répond aux voeux
' ils forment dans toutes les conditions , peut seul
donner au mouvement général la régularité dont il est
susceptible , ou du moins l'enfermer dans des limites encore
sociales et paisibles . L'essentiel est de combiner , le mieux
possible , dans la constitution , ces trois modes d'action
publique.
A cet égard , nous avouerous avec franchise que nous
avons un moment partagé les inquiétudes de ceux qui ont
aperçu, parmi les députés, un trop grand nombre d'hommes
appartenant aux anciennes classes , et pouvant en avoir
trop conservé les habitudes et les opinions. Il est en effet
vraisemblable que les élections se sont faites , non sous le
joug d'une oppression directe , mais sous l'influence prononcée
, quoique indirecte , des derniers événemens et de
l'esprit de réaction . Plus retardées , ces élections eussent été
plus réellement libres ; car l'esprit de réaction , cet esprit
si sanglant , si injuste et si funeste , tombe tous les jours
devant les réclamations de la raison publique , et par la
sagesse du gouvernement. Cet effet salutaire s'étendra
sans doute jusques sur les intentions des députés qui ont
dù leur nomination à une éxagération de royalisme. Espéróns
, pour le repos de la France , qu'ils seront ramenés
vers la modération de sentimens et d'idées , par l'impulsion
générale et par l'exemple du Roi.
La convocation des Chambres , fixée au 25 de ce mois ,
n'ayant éprouvé aucun des retards que la vérification des
pouvoirs , ou d'autres circonstances , pouvaient faire attendre
, on peut penser que l'un des premiers objets de
cette convocation est la communication officielle de nos
rapports actuels avec les puissances alliées . La paix , qui
est si vivement dans tous les désirs , semble s'approcher
de nos espérances. On en conjecture les principales conditions
; on se promet l'intégrité du territoire ; on doute
peu que la revue de Champagne ait été pour les russes une
revue de départ . Il est naturel qu'ils se retirent les premiers
, leur patrie est plus éloignée que celle des autres
alliés .
EXTÉRIEUR.
Les troubles , en Turquie , prennent tous les jours un
caractère plus grave. Le gouvernement emploie des
moyens extraordinaires , afin de rétablir par la force
l'ordre et la tranquillité. Il méuage d'ailleurs ses alliés ; il
SEPTEMBRE 1815.
favorise leur commerce . Le Grand - Seigneur a intimé aux
gouvernemens Africains , de respecter le pavillon autrichien
sur les vaisseaux marchands. Cet ordre , en ce moment
, s'exécute avec fidélité .
L'Empereur d'Autriche , qui a étendu sa puissance par
la politique de son cabinet et la valeur de ses armées ,
vient de saisir une occasion de l'étendre aussi par la générosité
. Il a accordé un asile dans ses Etats an Roi Joachim
; c'est le nom qu'il donne encore à l'homme célèbre
qu'il a renversé du trône de Naples ; il honore le vaincu ,
il montre ainsi qu'il apprécie ses propres victoires . Il lui
laisse la liberté de choisir pour résidence une ville de la
Bohême , de la Moravie ou de la haute Autriche . Si
même le Roi Joachim préfère demeurer à la campagne ,
l'Empereur d'Autriche n'y mettra point obstacle ; le Roi
Joachim s'engagera seulement , sur sa parole d'honneur,
en présence de Leurs Majestés Impériales , à ne point
quitter les domaines de l'Empereur d'Autriche sans le
consentement exprès de Sa Majesté. Sa manière de vivre
ne sera que celle d'un simple particulier , et il se soumettra
aux lois en vigueur dans les Etats autrichiens .
Le Roi Joachim trouvera cet asile d'autant plus doux ,'
et cette tranquillité d'autant plus heureuse , qu'il vient
d'échapper à d'extrêmes dangers . S'étant cru obligé de
se jeter en mer sur un léger bateau , il était sur le point ,
le 23 août , de faire naufrage , lorsqu'il fut rencontré
par une felouque corse qui répondit à ses cris de détresse
, et le recueillit ainsi que les trois personnes qui
n'avaient pas voulu l'abandonner. Il fut conduit à Bas--
tia , où il ne put garder l'incognito , et où il fut mis en
surveillance.
L'Espagne revient à l'inquisition , aux Jésuites , à ses
aneiennes institutions. Puisque le Roi a pu les établir ,
c'est une preuve qu'elles sont encore soutenues par les
opinions et les moeurs générales , que par conséquent
elles sont encore bonnes pour l'Espagne. Le Saint-
Office va s'occuper d'extirper les erreurs ou hérésies qui
auraient pu être semées par les différentes nations dont
les armées ont occupé le territoire espagnol . Pour cet
effet , c'est sur- tout la confession qui sera mise en oeuvre.
La confession est donc encore en Espagne d'un usage
très-répandu . En même temps les Jésuites rétablis dans
toutes leurs fonctions , leurs propriétés et leurs droits ,
reprendront la direction suprême de l'instruction publi
que. Voilà ce qui serait impossible par-tout ailleurs qu'en
102 MERCURE DE FRANCE.
Espagne ; mais en Espagne même , quels seront les
effets du temps et de ces institutions ? il est aisé de le
prévoir. Si les Jésuites portent à l'instruction publique
le zèle et le talent qu'ils ont montré en France et dans
le reste de l'Europe , ils avanceront en Espagne les connaissances
humaines et le développement de l'esprit. A
un certain terme , ce développement sera devenu raison
, philosophie , exigeance de liberté . Il faudra alors
que le gouvernement l'arrête ou le suive . S'il le sait ,
les Jésuites , l'inquisition , toutes les institutions antiques
et monastiques tomberont doucement et sans secousse :
la révolution nécessaire se fera paisiblement. Si le gouvernement
veut arrêter la révolution nécessaire , s'il veut
la punir, elle le punira de son aveuglement et de son imprudence
; elle se fera impétueusement.
Le système de reédification appliqué en ce moment au
royaume d'Espagne , n'a point, à beaucoup près, le même
succès dans ses provinces américaines . Les indépendans de
Buenos - Ayres paraissent loin de craindre l'expédition
armée qui doit partir de Cadix pour tenter de les soumettre
; ils menacent eux -mêmes de porter leurs armes
jusqu'au Pérou , et ils sont en communication avec la
Nouvelle - Grenade. Il est vraisemblable que dans ces contrées
lointaines , où les institutions féodales et monastiques
de l'ancienne Europe ont été importées , mais non fondées,
T'esprit d'indépendance deviendra bientôt général . Z.
REVUE DES THEATRES .
THEATRE FRANÇAIS.
Débuts de mademoiselle Baptiste , dans Finette , du Dissipateur
, et dans Toinette , du Malade Imaginaire.
Pour dédommager de tous les débuts insignifians qui .
depuis quelques mois , se succèdent avec tant de rapidité
au Théâtre Français, j'avais compté, comme bien d'autres
personnes , sur celui de mademoiselle Baptiste . J'avoue
que son nom seul me paraissait d'un favorable augure ;
déjà je m'applaudissais de n'avoir à remplir qu'une tâche
bien douce ; déjà je me disposais à l'éloge , ce qui me
plait infiniment plus que de verser le blâme , et je me
plaisais à saluer d'avance l'aurore d'un talent que j'aimais
à croire héréditaire ; mais , ô vanité des projets humains !
je n'ai conçu qu'une vaine espérance , du moins j'en ai la
crainte.
Il serait étonnant que mademoiselle Baptiste manquât
d'intelligence , c'est une qualité de famille : aussi n'est - ce
point par la qu'elle pêche. Sa taille est avantageuse , mais
elle n'a point d'à-plomb. Vous me direz qu'elle peut eu
acquérir. Sa physionomie est sans cxpression et d'un froid
qui vous glace ; elle a cela de commun avec beaucoup
d'acteurs qui jouissent d'une grande réputation . Sa voix
est sourde , et ce qui est bon en musique , et mauvais en
comédie , c'est un véritable contralto ; elle n'a point de
mordant : enfin , s'il faut que je le dise ; mademoiselle
Baptiste m'a paru une copie fidèle de mademoiselle Devienn:;
mêmes gestes , mêmes intentions , rien n'a été
oublié , voir même le grasseiement de l'aimable actrice
qui , depuis la mort trop prématurée de mademoiselle
Joly , a tenu en chef l'emploi des soubrettes à la comédie
française.
La débutante a été très - applaudie au cinquième acte ,
lorsqu'elle fait le récit de la manière dont Julie vient de
ruiner Cléon au jeu ; mais je la prie de ne pas trop se
faire illusion à ce sujet ; c'est véritablement ce qu'on ap
104 MERCURE DE FRANCE .
-
pelle le Pont-aux- Anes , et il n'est point de jeune personne
qui , ayant entendu réciter ce morceau quinze à
vingt fois à son maître ou à sa maîtresse , ne s'en acquitte
très-bien . D'ailleurs , c'est là particulièrement que je
croyais entendre Mile . Devienne ; ou je me trompe fort ,
ou Mile. Baptiste a reçu des leçons de cette aimable soubrette
, qu'elle les mette à profit , j'y consens , mais qu'elle
veuille bien se souvenir qu'une copie , quelque parfaite
qu'elle soit , n'a jamais valu le moindre original , fat-il
pétri de défauts ?
Cette représentation qui a été très - longue et très- froide ,
ne nous a rien offert de remarquable que Baptiste aîné
dans le rôle du Guéret, et Baptiste cadet , qui , après avoir
joué l'Avare du Dissipateur , a représenté le Malade imaginaire.
C'est , comme on voit , une assez bonne fortune.
Fleury a joué le Dissipateur. Toutes les fois qu'il se charge
de rôles aussi fatigans , le public a l'air de craindre qu'il
n'arrive malheur à cet acteur estimable . On se souvient
d'ailleurs avec plaisir de la grâce avec laquelle il jouait le
Marquis dans la même pièce. C'est Armand qui lui a succédé
; Armand a un habit magnifique , il pirouette à merveille
; c'est seulement dommage qu'on n'entende pas ce
qu'il dit . Mile Leverd a pleurniché Julie d'un bout à
l'autre. C'est singulier comme depuis quelque temps cette
jolie actrice se néglige ; aurait - elle sa montagne en tête,
et son début dans Adolphe et Clara , l'inquiéterait - il à
ce point ? Thénard est très -bien placé dans Pasquin ;
c'est un rôle froid qui convient parfaitement à son genre
de talent.
THEATRE DE L'OPÉRA - COMIQUE.
Première représentation des Noces de Gamache , opéracomique
en trois actes.
Voulez-vous réussir sur l'un des théâtres du boulevard ,
prenez le premier roman venu , fût-ce un de ceux de la
nombreuse collection de l'inépuisable M. Ducray- Duminil,
pillez-en les situations les plus niaises ou les plus exagérées
, et vous aurez l'honneur de figurer sur le catalogue
des illustres auteurs qui , depuis quinze u vingt ans ,
out si efficacement concouru à la decadence du goût et à
la chute de l'art dramatique.
Ambitionnez -vous , au contraire , une gloire qui , pour
être moins lucrative , n'en est que plus solide et plus durable
? destinez -vous , en un mot , vos ouvrages à l'un de
SEPTEMBRE 1815. 105
nos quatre grands théâtres ? évitez avec soin de puiser vos
sujets dans un roman , quelque fameux qu'il soit . Je conviens
qu'il est bien doux de trouver un plan tout tracé ,
des situations indiquées ou même développées , des caractères
en opposition qu'il ne s'agit plus que de mettre en
jeu ; mais si vous voulez savoir à quoi se réduisent ces
trompeurs avantages , consultez l'expérience , elle vous.
apprendra , par d'éclatans revers , qu'un auteur dramatique
ne va pas bien loin quand il compte , pour s'élever , sur
les échasses d'un romancier.
M. Lemercier dont , quoi qu'il fasse , on n'oubliera jamais
l'Agamemnon , n'a- t- il pas mis en comédie Clarisse
Harlowe sous le titre de Lovelace ; quel fruit en a- t - il retiré
? une chûte .
"
Madame de *** si je ne me trompe , n'a-t - elle pas
fait représenter sur la scène française l'Emile de Rousseau
, sous le titre de J.-J. dans l'ile de St -Pierre ? L'ouvrage
n'était composé que de Centons de l'écrivain de Genève
; c'était Molé , c'était l'élite des acteurs français , qui
jouaient dans la pièce qu'en est - il cependant résulté ?
une chûte .
M. Bellin , auteur de la jolie petite comédie de la Cloison,
n'a-t-il pas fait siffler , sous la forme d'un drame , l'intéressant
roman de Mme. Cottin , Amélie Mansfield ?
De toutes les pièces composées sur la Nouvelle-Héloïse
ou Werther , pouvez -vous m'en citer une seule qui ait
mérité de rester au répertoire ? Si Tom Jones à Londres ,
si Fellamar ont été moins malheureux que les Ouvrages
que je viens de vous nommer , et auxquels j'en aurais pu
ajouter quelques autres , qu'est - ce , je vous prie , en comparaison
du chef- d'oeuvre de Fielding ? et même que
serait la réputation de Desforges , sans la Femme Jalouse?
Mais tandis que j'adresse aux auteurs , sur le choix des matériaux
dont ils doivent former leur sujet , des conseils qui
ne seront pas plus écoutés que tant d'autres qui valaient
mieux , voici encore un roman mis en pièce , et qui vient
d'éprouver la vérité de ma doctrine. J'ai à rendre compte
des Noces de Gamache , et je crois , dans ce que je viens
de dire , ne m'être pas trop écarté de mon sujet .
On voudra bien me dispenser de donner l'analyse de
cette pièce ; Don Quichotte est dans toutes les bibliothèques;
l'épisode des amours de Basile et de Quitterie est
resté gravé dans toutes les mémoires ; qu'il me suffise de
dire que l'auteur s'en est très - peu éloigné. Tous les efforts
de sa rare imaginative se bornent à avoir introduit dans
106 MERCURE DE FRANCE.
sa pièce le Barbier Perès , celui à qui Don Quichotte
enlevé l'armet de Mambrin , d'en avoir fait l'intendant
du riche et niais Gamache , de faire combattre ce même
Gamache contre l'écuyer Sancho , scène beaucoup trop
longue , et qui , fût-elle encore plus comique , perdrais
tout son prix par la ressemblance trop frappante qu'elle
offre avec celle de Jodelet , Maitre et Valet. 11 y aurait
cependant de la mauvaise foi à ne pas convenir qu'on
trouve dans l'ouvrage deux jolies scènes qui n'appartiennent
pas à Cervantes ; celle à double sens où Quitterie
remercie Gamache d'un prêt d'argent qu'il a fait
à Bazile, et où Gamache interprète en faveur de son
amour les sentimens naïfs exprimés par Quitterie , ainsi
que celle du raccommodement de Bazile avec sa maîtresse.
Du reste , cet opéra qui aurait dû être fou jusqu'à
l'extravagance , contient tout juste cette dose de
gaîté qui fait quelquefois sourire . Ce sujet , traité plusieurs
fois, n'a jamais réussi , et ce pauvre héros de la
Manche est condamné à ne tomber qu'en de bien mauvaises
mains. Il n'y a que le ballet de M. Milon qui ait
résisté à l'épreuve de la représentation ; le Don Quichotte
et le Sancho du ballet ne parlant que par signes ,
n'avaient plus rien à redouter de leur lutte contre ceux de
Cervantes . Les nouvelles Noces de Gamache se sont traînées
cahin caha jusqu'au dénoument où , malgré l'orage coujuré
des sifflets , on a nommé pour les paroles M. Planard
, et pour la musique M. Bochsa .
Ce poëme , puisqu'il faut enfin le nommer de ce nom
n'ajoutera rien à la gloire du premier , qui a déjà enrichi
les répertoires du Théâtre français , de Louvois , de Feydeau
et de l'Odéon , de treize pièces parmi lesquelles on
se plaît à compter le Mari de circonstance et les Héritiers
Michau. Quant à M. Bochsa , on désirerait qu'il ne
travaillat pas aussi vite ( on prétend que la composition
de ce dernier opéra n'a été pour lui que l'affaire de huit
jours ) ; on voudrait trouver dans sa musique plus de
couleur , moins de vague et d'insignifiance ; on souhaiterait
qu'il visât plus à la gloire , qu'il s'occupât plus de
Ja
qualité que
de la quantité , et qu'il s'efforçat de devoir
plutôt à lui-même qu'aux circonstances le succès qu'il a
récemment obtenu .
Quoique certaines gens prétendent qu'il y a eu une cahale
contre la pièce , j'avouerai que j'ai peine à le croire.
M. Planard , si du moins il faut s'en rapporter à l'indis
cret Dictionnaire des Girouettes , doit être , comme bien
SEPTEMBRE 1815. 107
d'autres , le cousin de tout le monde ; et malgré les heureuses
coupures qu'on assure avoir été faites à l'ouvrage
pour la seconde représentation , il est à craindre peutêtre
qu'il n'ait pas une existence plus longue que celle du
Règne de douze heures , tiré d'un roman de Mme de
Genlis .
On peut remarquer une circonstance assez bizarre dans
toutes les représentations qui ont eu lieu depuis le commencement
du mois de septembre , c'est que toutes ces
nouveautés , écoutées patiemment pendant le cours de la
représentation , ont été sifflées au dénouement ; c'est
au port qu'elles ont fait naufrage. Est-ce honnêteté , estce
lassitude de la part du public ?
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Première représentation de Nous aussi nous l'aimons , ou
la fête dufaubourg Saint- Antoine.
Il est des sujets de comédie qui portent bonheur , et
qu'on ne saurait manquer , sans s'exposer à être taxé de
gaucherie et de maladresse . Ce n'est pas qu'on ne trouve
de temps entemps, sur son chemin , plus d'un auteur maladroit
; mais ce n'est pas celui qui s'est chargé de célébrer
la fête du Roi au nom du faubourg Saint- Antoine . Son
bouquet , quoique présenté un peu tard , probablement à
cause de quelques arrangemens de coulisse , n'en a pas
moins paru à propos. Ce n'est qu'une bluette , mais cette
bluette vaut mieux que telle pièce à prétention , bien
longue , bien froide , bien pointillée , où l'esprit remplace
le coeur. Je trouve ici vérité de sentiment , expression
naive d'une franche gaîté , couplets tournés naturellement
et nullement maniérés , et dont plusieurs ont obtenu
les honneurs du bis ; et ma foi la réunion de tous ces
avantages me parait un peu trop rare aujourd'hui pour
qu'on n'en sache pas gré à l'auteur. Le public a paru de
cet avis , puisqu'il a beaucoup applaudi , pendant toute la
pièce , et lorsqu'on a nommé l'auteur. C'est M. Maréchal.
NOUVELLES DES THEATRES.
On annonce que Vestris doit faire sa rentrée à l'Opéra
par le rôle de Montauciel dans le ballet du Déserteur.
408
MERCURE
DE FRANCE
.
Par surcroît d'activité , on nous promet un ballet ,
intitulé Zéphire inconstant. Cette nouvelle production
( chose inouie ! ) n'est point des deux maîtres de ballet de
l'Académie Royale de Musique. Mais qu'importe , si cela
nous donne un joli ouvrage de plus , et si M. Didelot , son
auteur , dont nous regrettions vivement l'absence , est
rendu aux voeux et aux plaisirs du public ? Ce sera alors une
double jouissance.
On assure que S. M. vient d'accorder une pension à
MM. Talma , Michot , Armand , Devigny , ainsi qu'à
Mile. Mars.
-Joanny dont le talent est connu à quatre- vingts lieues
de rayon de la Capitale , doit , dit - on , débuter au Théâtre
Français , dans les rôles de rois et de pères dans la tragédie
.
-On doit donner pour la représentation au bénéfice de
Mlle . Emilie Contat , Misantropie et Repentir , ce drame
qui s'est traîné de l'Odéon aux Français et des Français à
l'Odéon. Talma jouera Meinau , et Mlle. Mars Eulalie.
Il faut rendre justice à Mme. la comtesse de Vallivon , on
ne saurait mieux entendre ses intérêts . Il eût été à désirer
que la suite de Misantropie , au lieu d'être jouée à l'Odéon ,
se donnât à la comédie Française. On aurait pu représenter
les deux pièces le même jour ; cela n'aurait pas
laissé que d'être gai ..
-Il paraît qu'à la seconde représentation des Incorrigibles
, M. de Montbrun a eu le courage de se faire nommer
; dès le lendemain son nom figurait sur l'affiche de
l'Odéon .
Mme. Catalani , qui doit faire l'ouverture de son
théâtre , le 2 octobre prochain , vient d'engager la troupe
et l'orchestre de l'Odéon ; elle pouvait faire une acquisition
plus mauvaise . On ajoute que cette célèbre cantatrice
a renoncé à la loi qu'elle s'est imposée jusqu'ici , de
chanter seule dans les opera seria qu'elle représente , et
qu'elle permettra aux autres virtuoses de son sexe de
briller à côté d'elle .
Le Cirque - Olympique promet la première représentation
du Chef écossais ou la Caverne d'Ossian .
On répète à la porte Saint-Martin le Soldat mistérieux
, mélodrame en trois actes . On dit que cet ouvrage
est rempli d'intérêt .
-
-
La représentation donnée mercredi dernier au profit
de la caisse des pensions de l'Académie Royale de Musique
produit 9007 francs de recette.
#
S
(
SEPTEMBRE 1815. 109
-On se dispose au théâtre Français à remettre Artaxerce
quelques jours avant Démétrius . La comédie Française
adopterait- elle l'usage du Vaudeville?
VARIÉTÉS .
L'ORGUEIL ET L'AMOUR ,
Conte imité d'un ancien Fabliau intitulé : LA
CAMISADE (1 ).
Dans ce beau temps de l'ancienne chevalerie ,
temps heureux où la religion sancufiait la gloire ,
où tous les amis et tous les amans étaient fidèles ,
on vit paraître à la cour brillante de Phoebus ,
comte de Foix , le jeune Claribard , chevalier déjà
célèbre par mille exploits éclatans . Claribard ,
dans la première fleur de l'âge , était beau , sensible ,
spirituel , il avait un frère d'armes , mais il n'avait
point encore de dame. Ce n'était point indifférence
, au contraire Claribard ne s'enflammait
que
trop facilement ; mais la vivacité d'une première
impression était promptement , sinon effacée dans
son imagination , du moins balancée par une autre .
On le vit souvent amoureux de deux ou trois
femmes à-la-fois ; il était non pas volage , mais
indécis . Egalement sensible aux divers genres d'agrément
, de mérite et de beauté , tantôt il cédait au
charme touchant de l'innocence et de l'ingénuité ,
tantôt il était séduit par les grâces piquantes d'un
esprit brillant et cultivé . Il aimait tout ce qui était
aimable ; il s'enthousiasmait pour tout ce qui avait
de l'éclat , et il ne pouvait se déterminer à fixer
son choix ; aussi avait- il pris pour devise un champ
(1) C'est -à-dire la Chemise. Ce Fabliau se trouve dans le * er
volume de l'Histoire de la Chevalerie' ; par M. de Sainte -Palaye.
1
116 MERCURE DE FRANCE .
elle
rempli des plus belles fleurs , avec ces mots :
Comment choisir entre elles ? Cette devise inspira
à beaucoup de dames de la cour du comte de Foix ,
le désir secret de la faire changer . Parmi ces jeunes
personnes , Claribard , qui ne s'occupait jamais
d'une seule femme , en distingua particulièrement
deux , qui étaient en effet les plus remarquables de
la cour : c'étaient la belle Brunissende et la jeune
et timide Isaure . La première avait une éclatante
beauté , des talens enchanteurs et l'esprit le plus
séduisant et le plus orné ; mais de grands succès
avaient tellement exalté son amour - propre , qu'elle
ne pouvait éprouver que les émotions de la vanité.
Non - seulement celles du coeur lui étaient étrangères
, mais elle n'y croyait point . La gloire n'était
pour que du bruit , et l'amour qu'elle inspirait
qu'un moyen d'ajouter à l'éclat de sa réputation .
Elle ignorait la différence qui se trouve entre l'en
thousiasme passager qui subjugue un moment , et
le sentiment tendre et profond qui attache pour la
vie . Le désir ardent d'étonner , d'éblouir et de
dominer , animait toutes ses pensées et dirigeait
toutes ses actions . Objet d'une infinité d'hommages ,
elle avait dédaigné ou découragé une grande partie
de ses adorateurs en leur imposant des travaux
quelquefois impossibles et toujours bizarres et périlleux.
Celui de ses am ans qui montra le plus de
constance et d'amour , fut le vaillant chevalier de
l'Etoile ; il fit pour l'ingrate Brunissende une multitude
d'exploits et d'extravagances prescrites par
elle. Enfin elle entendit dire que le plus beau diamant
de l'univers était au fond des Indes , dans une
pagode et attaché au cou d'une idole . Brunissende
ordonna au chevalier de l'Etoile d'aller chercher
cette pierre merveilleuse et de la lui rapporter , en
lui promettant que cette épreuve serait la dernière
ét que son coeur en serait le prix . Le chevalier
obéit. Deux ans s'étaient écoulés depuis son départ ;
SEPTEMBRE 1815. 111
personne ne doutait qu'il n'eût péri dans cette folle
entreprise , et cet infortuné chevalier n'était pas la
première victime de l'orgueil et des caprices inhumains
de l'altière Brunissende . L'aimable Isaure
avait un caractère bien différent . Modeste autant
que sensible , elle n'avait jamais eu qu'une idée
relative de la gloire ; elle ne désirait et ne jouissait
d'un succès que lorsqu'il honorait un des objets de
son affection . Sa beauté avait quelque chose de
céleste ; elle était moins frappante que celle de
Brunissende , elle attirait moins les regards ; mais
elle les fixait quand on les avait arrêtés un instant
sur son visage. Plus on la regardait , plus
découvrait de charmes . L'expression de sa physionomie
et le doux son de sa voix pénétraient jusqu'au
fond du coeur . Tout en elle était d'accord ,
parce que tout était simple , naturel et vrai dans
ses discours et dans ses manières .
Claribard voyait tous les jours Isaure et Brunissende.
L'une avait un désir passionné de le ,
séduire ; l'autre sans espoir et sans dessein l'aimait
en silence et sans même songer à lui plaire. Quand
l'irrésolu Claribard regardait Brunissende , quand
il dansait avec elle ou qu'il écoutait les accords
ravissans de son luth harmonieux , quand il l'entendait
parler avec tant d'élégance et de facilité ,
son imagination s'enflammait ; il lui semblait qu'une
si belle conquête devait mettre le comble à la
renommée d'un chevalier célèbre , et qu'adorer
Brunissende c'était aimer la gloire . Mais quand il
se trouvait assis à côté d'Isaure , c'était là qu'il
aurait voulu passer sa vie. Il éprouvait un calme
délicieux , un bonheur pur comme la vertu et
paisible comme l'innocence. Ainsi sans cesse entraîné
, arraché à lui -même , jamais l'indécision nẹ
l'avait rendu si malheureux . On devait donner un
tournoi et Claribard annonça qu'il y combattrait.
Un soir qu'il était à la cour entre Isaure et Brunis112
MERCURE
DE FRANCE.
sende , cette dernière lui proposa un tour de promenade
sur une terrasse voisine du salon . Le chevalier
y consentit avec joie ; cependant en quittant
Isaure , il recueillit d'elle un regard et un soupir
qui le troublerent !.... Mais arrivé sur la terrasse il
oublia bientôt la triste Isaure . Brunissende toujours
aussi brillante par son esprit qu'elle l'était par sa
figure , lui tourna la tête par les saillies les plus
heureuses et par des mots ingénieux que le bon
Claribard prit pour de la sensibilité . Emporté par
le moment , il fit une déclaration d'amour bien
passionnée ; Brunissende parut s'attendrir , et lui
dit qu'elle l'acceptait pour son chevalier , et qu'elle
lui permettait de porter au tournoi ses couleurs
l'oranger et le noir. Claribard lui jura de bonne-foi
qu'il était enfin fixé et qu'il réformerait sa devise .
Néanmoins en entrant dans le salon , il chercha des
yeux Isaure ; elle n'y était plus . Il éprouva une
inquiétude vague ; mais Brunissende était si belle ,
elle fut si aimable , si spirituelle pendant toute la
soirée , qu'elle parvint à dissiper la tristesse secrète
du chevalier. Lorsqu'il se retrouva seul , son imagination
lui représenta l'une à côté de l'autre Isaure
et Brunissende , et il lui sembla qu'au fond de l'âme
il préférait la première ; mais il se dit qu'il était
adoré de Brunissende et qu'il s'était engagé , et il
persista dans le dessein de tenir sa parole. Le lendemain
il revit Isaure . Il la trouva abattue et mélancolique
, car Brunissende s'était vantée de son
triomphe . Lorsqu'il s'approcha d'elle , il la vit pâlir ,
et il fut profondément ému : ses yeux se remplirent
de larmes. Isaure le regarda avec étonnement. -
Je vous parais inconséquent? lui dit- il , mais vous
connaissez ma devise! On assure que vous l'avez
quittée? Je devrais la reprendre. Hélas !
comment le coeur pent - il être indécis ! Quand il
se connaît mal , quand on ne l'a pas assez interrogé.
Mais il parle si haut ! Oui et je l'entends
-
--
-
-
-
SEPTEMBRE 1815 . 113
1
enfin ! Et vous porterez demain les couleurs de
Brunissende ! - Non , non ; c'est pour vous que je
combattrai . - Combattre pour moi ! Oh ! jamais
vous avez assez de gloire ; vos exploits me conteraient
trop d'alarmes ; jamais
P'objet ! ... Cet entretien fut interrompu ; le chevalier
se retira désespéré. On était à la veille du tournoi ;
le soir , Brunissende qui avait médité une scène
d'éclat qui charmait son orgueil, envoya à Clarihard
le plus étrange message . C'était un raquet renfermant
une de ses chemises , avec ce billet . « J'exige
» de mon chevalier qu'il combatte pour moi , avec
» cette chemise , sans cuirasse et sans bouclier. Ce
» n'est qu'à ce prix que j'accepte son hommage et
» que je m'engage à partager son amour. »
edu moins je n'en seraient
Oui , je combattrai pour elle , s'écria le chevalier
indigné ; mais ce sera pour la dernière fois.
Claribard parut en effet dans l'arène , dépouillé de
toute armure avec ce vêtement bizarre. Il aperçut
sur un balcon Brunissende éblouissante de beauté,
de parure , et triomphant de la surprise des spectateurs
; il vit s'évanonir sa triste Isaure qu'on
emporta aussitôt . Il dit à hante voix : Pour obéir
aux ordres de Brunissende , je combats ainsi avec
ce seul vêtement que je tiens de sa main et je défie
tous les chevaliers . A ces mots on applaudit Claribard
et l'on murmura contre la barbare Brunisseude
. Le chevalier fit des prodiges de valeur et
reçut plusieurs blessures légères . Il remporta le
premier prix . Un chevalier inconnu dont la devise
était voilée gagna le second.
Claribard fit dire à Isaure qu'il la conjurait de
reparaître sur les balcons , qu'il voulait rompre une
lance pour elle , et qu'il serait armé. Isanre obéit.
Le chevalier reparut avec les couleurs d'Isaure , le
bleu et le violet . Il avait repris sa magnifique armure
, et on lisait sur son écu cette nouvelle devise :
Enfin fixé. Il s'avança dans la lice en disant : J'ai
8
114 MERCURE DE FRANCE .
combattu d'abord par fierté, mais avec indignation.
Maintenant je vais combattre pour la Dame de
mes pensées dont je porte les couleurs . A ces paroles
l'orgueilleuse Brunissende fut frappée d'un coup de
fondre ; les acclamations , les applaudissemens redoublés
de tous les spectateurs , achevèrent de
l'anéantir. Elle voulut sortir ; mais dans ce moment
le chevalier inconnu , dont la devise était cachée ,
s'avança précipitamment sous les balcons , en appelant
à haute voix Brunissende qui s'arrêta . Le
chevalier leva la visière de son casque , et Brunissende
reconnut avec joie le chevalier de l'Etoile
qu'elle avait envoyé aux Indes deux ans auparavant
pour y conquérir le superbe diamant qui parait une
idole . Brunissende, en retrouvant le chevalier qu'elle
avait vu si passionné pour elle , ne douta point
qu'un triomphe inattendu ne la dédommageât avec
éclat de l'humiliation qu'elle venait de subir. Le
chevalier demanda la parole ; la curiosité imposa
le plus profond silence à toute la multitude , et
s'adressant à Brunissende il lui parla en ces termes :
J'ai fait le long voyage que vous avez prescrit ; j'ai
couru les plus affreux dangers ; j'ai conquis le diamant
: le voici . Mais ce n'était point pour satisfaire
les caprices bizarres et cruels d'une femme aussi
vaine qu'insensible , que j'ai arraché à l'idolâtrie ce
magnifique ornement ; je vais le déposer et le consacrer
dans le temple du vrai Dieu . Je renonce à
vous sans retour ; vos talens , votre esprit et votre
beauté ont perdu pour moi tout ce qu'ils avaient
de séduisant . Je connais votre caractère et votre
âme ; et dans le coeur de tout loyal chevalier , l'indignation
et le mépris anéantironi toujours l'amour.
A ces mots les cris et les acclamations de la plus
bruyante approbation recommencèrent avec une
espèce de fureur . Brunissende terrassée , se hâta de
s'échapper ; mais elle fut poursuivie par les huées et
les malédictions de la multitude qui s'attroupa auSEPTEMBRE
1815. 115
tour d'elle , et qui la reconduisit ainsi jusques dans
sa maison .
Claribard , fixé par l'estime et par la sympathie ,
ne démentit plus sa nouvelle devise . Après avoir
prouvé sa constance , il reçut la main de la charmanse
Isaure. Il fut toujours heureux , parce que
son bonheur était fondé sur la raison et sur la vertu .
Il apprit que les jouissances de la vanité sont toujours
on puériles ou criminelles , que celles de l'âme
sont les seules réelles. C'était apprécier la vie hu→
maine et connaître le but qu'elle doit avoir, et notre
ignorance à cet égard est toujours la véritable
source de notre légèreté , de nos erreurs et de nos
égaremens .
DIALOGUE.
APOLLON et MERCURE.
Ap. Où vastu donc si vite , Mercure?
Merc. Je vais à Paris , porter aux hommes un
échantillon du langage des Dieux.
Ap. Va , va , mon pauvre Mercure , tu prends
uno peine bien inutile . Les hommes n'ont plus de
goût pour le langage des Dieux . Le langage de la
haine , le langage de la vengeance , voilà le seul
qu'ils sachent parler aujourd'hui . Ils ont abjuré
tout l'Olympe , pour ne plus adresser de voeux
qu'à une divinité féroce . Mars gouverne les enfans
de Prométhée avec un souverain empire. Tous les
coeurs sont onverts à ses inspirations cruelles , et
les peuples dégénérés n'ont plus de lois que ses
caprices sanguinaires ; mais Jupiter irrité de voir
ses bienfaits et son nom mis en oubli , leur a aussi
envoyé, à la suite de Mars , la terreur , la faim , le
désespoir et les cruelles Euménides avec tous leurs
serpens et toutes leurs tortures. C'est d'elles que ›
cette race impie recevra la récompense de sa conduite
atroce et de ses voeux imprudens . Pour moi ,
116
MERCURE DE FRANCE.
dans mon indignation , j'ai pris mon vol vers les
sommets du Parnasse , aux sources d'Hyppocrène
et de Castalie. Je me suis pour jamais séparé des
lieux que je fréquentais autrefois avec délices ; je
n'ai plus de favoris sur la terre à qui je veuille
communiquer le feu divin que je possède . De quoi
a-t-il servi à ces hommes que j'animais de si doux
transports , de faire entendre parmi leurs frères des
accords si mélodieux et des accens si sublimes ?
Cette race est une race dure , vraiment digne de
son origine . Orphée apprivoisait les tigres de
Thrace ; il répandait le sentiment et la vie jusques
dans les chênes inanimés du Rhodope et du Pangée .
Mais dans ce siècle de fer , les hommes sont mille
fois plus sourds que les chênes , sont mille fois
plus féroces que les tigres . Vingt Orphées maniant
une lyre plus douce que celle qui rappelait Eurydice
des sombres demeures , ont en vain tenté d'adoucir
leurs moeurs , d'introduire la paix dans leurs ames ,
d'apprivoiser leurs passions tumultueuses et....
"
Merc . Vous voulez rire , Apollon ; et tout Paris
est plein de vos inspirés ? Quoi ! ce n'est pas vous
qui jetez le sel dans les couplets de M. Chaz**
qui répandez à pleines mains , dans les vers de
M. Tiss** , ces graces champêtres et naïves qui rappellent
aux Français le poète de Mantoue ?
Ap. De qui ne parles- tu là ?
Merc. M. Berchoux ne vous doit-il pas le goût
sûr et la piquante délicatesse qui distinguent ses
dernières productions ?
Ap. Attends , Mercure , j'ai vu en effet cet
homme-là . Une fois il vint cueillir sur le Parnasse
une branche de laurier . Depuis ce temps je n'en
ai plus entendu parler.
Merc. Mais M. A. Mart** . et ses vers chymiques
et ses allusions galantes ; mais M. Tren**** et ses
harmonieuses doléances , Mais M****
Ap. Te moques -tu de moi , Mercure ?
SEPTEMBRE 1815. 117
Merc. Ah ! Ah ! la chose est plaisante . Tous ces
petits Messieurs se croyent autant d'Apollons et ne
donneraient раб leurs inspirations pour celles de
la Pythie ! ....
Ap. Tu trouves cela plaisant ! Et moi c'est ce
qui m'irrite , m'indigne et me désole. Oui, pour ne
pas éclairer un nouveau siècle de barbarie , je vou
drais n'avoir plus à conduire que des troupeaux
comme au temps d'Admète. Je voudrais qu'un
nouveau caprice de Jupiter dépouillât mon front
de ces rayons qui font l'éclat et le bonheur du
monde ! Ah! je jure...
Merc. Nejurez de rien : calmez- vous et écoutezmoi...
Vous avez lieu de vous plaindre , sans doute.
Pendant une longue suite d'années , les arts , amis
de la paix , se sont enfuis au son rauque des clairons
et des trompettes . Les moeurs se sont imbues
d'une rudesse guerrière. La licence , l'esprit de
violence et de rapine ont menacé les hommes du
retour de ces temps sauvages où la force était lá
loi , où l'oppression était la justice. Mais vous condamnez
dans tous les hommes ce qui ne doit être
attribué qu'aux passions de quelques hommes . Les
temps sont changés . Sous des rois , amis de lá liberté
, les peuples , juges eux-mêmes de leurs intérêts
, ne prodigueront plus leur sang pour les intérêts
d'un despote . Déjà la palme de Mars s'enfuit
devant l'olivier de Minerve , Déjà Cérès se complaît
dans ses sillons et se saisit , pour nourrir
l'homme , du fer destiné pendant trop long-temps
à les détruire . Le laurier n'est plus le partage exclusif
de Mars , et ceint aussi la tête des favoris
d'Apollon . Les hommes , sortis enfin des sentiers
ténébreux dans lesquels ils ont erré pendant d'innom.
brables siècles , saluent déjà le dieu bienfaisant qui
a répandu dans leurs ames sa douce lumière . Ils
offrent au dieu des lettres et des arts le tribut d'une
reconnaissance immortelle ; et les idées de paix ,
718 MERCURE DE FRANCE.
d'ordre , de justice et de liberté , fruit des bienfaits
d'Apollon , ne pourront pas plus s'éteindre désormais
que ces purs rayons dont il fait la joie des
dieux et des mortels .
Ap. Voilà un beau tableau , Mercure , un peu
flatté , peut- être ; eh bien , travaillons donc à le
réaliser. Que le feu sacré descende encore au milieu
des hommes . Que ces divines influences vivifient
la pensée , donnent des ailes au génie , fécondent
toutes les facultés de l'ame et produisent encore
des miracles. Mais le danger est pressant : si
je n'y prends garde , le mauvais goût amènera
bientôt dans les lettres une honteuse décadence .
Commençons par d'utiles réformes . Va , Mercure ,
porte mes ordres à tous ceux qui , dans cette
grande ville de Paris , se disent de ma cour et se
prétendent initiés à mes mystères.
Merc. Fort bien . Que leur dirai -je ?
Ap. Dis à M. de Châteaubriand : Vous tenez ,
à juste titre , le premier rang parmi les favoris d'A
pollon. On rend justice à l'originalité de votre
génie , mais votre exécution est trop souvent vicieuse
. Vous êtes le fondateur d'une très - mauvaise
école. On imitera votre manière , mais on n'imitera
pas le talent qui , sous votre plume , la rend
originale et piquante. Corrigez - vous de cette prétention
qui vous fait trop souvent viser à l'effet.
N'ayez plus , s'il est possible , autant d'affectation
dans le style , autant d'emphase et de vague dans
les idées . Vous décrivez fort bien ; mais s'il y avait
un peu plus de simplicité dans vos descriptions ,
persuadez-vous bien qu'elles n'en seraient que
meilleures
. Avec plus de franchise dans votre talent ,
vons égaleriez les plus grands écrivains du dernier
siècle.
Merc. Je lui dirai tout cela.
Ap. Dis-lui encore , quand il lui arrivera d'écrire
sur les matières politiques , de les traiter avec plus
SEPTEMBRE 1815.
119
de legique et de clarté qu'il n'a fait jusqu'à présent
Merc. A merveilles . Ensuite,
Ap. Tu diras au Bon Ermite : Il ne vous manque
rien sous le rapport des observations et de l'agrément
du style ; mais si vous pouviez acquérir un
peu plus de profondeur dans les idées et de vigueur
dans l'expression , vous seriez le Spectateur
Français.
Merc. C'est justement ce que je lui aurais dit
de moi-même.
Ap. Dis encore à l'auteur des Deux Gendres :
Faites- vous un style plus naturel , moins brillant ,
moins épigrammatique , un style de comédie enfin ,
plus d'intrigue et plus d'action dans la fable . Répètelui
ce vers du pauvre diable
Un vers heureux et d'un tour agréable
Ne suffit pas .
Dis-lui que cette dernière observation porte
moins sur la comédie des Deux Gendres que sur
celle de l'Intrigante.
Merc. Fort bien .
Ap. Dis à M. Picard :Vous ne faites plus de comédies
et vous avez grand tort , car le public aimait
vos ouvrages. Vous avez eu le bon esprit de
laisser les grands caractères presque tous épuisés
ou traités avec supériorité par vos prédécesseurs .
Vous avez pris vos caractères et le sujet de vos tableaux
dans les classes communes , et vous avez
souvent traité d'une manière plaisante les ridicules
qu'elles vous ont fournis. Si vous rentrez jamais
dans la carrière , ayez soin de donner à vos
plans plus de régularité , à vos moyens plus de
vraisemblance. Ne souffrez plus autant de négligence
dans votre style et de vague dans votre
expression.
Merc. C'est on ne peut mieux. Et que dirai -je
à M. Baour Lormian ?
120 MERCURE DE FRANCE.
Ap. Dis-lui de mieux choisir ses sujets à Pavenir,
d'éviter avec soin les scènes de remplissage , de ne
pas se contenter d'être le meilleur poète de son
temps , mais de travailler à devenir un poète de
tous les temps. Dis-lui que son style , d'ailleurs
brillant et harmonieux , manque trop souvent de
nerf et de précision ; qu'il est trop souvent lâche ,
mou et détendu ; que formé sur celui de Racine
il nous en offre plus souvent les défauts que les
beautés .
Tu diras à M. Raynouard : Moins de roideur et
de dureté dans le style , plus d'action , moins de
caractères inutiles , plus de caractères tracés selon
les convenances .
Tu diras aussi à l'auteur d'Artaxerce : Apollon
voudrait que vous fissiez vos efforts pour acquérir
un style plus doux et plus correct. Vous savez l'art
de produire de grands effets sur la scène , mais
vous n'amenez pas toujours ces effets par les moyens
les plus naturels . Du reste , la seule conception du
caractère d'Artaban rachète une multitude de
défauts .
Merc. Je me souviendrai de tout cela.
Ap. Va donc , Mercure .
Mer. Et que voulez -vous que je dise à M. Chaz** ?
Ap. Dis-lui tout ce que tu voudras .
Merc. Et à M. Pix******** ?
Ap. Tout ce que tu voudras , te dis -je .
Merc. Quoi vous ne voulez me charger de rien
pour
M. Tren**** , pour M. A. Mart** , pour M...
Ap. Eh ! non ; va donc.
Merc. Un seul petit mot pour M. Mart******** .
Ap. Oh ! tu m'importunes. Dis- lui , si tu veux ,
de retourner sur les boulevards ...... Ah ! dis à
M. Michaud d'écrire l'Histoire avec un style plus
animé , de donner plus de couleur à ses pinceaux ,
de mettre plus d'énergie dans ses portraits . Au
reste ,
conseille-lui d'achever ses Croisades avec le
SEPTEMBRE 1815. 121
nême esprit de philosophie et d'impartialité qui l'a
guidé jusqu'à présent dans cet ouvrage.
Merc. Hom ! voilà un avis qui vient peut-être
un peu tard.
Ap. Donne aussi cet avis à M. Malte- Brun :
Ou n'écrivez jamais que sur des matières scientifiques
, ou consentez à oublier quelquefois que vous
êtes savant . Soyez moins lourd , moins empesé ,
moins compassé. L'air de la Béotie ne vous est pas
favorable ; évertuez-vons à faire un voyage de quelques
mois dans l'Attique . Va maintenant , Mercure,
Merc. Je pars.... Mais je vois Minerve . Bonjour ,
fille de Jupiter. Voilà Apollon qui me charge de
ses dépêches pour Messieurs du Parnasse français.
Ne voudriez- vous pas aussi me donner quelques
ordres ?
Min. Tu veux plaisanter , Mercure ; tu sais bien
que je n'ai rien de commun avec ces Messieurs .
Merc. Oh ! je le sais bien . Mais n'auriez-vous rien
à me dire pour le sexe que vous protégez ? C'est
de vous qu'il tient les arts domestiques , et les arts
agréables qui font le charme de tous ses loisirs .
Min. Les arts domestiques ! Oh ! mon pauvre
Mercure , tu parles des temps du siége de Troye .
Aujourd'hui les arts domestiques ne sont plus exercés
que dans les classes qu'on regarde comme le
rebut de la société . Les artifices de la coquetterie ,
les plaisirs de la vanité , la médisance et les conversations
frivoles , voilà ce qui constitue les occupations
, voilà ce qui remplit les loisirs du beau
monde . Encore si ces travers étaient les seuls !
mais cette manie de se rendre importantes , de
vouloir influer dans les affaires les plus sérieuses ,
de raisonner , avec une gravité ridicule , sur des
matières difficiles , qui n'échappent que trop souvent
aux méditations d'une instruction profonde
on d'une expérience consommée ! .... Va , Mercure;
dis aux femmes de Paris que si elles ne
122 MERCURE DE FRANCE.
changent bientôt de conduite , je les rendrai plus
laides qu'Arachné.
Merc. Par Jupiter ! vous avez trouvé l'endro
sensible . Adieu , Minerve ; adieu , Apollon . Vous
verrez demain une belle révolution dans Paris.
GÉOGRAPHIE ANCIENNE.
Recherches géographiques et critiques sur le livre De Mensura
orbis Terræ , composé en Irlande au commencement
du neuvième siècle , par Dicuil ; suivies du texte
restitué par A. Letronne. Uu vol . in- 8 ° de 350 pag. ( 1 ) .
Il a été rendu compte dans les journaux de l'année 1812 ,
de l'editio princeps du Traité de Dicuil , publié pour la
première fois par le savant Walkenaër ; on fit sentir de quel
intérêt il serait pour les littérateurs , d'en avoir un texte
corrigé , rétabli , accompagné de notes et d'éclaircissemens
sur l'écrivain irlandais .
Les savans accueillirent avec reconnaissance le travail
de M. Walkenaër , et applaudirent sur- tout au plan qu'il
avait suivi dans l'impression de cet ouvrage qui doit être
considéré comme un manuscrit dont on aurait multiplié
les copies par la voie de l'impression . Cette méthode , la
seule à employer , laisse un vaste champ aux conjectures
et à la critique. On discute , on explique , on corrige , on
rétablit les endroits difficiles et l'on finit par éclaircir le
texte. C'est par cette route qu'on est successivement arrivé
aux belles éditions dites variorum. La plupart des savans
s'empressèrent de répondre à l'appel fait par M. Walkenaër
en faveur de l'ouvrage de Dicuil et de lui communiquer
leurs observations .
M. Letronne , bon géographe, et habile helléniste , déjà
connu par plusieurs dissertations très intéressantes sur des
sujets d'histoire et de critique , s'était particulièrement occupé
de l'étude de plusieurs livres de Pline. Par la nature
de son travail , il fut naturellement conduit à examiner les
passages que Dicuil avait extraits tant de cet auteur que
(1 ) Cet ouvrage , qui n'a été tiré qu'à cinq cents exemplaires , est
destiné à servir de supplement aux éditions de Pline et de Solin , et
à la collection des Petits Géographes.
SEPTEMBRE 1815 .
123
de Solin. Les différences qui existent dans les manuscrits ,
lui firent entrevoir la possibilité de retrouver de meilleures
lecons et de faire connaître dans plusieurs faits géographiques
des traces de quelques ouvrages perdus maintenant
; collationnant de nouveau les manuscrits, multipliant
ses corrections , il est parvenu à rétablir ou à expliquer la
plus grande partie du texte .
L'irlande a été la patrie de Dicuil qui paraît avoir été
religieux , et son ouvrage fut composé dans l'été de
l'an 825 .
On sait que plus de quatre cents ans avant lui , et vers
Ja fin da 4 siècle , peu d'années avant la dissolution de
l'empire romain , on avait exécuté dans toutes les provinces,
d'après les ordres de l'empereur Théodose , une sorte d'arpentage
général Le résultat de ce travail fut publié et
forma un recueil dont il ne reste aucune trace . Nous n'avons
point de donnée positive sur la manière dont les
commissaires de Théodose ( Missi Theodosii ) avaient
rédigé leur ouvrage , mais je présume qu'il ressemblait
plutôt à l'itinéraire d'Antoniu qu'à la géographie de Strabon
, et qu'il avait plus d'analogie avec nos livres de poste
qu'avec nos statistiques. Toutefois , s'il s'était conservé jusqu'à
nos jours, il serait de la plus haute importance et d'un
grand intérêt pour l'histoire. Rédigé par l'ordre d'un
souverain , ce livre avait un caractère d'authenticité qui'
manque aux autres géographies de l'antiquité , et je suis
persuadé que les savants en auraient tiré un grand parti ;
mais ce recueil est malheureusement perdu . Un siècle s'était
à peine écoulé après que les Missi de Théodose eurent
mesuré l'empire d'occident et déjà cet empire n'existait
plus ; les barbares en avaient envahi et démembré les proles
vinces. Les communications devinrent difficiles ; voyages
lointains , presqu'impossible ou impraticables , et les
livres de géographie négligés et inintelligibles, partagèrent
bientôt le sort de tant d'autres ouvrages. Heureusement les
mesures itinéraires recueillies par l'ordre de Théodose , se
conservèrent encore pendant quelque temps. Dicuil a eu
communication d'un manuscrit qui les renfermait ,
tiva celles qui lui parurent les plus intéressantes ; et pour
trouver un cadre dan lequel il pût les placer , il imagina,
dit M. Letronne , d'extraire des passages plus ou moins
longs de quelques auteurs qu'il avait sous les yeux , de
Pline Pancien , Ethicus Ister , Solin , Paul Orose , Isidore
de Séville , Servius , Priscien et l'auteur de la Cosmographie
, en y ajoutant quelques circonstances que lui fouril
en
124 MERCURE DE FRANCE.
1
nirent des moines voyageurs . D'élémens si hétérogènes , si
peu faits pour être rassemblés , il doit sans doute résulter
une compilation assez mal digérée ; mais quelque défectueuse
qu'elle soit , elle n'en est pas moins un monument
précieux , par les différens genres d'utilité qu'elle offre à la
science .
D'abord les extraits d'auteurs différens rapportés par
Dicuil , sont textuels ; ils offrent un point de comparaison
et peut - être unique pour la discussion de plusieurs passages
de ces écrivains. Les relations que le géographe du
moyen âge tenait des voyageurs contemporains , jettent
une assez grande lumière sur des points qui intéressent l'Egypte
et les îles d'Ecosse . Enfin , comme le dit M. Letronne ,
les mesures des envoyés de Théodose ( Missi Theodosii ) ,
ainsi que plusieurs faits geographiques , dont on ne trouve
aucune trace dans les monumens de l'antiquité , ſont naître
des vues nouvelles sur un point de l'histoire littéraire et
géographique du moyen âge.
On sent aisément l'importance du livre de Dicuil , l'utilité
dont il peut être . M. Letrone a parfaitement saisi le
point de vue sous lequel on devait considérer ce traité , et
en conséquence il a séparé son travail en deux parties bien
distinctes. Dans la première , il a traité du système à suivre
dans l'orthographe de Dicuil , et s'est efforcé à rattacher
quelques vues excellentes pour servir de guide dans la restitution
des textes géographiques et qu'il avait puisées dans
l'examen comparatif des variantes de plusieurs auteurs latins.
Dans la seconde , il a pris isolément et par ordre
chaque passage difficile ou corrompu , en tâchant de l'expliquer
ou de le rétablir d'après les principes qu'il a posés.
Après ce travail , M. Letroune a successivement examiné
les trois parties dont se compose le texte de Dicuil. D'abord
, les passages extraits des auteurs , puis les morceaux
que le religieux irlandais avait écrits d'après ses idées ou
d'après les rapports qui lui avaient été faits , ensuite les
mesures de Théodose et enfin la correction de ce texte , qui
à son tour nécessitait trois sortes de travaux tous différens.
Cette édition , qui est un vrai présent fait aux littérateurs
et sur-tout aux géographes , doit obtenir l'estime des
savans. Le style en est clair , la marche sage , et les corrections
heureuses.
Elle doit faire le plus grand honneur à M. Letronne ,
puisqu'elle le classe d'une manière distinguée parmi le
petit nombre de ceux qui consacrent leurs veilles à l'explication
de l'histoire et de la géographie , à l'éclaircis
sement des auteurs et des monumens anciens . Ω.
SEPTEMBRE 1815. 125
L'Education française rappelée à ses véritables
principes ; par Ange P*** de la F*** , avec cette
épigraphe :
Ah ! puisse la jeunesse
Pour son propre bonheur abjurer ces travers
Qui perdirent la France et troublent l'univers ( 1) .
L'éducation a fourni aux plus grands hommes de tous
les siècles le sujet de leurs plus profondes méditations.
Platon , Aristote , Xénophon , Plutarque , Montaigne ,
Loke , Montesquieu , Rousseau , ont épuisé sur cette matière
importante toute la profondeur et l'énergie de leur
talent . Mais tous ne l'ont pas envisagée sous le même point
de vue . L'éducation , chez les anciens , n'était que l'art de
former des citoyens . Chez eux , l'amour de la patrie était
la mesure de la vertu , et l'homme était toujours assez parfait
dès que le citoyen était saus reproches L'éducation ,
au contraire , n'a guère été jusqu'ici , chez les modernes ,
que l'art d'enraciner les préjugés , de communiquer l'égoisme
, d'avilir l'ame par la crainte , de rendre l'esprit
souple par la considération de l'intérêt . L'homme moderne
, formé pour lui - même , s'établit naturellement le
centre unique des objets qui l'environnent. Chez les anciens
, la vertu découlait de l'amour de la patrie , et ,
comme lui , devenait un sentiment . Chez nous , la pratique
de ce qui est bon , n'est , le plus souvent , qu'une froide
spéculation d'intérêt . On nous a dit dans notre enfance :
recevez ce principe , remplissez ce devoir , ou vous y serez
forcé par un châtiment cruel. On nous dit dans l'âge de
raison : soyez
doux et poli dans vos manières , si vous ne
voulez être mal vu dans les cercles ; sayez loyal dans vos
actions , si vous n'aimez mieux devenir l'objet d'une défiance
générale ; soyez brave à la guerre , ou bien faites
votre compte de vivre sans considération . Ces mobiles
ne sont pas , sans doute , à mépriser là où il n'y en a point
d'autres ; mais leur effet est de peu d'importance en comparaison
de ceux que sait produire le véritable amour
de la vertu . Ils rapetissent , ils dessèchent , ils avilissent
l'ame ; ils n'élèvent l'homme à rien de véritablement grand.
Exposé aux regards , l'homme de nos institutions peut
jeter un assez bel éclat ; laissé seul avec sa conscience , it
ne sort plus rien de lui que de vil et de misérable.
( 1 ) Se trouve chez Lebègue , rue des Rats , nº . 14 , et chez Peut
Palais - Royal , hº . 257 , et se vend a fr .
126 MERCURE DE FRANCE .
Au défaut de ce puissant ressort de l'amour de la patrie ,
père des actions sublimes et des grandes vertus , nous en
avons un autre qui ne serait pas moins puissan et qui ne
produirait pas des effets moins utiles , si son action n'était
jamais contrariée ; c'est celui de la religion Mais la religion
ne produira jamais chez nous tous les fruits qu'il
semblerait qu'on en doit attendre . Il faudrait pour cela
qu'elle fût le seul fondement de toute l'éducation ; il faudrait
qu'il n'entrât pas dans l'éducation un seul principe
qui ne lui fut subordonné ; il ne faudrait pas é ab'ir dans
l'ame des enfans une autre puissance rivale de la sienne ;
il faudrait éviter d'y répandre , sous le nom d'honneur
à côté du germe de la vérité , le germe des passions destinées
à l'éteindre. Enfin , il faudrait que l'éducation fut
une , et que houneur n'y fût nommé que comme le
résultat de la pratique des préceptes religieux . Mais , par
malheur , il n'en est pas ainsi.
Nous recevons deux éducations entièrement opposées
dans leurs principes . Dirigées par des ressorts contraires ,
elles réagissent continuellement l'une sur l'autre ; elles
tendent sans cesse à s'opposer de mutuelles barrières.
Les inspirations de l'une ne sont presque jamais les inspirations
de l'autre . Lorsque la religion me dit : Sois
modeste , l'honneur me dit : Elève- toi et brille . Lorsque
la religion me dit : Sois prudent , l'honneur me dit : Sois
téméraire ; enfin , l'honneur me crie : Tue , lorsque la religion
me dit : Pardonne.
On aura donc beau nous recommander , comme l'estimable
auteur de la brochure qui sert de texte à cet article
, de ramener l'éducation à ses véritables principes ,
en lui donnant la religion pour base , je ne vois pas que ,
même alors , le but de l'éducation fût atteint . Les leçons
de la religion se tairont toujours devant ce chimérique
honneur qui , comme le dit Montesquieu , n'est qu'une
fausse vertu . Dans les ames faibles ou moins passionnées ,
elles se combattront mutuellement , et ne jeteront dans
les principes , comme dans la conduite , qu'irrésolution et
inquiétude . Dans les autres , l'éducation de l'honneur
finira infailliblement par prévaloir . Entre deux principes
, dont l'un nous propose pour unique récompense la
paix de l'ame et le bon témoignage de la conscience ,
et dont l'autre nous montre en perspective les honneurs ,
les richesses et toute la joie des passions , combien y a - til
d'hommes qui soient capables de balancer ?
L'éducation , chez les anciens , n'avait pas cet inconvé-
1
SEPTEMBRE 1815. 127
nient. Elle était unique , dirigée vers un but unique.
L'honneur , chez eux , n'était que la vertu. L'amour de
la patrie , qui produisait en eux l'amour de la vertu ,
n'était combattu dans leur coeur par aucun autre sentiment
; c'était le centre auquel ils rapportaient tout. Ils
étaient vertueux parce que la patrie voulait qu'ils fussent
vertueux. Lorsqu'ils devinrent esclaves et qu'ils cessèrent
d'avoir une patrie , ils devinrent aussi vicieux et aussi
corrompas que les autres hommes . En cela , il est vrai
de dire que leur vertu reposait sur un fond moins solide
et mo us noble que celle qui est établie sur la religion ,
et qui , étant indépendante des révolutions de la fortune
, peut subsister également dans tous les états de
l'homme.
Je ne suis point de l'avis de Montesquieu , qui veut
que l'honneur soit le principe de l'éducation dans les
monarchies.
Comme l'éducation nous prépare à étre citoyens , dit -il ,
chaque famil'e doit être gouvernée sur le plan de lagrande
famille qui les comprend toutes.
Mais qu'est-ce que l'honneur ? quels sont les effets qu'il
produit ? quelles vertus nous enseigne- t- il ?
Ces vertus , dit Montesquieu , sont moins ce qui nous
appelle, vers nos concitoyens, que ce qui nous en distingue.
Dans son école , on ne juge pas les actions des hommes
comme bonnes , mais comme belles ; comme justes , mais
comme grandes ; comme raisonnables , mais comme extraordinaires
. Dès que l'honneur y peut trouver quelque
chose de noble , il est , ou le juge qui les rend légitimes , ou
le sophiste qui les justifie.
Montesquieu me paraît ici avoir trop sacrifié la philosophie
à la politique . L'homme est homme avant que
d'être citoyen ; lorsqu'il contracte avec la société , c'est
principalement pour son intérêt qu'il contracte. Or , les
grands intérêts de l'homme sont les mêmes pour tous les
hommes . Le gouvernement , quel que soit d'ailleurs son
principe , ne doit jamais être en contradiction avec ces
intérêts , lui qui n'est établi que pour les protéger , et
dont l'institution serait sans but , si ce but n'était pas le
bonheur des peuples qui s'y sont soumis. Soit donc que
vous ne voyiez dans l'homine qu'un citoyen passager de
cette terre , soit que vous le considéríez comme destiné à
une meilleure vie , les sources de son bonheur sont uniquement
dans la vérité , la sagesse et la vertu . L'homme ,
élevé selon ces principes d'honneur que nous venons de
1
128
MERCURE
DE FRANCE.
caractériser , d'après Montesquieu , n'est qu'une vaine
image de l'homme , et non pas l'homme véritable , tel que
Dieu et la raison le demandent. Les princes de la
société , fruits de la raison et des sentimens naturels à
l'homme , ne doivent pas être en opposition avec la raison
et la nature. Comme ils ont aussi bien que la raison et
ces sentimens naturels , leur source dans la sagesse infinie ,
ils ne doivent tendre , comme elle , qu'à ce qui est vrai ;
bon et parfait. Des principes qui , loin d'avoir pour but
ce qui est vrai , bon et parfait , allument les passions dans
le coeur , remplissent l'esprit d'idées fausses , demoralisent
l'homme en le trompant , doivent être proscrits dans
l'éducation , sans aucun égard à la nature des institutions
politiques. Toute l'autorité des gouvernemens , toutes les
forces de la philosophie doivent se liguer pour les détruire.
Par la chûte d'un préjugé bizarre , notre éducation
acquerrait de l'unité , et en même temps cette influence
sûre , ferme , continuelle et agissante , qui seule peut en
tirer des résultats utiles .
Montaigue et Rousseau me paraissent être presque les
seuls qui ayent envisagé l'éducation sous son véritable
point de vue. Selon eux , il faut d'abord s'attacher a
former l'homme. Tous les états dans lesquels l'homme
peut passer pendant sa vie , ne sont que des états accessoires
; le seul qui lui soit vraiment essentiel , c'est l'état
d'homme. Dans un palais ou sous le chaume , au milieu
des villes ou dans une île déserte , l'homme a besoin d'être
homme , c'est -à -dire , de penser et d'agir en homme. Cette
éducation a un but plus noble , plus général et plus utle
que toutes les autres . En effet , l'homme , véritablement
homme , dans tous les pays et dans toutes les conditions
possibles , remplira avec une égale facilité tous les devoirs
que son état lui rend propres . Des hommes qui n'auront
pour point de départ que la vertu , et que ce qui est bien
pour but , seront , dans tout autre gouvernement raisounable
, bons citoyens ou sujets fidèles . De quoi l'honneur
leur pourrait- il servir ? Les bons effets qu'il peut avoir ,
ils les trouvent dans la vertu ; et pour les idées fausses et
les illusions dangereuses qui ne lui donnent que trop de
ressemblance avec le vice , c'est la vertu elle - même qui
leur apprend à s'en préserver .
Mais les principes qui servent à former l'homme ne
seront efficaces qu'autant qu'ils reposeront sur un fondement
solide ; ce fondement , c'est la religion . Les principes
naturels , considérés uniquement en eux - mêmes ,
SEPTEMBRE 1815. 129
peuvent être le sujet de trop de contradictions . La passion
les esquive ; l'esprit s'en joue ; le caractère , la capacité.
l'intérêt en déterminent pour chacun le degré de vérité
ou d'importance. La religion les développe à-la -fois et les
sanctionne ; en les fondant sur une autorité divine , elle
les met à l'abri des sophismes des passions , en même
temps qu'elle leur donne un caractère plus majestueux et
plus vénérable. La religion toute seule a produit chez nous
plus d'actions sublimes que l'amour de la patrie chez les
anciens. Mais la religion ne se sépare pas de l'amour de
la patrie ; et si elle était ramenée à ses véritables principes
, s'il était possible de la dégager d'une foule d'idées
basses , de superstitions ridicules et d'institutions dange →
reuses qui s'y sont glissées dans des temps d'ignorance ,
et la comp omettent dans un siècle de lumieres , elle
affranchirait les peuples modernes , elle produirait chez
eux cet amour de la liberté qui , chez les anciens , enfantait
tant de prodiges , et nous pourrions voir encore des
Aristide , des Léonidas et des Régulus .
Ces considérations m'ont mené un peu loin , et les
bornes de cet article ne me permettent pas de rendre
aujourd'hui un compte détaillé de l'ouvrage de M Ange
P**** de la F***** ; je me contenterai de le recommander
comme l'ouvrage d'un homme de bien , dans lequel on est
sûr de trouver des vues utiles et des idées saines , et qui
est digne de fixer l'attention des pères de famille,
comme en général de tous ceux qui s'intéressent aux
progrès de l'éducation . Dans un prochain numéro , je me
permettrai , en donnant une analyse de cette brochure ,
de faire quelques observations sur plusieurs vues de l'au
teur qui ne me semblent pas aussi utiles , ni aussi natio◄
nales qu'il paraît s'en flatter.
REVUE LITTERAIRE.
Une revue littéraire , lorsqu'il n'y a pas de littérature ! voilà
un cadre qui doit être bientôt rempli . Nous avons cependant pris
des engagemens avec nos lecteurs ; voyons ce que la semaine aura
apporté sur nos tablettes. Ah ! ah ! j'aperçois quelques feuilles
jaunes , rouges , bleues , s'étaler à l'aise sur les rayons : Commen-
Cons notre visite.
HISTOIRE . Des relations de témoins oculaires qui avaient la
berlue ; des révélations d'indiscrets personnages qui parlent quand
on ne peut plus les contredire , et ont tout juste autant de courage
qu'il en faut pour avouer leur lâcheté .
« Et voilà , de nos jours , comme on écrit l'histoire . »
POESIE. Quelques chansons , pas un petit poeme héroïque , en-
1
130 MERCURE DE FRANCE .
core moins un comique , ni même un satirique , bien que la matière
ne manque pas. Est-ce qu'il y aurait eu épidémie au Parnasse
? mais voici une petite Ode... Une seule ... Je crois que nos
poètes s'avisent d'avoir de la pudeur.
PIECES DE THEATRES . Des mélodrames ... le papier n'est pas mauvais
bon article... pour l'épicier .
ROMANS. Qui donc a mis ces journaux sur cette planche ? que
de contes ! que de mensonges ! et tout cela n'est pas des fictions !
Mais quel énorme paquet ... c'est de la politique. Voilà des moyens
de sauver la France , de pacifier l'Europe. Pourquoi ne pas
envoyer tout cela à L. W ?
Mais voici quatre volumes ensemble ! ah ! c'est l'Histoire de la
Littérature romaine , par M. Schall. Honneur à l'ouvrage en
quatre volumes ; ils sont rares par le temps présent , et quand il
en paraîtrait davantage , celui que , pour le moment , nous ne
faisons qu'indiquer ici , mériterait encore d'être distingué de la
foule.
Cet ouvrage , qui fait comme une suite de l'Histoire de la Littérature
grecqne , du même auteur , présente le tableau rapide de
l'état des lettres chez les Romains depuis la naissance jusqu'à la
chute de leur empire , et aux commencemens de la barbarie. Nous
le recommandons sur- tout aux jeunes gens dont l'instruction n'a
été qu'ébauchée .
On peut , dans un ouvrage de cette nature , faire un mérite à
M. Schoel de la simplicité , de la clarté de son style , qui , d'ailleurs
, ne manque pas de nerfs ainsi qu'on peut s'en convaincre
dans la partie où il expose l'influence da despotisme des Empereurs
et celle du christianisine sur les lettres et les arts.
Le 4 volume est terminé par une dissertation de M. Fré
déric Schlegel , où il traite de l'influence de la littérature de
l'Orient sur celle des Grecs et des Romains. Ce morceau est
extrait d'un ouvrage allemand qui n'a point encore été traduit . Le
traducteur nous assure qu'il contient des idées lumineuses et des
rapprochemens curieux. En voici seulement deux échantillons:
selon M. Schlegel , les Romains n'eurent aucune aptitude pour la
haute philosophie et la métaphysique ; la langue même s'y re
fusait. Supposons que La Fontaine n'ait jamais existé , et quelque
métaphysicien viendra aussi nous dire que les Français n'ont
aucune aptitude pour le genre de la fable, et que la langue
même s'y oppose.
Les Romains ne furent point philosophes parce qu'ils dédaignèrent
de l'être , parce que , tandis que les Grecs vaincus et dégénérés
ne s'occupaient plus qu'à imposer aux esprits le joug de
feurs sophistes , les Romains poursuivaient le plan de soumettre
l'univers .
Tu regere imperio populos , Romane , memento 9
a dit Virgile . On sent qu'un peuple qui a de si hautes destinées
à accomplir , ne se donne pas là peine de faire de la métaphysique
.
Ailleurs M. Schlegel voit dans les momies des Egyptiens une
preuve que ces peuples avaient au moins une idée confuse du
dogme de la résurrection , et que pour faciliter le retour de la
mene ame dans le même corps , ils prirent le soin de soustraire
celui - ci à la destruction , qui , chez les autres penules moins précautionneux
, devrait apporter beaucoup de confusion et de remuement
sur tout dans les catacombes , lorsque ce retour s'y
SEPTEMBRE 1815. 132
perera . Cette opinion est sans doute d'une métaphysique trèsangénieuse
; mais que devient tout cet esprit , quaud on réfléchit
que la terre légère , sablonneuse et souvent inondée , de l'Egypte
s'opposait à la pratique des inhumations ; que la rareté du bois
permettait encore moins celle des incinérations , tandis que
la sécheresse du climat et la facilité de s'y procurer des baumes
et autres matières de cette espèce semblaient inviter à l'emploi de
ce moyen pour faire passer à leur dernier état les malheureuses dé--
pouilles de l'humanité , dont il faut bien que nous nous occupions
autant par respect pour elles , que pour empêcher que leur
decomposition abandonnée au hasard ne devienne pernicieuse aux
vivans.
Des monies d'Égypte passons aux Soirées du Palais-Royal , ou
Recueil d'aventures galantes et délicates ; il n'y a pas là , du
moins , de métaphysique ni de spiritualisme , c'est de la pure matière
, ce qui n'empêche pas que cette pureté- là ne soit pasablement
bidense . On sent assez tout ce que promet le titre , et l'auteur
s'est efforcé de tenir tout ce qu'il promettoit. Il y a cependant
deux choses à louer dans ce code de liber inage : 1 ° . c'est que l'auteur
a eu la pudeur de n'y pas mettre son nom , 2 ° . c'est que ,'
peignant à nu le vice et la débauche , il leur a du moins ôté , par
la platitude de son style et la grossièreté de ses couleurs , le danger
de la séduction ; et c'est parce que cet ouvrage est au- dessous de
la curiosité des lecteurs même peu scrupuleux , mais délicats , que
nous nous sommes déterminés à dénoncer son existence . Le même
auteur nous promet que les Soirées seront suivies des Matinées au
même lieu. Nous croyions que , le matin , le Palais - Royal était
réservé aux honnêtes gens .
Mais voici l'Ode de M. Charles Mouriès . Les Muses sont chastes :
nous pourions , en quittant le Palais - Royal , reposer nos yeux sur
leurs gràces pures et sévères . M. Ch. Mouriès chante la Chute du
yran. Je crains que cet auteur n'ait beaucoup de goût pour
les chutes cela peut ne pas le mener très -haut . Je parie que quand
il était petit , M. Mouriès a dû bien avoir le fouet pour tout culbuter
dans la chambre de sa maman . Néanmoins nous craignons qu'aujourd'hui
que le voilà grand et poète , l'enfant n'ait encore besoin
d'être corrigé
Voici un échantillon de son style et de sa pensée :
Où sont- ils ces guerriers célèbres
Qui ravagèrent l'univers ?
Àpeine si leurs noms funèbres
Ont trouvé place dans nos vers !
En vain par leurs exploits sublimes
Ils espéraient forcer nos rimes
A les défendre de l'oubli ;
Ainsi qu'une ombre passagère ,
Leur souvenir , roi tributaire ,
Dans l'opprobre est enseveli .
Ne trouvez -vous pas que ces noms qui forcent les rimes de
M. Mouriès à les tirer de l'oubli , ont là , en effet , une idée tout - àfait
funèbre et puis ce souvenir , qui est un roi tributaire , et
qu'on ensevelit dans l'opprobre comme une ombre passagère !
Que tout cela doit être beau dans les pays où l'on parle la fangue
de M. Ch . Mouriès ! Quant à nous , nous en sommes réduits à regretter
bien sincèrement que cela ne soit pas français . Encore si
nous savions ea quel lieu M. Mouriès a vu croître ses jours ! si
132
MERCURE DE FRANCE.
sous celui du Capricorne.
c'est sous le tropique du Cancer, ou Nous prierions les savans du pays denous dire ce que l'on entend chez eux par des peuples qui ervient les feux d'une gloire coupable , ou par des guirlandes étouffées qui n'insulteni plus à la dou- leur du sensible M. Mouriès : ou bien par : les feux de la naissante aurore d'un siècle qui s'élancent en festons ; ou enfin par cette
terre qui , au milieu des ténèbres , Revêt de ses voiles funèbres
Les chastes fruits de son amour.
Car il est clair qu'on n'a jamais vu de ces choses-là en la terre de France ; ce qui complète la preuve que M. Mouriès est étranger parmi nous. Au reste , s'il s'y fixe , nous l'engageons à ne pas perdre
courage; peu -à-peu il se familiarisera
avec notre langue , et ense- velira duns l'oubli , ou si cela lui convient mieux , dans l'opprobre,
les souvenirs de l'endroit d'où il vient , lesquels n'en feraient ici qu'un roi tributaire de la critique et devsifflets . Encore un effort , et ce jeune inconnu pourra tomber jusqu'au mélodrame. Là , du
moins , pour réussir , il n'est pas très-essentiel de se faire entendre , et M. Charles Mouriès qui aime le fracas , les renversemens
et les chutes , est en mesure d'y produire beaucoup d'effet.
POÉSIE.
LE PLATANE.
J'ai vu passer la saison printannière,
L'été brûlant et l'automne fécond ;
L'hiver accourt et dépouille ton front ,
Arbre chéri de la plus tendre mère.
Hélas ! dédaignant ma prière ,
Les cruels et fougueux Autans
De ton feuillage au loin jouchent la terre ,
Mais les frimas n'ont point glacé mes chants .
Arbre sacré , ta tige fortunée
A vu trois fois le mai paré de fleurs ;
Trois fois aussi nous a souri l'année ,
Depuis l'instant béni de tous nos coeurs ,
Où mon père formant un second hyménée ,
Du baiser maternel me rendit les douceurs !
En rappelant ce jour , tu m'es plus cher encore .
Ah ! que pour toi le ciel reste serein ;
Des couleurs du printemps que l'hiver se décore;
Sois caressé d'un souffle du matin ;
Et que toujours ma mère vigilante
Offre un soutien à ta tige tremblante!
Elle aime à voir balancer dans les airs ,
Ton jeune front et ses feuillages verts :
Mais ton faîte orgueilleux pliant sous son offrande ,
Ne pouvait supporter le poids d'une guirlande.
Alors , autour de toi , sa main a rassemblé
Des fleurs , qui pour toi seul entr'ouvrant leur calice ,
T'offrent le doux parfum de leur sein exhalé :
Ainsi s'élève au ciel l'encens d'un sacrifice .
Ah! réponds à des soins constans ,
Platane , hate- toi ; de ta tête embellie
Etends les rameaux florissans !
Que bientôt ma mère chérie
Trouve sous ton ombrage une douce fraicheur.
O toi! qui fus jadis l'arbre du bon génie ,
134 MERCURE DE FRANCE.
Tu conserves tes droits et ton nom dans mou coeur.
Ma mère protégeant mon entrée à la vie ,
Sait détourner mes pas du sentier de l'erreur .
Pour moi , tout-à-la-fois , elle est tendre et sévère,
Et ses soins vigilans demandent mon bonheur .
Beau Platans , crois pour ma mère ;
Elle est mon ange protecteur !
STANCES A LAURE.
Ainsi , Laure , tu l'as juré ,
Et ta bouche muette encore
Refuse à celui qui t'adore
L'aveu d'amour tant désiré.
Dans tes regards , je croyais lire
Que tu répondais à mes feux ;
Mais si chez toi l'amour respire ,
Ce n'est , hélas ! que dans tes yeux.
D'où te vient cette crainte extrême
De prononcer ce mot charmant ,
Ce doux et tendre mot : Je t'aime
Qui finirait tout mon tourment ?
Tu ne sais pas, ô ma bergère !
Combien il répand d'agrément
Sur la femme qui , moins sévère ,
Le dit tout-bas à son amant.
En l'imitant , craintive Laure ,
Vois comme nous serons heureux !
Moi je serai plus amoureux ,
Toi tu seras plus belle encore.
Je ne t'annonce pas , je crois ,
De prétention importune,
Car je te le dirai cent fois
Si tu veux bien me le dire une.
LES INCORRIGIBLES ,
OU L'AMOUR ET LES VERS ,
De d'Harleville , après sa mort ,
Damis donne un nouvel ouvrage.
De le siffler Cléon lui fait l'outrage
Lysimon l'applaudit ; et tous les trois ont tort,
E. D.
M... , F ........ Le V......
ENIGME .
Dans un réduit tranquille et sombre
On a soin de me mettre à l'on bre ,
Pour mieux conserver le trésor
Que je renferme dans ma panse ,
Et que les amateurs en France
Estiment à l'égal de l'or .
Tout mon mérite est intrinsèque ;
Et si je n'entre pas en ta bibliothèque,
Cela n'empêche pas , lecteur ,
Qu'il ne faille me mettre aux mains du relieur ,
Lorsque surtout l'objet que je recueille
Se trouve avoir plus d'une feuille .
J'aime un séjour humide et pourtant je hais l'eau ;
Son entrée en mon sein est vraiment un fléau.
Demandez à l'ami Grégoire ;
Il ne me permet pas d'en boire ,
Sinon quand vient le temps de purger ma maison
Du superflu de la boisson .
S........
CHARADE .
Mon premier frappe l'air d'une voix très-perçante ;
Mon dernier au bétail s'attache et le tourmente ;
Mon entier est sévère et jamais indulgent :
Féminin , masculin , il est toujours tranchant .
BONNARD , ancien militaire.
LOGOGRIPHE.
On dit que dans la queue est toujours le venin ;
Ainsi le veut , du moins , un proverbe latin.
Quel que soit le crédit de cet ancien adage
L'adopter sans exception
Ne serait pas , certes , fort sage ;
Et moi je dis avec plus de raison.
136 MERCURE DE FRANCE,
Que dans le coeur aussi se loge le poison ,
( Le poison de tenin est ici synonyme )
Car en gardant mon coeur , habituée au crime
Je fus chez les Romains un objet abhorré
Ει par certain auteur justement exécré ,
Si je le perds je suis une île fortunée ,
Qui dans la Méditerranée
Peut offrir aux navigateurs
Un bienfaisant asile ;
Une assez belle ville ;
Presqu'en tout temps des fleurs ,
Une plaine fertile ,
Des fruits délicieux ,
Un air pur , un séjour enfin digne des Dieux,
Ainsi donc maintenant , sans être fort habile ,
Quand tu me connaîtras , tu vas dire , lecteur ,
Que chez moi le venin résidait dans le coeur.
V. B. (d'Agen. )
Mots de l'Enigme - Logogrphe , et de la Charade
insérés dans le dernier numéro.
Le mot de l'Enigme - Logogriphe est Crepe ,
Le mot de la Charade est Agamemnon ,
NOUVELLES DES SCIENCES ET DES ARTS .
-L'Académie Royale des Sciences , inscriptions et belleslettres
de Toulouse , propose pour sujets de prix pour les
années 1816 et 1817 , les questions suivantes :
Pour 1816. Prix : 1,000 francs. « Déterminer les effets
» produits sur un cours d'eau par la construction d'un
» barrage moins élevé que les bords de son lit , et donner
» des formules qui expriment ces effets , ot desquelles on
» puisse déduire , 1 °. la lougueur du regonflement produit
par la digue dans la partie supérieure du cours ; 2. la
» Courbure longitudinale de la surface de l'eau dans ce
>> regonflement ; 3º . la section de la tranche d'eau passant
» sur la digue et celle de toute autre tranche transversale
puise entrela digne et la partie supérieure du regonil ment .
» On pect , pour simplifier la question , supposer ,
» 1 ° . que la longueur du cours est indéfinie ; 2 ° . que les
» sections transversales de son lit sont constantes ; 3° . que
» l'axe de ce lit est une ligne droite , et par conséquent
que sa pente est uniforme . »
SEPTEMBRE 1815. 137
---- Pour 1817. Prix : une médaille d'or de la valeur de
500 francs . « Quel a été l'état des sciences , des lettres et
» des beaux -arts , depuis le commencement du règne de
» Charlemagne , jusqu'à la fin de celui de saint Louis ,
» dans les contrées qui formèrent la province de Lan-
»> guedoc »> ?
-- Pour 1818. Prix : une médaille d'or de la valeur
de 1,000 francs . « Assigner , d'après des caractères phy-
» siques et chimiques , la nature du Diabétès , et celle du
» flux Céliaque ; rechercher s'il existe quelqu'analogie
» entre ces deux maladies ; indiquer les signes qui annon-
>> cent leur imminence , les moyens de les prévenir , et les
>> remèdes propres à les combattre . »
―
Les savans de tous les pays sont invités à travailler
sur les sujets proposés. Les membres de l'académie , à
l'exception des associés étrangers , sont exclus du concours.
-Les auteurs sont priés d'écrire en français ou en latin ,
et de faire remettre une copie bien lisible de leurs ouvrages.
-L'académie proclamera dans son assemblée publique
du mois d'août la pièce qu'elle aura couronnée . Si l'ouvrage
a été adressé directement au secrétaire , le trésorier
ne remettra le prix qu'à l'auteur même , qui se fera connaître,
ou au porteur d'une procuration de sa part . S'il y
a récépissé du secrétaire , le prix sera délivré à celui qui
présentera ce récépissé. L'académie , qui ne prescrit aucun
système , déclare aussi qu'elle n'entend pas adopter les
principes des ouvrages qu'elle couronnera .
On va publier incessamment en Angleterre la
Pharmacopée de Londres , traduite sur l'édition de 1815 ;
saivie d'un abrégé de pharmacopée allemande , et de la
synonymie des nomenclatures chimiques et pharmaceutiques
, anglaise et allemande , rapportées aux noms vulgaires
et à la nomenclature françcise : par J. B. Van Mons.
La Garette de la Cour , à Vienne , a publié , le 6 de ce
mois, que M. Charles Rosetti de Rosenhugel , consul- général
d'Autriche au Caire , a fait embarquer sur un des premiers
vaisseaux qui mit à la voile , d'Egypte , après les
événemens de 1813 , un des monumens égyptiens les plus
curieux qui puissent enrichir le cabinet impérial des médailles
et des antiques. Le bâtiment le déposa à Trieste ,
d'où il fut envoyé à Vienne au mois de février dernier ,
et placé dans le cabinet des antiques. Il formait autrefois
le dessus du tombeau d'une princesse ou d'une reine , dont
il représente la figure colossale , faite d'un seul bloc de
basalte , et exécutée dans l'ancien style égyptien . Cinq
138 MERCURE DE FRANCE .
longues lignes d'hieroglyphes parfaitement conservés ,
qui en décorent le devant , nous donneraient des éclaircissemens
importans sur l'ensemble , si jusqu'à présent on
était venu à bout de pouvoir expliquer les hiéroglyphes .
Ce monument a vu s'écouler tant de siècles , qu'il est impossible
d'avoir quelques lumières sur son origine , qui se
perd dans la nuit des temps.
-Les journaux de Londres font mention qu'on a aperçu
deux belles taches planétiformes sur le disque du soleil ;
l'une d'elles était à l'Est , et l'autre à l'Ouest de son centre ,
et à-peu près à égale distance . Celle qui se trouvait à
l'Ouest est maintenant double .
-
S. M. le roi de Sardaigne vient d'accorder une rente
viagère de 800 liv. de Gènes au P. Assarotti , directeur de
l'école des Sourds-muets dans cette ville , en récompense
de ses talens et de ses services . Ce prince a aussi arrêté de
donner une pension de 500 liv. au jeune élève de l'école
du P. Assarotti , qui sera présenté par lui comme en état
de le suppléer.
-
Un particulier de Milan a acheté , le mois dernier
chez un fripier de cette ville , pour le prix de douze liv .
du
pays , un vieux tableau enfumé. Ce tableau a été reconnu
pour être un des chefs -d'oeuvre du Corrège . Il se compose
de plusieurs figures , et représente un fait de l'histoire sacrée.
Il y aun S. Pierre martyr , et plusieurs Anges d'une
beauté et d'une vérité surprenantes . Les connaisseurs l'ont
estimé plus de 50,000 fr.
-M. Joseph Bonadei a soutenu à l'université de Pise , le
mois dernier , une thèse sur les droits des peuples et les devoirs
des souverains. Cette dissertation remarquable par
les idées libérales qui y sont discutées , a été agréée par
S. A. I. , à qui l'auteur l'a dédiée . Ce souverain a fait remettre
au jeune avocat une médaille en or à son effigie ,
avec l'exergue : Præmium veritatis , 1815. Elle a daigné ,
en outre, accorder une place d'assesseur au tribunal civil
de Pistoja au sieur Bonadei.
-Les papiers de Londres parlent avec le plus grand
éloge d'un particulier de Bradford , en Yorckshire , dont'
l'industrie , pour laquelle il est patenté , consiste à fabri
quer des jambes artificielles . « Rien , disent-ils , ne mérite
plus l'attention des mécaniciens. Ces jambes sont en liége,
elles ont la forme d'une jambe naturelle , et renferment
des ressorts élastiques si ingénieusement arrangés , que
celui qui s'en sert peut se promener , s'asseoir , et opérer
les mouvemens du talon et du genou , comme il le feraitavec
sa jambe naturelle . »
-
MERCURIALE.
Ayez une idéé ingénieuse , le servum pecus s'en.
empare aussitôt. Depuis et même avant Horace tout s'est
ainsi passé. Il n'est donc pas étonnant de voir naître chaque
jour des Nains de toutes couleurs ; mais tous ces frères
puinés du Nain-Jaune pourraient faire dire à celui- ci , s'il
existait encore , ce que Piron disait de son frère.
-On fait courir dans Paris le billet de part suivant ,
adressé aux douze ou quinze personnes qui fréquentent
encore le théâtre du Vaudeville.
» Vous êtes prié d'assister à l'enterrement de Partiecar-
» rée,des Pages au sérail, de la belle Allemande , des Maris
» ont sort, du Marin , des Trois Fous , et du Sultan du Havre.
» Ces infortunés ne pouvant point passer le 1er octobre ,
>>.vous ferez un acte méritoire en assistant à leurs derniers
« De profundis. »
momens. »
« De la part de MM . Théaulon et Dartois, leurs pères ,
» et du sieur Saint - Léger, leur parrain. »
Alexandre ne voulait pas que son portrait fût fait
par un barbouilleur. On devrait bien défendre au Nain
vert de faire l'éloge de nos princes.
- LE COURRIER , qu'ardeur de disputer éveille avant
l'aube , se complaît aussi dans les querelles religieuses ;
mais c'est M. de Pradt parlant de modestie , ou M. de
Chât..... vantant la charité chrétienne .
--Les rédacteurs du Nain couleur de rose déclarent officiellement
que MM. Théaulon et Dartois sont, à la vérité,
propriétaires du journal ; mais qu'ils ne coopèrent en rien
à sa rédaction . Si la déclaration est sincère , à quel succès
les propriétaires et les collaborateurs ne doivent- ils pas
prétendre ? Jamais association ne s'est montrée plus animée
du même esprit.
- JOURNAL GENERAL. 13 sept. M. P. M. compare les disputes
sur les idées libérales, aux disputes sur la grâce, et dit
qu'on ne s'entend pas mieux sur les unes que sur l'autre. Il
140 MERCURE DE FRANCE.
ajoute que Cicéron n'a point conçu les idées libérales ,
ou que , s'il les a conçues , c'est sans s'en douter ; que les
idées libérales ne paraissent pas avoir eu d'influence sur
les peuples anciens . Tout le reste de l'article est de la
même force. C'est le fatras le plus niais et le plus ridicule.
Quel a été le but de M. P. M. , en entassant toutes
ces platitudes? Parle- t- il de boune foi , ou bien joue- t -il
Pignorance et l'absurdité pour décrier aux yeux des
sots les idées libérales ? Il doit savoir aussi bien moi , que
que ce mot d'idées libérales n'a été choisi pour désigner
tout ce qu'il y a de beau et de généreux , que parce que
le mot latin liberalis exprime cette idée au plus haut
degré. S'il n'a voulu critiquer que le mot , il faut le renvoyer
au collége où on lui dira que les beaux- arts sont désignés
sous le nom d'artes liberales , et qu'un homme
d'honneur , un homme bien né , se dit homo liberalis .
S'il a voulu critiquer la chose , il a critiqué la raison
la justice et la liberté.
--
15 Septembre . Voulez - vous des réflexions reuves
et infructives sur Cinna , lisez le ' feuilleton de ce jour.
Vous y apprendrez qu'il n'y a rien de plus admirable que
la narration de Cinna , au premier acte ; qu'elle est longue,
mais que Cinna ne saurait trop en dire , qu'Emilie ne saurait
trop en entendre ; que le rôle de Maxime est odieux et
peu tragique ; que le caractère de Cinna n'a pas toujours
P'unité convenable , et autres choses que personne n'avait
découvertes dans cette tragédie avant le vieil amateur. Il
finit par dire: « Mademoiselle Georges cadette a figuré
dans la Belle Fermière , mais nous n'osons assurer qu'elle
ait joué. » Le vieil amateur a écrit dans le numéro de ce
jour , mais nous n'osons assurer qu'il ait su plaire.
y
16 septembre. Il me semble que les souverains alliés
avoient donné ordre aux journalistes de ne parler ni en
bien ni en mal de leurs troupes . D'où vient donc que le
journal général de France fait aujourd'hui l'éloge des
Dans le mème numéro , M. L. fait de fort
sages réflexions sur cette foule d'écoliers qui se mêlent
d'écrire. Pour en diminuer le nombre , M. C. L. devrait
hien quitter la plume ainsi que son confrère M. Charles
russes ? -
Durosoir.
- 19 septembre. Définitivement le journal Général se
se consacre à l'éloge de toutes les nations , si l'on en excepte
la France. Aujourd'hui c'est le panégyrique de l'Angleterre
, de l'Irlande et de l'Ecosse. Après avoir offert son
amitié au journal des Arts , dans le numéro du 18 , lejour
1
SEPTEMBRE 1815. 141
mal Général commence aujourd'hui les hostilités contre
lui ; mais il n'y trouve à reprendre que des citations et des
fautes de typographie. Le journal Général n'a pas besoin
de faire de fausses citations et d'être mal imprimé pour
prêter à la critique.
JOURNAL DES DÉBATS , 16 septembre. Dans le numéro
du 8 de ce mois , il s'était glissé un article qui , en livrant
au ridicule certaines vieilleries qu'on voudrait rétablir
avait scandalisé les vieux abonnés. Il faut voir aujourd'hui
comme le journal des Débats est honteux d'avoir publié
un pareil article , qu'avait fortement relevé une autre
feuille , sans doute la Quotidienne. Il s'excuse humblement
de la liberté grande qu'il a prise de professer une
eule fois les bons principes. On ajoute , que le numéro
du 8 , qui contenait une doctrine si scandaleuse , a été
brûlé par la main de M. l'abbé A , en présence des autres
abbés rédacteurs du journal des Débats et de la Quotidienne.
-
On a dit qu'on ne trouvait plus de termes pour faire
l'éloge de mademoiselle Mars , nous éprouvons le même.
embarras pour caractériser la désespérante niaiserie de M. C.
18 septembre. Messieurs des Débats rivalisent avec
Messieurs dujournal Général pour faire l'éloge des étrangers.
Les espagnols sont portés aux nues dans le numéro
de ce jour , et à quel propos ? au sujet de la petite visite
amicale qu'ils voulaient nous faire . On serait curieux de
savoir s'il se trouve à Paris un journal qui parle un peu des
Français.
-
Pour son début dans le journal des Débats ,
M. T. L. jure haine à la philosophie et aux constitutions.
C'est entre les mains de M. A. qu'il a prêté son serment.
-LE DILIGENT, 17 septembre. Ce journal relève gaiement
une maladresse du Courrier , qui avait eu l'étourderie
de faire verser , la nuit , contre un tronc d'arbre ,
dans un grand chemin , la voiture du prince de Galles.
Le Diligent fait observer à son confrère qu'il ne s'agit
dans cette affaire que d'une voiture publique ou diligence ,
dont le propriétaire a mis son établissement sous la protection
du nom du prince de Galles.
Nous n'avons pas vu que le Courrier ait remercié son
voisin de la leçon ; mais ce qui vaut presque autant , nous
croyons qu'il en aura profité.
-La Quotidienne cite aujourd'hui un couplet qu'elle
attribue à M. Bourdet de Langeron. Mais à la niaiserie
précieuse qui y règue , ou le croirait de M. D. C.
142 MERCURE DE FRANCE .
-
L'Observateur prétend que la dernière représentation
de Manlius a été comique. C'est comme les articles
de l'Observateur sur la tragédie . On lit dans le
même numéro que ce qui a dû ajouter beaucoup aux
sentimens qu'a éprouvés le général Villot , en recevant
l'accueil de S. M. , c'est que le jour où il a été présenté au
roi , était l'anniversaire de celui où ce général partit , dans
une cage de fer , pour être embarqué à Rochefort avec
Pichegru , etc. C'est comme chez Nicolet , de plus fort en
plus fort.
-
JOURNAL DE PARIS , 19 septembre . M. Martainville
nous dit aujourd'hui que la reine des chanteuses va fixer
son empire à Paris et qu'il la traite avec cette familière
insouciance qu'on se pardonne entre gens qui se voient tous
les jours . En vérité , on dirait qu'il s'est passé quelque
chose qui autorise cette familiarité entre la reine des chanteuses
et M. Martainville, qui n'est certainement pas le roi
des rédacteurs. Il nous dit , dans le même article ,
que les
inégalités sont l'expiution des grands talens.
« Ah ! qu'en termes galants ces choses- là sont mises ! »
QUOTIDIENNE. Il est plaisant de voir aujourd'hui un
danois nous parler des avantages que la France a perdus
depuis qu'il n'y a plus de missionnaires .
Ce qui fait le plus de bien au parti constitutionnel , c'est
d'être attaqué par la Quotidienne , le journal des Débuts
et le Nain vert; ce qui lui fait le plus de tort , c'est d'être
soutenu par l'Aristarque .
- Le Mémorial est piqué au vif de ce que nous avons sigualé
son fanatisme . Pour se justifier , il dit qu'il y aplusieurs
sortes de fanatismes ; que Voltaire , d'Alembert ét
Diderot ont été eux-mêmes intolérans. Cela n'empêche
pas que vous ne le soyez également , Messieurs du Mémorial.
L'intolérance des philosophes ne justifie pas la vôtre ;
elle les dégrade comme elle dégrade les prêtres. Vous
ajoutez , que nous poursuivons les ministres de l'évangile ,
c'est-à-dire , d'un livre dont le philosophe de Genève a
fait un éloge si éloquent . Mais nous n'avons condamné vos
fougueuses déclamations que parce qu'elles sont entièrement
opposées à l'esprit de ce livre sacré, Vous nous
opposez la conduite des prètres dans ces dernières circonstances
; mais l'avons - nous blåmée ! non ; nous n'a
vons censuré que vos articles où respire , nous le répétons ,
tout le fanatisme de la ligue.
-GAZETTE DE FRANCE , 20 septembre. I a Gazette nous
annonce que le Vaudeville va sortir de son état de torpeur
SEPTEMBRE 1815. 1/43
que la salle incrustée d'ennui , sera regratlée , et que l'on
exigera des comiques qu'ils fassent rire. La Gazette devrait
bien aussi exiger que ses rédacteurs sussent écrire .
Le même journal assure que l'ouverture des Chamb res
sera précédée d'une messe solennelle du Saint - Esprit , à
laquelle assisteront les pairs et les députés. Je ne se rais
pas étonné que bientôt on exigeât des billets de contession
pour être représentant.
-
Qu'est-ce que c'est que l'Ambigu ? c'est un libelle infâme
, qu'un Français , indigne de ce nom , fait impri mer
à Londres. Nous n'en citerons qu'un seul passage . A près
avoir parlé de la manière dont le commandant de G aëte
a été traité par le roi de Naples , il dit : « Nous verro ns si
Barbanègre , le plus audacieux de tous les rebelles , ép roavera
le même traitement de Louis XVIII . » On ose qualifier
de rebellion le plus éclatant héroïsme dont l'his to ire
fasse peut-être mention , et qui a arraché l'estime et l'admiration
de nos ennemis ! Oui , la plus belle page de es
fastes militaires sera celle qui dira : Huningue a été cléfendu
par cinquante soldats français . Comment des Français
cherchent - ils à dénigrer leur patrie au moment où
elle enfante des prodiges dignes des plus beaux jours de
Rome et de Sparte ! Il nous semble voir de vils Thersites
insulter lâchement à la première défaite d'un athlète qui
succombe sous le nombre , et qui , en essuyant ses blessures
, étonne encore et fait trembler ses vainqueurs .
1
On trouve aujourd'hui dans une réponse du Nain
couleur de rose , cette ingénieuse plaisanterie :
Faites avaler à vos fiévreux une tisane de lis et de patience
.
-
Le JOURNAL GÉNÉRAL annonce dans le numéro du
20 septembre , que Fouché a donné sa démission , et il
espère qu'elle sera bientôt annoncée officiellement . Mais
le duc d'Otrante est membre de la Chambre des Députés ,
comme M. Pasquier , comme le baron Louis . Ainsi le
parti des jacobius blancs ne gagnera rien à les faire renvoyer
du ministère . Ils seront aussi redoutables pour lui
dans la Chambre des Députés , où ils introduiront les principes
constitutionnels .
21 Septembre. Le duc d'Otrante n'est plus en place :
quelques personnes en doutent encore . Nous les renvoyons,
pour en acquérir la preuve , à la diatribe contre ce minis
tre , insérée dans le Journal Général d'aujourd'hui. « Ne
» disons point de mal des gens en place..... tant qu'ils y
sout. » ( Marquis de Conchini , Partie de Chasse. )
144
MERCURE
DE FRANCE.
ANNONCES.
chez
Portrait du maréchal Ney , in- 4º . Prix , 1 fr. A Paris ,
Chaumerot jeune , libraire , Palais - Royal , galeries de Bois, nº . 188 .
Le maréchal Ney devant les maréchaux de France , in-8° . ,
portrait. Prix , 1 fr . 50 e et 1 fr . 80 c . franco . A Paris , chez Chau→
merot jeune , libraire , Palais - Royal , galeries de Bois , nº . 188 .
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contenant la Grammaire , la Rhétorique , l'Arithmétique , la
Géographie , l'Histoire et la Mythologie , rédigées dans une forme
didactique , et séparément traitées pour l'Enfance et pour l'Ado
lescence ; par P. J. Galland , chef d'institution de jeunes Demoiselles
. Trois vol . in-12 de 400 pages d'impression. Prix , 10 fr . et
7 fr . 50 c . pour les souscripteurs .
Les souscriptions seront reçues , sans rien donner d'avance , jusqu'au
1er décembre prochain . L'ouvrage paraîtra à la fin du même
mois de décembre à Paris , à la Librairie d'Education d'Alexis
rue Popin-
Emery , rue Mazarine , nº . 3o , et chez M. Galland ,
court , no . 60 .
Description historique de l'íle Sainte-Hélène , extraite de
l'ouvrage anglais publié à Londres en 1808 , par H. F. Brooke , se
crétaire du gouvernement de l'ile ; traduite en ordre par J. Cohen ,
ancien censeur royal ; avec des Notés géographiques , par Malte-
Brun , une Carte gravée d'après le dessin de M. Lapie , et une Vue
de la rade et de la ville de James -Town . Broch. in 8º . de 120 pag.,
imprimée sur beau papier . Prix , 2 fr. 50 c . et 3 fr . franc de port. A
Paris , chez Arthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
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-En cas de réclamation , on est prié de joindre une
des dernières adresses imprimées , ou d'indiquer le
numéro de la quittance.
Aucune
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doivent être adressés , franc de port , au directeur du
Mercure de France , rue Mazarine , nº. 3o .
annonce ne sera faite avant que cette formalité n'ait été
observée .
-
TIMBRE
ROYAL
MERCURE
DE FRANCE .
TABLEAU POLITIQUE .
FRANCE.
PENDANT la semaine qui vient de s'éconler , la retraite
subite et inattendue de tous les ministres a jeté quelques
momens les bons citoyens dans l'anxiété la plus pénible .
Un tel événement n'eût été autrefois que frappant ,
extraordinaire ; dans la situation actuelle de la France
c'était un événement très-inquiétant : il fournissait des
motifs aux plus fàcheuses conjectures. Des hommes singulièrement
recommandables par leurs talens , par leur
attachement à la personne du Roi , par la modération de
leurs opinions , de leurs conseils , de leur caractère ; des
hommes sur qui reposait la confiance du plus grand nombre
des Français , s'éloignaient du trône , et abandonnaient
leurs fonctions au moment où l'Etat réclamait tout leur
zèle . Quelle pouvait être la cause d'une si étonnante résolution
? Le corps représentatif allait être assemblé ; étaitce
sa composition déjà connue , était-ce son esprit fortement
présumé , qui d'avance rebutaient les ministres , et
ne leur laissaient apercevoir , dans l'exercice prochain de
leurs fonctions , que des désagrémens ou des dangers ?
Etaient- ce les conditions de la paix, en ce moment traitée,
proposée , arrêtée , qui leur paraissaient trop dures , trop
humiliantes , et cependant trop impérieusement dictées
pour qu'ils pussent protester contre elles autrement que
10
146
MERCURE
DE FRANCE.
par leur démission unanime ? Dans le vague des incertitudes
et des craintes , on s'arrêtait à regret , ou même avec
effroi , sur la possibilité de l'un ou l'autre de ces motifs ,
et l'on allait même jusqu'à les réunir pour expliquer une
conduite si alarmante ; l'imagination d'un peuple malheureux
est si vive , si précipitée , sur-tout lorsque ce
peuple est ardent et sensible , lorsque c'est le peuple
Français !
Cette agitation de l'inquiétude est aujourd'hui presque
calmée . Le Roi a composé un nouveau ministère , et les
hommes qu'il a appelés , sans détruire les regrets emportés
par leurs prédécesseurs , ont ramené la confiance autour
du trône. Quoique la suspension du départ des alliés et
certains mouvemens de leurs armées aient autorisé les
Français à croire que les négociations de paix avaient été
brusquement interrompues par un incident malheureux ,
ils n'ont plus attribué la retraite des anciens ministres au
refus qu'ils ont fait de signer l'oppression de la France ;
le caractère connu de leurs successeurs , l'attestation
d'honneur et de patriotisme que depuis si long-temps ils se
sont donnée par leurs discours et leur conduite , ont dissipé
cette pensée humiliante . La loyauté des Souverains
étrangers , leurs promesses , cette générosité qu'imprime
toujours la satisfaction d'un grand triomphe , ont été de
nouveau garanties par la noblesse des intentions justement
prêtées aux hommes que le Roi a chargés de défendre la
cause nationale. Le Roi n'aurait point trouvé de ministres
en France , s'il n'avait eu à leur offrir que des commissions
de honte et de désespoir.
Les opinions et les sentimens des nouveaux ministres ,
les souvenirs qu'ils ont laissés par leur conduite politique
et administrative , ont également rassuré sur la crainte de
les voir céder , en présence des corps représentatifs , à une
impulsion fatale , et , pour cette raison , ont encore porté
à croire que les anciens ministres ne s'étaient point considérés
d'avance comme trop faibles contre une telle impalsion.
Ce qui distingue aujourd'hui les hommes les plus
éclairés , c'est qu'ils connaissent mieux que les autres
hommes la force irrésistible des intérêts généraux et de
l'opinion publique ; et , parmi ces hommes éclairés , ceux
qui sont honorés de la confiance du Roi ont pour privilége
de savoir avec plus de détails et de précision combien
les intérêts généraux sont chers à Sa Majesté , avec
quelle franchise , quelle inclination , quelle raison , le
Roi conforme sa pensée à l'opinion publique .
SEPTEMBRE 1815. 147
Ainsi , tout homme aujourd'hui qui accepte les fonctions
éminentes du ministère , est par honneur , par
devoir , par décence , par nécessité , et aussi sans doute
par inclination et opinion personnelle , l'homme de la
patrie , l'homme du peuple , l'homme du siècle , l'homme
de toutes les institutions nationales , libérales , néces -
saires ; en un mot , l'homme de la constitution et du Roi.
Qu'une telle conviction relève notre espoir et apaise
nos défiances ! Si , par l'effet des circonstances malheureuses
qui ont été contemporaines des élections , il se
trouve réellement parmi les députés un nombre considérable
d'hommes qui ont formé des voeux et conservé des
opinions désormais inapplicables , ils auront tout au plus ,
dans l'assemblée , l'influence d'un parti d'opposition ; ils
exciteront , par leur résistance , le développement et la
force des seules pensées qui aujourd'hui puissent avoir
de la force et un long crédit.
Les négociations pour la paix , quoique moins avancées
que nous en avions eu l'espérance , semblent néanmoins
s'approcher de leur terme. Le blocus de Strasbourg est
levé ; New Brisack et Schelestadt sont également libres ;
les diligences pour l'Allemagne passent maintenant le Rhin
dans toutes les directions ; le corps d'armée du prince de
Hohenzollern , qui occupait l'Alsace , se disloque et s'apprête
à se retirer. Le corps d'armée fourni par le Danemarck
, et qui déjà avait passé l'Elbe , a reçu de lord
Wellington Fordre de repasser ce fleuve et de se cautonner
dans le Holstein. Il est vraisemblable que l'on
verra bientôt cesser le siége de Béfort , de Landau ,
Montmédy. On pense toujours que le traité de paix
conservera nos anciennes limites. La France est nécessaire
non seulement aux Français , mais à tous les
peuples de l'Europe ; elle ne demande qu'à exister paisible
et honorée : ses malheurs lui en donnent le besoin
et le droit.
tère :
de
S. M. a composé ainsi qu'il suit le nouveau minis-
M. le duc de Richelieu , pair de France , ministre secrétaire
d'état au département des Affaires- Etrangères , et
président du conseil des Ministres ;
M. le duc de Feltre , pair de France , ministre secrétaire
d'état au département de la Guerre ;
M. le comte Barbé-Marbois , pair de France , ministre
secrétaire d'état au département de la Justice , et gardedes-
sceaux ;
148 MERCURE DE FRANCE.
M. le vicomte Dubouchage , ministre secrétaire d'état
au département de la Marine et des Colonies ;
M. de Vaublanc , ex-préfet , ministre secrétaire d'état
au département de l'Intérieur ;
M. le comte Corvetto , conseiller d'état , ministresecrétaire
d'état au département des Finances ;
M de Cazes, conseiller d'état , ministre secrétaire d'état
au département de la Police générale .
M. de Barante , conseiller d'état , est chargé par interim
du portefeuille de l'Intérieur.
EXTÉRIEUR .
Tandis que la France n'aspire qu'aux bienfaits de la
paix et espère bientôt les obtenir , la guerre semble se
préparer sur les frontières de l'Europe. La Turquie fait des
armemens considérables on croit qu'ils s'élèvent à deux
cent mille hommes. Le divan offre , dit-on , du service
aux soldats de toutes les nations ; et comme l'on croit
apercevoir des communications fréquentes entre les chefs
des Serviens et ceux de l'armée ottomane , on est fondé à
soupçonner que la nouvelle insurrection en Servie n'est
qu'un prétexte pour couvrir de grands préparatifs qui ont
un autre objet. On assure en même tems que la régence de
Tripoli a déclaré la guerre aux Danois , et que l'empereur
de Maroc a fait une semblable déclaration à la Russie ,
la Prusse et à la Sicile.
Sur quelques autres points de l'Europe la tranquillité est
menacée, quoique d'une manière moins pressante. Les concessions
que le roi de Wurtemberg a faites au peuple sur
le mode de convocation des états ne paraissent point avoir
suffi à l'opinion publique. En Corse la division se met
entre les habitans ; une partie veut se soustraire à la domination
de la France : sept cents Anglais partent de Gènes
pour cette île , avec ordre d'apaiser la sédition . En Suisse
l'inquiétude politique est sur le point d'être remplacée par
l'inquiétude religieuse ; tous les cantons ont insisté auprès
du pape sur les libertés de l'église helvétique , comme fruit
de leur indépendance : le pape ne veut reconnaître que des
priviléges émanés des lois de l'église même , ou de la générosité
de ses chefs , et non des libertés nationales qui ont
toujours été réprouvées par le saint- siége .
Comme en Suisse il n'y a pas un centre de gouverne
SEPTEMBRE 1815.
149
ment et de constitution auquel la religion catholique soit
étrangère , les dissensions religieuses n'y prendront point
sans doute un caractère alarmant . Mais l'irlande continue
d'être la patrie de ce genre de troubles ; en ce moment
ils s'y relèvent avec violence . Par -tout où la religion catholique
a été fortement établie , elle a donné aux habitudes
et aux sentimens du peuple la fixité qui lui appartient .
Cette fixité , très-heureuse sous bien des rapports , puisqu'elle
affermit les affections et les institutions humaines ,
devient à un certain terme la cause inévitable de fermentation
et d'orages , parce qu'elle empêche ou retarde ce
que la nature finit toujours par exiger , le mouvement et le
changement .
Rien n'est aussi plus impolitique que de chercher à rétablir
par force la religion catholique dans les lieux où
elle s'affaiblit : c'est le moyen assuré d'exciter des révolutions
terribles. Des lettres de la Havane apprennent que
l'inquisition , remise en vigueur dans l'ile de Cuba , a fait
brûler six individus comme hérétiques et blasphémateurs.
On s'attend à voir éclater une insurrection générale dans
cette île ; toute la Nouvelle- Espagne y paraît maintenant
livrée. L'armée royale espagnole , aux ordres de Morillo ,
a été battue par les insurgés , qui se sont même recrutés des
débris de sa cavalerie et de son infanterie. Carthagène est
maintenant devenue le centre formidable de l'indépendance.
La défaite de Morillo y a fait abonder les armes ;
Jes Etats-Unis y avaient d'ailleurs envoyé des vêtemens et
des munitions .
REVUE DES THEATRES.
ACADEMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Représentation au bénéfice de Mine, Huet.
que
Où diable l'esprit de parti va-t - il se nicher ! Dans les
coulisses ! La défaveur que la distribution des rôles avait
jetée sur cette représentation , jointe à la cherté des places ,
a fait la salle était loin d'être pleine. Ceux qui n'y
sont pas venus n'ont rien perdu ; à l'exception de la mère
Gonthier, que l'on a revue avec le mème plaisir , parce
qu'elle a toujours le même talent , tous les autres acteurs ,
dans Rose et Colas , semblaient se disputer à qui jouerait
le plus mal et chanterait le plus faux . Chenard était si
enrhumé qu'il s'est interrompu pour implorer l'indulgence.
Mlle . Bourgoing n'était pas enruhumée ; elle paraissait
au contraire très -bien portante ; c'est sans doute pour l'en
féliciter qu'on l'a tant applaudie , car elle a toujours eu la
voix fausse , quand elle ne parlait pas, et l'on ne peut croire,
d'un autre côté , qu'il y ait eu des billets donnés le jour
d'une représentation à bénéfice . Ponchard a assez bien
chanté son air : C'est ici que Rose respire . A la représen→
tation glaciale de Rose et Colas a succédé celle d'Adolphe
et Clara. Chenard y jouait encore, et son rhume n'était pas
passé . Pour se mettre sur le même ton , Lesage a chanté
plus faux encore que Mile . Bourgoing dans Rose. Quant à
Mile. Leverd , elle a beaucoup mieux chanté qu'elle n'a
joué ; elle a voulu un peu trop briller dans le premier air ,
Jeunes filles qu'on marie , et en le chargeant d'ornemens
de sa façon, elle l'a dénaturé et l'a fait paraître moins joli ;
mais dans sa romance , D'un époux chéri la tendresse , elle
a mieux réussi , parce qu'elle y a mis plus de simplicité. Le
défaut de cette actrice est l'affectation ; on voit toujours
qu'elle travaille à produire de l'effet . Elle n'a pas non
plus toujours un très-bon ton ; c'est ce qu'on a remarqué
hier dans son jeu. Il est vrai aussi que le voisinage de
M. Huet est contagieux. La toile baissée , on a demandé
Mlle. Leverd ; les cris partaient du coin du parterre à
SEPTEMBRE 1815. 151
droite. Elle ne s'est pas fait prier , et elle a paru ; alors
quelques spectateurs ont cru qu'il n'y avait pas de raison
pour ne pas demander aussi Chenard , pour savoir des nouvelles
de son rhume , et Mile . Bourgoing , pour savoir si
elle se portait toujours bien. La toile restait toujours à
moitié levée ; M. Huet est venu dire que Mme . Gonthier
qu'on avait aussi demandée , et Mlle . Bourgoing , étaient
parties ; et pendant qu'on annonçait son départ , Mlle Bourgoing
était dans une loge des secondes du milieu ; elle se
couvrait modestement de son voile , et quelques- uns ont
assuré qu'elle avait rougi : c'est sans doute ce qu'il y a eu
de plus curieux dans cette longue et fatigante représentation
. Joconde n'a offert d'autre nouveauté que Mile . Regnault
remplaçant , dans Edile , Mme. Boulanger , qui a
obtenu un congé pour aller jouer le rôle de mère , et
Mme . Huet , dans le rôle de la Rosière , qu'elle avait choisi
sans doute à cause du couronnement . Nous ne nous permettrons
aucune réflexion sur son jeu ; ce serait peine
perdue puisqu'elle quitte le théâtre . Les deux premiers
actes de Joconde ont duré près d'une heure. Gavaudan ,
sans doute pour abréger le spectacle , a passé l'air : Ma
maîtresse sera fidèle , et la sienne va m'écouter. Les premiers
sujets de l'Opéra ont paru dans les ballets du premier
et du dernier acte. On a sur- tout remarqué la légèreté
et la grâce de Paul , jeune danseur qui saute sur les
traces de Duport.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Première représentation de Grétry chez Madame du
Boccage.
La scène se passe dans une terre de Mme du Boccage, qui
attend l'abbé Lemonnier , son ami , et l'un des moins
malheureux héritiers de notre inimitable La Fontaine .
Aussi bonne que spirituelle , Mme du Boccage n'a point
de passe-temps plus doux que de répandre ses bienfaits.
sur tout ce qui l'entoure ; elle s'intéresse vivement aux
amours de Suzette , sa femme de chambre , et d'André ,
son jardinier , qui sont fortement contrariés par M. Thomas
, père de Suzette . Ce bon M. Thomas est à-la-fois
maître d'école , chantre au lutrin et organiste du village.
N'est - ce pas assez d'honneurs pour lui tourner la tête ?
Aussi se regarde- t - il bien franchement comme un des plus
chers favoris de Polymnie , et il a formé le projet d'aller
152 MERCURE DE FRANCE .
briller sur un plus vaste théâtre . Il doit se rendre incessamment
à Paris pour y faire exécuter une messe en musique
, et un opéra sans paroles : il paraît que M. Thomas
est dans les bons principes ; il doit mettre en réquisition
tambours , cors , trombonnes , timballes , tam -tam , etc. ,
et son ouvrage fera nécessairement du bruit. Comme
tous les pères de comédie , notre mélomane villageois est
enopposition obligée avec le coeur de sa fille, et il ne consentira
jamais à l'unir a un homme qui n'a pas même la voix
juste .En vain Mme du Boccage donne ses suffrages à André,
en vain Suzette trouve qu'il chante assez bien pour devenir
son époux ; Thomas est inflexible , et Suzette veut
essayer de faire l'éducation musicale de son amant . Précisément
à l'instant où l'abbé Lemonnier arrive avec
Grétry , elle est occupée à lui faire répéter le charmant
morceau de Richard Cour-de-Lion :
Un bandeau couvre les yeux , etc.
Que l'on se figure la surprise et la joie de Grétry , en
entendant exécuter un de ses airs par des villageois , lui
qui sur-tout tenait à honneur de composer une musique
qui , selon ses propres expressions , pût se chanter dans
les rues. Les étrangers font leur compliment à André ;
celui- ci y répond par la confidence de son malheureux
amour. En sa qualité de musicien , Grétry se charge de
mettre tout le monde d'accord , et se rend auprès du maestro
de village.
Cependant l'abbé Lemonnier , qui n'avait point prévenu
Mme du Boccage de l'arrivée de son compagnon, imagine
de le lui présenter comme un de ses parens qui est
attaqué d'un peu de folie. Il l'engage , lorsque ce dernier
paraîtra , à vouloir bien faire de la musique ; elle s'y refuse.
Cependant Grétry est de retour de son ambassade ; il se
plaint amèrement de la dureté d'un père inexorable . Lemonnier
attribue ces discours à la folie de son prétendu
parent : Mme du Boccage se met alors à sa harpe , et chante
la romance de Richard : Grétry accompagne involontairement
le second couplet. Tout se découvre , et madame
du Boccage jouit de l'aimable surprise que lui a préparée
son ami. Pour compléter la fête , il ne manque plus que
le bonheur de Suzette , et , pour l'obtenir de son père , on
lui fait entendre le quatuor de Lucile : le moyen qu'il résiste
! André et Suzette sont unis.
Cette pièce a toute la froideur du genre anecdotique ,
SEPTEMBRE 1815. 153
qui présente bien peu d'exceptions à ce malheur attaché
à sa nature. On a trouvé un peu précieux les couplets, qui
presque tous finissent par un madrigal. La scène où madame
du Boccage chante la romance de Richard ( scène
d'ailleurs assez jolie ) n'a paru qu'une contre-épreuve de
celle où Suzette donne sa leçon à André ; on aurait voulu
que le rôle de Thomas fût d'un comique plus franc et
plus naturel . Les vers de Voltaire à madame du Boccage ,
et la fable de Lemonnier ( le Rat et l'Eléphant ) , sont
assez jolis pour être connus de beaucoup de monde , et c'est
comme de vieilles connaissances qu'on les a reçus à la
scène ; c'est dire assez qu'ils y ont jeté un peu de langueur .
On aurait aussi désiré que les personnages se fissent entr'eux
moins de complimens ; mais l'hommage rendu à la mémoire
de Grétry, précisément le jour anniversaire de sa mort , qui
a tant coûté de regrets à tous les amis des arts ; mais sa divine
musique , dont on a eu l'esprit de composer presque
tout l'ouvrage ; mais un style pur , correct et de bon ton ,
quelques mots heureux , un dialogue facile , en voilà sans
doute plus qu'il n'en fallait pour assurer le succès d'une
pièce qui d'ailleurs a été très - bien jouée , sur -tout par
madame Hervey et Laporte. L'auteur est M. Fougas.
Je ne sais si Grétry chantait faux ; mais si cela était ,
on conviendra qu'Henri , qui est chargé de le représenter,
pousserait un peu trop loin l'imitation .
CIRQUE OLYMPIQUE DE MM . FRANCONI.
Première représentation du Chef écossais , ou la Caverne
d'Ossian , pantomime en deux actes , à grand spectacle .
La princesse Sulmalla , fille de Malcolm , roi d'une
partie de l'Ecosse , à l'époque de l'heptarchie , est mariée
secrètement avec Occomar , chef des montagnes , que le
prince des îles , Maconor , son rival implacable , a fait
exiler de la Cour. Le jeune Lini , tendre fruit de cette
union , est élevé dans la caverne d'Ossian ; le barde Hérold
se livre aux soins de son éducation . Bientôt Maconor
découvre ce mystère ; il en instruit Malcolm , qui ne tarde
pas à arriver avec ses soldats au milieu d'une fête montagnarde.
On cherche vainement Sulmalla , qui se trouve
confondue avec les paysannes Ecossaises , lorsque le jeune
Lini trahit involontairement sa mère en se jetant dans ses
154 MERCURE DE FRANCE.
bras , et la livre ainsi à la rage de ses persécuteurs . La
princesse supplie son père , qui est près de s'attendrir ;
mais le haineux Maconor est là ; il ranime la fureur de
Malcolm on enlève l'enfant malgré les prières et la
résistance de Sulmalla . Soudain le théâtre change , et représente
l'intérieur de la caverue d'Ossian . Occomar , par
les conseils d'Hérold , s'y est réfugié , sous l'habit d'un
barde . Sulmalla vient rejoindre son époux ; mais elle rencontre
Maconor à la tête de ses satellites : celui -ci cherche
inutilement à la fléchir . Enfin , après diverses scènes qui
offrent alternativement des motifs de crainte et d'espérance
, Occomar délivre sa femme et son fils , le barde
Hérold est arrêté comme complice de leur évasion , et le
premier acte est fini .
Le second se passe dans le camp de Malcolm. Une
guerre à mort est déclarée au chef Ecossais. Sulmalla et
Lini s'introduisent dans le camp , et pénètrent dans la
tente de leur père , au moment où il se livre au sommeil ;
survient Maconor , armé d'un poignard , qui va se précipiter
sur Malcolm , lorsque Sulmalla lui arrache le fer
assassin ; le meurtrier fuit , sans être reconnu , et c'est
Sulmalla qu'on arrête et qu'on va condamner comme
coupable du meurtre qu'elle vient d'empêcher . Cette
situation se trouve tout entière dans la tragédie d'Artaxerce
, de M. Delrieu .
La princesse , ainsi que son fils , vont devenir la proie
des flammes ; le bucher s'allume : Occomar arrive à
temps pour sauver de nouveau ce qu'il a de plus cher au
monde , comme l'officier français dans la Veuve du Malabar.
Les deux personnages intéressans de la pièce , après
avoir couru de nouveaux dangers , sout enfin rendus au
bonheur , et se réconcilient avec Malcolm , qui ne peut
plus écouter les perfides suggestions de Maconor , attendu
que celui- ci a été tué dans un combat singulier.
Cette pantomime , qui avait attiré un grand concours de
spectateurs , a réussi complètement .
Un enfant à qui l'on s'intéresse , une femme persécutée ,
un traître bien méchant , la punition du crime , le triomphe
de l'innocence , de belles décorations , de jolis costumes
, des ballets agréables , un orage , un bûcher , une
tour qu'on escalade et qui s'écroule au milieu des flammes ,
tout cela se trouve par- tout , mais forme , sans contredit ,
tous les élémens d'un succès bien conditionné.
On doit cet ouvrage à M. Cuvelier ; la musique a été
SEPTEMBRE 1815 . 155
arrangée par M. Dreuil ; les ballets , ce qu'il y a de mieux
dans la prèce , sont de la composition de M. Jacquinet .
M. Franconi aîné , Mme. Franconi cadette , et Mile. Elisa
Franconi , peuvent à bon droit revendiquer leur part
de ce succès .
NOUVELLES DES THEATRES .
On dit que M. Mars , à la représentation donnée au
bénéfice de Mme . Huet , a paru prendre la part la plus vive
au succès de Miles . Leverd et Bourgoing ; puis , qu'on
vienne nous étourdir les oreilles des jalousies d'actrices !
Le produit de cette même représentation paraît être monté
de vingt à vingt- quatre mille francs .
-
Gavaudan , dit- on , a obtenu sa retraite . Nous engageons
les auteurs à retirer tous les opéras où cet intéressant
acteur avait un rôle .
La Comtesse de Traun sera le premier ouvrage joué
à Feydeau .
-A compter du 1er. octobre , les comédiens sociétaires
de l'Odéon donneront tous les jours un spectacle Français.
On annonce comme très- prochaine la représentation
d'une petite pièce intitulée : Passons les Ponts , et faite
à l'occasion de l'émigration de l'Opéra -Buffa au théâtre
Favart.
-C'est aujourd'hui que cette dernière troupe fait ses
adieux au faubourg Saint - Germain.
-
pas Le théâtre du Vaudeville ne tardera à être restauré.
On assure que le rideau d'avant -scène représentera
Henri IV sur le Pont-Neuf. On ajoute que le nouvel administrateur
est bien décidé à ne plus laisser perdre en
entr'actes un grand tiers du spectacle . On croit que l'ouverture
se fera par une pièce qui a pour titre : le Vaudeville
en vendanges.
- Après la Grotte de Fingal , ou le Soldat mystérieux ,
le théâtre de la porte Saint-Martin se dispose à monter un
mélodrame-comique en deux actes et en vaudevilles , que
l'on attribue à deux de nos plus spirituels chansonniers .
-On dispose la salle de Louvois pour recevoir, assure- ton
, un artiste allemand qui veut y monter un spectacle
mécanique dans le genre de celui de Pierre.
156 MERCURE DE FRANCE .
VARIÉTÉS.
LES SONGES DE NADIR - MOULLAH ,
Surnommé LE RÊVEUR .
Traduit de l'Arabe , de Baba- Tahiem.
PREMIER SONGE.
Nadir -Moullah , fils de Waheb , était le plus
intrépide dormeur , non -seulement de la ville de
Bagdad , mais de tout l'empire des glorieux califes ;
aussi manquait-il la plupart du temps les prières et
les ablutions du matin . Il lui était même arrivé une
fois de s'endormir dans une mosquée pendant la
lecture d'un chapitre du koran . Cette irrévérence
lui valut deux cents coups de nerf- de- boeuf sous la
plante des pieds , lesquels lui furent administrés par
l'ordre du cadi , mais ne purent venir à bout de
l'éveiller . Les vieillards les plus âgés n'avaient rien
entendu raconter de semblable à leurs ancêtres ,
quoiqu'ils vécussent dans un pays où l'on faisait
beaucoup de contes . Nadir-Moullah ne le cédait
enfin qu'à ces sept frères célèbres qui vécurent neuf
cents ans sans s'éveiller , non plus que leur chien.
et sans faire de mauvais rêves , ainsi qu'il est rapporté
au chapitre de la caverne , dans le koran ,
livre qui , comme on sait , a été écrit avec une
plume trempée dans l'encre de vérité . La réputation
du fils de Waheb s'établit si bien , que son nom
devint une espèce de sobriquet pour les gens qui
se plaisaient trop au lit. On prétend même que c'est
de là qu'on a appelé moullahs les hommes chargés
de rendre la justice , peut- être pour leur reprocher
qu'ils s'endorment trop souvent sur leurs devoirs .
Quoi qu'il en soit , Nadir commençait à rougir de
SEPTEMBRE 1815. 157
sa honteuse renommée , ce qui était déjà une chose
assez rare , même à Bagdad. On parlait beaucoup
alors , dans tout l'Orient , d'un célèbre philosophe
appelé Fazil , qui faisait sa demeure à quelques
farasanks ou parasanges de Candahar , dans les
montagnes du pays de Kachemire . Ce Fazil passait
pour ne rien ignorer de ce qu'il est possible à
l'homme de savoir; Nadir en conclut qu'il devait
aussi connaître le moyen d'empêcher de dormir.
Il se rendit donc auprès du philosophe. Sage
vieillard , lui dit- il lorsqu'il fut devant lui , le mal
dont je viens te prier de me délivrer doit attirer
toute ton attention . Il me fait consumer les deux
tiers de ma vie dans une lâche oisiveté , et je perds
ainsi un temps précieux que je pourrais consacrer à
l'étude de la sagesse.-Eh ! mon fils , lui dit le vieillard
, tu la possèdes sans t'en douter , cette sagesse
que tant d'autres n'acquièrent qu'au prix des plus
grands sacrifices . Le temps que tu passes à dormir
diminue d'autant celui qui te reste pour faire des
sottises , et entre nous , crois-moi , le plus sage
parmi les hommes n'est que celui-là qui fait le moins
de folies. Ah! reprit Nadir , j'ignorais cela. Mais
laissons la sagesse , si tu veux ; tu conviendras du
moins que si je continue une pareille vie , je ne
serai au bout du compte qu'un sot et un ignorant
que chacun montrera au doigt dans les rues de
Bagdad. -Eh ! qu'as-tu besoin de la science ? dit le
vieillard.-Je veux me faire auteur, répondit Nadir ,
et quand je ne veillerais que pour lire ce que les
autres ont dit avant moi , et pour le répéter après
eux , ainsi que cela se pratique assez généralement
aujourd'hui , encore faut-il que je veille . Fazil
n'eut rien à répondre à cela ; mais par malheur , au
nombre de ses secrets , il n'en possédait aucun
contre le sommeil . Cependant , comme un philosophe
ne doit jamais demeurer ' court , celui- ci
entama une fort longue dissertation sur les effets
.
158 MERCURE DE FRANCE.
et sur les causes de ces assoupissemens extraordinaires
dont se plaignait son hôte. La conséquence
de tout ce babil fut que Nadir devait charger quelqu'un
de l'éveiller quand il dormirait trop longtemps.
Le remède eût été bon dans de certaines
rencontres ; mais le médecin n'était pas du nombre
de ceux qui guérissent leurs malades avec des paroles.
Nadir s'endormit au milieu de la dissertation ,
et d'un sommeil si opiniâtre , que , malgré tous les
soins du vieillard , il dura près de deux jours . Fazil
eut le temps de se rappeler , dans cet intervalle ,
qu'il possédait un talisman dont la vertu pourrait
être de quelque utilité au fils de Waheb . Ce talisman
avait à-peu- près la forme d'une gaîne de couteau ;
ceux qui voulaient s'en servir y introduisaient le
bout de leur nez et s'endormaient . Durant leur
sommeil les émanations des différentes matières
dont la gaîne était composée s'introduisaient par
les narines jusqu'au cerveau , et leur action sur
cette membrane consistait à procurer au dormeur
des songes agréablement diversifiés . Le bon Fazil
fut ravi que sa mémoire l'eût servi si à propos , et
se mit à chercher son talisman . Il ne s'en servait
jamais , parce qu'il rêvait fort bien sans avoir besoin
de ce secours ; aussi eut-il une peine infinie à le
trouver. Il le déterra enfin sous une pile de livres
et de divers autres objets entassés pêle-mêle , le
1out recouvert de quatre ou cinq doigts de poussière
: il n'y a guère plus d'ordre quelquefois dans
le cabinet d'un savant que dans sa tête : mais enfin
la gaîne produisit le meilleur effet sur le bout du
nez de Nadir , et voici comment , à son réveil , il
raconta au vieillard le songe qu'il avait eu :
que
Il me sembla la fin du monde était arrivée ;
que le Dajal avait exercé ses fureurs contre les
Musulmans , et que tous les morts ressuscités se
pressaient en foule pour passer le pont aïgu et
entrer dans le paradis , ce lieu plein de délices que
SEPTEMBRE 1815. 159
notre saint prophète a promis à ses fidèles croyans.
Soixante-dix mille de ceux-là , conduits par Mohammed
, le premier ressuscité d'entre les hommes ,
passèrent sans examen ; mais aucun de ceux qui se
présentèrent ensuite ne purent éviter de répondre
aux interrogations d'Izrafiel , le premier ressuscité
d'entre les anges , et qui faisait une garde sévère à
l'entrée du pont . Lorsque leur conduite avait été
pure ils traversaient le pont sans nul obstacle ;
ceux qui avaient vécu dans la débauche , qui
s'étaient souillés de crimes , qui avaient calomnié
leur prochain , dérobé le bien d'autrui , fait le
malheur des peuples en flattant les princes , ou qui
s'étaient parjurés , faisaient à peine quelques pas et
se laissaient tomber dans le fleuve ardent . Tout
cela s'opérait avec une telle promptitude , malgré
la confusion et le brouhaha inséparables d'une
telle réunion , que je reconnus qu'il ne fallait pas
être moins qu'un ange pour y suffire. Je remarquai
divers quidams qui sans doute avaient leurs raisons
pour chercher à esquiver un fâcheux interrogatoire
, et qui tâchaient de profiter d'un moment
où Izrafiel était occupé pour se glisser derrière lui ;
mais rien ne pouvait mettre sa vigilance en défaut .
Cependant le tumute croissant toujours , et pouvant
finir par favoriser la fraude , l'ange noir prit un
long fouet avec lequel il fit promptement reculer la
foule à une distance honnête ; il mit ensuite , pour
la contenir , deux énormes dragons ailés qui vomissaient
des flammes . Ces deux terribles sentinelles
avaient pour consigne de ne laisser entrer
qu'un à un. Pour moi j'étais resté auprès d'Izrafiel ,
et je m'attendais à être chassé comme les autres ;
mais l'ange , m'ayant aperçu , me dit de demeurer ,
en me recommandant d'observer et de profiter de
ce que j'aurais vu .
Je vis d'abord s'avancer vers nous le dernier
souverain du Mogolistan . Il était d'une corpulence
160 MERCURE DE FRANCE .
avec
énorme , portait la tête haute , et fronçait le sourcil
un air de dédain remarquable. Lorsque
Izrafiel l'interrogea , à peine daigna -t-il laisser échapper
de sa bonche quelques mots sans suite , parmi
lesquels je distinguai ceux-ci : Mon empire.... la
gloire de mon ... ma divinité ... les adorations de
l'univers... le néant des peuples ... les rois mes
tributaires ... L'ange noir voyant qu'il n'y avait
pas lieu d'espérer de réponse plus satisfaisante d'un
être si peu communicatif , me commanda d'aller
lui enfoncer dans le ventre un petit poinçon d'orque
je tenais ; j'obéis. Quel fut mon étonnement
de voir Sa Majesté Mogole devenir en un instant
aussi mince et aussi plate qu'elle m'avait paru
grosse et rebondie ! Je m'aperçus alors qu'elle
n'était remplie que de vent et de fumée , alimens
peu substantiels , au régime desquels ses
courtisans l'avaient mise , et que son estomac débile
préférait à tout le reste. Sa Majesté fut si confuse
ou si désespérée de son changement , que dès que
ses pieds eurent touché le pont fatal , elle se précipita
du haut en bas , la tête la première.
Ce fut l'un des émirs de ce prince qui lui succéda
à ce redoutable tribunal , dont les jugemens sont
sans appel . Il était revêtu d'une robe superbe ,
mais dont le devant , à la hauteur du ventre et des
genoux , paraissait tout usé. Nous sûmes par lui
que l'habitude , à la cour du roi Mogol , était de se
coucher à plat ventre devant son trône pour ramasser
les favenrs ou les récompenses que ce roi
accordait à ses serviteurs . Cet émir avait gagné , en
rampant ainsi , plusieurs hautes dignités , et , quoiqu'il
fût devenu fort riche , il avait toujours conservé
ces mêmes habits , parce que les trous et les
autres signes de vétusté qui se faisaient remarquer
aux deux endroits dont je parlais tout-à- l'heure ,
“ étaient regardés dans le pays comme des marques
non équivoques du mérite de l'individu . L'ange
SEPTEMBRE 1815. 181
TIMBRE
ROYAL
demanda à l'émir s'il avait jamais versé son sang
pour sa patrie ? Non ! reprit-il , mais j'avais des
lieutenans qui me représentaient au combat , tandis
que je les représentais à Dehly. Il est juste quei
chacun se tienne à sa place . Assurément , répondit
Izrafiel , et puisque vous étiez si tendrement attaché
à votre maître durant votre vie que rien ne pouvait
vous en éloigner , je ne vois pas de raison pour
vous séparer de lui après votre mort .
L'émir n'avait pas encore disparn que nous
aperçûmes de loin quelque chose qui accourait à
nous avec une vitesse extraordinaire. Ce quelque
chose, que nous reconnûmes être un homme, quand
il fut à notre portée, était grotesquement empaqueté
dans une robe d'iman , et portait à ses pieds des
chaussures de courrier , toutes poudreuses. Une
voix sortit de ce paquet en nous abordant , et nous
dit : Le caractère de ma chaussure ne s'accorde
pas trop bien avec celui de mes habits , j'ai su
néanmoins accommoder tout cela dans le monde
d'où je sors. Je me suis aperçu qu'on ne réussissait
à
y faire son chemin qu'en courant ; j'ai retroussé
ma robe d'iman , j'ai chanssé les babouches que
vous me voyez , et je me suis mis à la piste de la
faveur des divers califes sous lesquels j'ai vécu.
Mes peines n'ont été perdues auprès d'aucun des
trois . L'un me fit premier iman de la grande mosquée
de Bagdad ; l'autre me nomma son grandvizir
; enfin je fus réellement calife sous le nom
de favori du troisième . J'avouerai que je n'ai pas
couru si long- temps sans faire quelques faux pas ,
et que plus d'une fois , pour abréger la route , je
me suis vu forcé de prendre des chemins détournés
oùje me suis un peu sali ; mais ma robe doit couvrir
tout cela . Votre pont aigu ne sera pas , au surplus ,
le premier chemin glissant que j'aurai su traverser
sans accident fàcheux . Pour peu qu'on vive à la
eour , on apprend bientôt les règles de l'équilibre :
162 MERCURE DE FRANCE.
1
Je vous souhaite un bon voyage , dit Izrafiel ,
mais je pense que vous feriez bien de quitter votre
robe avant que de l'entreprendre ; le moins d'embarras
possible est le meilleur dans un passage aussi
périlleux que celui que vous allez tenter. A ces mots ,
et malgré les violens efforts de l'Iman pour empêcher
sa robe de s'ouvrir , elle se trouva enlevée ,
et nous laissa voir un corps d'homme tout couvert
de caractères d'écriture qui m'étaient inconnus.
L'ange lut à haute voix ce qu'ils signifiaient . Sur le
front était écrit : hardiesse ; sur les joues : impudeur
; autour des yeux : hypocrisie ; sur le bord
des lèvres adulation , intrigue ; sur la poitrine :
honneurs , richesses ; sur le coeur il n'y avait que
ce seul mot : RIEN. Homme de bien , dit Izrafiel ,
je ne doute pas qu'avec les talens que vous possédez ,
vous ne parveniez facilement à faire disparaître ces
vilains mots qui sont inconnus dans le paradis , et
où il ne conviendrait pas de les introduire. Je vous
conseille donc d'aller faire une ablution préalable
dans le fleuve , et d'y demeurer jusqu'à ce que vous
soyez entièrement pur . L'Iman ne répondit que par
une laide grimace , et fit d'assez bonne grâce la
culbute dans les flots , où il fut aussitôt harponné
par les démons . Il est probable , si l'on cabale encore
aux enfers , qu'il s'y sera fait promptement des
protecteurs.
Un lettré de la Chine succéda à l'Iman . Il portait
autour de lui plusieurs outres plus ou moins
gonflées. Quel était ton emploi sur la terre , lui
demanda Izrafiel ? Hélas ! monseigneur , répondit
le lettré , après avoir fait vingt- quatre grands saluts ,
à chacun desquels il toucha la terre avec son front ,
vous voyez toutes ces outres ; elles renferment une
certaine substance , ou pour mieux dire un certain
fluide extrêmement subtil et léger , qu'on appelle
flatterie , en langage chinois . J'avais résolu
de m'établir marchand de cette denrée , qui est
SEPTEMBRE 1815. 163
profort
recherchée par nos grands seigneurs , et dont
plusieurs de mes confrères faisaient un débit considérable
et très-productif. Mes soins n'eurent pas
le succès qu'ils méritaient . Je vidai successivement.
plusieurs de mes outres à diverses personnes d'un
rang très - éminent , et que la voix publique annonçait
en faire une grande consommation ; mes avances
furent toutes malheureuses , et je ne pus obtenir
une seule pièce de monnaie de gens à qui j'avais si
libéralement distribué ma marchandise . Il est vrai
que plusieurs fois , en échange , on me renvoya
d'un autre vent , à-peu-près de la même qualité que
le mien , et qu'on appelle , en termes vulgaires ,
remerciemens , protestations , etc. Mais tout cela
est une nourriture qui profite beaucoup aux riches ,
et ne vaut rien pour nous autres pauvres lettrés ;
anssi la libéralité de ces bons seigneurs n'empêchaitelle
pas mes entrailles de crier la faim. Je crus qu'un
dernier effort me sauverait . Un homme de la
vince de Pé- ché-lé , qui , de simple cureur d'égouts ,
était parvenu tout-à-coup , on ne sait trop comment ,
à une fortune immense et scandalisait toute la
ville de Nanking par l'étalage d'un luxe sans bornes ,
me parut être envoyé par le prophète pour mettre
un terme à ma misère . Je recueillis donc le peu de
forces qui me restaient pour emplir avec soin la
plus belle de mes outres , dans l'intention de l'offrir
au riche Pé-ché-léen . Comme j'étais surle point de
recueillir ce premier fruit de tant de peines , l'ange
de la mort est venu me surprendre au milieu des
plus rians projets . Il est vrai que je ne saurais dire
bien précisément à votre excellence si c'est le jeûne
forcé que j'observais depuis si long-temps , ou la
joie d'être à la veille de le rompre , ou la déroute
générale qui m'a conduit ici ; peut- être sont - ce ces
trois causes à-la-fois. Le fait est que m'y voici ; et
si votre grandeur vent bien me laisser passer et
m'aider de son puissant secours pour entrer dans
"
164
MERCURE
DE FRANCE
.
le paradis , qu'elle jugera sans doute que j'ai bien
gagné par les tourmens sans nombre qui m'ont
affligé durant ma vie , je la prierai d'accepter ,
comme une marque de ma reconnaissance , cette
belle outre que je destinais au parvenu de Pé chélé.
Le lettré , à ces mots , fit soixante nouvelles salutations
encore plus profondes que les premières.
Izrafiel lui répondit : Mon ami , je suis reconnaissant
du présent que tu veux me faire ; mais garde
ton outre si tu es trop maladroit pour traverser le
pont , elle pourra t'aider à surnager.
Le lettre partit avec son outre , et fit place à un
Egyptien . C'était un homme que le sultan de ee
pays avait chargé de recevoir les impôts publics . Il
n'était pas
d'une moindre grosseur que le roi Mogol ;
mais la cause de son embonpoint n'était pas la
même. Le trou que je lui fis auventre avec mon petit
poinçon , ne laissa sortir que du sang. C'était celui
des malheureux dont il avait dévoré la substance .
Le receveur alla tenir compagnie à sa majesté Mogole
, à l'Emir , à l'Iman et au lettré chinois .
A la suite de l'Egyptien se présenta un poète
persan , célèbre par ses larcins littéraires . Sur ses
vêtemens pendait une quantité si prodigieuse de
petits morceaux de papiers , qu'on n'apercevait plus
l'étoffe , ni de sa robe , ni de son caleçon . Tout ce
papier était couvert de vers et de prose . On lisait
dessus les passages ou les pensées que le poète avait
dérobés à ses confrères. Une conscience si chargée
ne l'empêcha pas néanmoins de traverser le pont
d'un pas fort leste et fort assuré. J'allais interroger
l'ange noir à mon tour pour lui demander comment
il pouvait se faire que le paradis fût d'un si facile
accès à un larron de cette force ; mais il prévint ma
question , et me dit : S'il fallait condamner an feit
de l'enfer tous ceux qui ont de semblables délits à
se reprocher , aucun poète n'entrerait dans le Ciel ;
cependant ils y sont nécessaires . Les plaisirs de
SEPTEMBRE 1815 . 165
l'esprit ne font pas moins partie des délices que
Papôtre de Dieu a promises à ses élus , que les plaisirs
des sens. Pourvu qu'un poète n'ait pas consacré
ses talens à rendre le vice aimable , à répandre l'impiété
sur la terre , et à louer les actions criminelles ;
s'il a , au contraire , encouragé ses lecteurs dans la
pratique de la vertu , nous passons sur ces pécadilles
du métier , dont les sifilets ont déjà fait justice .
les
Je ne finirais pas de vous raconter , continua
Nadir , tout ce que j'ai vu dans cette longue journée
du jugement qui dura mille ans , comme il avait
été révélé à Mohammed. Les torrens des généra¬
tions qui s'étaient succédées sur la terre , depuis l'ori
gine du monde , s'écoulèrent devant moi ; les bêtes
qui étaient ressuscitées en même temps que.
hommes , remoururent , à l'exception de l'âne d'Esdras
, du chameau de Mohammed , et de quelques
autres qui entrèrent dans le paradis , et je demeurai
seul au milieu de la vaste et silencieuse solitude de
l'univers , l'imagination toute pleine du terrible
spectacle auquel j'avais assisté , et frappé de terreur
par le souvenir du petit nombre d'élus qui avaient
traversé le pont. L'ange noir alors se tourna de
mon côté ; mais je ne pus entendre ses paroles . La
frayeur qui s'empara de moi fut si forte , que je me
laissai tomber presque sans connaissance : la secousse
me réveilla . Loué soit DIEU , et Mohammed
son prophète !
DES DÉSORDRES ACTUELS DE LA FRANCE
sion
ET DES MOYENS D'Y REMÉDIER .
Par M. le Comte DE MONTLOSIER.
( Premier Article . )
2
Lorsqu'on lit cet ouvrage , et que l'ou ajoute à l'impresque
l'on en reçoit le souvenir du rôle honorable et
si l'on peut le dire , suranné que M. de Montlosier a joué
depuis le commencement de la révolution française , on
166
MERCURE
DE FRANCE .
se représente ce brave gentilhomme comme une de ces
monnaies antiques fortement frappées , autrefois d'une
grande valeur , encore précieuses par la matière , mais
qui n'ont plus et n'auront plus de cours. Ce sont des
trésors de cabinet .
M. de Moutlosier est le noble par essence et par excellence.
Plein de respect pour ses ancêtres et d'admiration
pour les moeurs , les lois , la science du vieux temps ,
il voudrait y ramener la génération actuelle ; il ne peuse
pas que les causes n'ont pu demeurer toujours causes , et
que c'est précisément parce qu'elles ont agi qu'elles ont
été remplacées par leurs effets.
Cette vérité simple est d'une application universelle .
Que l'on suive le cours d'un fleuve depuis sa naissance ,
au sein des montagnes , jusques à son embouchure au sein
des mers , on verra la progression des effets que son mouvement
produit sur les masses qu'il rencontre ou qu'il
entraine. D'abord des roches épaisses , anguleuses , informes
, sont irrégulièrement semées sur le lit du torrent ;
et ces roches sont presque toutes aussi différentes de nature
que
de forme et de grosseur . Chacune , selon la montagne
d'où elle est descendue , est composée d'élémens
particuliers . Plus loin , les roches ont déjà moins d'aspérité
, moins de volume , et elles sont plus mélangées ; sur
cette plage repose la même quantité de matière , ou même
une plus grande quantité ; mais elle est plus pressée , plus
entassée ; il y a moins de vides pour le contact de l'air
et pour le passage des eaux. Plus loin encore , ce genre
de progrès augmente , et il augmente sans cesse. Enfin
les masses particulières ont disparu ; brisées par les chocs
sans nombre qu'elles ont éprouvés , elles ont versé leurs
élémens dans la masse générale , qui les a tous absorbés
et confondus .
Le temps est le fleuve des sociétés humaines ; les hommes
en sont les élémens .
Quelle puissance pourrait contraindre une nation à remonter
le fleuve du temps ? et lorsque son cours long et
rapide a rompu tous les rangs , toutes les classes , toutes
les masses particulières , qui pourrait retirer chaque individu
, ou chaque famille , de la masse générale , et les
faire rentrer , par une forte union , à un certain nombre
d'autres individus , ou d'autres familles , dans l'état d'agré
gation , de corporation ? Une telle opération sera à jamais
impossible : elle sera à jamais combattue par les lois éternelles
de la nature et du mouvement.
SEPTEMBRE 1815. 167
Pour les nations , comme pour les individus , l'art de se
rendre , sinon toujours satisfait , du moins résigné et paisible
, c'est de bien connaître ce qui doit nécessairement
arriver , ce que rien ne pourrait empêcher , et d'y conformer
d'avance ses voeux , ses projets et son attente ;
d'où l'on doit conclure combien la science réelle , combien
la connaissance de la vérité est nécessaire à la sagesse
politique. Elle l'est encore plus qu'à la sagesse individuelle
car l'individu n'a que des relations bornées et
ordinairement simples ; les nations très - avancées en civilisation
ont des rapports très -étendus , très-multipliés et
très-compliqués. C'est ce que l'on oublie sans cesse . En
parlant de la France , de ses besoins politiques , des institutions
qui lui conviennent , on la considère toujours
comme un corps isolé .
Mais la nation française fût -elle , en ce moment , libre
de toute action ou réaction étrangère , fût-elle déposée à
la surface d'une île environnée de barrières impénétrables ,
la véritable politique , la politique fondée sur la connaissance
des lois éternelles , n'en ordonnerait pas moins de
considérer les Français , non dans l'état où ils furent ,
mais dans l'état où ils sont ; de considérer cet état luimême
comme le fruit du temps , comme le fruit de tous
les états par lesquels le peuple français a successivement
passé ; enfin de prévoir d'avance l'état inévitable auquel
le peuple français doit parvenir , afin de n'instituer que
ce qui peut l'y conduire , et d'éviter ce qui , sans arrêter
sa destination , ne pourrait que la choquer , par conséquent
prolonger les souffrances de ce peuple , entretenir ou
meme augmenter son agitation .
il est vraisemblable qu'un traité de politique réelle , de
politique fondée sur les lois éternelles du mouvement et
de la nature , éclorra des circonstances critiques dans
lesquelles l'Europe , et plus particulièrement la France
se trouvent engagées . L'expérience est aujourd'hui si
pressée , si frappante , les luniières si répandues , les bons
esprits si nombreux ! On voit les opinions saines , les opinions
naturelles faire des progrès si rapides ! Telle pensée ,
vraie et profonde , qui , l'année dernière , était traitée
ou de chimère , ou de paradoxe , ou de blasphème , est
aujourd'hui hautement défendue , justifiée , propagée ;
d'excellens écrivains s'accordent pour la développer , pour
la démontrer ; l'opinion générale en vient jusques à la
recevoir pour ce qu'elle est , c'est - à - dire , pour évidente ,
pour indubitable, par conséquent pour éminemment sociale
168
MERCURE
DE FRANCF
.
et utile ; ses anciens agresseurs se rendent , ou se taisent ,
ou ne sont plus écoutés .
Au premier rang parmi ces pensées destinées à devenir
bientôt générales et vulgaires , est celle - ci :
La révolution française fut , il a vingt - six ans, une
oeuvre nécessaire , tentée par un effort très -noble , trèsmodéré
, que dirigeaient les meilleurs esprits , les hommes
les plus estimables , sous l'impulsion très -prononcée de
J'opinion publique . Cette oeuvre nécessaire fut inconsidérément
entravée ; ne pouvant reculer , elle brisa ses barrières
, elle s'arma d'irritation nécessaire pour pouvoir
les briser.
Que l'homme enfermé dans un édifice sur lequel la
foudre tombe , s'épouvante et gémisse de ce que cet édifice
est renversé , ses plaintes sont un soulagement auquel la
nature l'invite ; mais pendant qu'il construisait sa demeure
sur un lieu élevé , des hommes éclairés et prévoyans lui
avaient dit : Afin de jouir des précieux avantages d'un
air pur et d'une vue étendue , vous placez votre asile dans
les hautes régions de l'atmosphère : prévenez , sur votre
tête , l'accumulation des matières orageuses. Il est des
moyens de donner un écoulement insensible à ces matières
; employez les : une précaution douce et soutenue
détournera de grands malheurs .
Ces conseils de la raison et de l'expérience avaient été
imprudemment rejetés ; il avait fallu de violentes catastrophes
pour montrer combien ils étaient en eux-mêmes
vrais et salutaires.
Heureux aujourd'hui si les Français s'accordent enfin
pour les suivre , et si les circonstances dont ils gémissent
ne mettent point d'invincibles obs'acles à la recomposition
sage et prudente de leur édifice social ! Il vaut mieux détourner
de telles craintes et supposer qu'ils sont réellement
les maîtres de leur sort . Dans cette supposition
encourageante , il faut encore que les hommes judicieux ,
que les bons citoyens se hatent de faire entendre , et le
plus fortement possible , la voix de la raison et de la prévoyance
; il faut qu'ils arrêtent , de tout leur zèle , les impulsions
rétrogrades que peut- être un trop grand nombre.
d'hommes , aujourd'hui , veulent donner à l'opinion publique
et à l'autorité. Parmi ces hommes d'une intention
ou d'une opinion qui pourraient devenir si fatales , il
est qui méritent de grands égards. Je m'empresse de
nommer sur-tout M. de Montlosier , homme vertueux ,
fier , courageux , réellement noble de naissance , d'haen
SEPTEMBRE 1815. 169
bitudes et de caractère : on ne doit le combattre qu'avec
respect ; mais on doit le combattre , et à cause même du
respect qu'il imprime. Généreux défenseur de choses tombées
, il prend , pour les relever , ou du moins pour les
faire regretter , un ton de chaleur qui intéresse : séduction
dangereuse ! car , malgré les progrès de la raison
publique , il est encore bien des hommes moins éclairés
que généreux .
Je me propose de réfuter les principales assertions ou
opinions de M. de Montlosier ; je me borne aujourd'hui
à l'une des plus frappantes.
« Le tableau de la France actuelle , dit M. de Mont-
» losier , peut se partager entre deux efforts continus :
» celui de la révolution , à l'effet de s'emparer de
» Louis XVIII et de le changer en elle , et celui de
» Louis XVIII , à l'effet de s'emparer de la révolution et
» de la changer en lui . Si la révolution conserve dans
» l'Etat une ombre de prépondérance , l'issue n'est pas
>> incertaine . Honteuse de son illégitimité auprès d'un
» trône légitime , elle se fera , n'en doutons pas , une
» armée de tous les orgueils blessés , une puissance de
toutes les hontes ; elle brisera à la fin une tête avec
» laquelle tout son corps se trouvera en discordance . Elle
>> appellera alors sur le trône une illégitimité quelconque,
» à l'effet de consacrer toute son illegitimité. »
})
La teinte paradoxale de ce paragraphe résulte de ce que
M. de Montlosier , ainsi que plusieurs autres écrivains , confondent
encore la révolution avec les armes terribles dont
elle s'est servie et les coups affreux qu'elle a frappés . La révolution
, considérée en elle -même , ne peut pas être honteuse
de son illégitimité , car elle n'est rien moins qu'illégitime.
Tout ce qui est nécessaire a éminemment le caractère
de légitimité. La révolution , puisque vous la persounifiez ,
fut désolée des résistances qui lui furent opposées , et aujour
d'hui elle gémit des maux et des excès qui furent produits
par cette résistance . Ramenez - la à sa naissance , placez - la
sous l'égide d'un prince , à -la - fois ferme et éclairé , elle
croîtra et s'affermira sans secousse ; la génération actuelle
jouira de ses bienfaits et n'aura rien à lui reprocher .
Si la révolution est le corps de l'opinion nationale
Louis XVIII en est la tète ; et , au lieu de la briser , elle
conservera soigneusement cette tête qui lui convient et
à qui elle convient ; elle la défendra avec ardeur contre
toutes les atteintes qu'on voudrait lui porter.
Si la révolution , ainsi réduite à son essence primitive
170
MERCURE
DE FRANCE.
ne conservait point dans l'Etat , je ne dis
avec M. de Montlosier , une ombre de prépondérance ,
seulement
pas
mais une
prépondérance absolue , je penserais comme cet
écrivain , mais dans un autre sens , que l'issue n'en serait
pas incertaine ; l'agitation , la discorde , la faiblesse , se
maintiendraient dans l'Etat jusques au moment où cette
prépondérance serait acquise. Mais par le concours du
Roi, elle est
manifestement
prépondérante ; espérons le retour
de la force et de la
tranquillité.
-
Ajoutons maintenant que non seulement la révolution
, dans son essence primitive , doit l'emporter , mais
qu'on ne peut la séparer des résultats , même exagérés ,
qu'on l'a forcée d'obtenir. La puissance des intérêts humains
a maintenant identifié ces résultats avec elle. Ces
maux cruels ces changemens violens , ces spoliations si
dures , dont il est bien naturel aux victimes de se plaindre ,
sont le produit d'une lutte que la révolution n'a point
appelée , qu'elle a évitée le plus long- temps possible, mais
dans laquelle elle ne pouvait manquer de vaincre . Toute
nécessité étant légitime , la patrie demande aujourd'hui ,
comme chose légitime , que le vaincu se résigne aux suites
de sa défaite . Après une bataille perdue , on ne peut se
trouver dans la situation où l'on serait encore si l'on
n'eût point témérairement provoqué le combat.
REVUE LITTERAIRE.
Z.
L'aspect de la semaine dernière n'a pas changé en fait
de littérature. Il paraît que la saison est favorable aux
petits livres , aux petites feuilles , même aux petits hommes ,
car il pullule des nains . A propos de nains , pourquoi
donc ces homoncules sont - ils taquins , rogues et hargneux ,
comme le sont en général les petits chiens ? Il faudra que
je fasse cette question à quelque naturaliste qui se sera
occupé des familles des petites bêtes . Je me souviens bien
d'en avoir entendu au collège une explication physiologique
tirée de la situation trop rapprochée de certains
organes dans ces petits corps . Je n'ose pas rapporter textuellement
les termes crus, et bons pour des écoliers, de
cette explication ; ils blesseraient les lecteurs délicats.
D'ailleurs , je ne la crois pas en elle- même très - solide ;
je la trouve mal sonnante , sentant quelque peu le matérialisme
, en ce qu'elle suppose une action tres-directe de
la matière sur l'esprit qui , étant immatériel , ne saurait
SEPTEMBRE 1815. 171
être atteint de ces émanations grossières , nonobstant
toute prétendue découverte , expérience ou raisonnement
contraire des élèves et partisans de la philosophie moderne .
Au reste et en attendant une meilleure solution , comme
le fait subsiste , il me conduit à une autre idée , et je demande
si , de même que de profonds observateurs prétendent
lire le caractère des gens dans celui de leur écriture
, on ne pourrait pas aussi déterminer les proportions
de nos littérateurs , d'après certain air , certaines formes ,
certain geure d'esprit , dominant habituellement dans
leurs ouvrages. Voilà peut- être le principe d'une découverte
qui sera véritablement neuve , et dont , pour
ment , je laisse à quelque Lavater le soin de déduire la
théorie ; me réservant , comme de raison , s'il y a quelque
résultat glorieux ou simplement utile , de crier au plagiat
et de réclamer le brevet d'invention .
Provisoirement , revenons à nos brochures.
le mo-
La quatrième édition de l'itinéraire de Napoléon , de
Fontainebleau à l'île d'Elbe , par M. le comte de Waldbourg
- Truchsess , est annoncée comme augmentée de
plusieurs faits qui ne sont pas dans l'original .
Le titre de cette brochure est composé avec beaucoup
de détail et de précision ; il tient toute une page . Nous
espérons que nos lecteurs nous pardonneront de nous être
exempté la peine de ne l'avoir pas copié dans toute sa
longueur. D'ailleurs nous trouvons que sa dimension convient
parfaitement à l'importance , sinon de l'ouvrage , du
moins des hauts personnages qui y sont en scène. Cette
brochure est assez connue pour que nous nous contentions
de l'indiquer . Nous rappellerons seulement à son auteur
que Montesquieu , brouillé avec un de ses amis , prévint le
public que s'il lui arrivait d'en parler on ne devrait l'écouter
qu'avec réserve. Parmi une foule d'anecdotes d'auberge
qui figurent très - bien dans la relation d'un voyage , nous
avons remarqué le fait suivant :
En passant à Saint-Maximin , Bonaparte raconta : « Qu'il
» y avait dix - huit ans qu'il avait été envoyé dans ce pays
» avec plusieurs milliers d'hommes , pour délivrer deux
» Royalistes qui devaient être pendus pour avoir porté la
>> cocarde blanche. Aujourd'hui , ajouta - il , ces hommes
» recommenceraient les mêmes excès contre ceux qui se
» refuseraient à la porter. »
Le maréchal Ney devant les maréchaux de France.
C'est le titre d'un petit écrit simple et sans prétention
172 MERCURE DE FRANCE .
dont l'auteur se borne à exposer le précis nu de la vie et
des services de ce général.
On y retrouve quelques passages du mémoire de son
avocat ; mais ceci n'est plus assez littéraire pour que nous
nous y arrêtions davantage.
Nuits de l'abdication de Napoléon , avec cette épigraphe:
Revelabo pudenda vestra ; je révélerai vos turpitudes.
Si en cette matière l'auteur eût entrepris de tout dire ,
il se serait imposé une rude tâche ; mais bien qu'il nous
annonce du scandale, on pourra trouver qu'il en use avec
circonspection , et qu'il ne tient pas tout ce que son titre
semblait promettre. Il paraît avoir été attaché au palais
impérial ; c'était un bon poste pour voir et entendre beaucoup
de choses . Il confesse aussi avoir quelquefois écouté
aux portes. On dit que ce n'est pas très - honnéte ; mais il
s'agissait d'affaires politiques et non d'affaires bourgeoises;
et en politique , si l'on en croit des maîtres qui jusqu'ici
s'en sont bien trouvés , la mesure de l'honnête c'est l'utile.
Mais laissons cette question peu importante pour nous
autres curicux qui ne cherchons qu'à nous amuser , fût - ce
aux dépens de notre prochain . Pour Messieurs du parterre
une abdication qui vient dénouer un drame passablement
terrible , peut avoir son côté amusant. L'auteur
des Nuits l'a assez bien saisi . Il nous donne des anecdotes
faites pour piquer la curiosité des lecteurs. Sa brochure
porte un cachet singulièrement frappant de naturel et de
vérité , c'est une qualité assez remarquable pour un ouvrage
écrit à la cour ; il est vrai qu'à cette cour on jouait
la dernière scène , et que l'auteur allait en sortir ,
Assez souvent indiscret , il nomme les masques en
toutes lettres quelquefois on ne sait quelles considérations
le ramènent à la réserve et à la circonspection , et
il ne nous donne plus que des initiales ; mais ces légers
voles se soulèvent presque d'eux - mêmes , et l'auteur
semble avoir plus pensé à aiguiser qu'à dérouter la malignité.
La physionomie des divers partis qui se disputent l'honneur
d'arracher l'abdication de Napoléon est finement
indiquée dans cette espèce de drame politique : le lecteur
peut y chercher quel est celui qui était chargé des intérêts
de la France.
L'Ami du Trône , ou Recueil d'écrits contre les factieus
qui l'ont renversé , tel est le titre d'une brochure qui
vaudra à M. F. G. S. , son auteur , beaucoup de suffrages ,
mais probablement aussi quelques critiques . IndépendamSEPTEMBRE
1815 . 173
ment de toute opinion , on doit reconnaître à cet écrivain
de la chaleur , de l'entrainement , et cette véhémence
oratoire qui part de l'ame et donne au style ce mouvement
, cette vie qui caractérisent la véritable éloquence.
Sa brochure se compose d'une vigoureuse philippique
contre le Censeur , d'une exposition non moins impétueuse
de la dernière usurpation de Bonaparte , et d'un examen
de son acte additionnel sous forme de lettre à M. Benjamin
Constant , qui fat , au grand étonnement de l'auteur
, l'un des rédacteurs de cet acte.
S'il suffit d'une haine profonde contre les auteurs des
maux de la France , pour produire un bon ouvrage ,
M. F. G. S. a droit de prétendre à cet égard au succès
le plus complet ; mais si les passions , même les plus excusables
en apparence , entrainent toujours au- delà des
justes bornes ceux qui s'abandonnent à leur violence
aveugle et sans frein , il sera à craindre que L'Ami du
Trône ne se montre pas toujours un ami sage et sûr , et
plus d'une fois la voix de la raison , s'il veut l'écouter ,
devra modérer la fougue de son zèle . Il nous a paru que
dès son début il se mettait dans une position fausse . Il
vent , dit- il , et son but en lui-même est louable , combattre
tous ceux qui , sous un masque ou sous un autre ,
tenteraient de troubler la tranquillité de la patrie , dans
ce moment où de nouveaux agitateurs , malgre la chute et
la captivité de leur chef, se prévalent de la bonté du Roi
pour préparer de nouveaux troubles .
Il nous est difficile d'accorder à l'auteur cette supposition
. Non , Bonaparte ne peut plus être le chef d'aucun
Français : ce n'est pas seulement l'Océan , c'est une mer de
sang , c'est un gouffre de ruines qui s'ouvre désormais
entre nous et lui . Supposer gratuitement des partis , appeler
contre eux les haines et les vengeances , c'est donner
le signal d'une guerre sans paix , c'est éterniser les troubles
et les discordes. Si l'espace nous le permettait , nous
citerions le portrait vigoureux que l'auteur trace de Bonaparte
, nous louerions sans aucune restriction la solidité
des observations par lesquelles cet auteur combat les principes
équivoques qui ont présidé à la rédaction du fameux
acte additionnel , et nous nous étonnerions franchement
ensuite que celui qui , dans cet écrit , défend victorieusement
les maximes d'une liberté sage , sous l'égide constitutionnelle
des lois , ait pu tracer les lignes suivantes :
<< Imprudent et généreux monarque , si la loi ne frappe
» pas , les vengeances puniront , et vous aurez la douleur
174 MERCURE DE FRANCE .
» d'avoir provoqué par une clémence inhumaine des réac-
>> tions cruelles .... Trop digne fils d'Henri IV , rappelez-
>> vous la fin tragique du bon Roi . Les princes qui savent
>> punir règnent heureusement. Les plus horribles cata-
>> strophes sont trop souvent le prix de l'excessive in-
» dulgence. »
Nous pourrions demander à l'auteur si , à Constantinople
, les sultans règuent si heureusement , et si leurs
fréquentes catastrophes sont le prix de leur indulgence ;
nous le prierions de nous dire s'il pense que ce Grand
Henri ne se connut pas autant que lui en l'art de régner ,
et nous lui opposerions l'autorité de ce prince , lorsqu'en
publiant l'Edit de Nantes il disait : « Que nos malheurs
» passés nous servent de leçon pour le présent et pour l'a-
» venir ! N'avons -nous pas assez versé de sang ? N'avons-
>> nous pas assez souffert ?... C'est être impie , injuste et
» sans foi que de souhaiter une guerre civile. » Enfin ,
nous pourrions lui faire observer qu'il n'est peut-être pas
très - adroit , pour sa cause , de rappeler la fin tragique du
bon Roi , puisqu'elle fut l'ouvrage de ce même esprit de
vengeance , d'intolérance , de proscription , que des passions
tout au moins bien imprudentes , voudraient aujourd'hui
ramener en France , sans penser qu'il ne peut
convenir ni à la justice ni à la grandeur d'un Roi , père
de son people , de lui proposer de régner sur des cadavres
et au milieu des débris . Mais nous aimons mieux opposer
à M. F. G. S. un autre écrit qui vient aussi de paraître ,
et qui , sous le titre de Clémence et Justice , proclame des
maximes de gouvernement que nous invitons l'Ami du
Trône à méditer .
« Une liberté sage et bien ordonnée , y est - il dit , est
» le besoin des ames généreuses , elle est le voeu de tous
» les Français ( même de l'ami du trône ) . Les mauvais
» princes se vengent , mais les grands Rois oublient et
» pardonnent... Ils ne sont pas amis du prince , ceux qui
» lui conseillent des actes contraires à sa justice , à sa
» dignité , c'est - à - dire à ses intérêts . Par exemple ,
» l'homme qui aurait fait entendre le mot vengeance ,
» réaction , aux portes du Louvre , lorsque Henri IV y ren-
>> trait , cet homme eût été assurément l'ennemi de la
» gloire et des intérêts de son prince . A force de géné-
» rosité et de clémence , Henri triompha sans retour ,
» comme le dit ingénument Amelot , de la mauvaiseté des
» temps et avide cruauté des malveillans et courtisans qui
» se disaient ses amis , et étaient au contraire ses plusSEPTEMBRE
1815. 75
dangereux ennemis... Si Henri IV eût permis à ses
» plus zélés serviteurs de s'abandonner aux vengeances ;
» s'il n'eût pas observé et fait observer religieusement
» ses promesses de pardon , d'oubli du passé , ce prince
» et son auguste maison eussent vraisemblablement perdu
» pour jamais la couronne de France . »
Le Dictionnaire des immobiles nous arrive : honneur ,
pour la rareté du fait , au Dictionnaire des immobiles !
enfin , tout n'est donc pas girouette dans le monde . Mais
aussi , quel petit nombre d'exceptions ! Ce dictionnaire.
est en 38 pages et en 17 articles . Mais j'y vois l'armée
et la nation . Oh ! voilà deux assez beaux collectifs ! l'une
toujours fidèle à la gloire , l'autre triomphant de tous les
excès , ét atteignant , à l'abri du trône légitime et constitutionnel
, une organisation sociale faite pour accorder
la puissance du prince avec la liberté des citoyens .
Certes voilà plus d'immobiles que ne nous en promettaient
les dimensions du dictionnaire : voilà de quoi faire
honte aux girouettes ce sont elles qui sont hors de
ligne. La plupart , assure- t-on , commencent à le sentir ;
elles sont fatiguées de leur mobilité , et dès qu'elles verront
le baromètre du Luxembourg et du palais du Corps
législatif au beaufixe , elles saisiront elles - mêmes cette
occasion de s'arrêter.
M. le lieutenant - général Caruot publie l'Exposé de sa
conduite politique depuis le 1er juillet 1815. Mis sous la
surveillance de la police générale jusqu'à ce que les deux
chambres aient statué ultérieurement sur son sort , l'auteur
entreprend de prouver qu'il n'a pas mérité de perdre
l'estime dout le public l'a toujours honoré. Il fait observer
que , seul des ministres de Napoléon , il a été compris
dans l'ordonnance du 24 juillet , et pense cependant
que tous ont partagé sa fidélité à remplir les mandats qui
leur avaient été confiés ; qu'ils ont tous eu le même but
celui de sauver la France d'un démembrement , et Paris
de sa destruction . Il croit pouvoir attribuer l'exception
qui le met hors de la clémence royale au fameux Mémoire
qu'il rédigea en 1814 , et il fait observer que ce Mémoire
n'était point destiné à être publié ; qu'on l'a fait imprimer
sans son aveu , malgré ses réclamations , et que le ministre
de la police même lui a avoué qu'il y avait consacré une
sommede 1500fr. Après avoir rappelé et le but et l'esprit
de son Mémoire , et démontré toute la légèreté ou la
fausseté des imputations auxquelles il a donné lieu , M. Carnot
ajoute : « Pourquoi faut-il que ce soient presque tou76
MERCURE DE FRANCE.
>> jours ceux qui font entendre des vérités salutaires , qui
» soient en haine aux agens du pouvoir , tandis que les
apôtres du mensonge , pourvu qu'ils sachent eminieller
leur coupe empoisonnée , en sont favorablement
» écoutés? » Discutant ensuite quelle part on voudrait lui
attribuer aujourd'hui dans le retour imprévu de Napoléon,
il cite divers faits qui prouvent que loin d'y participer , il
á pensé et dit à des personnes de la cour , que cette téméraire
entreprise serait étouffée en naissant , si le Roi
voulait s'attacher fortement aux défenseurs de la constitution
et sacrifier ses ministres , qui avaient fait tous leurs
efforts pour égarer la marche du gouvernement . Ici , tout
lecteur dira , sans doute , pourquoi M. Carnot , pensant
ainsi, a -t-il accepté la place de ministre de Bonaparte ? Il sent
que l'objection est pressante , et voici sa réponse : « Pour-
» quoi , d'abord , ne fait-on pas la même question aux
» autres ministres ? .... Devait- il ensuite , en refusant ,"
» s'exposer à passer dans l'opinion pour un mauvais
» citoyen , ou bien , investi de la confiance du chef de
» l'Etat , travailler à le précipiter du trône ? » Enfin , il
convient qu'en acceptant le ministère , il a cru y être utile
à son pays ; que sur tout il y a été engagé par l'illusion que
les circonstances du retour de Bonaparte ont produite sur
son esprit , en y faisant naître la persuasion qu'un événement
si extraordinaire , une tentative si démesurée ,
n'auraient pu avoir lieu, s'il n'y avaiteu à cet égard un consentement
tacite , du moins des principales puissances de
l'Europe...
L'ouvrage contient une foule de détails infiniment curieux
sur les rapports de l'auteur avec Napoléon , et que
nous sommes forces d'omettre ; il est terminé par l'exposé
de tous les efforts du gouvernement , dont il était membre ,
pour sauver Paris , où le maréchal Blucher voulait entrer
sans capitulation , et en faisant l'armée prisonnière. La
suspension d'armes que le gouvernement négociait , n'avait ,
dit - il , d'autre but que de faire rentrer la ville sous
l'obéissance du Roi , sans effusion de sang ; tandis que les
alliés , qui étaient censés agir au nom de ce prince ,
poussaient les Français au désespoir , en les plaçant entre
le déshonneur de se rendre à discrétion , et la nécessité
de s'ensevelir sous les ruines de la capitale . M. Carnot
s'attache à démontrer qu'une défaite complète des alliés
sous Paris etait impossible ; et comme une bataille perdue
entraînait la destruction de la capitale , il conclut
qu'on ne peut lui imputer le rôle de ligueur , et que le
SEPTEMBRE 1815. 177
fils de Henri IV ne peut lui savoir mauvais gré de co
qu'il a concouru à lui é arguer la douleur de ne retrouver
, à la place de sa bonne ville de Paris , que des décombres
et le deuil universel.
Cette brochure , quelque opinion qu'on se soit faite de
son auteur , est extrêmement curieuse , et pour le temps
où elle paraît , et à cause du rôle qu'a joué celui qui la
publie.
Terminons notre revue de ce jour par les armées françaises
depuis le commencement de la révolution jusqu'à
la fin du règne de Bonaparte.
" Puisque la bataille de Waterloo , disent les éditeurs
» de cet intéressant recueil , semble avoir fait oublier à
» l'Europe qu'il existe des armées françaises , il est du
» devoir d'un Français de le lui rappeler , et il y a peut-
» être quelque mérite à choisir cette circonstance pour
>> le faire. >>
Oui , nous sommes forcés de l'avouer , il y a peut- être
aujourd'hui quelque courage à défendre la gloire de
l'armée , la seule qu'aucun parti ne puisse coutester, la plus
entière qui nous reste , même après les efforts de la fortune
contraire pour l'obscurcir un instant ; mais nous
accorderons moins aisément aux éditeurs , que la bataille
de Waterloo ait fait oublier qu'il existât des armées francaises
, et nous croyons au contraire que tout ce qui se
passe depuis cette époque , prouve irrésistiblement qu'on
ne s'en souvient que trop bien.
Ce recueil est comme l'esquisse d'un grand monument
que l'histoire élevera à nos braves . I intéresse trop, de
monde pour ne pas obtenir un grand succès. Il est terminé
par une table chronologique des principaux événemens
de la guerre depuis 1792 .
Cette table , très- commode , devenait indispensable , car
l'imagination et la mémoire commençaient à se perdre
dans cette forêt de lauriers .
L'ATHÉNÉE royal de Paris , sur le point de commencer
ses travaux , s'occupe en ce moment de la composition
du professorat pour l'an 1816. Le programme
paraîtra très -incessamment .
POÉSIE.
ODE
CONTRE LES DETRACTEURS DE LA POÉSIE.
A M. D. D. L*****
O toi , qui jeune encor , sur les bords du Permesse ,
Goûtes de l'art des vers la sainte et pure ivresse ,
Garde- toi de tarir la source du bonheur.
Du vulgaire ignorant le plaisir est l'idole ,
Laisse-lui sa chimère et son succès frivole ;
An seul enthousiasme abandonne ton coeur.
Le laurier du poète est l'arbre de la gloire ,
Lui seul du sombre oubli défend notre mémoire.
Bientôt l'astre du jour luira sur ton tombeau.
Qui pourra du passé soulever les ténèbres ?
Les titres fastueux et les pompes funèbres
N'offriront à la mort qu'un triomphe nouveau .
9 Que sont- ils devenus ces savans ces faux sages ,
Qui du monde idolâtre usurpaient les hommages ?
Le temps a fait un pas , et leur gloire n'est plus.
Ils disaient : « Loin de nous l'ivresse de la lyre ,
La raison à jamais assure notre empire . >>
Als disaient ..... Leurs écrits , leurs noms sont disparus .
Vois- tu briller au loin le temple du génie ?
Vole , la gloire est là pour honorer la vie ;
A ta courte existence attache un souvenir.
Le succès d'un moment n'est qu'un succès stérile ,
Le grand homme dédaigne un triomphe facile ,
lui le présent enrichit l'avenir. Et pour
L'éclair brille , et soudain disparaît dans la nue.
La plante du désert vit et meurt inconnue .
Ainsi , faibles mortels , s'écoulent nos instans.
Croit- on qu'un vain éclat prolonge l'existence ?
Non . Tout périt , le rang , les titres , la puissance ;
Et le poète seul échappe aux coups du temps .
SEPTEMBRE 1815. 179
O toi qui sur tes pas enchaînais la victoire ,
Invincible guerrier , noble amant de la gloire ,
Tu crus placer ton nom dans l'obscur avenir ;
Ta puissance a croulé sur sa base fragile ,
Le temps , la faux en main , s'enfuit d'un vol agile ,
Et ton règne effacé n'est plus qu'un souvenir.
Où sont tous ces palais qui pesaient sur la terre?
Quoi ! rien n'atteste plus ta grandeur passagère !
Le sépulcre où tu dors gît sous l'hunible buisson.
Ton marbre ambitieux ne dit plus ta puissance .
Le voyageur en vain le contemple en silence ,
Déjà la ronce avide a dévoré ton nom .
Ah! tel n'est point ton sort , enfant de l'harmonie !
Tu te vois oublié , dédaigné dans la vie ;
Mais ta palme tardive ombrage ton cercueil,
Le temps ajoute encore à ta gloire immortelle ;
Et lorsque tu n'es plus , l'envie emprunte d'elle
Son éclat , son renom et son ingrat orgueil .
EDOUARD RICHER .
FRANÇOIS PREMIER.
Romance héroïque .
« Tout est perdu , disait , dans son malheur,
>> Ce Roi que trahit la fortune ;
» Tout est perdu , Madame , hormis l'honneur ,
» Hormis le jour qui m'importune !
Bon chevalier qu'égare la douleur ,
Rappelle ton måle courage !
Malgré le sort et son outrage ,
Rien n'est perdu pour qui sauve l'honneur .
De toutes parts , an bruit de ton revers ,
Se réveille ta noble France.
Au cri d'effroi succède dans les airs
Le cri terrible de vengeance !
Pour châtier ton superbe vainqueur ,
Un peuple tout entier se lève ,
Et chante , en saisissant le glaive :
Rien n'est perdu pour qui sauve l'honneur .
:
180 MERCURE DE FRANCE .
Armons nos bras tant de fois triomphans !
Adieu ma femme et mon amie !
Je combattrai pour toi , pour nos enfans ,
Je combattrai pour la patrie.
Si je tombais , conserve dans ton coeur
Et mon image et ma mémoire.
Ah! c'est vivre encor pour la gloire
Que de mourir pour la France et l'honneur.
Victoire au brave dont la lance
Défend son roi, la patrie et l'honneur !
ENIGME.
Quoiqu'un maître inhumain m'emprisonne et m'enchaîne ,
Je suis toujours en mouvement ,
Et je me hâte lentement
Sans qu'il me soit permis de jamais prendre haleine.
Je fais , la nuit comme le jour ,
Le tour régulier de ma sphère ;
Et bien que mobile et légère ,
Je trompe peu ceux qui me font la cour.
A ces mots , cher lecteur , tu m'aperçois sans doute ;
De ma route tu suis le fil :
Mais s'il en est quelqu'autre moins subtil ,
Voici pour lui ce que j'ajoute :
Je visite douze maisons
Où je fais chaque jour une espèce d'entrée ,
Et dont les habitans s'empressent , par leurs sons ,
D'annoncer aux mortels mon heureuse arrivée. S.
CHARADE.
Mon premier ronge , rampe et se cache sous terre :
Mon second , en rongeant , trotte à rase de terre :
Mon tout vit dans la fange en remuant la terre.
LOGOGRIPHE .
Pour me trouver , lecteur , tu tiendras tout Paris.
Ne t'épouvantes pas , cependant , du voyage ;
Car de mon second pied si tu m'ôtes l'usage ,
Au même instant je serai pris ..
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est Tonneau.
Le mot de la Charade est Critique.
Le mot du Logogriphe est Canidie où l'on trouve Candie
182 MERCURE DE FRANCE.
NOUVELLES DES SCIENCES ET DES ARTS .
L'Académie des Beaux-Arts de Florence publie le programme
suivant pour le concours qui s'ouvrira le 1erjuil-
Iet 1816 , et auquel sont appelés les artistes de toutes les
nations.
Sujet du prix de peinture : OEdipe dans le bois des
Euménides , au moment où , embrassant ses filles , que
Thésée vient de lui ramener , il exprime sa reconnaissance
envers ce roi généreux . ( Situation empruntée du
quatrième acte de l'OEdipe à Colonne de Sophocle. ) Ce
tableau sera sur toile , large de trois coudées de Florence
( 5 pieds 4 pouces 8 lignes de Paris ) , et haut de deux
coudées et un tiers. ) Le prix est une médaille d'or de la
valeur de soixante sequins.
Sujet du prix de sculpture : Dieu , et le choeur des
Anges , bénissant Adam et Eve dans le Paradis terrestre ;
bas- relief en plâtre , de deux coudées de large , sur une
coudée un quart de haut. Le prix est une médaille d'or
de la valeur de cinquante sequins .
Sujet du prix d'architecture : Une Eglise cathédrale ,
pour une grande ville , avec deux campanilles au- dessus
de la façade extérieure ; et , à l'intérieur , un baptistaire ,
un choeur suffisant pour un nombreux clergé , et tous les
accessoires d'usage pour l'exercice du culte catholique.
On devra produire tous les dessins nécessaires au dévelop
pement de la composition . Le prix est une médaille d'or
de la valeur de quarante sequins.
Sujet du prix de dessin Pierre Capponi , déchirant
en présence de Charles VIII , le traité trop humiliant pour
sa république , que ce prince prétendait imposer à Florence.
Comme un secrétaire de Charles VIII lisait ce traité
en présence des députés de la ville , du nombre desquels
était Capponi , celui- ci le lui arracha des mains et le mit
en pièces , en disant au Roi : Faites donc battre le tambour
, et nous , nous sonnerons nos cloches. Le prix est
une médaille d'or de la valeur de quinze sequins .
Un chimiste vient de proposer à l'administration
militaire des subsistances , à Vienne ( Autriche ) , un
nouveau procédé pour la confection du pain de munition .
On commencerait par faire saler les farines. Ce moyen
contribuerait d'abord à conserver les substances premières ;
on sait que les farines s'échauffent facilement et enSEPTEMBRE
1815. 183
gendrent ensuite de la putréfaction . Il y a encore d'autres
procédés , mais qui tiennent au secret du chimiste . Une
commission a été établie pour faire un rapport sur cet
objet.
― M. Haydon , célèbre peintre anglais , s'occupe , à Londres
, d'un grand tableau représentant l'Entrée du Christ à
Jérusalem. Le nombre des figures est considérable ; plusieurs
sont de grandeur naturelle , les groupes sont admirablement
composés. Cette production surpassera , dit - on ,
tout ce qui est sorti du pinceau de M. Haydon.
-
La ville de Caen , pour consacrer la mémoire de
Malherbe , qui a reçu le jour dans son sein , vient de faire
graver une médaille en l'honneur de ce poète célèbre .
D'un côté l'effigie de Malherbe s'y trouve représentée ;
de l'autre on voit une lyre antique , au- dessous de laquelle
se lit l'hémistiche fameux de l'art poëtique : Enfin Malherbe
vint. La gravure en a été confiée à M. Gatteaux fils ,
ancien pensionnaire de France à l'école de Rome.
- Une nouvelle expérience du parachûte a été tentée
le 20 de ce mois , à Paris , et couronnée d'un brillant
succès. Cette tentative audacieuse a été faite par une trèsjeune
personne , la fille de M. Garnerin , physicien . M. Robertson
avait dirigé les appareils ; M. Garnerin et sa fille
avaient préparé le mécanisme du parachûte , par des
moyens qui ont donné lieu à un plus prompt développement.
Vers les six heures , la jeune personne s'élance dans son
frêle bâtiment ; on coupe les cordes et le ballon s'enlève ;
il est porté bientôt à une grande hauteur par un vent assez
fort . Une boîte donne le signal de la séparation du parachûte
; le ballon était à la hauteur de plus de douze cents
toises , la séparation ne s'exécute pas . On craint que la
jeune aéronaute n'ait pas entendu le signal , et qu'elle ne
se perde dans les airs ; mais tout - à - coup , on voit le
ballon se détacher , le parachûte s'ouvrir , et la nacelle
descendre majestueusement , légèrement poussée par un
vent de Nord- est . L'aéronaute pensait arriver sur les terres
près de Neuilly ; mais soit qu'elle ait mal jugé sa direction ,
soit
que le vent ait fait dériver le parachute , Mlle, Gar
nerin est descendue sur la Seine entre Neuilly et Puteau .
Des bateliers l'ont recueillie et portée chez M. Gaillard ,
où elle a reçu les soins les plus empressés.
L'aérostat était tombé dans la partie du bois de Boulogne
occupée par les Anglais , qui ont coupé le taffetas en milliers
de morceaux , sans doute pour conserver chacun un sow
184 MERCURE DE FRANCE.
venir de la belle expérience dont ils venaient d'être témoins.
L'ascension a duré neuf minutes , et la descente , dixsept.
tat ,
La manière dont Mlle . Garnerin est montée dans l'aéroses
salutations de son drapeau , le couteau qui lui
servit à couper les cordes pour opérer la séparation an
signal donné , trouvé dans sa gaine , le calme de ses esprits
, enfin , lorsque les bateliers l'ont recueillie dans la
rivière , prouvent autant de courage que de sang-froid
dans cette jeune héroïne des airs .
Le Roi et MADAME ont désiré que Mle . Garnerin leur
fût présentée et ont daigné lui adresser les parole sles
plus ilatteuses .
-
- M. Poirson , auteur, avec M. Mentelle , de l'institut ,
d'un globe manuscrit de neuf pieds de circonférence , qui
est placé aux Tuileries , vient d'en terminer un nouveau
également manuscrit , et dont la circonférence est de
quinze pieds, Ce globe , du mécanisme le plus simple et le
plus beau, s'ouvre en deux parties qui se réunissent sur l'équateur
, sans qu'on puisse apercevoir le point de réunion .
Il est construit avec un carton composé de manière à ce
que l'impression de l'air ne puisse altérer en rien sa sphéricité
.
·
La partie géographique est d'une précision au dessus
de tout éloge . Le globe est dessiné sur une échelle de
15 minutes , et l'auteur n'a rien négligé pour le mettre
au niveau des connaissances et des découvertes géogra
phiques les plus modernes, Tout ce que le dépôt de la
guerre en France , l'académie de Saint- Pétersbourg , le dépôt
de la marine espagnol , les voyageurs , les géographes ,
les savans les plus estimés , ont publié de cartes précieuses,
a servi de matériaux à son ouvrage . C'est sur- tout à M. le
baron de Humboldt qu'il en est redevable . Ce célèbre
voyageur lui a confié des cartes inédites et d'un prix inestimable
.
Ce globe , en un mot , est , sans contredit , le plus bel
ouvrage dont puisse s'honorer la géographie mathématique
, et il est glorieux pour les arts et pour la France
qu'un homme ait pu réunir assez de talent et de patience
pour ne point avoir été rebuté par des essais long- temps
infructueux , et avoir obtenu enfin un résultat aussi satisfaisant
.
M. Poirson vient de proposer au ministère de l'intérieu
SEPTEMBRE 1815 . 185
l'acquisition de cet ouvrage qui lui coûte dix ans de
travail.
Le Roi de Naples vient de charger une commission ,
présidée par le prince Cardito , de proposer , pour ses
Etats , un plan complet d'instruction publique.
-- La société d'histoire naturelle à Genève a invité les
naturalistes de toute la Suisse à se réunir dans une assemblée
qui sera tenue à Genève le 5 octobre prochain ,
dans le but de former une société générale , sous le nom
de Société helvétique pour les sciences naturelles .
--
L'Empereur de Russie a fait remettre au chevalier
Ruspini de Pallmall une bague enrichie de diamans ,
comme une marque de satisfaction , pour la nouvelle invention
qu'il a faite d'un instrument propre à extraire les
balles des plaies d'armes à feu.
- Le journal de Naples, annonce que trois éclipses successives
auront lieu dans le cours de l'année prochaine ,
dont une totale de lune sera visible à Naples , le 10 juin .
- M. le docteur Lisfranc de Saint- Martin vient de reculer
les bornes de son art , en trouvant le moyen d'amputer
le pied en une minute , dans un point où il fallait ,
avant lui , presque une demi-heure pour le couper , et
où l'on avait renoncé d'opérer , malgré le grand avantage
de conserver deux pouces de plus au membre , qui était ,
pour ainsi dire , réduit au talon quand on l'amputait par
la méthode usitée . L'Institut de France a donné son approbation
au travail de l'auteur ( 1 ) .
Le 10 de ce mois , on a distribué solennellement ,
à Munich , les prix établis par la Société d'Agriculture
pour les cultivateurs ou économes qui se sont le plus
distingués pendant le cours de l'année par le perfectionnement
et l'éducation du bétail et des abeilles , celui de
la culture et du filage du lin , des fourrages , des plantes
usuelles , des pépinières d'arbres fruitiers , enfin pour la
récompense des valets de ferme intelligens et laborieux.
Ces prix consistaient en différentes médailles d'or et d'argent
portant des symboles d'agriculture , avec des légendes
analogues et le millésime de 1815. Sept hommes
distingués par leurs connaissances en agriculture et leur
impartialité , ont adjugé les prix , en présence d'un grand
nombre de propriétaires fonciers , de curés de campagne ,
( 1) Mémoire , avec planche , suivi du Rapport de MM. les com
missaires de l'Institut . Prix 1 fr. 50 c . , et 1 fr . 75 c . frauc de port
A Paris , chez Gabon , place de l'Ecole de Médecine , nº . a.
I
186
MERCURE
DE FRANCE
.
1
d'agriculteurs
, et d'un concours nombreux de spectateurs ; ils se sont ensuite rendus au domaine royal de Weihen- stephan , dont l'administrateur
, M. de Schouleutner
, a fait voir et essayer plusieurs instrumens aratoires et autres
machines d'agriculture
de nouvelle invention .
-
que
et que
- M. Badeigts- Laborde , marin et habitant du dépar- tement des Landes , vient de constater par des expériences
les arbres résineux de la France pounombreuses
vaient donner des brais et des goudrons
aussi parfaits que ceux qu'on fait venir à grands frais du nord de l'Europe ; que nos goudrons nationaux
contiennent
les mêmes parties
leur infériorité
constituantes
que ceux de Suède ,
ne provient
que de l'imperfection
des fours où on les
prépare , de leur défaut de cuisson , de leur mélange avec certaine quantité d'eau et avec des matières hétérogènes
,
et sur-tout du manque d'huile essentielle
, qui est brûlée dans l'opération
de l'extraction
des goudrons
français ;
qu'enfin , il est facile de purifier nos goudrons , de manière ales rendre aussi parfaits , et cependant
d'un prix inférieur
à ceux de Suède . La quatrième
classe de l'Institut
a , dans sa séance
du 22 , accordé
le premier
grand prix d'architecture
à
M. de Dreux , élève de MM . Vaudoyer
et Percier , et le
second prix à M. Vincent
, élève de M. Peyre neveu .
Quatre autres élèves ont obtenu des mentions
honorables
.
MERCURIALE.
-
JOURNAL DE PARIS , 17 septembre. Le numéro de ce
jour parle de la résistance vigoureuse de Longwy. De
pareils traits d'intrépidité ont été nombreux en France
dans cette malheureuse campagne , qui n'est pas la moins
glorieuse pour notre patrie , quoi qu'en disent certains
journalistes , qu'on dirait payés pour dénigrer la France
et pour vanter les autres nations .
- 22 septembre. Voici une expression qu'il est bon de
faire remarquer , et dont on vient de stigmatiser le Journal
Général. Joindre l'ingratitude à l'insulte , c'est reculer
les bornes de la bassesse. On peut aussi l'appliquer à la
Quotidienne et au Nain Vert. Le même numéro du
Journal de Paris renferme un article de M. Y. , dans
lequel il expose avec autant de force que de vérité les
droits que réclament la grande majorité des Français , et
dont le progrès des lumières ne nous permet pas de nous
passer. « Nous sommes attachés à ces principes , dit M. Y. ,
les sacrifices que nous leur avons faits , par la lutte
dans laquelle ils nous ont engagés , par nos combats , par
nos malheurs même. >>
par
24 septembre. On lit dans le journal d'aujourd'hui ,
qu'Edouard en Ecosse , joué avec grand succès à Lille ,
le 19 , a offert certaines allusions dangereuses , et tout-àfait
opposées à celles qui , en 1802 , firent défendre le
même ouvrage. Il est facile de deviner ce qu'un zèle indiscret
trouve de dangereux dans cette pièce. C'est l'éloge
fait Edouard des Français . Mais , en vérité , il y a
que
bien assez de Français qui , en ce moment , font le panégyrique
le plus pompeux de tous les peuples étrangers , les
uns après les autres , pour qu'on nous permette d'entendre
un prince anglais faire celui de la nation française.
Le Feuilleton de ce jour renferme la phrase suivante :
génie investigateur des faiseurs de pièces de galerie , et
l'on ajoute : « Un des attributs de la muse qu'ils servent
est le niveau de l'égalité. » Que M. Martaiuville consulte
188 MERCURE DE FRANCE.
Potier là-dessus , il verra que le niveau de l'égalité , ou
l'égalité du niveau ressemble fort au cuchet du talent ,
ou au talent du cachet. En fait d'amphigouris , j'aime encore
mieux ceux de Potier que ceux de M. Martainville.
Je ne sais quelle est la muse que sert ce rédacteur ; mais
à - coup- sûr cette muse ne le sertpas bien.
26 septembre.
-
On remarque qu'un journal annonce
la suppression du ministère de la police le jour même de
la nomination officielle de M. de Cazes à ce ministère.
C'est ainsi que la Quotidienne nous dit sans cesse qu'il
ne faut pas de constitution , tandis que le Roi ne cessé de
conserver chaque jour les principes de la charte .
JOURNAL DES DÉBATS , 23 septembre . —M. T. L. cite
aujourd'hui , avec complaisance et avec éloge , cette phrase
de M. le comte de Montlosier : « La France ne peut avoir
de constitution et de représentation , elle ne peut s'en
passer ; elle veut effacer tous les rangs par la force , ils reviennent
par la nature. » Ah ! M. le comte , vous êtes
orfévre. Mais pouvez- vous dire que la France ne peut
avoir de constitution quand le Roi nous en a donné une !
de représentation , quand le Roi vient d'en convoquer une
nouvelle ! Ne savez - vous donc obéir aveuglément à un
maitre que quand il maintient les rangs dont votre caste a
le partage exclusif , et ne manquez vous de respect à
votre souverain que quaud il se prononce pour les droits
du peuple ! Et vous , M. T. L. , pouvez - vous citer de pareilles
choses ! n'est -ce point assez qu'elles aient été imprimées
une fois !
―
-
27 septembre. M. C. dit , en parlant de Fleury :
« Ce n'était pas Fleury , ce n'en était que l'ombre. »
Les lecteurs du Journal des Débats ne lisent pas un
seul article de spectacles , sans s'écrier aussi douloureusement
: Ab ! ce n'est plus Geoffroy , c'est M. Duvicquet !
25 septembre. M. H. a reçu une verte semonce de
ses collaborateurs , et sur - tout de M. A , pour ses deux
articles snr l'ouvrage de lord Blayney. Comment donc !
M. H. ose se permettre , dans le Journal des Débats , de
venger les Français des reproches aussi ridicules qu'injustes
que leur adresse un officier anglais , qui devrait
être plus reconnaissant envers eux ! L'esprit et le patriotisme
de M. H. contrastent trop avec le ton ordinaire
de ce journal. Aussi ne recevra - t -on plus de ses articles ,
s'il est encore admirateur de son pays. Il ferait perdre à
cette feuille la pension qu'elle s'attend à recevoir des
SEPTEMBRE 1815. 189
Russes , des Anglais et des Espagnols , pour les éloges
qu'elle ne cesse de leur adresser .
-
LE JOURNAL GÉNÉRAL , 21 septembre. Il insulte aujourd'hui
à la chute d'un ministre , censure amèrement
le dernier acte de son administration , et lui reproche les
adieux qu'il nous fait . Quand donc le Journal Général
nous fera - t-il les siens ! Nous ne le chicanerons pas sur
la manière dont il nous les fera ; nous irons même alors
jusqu'à le louer.
-
24 septembre. Le Journal Général avoue , aujourd'hui
, qu'il lui est échappé quelques lignes UN PEU vives
sur le duc d'Otrante. Ah ! Messieurs , vous êtes bien modestes
. Je parie qu'uu de ces jours la Quotidienne va
avouer qu'elle est un peu méchante , la Gazette un peu
bête , le Nain Vert un peu grossier , et le Nain Rose un
peu ennuyeux.
- 25 septembre. On remarque , aujourd'hui , dans le
Journal Général , la phrase suivante : « La cause sacrée
de la légitimité des dynasties sera-t - elle compromise au
tribunal des souverains ? » N'est- ce pas là plus que de l'impudence
? N'est- ce pas vouloir mettre en question ce qui
est consacré ?
-- 26 septembre. Aujourd'hui M. Salgues donne dans le
Journal Général un sermon digne du Mémorial ; celui - ci
nous donnera , sans doute , à son tour , une de ces honnêtes
calomnies que le Journal Général sait assaisonner
de tant de douceur et de modération .
Le Géant Noir donne à son premier numéro le titre de
première noirceur. Il pourrait y joindre celui de première
platitude.
--
QUOTIDIENNE , 22 septembre. Il est impossible de
médire de soi plus que ne fait aujourd'hui la Quotidienne;
elle parle de la charte , « dont nous aurions joui bien
plutôt , si des factieux et des hypocrites n'eussent réussi
à s'interposer entre le Roi et la nation . » Ah ! M. Michaud
, quel bel acte de contrition ! La Quotidienne se
donne l'épithète de lenis . Elle ne sait sans doute pas bien le
latin . Nous lui dirons donc que lenis signifie doux et modéré.
Est - ce donc là son caractère ! Je le demande .
-
24 septembre. Si la Quotidienne se dit quelquefois de
dures vérités , elle sait aussi se faire de jolis complimens. Elle
loue aujourd'hui le Nain Vert. Cela rappelle l'histoire
de cet homme qui était à - la - fois curé et maire de son
village . En chaire , il recommandait les ordres de M. le
190 MERCURE DE FRANCE .
·
maire , et dans ses fonctions municipales il vantait l'excellence
des exhortations de M. le curé .
25 septembre. -M. A. D. C. parle aujourd'hui de la
musique de Grétry, qui est si simple , que chacun dit : J'en
ferais autant. Quand on lit M. A. D. C. , il est impossible
de dire j'en ferais autant , parce qu'il est impossible
d'être aussi niais .
-
GAZETTE DE FRANCE , 22 septembre. On dénigre aujourd'hui
la dernière chambre des représentans avec cet
esprit de parti qui anime toujours cette feuille . Pour nous
étrangers à tous les partis , nous ferons observer que si
elle renfermait quelques vieux démagogues outrés , aucune
n'a montré plus d'énergie contre Bonaparte . Elle n'a
choisi M. Lanjuinais pour son président que parce qu'elle
savait qu'il était l'ennemi mortel de Napoléon , et elle a
renvoyé le message d'un chambellan , réclamant pour intermédiaire
entre elle et le trône un autre homme qu'un
valet.
-
LE JOURNAL GÉNÉRAL ne veut pas absolument se
dessaisir, en faveur de la Quotidienne , de MM . Salgues et
Colnet . Il dément avec aigreur la nouvelle que le journal
des Arts avait donnée de cette importante migration.
Mais des personnes qui sont dans le secret nous assurent
que les deux rédacteurs n'ont consenti à rester au journal
Général qu'à une seule condition , c'est qu'à l'avenir
cette feuille surpassera la Quotidienne en absurdité. Pour
garantie de la transaction, Mr. O. G. est nommé rédacteur
en chef.
- MEMORIAL RELIGIEUX . D'où vient cette rapsoque
die prend un ton si rogue et si violent ? d'où vient qu'elle
a tant de hardiesse ? C'est que l'évêque de Monténégro
vient de s'emparer , chez lui , de l'autorité suprême . Mais
en France , Messieurs du Mémorial , on vous empêchera
bien aujourd'hui d'imiter le prélat illyrien .
Le Nain Vert vient de grandir encore en méchanceté
et en bêtise ; il nous prend pour des enfans ; il
veut nous faire peur en se faisant Géant . Ne sait-il
donc pas que Goliath fut terrassé par une main bien plus
faible , mais plus adroite que la sienne ? -Dans son article
sur le changement du ministère , le Géant Vert prend
pour épigraphe :
Uno avulso non deficit alter.
Pourquoi donc n'a-t-il pas étendu la citation plus loin ?
Cette reticence n'est pas flatteuse pour le nouveau ministère.
SEPTEMBRE 1815.
191
-
On peut supposer , d'après les petites méchancetés que
le Nain Rose dirige contre M. Désaugiers , que ce nouveau
directeur du Vaudeville ne s'est pas montré aussi facile
que son prédécesseur pour la réception des pièces de
MM. Théaulon et d'Artois.
--
- Première agréable nouvelle de la Quotidienne donnée
à ses lecteurs , depuis qu'elle a paru pour la première fois :
« M. Martainville , rédacteur , rédigera et signera , à
» dater du 1er octobre 1815 , tous les articles concernant
» les théâtres et les tribunaux. »
Ce paragraphe en lettres italiques ( et pour cause ) a été
placé cinquante- sept lignes avant le suivant , tout bonnement
en lettres romaines :
« On croit qu'il n'y aura point de traité de paix , pro-
» prement dit , mais seulement une déclaration , etc ... >>
En vérité il n'y a que la Quotidienne qui puisse donner
avec grâce une agréable nouvelle.
-Les troupes du pape seront composées , entr'autres
corps , d'un régiment anglais et d'un régiment autrichien ,
offerts à S. S. par le prince Charles et l'Empereur François
II. Pie VII a aussi établi une congrégation militaire ;
elle est composée de deux généraux , cinq brigadiers , du
commandant de la garde nationale , et présidée par un
prêtre. On ne parle pas de l'équipement de ces troupes
lorsqu'elles se mettront en campagne.
ANNONCES .
Harmonies maritimes et coloniales , contenant le précis des
établissemens français en Amérique , en Afrique et en Asie ; par
P. Labarthe , ancien chef de bureau au ministère de la marine et des
colonies , et pensionné de ce département ; avec cette épigraphe :
Uno avulso deficit alter . De l'imprimerie de Didot jeune . Broch .
in-8° . Prix , fr . Chez Goujon , libraire , rue du Bac , n ° . 33 ,
Warée jeune , libraire , quai Voltaire , nº . 21 .
Et A. Eymery , libraire , au Bureau du Mercure.
Le but que s'est proposé l'auteur de cet opuscule est de prouver
qu'il existe un rapport essentiel entre la marine et les colonies , et
réciproquement entre les colonies et la métropole.
Iga
MERCURE DE FRANCE .
Par la marine nous maintiendrons nos établissemens coloniaux ,
nous faciliterons l'exportation des productions de notre sol et nous
ferons des retours en denrées coloniales .
Au moyen des colonies nous obtenons à un prix modéré les denrées
que l'habitude a rendues nécessaires , et nous réexportons l'excédent
de ces produits coloniaux , ce qui procure une balance favorable à
la France .
Tels sont les résultats obtenus antérieurement à 1789 : nous
pouvons jouir des mêmes avantages par un régime réparateur et
conservateur.
Des Bases d'une Constitution , ou de la Balance des Pouvoirs
dans un Etat.
Par Joseph Rey , de Grenoble , président du tribunal civil de
Rumilly.
Un volume in-8° . Prix pour Paris 2 fr . , et franc de port afr. 50 .
A Paris , chez Ledentu , libraire , passage Feydeau , nº . 28.
AVIS.
Le prix de la souscription au MERCURE DE FRANCE est
de 5 fr. pour un mois , 14 fr. pour trois mois , 27 fr. pour
six mois mois , et 50 fr . pour l'année.
On ne peut souscrire que du premier de chaque mois .
- En cas de réclamation , on est prié de joindre une
des dernières adresses imprimées , ou d'indiquer le
numéro de la quittance.
Les souscriptions , lettres , livres , gravures , etc. ,
doivent être adressés , franc de port , au directeur du
Mercure de France , rue Mazarine , nº . 3o .
annonce ne sera faite avant que cette formalité n'ait été
observée.
- Aucune
De l'Imprimerie de GUEFFIER , rue Guénégaud .
TIMBRE
MERCURE
DE FRANCE .
SEINE
TABLEAU POLITIQUE.
FRANCE.
L'OUVERTURE des chambres législatives , d'abord fixée au
25 septembre , ensuite ajournée au 2 octobre , a été encore
différée ; mais il est certain qu'elle aura lieu le 7 de ce
mois.
Les regards de la France et de l'Europe seront fixés sur
ce début , et sur les grandes opérations politiques qui le
suivront . Elles seront grandes par leur importance , puissent-
elles l'être également par le calme dont elles seront
accompagnées , et par les effets qu'elles entraîneront ! c'est
de quoi la presque totalité des Français forme le désir , et
un grand nombre l'espérance. Il est temps de s'entendre ;
le malheur , quand il est extrême , quand il est national ,
est une cause et un signal de réunion .
Les Français ont deux points de ralliement , le Roi et la
charte constitutionnelle. Il est unanimement reconnu que
le Roi porte dans son coeur tous les intérêts de la patrie ,
et dans sa pensée toutes les institutions que la majorité des
citoyens réclame ; la charte est son ouvrage , et cette charte
consacre tous ces intérêts , toutes ces institutions . Mais
quand on veut qu'une oeuvre politique s'établisse , c'est
sur-tout son esprit qu'il faut suivre , recommander et
5
13
19 MERCURE DE FRANCE .
établir. L'objet de la charte constitutionnelle est de soumettre
l'ensemble du gouvernement à l'action balancée
des trois pouvoirs , le pouvoir souverain , le pouvoir aristocratique
et le pouvoir démocratique , qui existent toujours
en concurrence dans les Etats civilisés .
L'esprit de la charte constitutionnelle est donc une transaction
mutuelle entre les opinions , les habitudes et les
besoins spécialement propres à chacun des hommes qui
disposent de ces pouvoirs. Il suit de là que si les intentions
du Roi , ou celles des grands , ou celles du peuple , étaient ,
en ce moment , exclusives , passionnées , vindicatives ,
elles seraient entièrement hors de l'esprit de la charte
constitutionnelle , elles en empêcheraient l'établissement .
On ne saurait trop le répéter : les pensées du Roi sont
toutes nationales ; ses intentions sont toutes conciliantes ;
son esprit est éminemment l'esprit de la constitution .
Quiconque écoute les voeux et les raisonnemens de cet
ordre général de citoyens qui compose le peuple , s'assure
également qu'il ne veut aujourd'hui que les droits de tous ,
et qu'il n'y a plus , dans ses réclamations , ni impétuosité ,
ni exigeance.
S'il restait donc quelques inquiétudes , elles ne pourraient
être excitées que par le ton d'amertume , de passion ,
de récrimination , auxquels ne renoncent point encore quelques
écrivains qui se constituent les vengeurs des hommes
et des choses que la révolution a le plus cruellement frappés.
Ce ton , ce style , ne sont point , à beaucoup près ,
dans l'esprit de la constitution ; ils ne tendent , au contraire
, qu'à perpétuer l'esprit de haîne , d'exclusion et de
discorde , avec lequel toute constitution balancée est
évidemment incompatible.
Mais il est permis de penser que ces appels si impolitiques
, si inconstitutionnels , ces appels à la sévérité du
vainqueur , à la punition d'actes émanés d'opinions vaincues
, ne partent que d'impulsions individuelles , ne sont
point une commission donnée par les hommes ou les
familles qui précédemment avaient beaucoup souffert ,
sont même désavoués par le plus grand nombre de ces
hommes et de ces familles . C'est sans doute ce que l'on
reconnaitra aux premières dispositions de générosité, de
raison , de prudence , qui seront manifestées dans peu de
jours par leurs représentans. Il est vraisemblable que
ceux-ci diront , avec tous les hommes sages de la France
et de l'Europe : 11 est temps que la révolution d'Europe
finisse en France . Elle ne peut finir que par l'oubli réciOCTOBRE
1815 . 195
proque des torts , des injustices et des erreurs . Il y en a
eu dans la conduite de chaque homme , dans les mouvemens
de chaque parti .
S'il est , dans l'une ou dans l'autre Chambre , des écrivains
distingués qui maintenant honorés de la confiance du
Roi , aient donné précédemment de forts appuis à des
idées trop populaires , ou de fortes louanges à l'homme qui
a trop long-temps commandé , ces écrivains se feront sans
doute aujourd'hui les solliciteurs ardents de la clémence
du Roi , et les missionnaires généreux de l'indulgence
nationale ; car c'est à eux sur - tout , c'est à la fausse direction
d'idées et d'enthousiasme émanée de leurs écrits et de
leur exemple , que l'on peut imputer l'égarement d'un
grand nombre de Français .
On parle de la paix comme arrêtée entre les principales
puissances ; on répand même qu'elle est signée ; ce qu'il
ya de plus certain jusqu'à présent , c'est que tous les
Français la désirent vivement , et que l'Europe entière en
a un pressant besoin .
Les souveraius alliés ont quitté Paris ; mais il paraît que
leur absence ne sera que momentanée ; ils se réuniront
encore dans la capitale de la France avant de retourner
dans leurs états . On avait pensé qu'ils assisteraient à l'ouverture
des Chambres législatives , et qu'ils seraient témoins
des premiers effets que produirait la publication de la paix.
Mais sans doute , dans de si importantes circonstances , ils
ont voulu laisser au peuple Français la libre manifestation
de ses sentimens.
On ne sait point quelles causes particulières ont pu
retarder la conclusion des arrangemens attendus avec tant
d'impatience. On observe seulement que pendant l'intervalle
qui s'est écoulé depuis le jour où l'on annonçait cette
conclusion jusqu'à ce moment , les opérations de guerre
oat été très- actives , sur-tout de la part des Prussiens. Ils
ont emporté Longwy à- peu-près de vive force . Cette petite
ville a résisté trois mois ; le bombardement l'a abimée ; ce
n'est plus qu'un tas de pierres. La garnisou n'était forte que
de trois cents hommes , mais la population entière faisait
le même service que les soldats . On dit que les Prussiens
ont perdu devant cette place beaucoup d'hommes . ls
viennent également de forcer Montmédy à se rendre , après
196 MERCURE DE FRANCE.
l'avoir à moitié détruite par le bombardement. En même
temps les Autrichiens ont de nouveau dirigé six mille
hommes vers Antibes dont ils semblent vouloir s'emparer.
Les Anglais bloquent Cherbourg. Un corps de troupes
alliées , fort d'environ quatorze mille hommes , s'approche
de Lille . Un détachement de troupes Belges se cantonne
à l'embranchement des routes de Douai et Valenciennes à
Lille ; un autre détachement se présente devant Douai.
On ne démolit plus Huningue ; mais on continue de miner
ses remparts , et on dégarnit la ville de la grosse artillerie
que l'on y atrouvée ; on la transporte en Autriche . L'armée
du prince de Hohenzollern , dont on avait annoncé le
départ , ne quitte point encore l'Alsace . Charlemont est
assiégé ; on s'attend à ce que Thionville le soit sous peu
de jours . On voit ainsi avec quelle vigueur la guerre est
poussée sur toute la frontière qui s'étend depuis la Meuse
jusqu'à Strasbourg ; et les Prussiens semblent vouloir augmenter
encore leurs moyens militaires . On attendait à
Zerbst , le 9 septembre , douze cents Prussiens qui devaient
être dirigés vers Paris. Le corps d'armée du général Yorck
était aussi en marche pour la France , en passant par
Wittemberg et Torgau . D'un autre côté , on voit se retirer
par la Suisse un grand nombre d'Autrichiens , entr'autres
les hussards de Szeckler qui reviennent dans leur garnison
ordinaire en Transylvanie. On annonce que la plus grande
partie de l'armée Autrichienne s'apprète à passer en
Italie . Le départ de la garde royale prussienne paraît également
fixé à un jour très -prochain. Ainsi l'état hostile
s'adoucit réellement dans l'ensemble ; il ne se maintient
et ne s'augmente que sur quelques points ; ce qui tient
sans doute à des combinaisons particulières de la politique,
On a observé avec intérêt que le maréchal Gouvion-
Saint- Cyr , à l'instant de quitter le ministère de la guerre,
a proposé au Roi d'accorder les décorations de l'ordre
Royal et Militaire de Saint- Louis et du Mérite Militaire ,
à MM. les généraux et officiers composant la maison militaire
de Sa Majesté l'empereur de Russie. Placés auprès
de cet auguste souverain , a dit le ministre , ils ont le
plus contribué , en faisant exécuter ses ordres , au maintien
de la discipline et à la tranquillité des départemens
occupés par les Russes. Le Roi a fait ces promotions.
Une scène d'un genre différent a affecté les Parisiens
de peine et de surprise. Les quatre chevaux de bronze
qui étaient placés sur l'arc de triomphe du Carrousel , en
OCTOBRE 1815 . 197
ont été enlevés. Il paraît que cette opération devait d'abord
se faire clandestinement , sans doute afin de prévenir
l'inquiétude que le spectacle en donnerait au peuple de
Paris . Mais la garde nationale ayant empêché l'exécution
de ce plan , les Autrichiens ont employé avec franchise
l'appareil militaire. La place du Carrousel a été fortement
gardée par leurs troupes et l'enlèvement des chevaux s'est
fait publiquement. On dit qu'ils seront rendus à la ville
de Venise qui les a réclamés .
Les Français ne déguisent point qu'ils sont sensibles à
la perte des monumens de leurs victoires . Lorsqu'ils avaient
conquis les tableaux et les antiques , que l'on reprend au-.
jourd'hui , ils avaient fait de ces conquêtes autant d'articles
des capitulations qu'ils avaient imposées.
Les regrets des Français doivent être modérés par une
considération juste , quoique flatteuse . Les chefs - d'oeuvre
qu'on leur enlève tenaient une place qui sera occupée
par ceux que nos artistes sauront bien produire . On se
disputera également un jour les monumens de leur génie.
Rien ne pourra faire que les Français ne soient les Grecs.
et les Romains de la postérité .
EXTÉRIEUR.
On s'attend à une rupture prochaine entre la Turquie
et plusieurs puissances de l'Europe. La Porte vient d'ordonner
que des magasins de blé seroient établis dans plusieurs
forteresses , frontières de la Russie et de l'Autriche .
La ville de Silistria , qui a joué un rôle si considérable
dans la dernière guerre entre les Russes et les Turcs ,
paraît devenir la place d'armes de l'empire ottoman. On
y voit accourir une foule d'étrangers ou d'aventuriers de
tous pays et de toutes religions . Chacun y arrive avec des
projets et demande des grades militaires ; on accepte leurs
services. On ajoute que les beys d'Egypte se sont obligés ,
avec le pacha du Caire , à fournir 8,000 mamelucks , qui
seront embarqués sur des bâtimens turcs et transportés sur
les côtes de l'Adriatique. La Turquie veut se venger , ditelle
, de la protection que les Serviens ont constamment
198
MERCURE DE FRANCE .
trouvée dans la politique des cours de Vienne et de Pétersbourg.
Le gouvernement autrichien se met déjà en mesure
de se faire respecter . On a doublé le nombre des ouvriers
qui forent des canons dans les fonderies de Hongrie , et le
ministère de la guerre fait partir des trains d'artillerie qui
se dirigent sur Bude. Sans doute la Russie prend de semblables
précautions. Si la guerre éclate , il est vraisem
blable que les Russes chercheront de suite à s'emparer ,
pour ne plus s'en dessaisir , de la Moldavie , de la Valachie
et de la Bessarabie On sait qu'il y a trois ans la Turquie
ne dut la conservation de ces provinces qu'à la nécessité
où se trouva la Russie de rassembler promptement
toutes ses forces pour les opposer à Napoléon .
Au reste , la Turquie ne néglige point de se donner des
auxiliaires ; on s'attend à la voir bientôt soutenir , à main
armée , la cause de l'évêque des Monténégrins. Et cette
cause ne parait plus si méprisable . L'évêque de Monténégro
n'est plus un chef de barbares , c'est un ambitieux
qui se propose d'établir sa domination sur toute la Balmatie
, l'Illyrie , les îles Ioniennes ; on prétend même qu'il
étend ses vues jusques à Venise ..
On affirme de nouveau que la régence de Tripoli a formellement
déclaré la guerre au Danemarck , et que les
hostilités ont commencé entre les Algériens et l'Espagne .
Il faudrait bien connaître l'esprit du peuple espagnol ,
en ce moment , pour juger si la politique de son gouvernement
lui est conforme.
Au Mexique , le gouvernement suprême des indépendans
ordonne aux habitans des villes et du pays , de dénoncer
aux autorités les ecclésiastiques qui , dans les confessions
, cherchent à faire des partisans au gouvernement
espagnol . La cause de celui - ci paraît presque perdue
dans ces vastes contrées . Au Pérou , on frappe une nouvelle
monnaie aux armes des indépendans. On croit que
lorsque le passage sera rétabli par les Cordilières ( elles
sont maintenant couvertes de neige ) , le Chili sera entièrement
délivré du joug espagnol . La province de Cusco
est en insurrection et montre des forces imposantes . Partout
les efforts de l'Espagne semblent n'avoir pour effet
que de redoubler l'union et l'énergie des indépendans .
En Europe , la tranquillité sociale est loin d'être aussi
compromise. On remarque seulement encore de la fermentation
dans le royaume de Wurtemberg , dont les hahitans
insistent plus que jamais sur le rétablissement de
l'ancienne constitution. Le ministère se réunit fréquemOCTOBRE
1815 . 199
ment , et s'occupe des nombreuses représentations qui lui
sont adressées. Il est vraisemblable que l'on ne tardera
point à convoquer de nouveau les Etats provinciaux.
Le pape refuse de recevoir des protestans en Italie .
On observe qu'il y permet cependant le séjour et l'établissement
des Juifs. Mais la religion protestante est bien
plus opposée que la religion juive au catholicisme ; elle tend
d'ailleurs à faire des prosélytes , tandis que la religion
juive se conserve , mais ne se propage pas.
L'archiduchesse Marie- Louise , entraînée par le sage
désir d'éteindre autant qu'il est en elle tout esprit de
parti et de prévenir des discussions funestes , a signé au
palais de Schoenbrunn l'acte formel par lequel elle renonce
, pour sa personne et pour celle de son fils , au titre
de Majesté , et à toute prétention sur la couronne de
France . Son Altesse impériale prendra désormais les titres
d'Archiduchesse d'Autriche et de duchesse de Parme ; son
fils sera appelé le prince héréditaire de Parme.
REVUE DES THEATRES.
La semaine a été stérile en succès. La Grotte du Fingal,
ou le Soldat Mystérieux , a essuyé un échec , que l'intention
du musicien a seule provoqué. Du reste , le mélodrame
n'est ni plus ingénieux ni plus bèle qu'un autre. Le
même jour , MM. Désaugiers , Moreau et Gentil , faisaient
au Vaudeville l'inauguration de la salle , et des
bravos français ont éclaté au couplet suivant :
>
Le Inth galant qui chanta les amours ,
Célèbre aussi les guerriers troubadours ;
Il redit aux héros dout le monde s'honore ,
Le Français a su vainere , il le saurait encore ,
Il le saura toujours.
Les Variétés n'ont pas été aussi heureuses quoique les auteurs
eussent encore montré les mêmes sentimens . M. Feuille
Morte , grand amateur des journaux , après avoir fait beaucoup
rire , a fini par être interrompu par des sifflets . C'est
en vain qu'il répétait à sa femme , qui , à la vérité , était
d'une humeur exécrable :
Madame , je vous le répète ,
J'ai , grace à vous , tous les journaux ;
Car votre langue est la Gazette ,
Le Censeur est dans vos propos ;
J'ai , tout le long de la semaine ,
Dans mon ménage les Débats ,
Et vous n'en disconviendrez pas ,
Votre humeur est la Quotidienne.
La cause de cette chute est attribuée au galimatias de
François-Brunet , qui s'est perdu dans les idées libérales.
On prétend que certains journalistes se sont simplement
réjouis de cette mésaventure . Le moment où l'on a baissé la
toile est celui où ils ont commencé à rire. Jusques -là ils
avaient gardé un sérieux imperturbable.
OCTOBRE 1815. 201
NOUVELLES DES THÉATRES .
Mardi , 3 octobre , le théâtre Français offrait aux amateurs
, avec la réunion des plus beaux talens , l'attrait toujours
piquant d'un début . Talma , Mlle . Duchesnois , la
nouvelle actrice jouaient dans Andromaque , et Mlle. Mars
dans la Gageure imprévue. L'affluence était si grande , que
les musiciens furent exilés de l'orchestre. Talma et
Mile, Duchesnois ont plusieurs fois excité les transports
d'un public idolâtre de leurs talens. La nouvelle actrice ,
intimidée par la présence d'une rivale aussi redoutable
que Mile. Duchesnois , n'a point d'abord déployé tous ses
moyens ; elle commençait à se rassurer et à montrer une
Hermione, quand un des spectateurs placé au milieu du
parterre cria d'une voix forte : On bat la générale . Aussitôt
l'effroi gagne tout le monde , on se précipite les uns
sur les autres ; beaucoup de dames gagnent la porte à pas
précipités. Peu d'instans après , un acteur rassure le public
en lui disant que l'alarme qui venait d'avoir lieu avait été
causée par le bruit de la retraite. Une grande partie des
dames qui s'étaient enfuies sont rentrées. Cette scène a
singulièrement nui au succès que la débutante pouvait à
juste titre espérer.
Enfin le calme s'est entièrement rétabli à la seconde
pièce , où Mile, Mars a joué avec une rare perfection.
-
Un vaudevilliste , M...... , qui ne se borne pas à faire
des pièces en société , et qui fait aussi des enfans , vient
d'avoir la bonne idée de choisir pour parrain un riche
Anglais , qui a fait cadeau à sa commère d'un service en
argenterie. Comment, après un tel service , ne pas faire des
couplets à l'éloge des étrangers .... ?
-
La Grotte de Fingal, qui , déjà menace ruine , va être
élayée d'un vaudeville à spectacle de M. Désaugiers et
Genty. On s'occupe aussi , au théâtre de la Porte - Saint-
Martin , d'un mélodrame intitulé Jean suns peur. L'auteur
M. B .... e , fera jouer presqu'en même temps , à la Gaîté ,
la Marquise du Gange .
-
On dit qu'il y a un assez grand nombre de pièces
reçues par l'ancien comité de lecture du Vaudeville , et
que les auteurs exigent qu'on les joue . Si elles sout mauvaises,
il ne faudra pas en rendre responsable le nouveau
directeur.
202 MERCURE DE FRANCE.
VARIÉTÉS .
LA VEUVE DE LUZI , Anecdote ( 1 ) .
J'ai lu jadis qu'un monarque guerrier , après une
éclatante victoire , versa des larmes en voyant sur
le champ de bataille cette multitude d'hommes
privés de la vie par un dessein prémédité , par sa
volonté réfléchie et son commandement exprès .
Les historiens nous apprennent avec admiration
que ce prince sensible pleura au lieu de se réjouir
à l'aspect de l'armée ennemie détruite toute entière
, et de la moitié de la sienne massacrée ; car
c'est toujours ainsi qu'il faut payer ces brillans
succès , mériter des couronnes de lauriers et l'enthousiasme
des poètes . Mais , comme on sait , une
larme d'un prince répandue à propos suffit pour
expier et pour réparer tous les ravages , tous les
meurtres d'une campagne, et même d'un règne . Cependant
un vieux capitaine , comme il s'en trouve
rarement dans les cours des rois conquérans , s'approcba
de celui - ci , et d'un air sévère il lui dit :
On frémit en voyant ces cadavres sanglans , ces vain.
queurs désarmés par la mort et tombés sur le sein
des ennemis qu'ils ont immolés ! Néanmoins les
suites de la bataille que l'on ne voit pas pourraient
présenter un spectacle mille fois plus funeste que
celui qui s'offre à nos regards ; du moins ces braves
guerriers étendus pêle-mêle dans la poussière ne
souffrent plus ; ils sont quittes des horreurs et de
la tyrannie d'une ambition sanguinaire ! Mais combien
sont à plaindre ceux qui les aimaient et qui
(1 ) Le fait qui forme le dénoûment de cette histoire s'est passé
en 1814 , à Luzy , petite ville de Bourgogne.
OCTOBRE 1815. 203
leur survivent ! ... Que deviendriez-vous , seigneur
si cette innombrable légion de personnes désolées
vous apparaissait tout - à - coup? Si les pères , les
mères de ces infortunés , leurs veuves , leurs enfans ,
étouffant par leurs cris et leurs malédictions les
chants de la victoire , accouraient tous , vous entouraient
, se pressaient autour de vous avec un
horrible tumulte en vous demandant compte de
tout le sang que vous avez versé ? Où fuiriez -vous
pour vous dérober à leur fureur ? Sur votre char
de triomphe ? Vous ne le retrouveriez plus , le désespoir
l'aurait brisé.... On ignore la réponse du
prince ; mais il est probable que l'on envoya ce
vieux capitaine philosophe moraliser à son aise
dans quelque île déserte , loin des cours , des rois
et des héros .
Toutes les mères de famille en France pensaient
comme ce bon vieux guerrier , et sur-tout depuis
le commencement du dix - neuvième siècle !
Cependant elles n'étaient pas insensibles aux victoires
éclatantes remportées par nos intrépides armées
; les Françaises aiment également la patrie
et la gloire ; mais elles s'affligeaient profondément
de ne pouvoir donner à leurs enfans une éducation
conforme à leurs dispositions naturelles. Le
gouvernement ne voulait que des soldats ; c'était
un juste sujet de chagrin pour toutes les familles ,
et il était vivement senti dans toutes les classes ;
nulle mère ne pouvait en être plus douloureusement
affectée que la bonne veuve de Luzi , dont
l'histoire est si touchante , qu'on la gâterait si on
la contait avec art ; dans ce récit naïf , l'expression
la plus simple sera toujours la meilleure ,
parce que toujours elle sera d'accord avec le caractère
, la conduite et les sentimens de l'héroïne .
Madame Miller était la veuve d'un marchand
établi dans la jolie petite ville de Luzi en Bourgogne
; ce marchand, que l'on croyait fort riche ,
204 MERCURE DE FRANCE.
avait fait de mauvaises affaires sur la fin de sa vie ;
il laissa autant de dettes que de bien ; sa veuve
paya tous les créanciers ; et pour faire honneur à
la mémoire de son mari , elle sacrifia généreusement
son douaire . On admira cette action ; et cependant
ses parens lui représentèrent que , n'étant
pas obligée de se dépouiller ainsi , elle devait songer
qu'elle avait un enfant. J'y songe aussi , réponditelle
; ne vaut-il pas mieux que mon fils soit pauvre
et sans tache que d'être riche et de porter le nom
d'un banqueroutier ? Tout le monde à Luzi convint
de cette vérité ; les provinciaux pensent encore
ainsi.
Madame Miller ne conserva pour toute fortune
qu'une rente de mille francs , et une petite maison
dans la ville de Luzi . Une sage économie lui procura
l'aisance ; et elle trouva le bonheur dans la
paix de sa conscience , la tendresse maternelle et
l'estime de sa famille et de ses voisins . On ne l'appelait
que la bonne veuve ; et lorsqu'avec sa robe
de bure , elle passait à pied dans la rue en tenant
par la main son charmant petit garçon , on la saluait
avec un véritable respect , on la suivait des
yeux avec complaisance. Jamais un mendiant ne
fut rebuté par eellllee ;; jjaammaaiiss ,, au lieu de donner un
léger secours au pauvre qui se plaignait de la faim,
elle n'eut la dureté de lui conseiller avec humeur
d'aller travailler , comme si l'on voyait toujours
devant soi un ouvrage à faire dont l'infortuné
ne voulût pas se charger ! Mais la bonne veuve
mettait dans la main de son enfant une petite pièce
de monnaie qu'il glissait dans celle du pauvre en
ôtant son petit chapeau rond , car sa mère lui apprenait
à respecter le malheur ; et quand elle lui lisait
l'évangile où la veuve jette son denier dans le
tronc de l'église , l'enfant attendri l'embrassait en
disant Maman c'est comme toi !
Madame Miller avait pour amie intime sa plus
OCTOBRE 1815. 205
proche voisine , nommée madame Bernard , pauvre
et veuve comme elle , et presque aussi bonne. Madame
Bernard était mère d'une fille unique de
l'âge d'Alexis , l'enfant de madame Miller ; cette
fille , qui s'appelait Emilie , était venue au monde
le jour même de la naissance d'Alexis : Ces deux
enfans naquirent presqu'à la même heure et dans
deux maisons réunies l'une à l'autre par un mur
mitoyen. Enfin ils reçurent ensemble le baptême
dans l'église de leur paroisse. Les deux mères ne
manquèrent pas de remarquer toutes ces circonstances
, c'était le commencement d'un roman.
Comme les deux maillots étaient blonds , qu'ils
avaient des yeux bleux et des teints éblouissans ,
on trouva qu'ils se ressemblaient comme deux jumeaux
, on soutint même par la suite , quoiqu'ils
eussent des traits fort différens , qu'ils conservaient,
en grandissant , la plus parfaite ressemblance . Mais
ils avaient en effet une aimable conformité , ils
étaient charmans l'un et l'autre , et ils embellissaient
également chaque année. Accoutumés à se voir
presque tous les jours , ils en avaient pris l'habitude
, et s'aimaient comme frère et soeur. Malgré
ce doux sentiment , Alexis , pendant long- temps ,
préféra aux goûters du dimanche avec Emilie
les parties de barres et de cerf-volant avec les petits
garçons de son âge . Cependant il y eût un événement
qui forma dans leur liaison une époque
intéressante ; mais ce fut seulement dans l'imagination
d'Alexis ; car les premiers mouvemens de
la vanité empêchèrent Emilie d'éprouver la même
impression. Il fut décidé avec le curé de la paroisse
que les deux enfans , qui venaient d'atteindre leur
douzième année , rendraient ensemble le pain béni
lejour d'une grande fête . Ce fut une importante
affaire pour les deux veuves qui allaient faire paraître
leurs enfans d'une manière si honorable et
si solennelle en présence de leurs voisins rassem206
MERCURE DE FRANCE.
blés et de tout le quartier ! Madame Bernard , surtout
fut dans une vive agitation ; il s'agissait de
parer Emilie ! Sa marraine , qui était riche , fit les
frais de son habillement ; Emilie eût , pour la première
fois de sa vie , une belle robe de soie , et
des perles et des fleurs dans ses beaux cheveux
blonds nattés. Elle vit mettre tant d'importance à
sa toilette , qu'elle y en mit elle -même , et ce ne fut
pas sans une émotion très- profane, qu'elle entra dans
l'église. Alexis , beau comme un ange et n'y songeant
pas , lui donnait la main ; il examina d'abord
avec curiosité l'habillement d'Emilie , qui lui parut
surprenant par sa magnificence ; mais bientôt il
entendit répéter mille fois à demi -voix autour de
lui ces paroles : quel joli petit couple ! et son attention
changea d'objet ; il regarda la figure d'Emilie
; il la trouva charmante , il lui sembla qu'il
n'entendait louer qu'elle. Cette même phrase fit
un effet tout différent sur Emilie ; elle s'appropria
tous les éloges ; car sa robe était bien plus riche
que l'habit d'Alexis , et elle avait en outre une couronne
de roses , et un collier de perles ! .... Alexis ,
qui avait enfin remarqué les grâces d'Emilie , devint
depuis ce jour beaucoup plus aimable pour
elle. Emilie', malgré le petit mouvement d'orgueil
que lui avait inspiré sa parure , était au fond plus
sensible que vaine ; elle partagea , avec la candeur
de son âge , un attachement qui devait par la suite
faire le destin de tous les deux .
Cependant , Alexis annonçait les plus heureuses
dispositions pour apprendre. Le curé de la paroisse
, charmé de sa douceur et de son intelligence ,
lui avait enseigné le latin ; il y faisait des progrès
surprenans ; un ami de sa mère lui apprenait les
mathématiques , pour lesquelles il avait un goût particulier.
Il fit les progrès les plus rapides , et il
montra la même aptitude à une infinité d'autres
études auxquelles il se livra de son propre mouveOCTOBRE
1815. 207
ment. Sa mère , sacrifiant à son éducation toutes
ses petites économies , l'envoyait de temps en temps
à Dijon chez un de ses parens . Il surpassa tellement
les espérances de ses maîtres , que l'un d'eux s'engagea
à lui procurer une place avantageuse à Paris
dans l'université , aussitôt qu'il aurait atteint sa dixhuitième
année : il venait d'entrer dans sa dixseptième.
La bonne veuve était au comble de ses
voeux ; avec quelle reconnaissance elle remerciait le
ciel qui ouvrait à son fils une noble carrière que ses
talens lui feraient parcourir avec éclat et dans
laquelle il trouverait la fortune , la gloire et le
bonheur ! car la main d'Emilie lui était promise.
Ces deux jeunes amans , dont rien n'avait encore
troublé les innocentes amours , ne voyaient dans
l'avenir qu'une félicité sans nuages . Ils s'aimaient
avec toute la candeur et tout l'enthousiasme d'une
première passion , et en même temps avec toute
la sécurité que peuvent donner la douce habitude
et une constance long-temps éprouvée . Madame
Miller , depuis deux ans , n'était pas sans inquiétude
sur la conscription ; mais elle pensait qu'avec
un peu d'argent et quelques protections ' , elle pourrait
aisément en sauver son fils . Elle avait loué sa
maison , afin de la vendre s'il le fallait , et elle alla
prendre un petit logement dans une maison voisine.
A cette époque , un bonheur inattendu changea
tout-à-coup la fortune d'Emilie. Un parent éloigné
lui laissa en mourant 150,000 francs. Cet événement
inquiéta vivement madame Miller. Elle crut
remarquer du refroidissement dans les manières de
la mère d'Emilie , on lui annonçait un voyage à
Paris ! .... Ah ! mon fils , dit- elle voilà , Emilie devenue
riche ! madame Bernard n'est plus ce qu'elle
était pour nous ! .... Emilie ne changera pas ,
pondit Alexis.Et si sa mère refuse son consentement
? Emilie ne se mariera jamais malgré
sa mère ; mais nous attendrons que j'aie fait for-
-
ré208
MERCURE
DE FRANCE.
tune. -
-
Tu la feras . Oui , pour vous rendre
heureuse et pour obtenir la main d'Emilie. - 0
mon Alexis ! le ciel exaucera tes voeux , ils sont si
purs ! -Je ne mérite rien encore . Je n'ai vécu que
pour jouir de vos soins et de vos bienfaits ; mais
le ciel me protégera pour vous bénir .
Peu de jours après cet entretien , toutes les
craintes de madame Miller furent heureusement
dissipées. Madame Bernard, en effet , avait fait quelques
tentatives pour inspirer à sa fille l'ambition
dont elle ne pouvait se défendre ; mais Emilie
répondit avec tant de raison , de respect et de
tendresse , elle fit si bien valoir la sainteté d'un
engagement pris dès sa première enfance , et surtout
les vertus , la conduite et les talens d'Alexis ,
que madame Bernard , attendrie , courut chez son
amie et lui renouvela toutes ses promesses avec
l'effusion de la sensibilité la plus vraie. La joie des
jeunes amans et celle de madame Miller furent
inexprimables ; cette bonne mère n'avait point de
langage pour peindre ce qu'elle éprouvait ; elle ne
pouvait que repéter : Ah ! que je suis heureuse!
Six mois s'écoulèrent dans cet enchantement. Un
coup de foudre allait anéantir cette félicité si touchante
et si pure !
La
guerre continuait
avec furie , et bientôt
des
revers
inouïs
produisirent
les mesures
les plus
violentes
. Toute la jeunesse
de la France
fut appelée
à la hâte ; il s'agissait
de combattre
, on promettait
de la gloire , elle accourut
il fallait
remplacer
tout-à-coup quatre
cent mille hommes
ensevelis
dans les neiges
d'un désert , et les rangs de ces
nobles
victimes
de la guerre
furent remplis
. Jamais
on ne vit le courage
intrépide
réparer
avec autant
de promptitude
les ravages
de la mort.
Alexis avait dix - sept ans , il reçut l'ordre de
partir , et il le voulut lui-même. Malgré le désespoir
de sa mère et les pleurs d'Emilie , il s'enrôla
OCTOBRE 1815 .
209
dans un régiment de dragons . Emilie fondit en
larmes en recevant les adieux d'Alexis ; néanmoins,
en voyant combien un casque ajoutait à sa bonne
mine , elle éprouva je ne sais quel mouvement
secret qui ressemblait à une consolation . Mais l'habit
guerrier retraça seulement à la pauvre mère
les dangers que son fils allait courir , et l'aspect de
cet uniforme militaire la glaça d'horreur ! Après le
départ de cet enfant chéri , madame Miller prit la
clef de sa chambre , en disant : Je ne veux, jusqu'au
retour de mon fils , ni entrer dans cette chambre ,
ni qu'on y entre. En effet , elle en serra soigneusement
la clé. Son fils lui avait promis de lui écrire
à chaque affaire , et il tint long-temps parole. La
bonne veuve passait sa vie avec la triste Emilie ;
cette dernière ne parlait que d'Alexis , ne s'occupait
que de lui : cependant madame Miller n'était pas
toujours parfaitement contente d'elle , car elle
aurait voulu lui voir une délicatesse d'inquiétude ,
une continuité de douleur qui ne peuvent se trouver
que dans un coeur maternel.
Le voeu pour la paix était devenu général ; mais
la guerre se prolongeait , et l'on vit enfin les ennemis
entrer en France ! .... Après le combat
de Brienne, on ne reçut point de nouvelles d'Alexis,
et les alarmes devinrent aussi vives qu'elles étaient
fondées . Par une bizarrerie que ceux qui savent
aimer pourront seuls comprendre , madame Miller,
qui jusque -là aurait vonlu voir Emilie plus inquiète
et plus agitée , ne put supporter son abaticament et
ses larmes , lorsque tout était à craindre , la malhcureuse
mère aurait voulu être flattée ; la douleur et
la consternation d'Emilie semblaient lui annoncer le
plus grand des malheurs ! Elle cessa de la voir.
Chaque instant ajoutait à l'angoisse des inquiétudes
de la pauvre veuve , et toutes les fois qu'elle passait
devant la porte de la chambre de son fils , elle tressaillait
, et un déluge de larmes inondait son visage !
14
210 MERCURE DE FRANCE.
Elle ne recevait personne ; elle vivait dans une
profonde solitude , n'ayant avec elle qu'une petite
servante de treize ans , qu'elle avait prise depuis le
départ de son fils , et qu'elle avait préférée de cet
âge , afin de pouvoir en obtenir un silence absolu
sur les nouvelles de l'armée , qui formaient à Luzy
comme ailleurs l'entretien général dans toutes les
classes.
Un matin que madame Miller était tristement à
sa fenêtre donnant sur la rue , elle vit passer une
charette remplie de blessés revenant de l'armée ! ....
A cet aspect , mille sentimens confus et contraires
agitent son coeur oppressé ! .... Peut-être est- il là !
se dit- elle en frémissant .... Une espèce de désir ,
une espérance vague , se mêlent à ce qu'elle craint .
et à l'idée qui lui fait horreur , celle de le revoir
dangereusement blessé ! ... Mais il existerait , il lui
serait rendu ! ... Elle jette sur la charrette un coupd'oeil
à - la-fois avide , égaré.... Six blessés sont
rangés les uns à côté des autres : dans une minute
la tremblante mère a examiné tous les uniformes ,
cclui de son fils ne s'y trouve pas ; elle est donc
sure qu'il n'est point parmi ces infortunés , qui ,
presque tous paraissent être mourans ! Elle respire ,
et cependant un profond soupir s'échappe de sa
poitrine !... La voiture s'arrête à la porte de sa
maison , dont on demanda le propriétaire pour l'en .
gager à prendre chez Ini deux de ces blessés . Tandis
que cet homme , quoique riche , faisait quelques
difficultés , la pauvre veuve , ranimée par une idée
bienfaisante , descendit dans la rie , après avoir
tiré d'une armoire la clé de la chambre de son fils ;
elle s'approcha de la charette , et elle demanda qu'on
lui donnât le plus jeune de ces blessés . En voici
un, lui dit-on , qui a tout au plus dix - sept ans....
Ah ! c'est celui -là que je veux soigner ! s'écria - t-elle .
On le lui donna ; il était évanoui; il avait un bras
en écharpe , et sa tête était tellement enveloppée de
OCTOBRE 1815. 211
linges , qu'on ne pouvait distinguer ses traits . La
veuve , baignée de larmes , n'osa le regarder ; on
valet de la maison se chargea de le transporter. La
veuve appela sa servante , et lui donnant la clé :
Conduis ce malheureux soldat , lui dit- elle , dans la
chambre de mon fils ; fais-le coucher dans son lit ,
cette action me portera bonheur. On exécuta ses
ordres ; mais le soldat moribond , en recouvrant
l'usage de ses sens , ne reprit point sa connaissance ;
madame Miller envoya chercher un chirurgien .
Une charitable soeur grise vint d'elle -même , et
annonça qu'elle veillerait le malade. Le chirurgien ,
après l'avoir examiné , déclara qu'il n'avait pas
vingt- quatre heures à vivre . La veuve n'eut pas le
courage d'entrer dans sa chambre : son coeur eut
été déchiré en voyant un jeune homme mourant
dans le lit de son fils , de ce fils dont elle ignorait le
sort ! Elle priait Dieu , elle pleurait , et elle faisait de
la charpie en silence. Elle envoyait avec profusion
au malade tout ce qui pouvait lui être utile . De
temps en temps la soeur grise venait lui donner de
ses nouvelles . Le lendemain on lui dit que le malade
était toujours en délire et qu'il parlait souvent de
sa mère. Ce détail attendrit profondément la veuve ,
O mon Dieu ! dit-elle , si mon fils est blessé , puisset-
il tomber dans les mains d'une mère inquiète de
- son enfant , il sera soigné comme ce pauvre soldat ! ..
Sur le soir , le chirurgien vint dire à madame
Miller que le malade était beaucoup mieux , et que
même il répondrait de sa vie s'il n'avait pas toujours
le délire , qui était le symptôme le plus fàcheux
avec une blessure aussi grave à la tête . Il se figure
poursuivit le chirurgien , en regardant sa chambre
et son lit , qu'il est chez sa mère , qu'il appelle avec
une extrême agitation .... Ah Dieu ! s'écria madame
Miller , il a une mère qu'il chérit ! Ah ! jusqu'à ce
qu'il la retrouve , je lui en tiendrai lieu ! ... Dans ce
moment, la bonne soeur grise accourut , en disant
212 MERCURE DE FRANCE .
*
que le malade pleurait, qu'il soutenait qu'il était
chez lui , qu'il demandait sa mère , qu'il voulait se
lever , qu'heureusement il n'en avait pas la force ,
mais qu'elle ne pouvait plus le contenir. Ce récit
porta au comble l'intérêt que madame Miller prenait
à ce soldat . Eh bien ! dit-elle , allons le secourir.
Je vais aller le voir ; je prierai Dieu avec
plus de confiance au chevet de son lit ! ... Aussitôt
elle passa dans sa chambre ; en y entrant , elle l'entendit
s'écrier : Ma mère , ma mère ! venez donc
auprès de votre enfant ! A cette voix entrecoupée
de sanglots , mais qu'elle ne peut méconnaître , le
ciel vient de s'ouvrir pour elle ! ... Eperdue , elle
s'élance vers le lit ; le jeune homme pousse un cri
de joie , elle le prend dans ses bras en le baignant
de larmes .... c'était Alexis !... Quelle récompense
d'une action charitable , et qui pourrait entreprendre
de dépeindre une telle joie !
Alexis conta en peu de mots son histoire , atteint
de plusieurs coups , couvert de blessures , et laissé
pour mort sur le champ de bataille , il avait été
dépouillé de tous ses vêtemens . Au bout de douze
heures , on reconnut qu'il respirait encore , on le
mit sur une charrette ; l'habit dont on le revêtit´
était un uniforme d'emprunt.
Emilie , avertie le soir même , vint mettre le
comble à la félicité de la mère et du fils .
La convalescence d'Alexis fut longue ; au bout
de huit mois il recouvra une parfaite santé , il
obtint alors son congé et une place honorable .
Les deux amans furent unis ; ils se marièrent à
Luzy , dans leur église puroissiale ; là , le même
prêtre qui avait béni les premiers instans de leur
existence assura par une nouvelle bénédiction le
bonheur de leur vie entière .
La bonne veuve reçoit le prix de ses vertus et de
sa tendresse maternelle , son fils est heureux et
reconnaissant .
OCTOBRE 1815. 213
DE L'EDUCATION PHYSIQUE DE l'HOMME ; par M. Friedlander
, docteur -médecin. ( 1 )
Dans notre premier article , nous avons fait sentir que
M. Friedlander avait considéré l'éducation physique sous
un jour nouveau , et nous avons indiqué en même temps
les aperçus piquans qui rendent ce travail digne d'une
attention toute particulière. Nous allons continuer d'en
parcourir les principaux détails.
Après avoir traité d'une manière approfondie tout ce
qui a rapport aux alimens , l'auteur porte son attention
sur l'influence du climat , du sol , des saisons et des localités
, sur la constitution de l'enfant , et sur les divers
moyens de l'affermir par l'observation d'un régime approprié
à ces diverses circonstances.
Une des premières précautions qu'il indique , est l'application
de la pratique de la vaccine.
Onest toujours à s'étonner que, malgré tous les avantages.
de cette pratique , il y ait encore en Europe tant de préjugés
contre elle. N'est- il pas singulier que les peuples de
l'Asie et les peuplades demi - civilisées de l'Afrique et de
l'Amérique , aient été plus empressées que nous , ou tout
au moin plus dociles à l'adopter ? Le gouvernement du
cap de Bonne-Espérance et celui de Ceylan sont même
parvenus à éteindre entièrement la petite vérole , et pas
un gouvernement de l'Europe ne peut se vanter d'en avoir
fait autaut.
L'exercice du corps , en général , et celui des membres.
en particulier , tiennent de trop près à l'éducation physique
pour ne pas avoir été traités ici avec les détails qu'ils
réclament. Ici l'auteur , comparant l'homme dans l'état
sauvage à l'homme civilisé , fait voir , par un rapprochement
ingénieux , que le premier ue connaît que des exercices
fatigants et analogues à ses besoins grossiers , tandis que
chez l'autre des désirs plus étendus , des besoins plus rallinés
, ont , pour ainsi dire , multiplié les modes d'existence ,
et produit l'exercice de mille et mille travaux, qui , partis
du point le plus grossier , ont fini par donner naissance à
tous les arts.
Si l'exercice est nécessaire au bon état des organes , la
vie' sédentaire des villes est souvent nuisible à la santé ,
parce qu'elle exerce les forces intellectuelles aux dépens du
mouvement général ; et ici c'est l'esprit qui fait tort au
(1) A Paris , chez Treuttel et Wurtz , libraires , rue de Lille ,
A. 17. 1815.
214 MERCURE DE FRANCE .
9
corps . Aussi , lorsque le corps en souffre trop , on doit rẻ-
trancher , autant qu'il est possible , de ces sortes d'exercices
, afin de ne pas arrêter la croissance , et de ne pas
nuire au développement des diverses parties du corps . Les
Allemands ont plus songé que nous à faciliter ce`développement
par des exercices gymnastiques proportionnés
aux différens âges ainsi qu'à la force des individus . L'établissement
de ce genre , fondé à Schepfenthal par M. Gutsmuth
, est l'un des plus remarquables de toute l'Allemagne,
où il en existeplusieurs . Si le corps a besoin d'exercice
, les sens n'en exigent pas un moins soutenu . C'est par
eux que l'homme doit être averti des objets qu'il doit éviter
et de ceux qui peuvent lui être utiles . C'est en ce sens
que l'on peut dire que l'exercice des sens est le complément
de son éducation . Le sens de la vue demande à être
très- exercé , et il faut même s'en occuper de bonne heure.
On sait quelle différence il y sous ce rapport , entre le
paysan et le citadin . Le premier s'habitue à voir à une
grande distance , tandis que l'habitant de ville s'exerce
davantage à reconnaître les objets placés à un petit éloignement.
Par la suite de ces différences dans les habitudes ,
le globe de l'oeil varie ainsi que la convexité du cristallin .
On peut encore remarquer que la fumée de la cheminée ,
ou l'éclat du feu que l'oisif citadin regarde sans cesse , et
qui l'attire fors même qu'il est occupé d'autre chose , les
couleurs trop claires dont il revêt ses murs , les quinquets
qui donnent une si forte clarté , si différente de la douce
lumière des bougies , et dont souvent on prolonge l'usage
bien avant dans la nuit , que la nature avait destinée au repos
de l'oeil , sont probablement au nombre des causes qui
ont produit dans ces derniers temps un si grand nombre
de myopes. Toutes ces causes influent sur l'état de la vue
d'un enfant , comme d'un adulte ; et quoiqu'il soit bon
d'apprendre à l'enfant à tout supporter , il est cependant
des cas où il faut user de ménagemeùs . L'éducation doit
rechercher les causes des imperfections , inventer des exercices
propres à familiariser l'oeil avec tout ce qui peut lui
nuire , à faire reconnaître les objets de la nature , et ce
qu'a trouvé l'art de l'homme. De tous nos sens , la vue est
peut- être le plus précieux ; aussi mérite - t-il qu'on le dirige
au moment où le jugement se forme et où les idées s'étendent
par la comparaison.
(
Si la vue et le tact peuvent suppléer jusqu'à un certain
point à la parole , celle - ci a cependant de grands avantages
pour la communication prompte des idées. Le sau¬
OCTOBRE 1815. 215
vage et le sourd - muet se font bien entendre par leurs
gestes et le jeu de leur physionomie; mais combien n'éprouvent-
ils pas de difficultés lorsqu'ils veulent faire concevoir
des idées métaphysiques, ou dont l'ordie est pris hors des
objets sensibles ! La parole est à la promptitude de la
communication des idées ce que l'écriture est à cette
communication à de grandes distances . L'art de la parole
doit donc être cultivé avec soin , puisque son influence est
si grande chez les peuples civilisés. Les anciens , et surtout
les Grecs , regardaient l'art de bien dire et de bien
exprimer les sons dont se composent les idées comme
une des choses les plus importantes de toute bonne édu→
cation . Il est à remarquer que les Grecs , de tous les peuples
les plus favorisés sous le rapport de l'organisation et
de la position géographique , ont eu la langue la plus riche,
la plus belle , et en même - temps celle qui a suivi le dévcloppement
le plus naturel .
Les modernes out senti comme les peuples de l'antiquité
que la force des armes n'était pas la seule dont des
peuples civilisés devaient faire usage. Ainsi , avec la renaissance
des lettres et la stabilité de la société , le beau
ciel de l'Italie produisit les mêmes effets que le climat enchanté
de la Grèce . Des poëmes y devinrent , comme dans.
le beau siècle d'Homère , des ouvrages nationaux qu'on
immortalisa en les répétant comme le faisaient les anciens
rapsodes. Ces récits , faits à haute voix , fixèrent la prononciation
, et donnèrent de la stabilité à la langue italienne.
L'Angleterre forma des corps politiques et judiciaires
qui , de leur côté , se trouvèrent dans la nécessité
de conuaître et de faire valoir leur idiome. L'art de la
parole y fit même des progrès assez prompts par l'exercice
continuel que les orateurs de cette contrée furent obligés
d'en faire dans les assemblées et les réunions publiques.
La langue allemande , quoique moins harmonieuse et
moins aisée à fixer que les autres langues de l'Europe , a
eu cependant de bonne heure des écoles occupées à arrêter
sa prononciation . La France a eu également dans ses écoles
, principalement dans celle de Port Royal , de grands
maîtres qui ont su trouver le moyeu de fixer la prononciation
de la langue la plus claire et la plus précise qui
ait jamais été parlée.
:
·
Mais la civilisation n'était pas la seule à réclamer l'importance
de l'étude des signes et des sons. L'humanité y
avait également intérêt ; c'est par son influence bienfaisante
que les sourds-muets n'ont plus été étrangers à une
216 MERCURE DE FRANCE.
1
par
société dont ils semblaient avoir été séparés par la nature
elle-même. Ainsi , à l'aide de la patience et du temps , ou
est parvenu à former un alphabet tout entier la position
des doigts , et à faire , au moyen des seuls mouvemens
de la bouche , parler un sourd-inuet de naissance ,
et entendre l'homme devenu sourd par accident . L'éducation
physique a profité de toutes ces découvertes , et l'édu-,
.cation particulière doit également les mettre à profit .
Sans rendre les enfans déclamateurs , ou peut les habituer
de bonne heure à parler à haute voix sur des objets qu'on
léur aura rendus familiers , tandis que , dans un âge plus
avancé, le jeune homme doit apprendre à moduler sa
voix , à l'accélérer et à la ralentir à volonté , jusqu'à ce
qu'animé par les sentimens et les passions , il sache les
peindre avec l'énergie qui convient au naturel et à l'accent
qu'inspire la vérité .
L'époque de la puberté amène trop de changement dans
le physique et le moral de l'homme pour ne pas devoir
exciter l'attention de ceux qui cherchent à le diriger vers
le bien.
Cette époque n'estpas la même chez toutes les nations ni
dans les différentes classes de la société. Elle s'annonce de
bonne heure cher tous les peuples du midi , tandis qu'elle
est en général très-tardive chez les habitans du nord. Le
genre de vie et l'éducation des divers individus y ont également
de l'influence . Ainsi , les habitans des campagnes ,
toujours tenus froidement en plein air , souvent nupieds
, et faisant usage d'une nourriture simple , n'arrivent
que fort tard à l'époque de la puberté. Leur imagination
n'est point d'ailleurs éveillée par des objets qui
puissent l'enflammer , et leurs travaux pénibles facilitent
seulement le développement des forces musculaires . Dans
les villes , au contraire , un genre de vie propre à exciter
les passions , une nourriture à la fois forte et substantielle ,
et enfin les forces de l'esprit mises de bonne heure en jeu,
tout contribue à accélérer le moment de la puberté , dont
l'influence est souvent si grande sur le bonheur et la santé.
Mais l'éducation doit chercher à modérer l'influence des
passions qui en résultent ; et comme l'état social veut
presque toujours que la jeunesse remplisse un temps considérable
après l'époque de la puberté, et qu'elle apprenneà
se procurer la subsistance avant que d'augmenter le nombre
des consommateurs , l'éducation s'efforce aussi à diminuer
les inconvéniens funestes qui en résultent pour le physique
et le moral de l'homme .
OCTOBRE 1815 . 217
On sent qu'à cette époque de la vie l'éducation doit
moins diriger son attention sur les soins physiques que sur
les soins moraux. Les moyens moraux inspirent au jeune
homme de nobles penchans et des habitudes conformes à
sa destinée . L'homme est alors arrivé au moment où les
diverses impressions qu'il éprouve se réunissent dans un
centre commun où elles sont conservées plus ou moins
long-temps par le sentiment , et rappelées par les souvenirs ,
lors même que ce qui les a fait naître n'existe plus .
Les premiers sentimens , comme les premiers désirs ,
sont nécessairement sensuels ; ils tendent à la conservation
de notre existence . La faim , la soif , la douleur ,
sont les premiers à se faire sentir , tandis que plus tard
naissent les pures affections de l'amour et de l'amitié qui
nous consolent ou qui nous agitent depuis le berceau jūsqu'à
la tombe. Dès les premiers pas de notre enfance , on
aperçoit déjà dans la manifestation de ces sentimens des
différences individuelles qu'il importe à l'éducation morate
, ainsi qu'à l'éducation physique , de distinguer et de
connaître.
L'enfant peut être insensible aux plus fortes impressions,
ou sensible à la moindre chose . Les impressions peuvent
être également fortes et durables , fortes et passagères , ou
faibles et durables , ou enfin faibles et passagères . L'enfant
peut être aussi susceptible de toutes sortes d'impressions ,
ou n'être affecté que par un certain nombre d'objets. Ce
sont toutes ces nuances qu'il faut bien examiner, lorsqu'on
tient à donner à l'enfant dont on suit les progrès , la meilleure
éducation possible .
Si l'homme n'avait que des sentimens et des désirs pour
régler ses actions , il ne dépendrait que de l'instinct , et il
serait presque superflu de vouloir le rendre meilleur mais
le jugement lai a été donné pour discerner l'importance
des objets et le degré auquel il doit s'en affecter. Sa
volonté lui a été laissée libre , afin qu'il pût proportionner
ses forces physiques et morales à ses désirs , à la justice de
ses prétentions , et afin d'établir le juste équilibré qui seul
peut le conserver au milieu des agens qui l'entourent , et
de la société dans laquelle il se trouve placé. L'enfant në
dépend que des sentimens et des désirs , ainsi que du jea
libre de ces perceptions que la mémoire consérve , et auxquelles
l'imagination donne presque toujours plus ou
moins de vivacité. L'instituteur doit aussi chercher à suppléer
à la raison , et exercer peu-à-peu les forces de la
volonté qui doivent ensuite gouverner l'élève , et c'est un
218 MERCURE DE FRANCE.
>
"
point qu'il est bien difficile d'atteindre avec les enfans si
mobiles.
Mais comme les impressions des sens externes , et les
désirs du sens interne fournissent les matériaux de la
mémoire , il faut chercher à rendre ces impressions vives
et fortes , afin d'en enrichir la mémoire de l'enfant , qui
est si disposé à recevoir une nouvelle énergie. Ce travail
de la mémoire ne produit pas le moindre effet sur le corps ;
et le cerveau seul souffre lorsqu'elle est surchargée , et que
les images paraissent , pour ainsi dire , dans l'imagination ,
comme il arrive à l'homme dans un état d'ivresse , ou lorsque
les facultés n'ont pas été exercées pour faire un bon
emploi de leur ensemble. Ainsi , quoique la vivacité de
l'imagination soit en général d'un bon augure pour l'intelligence
, il faut prendre garde que cela ne nuise au physique
en dominant la force des autres fonctions. En cherchant
à perfectionner la mémoire et l'imagination , on
devra donc examiner si cet exercice ne nuit point à la
santé , et ne retarde pas le développement et la croissance.
Du reste , le danger ne commence qu'au moment où
l'éducation fixé l'attention de l'enfant sur un ou plusieurs
objets . De tous les exercices de l'esprit , ceux de l'attention et
de l'abstraction coûtent le plus à l'adolescent , et par cela
même il est plus difficile à obtenir de lui . L'art des combinaisons
fatigue moins une jeune tête celui des analyses
; car l'imagination est toujours plus disposée à produire
qu'à disséquer avec méthode : la bonne éducation ,
tout en faisant marcher de front les facultés physiques et
intellectuelles , leur donne aussi alternativement de l'exercice
et du repos , afin de ne pas troubler l'harmonie de
l'ame et du corps.
que
Appelés à nous perfectionner sans cesse , nous devons
mettre à profit l'expérience de ceux qui nous ont précédés ,
et songer à remédier aux nouveaux inconvéniens que présente
l'état de notre civilisation . La force corporelle , cultivée
de préférence , ne produirait que le droit du plus
fort , tel qu'on le voit dans l'origine de l'ordre social .
Les facultés de l'ame , exclusivement cultivées , ne produi
roient que la faiblesse des sentimens , ou l'ardeur des passions
qui brûle comme le soleil de l'équateur , et consume
jusqu'à ses plus belles productions . La raison la plus froide
enfin , si elle parvenait à maîtriser d'une manière trop
absolue les mouvemens de l'ame et les exercices du corps.
dans un âge trop tendre , éteindrait le germe de l'énergie ,
étoufferait tout épanouissement du coeur , et ne serait que
OCTOBRE 1815 . 219
comme ces lumières empruntées qui éclairent et n'échauffent
point. Mais il est pour chaque individu un certain
milieu qui met en action toutes ses dispositions dans un
accord harmonicux , et l'éducation seule peut le produire ,
seule elle peut conduire l'homme à remplir sa noble destinée
, en léguant à la postérité la part de la civilisation
devenue son partage , et dont il a cherché à reculer les
bornes pour agrandir le domaine de l'humanité .
Le compte que nous venons de rendre de l'ouvrage de
M. Friedlander en aura sûrement beaucoup mieux fait
sentir l'importance que si nous nous étions bornés à lui
donner les éloges qu'il mérite . Dire qu'il est aussi essentiel
aux pères de famille qu'aux médecins , c'est assez en indiquer
l'utilité ; et sous ce rapport , nous ne craignons pas
qu'on puisse en avoir une autre opinion . Nous féliciterons
encore M. Friedlander d'avoir su traiter un sujet aussi
difficile dans une langue qui n'est pas la sienne , et de
l'avoir fait avec autant de talent.
REVUE LITTERAIRE.
Peu de nouveautés ; sommeil profond au Parnasse , la
politique absorbe tout , et pour peu que cela dure on ne
parlera plus que de la gravité française .
Voici cependant unpetit homme noirqui fait tout son possible
pour nous égayer en faisant passer sous nos yeux tout
l'aréopage comique du théâtre français . Ce n'est pas certes
que l'homme noir plaisante avec ces puissances , non ,
il
s'est dit à lui-même.... Gardons - nous de rire en ce grave
sujet . » mais c'est son sérieux qui est quelquefois assez divertissant.
Qui est- ce , d'ailleurs , que le petit homme noir ?
Nous ne savons . Nous avons interrogé l'arrière - ban littéraire
, et là même il est inconnu ; c'est un domino perdu
dans la foule des masques à qui personne ne daigne dire
je te connais . Il nous est venu dans l'idée que ce pourrait
bien être l'ame de cet abbé de comique mémoire qui ne
connut d'autre temple que celui de Melpomène et de
Thalie , et qui , en expiation de ses vieilles fredaines , aura
reçu la commission de recommencer , pour ses enfans
chéris , un cours de leçons qui , cette fois , ne lui seront
payées qu'en sifflets . Lisez , lecteur , si vous le pouvez
le seal article Lafond , lisez sur tout les gaudrioles qu'il
adresse aux actrices , l'intérêt qu'il prend à la perte qu'a
220 MERCURE
DE FRANCE .
faite Mlle. Emilie Contat , et vous serez aussi convaincu
qu'on peut l'être en cas pareil , que l'ame véritable de ce
pauvre M. Geoff. a été condamnée à venir se nicher sous
le mantéau de l'homme noir , après avoir cependant laissé
son esprit chez les morts.
L'homme noir a cependant quelquefois des idées justes
et heureuses , et ses conseils ne sont pas toujours à dédaigner.
Le public applaudira sûrement à celui qu'il donne
Mile Volnais de maigrir, et à Thénard d'engraisser , et
il fera des voeux bien sincères pour voir ce sage avis
écouté comme il doit l'être ; mais l'amour-propre des comédiens
est sì rétif , qu'on ose à peine espérer quelqu'effet
d'une observation si raisonnable.
Nous apprenons encore avec le petit homme que Talma
est le créateur du costume et l'artiste vraiment éclairé
qui a eu le courage de s'enfoncer dans la nuit des temps ,
pour faire ses découvertes importantes , mais que sa diction
est fausse .
Jusqu'où n'emporte pas notre conseiller , l'envie de
recommencer Geoffroi ? Ne finit-il pas par proposer de
rassembler ses feuilletons , d'en former un corps de doctrine
théâtrale , qu'environ dix mille artistes exerçant
l'art chéri du vieux professeur , ne pourraient se dispenser
d'acheter ? Mais quoi ! n'y a - t-il pas conscience de
vouloir tirer d'un sac deux moutures , et ses éternels
feuilletons n'ont-t-ils pas déjà été assez payés ? Un ennemi
seal du vieux professeur, quelque écolier , jadis trop sévèrement
puni , pourrait faire à sa renommée le tour de lui
opposer ses écrits ; et si l'homme noir n'avait pas constamment
montré , même dans ses plus grandes noirceurs ,
un fond inaltérable de bonté , nous le soupçonnerions
d'avoir voulu finir par un trait de malice .
Après le petit homme noir , quel est cet original qui
vient nous demander audience ? Il s'appelle , dit -il , l' Órphelin
des Ardennes . C'est un jeune homme intéressant
qui vient nous prouver les inconvéniens et les malheurs de
l'inéducation. Si la mauvaise fortune est parvenue à l'éduquer
, il ne paraît pas qu'elle ait réussi à lui apprendre
le français . L'orphelin est des Ardennes , cela commence
à tirer vers la Germanie , passons lui donc quelques tours
un peu barbares , et sachons ce qu'il nous veut .
C'est lui qui va parler.
« Quelques flocons de vapeurs se glissent au milieu
des airs et voltigent au gré des vents. Attirés par leur
» affinité , bientôt ils se réunissent et forment de légers
OCTOBRE 1815. 221
» nuages. Ces nuages , semblables à un essaim d'insurrec-
» tion , s'accumulent , se fortifient dans leur course vaga-
» bonde ; ils s'abaissent alors , et commandent à l'air et
» aux vents.
-
--
» Indignés de la tyrannie que l'élément des tempêtes
>> vient exercer au milieu de leur empire , cet air et ses
» fils , habitués à l'indépendance , se mutinent , se révol-
» tent , opposent la résistance à l'oppression . Surpris à
» leur tour que des ennemis si légers et sans armes osent
» les arrêter , les nuages se reploient , se froissent , se
>> brisent . Assez , mon ami , assez ! - « Stimulent la
>> fulminante électricité qui les accompagne · Encore ,
eh je vous entends ou je crois vous entendre. « qui les ac-
» compagne , appellent à eux celle qui les entourait , de
» leur commun délire se forge la foudre. Oh ! oui,
quel delire ! c'est bien le mot. « Armés de cette artillerie ,
» ils lancent les bombes et les grêles . » Ah ! grâce , grâce
pour l'artillerie , nous en avons assez entendu , au diable
Porphelin et son éducation . Qui donc s'est avisé de faire
croire aux bonnes gens des Ardennes qu'on parlat ce Françaisl-
à à Paris ? C'est du Ch . Br . de province. Pauvre orphelin
, que t'a-t-on appris là ? je te conseille de tout ou
blier et de recommencer ton éducation .
-
Passons à M. G. Y. Grouard , docteur en droit , qui a
écrit au Roi une lettre sur la Situation intérieure de la
France et qui nous communique ses réflexions sur les
devoirs du législateur , du magistrat , du citoyen , d'après
la charte constitutionnelle.
M. Grouard est sans doute un de ces antiques soutiens
du barreau qui conserve les formes. Il nous semble entendre
un orateur du dix-septième siècle ; j'avoue même , et ję
lui en demande bien pardon , qu'en le lisant , j'ai quelquefois
pensé au célèbre l'Intimé.
L'érudition de M. Grouard a mis à contribution tous
les arsenaux de la rhétorique ; il cite les Grecs et les Romains
, les poètes et les saints -pères , Aristote et St.- Augustin
, Cicéron et les Conciles , Juvénal et Justinien.
C'est un vrai puits de science.
Du reste , M. Grouard se montre animé d'un excellent
esprit de paix et de concorde. C'est un bon Français . II
veut que tous se réunissent autour du Roi et de la charte,
il en fait sur-tout un devoir impérieux aux membres du
pouvoir législatif. « Il faut , dit-il , que chacun d'eux se
» presse autour du trône de ce prince issu de la race autique
de nos rois , qui dans les dernières années de sa
n
222 MERCURE DE FRANCE.
» vie , ne ressaisit deux fois le sceptre que pour sauver
>> deux fois son pays , que pour contenir par la seule force
» de son caractère et de sa légitimité , autant que par
» le noble appareil de ses malheurs et de ses vertus ,
>> des armées étrangères , victorieuses et affamées de ven-
>> geances . »>
D'ailleurs en nous présentant la charte royale comme
notre port après le naufrage , comme le seul moyen de
recueillir nos débris , de réparer nos pertes et retrouver
un repos encore honorable après tous nos malheurs
M. Grouard ne se montre pas trop partisan des nouv autés,
et il ne croit pas que la constitution nous empêche de
remonter à quelques anciens principes qui avaient cédé
à la force de la révolution ; ainsi , par exemple , il demande
l'abolition du divorce et la restitution à l'église de
la célébration , des mariages , comme moyen de relever
l'empire des moeurs ; le rétablissement des maîtrises et
jurandes , et des lois contre l'usure pour rappeler la probité
dans le commerce et cependant sa sévérité s'accommode
des maisons de jeu et d'autres maisons moins honnêtes
encore ,, comme remèdes à de plus grands maux..
Les bornes d'une revue ne nous permettent que d'indiquer
ces opinions que nous croyons sujettes à discussion ;
nous remarquous seulement que le défenseur des moeurs
et de la justice demande que les dettes du jeu cessent
d'être sacrées. Il défend cette apparente contradiction à
es principes avec beaucoup d'adresse , et pense que
si cette idée pouvait prendre le caractère d'opinion générale
, ce serait un des plus puissans freins qu'on eût
encore pu imaginer contre la passion du jeu .
Dans ces écrits , farcis d'un quart de citations latines et
autres , on trouve par là même beaucoup d'ancien , peu de
neuf, mais de la raison , de la sagesse , et partout les intentions
et les voeux d'un excellent citoyen.
Un créancier de l'Etat , qui déjà en 1814 émit une
opinion remarquable , et en effet très-remarquée , sur le
nouveau système de finances adopté après la restauration
de la monarchie , vient de publier des observations sur les
effets de l'ancienne administration , dont le règne de trois
mois avait ramené le retour. Il s'y attache à prouver que
les attaques dirigées par le ministre impérial contre le
ministre du Roi , manquent de bonne -foi et de justesse.
Onpeut se rappeler que le ministre de 1814 avait été accusé
d'enfler les besoins publics , d'exagérer les dettes et par là·
de détruire le crédit . Le créancier de l'Etat prouve que le
OCTOBRE 1815. 223
ministre impérial a cherché an contraire à dissimuler notre
véritable et fâcheuse situation , qu'il n'a pris aucun des
moyens propres à assurer la libération de l'Etat ; qu'avec ses
principes le discrédit a été toujours croissant ; que des
remboursemens frauduleux ont ruiné les particuliers et
déshonoré l'Etat ; que les services publics ont été abandonnés
à la cupidité , aux intrigans ; qu'en un mot les
finances étaient si mal administrées qu'elles ont été perdues
du moment où l'on n'a plus eu à organiser le pillage
des nations voisines pour réparer les désordres de l'administration
. Tout ce que dit sur ces désordres le créancier
de l'Etat est effrayant de vérité , et la publication de la
deuxième édition de son ouvrage , depuis le mois d'août ,
prouve que le public est de son avis .
M. La Barthe , ancien chef au ministère de la marine et
des colonies , vient de nous donner des harmonies maritimes
et commerciales . Faute de savoir ce que c'est que
des
Harmonies maritimes et commerciales , je n'en dirai pas
mon avis; mais ce qu'on trouve dans cette petite brochure ,
c'est une nomenclature de nos diverses colonies , avec
un précis succinct de leurs principales richesses.
Les tomes 13 et 14 de la Biographie universelle , publiée
par MM. Michaud , viennent de paraître . L'ouvrage n'est
encore qu'à la lettre F. Tout ne sera pas également bon
dans cet immense répertoire ; mais ce n'en est pas moins
une entreprise estimable , si sur- tout les directeurs se
préservent , comme ils l'avaient fait dans leurs premiers
volumes , de l'influence des passions politiques qui menacent
d'altérer l'impartialité dont on doit se faire un
devoir lorsqu'on veut écrire pour la postérité .
On annonce une nouvelle traduction de l'Iliade , par
M. Dugas-Montbel . Elle est sur le point d'être mise en
vente , et déjà sa réputation semble faite , tant on en parle
avec éloge....
POÉSIE.
LE BOUQUET ,
A M. le comte de Ségur , le jour de sa fète.
Bel Apollon , descends des cieux ,
Sur un mode nouveau que ta lyre résonne ;
Toi , déesse des fleurs , de tes dons gracieux
Tresse une élégante couronne .
Ce jour envoyé par les dieux
Me promet un bonheur que dès long-temps j'implore ,
De suaves parfums , de chants mélodieux
Je veux saluer son aurore.
Plongé dans les bras du sommeil ,
Mon digne ami repose encore.
Rose brillante , oeillet vermeil ,
Que sa couche par vous s'embaume et se décore :
Lyre caressante ét sonore ,
Hate doucement son réveil !
Mais non , que ton sommeil , ô Ségur ! se prolonge ,
Loin de tes yeux pourquoi le voudrais - je bannir ?
J'ai besoin qu'un fidèle songe
De tous mes sentimens te vienne entretenir .
Ah ! depuis ce moment cher à mon souvenir ,
Moment de douleur et de charmes ,
Où , sans autre appui que mes larmes ,
Tremblante , à ta bonté tu me vis recourir.
Sans cesse dans mon coeur j l'entends retentir ,
Cette voix qui d'abord dissipa mes alarmes .
C'était peu d'essuyer mes pleurs ,
}
OCTOBRE 1815. 225
Tu voulus , soins touchans d'une âme peu
Par le noble récit de tes nobles malheurs ,
Relever mon humble infortune !
commune !
Je cherchais des secours , je craignais la pitié , -
´Ségur m'offrit son amitié !
Ah! qu'il est doux d'aimer ce qu'il faut qu'on révère !
Mais il entr'ouvre la paupière ,
Fuyons d'un pas précipité ,
Comme l'amant épris d'une chaste beauté
S'impose, pour lui plaire, un rigoureux silence ,
Et n'ose qu'en secret exhaler sa souffrance ;
De Segar respectant la loi ,
Tremblons de lui parler de ma reconnaissance ;
Cette lyre et ces fleurs en parleront pour moi .
Madame DUFRÉNOT .
·
A LISE.
O toi qui règnes sur mon coeur ,
Lise , pourquoi tant se défendre ,
Et contre l'amant le plus tendre
Pourquoi montrer tant de rigueur?
De résister , le vain honneur
Vaut-il le plaisir de se rendre !
Peut - on avec autant d'appas
Être l'indifférence même ?
O quelle volupté suprêine
L'amour puiserait dans tes bras !
Cruelle , si tu n'aimes pas ,
Que ne défends-tu que l'on t'aime !
Mais tu veux résister en vain ,
Amour a fléchi ta colère:
Oui , lorsque ta bouche sévère
Dit : Je ne puis t'aimer , Colin !
Tes yeux , par un charme divin ,
Savent me dire le contraite.
15
226
MERCURE DE FRANCE.
A MADAME B ..... M..... ,
Qui me priait de lui adresser des vers dans le Mercure
de France.
Quoi ! vous voulez que de ma lyre
Mercure vous rende les airs ;
Vous voulez que tout l'univers
Comme moi , Chloé , vous admire !
J'obéis , la beauté m'inspire ;
Et l'Amour dictera mes vers .
l'on vous adore Je dirai que
Aussitôt que l'on vous connaît :
Je dirai qu'à tout ce qui plaît
Vous joignez tout ce qu'on honore .
Que ne dirais -je point encore ,
Chloé, si j'étais moins discret .
Mais ce dieu, qui jadis apportait sur la terre
Du souverain des cieux l'auguste volonté ,
Voudra -t-il aujourd'hui , changeant de ministère ,
Présenter mon hommage à la divinité ?
ENIGME.
Quoique tous deux du sexe masculin ,
Ensemble on nous marie ;
Est- ce l'amitié qui nous lie
Ou la nécessité? je ne sais ; mais enfin
Sans nous , adieu toute oeuvre pie.
Pour tous ce serait un vrai deuil :
On ne verrait rien de bon oeil .
Oh ! combien de vertus en France
Disparaîtraient en notre absence !
Sans nous , adieu les coeurs droits , les bons coeurs ,
Sans nous , adieu les bonnes moeurs .
CHARADE .
Mon premier est un si , mon second est un non ;
Par une infame trahison ,
A la postérité mon tout transmit son nom .
S ..... )
LOGOGRIPHE.
Quand je suis ferme et blanche à l'instar de l'albâtre ,
Quel coeur de moi ne serait idolâtre ?
Il me préférerait , je croi ,
Au métal précieux que l'on rencontre en moi .
Mon chef à bas , je suis une substance ,
Dont on fabrique un pain de grossière apparence ,
Que sans apprêt l'on fait du genre féminin ,
Qu'avec apprêt l'on fait du genre masculin . ( S ...... )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est Aiguille de pendule.
Le mot de la Charade est Verrat (pourceau ) .
Le mot du Logogriphe est Paris , où l'on trouve Pris.
228 MERCURE DE FRANCE.
--
NOUVELLES DES SCIENCES ET DES ARTS .
La classe des Beaux- Arts de l'Institut a décerné , le 23 sep
tembre de rnier , le premier grand prix de composition musicale à
M. François Benoist , de Nantes , âgé de vingt- un ans .
- La médaille d'or , envoyée par Louis XVIII à M. de Hohenwarth,
archevêque de Vienne , porte sur sa face le buste très - ressemblant
de Louis XVIII , avec cette inscription : Ludovicus XVIII.
Rex christianissimus . On lit sur le revers : diebus 18 , 19 et 21
jan. 1815, Corpora Ludovici XVI , et Mar.Ant . August . Conjugis
suce Detecta . Defossa . Regiisque. Atavorum . Sepulchris.
Reddita . Et sur l'exergue : Pietas Fraterna .
Un horloger mécanicien , nommé Joseph Bozek , membre de
l'Institut de mécanique établi par les Etats de Bohême , a fait voir
dernièrement à Prague une voiture de son invention , qu'il fait
mouvoir par le moyen de l'eau réduite en vapeur . Tous les connaisseur,
avouent que ce mécanisme est , par sa simplicité et son utilité à
au-dessus de la plupart des inventions de ce genre que l'on a faites
en Angleterre et ailleurs . Le même artiste travaille à un bateau qu'il
fera mouvoir et remonter un fleuve par le même mécanisme .
- S. M. l'Empereur de Russie a fait remettre à M. Texier , premier
médecin de l'hôpital de Versailles , la décoration de l'ordre de
Saint-Wladimir.
--
Il vient d'être fait à Rome des perquisitions chez tous les
libraires et chez les particuliers qui ont des bibliothèques , pour
saisir les livres qui sont à l'index , et ne peuvent être lus qu'avec
l'autorisation du Saint- Père . Tous les ouvrages relatifs à la révolution
de France , toutes les collections de journaux , quelques mémoires
de l'Institut , un éloge historique de Louis XVI , les Codes
et leurs commentaires ont été saisis . On a saisi également le Réper
toire de jurisprudence de Merlin de Douai , et les relations des
cérémonies qui ont eu lieu pour le couronnement de Bonaparıc
Paris .
4-
M..Isabey exposé chez lui à la curiosité des amateurs un
dessin qu'il a esquissé à Vienne et fini à Paris . Ce dessin représente
une Séance du Congrès de Vienne . Il est reconnu que tous les personmages
sont de la plus exacte ressemblance.
OCTOBRE 1815. 229
-
Les médailles frappées pour perpétuer le souvenir de l'inaugu
ration du roi des Pays - Bas portent l'effigie du roi avec la legende :
Wilh. Nass. Belg. Rex. Luxem . M. Duc . et au revers : Patr.
Sul. Reg. et ord. Solen , Sacram . Asseria . M. D. CCC. XV.
Il en a été frappé en or , en argent et en bronze .
L'Académie royale des sciences , belles - lettres et arts de Lyon
propose pour 1816 les sujets de prix suivans :
<< La belle expérience de Lyon a prouvé que l'air atmosphérique
subitement et fortement comprimé laissait échapper une lumière
vive , facilement visible dans l'obscurité. D'autres expériences faites
dans la même ville ( 1 ) ont donné lieu de penser que cette propriété
d'être lumineux par la compression appartient exclusivement au
gaz oxigène , et qu'elle ne se manifeste dans quelques autres gaz
qu'autant qu'il est mêlé avec eux en plus ou moins grande proportion
. Enan on sait encore qu'un éclair instantané a été quelquefois
aperça au moment où l'on tirait dans l'obscurité un fusil à vent
fortement chargé . L'académie , pour compléter les connaissances
acquises sur ce sujet , demande 1 ° . que l'on détermine quelle est
l'espèce d'altération qu'éprouvent le gaz oxigène et l'air atmosphérique
par le dégagement de la lumière ; 2 ° . qu'on fasse connaître
ce qui arrive dans les gaz azote , hydrogène et acide carbonique purs
et sans aucun mélange d'air atmosphérique , lorsqu'ils sont vivement
comprimés ; 3. enfin qu'on recherche de même ce qui se passe dans
tous les gaz , lorsqu'ils éprouvent subitement une grande dilatation . »
Un prix extraordinaire de poésie sur le Retour des Bourbons .
Chaque pièce doit être inédite et contenir moins de trois cents vers
et plus de cent. Elle doit être envoyée le 30 novembre 1815 .
.
Le prix pour chacun de ces sujets sera une médaille d'or de 600 fr .
( 1 ) Une commission formée dans le sein de l'Académie , et chargée
de comparer ensemble les divers gaz sous le rapport dont il s'agit
ici , a reconnu , après des essais multipliés , qu'on obtenait par la
compression du gaz oxigène une lumière très- vive et très- belle ; que
la lumière était moins brillante dans l'air atmosphérique ; qu'elle
était encore sensible dans le gaz bydrogène , lorsqu'il était mêlé d'un
peu d'air commun ; mais qu'elle était tout- à- fait nulle dans ce gaz ,
ainsi que dans les gaz azote et acide carbonique , lorsqu'ils étaient
parfaitement purs , et qu'ils na contenaient aucune portion de gaz
exigèue. La compression a été la même dans tous les cas . La force
employée a toujours été celle qu'un homme peut développer lorsqu'il
est solidement appuyé.
230 MERCURE DE FRANCE.
"
Le premier de ces prix sera décerné le dernier mardi du mois
d'août 1816. Le second , le a1 décembre prochain.
Le dernier mardi du mois d'août 1816 , seront aussi distribués les
prix d'encouragement, fondés par M. Lebrun , pair de France , et
destinés aux artistes qui auraient fait connaître quelque nouveau
procédé avantageux pour les manufactures lyonnaises , tels que des
moyens pour diminuer le prix de la main- d'oeuvre , pour économiser
le temps , pour perfectionner la fabrication , pour introduire de
nouvelles branches d'industrie , etc.
Numismatographie . Voici quelques détails sur des pièces de
monnaie en bronze trouvées récemment près de Nasium , pays
inépuisable en antiques :
Celle qui frappe davantage est précisément la médaille que le temps
a le plus maltraitée . Elle est en grandbronze ; d'un côté, un personnage
éminent , assis , la main gauche appuyée sur le dos du siège , et
tenant de la droite une couronne. Au revers , le péristyle d'un
temple consacré sans doute à Bacchus , car ses colonnes sont garnies
de pampres ou aperçoit un sacrificateur près d'un autel , qui ,
assisté de deux enfans , se dispose à immoler une victime . Au-dessus
se trouve une contre - marque , singularité qui pique tant la curiosité
des antiquaires . Elle porte les lettres ACAEM ( à Cæsaris mandato )
par ordre de César. Mais quel est ce César ? On ne peut lire les
légendes ni l'exergue ; cependant on a quelques motifs pour croire
que c'est Caligula .
Diaduménien , moyen bronze ; au revers un personnage debout ,
présentant , d'une main , la patère d'Hygée à un sergent , et tenant de
l'autre une enseigne militaire .
Philippe le père , de la plus belle conservation , en grand bronze.
Il en est de même de Posthume père aussi , avec un revers non décrit
parVaillant ; Lætitiæ Augusti pour légende , et un vaisseau chargé
de ses rameurs , dans le champ .
Une de ces médailles , moyen module , bronze épais , a , d'un côté ,
deux têtes accolées à l'opposite , qu'on prendrait pour des masques
antiques , si l'on ne savait que les Dioscures ( Castor et Pollux )
figurent souvent sur les médailles , coiffés de bonnets en formes de
demi- coque d'oeuf , par allusion à leur origine . Mais ici , c'est une
seule flamèche qui se trouve entre les deux têtes , au lieu de l'étoile
qui surmonte ordinairement chacune d'elles . Au revers , un vaisseau.
Les légendes sont illisibles de part et d'autre . Cette pièce est remarquable
en ce qu'elle offre le type d'une médaille d'amiral romain ,
comme on en voit des familles Oppia et Pompéia . Castor et Pollux
s'embarquèrent avec les Argonautes ¿.
ils se rendirent fameux sur la
OCTOBRE 1815. 231
mer. Pendant une tempête , des feux voltigèrent sur la tête des deux
héros . Les marins les prirent à raison de cela pour protecteurs.
Plusieurs médailles représentent Marc- Aurtle : l'une , moyen
bronze , a pour revers la tête d'Antonin ; une autre , grand Lrouze ,
placée par les curieux parmi les pièces rares , offre , au revers , la
figure d'une femme qui se jette à genoux , que l'empereur relève , et
dont le tête est surmontée d'une tour .
La médaille la mieux conservée est d'Auguste , moyen bronze ; au
revers M. SALVIVS OTHO III VIR AAAFF , et dans le champ
CS; ce qui signifie que cette pièce a été faite par ordre du sénat , et
Marcus Salvius Otho , l'un des trois commissaires pour frapper
ou conler les monnaies d'or , d'argent et de cuivre , a présidé à sa
confection .
que
· Des villageois remuant la terre près de Saint-Mihiel , ie 9 septembre
dernier , ont trouvé deux pièces de monnaie d'argent . L'une,
au coin de Henri III , roi de France et de Pologne , porte le millésime
de 1579. L'autre offre l'effigie et l'inscription de Henri II , roi de
Navarre. Au revers , le millésime 1584 , qui ne s'accorde pas avec la
chronologie , car Henri III ( devenu roi de France sous le nom de
Henri IV , régnait alors en Navarre. Son aïeul , Henri II , était
mort depuis l'an 1555 .
- - De la rareté et du prix des médailles romaines , ou Recueil
contenant les types rares et inédits des médailles d'or , d'argent
et de bronze , frappées pendant la durée de la république
romaine et de l'empire romain ; par T. E. Mionnet.
Cet ouvrage contient en un seul volume in.8 . tout ce qui est de
la plus indispensable nécessité pour ceux qui veulent former une
collection de médailles romaines , ou qui , l'ayant formée , veulent
en connaître la valeur approximative .
Météorologie. Le 5 février dernier , à trois heures après midi, ·
une colonne d'air enflammé a parcouru une partie du quartier de
Flacq , à l'Ile-de - France . Elle paraissait venir de l'est ; un bruit
violent l'accompagnait et rien ne pouvait résister à sa force.
Une grande partie des établissemens de la Retraite a été renversée
par cette colonne ; une habitation a été entièrement détruite , plusieurs
cases à noirs et hangars ont été culbutés .
Une maison en charpente de cinquante pieds de long sur vingthuit
de large a chassé de cinq pieds sur son soubassement ; un
magasin à étage d'environ trente pieds de longueur a également
chassé de quinze pieds sur son soubassement ; l'étage a été écrasé ,
la majeure partie de sa charpente et les objets qu'il contenait ,
232 MERCURE DE FRANCE .
quoique d'un poids très - considérable , ont été jetés dans les bois et
établissemens voisins .
Ce tourbillon cuflammé a détruit plusieurs cases en palissade , et
renversé quelques maisons. Un enfant de dix ans a été enlevé et
jeté à plus de cent pas .
Après avoir brisé et déraciné tous les arbres qui se sont trouvés sur
son passage , cette colonne d'air et de feu est allée se briser dans la
montagne , ne pouvant plus aller au - delà .
Ce qu'il y a de remarquable , c'est que rien de ce qui a été frappé
par ce tourbillon , qui contenait une grande quantité de feu , n'a été
enflammé; la couverture des cases , qui était en paille , n'a été que
noircie.
Peut-être doit-on attribuer cet effet à la grande humidité qui
régnait en ce moment , et qui était occasionnée par des pluies telles ,
qu'on ne se souvient pas d'en avoir vu de pareilles , de mémoire
d'homme , dans la colonie .
On a éprouvé, à la suite de l'apparition de ce phénomène , des
chaleurs extrêmement fortes , et qui ont occasionné beaucoup de
morts subites.
MERCURIALE.
28 septembre. Où l'on se mouille l'on s'essuie .. Une
dame veuve , musicienne de profession , se plaignait amèrement
de ce qu'un serrurier était venu se loger vis -à - vis
d'elle , et rompait matin et soir par de grands coups de
marteau la douce harmonie des accords de sa harpe ......
Jeudi dernier , à l'instant où elle maudissajt le plus ce
voisin incommode , arrive chez elle un soldat muni d'un
billet de logement ; ce soldat n'entendait ni le français ,
ni la raison ; il refusait d'accepter le lit que la veuve lui
offrait dans une auberge , et prétendait qu'elle lui abandonnât
la seule chambre et le seul lit qu'elle possédait .
Au bruit de la querelle qui menaçait de devenir dangereuse
, le serrurier accourt ; il parlait plus d'une langue ,
et avait autrefois planté notre drapeau triomphant sur les
murs de plus d'une capitale ; il s'exprime en homme qui
sait comme on doit user de la victoire , et par sa fermeté
et sa modération parvient à faire une capitulation honorable.
Depuis ce moment , les coups de marteau semblent
moins dissonans à la veuve ; et si elle les maudit encore
quelquefois , elle benit toujours le serrurier.
-
Vendredi 29 septembre.. Sur les deux heures après
midi , on a vu passer daus la rue Dauphine trois hommes
en habit de paysans; ils avaient une veste , un gillet , un
pantalon blancs . Sur leur chapeau s'élevait un lis d'une
énorme dimension . Tous trois tenaient en main un gros
gourdin . Les femmes ont des yeux de lynx ! En dépit donc
des pantalons qui cachaient en grande partie les bas de
ces prétendus paysans , une femme s'est aperçue qu'ils
étaient extrêmement fius ! Le même jour , et presque à la
même heure, quatre hommes revêtus de costumes semblables
à celui des pierrots traversèrent en voiture le
Carrousel.
Ces deux singulières apparitions ont donné lieu à plusieurs
propos de la part de ceux qui en furent les témoins,
234 MERCURE DE FRANCE .
Vendredi 29 septembre. - Talma , comme à son ordinaire
, avait amené la foule au théâtre Français . On jouait
Tancrède. Cette tragédie ne pouvait être représentée dans
une circonstance où l'on en appréciât mieux les admirables
vers. Le public a vivement applaudi ceux- ci :
Il est temps de sauver d'un naufrage funeste
Le plus grand de nos biens , le plus cher qui nous reste ,
La liberté!
Les transports redoublèrent aux suivans :
Etouffons dans l'oubli nos indignes querelles .
Qu'il ne soit désormais qu'un parti parmi nous ,
Celui du bien public , et le salut de tous.
Alors, si l'on ne lisait pas certains journaux , on aurait pu
penser qu'il n'existait plus qu'une seule opinion , la Charte
et le Roi ; cette idée se serait fortifiée , quand Talma ouvrit
sa scène au troisième acte , en déclamant , avec un
enthousiasme vraiment français , ce vers :
A tous les coeurs bien nés que la patrie est chère !
On vit dans un instant des larmes de sensibilité se mêler
aux applaudissemens dont la salle retentissait ; enfin des
bravos universels accueillirent cette maxime dont on ne
saurait trop se pénétrer.
L'injustice à la fin produit l'indépendance.
Ainsi le feu sacré se conserve au fond des âmes ! Ces
mots , la patrie , le Roi , la liberté , peuvent encore enfanter
des prodiges ! Le phénix ne renait- il pas de ses cendres ?
30 septembre. Tous les rédacteurs de journaux feront
sagement de lire les conseils adressés au Journal des Arts ,
et d'en profiter.
Un ennemi des idées libérales soutenait que la liberté
de la presse était un fléau . Pour le combattre , on lui opposait
l'exemple de l'Angleterre. « Votre argument , répon-
» dit -il , est en faveur de mon opinion . Le peuple anglais
» a renouvelé l'expérience de Mithridate : il s'est accou-
» tumé à la licence de la presse comme ce prince s'était
>> accoutumé aux poisons . L'audace des écrivains et l'in-
>> discrétion de leurs feuilles excite la pitié beaucoup
>> plus que l'attention de cette nation éclairée. Le Français,
>> en ce moment , malade en politique , ne pourrait sup-
» porter un tel régime ; il le tuerait infalliblement. »
OCTOBRE 1815 . 235
T
-
L'affiche qui annonçait lundi dernier l'ouverture de
l'Opéra italien au théâtre Favart présentait une innovation
qui a plu généralement . Les noms des femmes y précédaient
ceux des hommes ; Mme . Catalani et sa suivante
étaient en tête ; venaient ensuite les acteurs . Ne pourraiton
pas généraliser cette forme d'annonce , et l'étendre à
tous les spectacles ? Nos théâtres peuvent être comparés à
de vastes salons ; pourquoi n'y pas naturaliser les hommages
dus aux dames , et que nous leur déférons si volontiers
dans nos réunions particulières ? Honneur au beau
sexe ! Honneur sur- tout au succès avec lequel il soutient
sa rivalité dans toutes les parties de l'art théâtral vis- à - vis
du sexe masculin !
3 octobre. Plusieurs journaux ont répété un article
qui n'a pu leur être fourni que par un de ces mystificateurs
qui prennent plaisir à mettre en défaut les notions politiques
et géographiques d'un grand nombre des rédacteurs
à la toise qui instruisent l'univers , comme tout le
monde salt .
Il n'y a pas un écolier de sixième qui ne sache que
Smyrne est un port de l'Asie mineure situé dans l'Archipel
, sous la domination du Grand- Seigneur , et connu
par tout le commerce comme la principale échelle du
Levant.
Il n'existe point par conséquent de dey à Smyrne . Cette
dénominatio de gouvernement n'est connue que sur les
côtes de Barbarie. Ce dey n'a pu être remplacé par
une régence composée des grands du pays. Il est possible
qu'il y ait eu une émeute populaire dans cette
ville ( ce qui arrive assez fréquemment ) , et qu'elle ait
forcé les consuls européens de s'en éloigner momentanément
. Il n'y a d'ambassadeurs des puissances étrangères
qu'à Constantinople. Au surpius , l'intervention des Anglais
dans cette émeute ( si elle a eu lieu ) pourrait lui donner
un caractère plus important qu'on ne le pense .
-
JOURNAL DE PARIS , 29 septembre. M. Martainville
nous dit aujourd'hui que des prêtresses de Thalie et de
Melpomene ont fait à ces déesses une infidélité en faveur
de la muse comico - lyrique ; il appelle Mme. Gonthier
une débutante septuagénaire qui , en reparaissant sur la
scène pour Mm . Huet , a prouvé qu'un bon coeur ne
vieiliit pas ; il ajoute , deux lignes plus bas , qu'en se trémoussant
elle a voulu prouver que sa béquille était un
objet de luxe.
« On n'a que lui qui puisse écrire de ce goût . »
236 MERCURE DE FRANCE .
1er octobre . Le Journal de Paris nous apprend que les
artistes de la manufacture des tapis de la couronne se
plaignent de n'avoir été visités cette année par aucun
étranger de marque . Les artistes du Muséum voudraient
bien avoir à se plaindre d'un pareil manque d'égards.
2 octobre. Le successeur de M. Martainville cherche à
mettre tant d'esprit dans son premier article , que l'on
craint qu'il ne lui en reste plus pour les autres.
LE JOURNAL DE PARIS , du 3 octobre , nous dit , en parlant
de . Crivelli : Pourquoi faut - il que son jeu , etc. ?
Pourquoi ne s'anime - t-il pas plus souvent ? Pourquoi
chante -t- il avec mollesse ? Pourquoi enfin , etc.
Tes pourquoi , dit le Dieu , ne finiraient jamais ,
L'auteur du même article appelle la troupe de l'Odéon
la troupe odéonienne .
Si ce n'est pas du bon , c'est au moins du nouveau . Le
même journal , en nous parlant d'un jeune homme dont
l'esprit est aliéné , et qui récite dans les promenades publiques
des tirades et chante des romances , appelle sa
folie une folie agréable . Combien d'auteurs et de virtuoses
nous prouvent tous les jours que c'est un genre de folie
bien ennuyeux !
GAZETTE DE FRANCE . 2 octobre. Dans un article sur
l'influence de la révolution française sur les moeurs , on
nous apprend que l'avenir est à créer , et qu'on répare
ses folies à force de sagesse. L'auteur de ces belles découvertes
a gardé l'anonyme . Tout mauvais cas est reniable
.
募
JOURNAL DES DÉBATS . 29 septembre. M. C. , en parlant
de Mme. Huet , dit qu'elle paraissait excellente à
ceux qui n'avaientpoint de parallèle à lui opposer. Que
M. C. serait bon s'il était le seul qui écrivît !
Le Journal des Débats disait dernièrement : « Nous
espérons bien qu'on nous délivrera de ce hideux tion de
Saint-Mare. » Nous nous empressons d'apprendre à ses
rédacteurs que leur espérance est réalisée .
La Quotidienne a des accès de vérité où elle dit d'ellemême
ce que tout le monde en dit . Par exemple , dans le
numéro du 28 septembre , elle s'appelle la Fatale Quo-'
tidienne !
--
QUOTIDIENNE, 1er octobre. M. Martainville a changé
de journal sans changer de méthode . Il cite trois ou
OCTOBRE 1815 . 237
•
quatre couplets qui remplissent une colonne de son feuilleton
. C'est autant de gagné pour le rédacteur , qui n'a
pas grands frais d'esprit à faire en copiant celui des autres ,
et pour les lecteurs , qui ne lisent jamais M. Martainville
avec plus de plaisir que quand ses articles sont pleins de
citations.
2 octobre. La Quotidienne annonce que les grands spectacles
vont , comme ceux de Londres , avoir des billets de
demi- places pour ceux qui ne veulent assister qu'à une
partie du spectacle. Les abonnés de la Quotidienne demandent
si on ne pourrait pas aussi faire des demi-abonnemens
pour ceux qui ne voudraient lire qu'une partie
du journal , les annonces et les extraits de la Gazette
Officielle , par exemple.
QUOTIDIENNE . 3 octobre. Quel goût , quel bon ton
dans la métaphore dont se sert aujourd'hui M. Martainville
! Il dit qu'en se retirant du Journal de Paris , on
l'a injurié par la fenêtre en lui lançant des ordures. On
ne dira pas cette fois, du style de M. Martaiuville :
Ce sont petits chemins tout parsemés de roses ;
On n'y saurait marcher que sur de belles choses .
Dans le même article , M. Martainville commence le
métier de dénonciateur. Celui d'émule du grand G... qu'il
a fait jusqu'ici lui a valu cependant d'assez jolis bénéfices
pour qu'il dût s'en contenter. Depuis que ce rédacteur est
parvenu à la Quotidienne , on craint que l'ambition ne lui
tourne la tête .
JOURNAL GÉNÉRAL .
---
29 septembre. Le vieil amateur
reproche à la plume de M. Andrieux d'être trop paresseuse.
Ah ! mon Dieu, qu'on voudrait bien avoir un pareil
reproche à faire au vieil amateur!
30 septembre. Dans un article où il nous parle si élégamment
d'une légion semi -mâle , semi -femelle , d'acteurs
et d'actrices , le vieil amateur se plaint que ses ambitieux
collaborateurs envahissent son territoire et ne lui laissent
presque plus de place.
Quand on lit le vieil amateur, on voudrait qu'il y eût
pas de feuilleton dans le Journal Général ; et quand on
lit le corps du journal , on voudrait que le feuilleton tîut
toute la place. J'oubliais de dire que le vieil amateur nous
fait savoir que le feuilleton est à l'extrémité dujournal.
1er. octobre. Il est curieux de comparer les articles --
238
MERCURE DE FRANCE .
•
insérés le même jour dans le Journal Général et dans le
Journal des Arts , relativement aux deux frères Faucher ,
la onzième maréchaux de camp , condamnés à mort par
division du conseil de guerre établi à Bordeaux .
1er. octobre.
Dans un article intitulé le Mal et le Remède
, le Journal Général dit : Que notre salut est facile ?
ce n'est point le génie qui nous tirera de péril , mais le
bon sens et la modération ; nous allons nous aimer si
nous pouvons nous entendre , et si nous nous aimons la
France est sauvée .
Voilà de bons principes , il est fâcheux que l'auteur de
cet article, excellent sous plusieurs rapports, se soit d'abord
livré à une diatribe violente en nous apprenant qu'il est
des classes d'hommes naturellement ennemis de la paix
que le
et d'un ordre de choses où ils n'auraient à recueillir
mépris et la malédiction de leurs concitoyens . Croirait- on
utile d'établir en France une classe de Paria ?
Lundi 2 octobre. Le Journal Général , grâce à son
esprit de modération si connu , a consacré dans le numéro
de ce jour trois articles à l'effet de dénoncer le Journal
des Arts ; il demande qu'on lui impose silence. Serait - ce
par hazard que plusieurs centaines d'abonnés au Journal
Général seraient passés au Journal des Arts ?
-
2 octobre . Journal Général . La sévérité dans le
gouvernement
est peut-être le plus sûr moyen de faire naître par la suite l'affection pour ce même gouvernement
; de même que dans les congrégations
religieuses l'atta- chement pour l'ordre était en raison de l'autorité et de la rigueur de la discipline . On pourrait demander au Journal Général pourquoi ces corporations
ont été détruites . II continue . On a comparé Sparte à l'une de ces congrégations
, croit-on qu'elle aitproduit moins de bons citoyens que cette Athènes républicaine
où le gouvernement
était sans cesse la proie de factieux et d'orateurs vendus à l'étranger , où de beaux-esprits bien malins , bien pervers , jetaient tous les matins le ridicule à pleines mains sur les magis- trats et les institutions ? On ne plaisantait pas à Sparte ,
ony était plus libre et plus tranquille. Voltaire , piqué contre le peu de succès de la première
représentation
de son Oreste , cria , jadis , de sa loge au par- terre : Maudits Athéniens , c'est du Sophocle tout pur ! Messieurs du Journal Général , craindriez -vous un échec
pour quelques -unes de vos pièces ?
2 octobre. Le Journal Général reproche au pape
d'avoir
OCTOBRE 1815 . 239
débuté par être professeur de théologie ultramontaine.
On reproche au pape d'être ultramontain . C'est ainsi
que certains journaux reprochent aux Français de professer
des sentimens français .
Messieurs du Journal Général ne peuvent souffrir ces
beaux- esprits bien malins qui jettent tous les matins le
ridicule à pleines mains . « On ne plaisantait pas tant à
Sparte , ajoutent-ils , mais on y était plus libre et plus
tranquille. » On voit bien où le bât les blesse : C'est le
renard sans queue , qui voudrait que personne n'en portât.
Ce que vous nous dites de Sparte est fort beau ;
Mais tournez -vous de grâce , et l'on vous répondra.
Ce sont ces mêmes journalistes qui regrettent si fort
et notre ancienne gaieté , et tout ce que nous avons d'ancien
, qui voudraient nous faire contracter la sévérité de
Sparte; mais ils n'y parviendront pas. Il faudrait , pour
nous empêcher de rire , qu'ils cessassent d'être ridicules ,
et voilà l'impossible pour le Journal Général.
- Le Journal Général du 3 octobre offre un contraste
remarquable dans l'article Paris. On applaudit à
la censure qui vient de supprimer le Journal des Arts ,
et plus bas M. Salgues censure la censure qui a supprimé
deux de ses articles . Quelle perte pour le public !
que
―
L'Aristarque , dans son feuilleton du 30 septembre ,
appelle La Fontaine l'immortel bonhomme , et nous dit
Mlle Gosselin porterait un défi aux grâces elles - mêmes .
Il n'y a que M. Martainville ou l'Aristarque pour écrire
de cette force- là. 2 octobre. M. Charles Bonhomin ,
qui n'est certainement pas un immortel bonhomme , nous
donne aujourd'hui , sur le tabac , une dissertation savante
, qui ne vaut pas les vers de Sganarelle dans le
Festin de Pierre. Pour nous dire que dans un café il a
été incommodé par une odeur de pipe , il s'exprime ainsi :
« Je demandai une glace à la pêche , et grâce à mes denx
voisins , je mangeai une glace au tabac. » Pour conse ver
le ton de M. Bonhomin , nous dirons que son article est ,
non pas au tabac , mais à la glace.
On remarque la devise que les états généraux des Pays-
Bas ont choisie pour un ordre de mérite civil qu'ils viennent
d'instituer . Ce sont ces deux mots latins
Virtus nobilitat,
240 MERCURE DE FRANCE .
ce que nous traduirons , pour l'instruction de maintes per
sonnes , qui ne savent pas le latin , par ce vers de Boileau :
La vertu d'un coeur noble est la marque certaine .
Le Nain Rose a déclaré que MM. Théaulon et Dartois
ne sont que les propriétaires de ce journal et n'ont aucune
part à sa rédaction . Mais que diable ces messieurs
font- ils donc de leur esprit ? Leurs vaudevilles sont
remplis de celui des autres ; ils devraient bien au moins
mettre un peu du leur dans leur journal !
A VIS .
Le prix de la souscription au MERCURE DE FRANCE est
de 5 fr. pour un mois , 14 fr. pour trois mois , 27 fr. pour
six mois , et 50 fr. pour l'année.
On ne peut souscrire que du premier de chaque mois .
-
En cas de réclamation , on est prié de joindre une
des dernières adresses imprimées , ou d'indiquer le
numéro de la quittance.
Les souscriptions , lettres , livres , gravures , etc. ,
doivent être adressés , franc de port , au directeur du
Mercure de France , rue Mazarine , n°. 3o . · Aucune
annonce ne sera faite avant que cette formalité n'ait été
observée .
-
De l'Imprimerie de GUEFFIER , rue Guénégaud :
MERCURE
DE FRANCE .
TABLE AU POLITIQUE .
FRANCE.
La journée du 7 de ce mois sera l'une des plus importantes
de notre histoire. Le Roi a fait l'ouverture du
Corps législatif , de ce corps formé , rassemblé dans les
circonstances les plus critiques , et duquel peuvent émaner
bientôt la restauration de notre patrie , ou de nouveaux
déchiremens , d'interminables malheurs. L'alternative est
pour nous d'un suprême intérêt ; si le Roi est écouté , si
l'esprit qui règne dans son discours se montre invariablement
celui des deux Chambres, nos sentimens pencheront
vers un légitime espoir ; si , au contraire , les intentions du
prince ne sont point partagées , si ses paroles ne sont pas
religieusement confirmées , si même son silence n'est
point entendu et respecté ; s'il ne forme point d'avance
une loi de ménagement et de sagesse ,.... les torches de la
discorde seront secouées . Cette agitation les embrasera
tous les genres de désordre propageront l'incendie , et
peut-être le sang de plusieurs générations ne l'éteindra
pas.
>
Le corps représentatif s'est formé sans distinctions
19
242 MERCURE DE FRANCE.
d'ordre , sans privilèges ; voudrait- on bouleverser encore le
sol de la patrie , et le changer pour toujours en une plage
de décombres ? C'est là cependant que nous serions brusquement
conduits , si l'on appelait efficacement la haine
et la vengeance.
les
Que l'on ne s'y trompe pas : dans les sociétés humaines ,
les choses ne sont que des hommes ; les institutions ,
lois , les principes n'existent que par les hommes qui
mettent leur honneur , leur conscience , ou leur intérêt à
les soutenir .
Ainsi , poursuivez aujourd'hui , menacez , ou seulement
insultez un homme sous le titre de révolutionnaire et
pour les actes , les opinions , les sentimens qui se rattachent
à ce titre , aussitôt vous mettez en irritation la révolution
entière, c'est -à- dire , un nombre immense d'opinions,
de sentimens , d'intérêts ; vous réveillez une coalition qui
fut terrible , et par l'impétuosité , et par la masse.
Cédez , la patrie vous en conjure ; cédez à la crainte
d'une nouvelle anarchie ; l'exemple du Roi vous y invite ,
sa voix vous l'ordonne ; proscrivez de vos pensées tout ce
qui est proscrit de son discours , les dénominations de parti ,
les expressions de blâme , de haine et de vengeance. Représentans
du peuple français , s'il est vrai que la majorité
d'entre vous appartient à des familles anciennes et que la
révolution a opprimées , songez que le Roi appartient plus
qu'aucun de vous à une de ces familles si long- temps malheureuses
que vos souvenirs , que vos regrets ne fassent ,
comme les siens , que donner à votre raison , à votre
amour de la patrie , le mérite du sacrifice et l'empreinte
de la générosité .
Quel magnifique et touchant spectacle , si les droits des
Français sont hautement reconnus et consacrés par une
assemblée dont la composition même aurait pu faire craindre
des sentimens contraires ! Que la liberté politique sera
noblement affermie , si elle est proclamée par des hommes
qui , sous l'impulsion de leurs habitudes ou du point
d'honneur , auraient pu lui être opposés ! La France prospérera
aussitôt que les défenseurs naturels des anciens priviléges
auront montré avec zèle et franchise un esprit
national.
l'as-
Dans son état actuel , rien n'est plus utile , plus pressant,
que de lui donner sur les nations qui sont chez elle ,
cendant de l'union et de la magnanimité. Où sont les peuples
armés , quels que fussent leurs sentimens et leurs avan
lages , qui pussent résister au spectacle d'un peuple calme
OCTOBRE 1815 . 245
dans la détresse et généreux dans le malheur ? Nous avons
cédé le sceptre de la force , prenons celui de l'houneur et
de la raison .
Dans l'ignorance où nous sommes encore de la convention
conclue entre le Roi et les souverains alliés , nous ne
savons point avec précision ce que nous devons penser des
mouvemens qu'ils font faire à leurs armées ; nous ne poules
suivre avec une vive curiosité .
vons que
Huit mille hommes , tant cavalerie qu'infanterie , de la
garde royale prussieune , ont quitté Paris ; mais ils ont
été remplacés dans les casernes qu'ils occupaient par les
différens corps , jusques- là cantonnés dans des villages
voisins.
Les troupes anglaises , ou hanovriennes , et à la solde
de l'Angleterre , qui étaient campées au bivouac , depuis
trois mois , dans le bois de Boulogne , ont reçu l'ordre d'y
construire des baraques qui seront appuyées contre les
murs du bois dans toute leur longueur.
Les baraques construites dans le jardin du Luxembourg
, dont la démolition avait été précédemment ordonnée
, viennent d'être rétablies ; mais elles ne sont point
encore occupées .
Il n'y a eu encore aucun changement dans les positions
des troupes alliées stationnées en Alsace ; elles sont tranquilles
dans leurs cantonnemens.
Béfort , Schelestadt , et les autres forteresses sont toujours
investies. On n'y laisse pas entrer de vivres , mais
les militaires et les habitans peuvent en sortir , pourvu
qu'ils ne s'éloignent qu'à une petite distance.
A Strasbourg , un poste de troupes autrichiennes à cheval
s'était avancé vers la ville . Sur les plaintes de M. le
préfet , le prince de Hohenzollern a ordonné que ce poste
fût retiré.
En ce moment , l'armée russe a presque entièrement
évacué la France .
EXTÉRIEUR.
Un foyer révolutionnaire vient de s'ouvrir en Espagne ;
il a été fermé presque aussitôt.
Un général , nommé Don Juan-Diaz Porlier , s'en est
déclaré le chef. Dernièrement il s'était déjà distingué dans
la guerre patriotique sous le nom de Marquesito . Il a débuté
en cette circonstance par assembler un corps de
244 MERCURE DE FRANCE.
troupes à Santa -Lucia ; il est entré dans la ville de Corogne
, a arrêté les principales autorités , s'est rendu
maître de la ville , et a de suite répandu une proclamation
incendiaire .
Cette proclamation était accompagnée d'un long manifeste
adressé à la nation espagnole , où étaient rappelées
les intentions des cortès avant le retour de Ferdinand ,
et où était présentée la nécessité d'y revenir très- promptement
pour sauver l'Espagne de sa ruine. Les insurgés s'annonçaient
comme voulant conduire la nation à son affranchissement
politique .
Si l'on en croit des lettres d'Espagne reçues à Londres
le 2 octobre , le général Porlier , après s'être rendu maître
de la Corogne , du Ferrol et de Batangos , et après avoir
organisé un gouvernement provincial , fut informé qu'un
esprit d'opposition à sa cause avait paru se manifester à
Sant-lago , où les prètres et les moines étaient parvenus à
gagner les soldats . Le général Porlier marcha contre cette
ville avec la plus grande partie de ses forces , en laissant
une garnison de trois cents hommes à la Corogne. Deux
jours après , on fit circuler un rapport d'après lequel les
troupes de Porlier l'avaient abandonné au moment de
l'action , à l'exception d'un petit nombre d'hommes . Cette
nouvelle ne fut pas plutôt connue à la Corogne , qu'une
scène de la plus grande confusion commença. Les trois
cents hommes que Porlier avait laissés prirent la fuite ; les
fonctionnaires publics furent délivrés . Ön a dit depuis que
Porlierétait arrêté .
Une portion considérable de l'Irlande paraît être en ce
moment dans un grand état de fermentation . La cause
énoncée est la rigueur avec laquelle on exige le paiement
des dimes ; l'objet immédiat des mécontens est de
se procurer des armes . On envoie un corps de troupes
considérable , destiné à comprimer cette sédition . Ne
sera - t - il donc jamais possible d'en dissoudre le principe
?
Le moment approche où l'on connaîtra sans doute les
intentions des habitans de l'île de Corse . La majeure
partie est en armes ; quatre à cinq mille hommes sont
déjà organisés . Comme en Turquie , on donne du service
aux étrangers qui viennent en demander. Un tel état
de choses n'a - t- il pour but que la défense de l'ile contre
toute attaque illicite ? c'est ce que l'on doit présumer .
Dans le royaume de Wurtemberg , l'opinion publique
continue de se prononcer avec beaucoup de force en faOCTOBRE
1815 . 245
veur de l'ancienne constitution . Des adresses sont souscrites
dans tous les bailliages par un grand nombre de
citoyens de toutes les classes pour la réclamer du Roi.
Celle de la résidence de Stuttgard a été signée par environ
six cents des principaux habitans. Il est très -vraisemblable
que ces réclamations n'entraîneront point de troubles . Le
gouvernement , pour les prévenir , prend la marche la
plus sûre ; il cherche à connaître avec exactitude l'opinion
publique: il invite tous les principaux fonctionnaires à lui
donner , dans le plus court délai , des renseignemens vrais
et précis sur les dispositions du peuple , et sur l'impression
qui a été produite par le manifeste du Roi.
On est étonné , ou du moins affligé , d'apprendre que le
souverain Pontife n'est point satisfait des restitutions qui
lui ont été faites . Il désire être placé dans la situation où
il était avant la révolution française . Cependant , lorsque
tous les grands Etats s'agrandissent , ce ne peut être qu'en
effaçant ou en affaiblissant de petits Etats ; et telle sera
toujours la tendance politique . Le Pape redemande la province
d'Avignon , le Comtat -Venaissin et une partie de la
province de Ferrare . L'Italie ne nous regarde pas ; mais
nous aurions peine à concevoir aujourd'hui comment une
puissance étrangère pourrait être cuclavée dans notre territoire
.
A l'orient de l'Europe , les événemens se préparent ; des
ordres sont arrivés de Paris à Vienne pour prendre les dispositions
relatives au prochain passage d'un nombreux
corps d'armée russe par la Bohême . Ce passage doit être
achevé , dit-on , vers le milieu de novembre.
Dans le Nouveau- Monde , les insurgés du Mexique ont
formé un congrès composé des députés de toutes les provinces.
Ils ont publié un manifeste très - énergique.
Le gouvernement espagnol est , dit- on , en défiance
contre les Portugais et contre une autre nation d'Europe.
Une seconde expédition de 10,000 homines se prépare à Cadix
pour l'Amérique méridionale ; mais le sort counu de
Morillo fait accuser de témérité cette nouvelle tentative.
Sur la conduite à tenir par les députés .
Onprétend que lors des dernières élections , le président du
Collége électoral d'un de nos départemens de l'est adressa
ce discours aux députés nommés , au moment de leur départ
pour Paris :
« Messieurs , en notre qualité d'organes d'une partie de
la nation , nous venons de vous confier les plus impor246
MERCURE DE FRANCE.
tantes et les plus honorables fonctions qui puissent être
exercées par des citoyens . Nous n'avons pas le droit , et ,
dans la circonstance , nous n'aurions pas la possibilité de
vous donner un mandat spécial ; nous nous bornerons à
vous rappeler en termes généraux l'objet de votre mission.
sera
Ce ne sont point les passions secrètes , ce ne sont point
les intérêts particuliers , ce ne sont enfin ni les préjugés ,
nilles préventions , qui devront diriger votre conduite. La
portion du peuple français dont vous êtes les représentans
, ne vous a point élus pour vous procurer les moyens
d'obtenir des places , des dignités ou des pensions , ou pour
vous mettre à même de faire à votre profit trafic de ses
droits ; mais elle vous a élus pour en être les défenseurs
zélés et courageux , pour élever publiquement la voix
contre les abus qui peuvent exister , contre ceux qui voudraient
s'introduire dans la législation comme dans la
partie administrative du gouvernement , dans l'emploi et
la perception des finances de l'Etat. De grandes calamités
sont venues désoler notre belle patrie , et le Roi vous appelle
autour de lui comme de sages médecins qui l'aideront
à cicatriser les plaies profondes de ses peuples . Ne
trompez pas sa confiance. Il veut notre bonheur si vous
ne pouvez pas le mettre en état de le faire dans des conjonctures
critiques , procurez -lui , du moins , autant qu'il
en vous , les moyens d'adoucir l'excès de nos souffrances.
Les devoirs de votre ministère , plus étendus par
les événemens , vous forceront à faire des actes de rigueur,
souvenez-vous alors
que la déesse qui tient la balance de
la justice a les yeux voilés et n'a point d'oreilles , pour
nous apprendre qu'elle ne juge point sur les apparences
des choses qui peuvent décevoir le coup d'oeil le plus
habile , mais uniquement sur le poids des actions déposées
dans sa balance , et qu'elle est sourde aux sollicitations
comme aux calomnies . L'esprit de parti et de réaction ,
s'il parvenait à s'établir dans votre assemblée , deviendrait
la source de maux beaucoup plus cruels encore que
ceux dont nous gémissons ; il consommerait nécessairement
la ruine totale de la France. La charte doit être
l'unique point de ralliement de tous les Français , dont
elle garantit la liberté. Opposez donc toute la force du
pouvoir que la partie de la nation qui vous a délégués vous
remet entre les mains , à toutes atteintes portées contre
cette égide protectrice . Nous n'exceptons pas même celles
qui offriraient des avantages incontestables. Nous ne
OCTOBRE 1815 .
247
sommes pas encore assez avancés dans l'âge de la véritable
liberté , pour nous permettre de dire comme ces virils
Spartiates Laissons dormir les lois pour aujourd'hui.
Une première innovation ouvre la porte à une seconde , et
il en résulte que bientôt il n'y a plus rien de stable , et que
l'esprit public , au lieu de se former , s'use et se perd ,
parce qu'il ne trouve plus de point sur lequel il puisse
s'arrêter.
Assurément la charte est loin d'être un ouvrage parfait ;
le Roi l'a reconnu lui - même . Mais attendons que l'expérience
de quelques années nous ait donné encore plus de
lumières sur ses défauts , alors on pourra y remédier tout
d'an coup , et l'on s'évitera l'inconvénient d'y retoucher
sans cesse , et peut - être de substituer , entraîné par trop
de précipitation , des défauts plus grands, à ceux qu'on aurait
voulu faire disparaître..
REVUE DES THEATRES .
THEATRE FRANÇAIS.
Des débutans , et à la fin de cette semaine la reprise
des Templiers, voilà tout ce que nous offre l'histoire assez
uniforme de ce théâtre.
Mademoiselle Féart s'est avancée avec assurance sur la
scène tragique ; la faveur de tout l'aréopage dramatique
semble l'y porter ; il paraît douteux qu'elle trouve près du
public d'aussi bonnes dispositions qu'auprès de ceux dont
elle aspire à partager les couronnes.
Mademoiselle Féart a déjà paru dans les rôles d'Aménaide
, d'Hermione et d'Emilie. Elle a complètement
échoué dans le premier ; un peu moins malheureuse dans
le second , elle a eu de beaux momens dans la scène où elle
essaie de triompher des remords de Cinna , ainsi que dans
celle où elle éclate contre le traître Maxime . On lui a
trouvé plusieurs fois des intentions bien marquées , bien
senties , des gestes naturels , des intonations heureuses ;
mais en général la faiblesse de ses moyens physiques
trahit l'effet que son intelligence et la portion de talent
qu'elle a reçue de la nature lui font chercher. Ses formes ,
sa démarche , son maintien , ne sont point assez tragiques.
Le volume de sa voix est peu propre à rendre les accens de
la majesté ; enfin il parait impossible qu'elle puisse s'accoutumer
au cothurne , si elle s'obstine à vouloir le chausser
malgré la nature , qui ne l'a point moulée pour cela .
Perlet , moins bien secondé par toutes les puissances
théâtrales , poursuit avec courage une carrière où ses
premiers pas ont mérité de justes encouragemens. Il veut
ramener la gaîté et le franc rire au parterre Fançais
en lui offrant un valet qui ne soit ni trivial ,, ni musqué , ni
farceur , ni pincé , qui ne cherche point à donner de l'esprit
à Molière , de la sensibilité à Regnard , de la raison à
Dancourt.
Cependant il a encore beaucoup à étudier. Il doit écoOCTOBRE
1815. 249
pomiser ses gestes , éviter les gentillesses , respecter la
mesure des vers , et sur-tout prendre de l'aisance et de
l'aplomb. Pour cela laissons faire le temps ; c'est un maitre
qui n'apprend souvent que trop bien à un acteur accueilli
du public à sefamiliariser.
La représentation des Templiers a été très - brillante ......
par le monde qu'elle avait attiré. Quant à l'exécution , faut -il
nous résoudre à dire qu'elle a été au -dessous d'une répétition
au foyer? Il aurait fallu un soufleur à côté de chaque
chevalier , à côté du roi et des ministres. Autant aurait-il
valu que quelqu'un eût lu les rôles , et que ces messieurs
eussent fait les gestes .
La rime et la mesure étaient à chaque instant estropiées ;
c'était une désolation pour les oreilles .
Talma et Saint - Prix , qui sous ce rapport n'ont pas
voulu se distinguer de leurs camarades , ont eu d'ailleurs
des momens où ils ont paru dignes d'eux -mêmes .
Le récit du supplice des Templiers a produit beaucoup
d'effet et a reçu les plus vifs applaudissemens .
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Faut-il troubler le repos des tombeaux pour ramener
M. Armand au boulevard de Gand et y renouveler son
supplice ?
C'est être bien maladroit que d'avoir manqué tous les
avantages qu'offrait à l'auteur le lieu qu'il avait choisi et
dont le nom rappelle des souvenirs plus heureux , des scènes
plus agréables. Ce boulevard, qu'on croyait le rendez -vous
de la bonne compagnie et du bon ton , transporté dans l'enceinte
du Vaudeville , n'a plus offert qu'une misérable lanterne-
magique , un étalage de caricatures plus ridicules les
unes que les autres.
Est ce au boulevard de Gand qu'on devait s'attendre à
trouver un cracoviste , qui lit les journaux par dessus l'épaule
du crieur ; un peintre d'enseignes , qui n'attend plus
qu'après nos révolutions pour faire sa fortune ; un officieux,
qui débarrasse un gros Anglais de sa montre ; une madame
Opium , qui se plaint qu'on use de ses chaises et de ses
journaux saus les payer , et la caricature de la cravate à
papa ?
Toutes ces inconvenances , pour parler avec indulgence
d'un trépassé, ont révolté au Vaudeville comme elles révolteraient
sans doute au boulevard de Gand , et la pièce
expiré sous les sifflets.
a
250
MERCURE
DE FRANCE
.
Pour punir l'auteur , sans doute , quelques curieux ont
voulu savoir son nom ; il s'est résigné , sans doute aussi par
esprit de pénitence, et l'on a annoncé que le coupable était
M. Armand. Comme , au reste , ce nom d'Armand n'est
qu'un prénom , il paraît que l'auteur a escamoté la moitié
de la pénitence qui lui était imposée . Ne cherchons point
à abuser de sa position en devinant le reste ; nous nous ferions
peut- être une affaire avec le Nain rose .
THEATRE DE LA GAITÉ..
Pour justifier son nom , ce théâtre nous a offert le bon ,
Vincent de Paule aux galères . Il y a cependant une fête
dans la pièce ; mais quelle fete qu'une fête de galériens !,
Il faut trop de courage pour suivre même Vincent de
Paule dans ce triste lieu. Après avoir observé l'oubli de
décence dans le choix du sujet , contentons-nous de dire,
que ce mélodrame n'est ni plus ridicule , ni plus vraisemblable
, ni mieux écrit que tous les autres.
NOUVELLES DES THEATRES .
On commence à se plaindre du renchérissement des
places du nouveau théâtre Italien , et l'on ne trouve pas que
la troupe de l'Odéon , transportée au théâtre Favart , ait
gagné cent pour cent, comme le prix qu'on paye actuellement
pour entendre ces messieurs et ces dames semble le
supposer .
On parle de la retraite de Mme. Duret Saint -Aubin . On
annonce, par compensation , la réapparition de Mile . Philis,
aujourd'hui Mme. Andrien .
Un journaliste a remarqué savamment que depuis que
M. Désaugiers avait pris la direction du Vaudeville , presque
toutes les nouveautés qu'on y avait données avaient,
tombe. Or , on y a donné deux pieces ; l'une , une bluette ,
pour l'entrée du directeur , qui a été fort goûtée; et l'autre ,
le Boulevard de Gand .
On annonce au Vaudeville la prochaine reprise du Jaloux
Malade , par M. Dupaty.
Mme. Coquebert débute à l'Odéon . Elle a paru pour la
première fois dans le rôle de la Vieille Tante , de M. Picard
. Elle y a été fort applaudic... et elle le méritait .
OCTOBRE 1815. 251
VARIÉTÉS .
LE SECRET DE FIXER L'AMOUR.
-
--
- J'ai
Savez-vous la nouvelle la plus nouvelle? demandait
le chevalier de Fonbonne à la marquise de
Monbreuil , en entrant dans son salon , où venaient
de se rassembler quarante personnes .
souffert considérablement des nerfs , ces jours derniers
, répondit , d'une voix affaiblie , la marquise.
J'ai fermé ma porte à tout le monde ; je ne l'ai rouverte
encore que pour mes plus intimes amis : je
ne suis au courant de rien . Quoi ! l'on ne vous a
pas instruite du mariage de la vicomtesse d'Albrune
avec le comte de Fontanges. O la bonne folie !
s'écria en minaudant la duchesse de Solignac ; la
vicomtesse ne possède pas mille écus de rente ; le
comte hérita dernièrement de deux millions . La
vicomtesse touche à son huitième lustre ; Fontanges
compte au plus trente ans . - Cela ne se peut pas.
-Cela sera . Vous plaisantez . Je parle sérieusement
: quand on est amoureux ! Amoureux de
la comtesse ! Mais depuis assez long-temps .
a donc perdu la tête ? Tout-à-fait . Il ne faut
désespérer de rien , fit observer une vieille présidente
, en rattachant l'épingle de son fichu , on a
vu des choses plus extraordinaires.-Oh ! j'en défie ,
reprit la marquise . Oubliez-vous Ninon , dit la
présidente, ense regardant dans le miroir de sa boîte
à mouches? Cette question provoqua un rire universel
. Riez tant qu'il vous plaira , ajouta la présidente
, je trouve l'amour de M. de Fontanges trèsnaturel.
Et vous avez raison , reprit M. le baron
--
-
―
- Il
252 MERCURE DE FRANCE .
d'Orfeuil ; M. de Fontanges ne pouvait faire un
meilleur choix . -Vraiment , répliqua la duchesse ,
' d'un ton badin , ce discours est bien placé dans
votre bouche ; croyez-vous qu'on ne se souvienne
pas des ridicules que vous donniez à cette pauvre
d'Albrune, quand elle pensa mourir d'amour pour
votre ami le chevalier de Valmont ? L'aventure remonte
à quinze grandes années ; prétendriez - vous
que la vicomtesse fût alors moins faite pour plaire
qu'à présent ?-Oui , madame.- Voilà une énigme
dont le mot est difficile à deviner . Avec un peu
de réflexion on le trouve. Je renonce à le chercher
, dit d'un ton dédaigneux la duchesse .- Moi ,
reprit la marquise , je suis curieuse de le savoir ;
baron , dites -nous-le. - Ce mot tient à une histoire.
Eh bien , tant mieux ; racontez-nous -la ,
les histoires tuent le temps. - Lorsque madame
d'Olbrune aima Valmont , reprit M. d'Orfeuil , elle
était jeune et jolie ; mille talens paraient ses charmes
; mais il lui manquait le premier de tous , le
talent de plaire ; le malheur le lui donna.
-
-----
Valmont , fatigué d'un amour auquel il ne pouvait
plus répondre , partit pour l'Allemagne sans
prendre congé de la vicomtesse . A la nouvelle de
ce départ inattendu , présage d'une éternelle rupture
, madame d'Olbrune me fit prier de la venir
voir , et ne me cacha ni sa douleur , ni son indignation
. Mon ami est coupable , lui dis-je ; cependant
il est plus à plaindre qu'à blâmer , il se reproche
vos souffrances ; je l'ai vu plusieurs fois en gé
mir ! N'est- il pas maître de les faire cesser ? -
Hélas ! non . Comment ! Entraîné par une passion
invincible , il vous sacrifie à votre rivale .
Quoi ! monsieur , madame de Lomenil le subjugué
à ce point ! Il est vrai . Madame de Lomenil!
mais elle n'est mi jeune ni belle . J'en conviens .
Concevez-vous , monsieur , qu'il m'abandonne
pour une femme semblable ? Madame , je le con-
-
OCTOBRE 1815 . 253
-
çois , répondis-je . - Vous n'êtes pas poli , monsieur ,
Je suis franc . - Fort bien ; madame de Lomenil
doit l'emporter sur moi ! Il ne tiendra qu'à
vous de l'emporter sur elle ; peut-être ne le voudrez-
vous pas . - Ah ! certainement je le voudrai.
Je crains de vous -Voyons , expliquez -vous .
-
-
-
- fâcher. Je ne me fàcherai pas . Madame de
Lomenil possède un secret certain de plaire , et
pour toujours , à qui elle voudra. Bon ! quelque
maléfice . Son unique magie est dans soncara ctère.
Le mien est-il donc insupportable ? - Insupportable
, non ; mais il ne vaut pas celui de madame
de Lomenil .-Vous l'avantagez beaucoup.—
Son éloge vous blesse , je me tais . - Eh ! non , non,
continuez ; je serai fort aise de connaître les perfections
de madame de Lomenil et mes défauts ; alors
je pourrai excuser M. de Valmont ; et si mon
amour-propre souffre dans cet examen , mon coeur
y trouvera du moins une consolation .
Madame d'Olbrune prononça d'un ton piqué les
premiers mots de cette phrase ; mais aux derniers ,
sona ccent était celui du sentiment , et des pleurs
humectaient ses paupières ; jamais elle ne m'avait
paru si intéressante ; profondément ému , je lui
dis : Pardon , pardon , je nn''aavvaaiiss pas le projet de
vous faire de la peine ; je veux réparer mon tort autant
qu'il est en moi . Les femmes de votre âge ne
manquent pas d'amans ; rarement elles rencontrent
des amis ; je vous en offre un dévoué , sincère :
l'acceptez-vous ? —Ah ! j'en ai bien besoin , repritelle
, en me tendant la main. Je baisai cette main
avec respect ; un sourire brilla à travers les larmes
de la vicomtesse . Je repris . Le contrat que je
forme avec vous est sacré ; je ne le romprai de ma
vie , pourvu que vous me permettiez de vous dire
tonjours et sans aucun fard la vérité , quelque dure
qu'elle puisse vous paraître . Vous aurez alors le secret
de toutes les inconstances de notre sexe , et
-
-
254 MERCURE DE FRANCE.
vous n'aurez plus rien à en craindre. -Valmont reviendra-
t-il à moi ? - Il vous rendra justice , mais
il sera fidèle à madame de Lomenil.
Le sourire qui avait paru sur les lèvres de la vicomtesse
s'éclipsa et son visage se couvrit de larmes.
Votre bonheur à venir , ajoutai -je , dépend peutêtre
de cet entretien ; écoutez-moi . Vous avez une
figure charmante , de l'esprit , de l'instruction ;
vous dansez , vous chantez à merveille ; la harpe
sous vos doigts rend les accords les plus mélodieux ;
mais des prétentions , des caprices , de l'exigeance ,
et de la jalousie , gâtent tous les dons précieux que
vous tenez de la nature et de l'éducation . Vous savez
trop ce que vous valez ; vous appelez trop les hommages
; vous ne souffrez pas la plus légère distraction
dans ceux que l'on vous offre ; vous voulez
voir sans cesse à vos pieds un esclave soumis et
prêt à exécuter vos ordres .
mour.
-
-
-J'en ai plus reçu de Valmont que je ne lui en
ai donné . Oui , quand , souveraine détrônée ,
vous avez essayé de ressaisir votre pouvoir perdu .
Jusque-là , convenez - en , vous entraîniez souvent
malgré lui Valmont aux spectacles , aux promenades
, au bal , et vous ne lui permettiez pas de
regarder une autre femme ! C'était excès d'a-
- Nous antres hommes , nous nous permettons
quelquefois les excès ; nous vous les défendons
toujours. Ils nous semblent ridicules en
vous alors même que nous en profitons , et le ridicule
détruit l'amour le mieux enraciné : poursuivons.
Les hommes naissent presque tous indolens
et fiers . L'ambition et le désir de plaire corrigent
ces inclinations sans toutefois les détruire ;
ne pas les attaquer de front , ne les combattre qu'en
les flattant , voilà le grand art de régner sur eux .
Une femme célèbre par son esprit a dit : les hommes
nous aiment moins pour les qualités qu'ils
• nous trouvent que pourcelles que nous leur trouOCTOBRE
1815. 255
vons. Ceci renferme le secret de beaucoup d'attachemens
dont le monde s'étonne . Chacun de nous
a son faible secret ; la femme qui le découvre et
le caresse , nous subjugue souvent malgré nos efforts
pour nous soustraire à son empire . J'ai connu
un homme supérieur qui demeura dix ans l'amant
d'une femme laide et sotte ; nos beautés à la mode
conspirèrent en vain contre sa bizarre constance ; il
demeura fidèle : après avoir passé chaque jour plusieurs
heures en tête-à- tête avec sa maîtresse, il revenait
chez lui plus convaincu que la veille de sa bêtise ; cependant
le lendemain le retrouvait plus amoureux .
Admis un soir en tiers dans leur intimité , je découvris
bientôt le moyen de séduction de cette
femme. Elle ne savait pas parler ; mais en revanche
elle savait parfaitement écouter. Elle avait , à son
insu , touché la corde la plus sensible pour son
amant. Aussi , quand il la perdit , il devint le plus
volage des hommes. Ses nouvelles maîtresses avaient
de l'esprit et savaient applaudir au sien ; mais elles
ne savaient pas aussi bien écouter que la première.
Si les jeunes femmes sont plus souvent victimes
de notre infidélité que les femmes d'un âge mûr ,
c'est que se fiant davantage à leurs attraits , elles
prétendent régner par le droit de conquête , et elles
ne prennent pas la peine de sonder notre coeur.
Madame de Lomenil , je le répète , plaira toujours
à qui elle voudra et tant qu'elle voudra ; voici
pourquoi : née avec beaucoup de tact et de finesse,
elle s'est promptement convaincue que le pouvoir
de votre sexe repose tout entier sur les faiblesses
du nôtre. Elle nous a beaucoup étudiés ; et dès sa
première entrevue avec un homme , elle connaît
la conduite qu'elle doit tenir pour fixer son attention.
Aime-t-il à causer , elle ne parle que pour lui
répondre ou pour l'applaudir ; est il paresseux de
parler , elle raconte des anecdotes amusantes ; se
plaît il à la discussion , elle discute avec chaleur
256 MERCURE DE FRANCE :
et sans blesser la politesse ; avec l'homme du monde
elle est gaie , légère , effleure vingt sujets et laisse
échapper vingt bons mots ; questionneuse avec le
savant , elle paraît toujours apprendre de lui ce
qu'elle s'avait déjà ; et s'il erre sur quelques points ,
elle le rappelle à la vérité en la lui proposant comme
?
un doute. Le littérateur la trouve nourrie de l'étude
de nos grands maîtres ; mais c'est toujours en
femme qu'elle les cite ; elle en admire la partie dramatique
on touchante , et laisse au poète , à l'écrivain
, à lui en développer les beautés qui tiennent à
la connaissance précieuse de l'art ; elle loue souvent
, critique peu , paraît continuellement s'oublier
pour songer aux autres , et brille d'autant plus
qu'on n'apperçoit pas en elle le désir de briller ;
d'ailleurs douce, obligeante , amie zélée , incapable
de ressentimens , elle tolère toutes les opinions
accueille tous les infortunés ; le malheur d'autrui
est toujours le sien ; elle plaint même le méchant
lorsque la punition l'atteint ; très-reconnaissante
des procédés , soigneuse de ne manquer à aucun
égard envers les autres , elle pardonne qu'on la néglige
; et quand on revient chez elle après s'en être
absenté long-temps , elle vous reçoit comme si vous
l'aviez vue la veille . Jamais un reproche n'est sorti
de sa bouche : idolâtre de Valmont , elle souffre
sans se plaindre , les galanteries qu'il débite aux
autres femmes ; elle n'a de plaisirs que les siens , de
volonté que la sienne , sort s'il veut sortir , se renferme
s'il veut se renfermer ; ce qu'il souhaite est
toujours ce qu'elle a souhaité ; enfin elle l'aime
comme nous voulons être aimés , pour nous . Valmont
voit madame de Lomenil louée , chérie par
tout ce qui l'approche , il goûte auprès d'elle tous
'les charmes de l'amour sans éprouver la gêne , les
inquiétudes , les soupcons , les querelles ; croyezvous
qu'il soit possible de rompre de semblables
noeuds ?
OCTOBRE 1815.
257
Quelle lumière vous venez de porter dans mon
coeur ! s'écria madame d'Olbrune ; ah ! pourquoi
n'avez -vous pas été plutôt mon ami ? Je n'aurais
pas perduValmont. Hélas ! je n'ai plus d'espérance ,
je serais à la fois imprudente et coupable d'en
conserver , et me voilà livrée à d'éternels regrets.
Vous êtes jeune , vous aimerez encore . - Jamais
, on n'aime qu'une fois. Je ne niai pas cette
proposition à la vicomtesse , je laissai au temps à
fui prouver le contraire ; l'amitié guérit par degrés
les blessures de l'amour . Au bout de six mois , madame
d'Olbrune commença à me parler plus rarement
de Valmont ; bientôt elle ne m'en parla plus.
A la passion malheureuse qui cessait de régner sur
son ame , succéda un désir général de plaire . -
Ah ça , mon' ami , me dit-elle un jour , j'ai pris
la résolution de devenir aimable ; je veux me corriger
de tous mes défauts , et je compte sur vous
pour m'aider dans cette entreprise . Une volonté
ferme est le garant de tous les succès , répondis-je ,
et vous avez déjà fait , sans vous en apercevoir , la
moitié de la route.Ne me flattez-vous pas ? - - Je
ne flatte que quand je veux tromper ; vous n'êtes
pas ma maîtresse .
-
→
Docile aux conseils de mon expérience , guidée
par ma franchise , madame d'Olbrune s'embellit de :
tous les agrémens qui ne se flétrissent pas . Plusieurs
hommes riches ou distingués aspirerent 'sa main ,
elle rejeta leurs offres brillantes. L'indépendance
et l'amitié suffisent au sage , disait-elle.Vous êtes
femme , répondais je . M. de Fontanges , plus heureux
que ses rivaux , a rendu à madame d'Olbrunė
les illusions enchanteresses d'une première passion
et ne lui en rendra pas les tourmens ; elle connaît
le secret de fixer l'amour.
-Lavicomtesse vous doit beaucoup , s'écria la
duchesse , d'un ton railleur; en vérité, baron , yous
me donnez envie de devenir à mon tour votre éco-
17
258 MERCURE DE FRANCE.
lière. Quelques vingt ans plus tard vos leçons
pourraient me devenir très-utiles . Madame , répondit
froidement M. d'Orfeuil , il est des personnes
qui ne peuvent jamais comprendre que leur
langue ; en achevant ces mots, il se leva et sortit.-
Quel homme insupportable ! dit en bâillant la duchesse
; il m'a donné une migraine affreuse ; si
l'élève ressemble à l'instituteur , je plains Fontanges
de toute mon ame.
En cet instant , on annonça la vicomtesse , elle
venait faire part à madame de Monbreuil de son
hymen prochain. Son maintien noble et modeste
détruisit d'abord les préventions qui s'étaient élevées
contre elle. Sa conversation originale et piquante
ranima la langueur du cercle ; elle fit valoir
l'esprit des autres femmes , ménagea l'orgueil des
hommes ; et quand elle fut partie, tout le monde, à
l'exception de la duchesse , convint qu'elle méritait
son bonheur .
REFLEXIONS PHILOSOPHIQUES ,
Extraites du London Magazine , année 1743.
Suivant quelques philosophes , le mouvement et
la matière sont inséparables ; c'est-à -dire que partout
où l'une existe , l'autre se rencontre nécessai
rement. Le globe entier n'est qu'un vaste laboratoire
où s'opèrent un flux et une circulation continuelle
de terres et d'eau qui se combinent et
s'unissent tour-à- tour sous différentes formes , ou
subissent diverses modifications ainsi qu'il leur a
été ordonné dans l'origine par le Tout - Puissant.
Les êtres qui résultent de ce mystérieux travail de
la nature conservent l'apparence qui leur a été
donnée pendant un laps de temps déterminé , suivant
leur espèce , après quoi ils retournent à la
masse générale des élémens , comme s'ils devaient ,
au moment de leur dissolution , restituer à cette
masse ce qu'ils lui avoient emprunté.
,, . , * , ་ ་
OCTOBRE 1815 . 259
La nature humaine est composée de matériaux
qui exigent un renouvellement perpétuel. C'est un
édifice léger et fragile qui a besoin d'être constamment
réparé , si l'on veut prévenir sa chute . Cela
est si vrai que la moindre suspension dans la
marche de ce fluide coloré qui circule en nous
suffit pour détruire immédiatement la machine ;
mais cette forme elle-même , quoique détruite , ne
perd pas pour cela le mouvement , parce que ,
malgré la désunion de ses parties , la matière subsistant
toujours , passe d'une manière d'être à une
autre .
La vie végétative aussi bien que la vie animale
dépend de ce mouvement perpétuel , et si nous
examinons les substances inanimées , nous reconnaîtrons
qu'il existe également en elles une fluctuation
intérieure , inaccessible à la vue simple , et
qui finit également par changer la forme des corps ,
sur lesquels elle agit dans une période de temps ,
plus longue , à la vérité , que celle qui est nécessaire
au reste de la création , pour manifester des effets
analogues.
Examinons le ver-à -soie au moment où il opère
sa transformation d'oeuf en un petit corps musculaire.
Nous le voyons d'abord s'engraisser de ces
sucs onctueux dont il fait sa seule nourriture ; puis ,
lorsqu'il s'est , pour ainsi dire , préparé de cette
manière au grand ceuvre qui lui reste à accomplir ,
il s'enferme dans l'espèce de tombe qu'il s'est formée
lui - même d'un riche tissu filé de sa propre substance
. Il demeure enseveli de la sorte , et semble
pendant quelque temps être dans un état complet
d'inertie. Mais bientôt , brisant les murs de sa
prison , il reparaît à la lumière sous une forme
élégante et magnifique , plein de vie et d'ardeur . (1 )
( ♥ ) Il est inutile , sans doute , d'avertir le lecteur de ne pas prendre
au pied de la letre cettte figure oratoire . Il est peu de personnes qui
ne sachent que le papillon , né de la chrysalide du ver-à - soie , est le
plus laid et le plus lourd des papillons.
260 MERCURE DE FRANCE .
L'insecte rampant est devenu un brillant et léger
papillon , lequel ayant , dans le court espace de
quelques heures , déposé ses oeufs et accompli
l'ordre de sa création , disparaît pour la seconde
fois .
C'est ce qu'a dépeint en beaux vers un poète
français , Racine le fils , dans le poëme de la Religion.
» De l'empire de l'air cẹt habitant volage ,
» Qui porte à tant de fleurs son inconstant hommage ,
» Et leur ravit un suc qui n'était pas pour lui ,
» Chez ses frères rampans , qu'il méprise aujourd'hui ,
» Sur la terre autrefois traînant sa vie obscure ,
» Semblait vouloir cacher sa honteuse figure ;
» Mais les temps sont changés ; sa mort fut un sommeil .
» On le voit plein de gloire , à son brillant réveil ,
» Laissant dans le tombeau sa dépouille grossière ,
Par un sublime essor voler à la lumière.
» O ver ! à qui je dois mes nobles vêtemens ,
De tes travaux si courts que les fruits sont charmans !
>> N'est- ce donc que pour moi que tu reçus la vie?
» Ton ouvrage achevé , ta carrière est finie ;
» Tu laisses , de ton art , des héritiers nombreux ,
» Qui ne verront jamais leur père malheureux.
» Je te plains , mais j'ai dû parler de tes merveilles.
Qui donc peut maîtriser son étonnement à la ·
vue de toutes ces choses , s'empêcher d'admirer
le merveilleux ouvrage du Tout-Puissant et d'y
reconnaître la loi suprême d'un mouvement éternel
par laquelle la nature entière est gouvernée.
Elevons nos pensées plus haut , et consultons
les astrologues : ils nous apprendront, et ils nous en
fournissent des preuves incontestables , qu'il existe
au-delà de notre horizon , dans les immensités de
l'espace , une multitude innombrable d'autres êtres
créés , dont plusieurs peuvent se découvrir à l'oeil
nu. Ils ont calculé leurs dimensions , leur éloignement
de notre globe , les distances relatives de leurs
orbes , leurs routes certaines , leurs révolutions
périodiques , et leurs diverses interpositions d'où
OCTOBRE 1815 . 261
résultent les éclipses . Ils n'hésitent pas à regarder
ces corps comme autant de mondes , et ils assurent
avec un de nos grands poètes que nous pouvons
voir
>> Des mondes planer derrière des mondes
» dans les profondeurs de l'éther , et des
» soleils briller comme d'innombrables étin-
>> celles . >>>
Nous avons eu déjà occasion d'examiner l'utilité
du mouvement pour le renouvellement et la conservation
du principe de la vie humaine , et nous
savons très-bien que cette action perpétuelle , provoquée
et favorisée par l'exercice , est supérieure à
toutes les recettes de la médecine pour entretenir
la force et la santé.
Observez cet homme opulent enfoncé dans son
indolence , énervé par la débauche et par les ennuis
de la société , tourmenté par ses maux et soupirant
après la santé qu'il a perdue dans les excès ;
s'il vient à porter sa vue sur quelque laborieux
villageois , sur la force dont il est doué , sur ce
teint vif et coloré qui décèle la vigueur et la santé ,
s'il se représente cet heureux homme de la campagne
exempt de soins fâcheux , libre de tous
soucis , de pensées affligeantes , chantant avec
gaieté en conduisant ses boeufs dans le sillon ,
n'aura-t-il pas lieu , ce malheureux favori de la
fortune , de porter envie à la destinée de cet heureux
villageois ? Ne pourra-t-il pas , avec quelque apparence
de raison , se plaindre de l'injustice du sort
qui dispense ses bienfaits d'une main aussi partiale ?
}
Des réflexions de ce genre ne seront peut-être
pas une leçon inutile pour cette foule d'indolens
et de paresseux qui se ruinent , eux et leur postérité
, par un usage immodéré de l'abondance . Ils
finiront peut -être par comprendre que les maux
dont ils se plaignent , sont ordinairement les tristes
fruits de ce qu'ils appellent les faveurs de la fortune.
262 MERCURE DE FRANCE.-
Mais que pouvons- nous dire à ceux qui achètent
ces plaisirs empoisonnés , au prix de solides vertus ;
qui croyent ne pouvoir trop payer le bonheur
d'être malheureux , et qui s'imaginent être les plus
grands parmi les hommes , tandis qu'ils sont au
dernier rang parmi les esclaves ?
Serait - il une chose capable de nous étonner
davantage , si cela n'était pas aussi commun parmi
nous , que de voir des hommes qui savent avec
certitude qu'une dernière catastrophe doit avoir
lieu quelque jour pour chacun de nous , et qui ,
au bord du précipice , consument follement le
peu de temps qu'ils ont encore à rester sur la
terre , à s'amasser des sources intarissables de chagrin
, à courir à la poursuite de la peine et du
déshonneur ? Si ces êtres aveugles et insensés pensent
que la félicité consiste uniquement dans le
pouvoir et la richesse , qu'ils se trompent cruellement
! C'est dans la possession de la santé et dans
l'exercice de la vertu qu'il faut chercher le bonheur
, c'est là seulement qu'on le trouve.
Mais il faut vouloir le trouver. Il faut toute
l'énergie de la volonté pour obtenir un grand résultat
. Le bonheur ne s'acquiert que par la vertu ;
mais celle-ci ne peut être
être que la récompense d'une
ame puissante et forte . Nous finirons par le conseil
que donne , à ce propos , le poète Thompson :
(1) « Si vous voulez , dit-il , vous affranchir de
>> cet enchaînement de peines et de difficultés qui ,
>> semblables à un lion terrible s'avançant à la ren-
» contre d'un voyageur , font pâlir votre ame et
> glacent toute votre énergie , sachez prendre une
» résolution. Soyez homme ! Usez de ce beau , de
>> ce noble privilege accordé à la seule espèce hu-
>> maine celui de laisser parler la raison et de
» suivre ses conseils ; et que cette souveraine , du
(1) The Castle of Indolence .
OCTOBRE 1815 . 263
» haut de son trône , fasse entendre cette parole
» puissante : Je le veux ! Sachez vouloir , et vous
>> en sentirez les effets . » SCHOMLISTON.
DES DÉSORDRES ACTUELS DE LA FRANCE
ET DES MOYENS D'Y REMÉDIER.
Par M. le Comte DE MONTLOSIER .
(Second article. )
J'ai dit dans mon premier article que M. de Montlosier
était le Noble par essence et par excellence : en m'exprimant
ainsi , c'est un hommage sincère que j'ai voulu rendre
à M. de Montlosier et à la noblesse.
Les nobles , contemporains des premiers temps de la
monarchie , ont été les créateurs de notre patrie et les
premiers fondateurs de nos institutions . C'est à leur mé¬
rite personnel que la plupart devaient leurs distinctions
éclatantes , leur autorité et leur fortune. Ils étaient par
eux-mêmes très-élevés au- dessus du peuple , et c'est pour
cette raison que le peuple les élevait. Leur supériorité
n'était pas seulement celle du courage , mais encore , et
sur- tout , celle des lumières et de l'esprit . Ce genre de
supériorité est celui qui contribue le plus fortement à fonder
la suprématie politique en faveur d'une classe ou caste
particulière
Que l'ou nous ramène en arrière de quinze ou dix-huit
siècles , que l'on nous transporte vers le temps où la multitude
était composée d'hommes simples , ignorans , supers
titieux et braves , et où un petit nombre d'hommes possédant
toute l'instruction du siècle , avaient , de plus , reçu
de la nature le don de l'éloquence , la puissance de l'esprit
, quelques-uns la beauté du corps , aussitôt l'Etat se
partagera en deux classes , celle des hommes dominateurs
par ascendant , et celle des hommes soumis par admiration,
par enthousiasme. Des subdivisions se formeront ensuite
dans ces deux classes , sur- tout dans la première ; elles
seront graduées suivant les différences du mérite personnel,
combinées avec les faveurs de certaines circonstances , et
quelquefois avec les usurpations de l'adresse ou de l'audace
. Le vulgaire , frappé , enchaîné , sanctionnera de sa
confiance et de son obeissance toutes les prérogatives des
hommes qui le conduisent. L'humilité excessive étant la
compagne nécessaire d'une estime sans mesure , l'homme
du peuple en viendra jusques à prêter une nature, une origine
particulières à l'homme supérieur : celui- ci ne se dé264
MERCURE DE FRANCE.
fendra pas long-temps contre la même pensée ; elle trouvera
en lui les invitations bien naturelles de l'amour-propre et
de l'intérêt .
Ainsi s'établira l'hérédité de titres et de puissance.
La noblesse , dans les lieux où elle existe , est un
dogme véritable , c'est-à - dire une habitude générale contractée
par l'esprit de tout le peuple aux époques d'ignorance
et de simplicité.
On ne fait pas les dogmes , ils se font ; on ne les détruit
pas non plus , ils se détruisent eux - mêmes.
Les dogmes fondent la tranquillité des peuples naissans ;
la tranquillité des peuples amène la civilisation , le progrès.
des besoins et de l'industrie , le développement de l'esprit,
l'instruction générale ; celle- ci renverse les dogmes et remdlace
la tranquillité par le mouvement .
Dans toutes les périodes , égalité et différence d'avantages
, égalité et différence d'inconvéniens.
Telle est la marche universelle. L'homme judicieux y
conforme sa pensée ; de cette manière il accepte le présent
sans trop d'amertume , il prévoit l'avenir sans trop d'épouvante,
il contemple le passé sans trop de regrets, et il évite
autant qu'il lui est possible de se tromper sur la mesure
qui doit être donnée à chacun de ces sentimens ; car ce
que l'un gagne par éxagération est perdu pour la raison et
fa justice , par conséquent pour le contentement véritable;
c'est ce que l'on voit dans l'ame franche et ardente de
M. de Montfosier. Sa passion pour la France antique ou
germanique le rend censeur violent , presque atrabilaire,
de la France actuelle ; il a souvent des expressions d'une
âpreté insultante ; il ne voit dans la génération contemporaine
qu'infamie , crime ou démence , parce que dans
les générations éloignées il ne voit que sagesse, honneur et
vertu . Cette double erreur le rend malheureux autant qu'injuste
; elle le sépare de ses contemporains , parmi lesquels
il en est un grand nombre qui sont dignes d'affection et
d'estime ; elle le reporte en entier vers des hommes qui
ne sont plus , et à qui , pour la plupart , il prête des qualités
, des intentions , des pensées qu'ils ne pouvaient
avoir.
་ ་་་
La supériorité , la sagesse , l'instruction des premiers.
nobles , fondateurs de la monarchie , ne pouvaient être
que relatives à leur siècle.. Aujourd'hui , sous le rapport
du moins de l'instruction et des manières , ces mêmes
hommes , subitement transportés au milieu de nous , n'y
seraient remarquables que par la faiblesse d'un grand
OCTOBRE 1815. 265
nombre de leurs idées , par la sauvagerie de leurs habitudes
, la bizarrerie de leur costume , et pour quelques-uns ,
par la brutalité de leurs passions.
La supériorité de l'esprit et des lumières, avons-nous dit ,
contribue fortement , dans les états naissans, à fonder la suprématie
politique d'une classe ou caste particulière. A cette
vérité ajoutons celle - ci : L'effet nécessaire de la civilisation
est à la fois d'augmenter les connaissances positives ,
et de les distribuer généralement , par conséquent de diminuer
la suprématie politique. Les connaissances humaines
se simplifient sans cesse par l'effet de la discussion
et de leurs progrès. Cette simplicité les rend insensiblement
accessibles au vulgaire; letemps vient où les hommes ,
qui ont le moins reçu de ce que l'on nomme éducation ,
savent très-bien un grand nombre de choses qui , précés
demment , n'étaient qu'imparfaitement connues deshommes
qui s'en étaient le plus occupés . Mêlez -vous aux réunions
d'agriculteurs et d'artisans , vous entendrez aujourd hửi
des raisonnemens très-bien faits , exposés avec clarté ,
souvent avec finesse. Le peuple s'est éclairé sans se donner
la peine d'apprendre. Tout le monde lit ou entend
lire ; tous les hommes se touchent , cansent ensemble ,
se communiquent mutuellement leurs affections et leurs
idées. Les spectacles publics , les chants populaires même,
concourent journellement à la propagation des pensées
et des sentimens . On voyage beaucoup , on se déplace sans
cesse à l'instigation de la curiosité ou du besoin ; chacun
donne à ceux qu'il rencontre ce qu'il possède d'idées particulières
, et il reçoit ce qu'il ne possédait point encore .
C'est ainsi que se forme , sous le titre d'opinion publique ,
un mélange qui est presque un niveau général .
Comment alors pourraient subsister des prérogatives de
naissance , des priviléges de famille ! Toute démarcation
de rang exige , pour être conservée , que les hommes , enfermés
, pour ainsi dire , dans une enceinte sacrée , n'en
sortent point et repoussent avec vigilance les profanes qui
voudraient y pénétrer. Or , je m'adresse à la bonne foi de
M. de Montlosier ; ne serait- ce pas aujourd'hui une condition
très-misérable que celle d'une classe particulière
d'hommes qui ne communiquerait qu'avec elle - même ?
Les beaux - arts , si répandus , si aimables , qui appellent
le concours de toutes les classes , qui , pour produire leurs
effets ou décerner leurs récompenses , exigent des regards
nombreux , ou même des rassemblemens tumultueux ; les
beaux- arts seraient donc étrangers à cet ordre de céno266
MERCURE DE FRANCE.
bites ? et les sciences , la littérature , faudrait - il qu'elles
restassent également en dehors de l'enceinte monastique ?
ne sent-on point que , si les hommes qui y auraient pris
naissance faisaient de grandes découvertes , produisaient
de beaux ouvrages d'un geure quelconque , ils voudraient
les faire connaître de toute la génération contemporaine ,
pour en recueillir l'approbation ; qu'un tel désir entraînerait
nécessairement leur évasion hors des limites sacrées ;
que, d'un autre côté , si l'intérieur de ce cloître se laissait
aborder par les grandes découverte ou les ouvrages faits
hors de son sein , il se laisserait bientôt envahir les
par
auteurs eux - mêmes ? ce qui nécessairement produirait les
communications réciproques , les relations par attrait , par
opinion , par convenance , enfin le mélange des classes et
leur mutuelle infusion .
Que M. de Montlosier y réfléchisse ; il ne trouvera rien
que de vrai dans cette pensée . L'industrie , les beaux-arts,
les sciences , la littérature , tendent sans cesse à ne faire
qu'une seule communauté de tous les hommes ; partout
où ces propriétés générales de l'intelligence humaine sont
en grande valeur , il ne peut plus exister de rangs ni de
conditions , mais seulement des professious individuelles.
Or, si l'on veut que les sociétés vivent , il faut qu'elles
agissent ; et si l'on veut qu'elles agissent , il faut qu'elles se
livrent au développement de l'industrie , à la culture des
sciences, de la litérature et des beaux -arts .
M. de Montlosier cite l'ancienne Rome . « Cette grande
» cité qui , sous le rapport politique , commandait à l'uni-
» vers , avait sous elle une multitude de petites cités qu'elle
» s'était plu à composer sur son modèle. L'univers , gou-
> verné par Rome , était rempli de petites Romes . Chacune
» de ces miniatures de la grande métropole du monde
» avait son sénat ; elle avait ensuite , dans un rang inférieur,
» sous le nom de curia , curiales , le corps commun de ses
» propres citoyens . »
Cette définition de Rome , de sa constitution et de celle
qu'elle imposait aux peuples vaincus , se rapporte beancoup
aux temps où les Romains , ainsi que ces peuples ,
étaient encore simples et très-rapprochés de leur origine.
Sous les empereurs , les distinctions de rang n'étaient
guère plus que des monumens et des souvenirs. Cependant
je m'empresse de le reconnaître ; à aucune époque
de l'existence de Rome , ces distinctions ne furent aussi
près d'être effacées qu'elles le sont maintenant en Frances
cela vient de plusieurs causes en premier lieu , les Ro
OCTOBRE 1815 .
267
mains n'avaient point découvert l'imprimerie , moyen extraordinairement
fécond d'échanger toutes les idées et de
niveler tous les esprits . En second lieu , les Romains n'étaient
point , à beaucoup près , aussi avancés que nous
dans la culture des sciences et des beaux- arts. La physique
était au berceau ; la musique , qui exige , sans distinction
de naissance , le rassemblement , l'égalité de tant
d'hommes , sans autres conditions celles de l'accord
et du talent , la musique des Romains était un art dans
l'enfance ; chez les Français , c'est un art dans sa perfection
. En troisième lieu , les Romains avaient des esclaves :
cette première classification , qu'ils tenaient de leur droit
des gens , et que le christianisme a abolie , fondait et justifiait
toutes les autres .
que
C'est parce que nous avons été chrétiens que nous
sommes beaucoup plus avancés que les Romains en civilisation
; c'est aussi parce que nous sommes venus après les
Romains , et jusqu'ici après tous les peuples , que nous
sommes partis des points où ils sont restés , ce qui a pressé
et facilité nos progrès . Cela ne veut pas dire qu'après les
Français il existera un peuple qui portera la civilisation
encore plus loin . Non ; la civilisation , qui , considérée dans
son ensemble , doit être jugée par ses effets généraux , ne
peut pas aller plus loin que l'égalité générale des droits
et la liberté politique générale. Or , l'existence complète
de ces deux effets est attestée par l'état général de l'opinion.
Je réserve pour un troisième et dernier article plusieurs
considérations importantes que l'ouvrage de M. de Montlosier
me fournira encore l'occasion de présenter . Je termine
celui - ci en me renfermant dans son objet principal.
M. de Montlosier donne de la noblesse la définition
suivante : « C'est un ordre de l'état dont le double caractère
est , d'un côté , de s'abstenir de toutes les professions
lucratives , en sacrifiant cet avantage aux conditions
inférieures ; d'un autre côté , de se vouer à toutes les professions
d'utilité publique , en les exerçant gratuitement.
>> }
L'homme qui parle avec cette clarté , cette simplicité ,
de l'ordre auquel il appartient , trouve ses expressions dans
les dispositions de son ame ; c'est , comme je l'ai dit ,
l'homme essentiellement noble de caractère et de sentimens.
Mais ne s'abuse - t- il point en prêtant généralement
aux nobles ses sentimens et son caractère ? Demandons268
MERCURE DE FRANCE .
lui ,
d'ailleurs , si , dans l'état actuel de la fortune et des
moeurs
publiques , ce
désintéressement , cette
générosité
d'un ordre entier sont des choses
possibles , si l'on
trouverait
beaucoup
d'hommes qui
voulussent de la
noblesse à de
telles
conditions ?
Ailleurs , M. de
Montlosier ,
emporté contre les voeux
de son coeur par
l'évidence , dit que la
noblesse est tombée,
en divers pays, par l'effet de la
désuétude et de l'oubli,
c'est-à- dire, par
l'indifférence égale de ceux qui la possédaient
et de ceux qui ne la
possédaient pas. >>
On ne peut
expliquer en termes plus précis une vérité
plus
certaine.
Comment donc rendre
l'existence à un bien.
d'opinion tombé par la chute absolue de
l'opinion même
qui le fondait ? La même
institution
générale peut - elle
exister deux fois chez le même peuple ? Tout homme qui
se
formera une idée exacte de la vie d'un peuple sentira
que cela n'est pas
possible ; car la vie d'un peuple est
parfaitement figurée par celle de chaque individu . Celuici
, à chacun de ses âges , change malgré lui
d'habitude et
de
régime.
Il est donc certain , malgré les
réclamations et les regrets
honorables de M. de
Montlosier , que les
prérogatives
de famille ne peuvent plus entrer dans notre régime
social . De quel genre ,
d'ailleurs ,
seraient
aujourd'hui de
telles
prérogatives ?
entraîneraient-elles des droits utiles ?
non sans doute
d'après la belle
définition de M. de
Montlosier lui - même ,
l'honneur
héréditaire ne
pouvait
que
s'altérer, et non
s'accroître , si on le rendait source
d'argent et de fortune .
L'honneur
héréditaire ne peut fonder
que des droits
honorifiques . Mais ceux -là existent
sans qu'on les donne , ou plutôt sans que l'on puisse ne
pas les donner. Le fils d'un homme célèbre hérite nécessairement
de la
célébrité de son père ; le nom sert de
titre , et il en
servira tant qu'il ne sera point effacé par
l'oubli ; c'est au
possesseur à le
renouveler par son mérite
personnel; vous l'y
exciterez , si c'est de lui seul
vous faites
dépendre cet
avantage . Si , au
contraire , vous que
attachez à son nom des droits utiles ,
indépendans de son
propre mérite , vous le
dispenserez
d'efforts de vertu ,
d'honneur et de
vigilance. Z.
De la
Conversation et des
Opinions sur la
politique.
S'il est vrai , comme l'a publié , iln'y a pas long - temps;
une femme célèbre par ses écrits et par son talent dans la
OCTOBRE 1815. 269
conversation , s'il est vrai que le cours des idées a été
depuis un siècle tout àfait dirigé en France par la conversation
( 1 ) , il serait à désirer aujourd'hui que celle - ci ,
à son tour se conformât aux idées qu'elle a fait triompher.
Après vingt- cinq années d'alternatives entre les
plus brillantes clartés et des ténèbres , les plus nobles
espérances et des malheurs honteux , les conceptions hardies
et les entreprises vaines ou funestes , l'on paraît enfin
être d'accord sur ce qui a fait l'objet de toutes les pensées
et de tous les discours pendant ces vingt- cinq années sur
la politique. Les idées sont fixées sur les principaux points
de cette recherche des sources de la prospérité publique ;
ce sont , pour la France au moins , les douceurs de la civilisation
, la culture de l'esprit , une puissance nationale.
calculée dans le système de l'équilibre des forces de l'Europe
, un gouvernement enfin qui soit à - la -fois monarchique
, héréditaire , représentatif et constitutionnel . Il n'y
a plus à ce sujet qu'un même sentiment , qu'une voix .
La conversation donc, puisqu'elle paraît être à la France ,
pour les affaires , ce que fut la Corne de Bacchus aux
anciens Germains , n'a plus à exercer son activité qu'entre
ces points fixés , et posés par elle comme des colonnes
milliaires. Qu'elle s'applique , si elle le veut , à en aplanir
le chemin pour des pieds à qui la noblesse ou l'âge a fait
perdre l'usage du marcher , ou pour ceux que la servitude
a habitués à ramper ; qu'elle sème sur les bords et soigne
le développement des fleurs et des fruits nécessaire à l'existence
et au bonheur d'une nation civilisée . C'est ainsi que
la conversation maintiendra son utile et aimable influence ,
et qu'elle prouvera ( contre l'avis du philosophe anglais
cité par Mme . de St.... ) , qu'en France du moins elle peut
étre à-la-fois le chemin qui conduit à la maison ,
sentier où l'on se promène au hazard avec plaisir.
Mais la conversation , pour se maintenir dans cette sage
direction et exécuter ces utiles travaux , doit reprendre
tous ces moyens , toutes ces formes sociales , spirituelles et
polies qui ont disparu momentanément dans les accès
d'un délire furieux et bas en 1793 , et dans les transports
de l'ivresse d'une fausse grandeur et de la servitude sous
le règne de Bonaparte. L'urbanité venant succéder à la
rudesse , l'esprit léger au pédantisme oppressif , la gaieté
cordiale à la gravité froide et voisine de la haine , l'erreur
(1 ) De l'Allemagne ; par madame de Staël . T. I.
270
MERCURE DE FRANCE .
rassurée céder à la vérité sans armes , la prétention se
rendra à la modestie réelle ou apparente , l'opiniâtreté au
doute timide , l'exagération au calme de la raison , la discorde
aux prévenances ; l'humanité remplacera la haine
des partis ; l'amitié , les querelles des familles ; l'indulgence
enfin , toujours compagne des lumières , de l'esprit
et des plus solides qualités d'une ame grande et noble ,
l'indulgence succédera à la sévérité toujours dure et souvent
cruelle , quand elle n'est que juste.
L'indulgence ! et qui n'en aurait pas besoin , si les
pensées et les actions de chacun , relativement à la révolution
, devaient être mises au grand jour et examinées à
la rigueur dans une maison de fous ? Le plus malheureux
peut-être , et certainement le plus ridicule, est celui qui se
croit le seul sage et s'en prévaut pour gourmander ses
tristes compagnons. Mais il est des gens qui , au milieu de
l'épidémie générale , vantent leur force et leur santé , et se
refusent complaisamment même le plus léger accès de
fièvre. Avant de leur têter le pouls , commençons par
raconter à ces fortes têtes l'histoire d'un sultan d'Egypte ,
qui nous paraît prouver combien il est peu sage de prétendre
rester inaccessible aux opinions du jour, et de rester
imperturbable au milieu des circonstances du moment.
Un sultan d'Egypte , son nom ? l'histoire l'a tû , par
>> égard pour sa famille sans doute. Ce sultan se piquait
» d'être ce que l'on appelle un esprit fort ; il ne croyait
» point à ce voyage admirable de Mahomet , rapporté
» dans un des plus célèbres chapitres de l'Alcoran . Chacun
» sait ( en Turquie ) ou croit , d'après ce chapitre , qu'un
» matin le prophète fut enlevé de son lit par l'ange Gabriel,
qu'il parcourut les sept cieux , le paradis et l'enfer , qu'il
» en vit distinctement toutes les merveilles , et qu'il eut
>> avec Dieu quatre -vingt- dix mille conférences ; tout cela ,
>> dit l'Alcoran , se passa en si peu de temps, que, rapporté
» dans son lit , Mahomet le trouva encore chaud , et que
» l'eau d'une aiguière qu'il avait renversée par mégarde
» n'était pas encore tout-à- fait répandue .
>> Le sultan , dont l'esprit était des plus fermes , se mo-
>> quait de ce récit comme d'un conte en l'air. Un jour
» qu'il s'en entretenait avec un docteur musulman qui
» avait le don des miracles , ce saint homme lui promit
» de le guérir de son incrédulité , s'il voulait faire ce qu'il
» lui dirait. Le sultan le prend au mot, et se place, par son
» ordre, auprès d'une grande cuve remplie d'eau jusqu'aux
hords . Toute la cour était présente , et formait un graud
OCTOBRE 1815.
271
» cercle autour de la cuve . Alors l'homme de Dieu or-
>> donne au monarque d'y plonger la tête et de l'en retirer
» sur-le- champ. Le monarque obéit. Mais à peine eut- il
» mis la tête dans l'eau , qu'il se trouva seul au pied d'une
» montagne , sur le bord de la mer . Qu'on se figure son
» étonnement et sa colère ! Il maudit le perfide docteur ,
» et a sura qu'il ne lui pardonnerait jamais ce tour de
» sorcellerie. A la fin , jugeant que la colère et les menaces
>> ne remédieraient à rien , il songea au plus pressé , à
>> trouver un moyen de subsister dans ce pays inconnu .
» Il aperçut des bucherons qui travaillaient dans une forêt
» voisine; il les joignit , et ces bonnes gens le conduisirent
» à une ville peu éloignée de la forêt . Là , après plusieurs
» aventures il épousa une femme fort belle et fort riche ,
» dont il eut quatorze enfans , sept garçons et sept
filles.
» Elle mourut , et il se vit réduit , par divers accidens , à
» une pauvreté extrême; en sorte que devenu gague- denier,
» ce malheureux prince allait dans les rues offrant ses
>> services au premier venu. Un jour qu'il se promenait
seul au bord de la mer , il se mit à comparer tristement
» sa misère présente et sa félicité passée. Comme les mal-
>> heureux sont volontiers dévots , il voulut faire sa prière
» et s'y préparer par l'ablution , selon l'usage des Musul-
>> mans . Il ote donc ses haillons , pour se purifier dans la
» mer ; il s'y plonge , et voici un autre prodige : en mettant
la tête hors de l'eau , il se retrouve au bord de la cuve ,
» avec son docteur et ses courtisans . Sa surprise et sa joie
» ne l'empêchèrent point d'éclater contre le docteur. Il
» lui reprocha amèrement cette malice perfide , qui avait
» exposé son prince à tant d'aventures bizarres , à des
» infortunes si longues et si humiliantes . Mais l'étonne-
» ment du sultan fut au comble , quand toute l'assemblée
» lui protesta que ses aventures se réduisaient à un mo-
» ment d'extase , qu'il n'avait bougé du bord de la cuve ,
» et n'avait fait autre chose qu'y plonger sa tête et l'en
» retirer ( 1 ) . »,
Si une immersion de la durée de quelques secondes
dans l'eau pure fit extravaguer cette tête de Turc d'une
manière aussi étrange ; si d'un esprit fort elle fit , en un
tour de main , un vrai croyant , à quelle sorte de délire ,
d'extase , de doute et d'opinions , n'a pas dû être portée
chaque tète française pendant les accès de cette longue
maladie du corps politique que l'on a appelée révolution ,
(1) The Spect. , no . 94 , Addisson .
MERCURE DE FRANCE.
272
et dont les témoins oculaires sont encore dans l'étonnement
des prodiges qui seront incroyables
pour la postérité
la plus reculée ?
1.6
1.1 "
REVUE
LITTÉRAIRE
.
Nous recommandons
aux jeunes gens studieux deux
ouvrages élémentaires qui viennent d'être imprimés. Ce sont les Synonymes latins de Gardin -Dumesnil , édition
revue par le laborieux M. Achaintre , éditeur d'Horace
de Perse et de Juvénal , et la méthode de Cominius , dite ,
Janua linguarum reserata , ou Porte des langues ouverte.
"
M. Gardin -Dumesnil fut principal du college de Louis- le -Grand et recteur de l'Université de Paris. If consacra aux
progrès de l'instruction publique ses soins et sa fortune.
Ses Synonymes latins forment un ouvrage de la plus grande
utilité. L'édition qu'en donne M. Achaintre est augmentée
d'une assez grande quantité de mots , et doit être préférée
à celles qui l'ont précédée.
La Porte des langues , de Cominius , a joui d'une immense
réputation ; cette méthode qui consiste en un vocabulaire
raisonué, dans lequel, au moyen d'une série de proles
tous les mois d'une
positions ,
on fait yeux ,
passer sous
langue successivement employés dans des phrases qui disent
et apprennent quelque chose , a été traduite dans presque
toutes les langues, même dans celles de l'orient , telle
que l'arabe , le turc et a
plus de mille mots latres
. La nouvelle
édition
contient
lement ajoutés.
dont mille environ sont nouvel-
On y trouve nécessairement beaucoup de termes de la
basse et moderne latinité ; c'était une suite nécessaire du
plan de l'auteur . Il eût été à désirer qu'on eût désigné par“
un signe les mots appartenans aux auteurs classiques.
Cominius , l'un des érudits du dix -septième siècle , naquit
en Moravie , au village de Comme , dont il a tiré son
nom . Celui de sa famille est aujourd'hui ignoré ; ce fut
l'effet des persécutions qu'attira sur lui son attachement à
la secte des frères moraves . Cominius eut aussi deux fois
son asilė ravagé par la guerre , et il y perdit ses livres et
beaucoup de travaux en manuscrit . Ce savant a publié
plusieurs autres ouvrages estimés , quelques- uns sont écrits
OCTOBRE 1815.
273
TIMBRE
ROYAL
en bohémien. L'édition de celui que nous annonçons est
accompagnée d'un index ou répertoire alphabétique des
mots latins. On regrette que l'éditeur n'ait pas mis en regard
leur signification en français . SEINE
Hors la Charte point de salut. Tel est le cri d'un nouveau
défenseur du trône constitutionnel qui vient d'entrer
en lice , et ce cri n'est que l'expression de la pensée publique
, de la volonté du Roi et des voeux de la nation . Ainsi
donc , bien que l'auteur ne nous apprenne précisément rien
de neuf , son but n'en est pas moins digne d'éloges . Il est
des vérités qu'il ne faut point se lasser de redire parce qu'il
est encore des gens qui ne se lassent point de les attaquer.
Au moment même où le Roi ordonne , comme roi , l'exécu→
tion de la charte qu'il a tracée comme chef du pouvoir légis
latif, au moment où les corps qui représentent la nation
jurent d'obéir à cette charte et de la faire exécuter , déjà
des pamphlets obscurs en attaquent quelques articles ; et
bien que dans son ensemble elle présente des parties susceptibles
de perfectionnement , que ce perfectionnement doit
même entrer dans l'objet des travaux des deux Chambres , il
n'en est pas moins essentiel de ne pas confondre une attaque
avec une discussion et de répéter à certains esprits que
perfectionner c'est conserver et non détruire.
C'est ce que pense l'auteur de la petite brochure que
nous avons sous les yeux ; c'est ce qu'il fait sentir, lorsque,
combattant les ultrà-royalistes et les ultrà -libéraux , il
montre aux uns et aux autres qu'une constitution sagement
pondérée est la sauve -garde de l'autorité royale et de
la liberté , telle que l'entendent aujourd'hui les gens de
bon sens et de bonne foi . Cette brochure est purement et
sagement écrite et se compose d'idées , sinon très- neuves ,
du moins exposées avec méthode , clarté et intérêt .
Les Cent dix jours du règne de Louis XVIII , par
M. Durdent , reparaissent en seconde édition . Cet ouvrage
nous montre le Roi honorant son malheur par son courage
et son inépuisable amour pour la France. Comment ne
serait-il pas lu et recherché avec empressement ?
On peut y trouver un petit nombre d'anecdotes hasardées
; mais en général l'auteur y a su conserver le ton de
la modération et de l'impartialité .
M. le lieutenant- général Lemoine vient de publier un
Mémoire sur la défense de Mézières , dont il avait pris le
commandement le 11 juin . Ce mémoire est adressé à S. E.
18
274
MERCURE DE FRANCE.
le ministre de la guerre ; il intéresse particulièrement les
militaires , sous le rapport des faits matériels ; mais il intéresse
aussi tout autre Francais , sous le rapport des efforts
tentés par le général Lemoine pour conserver cette place à
la France et au Roi, qui ne comptait dans les habitans et la
garnison que de fidèles sujets.
ANNONCES.
Tableau de la dernière conjuration de Buonaparte , ou la France
délivrée , par M. A. Hippolyte de Romand , in-8° . Prix 1 fr . 25 cent .
et 1 fr. 50 I par la poste.
Lettres et pensées d'Atticus , ou Solution de cette question importante
: Quel est le meilleur et le plus solide des gouvernemens ? ouvrage
politique et religieux , par un membre du parlement britannique
, 4° . édit. Prix 1 fr . I et par la poste 1 fr. 50 c.
Chez Eberhart, imprimeur du Collége royal , rue du Foin Saint-
Jacques , no . 12 .
Folie et Raison , roman , a vol . in- 12 . Prix 4 fr . et 5 fr. 20 cent.
par la poste .
Chez Pigoreau , libraire , place St. -Germain-l'Auxerrois , nº . 20 .
Lexique français-latin à l'usage des basses classes , offrant à l'oeil
des commençans le radical et la terminaison des temps primitifs , des
verbes , etc. , etc. Par J. A. Auvray , professeur au collège de Henri
IV . in-8° . relié en parchemin Prix 4 fr . et par la poste 5 fr
A Paris , chez Belin , libraire , rue des Mathurins St. - Jacques ,
hôtel Cluny.
Ces ouvrages se trouvent aussi chez M. A. Eymery , libraire , rue
Mazarine , no . 30.
L'Iliade d'Homère , traduction nouvelle , par M. Dugers-Montbel .
a vol . in-8 °. De l'imprimerie de P. Didot aîné . Prix 11 fr. Franc de
port 15 fr.
A Paris , chez A. A. Renouard , rue St. - André- des - Arcs , nº 55.
POÉSIE.
ÉPITRE
2
A L'EMPEREUR ALEXANDRE.
Par J. P. G. VIENNET.
N'attends point , fils des Czars , qu'humble dans son langage
Ma muse à tes genoux porte un servile hommage.
Je chéris ma patrie ; et de si grands malheurs
N'ont pas instruit ma muse à louer nos vainqueurs.
Mais au nom de la France un Français t'ose écrire.
La terre des Français est loin de ton empire ,
Et , seul de tant de rois unis pour se venger ,
L'intérêt d'Alexandre est de nous protéger.
Des humains , quels qu'ils soient , l'intérêt est le guide .
Aux actions des rois c'est lui seul qui préside ;
Et j'irais vainement fatiguer de mes cris
Geux qu'alarment encor nos confins rétrécis .
C'est à toi que je parle , à toi dont la puissance ,
Du parti qu'elle sert fait pencher la balance .
Pourquoi de tant de maux nous laisser accabler ,
Lorsque pour les finir tu n'aurais qu'à parler ?
Vieilli dans les chagrins , rasssasié d'outrages ,
Victime des partis qu'ont produits nos orages ,
Louis doit-il encor redouter ses vengeurs ?
Est-ce aux rois conjurés de lui causer des pleurs ,
D'aggraver sur son front le poids du diadême?
On l'accuse des maux dont il souffre lui -même .
Le malheur est injusté , et vos obscurs projets
Eloignent de son cour les coeurs de ses sujets.
Loin d'affermir son trône en punissant le crime ,
Vos coups les plus affreux tombent sur sa victime .
276 MERCURE
DE FRANCE.
·
Mets un terme , ALEXANDRE , à de tels attentats.
Le ciel les a frappés , ceux qui dans tes climats
Du vainqueur de Moscou suivirent la bannière.
Cette victoire , hélas ! fut pour eux la dernière :
Le ciel, dans sa rigueur , fut prompt à les punir.
Le récit de leur mort effrafra l'avenir .
Mais quand Dieu s'est chargé du soin de ta vengeance ,
Il t'en laisse un plus beau , celui de la clémence .
L'abus de la victoire a perdu les Français :
Apprends de nos revers à borner tes succès .
Défenseurs de Louis , vôtre tâche est remplie.
Son injure est vengée ; il revoit sa patrie ;
Il règne ; il est assis au rang des potentats ;
Son trône est relevé ; rendez - lui ses états ;
Rendez-lui ses enfans , ils ont besoin d'un père.
Toi-même à tes sujets n'es -tu pas nécessaire ?
N'est-ce pas un bonheur pour ton coeur généreux
De leur donner tes soins et d'écouter leurs voeux ?
Les rois ont trop long - temps , sur les pas de Bellone ,
Erré dans l'Univers et déserté le trône.
Que les rois désormais , à leur peuple rendus ,
Exercent à l'envi de paisibles vertus.
Commence , fils des Czars , ils suivront ton exemple.
Songe qu'en ce moment l'histoire te contemple ;
Qu'un jour précipité du faite des grandeurs ,
Sans sceptre , sans armée , et surtout sans flatteurs ,
Aux siècles à venir présenté par l'histoire ,
Tu dois à leur justice exposer ta mémoire .
Quels que soient ton pouvoir et ta prospérité ,
Tu naquis le vassal de la postérité.
Malheur aux souverains dont l'orgueil la dédaigne !
D'un oeil incorruptible - elle juge leur règne..
S'ils furent des humains l'horreur et le fléau ,'
La honte pour jamais s'assied sur leur tombeau .
Le monde avec effroi s'entretient de leur vie.
L'éternité pour eux est toute ignominie.
Mais un roi qu'elle honore , et dont le peuple en deuil
A regretté lesdois et suivi le cercueil ,
Aux princes de la terre est montré pour modèle.
Les Arts parent son front d'une palme immortelle.
La tombe n'est pour lui que la
porte
des cieux..
L'hommage des mortels l'élève au rang des dieux..
A ce prix des vertus que ton orgueil aspire ,
OCTOBRE 1815. 277
A ton ambition ton peuple doit suffire.
Il vante son bonheur , et tes jours lui sont chers.
De l'antique Alexandre évite les travers .
Ces lauriers sont affreux ; cette gloire est commune,
Ceins le laurier nouveau que t'offre la fortune .
Un grand peuple opprimé réclame tes bienfaits.
Commande aux oppresseurs la justice et la paix ;
Et mérite qu'un jour les filles de Mémoire
Aux rives de la Seine éternisent ta gloire.
5 septembre 1815.
LE COEUR DE LISETTE
οτ
LA NICHÉE D'AMOUR.
Imitation d'une chanson languedocienne.
Tu connais la belle, Lisette,
Hé bien fuis-la , mais pour toujours .
Le coeur de cette bergerette
Est un nid tout rempli d'amours.
Il en éclot de toute espèce ,
A chaque instant , à qui mieux mieux ;
L'un a déjà la plume épaisse ,
Quand l'autre à peine ouvre les yeux.
L'on en voit autour de la mère
Qui commencent à voleter ;
De tout petits , quelle misère !
N'osent pas encor la quitter.
Chacun suit l'instinct qui le guide ;
L'un est doux , l'autre aime le bruit ;
L'un est taquin , l'autre timide ,
Celui-ci pleure , et l'autre rit.
Pour fuir un tel remu-ménage ,
J'irais , ma foi , je ne sais où.
Ce gazouillis , ce caquetage
M'auraient tôt fait devenir fou .
Lisette , en fusses - tu fàchée ,
Ne crois pas m'avoir enchanté,
Tu peux bien garder ta nichée ,
Je garderai ma liberté,
ENIGME.
Lecteur , admire de mon sort
L'étonnante bizarrerie !
On m'enterre pendant ma vie ,
Et c'est assez bien vu, d'autant qu'après ma mort
Je subirais en vain cette cérémonie..
CHARADE .
Pour fabriquer mon dernier ,
D'ordinaire l'on emploie
Fil ou coton , laine ou soie ;
Tout marin sur mon premier
Passe une partie de sa vie.
De ce premier , pourtant , vois la bizarrerie ,
Lecteur; c'est lui qui dans un bal
Met tout en train en carnaval ;
Mais, dans un grand combat naval ,
Mon tout , qui n'est point amiral ,
Doit toujours être général .
LOGOGRIPHE.
Suis-je bon , ou suis-je mauvais ?
Il ne m'appartient pas de t'en instruire ; mais,
Lecteur , ce que je puis te dire ,
C'est qu'en moi l'on peut trouver pire.
Attendant la solution
De telle grave question , -
Chante , lecteur , du chant tu connais la pratique ;
Je t'offre , pour t'aider , deux notes de musique.
( S .... )
( S..... )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est OE
Le mot de la Charade est Sinon , soldat grec qui ouvrit les flanes
du cheval de bois qui servit à prendre Troie.
Le mot du Logogriphe est Orge- mondé .
OCTOBRE 1815. 279
NOUVELLES DES SCIENCES ET DES ARTS.
ART TYPOGRAPHIQUE.
Nous avons sous les yeux les épreuves d'une collection
de caractères d'imprimerie , dits Titres ou lettres de
deux-points , d'une suite de caractères sur tous les corps ;
d'une collection de vignettes polytipées , filets en lames ,
et d'un prospectus instructif de garnitures d'imprimerie en
fonte; le tout gravé et fondu par M. Molé jeune , rue de
la Harpe , nº . 78.
Cet artiste semble avoir reculé les bornes de la gravure
en caractères d'imprimerie . M. Molé , apparu le dernier
dans une carrière illustrée par les Didot , vient, en égalant
ses devanciers , de les surpasser dans une partie de son art.
Ses lettres de deux-points sont ce qui a paru jusqu'à ce
jour de plus parfait dans la typographie. L'aspect de ses
titres flatte l'oeil et offre la dernière perfection . Les imprimeurs
doivent encore à M. Molé l'invention et le perfectionnement
des garnitures à jour et en fonte ; cet objet
simple et parfaitement combiné doit être adopté par tous
les imprimeurs , et déjà les premiers de la capitale en font
usage et en reconnaissent toute l'utilité. M. Molé a les
droits les plus réels à la reconnaissance des amateurs de la
typographie, et doit être elassé au premier rang des artistes
graveurs et fondeurs en caractères d'imprimerie .
Carte d'Europe , avec les nouvelles divisions où sont
tracées les limites des empires , royaumes et états - souverains
, d'après les derniers traités de paix ; dressée par
Lapie , capitaine de première classe , au corps royal des
ingénieurs - géographes , gravée et publiée par Semen ,
jeune , attaché au dépôt général de la guerre.
Cette carte tracée sur la plus grande dimension qu'on
ait pu adopter pour une carte usuelle , puisqu'elle offre
une étendue de cinq pieds six pouces de haut , sur cinq
pieds huit pouces de large , a reçu des améliorations notables
par les soins de M. Lapie , et présente particulièrement
les rectifications et divisions que l'ordre de choses
actuel a nécessitées . Dans son état présent elle mérite d'être
distinguée par ceux qui désirent suivre et embrasser d'un
coup d'oeil l'ensemble des grands changemens qui se sont
opérés sur la surface de l'Europe ; elle se vend réunie ou di280
MERCURE DE FRANCE .
visée en six feuilles , selon le goût des acheteurs. Il en reste
encore quelques exemplaires offrant l'état de l'Europe en
1812 ; ils peuvent servir à l'étude d'un ordre de choses
qui n'est plus , mais qui appartient à l'histoire , et sous ce
rapport ces exemplaires peuvent devenir précieux .
Le prix de la carte est de 25 fr . en feuille collée sur toile
fine ; avec étui 41 fr. , et sur toile avec baguette et rouleau
de bois 47 fr. , plus 1 fr . à ajouter pour la recevoir franc de
port en feuilles.
A Paris , chez madame veuve Semen éditeur , rue Neuve
St. -Roch , no. 25 ; Semen père , rue du Milieu des Ursins ,
no. 6 , en la cité ; H. Langlois , rue de Seine , no . 12 ;
J. Goujon , rue du Bac , no . 6 ; Delaunay , Palais Royal ,
galerie de bois.
1
CHRONIQUE DE PARIS.
JOURNAL DE PARIS.4 octobre . Rapprochement . Le
Journal de Paris dit aujourd'hui , que les insinuations perfides
et calomnieuses sont l'esprit habituel de la Quotidienne;
et dans le numéro de la Quotidienne , du 3 octobre
, on trouve une lettre de M. le vicomte de Bertier ,
député , qui félicite cette dernière feuille sur l'excellent
esprit qui l'anime.
- 5 octobre . On avait encore quelques doutes sur le
nom du successeur de M. Martainville ; mais ils viennent
d'être entièrement levés par la déclaration que vient de
faire M. de R ..... qu'il est totalement étranger à la
rédaction des articles spectacles du Journal de Paris . On
sait que les démentis équivalent à des aveux formels.
cause ,
6 octobre. --Nouvelle lettre de M. de R. . . . . . . Celleci
est un peu plus sérieuse que la première. Il s'agit d'une
attaque en calomnie contre MM. Théaulon et Dartois . Il
est heureux pour ces derniers , comme pour M. de R.......
qu'on ne puisse attaquer qu'en calomnie ; car si l'on
était justiciable des tribunaux pour l'ennui que l'on
, que de procès ces trois messieurs auraient sur les
bras ! Où sont ceux qui disent qu'il n'y a rien de nouveau
sous le soleil ? Le successeur de M. Martainville crée une
expression nouvelle par chaque feuilleton qu'il nous donne.
L'autre jour c'était la troupe odéonienne , aujourd'hui
c'est le mot , non moins heureux , qu'il emploie en parlant
de M. Humbert qui n'a fait que reparaître et redisparaître
dans l'emploi des grandes princesses .
-
Au voleur dans le Mercure du 9 septembre on lit
ce qui suit au sujet des débuts de Philippe aux Français :
« Je confesse qu'il m'a ébloui à un tel point , que, menta-
» lement et sans le vouloir , je lui adressais le discours du
> renard au corbeau :
« Eh ! bon jour monsieur du Corbeau ,
» Que vous êtes joli , que vous me semblez beau !
1
MERCURE DE FRANCE . 282
» Sans mentir , si votre ramage
>> Se rapporte à votre plumage ,
» Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
Et voici ce qu'on lit dans le feuilleton du Journal de
Paris d'aujourd'hui : « Cet acteur ( Philippe ) était telle-
» meut éblouissant dans le Festin de Pierre , qu'on ne
» pouvait s'empêcher de lui dire avec le renard de la
>> Fontaine :
<< Sans mentir , si votre ramage
» Se
rapporte à votre plumage ,
» Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
8 octobra. — Suivant le Journal de Paris , « M. Melchior ,
» qui a débuté à l'Odéon , avait été conduit par erreur à
» ce théatre ; il croyait encore jouer sur celui de la Porte
» Saint- Martin . Ce qu'il y a de certain , c'est que le public
» a été victime innocente de cette mystification. » Les
lecteurs du Journal de Paris en éprouvent depuis quelque
temps une aussi cruelle ; quand ils lisent un article signé C. ,
ils croient que c'est M. Colnet , et c'est M. de R........
-Il a été oublié ces jours derniers, sur une table au bureau
du Mercure de France , un agenda recouvert de maroquin
vert. Nous en avons extrait les passages suivans , qui
nous ont paru susceptibles de ne point déplaire à nos lecteurs
; nous ne pensons pas que le propriétaire , quel qu'il
soit , puisse nous faire un reproche de notre indiscrétion ;
il ne doit voir , au contraire , de notre part , qu'un empressement
à le remettre sur la voie de l'objet perdu . Il peut
se présenter tous les jours au bureau du Journal pour y faire
sa réclamation. Dans le cas où l'agenda en question ne retrouverait
pas son maître , nous nous proposons d'en faire
d'autres extraits.
OBJETS DE CURIOSITÉ.
Un amateur qui possède un cabinet de curiosités des plus.
rares désirerait , pour le compléter , trouver à faire l'acquisition
des objets ci - après désignés , savoir :
1º. Un télescope à l'aide duquel on puisse voir dans
l'avenir à quinze années devant soi ;
2º. Une balance ou romaine qui donne le juste poids da
mérite de certaines gens , et de la bonne foi de certains .
autres ;
3º. Un bouclier impénétrable aux traits de la calomnie;
4. Un petit compas de proportions assez exiguës pour:
OCTOBRE 1815.
283
que sa plus grande ouverture n'excède pas l'étendue du
patriotisme et du sens commun de quelques- uns de leurs
confrères ;
5°., 6°. et 7° . Un passe - partout pour ouvrir la porte de
certains antres ou dédales politiques ; un peloton assez gros et d'un fil assez fort pour permettre à celui qui le
tiendra de parcourir tous leurs détours , et de suivre toutes
leurs sinuosités , sans craindre de s'y perdre ; et un flambeau
qui jette une lumière assez grande pour dissiper les
profondes ténèbres qui règnent dans ces lieux ; 8°. Une brosse assez ferme et en même temps assez douce
pour ôter sans égratignure la poussière qui se trouve sur
les vieilles opinions dont se parent certains faiseurs de brochures
, certains journalistes et certains politiques de salons
et de cafés ;
9° . Une petite bouteille d'un vernis qui donne quelque
couleur de loyauté , de justice et de magnanimité au manque
de foi , à la vexation et à l'abus de la force;
rage
10°. Une fiole d'un élixir qui guérisse de la de dénigrer
sans cesse son pays pour faire l'éloge des autres
nations ;
11°. Un calcul mathématique et cosmographique sur les
révolutions de la fortune et ses différentes phases ;
12° . Un porte-voix qui fasse sûrement parvenir la vérité
jusqu'aux oreilles des princes.
Il faut faire honneur à son pays.
A propos de Plutarque , voici par quoi il commence ses
dits notables des Lacédémoniens.
« AGESICLÈS , roi des Lacédémoniens , estant de sa nature
connoiteux d'ouyr et d'apprendre , il y eut quelqu'vn
de ses familiers qui lui dit : je m'esbahis , Sire , veu que tu
prends si grand plaisir à ouyr bien dire , que tu n'approches
de toi le rhetoricien Philophanes pour t'enseigner. Il
respondit : C'est pource queje veux estre disciple de ceux
dont je suis né . » De combien de Français d'aujourd'hui
cette réponse fait la satyre !
Réponse de Théopompe.
« THÉOPOMPVS , rapporte encore Plutarque , dit à un qui
Tui demandoit comment un roi pourroit bien seurement
conserverson royaume ? - En donuant à ses amis liberté de
lui dire franchement la vérité , et en gardant d'oppression
ses sujets de toute sa puissance . » N'est - ce pas comme s'il
eût dit : Les plus grands ennemis du prince , ceux qui tra284
MERCURE DE FRANCE .
vaillent plus efficacement à sa ruine , sont ces vils courtisans
qui font profession de lui cacher ou de lui corrompre
la vérité , si elle est assez heureuse pour approcher jusqu'au
pied du tròne ; qui ne cessent enfin de le pousser à
oppression , en tui persuadant que les lois ne sont autre
chose que l'expression de ses propres volontés et de ses caprices.
Le meilleur gouvernement.
Si l'on me demandoit quelle sorte de gouvernement
j'estime être la meilleure , je n'hésiterois pas à répondre
comme Charillus : CELLE OU PLUSIEURS , S'ENTREMETTANS
DES AFFAIRES DE LA CHOSE PUBLIQUE SANS QUERELLE NE
SEDITION , FONT A L'ENVI A Qui sera le pluS VERTUEUX .
JOURNAL DES DÉBATS . — 4 octobre. Qu'on a bien eu raison
de comparer un de nos journalistes à Trissotin ! « Lorsque
le grand Opéra de Paris , « dit aujourd'hui M. C. , veat
» régaler ses habitués , au lieu de trois actes de tragédie-
» lyrique et de trois actes de ballet qui sont la pitance
» ordinaire , il leur sert sept actes d'opéra - comique ornés
» de danses . » Tout cela ne vaut- il pas le ragoût du sonnet
de Trissotin ?
-
5 octobre. Un autre de ces messieurs , après avoir joué
l'embarras et l'hésitation au sujet des articles de la biographie
dont il doit parler , se détermine enfin pour ceux de
M. de Lally-Tolendal et de M. Villemain. C'est à ce dernier
surtout que les plus grands éloges sont prodigués . II
est comparé à M. de Lally-Tolendal , ni plus ni moins .
Cela ne doit pas étonner ; on sait que , depuis long-temps
retenu , il s'est fait le guide du petit Villemain .
-
8 octobre. — Le Journal des Débats annonce aujourd'hui
que les réunions connues sous le nom du prado ou les
soirées de la veillée vont recommencer. Nous ne voyons pas
de raison pour dire plutôt soirées de la veillée que veillées
de la soirée. « La nouvelle administration de ce joyeux
» établissement promet au public tous les genres de diver-
>> tissemens et de plaisirs . Rien ne manquera de ce qui
» peut embellir de pareilles soirées . » Il faut espérer , pour
l'intérêt des moeurs , que ce joyeux établissement ne tiendra
pas tout ce que promet l'annonce un peu trop sédui
sante du Journal des Débats .
2 octobre. Tout ce qui porte le nom de Villemain
ou Villemin est préconisé par le Journal des Débats . Si
M. A. épuise toutes les formules d'éloge pour l'orateur LauOCTOBRE
1815. 285
réat , M. M. Boutard n'est pas en reste pour l'artiste non
moins célèbre qui s'appelle Villemin le dessinateur .
10 octobre. -
Au sujet d'une anecdote qu'a mise sur son
compte le Dictionnaire des Girouettes , il dit qu'il aurait
préféré qu'on lui eût donné une girouette de plus et une
anecdote demoins . Eh bien faisons un marché , M. *** , nous
vous donnerons autant de girouettes de plus que vous
nous donnerez d'articles de moins .
-- Le Journal Général dų 5 octobre désavoue l'article
inconvenant sur l'allocution du Pape , qui y avait été inséré
par inadvertance. Cette feuille a adopté une manière fort
commode ; c'est de tout hasarder , sauf ensuite à faire des
désaveux .
- 6 octobre. Jetons- nous sur les niaiseries littéraires du
Vigil Amateur, et faisons remarquer la constructiou
élégante de la phrase suivante : « Que ce jeune amateun
» (Firmin) qui n'a d'autre cabale que ses heureux effortr,
>> et une noble émulation , continue , et je lui prédis ques
» dans quelques années , il fera les délices de la scène
» française pour nos enfans qui n'auront pas vu Fleury. »
9 octobre. Le Journal Général dit : « Autrefois les discussions
finissaient
par des injures ; aujourd'hui
c'est par des injures qu'elles commencent
. » Qui le prouve
mieux que le Journal Genéral?
• 10 octobre. Quoique ce ne soit que pour la réfuter
que le Journal Général cite une phrase du Times qui com-,
pare Voltaire à Marat , ne vaudrait-il pas mieux laisser
dans l'oubli des absurdités aussi dégoûtantes ? Et n'est - ce
point faire trop d'honneur à un misérable gazetier que de
répondre à une platitude qui ne mérite que le mépris ? On
ne réfute que ce qui en vaut la peine.
-
QUOTIDIENNE. Voulez - vous une de ces métaphores
dans le genre de celles de M. Duvicquet ? lisez le feuilleton
du 6 octobre , dans lequel M. Martainville vous parle de
ces boutiques , de ces bureaux en plein vent , où , pour la
bagatelle de deux sous , on peut se saturer de politique , de
science , de littérature , le tout saupoudré d'une petite dose
de scandale , assaisonnement devenu nécessaire pour le
goût blasé des consommateurs .
* Dans le même numéro , la Quotidienne s'écrie : « Où êtes-
» vous , grand Bossuet , énergique et véhément Bridaine ,
» tendre et sensible Vincent de Paule , etc. ? » Quant à
Bossuet et au père Bridaine , nous n'en savons pas de nouvelles
; mais, pour Vincent de Paule , la Quotidienne peut
s'adresser au théâtre de la Gaité.
286
MERCURE DE FRANCE.
10 octobre.Doit -on dire coupletier ou coupleteur ,
pour désigner un chansonnier ? M. Martainville dit cou
pletier; et Panard s'appelle lui - même coupleteur.
GAZETTE DE FRANCE. 4 octobre. Le Voltigeur des
coulisses nous dit qu'il était lourdement assis à l'orchestre
pour tenir note des gambades de Vestris. Le Voltigeur
s'asseoit donc comme il écrit .
5 octobre . La Gazette annonce que la place de secré
taire du conseil des ministres , occupée par M. de Vitrolles,
est supprimée , et que M. de Vitrolles est nommé ambassadeur
à Copenhague . Je ne sais où la Gazette a pris ces
nouvelles. M. de Vitrolles est toujours secrétaire du
conseil.
8 octobre. Grande querelle entre l'Aristarque et le
Journal Général , pour une gravure que le premier a annoncée
, et dont le second nie l'existence. L'Aristurque a`
répondu à la dénégation en lui envoyant la gravure en
question. Nous accusons souvent l'Aristarque et le Journal
Général de manquer trop souvent de tout ce qui plaît
dans un journal , et nous ne recevons jamais d'aucon
d'eux quelque article qui nous donne un démenti aussi
formel que celui que l'Aristarque vient de donner à son
confrère par l'envoi de cette gravure , sujet de tant de
débats.
9 octobre. Quel homme que ce M. de Rougemont ?
On assure qu'il mange à deux ou trois rateliers ; qu'il est
en même temps le flaneur de l'Aristarque ; le rédacteur
des articles signés C , dans le Journal de Paris , le successeur
de M. Martainville , et l'auteur de je ne sais combien
de chansons et de vaudevilles .
-
Tel autrefois César , en même temps ,
Dictait à quatre en styles différens .
Le Censeur des Censeurs vient de reparaître sous le
titre de Journal du Lys. Cette fleur orne le frontispice de
cette feuille , et autour on lit ces mots : Sa douceur guérit
la piqûre de l'abeille . C'est sans doute pour avoir la couleur
de l'emblème qu'il a adoptée que le Journal du Lys a
un style si pâle.
-
Le Mémoire de M. Carnot a donné naissance à plus d'un
long article de Journal . — N'est - ce pas prêter à ce Mémoire
une trop grande importance que de le réfuter ?
Lorsque feu Geoffroi , ce dictateur de la littérature , grâce
à son spirituel , malin et terrible feuilleton , faisait lire à
quarante mille personnes le Journal de l'Empire , aujourOCTOBRE
1815. 287
d'hui le Journal des Débats , les auteurs sollicitaient avec
instance la faveur de voir leur ouvrage annoncé dans ce
journal , ils préféraient sa critique la plus amère à son silence.
Que voulaient- ils donc ? Eveiller la curiosité publique
; et , j'entendis un jour un libraire éditeur répondre
à un rédacteur du Journal de l'empire qui s'excusait de
n'avoir pas annoncé certaines poesies , parce qu'il n'en
pouvait dire que du mal : Eh ! monsieur , déchirez- les , si
cela vous plait , rendez - les bien ridicules , vous en êtes le
maître ; un article très-bon ou très -mauvais , voilà ce qu'il
mefaut. On parlera par- tout de ces misérables poésies , et
je les vendrai . Le rédacteur s'égaya sur les poésies en question
, et la première édition fut épuisée dans la quinzaine .
La monnaie des médailles vient de frapper une médaille
pour consacrer l'époque où la Charte constitutionnelle
est donnée à la France. Cette médaille offre d'un
côté l'effigie de Louis XVIII , et au revers la figure de cet
auguste monarque revêtu du grand costume royal , placé
sur son trône , et remettant le livre sacré à un membre de
la chambre des pairs et à un membre de la chambre des
députés, qui la reçoivent avec respect . Les deux côtés de
la médaille sont gravés par M. Andrieu.
-
-Le luxe et la misère vont souvent de compagnie , en
voici un nouvel exemple : On voit depuis de longues années
se promener , chaque jour , de rue en rue , dans Paris , un
marchand de chansons , très-vieux , très -laid , très- sale ,
revêtu d'hahits déchirés , et dont les chants et les gestes
sollicitent la commisération des passans . La fille de ce
marchand de chansons s'est mariée la semaine dernière à
un homme qui fait le même métier que son père ; au lieu
de la mise simple et décente qu'elle devait avoir pour se
présenter à l'église , elle y parut coiffée à la grecque , les
cheveux ornés d'une guirlande de fleurs ; elle portait des
bas et des souliers de soie blancs , une robe de velours épinglée
faite à la dernière mode. Son costume a scandalisé
tous les habitans du faubourg où elle demeure ; les riches
la montraient au doigt , et les pauvres gémissaient d'une
folie qui pouvait exiler des coeurs la tendre pitié qui soulage
l'infortune.
Jeudi 12 octobre . L'ouverture des Chambres avait
détourné pendant plusieurs jours l'attention publique de
tout autre objet , aujourd'hui elle se reporte de nouveau
sur le procès du maréchal Ney . Les uns disent que le conseil
militaire par lequel il sera jugé , ne tardera point à
s'assembler ; les autres , que son avocat prétend qu'il est
justiciable de la chambre des pairs.
288
MERCURE
DE
FRANCE
.
Jeudi 12 octobre. - Le Journal des Débats , dans un
article intitulé Des Caricatures , parle des Voltigeurs de
Robespierre. Ces deux mots ne doivent - ils pas être étonnés
de se trouver ensemble ?
En lisant dans la Quotidienne du 9 octobre l'article
signé M. B. , on devine aisément , pour plus d'une raison ,
que le rédacteur n'est pas Français . S'il faut en croire
M. M. B. , la France , en s'appropriant les monumens des
arts répandus chez les nations voisines , ne fut guidée que
par l'envie de détruire et le sentiment d'une basse jalousie
. Suivant lui , la France n'a rien produit depuis le
siècle de Louis XIV ; et c'est pour couvrir son impuissance
, qu'elle a dépouillé les autres peuples dont M. M. B.
fait l'éloge avec une rare complaisance ; il oublie donc
que depuis ce siècle , il est vrai si glorieux pour elle , la
France a produit Voltaire , Montesquieu , Buffon , les deux
Rousseau , et que dans les temps modernes elle a seule mérité
de former école daus les arts .
Pour etre admiré des contemporains et de la postérité ,
il ne suffit pas d'avoir embelli les Musées de Rome , il
faut produire une autre Athalie , une autre colonnade du
Louvre.
Eh bien ! cette autre Athalie, cette autre colonnade, ontelles
été refaites ? Depuis cette époque, en Allemagne , en
Italie , en Angleterre , quels sont les chefs- d'oeuvre enfantés
récemment dans ces contrées , que M. M. B. opposera
aux productions de nos artistes depuis la restauration de
notre école ? En Italie , Canova seul se présente pour disputer
la palme de la sculpture aux Français , tandis que
nous pouvons nommer vingt artistes , peintres, sculpteurs,
architectes, auxquels le reste de l'Europe n'a rienà comparer.
Le Journal Général a voulu dédommager Mile. Bourgoingdes
critiques quelui ont valu ses prétentions à l'Opéra-
Comique. Il a inséré dernièrement un impromptu charmant
, fait la charmante actrice après une représentation
de Zaïre. On sait que Mlle . Bourgoing joue ce rôle
avec une rare perfection , comme tous ses rôles tragiques.
Voici l'impromptu :
pour
Lorsque pour attendrir nos coeurs ,
Bourgoing , tu prêtes à Zaïre , etc.
Nous n'irons pas plusloin . Quand un de nos lecteurs nous
annoncera qu'il est parvenu à prononcer le second vers ,
nous donnerons le reste du morceau , qui est de la même
force . Mlle . Bourgoing doit être enchantée !
De l'Imprimerie de GUEFFIER , rue Guénégaud.
MERCURE
DE FRANCE .
TABLEAU POLITIQUE DE L'EUROPE .
EXTÉRIEUR.
Tous nos lecteurs sentiront facilement pourquoi la politique
extérieure est aujourd'hui un sujet très-difficile à traiter
, et loin de nous blåmer , ils nous sauront gré peut-être
d'être courts et même un peu vagues sur cette matière délicate
.
Les relations des puissances entr'elles sont subordonnées
à leurs procédés envers la France. Qu'il existe ou qu'il
n'existe pas de motifs secrets de dissentimens ; qu'une
guerre se prépare sur les frontières de la Turquie et des
rives du Danube ; que l'union intime que les envahissemens
de Buonaparte avaient produite d'une manière miraculeuse
entre des monarques dont les intérêts habituels ne
sauraient être les mêmes , soit ou ne soit plus aussi complète
, ces choses resteront d'une importance secondaire
et seront des germes inaperçus d'événemens qu'on ne peut
prévoir aussi long- temps que la position de la France
ne sera pas fixée.
Ce n'est pas que les symptômes d'opinion publique qui
19
290 MERCURE
DE FRANCE .
se manifestent dans différentes parties de l'Europe ne soient
de nature à réveiller la curiosité .
Nous voyons dans le Wirtemberg un peuple se défendre
d'une constitution qui lui est offerte comme améliorée,
et voulant appuyer sa liberté plutôt sur d'anciens usages
qu'entoure la force des souvenirs et des habitudes , que sur
des réformes qui n'ont de garantie que les promesses qui
les accompagnent . Cette lutte est d'autant plus remarquable,
qu'elle a lieu dans un pays où la puissance des états
long-temps contestée , et naguère suspendue , a été rame
née par la force des choses ; et l'on peut y observer utilement
combien l'esprit du siècle influe même sur les
hommes qui semblent s'opposer aux innovations. Ces états ,
qui réclament d'anciennes prérogatives , les réclament
comme les plus sûres sauve -gardes des libertés nationales .
Le roi de Wirtemberg propose des changemens au nom de
ces mêmes libertés. Ainsi , les opinions opposées n'ont que
cet étendard sous lequel elles puissent se montrer.
En Espagne , le résultat de la réunion d'un monarque
respectable par de longues adversités , avec une nation
admirable par un courage héroïque , semblait devoir être
une alliance sincère et le concours de tous les efforts pour
réparer le malheur commun. Il est difficile de juger les
circonstances et les mesures qui ont enlevé à l'Espagne
cette favorable chance. Peut- être y a-t -il eu erreur dans
les deux extrêmes ; ceux qu'on désigne sous le nom de
libéraux n'ont pas assez réfléchi que lorsqu'an peuple tient
fortement à ses anciennes institutions , c'est qu'elles sont
identifiées à son existence . Ce n'est pas une fantaisie dans
une nation que d'être superstitieuse et soumise aux préjugés
; c'est une nécessité invincible tant qu'elle dure : les
réformes ne sont bonnes que quand elles suivent l'opinion ;
et vouloir améliorer prématurément les institutions politiques
ou religieuses d'un peuple qui ne réclame point leur
perfectionnement , est une imprudence et souvent une faute
grave par les maux qu'elle produit ; mais d'un autre côté,
trop de rigueur contre des hommes qui avaient à la reconnaissance
de récens et incontestables titres , est un mojen
de tranquillité dangereux et inefficace. Les faits ne le prouvent
que trop ; il est affligeant de voir l'un des plus illustres
défenseurs de l'indépendance espagnole auteur et victime
d'une tentative coupable , et le souvenir glorieux du passé
ajoute aux regrets du présent et aux alarmes sur l'avenir.
La Prusse, qui ayant plus souffert de l'ambition de BuoOCTOBRE
1815 .
291'
naparte qu'aucune des autres contrées de l'Europe , a plus
contribué qu'aucune à la chûte de cet oppresseur , paraît
un peu agitée par l'une des forces qui lui ont le mieux
servi à faire triompher son indépendance , nous voulons
dire ces sociétés secrètes formées , quand la terre était sous
le joug , en faveur d'un gouvernement qui était forcé de
les désavouer. Les hommes qui sont à la tête des affaires
témoignent assez ouvertement leur défiance contre ces
sociétés , et si l'on en juge par quelques traits de lumières
qui s'échappent du fond des ténèbres , cette défiance est
fondée.
Nous ne croyons point que ces associations mystérieuses
aient des projets fixes de renversement ; mais elles ont une
tendance désorganisatrice : pour les apprécier il faut connaître
la jeunesse allemande de nos jours ; elle est disposée
par son caractère à l'enthousiasme pour tout ce qui est
obscur et vague . Son penchant à la spéculation lui a donné
une sorte de passion pour des abstractions qui lui font dédaigner
lemonde réel. La séparation des castes , plus humiliante
en Allemagne qu'en France , a blessé son amour→
propre ; l'éducation de ses universités a rendu son esprit
subtil et ses moeurs soldatesques ; ses littérateurs actuels
l'ont pénétrée d'une grande admiration pour le moyen âge.
Les légendes du treizième siècle ont influé sur sa religion ;
il n'y a pas jusqu'à son théâtre qui ne l'ait modifiée . Plus
d'un jeune Allemand veut être le héros d'une pièce de
Schiller.
De -là résulte un chaos sentimental et philosophique qui
se compose de mysticisme , de métaphysique , de rêverie
et de mélodrame. L'affectation de moeurs farouches y est
appelée nature ; la subtilité sur le juste et l'injuste , rai
sonnement ; l'indiscipline , chevalerie ; le mépris des lois,
liberté ; la haine des autres peuples , patriotisme.
Les sociétés secrètes se composent de ces élémens . Elles
n'ont point de but déterminé ; et dans les sermens qui les
unissent , le plaisir théâtral de prêter serment comme des
conspirateurs de tragédie , entre pour beaucoup . Mais on
conçoit que de tels élémens , mis en fermentation par la
vie militaire et exaltés par le succès , inquiètent également
les hommes routiniers et les hommes sages.
Ce n'est point , cependant , par des pamphlets commandés
ou par des mesures répressives , qu'on écartera
les dangers qu'on redoute. La Prusse a des moyens plus
sûrs et plus doux dans les institutions qu'elle prépare .
292
MERCURE
DE
FRANCE
.
Une constitution représentative donnera une issue légitime
à cette surabondance de vie . La jouissance d'une liberté
paisible , l'adoucissement des distinctions offensantes , calmeront
des imaginations qu'un long désoeuvrement tourmentait
, et qu'a égarées une activité subite . Mais il ne
faut pas se tromper sur la route à suivre , la Prusse ne
peut plus être un état militaire, précisément parce que
l'esprit militaire est entré dans toute la nation . Cet esprit
militaire n'est plus celui qu'avait introduit Frédéric II.
L'indépendance a succédé à la subordination , et il faut se
hâter de créer des citoyens.
Calme , parce qu'il est sûr de la pureté de ses intentions ,
et qu'aucun intérêt , aucun enivrement de victoire ne l'a
fait dévier de la générosité , l'empereur Alexandre forme
la Russie à une civilisation plus perfectionnée , et rend à
la partie de la Pologne qu'il possède une existence nationale
. Il répare ainsi une grande injustice , que quarante
ans n'ont pu effacer , et qui , durant ces quarante années ,
a perpétuellement troublé l'Europe, présage de ce qu'aurait
produit une injustice pareille , si l'on eût voulu là renouveler
de nos jours à l'égard de la France.
Au milieu des agitations des diverses puissances , l'Angleterre
est ostensiblement au plus haut point de prospérité.
L'opposition , toujours impuissante , est souvent
muette. Le gouvernement suit une marche invariable que
l'opinion publique paraît approuver. L'Irlande , toutefois ,
continue à donner des signes graves d'un mécontentement
qui ne cessera que lorsque les droits des Catholiques seront
reconnus. La puissance britannique dans les indes n'est pas
dispensée de quelques efforts pour se maintenir dans son
apogée ; et le continent , qui a vu naguère dans les Anglais
ses libérateurs , examine aussi avec quelque attention la
suprématie qui a été pour eux le fruit de la délivrance
européenne dont ils réclament la gloire.
INTERIEUR.
JJ
Après ce tableau , incomplet sans doute , et plutôt destiné
à indiquer au lecteur des sujets de réflexion qu'à lui
présenter des considérations développées , nous passons à
ce qui nous intéresse bien plus , à ce qui nous intéress
OCTOBRE 1815, 293
aufourd'hui uniquement , la France , que ses malheurs
doivent rendre exclusivement chère à tout Français . Nous
parlerons d'abord de ses relations avec les puissances
étrangères .
Si le traité qu'on nous annonce depuis si long-temps
est équitable et modéré , ce n'est pas la France seulement ,
c'est l'Europe entière que nous en féliciterons . L'abus de
la force n'est jamais une garantie de stabilité. Lors même
que l'on anéantirait jusqu'au dernier des opprimés , les
germes d'une justice vengeresse éclorraient au milieu des
oppresseurs. Ils seraient poursuivis d'une défiance mutuelle.
Après avoir trempé dans l'iniquité , chacun à part
craindrait que l'habitude de l'iniquité , contractée ensemble,
ne se tournat contre lui , et ils se puniraient les uns les
autres d'avoir écrasé un peuple digne d'une destinée meilleure.
Mais de plus douces espérances sont promises.
Nous sommes heureux d'arriver enfin à la partie de cet
aperçu où les Français n'ont à faire qu'avec les Français ;
quels que soient les nuages qui obcurcissent l'horizon ,
nous aimons à dire que la perspective est consolante .
Respect , dévouement , amour pour la personne et la
famille du Roi , voilà les sentimens qui animent l'immense
majorité de la France ; nous dirions l'universalité , si quelques
mesures proposées par le Gouvernement ne nous
forçaient à croire qu'il y a encore des factieux obscurs et
des agitateurs inconnus.
Le nouveau ministère réunit à un haut degré la confiance
publique. Le choix de ses membres a été un nouveau gage
de modération , de sagesse et de justice , donné par le
Monarque à son peuple. Nous sommes loin d'attaquer les
ministres remplacés ; mais nous convenons que ceux
qui leur ont succédé nous paraissent plus en état de faire
le bien ; ils pourront conserver ce que la révolution a eu
de bon et d'utile , sans prendre une couleur révolutionnaire.
Ils pourront protéger les hommes injustement accusés
, sans avoir l'air de venir au secours de leur parti .
294
MERCURE DE FRANCE .
Ils pourront être modérés , parce qu'ils sont francs , courageux
, parce qu'ils sont purs .
L'esprit des deux chambres ne peut- être encore que
l'objet de conjectures. Aucune discussion publique n'a´ea
lieu jusqu'ici dans la chambre des députés . Les discussions
de la chambre des pairs ont été animées et franches . L'on
a vu paraître à la tribune des vieillards respectables , défenseurs
depuis vingt- cinq ans de toutes les idées auxquelles
se rattache la dignité de l'espèce humaine , et des talens
nouveaux , rehaussés par l'éclat d'une naisance illustre ,
et promettant à la nation de zélés avocats de la justice .
Le ministère s'est trouvé dans une espèce de minorité
sur une phrase de l'adresse au roi ; mais l'assemblée a
prouvé qu'au fond elle était de l'avis du ministère ; elle s'est
prononcée contre toute réaction. La phrase contestée a été
adoucie , et elle n'a pas été retranchée ; il faut plutôt l'attribuer
à l'extrême importance que son auteur mettait au
mérite littéraire de sa rédaction , qu'au sens qu'elle renfermait
, car, comme il en est convenu lui -même, ce seus avait
disparu par les adoucissemens que l'assemblée avait adoptés.
Deux lois ont été proposées , l'une contre les cris séditieux
et les provocations à la révolte ; elle n'est qu'un développement
du code pénal ; l'autre , plus important , déroge
à la constitution , pour la détention des individus
prévenus de délits contre le Roi , la famille royale et la
sûreté de l'état .
Pour juger de l'ensemble de cette loi , il faut attendre que
la discussion y ait introduit quelques articles additionnels
qui sont indispensables. Quel sera le recours d'un détenu ?
Quels seront ses moyens de prouver qu'il est la victime
d'une erreur ou l'objet d'une vengeance ? S'il est ruiné
dans son commerce , ses spéculations , son industrie , par
la détention qu'il subira , quel sera son dédommagement ?
Si le fonctionnaire qui l'a fait arrêter , et qui doit en informer
dans les vingt-quatre heures l'autorité compétente ,
néglige cette formalité , quels seront les moyens du détenu
pour y suppléer? Quelle garantie donnera t - on à celui qui
s'associe avec un autre dans une entreprise quelconque, qui
lui prête de l'argent , qui , en un mot , devient co- intéressé
dans ses affaires , que son débiteur ou son associé , arrêté
soudain , ne soit contraint à manquer à ses engagemens ?
Comment mettra- t - on toutes les transactions , toutes les
relations sociales à l'abri de l'incertitude inséparable de
OCTOBRE 1815. 295
l'arbitraire? Toutes ces questions, soumises à l'examen des
deux chambres , seront résolues sûrement d'une manière
satisfaisante. Il serait donc indiscret de vouloir juger d'avance
une loi que nous ne connaissons que d'une manière
incomplète et partielle. Le nom du ministre qui l'a proposée
offre de puissans motifs de sécurité.
Il y a des époques où la personne des hommes en place
est plus importante, à quelques égards , que l'autorité dont
ils sont dépositaires , l'on peut alors se permettre l'examen
de leurs mesures ; mais il est essentiel d'entourer leurs
personnes de faveur et d'assentiment. Les ministres actuels
sont dans ce cas . Nul ne peut révoquer en doute l'intégrité
de leur caractère et la rectitude de leurs intentions ; leur
déplacement donnerait un ébranlement funeste à l'organisation
constitutionnelle . Il paraîtrait le triomphe d'un parti
il serait, par cela seul , une calamité publique . Cette conviction
dictera chaque ligne que nous écrirons sur leur administration
; et pour juger nosjugemens il ne faut pas perdre
cette conviction de vue,
:(
CORRESPONDANCE DRAMATIQUE.
A SON ALTESSE LE PRINCE DE***.
Deux mois sont à peine écoulés depuis votre départ ; à
peine goûtez - vous le plaisir de revoir votre patrie après
trois ans d'absence , et déjà vous regrettez Paris , ses sociétés,
ses conversations, et sur-tout ses spectacles. Enfant
du Nord , vous ne partagez pas les opinions de la secte
romantique ; un goût naturel , épuré par l'étude des modèles
toujours sublimes de l'antiquité , un esprit supérieur
aux passions vulgaires , vous ont permis d'apprécier la littérature
française avec un jugement tout-à - fait libre de
préjugés d'école et d'orgueil national . En rendant justice
aux beautés nombreuses qu'on admire dans les théâtres
allemands et anglais , vous avez assigné le premier rang
parmi les modernes , aux immortels auteurs d'Athalie , de
Cinna , de Zaire et du Misantrope , parce que , seuls , ils ont,
entre l'idéal et le vrai , saisi ces justes proportions qui constituent
lebeau dans les arts d'imagination . Au théâtre , tout
est de convention ; il faut que les personnages , ainsi que
les décorations , soient ajustés pour la scène ; il faut que le
trait , la couleur et les proportions soient calculés pour le
point de vue on produirait un effet aussi faux , en peignant
les hommes exactement tels qu'ils sont , qu'en leur
prêtant une perfection idéale qu'ils n'atteindront jamais.
Le premier tableau serait trop près de la vérité , le second
trop loin de la vraisemblance. On représente souvent
l'art dramatique comme un miroir qui doit tout réfléchir
avec fidélité . Ne serait- il pas plus exact de le comparer à ces
verres colorés dont on se sert pour examiner le soleil ? ils
en empèrent l'éclat , ils permettent d'en soutenir la vue, et
c'est ainsi que l'art du poète doit s'interposer entre les
spectateurs et la réalité pour en adoucir les effets et dissimuler
ce qu'elle peut offrir de choquant. C'est ainsi qu'en
ont usé les grands hommes dout s'honore la scène française.
Fidèles aux préceptes d'Horace et de Boileau , ils
ont prouvé qu'il n'est point
de monstre odieux
Qui , par l'art imité , ne puisse plaire aux yeux.
OCTOBRE 1815 . 297
Quoi qu'en dise M. Schlegel et sa docte cabale , l'admiration
qu'ils inspirent ne s'affaiblira pas ; la postérité n'a-telle
pas commencé pour eux , et son jugement n'est-il pas
plus certain que les paradoxes de MM . les romantiques ?
Pourquoi , si nous revendiquons à tort le premier rang pour
notre théâtre , comme ils le prétendent , les chefs - d'oeuvre
de Racine, de Corneille , de Voltaire , de Molière , pourquoi
des ouvrages beaucoup plus récens trouvent-ils des auditeurs,
des traducteurs , des imitateurs à Pétersbourg, à Stockolm ,
à La Haye , à Bruxelles , à Milan , à Naples , dans plusieurs
villes d'Allemagne , tandis que les chefs d'oeuvre de Schakespear
et de Schiller n'ontpas frauchi les contrées où leurs
aateurs ont pris naissance ? Vous avez , Monseigneur , tout
ce qu'il faut pour combattre et convertir les incrédules ;
votre suffrage aura bien plus de poids en Allemagne que
toute l'éloquence d'un Français ; et , grâce au long séjour
que vous avezfait dans la capitale, nousserons bieutôt mieux
jugés. Dites , je vous prie , à nos détracteurs , que Paris
offre de quoi coulenter tout le monde ; que nous avons des
spectacles pour les hommes d'un goût délicat et pur ; que
nous en avons d'autres pour les amateurs du genre romantique
; apprenez- leur que nous avons sur les boulevards trois
à quatre théâtres où les auteurs se sont hardiment affranchis
du joug des règles , des convenances et du sens commun
, et font représenter des monstruosités comparables
aux excellens modèles que MM. Schlegel et compagnie recommandent
sans cesse à notre admiration . C'est pour
eux et leurs disciples que nous cultivons le mélodrame :
pour prix de notre condescendance , qu'ils nous permettent
de conserver , pour nos plaisirs et ceux de l'Europe
civilisée , le genre dans lequel s'illustrèrent les Sophocle et
les Euripide , qui nous ont servi de maîtres et de modèles.
Mais je m'écarte du but principal de ma lettre . Pardonnez-
moi , Monseigueur , cette petite digression qui , d'ailleurs
, n'est pas étrangère au sujet dont je dois vous entretenir.
Privé des spectacles qui ont fait le charme de votre séjour
à Paris , vous voulez que mes récits vous rendent une
partie de ce que vous avez perdu ; vous voulez assister , eu
m'écoutant , aux représentations des pièces nouvelles , en
apprendre le succès , suivre , dans la carrière , les acteurs
dont vous aimez le talent , et connaître les débutans qui
leur promettent de dignes successeurs ; vous le voulez ,
je prends la plume , sans toute- fois me faire illusion sur les
difficultés de la tâche que je m'impose. Je me tromperai
298 MERCURE DE FRANCE .
souvent , sans doute ; quel homme est à l'abri d'une erreur
?..... Mais je me tromperai de bonne foi . Etranger à
toutes les cabales de théâtres , à toutes les cotteries littéraires
, je vous promets une opinion franche , un jugement
qu'aucune considération ne sera capable d'influencer ; aussi
me trouverez -vous souvent en contradiction avec les journaux
; je ne crains pas que vous m'en fassiez un reproche:
Depuis le départ de Votre Altesse , nous avons presque
deux nouveaux spectacles , le théâtre italien de Mme Cata
lani , et le Vaudeville , maintenant sous la direction de
M. Désaugiers, le plus gai de nos chansonniers. L'influence
du nouveau patron ne s'est pas encore fait sentir sur les
pièces nouvelles. Le Boulevard de Gand a été déclaré pitoyable
par tous les journaux , avec une désespérante unanimité
. La Pompe funebre est tirée d'une anecdote que
l'anteur a gâtée par une foule de ces lazzis dont les vaudevillistes
du jour nous assomment depuis quelques années
. Ces deux ouvrages ne méritent pas une analyse ; je
vous parlerai du Vaudeville quand ses pièces en vaudront
la peine ; cet engagement - là n'effraie pas ma paresse.
Mme. Catalani a déjà paru trois fois dans l'opéra de
Semiramide , dont elle a joué le rôle entier samedi dernier.
Restreint dans un simple concert , son rare talent ,
imparfaitement apprécié jusqu'à ce moment , a excité
un juste enthousiasme. Mme . Catalani s'est montrée en
même temps cantatrice étonnante et bonne tragédienne .
Son maintien est noble , ses gestes sont simples , sa phy-.
sionomie est expressive ; sans avoir recours aux cris , aux
contorsions , aux grimaces , elle sait peindre la douleur ,
l'abattement , l'effroi , l'indignation ; elle n'oublie jamais
qu'elle joue dans une tragédie -lyrique , et ne cherche pas
à produire des effets par des accens outrés qui n'appartiennent
ni au chant ni à la bonne déclamation . Rien de
parfait dans ce monde ; Mme. Catalani a parfois un peu
de roideur et de brusquerie dans les mouvemens ; elle ne
regle pas toujours sa marche avec la dignité convenable ;
enfin elle prodigue trop , à ce qu'il me semble , des ornenrens
, agréables peut- être dans un concert , mais superflus
au moins et toujours déplacés dans un chant tragique.
Malgré ces défauts , je conseille à nos illustres de l'Académie
royale de Musique de mettre à profit les leçons
d'un si bon modèle ; mais ils n'en feront rien ; c'est un
parti pris de ne plus chanter à l'Opéra . Me, Albert , seule ,
déroge à la règle : cela ne m'étonne pas , crier est si facile ;
et puis , comment se préserver de la contagion générale ,
OCTOBRE 1815. - 299
quand les cris les plus forcenés sont converts d'applaudissemens
? Les acteurs auraient bien tort de sacriñer leur
triomphe aux conseils d'une minorité qui ne peut pas faire
leur réputation du moment ; pour réussir , ne sont -ils pas
obligés de flatter le goût de la multitude ? Je me rétracte
donc , ce n'est pas a Mme Branchu ( d'ailleurs si recommandable
par le mérite de l'expression ) , ce n'est pas à
Nourit , à Dérivis que j'adresse mes reproches ; c'est le
public que je rends responsable de tous les brocards qui
pleuvent sur notre Opéra Français . Quand le public
cessera d'approuver des sottises , les acteurs cesseront d'en
faire. Aux pirouettes près , je n'ai que des éloges à donner
aux sujets de la danse à ce théâtre . C'est un genre où nous
avons excellé, où nous excellerons toujours, et, grâce à nos
ballets , les étrangers affluent à l'Opéra qui n'a jamais fait
de meilleures recettes et se moque par conséquent de
toutes mes critiques. Depuis quelque temps on distingue
parmi les danseurs le jeune Paul , qui donne les plus
grandes espérances.
Au Théâtre Français , grand mouvement et grande
stagnation tout-à-la-fois. Stagnation du répertoire , mouvement
parmi les débutans. Mmes, Humbert , Cosson ,
George cadette , Petit , Féart , se sont tour -à - tour essayées
dans les rôles de reines , grandes-princesses et amoureuses
tragiques : tant qu'il ne s'en présentera pas d'autres , ces
emplois resteront vacans . Mile . George l'ainée supporte
seule , et avec honneur , le poids du diadème ; Mile . Duchesnois
devient si rare , que ses absences équivalent à une
perte totale; Mlle. Volnais quitte le cothurne pour le brodequin
; Mile . Bourgoin devrait bien profiter d'un si bon
exemple ; je ne veux ni motiver cette opinion que vous
partagez entièrement , ni répéter inutilement d'affligeantes
vérités. Cinq ou six débutans n'ont fait que paraître et
disparaître dans la tragédie ; je ne vous les nommerai
même pas , et , s'ils le savent , ils m'en remercierout . Je
n'entre dans aucun détail sur d'autres acteurs dont vous
connaissez aussi bien que moi les qualités et les défauts ;
point de progrès dans les premiers , point d'amendement
dans les seconds : voilà tout ce que j'en puis dire . Un
ouvrage nouveau , une ancienne pièce remise au théâtre
me fourniront une occasion toute naturelle de vous parler
d'eux, et en particulier de Talma , qui tient ; de notre aveu,
le premier rang parmi tous les comediens de l'Europe .
La comédie a fait des pertes qui ne sont pas réparées et
qui ne le seront probablement pas de long- temps. Fleury ,
300 MERCURE DE FRANCE.
acteur excellent en quelques parties , n'est plus qu'une
tradition , mais une tradition parfaite dont nos jeunes geus
doivent s'empresser de profiter . Qui se présentera pour
lui succéder ? je le sais ; qui le remplacera ? je l'ignore.
L'emploi des valets menaçait ruine : deux sujets nouveaux,
Monrose et Perlet , se sont présentés , et depuis quelque
temps on recommence à rire au Théâtre Français , ce qui
n'était pas arrivé depuis la mort de Dugazon , de bouffonne
mémoire. Baptiste aîné vient de faire débuter sa fille dans
les soubrettes : je doute que cette jeune personne ait un
talent convenable au genre qu'elle paraît avoir adopté.
Les débutantes tragiques ont presque toutes , suivant
l'usage , joué dans la comédie . Mile . George cadette a seule
montré d'heureuses dispositions ; son âge , sa figure, sa taille
en font un sujet précieux pour les rôles d'amoureuses . On
ne peut parler du Théâtre Français sans parler de Mlle . Mars :
on ne peut pas parler de Mile . Mars sans dire qu'elle est
parfaite dans certains genres , excellente dans presque
tous , pour qui n'a pas vu Mlle . Contat .
Depuis la retraite de MMmes Dugazon et Saint-Aubin ,
et sur- tout d'Elleviou , le pauvre théâtre de l'Opéra - Comique
se traîne péniblement . MMmes Duret , Boulanger ,
Regnaud , Gavaudan le soutiennent , mais , excepté Martin,
dont la voix a beaucoup perdu, le théâtre Feydeau nepossède
pas un chanteur , pas un acteur passable . Pour comble
de calamités , Mme Duret est dangereusement malade ; on
craint qu'elle ne puisse plus reparaître sur la scène.
MMmes Regnaud et Boulanger sont retenues chez elles par
une indisposition dont je prie Votre Altesse de ne point
s'inquiéter. Cependant la recette diminue chaque jour ; le
caissier jette les hauts cris ... ; voilà que des bords de la
Néva le ciel envoie au secours de la troupe désolée une
actrice qui , sur le même théâtre , avait fait , dix ans auparavant
, les délices du public . Les journaux annoncent que
Mme Andrieu Philis , aux instances de ses anciens camarades
, consent à reparaître sur la scène ; l'affiche indique
la Belle Arsène , suivie d'Adolphe et Clara . Le spectacle
est vieux , usé ; n'importe , les loges sont louées , on se
presse , on se foule aux bureaux ; je me jette parmi les
curieux , je pousse , j'arrive ; me voilà placé. La toile se
lève , autre supplice ; il faut entendre chanter Huet peudant
un quart d'heure ; enfin l'héroïne du jour paraît dans
une parure élégante , rayonnante de diamans , et presque
aussi jolie qu'à son départ , mais ..... mais je ne veux m'en
prendre qu'au climat rigoureux de la Russie ; un rossignol
-
OCTOBRE 1815 . 301
même y perdrait la voix ; peut- être , d'ailleurs , cette espèce
de début a-t- il intimidé Mme Andrieu , peut - être
prendra- t elle sa revanche une autre fois.
Cette représentation , et l'établissement de Mme Catalani
en France , me font naître une réflexion dont je veux
vous faire part , parce qu'elle est flatteuse pour ma patrie.
On vante le goût de l'Allemagne et de l'Italie pour la
musique ; on ne parle que des richesses acquises par nos
artistes en Russie et en Angleterre ; cependant la France
a un attrait invincible ; on y revient, on préfère les applaudissemens
des Parisiens aux bravos des Italiens , anx guinées
des Anglais. Paris , malgré ses malheurs et ses pertes ,
demeure la capitale des arts et le centre du bon goût .
Vous le pensez comme moi , Monseigneur , et vous excuserez
ce petit mouvement d'amour - propre , ou plutôt
d'esprit national , qui ne tire pas à conséquence dans les
circonstances actuelles.
P. S. Je ne veux pas fermer ma lettre sans parler à
Votre Altesse d'une jeune personne qui a débuté mardi
dernier au Théâtre Français dans deux rôles extrêmement
difficiles , la Coquette du Misantrope , et la Comtesse du
Legs. Elle est fille de Saint- Phal , acteur estimable et généralement
estimé . Seize ans , une très -jolie figure , une
taille superbe , voilà son portrait ; une mémoire sûre , un
aplomb étonnant pour un premier début , beaucoup d'intelligence
, voilà ses qualités ; un peu de roideur , un grasseyement
assez prononcé , voilà les seuls défauts que la
critique puisse reprendre. Le premier sera facilement corrigé
par une plus grande habitude de la scène ; le second
ne cédera qu'à un travail opiniâtre ; mais il n'est pas impossible
d'en triompher , ou , du moins , de le rendre presque
insensible. Je ne prétends pas que la débutante ait
joué les deux rôles aussi bien qu'ils peuvent l'être ; elle
s'est montrée telle qu'on doit être à seize ans et le jour
d'un premier début , fort inégale ; mais à tout prendre ,
elle donne de grandes espérances ; il ne faut , dans ce moment
, ni l'arrêter dans la carrière par des éloges prématurés
, ni la décourager par d'injustes critiques ; il seroit
trop sévère de la juger en dernier ressort sur une seule représentation
. Dans ce pays- ci nous sommes toujours pressés
, et d'un trait de plume nous faisons et défaisons les
réputations ; c'est une mauvaise habitude contre laquelle
je vous promets de me tenir en garde.
302
MERCURE
DE FRANCE
.
NOUVELLES DES THÉATRES .
La petite Rose , qu'on avait reçue au théâtre des Variétés
et qui , ensuite , a paru trop faible pour y être jouée ,
va être donnée à l'Odéon , au bénéfice de Chazel.
Non content de se faire siffler au Vaudeville , M. H. D.
veut encore l'être dans le désert de l'Odéon. Il vient d'y
faire recevoir une comédie intitulée Paolo.
Le divertissement qu'on annonce aux Variétés , sous le
titre des Vendangeurs du Rhône , est attribué aux auteurs
du Ci-devantjeune homme.
On dit que la Comtesse de Troume , qui est reçue à l'Opéra-
Comique , est de l'un des auteurs de la Pompe funèbre .
Le nouveau directeur du Vaudeville a déclaré qu'à l'avenir
aucune des pièces reçues par l'ancien comité ne serait
jouée sans être examinée de nouveau . On aurait dû adopter
cette mesure avant la representation de la Pompefu
nèbre et du Boulevard de Gand.
OCTOBRE 1815. 303
VARIÉTÉS.
SOUVENIRS.
Les souvenirs sont doux pour l'homme qui a
bien rempli sa carrière , ils sont terribles pour celui
dont les passions ont égaré l'esprit et corrompu le
coeur. La mémoire est une sorte de postérité qui
juge notre vie passée ; c'est ce qui cause l'humeur
de tant de vieillards. Le peu d'hommes âgés qu'on
trouve aimables et gais , sont les sages ,
leurs souvenirs
ne les attristent pas.
L'expérience est la fille des souvenirs : elle devrait
porter son utilité de génération en génération , nous
garantir des fautes et des erreurs de nos pères , et nous
conduire , d'amélioration en amélioration , à l'état le
plus parfait ; mais malheureusement l'expérience
des autres ne nous sert pas , ou nous sert peu ; elle
nous fait bien admettre quelques principes , mais
nos passions en repoussent l'application . D'ailleurs,
s'il est des souvenirs utiles , il en est de dangereux ,
et ceux-ci sont les mieux accueillis.
Il n'est point de folie , d'erreur, qui ne puisse s'ap
puyer de quelque exemple encourageant : la religion ,
la philosophie , prêchent la modération à un jeune
prince ; elles lui montrent Cambyse renversé ,
Charles XII captif ; mais l'ambition et la flatterie
lui donnent le désir d'imiter César , Alexandre ou
Charlemagne.
Un ministre pourrait craindre l'exemple d'un
Albéroni ; il devrait désirer la renommée pure de
Sully et de Colbert ; mais l'heureuse audace de
Richelieu ou l'adroite habileté de Mazarin l'emporteront
probablement dans son esprit.
304
MERCURE DE FRANCE .
Un jeune homme qui entre dans le monde y
porte le souvenir de toutes les leçons de piété , de
modestie, de sagesse, d'intégrité, qu'il a reçues de son
précepteur et de ses parens . La société lui offre un
tableau tout contraire à celui que lui présentait son
imagination . Il voit l'impiété prônée , l'audace heureuse
, la galanterie à la mode , l'intrigue récompensée
, la considération attachée à la fortune et à la
fortune même la moins légitime. Que de souvenirs
ce spectacle doit imprimer dans son
ame , et combien il est rare qu'ils n'effacent pas
ceux de l'éducation !
nouveaux
Ces réflexions doivent-elles dégoûter des souvenirs
? non ; mais elles nous doivent porter à en
faire un choix sage et utile. Ecartons ceux qui sont
dangereux , caressons ceux qui peuvent nous rendre
meilleurs ; toutes les pensées possibles viennent
se tracer dans notre cerveau . Faisons en sorte que
notre jugement grave les bonnes dans la mémoire ,
et qu'il n'y dessine que faiblement les mauvaises.
L'histoire est un recueil de souvenirs , on est
obligé de les y faire entrer tous sans distinction ;
mais le mérite de l'historien est d'augmenter l'utilité
des uns et d'atténuer le danger des autres par
des réflexions assez justes pour redresser l'esprit , et
assez piquantes pour l'attacher ; peut-être fait- il
mieux encore si au lieu de mettre vos passions
en garde contre les leçons du moraliste , il présente
les faits de manière à vous les faire juger comme il
le veut et à vous inspirer la réflexion qu'il vous
épargne. Ce que je dis à l'historien je le conseille
à ceux même qui ne veulent que se distraire et
amuser en racontant des anecdotes.
Quelque léger que soit un ouvrage par sa forme
ou par son objet , n'oublions
pas qu'il devient important
dès qu'il est public .
Une raillerie adroite peut dégoûter d'une vertu ;
un mot , un trait heureux peuvent encourager un
OCTOBRE 1815. 305
RO
vice ; une citation funeste peut excuser et inspirer
une action coupable ; même en riant on peut ou
corrompre les moeurs on les corriger. Tout souveĽR F.
nir contient un exemple et une leçon .
Un homme doué par la nature de quelques talens
peut bien écrire lorsqu'il a beaucoup lu . C'est aux
souvenirs de Sophocle et d'Euripide que nous devons
la plupart des beautés de Racine et de Corneille
; mais pour gouverner les hommes il ne
suffit pas d'avoir beaucoup lu , il faut avoir beaucoup
vu. Le livre du monde doit être ajouté à tous
les autres pour former de bons administrateurs.
Une parfaite académie pourrait ne pas être le
meilleur sénat du monde ; c'est lorsqu'on a beaucoup
vécu avec les hommes que l'on est en état de
les gouverner.
Le philosophe Diderot appelé en Russie par Catherine
II , demandait avec surprise à l'impératrice
pourquoi elle refusait d'adopter les changemens
d'administration , les systêmes de législation qu'il
lui proposait. « Monsieur , lui répondit cette prin-
» cesse , vos idées sont belles en théorie ; mais dans
» leur application il faut examiner la diversité des
>> pays , des peuples et des temps ; les changemens
>> dont vous croyez l'utilité démontrée , ne se fe-
>> raient pas ici sans de graves inconvéniens ; la dif-
>> férence qui existe entre vous autres philosophes
» et nous autres souverains , c'est que vous travail-
» lez sur le papier, et nous sur la peau humaine,
» étoffe bien irritable qu'on doit toucher avec de
» grands ménagemens. >>
Pour que la connaissance
des hommes
soit
profitable
, il faut
être
doué
d'un
esprit
juste
et d'un
caractère
ferme
, car les hommes
(ces livres
vivans
)
sont
comme
les autres
livres
, pleins
de bonnes
et
mauvaises
pensées
, portant
des
remèdes
et des
poisons
, offrant
d'utiles
et de dangereux
exem-
20
306 MERCURE DE FRANCE.
ples , laissant d'heureux ou de funestes souvenirs .
Tout dépend du choix . Le vieux proverbe n'a pas
tort , on peutjuger l'homme par ses amis.
Le choix des livres et des sociétés forme et
change les caractères . Alexandre lisait parfois
Aristote , mais il avait Homère sous son chevet ; on
lui voyait plus d'amis guerriers que d'amis philosophies.
Si Henri IV eût choisi pour compagnon Joyeuse
et d'Epernon au lieu de Biron et de Sully , il n'aurait
plus été le bon , le loyal Henri .
J'ai entendu dire à Washington qu'il avait pour
ses juges les hommes les plus vertueux de l'antiquité
; et lorsqu'il fallait agir , il se demandait : que
penseraient de moi Scipion , Caton , etc. si j'agissais
ainsi ?
Que de maux épargnés à l'humanité , si les conquérans
voulaient , au lieu d'imiter les grands ravageurs
de la terre , prenaient pour modèle Germanicus
, Epaminondas , Turenne , Bayard , Catinat ,
et sur-tout Gustave Adolphe qui veut si bien se
préserver de l'ivresse de la gloire et de l'orgueil de
la fortune ! Loin de son pays , au milieu d'une contrée
ennemie , entouré de princes et de généraux
étrangers jaloux de sa grandeur et qui ne lui
obéissaient qu'à regret , il s'expose à perdre le fruit
de ses triomphes pour ne pas les laisser flétrir par
la licence et par le pillage ; il fait rougir ses alliés de
leurs désordres et les ramène par son exemple et par
sa fermeté à la modération et à la justice . Je veux
rapporter ici ses propres paroles , elles ont une
couleur måle, franche, et en quelque sorte guerriè
rement naïve , que ll''aarrtt n'imiterait pas ; c'est l'élo
quence de l'ame.
Gustave apprend à Nuremberg que les soldats
de ses alliés ont égorgé des prisonniers , profané
des églises , pillé des villes , dévasté des campaOCTOBRE
1815. 307
gnes , il rassemble autour de lui les princes, les généraux
, les officiers , qui , loin de les réprimer, avaient
favorisé ces désordres , et plus occupé des taches
qui pouvaient souiller sa gloire , que du péril imminent
qui menaçait sa fortune et sa vie , il leur parla
en ces termes : « Messieurs , de quelque rang que
>> vous soyez, princes , ducs, comtes, barons , je dois
» vous avertir qu'on m'a porté de graves et justes
>> plaintes contre vous ; je vous le dis avec douleur ,
>> vous déchirez comme des enfans dénaturés le sein
» de votre patrie ; vos désordres , vos pillages exci-
>> tent contre nous la haine générale et mon vif
>> ressentiment ; Dieu , mon juge et le vôtre , lit-
>> dans le fond des coeurs , il connait tous mes efforts
» pour prévenir les excès.
» J'ai voulu punir l'orgueil et l'ambition des im-
» périaux , vous imitez leur barbarie ; j'ai cherché à
>> soulager les peuples , vous les opprimez ; j'ai fait
» de sages réglemens , d'équitables lois , vous les
» violez ; déjà le pauvre , malheureux et trompé ,
» s'écrie : Gustave qui se disait notre ami , nous
>> fait plus de mal que nos ennemis . Ce reproche
» me fait horreur , vous ne me l'attireriez pas si
>> vous m'aimiez , vous ne le mériteriez pas si vous
» aviez quelques vertus chrétiennes ; enfin vous ne
» me feriez pas comparer à un féroce chef de
» Croates , si vous songiez au motif de générosité
>> qui nous a mis les armes à la main .
» Je n'ai point quitté mon pays et traversé la
» mer et tant de fleuves pour opprimer , mais pour
» affranchir les Allemands ; c'est pour leur bien
» temporel et éternel que j'ai sacrifié mon repos ,
» versé mon sang , risqué ma vie . J'ai épuisé mon
» trésor pour vous rendre vos états ; je n'ai pas
» reçu de vous de quoi me faire un pourpoint ;
>> j'aurais mieux aimé me voir nu , que de me vêtir
>> à vos dépens.
308 MERCURE DE FRANCE.
» J'ai donné à vos peuples , à vos villes , tout ce
>> que Dieu m'avait mis entre les mains , et je n'ai
>> rien pris dans l'empire pour moi ; je n'y possède
» rien , pas même une chaumière ; vous avez reçu
» de moi tout ce que vous m'avez demandé , mes
» conquêtes sont votre partage , vous seuls recueillez
le fruit de mes dépenses et de mes travaux ;
» pour moi , ma richesse consiste à savoir borner
» mes désirs et à me contenter de peu . Cette con-
» duite me donne le droit de vous dire de dures
» vérités et de vous rappeler à votre devoir.
>> Si vous oubliez l'honneur , si vous résistez à
>> ma voix , si vous m'abandonnez , mon courage et
» Dieu ne m'abandonneront pas.
» Le monde chrétien me rendra justice ; enfin ,
» dussiez -vous sans pudeur vous joindre à mes en-
» nemis , ferme dans la voie que je me suis tracée ,
» fidèle à la religion , à la liberté ,je marcherai contre
» vous avec mes braves Finlandais , avec mes fidèles
» Suédois , et je vous taillerai tous en pièces ; mais
» j'espère que nous n'en viendrons point à de telles
» extrémités, et que le cri de vos consciences , d'ac-
» cord avec mes remontrances , va réveiller en vous
» de plus généreux sentimens .
» Les taches que vos désordres impriment à ma
» réputation m'affligent et m'irritent ; mais je vous
» rends justice , ce n'est pas au champ de bataille
» que j'ai jamais eu à me plaindre de vous , toujours
» vous vous y comportez en vaillans et loyaux gen-
» tilshommes ; je ne vous reproche que votre indis-
» cipline qui ternit votre réputation ; je ne vous de
>> mande que des vertus dignes de votre valeur et
» de la juste cause que vous soutenez .
» Réfléchissez , guerriers , à la brièveté de la vie ,
» au tribunal qui vous attend après votre mort , et
» songez que là vous aurez pour accusateurs les
OCTOBRE 1815. 3og
» ombres des pauvres opprimés ; pour preuves , vos
>> actions ; pour juge , un dieu puissant et terrible.
>> Il vous reste peu de temps , l'ennemi approche ,
>> remplissez tous vos devoirs , méditez , réparez ,
>> expiez et combattez . >>
pa- Puissent tous les guerriers méditer ces belles
roles , et , pour notre gloire comme pour le bonheur
des peuples , en garder un utile souvenir !
EXTRAITS D'UN PORTE-FEUILLE.
pour
Ce portefeuille a été trouvé le jour même de la fête de
St. - Cloud , par un Prote de notre imprimerie , dans une
petite voiture des environs de Paris . Il contient, tant en vérs
qu'en prose, un assez grand nombre de fragmensou d'ébauches
qui ne nous ont pas paru dénués d'intérêt . L'auteur ,
qui doit être jeune , a une manière originale d'envisager
les objets , et cette manière est quelquefois assez piquante.
L'homme entre les mains duquel ces oeuvres sont tombées,
désire depuis long-temps se faire une réputation dans les
lettres ; il étoit fort tenté de profiter de l'occasion
que le
hasard lui offrait en lui faisant trouver sur la route ce qu'il
n'eût probablement jamais trouvé dans sa tête. Il pensait ,
en conséquence , à publier sous son nom ces bribes diverses
sous le titre d'Essais , et justifiait cette licence par
nombre d'exemples que nous nous abstenons de citer
ne pas troubler le repos des morts et même celui de quelques
vivans . Je lui fis , à ce sujet , des observations assez.
judicieuses , je crois . Elles portèrent d'abord sur le titre
d'Essais, qu'il voulait donner à cette collection ; titre qu'il
trouvait modeste , et que M. d'Argenson , ministre , avait
donné à ses rêveries . Indépendamment de ce qu'il ne faut
pas toujours imiter les ministres , je lui fis observer qu'il
n'est ni modeste , ni prudent , de donner à ses oeuvres un
titre qui rappelle celles de Montaigne ; mais , poursuivaisje,
vos oeuvres qui ne sont pas de vous , pensez - vous les
publier sous votre nom , sans courir quelques risques ? tenez
, mon cher , indépendamment de ce qu'il est généralement
bien d'être honnête , cela est atile quelquefois ,
même en littérature . Le Parnasse a aussi ses tribunaux de
police et ses cours de justice , et les délits y sont jugés par
)
310 MERCURE DE FRANCE .
le plus impitoyable des jurys. En supposant donc que votre
conscience soit aussi complaisante pour vous que l'est pour
eux celle de tant de gens qui dorment dans le lit qu'ils ont
volé , le véritable propriétaire peut élever la voix et changer
en ridicule célébrité la gloire que vous attendez de
cette imprudente publication.
Ces réflexions firent une profonde impression sur le
Prote , qui est homme de sens. Vous avez raison , me
dit- il , si ce larcin venait à se découvrir , je serais perdu .
Ce n'est pas seulement sous le rapport de l'honneur qu'il
faut envisager la chose , tant de gens s'en passent même en
mauvaise compagnie ; mais le ridicule ! un homme ridicule
est déshonoré partout .
Il se décida donc à restituer et à faire insérer dans les
Petites Affiches , à l'article des effets trouvés , une note
relative au portefeuille ; mais comme on lui demandaiį
cinq sous par ligne pour droit d'insertion , et que sa
phrase était longue , il trouva qu'il était dur de payer vingtsept
francs pour faire le bien , et me demanda si je ne pourrais
pas faire insérer gratuitement cette annonce dans le
Mercure.
Après mûres réflexions , la chose parut acceptable aux
propriétaires , en ce qu'elle pouvait être utile à tout le
monde ; à celui qui avait perdu , parce qu'il retrouverait
par là sa propriété ; à celui qui avait trouvé , parce qu'il
se réconciliait ainsi avec lui-même ; enfin , au journal qui
ferait l'annonce , parce que ceite annonce , faite gratuitement
, pourrait , avec un peu d'adresse , s'étendre de manière
à remplir la place d'un grand article qu'il faudrait
payer. Cette réflexion m'amena à proposer à MM. les
rédacteurs de joindre à cette annonce un peu longue un
fragment qui le paraîtra peut - être un peu moins . On у
trouvera quelques lacunes ; mais les omissions que nous
faisons à dessein , serviront à l'auteur de moyens pour constaler
son droit de propriété sur le portefeuille , que nous
sommes prèts à restituer à quiconque les remplira d'une
manière conforme aux originaux , qui seront déposés , soit
chez M. Villiaume , soit chez notre notaire , soit ailleurs ,
si le réclamant l'exige.
.....
PREMIER FRAGMENT.
De la gloire des armes et de la gloire des arts.
Et moi aussi , j'aime la gloire ; il m'en faut . Je me
suis souvent demandé comment je m'y prendrais pour en
OCTOBRE 1815. 311
à
obtenir un peu , à une époque où tant de gens en ont beaucoup
, et même trop. Cela m'a conduit tout naturellement
comparer entre eux les divers genres de gloire , et les
moyens divers par lesquels on pouvait les acquérir . Ce premier
examen m'avait engagé d'abord à rechercher ce que
c'est que la gloire . Comme aucun dictionnaire , pas même
celui de l'Académie , ne la définit à mon gré , c'est par
que je veux débuter. Rien n'est propre comme une définition,
à fixer les idées . C'est en n'employant les mots qu'après
les avoir définis , qu'on parvient à s'entendre . C'est
ainsi que
les autres savent ce que vous dites , et que vous le
là
savez vous-même .
La gloire est , si je ne me trompe , cette célébrité qui
résulte du succès avec lequel nous exécutons, pour l'avantage
de tous , les choses que tous ne peuvent pas faire.
La gloire, tantôt s'obtient à peine par les efforts de la vie
entière , tantôt elle se livre à vous pour prix d'un heureux
élan . On la rencontre dans toutes les professions libérales ,
mais elle leur est distribuée dans des proportions bien
différentes. L'homme d'Etat , l'administrateur , la rencontrent
quelquefois au bout d'une longue et pénible carrière ;
le guerrier , l'artiste , l'homme de lettres , l'enlèvent souvent
par une seule action , par un seul ouvrage.
ni
Comme je suis assez inpatient de mon naturel , et que ,
d'ailleurs , je n'ai ni places dans les administrations ,
protecteurs pour m'en procurer , je renonce à cette gloire
que l'on ne commença à ne plus contester aux Sully et aux
Colbert que soixante ans après leur mort ; et mettant de
côté les spéculations politiques et administratives , je veux
m'illustrer de mon vivant dans l'une de ces professions où
l'on peut entrer sans patrons et réussir par ses propres
moyens , telles que la carrière des armes et celle des arts ,
l'état militaire ou celui d'homme de lettres.
Mais dans laquelle de ces carrières entrerai - je ? je l'ai
donné à entendre, dans celle qui m'offrirait le même avantage
avec le moins de difficultés . Nouvelle perplexité ! Estil
plus difficile de s'illustrer dans les ateliers que dans les
camps , et dans un cabinet que dans un corps-de- garde?
Est-il plus difficile d'être célèbre par les lettres après
Corneille et Voltaire , que par la guerre après Alexandre
et César? Le problême a besoin d'être médité pour être
résolu. Sortons pour y rêver à l'aise ......... L'un était en
uniforme et portait des épaulettes de capitaine , l'autre
était en habit noir et portait un livre sous son bras ; le
militaire avait l'étoile de la légion d'honneur , l'autre la
312 MERCURE DE FRANCE .
palme de l'université ; ils s'embrassèrent avec cette cordialité
qui n'appartient qu'aux amitiés de collége , et s'étant
assis sous un arbre ils eurent ensemble cette conversation
que j'ai transcrite presque textuellement :
DIALOGUE.
LÉ CAPITAINE , LE PROFESSEUR et MOI .
LE PROFESSEur .
Ainsi , c'est par amour pour la gloire que j'ai préféré
la plume à l'épée.
LE CAPITAINE.
Et moi , par amour pour la gloire , que j'ai préféré l'épée
à la plume.
LE PROFESSEUR .
La gloire ! mon ami, elle est difficile à acquérir dans tous
les métiers , mais dans le tien plus encore que dans tous les
autres,
LE CAPITAINE.
Je pense, au contraire , que c'est dans ta profession sur¬
tout qu'il est difficile de l'atteindre.
Mo1.
Voilà deux amis qui ne sont pas plus d'accord entre eux
que je ne le suis avec moi - même.
LE PROFESSEUR .
Un capitaine peut aisément acquérir de l'honneur , mais
de la gloire , dans toute l'acception du mot ...... ne faudrait
-il pas pour cela qu'il s'élevât au premier rang ,
c'est-à- dire qu'il effaçât tous les capitaines près desquels
ou contre lesquels il aurait combattu ? Or cela n'est pas
aisé , quand , ainsi qu'il est arrivé à Alexandre , on a
affaire à toutes les nations. Il ne suffit pas de gagner une
bataille , mais il faut n'en jamais perdre. Ce n'est pas
isolément la prise de Thebes , ou le passage du Granique ,
at la bataille d'Issus , ou la bataille d'Arbelles , ou la défaite
de Porus , qui l'ont fait grand par-dessus tous les autres
guerriers , mais cette continuité de victoires qui n'a été
interrompue par aucun reverș. Oui , c'est cente invincibilité,
passe-moi le mot , qui constate les droits du héros Macédonien
à cette gloire imniense que ses contemporaius
OCTOBRE 1815. 313
n'ont pu lui refuser et qui lui est confirmée par vingt
siècles d'admiration . Pour etre illustre autant et aussi longtemps
que lui , il faudrait donc , à cette époque où toutes
les nations sont aux prises , vaincre les héros de toutes les
nations et être assez heureux pour mourir à trente -deux aus
saus avoir trouvé un vainqueur , ce qui n'arrive pas à tout
le mondé. Ces réflexions , mon ami , m'ont déterminé a
entrer à l'école normale quand on m'offrait une place à
l'école militaire . Avec un peu de travail , et assidu comme
je le suis aux cours de littérature qu'on rencontre à tous
les coins , il me sera bien moius difficile de m'élever assez
haut pour acquérir par ce moyen une renommée durable ,
qu'à toi d'obtenir , avec toutes tes prouesses , le haut
degré de gloire militaire auquel tu oses aspirer.
Moi.
Bien raisonné . Je me prononce pour les lettres ; dès
demain je m'abonne à l'Athénée. Il m'en coûtera trois
louis pour me former le goût ; mais quand il s'agit d'un si
grand intérêt , on ne doit pas y regarder.
LE CAPITAINE.
Ainsi . mon ami , c'est parce que la gloire littéraire te
paraît plus facile à atteindre , que tu t'es adonné aux lettres
de préférence. Encore une fois , je ne conçois pas ton erreur.
La gloire , comme tu le dis , ne s'obtient que trèspéniblement
dans quelque carrière que ce soit ; mais dans
celle que j'ai embrassée on l'obtient et on la conserve moins
difficilement que dans toute autre , et que dans la tienne
particulièrement . Tu me cites l'exemple d'Alexandre à
l'appui de ton opinion , je le citerai , moi , à l'appui de la
mienne. Il a vaincu , il est vrai , toutes les nations qu'il a
attaquées ; mais la supériorité qu'il a obtenue sur elles
était - elle due entièrement à son génie et à son courage ?
L'imbécillité et la lâcheté de ses adversaires n'entrent elles
donc pas , pour une proportion quelconque , dans la
cause de ses victoires ? Les Macédoniens instruits dans une
excellente tactique , formés à la discipline la plus sévère ,
habitués à la plus austere frugalité , ont- ils rencontré des
rivaux vraiment dignes d'eux , soit dans les Perses amollis
par le luxe , énervés par les plaisirs , soit dans les Indiens
en qui l'ignorance de l'art militaire paralysait les efforts
du courage ? Cependant Alexandre n'en est pas moins a
la tête des plus illustres guerriers . Son nom est le premier
qui se présente à la mémoire , quand il est question de
314.
MERCURE
DE FRANCE.
citer un homme à qui tout a cédé. Il a toute la gloire
d'avoir conquis le monde , sans qu'on songe à diminuer
cette gloire en rappelant qu'il lui a été peu difficile de le
conquérir , parce que c'est un privilége attaché à la gloire
militaire , qu'elle ne se dispute qu'entre vivans , et que la
mort assure le premier rang à celui qui l'a obtenu. La
gloire des divers conquérans qui sont venus après Alexandre,
peut briller à côté de la sienne sans la faire pâlir. César
lui
même , qui lui eût été peut - être supérieur , puisqu'il
a vaincu à Pharsale une armée romaine commandée
par le plus grand général qui fût dans Rome après lui ;
César qui , vainqueur de Pompée , l'eût peut - être été
d'Alexandre , ne l'a pas dépossédé de la première place ,
parce que ce n'est pas avec Alexandre qu'il s'est mesuré .
-
La
Moi.
remarque est digne d'attention . Ne nous abonuons
pas encore.
LE PROFESSEUR,
Tu me fais voir les choses sous un aspect que je n'avais
pas encore saisi . Sais - tu que tu n'es pas charlatan ?
LE CAPITAINE .
Nous ne cherchons pas à nous tromper ,
éclairer.
Moi.
mais à nous
Voilà un jeune militaire d'une rare franchise et d'un sens
exquis .
LE CAPITAINE.
Poursuivons. La gloire militaire acquise si facilement
quelquefois pendant la vie nous est donc irrévocablement
assurée après notre mort. A cette époque fatale , la lutte
cesse , et nous sommes ce que nous serons pour toute la
durée de l'histoire . Crois-tu , mon ami , qu'il en soit de
même pour l'homme de lettres ? Le malheureux ! Que je
le plains ! Ses combats , qui commencent avec sa vie , se
prolongent bien au-delà , et ne peuvent avoir de terme
que celui de sa réputation . Quand il débute , il trouve
toutes les places prises ; et , pour se faire quelque renommée
, il lui faut lutter non- seulement contre les
vivans , mais contre les morts , qui ne sont pas les
moins terribles de ses adversaires. Alexandre ne rapetisse
pas César. Quel poète n'est pas écrasé par Homère ,
OCTOBRE 1815. 315
qui , depuis trois mille ans , se maintient sur le Parnasse
sa foudre en main , comme Jupiter sur l'Olympe assiégé
par les Titans ? Il est après lui de belles places sans doute ;
mais ceux qui les obtiennent sont-ils sûrs de les conserver ?
Ennius venait immédiatement après Homère au siècle des
Scipions à quelle place s'est-il trouvé au siècle d'Auguste
? Prendrons-nous des exemples plus modernes ? Combien
de gens , qui ne sont pas absolument ignorans , n'ont
jamais su les noms de Régnier et de Garnier , de Ronsard
et de Hardi , que nos bons ancêtres admiraient comme les
successeurs de Sophocle , d'Horace et d'Ovide , avant que
la France eût un Despréaux , un Racine , un Corneille ,
un Voltaire ! Ces grands hommes , qui se sont placés au
premier rang en triomphant de leurs devanciers et de leurs
contemporains eux-mêmes , ne s'y maintiennent qu'en résistant
à la postérité ; et qui sait s'il ne viendra pas un jour
où , dépossédés par des hommes plus parfaits , ils seront repoussés
au second rang , c'est-à- dire éclipsés ; car il en est
des poètes comme des grenadiers : ce n'est que sur ceux de
la première ligne que le public porte son attention. Autre
observation : Un fait militaire une fois accompli est jugé
par le résultat , et prend , dans l'estime , une place qu'il ne
perdra plus. Ainsi rien ne peut enlever à la bataille d'Arbelle
la place qu'elle occupe dans l'histoire ; rien ne pent
atténuer la gloire qu'elle appelle sur son vainqueur ; rien
enfin ne peut faire perdre cette bataille apres qu'elle a été
gagnée. Il n'en est pas de même des victoires littéraires .
Un succès obtenu dans un genre de composition quelconque
ne constate que l'opinion du jour , laquelle n'est
pas toujours celle du lendemain . Le poète livre de nouveau
la même bataille chaque fois qu'il trouve de nouveaux lecteurs
ou de nouveaux spectateurs , chaque fois même que
ceux qui l'ont admiré d'abord le lisent ou l'entendent une
seconde fois. Conclusion. Si....
LE PROFESSEUR .
Je l'ai tirée. Il est plus facile d'être un bon officier qu'un
écrivain passable , et de gagner la croix sur le champ de
bataille qu'un prix à l'Académie.
LE CAPITAINE.
Qui en doute ? Disons mieux ; il est plus facile de s'illustrer
en ravageant le monde qu'en l'éclairant , et d'être
Attila que Voltaire .
316 MERCURE DE FRANCE .
LE PROFESSEUR .
Faisons donc le plus honnêtement possible le métier
d'Attila . J'aimais cependant mieux celui de Voltaire.
Mor.
Cet homme n'est pas dégoûté ! ....
Cette conversation fit cesser mes irrésolutions . Je pensai
comme les deux amis , que pour un coeur épris de la gloire,
il y avait plus à gagner , par le temps qui court , dans le
métier des armes que dans celui des lettres. Je songeais
tout de bon à solliciter une sous-lieutenance , pour devenir
un jour général , quand on m'annonça que la paix
européenne venait d'être signée. Il me faut donc, bon gré,
mal gré , suivre mes premières inclinations. Demain , décidément
, je vais travailler sur le sujet proposé par l'Académie
pour le concours de 1816. Ce n'est que l'éloge de
Montesquieu.
LA LIBERTE POLITIQUE ,
ESSENTIELLE A LA LIBERTÉ CIVILE.
De la Liberté en général.
La réunion de toutes les volontés , dit Gravina , est ce
qu'on appelle l'état civil. La réunion de toutes les forces
forme l'état politique . En effet , la force est nécessaire
pour faire exécuter la volonté . Ce que le peuple veut unanimement
, il doit l'exécuter par des moyens unanimes.
L'état civil et l'état politique ont donc , par la nature
meme des choses , la plus grande affinité entre eux . L'un
dépend essentiellement de l'autre ; le caractère de l'un fait
le caractère de l'autre .
La liberté civile est dans la nature des rapports qui existent
entre un citoyen et les autres citoyens. La liberté politique
est dans la nature des rapports qui existent entre
chaque citoyen et le Gouvernement.
Il semblerait d'abord qu'il ne serait pas impossible que ,
dans un état , toutes les volontés concourussent à établir la
liberté civile indépendamment de la liberté politique ; mais
en y réfléchissant mieux , on voit que ce serait là une
grande erreur , et que l'absence de la liberté politique ruinerait
entièrement la liberté civile. C'est ce qu'il est facile
de prouver.
Il n'y a pas de liberté politique dans un état lorsque les
OCTOBRE 1815. 217
rapports des citoyens avec le gouvernement ne sont pas
fixés par des lois précises , et que le dépositaire de la force
publique se charge de l'exercer selon sa fantaisie et son caprice
, et non pas uniquement par des moyens qui lui ont
été assignés par la volonté générale.
Les gouvernans , ou, ce qui revient au même , leurs mandataires
, ne sont pas seulement dans la société comme
dépositaires de l'autorité ; ils y sont encore comme sujets ,
soumis à la même loi qui oblige les autres citoyens , toutes
les fois qu'ils peuvent avoir avec eux des rapports indépendans
de leurs fonctions publiques.
Que si l'on a négligé d'établir des conditions à leur autorité
, s'ils ont le pouvoir de l'exercer selon leur volonté ,
n'arrivera- t- il pas souvent , dans leurs relations civiles avec
les particuliers , qu'ils l'exerceront au gré de leurs passions
et la feront marcher dans le sens de leurs intérets ? Le caprice
, l'ignorance , la prévention , l'égoïsme , se joueront
de la fortune , de la liberté et même de la vie des citoyens ,
et les droits les plus sacrés se tairont devant les vues personnelles
du dépositaire de la force publique ; alors où ets
la liberté civile?
Montrez-moi un pays dans lequel tous les princes soient
bons , justes , vertueux , doués d'assez d'activité pour voir
par eux-mêmes tout ce qui se passe dans leurs états , connaissent
toutes les pensées , pénètrent dans les replis de
tous les coeurs , soient innaccessibles à l'orgueil , à l'iguorance,
à la prévention , soient incapables de se laisser abuser,
où tous leurs mandataires, soient comme eux sans égoïsme,
sans faiblesse et sans passions . Dans ce pays , vous pourrez
avoir , sans liberté politique , tous les effets de la liberté
civile ; mais malheureusement ce pays n'a pas encore été
découvert.
Ainsi , dans un état où n'existe pas la liberté politique ,
les volontés particulières ne sont pas en harmonie avec le
gouvernement. Or , le gouvernement n'est que le résultat
des volontés particulières. Les volontés particulières ne
sont donc comptées pour rien , là où il n'y a pas de liberté
politique ; il va donc oppression ; or , l'oppression constitue
le dépostime.
Il y en a qui prétendent que les effets de l'honneur , qui
a tant de force dans les monarchies, suppléent à ceux de la
liberté politique . Ces gens ignorent - ils que l'honneur n'est
que trop souvent muet devant l'intérêt , qu'il s'éclipse presque
toujours devant les passions fortes , qu'il n'est d'ail318
MERCURE DE FRANCE.
lenrs qu'un sentiment souvent en contradiction avec la
justice ; qu'il n'a rien de stable , et qu'il prend avec une
incroyable facilité tous les caractères que les puissans du
siècle veulent lui donner. L'honneur des courtisans de Tibère
n'aurait probablement pas été le même que celui des
courtisans de Marc -Aurèle. Louis XVIII met son honneur
à être tolérant . . .
Rien ne pouvant suppléer à la liberté politique , il faut
donc de toute nécessité qu'elle existe dans un état où l'on
prétend à la liberté civile . Elle résultera de lois qui seront
faites pour déterminer la manière dont les dépositaires de
la force publique doivent employer cette force et les conditions
auxquelles ils peuvent l'employer. Ceux-ci ne doivent
pas être chargés seuls de la confection de ces lois ,
car pouvant les faire selon leurs intérêts ou leurs préjugés ,
les choses resteraient toujours au fond dans le même état
qu'auparavant , et l'esclavage politique n'aurait fait que
changer de forme. Ces lois , comme les lois civiles , seront
faites concurremment et par ceux qui ont intérêt à leur existence
, et par ceux qui se chargent de les faire exécuter.
De-là la constitution .
Donnez-moi la mesure de la liberté politique et je vous
donnerai la mesure de la liberté civile . Sons Buonaparte,
où elle était entièrement anéantie, les biens et la liberté des
Français dépendaient de l'inquiétude , des caprices , des
soupçons du despote , ou même du moindre de ses agens .
En Angleterre , où elle subsiste dans toute sa force , les citoyens
jouissent de leurs biens et de leur liberté dans une
parfaite sécurité .
C'est à la loi que les Anglais doivent ce bonheur. Le meilleur
prince ne pourrait la leur donner qu'imparfaitement.
Fût-il un Marc- Aurèle , il ne pourrait empêcher que ses
mandataires ne fussent des Narcisses ou des Séjans . Il ne
pourrait empècher la nature de reclamer de lui à son tour
la dette que
les princes , comme les autres hommes , contractent
avec elle dès leur naissance . Auguste fut suivi de
Tibère , Titus de Domitien ; mais la loi ne meurt pas ,
parce que la volonté publique demeure toujours , et que
partout où il y a des intérêts il y a aussi une volonté ,
nécessairement en rapport avec ces intérêts .
Lorsque l'autorité politique n'est pas bornée dans les
mains des rois, non - seulement elle détruit la liberté civile ,
mais elle précipite souvent la dissolution et la ruine de
l'état . C'est la puissance et la splendeur des états qui fait
OCTOBRE 1815. 319
la puissance et la splendeur des rois. Il est donc de leur
avantage , aussi - bien que de celui des peuples , que leur
pouvoir reçoive des limites . Si quelque loi eût jadis autorisé
les Français à statuer sur les levées d'hommes ou d'argent
suivant la nécessité et selon l'intérêt du peuple , l'élite
de la nation n'eut pas été s'ensevelir , du temps de
Louis le jeune , dans les désert de la Cilicie. Les folles expéditions
d'Italie , après nous avoir coûté tant de sang et
tant de trésors , n'auraient pas mis la monarchie en péril
dans les champs de Pavie. Le honteux et impolitique traité
deVersailles n'aurait pas sous Louis XVamené les désastres
de la funeste guerre de sept ans . Si les droits du prince eussent
été bornés , l'intolérance et le fanatisme n'eussent pas
en quelques années privé la France des milliers de bras industrieux
dont elle sent encore la perte . Dans ces sanglantes
persécutions dont la religion fût la cause ou le prétexte , le
pouvoir du peuple se fût opposé à la supperstition où à la
faiblesse des princes ; tant de bûchers impies n'auraient pas
déshonoré presque toutes nos villes , et tant de monumens
authentiques n'iraient pas porter à la postérité le témoignage
de notre honte .
De même qu'un bel arbre abrité par les contours d'un
étroit vallon se reproduit plus beau tous les printemps , sans
que les vents les plus furieux réussissent à l'endommager ,
même dans ses moindres rameaux ; ainsi le prince est protégé
par les remparts élevés à son autorité , et son trône ne
craint rien, ni de la fureur des partis , ni du choc des passions
déchaînées .
S'il se trouvait un peuple assez aveugle pour vouloir
confier au prince une puissance absolue , le prince devrait
rejeter cette proposition , comme trop contraire à ses intérêts.
Il devrait mettre autant de soin à forcer le peuple de
participer au pouvoir que ses pareils en mettent d'ordinaire
à l'absorber tout entier.
Si j'étais roi d'un des trônes de l'Europe , et que mes
pères eussent remis dans mes mains une autorité sans bornes
, je désespérerais de la conserver telle que je l'ai reçue,
et je me hâterais d'en céder une partie alin de conserver
l'autre .
Remontons toujours aux principes. Pour l'intérêt de qui .
la société s'établit- elle ? Pour l'intérêt de qui se conservet-
elle ? Lorsque les hommes se réunissent pour se constituer
en société , où est le pouvoir , où est la force , si ce n'est
dans le peuple ? Le prince sort des rangs du peuple ; il en
320
MERCUBE DE FRANCE.
sort aux conditions que le peuple détermine. Il est essentiellement
l'homme du peuple ; il n'est roi que pour agir
pour le peuple ; lorsqu'il vient à agir pour des intérêts qui ue
sont pas ceux du peuple , il viole le point fondamental da
contrat qui fait sa légitimité. Il agit contre la justice et le
véritable honneur en faisant servir les forces du peuple
contre ce même peuple qui les lui a confiées . Il est dans le
cas d'un homme qui détournerait un dépôt qui aurait été
remis sous sa surveillance . Or le roi agit contre l'intérêt du`
peuple lorsqu'il usurpe le droit de le gouverner arbitraire
ment ; car alors le roi n'est plus l'homme du peuple , mais
les citoyens sont les hommes du roi .
Le concours de tous les intérêts est la source de toute
institution légitime . Si les hommes n'eussent eu aucun intérêt
à se réunir , pourquoi se seraient - ils constitués en
société ? Pourquoi auraient-ils fait des rois , s'ils n'eussent
trouvé aucun avantage à en établir le droit d'écouter toujours
son intérêt ; et d'agir toujours selon son intérêt est
aussi inhérent au peuple que la conséquence l'est à son
principe . Dans tout état de choses , il est , conjointement
vec le roi qu'il s'est choisi , le maître de ses lois , de ses
institutions , et il en peut faire tout ce qu'il juge utile à son
bonheur. La puissance législative lui appartient donc essentiellement
; et l'on ne peut pas craindre qu'il en abuse ,
parce que , de quelque manière qu'il l'exerce , il l'exerce
selon que cela est utile à ses intérêts , dont il ne convient
qu'à lui d'être le juge.
J'ai vu des gens qui prétendaient que la puissance arbitraire
pouvait être légitime , et qu'il avait pu se trouver des
peuples qui l'eussent confiée à leurs princes par un pacie
solennel. C'est une grande erreur; un tel état de choses n'a
jamais été établi chez des peuples qui ont eu le pouvoir de
se constituer librement. Supposez des hommes aussi grossiers
, aussi ignorans qu'il est possible ; ils ne le seront jamais
assez pour n'avoir pas la conscience de leurs besoins
et la connaissance de leurs intérêts dans des choses dont
la conséquence est si simple.
Tous les peuples de l'Europe , comme je l'ai déjà dit
ailleurs , ont été pendant une longue suite de siècles , gouvernés
par des rois despotes ; mais le dépostime de ces rois
ne fut , dans sa première origine , que le droit du fort sur
le faible , du vainqueur sur le vaincu . Il n'y eut point de
pacte qui légitimat la condition des rois et des peuples."
Toutes les stipulations , s'il y en eut quelqu'une , furent
OCTOBRE 1815 . 321
ROYA
entre le monarque et les compagnons de ses victoires RE
mais ce pacte eût - il existé , les droits des peoples en seraient-
ils moins sacrés aujourd'hui ? Des monarques bar
bares ont apprimé nos ancêtres barbares , est - ce une ison
pour que des princes éclairés méconnaissent les drons des
peuples eclairés ? Les Européens d'aujourd'hui et les Euro
péens d'autrefois ne se ressemblent pas . Les Francais de
Clovis, de Saint- Louis et de Charles IX , par exemple, sont
à la distance de mille siècles pour les Français de 1815.
D'ailleurs nos ancères n'étaient pas murs pour la liberté,
ils n'étaient pas plus capables de jouir utilement de leurs
droits que le seraient aujou d'hui les Africains ou les Moscovites.
Avant d'etre libre il faut être homme ; il faut avoir
une raison dégagée de préjugés serviles ; il faut avoir la
conscience de ses droits ; il faut sentir le besoin et la douceur
de la liberté ; mais tout cela ne s'accomplit pas en un
jour. Ceux qui , dans nos temps modernes , ont entrepris
d'éclairer les hommes , n'ont pu poser les bases d'un si
noble ouvrage que dans le seizième siècle . L'édifice s'est
accru dans le siècle suivant , par des progrès assez insensibles
, jusqu'au dix - huitième siècle , où des mains hardies
le portèrent à sa perfection avec une étonnante rapidité;
et maintenant telle est sa solidité , que sa masse imposante
peut défier les efforts réunis de tous les hommes et de tous
les siècles.
L'ignorance de l'opprimé ni la force de l'oppresseur ne
peuvent donc pas constituer un droit ; l'on ne prescrit pas
contre la nature.
Lorsque l'homme s'établit en société , il n'aliène de ses
droits de nature que ceux dont l'exercice pourrait nuire à
ses associés ; ainsi il aliène la liberté absolue, qu'il tient de
la nature, pour la remplacer par une liberté relative , quilui
promet plus de sûreté , de repos , enfin de bonheur. 11
abjure la liberté de la force pour la remplacer par celle de
la justice ; il consent à ne pas employer sa force au préjudice
de ses semblables , à condition que ses semblables
n'emploieront pas la leur à son préjudice. En un mot , tout
pacte social repose sur le sentiment de la justice ; la justice
est un sentiment na urel ; l'égalité qui en naît et qui constitue
cette liberté relative qui , dans l'état social , remplace
la liberté de nature , devient un droit naturel , comme le
sentiment qui en est la source. Ce droit est donc inaliénable
, puisque non - seulement il n'est pas en opposition avec
les intérêts des associés , mais qu'encore il les constitue .
21
322 MERCURE DE FRANCE .
Si ce droit qu'ont tous les hommes à l'égalité politique
était aliéné , il le serait sans but et sans cause , et par conséquent
l'aliénation n'en serait pas valable.
La liberté est un de ces droits de nature qui sont essentiels
à l'homme , dont la perte l'empêche d'être lui -même ,
et sans lequel on ne peut le concevoir . La perte de la liberté
le rend bas , intéressé et méchant ; il ne pense , il
n'agit que par son maître ; toutes ses affections sont au
pouvoir de son tyran ; il devient inhabile à toute vertu , et
toutes ses forces morales disparaissent dans cette insouciance
qu'inspire le dernier degré de l'avilissement et du
malheur. Consultez les anciens , ils vous apprendront ce
que c'est que la vertu d'un esclave. Les Perses parlaient
beaucoup de la vertu des Lacédémoniens ; mais quel Spartiate
a jamais vanté la vertu des esclaves du grand roi ?
Aussi ces barbares qui n'avaient passé sous le joug du grand
roi qu'après avoir passé , avec une facilité incroyable , du
joug des Egyptiens sous celui des Assyriens , du joug des
Assyriens sous celui des Babyloniens , et du joug des Babyloniens
sous celui des Mèdes , passèrent- ils , avec la même
facilité , du joug des Perses sous celui des Macédoniens ;
au lieu que lorsque ces esclaves voulurent envahir un peuple
libre , une poignée de citoyens suffit pour disperser
leurs innombrables phalanges ; et l'Hellespont , la mer de
l'Archipel et la Propontide furent couverts tout entiers de
leurs immenses débris .
La liberté peut seule faire des hommes , toutes les facultés
de l'esprit , toutes les ressources du talent et du génie ,
ne se développent qu'à l'ombre de la liberté. C'est dans un
état libre que Démosthène et Cicéron tonnaient à la tribune
; qu'Euripide et Sophocle ravissaient les coeurs par
de vives images des plus célèbres infortunes ; que Socrate
et Platon établissaient sur des bases solides les lois de la
morale , et faisaient la guerre aux préjugés populaires et
aux superstitions antiques . C'est dans un état libre qu'Athènes
se couvrait de monumens immortels , et qu'elle
remplissait ses temples des chefs- d'oeuvre des Phidias et
des Praxitèles. C'est devant un état libre que se formait
cette série d'hommes d'état et de grands capitaines qui ,
après avoir illustré leur siècle , sont encore , dans nos tems
fe faiblesse et de corruption , l'étonnement et l'admiration
de tous les peuples.
La liberté élève l'âme ; elle donne à l'homme la conscience
de sa dignité ; elle l'instruit de sa valeur , et le conOCTOBRE
1815 . 323
duit immédiatement à la connaissance de cette liberté morale
qui consiste à se rendre indépendant des passions qui
nous avilissent . L'homme qui rougirait de s'asservir aux
caprices d'un despote , est moins disposé qu'un autre à
céder à la tyrannie d'un penchant vil ou d'un sentiment
bas. La liberié produit l'amour de la patrie ; de même que
notre souvenir ne s'attache avec autant d'intérêt à aucun
lieu qu'à celui où nous avons goûté quelque bonheur ; de
même que nous ne quittons personne avec autant de regret
que l'ami qui partage nos goûts et qui participait à nos
plaisirs ; ainsi la liberté attache l'homme à ses concitoyens ,
elle le lie aux lieux qui l'ont vu n'aître. Heureux les Français
qui , sous un roi ami de la vertu , obtiendront bientôt
sans restriction cette liberté , source de toutes les vertus !
Puissent les rois de l'Europe imiter le noble exemple que
leur donne Louis XVIII ! puissent leurs peuples se pénétrer
de nos lumières et mériter le même bonheur que celui
qui nous attend.
BEAUX - ARTS.
LE MUSEUM RESTAURÉ .
La France vient de perdre les chefs - d'oeuvre qu'elle tenait
de la victoire ; cette perte est douloureuse , sans doute ;
elle est immense , mais non pas irréparable. Comme les
Romains , nous avions , pour ainsi dire , couquis les arts
par la voie des armes . Rivale de Rome antique , Paris offrait
à l'admiration du monde les chefs - d'oeuvre réunis de l'Europe
entière ; mais la plus grande part de cette admiration
nous était étrangère : qu'elle appartienne maintenant toute
entière à la France ; aspirons à une gloire vraiment nationale
; ressuscitons les beaux siècles de la Grèce , décorons
notre patrie de nos propres mains , et rendons ses richesses
et son premier éclat à cette galerie naguère l'honneur et
P'orgueil de la France. Artistes français , vous dont le génie
s'enflamme au nom de la gloire , dont le coeur s'émeut au
nom de la patrię , vous m'entendez ! ... c'est à vous que je
m'adresse ; c'est à vous seuls qu'il appartient de nous ren324
MERCURE DE FRANCE.
dre autant , et plus peut - être , oui , plus que nous n'avons
perdu ; grâces à vos généreux travaux , nous pourrons , sang
ien devoir , sans rien emprunter à l'étranger , offrir à son
admiration un musée vraiment national. Saisissez donc vos
nobles pinceaux , armez -vous du ciseau créateur ; que la
toile respire , que le marbre s'anime sous vos savantes
mains ; Iultez avec ces grands hommes dont les immortels
chefs - d'oeuvre nous sont ravis ; et , rivaux de zèle , de patriotisme
et de talent , venez repeupler cette galerie où vos ,
contemporains et la postérité paieront un juste tribut d'ad- ·
miration à l'homme qui se sera montré tout à la fois grand
artiste et bon citoyen . On se plaît , en parlant des anciens ,
à vanter leur désespérante perfection , et je ne la conteste
nullement ; mais enfin les grands maîtres eux-mêmes ontils
également possedé toutes les parties de l'art? L'homme
ne peut-il égaler et surpasser ce que l'homme a fait avant
lui ? la carrière est - elle fermée sans retour ? je ne le crois
pas il me semble que plusieurs de nos peintres modernes
pourraient au moins disputer la palme , chacun dans la
partie où il excelle . Ne trouve - t on pas dans David la
correction et la noblesse de Raphaël ; dans Girodet , le
style fier et sublime de Michel - Ange; dans Gérard , le pinceau
magique du Titien ; daus Gros , la chaleur et l'énergie
de Rubens ; dans Guerin , la sagesse et la pureté du
Gnide ; dans Prudhou , la grâce du Corrége; Vernet nous
rendra Wouvermans ; Taunay, Richard , Grauet , Bidault ,
Jutteront avec les Gerardow , les Van- Ostade , les Paul-
Poter , les Berghem , tandis que les ouvrages des Chaudet ,"
des Cuvelier , des Julien , des Roland , des Bosio , des
Dupaty , prouveront , avec quelque succès , que l'our
cultive en France l'art sublime de Phidias et de Praxitèle ;
de tels artistes et tant d'autres encore que je pourrais'
nommer , s'ils ne nous dédommagent pas entièrement
nous consoleront au mois de nos pertes .
:
-
Qu'on ajoute aux chefs -d'oeuvre de l'école française
qui décorent en ce moment la galerie du Louvre , des
tableaux chroisis de Lebrun , de Mignard , de Lesueur, dè
OCTOBRE 1815 . 325
Vien , etc. , etc. ; qu'on y joigue le serment des Horaces ,
Brutus , Léonidas aux Thermopiles , les Sabines , le Déluge
, le sommeil d'Endymion , la mort d'Atala , Bélisaire
, Homère , le songe d'Ossian , la bataille d'Aboukir,
Charles - Quint à Saint - Denis , Marcus- Sextus , le Crime
poursuivi par laJustice et la Vengeance céleste, la bataille
de Marengo , etc. , etc. , etc. , et nous aurons un nouveau
Musée , un Musée national. Paris demeure la capitale de s
arts , le centre du goût , et l'on y viendra de toutes les
contrées de l'Europe étudier et admirer les productions
de l'école française . Artistes , vous ne serez pas insensibles
à la gloire qui vous est offerte ; la France compte sur vous,
l'Europe vous regarde , la postérité va commencer pour
yous ; nous aurons un Muséum .
POÉSIE.
FABLE.
L'ÉCUREUIL QUI TOURNE DANS SA CAGE ,
ET
LE CHIEN QUI TOURNE LA BROCHE.
Laridon , soit dit sans reproche ,
C'est un sot métier que le tien ,
Disait un écureuil à certain citoyen ,
Qui de son espèce était chien ,
Et de son métier tourne-broche .
Pardon, petit ami , pardon ;
Mais ce que tu dis-là , répond le Laridon
On le dirait peut- être avec plus de justice
Du métier que, le long du jour,
Tu fais enfermé dans ce tour.
- Ce n'est pas un métier , ce n'est qu'un exercice.
J'estime autant l'oisiveté ; -
Cesse de tirer vanité,
De consommer ta force en efforts si futiles ,
Et méprise un peu moins mon humble activité.
Tous tes pas sont perdus , tous les miens sont utiles.
ENIGME.
Je suis un mot composé de deux mots
Latin et Français , l'un et l'autre .
Je suis souvent l'apanage des sots ;
Si vous me cherchez trop , je deviendrai le vôtre .
CHARADE .
Le vrai courage affronte mon premier ;
La mollesse se plaît dans mon dernier ;
Et l'art met un tenon dans mon entier.
BONNARD , ancien militaire.
LOGOGRIPHE .
Dans l'ordre naturel , lecteur , je suis en France
Un être de peu d'importance.
Qu'est-ce, en effet , qu'une interjection ?
Mais étant pris en sens inverse ,
Au royaume d'Asie , au-delà de la Perse.
Sur quatre pieds je sais donner un nom.
V. A. (d'Agen )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est Charbon .
Le mot de la Charade est Branle-bas .
Le mot du Logogriphe est Empire , où l'on trouve pire.
328 MERCURE DE FRANCE .
NOUVELLES DES SCIENCES ET DES ARTS .
La société qui s'est établie nouvellement à Paris pour l'Amé
lioration de l'enseignement élémentaire , fait paraître , depuis le
15 de ce mois , un Journal d'éducation . Les noms des membres
composant le comité d'administration de la société ne peuvent
qu'inspirer une grande confiance et recommander vivement une
fenille qui paraîtra sous leur garantie , et à la rédaction de laquelle
plusieurs d'entr'eux coopéreront sans doute. On s'abonne à ce
journal , chez M. Colas , imprimeur-libraire de la société , rue du
Petit -Bourbon - Saint- Sulpice .
-
Le Cercle médical , ci -devant Académie de médecine de Paris ,
vient de remettre au concours la question suivante : « Déterminer
avec plus de précision qu'on ne l'a fait jusqu'à présent , une série de
faits relatifs à la maladie connue sous le nom de rage , et particu-
Jièrement quel est le mode de traitement le plus convenable , soit
comme préservatif , soit comme curatif. »
Le prix consistant en une médaille d'or de 300 fr . sera décerné en
mars 1817. Les mémoires doivent être adressés avant la fin de 1816 ,
à M. le docteur Chardel , secrétaire- général du Cercle , rue Cassette
, no . 23.
- M. Audoin , graveur au burin , est chargé par la chambre de.
députés , de graver le portrait en pied de S. M. , peint par M. Gros
-
M. Denon , directeur- général du Musée , a demandé et obtenu
sa démission .
- On a frappé , le 13 de ce mois , à l'hotel des Monnaies , un certain
nombre de pièces de 20 et de 49 fr . , à l'effigie de S. M. , et gravées
d'après un modèle nouveau.
--
-L'empereur de Russie a envoyé la croix de Saint-Wladimir à
M. Langlez , conservateur des manuscrits en langues orientales de la
Bibliothèque du Roi . On remarquait dans la lettre écrite par le monarque
au savant , la phrase suivante : « Faciliter aux hommes les
moyens de s'entendre , c'est travailler doucement et sûrement à faire
disparaître les préventions nationales , qui les empêchent de se
rendre justice.
་
Un certain nombre d'antiques , achetés en Grèce pour le
prince royal de Bavière , sont arrivés dernièrement à Ostia , à l'embouchure
du Tibre , d'où ils doivent être transportés par terre à
7 OCTOBRE 1815. : 329
Munich . Ce prince avait également fait acheter à Rome le Faune ,
dit de Barberini ; mais le Pape a revendiqué cet antique et l'a fait
placer au Vatican .
- Le roi de Naples a , par un édit du 23 septembre dernier ,
accordé une pension à un descendant du célèbre Beccaria , auteur
de l'ouvrage Des Délits et des Peines.
1
-
Le capitaine Tuckey a été chargé par le gouvernement apglais
de visiter la partie sud - ouest de l'Afrique. Il doit s'embarquer
bientôt pour cette expédition sur le bâtiment le Congo.
-M. James Wathen publiera incessamment à Londres son
voyage fait en 1811 et 1812 à Madras et à la Chine , retournant
par le cap de Bonne- Espérance et l'ile Sainte -Hélène .
On distingue en ce moment parmi les mathématiciens po-
Jonais , M. Dabrouwski , auteur d'un Traité d'arithmétique , de
géométrie et d'algèbre , pour la jeunesse ; M. Poullin , traducteur
de la Planimétrie de Lacroix , et d'un ouvrage sur les sections
coniques ; M. de Sa'thowski , auteur d'un Traité de fortification ;
M. Livet , auteur d'un Aperçu des progrès des sciences mathématiques
pendant les douze dernières années ; M. Magien , professeur
de mécanique à Varsovie , qui a publié des observatious
météorologiques sur la Pologne ; MM. Bohnsez et Bergonzoni , auteurs
d'ouvrages d'architecture civile et militaire.
- Le 4 de ce mois a commencé à Berlin l'exposition des objets
d'art enlevés au Musée de Paris.
-
T
Le sculpteur Canova doit se rendre de Paris à Londres , pour
tre consulté sur le monument que le gouvernement va faire ériger
f'honneur de l'armée britannique. en
Nous devons aux soins et aux utiles travaux d'une
dame , de nouveaux Chauffe- pieds économiques , appelés
Augustines , du nom de l'inventeur. Ce petit meuble est
tellement nécessaire aux femmes , qu'on le trouve également
dans la cabane du pauvre et dans la maison du riche ; tel
qu'il est généralement construit , il présente de grands inconvéniens
dans son emploi ; car , outre le danger pour
les personnes délicates ou renfermées dans un petit espace
, de respirer l'odeur désagréable et le gaz délétère
quis exhalent du charbon en combustion , et dont le moindre
effet est , sinon d'asphyxier , au moins d'occasionner
des maux de tête , des défaillances , des malaises insuppor
330 MERCURE DE FRANCE .
tables , combien d'incendies ont été occasionnés par les
chauffrettes !
Les femmes ont de tout temps reconnu et redouté ces
graves inconvéniens ; mais le besoin d'éviter le froid les a
forcées de les supporter , en désirant ou en attendant que
quelqu'un pût trouver un moyen d'y remédier.
Madame Augustine Chambon de Montaux , à qui les
sciences sont redevables d'un des meilleurs traités connus
sur l'éducation des abeilles , et dont les loisirs sont partagés
entre la culture des arts et les oeuvres de bienfaisance ,
a entrepris cette tâche difficile , dans le double but d'être
utile aux personnes aisées et aux malheureux , en procurant
quelques jouissances aux premiers , et des secours aux
antres , auxquels elle destine l'excédant de ses déboursés.
Elle est parvenue au perfectionnement qu'elle cherchait ,
en appliquant la chaleur d'une lampe à courant d'air , à
chauffer un bain de sable contenu dans une boîte de cuivre.
La nouvelle chauffrette de son invention est non -seulement
exempte des défauts que l'on reproche aux anciennes
; mais , entre ses mains , elle est devenue susceptible
de plusieurs applications infiniment précieuses . Après,
avoir atteint le but principal , celui de tenir chaudement
les pieds , madame Chambon est parvenue , au moyen de
différentes modifications apportées à ses Augustines , à les
rendre propres à une infinité d'usages . On peut , à l'aide
de cette ingénieuse machine , procurer aux malades , outre
les avantages d'une veilleuse , les boissons ou les alimens
chauffés au degré convenable , des fumigations ou bains
de vapeurs , et même des linges secs et chauds , dont en
plusieurs cas , et sur-tout quand une femme nourrit , on
peut avoir besoin pendant la nuit . On peut , en outre , user
des Augustines en voiture , et conséquemment en voyage ,
tout aussi librement que dans un appartement. Enfin madame
Chambon a poussé l'attention jusqu'à rendre son
meuble propre à être employé par les hommes , sous la
forme de pupître de pieds , de chancellière , etc.: il est
OCTOBRE 1815. 331
à
même susceptible de recevoir des ornemens très -élégans ;
en un mot , c'est un véritable bijou , dont l'application
peut varier à l'infini ,
l'on en fera usage. mesure que
Cette Chauffrette nouvelle , pour laquelle madame
Chambon a obtenu les suffrages de la Société d'encouragement
, se trouve chez M. Lefebvre , rue du Paon , no.
Le prix , depuis les plus communes jusqu'aux plus ornées
, varie de 16 fr. à 60 fr. On trouve au même dépôt de
l'huile à brûler , très- pure et appropriée au service des
Augustines.
8.
f1
1 112
"
MERCURIALE.
3:
15 octobre. - M. Boutard paraît avoir renoncé tout-àfait
aux beaux- arts , il se jette maintenant à corps perdu
dans la littérature et la politique. Les lecteurs du Journal
des Débats ne s'accommodent pas de cet arrangement , qui
les prive des articles pseudonymes de M. Girodet . M. Boutard
ne pourrait-il pas trouver quelqu'un qui voulût faire
pour la politique ce que M. Girodet faisait pour les arts.
- 16 octobre. Le flâneur de l'Aristarque donne aujourd'hui
la description d'un bal d'opinion ( comprenne qui
pourra ) qui a eu lieu , dit- il , chez la comtesse de ***
Si cette dame donne jamais un bal d'esprit, le flâneur
court risque de n'être pas invité .
16 octobre.―Le théâtre Feydeau est sous l'influence
de Lucine , et le travail qu'elle impose à trois aimables
actrices suspend leur service à la cour de la Muse lyrique ;
leur fécondité produit la stérilité , etc. , etc. Qui donc écrit
fontes ces gentillesses ? Trissotin serait-il ressuscité ? Non ,
messieurs ; c'est le rédacteur des feuilletons de la Quotidienne
: quelle perte a faite le Journal de Paris!
-
La seconde nouveauté donnée au Vaudeville , sous la
direction de M. Désaugiers , ne vaut guère mieux que le
Boulevard de Gand. Si le nouveau directeur n'y prend
garde et laisse passer des pièces comme la Pompe funèbre,
il sera bientôt obligé d'afficher l'enterrement du Vaudeville.
— 15 octobre. Chaque chose en son temps , dit la
Quotidienne du 15 octobre ; et dans le moment où la
garde nationale est la seule force armée qui veille à la
police et au maintien de l'ordre dans la capitale , cejournal
publie les réflexions d'un prétendu citoyen de Paris qui
annonce franchement qu'il n'a jamais monté sa garde et
qu'il n'en montera pas tant qu'on n'aura pas changé les
OCTOBRE 1815, 333
officiers qui lui déplaisent. La Quotidienne approuve fort
cette conduite . Que serait devenu Paris , si tout le monde
eût agi comme ce bon citoyen et raisonné comme la Quotidienne
? Question oiseuse à laquelle ces messieurs ne se
donneront pas la peine de répondre .
- JOURNAL GENERAL. 11 octobre. Dans un article de
M. Salgues , sur Mlle . Lenormand , on remarque la plirase
suivante : « Si l'univers était régi par des agneaux , on
» pourrait quelquefois se moquer de leurs ordres ; mais
» quand le lion parle , il est sûr d'ètre obéi . »
- 14 octobre. Après avoir lu un article où l'on rend
compte d'un aperçu sur la situation politique des États-
Unis d'Amérique , et qui est signé J. J. on dit : C'est déjà
signer comme un grand homme , il ne reste plus qu'à
ccrire comme lui.
"
Les jésuites viennent d'être rétablis à Modène ; ce
n'est pas le Mémorial religieux , c'est le Courrier qui annonce
cette nouvelle.
M. de Montigny a publié un ouvrage pour prouver
la nécessité de supprimer les Chambres et de rétablir les
anciens paricmens : chacun son goût.
-
- On a bien tort , disait -on , de soupconner les intentions
de certains journaux ; le mot constitution y est sou
vent répété ; oui , comme le niot libertas est écrit aù de
vant des prisons à Gènes .
Application d'un grand principe de Rousseau : « Qnel-
» ques philosophes , dit -il , dans son Discours sur l'origine
» de l'inégalité , ont avancé qu'il y a plus de différence de
» tel homme à tel homme que de tel homme à telle bėte : »
Nous ne sommes embarrassés du choix des exemples. que
-Une feuille du 14 octobre , sous les monogrammes
Aj . C. S. P. , nous donne sur les convenances un artic'e
où il a oublié que la première de toutes , dans un journal ,
est de n'être pas ennuyers.
? M.
15 octobre L'Aristarque dit que Perlet a para sur la
scène avec l'embarras d'un très -jeune homme , et qu'il å
joué le barbier philosophe , qui fait la barbe à tout le
monde. Comme les énigmes regardent le Mercure , nous
donnerons le mot de celle-ci : C'est le barbier de Sévillé.
-
16 octobre. L'Aristarque attribue les Pendanges ,
pièce qu'on va donner aux Variétés , à deux auteurs dont
354 MERCURE DE FRANCE .
le mariage littéraire nous a souvent valu des enfans d'esprit.
En lisant cette phrase si précieuse , M. M... ne va-t-il
pas
crier au voleur ?
M. de R ..... avait écrit dans tous les journaux qu'if
allait attaquer en calommie MM . Théaulon et Dartois . Ces
menaces ont fini par la réconciliation la plus édifiante. Cela
rappelle la fin de l'épigramme de Boileau sur sa réconciliation
avec Perrault :
-
Mon embarras est comment
On pourra finir la guerre
De Dartois et du parterre .
- La rue de Castiglione est vraiment la rue des merveilles
on y voit en ce moment le superbe vaisseau de
cent quarante pièces de canon ; le plan en relief de l'île
Sainte-Hélène ; la belle géante ; le gras garçon âgé de.
neuf ans , portant cinquante- quatre pouces de circonfé→
rence et pesant deux cent quarante livres ; la voiture nomade
; la jolie Bavaroise qui l'emporte de quatre -vingts
livres sur son jeune voisin ; le cabinet des illusions ; les puces
travailleuses ; le rhinocéros vivant ; enfin le noble jeu du
Carrousel . Tout cela n'est pourtant rien en comparaison
de ce qui va être incessamment offert à la curiosité publique.
Précisément entre le rhinocéros et les puces travailleuses
on fait une nouvelle construction sur laquelle
chacun s'épuise en conjectures ; nous croyons en avoir
découvert la destination , et nous nous empressons d'en
faire part à nos lecteurs . S'il faut ajouter foi aux rapports
qui nous ont été faits , bientôt l'enseigne va se déployer
et l'on entendra le paillasse Obligé , crier en frappant sur
le tableau avec sa baguette : « Entrez , entrez , messieurs ,
ici l'on voit les Nains Vert , Blanc , Couleur de Rose ,
Lilliputiens au physique et au moral , qui , malgré leur
petite taille , pèsent chacun deux fois autant que le rhinocéros
; ici l'on voit le Géant Noir et le Géant Vert , qui ,
avec leurs griffes , leur massue , et tout leur esprit réuni , ne
pèsent pas une once ; entrez , messieurs , entrez, on vacomOCTOBRE
1815. 335
mencer , il sont encore vivans, ils n'en coûte que deux sous ;
si vous ne faites pas un bon somme pendant la séance , on
vous rendra votre argent à la sortie .... Au bureau ! messieurs
, au bureau ..... ! » Voilà ce qu'on entendra bientôt
dit-on , dans la rue de Castiglione ; on assure même que
outes les places sont retenues pour l'ouverture...
-Le cinquième numéro du Nain Rose renferme une sa .
tire, ou plutôt une diatribe sur les conseils de discipline des
légions de la Garde nationale parisienne : l'auteur les compare
, avec autant de décence que de justesse , à des petite
tribunaux révolutionnaires .
-On se demande avec inquiétude, après avoir lu cet ingénieux
article qui dénote une connaissance approfondie des
localités de la maison d'arrêt de la Garde nationale , si
l'aimable auteur de Perruque et Redingotte , dont on reconnaît
aisément la plume élégante et facile , aurait eu
quelques démêlés de la nature de ceux qu'il déplore avec
le 3 bataillon de la 3e légion , dont chacun sait qu'il fait
partie ? S'il en était ainsi , cette légion serait responsable
à la république des lettres d'une détention qui nous prive
peut-être d'un chef- d'oeuvre comparable aux Dervis , aux
Brigands sans le savoir , à Thibaut comte de Champagne.
336 MERCURE DE FRANCE.
AVIS.
317 0
Le prix de la souscription au MERCURE DE FRANCE est,
de 5 fr. pour un mois , 14 fr. pour trois mois , 27 fr. pour
six mois, et 50 fr . pour l'année..
On ne peut souscrire que du premier de chaque mois.
-En cas de réclamation , on est prié de joindre une
des dernières adresses imprimées , ou d'indiquer le
numéro de la quittance.
Les souscriptions , lettres , livres , gravures , etc. ,
doivent être adressés , franc de port , au directeur da
Mercure de France , rue Mazarine , no . 30. Aucune
annouce ne sera faite avant que cette formalité n'ait été
observée.
-
1
De l'Imprimerie de GUEFFIER , rue Guénégaud .
MERCURE
DE FRANCE.
POLITIQUE.
EXTÉRIEUR.
AMÉRIQUE.
Le gouvernement des Etats-Unis a signé , le 12 juillet ,
un traité de paix avec le dey d'Alger , à qui il en a dicté les
conditions .
Un traité de commerce conclu avec la Grande-Bretagne
garantit le commerce des Etats- Unis avec les Indes orientales
sur le même pied qu'avant la guerre ; une parfaite
égalité régnera dans les droits de douanes , et les commercans
des deux nations seront traités sur le pied de ceux des
deux nations les plus favorisées .
Le traité ne statue rien sur le commerce du Canada et
des ludes occidentales , ni sur le trafic avec les Indiens.
Le président a fait signifier aux négocians , qu'attendu
la paix des Etats-Unis avec l'Espagne , il serait agi contre
ceux qui se permettraient des expéditions illicites pour les
colonies espagnoles.
Les prétentions des Anglais sur les Florides sont en ce
moment un sujet d'inquiétude et seront peut-être plus tard
une cause de mésintelligence entre les Anglais et les Américains
.
Malgré les croisières anglaises , il arrive toujours de
temps en temps quelques cargaisons de nègres aux îles.
Un Français nommé M. Dorion a trouvé un nouveau
moyen simple et commode de purifier le sucre de canne.
Au moment de l'ébullition du vesou , on jette dans la chaudière
une certaine quantité d'écorce de l'orme pyramidal .
Cette découverte lui a été richement payée ; il a obtenu
22
338 MERCURE DE FRANCE.
pour la communication de son secret , 400,000 fr. des
Anglais et 200,000 des sucreries de la Guadeloupe et de la
Martinique.
Le feu de la guerre civile continue de dévorer l'Amérique
espagnole. Au 16 août , l'armée royale de Morillo , qui ,
à son arrivée , était forte de 10,000 hommes , était réduite
de moitié par les maladies et les désertions. Avec ce peu
de forces il se proposait d'assiéger Carthagène et d'occuper
la nouvelle Grenade .
Les indépendans assiégeaient Guyano . Les nouvelles du
Mexique annonçaient aussi qu'ils étaient maîtres de Tampuco
et d'Acapulco ; qu'ils menaçaient Mexico et Vera-
Cruz , et que leurs troupes s'avançaient sur le Pueblo et
près de Gapalo .
L'insurrection avait éclaté dans la province de Lima , et
le vice -roi , le marquis de Concocélia , avait émis une
proclamation , où il menaçait les rebelles de 200,000
soldats espagnols .
TURQUIE.
Les bruits d'une rupture entre la Russie et la Porte
Ottomane étaient fondés sur des mouvemens de troupes
de nature à leur donner quelque consistance. On doute
encore cependant que la guerre se rallume de ce côté .
Les Serviens poursuivent à-la-fois, par des négociations
et par les armes , le redressement des torts et vexations
dont ils accusent les agens de la Sublime Porte . Celle ci
paraît entretenir des relations très-amicales avec l'Autriche
dont elle protège le commerce auprès des régences barbaresques
.
Le capitan-pacha fait la guerre aux pirates qui infestent
l'archipel.
La fête du bairam a douné plus d'activité aux ravages
de la peste , au moyen du grand concours de monde que
cette cérémonie avait attiré .
assure
Les nouvelles d'Egypte paraissent alarmantes , et l'on
que l'armée du gouverneur Mehemed Ali Pacha
est en pleine insurrection , et l'a forcé de se reufermer
dans la citadelle au Caire .
On ne doute plus aujourd'hui que ce qu'on avait dit
d'une révolution à Smyrne ne soit un conte dénué de tout
fondement.
ALLEMAGNE.
Les troupes des différentes puissances du Nord et de
•
OCTOBRE 1815. 339
Allemagne centrale sont en pleine marche pour rentrer
dans leurs états respectifs .
et
Tandis que l'Empereur d'Autriche se rend à Milan , traversant
la Suisse , celui de Russie a dû s'arrêter en Silésie
pour passer la revue du premier corps de ses troupes ,
delà à Berlin , où il accorde encore quelques jours aux
plaisirs qui l'y attendent avant de rentrer dans son empire
en visitant son nouveau royaume de Pologne.
Le Danemarck s'occupe de faire sa paix avec la régence
de Tripoli et d'obtenir les indemnités qui lui ont été promises
pour la cession qu'il a faite de la Norwège à la
Suède .
La liberté de la ville de Cracovié la mettra sur le pied
des villes anséatiques.
Les États de Wurtemberg convoqués pour le 16 octobre
, donnent l'espérance au peuple de ce royaume de
voir terminer les difficultés nées des réformes que le roi
avait proposées aux anciennes constitutions du royaume.
La Prusse a pris possession de la Pomeranie Suédoise .
L'Autriche porte beaucoup de forces du côté de ses
frontières orientales , sans doute pour ménager ses provinces
d'Allemagne ; d'ailleurs la victoire n'a pas amélioré
ses finances ; et le gouvernement a annoncé que les
circonstances ne lui permettaient pas encore de diminuer
le fardeau des impositions .
La cour de Saxe ne se fait remarquer que par ses sévères
économies .
On a publié à Hambourg un écrit remarquable , attribué
à un agent d'une grande puissance du Nord , sur la nécessité
de ne point affaiblir la France .
On parle de la réunion à Bâle d'un congrès de ministres
de toutes les puissances. On suppose qu'il serait chargé
de terminer , dans tous ses détails , l'oeuvre de la pacification
générale.
Le roi des Pays-Bas a ouvert le 16 , à La Haye , J'assemblée
des Etats-généraux , leur premier travail duit
avoir pour objet un projet de finances , tendant à combler
le déficit dans les revenus de l'Etat , occasionné par
les événemens actuels .
Les sociétés secrètes continuent d'occuper et de diviser
les esprits en Allemagne. Les uns les attaquent , les autres
les défendent . Ou va publier à Berlin deux écrits , l'un du
professeur Zenué , l'autre du conseiller intime Niebuhr.
Tous les deux ont pour but de réfuter le dernier ouvrage
340 MERCURE DE FRANCE .
de M. Schmalz , et de justifier l'association secrète , dite
le Tugend-Bund.
ANGLETERRE.
Le prix de l'or et de l'argent continue de baisser en
Angleterre , ce qui est l'effet et la preuve de la grande
quantité de numéraire que les événemens politiques font
affluer à Londres .
a connu avec
C'est par les journaux anglais qu'on
quelques détails les bases de la paix entre les alliés et
la France . Ce ne sont pourtant que des conjectures.
Dans plusieurs ports , les matelots se sont mis en tête
de régler le nombre d'hommes dont les propriétaires des
navires devaient former leurs équipages. Il en est résulté
des troubles sérieux et l'interruption de la navigation sur
plusieurs points .
Ces tumultes se sont sur- fout manifestés à Aberdeen , à
Nortschields , à Newcastle , Hull , etc.
Le gouvernement a pris des mesures de rigueur pour
ramener la subordination parmi les mutins.
Le parlement est prorogé au 1º . février.
gouverne-
Les troubles d'Irlande fixent l'attention du
ment britannique . Les catholiques se plaignent de l'esprit
de prosélytisme du clergé anglican , qui emploie toutes
sortes de séductions , principalement pour enlever les enfans
à la foi de leurs pères .
Des rassemblemens armés troublent la tranquillité publique
, au point que les journaux du pays ont proposé
sérieusement de changer les diligences en espèces de forteresses
ambulantes armées de petites pièces d'artillerie.
Les affaires des Grandes - Indes ont nécessité l'envoi de
renforts de troupes . Cependant on a reçu dernièrement
la nouvelle d'une victoire sur l'armée des Goorkahs qui
assure aux Anglais la supériorité dans la province de
Maloun.
ITALIE.
Le roi de Naples s'occupe de porter au complet sa force
militaire . Une amnistie rappelle les déserteurs à leurs drapeaux.
L'armée doit être réorganisée pour le mois de
janvier. Des troubles dans les Abruzzes paraissent avoir
nécessité les mouvemens de quelques troupes autrichiennes.
On y a aussi , envoyé trois régimens de cavalerie napolitaine
.
A Rome le gouvernement papal manifeste d'un côté
OCTOBRE 1815. 341
beaucoup d'activité dans sa politique , et de l'autre défend
à ses sujets de s'en mêler. Il paraît occupé de relever
sa puissance temporelle , remet en avant ses droits de
suzeraineté sur le royaume de Naples , ses prétentions sur
Parme et Plaisance , et ne se rebute pas du peu d'attention
que les puissances semblent apporter à ses réclamations .
En même temps il interdit , surtout aux ecclésiastiques ,
de traiter en chaire rien de ce qui a rapport aux affaires
publiques, d'écrire des Gazettes ou des livres sur ces mêmes
matières ; il poursuit aussi les sociétés maçoniques , remet
les ouvrages philosophiques et les romans à l'Index .
La cour d'Autriche , après le couronnement de l'empereur
à Milan , doit visiter Rome.
Des corsaires barbaresques infestent les côtes de l'Italie .
On s'étonne toujours que l'Europe , dont plusieurs pavillons
sont actuellement insultés par ces pirates , ne fasse
point cause commune pour réduire ces gouvernemens , et
les forcer à reconnaître le droit des gens et la foi due
aux traités .
Le pape a ordonné des prières publiques dans ses états.
ESPAGNE.
L'Espagne est toujours livrée à une agitation sourde au
milieu de laquelle , cependant , le pouvoir du roi tend à
s'affermir. Le manque d'argent a forcé le gouvernement
à retarder la marche des troupes. Une audacieuse entreprise
a été tentée par le général don Juan Diaz Porlier ,
dit le Marquesito , ou le petit marquis. Ce général s'était
distingué dans les guerres contre les Français ; aujourd'hui
son attachement aux opinions des Cortès lui a
fait prendre les armes contre son roi.
Un coup de main hardi et rapide l'avait rendu maître
de la Corogne , et il menaçait , à la tête de quelques corps ,
et avec des proclamatious incendiaires , d'étendre dans la
Galice l'incendie qu'il avait allumé . La même cause qui
lui avait donné des soldats ( le manque d'argent ) les lui a
retirés . Il a été attaqué à table , et après une vive résistance
, conduit en prison . Amené le 28 septembre à la Corogne
avec quelques-uns de ses adhérens , il y a été condamné
à être pendu . Cette sentence a été exécutée le 3
octobre .
Dans ces circonstances , la cour de Madrid a vu un autre.
esprit de révolution parmi ceux qui approchaient le plus
la personne du prince.
Par des ordres émanés , dit-on , du monarque lui- mêine,
1
342
MERCURE
DE FRANCE.
on a appris le 8 octobre , que le chanoine Escoiquiz , ancien
précepteur du Roi ; son confesseur Ostolaza , le rédacteur
de la Sentinelle Espagnole , plusieurs autresmembres
du clergé , le duc de San -Carlos , le ministre de
la police Echavarri et son ministère , le ministre de la
guerre Ballesteros , et beaucoup d'autres , étaient disgraciés
, et les uns exilés , les autres renfermés. La disgrâce
du duc de San Carlos est cependant adoucie par sa mission
à Vienne en qualité d'ambassadeur.
On avu en ce même moment arriver un officier de chacune
des nations russe , française , autrichienne et prus
sienne.
INTÉRIEUR.
Nous avons indiqué sommairement , dans les deux numéros
précédens , l'ouverture des Chambres et leurs premiers
travaux. Nous allons revenir avec quelques détails
sur ces objets importans.
En ouvrant la session Sa Majesté a exposé notre situation
actuelle avec la noblesse et la dignité qui convenaient
à son grand caractère . Si les plaies faites à l'Etat
sont profondes , S. M. a montré qu'elles ne devaient point
nous abattre . Sa confiance dans la force vitale de l'Etat ,
si l'on peut s'exprimer ainsi , n'a pu qu'augmenter celle
que la nation entière a déjà placée dans les lumières et la
sagesse de son auguste Monarque . Voici ce discours tel
qu'il a été publié par la Gazette Officielle , et qui devient
pour nous , en ces graves circonstances , un monument
historique.
Messieurs ,
« Lorsque , l'année dernière , j'assemblai pour la première
fois les deux chambres , je me félicitais d'avoir, par
un traité honorable , rendu la paix à la France . Elle
commençait à en goûter les fruits ; toutes les sources de la
prospérité publique se rouvraient ; une entreprise criminelle
, secondée par la plus inconcevable défection , est
venue en arrêter le cours. Les maux que cette usurpation
éphémère a causés à notre patrie m'affligent profondement.
Je dois cependant déclarer ici que s'il eût été possible
qu'ils n'atteignissent que moi , j'en bénirais la providence ;
les marques d'amour que mon peuple m'a données dans
OCTOBRE 1815 . 343
>
les momens même les plus critiques , m'ont soulagé dans
mes peines personnelles ; mais celles de mes sujets , de mes
enfans , pèsent sur mon coeur ; et pour mettre un terme à
cet état de choses , plus accablant que la guerre même
j'ai dû conclure avec les puissances qui , après avoir renversé
l'usurpateur , occupent aujourd'hui une grandepartie
de notre territoire , une convention qui règle nos rapports
présens et futurs avec elles . Elle vous sera communiquée
sans aucune restriction, aussitôt qu'elle aura reçu sa dernière
forme. Vous connaitrez , messieurs , et la France
entière connaitra la profonde peine que j'ai dû ressentir ;"
mais le salut même de mon royaume rendait cette grande
détermination nécessaire ; et quand je l'ai prise , j'ai senti
les devoirs qu'elle m'imposait . J'ai ordonné que cette
aunée il fût versé du trésor de ma liste civile , dans celui
de l'Etat , une portion considérable de mon revenu . Ma
famille , à peine instruite de ma résolution , m'a offert un
don proportionné . J'ordonne de semblables diminutions
sur les traitemens et les dépenses de tous mes servijeurs ,
sans exception . Je serai toujours prêt à m'associer aux
sacrifices que d'impérieuses circonstances imposent à mou
peuple. Tous les états vous seront remis , et vous connaitrez
l'importance de l'économie que j'ai commandée
dans les départemens de mes ministres et dans toutes les
parties de l'administration . Heureux si ces mesures pouvaient
suffire aux charges de l'Etat ! Dans tous les cas , je
compte sur le dévouement de la nation et sur le zèle des
deux chambres .
>> Mais , messieurs , d'autres soins plus doux et non
moins importans vous réunissent aujourd'hui c'est pour
donner plus de poids à vos délibérations , c'est pour en
recueillir moi -même plus de lumières , que j'ai créé de
nouveaux pairs et que le nombre des députés des départemeus
a été augmenté . J'espère avoir réussi dans mes choix ,
et l'empressement des députés dans ces conjonctures difficiles
est aussi une preuve qu'ils sont animés d'une sincère
affection pour ma personne et d'un amour ardent de la
patrie .
>> C'est donc avec une douce joie et une pleine confiance
que je vous vois rassemblés autour de moi , certain
que vous ne perdrez jamais de vue les bases fondamentales
de la félicité de l'Etat , union franche et loyale des chambres
avec le Roi , et respect pour la charte constitution ,
nelle. Cette charte , que j'ai méditée avec soin avant de la
donner , à laquelle la réflexion m'attache tous les jours
344
MERCURE
DE FRANCE
.
davantage , que j'ai juré de maintenir , et à laquelle vous
tous , à commencer par ma famille , allez jurer d'obéir ,
est sans doute , comme toutes les institutions humaines ,
susceptible de perfectionnement ; mais aucun de nous ne
doit oublier qu'auprès de l'avantage d'améliorer est le
danger d'innover. Assez d'autres objets importans s'offrent
à nos travaux : faire refleurir la religion , épurer les moeurs ,
fonder la liberté sur le respect des lois , les rendre de plus
en plus analogues à ces grandes vues , donner de la stabilité
au crédit , recomposer l'armée , guérir des blessures
qui n'ont que trop déchiré le sein de notre patrie , assurer
enfin la tranquillité intérieure , et par- là faire respecter la
France au- dehors , voilà où doivent tendre tous nos efforts.
Je ne me flatte point que tant de biens puissent être
l'ouvrage d'une session ; mais si à la fin de la présente
législature on s'aperçoit que nous en ayous approché ,
nous devrons être satisfaits de nous. Je n'y épargnerai rien ,
et , pour y parvenir , je compte , messieurs , sur votre
coopération la plus active. »
Lorsque nous avons parlé des premiers travaux de la
chambre des députés , nous avons omis d'indiquer la formation
de son bureau.
Parmi les candidats pour la présidence qui lui ont été
présentes , le Roi a fait tomber son choix sur M. Lainé ,
le premier de ces candidats .
Il avait eu pour concurrens MM. le prince de la Trémouille
, de Grosbois , Chillaud de la Rigaudie et Clermont-
Mont - Saint-Jean.
Les quatre vice présidens sont MM . Bellart, de Grosbois ,
Faget de Baure et de Bouville ; et les quatre secrétaires
MM. Cardonnel , Hyde de Neuville , de la Maisonfort et
Tabarié.
Lorsque le président d'âge , M. Cocliar , présenta au
Roi la liste des candidats à la présidence , S. M. voulut
bien lui témoigner combien elle était satisfaite de l'esprit
qui avait animé la chambre dans cette première opération ,
et daigna dire qu'elle augmentait sa confiance et fortifiait
les espérances qu'on avait pu fonder sur sa sagesse et ses
principes. S. M. ajouta : « Je m'estime heureux de trouver
» dans la presque unanimité des voles en faveur de
» M. Lainé , l'assurance que je fais quelque chose
» d'agréable à la chambre en le nommant pour la pré-
>> sider . »>
Dans les séances des 16 et 18 ont été présentés à la
OCTOBRE 1815. 345
chambre des députés , par LL. EE. le ministre de la justice
et le ministre de la police , deux projets de loi : le premier
pour la répression des cris séditieux et autres attentats
soit contre la diguité et la personne du Roi et des princes ,
soit contre la sûreté de l'Etat ; et le second tendant à investir
le gouvernement du pouvoir momentané de détenir
et mettre en surveillance les prévenus de crimes de même
nature , lorsqu'ils ne seraient point traduits aux tribunaux .
Voici le texte des articles de ce second projet , tels qu'ils
ont été présentés par M. de Cazes et adoptés lundi par la
chambre des députés.
Art. Ier. Tout individu , quelle que soit sa profession
civile , militaire ou autre , qui aura été arrêté comme prévenu
de crimes ou délits contre la personne ou l'autorité
du Roi , contre les personnes de la famille royale ou
contre la sûreté de l'Etat , pourra être détenuejusqu'à l'expiration
de la présente loi , si , avant cette époque , il n'a
été traduit devant les tribunaux.
2. Les mandats à décerner contre les individus prévenus
d'un des crimes mentionnés à l'article précédent , ne pourront
l'être que par les fonctionnaires à qui les lois confient
ce pouvoir. Il sera , par eux , rendu compte dans les
vingt-quatre heures, au préfet du département , et par celui-
ci au ministre de la police générale , qui en référera au
conseil du Roi.
Le fonctionnaire public qui aura délivré le mandat ,
sera tenu , en outre , d'en donner connaissance dans
les vingt- quatre heures au procureur du Roi de l'arrondissement
, lequel en informera le procureur- général qui en
instruira le ministre de la justice .
3. Dans les cas où les motifs de prévention ne seraient
pas assez graves pour déterminer l'arrestation , le prévenu
pourra provisoirement être renvoyé sous la surveillance
de la haute police , telle qu'elle est réglée au chap . 3 du
liv. 1 du code pénal.
Et si la présente loi n'est pas renouvelée dans la prochaine
session des chambres , elle cessera de plein droit
dans son effet .
,
Dans la discussion à laquelle ce projet a donné lieu ,
M. Tournemine a combattu le projet. M. Royer-Collard
l'a défendu en proposant une nouvelle rédaction . M. Hyde
de Neuville a voté pour le projet sans amendement .
M. le Voyer-d'Argenson a soutenu l'opinion de M. Tournemine.
M. le baron Pasquier et M. Chiflet ont parlé dans
le sens du projet , mais avec des amendemens . D'autres
346 MERCURE DE FRANCE.
orateurs , et particulièrement M. de Cazes , développent
les motifs qui l'ont dicté , et insistent pour l'adoption .
La discussion étant fermée , la chambre a voté au scrutin
, et le projet a été adopté à une très-grande majorité.
Le nombre des votans était de 350 ; 294 suffrages ont été
pour l'adoption , et 56 contre .
Le premier projet présenté pour la répression des cris
séditieux , etc. , a été modifié par des amendemens auxquels
le Roi a donné son consentement .
Nous le ferous connaitre dans le prochain numéro , d'après
les résultats de la discussion à laquelle il est soumis .
NOUVELLES DIVERSES.
Dans ces derniees jours il y a eu beaucoup de mouve
ment parmi les troupes des diverses puissances alliées,
Des corps prussiens ont quitté Paris ; d'autres , qui s'étaient
avancés dans les contrées de l'Ouest , sont revenus vers la
capitale. A la suite de la grande revue de l'armée autrichienne
à Dijon , plus de 60,000 hommes se sont mis en
marche sur quatre colonnes vers le Rhin . Elles ont dû êtae
suivies par les Wurtembergeois et les Hessois qui étaient
cantonnés dans les départemens de la Nièvre et de l'Allier ,
Les prisonniers français en Angleterre ont transmis au
Roi , dans plusieurs adresses , l'expression de leurs sentimens
de respect et d'attachement pour sa personne sacrée
, et d'obéissance à son autorité .
Par diverses ordonnances S. M. a conservé jusqu'au
mois de janvier sa garde actuelle , jusqu'à ce que sa nouvelle
garde soit formée ; une commission d'officiers supérieurs
a été formée à l'effet d'examiner les titres des militaires
qui pourront être remis en activité. M. le baron de
Barante a été nommé directeur des impositions indirectes
.
Dimanche , 22 octobre , les quatre premières légions de
la garde nationale parisienne , et deux escadrons de la garde
à cheval ont passé la revue du prince colonel général ,
S. A. R. Mon frère , qu'accompagnait le commandant en
chef , maréchal Oudinot. Plusieurs étrangers de distinction
, et particulièrement lord Wellington , ont assisté à
cette belle revne .
S. M. a paru, au balcon du gros pavillon avec Mme, la
duchesse d'Angoulême , et elle a été saluée par les plus
vives acclamations . S. M. a témoigné sa satisfaction en ces
termes : « Mon frère , M. le maréchal , je suis très- conOCTOBRE
1815 . 347
» tent de tout ce que j'ai vu . C'est avec un nouveau plaisir
» que je me trouve au milieu de la garde nationale . Les
>> circonstances sont heureusement changées depuis la
» dernière revue que j'ai passée , mais plus heureusement
» encore son esprit est toujours le même. >>
Les huit autres légions passeront la revue dimanche .
L'explosion d'une partie des magasins à poudre formés
à Soissons , a causé dans cette ville d'affreux ravages . Le
Roi s'est empressé de venir au secours de ses infortunės
habitans , en leur assignant un secours de cent mille fr.
sur sa cassette.
Plusieurs des théâtres de Paris ont annoncé des représentations
extraordinaires au bénéfice des malheureuses victimes
de cc déplorable événement .
Deuxième épitre du Diable à Napoléon Buonaparte .
:
Il paraît que le diable ne parle pas également bien toutes.
les langues celui - ci écorche impitoyablement le francais
; et quoiqu'il ait pris le nom brillant de Lucifer
nous le regardons comme un pauvre diable´subalterne
dont l'éducation n'est pas finie. Si l'enfer nous envoyait
souvent de pareils pamphlets , on serait tenté de dire
tout le contraire du proverbe , il a de l'esprit comme un
diable.
LITTÉRATURE.
CORRESPONDANCE DRAMATIQUE.
Du 20 octobre.
Où étiez -vons donc hier au soir , monseignenr ? Vous
écoutiez peut-être tristement dans une salle bien obscure ,
et du fond d'une loge à demi éclairée par quelques bougies
( 1 ) , un des lamentables drames du lamentable
M. Kotzebue ; tandis que nous , heureux Parisiens , nous
nous précipitions en foule dans la salle de l'Opéra , plus
( 1 ) Dans plusieurs villes d'Allemagne , les salles de spectacle no
sont point éclairées , comme les nôtres , par des lustres . On allume
devant chaque loge un certain nombre de bougies , ou même de
chandelles , suivant la qualité des personnes qui l'occupent .
348
MERCURE DE FRANCE.
brillante encore que de coutume par la réunion des plus
jolies femmes de Paris et de Londres , par l'éclat des parures
les plus élégantes , des uniformes les plus riches , et
par les couleurs variées de ces larges rubans que les grands
personnages ont toujours soin de mal cacher , même lorsqu'ils
vont en petite loge . Vous cherchez quelle pouvait
être la cause d'un semblable concours : un jeudi , un des
jours consacrés au repos par les dieux et les héros de
l'Opéra ? C'était , mouseigneur , cette représentation
extraordinaire
dont on parlait déjà avant votre départ , et à
laquelle vous désiriez si vivement assister ; une représentation
au bénéfice de votre acteur chéri , de Talma . Les
uns disent qu'elle lui a été accordée pour le dédommager
d'être resté toute l'année à son poste ; les autres assurent
que ce sont des adieux solennels , et qu'il part pour l'Augleterre
ainsi vous auriez encore le plaisir de le voir cet
hiver à Londres , si vos projets se réalisent. Il y jouera ,
dit-on , la tragédie dans la langue du pays qu'il parle fort
bien; peut-être produira -t -il alors plus d'effet sur les
Anglais , car je n'ai pas remarqué sans surprise leur impassibilité
pendant toute la représentation
d'hier. L'acteur.
semblait cependant avoir choisi les pièces qui pouvaient
le plus flitter le goût et l'orgueil de cette nation. On
donnait Hamlet et Shakespear amoureux ; il n'aurait pas
pu mieux faireà Loudres . Mais le fils du roi de Danemarck,
réduit aux proportions de la scène française , aura sans
doute paru mesquin et sans effet aux yeux des romantique ,
insulaires ; peut- être aussi le lieu de la représentation
feur
faisait-il espérer quelque étalage de machines et de spectacle,
peat - être s'attendaient - ils à voir au moins l'ombre ;
mais elle n'a point paru.
Pour nous , qui ne sommes point accoutumés à transporter
sur la scène la fantasmagorie de Robertson , le
spectre vengeur est présent quoique absent ; et grâce au
talent magique de l'acteur , on voit qu'il l'obsède , qu'il
l'essiège le malheureux prince le fuit saus pouvoir se
dérober à sa poursuite , il l'implore sans pouvoir en obtenir
de repos . C'est dans ces momens de trouble et de
délire que Talma est sur-tout admirable . Mais vous diraije
mou sentiment tout entier ? je crois que le talent de-
Talma , s'il n'en régait pas l'usage avec beaucoup de cirsouvent
besoin que d'une situation ; le prestige de la poés e
lui est inutile pour nous émouvoir , c'est avec les mots les
plus simples de la conversation qu'il porte souvent la terreur
à son comble. Vous l'avez entendu prononcer le fameux
OCTOBRE 1815. 349
T
qu'en dis-tu ? de Manlius ; dans Hamlet il y a un je ne
puis ! où il est de la même force. Ce talent de l'acteur
peut aussi porter les poètes à traiter des sujets qui offrent
plutôt des situations de mélodrames que des scènes vraiment
tragiques. Mais , en vérité , je parle à votre altesse
comme si nous avions des poètes tragiques , et comme si
les comédiens étaient dans l'usage de jouer des nouveautés;
pardon , monseigneur , de cette distraction . M. Duchesnois
a secondé Talma avec succès dans plusieurs
scènes. De toutes nos actrices c'est incontestablement
celle qui sait rendre avec le plus d'énergie les passions
profondes. Lors de la représentation au bénéfice de
Mm . Huet , les journaux remarquèrent que Mile . Bourgoing
n'avait point chanté son rôle dans Rose et Colas ,
cette fois ils n'auront rien à lui reprocher pour celui
d'Ophélie.
Shakespear amoureux est une petite comédie ou plutôt
un petit proverbe que M. Alexandre Duval a composé, il
y a douze ou quinze ans , pour Talma , qui est loin pourtant
d'y jouer un rôle comique , car il ne parait que pour se
livrer aux transports les plus furieux de la jalousie ; et
quand il vient à un rendez- vous nocturne , à la place de
son rival, c'est avec un aspect si lugubre, qu'il s'en faut peu
que la soubrette ne le prenne pour le spectre d'Hamlet.
Cette bagatelle offre pourtant une jolie scène ; c'est celle
où l'amoureux Shakespear fait répéter à Clarence , sa maitresse
, un rôle que cette actrice doit remplir dans une
de ses pièces. Mile . Mars jouait Clarence ; elle a dit avec
Talma une scène entière de Roméo et Juliette ( la soirée
était toute consacrée aux Anglais et à Shakespear ) , au
lieu de quelques vers de Richard III , qui se trouvent dans
la pièce . Mile. Mars a été probablement bien aise de nous
montrer que, si elle se fut livrée à la tragédie , elle y
aurait été aussi bonne que dans la comédie . C'est uue
petite coquetterie sur laquelle il ne faut pas trop la chicanner
, quoiqu'elle n'ait pour but que de nous donner
des regrets. Talma a encore trouvé le moyen de créer .
dans cette scène un mot admirable , et ce mot est : Je vous
aime. « Je vous aime , s'écrie- t- il , dans la bouche d'un
>> être véritablement enflammé , doit être entendu de tous
» les étrangers , de tous les peuples , du sauvage le plus
» barbare . » Et en effet , quoiqu'il y eût plus des deux tiers
des spectateurs qui ne fussent pas Français , il n'y a eu
personne dans la salle qui ne l'ait compris.
J'aurais peut-être dû faire comme le beau monde , mon350
MERCURE DE FRANCE.
seigneur , et me retirer avant le ballet qui terminait cette
représentation d'apparat ; mais je ne perds pas volontiers
l'occasion de voir danser Mile . Gosselin . Elle a paru sous
les traits de Terpsichore dans le retour de Zéphire . Ce
divertissement de M. Gardel était intitulé dans l'origine la
vallée de Tempé. On peut en réduire l'analyse à ces mots :
Après la pluie vient le beau temps . Des bergers qui dansent
, un orage qui les intorrompt , Zéphire qui ramène le
calme et avec lui les ris , les jeux et les grâces , voilà tout
le sujet. Les pieds de Vestris étaient en verve ; il a voulu
soutenir sa réputation à la face de l'Europe réunie , et il
s'est montré étonnant . Les ailes de Zéphire , portées avec
tant de grâce par Albert , n'auraient point été messéantes
à ce danseur presque sexagénaire. Le spectacle s'est prolongé
jusque après de minuit ; j'en suis encore un peu
étourdi ce matin . Pour me délasser j'irai entendre ce soir
Mile, Palar , jeune élève du Conservatoire , qui a paru pour
la première fois sur le théâtre de l'Opéra-Comique , màrdi
dernier , le même jour où Mile . Saint- Phal débutait aux
Français. Si j'en dois croire un mélomane de mes amis ,
il ne manque à cette jeune virtuose qu'un i ou un o à la
fin de son nom , et , Mme. Catalani exceptée , on ne
pourrait lui comparer personne pour l'étendue et la prodigieuse
flexibilité de la voix. Mais j'ai peur que mon ami
n'oublie que Mes. Duret , Regnault et Boulanger , ne
sont que passagèrement indisposées , et non pas perdues
le théâtre.
pour
26 octobre.
Je l'ai entendue , monseigneur , et en vérité il n'y a presque
rien à rabattre du jugement de mon mélomane ; c'est
un gosier fait pour le disputer aux fauvettes et aux rossiguols
. Figurez -vous l'organe enchanteur de Mme . Boulanl'extrême
légèreté de Mlle . Regnault et l'imperturbager
,
ble justesse des sons de Mine . Duret , avec un goût exquis ,
celui de Garat , dont Mile . Palar est l'élève , et vous aurez
une idée de ses qualités et de son talent comme musicienne.
Comme actrice, il y a bien encore quelque choseà
faire ; mais ce qui manque peut s'acquérir par l'art ; peutêtre
même , quand la debutante en aura moins , sera - t-elle
meilleure : elle a encore la tête toute remplie de ses lecous
du Conservatoire, elle veut faire valoir chaque mot, peindre
chaque situation par un geste ; c'est l'école de Baptiste
ainé. L'habitude du théâtre lui prouvera que tout ce qu'on
apprend au Conservatoire n'est pas bon à conserver , soit
OCTOBRE 1815. 351
dit sans jeu de mots ; elle verra que, si toutes les parties des
décorations étaient également poussées à l'effet , elles choqueraient
le spectateur au lieu de lui faire illusion . J'ai vu
tour-à -tour Mile . Palar dans la Fausse-Magie , dans Euphrosine
et Coradin , dans le Concert interrompu et dans
le Nouveau seigneur : il n'y a que le rôle d'Euphrosine où
elle ait été au- dessous d'elle-même ; il est tout en débit et
veut une actrice consommée ; mais elle a chanté la fameuse
ariette Comme un éclair , l'air du Concert interrompu
et le Droit du seigueur avec toute la perfection imaginable
. Votre altessecroit , peut- être, d'après cela , que cette
actrice est une heureuse acquisition pour Feydeau . Eh bien ,
point du tout ! Et si vous m'en demandez les raisons , je
vous répondrai « in sylvam ne ligna feras , c'est -à - dire
» en Français , ne portez pas d'eau à la rivière . Dans un
» corps paralysé il y apres que toujours éthisie d'un côté et
» pléthore de l'autre ; renforcez donc la partie faible et
» n'ayez pas la maladresse de surcharger celle qui pèche
déjà par un excès d'embonpoint. Or, Mlle. Palar....... >>
Vous riez , monseigneur, et vous trouvez que ceci ressemble
furieusement aux raisonnemens que Sganarelle emploie
pour prouver à M. Géronte que sa fille est muette. Que
voulez-vous ? le journaliste à qui j'enprunte cette éloquente
tirade , est par état , obligé d'aller si souvent au Théâtre
Français , qu'il n'est pas étonnant que ses feuilletons rappellent
les comédies de Molière.
})
Le petit foyer de Feydeau vient d'être fermé aux auteurs
; on n'en dit point les raisons ; mais on assure que ces
Messieurs , piqués au vif, trament un grand complot contre
les comédiens. Il ne s'agirait de rien moins que d'élever
un théâtre rival et de former une grande alliance avec
Mme Catalani ; mais ce ne sont encore que des bruits
sourds , et « rasant le sol de la terre , comme l'hirondelle
avant l'orage ; » s'il éclate , j'aurai l'honneur d'en faire part
à votre altesse .
Les débuts de Mlle. Saint- Phal se poursuivent sans autre
bruit que celui des applaudissemens indiserets que lui prodiguent
quelques partisans trop zélés....... du talent de son
pere . Je l'ai revue dans Céliante du Philosophe marié et
dans Mme . de Clainville de la Gageure. Elle a été dans
ce second début ce que je l'avais trouvée dans le premier ;
offrant toujours un mélange assez bizarre d'a-plomb et de
timidité , d'aisance et de gaucherie . Elle dit avec justesse
les couplets d'apparat ; mais elle n'a pas encore le secre
de lancer ces mots détachés , ces hémistiches isolés qui
352 MERCURE DE FRANCE.
constituent ordinairement le piquant du dialogue. Elle a
manqué absolument la scène du deuxième acte , où Céliante
met inutilement en usage , contre le flegmatique Damon
, toutes les ressources de la coquetterie . C'est cependant
une scène d'un effet sûr au théâtre . Elle a rendu le
cinquième acte avec plus de brusquerie et de mordant , et il
faut lui en savoir quelque gré ; en effet , il doit être fort
difficile pour une jeune personne de prendre le ton assez
étrange qui y règne . Il me semble que c'est une chose
digne de remarque que les seuls vers du Philosophe marié ,
qui excitent le rire du parterre , ne renferment que des
mots amers , ou même des grossièretés . Que le financier
Géronte traite son frère , tombé dans le malheur , comme
un laquais , et dise des injures à son neveu , soit ; puisque
de l'aveu du poète ,
Jamais homme ne fut plus grossier , plus brutal ;
mais que Damon réponde à Céliante qui dit :
Vous prétendez , je crois , me traiter en novice ?
Mon Dieu ! nou , je sais bien que vous ne l'êtes pas ?
et qu'un instant après il lui propose de choisir une nuit
pour vider leurs débats ; certes , voilà ce qu'il est difficile
de concilier avec le bon ton qui doit caractériser dans ses
actions et dans son langage un homme également distingué
par sa naissance et son éducation . Quant à Céliante , qui vit
dans le grand monde où elle vole de conquête en conquête ,
elle n'ouvre presque la bouche que pour accabler de duretés
, tantôt son amant , tantôt son beau- frère , et tautôt sa
soeur. Vous croyez , lui dit cette dernière , n'avoir aucun
défaut.
CÉLIANTE .
. C'est ce qu'en un besoin je prouverais bientôt.
Comment ?
MELITE.
CÉLIANTE.
En faisant voir aisément , ce me semble ,
Qu'en tout point , vous et moi , nous différons ensemble.
Ne voilà- t-il pas un trait bien comique ! et le rôle de
Céliante n'en offre que de cette nature. Je sais bien que
l'on peut dire , en faveur de Destouches , que Céliante est
une coquette , vaine , capricieuse ; oui , j'en conviens , mais
la Célimène du Misanthrope est tout cela , et pourtant il
OCTOBRE 1816 . 353
s'en faut beaucoup qu'elle tienne un pareil langage. Avec
quelle grâce elle médit ! avec quelle ironie fine et mesurée
elle persifle la prude Arsinoé ! tout le monde est percé
de ses traits malins et caustiques , et elle ne profère pas un
mot qui ne soit avoué par le bon goût et le bon ton . Mademoiselle
Saint- Phal , chargée, dans la Gageure, d'un rôle qui
demandait des couleurs moins forcées , a obtenu plus de
succès. Mme. de Clainville est une femme d'un caractère
aussi aimable et aussi poli que celui de Céliante est bourru
et fantasque ; et pour la représenter , Mile. Saint - Phal
n'a eu besoin que d'être elle - même. Damas fait tous
ses efforts pour supporter le poids énorme de la succession
de Fleury ; il a joué le Philosophe marié. Armand
lui a succédé dans le rôle du marquis du Lauret . Cet acteur
a joué aussi dans la Gageure ; je lui ai vu remuer les bras
et les lèvres , et c'est tout ce que j'en puis dire à votre
altesse , je n'ai pas l'habitude du juger les gens sans les
entendre.
Les Caméléons , auxquels les circonstances et une petite
persécution de l'ancienne censure avaient fait une réputation
anticipée , ont paru ce soir sur le théâtre du Vaudeville.
Une douzaine de solliciteurs et de solliciteuses ,
qui font avoir à leurs maris des places superbes dans les
bois des domaines , assiégent l'antichambre d'un certain
comte de Saint- Phar. Le secrétaire du comte , homme
comme j'en souhaite un à votre altesse , qui ferme l'oreille
à la brigue et ne protège que le mérite , veut débarrasser
son maître de ces intrigans . Il répand d'abord le bruit
que M. le comte vient de perdre une grande tante , et
aussitôt tous nos Caméléons de courir prendre le deuif et
de faire retentir l'hôtel de leurs gémissemens ; bientôt
cette première nouvelle est suivie d'une seconde plus,
triste encore , c'est celle de la disgrâce du comte ; on
lui a même déjà donné un successeur , c'est un jeune
homme de vingt- cinq ans , ami de la gaîté la plus folle et,
la plus bruyante. Vous sentez , monseigneur , que pour
lui faire la cour il serait maladroit de paraître en deuil ;
aussi reprend- on sur le champ les couleurs du plaisir .
Vient ensuite le dénouement que vous devinez de reste , et
que les spectateurs prévoient aussi de trop loin . Cette
action , dont le développement pourrait remplir cinq
actes , est étranglée dans les bornes étroites d'un vaudeville.
Pour en couvrir le vice , les auteurs , MM. Moreau ,
Waflard et Bérenger , ont semé leur pièce de mots heu-
23
354 MERCURE DE FRANCE.
reux et de couplets piquans ; ils ont obtenu grâce auprès
du public , je ne me montrerai pas plus sévère ; d'ailleurs ,
on mérite quelque égard lorsqu'on a , comme ces messieurs,
un aussi joli voile ( 1 ) à jeter sur ses fautes.
ADÉLAIDE DE MÉRAN.
Par PIGAULT-LEBRUN , Membre de la Société philotechnique.
Quatre volumes ajoutés aux cinquante - six publiés par
M. Pigault-Lebrun , font de bon compte soixante. On
n'arrive pas toujours à la postérité avec un aussi gros
bagage ; mais comme M. Pigault ne travaille pas pour
elle nous allons essayer de donner une idée de son
nouveau roman.
M. le comte de Méran , ancien chef d'escadre , cordon--
rouge, allié aux premières familles de France , a perdu la plus
grande partie de sa fortune par l'effet de la révolution . Il
vit retiré dans une terre auprès d'Argentan avec sa femme ,
sa fille unique la jeune Adèle , et Jules , fils du marquis de
Courcelles , ami intime de M. de Méran , tué à ses côtés à
la journée de Quiberon ; le marquis de Courcelles mou
rant , a légué son fils à son ami , qui depuis ce moment
lui a servi de père . Jules a vingt ans , Adèle en a seize , ils
s'aiment à la folie comme de raison ; mais Jules a toute la
réserve , toute la timidité d'une jeune fille , Adèle , l'impétuosité
, la hardiesse du jeune homme le plus ardent . Voilà
ce qui n'est pas ordinaire dans la nature , mais fort commun
dans les romans de M. Pigault -Lebrun . L'action du
roman se développe dans des lettres qu'Adèle écrit à
Claire , son amie d'enfance , qui l'a quittée depuis peu pour
épouser M. de Villers . M. de Méran ne parait pas éloigné
d'unir les deux amans , lorsqu'il reçoit une lettre d'un
M. Destouville , oncle de Jules . Cet oncle possède 200,000
liv. de rente , il réclame son neveu pour lequel il annonce
des projets d'établissement , et menace de le deshériter s'il
n'obéit à ses ordres. Jules refuse ses brillantes propositions.
M. de Méran a conservé 40,000 liv . de rente ; mais lorgueil
et l'ambition ne lui permettent pas de croire qu'on
puisse vivre heureux avec si peu de chose , il ne veut plus
(1 ) Le Voile d'Angleterre , charmant vaudeville des mêmes
auteurs.
OCTOBRE 1815 . 355
pourra consentir au bonheur de Jules , qu'au moment où il
lui offrir l'équivalent de la fortune qu'il sacrifie à l'amour.
Comment y parvenir ? M. Rigaud , voisin de M. de Méran
est inventeur d'une machine merveilleuse , à l'aide de laquelle
il prétend fabriquer vingt mille aunes de drap par
mois il ne lui manque que des fonds ; sans consulter , sans
examiner , M. de Méran adople tous ses plans , obtient
pour lui la fourniture des armées , emprunte 500,000 liv .
et le voilà devenu l'associé de M. Rigaud . Les travaux
commencent , Jules les dirige , tout réussit à souhait. Un
jour nos amans se trouvent seuls ; tout - à- coup , dii Adèle ,
nos lèvres se sont rencontrées ... Pour l'honneur de mademoiselle
Adèl nous ne répétons pa : ses expressions car
l'auteur lui a donné une sensibilite et surtout des sens d'une
effrayante énergie. Madame de Véran qui la surprend une
autre fois dans une situation très- critique ; s'occupe d'enpêcher
les tête à tête , lor qu'un événement imprévu vient
plonger les deux familles dans la consternation . Une lettre
de Paris annonce que les fournitures de M. Rigaud sont
détestables ; le gouvernement exige le remboursement
d'un million et le ministre indigné rend M. de Méran respousable
de tout. Il part pour Paris avec Jules et M. Rigaud
. Toutes les démarches deviennent inutiles ; M. de
Méran totalement ruiné ne possède plus qu'un petit domaine
de sa femme , auprès de Tarbes . M. Destouville a
saisi ce moment pour s'emparer de son neveu , il veut lại
donner l'état le pius brillant et le marier à une jeune personne
immensément riche ; telles sont les désolantes nouvelles
données par M. de Méran , qui ordonne impérieusement
à sa fille de renoncer à Jules pour jamais. Cependant
Jules , au désespoir , est parti de Paris à la dérobée pour
voir son Adèle une dernière fois : il arrive sur les ailes de
l'amour ; heureusement pour Adèle sa mère est là , elle ne
quitte pas les jeunes gns un seul instant . O quelle
soifj'avais d'un baiser ! écrit la brûlante Adèle à son amie .
Il m'a été impossible de le cueillir. Quelle aimable pudeur !
Pendant cette entrevue M. de Méran revient à l'improviste
, on redoute sa sévérité . Jules reçoit l'ordre de s'évader
, madame de Mérau court au-devant de son mari et
charge imprudemmen : Adèle de conduire son amant a la
petite porte du parc : la jeune personne profite de l'occasion
pour appaiser sa soif. Nous passons sous silence une
scène qu'Adèle ne craint pas de peindre à son amie . Ies
tableaux de M. Pigault - Lebrun nous font peur. Pour la
troisième fois elle est sauvée par la vertu de son amant qui
356 MERCURE DE FRANCE .
fait à -peu- près aussi à -propos que le fit jadis Joseph .
En s'éloignant , Jules rencontre M. de Méran ; explication ,
scène terrible , raccommodement , mais à condition que
jamais Jules ne tentera de revoir Adèle , dont M. Destouville
rejette absolument l'alliance . Cependant la terre
d'Argentan est vendue , il faut l'abandonner , on se met
en route tristement et bientôt la famille est établie à Velzac
; Adèle pleure et soupire en secret , madame de Méran
s'afflige avec elle, M. de Méran regrette plus que jamais s s
titres , ses cordons , sa fortune.
Cependant Desaudrets n'est pas demeuré oisif ; il s'est
procuré les détails les plus précis sur les premières amours
de Jules et d'Adèle ; le traître révèle tout à M. d'Apremont,
et banuit pour jamais de son coeur la confiance et le repos .
Après la mort de madame de Courcelles , Desaudrets redouble
d'efforts pour exciter là jalousie de M d'Apremont
, et l'exaspère à tel point , qu'il prive Adèle de sa
liberté. Le moment paraît favorable : Desaudrets , fort de
l'empire qu'il exerce sur son ami , renouvelle ses odieuses
propositions , et menace Adèle des plus affreux malheurs',
si elle ne cède à ses désirs . Tout paraît désespéré , lorsque
le misérable est démarqué , chassé honteusement par d'Apremont
, et remis entre les mains de la justice , comme
prévenus de plusieurs crimes. M. d'Apremont , le meilleur
et le plus généreux des hommes , paraît oublier tous ses
sujets de plaintes , emmène sa femme à la campagne , lui
prodigue les soins les plus tendres , et prévient ses moindres
desirs. Ici l'auteur a le tort bien grave de nous représenter
son héroïne uniquement occupée de Jules , toujours
soupirant après ses buisers ; et ses tableaux sont quelquefois
d'un nu tout-à-fait révoltant . Comment ne`s’aperçoit-
il pas que dès lors elle cesse d'être intéressante ?.
A force d'intrigues , Desaudrets , sorti de prison , obtient
un emploi de la plus haute importance dans le ministèré
de la police ( la scène se passe au commencement de 1814) ;
il parvient à faire arrêter M. d'Apremont , Jules et M. de
Meran , comme coupables d'une conspiration . On devine
à quel prix il met leur salut : la malheureuse Adèle est
déshonorée. L'auteur , qui pouvait du moins ennoblir la
victime , achève de l'avilir en prêtant de coupables motifs
à son sacrifice . Elle a résisté quand son mari était seul
menacé ; elle s'immole dès qu'elle tremble pour les jours
de son amant. Il faut lire dans le roman le détail des trames
odieuses de L'esaudrets ; c'est un dédale où le lecteur se
perd , où l'auteur lui-même s'embarrasse quelquefois ; car
OCTOBRE 1815. 337
:
une foule d'événemens ne sont pas motivés . Hâtons nous
d'arriver au dénoùment . Le sacrifice d'Adèle devient inutile
; M. d'Apremont est fusillé . M. de Méran et Jules ,
destinés au même sort , échappent par miracle , et vont
chercher un asile dans l'armée Russe , qui , déjà maitresse
de Meaux , se dispose à l'attaque de Paris. Adèle rejoint
sou père et son amant , qui , plus épris que jamais , lui offre
son coeur et sa main . Adèle sent qu'elle n'est plus digne delui
, et veut l'éloigner d'elle en lui révélant sa honte et son.
malheur Jules persiste . Alors Adèle emploie pour le
vaincre deux moyens fort singuliers qui n'ont pas plus de
succès. Toutefois elle met autant d'obstination dans ses
refus que Jules dans ses instances . Celui - ci , désespéré , se
nele parmi les Russes et vole au combat Dangereusement
blessé , il veut mourir époux d'Adèle : elle se rend . L'amour
, comme on s'en doute , fait un miracle : Jules e -t
sauvé. Cependant que devient l'infame Desaudrets? Il perit,
frappé , mais un peu tard , par la justice divine. Si l'on est
curieux de savoir comment , on l'apprendra dans le roman .
Nous ne voulons pas priver le lecteur du seul plaisir qu'ils
éprouveront en lisant les quatre volumes de M. Pigault-
Lebrun.
Cet ouvrage, comme tous ceux de l'auteur , est plein d'invraisemblances
, de répétitions , de longueurs et d'exagérations
de toute espèce. On rencontre à chaque instant des
caractères outrées , des atrocités d'autant plus odieuses ,
qu'elles sont inutiles , et des tableaux où les moeurs sont
outragés avec la plus révoltante indécence. L'incorrection
du style , souvent accompagné d'une extrême prétention ,
rend la lecture de cet ouvrage très - fatigante . Comment se
fait - il qu'avec de l'esprit on fasse d'aussi mauvais romans ?
On en trouvera facilement la cause dans un défaut absolu
de goût , et dans l'oubli de toutes les convenances. Si
M. Pigault-Lebrun compose un uouveau roman , et qu'il
persiste à suivre la mauvaise route qui paraît avoir tant
de charmes pour lui , nous craignous qu'il ne soit pas
possible de donner au public - l'analyse même de son ouvrage
.
lei de nouveaux personnages paraissent sur la scène .
M. d'Apremont , ancien colonnel de cavalerie , célibataire
de cinquante ans , immensément riche , arrive dans son
château, dont le parc superbe touche à la modeste habitation
de M. de Méran ; il vient passer deux mois dans sa
terre avec sa nièce qu'il chérit tendrement , et un M. Desaudrets
, gentilhomme , qui après avoir servi sous ses or358
MERCURE DE FRANCE.
dres, ne l'a pas quitté depuis quinze ans et possède toute sa
confiance. L'auteur s'est plù à créer dans la personne de
Desaudrets un caractère épouvantable , fort heureusement
F'original est extrêmement rare , supposé même qu'il existe .
Il devient amoureux ; non , il ne faut pas profaner ce
mot , il veut à tout prix posséder Adèle , et dès ce moment
ses infernales machinations commencent. Il instruit Adèle
de l'union projetée de Jules et de mademoiselle d'Apremont
. Aděle se désole , car mademoiselle d'Apremont est
charmante ; elle étudie son caractère dont elle découvre
bientôt toute la perversité. Elle s'empresse de tout révéler
à son amie et la conjure d'éclairer Jules sur le compte de
la femme qu'on lui destine . Cependant Desaudrets suit son
plan avec persévérance , il ose faire de honteuses propositions
qu'Adèle reje te avec horreur ; mais il a déja comhiné
les moyens d'arriver à son but. Entraîné par ses insinuations
perfides autant que par les charmes d'Adèle ,
M. d'Apremont demande sa main ; on jugecombien l'orgueil
de M. de Méran est satisfait : il parle en maître ; il parle eu
père ; Adèle résiste à ses ordres , à ses prières , M. de Méran
tombe dangereusement malade.
Quelque tenips auparavant , mademoiselle d'Apremont
avait quité son ouc'e pour se rendre à Paris , et ce n'était
pas sans dessein . Elle entoure Jules de tous les piéges de
la séduction. Jules est prévenu ; cependant il oublie un
moment son Adèle , il succombe. Mademoiselle d'Apremont
feint le désespoir , elle persuade à Jules qu'elle n'a
cédé qu'à la plus violente passion ; elle lui a sacrifié sa réputation
; des signes certains vont bientôt dévoiler sa faiblesse
, Jules seul peut lui sauver l'honneur. Jules ne sait
pas composer avec le devoir, il épouse mademoiselle d'Apremont
qu'il n'a jamais aimée véritablement et qu'il ne
peut estimer. Cette nouvelle parvient à Velzac , Adèle désolée
n'en persiste pas moins dans le refus d'accorder sa
main à M. d'Apremont . La maladie de M. de Mérau empire
, il implore la pitié de sa fille dont la désobéissance le
tuera . Adèle ne peut, supporter cette affreuse idée , elle
consent à tout , pourvu qu'il lui soit permis de révéler à
M. d'Apremont l'état de son coeur : elle parle , mais sans
nommer Jules ; cette confidence ne produit aucun effet.
M. d'Apremont l'aime avec idolatrie , il espère que le
temps affaiblira les impressions de l'enfance , il presse , it
insiste ; Adèle n'a plus de prétexte , elle se sacrifie aux
voeux de son père mourant , dont l'ambition satisfaite réta
blit bientôt la santé. Le généreux d'Apremont abandonne
OCTOBRE 1815. 359
son magnifique domaine à M. de Méran et part pour la
capitale. Quel coup pour Adèle ! Il faudra qu'elle revoie
Jules , Jules l'époux d'une autre femme : elle le fait conjurer
par son amie de quitter Paris ; il le promet , mais un
accident survenu à madame de Courcelles l'y retient malgré
lui , il ne peut se dispenser de voir souvent l'oncle de
sa femme. Bientôt Adèle acquiert la conviction que Jules
est malheureux . Une aventure scandaleuse achève d'éclairer
M. de Courcelles sur le caractère de sa femme ; il
trouve une correspondance qui ne lui laisse aucun doute
sur son déshonneur , il apprend qu'avant de lui donner sa
main mademoiselle d'Apremont avait trahi ses devoirs ,
l'enfant qu'elle porte dans son sein n'appartient pas à Jules,
une scène effrayante succède à cette accablante découverte .
Furieuse de se voir démasquée , madame de Courcelles expire
dans les douleurs d'un accouchement prématuré . Son
enfant la suit au tombeau .
ENTRETIENS SUR LES MOEURS.
DIALOGUE
ENTRE LE BARON DE COURVILLE et LE COMTE
VOLGOWITZ .
LE COMTE.
Avouez , mon cher baron , que le hasard n'a jamais
rapproché , par une suite d'événemens plus
extraordinaires , deux hommes qu'il avait fait naître
à sept ou huit cents lieues l'un de l'autre . Je n'avais
guère plus de quinze ans lorsque je vins à
Paris pour la première fois sous la conduite de mon
gouverneur. Monsieur votre père , à qui j'étais recommandé
, m'accueillit , me logea dans son hôtel ,
et nous nous liâmes avec toute la vivacité de nos
âges , de nos goûts , de notre caractère . Nous nous
perdîmes de vue pendant une trentaine d'années ;
au bout de ce temps , vous venez avec deux cent
mille compagnons de voyage me faire une visite à
Moscou. Je ne juge pas à propos de vous attendre ;
360 MERCURE DE FRANCE .
vous vous installez par hasard sur les ruines de
mon palais, où j'avais mis le feu par précaution , et
dans lequel , dans toute autre occasion , j'aurais eu
tant de plaisir à vous recevoir . Pour ne pas être en
reste de politesse avec les Français , nous faisons la
partie, trois ans après, de venir avec un million d'amis
, savoir de vos nouvelles , et un billet de logement
militaire m'assigne pour demeure ce même
hôtel de Courville , où se trouve l'ami de ma première
jeunesse. Vous n'admirez pas assez un enchaînement
de circonstances qui a besoin d'être
vrai pour être croyable.
LE BARON .
L'admiration est toujours un sentiment accompagné
de plaisir ; et n'en déplaise à votre excellence
, j'en trouve si peu dans le dernier événement
qui nous rassemble , que je voudrais avoir à lui
offrir un gîte aussi incommode que celui qu'elle m'a
offert à Moscou ; ce qui ne m'empêche pas de trouver
à vous revoir , sinon une compensation , du
moins un adoucissement à mes chagrins .
LE COMTE.
Quelque patriote que l'on soit , mon ami , les
désastres politiques ne doivent affliger qu'avec mesure
; les nations ont du temps devant elles , et
lorsqu'elles renferment , comme la vôtre , le germe
indestructible de leur grandeur et de leur prospérité
, il faut se consoler d'un grand revers , comme
le propriétaire d'un excellent terrain se console
d'une mauvaise récolte en songeant à la moisson
prochaine.
LE BARON.
Le terrain est quelquefois tellement bouleversé
par la tempête , qu'il perd toute sa fécondité.
LE COMTE.
La France n'en est pas là ; et malgré les terribles
OCTOBRE 1815 . 361
épreuves où elle a été mise, c'est encore , de tous les
pays du monde , celui que j'aimerais le mieux habiter
si j'étais libre de me choisir une patrie .
LE BARON.
Le seigneur Jupiter sait dorer la pilule .
LE COMTE.
Non , je ne me pique pas de l'insolente politesse
de vous faire les honneurs de chez vous ; j'aime vos
moeurs , vos usages , vos qualités , et jusqu'à vos défauts
. L'homme est, de sa nature, un animal sociable
ou social , comme dit Aristote ; comment se
fait-il que l'art de vivre en société ne soit connu
qu'en France ?
LE BARON.
C'est qu'ailleurs on se fait une affaire de la vie , et
qu'ici on s'en fait un plaisir ; vous conviendrez qu'il
n'y a pas de quoi s'en vanter aujourd'hui .
LE COMTE .
Je suis très - indulgent pour les causes quand je
suis content des effets ; d'ailleurs ce vieux reproche
de frivolité que j'entends faire aux Français depuis
que je suis au monde est une de ces opinions traditionnelles
qu'on adopte sans jamais s'en rendre
compte , et qui n'en sont pas moins fausses , pour
être généralement accréditées .
LE BARON.
Sur ce point je suis tout-à-fait de votre avis : ce
n'est pas après vingt-cinq ans de révolution , qui
n'ont corrigé personne , qu'il est permis de voir en
nous une nation légère. Je connais une épithète
qui nous conviendrait mieux ; je ne m'en servirai
pas , de peur qu'on n'abuse de mon aveu .
LE COMTE.
Les Français sont toujours les Athéniens de
P'Europe.
362
MERCURE
DE FRANCE
.
LE BARON.
Sans doute , ils perdent en un jour les conquêtes
qu'ils ont faites en vingt ans ; ils aiment la liberté ,
its encensent la tyrannie , ils élèvent des statues à
des sophistes ; ils font boire la ciguë aux philosophes
; ils sont maîtres , ils sont esclaves ; ils se moquent
de Philippe qui renverse leurs murailles , et
vont à la comédie le jour de la prise d'Athènes.
LE COMTE.
Je ne connais rien de plus difficile que de porter
un jugement raisonnable sur le caractère politique
d'une nation ; on s'expose presque toujours à prononcer
dans l'intérêt d'un parti ; on ne se trompe
pas en la jugeant sur ses moeurs , qui sont toujours
l'expression de la société . Voilà l'objet de mon
étude chez les Français ; personne mieux quevous
ne peut , sur ce point , hâter mon instruction .
LE BARON.
Vous savez observer ; je n'aurai bientôt plus rien
à vous apprendre , « car il est plus facile ( comme
Je dit très bien Montesquieu ) de s'instruire en un
an des moeurs des Français qu'il ne l'est de s'instruire
en quatre de celles de tout autre peuple
d'Europe , parce que les uns se communiquent autant
que les autres se communiquent peu . >>
LE COMTE.
Je crois avoir déjà remarqué que le caractère
distinctifdu peuple français est la constance pour le
changement.
LE BARON.
Il importe de distinguer dans ce pays les coutumes
qui changent sans cesse , d'avec les moeurs qui
sont invariables , et c'est pour avoir presque toujours
confondu deux choses aussi distinctes qu'on
s'est fait une idée si fausse de notre caractère naOCTOBRE
1815 . 363
detional
. Parcourez les annales de la monarchie ,
puis son origine jusqu'à nos jours , et vous serez
également frappé du changement continuel des
modes et de l'immobilité des moeurs. Sous la toge
gauloise , sous la saie des Sicambres , sous la casaque
blasonnée de Philippe-Auguste , sous l'habit
court de François Ier . , sous l'habit à grandes basques
de Louis XIV , enfin sous le frac étriqué que
nous portons aujourd'hui , le Français d'un siècle
ne ressemble extérieurement en rien aux Français
du siècle précédent ; mais examinez sa physionomie
morale , les traits originaux en sont invariablement
les mêmes ; à toutes les époques de son histoire ,
vous retrouverez dans la nation française trois passions
dominantes : l'honneur, dont elle créa le mot
et la pensée , et qu'elle imagina pour suppléer aux
vertus qui lui manquent ou pour ennoblir les
lités qu'elle possède. L'influence des femmes qui se
fait sentir partout , jusque dans l'institution de la
loi salique , dont l'exception même consacre la
règle ; enfin le sentiment de l'égalité politique ,
qu'il faut d'autant moins confondre avec le sentiment
de la liberté , qu'il ne le suppose pas toujours
et qu'il l'exclut même quelquefois.
LE COMTE.
qua-
J'entrevois quelque chose de vrai dans ces principes
posés d'une manière un peu paradoxale , et je
suis curieux de voir comment vous vous en tirerez
à l'application .
LE BARON .
Par des observations et par des faits , seule démonstrationque
j'admette en morale , comme l'expérience
est la seule que je reconnaisse en physique.
Après tant de siècles écoulés , on reconnaît encore
aujourd'hui les traces de notre double origine
T
364 MERCURE DE FRANCE.
franque et gauloise. La nation conquérante , sans
avoir adopté , comme les Tartares en Chine , les
moeurs des vaincus, n'a pu leur faire prendre les
siennes. Du mélange des deux peuples il en résulte
une agrégation de caractère qui a cependant laissé
à chacun ses qualités et ses défauts avec des nuances
plus ou moins variées .
LE COMTE .
Il faut convenir que ces nuances ont bien peu
d'analogie avec les couleurs primitives , si j'en juge
par ce que je connais de vos moeurs et de vos habitudes
modernes. Le Français de 1815 et le Français
du huitième siècle ne me semblent pas avoir
plus de ressemblance entre eux qu'il n'en existe
entre la manière de combattre des temps chevale-.
resques et la tactique adoptée depuis l'invention de
la poudre à canon .
LE BARON.
des
Prenez garde , vous confondez , comme je le remarquais
tout à l'heure , la forme avec le ton , les
usages avec les moeurs . Pour retrouver le caractère
national , il faut le saisir à travers les modifications
extérieures des lois nouvelles , de l'éducation , du
progrès des sciences et des arts , des voyages ,
relations commerciales , de l'introduction du luxe
et de tout ce qui constitue la civilisation moderne.
Dépouillez-le de ces accessoires qui lui sont étrangers,
décomposez- le en quelque sorte à l'aide du prisme
de l'observation , et vous le trouverez tel que je le
dépeins ; mais comme rien n'est plus ennuyeux en
général qu'un traité systématique , je me contenterai
, dans le cours de nos entretiens sur les moeurs ,
de vous amener à convenir que leur origine touche
au berceau de la monarchie.
OCTOBRE 1815. 365
LE MANNEQUIN DES MODES.
Lettre de M. Crépon à madame Pétrikoff , modiste à
Saint-Pétersbourg.
1
Je profite, madame , de la commodité d'un colonel russe
qui retourne à Saint- Pétersbourg , pour vous faire parvenir
les deux mannequins des modes pour le mois d'octobre
. Je me félicite des nouvelles relations qui vont
s'établir entre nous ; et pour nous remettre au courant , je
vais vous donner un aperçu de notre arriéré depuis le mois
de mars dernier , où l'arrivée de l'usurpateur avait interrompu
notre correspondance.
Nous nous attendions ici à une révolution dans les modes
lors de l'entrée des alliés . Nos femmes , qui ne raffolaient
que des modes anglaises quand il fallait des licences pour
s'en procurer , n'en veulent plus depuis que les Anglais
sont venus les apporter eux -mêmes.
Je vous engage à bien remarquer la coupe du collet de
l'habit du mannequin n° . 1 ° . Léger m'a bien recommandé
les dimensions ; il doit monter juste au degré où je l'ai
fixé , et rendre par-là obligée la position du chapeau , qui
se trouve presque horizontalement placé sur la tête. Le
gilet est d'une étoffe de laine qui n'est pas belle , mais qui
est à la mode ; on n'en trouve encore que chez Ybert ; chocolat
et blanc et vert et blanc sont les rayures les plus en
vogue ; la petite bordure en ruban noir est indispensable .
Les pantalons en faveur sont les casimirs doubles , broché
gris. Je ne vous donnerai pas de détails sur cette partie
du costume , car elle nous arrive de chez vous ; on ne le
connait ici que sous le nom de pantalon russe . Nous avons
aussi les pantalons cosaques , que quelques petits-maitres
portent le matin avec de grands éperons ; ils vont déjeuner
chez Tortoni dans ce négligé demi militaire.
Le mannequin n°. 2 , vous donne l'idée d'une femme en
toilette du matin : vous aurez soin de remarquer les brodequins
qui se lacent sur le côté , et le petit sautoir de cachemire
, noué sur le côté gauche dans la ceinture avec la
bourse et le charivari ; les chapeaux de velours noirs sont
encore un peu précoces . Madaine Perronet et madame
Doyen se servent d'une paille noire brillante qui est d'un
très-bon effet .
366 MERCURE DE FRANCE.
DES NOUVEAUX ÉTABLISSEMENS
FORMÉS A PARIS POUR L'ENSEIGNEMENT ÉLÉMENTAIRE ..
Mon dessein n'est point de revendiquer, en faveur de la
France , l'invention du procédé d'éducation qui fixe en ce
moment les regards du monde civilisé . On sait que ce
mode d'enseignement inventé aux environs de Paris ,
en 1780 , par le chevalier Paulet , appliqué ensuite en
Angleterre par le vénérable abbé Gauthier à l'éducation
des enfans de ses compatriotes bannis de leur pays , doit
à deux Anglais , le docteur Bell et M. Lancastre , d'avoir
été appliqué à de grandes masses d'individus , et d'être
aujourd'hui répandu sur toute la surface du globe.
Les premiers avantages de cette méthode sont une économie
d'argent telle , qu'en France l'instruction d'un enfant
ne doit pas être évaluée à plus de trois à quatre francs
par an ; une économie de temps non moins importante ,
puisqu'au moyen des procédés que l'on emploie , les enfans
apprennent, en moins de deux ans , à lire , à écrire et à
calculer infiniment mieux qu'ils ne le faisaient en quatre ou
cinq ans suivant les anciennes pratiques ; mais si ces premiers
résultats sont d'un grand prix , parce qu'ils assurent
les succès de ce nouveau mode d'instruction , et permettent
de l'étendre aux classes d'individus les plus pauvres , il est
encore d'autres fruits de cette méthode d'enseignement ,
si précieux , si désirables , qu'il suffira de les faire connaître
pour exciter tous les amis de leur pays à favoriser
des établissemens qui doivent être des écoles de morale et
de prospérité publique.
Voici les bases de cette double économie : 1 °. un seul
maître dirige une classe qui peut être de maille enfans ;
22. on n'emploie pas de livres qu'il faut dans les écoles ordinaires
, renouveler si souvent - 3°. les plumes et le papier
né sont nécessaires qu'aux élèves avancés . Quant à la rapidité
des progrès , elle résulte , 1º . de ce que l'attention des
élèves est captivée pendant tout le temps de leurs classes ;
20. de ce que l'enfant qui dit mieux , prenant aussitôt la
place de celui qui dit moins bien , il s'établit entre eux une
émulation extrême ; 3°. de ce que ceux qui appreunent rapidement
ne sont point arrêtés dans leurs progrès par
ceux qui restent en arrière ; 4° . sans doute aussi de ce
que les enfans se servant mutuellement de répétiteurs , ils
OCTOBRE 1815. 367
connaissent mieux des difficultés qu'ils viennent de surmonter
et savent mieux les aplanir pour les autres.
Pour faire sentir les résultats moraux de ce genre d'institution
. je vais en exposer le mécanisme .
Le mécanisme employé pour le calcul est à peu près le
même que celui qui vient d'être indiqué pour la lecture .
Que l'on se demande maintenant quel peut être sur des
enfans l'effet d'une longue habitude de cet ordre et
de cette régularité de conduite , de cette pratique d'une
justice distributive si prompte dans ses effets , si claire dans
ses avantages ; on sentira que c'est de les former à l'exercice
de tous leurs devoirs , de les leur faire aimer parce
qu'ils en apprécient les avantages, de leur apprendre enfinà
employer honorablement les connaissances qu'ils acquièrent
; et tel est effectivement le résultat qu'on a obtenu
de cette méthode partout où elle est en vigueur. En Angleterre
, sur plus de cent mille enfans ainsi élevés , aucun n'a
jamais été repris en justice , ni traduit devant les tribu-:
naux , comme on en voyait sans cesse autrefois . Dans le
comté de Westmoreland, où, par des souscriptions particulières
, les enfans pauvres reçoivent depuis long - temps une :
éducation soignée , on n'a pas vu , depuis trente-six ans , une
seule exécution. Dans les assises qui ont lieu une fois par
an dans ce comté , il est arrivé qu'on n'a pas trouvé an
seul individu mis en prison durant toute l'année ; il en fut
ainsi en 1805.
En Ecosse , il y avait en 1696 , dit un ancien écrivain ,
deux cent mille individus mendians de porte en porte ,
vivant pour la plupart sans lois , sans religion , sans morale
, souvent coupables de vols et de meurtres ; hommes
et femmes toujours ivres , blasphémant , jurant et se battant.
A cette époque , des écoles furent établies dans cha-.
que paroisse , et des fonds furent faits pour le paiement
des maîtres ; il en résulte qu'aujourd'hui ce pays est celui
de l'Europe où il se commet le moins de crimes , en raison
de la population , et cela même dans une disproportion
fort extraordinaire avec l'Angleterre et l'Irlande , la proportion
des hommes arrêtés comme prévenus de crime étant
d'un sur vingt mille , tandis qu'elle est en Irlande d'un sur
quinze cents , et dans le comté de Midlesex , d'un sur
neuf cents.
Hatons- nous donc de répandre parmi nous ces précieuses
semences de vertu ; la France , sous ce rapport , est en
arrière de toutes les autres contrées de l'Europe , et notre
peuple ne doit qu'à son intelligence naturelle de n'être
368 MERCURE DE FRANCE .
resté au-dessous d'aucun autre peuple ; mais il faut donner
un but à cette activité toujours prête à conduire aux
excès , et que tant d'événemens n'ont fait qu'accroître ,
n'oublions pas qu'il n'est point de bonheur pour une nation
sans morale publique , et que la morale est soumise à
des règles qu'il faut apprendre par l'étude et par la pratique.
Dans une grande salle carrée sont placés parallèlement
des bancs en nombre proportionné à celui des élèves ; le
maître , assis à une extrémité sur un siége élevé , voit tout
d'un coup-d'oeil , et n'a guère qu'une inspection muette à
exercer ; car, à proprement parler, ce n'est pas lui qui enseigne
, il ne fait que surveiller l'enseignement.
Tous les enfans sont partagés en huit divisions ou classes ,
à la tête desquelles se trouve un moniteur pris dans la classe
au-dessus ; les fonctions de ce moniteur sont , au signal qui
en est donné par un moniteur général ( fonction supérieure
décernée à l'élève le plus distingué ) , de dicter à sa
division l'exemple que lui présente un tableau suspendu en
évidence à un poteau ; chacun alors écrit avec un crayon
sur une ardoise ce qui est dicté , et aussitôt place son ardoise
devant lui , de manière que le moniteur , en passant
rapidement devant la classe , peut juger du travail et corriger
ce qui se trouve défectueux. Cet exercice si simple et
si facile , est répété autant de fois qu'on le juge nécessaire .
La première classe composée de commençans , forme ses
lettres avec le doigt sur le sable , et le moniteur , après son
inspection , efface le tout au moyen d'un rabot qui aplanit
le sable et permet de recommencer ; les autres effacent
les caractères tracés sur leurs ardoises avec un petit linge ,
et souvent , pour plus de facilité , avec la manche de leur
habit.
Pour la lecture , toute la classe sort de son banc et se
range en demi -cercle devant un tableau placé contre le
mur. Le moniteur , une baguette à la main , indique la
lettre , le mot ou la phrase qu'il faut lire ; l'élève qui hésite
ou se trompe est repris à l'instant par celui qui suit , et
celui- ci sur-le-champ prend sa place ; il faut avoir été témoin
de ces exercices pour se faire une idée de l'attention
qu'y mettent les enfans , de la sagacité avec laquelle ils
surmontent les difficultés , et de l'attrait que leur inspire
pour l'étude une émulation tout innocente et qui ne peut
prendre un caractère odieux . Toute l'école lit à la fois ;
le bourdonnement qui en résulte n'interrompt personne ; le
mouvement continuel qui s'établit dans chaque division
TIMBRE
AC
OCTOBRE 1815.
369
n'apporte aucun trouble, parce qu'il est réglé ; il empêche
d'ailleurs l'enfant de se fatiguer par une attention trop
soutenue ; et comme il est toujours par son but un honneur
où une déchéance , il devient un stimulant toujours nousFINE
veau; l'enfant qui a constamment occupé la première
place , porte à son cou un signe honorable et à la fin de la
semaine c'est parmi ceux qui ont été le plus souvent
jugés dignes de cette distinction , que sont choisis les moniteurs.
Une société nombreuse s'est formée à Paris pour l'établis· ·
sement et la propagation de ces méthodes d'enseignement . -
Chaque membre s'est imposé à une souscription de 20 fr. au
moins , destinés à fonder des écoles . Cette société compte
déjà dans son sein beaucoup d'hommes recommandables
par leurs vertus , leur zèle et leurs lumières ; elle invite
tous les amis de l'humanité à s'unir à elle ( 1 ) . Plusieurs
écoles en activité dans la capitale attestent l'efficacité de
ses travaux , et la généreuse coopération qu'elle a trouvée ,
soit dans le gouvernement , soit dans les premiers magistrats
de la ville . On peut en voir de beaux exemples , notamment
dans les deux écoles qui existent dans l'église de
l'ancien collége de Lisieux , rue Saint -Jean de Beauvais ,
et dans celle de Saint Ambroise , quartier de Popincourt.
La société , pour étendre les avantages de son institution
, a entrepris de publier un Journal d'Education , qui
paraît tous les mois par cahiers de quatre feuilles d'impression
in-8°. Le prix de l'abonnement au Journal d'éducation
est de 20 fr. par an , à Paris , chez L. Colas , imprimeurlibraire
de la société , rue du Petit Bourbon Saint- Sulpice ,
en face de la rue Garaucière.
QUESTIONS .
Pourquoi les hommes suivent-ils , pour arriver
au bonheur , tant de fausses routes quí les égarent ,
puisqu'ils savent presque tous qu'il n'existe qu'un
seul chemin qui y conduise ?
La philosophie , comme la religion , leur ap-
(1 ) Pour faire partie de la société , il suffit d'y être présenté par un
de ses membres ; le bureau est rue du Bac , nº . 34.
QUL
24
370 MERCURE DE FRANCE.
prennent qu'on ne peut être heureux que par la
vertir qu'ils repoussent ; par la modération , ils la
dédaignent ; par la justice , ils la craignent ; par
l'amour du prochain , et ils n esongent qu'à se
détruire.
pas
Aucun ne nie la vérité des principes , personne
ne les suit. Cette inconséquence ne vient - elle
du peu d'accord qui existe entre les paroles et les
pensées ? et d'Alembert n'avait-il pas trouvé le mot
de cette énigme lorsqu'il disait : Que si le genre
humain était livré à des discordes éternelles , c'était
faute de bonnes définitions .
En effet , si les honrmes convenaient tous d'une
juste définition des mots ame , liberté , justice ,
honneur , devoirs , droits et bonheur , ils auraient
détruit la plupart des causes qui les divisent et
qui les égarent . Mais ce grammairien pacificateur
n'a pas encore existé , et en l'attendant , on disputera
, on pillera , et on s'égorgera long-temps.
Pourquoi l'honneur varie - t- il selon les temps ,
les pays , et les formes de gouvernement ? ne seraitce
pas plutôt un sentiment qu'un principe ? et ne
pourrait -on pas dire qu'il est à la vertu ce que
l'équité est à lajustice . Mais on ne s'accorde jamais,
et nulle part , sur le vrai sens des mots vertu et
justice ; comment s'accorderait-on davantage sur
Phonneur ?
La vertu du chrétien abborre la vengeance , la
vertu du guerrier ne peut supporter l'outrage.
L'honneur de l'un est de rendre le bien pour Je
mal ; l'honneur de l'autre consiste à tuer son ami
pour un mot .
Dans certains pays , on manque à l'honneur si l'orr
ne paye pas en vingt-quatre heures à un escroc une
dette contractée au jeu ; et sans manquer à l'honon
peut faire languir pendant vingt ans
d'honnêtes créanciers .
neur
OCTOBRE 1813. 321
Comment entendre dans ce mêmê pays l'honneur
des femmes , qui consiste à ne pas violer leur foi,
et celui des hommes qui mettent leur gloire à enlever
l'honneur des femmes ?
Pourquoi un homme est -il perdu d'honneur en
manquant à un rendez -vous sur le pré , tandis
qu'il peut , sans ternir cet honneur , manquer au
serment qu'il a fait à l'autel ?
Comment l'esprit de parti permettrait - il de s'accorder
sur le véritable honneur?
Tout est juste pour servir lá bonne cause , dit
chaque parti.
L'ami de la liberté pense que l'honneur lui ordonne
de tout sacrifier , biens , repos et vie , pour
assurer l'indépendance de son pays et le défendre
de l'influence et des armes de l'étranger ; son adversaire
trouve que l'honneur lui permet de combattre
même avec l'étranger pour la cause sacrée
qu'il défend , et qu'il croit inséparable de celle de
son pays.
Comment terminer ces contradictions déplorables
? en plaignant les hommes , en les éclairant ,
et en les amenant à la tolérance par la connaissance
de leurs érreurs mutuelles .
Tout le monde convient qu'il faut renoncer au
bonheur , si on ne sait pas niettre de la modération
dans ses désirs ; mais comment entendre cette modération
?
Le nécessaire et le superflu sont des mots relatifs
et que chacun traduit suivant ses goûts et sa
position.
Le superflu d'un grand , d'un prince, âu quinzième
siècle , n'est que le nécessaire pour if bourgeois
de nos jours.
si
Pourquoi les volenrs de grands chemins sont- ils
pen nombreux dans tous les pays civilisés ? C'est
qu'on les punit et qu'on les méprise:
372
MERCURE DE FRANCE .
Pourquoi dans l'histoire des hommes chargés
de gouverner les peuples trouve-t-on tant de conquérans
? C'est qu'ils sont encensés et presque
adorés par leurs victimes , et couronnés de fleurs
immortelles par les historiens. Comment résister
au double attrait de la puissance pendant sa vie , et
de la célébrité après sa mort?
Les peuples sont presque toujours coupables des
maux qu'ils souffrent , et comme les sauvages ils
divinisent ce qu'ils craignent ; ils dédaignent la
vertu pacifique qui ferait leur bonheur , et ils encensent
le luxe qui les ruine , la puissance qui les
écrase , et le génie guerrier qui les détruit .
Pourquoi les courtisans et les gens de lettres
disent-ils sans cesse du mal les uns des autres ? Ne
serait-ce pas par vanité ?
Les uns ne peuvent supporter la supériorité du
rang , et les autres celle de l'esprit . La plupart
devraient se rendre plus de justice , car ils usent
des mêmes moyens ; et pour s'avancer les uns sur
le Parnasse , et les autres à la cour , ils ne cessent
de flatter leurs protecteurs et de déchirer leurs
rivaux .
Pourquoi les femmes sont elles si passionnées
dans les querelles de parti ? C'est parce qu'elles
n'entendent rien aux systèmes , aux institutions , et
qu'elles n'y voient que des hommes.
Pourquoi , depuis vingt-cinq ans , les Français
n'ont-ils jamais été libres ? Ne serait-ce pas parce
qu'ils ont plus de vanité que de fierté, et qu'ils ont
mieux défendu l'égalité que la liberté ?
Le vicomte de S.... disait : Voulez-vous savoir ce
que c'est qu'une révolution ? l'explication se trouve
dans ce peu de mots : Otezvous de là que je m'y
mette. Il avait raison .
Pourquoi dispute- t- on ? est - ce pour savoir
OCTOBRE 1815 . 373
comment on sera gouverné ? non ; mais pour
cider qui gouvernera.
dé-
Comment empêcher la décadence de nos théâtres?
L'illusion cause seule le plaisir qu'on y cherche ,
et les journalistes travaillent chaque jour à détruire
cette illusion par leurs éternelles dissertations sur
toutes les pièces anciennes et modernes.
Le jeune homme qui a lu leurs feuilles va le
soir à la comédie ; il ne voit pas le lieu de la scène ,
mais l'ouvrage du décorateur ; il ne regarde plus
le personnage , mais l'acteur qu'on a le matin flatté
ou critiqué ; ce n'est pas le langage de la passion
qu'il écoute , c'est la déclamation qu'il juge.
Quels ressorts voulez-vous qu'un auteur emploie
pour faire verser des larmes , ou pour surprendre
un sourire à des spectateurs si froids et si dépouillés
d'illusion ?
Un marchand d'esclaves inspirerait-il à un pacha
de vives émotions , s'il lui faisait présenter par un
chirurgien la description anatomique des beautés
qu'il doit offrir à ses regards ?
Pourquoi vous étonnez - vous du succès des
mélodrames ? Vos feuilletons les dédaignent , ils
échappent à votre scalpel , et le peuple qui y accourt
ne lit pas de journaux , et sait encore pleurer et
rire , parce qu'on lui laisse ses illusions .
Pourquoi partagerait - on les craintes des alarmistes
?
En France on ne doit désespérer de rien , le
passé nous répond de l'avenir .
Nous avons vu ce beau royaume envahi par les
Sarrasins , conquis par les Anglais , déchiré par les
discordes civiles , presque détruit par les guerres
de religion .
La France s'est relevée de toutes ses chutes , et a
réparé en peu de temps toutes les pertes causées ou
34
MERCURE DE FRANCE.
par ses propres fureurs , ou par celles de ses onnemis
.
" Le peuple Français , disait Voltaire , ressembleaus
abeilles ; on leur prend leur miel et leur cire ,
et le moment d'après elles travaillent à en faire
d'autres.
Pourquoi la France se tirera -t-elle de la détresse
où elle se tranve ? Parce que la nation est active ,
industrieuse , souvent réduite aux extrémités depuis
qu'elle existe ; elle s'est pourtant soutenue, quelques
efforts qu'on ait faits pour l'écraser .
Elle se relevera tant qu'elle conservera ses lumières
et son activité . La flamme et le fer la blessent ,
mais ne peuvent la détruire. Tant qu'elle verra
clair , elle marchera.
Pourquoi la sottise ne serait -elle pas intolérante ?
Elle ne voit les choses que de profil ; ce qui surprend
, c'est de rencontrer des gens d'esprit in19-
lérans , eux qui voyent toutes les faces d'un objet.
Pourquoi juge-t- on si mal les actions d'autrui ?
c'est qu'on regarde de sa place , au lieu de se mettre
à la place de la personne qu'on juge . Que de gens ne blameraient
pas ce qu'ils voient
faire , s'ils voulaient se rappeler quelquefois
ce
qu'ils ont fait !
Pourquoi l'homme méfiant est-il rarement bon
et honnête ? c'est qu'on uc prête aux autres que ce
qu'on possède ; on imagine trouver dans leur coeur
ce qui se passe dans le sien .
Celui qui prévoit si facilement les crimes we
serait peut-être pas fort loin d'en commettre.
Pen de chicaneurs croient à la franchise , peu
de femmes galantes à la sagesse , peu de tyrans à la
vertu .
Voulez-vous savoir les qualités qui manquent
un homme ? Examinez celles dont il se vante.
Si on suivait la sage maxime du duc de Penthièvre,
à
OCTOBRE 1815. 375
on ne disputerait pas tant sur les questions qui ont
le plus divisé les esprits dans ce siècle . Ce bon
prince disait qu'il faudrait sans cesse parler aux rois
des droits des peuples , et anx peuples des droits
des rois . Ce serait le seul moyen de rendre les
sujets soumis et les rois populaires .
EXTRAITS D'UN PORTEFEUILLE. No. 2.
Ce fragment , dont l'objet ne nous paraît pas d'une importance
aussi haute que celui de l'article publié dans
notre dernier numéro , n'est cependant pas sans utilité.
Toute personne appelée à influer dans le choix des prénoms
qu'un enfant doit recevoir en naissant fera bien de
de lire et de le méditer. Il contient plus d'une réflexion judicieuse
, dont la justesse ne peut échapper aux pères et
aux mères , aux parrainset aux marraines, et qui obtiendront
sûrement l'approbation des fonctionnaires sacrés et profanes
qui rédigent les extraits de baptême ou minutent
les registres de l'état civil.
( Note du prote. )
DES PRÉNOMS ET NOMS DE BAPTEME.
PROLOGUE (1).
Le mari avait eu avecsa femme , à ce sujet , une conversation
aussi animée que longue ; il s'était retiré assez tard
dans son appartement , et couché , il avait rêvé probablement
à l'objet auquel il avait pensé de bout , car tout en
s'habillaut , il s'entretenait encore avec lui - même en ces
termes :
MONOLOGUE .
Madame a raison , elle est dans son neuvième mois , il n'y
a pas de tempsà perdre ; il fauts'occuper de trouver un nom à
cet enfant. En cédant à ma femme le droit de le nommer si
c'est une fille , jo me suis réservé celui de le nommer si
c'est un garçon. Songeons-y donc sérieusement le choix
d'un nom ne doit pas se faire légèrement , et c'est un vrai
:
(1 ) Les titres donnés aux diverses parties de ce fragment , prou-
•vent que l'acteur a adopté les divisions employées par l'illustre ayteur
du Génie du Christianisme dans l'Episode d'Ata'a.
376 MERCURE DE FRANCE.
s'étort
aux parens que de s'en rapporter, à ce sujet , au hasard ,
qui semble prendre plaisir à perpétuer de génération en
génération les noms les plus ignobles . L'usage veut que
les
поиѵеан nés reçoivent sur les fonds baptismaux le uom
de leurs parrains ; de là le mal car , si , sous le règne de
Dagobert , où le nom de Childebrand était en honneur ,
un Childebrand a eu un filleul , il n'y a pas de motif pour
que ce nom , aussi insignifiant que mal sonnant , n'ait été
transmis de filleul en filleul , depuis Dagobert jusqu'à
nous. C'est ainsi que je m'appelle Blaise , du nom de l'intime
ami de mon père , lequel aussi avait eu pour parrain
un intime ami du sien ; mais au moins n'ai je pas eu le
tort de faire passer à qui que ce soit un nom semblable. Je
respecte fort la mémoire du digne homme de qui je le
tiens ; mais ce respect ne peut pas , de la personne ,
tendre au nom. Laissons lepeuple tenir à un vieil usage qui
conserve encore dans les villages, et même dans certains
quartiers de Paris, les noms les moins nobles du calendrier,
et ayons le courage de nous y soustraire , les vieux usages
ne sont souvent que de vieux ridicules de même que
ce n'est pas manquer au respect dû à la mémoire de ses
pères , que de préférer à leur vieille friperie les habits de
la nouvelle mode ; de même on peut , sans les offenser ,
se faire de nouvelles moeurs en tout ce qui est variable de
sa nature. Or , la probité exceptée , je ne sache rien dans
les moeurs qui ne soit sujet à être modifié. Quelques familles
ont déjà secoué le vieux préjugé ; je veux opérer
cette révolution dans la mienne. Le receveur - général , qui
est notre meilleur ami , non pas parce que je l'aime plus
qu'un autre , mais parce qu'il nous aime plus que personne;
le receveur - général veut nommer notre enfant , et a déjà
promis à ma femme une magnifique corbeille . Soit , mais
je ne consens à le prendre pour compère qu'à condition
qu'il donnera à mon fils des noms de mon choix , car les
sicos à lui ne me conviennent pas du tout . Il se nomme
Jean- François , comme feu M. de La Harpe . Ne serait- ce
pas un beau cadeau à faire à mon fils , que de lui donner
des noms dont un brave homme ne peut pas signer les
initiales .
LE RÉCIT.
:
Tel est à - peu-près le monologue que Monsieur... débitait
en s'habillant ; monologue qui n'en est pas un , si l'ou
-veut , puisqu'il était souvent entrémêlé des oui que les
grandes vérités dont il se compose arrachaient à la ser-
C
OCTOBRE 1815. 377.
>
vante , qui occupait la scène avec Monsieur , et l'assistait
dans sa toilette ; mais monologue parfait , à mon sens
puisqu'il n'y a dialogue qu'entre gens qui se répondent , et
que les oui de la servante n'étaient intercallés dans le discours
de Monsieur que comme des virgules qui se placent
dans nos phrases pour y marquer les repos , sans en interrompre
le sens.
Ce n'est , au reste , qu'avec timidité que je hasarde cette
théorie , moi , qui n'ai point mission pour écrire ou parler
sur les matières dramatiques. Je sais qu'on peut opposer
des opinious d'un grand poids à mon opinion ; je sais
qu'une des personnes les plus célèbres de notre âge n'a
jamais douné aux monologues qu'elle débite avec tant
d'éclat et de facilité devant un ou plusieurs témoins ,
dont pas un n'est interlocuteur , que le nom de conversations.
Quoi qu'il en soit, ma remarque subsiste , et j'ai cru
devoir la publier à telle fin que de raison . Mais terminons
cette digression , et reprenons le fil de notre narration .
3
Monsieur , après s'être habillé , résolut d'aller consulter
un de ses amis sur le choix du nom de son futur héritier-
Cet ami , qui était membre de la troisième classe de l'Institut
, et savant , par conséquent , ne manquait cependant
ni d'esprit ni de sens. M... eut avec lui la conversation
suivante :
DIALOGUE.
L'IRRÉSOLU , LE SAVANT.
L'IRRÉSOLU.
.... Et d'après toutes ces considérations , je suis , Monsieur,
dans une grande perplexité .
LE SAVANT.
Expliquez-vous , de grâce, un peu plus clairement , car
il me semble que vous savez mieux ce que vous ne voulezpas
que ce que vous voulez.
}
L'IRRÉSOLU .
Il faut un prénom , un nom de baptême à mon fils , il ne
peut s'en passer .
LE SAVANT .
Cet usage est presque aussi ancien que la société. Les
prénoms ont été nécessaires dès qu'il y a eu deux hommes
du même nom . Ils ont été inventés pour distinguer le fils
d'avec le père , le frère d'avec le frère , chez les nations
où les noms étaient héréditaires, comme chez les Romains .
Les prénoms ou postnoms ( car , chez les Romains , le nom
378 MERCURE DE FRANCE.
distinctif se mettait tantôt avant , tantôt après le nom patronymique
) tiraient leur étymologie, soit de l'heure, du
jour ou du mois de l'année dans lequel l'individu était né
comme Lucius , qui indique l'heure du lever du soleil ,
Junius , qui indique l'époque du mois de jaiu; soit de quelque
qualité , et même de quelque défaut particulier , comme
le nom de Brutus , qui rappelle la folie feinte du libérateur
de Rome; et le nom de Cunctator, qui distingue entre tous
les Fabius celui dont la sage lenteur mit un terme aux progrés
d'Annibal . Consultez là- dessus Denys d'Halicarnasse,
Athénée , Dion Cassius , tous les auteurs enfin qui ont écrit
sur les moeurs romaines , et vous aurez mille preuves pour
une de la vérité de ce que j'avance . Vous y verrez aussi
qu'un nom une fois illustré par un grand homme a été
souvent adopté depuis par d'autres hommes qui désiraient
se mettre pour ainsi dire sous la protection de la mémoire
du héros . Ainsi , à commencer par Auguste , tous les empereurs
ont ajouté à leur nom propre celui de César , quoiqu'ils
ne fussent pas de la famille des Jules ; ainsi , le
nom d'Antonin fut adopté par plusieurs successeurs de
ce grand prince, et particulièrement par Caracalla et Héliogabale
, qui ne lui tenaient ni par les liens du sang , ni par
celui de l'adoption . Os , si vous faites attention que les empereurs,
après leur mort, recevaient solennellement par
l'apothéose le titre de Divus , qui équivaut à celui de Saint,
vous en conclurez que l'usage chrétien , de mettre les enfans
sous la protection d'un bienheureux , n'est , comme
beaucoup d'autres , que la continuation d'un usage païen ,
et que...
L'IRRÉSOLU.
C'est en conséquence de cet usage , dont je ne connaissais
pas l'origine , que je veux donner un nom de haptême
à mon fils ; mais je ne veux pas de ces noms vulgaires,
de ces noms qui ne signifient rien . A cette époque , où tout
homme peut aspirer à tout , je veux que mon fils se distingue.
Trouvez-moi donc, pour lui un nom qui , toutes
kes fois qu'ils sera prononcé , lui indique , lui rappelle les
grandes espérances que je fonde déjà sur lui.
LE SATANT.
J'ai plus d'un moyen de vous satisfaire , et puis à votre
gré choisir ce nom dans la fable , dans l'histoire ou dans le
calendrier.
L'IRRÉSOLU.
Un nom de haptême dans la fable ! y pensez- vous ?*
OCTOBRE 1815.
379
1
LE SAVANT.
D'autres y ont pensé avant moi ; il y a long- temps qu'on
a fouillé à cette source. Des parens très - chrétiens , à qui
les noms de l'Olympe ont paru plus sonores que ceux dụ
paradis , n'ont pas hésité à donner à leurs enfans , pour
patrons , des habitans du ciel , dont les miracles sont
moins célébrés dans la légende , que dans les métamorphoses
d'Ovide ou dans l'Appendix du père Jouvency.
Appelez à votre gré votre fils Hector , Hippolyte , Achille
et même Hercule , et vous ne ferez rien qui ne soit justifié
par des exemples très-édifiants . Pour peu que vous ayez
lu l'histoire , ou la gazette qui , au fait , est aussi de l'histoire
, vous ne devez pas ignorer que ce nom d'Hercule
, qui en vaut bien un autre , a été porté par plus d'un
prince chrétien , par des cardinaux même , et qu'il y a encore
aujourd'hui des Hercules jusque dans le sacré collége.
( Hercule Gonzaloi . ) Vous pourrez d'ailleurs y joindre la
nom de saint . Il y a trente ans c'était assez de mode.
L'IRRÉSOLU.
J'appellerais? mon fils M. de Saint Achille , on M. de
Saint - Hercule. Allons , c'est une plaisanterie , et je serais
le premier à me moquer de moi -même . Laissons là votre
mythologie et cherchons un beau nom dans l'histoire,
LE SAVANT ,
Il vous suffira , pour en trouver un , d'ouvrir le premier
volume venu de l'histoire grecque ou romaine ; mais
yous m'en croyez , Vous n'irez pas fouiller à cette source.
L'IRRÉSOLU.
Et pourquoi , s'il vous plait ?
LE SAVANT.
C'est que ces deux nations n'ayant pas été moins célèbres
par leurs dissensions civiles que par la guerre , il est
peu de leurs héros qui ne figurent dans l'histoire sous ces
deux rapports , et dont le nom ne se rattache à quelque
souvenir politique. Or , un nom de cette nature pourrait
un jour jeter votre fils dans quelque embarras . Les opinions
ont été d'une grande inconstance dans notre pauvre
patrie.
L'IRRÉSOLU.
Vous pouvez avein raison ; il ne faut pas exposer mon
fils à être débaptisé. Laissons donc aussi les noms d'his
toire.
LE SAVANT.
Revenons, si vous m'e croyez, au calendrier.
L
380 MERCURE DE FRANCE .
L'IRRÉSOLU.
Soit ; mais choisissons-y de préférence des noms significatifs
, des noms qui , tirés du latin , de l'hébreu ou du
grec , désignent de grandes qualités , ou de grandes actions
ou même de grandes dignités . Ces noms - là doivent être
bien beaux !
LE SAVANT .
Vous allez en juger. Les plus beaux noms que je connaisse
sont ceux de Bazile , de Nicodême et sur-tout de
Pancrasse.
L'IRRÉSOLU .
Dieu puissant ! vous appelez cela de beaux noms !
LE SAVANT.
Consultez le jardin des racines grecques , et vous y verrez
que Basile , signifie roi , que Nicodème veut dire
vainqueur des peuples , et qu'enfin le nom de Pancrasse
composé de ПAN , universel , et de KPATOƐ , pouvoir ,
convient parfaitement à l'homme appelé à exercer l'autorité
la plus absolue .
L'IRRÉSOLU .
En français , c'est tout autre chose . Un Basile , un
Nicolas , un Nicodême , ne serait pour nous qu'un niais ;
et quant au pouvoir que l'on pourrait supposer attaché au
nom de Pancrasse , ce ne pourrait être , tout au plus , que
celui d'un père gardien chez les capucins. Je vous remercie
, au reste , de toutes ces explications ; elles me prouvent
qu'il y a des inconvéniens dans tous les partis entre
lesquels j'ai voulu choisir , et que le plus sage est de laisser
prendre à mon fils le nom de son parrain .
C'est mon avis .
LE SAVANT.
L'IRRÉSOLU .
Bien dit . Je cours, de ce pas , raisonner , dans ce sens ,
avec ma femme.
LE DRAME.
Pendant que monsieur consultait de son côté , madame
réfléchissait du sien aussi profondément qu'il est donné à
une femme de le faire. Il y avait sujet ; car, tout considéré,
il est possible qu'on ne soit pas dans la nécessité de désigner
un homme par son prénom , tandis qu'il est difficile
de désigner autrement une fille dans son premier âge ..
OCTOBRE 1815. - 381
DÉNOUEMENT.
Quand Monsieur rentra chez Madame , cette excellente
mère de famille , sans trop s'occuper de ce que son mari
avait fait dans ses courses , s'empressa de lui prouver
qu'elle n'avait pas perdu son temps à la maison . J'ai consulté
, lui dit-elle , indépendamment de ma mémoire et de
la Bibliothèque des Romans, trois femmes qui ont beaucoup
d'esprit , puisqu'elles ont travaillé pour des journaux , et
que leurs articles passent pour être faits par des hommes.
Après avoir bien discuté , bien comparé , nous n'avons pas
pu accorder de préférence exclusive à un nom seul ; mais
dans le grand nombre de ceux qui ont été passés en revue,
nous en avons réservé une douzaine parmi lesquels je veux
choisir avec vous celui qui sera définitivement porté par
ma fille. Les voici : Céleste , Diane , Malvina , Simplicie ,
Virginie , Atala...
Ma bonne amie , dit affectueusement le mari , en interrompant
la litanie que sa femme débitait avec une extrême
volubilité , si tu m'en crois nous en resterons là. Je quitte
un homme de seus qui m'a fait, au sujet des noms à donner
à mon fils , des observations très-applicables à ceux que tu
me proposes pour ta fille. Ne lui donnons , de grâce ,
aucun de ces noms . Pour soutenir le nom de Céleste , aurat-
elle la beauté des anges ? Le nom de Diane à déjà figuré
si singulièrement dans la chronique scandaleuse , à plusieurs
époques , qu'il équivaut à un sobriquet ; quant à
ceux de Malvina , de Simplicie , c'est par leur extrême simplicité
même que je les trouve à prétention . Dailleurs , s'il
faut tout dire , je n'aime pas ces noms empruntés soit au
théâtre , soit aux romans ; et je pense qu'une considération
qui t'est peut-être échappée , te feraît partager aisément
ma répugnance. Ces noms là , choisis sous l'influence de la
mode et imposés dans le moment de l'enthousiasme produit
par l'ouvrage auquel on les emprunte , sont une espèce
d'extrait de baptême qui finit par divulguer fort mal à
propos un secret qui devient d'autant plus cher aux
femmes qu'elles s'éloignent plus de la jeunesse , le seul
secret qu'elles sachent communément garder , celui de
leur âge ; et tu vas me concevoir. Nomme-t-on une Julie ?
mon attention se porte sur - le- champ à l'époque où Rousseau
publia son éloïse , et j'en conclus que la dame
porte un peu plus de cinquante ans . Les Sophies qui
datent de la publication de l'Emile , ont quelques années
de moins, mais ne doivent pas être de la première jeunesse ;
582 MERCURE DE FRANCE.
les Malvina com mencent à approcher de trente ans ; les Vir.
ginies ne sont pas éloignées de vingt- cinq . Mais parlez-moi
des Atala ! Voilà un nom jeune , un nom qui ne compromet
pas encore la femme qui le porte , un nom qui n'a
pas encore appartenu à qui que ce soit qui ait parlé raison.
Reuonçons donc et à ces noms indiscrets qui révèlent ce
que la toilette s'efforce de cacher , comme à ces noms
prétentieux qui commencent par être des flatteries et
finissent par être des injures , ct appelons ta fille du nom
de sa marraine ou du tien.
MORALITÉ .
Madame se rendit aux observations de son mati , comme
Monsieur s'était rendu aux observations du savant. Il
avait dix fois raison ce savant , quand il disait que ce n'est
'pas au nom à faire valoir l'homme , mais à l'homme à
faire valoir le nom. Le nom que porte le héros de ce petit
drame , le nom de Blaise par exemple , n'est pas le plus
héroïque de ceux qu'un galant homme puisse recevoir.
Il ne messiérait ni à un poltron , mi à un imbécile ; mais
qui diablé pensera à un imbécile ou à un poltron, quand
à la suite de ce nom de Blaise on nomméra Pascal ou
'Montluc ?
.
NOUVELLES DES SCIENCES ET DES ARTS.
MM . Chérubini et Spontini ont reçu leur diplonie de membre de
l'Académie royale de Musique de Suède .
-L'Observateur autrichien du 15 octobre , annonce la fin tragique
du célèbre voyageur M. de Seetzen , il est mort sur la foute de
Makha à Sana , en Arabie , par l'effet d'un breuvage empoisonné ,
que l'iman de Sana , dit -on , lui aurait fait prendre. Il avait eu l'infprudence
de transporter dans cette dernière ville toutes les richesses
botaniques et littéraités qu'il avait recueillies et qui suffisaient à la
charge de dix-sept chameaux. Collections , manuscrits , tout est
perdu .
Le gouvernement autrichien a établi des chaires de langue et
de littérature allemande , dans l'université de Padouc et dans les col-
Jéges de Venise , Trévise , Udine , Vicence et Péronne .
On remarque dans le jardin de l'ancien couvent des Camaldules
, situé dans le département de Seine-et - Marne , plusieurs ceps
de vigne , dont les grappes sont blanches et noires ; chaque grain dë
OCTOBRE 1815. 383
B
raisin est coupé par des zônes noires et blanches. Ce phénomèné pa
raît devoir être attribué à une greffe par approche.
-— Les empreintes de la noavelle monnaie ayant été soumises à un
jury , les pièces de cinq francs , gravées par M. Michaux , ont obtenu
la préférence. Il a été accordé un délai de quinze jours pour les
pièces d'or.
-Le roi de Prusse a fait remettre à M. de Canolle la décoration
de la grande médaille d'or des Arts et sciences.
-- Le gouvernement de S. S. a déclaré criminel l'auteur de l'écrit
intitulé : Réflexions sur la Clémence du S. P. , avec cette épigraphe
: ignoscenda quidem scirent , si ignoscere.
-– Quatre nobles Persans viennent d'arriver à Londres. Ils étaient
accompagnés du major Percy , avec lequel ils s'étaient liés en Perse
lorsque celui- ci s'y trouvait sous le commandement de sir Gore Onsley
en qualité d'officier d'artillerie. Un de ces gentilshommes persans
est médecin ; un autre , ingénieur ; le troisième est fabricant
d'armes blanches . Ces trois professions sont tellement estimées en
Perse , que ceux qui les exercent sont , à ce que l'on assure , toujours
admis devant le roi , et traités avec la plus grande distinction .
Le premier architecte du royaume de Naples invite tous les architectes
de l'Furope à essayer le plan d'une église magnifique que
le roi Ferdinand veut faire batir sur la place demi- circulaire , dite
du Palais-Royal , à Naples. L'artiste qui aura présenté le meilleur
"plan recevrá une récompense proportionnée à la grandeur et à l'originalité
de sa conception.
-M. Hérolde , élève de Méhul , qui a remporté , il y a quelques
années , le grand prix de composition à Paris , a obtenu le plus
grand succès à Naples , où il a mis en musique la jolie comédie
de la Jeunesse de Henri V.
1L'athénée royal vient de publier le programme de ses cours
pour 1816. On remarque parmi les professeurs , MM. Thénard , sur
la chimie ; Lemercier , sur la littérature générale ; Say , sur l'économie
politique ; Trémery , sur la physique ; Virey , sur l'histoire
naturelle générale ; Lucas , sur la minéralogie ; Beer , sur la littėrature
allemande.
Sir Thomas Brisbane , major - général de l'armée anglaise ,
adressé à M. Jecker , ingénieur pour la construction des instrumens
de mathématiques , rue de Bondi , la lettre suivante é
» Monsieur , j'ai fait avec le cercle de réflexion que vous avez
construit , un grand nombre d'observations de la hauteur du soleil ,
pour déterminer le temps vrai et la latitude du lieu . Les résultats
out eu une précision dont un si petit instrument ne me paraissait
pas susceptible.
384 MERCURE DE FRANCE.
» La latitude du lieu a été déterminée par des séries de 30 et 40
observations , calculées de 10 en 10 ; quelquefois la différence n'a
pas été d'une seconde ; d'autres fois elle ne s'est trouvée que de
deux secondes et quelques dixièmes.
» Les boutons d'arrêt qui donnent le moyen de retrouver de suite ,
sans aucun tâtonnement les deux images dans la lunette , offrent
un très-grand avantage.
» L'horison de platine s'échauffe beaucoup moins que celui de
verre et termine mieux l'image , ce qui le rend préférable.
» Je me fais un plaisir de vous exprimer ma satisfaction sur la
grande exactitude de vos instrumens . >>
ENIGME.
Quoique faites pour la lumière ,
Nous ne nous montrons que de nuit ;
Celle , ou celui qui nous conduit ,
Doit avoir une main légère ,
Et nous diriger de manière
Que l'on ne dise pas de lui
Ce qu'on dit quelquefois d'autrui :
Que toujours de ce qu'il doit faire
Il fait justement le contraire .
(S..... )
LOGOGRIPHE.
Sans me décomposer , je suis un Indien
Fabricateur adroit de célestes oracles :
Privez - moi de mon chef , je gouverne assez bien
Les bateaux destinés aux nautiques spectacles ;
Laissez -moi sur trois pieds , j'ai rang dans les miracles
Par un esprit qui pense et ne dit jamais rien .
BONNARD , ancien militaire.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro.
Le mot de l'Enigme est
Le mot de la Charade est Mortaise.
Le mot du Logogriphe est Mais , où l'on trouve siam.
De l'Imprimerie de GUEFFIER , rue Guénégaud.
TIMBRE
MERCURE
DE FRANCE.
INSTRUCTION PUBLIQUE .
Nos constitutions existeraient-elles réellement , si elles
n'existaient que dans nos codes ? a dit de nos jours , dans
un rapport sur l'éducation , un homme aussi célèbre par
la finesse de son esprit que par l'étendue de ses lumières .
C'est dans les âmes que les constitutions doivent prendre
racine , si je puis m'exprimer ainsi ; à quel âge mieux
que dans l'enfance et dans la jeunesse pourrait-on parvenir
à en pénétrer les esprits et les coeurs ?
L'éducation publique est essentiellement entre les
mains du législateur le moyen de perpétuer ses institutions
et de consolider son ouvrage . Appellerons-nous
ainsi celle que l'on reçoit en commun dans des maisons
qui , sous la protection des lois , sont ouvertes par des
corps ou des individus à la jeunesse qui s'y présente , et
où cette jeunesse se trouve instruite et gouvernée suivant
le mode ou le caprice des chefs de l'établissement ? Non,
sans doute ; l'éducation publique est cette éducation éminemment
nationale , où l'enseignement et la morale , les
exercices et la nourriture , les jeux même et le mode de
châtiment ont été réglés par les lois , et sont surveillés
par les magistrats.
Cette éducation , vraiment classique , inconnue chez
les modernes , a élevé au plus haut degré de vertu et de
patriotisme deux peuples de l'antiquité , dont les lois et
les moeurs sont encore pour nous des sujets d'admiration .
25
386 MERCURE DE FRANCE .
On ne pouvait guère espérer un pareil résultat de nos
anciennes institutions . Que dis-je espérer ! elles devaient
produire des effets opposés.
La jeunesse était livrée en France à des universités indépendantes
, à des corporations ambitieuses , à des particuliers
avides qui n'étaient surveillés que pour la
forme par des bureaux et des évêques . L'éducation ne
pouvait avoir cette unité , cet ensemble si précieux pour
le bonheur et la paix des états . En vain prétendrait-on
qu'elle existait cette unité dans les principes et la morale ;
les principes devaient nécessairement varier , et prendre
la teinte des préjugés des diverses maisons , toutes rivales
entre elles et souvent ennemies .
La morale consistait en dogmes et en exercices de
dévotion , qui trop souvent faisaient naître l'hypocrisie
dans la jeunesse . L'enseignement lui-même devait produire
dans les âmes une opposition tacite au gouvernement
établi , et l'on n'est plus étonné de voir un ministère
aveugle recueillir par une révolution désastreuse les
fruits de son imprévoyance.
Quel était en effet l'objet constant des études ? quels
modèles proposait-on à l'admiration d'une jeunesse
bouillante ? Les chefs -d'oeuvre des Grecs et des Romains ,
les faits héroïques de ces brûlans républicains , si propres
à exalter les moins sensibles , à embraser les plus froids.
Ces défauts n'empêchèrent pas néanmoins les anciennes
institutions de fournir à la société , parmi tant
de sujets dangereux , un nombre de grands hommes
dont l'éclat faisait disparaître aux yeux peu attentifs les
vices des institutions qui les avaient formés. On puisait
même , dans quelques-unes , une instruction assez solide ,
dont profitaient les bons esprits ; mais l'instruction ne
s'allie pas toujours avec l'amour des lois et de la patrie :
d'ailleurs le grand but de l'instruction publique doit être
de former un peuple et non quelques individus .
Une organisation si vicieuse , en changeant les idées et
les moeurs , prépara de longue main la révolution , qui ,
conduite avec cette inconséquence , cette versatilité , ou
plutôt cette corruption de principes que la mauvaise
éducation avait contribué à faire naître , a mis à deux
NOVEMBRE 1815. 387
doigts de sa perte un état qui eût dû à de saines institutions
son bonheur et sa gloire .
Les premiers effets de cette révolution furent de renverser
les écoles qui l'avaient en quelque sorte préparée ;
mais on se proposa bientôt de les relever sur un plan
plus raisonnable et plus vaste . On adopta les principes
vrais , et en harmonie avec ceux du gouvernement qu'on
voulait établir ; on jugea que chacun , ayant des droits ,
devait acquérir, autant que possible, et des lumières pour
les connaître et des forces pour les défendre . Une morale
pure et sévère , qu'appuyait une religion éclairée , parut
le moyen le plus sûr de faire chérir à chacun ses devoirs
d'homme et de citoyen.
Ces cousidérations formaient les bases d'une éducation
générale et première . De là les écoles primaires , secondaires
et autres , jusqu'à l'Institut, qui , devenu enseignant
, devait couronner l'édifice , et verser du sommet
les plus pures lumières .
Tel était le projet ; mais , dans le chaos des événemens ,
ce plan si étendu , qui , avec quelques modifications , aurait
pu conduire à sa perfection cette partie si intéressante
, resta au nombre des théories , et ne fut point
exécutée , du moins quant aux écoles élémentaires.
Tout se tournait dans les provinces vers la guerre , le
trafic et l'agiotage ; les ténèbres de l'ignorance menaçaient
de les envahir de nouveau , lorsqu'un homme
hardi et ambitieux , dont le génie devait devenir un
fléau , arracha le timon des affaires à des mains inhabiles
. Tout rentra dans l'ordre à sa voix puissante : sur des
plans anciens et nouveaux , une nouvelle université s'éleva
; l'ensemble en était admirable : pourquoi faut-il
qu'un affreux machiavélisme ait présidé à sa formation !
Cette institution prodigieuse était moins remarquable
encore par le mode d'enseignement que par cette heureuse
distribution des pouvoirs qui permettait aux chefs
de diriger l'ensemble , et de surveiller, dans les plus petits
détails , l'exécution des moindres règlemens .
Je ne parlerai point de ses proportions gigantesques et
hors de mesure avec l'état où nous nous trouvons ; ce
388 MERCURE DE FRANCE.
1
n'était pas celui sans doute où pensait
nous mettre
le
guerrier
qui l'établissait
.
Tout en rendant justice aux hommes distingués qui la
composaient , je ne cesserai de blâmer l'esprit d'une institution
qui rapportait au seul prince ce qui n'appartient
qu'à l'état , ou plutôt qui, confondant l'état dans le prince ,
tendait à tromper la jeunesse , et à former, au lieu de citoyens
dévoués , des Séides et des ambitieux .
Toute autorité doit avoir des bornes , Bonaparte n'en
voulut point connaître ; sa grandeur s'écroula. La France
rentra dans ses anciennes limites ; l'université colossale
ne put se soutenir . Le petit-fils de Henri-le-Grand revint
s'asseoir sur le trône de ses pères , et reconnaissant d'abord
les droits que chacun avait aux lumières sous un
gouvernement constitutionnel , il se hâta de porter dans
l'université impériale la réforme qu'exigeaient le retour
des idées libérales , et celui d'une économie nécessaire et
bienfaisante. Une nouvelle révolution avait ramené le
désordre dans l'éducation , une nouvelle ordonnance y a
succédé ; mais ces règlemens faibles , insuffisans , provisoires
, ne sont que pour soutenir l'édifice de l'éducation
publique , jusqu'à ce qu'une loi sagement discutée vienne
enfin l'asseoir sur des bases larges et iminuables.
Nous nous proposons , en attendant , de passer en revue
les établissemens publics et particuliers qui sont ouverts
à la jeunesse.
A une époque où l'on a si peu à se louer des hommes ,
l'espoir de la France repose en grande partie sur les enfans
; et c'est vers l'éducation publique que se dirigent
les regards les plus inquiets et les intérêts les plus chers :
nous croyons donc rendre un vrai service à l'état , aux
pères de famille et aux instituteurs, en consacrant , toutes
les semaines un article de ce journal à faire connaître
l'état actuel de l'instruction publique.
"
Nous nous plairons à rendre hommage aux professeurs
distingués qui cherchent la plus noble des gloires , celle
de perfectionner l'esprit humain ; et nous croirons être
utiles à nos lecteurs en leur faisant connaître avec impartialité
le personnel et l'administration intérieure de
nos plus célèbres maisons d'éducation.
NOVEMBRE 1815.
389
mmmmm
DES DISPUTES .
Rien de si utile que la discussion ; rien de
si dangereux que la dispute : l'une éclaire ,
l'autre aveugle : en discutant on dissipe les préventions
; en disputant on allume les passions .
La causerie inspire la confiance , l'altercation
l'éloigne ; elle irrite l'amour-propre , et l'on
sait que, dès que l'amour-propre se mêle d'une
contestation , elle devient interminable . Malheureusement
il n'est qu'un pas de la discussion
à la dispute ; l'une amène l'autre , si la
modestie , l'aménité , le désir de plaire , ne
nous arrêtent pas dans la volonté que la plupart
des hommes ont d'avoir toujours raison .
Il est singulier qu'on tienne autant à une
chose aussi idéale que Topinion ; et cependant
mille exemples prouvent que l'homme sacrifie
plus facilement ses intérêts , et même ses attachemens
, que ses opinions .
Combien de discordes civiles causées par le
choc d'opinions politiques ou religieuses ! Que
d'hommes immolés pour des dogmes qu'ils
n'entendaient pas ! Que d'inimitiés produites par
un simple dissentiment d'avis sur les doctrines
et sur les diverses manières d'envisager le devoir
et le bonheur, l'honneur et la vertu , l'amour
du prince et l'amour du pays !
N'a-t-on pas vu des amis , des parens , rompre
les liens les plus sacrés , parce qu'ils n'entendaient
pas de la même manière la grace
efficace , la grace concomitante , la constitution
390
MERCURE DE FRANCE .
unigenitus , la musique italienne et la musique
française et plus d'une querelle sanglante n'at-
elle pas eu lieu pour des souliers à la pou-.
laine ou à bec à corbin , pour des roses rouges
ou blanches , pour des coiffures poudrées ou
pour des perruques à la Titus? Enfin , on a vu
la guerre s'introduire dans de paisibles ménages
par des disputes sur un passé qui ne leur appartenait
plus , et sur un avenir qui ne devait
jamais leur appartenir .
Je me souviens , à ce propos , d'avoir entendu
raconter à M. l'abbé de Breteuil l'anecdote suivante
:
Le marquis et la marquise de Vieille- Roche
étaient mariés depuis vingt ans , et partout on
citait leur ménage comme un modèle de paix
et d'union. Le marquis , lieutenant général des
armées du roi , s'était fait estimer à l'armée par
sa valeur, à la cour par son zèle assidu , à la
ville par sa probité sévère . Ce n'était pas un
homme aimable ; il tenait trop à tous les vieux '
préjugés , aux usages les plus antiques : observateur
ponctuel de toutes les convenances ,
ennemi de toute innovation , méthodique en
goûts comme en affaires , en sentimens comme
en occupations , tout était chez lui d'une régularité
plus exemplaire qu'amusante ; aussi , jamais
le plus léger écart n'avait pu donner à la
marquise le moindre soupçon sur sa fidélité ;
et, si jamais il n'avait été pour elle un amant
bien passionné , elle avait toujours trouvé en
lui un ami tendre , constant et rempli d'égards .
La marquise était faite en tout point pour un
tel mari ; fière de sa naissance , sévère en prinNOVEMBRE
1815.
391
cipes , fidèle à ses devoirs , et remplissant tous
ceux qu'imposait alors la société avec une minutieuse
exactitude . Rien ne semblait devoir
troubler la solide et monotone tranquillité de
leur vie ; leurs esprits réguliers étaient d'accord
, leurs caractères honnêtes , mais peu susceptibles
de passions , étaient assortis ; et, s'il
existait quelque différence d'opinions entre eux ,
elle était si étrangère à leur existence , à leurs
habitudes et à leur bonheur, qu'elle ne servait
qu'à jeter quelquefois un intérêt assez piquant
dans leurs entretiens , sans paraître jamais devoir
altérer leur intimité .
Un soir cependant , les deux époux, étant
rentrés après le spectacle, soupèrent tête à tête ;
le souper fini , on s'assit près du feu . Le marquis
, content de sa journée , et disposé à cette
galanterie qu'on montre si souvent à toutes les
femmes et si rarement à la sienne , la complimenta
sur la fraîcheur qu'elle avait conservée ,
sur la douceur de ses regards qui le charmait
toujours , sur le bon goût de sa parure qui lui
rappelait les heureux jours de fête de leur mariage.
La marquise recut ces louanges avec modestie
, mais de manière à s'en attirer d'autres. De
complimens en complimens , et d'éloges en
remercimens , il advint que la conversation
s'interrompit , sans que le tête à tête en fût
moins intéressant. La sagacité du lecteur me
dispensera de remplir cette lacune de leur dialogue
. Enfin l'entretien se renoua avec cette
intimité familière qui succède ordinairement à
de semblables interruptions.
392 MERCURE DE FRANCE .
Ma chère , dit le marquis , que notre sort est
digne d'envie ! jamais il n'a existé de lien plus
doux que celui qui nous unit depuis vingt ans.
-Je le sens comme vous, mon ami ; mais cependant
il manque à notre bonheur un point
bien essentiel.
-
J'entends , ane image qui nous rappelle
sans cesse l'un à l'autre , un enfant qui hérite
de ta grâce et de tes vertus. Mais , ma chère
dit le marquis , en serrant la main de sa femme,
vous n'avez que trente-huit ans , j'en ai
à peine quarante ; vous avez tous les charmes
de la jeunesse, je ne suis pas encore vieux ; il
est possible que ce bien si long-temps désiré
nous soit enfin accordé , et peut - être cette
charmante soirée sera- t- elle l'heureuse époque....
-- Ah ! mon ami , que je serais heureuse ;
mais, quand ce bonheur arriverait , il serait
bien mêlé d'inquiétude ! Un seul enfant est
un trésor qu'on craint sans cesse de perdre ,
et que le plus léger accident peut nous enlever;
il faudrait en avoir deux .
- Deux , ma chère ! dit le marquis en se
pavanant , il en faut trois ; car avec deux , si
on en perd un , on retombe dans la même inquiétude
: oui , nous en aurons trois , et même
trois garçons ; avec de l'amour et de la persévérance
, il ne faut désespérer de rien .
- En vérité , dit la marquise, en souriant
et en embrassant son mari , vous avez aujourd'hui
un ton de confiance si communicatif,
que je me crois déjà presque sûre de voir nos
voeux réalisés ; mais cependant ne serionsNOVEMBRE
1815.
393
nous pas embarrassés de trouver le moyen
d'assurer une fortune suffisante à nos trois enfans
?
-
Comment embarrassés ? y pensez - vous ?
n'avons- nous pas soixante bonnes mille livres
de rentes ?
-
Je le sais , mon ami ; mais, si nous donnons
un jour , je suppose , dix mille francs à
chacun de nos enfans , il ne nous en resterait
que trente , et ce ne sera pas assez pour soutenir
l'état convenable à notre rang ; d'ailleurs
dix mille francs ne serait- ce pas trop peu pour
faire un grand mariage à notre aîné?
-Bel embarras ! ma chère , vous n'y songez
pas ; l'aîné sera militaire , et je conviens qu'il
faut ne rien négliger pour sa fortune et son avancement
; mais j'aurai assez de crédit pour placer
l'autre dans la diplomatie ; cette carrière mène
à tout , et dédommage amplement des avances
faites pour y entrer : ainsi voilà déjà une de
vos inquiétudes sans fondement .
-
cadet?
Oui , mon cher ; mais que ferons-nous du
-Le cadet , ma belle ? ma foi nous le ferons
chevalier de Malte ; je suis ami du grand-prieur,
et croyez qu'avant peu le chevalier , obtenant
une riche commanderie , n'aura point à envier
le sort de ses frères .
Mon fils chevalier de Malte , Monsieur !
Oh ! c'est ce que décidément je ne saurais
souffrir......
-Pour le coup , madame , on peut dire que
voilà un des plus étranges caprices dont on ait
entendu parler, et j'ai peine à concevoir cette
394
MERCURE
DE FRANCE
.
bizarre aversion contre un ordre célèbre qui
nous retrace la valeur et la piété de nos aïeux ,
contre une société pieuse et guerrière , qui sert
l'état et la religion , et qui a ouvert une glorieuse
carrière aux plus illustres familles du
royaume.
Monsieur, il n'est pas très-poli de traiter
ainsi mon opinion de caprice et de bizarrerie ;
mais on ne peut disputer des goûts , et certainement
je ne consentirai jamais à voir mon
troisième fils , tondu , célibataire , et cherchant
sur des galères une honteuse captivité ou une
palme de corsaire ; enfin , je vous le répète ,
mon fils ne sera pas chevalier de Malte .
-
Mais , Madame , si j'étais aussi opiniâtre
que vous , je vous dirais que je suis le maître,
et que je le veux.
Je sais , Monsieur, que la volonté d'un
père est d'un grand poids lorsqu'il s'agit de décider
de la destinée d'un fils ; mais vous conviendrez
aussi que la volonté d'une mère doit
être comptée pour quelque chose ; vous êtes
le chef de la famille , vous êtes mon mari ,
mais non pas mon maître , et nous ne sommes
pas en Turquie .
-Eh ! mon Dieu, oui ! Madame , je le sais ,
nous sommes en France, dans le pays du monde
où on fait le plus de folies , parce que les maris
se laissent gouverner par leurs , femmes.
Moi , je pense qu'on peut bien avoir quelque
déférence pour leur volonté , mais c'est lorsqu'elle
n'est pas extravagante .
drez
En vérité , Monsieur, vous ne vous plainpas
de ma patience ; il n'y a sortes de duNOVEMBRE
1815.
395
retés que vous ne me disiez aujourd'hui ; les
noms de capricieuse , de bizarre , vous semblaient
apparemment trop doux ; actuellement
vous me traitez d'extravagante , et il ne me sera
pas difficile de prouver que je suis cent fois
plus raisonnable que vous.
-
L'assertion est étrange , et la preuve serait
curieuse .
-La preuve ? c'est la douceur avec laquelle
je supporte depuis tant d'années les manières
hautaines , l'orgueil sans raison , la maussade
dureté de l'homme le plus insupportable que
j'aie vu .
-
Madame ! Madame ! vous mettez ma patience
à une rude épreuve ; je pourrais vous
dire , avec plus de vérité , qu'il y a peu d'hommes
qui aient eu tant à souffrir que moi dans
leur vie , et que j'ai eu quelque mérite à supporter
votre ennuyeuse pédanterie , vos graves
fantaisies et les inégalités de votre humeur.
Certes , Monsieur, il est singulier de voir
un tyran se plaindre de sa victime ; tout le
monde s'étonne de ma constance pour un
homme si peu digne de moi ; vous êtes vain ,
entêté , orgueilleux , égoïste ; ma chaîne m'est
insupportable , je suis lasse de me contraindre ,
et je sens qu'il me serait impossible de vivre
plus long-temps avec une homme comme vous.
-A merveille , Madame ! Voulez-vons être
libre ? c'est ce que je désire aussi . Vous m'êtes
odieuse ; vous êtes prude , vaine , obstinée ,
acariâtre ; la vie serait un enfer avec vous . Je
renonce pour toujours au noeud qui nous unissait
.
396 MERCURE DE FRANCE .
-
Eh bien ! Monsieur , finissons cette ennuyeuse
querelle , et séparons -nous .
Oui , Madame , séparons -nous ; vous serez
contente de mes procédés .
-Je n'en doute pas . Adieu , Monsieur.
Adieu , Madame.
-
Le marquis sonna. Le valet de chambre , à
sa grande surprise , reçut l'ordre de conduire
les deux époux dans deux appartemens fort
éloignés l'un de l'autre . Le lendemain on manda
le notaire , et l'acte de séparation fut signé ,
malgré les prières des parens , les efforts des
amis , les conseils du magistrat , et la crainte
du scandale .
C'est ainsi qu'une si longue union fut rompue
par une dispute sur la fortune future de
trois enfans qui n'étaient pas nés .
Profitons de cette leçon : discutons souvent ,
mais ne disputons jamais.
EXTRAIT D'UN PORTE-FEUILLE . - N° . III.
Ce fragment , plus bizarre que les autres , contient
quelques opinions tant soit peu hasardées , et de nature
peut-être à ne pas plaire à tout le monde . Aussi nous empressons-
nous de déclarer que ce ne sont pas les nôtres à
ceux qui n'y verront pas les leurs . ( Note de l'éditeur. )
DES GENS DE LETTRES .
Qu'est- ce que Monsieur un tel , qui n'est rien , qui n'a
rien , qni ne fait rien ? ..........
Il y a toujours eu dans la société des gens qui ,
n'ayant pas le courage de prendre un métier , et le talent
de cultiver un art , cherchent à déguiser sous un
titre décent leur nullité ou leur fainéantise , et se font
NOVEMBRE 1815. 397
une dignité au défaut d'un état .
Ils avaient
eu pendant quelque temps la velléité de s'apeller philosophes
; mais cette qualification ne leur ayant pas paru
sans inconvéniens , ils en ont cherché une plus vague ;
et , aussi heureusement pour la philosophie que malheureusement
pour la littérature , ils ont choisi celle d'hommes
de lettres.
Cela explique la défaveur trop généralement attachéc
à ce titre , mais pe la justifie pas . Je conçois qu'on ne
fasse aucun cas d'un homme de lettres qui ne l'est que
par le nom....
Mais
tous les gens de lettres ne sont pas , grâce à Dieu , dans
cette catégorie ......
..........le titre d'hommes de lettres , compromis par tant
d'usurpateurs , est porté par des gens qui cultivent véritablement
les lettres ; il en est bien parmi ceux -là
quelques-uns qui les exploitent. Mais encore leurs travaux
sont-ils d'une valeur quelconque ; et , d'après cela ,
cette sorte de gens de lettres même a-t- elle droit d'être
distinguée de celle qui ne fait rien .
Laissons donc les trésors , et entrons dans la ruche pour
nous occuper des abeilles , parmi lesquelles nous pourrions
bien trouver quelques guêpes , il est vrai.
La littérature est à la fois un art et un métier. Les gens
de lettres se divisent donc naturellement en deux classes
. Ils sont , suivant la nature de leurs travaux , ou des
artistes ou des artisans ; et , ce qui pourrait à toute force
former une classe mixte , quelques-uns d'entre eux sont
artistes et artisans tout ensemble .
J'appelle artisans en littérature, ces hommes qui , privés
de la faculté d'inventer , mettent en oeuvre les idées
des autres ; et métier , le travail matériel et routinier
auquel ils s'assujétissent . La mémoire leur tient lieu
d'invention et l'intelligence de génie.
J'appelle au contraire artiste en littérature , l'homme
qui crée et les idées et les formes dans lesquelles il les
exprime . Les inventions par lesquelles il perfectionne
ces formes constituent l'art. Il n'en est pas tout-à-fait
398
MERCURE DE FRANCE .
de cette classe comme de l'académie ; si l'on y entre à
toute force sans génie , du moins n'y peut-on pas entrer
sans talent .
Dans la première classe se rangent les compilateurs ,
les commentateurs , les rédacteurs et les traducteurs. Dans
la seconde , les inventeurs , les poëtes.
Sous le rapport de l'utilité dont il peut être à celui
qui l'exerce , le métier d'homme de lettres en vaut bien
un autre ; la quantité d'artisans qu'il nourrit est presque
innombrable. A leur tête sont les compilateurs qui ,
pour ne pas se ruiner en avances , n'en font pas moins
de grands bénéfices. Leur genre d'industrie est trèssingulier
; c'est l'esprit d'économie concilié avec l'économie
d'esprit. Le compilateur ne fait pas un livre
comme l'auteur ; ce dernier invente quelquefois jusqu'à
ses mots ; le premier n'invente pas même ses phrases :
cependant , à l'exemple de l'auteur qui , avec les mots
existans , exprime aussi des idées nouvelles , il croit souvent
avoir fait un ouvrage nouveau en raprochant des
phrases déjà faites . Se servant plus des ciseaux que du
canif pour cette noble besogne , il n'a fait , au vrai ,
qu'un habit d'arlequin composé de lambeaux de différentes
couleurs et de qualités diverses , rognés sur le
drap d'autrui et rassemblés avec du gros fil . Ces bigarures-
là ne laissent pourtant pas que de se vendre. Un
compilateur peut se faire une fortune ; mais une réputation
? c'est autre chose ; comme celle qui lui serait due
ne lui plaît pas toujours , semblable au chiffonnier , le
compilateur fait son métier à petit bruit. J'en connais
un , entre autres , qui s'y est enrichi et dont on n'a jamais
parlé . Vingt commis ont été occupés , pendant
vingt ans , à découdre et à recoudre des livres sous sa
direction ; en 1811 il était déjà sorti de son atelier cent
soixante-quinze volumes , qui lui avaient valu 175,000
francs , et son nom n'était pas même connu à la foire de
Leipsick : il est illustre incognito , et disons , à la louange
de cette homme sensé , qu'il ne s'est jamais avisé de s'en
vanter.
Les commentateurs sont des manoeuvres d'un autre
genre . On n'accusera pas ceux- là de se saisir de l'esprit
NOVEMBRE 1815.
399
des autres qui si souvent leur échappe ; ils sont d'ailleurs
spéculateurs assez habiles . A la faveur de quelques notes ,
se constituant propriétaires de Virgile , de Tacite ou
d'Horace , ils colportent de libraire en libraire , au dixhuitième
siècle , leur livre qui date du siècle de Trajan
ou d'Auguste ; quelques lignes mises en bas ou en marge
du texte en ont donc fait leur ouvrage ? Cela est établi
pour eux en principe : principe bien différent de l'axiome
de droit, qui, lorsque deux produits de l'industrie se trouvent
unis l'un à l'autre de manière à ne pas pouvoir
être séparés sans altération , attribue la propriété à celui
de ces produits qui l'emporte en industrie sur l'autre ;
et ce propter artis excellentiam . Ainsi que Gérard ou
Vernet changent en tableau une toile grossière , originairement
destinée à un moins noble office , cette toile
grossière est devenue la propriété de l'artiste qui , par
l'excellence de son pinceau , lui a donné une si grande
valeur propter artis excellentiam . Dans l'autre cas , c'est
tout le contraire le faible l'emporte sur le fort , la
matière sur le génie , l'accessoire sur le principal , et le
propriétaire du canevas devient celui de la peinture.
Les rédacteurs , c'est-dire la majeure partie des gens
de lettres qui contribuent à la confection des ouvrages
périodiques , font aussi , tout doucement , et sans beaucoup
de frais , une fortune honnête . Ces artisans travaillent
, comme les autres , sur l'esprit d'autrui . Je suis
loin de leur contester leur utilité. Il en est plusieurs dont
le goût et le courage ont rendu des services réels à la
littérature , et qui méritent l'aisance dont ils jouissent.
Après la faculté de bien faire , celle qui enseigne à faire
bien a les premiers droits sans doute à l'estime . Chose
bizarre pourtant la célébrité et la vogue dans la carière
de la critique sont bien rarement le prix de la
modération et de l'impartialité. Le goût et l'esprit sont
moins nécessaires , même au succès d'un journaliste , que
l'audace , la partialité et la malignité . Aussi , combien
de ces bonnes gens se sont faits malins par spéculation !
Quand ils y réussissent , rien de plaisant comme de leur
voir jouer, au milieu des auteurs de tous genres , le rôle
que les puissances barbaresques jouent au milieu des
400 MERCURE DE FRANCE.
puissances chrétiennes ; durs et cruels avec les faibles ,
menaçans même avec les forts , qui , pour n'en être
pas harceles , ne laissent pas que d'avoir pour eux , de
temps en temps , des complaisances pareilles à celles
que de grands états ont pour les régences de Tunis et
d'Alger . Ce sont de véritables deys , qui vivent, dans l'abondance
et dans les plaisirs , du produit de la terreur
qu'ils inspirent , et meurent au milieu des richesses .
L'inventaire du Barberousse littéraire de notre âge ne
le cédait ni en valeur , ni en variété , à l'ancien trésor
de St. -Denis . Exemple encourageant , dont il ne faut
pourtant pas conclure que le succès de tout méchant
journal soit certain . Le public est capricieux jusque dans
sa malice ; et , quoiqu'il aime à entendre dire le mal ,
toutes les manières de le dire ne lui plaisent pas également.
Plus d'un folliculaire lui a sacrifié son honneur
sans profit. Habent sua fata libelli . Les libelles sont soumis
aussi aux caprices du sort.
Mais c'est beaucoup parler des artisans , ne parleronsnous
pas des artistes?
Les traducteurs , que j'ai rangés parmi les artisans ,
nous conduiront à cette noble classe , parce qu'il leur
est permis d'y entrer ; mais cela n'arrive que lorsqu'ils
sont doués d'un génie analogue à celui de l'auteur qu'ils
traduisent. Qui refuserait une place à côté des inventeurs,
à Delille , à Saint-Ange même , qui souvent a écrit
si ingénieusement quand Ovide a pensé pour lui ? Me
dira- t -on que les traducteurs , qui n'ont pas été autre
chose , sont un peu , sur le Parnasse , ce que les chapons
sont dans une métairie ? Soit : mais ces chapons ont la
propriété de couver les oeufs de paons . S'ils ne produisent
pas , ils font éclore les productions d'autrui ; ils
nous enrichissent en dépit de leur impuissance. Sachonsleur
en gré , et n'hésitons point à leur donner le
le dindon , qui n'est pas stérile .
pas sur
D'après les concessions que nous venons de faire en
faveur des traducteurs et des imitateurs , la classe des
artistes en littérature peut se diviser en deux sections :
celle des hommes qui inventent la matière et les formes ,
et celle des hommes qui n'inventent que les formes .
NOVEMBRE 1815.
401
ROYA
Mais , je le répète , le style est une véritable création ,
et , fût-il appliqué à des idées qui ne vous appartiennent
pas , le style vous en acquiert la propriété . On n'ira plus
chercher dans l'inventeur une idée qu'un autre a mieux
exprimée que lui ; et , si cette idée est exprimée le mieux
possible , personne ne s'avisera plus de la mettre en
oeuvre . Tel est même l'avantage attaché au génie du
style , qu'il suffit seul pour assurer une gloire durable
qu'on n'obtient pas toujours avec le seul génie d'invention.
L'homme qui trouve des idées nouvelles n'est souvent
qu'un ouvrier laborieux qui extrait le marbre de
la carrière . L'homme qui sait donner à ces idées l'expression
la plus heureuse dont elles soient susceptibles , est
le sculpteur qui , d'un bloc de marbre brut , tire la
Vénus ou l'Apollon .
Il est toutefois , quoique difficile , plus aisé d'exceller
par la seule invention des formes que par celle des formes
et des idées . Aussi le premier rang parmi les artistes ,
appartient-il exclusivement à ces poetes , à ces philosophes
non moins sublimes par l'expression que par la
pensée. La gloire de ces grands hommes use le temps .
Portée un degré d'élévation que les forces humaines
ne peuvent surpasser et désespèrent d'atteindre , elle
marque les bornes du sublime , et ressemble à ces rochers
énormes autour desquels les vagues se jouent et s'amoncellent
, et dont les flancs pourraient servir à marquer les
différentes hauteurs de la marée , qui n'a jamais recouvert
leur cime.
Si la gloire est exclusivement le partage de ces artistes,
nous devons dire qu'elle est trop souvent leur unique
partage. La vie entière s'use à produire ces chefs -d'oeuvre
qui absorbent toutes les facultés du génie. Si l'homme
qui s'y livre tout entier n'a pas été doté par la fortune ,
c'est une nécessité pour lui de vivre dans la misère . Son
ouvrage ne peut pas se produire en détail ; et , bien qu'il
travaille tous les jours , il ne peut pas recevoir tous les
jours le prix de son travail. Le besoin cependant se renouvelle
journellement : c'est ce qui a contraint quelques
hommes supérieurs à descendre aux spéculations littéraires
; semblables en cela à ces héritiers d'un grand
26
402
MERCURE DE FRANCE.
nom , qui , pour soutenir leur noblesse , s'alliaient aux
familles de finance , et , comme ils le disaient , engraissaient
leurs terres avec du fumier .
Les maîtres du monde ont quelquefois racheté le
génie de cette servitude : mais cela n'arrive pas souvent
et n'arrive pas à tous ; il n'est pas difficile d'expliquer
pourquoi . Il faut d'abord , pour que le chef d'un état encourage
les artistes , qu'il ait du goût , et de plus que les
artistes travaillent daus son goût . Auguste qui , bien qu'il
n'ait fait que quelques vers obscènes entre deux proscriptions
, aimait les bons vers , a protégé Horace et Virgile.
Mais il ne les enrichissait pas seulement parce qu'ils
faisaient de bons vers ; mais parce que ces bons vers servaient
ses vues politiques et contenaient l'éloge de son
gouvernement . Il serait donc concevable qu'Auguste
eût laissé dans le besoin un poëte sublime , qui ne lui aurait
pas consacré sa lyre , et qu'il se fût montré indifférent
pour un auteur auquel il aurait été indifférent . Dans
les temps modernes , La Fontaine n'a pas été traité
comme Racine et Boileau . C'est un malheur comme
c'est un tort pour le prince , qui doit tout envisager sous
des rapports généraux , et ne peut pas faire un meilleur
usage des libéralités nationales , que de les étendre à
tout homme qui contribue à la gloire de sa nation.
Mais ces hommes-là sont-ils toujours connus des
grands ? Mais , connus des grands , en sont-ils toujours
appréciés ? Combien peu de gens , grands ou petits , se
donnent la peine de se faire une opinion ! Combien peu
même sont en état de s'en faire une !
On concevra qu'il faille du courage pour lire à des
hommes à qui il en faut même quelquefois pour s'amuser
. Il en coûte beaucoup moins à ces hommes-là de
parler d'après ceux qui ont étudié , que d'étudier pour
parler d'après eux-mêmes . Un grand seigneur , qui avait
entendu vanter le poëme de l'Arioste , chargea son secrétaire
de lui en rendre compte . Si les palais sont souvent
remplis de grands seigneurs de ce genre ,
bien plus
malheureusement les antichambres sont-elles peuplées
de secrétaires , soi-disant gens de lettres , qui n'ont pas
d'autre cabinet ; ils en sont sortis trop souvent pour
NOVEMBRE 1815. 403
siéger dans les académies où ils se donnent pour juges
suprêmes en matières de goût. Impuissans pour tout ,
hors pour dénigrer , ils emploient à détruire les réputations
, le temps que les autres emploient à les mériter.
Se peut-il qu'un ministre honore les gens de lettres de
beaucoup d'estime , quand il en juge soit d'après l'opinion
, soit d'après le mérite d'un homme de lettres "de
cette espèce ?
C'est pourtant sur ces gens-là que les grâces se répandent
le plus communément ; pourquoi ? parce qu'ils vont
les chercher et que l'homme laborieux les attend. Point
de libéralités inutiles , même dans les temps où la prospérité
publique est à son comble. Mais si la gloire des
beaux-arts est une branche de la gloire de l'état , l'état 、
doit ses bienfaits aux hommes par les travaux desquels
cette gloire s'entretient et s'accroît ; il les doit à l'homme
qui a fait , à l'homme qui fait , et même à celui qui peut
faire .
Mais dans quelles proportions sa libéralité publique
doit elle se renfermer ? le problème ne laisse pas que
d'être compliqué , et le premier venu n'en donnera pas
aisément la solution , fût-il mathématicien .
Cela me rappelle un trait assez singulier que j'ai lu
dans un ouvrage sur la Chine , soit du père Duhalde ,
ou dans le Voyage de frère Rigolet , si ce n'est dans ceux
de lord Macartney, ou peut-être dans les Lettres Édifiantes
. Un laboureur , qui était devenu savant , et de
savant mandarin , et à ce titre possédait un palais et
jouissait de cent mille livres de rente , monnaie du
pays , disait à l'empereur Kam-Hi , d'auguste mémoire ,
que sa majesté ne devait à un lettre que quinze cents
francs de pension et un grenier. L'histoire dit aussi que
ce mandarin , ayant été réduit , par un de ces revers de
fortune qui ont lieu en Chine comme en France , aux
quinze cents francs et au grenier , mourût de chagrin
parce qu'on s'étayait de sa décision pour le traiter ,
quand il fut redevenu lettré , comme il avait voulu qu'on
traitât les autres.
Encore une fois , ne consultons pas sur cet objet le
premier venu ; ce n'est pas , cependant , que les savans
404
MERCURE DE FRANCE .
français ressemblent à mon savant chinois. Si l'une des
révolutions qui nous ont agités , avait fait descendre certains
savans des hautes places où l'une de ces révolutions
les a portés , nous en connaissons un qui n'eût pas cru
déchoir pour cela , et qui se serait consolé de n'être plus
que le premier mathématicien de l'Europe . C'est ou
c'était monsieur de la ****
( L'auteur renvoie le mot de l'énigme à la fin de son
manuscrit , et nous au numéro prochain . )
CORRESPONDANCE DRAMATIQUE.
29 octobre 1815.
Conaxa ; les Hommes et leurs Chimères ; et la Petite
Rose , voilà ce qui composait une représentation , donnée
jeudi à l'Odéon , au bénéfice d'un acteur nommé Chazel .
Votre Altesse , qui n'a jamais aimé la solitude , n'avait
pas coutume de fréquenter ce théâtre ; c'est donc la servir
selon ses goûts que de lui en parler en très -peu de
mots. Conaxa a perdu le seul intérêt qu'il ait jamais eu ,
celui de la curiosité ; c'est une des pièces d'un procès
irrévocablement jugé , bonne à conserver dans les archives
de la littérature , mais très- mauvaise à produire
en public , où elle ne peut plus occasionner que de l'ennui
; aussi cette parade de collége a- t-elle été accueillie
très-froidement , à l'exception de deux vers du deuxième
acte que je vous citerais , Monseigneur , si vous étiez né
un peu plus près des rives de la Seine . Le public n'a
pas voulu voir le dénouement des Hommes et leurs
Chimères ; les auteurs ne pouvaient guère s'en tirer
qu'à l'aide d'un combat à quatre , car au commencement
du troisième acte il y avait déjà des rendez-vous donnés
pour deux duels , ce qui toutefois ne rendait pas l'ouvrage
plus digne des boulevarts. Depuis vingt-cinq ans
qu'on y outrage chaque soir l'art , le goût et la raison ,
on n'y a pas débité autant de platitudes et d'inepties
que les spectateurs de l'Odéon en ont entendu l'autre
jour en une heure. On avait heureusement gardé la
NOVEMBRE 1815. 405
Petite Rose pour le bouquet ; on assure que c'est un
rebut de la muse des Variétés qui ne s'est pas toujours
montrée si dédaigneuse. Ce petit vaudeville a obtenu
quelque succès .
Ce théâtre de l'Odéon va rentrer sous la juridiction
de son ancien directeur Picard , qui a abandonné l'administration
de l'Opéra. M. Alexandre Duval se trouve
par-là évincé ; mais il prépare , dit-on , un mémoire fulminant.
Ainsi , comme le dit un personnage d'une de ses
comédies :: lly aura du scandale dans Landerneau,
Pendant que nous sommes au-delà des ponts , voudriez-
vous me permettre , Monseigneur , d'attirer un
moment votre attention sur une scène lyrique , chantée
par Mme .Albert-Him et exécutée par l'orchestre de l'Opéra,
samedi , dans la séance publique de la troisième classe de
l'Institut . C'est tout ce que j'ai à vous offrir pour cette fois
en musique française , encore n'est-ce qu'un morceau
d'écolier; mais , comme il a valu le grand prix à M. Benoist
son auteur , j'ai été bien aise de l'entendre . J'ai voulu
voir si, dans ce temps de disette musicale, nous pouvions
compter sur un nouveau compositeur ; hélas ! j'ai été
assez mal payé de ma curiosité . La cantate de M. Benoist
annonce la connaissance de l'art et des bons auteurs
, mais on y cherche en vain de ces traits heureux ,
de ces motifs originaux qui décèlent le génie ; c'est plutôt
l'ouvrage d'un professeur que celui d'un compositeur.
Il faut dire pourtant , à la décharge de l'auteur , qu'il
est fort jeune et qu'il a travaillé sur des paroles de M.
Vieillard ; or , quel est le musicien dont les vers de
M. Vieillard ne glaceraient pas la veine ! Je ne vous parlerai
point , Monseigneur , des prix de peinture , de
sculpture et d'architecture , etc. , qui ont été décernés
dans la même séance ; cela n'a point de rapport à l'art
dramatique , quoique ces distributions solennelles se
passent rarement sans offrir quelque scène attendrissante
, et sans qu'on y voie en jeu plus de sentimens
nobles et de passions généreuses que dans tel ou tel de
nos drames nouveaux . En ma qualité de Français ,
j'oserai toutefois vous recommander le rapport sur les
travaux de la classe par lequel M. Lebreton a ouvert la
406 MERCURE DE FRANCE .
séance ; je vous l'envoie , et je me flatte que vous n'en
lirez pas l'exorde sans le plus vif intérêt ; il renferme
des plaintes , aussi justes que modérées , sur les pertes
énormes que les beaux-arts ont essuyées cette année en
France , et l'apologie la plus honorable de la conduite
de la nation lors de la conquête des chefs-d'oeuvre qui
nous sont aujourd'hui ravis .
autre que
Le théâtre des Bouffons vient de nous donner la Partie
de chasse de Henri IV, arrangée , Dieu sait comment ,
pour la scène italienne. Grâce au talent admirable de
madame Catalani , à quelques morceaux de musique trèsagréables
, et surtout au nom si justement chéri de Henri
IV, la pièce a obtenu un succès complet . On a demandé
à grands cris madame Catalani et le compositeur,
qui a été nommé au milieu des plus vifs applaudissemens :
c'est M. Puccita. Vous pensez bien , Monseigneur , que
personne ne s'est avisé de vouloir connaître le signor
poeta qui a si bien arrangé l'ouvrage de Colle ; il est impossible
de tirer un plus mauvais parti d'un sujet aussi
favorable. C'est un imbroglio inintelligible pout tout
des Français qui savent leur Henri IV par coeur.
Nous aurions peut-être dû nous fâcher , car on lui fait
jouer le plus sot rôle qu'il soit possible d'imaginer ; outre
cela , figurez -vous , Monseigneur , le franc , le pétulant , le
vert-galant Henri , représenté par l'impassible , le glacial
, le mélancolique Crivelli . Il était aisé de voir que
madame Catalani , familiarisée avec le cothurne , n'a pas
encore l'habitude du brodequin : quelque séjour en France,
la fréquentation de nos théâtres et les conseils de ses véritables
amis , lui feront peut-être acquérir les qualités
extérieures qui lui manquent. A quelques charges près ,
Bassi a joué le rôle du meûnier Michaud avec beaucoup
de talent ; Porto possède une voix superbe , dont il pourrait
, ce me semble , faire un meilleur usage . Mademoiselle
Goria a trouvé le moyen d'obtenir des applaudissemens
à côté de madame Catalani ; ce qui n'est pas chose
facile .
A l'occasion de cette représentation , permettez- moi
de vous soumettre quelques réflexions :
« Il faut , même en chansons , du bon sens et de l'art, »
NOVEMBRE 1815 . 407
a dit le législateur du Parnasse français . Ah ! comme on
se moque de ses préceptes en Italie ! et comme on a raison
de s'en moquer , puisque , dans cette contrée , on en
est venu à ce point que des notes , des combinaisons
de sons , des cadences , des roulades , tiennent lieu
d'imagination , d'idées , d'esprit , même de sens commun !
Ceci me rappelle une petite piece de notre ancien répertoire
, intitulée la Nouveauté. L'auteur y introduit un
compositeur qui , fier du pouvoir de son art , prétend se
passer du secours de la poésie , et veut faire un opéra sans
paroles. Il récite , pour exemple , une scène dialoguée ,
dans laquelle Garacalla fait une déclaration d'amour à une
Vestale . Dugazon joua dans le temps ce rôle de la manière
la plus originale et la plus plaisante . Ce qui me paraissait
alors une charge bouffonne s'est réalisé depuis, à peu de
choses près ; car vous conviendrez , Monseigneur , que
dans tous les opéras italiens modernes , les mots n'ont
pas d'autre signification que celle de la note , et qu'il
vaudrait tout autant chanter ré , mi , fa , sol. Je vous
prie , Monseigneur, de ne pas froncer le sourcil ; je connais
, je partage votre goût pour la musique et la méthode
italiennes ; mais plus je reconnais de qualité dans un instrument
, plus je dois être mécontent de ceux qui en
tirent un si mauvais parti .
A cet égard , mes reproches s'adressent aux compositeurs
plus qu'aux poëtes les bons poemes ne sont pas
rares en Italie elle possède encore plus d'un poëte capable
de faire aussi bien , peut-être mieux que Métastase
; mais qui voudrait s'asservir aux ridicules caprices
d'un compositeur qui , Procruste nouveau , tronque ,
défigure , allonge ou raccourcit un ouvrage pour lui
donner les proportions convenables à sa musique , sans
faire cas des convenances , de la vraisemblance ; tout ce
qu'il veut , c'est un trio dans tel endroit , un quatuor
dans tel autre , une cavatine ici , là une polonaise,
etc. , etc. , etc. Je suis persuadé (j'admets cependant
quelques exceptions ) qu'il n'y a pas de compositeur italien
qui n'ait en portefeuille une foule de morceaux composés
sur des lieux communs , des espèces de passe-partout ,
qu'ils font entrer de force dans les ouvrages dramatiques
408
MERCURE
DE
FRANCE
.
qui leur sont confiés . C'est fort bien fait à eux , puisque
le public s'arrange de ces pastiches , de ces pièces de marquéterie
dont les disparates et la bizarrerie devraient le
choquer. Le contraire arrive si bien , qu'il n'est pas rare
de voir représenter en Italie des opéras enrichis de morceaux
de trois ou quatre maîtres , qui n'ont aucun rapport
avec la situation .
Je ne sais enfin s'il faut en accuser le goût des Italiens
, le génie de leurs poëtes , le talent de leurs compo- .
siteurs , le caractère particulier de leur musique ; mais il
est certain que l'art dramatique est , chez eux , dans
l'enfance ; il est certain qu'à tout prendre Armide ,
OEdipe à Colone , Orphée , Didon , la Vestale , sont
mille fois préférables à Sémiramis , à Pyrrhus , aux Horaces
, et autres operas sérieux donnés depuis quelques
années à Paris ; il est certain que la plupart de leurs insipides
opéras bouffons ne sont pas comparables à nos
opéras comiques : Nous respectons du moins toujours le
goût , la raison , les convenances ; et je rends grâce au
ciel de ce qu'il ne nous a pas faits assez musiciens pour
les sacrifier à de vains sons.
La musique de la Partie de Chasse ne me fera pas revenir
de mon opinion . Un trio charmant , un duo qui
commence par le juron favori de Henri IV : voilà les deux
seuls morceaux qui m'ont véritablement frappé : plusieurs
airs , chantés par madame Catalani , ont obtenu les
plus vifs applaudissemens ; auraient-ils le même succès ,
s'ils étaient dénués du prestige , du charme irrésistible
d'un si beau talent ? il est au moins permis d'en douter.
Le compositeur a tiré un grand parti de la scène du
Souper chez le Meunier; les airs de Charmante Gabrielle
, et de Five Henri IV , fort adroitement encâdrés
, ont décidé son triomphe , dont il devra quelques
actions de grâces au bon roi . Les dilettanti ont applaudi
avec transport le finale du premier acte. Un finale !..
Bon dans un concert ; mais dans un ouvrage dramatique
, c'est un véritable contresens , une invention barbare
, et bonne pour les spectateurs dont la raison et le
goût sont uniquement placés dans les oreilles .
Le public français , doué d'une fort bonne mémoire , a
NOVEMBRE 1815. 409
jugé que le signor Puccita en avait une prodigieuse ;
on a retrouvé dans la partition une foule de motifs connus
et des airs entiers empruntés à divers compositeurs ,
entre autres à Paësiello .
En général , sa musique est légère et brillante, mais dénuée
de force , de coloris , d'expression et remplie de
réminiscences. Voilà du moins l'effet qu'elle a produit
sur moi .
J'ai prévenu votre altesse que je me tromperais sans
doute plus d'une fois ; mais je lui ai promis en même
temps de dire toujours mon opinion avec franchise : je
tiens ma parole , sans attacher une grande importance
à mon jugement, quoique je voie beaucoup de gens qui
soient de mon avis.
1. Novembre 1815 .
Il n'est pas , Monseigneur , que vous n'ayez lu , sinon
par plaisir , au moins par curiosité , un de ces anciens
romans de mademoiselle Scudéry , ou de la Calprenède ,
dans lesquels l'histoire est si singulièrement amalgamée
avec les aventures les plus bizarres et les plus invraisemblables
, et où les héros sont peints avec des couleurs
si pâles et si fausses. Eh bien ! rien ne peut vous donner
une idée plus juste du genre de la nouvelle tragédie que,
M. Delrieu a fait représenter , mardi dernier , au Théâtre
Français. Figurez-vous un des sujets les plus compliqués
de ces gothiques compositions , réduit aux proportions
d'un drame , coupé , il est vrai , avec assez d'art , mais
dont les seules situations intéressantes ont le défaut d'en
rappeler d'autres beaucoup trop connues au théâtre ,
sans que la force des pensées , ni la magie du style fassent
oublier les réminiscences. Laodice , épouse de Séleucus ,
a fait périr son mari , et a livré aux Romains Démétrius ,.
fils d'un premier lit , bien plus tôt pour s'emparer ellemême
du trône que pour l'assurer à son fils Antiochus , ›
dont elle dit naïvement :
« Il combattra pour moi , je régnerai pour lui . »
Ce qui rappelle un peu le Dandini de Cendrillon , an410
MERCURE DE FRANCE .
nonçant avec emphase qu'il va au tournois où l'on figurera
pour lui , et ensuite à table , où il figurera luimême
; mais , comme vous le savez , Monseigneur , il n'y
a qu'un pas du sublime au ridicule. Gette Laodice a
exilé toutes les personnes de la cour qui tenaient au feu
roi , et avec elles , une princesse nommée Stratonice ,
mariée à Démétrius , dès l'âge le plus tendre . La scène.
s'ouvre , vingt années après la mort du roi . Stratonice
vient d'être rappelée à la cour par la reine qui veut lui
faire épouser Antiochus ; mais , quoique cette princesse
ait eu à peine le temps de connaître son époux , ou peutêtre
même parce qu'elle ne l'a pas connu , elle refuse de
former de nouveaux liens , et de partager le trône où
cette nouvelle alliance pourrait la faire monter. Antiochus
plaide aussi , devant sa mère , les droits de Démétrius
. Laodice lui fait observer vainement que
« A Rome il est esclave. En Syrie il est roi , »
-
repart Antiochus . Mais la générosité de ses sentimens
devient bientôt inutile , par l'arrivée d'un Sarmate
qui apporte la nouvelle de la mort de Démétrius dans
les prisons de Rome . Au second acte , le Sarmate révèle
au public , dans un monologue , qu'il n'est autre que
Démétrius , qui a pris le nom d'un certain Pharasmin ,
envoyé à Rome par Laodice pour l'assassiner ; puis il annonce
sa propre mort à cette reine et à Stratonice , qui ne le
reconnaissent ni l'une ni l'autre. La nouvelle d'une conspiration
naissante succède à ces révélations . La reinè , qui
a peur qu'Antiochus ennuyé de sa tutelle n'y soit pourquelque
chose , lui propose de nouveau , pour l'éprouver,
la main de Stratonice , et de plus le trône. Antiochus le
refuse , et bien lui en prend ; car il n'est pas plus tôt parti
que la reine dit que , s'il l'eût accepté , il n'existerait
plus. Désespérée de ne savoir sur qui arrêter ses soupçons
, elle sort pour aller demander une victime à son
conseil.
Au commencement du troisième acte , Stratonice a
obtenu la permission de se retirer loin de la cour , dans
un château de ses pères ; elle se dispose à partir quand
Héliodore , ministre et complice des attentats de la reine,
NOVEMBRE 1815 . 411
vient la consigner dans le palais . La conspiration va croissant.
Démétrius trouve le moyen de rester seul avec
Stratonice , qui croit avoir toujours affaire à Pharasmin ;
mais il se fait reconnaître, et apprend à sa femme comme
quoi , étant un jour à Rome , dans le fond de sa prison ,
il vit s'avancer deux hommes chargés , de la part du
consul , de lui donner la mort ; comme quoi l'un de ces
assassins parut s'attendrir sur le sort de la victime qu'il
venait immoler, et tua son complice ; comme quoi il mit
le mort à sa place et s'évada avec son libérateur ; comme
quoi ce libérateur n'était autre que Tigranne , frère de
Stratonice , qui avait pris le nom de Pharasmin , pour
venir demander à Rome , de la part de la reine , la mort
de Démétrius ; comme quoi ce Tigranne a péri de fatigue
; et comme quoi , enfin , lui , Démétrius , a pris à
son tour le nom de Pharasmin , pour pénétrer jusqu'en
Syrie , où un des anciens serviteurs de son père , Antenor,
soulève le peuple et l'armée en sa faveur. Après
ces petites explications , Stratonice , qui a ses jours et
ceux de son époux à sauver , reçoit Héliodore avec encore
plus de hauteur qu'auparavant : aussi ce ministre prendil
la résolution de la faire périr dans la nuit suivante . Il
confie son projet à Démétrius , qui est obligé , pendant
que Stratonice reste dans le palais sous le poignard des
assassins , d'aller jouer son rôle de Pharasmin à la tête
des gardes de la reine . Cette situation est assez dramatique
; mais elle ne dure pas long-temps . Au quatrième
acte , Démétrius s'échappe de l'armée ; son triomphe
s'apprête le peuple et les soldats marchent contre la
reine et le demandent à grands cris . Il propose à Stratonice
de l'emmener au camp , lorsqu'Antiochus vient
annoncer à cette princesse , que l'on voulait faire mourir
il n'y a qu'un instant , que la liberté lui est rendue . Antiochus
traite assez mal le prétendu Pharasmin ; mais
celui-ci , sans se découvrir , lui fait entendre seulement
que Démétrius n'est pas mort , Cependant , la reine a
appris , de son côté , qu'un imposteur se sert du nom de
ee prince pour soulever le peuple ; elle arrive furieuse ,
interroge Démétrius-Pharasmin , et lui dit :
:
Est- ce Rome , est- ce vous que je dois soupçonner?
412 MERCURE DE FRANCE.
.
DÉMÉTRIUS-PHARASMIN.
Vous parlez de soupçons quand jusqu'ici mon bras....
LAODICE.
Si je vous soupçonnais , vous n'existeriez pas .
Cette incertitude se dissipe bientôt : Heliodore apporte
à la reine un billet envoyé de Rome par un exprès , pour
lui annoncer , de la part du consul , qu'un grand péril
menace son empire et que Démétrius respire. Pharasmin
est donc un traître ; sa mort est résolue à l'instant. Il
sera traduit devant le tribunal des mages , comme assassin
de Démétrius. On l'arrête derrière la toile, et , au 5º.
acte , Héliodore apprend à Laodice qu'il va être condamné ;
il craint cependant que ce Pharasmin ne soit Démétrius
lui-même , et il croit prudent , avant l'exécution , de le
confronter avec l'envoyé de Rome.
On le reconnaîtra quand il ne sera plus ,
dit la reine . La révolte s'est accrue ; toute la ville et
toute l'armée se prononcent pour Démétrius, que l'on ne
connaît point encore . Mais Antiochus vient bientôt annoncer
à la reine qu'il ne reste plus que lui pour la dé
fendre , que Pharasmin s'est fait reconnaître pour Démétrius
par le tribunal des mages , et qu'il s'avance en
vainqueur et en roi. Effectivement , il paraît avec Stratonice
, qui dit :
Enfin la vertu règne où commandait le crime .
Les spectateurs redemandent ce vers à cause de la
pensée qu'il exprime , et la reine se poignarde en s'écriant:
Le lâche aspire à vivre , et moi , je sais mourir.
Telle est , Monseigneur , l'analyse de la nouvelle tragédie.
Il me semble qu'il est difficile de mettre en mouvement
une plus grande machine pour produire moins
d'effet. On reste dans le calme le plus profond au milieu
du labyrinthe dans lequel l'auteur a jugé à propos de
NOVEMBRE 1815. 413
s'embarrasser , et on arrive à la fin de la pièce sans avoir
versé une seule larme , et sans avoir frémi un seul instant
; ce qui pourrait faire conclure à quelques critiques
sévères que le roman dramatique de M. Delrieu n'est
pas une tragédie , puisque le but de ce genre de poëme
est d'exciter la terreur ou la pitié , et que Démétrius ne
produit ni l'une ni l'autre . Laodice menace et n'agit point ;
Antiochus est un honnête homme , mais n'a rien d'héroïque
; enfin les amours de Démétrius et de Stratonice sont
trop peu vraisemblables , et datent d'un peu trop loin ,
pour qu'on y prenne quelque intérêt . La pièce est cependant
arrivée jusqu'à la fin sans encombre. Elle pourra
avoir douze ou quinze représentations , et ensuite , avec
un peu d'aide , faire tomber doucement M. Delrieu dans
le premier fauteuil vacant à l'Académie . Je ne vous parlerai
des acteurs que dans ma première lettre. V. A. me
le pardonnera , Talma ne jouait pas.
ww
L'ÉTRANGÈRE DANS SA FAMILLE ,
OU
L'OBSTACLE INVINCIBLE.
m
Roman en quatre volumes ; par l'auteur d'Armand et
Angéla , du Fantôme Blanc , etc. , etc.
Dans les circonstances graves où nous nous trouvons ,
on s'occupe peu de théâtres , encore moins de littérature
; les romans , les pièces nouvelles , les débuts se suc
cèdent , pour ainsi dire , incognito : on discute , on dispute
, on consacre tout son temps à la lecture des pamphlets
politiques , justificatifs , accusateurs , apologitiques ,
réformateurs , et l'on n'en connaît mieux ni les hommes
ni les choses. Notre situation est cruelle , nos malheurs
sont grands sans doute ; mais ne serait -il pas temps de
laisser au gouvernement le soin de les réparer ? Je suis
tenté de croire que nous l'aiderons mieux par notre confiance
, par notre union , que par des conseils presque
toujours inutiles , souvent intempestifs et quelquefois
414
MERCURE DE FRANCE .
dangereux , quoique donnés dans les meilleures intentions
; exécutons tout simplement la charte au lieu de la
réformer ; le temps et l'expérience nous en apprendront
plus que tous nos publicistes , et les chambres sauront
profiter de leurs leçons . Voilà un singulier préambule
pour arriver au roman d'un auteur qui n'en est pas
moins anonyme pour moi , quoiqu'il ait déjà donné au
public Armand et Angéla , le Fantôme Blanc , etc. , etc.
Je ne connais pas un de ces ouvrages , et le hasard seul
m'a fait lire l'Étrangère dans sa Famille . Je me suis ,
abonné à un cabinet de lecture pour avoir toutes les nouveautés
: depuis un mois , mon libraire ne m'envoyait
que des projets de constitution , des plans de finances , et
mille autres rêveries politiques ; ennuyé , excédé de ces
fastidieux rabachages , je demandai un roman , il m'envoya
l'Obstacle invincible . Je le dévorai avec une espèce
de sensualité , dont je suis presque honteux dans ce moment
; car c'est un des romans les plus mauvais , le plus
pitoyablement écrits que j'aie lus de ma vie . Cependant ,
grâce à nos pamphlets , il m'a paru charmant , et , par
reconnaissance , je n'en dirais pas de mal , si le devoir
d'un journaliste n'était de dire la vérité , au moins quelquefois.
Le duc de Sérange apprit à son fils Édouard , dès le
berceau , qu'il deviendrait un jour l'époux de sa cousine
Adélaïde de Valdy ; cet engagement pris par les deux
pères au moment d'un combat naval , où le comte de
Valdy perdit la vie , paraissait d'autant plus sacré , que
toutes les convenances le justifiaient ; mais l'amour y mit
un obstacle. Le jeune Édouard , élevé avec Adélaïde , habitué
à partager ses jeux , ses études , la vit croître sans
s'apercevoir qu'elle était belle. Lorsqu'elle eut atteint
quinze ans , les louanges universelles le forcèrent à remarquer
la raison , l'instruction , les talens de sa cousine
loin d'être attiré par autant de perfections , il se
sentit humilié , et redoutant d'avoir pour compagne une
femme dont le mérite supérieur lui donnerait trop
d'ascendant sur un mari , il partit avec joie pour Clermont
où son pere l'envoyait terminer un procès de la
plus haute importance.
::
NOVEMBRE 1815. 415
Le jour même de son arrivée , il vit à une fête la jeune
Anna , qui le séduisit par sa jolie figure , sa simplicité et
son air de timidité. Il apprit qu'ayant perdu sa mère au
berceau , son père , chargé seul de son éducation , ne lui
avait permis que les travaux du ménage , la culture d'un
petit jardin , les ouvrages de son sexe , les devoirs de la
bienfaisance, et les soins d'une nombreuse volière . Anna ,
sans imagination , n'ayant jamais lu que des livres religieux
, ignorant jusqu'aux noms des passions qui divisent
les hommes , paraît à M. de Sérange la seule compagne
qui pût le rendre heureux ; il prie madame de Grandval,
à laquelle il était recommandé, de lui faire connaître le
père de cette intéressante beauté .... Quel désespoir ! elle
est fille de M. de Somerive contre lequel il vient plaider.
Une si fatale découverte afflige Édouard sans le décourager;
il offre ses voeux à la fille , obtient le consentement
du père , promet que le sien cédera à ses instances ,
et lui écrit la lettre la plus pressante pour obtenir son
aveu . Tandis que la lettre voyage , M. de Somerive
meurt , emportant au tombeau la douce idée qu'il
laisse un protecteur à sa fille . Cependant , la réponse du
duc de Sérange n'arrive point ; Édouard , trop amoureux
pour supporter le moindre délai , se hâte d'épouser Anna ,
et veut sur-le-champ passer en Angleterre , afin de se dérober
à la colère de son père , dont il prévoit le refus . Il
fait ses préparatifs , arrive à une heure après minuit chez
Madame de Grandval , qui lui avait offert le seul asile
convenable pour Anna , depuis la mort de M. de Somerive.
Quel affreux spectacle ! la maison est en feu : il se
précipite à travers les flammes dans l'appartement de sa
femme ; des vêtemens épars , à demi-brûlés , attestent
qu'elle n'existe plus ; on transporte Édouard mourant à
son logement , où son père vient d'arriver fort à propos
pour le soigner durant une maladie de six semaines.
Aussitôt que le convalescent peut supporter la voiture ,
son père le ramène à Paris. Édouard retrouve Adélaïde
plus belle qu'avant son départ , mais moins gaie , moins
expansive ; elle ne parle ni de littérature , ni des beauxarts
, sa toilette n'est plus remarquable que par sa simplicité
. Son extrême froideur afflige Edouard : des l'ins416
MERCURE
DE FRANCE .
tant qu'il se croit forcé de renoncer à elle , il sent tout
le prix de ce qu'il craint de perdre , il cherche à plaire ;
Adélaïde résiste , il redouble de soins , de tendresse ; le
duc de Sérange la presse d'accomplir les voeux d'un père
mourant ; elle cède , Édouard obtient sa main.
Au bout de quelques mois , le duc de Sérange laisse
Édouard héritier de son titre et d'une immense fortune .
Adélaïde seule peut le consoler de la mort d'un père justement
chéri ; il goûte auprès d'elle un bonheur auquel
il ne manquerait rien , si le ciel accordait un fils à leurs
prieres . Un jour le jeune duc est mandé par un de ses
voisins , dangereusement malade , pour entendre la révélation
d'un important secret ; il arrive trop tard , le malade
a perdu l'usage de la parole , et lorsqu'Édouard revient
chez lui , il trouve à la place d'Adélaïde , qui a disparu
, mademoiselle de Somerive , son contrat de mariage
à la main , et son frère à côté d'elle , prêt à
défendre ses droits ; le duc de Sérange ne les conteste
point , mais il devient le plus malheureux de tous les
hommes . A dater de ce moment les événemens se multiplient
, l'intrigue se complique et se développe avec
peine, malgré les facilités que s'est données l'auteur . C'est
l'homme le plus expéditif que je connaisse : un personnage
l'embarrasse-t-il , soudain un accident de voyage ,
un duel , une attaque d'apoplexie , un saisissement douloureux
arrive tout à point pour l'en délivrer. De bon
compte , l'auteur tue pour le moins une douzaine de ses
personnages. Avec tant de moyens , comment n'a-t-il
pas surmonté l'obstacle invincible qui forme le noeud de
son roman? Que d'événemens encore à raconter ! Mais
je ne veux pas prolonger mon analyse et tout dire à mes
lecteurs , il faut leur laisser du moins l'attrait de la curiosité
; j'avoue qu'elle est vivement excitée , et que ce
genre de mérite soutient l'attention , malgré les continuelles
invraisemblances , les longueurs et les fautes de
français dont fourmille l'ouvrage.
Ce roman , où les moeurs sont toujours respectées , a
l'avantage d'offrir un dénouement touchant et peu commun
; il ne finit point par un mariage , suivant la routine
ordinaire , et l'on peut espérer quelque chose de
NOVEMBRE 1815.
417
l'auteur , s'il veut se décider à prendre pendant quelque
temps un maître de grammaire.
QUELQUES RÉFLEXIONS
SUR L'HISTOIRE.
L'histoire est , pour ainsi dire , le registre des événe
mens passés. Mais quand les faits qu'elle rapporte sont
exposés de mauvaise foi , ou se trouvent en contradiction
avec le bon sens , il devient nécessaire de les discuter
, et de rechercher tous les documens qui peuvent faire
apercevoir la vérité à travers le nuage dont on a voulu
l'envelopper.
J'ai lu quelque part : « Qu'il ne faut chercher dans
l'histoire que l'esprit , les préjugés , les intérêts et le goût
du parti auquel l'historien est attaché. » Cette opinion ,
qui paraît d'abord paradoxale , est souvent confirmée
par l'expérience et par l'examen du caractère moral et
politique de la plupart des écrivains. Notre illustre de
Thou est du bien petit nombre de ceux qui méritent
une honorable exception . Son histoire , comparable à
celles des anciens , est écrite avec la plus sévère impartialité.
Il sacrifia ses propres intérêts , ceux de son parti
et les préjugés de la croyance à l'amour de la vérité.
Les ennemis que lui attira sa franchise purent bien l'empêcher
d'être nommé premier président du parlement
de Paris ; mais la postérité l'a vengé de cette injustice ,
en le plaçant au premier rang des historiens modernes
qui doivent servir de modèle. « Celui , dit La Bruyère ,
qui n'a égard , en écrivant , qu'au goût de son siècle ,
» songe plutôt à sa personne qu'à ses écrits . Il faut toujours
tendre à la perfection , et alors cette justice qui
>> nous est refusée par nos contemporains , la postérité
» sait nous la rendre . »
>>
»
Ce n'est point seulement dans le récit des vertus qu'il
faut , selon Tite-Live , puiser l'instruction que l'on peut
tirer de l'histoire . Elle offre encore d'autres exemples en
tout genre qui peuvent servir de leçon , si l'on sait en
27
418
MERCURE
DE FRANCE
.
faire son profit . Chacun peut y choisir un modèle à suivre.
On y trouve des actions vicieuses dans le projet ,
funestes dans l'exécution , qui doivent détourner les
hommes sensés de pareils erremens. Toutefois, pour parvenir
à ce but utile , il ne faut pas être conduit par un
guide infidèle.
L'Histoire des Révolutions d'Angleterre , par le père
d'Orléans , jouit encore d'une certaine estime parmi les
gens du monde , et j'en ai souvent entendu recommander
la lecture. Mais peut-on croire à la bonne foi de ce
jésuite ? et n'aperçoit - on pas l'influence de l'esprit
de son ordre , et celle de la cour de Saint- Ĝermain
, dans le passage que je vais citer ? Après avoir
parlé ( un peu trop succinctement ) des cruautés exercées
par les officiers de Jacques II , sur les partisans
vrais ou supposés du duc de Montmouth , il ajoute :
" Le roi fut trop tard averti de ce désordre ; mais on
ne l'en eut pas plus tôt informé , qu'il en témoigna de
» l'indignation ; et si des services importans qu'il avait
» reçus de ceux qui en étaient accusés , l'obligèrent de
» les épargner , il répara autant qu'il put leur injustice ,
» par le pardon général qu'il accorda à ceux des révol-
» tés qui étaient encore en état d'éprouver sa clémence. »
Qui ne croirait , après cela , que Jacques , éclairé sur la
conduite de ses sanguinaires agens , dût les écarter de sa
personne , en leur faisant grâce de la vie par la considération
des services importans qu'ils lui avaient renduş ?
On demeure persuadé que la clémence succéda nécessairement
aux proscriptions , et que les Anglais n'eurent
plus qu'à se féliciter de la modération royale. Le silence
que garde ensuite le bon jésuite sur les événemens subséquens
, semble devoir confirmer cette opinion . Mais ,
fort heureusement pour l'instruction de la postérité , un
autre historien s'est chargé de nous apprendre ce que le
premier avait sans doute intérêt de nous cacher . Le chevalier
Jeffreys , principal ministre de vengeance , fut
nommé grand chancelier ; Kirke , dont les rafinemens de
cruauté ne le cèdent point à cenx du proconsul Carrier,
fut généreusement récompensé. Ce bourreau répondait
à ceux qui lui reprochaient ses inhumanités : « Qu'il s'en
NOVEMBRE 1815.
419
fallait bien que Jeffreys et lui ne fussent allés aussi
loin que le portaient les instructions qu'ils avaient
>> reçues. » Quant au pardon général , il ne fut publié
que plusieurs mois après que toutes les exécutions furent
faites , et qu'on ne put plus trouver de coupables. (Voyez
Histoire d'Angleterre , par Rapin - Thoiras , tom. 10 ,
pag. 30 , édition de Trévoux. )
www
OEUVRES COMPLÈTES DE XÉNOPHON; traduites en français et
accompagnées du texte grec , de la version latine ,
des notes critiques , des variantes des manuscrits de
la Bibliothèque royale , d'estampes , de plans de ba→
taille et cartes géographiques , gravées d'après les
dessins de M. Barbie du Bocage , etc.; ( 1 ) par J. B.
Gail , membre de l'Institut , etc. Tome 1er . tom. 7°.
deuxième partie ; de l'imprimerie royale.
-
Parmi les hommes qui depuis une vingtaine d'années
ont le plus contribué à répandre en France le goût de
la langue grecque , il en est peu qui aient autant de
titres que M. Gail à la reconnaissance publique.
Persuadé de bonne heure que le défaut de livres élémentaires
étoit le principal obstacle qui avait arrêté les
progrès du grec dans l'ancienne Université , il s'efforça
de suppléer à ce qui manquait , et s'attacha sans relâche
à remplacer les misérables éditions qui servaient dans
les classes , par des éditions correctes d'ouvrages ou
d'opuscules choisis , qui pussent former une gradation
insensible , entre ce que la langue offre de plus élémentaire
et ce qu'elle a de plus difficile et de plus élevé .
Dans l'ardeur de son zèle , il ne crut pas encore
avoir assez fait , il ouvrit un cours gratuit de langue
grecque qu'il a continué pendant près de vingt-deux
(1 ) Dix vol . in-4° . Chez A. Delalain jeune , libraire , rue des
Mathurins Saint-Jacques ; et chez Charles Gail neveu , au collége
Royal , place Cambrai .
Tout l'ouvrage est maintenant terminé et en vente. On peut se le
procurer ou tout entier ou par livraison.
420 MERCURE DE FRANCE.
ans , jusqu'au moment où l'instruction régulière du gree
dans nos écoles et la création d'une école normale , ont
rendu ces soins moins nécessaires , sinon tout-à-fait superflus
. C'est à ce cours qu'une foule de jeunes gens
médecins , naturalistes , chimistes , vinrent puiser les
premiers principes de la langue grecque et chercher les
moyens de suppléer à l'éducation imparfaite qu'ils avaient
reçue au milieu des troubles et des discordes civiles . Les
uns , forcés de retourner aux travaux qui devaient préparer
leur avenir , remportèrent au moins de ce cours
les notions qu'ils avaient jugé indispensables ; les
autres , après avoir franchi les premières difficultés ,
attirés par
le charme toujours croissant que leur offraient
la langue la plus belle et la littérature la plus riche ,
y pénétrèrent plus avant , et finirent par s'attacher exclusivement
à une étude qui n'avait d'abord été pour
eux qu'un objet secondaire et subordonné. C'est ainsi
que M. Gail compte parmi les savans et les littérateurs
plusieurs hommes dont son cours élémentaire a préparé
le sort et décidé la vocation .
Si les ouvrages élémentaires du zélé professeur lui
firent négliger par fois les vrais intérêts de sa réputa→
tion littéraire , ils ne les lui firent pas entièrement oublier
, et ne l'empêchèrent pas de publier successivement
des traductions d'auteurs difficiles , parmi lesquelles je
ne rappellerai ici que celle de Théocrite , accompagnée
d'observations httéraires et critiques, où les beautés de
ce grand poëte sont appréciées avec goût et sagacité.
Mais ce n'était là que le prélude de plus importans
travaux .
Depuis long-temps M. Gail se livrait à une étude approfondie
des deux principaux auteurs du siècle de
Périclès , je veux parler de Thucydide et de Xénophon ,
et préparait les matériaux d'une édition complète de ces
deux grands écrivains : soutenu par un zèle infatiguable,
il s'occupait sans relâche à collationner les manuscrits
de la Bbliothèque royale , à réunir les variantes. Arrivé
à la fin de ces recherches pénibles , de ces travaux aussi
fastidieux qu'utiles , M. Gail en publia successivement plu
sieurs spécimen importans. L'économique et le traité de la
NOVEMBRE 1815. 421 2
chasse par Xénophon , et la harangue de Péricles , tirée de Thucydide , précédereut
la publication de l'édition et traduction de l'ouvrage de ces historiens qui parut en 1807 et 1808 ; l'édition du texte entreprise sans sous- cription , sans appui du gouvernement
, était accompagnée
des variantes de treize manuscrits ; elle présen- tait , sous ce rapport , un avantage considérable
sur
toutes les éditions précédentes , puisque celle de Duker
celle
donne les variantes de cinq manuscrits seulement , de Gotleber , Bauer et Beck , celles de deux manuscrits
nouveaux .
L'édition de M. Gail , qui contient celles de treize
la
manuscrits , ouvre donc une nouvelle époque pour , critique de Thucydide . Quant à la traduction, il convient
lui-même qu'il a beaucoup profité de celle de M. Lévesque
, mais il s'est attaché principalement
à traduire
de nouveau les harangues ; et à cet égard , on s'est ac- cordé à reconnaître que son ouvrage est enti rementneuf.
L'édition de Thucydido détourna pendant quelque
temps M. Gail de ses travaux snr Xénophon : il y revint
bientôt avec une nouvelle ardeur ; l'impression fut
continuée , elle est tout-à -fait achevée maintenant. L'ouvrage
se compose de dix volumes in-4°. , tous imprimés
, qui paraîtront successivement par livraison . Ils
renferment outre le texte grec , la version latine et la
traduction française de tous les ouvrages de Xénophon ,
les variantes des manuscrits de la Bibliothèque royale ,
discutées dans un volume à part ( 1 ) , beaucoup de
notes et observations critiques , et un grand nombre de
cartes géographiques et de spécimen de manuscrits .
La première livraison qui paraît maintenant , se compose
:
1º . De la deuxième partie du 1. volume , qui comprend
les républiques de Sparte et d'Athènes , les revenus™
de l'Attique, l'Agésilas , le banquet l'Hiéron , l'équitation ,
le maître de la cavalerie .
(1 ) L'illustre M. Heyns , qui a eu connaissance de ce volume, parle très-avantageusement , et des Variantes recueillies par M. Gail, et de
ses Principes de critique . ( Journal de Gotting , mars 1810. )
422 MERCURE DE FRANCE.
2º. De la deuxième partie du 7 °. volume , qui contient
les specimen , et la notice des manuscrits , et beaucoup
de discussions littéraires et critiques.
Je me garderai bien de m'étendre ici longuement , sur
la personne et les écrits de Xénophon : ceux qui pourraient
ne le pas connaître , trouveraient que je n'en dis
pas assez; et j'en dirais beaucoup trop pour ceux qui le
connaissent. Il vaut mieux entrer dans quelques détails
sur les deux volumes que j'ai sous les yeux .
« Le gouvernement , dit M. Gail , ne m'avait d'abord
» demandé que le texte grec , avec version latine et col-
» lation des manuscrits : là devait se borner ma tâche ,
» lorsque ensuite on m'invita à y joindre la version
» française . J'eus beau représenter que l'Abeille attique
» laisse peu de prise sur elle ; que les grâces se tradui-
» sent plus difficilement que la force , et qu'ainsi il m'é-
» tait impossible d'entreprendre la traduction du Xénophon
, écrivain aussi difficile à rendre , qu'il est en
» général , facile à entendre. On insista , je cédai , en
» déclarant que je traduirais avec toute l'exactitude
» dont je pouvais être capable , ce qui n'etait pas tra-
» duit , ou ce qui l'était mal , comme les Cynégétiques ,
» l'Économique , etc.; mais qu'en même temps je m'aiderais
du travail de M. Dacier sur la Cyropédie , de
» MM. Larcher et la Luzerne sur l'Anabase ( 1 ) .
»
D'après cela , on voit que les soins de l'éditeur se sont
dirigés principalement sur la partie la plus importante,
sur l'édition du texte et la collation des manuscrits.
Quant à la traduction , excepté l'Économique , les Républiques
de Sparte et d'Athènes, les Cynégétiques , qu'il a
traduits avec un soin particulier , il s'en est un peu trop
reposé sur ses devanciers , et il a pris leur travail pour
base , en y ajoutant toutefois ce qui lui fournissaît un
examen plus approfondi du texte , ou la découverte de
quelque variante inédite. « Ainsi , ajoute M. Gail j'oserai
» compter sur un peu d'indulgence pour ma tradution ;
» elle trouvera , je l'espère , grâce devant les gens du
» monde. Quant aux philologues , qu'il me soit permis
(1)
Avertissement , pag. 4.5
NOVEMBRE 1815. 423
"
de les renvoyer à mes observations historiques , mili-
» taires , géographiques et grammaticales , faites posté-
» rieurement à cette traduction ( 1 ) .
>>>
Ces divers passages montrent avec qu'elle modestie ,
je devais dire avec qu'elle sévérité , M. Gail juge une
partie de sa traduction. Il me permettra de n'être pas
tout à fait de son avis . Le premier volume que j'ai sous
les yeux renferme les républiques de Sparte et d'Athènes,
les revenus de l'Attique , le Banquet, l'Hiéron , l'Equitation
, le maître de la cavalerie ; ces divers traités ( les
deux premiers exceptés ) , sont compris parmi ceux dont
il dit n'avoir ni voulu ni pu soigner la tradution : et
cependant en l'examinant comparativement avec d'autres
traductions antérieures de ces mêmes limites , j'ai
trouvé la sienne, non seulement très-différente , mais elle
m'a paru en général à la fois fidèle et facile . Il faut en
couclure de deux choses l'une ; ou M. Gail a fait plus
qu'il a cru faire , ou bien il a pu beaucoup plus qu'il
n'a voulu. La critique ne saurait donc être pour sa tradution
aussi redoutable qu'il semble le penser, Il a beau
permettre " qu'on ne lui sache aucun gré d'avoir traduit
plusieurs traités pour la première fois et d'avoir
» souvent corrigé ce qui avait été traduit » ; je doute fort
que personne ait assez peu de justice pour profiter de
la permision.
Le texte grec est d'une grande correction. M. Gail s'en
servit pour les traités contenus dans le prémier volume
de l'édition de Zeune , en se réservant de discuter dans
les notes de la premiére partie dn VII . volume , les
variantes nouvelles que lui ont fourni les manuscrits.
Il m'a fait regretter qu'il n'ait pu mettre à profit pour l'Équitation
et le maître de la cavalerie , l'édition de M.
Courrier , qui a paru après I impression du volume publié
en ce moment . Cette édition offre , comme on sait , le
meilleur texte qu'on ait jamais possédé de ces deux
traités de Xénophon.
(1 ) Le premier volutne vient de paraître séparément , sous le titre
de : Recherches historiques , militaires , géographiques et philologiques
, etc. , pour servir à l'étude approfondie de l'Histoire an
cienne. Paris , chez Delalain . 1 vol. in- 8° .
424
MERCURE DE FRANCE .
Je passerai maintenant à l'analyse des objets discutés
dans la deuxième partie du VII . volume . Elle est divisée
en deux sections .
La première , sous le titre de Notice des manuscrits de
Xénophon et de Thucydide , est précédée d'observations
şur les devoirs d'un éditeur des anciens .
Ces observations ont pour but de montrer les funestes
effets de la manie de corriger les textes qui s'est emparée
des philologues les plus distingués. M. Gail fait voir,
par plusieurs exemples , que telle correction jugée indispensable
est , dans le fait , absolument inutile, puisque la
leçon du texte fait un sens raisonnable. Il puise principalement
ses preuves dans Thucydide , Xénophon et
Sophocle. Au reste, cette doctrine très-bien défendue par
M. Gail est celle de tous les éditeurs éclairés , qui s'attachent
plutôt à donner des textes purs , qu'à briller par
des tours de force , aux dépens des anciens . Mais il est
trop éclairé lui-même pour être exclusif ; et tout en
blamant l'abus des corrections , il ne prétend pas nier,
sans doute , que les éditeurs les plus circonspects ont souvent
introduit avec le plns grand succès dans le texte des
principanx auteurs anciens , des conjectures tellement
évidentes qu'elles peuvent réellement se passer de l'antorité
des manuscrits. On doit savoir fixer des bornes à la
réserve comme à la hardiesse ; car si la témérité suppose
un esprit faux , la réserve poussée trop loin décèle un
esprit timide, parce qu'il est faible et indécis, parce qu'il
n'est pas assez bien soutenu par la connaissance de sa
langue.
La notice instructive des manuscrits de Xénophon est
suivie de celle des éditions et traductions de Xenophon ,
qui avaient paru au moment où ce volume a été imprimé.
Ainsi on ne doit pas imputer à omission de ne point y
rencontrer la petite édition de M. Schaefer , puis celle
des deux Traités d'équitation donnée par M. Courrier .
On retrouve ensuite avec plaisir la dissertation de
M. Lévêque sur l'orthographe de Thucydide , et l'inscription
en l'honneur d'Orripe de Mégare , avec l'explication
qu'en a donnée M. Calvet , d'Avignon.
Ces deux morceaux servent en quelque sorte d'introNOVEMBRE
1815. 425
duction au Specimen des manuscrits , dont vingt pour
ceux de Xénophon , cinq pour ceux d'Hérodote , huit pour
ceux de Sophocle , un pour ceux de Théocrite . Ce sont
des fac simile gravés avec une perfection telle , qu'on ne
saurait s'imaginer qu'on n'a pas sous les yeux les manuscrits
eux -mêmes. Ces Specimen ne doivent point être
regardés uniquement comme un objet de luxe et de curiosité
; outre qu'ils sont très -propres à donner une idée
de l'écriture des manuscrits de différens siècles , et à
éclairer sur les fautes des copistes , le judicieux éditeur
a trouvé le moyen de les faire servir à la critique du texte
de Xénophon , en faisant calquer principalement les endroits
qui présentent des leçons douteuses , qu'il discute
dans ses notes critiques.
y
passages
La deuxième section se compose d'observations littéraires
et critiques sur divers traités de Xénophon . M. Gail
suit avec succès la méthode qu'il emploie constamment
dans l'explication des anciens. Elle consiste à ne jamais
considérer une phrase en elle-même ; mais à l'envisager
dans ses rapports avec le contexte. C'est à l'aide de cette
méthode qu'il a expliqué beaucoup de
difficiles ,
dont le vrai sens n'avait pas encore été saisi .
L'auteur s'arrête très-peu sur l'Eloge d'Agésilas ,
mais il en dit assez pour qu'on voit qu'il doute fort de
son authenticité . C'était l'opinion du célèbre Walckenar ;
mais Kühn , dans une dissertation citée par M. Harles ( 1 ),
paraît avoir combattu avec avantage l'opinion du philosophe
hollandais. M. Gail est tellement versé dans la connaissance
du style de Xénophon , qu'il eût été bien à
désirer qu'au lieu de se borner à quelques phrases vagues,
qui tranchent une difficulté sans la résoudre , il eût consacré
quelques pages à prouver, par des rapprochemens
incontestables , que ce morceau , comme il paraît le
croire , ne peut être sorti de la plume de Xénophon .
Les traités militaires de l'équitation et du maître de la
cavalerie présentent de grandes difficultés , qui tiennent
à une foule de détails techniques , dont il est presque im-
(1) Ad Fabric. B. G. T. 3, pag. 16 .
426
MERCURE
DE FRANCE
.
possible de se tirer sans la double connaissance de la
langue et de la matière. Les observations de M. Gailsont en
grand nombre et très-judicieuses , et il a fait tout ce
qu'on pouvait attendre d'un habile hélléniste , qui connaît
mieux le grec que les chevaux. Il ne néglige pas de
remarquer les passages qui prouvent avec évidence que
chez les Athéniens , les chevaux n'étaient pas ferrés , et
it réclame la priorité de cette observation sur un savant
qu'il ne nomme point . La réclamation est au moins superflue
: la remarque en a été faite il y a bien long-temps;
d'abord , à ce que je crois , par Casaubon , qui s'en
explique , il est vrai très -vagnement , dans ses notes sur
Aristophane ( 1 ), ensuite par Herman Hugo (2) , par Montfaucon
, qui cite et explique le passage de l'historien
grec (3) , par M. Le Beau , qui traite la question avec
plus de détail dans son vingt-deuxième Mémoire sur la
légion romaine (4) ; enfin elle a été traitée spécialement
dans un Mémoire de M. Samuel Pegge , la le 25 février
1773 , à la Société des Antiquaires de Londres ( 5).
Il ne restait donc plus qu'à constater la possiblilité d'un
semblable usage , et son utilité dans certains cas , et c'est
ce que M. Courrier a fait avec le plus grand succès , lors
de son séjour dans la Pouille et la Basilicate (6) .
Mais le morceau le plus important , par son objet et
son étendue , est celui qui a pour titre : De la Doctrine
de Socrate , d'après le banquet , les dits mémorables ,
les économiques et l'apologie . M. Gail a extrait de ces
divers traités tous les passages qui pourraient avoir rapport
aux opinions de Socrate , sur la morale et la religion
, à sa manière de vivre , à ses habitudes. C'est un
sujet bien souvent traité , et qui me paraît l'avoir été
supérieurement dans uu mémoire de l'abbé Fraguier ,
intitulé De l'Ironie de Socrate , de son démon familier,
(1 ) Casaub, ad Aristoph . Equit. , v. 549.
( 2 ) H. Hugo , de militia Equestri. , lib. 1 , c. 3.
(3) Montf. Antiq . expliq. , t . 4 , p. 79.
(4) Acad. Inscript. , t. 39, p. 536 sq.
(5) Arceolog. Britann . , t . 3 , p . 39-52.
(6) Courrier de l'Eq. , etc. , par Xén . , P. 53-56.
NOVEMBRE 1815. 427
etc. ( 1 ) ; et quant aux moeurs de Socrate , il est difficile
de rien ajouter à ce qui est dit dans la curieuse dissertation
de Mathias Gesner , ayant pour titre : Sanctus
Socrates poderasta (2). Toutefois , en considérant Socrate
sous divers points de vue , M. Gail s'est attaché
et est parvenu à fournir de nouveaux motifs d'admi
ration aux partisans de ce philosophe . Il est néanmoins
à regretter que ce savant professeur ait cru devoir
s'imposer l'obligation de s'en tenir uniquement aux
écrits de Xénophon , pour tracer le portrait de Socrate
, et qu'il se soit ainsi privé volontairement des
couleurs que lui auraient fourni ceux de Platon. Xénophon
et Platon , pris séparément , ne nous offrent , pour
ainsi dire , que la moitié de Socrate . Ce n'est qu'en
réunissant les ouvrages des deux disciples que l'on conpaît
bien le maître . Je sais que Platon s'est souvent abandonné
à son imagination , dans la peinture de Socrate ,
et que les traits sous lesquels il le représente ont par fois
une perfection presque idéale. Mais il faut que le critique
sache choisir ; et, s'il veut connaître ce grand homme,
il doit lire et relire surtout l'Apologie , le Gorgias , les
deux Hippias , et l'Eutyphron , le Lachès , le Prodicus :
c'est dans ces admirables morceaux qu'il pourra se faire
une idée de ce que l'esprit de Socrate avait de finesse et
de profondeur , son éloquence de vérité et de force , son
caractère de sincérité , de noblesse et d'élévation. C'est
là qu'on apprécie tout le parti qu'il tirait de l'ironie , et
qu'on apprend à connaître l'art singulier avec lequel il
savait si bien captiver ses interlocuteurs , en intéressant
leur amour-propre , les envelopper par ses adroites questions
, d'imperceptibles réseaux , leur arracher des réponses
dont il relevait ensuite l'inconséquence ou le
ridicule , et les forcer de déchirer eux-mêmes le voile qui
cachait à leurs propres yeux leurs vices ou leur ignorance
!
C'est dans le Bouquet de Xénophon que les adversaires
de Socrate ont puisé leurs principaux argumens . M. Gail'
(1 ) Acad. Inscr. , t . 4 , p . 350-380 .
( 2) Comment. societ . Gotting. Ann . 1752 , p . 1-35 aj.
428 MERCURE DE FRANCE.
a consacré une dissertation spéciale à l'explication des
endroits les plus difficiles et les plus équivoques de ce
dialogue . Toute son explication repose sur l'idée qu'il
n'est qu'une ironie continuelle; et il pense que Xénophon
a eu l'intention secrète de tourner en ridicule les
sophistes dont l'amour-propre humilié avait causé la
perte de son maître . Pour y parvenir, Xénophon réunit
plusieurs interlocuteurs qui « à la faveur de la liberté qui
règne dans un banquet , puissent se montrer à nu , et
» étaler leur science captive et leur goût pour les paradoxes
( 1 ) . » Cette supposition de M. Gail est ingénieuse ;
elle le conduit à expliquer très-facilement plusieurs endroits
; mais , si j'ose le dire , elle me paraît peu néces-
>>
saire.
་་
Le banquet de Xénophon , pris au sérieux , ne m'offre
rien de contraire à l'idée qu'on se forme de Socrate ,
d'après les autres écrits de Xénophon , et même d'après
ceux de Platon, Il faut seulement avoir égard au lieu de
la scène , aux moeurs du temps et du pays. On ne conçoit
vraiment rien aux scrupules d'Athénée , de ce compilateur
aussi chargé d'érudition , qu'il était dépourvu
de critique et de jugement . Socrate acceptait à dîner
chez un riche Athénien , ami de la philosophie , mais
partisan de la gaieté. Le philosophe avait trop d'esprit ,
il était trop éloigné de l'affectation pour apporter dans
une réunion de gens comme il faut ( xayòs xàyabòç ) , une
roideur et un pédantisme qui eussent fort gêné les convives.
Il crut donc devoir laisser un libre cours à la gaieté
qu'inspire une aimable réunion , afin de mieux réussir à
faire tourner la plaisanterie elle- même au profit de la
morale. Tout s'explique alors.
Ainsi , rien de plus conforme aux moeurs grecqnes
que l'éloge de la danse , dans la bouche même de Socrate
( 2 ) ; et il est tout-à-fait inutile de recourir à l'ironie.
Quand il prétend disputer à Critabule le prix de la
beauté , qui pourrait voir dans ses paroles autre chose
qu'un badinage , à l'aide duquel il trouve encore le se-
(1 ) Idem , pags 116 .
(1) Acad. Inscr. , t. 1 , p . 112 .
NOVEMBRE 1815. 429
cret de ramener ses auditeurs à son idée favorite sur le
beau qu'il ne séparait jamais du bon ni de l'utile ? D'un
air sérieusement comique , il se glorifie d'être entremetteur
( μáστρoños ) ; mais qui ne voit encore qu'en se
donnant un nom si odieux , il veut captiver l'attention
de ses auditeurs : curieux de savoir comme il se tirera
d'un semblable paradoxe , ils se pressent autour de lui ,
ils l'écoutent attentivement , et ne se doutent pas de la
charmante leçon ( sur l'amitié ) , que Socrate a le secret
d'amener avec une imperceptible adresse , et que sans
doute ils n'auraient pas eu la patience d'entendre jusqu'au
bout , sans l'ingénieux détour du philosophe !
Enfin il n'y a pas jusqu'à la singuliere dissertation sur
l'amour qui ne soit à la fois dans la manière de Socrate
et dans les moeurs athéniennes . Elle n'a rien de plus extraordinaire
que le passage des Mémorables , sur le danger
du pinua ( 1 ) , et que cent passages de Platon , où
assurément on ne soupçonnera pas qu'il existe aucune
ironie n'est-ce pas le divin Platon , lui-même , qui lui
fait dire quelque part , que s'il sait quelque chose , c'est
uniquement ce qui regarde l'amour (2 ). Par de semblables
discours , Socrate avait l'air de condescendre aux
faiblesses de ses auditeurs . Ceux-ci se persuadant qu'il
allait flatter leurs passions , ne perdaient pas une seule
de ses paroles mais bientôt il détournait adroitement
leurs idées , il les éloignait insensiblement du but qu'il
avait d'abord paru vouloir atteindre , et les forçait , par
un charme irrésistible , de s'élever avec lui jusqu'au beau
moral , qui était à ses yeux la vraie , la seule source de
la beauté ( 3) . C'est ainsi que , dans le Banquet de Xénophon
, Socrate , en parlant de l'amour , développe des
idées si belles, si nobles, exprimées avec une éloquence si
entraînante , que Lycon , le père du jeune Antalicus ,
présent à cet entretien , se lève et s'écrie , transporté :
:
(1 ) Socrat. ap . Xénop. in Mem. 1-3-8. sq.
(ɔ) Id. in Theag, t . 1 , p . 128. B. of maxim, Tyr. Disc. 24.
(3) Maxim. Tyr. Disc . 35 , § 2.
430
MERCURE
DE FRANCE
.
« Par Junon , Socrate , vous êtes un honnête hom-
» me ( 1).
"
Qu'est-il besoin , je le demande , d'admettre l'ironie
dans un tel dialogue ? Par ce moyen , vous excusez Socrate
, il est vrai , de quelques paroles qui vous paraissent
peu convenables à la dignité de son caractère ,
parce que vous perdez de vue et la situation du personnage
, et les moeurs de son temps : mais aussi vous êtes
obligés d'admettre que Xénophon a voulu tourner en
dérision tout ce qu'il y a d'admirable dans ces mêmes
discours.
Je persiste donc à le croire . Dans le banquet , Xénophon
a parlé très-sérieusement , il le dit lui- même au
commencement , il le répète dans le cours du dialogue
( 2) ; et ses paroles sont si formelles , qu'elles suffi→
raient presque seules pour établir qu'il a réellement eu
l'intention de nous montrer son maître tel qu'il était ,
au milieu de ses amis , toujours naturel , toujours sincère
, plein d'abandon et de réserve tout-à-la-fois , sachant
déposer la gravité philosophique quand elle pouvait
rebuter les esprits par l'apparence de la morgue et
du pédantisme ; mais conservant sa raison dans un festin
, ne perdant jamais de vue ce qu'il appelait son ministère
et sa vocation , et saisissant avec une dextérité
merveilleuse toutes les occasions de ramener les convives
vers les éternelles vérités de la morale .
Cet article est déjà si long , que je ne suivrai pas
M. Gail dans ses observations sur l'économique et les Crnégétiques.
Je regrette de ne pouvoir donner au moins
une idée des intéressantes discussions dans lesquelles est
entré le savant et laborieux éditeur.
L'espace me manque ; et je me verrais réduit à extraire
quelques observations isolées qui , détachées de
l'ensemble auquel elles appartiennent , perdraient une
partie de leur valeur. Il vaut mieux renvoyer à l'ouvrage
même c'est là que l'on trouvera une foule de recher-
(1) Xenop. symp. c . q. , p . 277. ed. Gail.
(2) Id. , c. 4, p. 217.
NOVEMBRE 1815.
431
ches neuves , où l'auteur a su répandre une instruction
aussi variée que
solide .
LOGOGRIPHE.
Mon être est singulier : tantôt blanc , tantôt noir,
Je suis vraiment sans caractère ,
Quoique cru pour en avoir ;
Si je garde un secret , je divulgue un mystère,
Je sers et la haine et l'amour,
Les sciences , les arts , je les mets en lumière ;
Mais aussi , par mon fait , la critique a son tour
Par une même inconséquence ,
Alternativement recherché , déchiré :
Telle est ma versatile chance ,
Qu'on me mette à la rame , ou qu'un habit doré
Me donnant un air d'importance ,
Je me vois exposé dans un lieu décoré ,
D'un nombreux cortége entouré ,
Hélas ! savans mortels , notre fin est la même ;
Après avoir séduit , éclairé l'univers ,
Oubliés , dédaignés de nos obligés même ,
Nous devenons la pâture des vers ;
Quatre pieds de mes six , au soldat , au manoeuvre,
Fournissent un délassement ;
Et quatre autres an instrument
Destructeur des corps mons : mes six mettaient en oeuvre
( En les décomposant ) le ciseau phrygien ,
Et devenaient un lien d'indécente figure ;
J'offre encore un poison de bizarre structure ;
Un mortel tourmenté par le luthérien ;
L'équivalent de couple ; et lorsqu'on a fait bien ,
Ce qu'il faut toujours craindre en forçant la mesure .
432
MERCURE
DE FRANCE
.
CHARADE.
Mon premier peut former un tiers ou quart à souhait ;
Mon second que jadis pár tiers on divisait ,
Par quart aujourd'hui se partage ;
Et mon tout , qui par tiers a sa division ,
Grâce à l'habileté d'un sage ,
1
Perd moitié dans le quart dont s'accroît mon second ;
Avec neuf pieds on me voit en Champagne ;
Si vous m'en ôtez un , on me voit en campagne .
ÉNIGME.
Je suis à toute heure en danger,
Et chacun songe à m'outrager ,
Contre les lois de la nature :
Avez-vous jamais entendu
Que l'on condamne à la torture
Celui que l'on a vu pendu .
ANNONCES.
ww
Tableau des Participes , en forme de calendrier ; à l'usage des
administations , colleges, pensions; etc. Par M. l'abbé Burat , auteur
des Leçons élémentaires sur la rhétorique , la versification et la
littérature. Ouvrage adopté pour les maisons royales
Le premier se trouve , à Paris , chez Le Normant , imprim. -libr. ,
rue de Seine , nº . 8. Prix , 20 c. — Le second , chez Alexis Eymery,
libraire , rue Mazarine , nº. 3o . Prix , a fr.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro.
Le mot de l'énigme est
Le mot de la charade est
Le mot du logogriphe est Brame , où l'on trouve rame et âme.
DE L'IMPRIMERIE DU MERCURE , RUE DE RACINE ,
No. 4.
MBRE
ROY
MERCURE
DE FRANCE.
AVIS ESSENTIEL .
Les personnes dont l'alonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler, si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros.
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr
pour six mois , et 50 fr. pour l'année . On ne peut souscrire
que du 1. de chaque mois . On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement
et surtout très- lisible . Les lettres , livres , gravures , etc.
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Mazarine , n . 30 .
-
INSTRUCTION PUBLIQUE .
A la tête des institutions consacrées à l'instruction
publique, se trouve placé de plein droit le College Royal
de France.
Créé , il y a trois siècles , par un roi brave et lettré ,
le Collége Royal contribua à dissiper les ténèbres de
l'ignorance , à faire succéder au jargon de l'école la saine
érudition , et , depuis , à étendre la sphère de nos connaissances
. Honneur à ce roi chevalier , vraiment grand
malgré ses malheurs ! Ses expéditions ne furent pas
toutes heureuses ; la fortune trompa quelquefois son attente
; mais , ainsi que l'a dit un de nos plus spirituels
littérateurs , ses mains royales ont semé les lauriers pacifiques
dont la France est couronnée .
Les écoles d'Athènes et d'Alexandrie , dont la renommée
a traversé tous les temps, nous montrent les Thales ,
28
434 MERCURE DE FRANCE .
les Platon , les Gorgias , les Hipparque et tant d'autres ,
entourés d'une foule attentive et docile : que pourrait
leur envier le noble établissement dont nous parlons aujourd'hui
! Consacré aux sciences et aux lettres , astronomie
, physique et chimie , mathématiques et histoire ,
littérature , langues anciennes et modernes , quelles
branches n'y ont eu , dans tous les temps , les professeurs
les plus distingués ? Dans tous les temps , le College
Royal a été , non-seulement pour la France , mais pour
l'Europe , le sanctuaire des sciences et des lettres .
Il l'est aujourd'hui plus que jamais ; les Danet , les
Vatable , les Lambin , les Amyot ont trouvé de dignes
successeurs .
Le premier qui se présente à nous , par les titres les
plus mérités , est M. Delambre , dont la science agrandit
notre espèce , et rend l'homme , pour ainsi dire ,
concitoyen de tous les mondes.
M. Delambre , secrétaire de l'Institut , chevalier de la
Légion d'Honneur, a continué son cours d'astronomie
avec le talent distingué dont il a donné tant de preuves ;
il a développé , de la manière la plus satisfaisante , la
théorie des planètes et de ces corps long-temps prétendus
vagabonds, dont l'apparition jetait jadis tant d'alarmes
dans les esprits.
Plus d'étendue sur l'astronomie nautique , qu'il a traitée
avec le même succès , et un peu plus de variété dans
le débit , n'eussent laissé aucun regret à ses auditeurs ,
impatiens de le voir reparaître sur la tribune.
Un nom moins célèbre a attiré plus d'adeptes d'une
science plus répandue. M. Delacroix , dont les travaux
nombreux n'ont pas toujours eu la gloire pour récompense
, a , par sa méthode , jeté la clarté sur des matières
abstraites et profondes , et s'il n'a pas lui-même reculé
de beaucoup les bornes des mathématiques , il a fourni
du moins à ceux qui viendront après lui les moyens
d'en atteindre les dernières limites .
Nommer M. Hallé , c'est rappeler les plus nobles vertus
unies aux plus vastes connaissances. Son cours , que
nous n'avons pu suivre , doit offrir un double mérite ;
celui d'un art bienfaisant développé par un de ses plus
NOVEMBRE 1815. 435
3
habiles ministres , et celui d'une manière d'enseigner
pleine de franchise et de charmes.
M. Lefevre-Gineau , de l'Institut , professeur de physique
expérimentale , savant très-profond sans doute ,
traite cependant ses matières d'une manière un peu
vague et superficielle . Ses expériences , accompagnées
quelquefois de réflexions un peu naïves , ne sont pas
exemptes d'un certain charlatanisme , auquel ne résistent
pas les habitués de M. Comte , qui inondent trois
fois par semaine son amphithéâtre.
Un des cours qui ont le plus fixé l'attention publique
⚫et la nôtre , est celui de M. Cuvier. Une réputation , que
l'envie même n'a pas contestée, parce qu'elle est hors de
ses atteintes comme au-dessus de nos éloges , l'importance
des matières ( les sciences naturelles dans le dixhuitième
siècle ) , cet esprit de critique auquel l'Institut
a tant de fois applaudi , quoique les traits en fussent sou
vent amers , un organe sonore , un débit plein de charme
, ont attiré à des leçons trop rares des auditeurs
nombreux. Des dames , et du plus haut rang , n'ont pas
été effrayées de la grave célébrité du professeur , qui a
semé son cours d'anecdotes piquantes.
M. le comte Pastoret , pair de France , professeur du
droit de la nature et des gens , se repose sur un suppléant
du soin de remplir ses fonctions au Collège de
France .
On regrette qu'une chaire qui intéresse autant la morale
publique , ne soit pas remplie par un titulaire moins
élevé en dignités .
M. Ruffin , professeur de turc , remplit des fonctions
diplomatiques à Constantinople , et paye ainsi sa dette à
l'état .
M. Kieffer, qui le remplace , enseigne avec facilité une
langue, qu'une détention aux Sept-Tours l'a mis à même
d'approfondir.
Un accent allemand nuit un peu chez lui à l'expression
des beautés de la littérature musulmane.
Nous ne dirons rien de MM. Abel - Remusat et Chezy ,
qui, possédant seuls en France le chinois et le samskrit ,
n'ont qu'eux-mêmes pour admirateurs .
436 MERCURE
DE FRANCE .
Une langue plus connue , plus estimée que celle des
Brames et des Gengiskan , la langue d'Homère, a , au
College de France , M. Gail pour interprète . Ce savant ,
que n'a pas réchauffé le langage toujours si pur , si harmonieux
de l'antiquité , a cependant rendu de grands
services à la littérature par des traductions fidèles . Le
prince de Ligne disait : mieux aimer un homme d'esprit
qu'un savant , parce qu'à force de travail tout le monde
peut aspirer à ce dernier titre , tandis que ne devient
pas homme d'esprit qui veut. L'érudition de M. Gail
nous ferait balancer dans le choix. Un in-folio a bien
son mérite.
S'il nous était permis ici de nous écarter un peu , non
du Collège de France , auquel se rattache tout ce qu'il
y a de noble et de pur dans les sciences et dans les lettres
, mais de l'ordre de nos matières , nous payerions à
un auteur plein de fraîcheur, de grâce et de mélodie , un
hommage que nous refusons à M. Gail , qui peut mieux
que personne apprécier la justesse de notre éloge.
L'éloquence et la poésie latine réclament notre attention.
Qui retrace dans le temple du goût , qui rend dans
notre langue les beautés inimitables du sauveur de
Rome ? De quelle bouche sort , abondante et pure , une
éloquence pleine de force et de charmes ? Retrouve-t-oh
dans M. Guéroult quelques-unes des qualités de Cicéron ?
Voué tout entier au Collège de France , le professeur
de poésie latine croit que toutes les fonctions de l'entendement
suffisent à peine pour remplacer Delille , et
consacre entièrement ses veilles à cette tâche glorieuse .
Sans avoir le tact et la finesse de son illustre ami ,
M. Tissot en a la chaleur et la verve : sa manière d'enseigner
est pleine d'entraînement . L'émotion communicative
qu'on éprouve à l'entendre fait pardonner à son ton
quelquefois un peu emphatique . Que M. Tissot y prenne
garde, le mélodrame arrache aussi des larmes désavouées
par le goût ; qu'il ne donne pas au monde littéraire le
scandale d'une hérésie au sein même du temple des Muses.
L'enthousiasme du romantique séduit les esprits les
plus droits ; et ce que je ne crains pas le moins , je l'aNOVEMBRE
1815: 437
voue , c'est une invasion dans le domaine des classiques.
C'est du Nord aujourd'hui que viennent les ténèbres.
Il est assez singulier de voir le commentateur d'Horace
et d'Aristote s'éloigner , tant par son débit que par ses
principes , des règles que ces grands maîtres ont tracées ,
et disputer en quelque sorte la justesse de ce vers du législateur
de notre Parnasse :
Rien n'est beau que le vraj , le vrai seul est aimable.
Bien près de M. Tissot , et bien loin de ses opinions
littéraires , est M. Andrieux , chargé depuis l'année dernière
de la chaire de littérature française . Depuis dix
ans , M. Andrieux , dont l'amitié de Ducis et de . Colind'Harleville
ferait seule l'éloge , consacre à l'enseignement
une vie honorée par la fidélité aux plus nobles
principes , non-seulement en littérature , ce qui est d'un
moindre mérite , mais en sa vie publique et privée . Appelé
à succéder à M. Cournand , il a ramené dans l'enceinte
d'une salle honteusement étroite , une jeunesse
avide de l'entendre , et qui admire en lui , selon l'expres
sion que je lui emprunte ,
L'accord d'un beau talent et d'un beau caractère ,
des leçons intéressantes et variées , un goût sûr , un
ton vif et piquant , une manière de lire pleine de
finesse , malgré le défaut d'un organe un peu faible ,
et surtout cette bonté pleine de grâce , qui fait voir
en lui plutôt un père de famille qu'un professeur retranché
dans son austérité , ont donné une vogue méritée
à ses leçons . Des auditeurs difficiles eussent désiré
un peu plus d'ordre dans les matières ; mais M. Andrieux ,
qui professait depuis plusieurs années à l'École Polythecnique
, débutait au Collège de France ; il s'essayait ,
pour ainsi dire. Le succès de la première année a dû
encourager sa modestie , et ses essais ont été si heureux ,
que nous devons attendre désormais un cours plus mé
thodique et non moins enchanteur .
438
MERCURE
DE FRANCE
.
LA DANSE .
Je commence à devenir vieux ; je me suis
livré sans relâche, pendant l'intervalle de trente
ans , à l'étude de la haute philosophie ; mes
veilles continuelles ont éteint ma vue , je puis
lire à peine une heure de suite , et ma pensée ,
à la fois mobile et rêveuse , se refuse à me laisser
suivre long-temps une lecture faite à haute
voix. Je suis franc et distrait ; j'aime mes aises ,
je hais le jeu , les prétentions , les tracasseries
du grand monde ; les cercles de Paris ne me
conviennent pas . La contemplation des beautés
de la nature , un entretien intime , voilà les
seuls plaisirs auxquels je sois sensible ; on ne
les goûte pleinement qu'à la campagne : aussi ,
depuis quatre ans , j'y avais fixé mon séjour ;
mais :
Impius hæc tam culta novalin miles habebit !
Barbarus has segetes! En quò discordia cives
Perduxit miseros ! ....
VIRG. , B. II .
Je revins à Paris , où je cherche à me distraire
de mes regrets par de longues promenades .
Dimanche dernier , le temps n'était ni trop
chaud ni trop froid ; un nuage bienfaisant tempérait
les feux du soleil , et rendait plus douce
son influence salutaire . J'allai sur les dix heures
du matin au Jardin Turc , et je me fis servir
à déjeuner dans un de ses bosquets ; des feuilles
jaunies couvraient déjà les arbres qui m'entouNOVEMBRE
1815. 439
raient de leur ombrage . Voilà , me suis -je dit ,
les avant-coureurs de l'hiver, et je n'ai pu encore
respirer le bon air ; un regret oppresse
mon sein . Sans doute le printemps est la plus
belle saison de l'année ; son retour, semblable
au retour d'un objet chéri , m'apporte la joie et
l'espérance : cependant j'en jouis nonchalamment;
j'ai l'été devant moi : mais l'automne
m'annonce une longue absence , et je cherche
à prolonger les plaisirs dus à ses beaux jours,
comme on cherche à prolonger les entretiens
d'un ami dont on craint de recevoir bientôt
les adieux .
Tandis que je réfléchissais aux tristes événemens
qui m'avaient banni de mon champêtre
asile , des fleurs de tilleul sèches tombent à
mes pieds . Il faut que je voie du moins une
fois les champs , dis-je , avant qu'ils soient entièrement
dépouillés de leur verte ceinture .
J'appelle le garçon restaurateur, je paye , et
je cours à la première petite voiture que je
rencontre . Combien me prendras -tu , demandai-
je au conducteur, pour me mener à deux
ou trois lieues d'ici ?
Vous plaît-il de rester seul ?
- Oui.
Vous ramènerai- je ?
Non.
Aujourd'hui cela vaut huit francs.
Je brûlais de sortir la barrière ; je ne marchande
point , et je monte dans la voiture . Où
allez -vous , Monsieur , me dit le cocher ?
J'aime assez à m'abandonner au hasard ; je
répondis à mon conducteur : Où tu voudras.
440
MERCURE DE FRANCE .
Le mouvement de la voiture m'avait jeté
dans une vague rêverie ; je m'y complaisais ,
et regardais tout sans fixer rien, de manière
que je fus fort surpris quand je me trouvai à la
de Saint- Cloud. porte du parc
-- Es-tu fou? m'écriai-je ; mon dessein était
de me promener en pleine campagne .
- Pouvais-je le deviner ? j'ai cru très-bien
faire en vous conduisant à la fête de Saint-
Cloud .
Je n'avais rien à répliquer ; je lui donnai la
somme convenue , et j'entrai dans le parc.
la
Ce délicieux séjour me rappela d'abord plus
d'un souvenir tendre et douloureux . Là , dans
les jours de ma jeunesse , je vis pour première
fois Orphélia , l'objet de mes premiers
amours ; là je reçus son premier aveu ; là je
me battis en duel avec un de mes camarades de
collége , devenu mon heureux rival ; plus tard
enfin , dans ces mêmes lieux , je fis un charmant
repas avec quinze personnes du même
âge que moi ; et de tous ces joyeux convives ,
pleins alors de vigueur et de santé , je suis le
seul qui n'ait pas payé le tribut à la mort .
Enseveli dans ces sombres pensées , je marchais
sans m'en apercevoir à travers une foule
de monde qui se rassemblait autour des marchands
ambulans . Un curieux me pousse : je
lève les yeux ; ils s'arrêtent sur une femme
dont les traits et la figure me présentent la parfaite
image d'Orphélia ; elle donnait le bras à un
homme décoré de plusieurs ordres , et tenait
parla main une jeune fille d'environ quatorze à
quinze ans . Dieux ! m'écriai -je . Mon exclaNOVEMBRE
1815. 441
mation , et les regards que je tenais attachés
sur cette femme , dirigèrent vers elle l'attention
générale . Elle rougit , prononça quelques
mots en allemand , et se déroba bientôt à ma
vue , ainsi que ceux qui l'accompagnaient
.
Sa retraite m'arracha un soupir involontaire :
on riait malignement à mes côtés ; confus du
rôle ridicule que je jouais , je me réfugiai à la
hâte sous l'épaisseur des bois placés sur les hauteurs
du parc .
Je me promenais avec agitation ; mon coeur
battait comme il battit dans mon adolescence ;
je me faisais mille questions mentales , quand
l'écorce d'un vieux chêne m'offre le chiffre
d'Orphélia et le mien , avec ce mot : toujours
. Ce chêne , fidèle dépositaire des sermens
d'un infidèle amour , accusait Orphélia et
m'accusait moi-même. O suite déplorable des
attachemens humains ! ô bizarrerie de notre
nature ! plusieurs rivales avaient succédé dans
mon coeur à l'ingrate Orphélia , cinq lustres
s'étaient accumulés sur ma tête , sans qu'une
seule pensée m'eût reporté vers cette amante,
à qui j'avais dû tant de plaisirs , tant de chagrin ;
et voilà qu'une simple ressemblance , un mot
fallacieux , rallume tout à coup en moi une ardeur
insensée ! Des pleurs mouillent mes paupières
; je revois Orphélia ; je l'entends m'avouer
son inconstance : Ma main furieuse est
prête à effacer le mot qu'a tracé sa main coupable
; j'entends un léger bruit, je me retourne ;
l'inconnue , suivie de plusieurs personnes , s'avancait
derrière moi il me semble voir errer
l'ombre d'Orphélia ; je m'échappe en criminel ,
442
MERCURE DE FRANCE .
Je regagne la grande allée . Des femmes élégantes
, de vieux fats , de jeunes incroyables ,
des marchands de diverses bagatelles , des étrangers
de toutes les classes en rendaient le tableau
original et varié ; les observations qu'il me
fournit éloignèrent de mon âme cette fièvre
singulière qui venait de me saisir . Je recouvre
mon calme habituel : la marche m'avait donné
de l'appétit ; j'en profite , et je dine gaîment .
Je retournai ensuite dans le parc . Le son de
plusieurs instrumens guide mes pas vers la
rotonde où l'on dansait ; j'y pénètre , et j'examine
, non sans plaisir, de jolies personnes qui
valsaient avec beaucoup de grâce .
Cette danse moderne , blåmée peut- être avec
raison par les gens de moeurs austères , me remit
en mémoire le portrait que Salluste fait de
Sempronia , qui , dit- il , dansait mieux que ne
doit danser une femme honnête : il faut , pensai-
je ensuite , que la danse ait des charmes
bien puissans l'art de la danse est le plus ancien
de tous les arts ; son origine remonte
presque à l'origine du monde.
La danse sacrée , source de toutes les autres
danses , faisait , dans les siècles antiques , une
partie essentielle du culte ; les pontifes commençaient
la danse sacrée ; on voit encore à
Rome , dans les églises de Saint-Clément et de
Saint- Pancrace , des choeurs où l'on exécutait
cette danse , avec la plus grande pompe , dans
les fêtes solennelles .
Cetle danse donna lieu à l'invention de
celles par lesquelles , plus tard , on se plut à
NOVEMBRE 1815. 443
célébrer les événemens favorables aux nations,
et les fêtes des particuliers .
Chez les anciens , la danse ne fut pas seulement
le signe de la joie , elle devint aussi le
signe de la tristesse .
Les Romains avaient la danse de deuil et la
danse nuptiale . La première était exécutée dans
les obsèques par un habile acteur, qui , un masque
sur le visage , précédait le cercueil du mort , en
retraçant par ses gestes toutes les actions de sa
vie ; c'était une oraisen funèbre muette . La
danse nuptiale , exécutée dans toutes les noces ,
parut dangereuse à la pudeur, et fit rendre au
sénat un arrêt d'exil contre tous les maîtres de
danse .
La danse armée faisait partie de l'éducation
des Spartiates ; les évolutions militaires qui
s'exécutaient avec l'épée , le javelot et le bouclier,
entraient dans son dessin .
Les jeunes filles de Lacédémone exécutaient
la danse de l'innocence devant l'autel de Diane .
La danse des festins , exécutée après le repas
, se composait de diverses danses, dont plusieurs
dûrent donner naissance aux pantomimes
, et d'autres aux bals parés ; la joie , la '
magnificence et l'adresse éclataient dans la
danse des festins .
La danse astronomique , inventée par les
Égyptiens , représentait l'ordre , le cours des
astres et l'harmonie de leurs mouvemens .
J'en étais là de ma récapitulation , quand le
bruit et la chaleur commençant à m'incommoder
, je résolus d'aller prendre le grand air . En
sortant j'aperçus une femme assise en dehors
444
MERCURE DE FRANCE.
་
-
de la porte : c'était mon inconnue . Je m'arrêtar
pour la contempler à mon aise ; elle paraissait
souffrante et portait de temps en temps la main
à son front. Pardonnez si je suis indiscret , lui
dis-je en l'abordant , je crains que vous ne vous
trouviez mal . Effectivement , je ne me trouve
pas bien , répondit-elle . Je lui fis respirer de
l'eau de Cologne ; elle me remercia. Par quel
hasard êtes-vous là seule ? lui demandai-je . - Je
ne pouvais plus supporter l'aspect de la danse ,
je me suis éloignée sans rien dire. Auriezvous
de l'antipathie pour ce divertissement ?
-La plus forte ; il me rappelle les plus terribles
événemens à l'époque funeste de notre
antique monarchie , j'avais neuf ans , et je fuyais
avec ma mère du château de nos ancêtres ;
arrêtées en chemin , nous fûmes contraintes ,
pour nous soustraire à la fureur de nos vassaux ,
de nous mêler aux danses qu'ils exécutaient
aux accens des hymnes révolutionnaires. Dixhuit
mois après , mon père périt victime de son
dévouement à la cause royale ; il périt la veille
du jour qui délivra la France de son lâche bourreau
. Partout des danses joyeuses célébraient le
terme du règne épouvantable de la terreur; ces
danses enfonçaient le poignard dans notre sein ,
elles nous rendaient encore plus horrible ,
le trépas d'un père , d'un époux , et nous
répondions par des larmes amères à ces transports
de l'allégresse si déchirans pour notre
coeur. Je jurai dès-lors de ne danser de ma vie ..
J'ai tenu ma parole ; toutefois le temps adoucit
les plus vives douleurs la France se reposa
quelques années de ses maux sous l'égide de la
NOVEMBRE 1815. 445
victoire ; mon sort s'améliora , mon âme s'ouvrit
à de nouvelles affections . Devenue épouse et
mère , j'épargnai à l'heureuse enfance de ma
fille le récit des cruautés qui avaient flétri mon
adolescence . Croire , aimer , souffrir et pardonner
, voilà l'existence des femmes . J'élevai ma
fille dans ces principes utiles à son bonheur : je
la conduisis quelquefois au bal , parce que son
n'aurais pu père le souhaitait , et parce que je la priver de cet amusement
sans éveiller dans
cette âme innocente et pure des sentimens incompatibles
avec l'esprit de tolérance qui sied
si bien à notre sexe . Ma fille aime à la folie la
danse , et l'an dernier je la vis s'y livrer sans
chagrin . On venait de nous rendre les héritiers
de notre vertueux et trop infortuné monarque ;,
nous goûtions les douceurs de la paix ; les promesses
de l'avenir nous payaient des sacrifices
passés et présens. Une nouvelle catastrophe
amena de nouveaux désastres , et j'eus mon frère
tué dans cette dernière bataille , à la fois heureuse
etfuneste pour ma patrie , et qu'on a célé
brée par tant de danses ! La mort de mon frère
a renouvelé toutes les angoisses que j'ai souffertes
à la mort de mon père , et je ne puis voir
danser sans frémir . Je le conçois , répondis-je à
l'inconnue , mais pourquoi venir à cette fète ?
La diversité de leurs opinions avait brouillé
mon mari et mon frère : le coup qui frappa le
dernier rend à l'autre des titres , des honneurs ,
et je dois dévorer en silence ma peine . Les
hommes ...... Comme elle prononçait ce dernier
mot elle aperçut son époux et sa fille qui sortaient
précipitamment
pour aller la rejoindre .
446 MERCURE
DE FRANCE
.
J'étais fàché de ne pas savoir ce qu'elle pensait
des hommes , j'étais fàché de ne pas connaitre
son nom , j'étais encore plus fàché de songer
que je ne la reverrais plus . Je pris tristement
la route de Paris , en calculant s'il ne serait pas
sage , en de certains momens , d'interdire les
danses publiques.
SUR L'HISTOIRE.
Le précepte si juste , si bien énoncé par Horace , et
si souvent répété , soit comme conseil, soit comme éloge ,
de mêler l'utile à l'agréable , semble de préférence appartenir
à l'histoire . Guide des souverains , institutrice
des hommes d'état , frein des grands prévaricateurs , et
amusement des particuliers , elle possède seule le privilége
d'intéresser , lors même que le goût et la raison se
trouvent dans le cas de lui adresser des reproches mérités
. L'homme aime les récits d'autant qu'ils flattent
plusieurs de ses penchans , la curiosité , le besoin d'émotion
et la paresse. Racontez des faits qui paraissent pour
la première fois ou qui soient peu connus , le lecteur
vous pardonnera les fautes de style , souffrira la fatigue
occasionée par un plan vicieux , et s'occupera peu du
manque de justesse de vos réflexions . Des succès obtenus
sans beaucoup d'efforts , et presque avec l'absence du
talent , ont multiplié les historiens médiocres.
Pour planer au-dessus de ce rang subalterne , et pour
cueillir une palme glorieuse , ce n'est point assez d'être
bon écrivain , d'avoir pâli sur les livres , de posséder les
événemens , leurs causes et leurs conséquences , et de
poser les bases d'un édifice régulier. A ces titres , aussi
rares que précieux , il faut joindre la force d'esprit , la
précision du raisonnement , l'énergie du caractère et
l'élévation de l'âme.
La préférence accordée aux historiens anciens , et toutNOVEMBRE
1815. 447
à-fait exclusive des modernes , devient une injustice ;
malheur à l'homme qui resterait peu sensible aux beautés
poétiques d'Hérodote , à l'éloquence persuasive de Xénophon
, à la précision sublime de Salluste , à l'abondance
harmonieuse de Tite-Live , à la profondeur pénétrante
de Tacute ! mais ces personnages illustres , et ceux qui ,
comme Polybe , Florus et Quinte- Curce , les suivent à
différens intervalles , n'ont eu que de faibles obstacles
à surmonter. Leur génie saisissait rapidement un sujet
simple et peu étendu dans ses proportions .
Les divers talens de faire des récits , de tracer des
portraits , d'offrir des réflexions , et d'épancher des sentimens
, se plaisaient dans une heureuse indépendance.
Par la masse de ses lumières et par le degré de sa civilisation
, un seul état dominait . L'orgueil , la suite naturelle
d'une semblable supériorité , reléguait les autres.
peuples parmi les barbares. De nos jours , quels nombreux
liens établissent des rapports entre toutes les nations ?
Les colonies des Européens circulent sur la surface entière
du globe . Chaque jour se multiplient les relations .
L'homme qui prétend donner l'histoire de son pays se
voit engagé à tracer , non-seulement celle de l'Europe ,
mais encore celle de toutes les parties de la terre.
Les manufactures , le commerce , l'administration , la
diplomatie et les finances , ont pris des accroissemens
gigantesques . Que de recherches , que d'études aujourd'hui
d'une indispensable nécessité , demeuraient étrangeres
aux anciens ! On a créé pour ainsi dire l'ordre
social , financier et politique .
Des matériaux en petit nombre , et défectueux par
leur absurde grossièreté , couvrent de ténèbres les siècles
durant lesquels la barbarie et l'ignorance suspendirent
le cours des lumières . L'écrivain , dégoûté de la culture
de ces landes arides , soupire pour la rencontre de plus
fertiles terrains. L'imprudence de ses souhaits tarde peu
à se faire connaître. Il plie , il succombe presque sous le
faix des matériaux qui lui sont offerts . Les histoires générales
et particulières , les mémoires , les dissertations ,
les actes publics , les dépêches ministérielles et les correspondances
amicales l'enfoncent dans des milliers de
448 MERCURE DE FRANCE .
:
volumes. La longévité d'un patriarche ne suffirait pas
pour lire cette multitude d'ouvrages ; et quelques critiques
ordonnent qu'ils soient comparés , jugés . L'équité
ne demande qu'un choix auquel nulle passion ne préside .
Voltaire sentit l'embarras de ces richesses , et crut se
soulager au moyen d'une division par chapitres. Cette
méthode lui assura une clarté précieuse , qu'il eut le don
d'embellir du piquant des contrastes et du charme de
l'expression ; mais ces avantages coûtent le sacrifice de
l'ensemble. L'histoire , ainsi morcelée , n'offre plus un
monument simple , noble et majestueux les connaissances
générálement répandues ajoutent aux difficultés .
Il faut intéresser le lecteur avec des choses qui lui sont si
bien connues , qu'à la première ligne il voit ou l'événement
ou l'anecdote. Le style réveille , il est vrai , des
sens blasés , mais sa toute-puissance , proclamée par
Buffon et par La Harpe , domine moins dans l'histoire
que dans les autres branches de la littérature ; le lecteur
perd souvent de sa confiance , à mesure qu'il est charmé
de la diction . Si , à la tête d'un poëme , Voltaire demande
à l'auguste Vérité de permettre à la Fable de marcher
sur ses pas , pour orner ses attraits et non pour les cacher,
on le soupçonne d'avoir transporté cette alliance dans les
histoires qu'il a publiées . Celle de Charles XII , véritable
chef-d'oeuvre de biographie , rencontre des censeurs qui
la relèguent parmi les romans .
L'adoption d'un système auquel se rattachent les événemens
d'où découlent les résultats , et qui autorise Jes
conséquences , présente sans doute de précieux avantages .
Un grand nombre de critiques condamnent , par des raisons
pour le moins spécieuses , une ressource susceptible
de graves abus . La plus scrupuleuse honnêteté soutient
seule l'auteur d'un système contre les erreurs de l'entêteanent
et contre les préjugés de l'amour-propre. Les contradictions
animent , et vont jusqu'à dépouiller le mensonge
de son horreur .
Depuis des siècles , un accord unanime réclame chez
l'historien une imperturbable neutralité . Qu'il laisse iguorer
et les lieux qui l'ont vu naître , et son état et ses affections
et ses habitudes ; jamais you ne fut plus indisNOVEMBRE
1815 .
449
cret. Le talent et le génie n'allument leur flambeau qu'au
feu de l'enthousiasme. En dépit de tous les commnentateurs
, le livre de Suétone n'offre aux regards qu'un squelette
décharné. A la chute de l'empire romain , dont la
décadence avait plusieurs siècles de suite causé de violentes
convulsions , les moines, d'une nuance moins ignorans
que leurs contemporains , publièrent des légendes
et des chroniques. Quelques homines de guerre , tels que
Villehardouyn et Joinville, rompant les langes de l'ignorance
, laissèrent des mémoires qui respirent la loyauté ,
la franchise et la bonhomie .
Lors des jours heureux de la renaissance des lettres ,
les livres fabriqués lors des jours de ténèbres , tombèrent
dans un juste mépris . La haine de l'ignorance jeta dans
un excès contraire : les auteurs ne tirèrent leur gloire
que de l'érudition . Les histoires , hérissées de notes , de
commentaires et de citations , devinrent des masses indigestes
et pesantes .
Comines, moins guerrier que les deux sénéchaux de
Champagne , mais bien plus courtisan , bien plus homme
d'état , les choisit pour ses modèles . La différence des
caractères perce dans leurs écrits. Les mémoires de Comines
manquent de la physionomie chevaleresque ; ils
plaisent moins qu'ils n'instruisent ; mais ils resterent toujours
le bréviaire des politiques.
La première histoire qui honora la littérature française
ne fut pas écrite dans sa langue. De Thou , magistrat
instruit et grave , se persuada que l'idiome vulgaire
ne suffisait pas à la dignité de l'histoire ; il a réduit la
plus nombreuse partie des lecteurs à ne jouir de son
superbe ouvrage qu'avec le déchet inévitable dans la
traduction.
La philosophie préserve l'historien des erreurs de la
crédulité , comme elle le sauve des dangers du septicisme ;
mais durant le cours du dix -huitième siècle , elle perdit
la modération , le plus beau de ses titres. Présomptueuse
et vaine , elle s'empara de l'histoire , et la fit dégénérer .
Les jours de troubles , d'attentats intérieurs , de succès
audehors et d'agitations successives , ont mûri les esprits.
Les compositions frivoles sont délaissées pour l'histoire .
29
450 MERCURE DE FRANCE .
Le Français , ce peuple si fertile en guerriers valeu
reux , en généraux habiles , en hommes supérieurs dans
toutes les branches des connaissances humaines , qui vient
de préparer tant de surprises pour la postérité , surtout
par sa renaissance au calme et au bonheur , les fruits du
pouvoir légitime , offrira des sujets de triomphe aux bistoriens
.
EXTRAIT D'UN PORTE-FEUILLE.- N° . IV .
Ce fragment , qui traite de l'industrie littéraire , se
rattache au précédent. Après avoir parlé de l'art et du
métier , il est tout naturel que l'auteur se soit occupé
de l'industrie tant de gens qui regardent les gens dit
de lettres , comme inhabiles à toute autre chose qu'aux
lettres , auront au moins le plaisir de la surprise en lisant
ce chapitre . Il leur apprendra que les gens de lettres entendent
aussi bien les affaires que quelque espèce de gens
qui soit au monde ; qu'ils ne le cèdent ni au procureur
fe plus rusé, ni au plus délié des négocians, voire même des.
négociateurs . Nous les croyons , en honneur, non moins
aptes à remplir les fonctions publiques , que tel homme
qui est absolument étranger à toute sorte de littérature ,
et s'en fait un titre de préférence. Il est vrai que cela
ne peut guère se dire que du vulgaire des gens de lettres.
Avec de l'esprit , il se peut qu'on soit propre à tout ;
comme il se peut qu'on ne suit propre qu'à une chose ,
quand on n'a que du génie. (Note de l'éditeur. )
De l'industrie littéraire .
J'en conviens , en voyant le succès de certains
ouvrages , on est tenté de croire que l'esprit n'est pas
absolument nécessaire , en littérature , pour réussir .
Cependant , dût -on m'accuser de singularité , me reprocher
de ne soutenir que des paradoxes , je prétends que
c'est une erreur ; j'affirme qu'on ne peut réussir en littérature
sans esprit ; que le succès de telle pièce de théâtre ,
u le débit de tel recueil de contes , ne prouvent pas le
NOVEMBRE 1815. 451
contraire ; qu'il a fallu beaucoup d'esprit pour leur donner
une certaine vogue ; qu'il en a fallu d'autant plus
que ces ouvrages en sont plus dépourvus.
L'esprit qui manque dans la composition des ouvrages
se retrouve dans les manoeuvres qui les ont fait valoir.
Il tient moins , à la vérité , au génie des lettres qu'à celui
du commerce ; mais n'importe : ce n'est pas moins de
l'esprit , c'est de l'esprit qui amène de l'argent comptant
. Il vaut bien , je crois , cet esprit dit argent comp→
tant , qui s'évapore sans remplir la bourse de celui qui le
prodigue.
Populus me sibilat : at mihi plaudo
Ipse domi , simul ac nummos contemplor in arcá.
DIALOGUE .
MOI ET LUI.
MOI .
Ton ouvrage est fait , mon ami , et tu te crois au
bout de tes peines. Pauvre diable , tu n'es qu'au bout du
plaisir ? Tu n'as fait que la plus petite partie de la besogne
, et c'est la seule douce. Les auteurs , comme les
femmes , congoivent leurs enfans avec joie , et les mettent
au monde avec douleur . Ton livre est imprimé , tu
veux qu'il se répande , pour l'intérêt de ta gloire ou de
ta fortune ; tu veux que tout le monde en parle . Pour ,
cela , il faut que quelqu'un commence par en parler .
T'es-tu assuré d'un article dans un journal quelconque ?
LUI.
Je compte sur un article dans tous les journaux .
MOI .
N'as-tu donc que des amis parmi les journalistes ?
Non .
>
LUI.
MOI.
Peut-être n'y as-tu que des ennemis , et cela revient
452 MERCURE
DE FRANCE.
au même. Je conçois alors que tu sois assuré qu'ils parleront
de toi.
LUI.
Je n'ai ni ami ni ennemi parmi les journalistes ; mais
peuvent-ils me refuser un article ? C'est avec des articles
que leurs feuilles se remplissent : un article dont mon
livre sera l'objet y tiendra-t-il moins sa place qu'un autre,
fait sur quelque objet que ce soit ? L'important n'est pas
que messieurs tels ou tels montent dans le coche , mais
que le coche soit rempli.
MOI.
L'important , quand il y a presse pour monter dans
le coche , est , pour les entrepreneurs , d'y admettre de
préférence les gens qu'ils connaissent.
Bah !
LUI.
ΜΟΙ .
Nous ne sommes plus au temps où , semblables à la
garnison d'une place assiégée , les journalistes vivaient
de tout; ou , tanquam leo rugiens circuit quærens quem
devoret , le folliculaire était même obligé de faire , de
temps en temps , quelques excursions pour trouver pâ–
ture. Grâce à la multitude de gens qui mettent aujourd'hui
du noir sur du blanc , pour parler comme Voltaire , et
qui écrivent , pour parler comme ces messieurs , les journalistes
ne mâchent plus à vide . Ce n'est plus l'hirondelle
qui courait après les mouches c'est l'araignée
qui les attend dans sa toile. Leur cabinet , semblable
au garde-manger de Polyphême , bien que tous les justiciables
qui le garnissent ne soient pas Grecs , ne leur
laisse plus que l'embarras du choix que chacun des expectans
sollicite pour lui .
Vous me ferez , seigneur,
En me croquant , beaucoup d'honneur.
Honneur que les ogres de tous les pays , de toutes les
espèces et de tous les temps n'ont jamais accordé qu'aux
plus gras , ainsi qu'on le sait , pour peu qu'on ait lu
NOVEMBRE 1815. 453
l'Odyssée, le Petit Poucet et les feuilletons de feu Geoffroi .
Va-t-en donc au plus vite , va solliciter . Il ne faut que
du talent pour faire un bon ouvrage ; mais , pour le faire
trouver bon , il faut de l'industrie .
Je me le tiens pour dit.
LUI.
Notre auteur s'en và de journal en journal , aiguillonné
par les deux stimulans les plus actifs de l'industrie ,
le désir de la gloire et celui de la fortune qui , pour lui ,
se confondent dans un seul intérêt ; et , sachant que l'éloge
d'un ouvrage en assure la vente , comme sa vente
en fait l'éloge , il se pousse , il se démène , il s'agite en
tous sens , afin d'être loué pour être vendu , et vendu
pour être loué. Quelque modeste qu'on soit , il est bien
permis , pour des motifs d'une telle importance , de prier
ceux qui disposent des trompettes de la Renommée de
vouloir bien les faire sonner pour nous , de daígner nous
rendre justice ; ce qui , traduit de bonne foi , signifie , dire
de nous ce que nous en pensons , et ce que nous voudrions
en faire penser aux autres.
•
Mais l'auteur, qui n'est pas connu , voit bientôt qu'il
n'est pas aussi facile qu'il le croyait de se faire connaître;
que les faiseurs de réputation ne disent pas comme
cela du bien d'un premier venu , ou même du mal ; oui ,
du mal , car , chez certains hommes , certains vices en
modifient d'autres ; dans les méchans , le dédain produit
quelquefois les mêmes effets que l'indulgence dans les
bons , et souvent ils épargnent par mépris le faible , que
ceux-ci ménagent par charité.
Ces ménagemens là n'accommodent pas un auteur ;
le silence , quel que soit le sentiment qui le produit , est de
toutes les manières de juger , celle qui blesse le plus son
amour-propre . Il a sollicité l'éloge , il ne sollicite pas moins
vivement la critique . « Honorez-moi de vos conseils , de vos
censures même ; ne me ménagez pas ; frappez fort
à son juge cet homme qui veut faire du bruit à quelque
prix que ce soit ; et comme Zisca le jésuite , ou Chabaud
le capucin , consent à se laisser écorcher vif , dans l'esdit
454
MERCURE DE FRANCE .
pérance que le son du tambour fait avec sa peau fera
penser à lui.
Le journaliste porte quelquefois l'obligeance jusqu'à
déchirer le solliciteur. Quelquefois aussi il lui arrive de
le caresser . Calculs d'industrie, auxquels ces hommes incorruptibles
ne sont pas tous étrangers. L'inconnu qu'on
a daigné maltraiter s'est présenté dans le moment où le
critique avait besoin d'une victime : l'inconnu qu'on a
épargné , dans le moment où le critique avait besoin
d'une offrande : la circonstance a décidé du sort de chacun.
S'il est des gens qu'on tourmente sans inconvéniens , il est
certains hommes de talent , ou des hommes de certain
talent , que l'ogre qui a le mieux entendu le métier de
critique , se gardait bien de décourager. On n'écorche un
mouton qu'une fois dans sa vie , au lieu qu'on peut le
tondre tous les ans.
Quand le tondeur s'entend avec le tondu , ou quand
l'auteur est ami du journaliste , ce qui à toute force est
possible , puisqu'on a vu des chiens s'accoupler avec des
loups , la malveillance se tait. Mais la paresse vient
quelquefois porter obstacle aux effets de la bienveillance.
L'auteur trouve alors moyen de tout arranger , grâce à
son industrie . « Vous voulez dire du bien de moi , je
vous éviterai cette peine ; soyez assez bon seulement pour
signer cet article » , disait en parcil cas le bonhomme
Lemière.
Les journalistes appellent cela , faire faire ses affaires
par les autres ; les auteurs, faire ses affaires soi-même ;
et c'est comme cela , ajoutent- ils , qu'elles sont bien
faites.
L'industrie de l'auteur n'agit pas avec moins d'activité
dans l'intérêt de sa gloire que dans celui de sa fortune. Elle
va souvent même jusqu'à sacrifier l'une à l'autre , jusqu'à
payer des applaudissemens , jusqu'à solder des bravos ;
vrais marchés de dupes ! Ces dmirateurs gagés , dont
vous remplissez une salle , ressemblent aux cochers de
fiacres qui ne se louent qu'à l'heure , et , rentrés chez
eux , ne pensent pas plus à celui dont ils ont bu l'argent,
que s'ils ne l'avaient jamais vu . Dorat, et tant de gens qui
' ne le valent pas , ont échangé une fortune faite , contre
1
NOVEMBRE 1815. 455
une réputation qu'ils n'ont pu se faire ; c'est bien comme
le chien de la fable , abandonnant le corps pour l'ombre.
L'industrie de ces acheteurs de gloire consiste à se faire
des spectateurs avec des billets qu'ils payent , et des lecteurs
avec des exemplaires qu'ils donnent . Procédé qui ,
me disait un mathématicien , multiplie leurs succès en
raison directe de leur fortune , et leur fortune en raison
inverse de leurs succès.
Encore un seul succès, et je suis ruiné.
ils ne
Tous les auteurs n'obtiendront cependant pas de succès
pour leur argent , Il en est qui sont toujours chanceux
sous leur nom aussi finissent-ils par prendre un nom
de guerre ; mais , comme , en changeant de nom ,
changent pas toujours de talent , il leur arrive souvent
la même chose qu'à ces novices de bal , qui , sous le masque
, n'ont pas su changer leurs voix . Ils n'en sont que
plus bafoués : les plus malins les sifflent' , en disant : Serons-
nous toujours poursuivis par ce mauvais auteur ?
et les moins malins les huent, en disant : Nous avons donc
un mauvais auteur de plus !
Quelques personnes ont gagné cependant à changer de
nom. Voltaire a fait applaudir à outrance , par des gens
à prévention , une fable de La Mothe , qu'il leur donna
pour une fable de La Fontaine. Laharpe , à qui son nom
faisait plus de tort que son talent , obtint enfin un succès
en se couvrant du voile de l'anonyme ; ce qui est aussi
une manière de troquer son nom contre tous les auteurs
à qui le public attribue successivement votre ouvrage .
Cette industrie a quelquefois amené des gens injustes à
ne plus l'être ; mais , pour qu'elle réussisse , il faut que
l'amour-propre soit plus discret encore que la malignité
n'est pénétrante.
Des gens de lettres , pour tromper l'ennemi , nonseulement
ont changé de nom , mais même de sexe , et
quelques-uns s'en sont bien trouvés. Les Français sont
si galans qu'au théâtre même ils ont quelquefois
des égards pour les femmes. J'en citerais plus d'une
preuve ; mais , quand vous avez pris une fois le déguise-
Bent , ne le quittez plus. On sait gré à une femme d'as456
MERCURE
DE FRANCE .
pirer aux talens des hommes ; mais on ne pardonne pas
à un homme d'usurper les égards qui ne sont dus qu'aux
femmes . Les applaudissemens se changent bien vite en
sifflets , si le mystère vient à se découvrir. Desforges-
Maillard en est la preuve.
མ་
De l'Hélicon ce triste hermaphrodite
Passa pour femme , et ce fut son seul art :
Dès qu'il fut homme il perdit son mérite.
La suite d'un bal masqué n'est pas toujours applaudie ,
quand la chute du masque vous fait reconnaître un
homme assez médiocre , un bâtard de Marivaux , dans le
personnage qui vous avait fait supporter son caquetage
en se donnant pour une héritière de madame de Graffigny.
On peut se travestir sans prendre le masque . Un auteur
crut trouver un jour dans le travestissement un
moyen de réveiller la curiosité publique . Las d'être joué
dans le désert , et attribuant à la froideur d'un acteur
(et c'était Monvel ) la froideur du parterre , Murville
s'avisa d'un plaisant tour pour réchauffer son monde :
ce fut de jouer lui-même. L'affiche l'annonce , la tentative
réussit ; la malignité eut tout l'effet de la bienveillance
; chambrée pleine . Mais , semblable au sauvage
qui coupe l'arbre au pied pour avoir le fruit , l'auteur détruisit
par ce bénéfice la source de ses bénéfices futurs.
Le public , qui aime quelquefois à rire à la tragédie ,
déclara qu'il ne retournerait à celle de Murville que
quand Murville y jouerait. Murville , qui ne voulait pas
jouer la tragédie pour rire , protesta qu'il ne reparaîtrait
dans sa tragédie que quand il aurait la certitude d'être
accueilli plus gravement . Bref , par une suite de cet entêtement
réciproque , la pièce fut abandonnée ; et Murville
, qui d'ailleurs ne manquait pas de talent , n'a pas
pu se relever du seul succès complet qu'il ait jamais obtenu.
Il n'y a pas de ruse que l'amour-propre n'invente pour
en venir à ses fins . Si les uns font dans les journaux des
articles sur leurs propres pièces , les autres rédigent le
NOVEMBRE 1815 . 457
texte des affiches qui annoncent leurs pièces ; déterminent
la proportion du caractère qu'on doit employer à
cet effet, l'espace que le titre doit occuper dans le cartel ,
et cela calculé de manière à établir entre cette pièce et
celles qui doivent figurer à côté , la différence qui existe
entre une planète et ses satellites . Ce n'est pas tout :
après avoir pris toutes ces précautions , et revu les épreuves
chez l'imprimeur , certain auteur , le meilleur homme
du monde , suit , dit -on , le colleur lui-même , ses mains
derrière le dos , les besicles sur le nez , et faisant station
à tous les coins , devant cette collection de placards qui ,
pareille à la carte des restaurateurs , offre à tous les prix
des plats pour tous les goûts. « Quoi ! dit-il aux personnes
qui se sont arrêtées parce qu'il s'arrête , on donne au
jourd'hui cette pièce là ? pièce excellente , pièce comme
on n'en fait pas ! comme on n'en a jamais fait ! pièce
originale ! J'en connais l'auteur , homme d'esprit , sur
mon honneur , ou je ne suis qu'une bête ; homme bien
différent de ses rivaux ! Ces gens la n'ont point d'invention
; leurs ouvrages ressemblent à tout. Notre homme
est tout le contraire ses ouvrages ne ressemblent à
rien. « Nous irons l'applaudir ce soir , n'est-il pas vrai ? »
Il le fait comme il le dit ; mais les éloges qu'il donne à son
chef-d'oeuvre , les applaudissemens qu'il se prodigue , ses
exclamations , ses extases étonnent si fort ses voisins ,
qu'après y avoir vu l'excès de la flatterie , ils finissent par
n'y plus voir que l'excès de la dérision ; et, par intérêt ›
pour l'auteur, forcent l'auteur lui-même à se taire.
Admirable effet de l'industrie ! Grâce à elle , chaque
injure devient un compliment . Il y a une grande habileté
à changer ainsi en caresses les plus mauvais traitemens .
Mais le génie ne suffit pas pour procurer de pareils
triomphes à un poëte ; il lui faut aussi beaucoup de bonhomie.
Pradon la porta jusqu'au sublime , le jour où , pour
faire réussir son Antigone , il s'avisa de se siffler luimême.
Le public qui , par esprit de contradiction , voulait
l'applaudir ce jour - là , poussa assez violemment
hors du parterre ce chef de cabale , qui non-seulement
perdit sa perruque et son chapeau , mais , entre autres
458
MERCURE
DE FRANCE
.
coups , reçut un coup d'épée de la façon d'un mousquetaire
, qui lui perça la cuisse , en l'appelant M. Racine !
Douce jouissance , pour un auteur qui n'en meurt pas
et qui réussit ! Pradon cette fois ne fut pourtant heureux
qu'à demi : il survécut assez long-temps à sa pièce pour
apprendre que ses plus chauds partisans même avaient
fini par être de son avis .
Le nom qui manque à la fin du dernier article n'est pas celui de
M. de la Place , mais celui de M. de Lagrange.
Erratum . Il s'est glissé plusieurs fautes dans ce dernier article . La
plus importante se trouve page 397 , septième alinéa : au lieu de trésors
, lisez frélons , ce qui n'est pas absolument la même chose .
mm
CONSIDÉRATIONS
Sur la salubrité des grandes villes , et en particulier sur
celle de Paris.
Les progrès de la civilisation tendant à améliorer le
sort des hommes , il en résulte qu'en général , lorsque la
société se perfectionne , la longévité de notre espèce doit
s'accroître , suivant une progression dont il serait témé→
raire d'assigner le terme définitif. On trouverait , au
besoin , la démonstration de cette vérité dans la comparaison
de tous les relevés de population , successivement
publiés , depuis l'antiquité jusqu'à nos jours . On rencontre
néanmoins , dans la progression établie par ces relevés ,
des intermittences plus ou moins marquées , dont les
causes peuvent souvent être connues , et méritent la plus
grande attention . Il est de ces causes qui sont à peu près
indépendantes des progrès de l'organisation sociale . Telles
sont , par exemple , les guerres , qui semblent résulter
de la nature de l'homme presque sans aucun rapport
avec l'état de civilisation où il est parvenu ; telles sont
encore ces épidémies générales , qui , à diverses repriont
désolé notre globe. Un autre ordre de ces
causes est perpétuellement combattu par la civilisation
elle-même , dont les résultats tendent sans cesse à les
ses ,
NOVEMBRE 1815. 459
prévenir ; tels sont les malheurs causés par les disettes
ou famines , par les résultats de l'intempérie des
saisons , et , en général , par tous les agens physiques ,
contre lesquels les hommes peuvent unir leurs forces :
mais quelques-unes de ces causes aussi , naissent tout naturellement
de la civilisation même ; elles en sont la
conséquence nécessaire. Il ne serait pas difficile d'en
rapporter d'assez nombreux exemples , tels que l'établissement
des couvens , les émigrations habituelles
l'introduction de quelque usage pernicieux , comme celui
des boissons spiritueuses ; mais l'objet que je veux traiter
m'oblige à m'attacher exclusivement à n'examiner ici
que l'établissement des grandes villes , suite nécessaire
des progrès de la civilisation , et cause générale de dépopulation
, ou du moins de diminution dans la longévité
moyenne d'une nation .
Si les peuples qui sortent de la barbarie pouvaient en
perfectionnant leurs usages, en adoucissant leurs moeurs ,
en inventant toutes les commodités de la vie , rester
divisés en petits groupes , dont les habitations fixées
dans le lieu le plus convenable , seraient encore individuellement
aérées , saines et commodes , la salubrité
marcherait d'un pas égal avec la civilisation ; mais il
n'en est point ainsi : les villes que nous habitons n'ont
pas eu des commencemens semblables à ceux des cités
que les Grecs ou les Romains fondaient autrefois , après
avoir observé les localités aussi bien que les augures , et
ne s'être pas moins scrupuleusement enquis de l'air des
eaux et des lieux , que des convenances politiques et
commerciales. Le hasard a le plus souvent présidé à la
naissance de nos grandes cités . Une famille , une tribu
sauvage fixe son habitation dans un lieu qui convient à
ses desseins . Bientôt la population s'accroît , et les avantages
que présentait cette position à des habitans peu
nombreux , et dont les besoins étaient circonscrits , ont
totalement disparu ; mais la réunion d'un grand nombre
d'hommes fait naître des ressources qui serviront de
compensations le lieu qu'on habite n'est point trop in◄
salubre ; il permet le développement de quelque industrie;
on se contente des avantages que présente le hazard ;
460 MERCURE DE FRANCE.
et si , par fortune , les moyens de construire sont abondans
et faciles à mettre en oeuvre , une ville immense
peut remplacer progressivement le hameau primitif.
Telle est l'histoire abrégée de presque toutes les villes ;
telle est notamment celle de la formation de Paris . Cependant
il faut songer qu'aucun plan , que nulle vue
d'ensemble ne viennent diriger les accroissemens successifs
d'une telle fondation . Les règles générales de salubrité
résultent de données si nombreuses et si compliquées ,
qu'à peine sont -elles bien connues au temps où nous
vivons . Quelle devait donc être , sur ce point , l'ignorance
de ces hommes grossiers de ces premiers temps de
la société ? Les édifices seront amoncelés , enfoncés en
terre et sans ouvertures ; les rues seront étroites ,
point de livrer à peine un passage aux rayons du soleil ;
sans écoulement pour les immondices , elles seront souvent
à dessein tortueuses , afin qu'il soit plus facile de
les défendre contre les invasions d'un ennemi .
au
Ces dangers d'un ennemi obligeront encore à resserrer
la cité dans des murs qui interceptent la circulation
de l'air. Si l'on ajoute à ces sources d'insalubrité
, celles qui doivent naître de la formation de
tous les établissemens que l'industrie peut inventer au
milieu d'une population nombreuse dont il faut satisfaire
les besoins et les goûts. Si l'on se figure surtout
que ce n'a jamais été que par une longue et funeste
expérience qu'on a appris à connaître les dangers du
plus grand nombre de ces établissemens au milieu des
villes . Si l'on se rappelle encore que toutes nos villes
modernes renfermaient dans leur centre d'immenses cimetières
qui formajent d'horribles et continuels foyers
de corruption ; que les plus simples notions d'assainissement
s'y trouvaient tellement inconnues qu'elles n'étaient
pas même pavées , on concevra sans peine que la négligence
de tous les soins de propreté si nécessaires partout
où les hommes sont réunis , devait faire des villes dans
les premiers temps de leur accroissement des causes de
mortalité fort actives ; aussi est-il d'observation que ce
n'est que depuis quarante ou cinquante ans que le nombre
des naissances égale ou surpasse celui des morts dans
NOVEMBRE 1815 . 461
la plupart des grandes villes de France et d'Angleterre.
Il serait très- curieux de faire voir , pour une grande
ville comme Paris , que les progrès de la population suivent
toujours le perfectionnement de l'administration .
intérieure ; on aurait la preuve que la moralité diminue
proportionnellement à mesure que les rues s'ouvrent et
se déblaient ; que les bras de rivière , resserrés dans leur
lit , cessent de former des flaques d'eau croupissante ;
que les ateliers susceptibles de fournir des exhalaisons
nuisibles sont éloignés des habitations : et l'on comprendrait
quel est , sous ce rapport , le devoir des gouvernans
en voyant quelle influence immédiate des opérations
faites aux frais du peuple et par son propre travail ,
peuvent avoir sur son bonheur mais on ferait un gros
livre si l'on voulait traiter à fond cette question , et mon
but n'est ici que d'en montrer quelques-uns des côtés.
:
Des tableaux de mortalité , publiés depuis quelques
années pour la ville de Paris ( 1 ) , fournissent les observations
suivantes : d'abord la population de Paris , depuis
cinq à six ans , était , en temps de paix , de 649,412 individus
: en temps de guerre , de 573,784 . En 1810 , le
nombre des décès avait été de 18,241 ; en 1811 , il ne
fut que de 16,760 ; c'est-à-dire , environ un trente-neuvième
de la population . De ce nombre étaient 3,196
garçons et 2,841 filles qui n'avaient pas encore atteint
l'âge de douze ans ; en tout , 8,442 individus du sexe
masculin , et 8,318 du sexe féminin.
En 1812 , la mortalité fut de 20,133 , par conséquent
de 3,373 plus forte que celle de l'année précédente . Le
nombre des naissances n'étant que de 19,587 , il s'en
fallait de 546 qu'il n'égalât celui des décès.
Sur ce nombre , il se trouvait 9,913 individus mâles ,
10,220 femelles des premiers , 3,204 des secondes ; 3,081
n'avaient pas atteint leur dixième année. Parmi les naissances
on comptait 10,244 garçons et 9,343 filles , ensorte
que cette année avait été défavorable aux femmes ,
(1) Gazette de Santé.
462 MERCURE
DE FRANCE
.
soit sous le rapport des naissances , soit sous celui des
décès.
En 1813 , le nombre des morts , à Paris , était de
18,676 ; celui des naissances , de 20,219 , donc les naissances
offrent un excédant de 1,543 .
Parmi les morts , on comptait 10,342 individus mâles,
dont 3,130 n'avaient pas atteint dix ans , et 9,877 individus
femelles , dont 2,691 étaient pareillement au-dessous
de cet âge.
En 1814 , la mortalité , à Paris , s'est trouvée considérablement
accrue ( Les causes n'en sont que trop connues
) ; elle a été de 25,209 , sans compter les soldats
morts dans les hôpitaux . Ce nombre comprend 13,810
personnes du sexe masculin , et 11,399 du sexe féminin
; sur quoi 3,793 garçons et 3,894 filles n'étaient pas
encore arrivés à l'âge de dix ans .
Aucune des années précédentes n'avait été aussi fatale
aux vieillards ; on en trouve effectivement 1,117 audessus
de quatre-vingts ans , dont 470 hommes et 647
femmes . En 1813 , le nombre des vieillards morts après
quatre-vingts ans était de 865 ; savoir : 344 hommes et
521 femmes . En 1812 , on comptait parmi les morts 981
personnes âgées de plus de quatre-vingts ans , parmi
lesquelles se trouvaient 360 hommes et 621 femmes.
Ces tables de mortalité peuvent servir à constater que
nous n'avons pas retiré de la vaccine , à Paris du moins ,
tous les avantages que l'on doit en attendre. En 1810 ,
le nombre des victimes de la petite vérole fut de 418 ;
il fut encore le même en 1811. En 1812 , il n'était plus
que de 259 , et en 1813 de 207 , ce qui attestait une
amélioration croissante ; mais en 1814 ce nombre se
trouve de 534 individus , preuve certaine qu'on s'était
beaucoup relâché sur les soins que l'on avait mis à propager
le préservatif par excellence . Il est déplorable qu'au
centre de la civilisation nous soyons moins avancés , sous
ce rapport , que des états naissans, dans lesquels plus
d'une année s'est déjà écoulée , sans que la petite vérole
enlevât aucune victime.
Les relevés de mortalité où nous puisons nos documens
pourraient encore servir à faire connaître la quantité
NOVEMBRE 1815. 463
annuelle de suicides ; on les verrait se multiplier avec
les désastres publics , ce qui n'en indique que trop la
cause. Malheureusement le plan sur lequel ces tables sont
rédigées n'est pas suivi depuis assez long-temps , pour
qu'elles puissent fournir des notions sur les grands changemens
dont les maladies d'une population entière sont
susceptibles. Mais , de plus , il est probable que , lors
même qu'elles existeraient depuis long-temps , on n'en
pourrait pas tirer de telles lumières , à cause des variations
et des obscurités du langage médical. Dieu me garde .
d'une querelle avec la faculté ! Je me permettrai néanmoins
de faire observer que les noms sous lesquels elle
désigne aujourd'hui certaines maladies , n'existaient pas
autrefois, ou ce qui est encore plus embarrassant , signi
fiaient toute autre chose. Je sais qu'un docteur me répondrait
que cela dépend des progrès de l'art , qui se
corrige chaque jour sans qu'il y paraisse , et que je n'ai
qu'à prendre patience ; ce qui est toujours plus aisé à
dire qu'à faire.
Cependant , il est d'autres moyens de juger de la nature
et de la fréquence des maladies auxquelles un peuple
a été sujet , et je pourrai quelque jour communiquer aux
lecteurs les résultats de mes recherches sur ce point assez
curieux de l'histoire des sociétés humaines.
DE L'AMITIÉ .
Aristote disait souvent : O mes amis ! il n'y a plus
d'amis ; et Caton prétendait qu'il fallait tant de choses
pourfaire un ami , que cette rencontre ne se trouvait pas
en trois siècles .
Un jeune soldat persan venait de se couvrir de gloire
en gagnant le prix de la course avec un superbe cheval ;
Cyrus lui demanda s'il consentirait à lui céder ce cheval
pour son royaume : Non , seigneur, lui répondit le soldat
; mais pour un ami véritable , si vous pouvez me le
trouver.
Tout ceci prouve que les anciens croyaient avoir peu
464 MERCURE DE FRANCE .
d'amis , et qu'ils sentaient le prix et la rareté de l'amitié.
Nous ne sommes assurément pas comme eux ; nonseulement
nous avons des amis en foule , et nous en trouvons
partout , mais il n'y a pas même de nom plus prodigué
, plus prostitué que celui d'ami ; il devient souvent
dans notre langue un terme de familiarité ou de mépris.
Mon ami , dit-on à un postillon , je te donne un écu si
tu me mènes en une heure à Versailles; mon ami , dit un
passant à un polisson , vous irez au corps-de-garde , si
vous faites du train ; mon ami , dit un juge à un fripon
vous êtes acquitté cettefois , faute de preuves ; mais , si
vous continuez , vous serez pendu.
?
Que de méprises sur ce mot d'ami ! combien de maris
appellent leur ami l'ami de leurs femmes ! combien d'amis
de la maison répandent dans la maison de discordes et
d'inimitiés ! combien de gens donnent le titre d'ami aux
compagnons de leurs débauches , aux complices de leurs
intrigues et aux rivaux de leur ambition ! et ceux même
qui ne font pas un usage si bas de cette expression , à
quel point étrange ils dénaturent son véritable sens !
N'entendez-vous pas souvent un homme , pour affirmer
une nouvelle , dire : Je la tiens d'un de mes amis que je
connais beaucoup.
Un jour, au Palais-Royal , le chevalier de G ..... avait
gagné 1500 louis qu'il tenait dans un chapeau ; quelqu'un
s'approche , et lui dit : Mon cher ami , de grace
prétez- moi cent louis . Je le veux bien , mon cher ami ,
répondit le chevalier , pourvu que vous me disiez comment
je m'appelle. L'autre , demeurant sans réponse à
cette question : Vous voyez bien , mon cher ami , reprit
le chevalier , que vous seriez trop embarrassé pour trouver
le moyen de me rendre ces cent louis , si je vous les
prélais.
Une dame dit assez ordinairement à son portier : J'ai
la migraine; ne laissez entrer que mes amis ! et la liste
est presque toujours d'une trentaine de personnes .
Comment est-il possible que l'usage se soit établi de
profaner ainsi un nom si sacré ? Est-ce la politesse qui
veut qu'on flatte tout le monde , en honorant de simples
liaisons du titre d'amitié ?
NOVEMBRE 1815. 465
Est-ce pauvreté de notre langue , et manque-t- elle de
termes pour exprimer les différens degrés de connaissance
ou d'intimité ?
Je ne sais , mais cet abus m'a toujours révolté : peutêtre
parce qu'il outrage la sainteté d'un sentiment qui
est l'objet de mon culte particulier.
Quoique les anciens fussent plus graves que nous , tout
me porte à croire qu'ils abusaient encore assez du nom
d'amis , pour donner lieu à des erreurs , selon moi , trèsmarquantes
; et lorsque Bias , un des sept sages de la
Grèce , disait qu'il fallait beaucoup de prudence en amitié
, et qu'il était nécessaire d'aimer ses amis comme si
on devait les haïr un jour, il est clair que ce Grec
lait de ces amis de société , de ces compagnons de plaisirs,
de ces associés d'affaires , dont le moindre accident peut
changer les coeurs et rompre les liens .
par-
Socrate pensait un peu mieux , lorsqu'il répondait à
ceux qui trouvaient sa maison trop petite : Plut à Dieu
qu'elle fat pleine de vrais amis ! Socrate savait que l'on
ne pouvait en avoir beaucoup ; c'était approcher de la
vérité , mais non pas l'atteindre. L'amitié est un si grand
bien qu'un seul et véritable ami est un trésor inappré
ciable ; on le cherche toute la vie , et souvent sans pouvoir
le trouver.
Comment se fait-il donc que tant de gens croient en
avoir plusieurs ?
Avouons que tous ceux qui parlent de leurs amis n'en
ont jamais eu un véritable . Montaigne avait raison lorsqu'il
disait : C'est un assez grand miracle que de se doubler;
n'en cognoissent pas la hauteur , ceux qui parlent
de se tripler. Ils ne savent pas quel accord de sentiment ,
quelle conformité de caractère , quelle abnégation de soimême
sont nécessaires pour constituer une vraie amitié ,
pour qu'on puisse dire de son ami , comme Montaigne
de la Béotie : Ma volonté fut plongée dans la sienne et
la sienne dans la mienne ; il y avait si totale union entre
qu'on ne pouvait plus distinguer la cousture . Savezvous
pourquoi je l'aimais ? Parce que c'était moi , parce
que c'était lui; je me serais plutôt fié de moi à lui qu'à
nous ,
moi-même.
30
466 MERCURE
DE FRANCE
.
Une telle amitié peut elle seule se peindre , l'esprit ne saurait ni l'imaginer , ni l'imiter ; c'est le mariage des âmes , c'est plus , c'est mieux que de l'amour. Il s'affaiblit
par la jouissance , elle s'accroît par le bonheur ;
il est le bonheur lui- même et la volupté pure. Ennius disait que sans cette amitié il n'y avait point
de vie vivante ( vita vitalis ) . En effet est-ce vivre que n'avoir pas un être qui s'afflige avec vous , qui jouisse avec vous , qui reçoive tous vos secrets , qui vous confie
tous les siens , et qui vous serve de support pour lutter contre les caprices du sort , les vicissitudes de la fortune
, et contre les coups inévitables du temps ?
Cicéron définit l'amitié un accord parfait des choses
divines et humaines , accompagné
de bienveillance
et de tendresse. Parmi les présens , dit-il , que les dieux ont faits à l'homme, les uns préfèrent les richesses , les autres la santé , ceux-là les honneurs et la gloire , d'autres les
voluptés ; tous ces biens sont passagers et périssables : ceux qui placent le souverain bien dans la vertu pensent mieux ; mais la vertu elle-même contient et produit
l'amitié qui ne pourrait exister sans elle . L'envie flétrit
la gloire , l'intrigue enlève les places , un orage politique renverse la fortune , le plus léger accident détruit la
santé ; l'amitié offre des biens plus solides et plus uni- versels ; on la retrouve partout , nulle part elle n'est étrangère , jamais hors de saison , jamais importune ; elle rend les prospérités plus complètes et les malheurs
plus suportables. Il n'est aucun homme doué d'une âme , qui ne sente
combien ces éloges de l'amitié sont vrais . Chacun éprouve
que l'amitié est le premier besoin du coeur ; personne ne
croit jamais pouvoir s'en passer . Scipion pensait que Timon le misantrope lui -même , qui haissait tous les
hommes , devait désirer d'en trouver un qui partageất
son opinion et qui pút haïr avec lui.
Architas , de Tarente , croyait qu'un homme auquel
il serait permis de s'élèver jusqu'au ciel et de voir tous les chefs- d'oeuvre de la divinité , tous les secrets de la
nature , s'ennuierait de cette contemplation
s'il n'avait pas un amipour causer avec lui de ces merveilles. C'est
NOVEMBRE 1815.
467
donc un fait incontestable que tout homme honore et
cherche l'amitié .
Examinons donc pourquoi ce bien , si universellement
désiré , est si rarement obtenu. Ne serait-ce pas, comme
l'a dit le philosophe Diderot , parce que tout le monde
veut avoir des amis et que personne ne veut l'étre.
Pour obtenir ce bonheur que promet l'amitié , il faut
le mériter en travaillant à devenir vertueux ; car les
anciens ont raison , sans vertu il ne peut exister d'amitié.
Que voulez-vous lorsque vous cherchez un ami ? Vous
espérez d'abord trouver un homme dont vous puissiez
admirer et aimer les bonnes qualités , et dont vous devez
partager la bonne ou la mauvaise fortune ; or , est-il
possible d'admirer un homme sans élévation , sans délicatesse
? pouvez vous aimer une personne dépourvue de
solidité dans le jugement , de constance dans les affections
, de franchise dans l'esprit , d'égalité dans l'humeur?
Vous voulez que votre ami vous garantisse contre vos
faiblesses , il faut donc qu'il soit fort ; vous lui confierez
des secrets , il faut donc qu'il soit probe , discret et sûr.
Voyez , en peu de mots , combien de vertus vous désirez
à un homme pour en faire votre ami , et soyez convaincu
que cet homme , s'il existe , exigera de vous les
mêmes qualités pour vous accorder son amitié.
On ne peut s'attendre , il est vrai , à trouver toutes les
vertus réunies dans une créature humaine ; le vouloir
ce serait faire de l'amitié une chimère ; mais il est évident
qu'il faut au moins posséder les principales pour
être digne d'éprouver et d'inspirer ce sentiment : c'est
pourquoi un tel bonheur a toujours été si rare , et qu'il
faut des siècles pour trouver des Oreste et des Pylade ,
des Lélius et des Scipion , des Henri IV et des Sully.
Si vons donniez , au lieu de la vertu , l'intérêt pour
base à l'amitié , vous obtiendriez toutes les amitiés vulgaires
qui peuvent amuser l'esprit , mais qui trompent
le coeur et qui ne le remplissent jamais.
C'est avec de tels amis , qu'on se trouve enfoule dans
la bonne fortune et en solitude dans l'adversité.
Vous n'avez pas même le droit de vous en plaindre .
468 MERCURE DE FRANCE .
Étiez vous unis par intérêt ? l'intérêt a cessé , le contrat
est rompu ; l'étiez vous par les plaisirs ? l'âge arrive et
le charme cesse ; est-ce une amitié de parti ? la position
change et l'opinion vous divise. La légèreté peut -elle
s'appuyer sur la légèreté ?
Lucilius écrivait à Séneque , que l'homme chargé de sa
lettre était son ami , et il lui recommandait en même
temps de ne pas s'ouvrir à lui sur ses affaires . Sénèque
lui répondit : Mon cher Lucilius , en usant d'une
telle réserve avec cet homme , c'est dire dans la même
lettre qu'il est votre ami et qu'il ne l'est pas : ainsi le mot
d'ami n'est , dans votre bouche, qu'une expression banale
, comme le titre d'homme de bien pour les candidats
, et celui de citoyen pour le premier venu dont on
ne se rappelle pas le nom . Il disait bien ; c'est étrangement
s'abuser que de croire que l'amitié peut exister ,
et n'être pas accompagnée d'une confiance sans réserve.
En amitié , il y a donc deux biens principaux : le premier,
c'est d'aimer ; le second , de se confier. Pour jouir
de ces deux biens , vous comprenez ce qu'il faut : bonté
pour aimer; estime, pour avoir confiance.
Je vais, comme disait un ancien , vous donner , pour
arriver à ce bonheur supréme , un charme tout-puissant ,
sans filtre et sans magie : Travaillez à étre content de
vous-même , et vous trouverez un ami dont vous serez
content; aimez et vous serez aimé.
Après avoir vu combien on a dénaturé le nom d'ami ,
après avoir défini la véritable amitié , et cherché les
moyens de posséder ce bien si précieux , il est encore une
question tres-intéressante à examiner , d'autant qu'elle
a été traitée très-diversement par les auteurs qui ont le
mieux écrit sur l'amitié.
Est-ce chez les hommes ou chez les femmes qu'on peut
avoir l'espérance de trouver ce sentiment fort et délicat ,
ce charme de la vie qui console des peines et double le
bonheur?
S'il suffisait de choisir le sexe le plus sensible pour
décider lequel doit être le plus susceptible d'amitié , le
doute ne serait pas possible ; les femmes ont certaineinent
une sensibilité plus délicate et plus exquise que les
NOVEMBRE 1815. 469
1
:
hommes elles n'ont que deux affaires dans le monde ,
c'est de plaire et d'aimer ; pour elles , les choses ne sont
rien , les personnes sont tout ; et leurs opinions même
ne sont que la suite de leurs sentimens .
:
Mais il arrive précisément que , de ces deux occupations
de leur vie , l'une nuit souvent à l'autre le désir
constant de plaire les empêche de s'aimer entre elles ;
leur perpétuelle rivalité est un obstacle à leur amitié ;
elles ont des confidentes , mais rarement des amies .
Les hommes ne sont rivaux que dans certaines circonstances
; la rivalité des femmes est générale , et presque
perpétuelle : aussi , quand l'historien immortalise tant
de mères courageuses , de filles dévouées , et d'épouses
héroïques , on n'y trouve pas un trait qui célèbre l'amitié
de deux femmes.
Montaigne avait tort d'en conclure que les femmes ne
pouvaient avoir d'amitié; il prétendait que la nature avait
créé ces charmantes fleurs pour le repos , et qu'elle ne
les destinait qu'à orner doucement le parterre de la vie ;
tandis que les hommes , semblables à des chênes robustes,
mais élevés , avaient besoin de s'appuyer l'un sur l'autre ,
pour résister aux orages qui les bataient sans cesse.
Notre bon philosophe se trompait. C'est certainement
le sexe le plus fort , le plus ambitieux , le plus occupé ,
qui pourrait se passer le plus aisément d'amitié : tandis
qu'elle est un besoin pour le sexe le plus faible et le
plus sensible.
L'amitié d'une femme pour un homme , c'est l'amitié
parfaite , c'est le plus doux lien de la vie , le plus désintéressé
, le plus exempt de rivalités et d'orages .
Ce que l'amitié exige par-dessus tout , c'est la fusion
de deux volontés en une , qui ne fasse qu'une vie pour
deux étres; c'est l'abnégation de toute inégalité de rang ,
de fortune et de talens ; c'est le consentement mutuel à
effacer l'infériorité de son ami , ou à jouir de sa supériorité
.
Get acquiescement à une complète égalité , cet entier
abandon d'amour-propre est une grande difficulté entre
deux hommes , une grande impossibilité entre deux
470 MERCURE DE FRANCE.
femmes , une jouissance réelle et un doux échange plutôt
qu'un sacrifice entre un homme et une femme.
Voyez avec quelle délicatesse ce sexe charmant compatit
à nos faiblesses , nous relève de nos défauts , devine
nos plus secrètes pensées , vole au-devant des plus
timides besoins de nos âmes ; et vous direz , comme Thomus,
et comme moi , que, s'il est utile d'avoir pour ami
un homme pour de grandes occasions , il faut désirer
l'amitié d'unefemme pour le bonheur de tous les jours.
CORRESPONDANCE DRAMATIQUE.
Monseigneur,
6 octobre 1815.
J'aurais pu , tout comme un autre , feuilleter mon Dictionnaire
Historique , et vous envoyer la notice biographique
de tous les Démétrius macédoniens , athéniens ,
syriens et autres ; rien de plus facile assurément : mais
à quoi bon , puisque le Démétrius de M. Delrieu appartient
à peine à l'histoire ? Démétrius-Soter , petit-fils
d'Antiochus -le-Grand , l'un des capitaines d'Alexandre
fut envoyé dans son enfance comine otage à Rome . Il
parvint à s'échapper au bout de quelques années et
remonta sur le trône de Syrie usurpé par Antiochus-
Eupator , son cousin : voilà ce que l'un et l'autre ont de
commun .
Que M. Delrieu ait ou non suivi l'histoire avec une
scrupuleuse fidélité ; qu'il ait imité des situations , des
scènes et des caractères créés par ses devanciers ; que
l'invention lui appartienne toute entière , qu'importe ,
s'il a fait une excellente tragédie ? Pour admirer l'Apollon
ou la Vénus , s'inquiète-t-on de quels blocs de marbre
sont sortis ces immortels chefs-d'oeuvre ? Corneille prit
des sujets , des scènes entières dans le théâtre espagnol ;
Racine traduisit plus d'une fois littéralement Euripide ,
Sophocle et même le déclamateur Sénèque ; Voltaire
puisa partout ; Molière , le plus original , le plus profond
de nos auteurs dramatiques , imita les anciens , emprunta
NOVEMBRE
1815 . 471
1
aux modernes , et copia quelquefois
mot à mot ses con- temporains
: Cette scène est bonne , disait-il , elle m'ap- partient . En effet , personne depuis ne s'est avisé de la lui contester. Ilfaut tuer son homme quand on le vole ainsi , c'est-à-dire faire mieux que lui , et condamner
la cri- tique au silence par un chef-d'oeuvre . Hélas ! j'ai bien
peur que le Démétrius de M. Delrieu, qui ne tue personne ,
ne se noie bientôt dans le fleuve d'Oubli avec ses illustres
prédécesseurs
d'ennuyeuse
mémoire.
Je vous annonçais dernièrement
qu'après une quinzaine
de représentations
, il pourrait bien ,
Tout meurtri des succès de sa muse tragique ,
Tomber , tout doucement , au trône académique ;
Je ne me retracte pas pour l'auguste fauteuil ; on l'ob- tient à si bon marché , et d'ailleurs ! qui désespérerait d'y parvenir quand on voit sur les rangs tels et tels ? A l'égard des quinze représentations
, je crains de m'être trop avance. Le caissier de la Comédie Française
, vu la recette faite à la troisième , et considérant
qu'il est de son devoir de prendre les intérêts de l'administration
, pourra bien supplier humblement
messeigneurs
de l'aca- démie d'admettre
au plus tôt M. Delrieu dans leur docte réunion , avant l'expiration
de la quinzaine ...... de représentations
. En définitif , la tragédie de Démétrius
ne s'élève pas, pour l'invention
, au-dessus d'un grand nombre de nos mélodrames
. Deux belles situations
assez bien amenées par l'auteur , sont étouffées
aussitôt par des récits hors de saison et d'une longueur démesurée
; ex- cepté dans deux ou trois scènes , il n'y a point de vrai dialogue ; chaque personnage
débite à son tour d'éterseraient
nelles tirades qui , si elles étaient excellentes
, hors de propos. Du reste , autant
encore de bon propos , qu'on en peut juger au théâtre , le style m'a paru simple , correct , naturel , mais dépourvu
d'élégance
, et surtout de cette élévation
nécessaire
dans la tragédie . Encore quelques succès de ce genre , et nos mélodrames
auront gain de cause , et nous excellerons
dans le genre romantique
, et M. Schlegel sera content de nous.
472
MERCURE DE FRANCE .
Mais je vous parle toujours de Démétrius et de M.
Delrieu , et je n'ai rien dit encore des acteurs qui paraissent
dans la pièce ; c'est un sujet que je crains
d'aborder. Faut- il que , mettant de côté tout amourpropre
national , je convienne qu'une tragédie représentée
par mesdames Georges et Duchesnois , MM. Lafond
et Michelot , a été jouée de la manière la plus médiocre ?
( c'est par procédé que j'emploie ce mot ) . Je n'entrerai
pas dans des critiques particulières , aussi désagréables
pour celui qui les fait qu'affligeantes pour celui qui en
est l'objet . D'ailleurs la contagion est générale , le mal
augmente chaque jour , et mes reproches doivent s'adresser
indistinctement à tous les acteurs qui ont joué dans
Démétrius , à tous , excepté un que je nommerai plus
bas.
On ne déclame plus la tragédie au Théâtre Français
on la chante ou plutôt on la psalmodie. Je ne sais quel
est le compositeur qui note les partitions de ces dames
et de ces messieurs ; mais à coup sûr c'est un pauvre
génie !... colère , indignation , ironie , mépris , amour, et,
Jusqu'à je vous hais , tout s'y dit tendrement.
Je ne peux vous donner une idée juste de la chose parce
qu'elle ne peut être représentée que par des sons : mais
figurez -vous un chant langoureux , fade , lent , un débit
tombant , se relevant régulièrement par hémistiche avec
une insupportable monotonie , et vous concevrez tout
l'ennui qu'ont dû me causer deux représentations de
Démétrius . Michelot seul a débité plusieurs couplets avec
une chaleur , une intelligence et un naturel qui lui ont
valu des applaudissemens mérités. On doit lui savoir
d'autant plus gré de ses efforts , qu'il faut beaucoup de
caractère et de courage pour se préserver de défauts
dont les premiers sujets donnent le pernicieux exemple.
Espérons que les applaudissemens accordés par le public
à Michelot serviront de leçon à ses camarades , et leur
apprendront qu'aucun système musical ne peut tenir
lieu des heureuses inspirations de la nature et du sublime
accent des passions.
Mécontent du Théâtre Français , fatigué de tragédie ,
NOVEMBRE 1815 .
1473
je suis allé voir la première représentation d'une Nuit de
Corps-de-Garde au Vaudeville , dont le nouveau directeur
, M. Désaugiers , a promis de nous faire rire , ce
qui n'est vraiment pas facile en ce moment. J'ai ri en
effet de quelques couplets assez gais , assez joliment
tournés ; mais j'ai vainement cherché , dans cette bluette ,
un tableau , un croquis de nos moeurs et de nos habitudes
. Je monte ma garde fort souvent , ainsi que mes
concitoyens , et je n'ai jamais vu qu'un mari parisien
eût besoin de se faire arrêter et consigner dans un
corps-de-garde , pour éviter une scene conjugale ; je
n'ai jamais vu une femme de bonne compagnie endosser
notre uniforme , courir les rues pendant la nuit après
un époux infidèle ...... Voilà bien de la sévérité pour un
vaudeville , direz-vous ; mais est -ce donc demander l'impossible
que d'exiger le sens commun d'un auteur de
vaudeville ? Ne pouvait-on créer d'autres incidens plus
vrais et plus piquans que la rencontre ridicule de deux
époux dans un corps-de-garde ? Rien n'était plus facile ,
et ce sont les auteurs eux-mêmes qui m'en fourniront
le moyen ; il suffisait de mettre en action le récit du
commandant de la patrouille , et d'amener sur le théâtre
les divers originaux qu'il a rencontrés dans sa promenade
nocturne . Il en serait résulté des scènes vives ,
naturelles , et dont ils auraient tiré un aussi excellent
parti que M. Pigeon , bon bourgeois , qui se croit mort
chaque fois qu'il monte sa garde, et qui ne marche jamais
sans son bonnet de coton ; en récompense , il arrive au
poste sans giberne , sans fusil , sans briquet ...... Nous
voyons quelquefois des originaux de cette espèce : le
portrait est fidèle ; aussi a-t-on ri de bon coeur , et M.
Pigeon presque seul a-t-il fait réussir la pièce .
La bonne comédie est toujours puisée dans la nature .
Les deux auteurs ont de l'esprit qu'ils la consultent ,
qu'ils tâchent de la prendre sur le fait , et je leur garantis
des succès assurés .
V. A. aura lu sans doute dans nos gazettes les détails de
l'affreux désastre qui vient de frapper la ville de Soissons .
Madame Catalani , qui donna la première l'idée de con474
MERCURE DE FRANCE.
sacrer des bénéfices au soulagement des malheureux habitars
de Méry-sur-Seine , a soutenu dignement , dans
cette occasion , le beau rôle qu'elle avait joué l'an passé;
elle s'est réunie avec sa troupe aux artistes de l'Académie
royale de Musique , pour donner , dans leur salle ,
une représentation au profit des incendiés de Soissons.
J'ai été contribuer à cette bonne action , jeudi soir , avec
d'autant plus de mérite que je savais bien que je ne m'amuserais
pas ; on donnait la Caccia di HENRICO QUARTO.
Malheureusement il ne s'est pas trouvé grand monde
qui ait eu autant de courage que moi. La recette , qui
aurait pu être de 30,000 francs , s'est à peine élevée à
9,000 fr. Mais aussi convenez , monseigneur , qu'il était
fort difficile de réunir tant de talens enchanteurs pour
donner un spectacle moins attrayant . Tout ce qu'il y a
à Paris d'étrangers distingués et d'amateurs de musique
italienne , avait jugé trois ou quatre jours auparavant
l'oeuvre du signor Puccita ; et l'on pouvait tenir pour
certain que ceux qui en avaient vu la première représentation
, ne viendraient pas voir la seconde. En vérité,
ils auraient eu grand tort. La musique gazouillante du
signor Puccita , exécutée dans la vaste salle de l'Opéra ,
a paru , s'il est possible , encore plus dénuée de force et
de couleur qu'à Favart. Le peu d'effet de cette musique
italienne dans le temple de la musique française , m'a
suggéré quelques réflexions sur notre grand opéra , que
je n'ai pas le temps de développer aujourd'hui , mais que
je serai bien aise de soumettre à V. A. Les chanteurs
français étaient chez eux ; ils devaient nécessairement
faire les honneurs , ils ont cédé le pas aux Italiens , et
ne se sont point fait entendre. Ils ont évité par-là les
comparaisons toujours si délicates pour l'amour-propre ;
mais ils ont enlevé un grand motif de curiosité au public
dont l'empressement eût été tout autre , si , par exemple
, Laïs et madame Branchu eussent consenti à chanter
dans un opéra italien , ou si madame Catalani eût voulu
prendre un rôle dans un ouvrage français . Les artistes
de la danse ont seuls pris part à la bonne oeuvre de la
soirée ; le joli divertissement qu'ils ont ajouté à la Caccia ,
NOVEMBRE 1815. 475
a fait trouver la pièce un peu plus longue. Le joli ballet
de l'Heureux Retour est toujours vu avec un nouveau
plaisir.
9 novembre 1815 .
Je vous ai parlé dernièrement , monseigneur , d'une
comédie donnée à l'Odéon , comme de la production la
plus inepte qui pût sortir du cerveau humain ; je m'imaginais
que ses auteurs avoient assigné les bornes du
style plat et du genre niais ; je croyais qu'ils laisseraient
tous leurs rivaux loin derrière eux . Voilà bien les hommes
et leurs chimères ! Un nouvel opéra représenté hier à Feydeau
m'a détrompé. Les Parens d'un jour n'ont pas
même vécu une soirée . Un imbroglio espagnol , dont
M..... a forcé les invraisemblances , crovant sans doute
les rendre plus théâtrales, forme le fonds de l'ouvrage .
Des scènes sans liaison , des charges sans comique , un
oubli absolu des règles et des convenances sont les moindres
défauts de cette insipide production , Il y a des choses
que l'on n'entend pas
deux fois dans la vie . C'est pour
cela que j'ai cru devoir recueillir le quatrain suivant
chanté par un valet philosophe , qui voit avec peine que
les billets de banque de son maître , prêt à se marier ,
vont se changer en corbeilles , en dentelles , pour trancher
le mot en chiffons ,
Au lieu de perles qu'on admire
J'aurais d'abondantes moissons ;
Au lieu du brillant Cachemire
J'aurais des prés et des moutons.
Que Votre Altesse prenne , d'après cet échantillon ,
une idée du style de l'auteur . Toutes ses plaisanteries
sont d'aussi bon goût . Il n'y en a qu'une qui ait l'avantage
d'être à la fois une platitude et une lâcheté . Boileau
a dit :
Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire.
C'est ce qui est arrivé à l'auteur des Parens d'un jour
476 MERCURE DE FRANCE .
L'aréopage comique avait reçu sa pièee avec enthousiasme.
Les mauvais procédés des comédiens envers les auteurs
continuent toujours. Quoiqu'on ait ouvert un nouveau
foyer , ces mécontentemens réciproques pourraient bien
amener l'établissement du second théâtre lyrique , que j'ai
déjà annoncé à V. A. On en ferait , dit-on , l'ouverture
avec deux ouvrages refusés à l'unanimité par les comédiens
de Feydeau : c'est déjà un gage de succès .
Mademoiselle Palart a terminé ses débuts comme elle
les avait commencés, de la manière la plus brillante . Elle
est maintenant au nombre des pensionnaires : mais on
assure que cette acquisition nous vaudra la perte de mademoiselle
Foulquier , qui , pour prévenir le congé qu'on
lui préparait , a donné sa démission . En revanche , la
société a augmenté les appointemens de mademoiselle
Simonet , qu'elle a cru ne pas pouvoir s'attacher d'une
manière trop intime . Par suite des mêmes réformes , le
jeune Gonthier , qui acquérait chaque jour comme comédien
, passe au Vaudeville . Les débutans ont été moins
heureux aux Français . Il est vrai que , quoiqu'il y ait
bien du vide à ce théâtre , les places n'en sont pas moins
occupées. La finesse et la grâce que mademoiselle Saint-
Phal a déployées dans le Mariage de Figaro , le jour
de son dernier début ; la vivacité avec laquelle mademoiselle
Delâtre a joué les trois seuls rôles dans lesquels
on lui a permis de se montrer ; et la gaieté franche ,
le comique mordant de Perlet , n'ont servi qu'à donner
quelques regrets au public : les portes ont été fermées à
ces jeunes postulans.
^⌁1⌁1114444018111114-11-0ımn
NOVEMBRE 1815. 477
POÉSIE.
LES TROIS ROSES.
STANCES .
D'Aphrodite à Paphos on célébrait la fête ;
Tous les dieux étaient accourus ;
Et dés plus belles fleurs chacun s'est mis en quête
Pour faire un bouquet à Vénus.
Dans ce jour solennel l'amante de Zéphire .
Leur prodigue à tous ses faveurs ;
Mais Flore et ses jardins auront peine à suffire
A la foule des demandeurs .
Les fils de la maison se font parfois attendre;
Le Plaisir, l'Hymen et l'Amour
Arrivent les derniers : comment vont - ils s'y prendre?
Plus une fleur dans ce séjour !
« Rien pour qui vient tard , leur dit en riant Flore ;
>> On a dépeuplé ces cantons ;
» Et je vons tiens heareux si vous trouvez encore
» Par-ci , par- là quelques boutons. >>
« C'est tout ce qu'il en faut , reprit le plus volage ;
»Si vous secondez mon ardeur ,
» De ce jolí rosier, dans un instant , je gage
>> Transformer le bouton en fleur. >>
La déesse , gaîment à cette expérience ,
Admet le Plaisir et l'Amour ;
Et consent à la fin , par pure complaisance ,
Qu'Hymen après eux ait son tour .
Tous trois ont réussi dans leurs métamorphoses ;
Les boutons sont devenus fleurs :
478
MERCURE
DE FRANCE
.
Seulement il advint que les trois jeunes roses
Se trouvèrent de trois couleurs.
La fille du Plaisir de pourpre se couronne
Comme le matin d'un beau jour ;
L'Hymen vit à regret que la sienne était jaune ;
Blanche était celle de l'Amour.
Munis de leurs bouquets ils vont trouver leur mère ,
Et dans un petit compliment
En forme d'imprompta , chacun , à sa manière ,
Fait valoir son petit présent .
<< Cette rose , maman , au Plaisir doit son être ;
>> Elle en doit avoir le destin :
>> Pour briller un moment , un moment l'a vue naître;
>> Elle ira mourir sur ton sein. »
<< Miracle ! dit l'Hymen ; sans l'aide de mon frère,
» J'ai produit la fleur que voici ... »
« L'habile homme ! interrompt Junon avec colère ,
» La rose est couleur de souci . »
« Je crois , reprit l'Amour, mon bouquet préférable ,
» Symbole heureux de ma candeur ;
>> Ma rose est blanche et son éclat durable
» Survit long-temps à sa fraîcheur . »
« J'accepte vos présens , répondit Cythérée ;
» Et, pour m'acquitter à mon tour,
>> De la main de chacun je veux être parée
» De la fleur qui lui doit le jour.
>> Que la rose au teint jaune ajoute à ma parure
» Le contraste de sa couleur ;
>> Fixez la fleur vermeille au noeud de ma ceinture ,
» Et la blanche contre mon coeur. »
1
NOVEMBRE 1815. 479
Errata du Mercure , nº . IX.
Page 421 , note , ligne 1 : M. Heyns , lisez Heyne .
422 , lig. 31 : Il s'en est un peu trop reposé , lisez ... un peu reposé.
423 , lig. 14 : de ces mêmes limites , lisez de ces mêmes traités .
423 , ligne 15 : j'ai trouvé la sienne , non - seulement très-différepte
, lisez non- seulement j'ai trouvé la sienne très- difrente
.
423 , lig. s'en servit , lisez s'est servi.
:
424 , lig. 20 : ont introduit , lisez n'aient introduit.
424 , lig. 27 , faible et indécis , lisez faibles et indécis.
424 , lig. 34 : puis celle , lisez celle.
425 , lig . 24 : pour qu'on voit , lisez pour qu'on voie.
425 , lig. 25 : Walckenar, lisez Valckenar..
426 , note 5 : Arcoologia , lisez Archaeologia.
427 , lig. 22 : et l'Entyphron , lisez l'Entyphron.
427 , lig. penult. : bouquet , lisez banquet.
427 , lig. 31 : d'imperceptibles , lisez d'imprescriptibles .
428 , lig. to : science captive , lisez captieuse .
428 , lig. 26 : καγός , lisez καλός .
428 , lig. antipenult .: Critabule , lisez Critobule.
429 , lig. 6 : comme , lisez comment.
www
ANNONCES .
Mémoire en faveur des Bourbons , où l'on démontre :
1º. Qu'en vertu de la loi Salique , loi fondamentale de la Monarchie
française , les Bourbons ont un droit acquis , certain , imprescriptible
à la couronne de France ;
2°. Que la prétendue usurpation de Hugues Capet, souche de la famille
des Bourbons , est sans fondement ;
3°. Que les Bourbons n'ont point perdu lenr droit à la couronne
de France par les changemens que les événemens révolutionnaires ont
opérés dans la forme du gouvernement ;
4° . Que le voeux des Français a toujours été et est encore aujour
d'hui généralement prononcé en faveur des Bourbons ;
5°. Que les Bourbons ne sont point les auteurs des malheurs de la
France ;
6°. Que la France a toujours été heureuse sous les règnes des Bourbons,
et qu'elle ne peut que l'être encore sous celui de Louis XVIII ;
Où l'on réfate tous les griefs imputés à Louis XVIII ;
Où l'on présente les moyens de faire cesser les divisions, les haines,
les querelles politiques , de réunir tous les partis , de concilier les es480
MERCURE
DE FRANCE
.
prits , et de ramener l'ordre , la tranquillité et le bonhear en France .
Par Me. Léopold , ancien docteur en droit de la faculté de Paris , et
avocat ( auteur du Mémoire justificatif de Louis XVI . )
Français , méfiez-vous de la suggestion des factienx ;
revenez à votre roi , il sera toujours votre père , votre
meilleur ami. ( Proclamation de Louis XVI avant
son départ pour Montmédy. )
In-80. Prix : 2 fr . 50 c . , et franc de port , 3 fr .
Chez Alexis Eymery, libraire , rue Mazarine , nº. 30.
ÉNIGME.
Fléau de la société ,
Je nnis et n'épargne personne .
Sans merci , je mutile ou j'empoisonne
Tout ce qui s'offre à ma perversité.
Par goût ou par besoin je mords ou je déchire ;
L'innocence n'est pas à l'abri de mes traits ;
L'imposture , l'envie et la satire
Sont les doux alimens de mes forfaits.
Je suis haineux et dur, et toujours implacable ;
Malheur à l'ennemi digne de mes regards !
Dans le secret je forge des poignards ,
Dont le venin le torture et l'accable.
Peintre infidèle , et toujours éhonté ,
Je puise dans mon coeur et l'ordure et la fange ,
Dont je ternis d'une manière étrange
La robe de l'honneur et de la probité .
Satellite odieux de l'inhumarité ,
Je ne me crois heureux , dans ma haine homicide ,
Que lorsque sans pitié j'étouffe en parricide
La bienfaisante humanité.
BONNARD, ancien militaire .
DE L'IMPRIMERIE DU MERCURE , RUE DE RACINE ,
N°. 4.
MERCURE
DE FRANCE.
AVIS ESSENTIEL.
Les personnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler, si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
-
Le prix de l'abonnement est de 14 fr . pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 50 fr. pour l'année . On ne peut souscrire
que du 1er . de chaque mois . On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement ,
et surtout très-lisible . Les lettres , livres , gravures , etc. ,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Mazarine , nº . 3o .
RECHERCHES
Sur les ouvrages des Bardes de la Bretagne-Armoricaine
dans le moyen áge ; lues à la classe d'histoire
et de littérature ancienne de l'Institut , le 30
décembre 1814 : Par Gervais de La Rue , professeur
d'histoire à l'académie de Caen , correspondant de
l'Institut de France , membre de plusieurs sociétés savantes
( 1 ).
L'auteur de ces Recherches est avantageusement connu
dans les lettres , et particulièrement dans l'histoire , et la
connaissance des monumens et de la littérature du moyen
âge. Plusieurs de ses mémoires , insérés dans l'Archeolo
gie , renferment des découvertes intéressantes , et sont
( 1 ) A Paris , chez Fournier, libraire , rue de La Harpe , nº. 45 ; et
à Caen , chez Poisson , imprimeur, rue Froide.
31
482 MERCURE DE FRANCE .
autant remarquables par la sagesse de la méthode avec la
quelle il procede, que par l'intérêt ou la difficulté dusujet ,
et surtout par le grand art d'attacher et d'instruire.
Ce nouveau mémoire de M. de La Rue ne peut manquer
d'attirer l'attention des littérateurs . Le sujet en est
neuf, et la matière y est traitée avec toute l'érudition
qu'elle exigeait. Le style de l'auteur est à la fois élégant,
clair et concis . Il faut bien se garder de confondre notre
savant auteur avec ces écrivains plus zélés que judicieux ,
qui ont fait de la langue armoricaine un emploi si blàmable
, pour ne pas dire si ridicule , et qui n'ont pas
craint d'avancer que le bas-breton était parlé avant le
déluge , et enfin que toutes les autres langues n'en étaient
des dialectes .
que
Pour procéder avec ordre , M. de La Rue , au lieu de
prendre son sujet dans l'antiquité pour revenir aux temps
modernes , a suivi une marche différente . Il commence
par le quinzième siècle , et remonte ensuite graduellement
aux Grecs.
Le savant professeur examine quelles sont les canses
qui ont fait regarder comme impossible de retrouver des
monumens littéraires dans la langue armoricaine, et comment
il se fait que la littérature antique de cette partie
de la France soit restée jusqu'à nos jours entièrement
ignorée .
En effet , les historiens de la Bretagne , hommes fort
instruits d'ailleurs , en portant toute leur attention sur les
priviléges et les libertés de cette province , ont absolument
négligé l'histoire littéraire de l'Armorique . Warton
, auteur de l'Histoire de la poésie anglaise , n'avait sûrement
pas consulté lui-même la volumineuse compilation
de dom Lobineau , lorsqu'il a prétendu que ce religieux
parlait , à chaque page , de la poésie des Armoricains
, dont les chants avaient pénétré jusque chez les
peuples du Nord , et qui avaient été admirés par les scaldes
norvégiens.
On est vraiment surpris en voyant que les écrivains
d'Angleterre et de France qui ont fait nne étude spéciale
des ouvrages de nos Trouvères , aient négligé ce point
important. Cet oubli est d'autant plus à regreter, que
NOVEMBRE 1815.
483
leurs ,lumières auraient pu nous éclairer sur l'état de la
poésie armoricaine .
En effet , Pasquier, Fauchet , Galland , Lebeuf, Caylus,
Tressan , Palmy, Sainte-Palaye, Le Grand , et autres, ont
gardé le silence le plus absolu à cet égard ; et peut-être
que dom Le Pelletier, auteur du dictionnaire breton, fut
lui-même la cause de cet oubli . Il avait insinué , dans
sa préface , que la Bretagne n'avait jamais eu de poëtes ,
et il avait déclaré que la langue n'était pas susceptible
de versification . Ce langage est d'autant plus étrange ,
que dom Lepelletier cite lui-même dans son dictionnaire
plusieurs poëmes en langue bretonne ; que les auteurs
grecs et latins , ainsi que les écrivains du moyen âge, ont
unanimement rendu hommage aux talens des bardes
gaulois ou armoricains , et qu'ils leur ont accordé les plus
grands éloges.
M. de La Rue ne va pas produire, à l'exemple de Macpherson
, des poëmes dont l'authenticité pourrait être
contestée ; il cite les ouvrages , rapporte le témoignage
des écrivains qui vantent les poëtes armoricains , fait
connaître les traductions qui nous en restent , ainsi
les passages des Trouvères français et anglo-normands qui
parlent de la poésie des Bretons- Armoricains .
que
J'ai déjà prévenu que le savant professeur , pour procéder
avec plus d'ordre , partait du quinzième siècle pour
remonter chronologiquement aux siècles antérieurs.
D'abord, pour la première époque, dom Lepelletier cite
les Prophéties de Gwinglaff, composées en vers rimés
vers l'an 1450 ; le poëme sur la Destruction de Jérusalem,
et la Vie de saint Gwenole . Au quatorzième siècle , Chaucer
( 1 ) fait un grand éloge des poëtes armoricains , et a
inséré dans son ouvrage plusieurs lais composés par ces
derniers. Il les appelle même lais bretons ou lais armoricains.
D'autres poëtes anglais mirent en vers , à cette
époque , un grand nombre de pièces de ce genre. Les uns
disent qu'elles sont traduites du bas-breton ; d'autres
assurent que leur traduction était faite d'après le français
, mais que l'original était tiré des lais bretons qu'on
( 1 ) The Canterbury Tales of Chaucer by Thom. Tyrwhitt.
484
MERCURE DE FRANCE .
chantait dans les temps anciens. Malheureusement ces
originaux et ces traductions françaises paraissent être
perdus , et il ne nous reste plus que les versions anglaises
publiées par MM . Ritson , Ellis et Tyrwhitt. Il est à remarquer
que ces auteurs font mention , dans leurs pièces , de
lais beaucoup plus anciens . Malheureusement on ne retrouve
plus que deux de ces ouvrages dont on vante
l'antiquité. L'un , traduit en anglais , se trouve dans les
manuscrits du roi d'Angleterre ; l'autre , dans la bibliothéque
bodléienne. Ce dernier, composé par Garadus ,
héros de la pièce , fut mis en vers français par Robert
Bikez , trouvère anglo-normand. Nos écrivains ont fait
souvent l'éloge des lais bretons. L'auteur anonyme de
la charmante pièce intitulée Le Songe du dieu d'Amour
( 1 ) , en dit des choses très-flatteuses. Marie de
France a traduit un grand nombre de lais armoricains en
vers français, que je publierai incessamment. En tête de
son travail est une préface où , en s'adressant au roi
d'Angleterre Henri III , elle nous apprend qu'il était anciennement
d'un usage général , chez les Armoricains ,
de mettre en vers les événemens qui devaient être transmis
aux races fusures. Elle loue les anciens Bretons
pour avoir maintenu une coutume qui , conservant le
souvenir des faits historiques , était un avantage pour
les lettres et une récompense pour la vertu. Et, dans la
crainte de faire confondre les Bretons-Armoricains avec
les Bretons d'Angleterre, Marie ne manque pas de dire
qu'elle parle de la Petite Bretagne.
Ces lais se chantaient accompagnés de la harpe ou de
la rote ( vielle ) . Ceux que Marie a traduits étaient dans
leur langue originale ; car elle emploie souvent des mots
de cette langue , et a soin de les traduire quelquefois en
français , et toujours en anglais . Marie assure que ces ouvrages
étaient fort anciens , et qu'avant elle plusieurs
poëtes en avaient déjà mis en langue romane .
L'Angleterre admira la collection de lais traduite par
Marie. Deuys Pyramus , trouvère anglo-normand , fait
l'éloge de cet ouvrage et de son auteur , et dit que les
( 1) Manuscrits de la Bibliothéque du roi , nº. 7595 .
NOVEMBRE 1815. 485
dames anglaises goûtèrent particulièrement
cette traduction
..
Pierre de Saint-Cloud , poëte français du treizième
siècle , auteur de la première branche du roman du Renard
(1 ) , y fait paraître cet animal déguisé en jongleur
il se
anglais , et parmi les talens qui lui sont accordés ,
vante de savoir beaucoup de bons lais bretons , dont il
rapporte les titres ; la plupart de ces pièces ne nous sont
pas parvenues.
Renaud , autre trouvère contemporain , traducteur du
lai d'Ignaurès (2 ) , assure avoir fait cette version d'après
l'original breton et à la demande de sa mère , la dame de
La Caine.
Chrestien de Troyes , l'un de nos plus anciens poëtes
du douzième siècle , prévient , dans le début de son roman
du Chevalier au Lion (3) , qu'il a pris le fonds de
cet ouvrage chez les bardes armoricains ; il en dit autant
dans ses autres romans d'Eru et d'Enide, du Clyget,
de Lancelot du Lac , de Perceval le Gallois ou du Saint-
Graad. Ainsi , dit M. de La Rue, ces romans, qui ne sont
que des recueils d'aventures merveilleuses , arrivées à
des héros armoricains ou gallois , avaient été , dans le
douzième siècle , traduits des lais bretons , ou en latin
ou en prose française , par les soins des princes de cet
âge . J'ai fait connaître ( 4 ) l'histoire de la traduction du
Brut d'Angleterre , ainsi que les travaux de Robert de
Barron , de Luc de Gast , Gautier -Map , et autres traducteurs
normands ou anglo -normands , dont quelques érudits
anglais veulent révoquer l'existence en doute , parce
qu'on ne retrouverait leurs originaux dans aucune des
bibliotheques de l'Europe . Mais écrits en bas -breton ,
on s'embarrassa bien peu de conserver des ouvrages dans
une langue peu usitée , surtout lorsqu'il existait un certain
nombre de traductions . Les lais bretons avaient été
si renommés dans les siècles de la chevalerie , qu'on les
(1 ) Manuscrits de la Bibliot..du Roi , fonds de Cangó.
(2 ) Manuscrits du Roi , nº. 7595.
(3) Manuscrits du Roi , nº . 7989.
(4) De l'Etat de la poésiefrançaise dans les douzième et treizième
siècles.
466
MERCURE
DE FRANCE
.
traduisit même dans les langues du Nord. Sphanius les a
fait connaître (1 ) à la fin de la Grammaire anglo-saxonne
de Hickes , sous le titre de Varia Britonum Fabule.
Le fameux roman de Tristan de Léonnois fut d'abord
traduit en prose française par Luc du Gast , seigneur de
Saint-Denis-le-Gast , département du Calvados , et puis
mis en vers français par Chrestien de Troyes , dont la
version est malheureusement perdue , et par Thomas
Erceldon , poëte anglo-normand . Les savans s'accordent
à reconnaître que ces deux versions étaient originairement
composées d'après les lais bretons . Tristan se vante
d'avoir appris à sa mie , la blonde Iseult , l'art de chanter
des lais en s'accompagnant de la harpe (2).
Le trouvère anglo-normand, auteur du Roman du Roi
Horn, s'étend beaucoup plus longuement sur les lais armoricains.
Ses héros étant gallois et irlandais , il fait
connaître le goût de ces peuples pour ce genre
de poesie
(3).
L'enchanteur Merlin , déguisé en jongleur , s'étant rendu
à la cour du roi Arthur, chante aussi des lais bretons.
Dans son Brut d'Angleterre, Robert Wace , voulant faire
l'éloge de l'éducation brillante d'un chevalier, rapporte
qu'il savait beaucoup de lais et de chansons. Il croit faire
le plus grand éloge de Celdric , qui , s'étant déguisé en
ménestrel , avait chante plusieurs lais bretons en s'accompagnant
de la harpe.
Mais d'où peuvent provenir les connaissances des Normands
dans la langue et la littérature bretonnes ? C'est ce
que M. de La Rue examine . Les Normands , par le traité
fait avec Charles-le-Simple , possédant la Bretagne en
arrière- fief, eurent avec les Bretons des rapports plus fréquens
et plusintimes qu'avec les autres peuples de la France.
Leurs relations leur firent d'abord apprendre la langue
bretonne, puis étudier leur littérature. Cette étude
leur procura les ouvrages dont il a été fait mention , et
(1 ) Catalogus librorum septentrionalium.
(2) Voy. l'extrait que j'ai donné du roman de Tristan, dans l'État
de la poésie française.
(3) Ibid, pour le Roman du Roi Horn ,
NOVEMBRE 1815. 487
ensuite un plus grand nombre, dont on ne trouve plus que
des traces dans les productions des trouveres normands .
Notre savant professeur accumule les preuves à l'appui de
l'opinion qu'il établit avec tant de savoir , et surtout d'apparence.
Alain , duc de Bretaigne , avait accompagné
Guillaume , son beau-père , dans son expédition d'Angleterre.
Le nouveau monarque récompensa son gendre par
le don de quatre cent quarante - deux terres seigneuriales ,
qui , par suite , formèrent le comté de Richemond , si
long-temps possédé par les descendans du duc Alain , Ces
derniers ayant inféodé la plus grande partie des terres
de Richmond-Shire , les traditions bretonnes passèrent
en Angleterre avec les nouveaux colons . On conçoit aisément
alors comment les trouveres normands et anglonormands
, vivant sous le même gouvernement que les
Bretons , eurent la facilité d'étudier de plus en plus les
productions de leurs anciens bardes ..
Il résulte donc du témoignage des trouvères français et
anglo-normands , que les Armoricains avaient très - anciennement
dans leur langue des pièces de vers que nos
premiers poëtes appelèrent les lais ; qu'on ignore le nom
que leur avaient donné les Bretons , car ce mot ne se
trouve pas dans leurs dictionnaires, mais seulement dans
les langues du Nord ( 1 ) , et dans le latin barbare ( leudus),
où il signifie une pièce de vers faite pour être chantée.
Alors le mot lai, formé de leudus , fut donné par les trouvères
français aux poésies armoricaines, et fut conservé
par les versificateurs anglais.
Le savantprofesseur fait connaître l'histoire du lai ; les
différens changemens que cette pièce a éprouvés depuis
que les trouvères s'en sont emparés ; les fautes dans lesquelles
sont tombés les divers écrivains qui ont traité de
la poésie française. Enfin , pour terminer cet article , je
dirai avec M. de La Rue : « En un mot , les lais bretons
doivent être regardés comme des poëmes contenant le
récit d'un événement intéressant , d'une longueur modé-
(1 ) En islandais Liod ; irlandais , Laoi ; teuton , Liod ; anglosaxon
, Leod.
488 MERCURE DE FRANCE .
rée (1 ) , toujours sur un sujet grave (2) et ordinairement
armoricain ou gallois ( 3) , et toujours en vers de huit
pieds (4), du moins dans les traductions françaises et anglaises
, qui sont parvenues jusqu'à nous . »
Dans un second article , j'examinerai la fin de cette
dissertation curieuse pour tous les littérateurs , et aussi
piquante par l'intérêt du sujet , que par la manière ingenieuse
dont l'auteur l'a traité, Ω .
LES SONGES DE NADIR- MOULLAH ,
SURNOMMÉ LE RÉVEUR,
1 : I
Traduits de l'Arabe , de Baba-Tahiem .
BEUXIÈME SONGE.
(Voyez le N° . IV. )
Parbleu ! se dit le fils de Waheb , lorsqu'il
fut de retour à Bagdad , il faut avouer que ce
bon homme Fazil (5) m'a fait là un singulier
présent. Qui, diable, aurait jamais cru qu'il suffisait
de se fourrer le nez dans une gaîne pour
faire des rêves qui n'ont pas le sens commun ,
tels, par exemple , que celui dont je sors ? Que
m'importe , après tout ? je voulais me faire au-
( 1 ) D'une longueur modérée , pour ne pas les confondre avec les
romans.
(2) Sur un sujet grave , pour les distinguer des contes et fablianx
qui sont toujours plaisans.
* (3) Ordinairement armoricain ou gallois , parce que les Bretons
prirent quelquefois leurs sujets dans la mythologie, comme le laide
Narcisse , et quelquefois dans l'histoire de France , comme le lai des
Deux Amans , le lai du comte de Toulouse.
(4) Et toujours en vers de huit pieds , pour les distinguer des différentes
pièces auxquelles les trouvères donnèrent le nom de lai , et
qu'ils composèrent à volonté en vers de différenses mesares .
(5) Sage , savant,
NOVEMBRE 1815. 489
teur, je le suis devenu ; que ce soit au moyen
d'une gaîne ou de toute autre chose , cela n'y
fait rien . Mon but , en écrivant , était de me
faire lire eh bien ! si le public de Bagdad est
assez indulgent pour se contenter du récit des
-balivernes qui me passent par la tête durant
mon sommeil , que m'importe encore ? Il est
vrai que je ne donne rien au lecteur de mon
propre fonds; mais il ne s'en embarrasse guère,
pourvu qu'il s'amuse ; et moi je trouve à cela
une peine de moins , celle de me creuser le
cerveau pour enfanter des choses neuves , ou
pour habiller à neuf celles dont la parure s'est
un peu fanée depuis mille ans qu'elles courent
le monde . J'ai encore un autre avantage , celui
de n'avoir jamais besoin d'aller voler dans la
boutique de mes confrères ce que je ne saurais
trouver chez moi ; et , quoique l'ange Israfiel
m'ait assuré , comme on l'a vu dans mon premier
songe, qu'on n'était pas damné pour cela ,
je suis toujours bien aise d'avoir la conscience
nette sur ce point, soit dit en passant , et sans
prétendre mortifier personne.
Nadir-Moullah , après ce beau soliloque, où
les pensées n'ont pas beaucoup de liaisons entre
elles , s'en fut porter à son libraire la narration
de son dernier rêve , qu'il venait de mettre
par écrit , à peu près en ces termes :
Je m'étais endormi au milieu des méditations
les plus philosophiques sur les misères et
les traverses de la vie humaine , lorsque je crus
sentir un vent assez frais qui me soufflait sur le
-visage , et m'éveilla. Je ne fus pas peu surpris,
en ouvrant les yeux , de me voir couché sous
490 MERCURE DE FRANCE.
un grand platane , au bord d'une route , et dans
un pays qui m'était tout-à-fait inconnu. Poussé
par un mouvement machinal , je me levai et
me mis à marcher vers une haute muraille à
laquelle allait aboutir le chemin que je suivais ,
nouveau compagnon d'une multitude de voyageurs
qui se dirigeaient sur le même point.
Cette muraille entourait une ville qui me paraissait
plus étendue qu'un grand empire , et
elle était si élevée qu'on ne découvrait au-dehors
le sommet d'aucune maison ni celui d'aucun
monument , et qu'une fois qu'on l'avait
dépassée , on cessait tout-à-fait d'apercevoir la
campagne environnante . Une autre particularité
qui me frappa , c'est que le faubourg par
où j'entrai était obstrué d'un brouillard si
opaque , que je ne distinguais presque aucun
objet ; et l'on eût dit que ce brouillard était
aussi impénétrable au son qu'à la vue , car je
n'entendais autour de moi qu'un bruit confus ,
au travers duquel je ne pouvais rien démêler.
Cependant, à mesure que j'avançais , ce brouillard
me semblait s'éclaircir ; enfin j'aperçus
'assez nettement un homme qui venait à moi
avec un àir officieux . Ses manières et sa tournure
sentaient passablement le pédagogue , et
certaine odeur de lampe qui s'exhalait de ses
habits , acheva de me convaincre que l'apparence
était d'accord avec la réalité. Malgré mon
aversion pour toute espèce de pédant , je ne
laissai pas d'aborder celui- ci pour lui demander
où j'étais.
Monsieur, lui dis-je , vous me paraissez extrêmement
obligeant , et sûrement vous ne refuNOVEMBRE
1815. 491
serez pas à un voyageur égaré de lui apprendre
en quels lieux l'a jeté le destin ? Monsieur,
me répondit-il d'un ton sentencieux , vous ne
pouviez mieux vous adresser qu'à moi pour
vous instruire ; ma profession étant d'apprendre
aux autres ce qu'ils ignorent. La ville où
vous êtes s'appelle Amrou ( 1 ) , et vous n'y verrez
personne qui n'y soit venu comme vous ,
c'est- à - dire par hasard et sans savoir comment.
-C'est justement mon histoire ; mais cette
ville où l'on tombe ainsi des nues , offre-t-elle
du moins au pauvre étranger, qui y arrive ainsi
à l'improviste , quelques agrémens qui lui en
rendent le séjour à peu près supportable ?
Vous êtes ici dans un vrai pays de Cocagne,
quoi qu'en disent certains beaux -esprits de
mauvaise humeur. Les plaisirs , les jouissances
de toute espèce y abondent ; on n'a qu'à choisir...,
et payer.
э
-Cela en effet doit être charmant ; et, pour
commencer...
- Pour commencer, vous me donnerez , s'il
vous plaît , dix années de votre jeunesse , qui se
passeront sous mes yeux dans des plaisirs continuels
; vous vous amuserez tout ce temps à
feuilleter de vieux livres poudreux , et à surcharger
votre mémoire de deux ou trois millions
de vieux mots , que vous pourrez vous
contenter d'apprendre comme un perroquet ,
sans y attacher aucun sens , et seulement pour
les répéter dans l'occasion , et pour vous don-
(1 ) Amrou signifie la vie.
492 MERCURE DE FRANCE .
ner ainsi un certain air de savant auprès des
imbéciles. Pour vous distraire de cette agréable
occupation , car le plaisir lui-même devient
une fatigue , vous aurez la permission,
une heure ou deux par jour, de vous divertir à
de petits jeux enfantins , qui contribueront ,
d'une manière étonnante , à vous former l'esprit
, pour devenir ce que nous appelons un
homme, et qui n'y ressemble guère. Lorsque
vos amusemens quotidiens paraîtront diminuer
de charmes pour vous , j'aurai soin de
vous faire donner les étrivières ; ce qui est reconnu
par nous autres comme un excellent
moyen de réveiller les esprits blasés par une
trop longue jouissance .
Je ne veux , Monsieur, ni de ces jouissances
merveilleuses que vous me promettez ,
ni de vos étrivières. Serait-il en effet possible
qu'il existât dans ce pays des hommes assez
fous pour perdre dix années , les plus belles de
leur vie , à un semblable régime ?
-Oh ! quelle cervelle encroûtée d'ignorance
! Apprenez , Monsieur , que nos sultans
eux-mêmes n'ont pas témoigné cet insultant
mépris pour l'honorable corporation des pédagogues
; ils lui ont payé , comme le plus mince
bourgeois, leur tribut d'arrivée dans la ville ;
et est- ce donc, s'il vous plaît , perdre son temps
que de l'employer à l'étude des trois ou quatre
plus belles langues....
-
Vos compatriotes ont donc un autre
idiome que le vôtre ?
Non .
Eh bien ! qu'ai-je besoin de vos trois ou
NOVEMBRE
1815. 493
e
102
ble
ez
de
S
quatre
belles
langues
, si je puis me faire
entendre
dès à présent
? Est-ce que l'on est obligé
ici de parler
à chaque
étranger
son propre
langage
?
-
les
Ce n'est
pas cela ; les langues
dont
il s'agit
vous ne les parlerez
jamais
, caril y a plusieurs
que
siècles
qu'elles
sont mortes
, aussi
bien
nations
qui nous
les ont transmises
, et je doute
que vous les fassiez
comprendre
aujourd'hui
à la
dix millième
partie
des habitans
d'Amrou
; mais la coutume
a ses droits
.
- A la bonne
heure
; mais
ma volonté
aussi
a les siens
, j'espère
.
-
Vous
aurez
ensuite
à vous
instruire
des
moeurs
, des lois , des coutumes
et de l'histoire
...
Des Amrousiens
?
-
-
Non , des peuples
qui parlaient
ces langues....
par
leurs
-Ces
peuples
ont apparemment
mérité
, que
la sagesse
de leurs
institutions usages
leur survécussent
, et ce sont
ces usageslà
qui , après
plusieurs
siècles
, gouvernent
les
Amrousiens
?
-Gardez
-vous bien de le croire
! les nations dont
il s'agit
étaient
sages
, si vous
voulez
, et
c'est chez
nous
l'opinion
commune
; mais
si
quelqu'un
s'avisait
aujourd'hui
de suivre
tels
des exemples
les plus louables
et les plus loués
que nous
offre
leur histoire
, il serait
indubita- blement
empalé
, ou grillé
, ou rompu
, ou
écartelé
, ou décapité
, ou noyé
dans un sac de
cuir avec
un singe
et un chat , ou tout au
moins
renfermé
pour sa vie dans un cachot
.
-
Eh ! quand
vous
m'aurez
farci
la tête de
494
MERCURE DE FRANCE.
toutes ces inutilités, daignerez-vous alors m'instruire
des lois et des coutumes du pays où le
destin me force de vivre ?
-Oh! pour cette étude-là vous la ferez vousmême
, et par expérience , quand vous serez
sorti de mes mains. Il n'y a aucun professeur
qui enseigne cela.
-
Eh ! sot animal, laisse-moi donc mon
ignorance toute entière , puisque , après avoir
perdu avec toi ou avec un autre animal de ton
espèce , le tiers ou le quart de ma vie , je conserverai
encore de cette ignorance la partie
qu'il est le plus essentiel de dissiper.
Le lecteur pourra juger par ces ennuyeux
propos, que j'abrège beaucoup , combien sont
plus ennuyeux encore les premiers instans
qu'on passe dans Amrou entre les mains des
pédagogues .
Je me débarrassai de mou importun le plus
tôt que je pus, et je gagnai le milieu de la ville .
Ce ne fut qu'alors que je commençai à voir et
entendre assez distinctement , pour me former
une idée de ce qui m'entourait.
Le ciel d'Amrou est extraordinairement inconstant
, souvent nébuleux ; les beaux jours y
sont les plus rares. L'aspect général de la ville ne
ressemble pas mal à un véritable chaos. Rien
de plus majestueux et de plus magnifique , à
certains égards , que le tableau qui se développe
sous les yeux de l'observateur , et , sous
d'autres rapports , rien de plus difforme et de
plus défectueux . Je voyais les uns à côté des
autres de superbes palais et de misérables chaumières
; de belles promenades étaient attristées
NOVEMBRE 1815.
495
t
par l'aspect de prisons ou d'hôpitaux ; des mosquées
étaient dans le voisinage de lieux de débauche
; c'était un contraste perpétuel de la
joie et de la douleur, de l'opulence et de la
vreté , de la félicité et de l'infortune .
pau-
Les palais et les plus belles maisons étaient
surmontés de certaines petites machines qui
tournent à tout vent , et qu'on nomme girouettes
en quelques pays occidentaux où elles
sont fort multipliées , et servent à indiquer le
vent qui souffle . Celles-ci avaient une double
destination , qui était de présenter une surface
à la pluie, de quelque côté qu'elle fouettåt .
Cette surface transmettait , par le moyen d'une
petite rigole , toute la pluie qu'elle pouvait intercepter
, dans l'intérieur de la maison , où elle
était soigneusement recueillie . Une telle précaution
n'est pas si absurde qu'elle le paraît
d'abord dans un climat où il pleut de l'or potable.
J'ai été à même de remarquer que les girouettes
qui recueillaient le plus de cette pluie
précieuse , étaient celles qui paraissaient avoir
quelque peine à changer de direction . Il semblait,
du reste, que les ondées choisissent, pour
fondré , les habitations élevées : c'est ainsi que
chez nous les hautes montagnes font crever les
nuages. Ce qui échappait au tournoiement de
la girouette , allait former au pied du mur des
mares , dans lesquelles venaient se vautrer une
foule d'avides faméliques , qui s'en retiraient
couverts de boue de la tête aux pieds . Le peu
de pluie qui tombait sur les chaumières, et que
le malheureux qui les habitait ne parvenait à
recueillir qu'à force de peines et de fatigues in-
34
496 MERCURE
DE FRANCE
.
1
finies , lui était tout de suite enlevé par des
officiers , dont l'emploi était de le reverser aussitôt
dans de grands tonneaux sans fond . Si
par hasard , quelques gouttes avaient échappé à
l'activité de ces officiers-verseurs ,
celui qui les
possédait , au lieu de les réserver pour la soif à
venir ou de s'en servir pour arroser son champ,
s'en allait les porter à quelque derviche du voisinage
, ou les échanger contre un flacon de
cette liqueur dangereuse , que le Koran a si
sagement proscrite : j'en conclus que la populace
de ce pays n'avait ni raison , ni esprit d'ordre
, ni économie .
La pluie d'or dont je viens de parler , n'est
pas la seule , au reste , qui soit connue dans ce
climat. Il n'est pas rare d'y voir tomber des
averses de
gros cailloux , qui maltraitent fort ,
et souvent renversent tout-à-fait les maisons
sur lesquelles elles viennent fondre. Il m'a
semblé , au surplus , que , par manière de compensation
, cette pluie tombait pareillement
en plus grande abondance sur les hauts lieux.
Je ne saurais donner la raison de cette singularité
, mais je puis assurer qu'il y a peu de girouettes
qui résistent à ces terribles météores.
Après avoir passé en revue les choses , qui
sont ce qui frappe l'oeil d'abord , je me mis à
examiner les hommes. Je m'aperçus qu'une
grande partie des voyageurs qui étaient entrés
dans Amrou avec moi , en étaient déjà sortis
sans même avoir eu le temps de s'y reposer
quelques minutes. La foule ne diminuait pas
pour cela ; car ils avaient été à l'instant remplacés
par d'autres arrivans . On pouvait deviner
:
I
NOVEMBRE 1815. 497
presque à coup sûr, à la physionomie de la plupart
des passagers , la longueur ou la brièveté
du séjour que le destin leur permettrait de faire.
dans la ville ; mais quelquefois ceux qui paraissaient
devoir s'y arrêter le plus long-temps,
recevaient à l'improviste un ordre de faire leur
paquet. Ces ordres sont ordinairement notifiés
par le médecin ; il n'est pas rare pourtant que
ce soit une épouse acariâtre et méchante , ou
une maîtresse infidèle , ou même des héritiers
empressés de prendre votre place , qui se donnent
la peine de vous les expédier.
J'aurais pu croire que ces ordres étaient toujours
reçus avec une espèce de reconnaissance ,
car tout le monde me disait être excédé d'un
trop long séjour dans la ville . Chacun me paraissait
néanmoins assez disposé à obéir au destin
qui l'y retenait ; j'en excepte un extrêmement
petit nombre d'individus , que je vis , en
différentes circonstances , s'enfuir un poignard.
à la main ou une corde au cou . On avait encore
la ressource de se jeter à corps perdu dans
la rivière ; elle vous conduisait infailliblement
aux portes de la cité : mais de
peu personnes
avaient le courage de déployer une telle énergie
, et je reconnus bien que ceux qui faisaient.
tant les dégoûtés dans leurs propos , ne redoutaient
rien tant qu'un ordre de quitter Amrou.
Il est vrai qu'on débitait des contes étranges
sur le pays situé au-delà . Aucun de ceux qui
habitaient la ville ne l'avait vu , et personne de
ceux qu'on y avait envoyés n'en était revenu
aussi les récits absurdes allaient- ils leur train ;
tous les petits enfans en étaient effrayés , et les
TIMBRE
ROYAL
5
C.
32
498
MERCURE
DE FRANCE
.
gens plus âgés se souciaient peu d'anticiper sur
une triste réalité possible , en allant vérifier,
à leurs risques et périls , la vérité de ces récits,
qui finissaient pas faire trembler leurs propres
auteurs .
Parmi les habitudes des Amrousiens , il y en
avait qui me choquaient singulièrement . Par
exemple , l'usage de se faire porter par des chevaux
, des éléphans , des ânes ou des chameaux,
y était inconnu , ainsi que celui de se servir de
palanquins on grimpait sans façon sur le dos
du premier venu ; mais commé en général personne
ne se souciait de porter le fardeau , il en
résultait que c'était constamment le plus faible
qui servait de monture au plus fort ; ce qui est
évidemment contre les lois de l'équilibre en
morale comme en mécanique .
La taille de ce peuple n'a aucun caractère
particulier. On ne peut pas dire que les hommes
y soient grands ou petits , mais on dira fort
bien qu'il y en a de grands et de petits ; ces
derniers ont d'ordinaire une mine souffrante et
exténuée ; les autres portent le front élevé et
le sourcil haut . Les petits sont grêles et fragiles
; les hommes de taille moyenne sont robustes
et gros ; les grands sont assez ordinairement
plats , et se tiennent très-courbés .
C'est un spectacle bizarre que de voir circuler
ce peuple dans les rues , l'un couvert de
haillons dégoûtans , l'autre revêtu de riches
broderies ; l'espoir, la crainte , le malheur, le
bien- être , la satisfaction , la fureur, enfin toutes
les passions qui consolent ou affligent l'humanité
étaient peintes sur les physionomies.
NOVEMBRE 1815. 499
Je jugeai qu'à certains égards les hommes
étaient partout les mêmes.
Ce n'était rien que de connaître les rues de la
ville , je brûlais d'envie de connaître aussi l'intérieur
des maisons. Je pénétrai donc dans
celle qui était de plus belle apparence , et que
je crus un moment trouver deserte, par le profond
silence,qui y régnait. Il se trouvait pourtant
dans une grande pièce plusieurs écrivains
que , sur les premières apparences , je pris pour
des gens de loi . Ils étaient entourés de livres
et de paperasses qu'ils parcouraient fort legerement
; ils en déchiraient quelques-uns , fajsaient
la moue en jetant les autres de côté , et
puis ils se mettaient à écrire , à écrire , à écrire
avec un tel acharnement qu'on cût dit qu'ils
étaient à la tâche pour noircir du papier. Ten
vis qui suaient à grosses gouttes , et semblaient
tomber de fatigue . Je me retiraj avec précaution
pour ne pas distraire des gens si préoccupés
que pas un ne m'avait aperçu , et j'allai
prier un voisin de m'apprendre par qui cette
maison était habitée , Monsieur , me réponditil
, c'est la demeure d'un homme qui paye les
huit ou dix scribes que vous venez de voir,
pour calomnier au jour la journée , et à tant la
page, les plus honnêtes personnes de la ville ,
denigrer les chefs - d'oeuvre de nos artistes, jeter
le ridicule sur les ouvrages de nos meilleurs
littérateurs , et louer les plus plates rapsodies
dont les boutiques de nos libraires fourmillent .
Leurs dégoûtantes critiques sont écrites avec des
plumes de dinde , trempées dans une mixtion
de boue , de fiel et de bile . On les méprise , et
500
MERCURE DE FRANCE.
pas
'on veut les lire , parce qu'ils fournissent un
aliment à la malignité et une jouissance à l'envie
. S'ils rendent quelquefois justice au mérite
, c'est quand on est assez riche pour acheter
leur suffrage , ou assez puissant pour meriter
qu'ils vous ménagent. Alors ils deviennent
aussi humbles , aussi souples , aussi rampans
devant vous , qu'ils se montrent dédaigneux ,
rogues et intraitables pour les autres . Malheur
au pauvre auteur qui attend après le prix de
" son livre pour diner, fût-il Sady , il n'évitera
leurs morsures . Ces messieurs sont comme
ces roquets hargneux qui lèchent les pieds de
ceux qu'ils craignent ou qui les nourrissent , et
qui montrent les dents à celui dont les vête
mens annoncent l'indigence . Eh ! dis-je au voi
sin, la police souffre- t-elle un semblable repaire
, unique dans le monde ? Oh ! me répon
-dit-il , celui-ci n'est pas le seul ; il én existe un
grand nombre dans la ville , et tous les jours il
s'en ouvre de nouveaux , tant le métier est
hon. A la vérité , tous les entrepreneurs de
semblables établissemens ne réussissent pas ;
c'est toujours celui qui peut faire valoir dans le
public un plus grand fonds d'impertinence et
de méchanceté, qui jouit du plus grand crédit.
Je remerciai le voisin de ces renseignemens,
et peu s'en fallut qu'ils ne me dégoûtassent du
métier d'auteur.
1
set
+
Je me remis à parcourir la ville , ne sachant
trop où porter mes pas ; enfin , j'arrivai devant
un palais de magnifique apparence , où l'on
me dit qu'un diplomate célèbre tenait école de
politique . La curiosité me vint aussitôt d'asNOVEMBRE
1815. 501-
sister à une de ses leçons . Dès que j'eus franchi
le seuil de la porte , je crus que la nuit noire
était arrivée tout à coup. Ce palais , si brillant
au-dehors , était obscur dans l'intérieur . Des
esclaves officieux vinrent au-devant de moi
pour me proposer des lanternes à l'usage de la
maison , et ils me présentèrent de grosses ves- ,
sies , dans lesquelles brûlait une bougie fort
mince, qui jetait une si faible clarté , qu'à peine
se voyait-on les uns les autres , quoiqu'on se
touchat. Je payai fort cher quelques- unes de
ces prétendues lanternes ; et , grâces à elles , je
nem'avançai qu'à tâtons au milieu des ténèbres .
A quelques pas de là une embûche , que l'obscurité
ne m'avait pas permis d'apercevoir, me
fit mesurer la terre avec mon nez . Je ne jugeai
pas à propos de pousser plus loin ma curiosité,
et, dégoûté des études politiques, je regagnai ,
aussi promptement qu'il me fut possible , l'endroit
par où j'étais entré. Les passans se moquèrent
de moi , voyant mon nez tout meurtri
et mes vêtemens salis par la poussière que
j'avais ramassée en tombaut.
Les expériences désagréables que je venais.
de faire devaient me rendre circonspect ; je ne
pus , malgré cela , résister au désir de suivre la
foule qui se précipitait dans un bâtiment fort
vaste , sur la porte duquel était écrit en
grosses lettres d'or : REMEDE POUR TOUS
LES MAUX. Je crus bien pouvoir en trouver
un pour ma blessure ; je fus promptement
désabusé , mais je m'en consolai facilement
par la singularité du spectacle qui vint
s'offrir à ma vue. C'est là , je crois , que la folie
502
MERCURE DE FRANCE .
1
de l'homme m'est apparue dans tout son éclat.
Figurez - vous , lecteur , une salle d'une immense
étendue ; au milieu de cette salle une
estrade assez élevée , et sur cette estrade une
troupe de charlatans armés de longs chalumeaux
de paille , et occupés à faire des bulles
de savon , qu'une multitude d'imbéciles de
tous sexes et de tous âges vient en foule leur
acheter argent comptant , et vous aurez une
idée assez exacte de ce que je vis . Les chalands
étaient si empressés qu'ils se culbutaient , se
foulaient , s'estropiaient pour être des premiers
servis. Les bulles qui réfléchissaient le
plus vivement les couleurs de l'arc -en-ciel , se
payaient le plus cher ; les sacs d'argent se vidaient
de tous les côtés au pied de l'estrade , et
les sots acheteurs étaient au désespoir en voyant
crever en route , ou s'évanouir dans leurs
mains , ces globes légers contre lesquels ils
venaient d'échanger l'aisance ou le soutien rigoureusement
nécessaire du reste de leur vie
et de leur famille , ou le fruit des plus longues
et des plus pénibles privations . Je ne savais ce
que devais admirer le plus ou de l'aveuglement
inouï des uns , ou de l'imprudente friponnerie
des autres ; mais un court moment
de réflexion me fit souvenir que généralement
l'homme n'est guère plus sage qu'il ne se montrait
là . Hélas ! nos projets , nos espoirs chimériques
, les tourmens que nous nous donnons
depuis l'aurore de notre existence jusqu'à´
son couchant , les protestations des hommes
puissans dont nous implorons l'appui , tout
cela vaut-il beaucoup mieux que les bulles de
&
NOVEMBRE 1815. 503
savon de mes sots Amrousiens ? Je ne parle
pas des charlatans ; il en est partout et de toutes
les espèces .
:
"
De rue en rue , de maison en maison , j'étais
arrivé au palais des sultans . Ils étaient au nombre
de ...., et gouvernaient concurremment
la ville . Dire qu'ils différaient tous par le carac
tère, ce n'est pas soumettre à la sagacité de mon
lecteur une chose absolument difficile à croire.
Ces princes , par la nature de leur institution
devaient être égaux entre eux ; mais, comme
cela arrive en pareil cas , la balance du pouvoir
penchait toujours du côté du plus entreprenant,
Ceux à qui une humeur douce et pacifique
faisait un crime de répandre le sang de
leurs sujets , n'étaient plus bientôt que de vains
fantômes de souverains , sans influence , sans
autorité il a toujours été dans la destinée des
colombes d'être dévorées par les vautours . Les
sultans, qui pour lors se partageaient dans Amrou
la puissance en portions inégales , n'étaient
pas plus de trois ou quatre , et chacun aspirait
encore à devenir le premier. Leurs prétentions
réciproques avaient allumé leur courroux , et
l'on prévoyait que la querelle se terminerait
par un combat acharné entre les compétiteurs.
Une quantité innombrable de curieux, parmi
lesquels je me mêlai , couraient s'assembler
dans une vaste place pour être les témoins de
la scène qui allait se passer. La foule était divisée
entre les prétendans , et l'on attendait avec
impatience le signal du combat , lorsque deux
cent mille d'entre nous , sans distinction de
partis , recurent l'ordre exprès, signé des quatre
504
MERCURE DE FRANCE.
sultans , de sortir sur-le -champ de la ville par
le chemin le plus court. Un arrêt si barbare
arracha des déluges de larmes et des torrens
d'imprécations : néanmoins il fallut obéir ; des
soldats hataient nos pas par les coups redoublés
qu'ils faisaient pleuvoir sur nous ; enfin nous
arrivâmes pêle-mêle à ce terrible passage qui
devait nous mettre pour jamais hors d'Amrou !
Ce fut alors que les regrets redoublèrent. Pour
moi, je n'eus que le temps de jeter un coup
d'oeil rapide sur cette porte qui avait la funèbre
apparence d'un tombeau , et je m'éveillai en
sursaut , pénétré d'horreur, et répétant encore
ces paroles du divin livre , que j'avais lues sur le
frontispice : IL N'Y A D'AUTRE DIEu que dieu, et
MOHAMMED EST L'Apôtre de dieu ( 1 ) .
wwwww
DE LA MODE ET DES COUTUMES.
Il existe une souveraine dont les ordres les plus gênans
n'éprouvent jamais d'opposition ; nul ne réclame
contre ses décrets ; ses fantaisies sont des lois révérées ;
ses caprices sont des oracles ; elle change à son gré les
moeurs ; elle se moque des convenances et fait ployer la
sévère raison sous la marotte de la folie . Elle règle le bien
et le mal , fait et défait les réputations , donne de la
beauté aux laides , de l'esprit aux sots , de la science
aux charlatans , et résiste impunément aux remontrances
de la justice , aux conseils de la sagesse et aux préceptes
mêmes de la religion .
Cette royne et grande empérière du monde , comme
'dit Montaigne , c'est la mode ( on l'appeloit autrefois
( 1 ) Les déyots musulmans croient que le moribond qui expire en
répétant cette formule , ne peût manquer d'aller tont droit en paradis.
Souvent ces paroles sont écrites sur les tombeaux.
NOVEMBRE 1815. 505
coutumé ) , son séjour de prédilection est la France , la
capitale de son empire est Paris . Son unique but est de
plaire , son essence est le changement ; elle récompense
par des applau lissemens et punit par le ridicule : voilà
son unique force et ses seules armes ; mais rien n'y résiste.
C'est ce que Voltaire peignit si bien dans ces quatre
vers :
Il est une Déesse inconstante , incommode ,
Bizarre dans ses goûts , folle en ses ornemens ,
Qui paraît , fuit , revient , et naît dans tous les tems ;
Protée etait son père , et son nom c'est la Mode.
Cette déesse est une ennemie constante , et presque
toujours victorieuse de la raison ; celle-ci dit aux hommes :
Faites ce que vous devez faire. La mode , au contraire ,
leur donne cet ordre formel : Faites ce que les autres
font . Il n'est pas besoin de prouver que c'est le précepte
de la mode qu'on suit toujours.
Ce qui doit étonner dans cette soumission universelle ,
c'est qu'elle paraît évidemment aller contre son but. En
effet , le désir des favoris de la mode , c'est de briller et
de plaire ; or , on n'obtient de brillans succès qu'en se
distinguant. Ainsi , n'est- ce pas le plus mauvais moyen
à prendre pour se distinguer et pour briller , que de faire
ce que font les autres , de se vêtir comme la foule , de
parler comme tous les gens qu'on rencontre , de ne soutenir
que l'opinion reçue , et de se conduire comme tout
le monde ?
Ce raisonnement semble fort , et peu susceptible d'objection
. Eh bien ! essayez de l'employer , il ne produira
pas le moindre effet ; on ne peut raisonner dès qu'il est
question de modes et de passions ; si on raisonnait un
instant , leur charme cesserait , et leur empire serait
détruit.
Nous devons moins désirer qu'un autre peuple de secouer
le joug de cette divinité capricieuse ; nous changeons
si souvent de coutumes , de goûts et d'opinions ,
que cette chaîne est peu pesante pour nous ; et si une
mode nous paraît trop ridicule , trop incommode ou
506 MERCURE DE FRANCE.
trop assujétissante , nous avons au moins une consolation
, c'est de penser que bientôt nous en serons débarrassés
par une mode nouvelle .
•
Nos dames françaises furent d'abord vêtues en religieuses
, elles prirent ensuite un costume assez semblable
à celui des dames romaines , bientôt la coiffure en
forme de coeur fut d'usage ; les cornes les plus ridicules
vinrent après , les pyramides et les cônes leur succédèrent
; ils furent bientôt remplacés par des bonnets assez
bas , et peu après par des chapeaux ornés de plumes , et
faits comme ceux des hommes ; la nudité des épaules et
du sein fut en faveur à la cour d'Isabeau de Bavière.
Anne de Bretagne changea en noir le deuil qui jusquelà
avait été porté en blanc. Sous François Ier . on vit
naître les vertugadins , ces cerceaux monstrueux , qui
transformaient les femmes en tours pyramidales. François
II mit en faveur les ventres postiches . Les femmes
de la cour inventèrent une autre sorte d'attraits factices
tout opposés , qu'il est peu convenable de nommer.
Catherine de Médicis porta jusqu'à l'excès la magnificence
des vêtemens ; elle fit connaître le fard aux Frangaises
, comme l'artifice aux Français. L'étrange usage
qu'on fit alors des tresses accuse assez les moeurs de la
cour .
Henri IV ramena le bon goût et la simplicité ; il ne
permit les riches vêtemens qu'aux filoux et aux filles de
joie. Et si on trouve quelque chose de trop guindé dans
les collets montés et les fraises de son temps , tant de
doux souvenirs s'y attachent , qu'ils sont à l'abri de la
censure ; et on ne peut se décider à trouver quelque ridicule
à des parures qu'aimait Henri IV , et que portait
Gabrielle.
Bientôt les modes du bon Henri disparurent , ainsi que
sa politique franche et sa joyeuseté chevaleresque ; on
quitta la barbe , le manteau , on vit paraître ces canons
ornés de rubans , ces longs et larges habits boutonnés
d'un bout à l'autre , les bas rouges et roulés , ces souhiers
carrés qui formaient un ensemble si lourd et si ridicule
, et ces énormes perruques qui auraient défiguré
les têtes des courtisans de Louis XIV, si elles n'avaient
A NOVEMBRE 1815. 507
pas été noblement ornées de tant de palmes , de myr→
tes et de lauriers ..
Les dames , rivalisant d'excès dans leurs parures avec
les hommes , reprirent les immenses vertugadins sous le
nom de paniers , et surchargerent leur front d'un édi
fice colossal nommé fontanges , dont les divers étages.
étaient remplis d'ornemens aussi bizarres que variés .
Deux Anglaises , dont on rit d'abord , firent , à Paris ,
dans ce temps une prompte et grande révolution . Les
coiffures gigantesques disparurent , les dames revinrent
à la nature ; mais les petites femmes , effrayées d'une
chute qui les raccourcissait tant , élevèrent en revanche
d'un demi-pied leurs talons . * ཝཱ *
Sous Louis XV, les modes varièrent encore ; mais elles
furent à la fois dépourvues de grandeur et de grâce : les
cheveux crêpés et poudrés , les grosses boucles , le rouge
le plus foncé sur les joues , les mouches éparses sur la
figure , les talons hauts , les tailles longues et pointues ,
les paniers boursoufflés , désolaient les peintres , choquaient
le goût et auraient dû effrayer et bannir l'amour
, s'il n'avait été rappelé par la réalité des charmes ,
la grâce des mouvemens et le piquant de l'esprit , qui
n'abandonne jamais les femmes françaises.
Les hommes n'étaient pas alors plus convenablement
vêtus ; leurs grands toupets en gouttière , leurs petits
chapeaux plats sous le bras , leurs vêtemens étriqués ,
trop longs pour des vestes , trop courts pour des habits ;
leurs longues poches et leurs talons rouges , étaient éga
lement dénués de noblesse , d'élégance et de commo→
dité.
Sous Louis XVI , on ne fit en ce genre que des progrès
ridicules ; la mode des voitures basses et des coiffures
hautes s'établit en même temps , de sorte que nos dames
étoient à genoux dans leurs voitures.
Le bon roi Louis XVI avait des goûts simples , il aimait
l'économie et haïssait le luxe ; la cour cessa d'être vêtue
richement. La mode , ne pouvant rester oisive , exerça
son influence sur les couleurs , et ne pouvant en inventer
de nouvelles , elle en varia les nuances et en changea
les noms. On vit bientôt des vêtemens de couleur puce ,
508 MERCURE DE FRANCE.
couleur soupirs étouffés , de larmes indiscretes , couleur
de nymphe émue , couleur boue de Paris , etc. , etc.
La fureur d'imiter les Anglais s'empara ensuite de
nous ; leurs épées d'acier , leurs chapeaux ronds , leurs
selles rases , leurs wisky fragiles , leurs fracs écourtés
leurs jockeys légers vinrent remplacer et corrompre le
goût français ; aucune distinction d'état , de fortune , de
rang ne fut plus observée parmi nous , et l'égalité des
costumes précéda , annonça , et introduisit cette égalité
de conditions , qui depuis a tant changé la face du
monde , et tant fait de prosélytes , de martyrs et de
victimes .
Enfin la révolution qui bouleversa la France , créa de
nouveaux moyens de plaire et de se distinguer ; les
hommes se coifferent à la romaine , les femmes s'habillèrent
à la grecque ; les cothurnes , les ceintures , les
draperies légères , les coiffures à la titus firent les délices
des uns ; le bonnet phrygien devint la parure des autres ;
la nudité fut même au moment de devenir la mode favorite
des dames , et la transparence de leurs vêtemens
rappela cette robe antique qu'on nommait toga vitrea,
la tunique de verre , parce qu'elle ne cachait aucun des
charmes qu'à peine on doit laisser deviner.
Cette mobilité perpétuelle dans les usages nous a fait
trop souvent taxer de légèreté ; mais les étrangers què
nous accusent de frivolité , oublient qu'ils ne sont guère
plus à l'abri que nous de la censure ; si nous avons souvent
changé de routes pour plaire , ils nous ont constamment
suivis ; si nous avons créé des modes un peu
folles , il les ont toujours servilement et gauchement
imitées , et ce n'est pas à l'ours qu'il convient de se
moquer de celui qui le fait danser.
Lorsque de notre côté nous les raillons sur leurs
usages , nous ne sommes pas plus raisonnables ; car nous
nous sommes trop souvent montrés leurs singes pour les
condamner. Dans un temps , les modes et la langue espagnole
furent en vogue chez nous. Médicis nous rendit
trop imitateurs des Italiens ; on nous vit pendant plusieurs
années copier avec fureur la discipline , la tactique
, l'habillement et les punitions des soldats alleNOVEMBRE
1815 ... 509
3
mands. La philosophie
de Kant , les illuminations
de
Schwidimburg
, la cranomanie
du docteur
Gall , le somnambulisme
de Mesmer
, se sont assez facilement
naturalisés
en France
. Notre intérêt
pour nos manufactures
de soie ne nous a pas préservés
des modes
de l'Angleterre
,
qui nous a inondé
de ses mousselines
. Nos belles Françaises
se sont vêtues
en polonaises
, coiffées
en chinoises
,
et elles semblent
avoir abandonné
définitivement
leurs
qui
jolis , élégans
et économiques
mantelets
, pour emprunter
aux sultanes
ces riches
et moelleux
cachemires ruinent
tant de maris , et qui leur coûtent
encore
plus
payent
.
cher lorsque
ce ne sont pas eux qui les
Malgré
ces observations
, un peu séditieuses
, sur le
despotisme
capricieux
de la mode , je me soumettrais
comme
un autre , en riant' et sans murmure
,
culte , si elle voulait
mettre
des bornes
à son empire
, et
n'exercer
son influence
que sur nos goûts
et sur nos
habits. Mais ce que je ne puis souffrir
, c'est qu'elle
fasse souvent
dépendre
de ses fantaisies
, nos moeurs
,
nos réputations
, nos lois , et je dirai presque
notre
conscience
.
.
à son
parce
C'est sous le nom de coutumes
que la mode
étend
ainsi sa puissance
; aussi que de contradictions
, que
d'absurdités
,
, que de folies
cette étrange
législatrice
a
fait adopter
et consacrer
sur la terre ! tous les peuples
successivement
peuvent
l'attester
: l'un égorge
des tribus
entières
pour avoir admis
dans leur sein des femmes
des lions ',
étrangères
; les autres
; forcent
leurs prisonniers
à se
par
tuer entre
eux , ou à se laisser
dévorer
pour le divertissement
des dames
romaines
. Près du
Gange
une jeune femme
est obligée
de se brûler
que la goutte
a terminé
les jours de son vieux
mari. Et , Indiens
n'osent
tuer une vache ,
tandis
que de pauvres
de peur de blesser
l'âme de leur mère , d'ignorans
Américains
se croient
obligés
de tuer leurs pères par pitié
filiale lorsqu'ils
sont devenus
trop âgés. Ici , l'usage
exige
qu'on offre sa femme
et sa fille aux étrangers
; là , on les
enferme
toute
leur vie , et on les fait garder
par
hommes
auxquels
une atroce
barbarie
n'en laisse que
nom ; ailleurs
, au mépris
des plus saintes
lois , on exerce
9
des
le
510 MERCURE DE FRANCE .
sur des enfans la même cruauté pour enrichir l'opéra de
belles voix. En France , sous notre première race , les
princes n'assuraient leur puissance qu'en crevant les
yeux à leurs parens , et rien ne les guérissait de la coutume
de détruire leur monarchie en la partageant.
*
Vit-on rien de plus déraisonnable que cet usage ,
auquel on tenait tant alors , de faire juger le bien et le
mal par l'épée , de croire qu'elle parlait au nom de Dieu ,
et d'adjuger ainsi l'innocence au plus fort , au plus
adroit , et la culpabilité au plus faible ? De sorte qu'un
escrimeur comme Saint- George , dans ce temps , eût été
certain , non-seulement de l'impunité , mais même de
l'estime générale.
On conçoit davantage la mode de racheter ses fautes
par ses dons aux moines , il y avait tant de gens intéressés
à la soutenir ! mais ce qu'on a peine à croire , c'est
cette mode barbare et insensée de tous les seigneurs , de
se battre entre eux et contre le roi , sans vouloir d'autres
juges de leurs droits que la fortune des armes. Coutume
funeste qui fit de la France le théâtre de guerres civiles
perpétuelles. L'autorité royale lutta pendant huit siècles
contre cette mode extravagante , et pendant long-temps
la religion n'y put porter d'autre remède , que d'ordonner
des trèves pendant certains jours spécialement
consacrés au ciel ; c'est ce qu'on appelait la paix de
Dieu.
La fureur des croisades qui dépeupla l'occident pour
ravager l'orient , dura près de trois cents ans , malgré
les conseils de la raison et les remontrances de la politique
la plus éclairée.
La mode des guerres de sectes vint ensuite couvrir
l'Europe de malheurs et de crimes ; et la mode prenant
alors le cothurne et le poignard , se plut à faire un affreux
mélange de dévotion de galanterie et de cruauté.
Enfin le grand siècle parut , Louis XIV régna , la mode
quitta son tragique empire ; elle laissa la gloire , la raison
, la justice et la politique régir les peuples , et , rentrant
dans son domaine naturel , elle ne s'occupa plus
que de nos goûts et de nos habits.
Cependant , pour montrer encore quelques vestiges de
NOVEMBRE 1815. 511
son ancienne puissance , elle nous conserva la mode des
duels , et nous obligea constamment à faire , au nom de
l'honneur , ce que défendaient la religion et la loi.
Le nom même de la mode peut servir à expliquer
des caprices ; il veut exprimer la mode , la manière
d'exister , d'agir ou de parler pour étre bien. Ainsi un
brillant succès dû , tantôt à la beauté , tantôt à l'esprit ,
quelquefois à la fortune ou à la puissance , et souvent
même au hasard , décide la manière dont on doit être
pour réussir. On cherche à imiter celui ou celle qu'on'
admire , et l'espoir d'obtenir le même succès par cette
imitation , aveugle tellement , qu'on copie indistinctement
les défauts et les qualités de la personne dont on
envie l'éclat les défauts mêmes étant plus faciles à
saisir , sont quelquefois ce que l'on copie avec le plus
d'empressement .
Les courtisans d'Alexandre avaient le cou penché comme
lui ; il leur était plus facile d'imiter son attitude que son
génie. Peu de femmes pouvaient se flatter d'avoir l'esprit
et la grâce de Ninon , aussi la plupart de ses rivales
ne prirent d'elle que sa coiffure et son inconstance.
J'entre dans un salon , je vois plusieurs dames remarquables
par leur beauté , leur décence , leur modestie ,
tristement assises en cercle loin des hommes , et presque ,
oubliées par eux ; dans un coin de l'appartement j'entends
du bruit , j'aperçois une femme vêtue avec plusde
luxe que de goût ; sa taille est commune , son teint
n'a qu'un éclat emprunté ; ses traits chiffonnés n'ont ni
grâce ni noblesse , sa voix est aigre , son regard hardi ;
elle est entourée d'adorateurs ; ils n'ont d'yeux et d'oreilles
que pour elle . Je demande à mon voisin quelle est
cette femme ? C'est madame Dorlis , me dit - il , une
femme charmante. Mais elle n'est pas belle. Oh !
non.- Pas même très-jolie . Il est vrai . A-t-elle de
l'esprit ? Pas précisément ; mais beaucoup d'usage du
monde et de vivacité . Elle a sans doute des talens .
Non. Quel mérite lui trouvez-vous donc ? C'est une
femme à la mode , une femme charmante . Quelques jours
apres , je vis plusieurs de ces beautés délaissées qui m'avaient
frappé, vêtues , coiffées comme madame Dorlis ;
---
-
513 MERCURE DE FRANCE .
elles croyaient , en imitant sa parure , s'attirer les hommages
que l'objet de leur jalousie ne devait qu'à sa vivacité
, sa hardiesse et sa coquetterie .
Madame T ....., madame R..... , éblouissantes par la
beauté de leurs formes , la régularité de leurs traits , la
blancheur de leur peau , l'élégance de leur taille , s'habillent
un jour à la grecque et nous cachent peu de leurs
charmes ; on les suit aux promenades publiques , on les
entoure dans les cercles , on les applaudit aux spectacles :
l'admiration , l'ivresse , sont au comble . Le lendemain ,
Paris est rempli de femmes longues , maigres , grosses ,
courtes , sèches , jaunes ou noires , le sein découvert , les
bras sans manches , et la gorge nue , qui bravent le rire
et la critique , et se croient des Aspasies .
-
--
-
En arrivant de l'armée , un jeune homme tombe malade
; son oncle voudrait faire venir M. A.... , vieux médecin
, très-expérimenté ; la société s'y oppose , ce serait
un meurtre... Il faut absolument faire venir le docteur
S.... Est-il savant ? - Non . Est -il assidu ? - Il n'en
a pas le temps . A-t-il suivi les hôpitaux ? — Fi donc ,
il ne voit que la bonne compagnie. Quel est donc son
Il ne croit pas à la médecine , c'est un homme
charmant , il est rempli d'esprit , il devine votre maladie
en vous regardant il parle politique à merveille ,
toutes les femmes en raffolent . L'esculape fait de courtes
visites , donne de petits sirops et de grandes espérances ;
le jeune officier meurt , et le docteur n'en est pas moins
le médecin à la mode .
mérite? -
Il faut convenir cependant que la mode n'a pas été
toujours , et partout, si extravagante. A Sparte , elle fut
soumise , pendant trois siècles , à la raison et à la vertu.
A Sybaris on aimait tant le repos , on craignait à tel
point les innovations et les orages qu'elles produisent ,
que , suivant une vieille coutume , tout homme qui voulait
proposer une nouvelle loi , devait se présenter la
corde au cou ; et si la loi n'était pas jugée assez nécessaire
pour qu'on l'adoptât , il était pendu.
Plutarque rapporte un fait , attesté par Xenophon ; il
dit que dans une ville de Syrie , la mode de la constance
NOVEMBRE 1815. 513
s'était tellement établie , que pendant l'espace de sept
ans aucune femme ne se rendit coupable d'infidélité .
Malgré mon respect pour l'auteur grec , je ne croirai
à son anecdote que lorsque j'aurai vu une semblable
mode s'établir seulement pour six mois à Paris. Au reste ,
il ne faut désespérer de rien ; peut-être verrons-nous un
jour la sagesse , la modestie , l'indulgence , la raison et
la fidélité à la mode : tout dépend des dames ; nous
sommes toujours ce qu'elles veulent que nous soyons ,
et c'est avec raison que M. de Guibert a dit :
Les hommes font les lois , les femmes font les moeurs .
BEAUX -ARTS.
Extrait d'un Journal de Voyage pittoresque en France ;
Par lord St .......
Dans les circonstances où nous nous trouvons , il est
difficile , pour ne pas dire impossible , qu'un Français
parle sans émotion des beaux-arts et de la gloire que répand
leur culture sur les nations qui en possèdent ou
qui savent en reproduire les chefs-d'oeuvre. Exiger de lui
du calme , du sang-froid , ce serait lui imposer une tâche
au-dessus des forces humaines. Nous éprouvions donc
quelque embarras de savoir à qui confier cette partie
intéressante de la rédaction du morceau , lorsque lord
St.... a offert de nous communiquer son Journal de
Voyage. Les remarques d'un étranger, amateur éclairé ,
qui possède un des plus beaux cabinets de l'Europe , nous
ont paru devoir porter un caractère et d'originalité et
de franchise qui peut , en quelque sorte , tenir lieu d'impartialité
. Au reste , ce n'est pas à nous de faire l'éloge
de notre nouveau collaborateur , et nous laissons à nos lecteurs
le soin de juger si maintenant il était en notre
pouvoir de faire un meilleur choix . ( Note du rédacteur. )
Des événemens , dont je ne veux pas ici rechercher la
cause , m'ont forcé , il y a quelques mois , de quitter la
France , presque au moment même où je venais d'arriver
33
514
MERCURE
DE FRANCE.
à Paris . A cette époque , je n'ai pu voir le Musée que
d'une manière très-superficielle , et cependant c'était là
le motif, le but principal de mon voyage. On se doute
bien que cette fois ma première visite, en revenant dans
la capitale, a été pour la riche collection , dont l'ensemble
m'avait laissé un souvenir d'enthousiasme. De combien
de notes instructives , d'observations intéressantes je me
promettais d'enrichir mon journal ! Quelques promenades
au Musée , me disais -je , me fourniront plus de matériaux
que je n'en ai recueilli en traversant toutes les
autres contrées de l'Europe : là seulement se trouve le
sanctuaire des beaux-arts ; sanctuaire d'autant plus précieux
que l'accès en est facile à tous ceux qui les aiment
ou qui les cultivent .
J'arrive , je cours au Musée ; mais qu'il était différent
de ce que je l'avais vu ! Que de pertes irréparables !
Je sortis promptement de ce lieu , où j'étais entré
rempli des plus douces illusions . Plusieurs artistes , réunis
sur la place du Louvre , causaient entre eux. A leur air
de tristesse , je compris facilement qu'ils n'étaient pas
moins désappointés que moi . Les aborder, lier conversation
avec eux , fut l'affaire d'un moment. En France on
est très-communicatif, surtout dans la classe des hommes
instruits .
A peine m'étais-je mêlé à leur entretien , et fait connaître
comme étranger , que tous s'écrièrent : Convenez
du moins avec nous, milord, qu'il est contre toute justice
de dépouiller ainsi les Français d'une collection dont ils
faisaient un si noble usage. Il me semble , répondis-je ,
que, sans entrer dans aucune discussion diplomatique, on
peut envisager le démembrement du Musée sous un point
de vue plus important, celui de savoir si les peuples doivent
y gagner ou y perdre. Je m'explique.
J'ai toujours pensé que les sciences et les arts étaient
un patrimoine, à la vérité, commun à tous les hommes ,
mais dont l'usufruit devrait appartenir de droit à la nation
qui saurait en faire le meilleur emploi pour augmenter
la masse des connaissances humaines. Ce principe
posé , examinons d'abord quel est l'état actuel des
beaux-arts chez les différens peuples de l'Europe , et
NOVEMBRE
1815. 515
CO
nous trouverons
que l'Italie , jadis si féconde en grands talens , possède un seul sculpteur célèbre ; que l'Angle- terre , constante
dans sa pénurie , compte à peine un peintre d'histoire ( 1 ) ; tandis qu'en France il existe dans tous les genres une foule d'artistes du premier mérite , en
un mot , une école.
que
Cette seule considération
suffirait aux amis des arts
les chefs-d'oeuvre
pour les déterminer
à reconnaître de peinture et de sculpture étaient en France mieux placés que partout ailleurs ; car , si tant est qu'une collection
de tableaux et de statues doive influer sur la prospérité
des arts ( 2 ) , c'est surtout dans le pays qui
compte le plus grand nombre d'artistes et les talens les plus distingués , que son établissement
peut offrir de
grands et d'utiles résultats. Maiscombien faudra-t-il regarder comme plus légitime encore la possession dont jouissaient les Français , si l'on vient à examiner avec quelle intelligence
ils ont su , de- puis l'établissement
du Musée , faire une application
aussi utile qu'étendue des arts du dessin à tous les produits
de l'industrie ! Je me rappelle qu'en 1788 , un de mes correspondans m'envoya
de France un service en porcelaine
et des figures en biscuit de la manufacture
de Sèvres. Feu mon Joe
ami , sir Josué Reynolds , était présent lorsque je reçus ces objets ; je les lui montrai , en lui faisant re- marquer, non sans quelques railleries, quel mauvais goût dominait alors dans les manufactures
françaises. Ne plai- sentez pas , me répondit-il froidement
, les Français sont
(1) Lord St.... vent probablement
désigner ici M. West et M. Ca-
( Note du rédacteur . ) nova. (2) Quelques beaux-esprits ont cru présenter un argument sans
réplique, en avançant que les musées ne faisaient naître de grands
artistes pas plus que les bibliothéques
ne faisaient naître de grands
poëtes ; mais cet argument est puéril , pour ne rien dire de plus . II
aurait fallu , ponr justifier la destruction
des musées et des bibliotheques
, prouver que leur existence était nuisible aux progrès des
lettres et des beaux -arts ; paradoxes qu'on n'a point encore mis en
avant. C'est la nature qui produit les grands talens , l'instruction
les
perfectionne
. Comment donc les sources de l'instruction
seraient-
(Note du voyageur. )
elles inutiles aux talens nés ou à naître?
516
MERCURE DE FRANCE.
de tous les peuples modernes celui chez qui le sentiment
du dessin est le plus véritablement inné ! Qu'un jour ,
par un hasard que je ne puis prévoir , le goût du public
vienne à s'épurer dans les arts , comme cela est déjà
arrivé pour les lettres , et l'on verra que , si elle ne s'élève
au sublime de l'art où les Grecs étaient parvenus ,
cette nation saura du moins, comme eux, imprimer dans
tous les objets sortis de ses fabriques la marque de ce
goût , de cette recherche , de cette élégance que nous
admirons jusque dans les ustensiles les plus grossiers qui
nous restent de l'antiquité.
Avec la formation du Musée n'avons-nous pas vu s'accomplir
la prédiction de sir Josué Reynolds? Fondé à une
époque où les arts venaient d'éprouver une heureuse
révolution , cet établissement a offert aux artistes une
source intarissable , où ils pouvaient puiser des modèles
de perfection dans toutes les parties de l'art , et au public
une école toujours ouverte , où chacun apprenait à
reconnaître , à sentir les beautés qui échappent à un oeil
peu exercé , et à en exiger d'analogues dans les ouvrages
modernes. Certain , d'ailleurs , de trouver des productions
du premier ordre en rapport avec son genre de
talent, chaque peintre, chaque statuaire a suivi l'impulsion
de son génie , et ne s'est plus traîné servilement sur
les pas de son maître : de là cette grande variété de style,
de manière , dans le talent des divers artistes qui font la
gloire de l'école française , variété bien remarquable ,
puisqu'on ne l'avait encore observée dans aucune autre
école.
Dans le goût pour les arts que l'établissement du
Musée a inspiré à la nation française , quelques moralistes
ont cru apercevoir la source d'un mal, je veux dire
la cause qui déterminait une grande quantité de jeunes
geus à s'adonner, sans une vocation bien prononcée , à
la culture des arts . Une observation mieux réfléchie
aurait appris à ces moralistes chagrins que , ce qui est
l'objet de leur censure a principalement contribué au
perfectionnement de l'industrie . En effet , ces jeunes
gens , après deux ou trois chutes aux expositions publiques
, se sont répandus dans les manufactures , où ils
NOVEMBRE 1815. 517
ont su donner aux objets grossiers et ridicules qu'on y
fabriquait des formes plus pures , des ornemens d'un
meilleur choix.
Tel s'éclipse au premier, qui brille au second rang.
Certes , de simples artisans , étrangers à l'art du dessin ,
n'auraient pas cherché d'eux -mêmes à imiter de bons
modèles , ou n'auraient pu exécuter ce que le goût du
public exigeait des fabricans , s'ils n'eussent été dirigés
par des hommes qui savaient manier le crayon.
Si je ne craignais d'abuser de votre patience , dis-je
alors à mes auditeurs , dont le groupe s'était grossi considérablement
, je vous citerais encore l'Italie et l'Angleterre
. Nous avons trop de plaisir, me répondirent- ils à
la fois , à entendre un étranger faire l'éloge de notre patrie
, pour ne pas vous écouter attentivement ; continuez.-
Eh bien! répliquai-je , l'Italie a possédé long-temps
les chefs-d'oeuvre qui faisaient le principal ornement du
Musée. Quel secours l'industrie en a-t -elle retiré ? La
facilité de voir les statues qui décoraient le Vatican et les
tableaux précieux qui embellisaient les temples de la
Rome nouvelle , n'a point arrêté la décadence des arts ;
et l'on peut dire que , depuis plus d'un siècle , tous les
vases , les meubles , les pièces d'orfévrerie , les armes, les
encadremens , tous les objets enfin fabriqués en Italie ,
paraissaient faits sur des modèles ridiculement surchar
gés du Boromini , plutôt que d'après des modèles de l'antiquité
ou du siècle des Médicis.
On objectera peut- être que les Italiens , n'étant un peuple
ni commerçant ni industrieux , ils ont pu négliger
d'appliquer au perfectionnement des produits de leurs
manufactures la pratique des arts du dessin , que plusieurs
de leurs artistes ont possédé dans un degré si éminent
.
du mon- Mais c'est pour répondre à cette objection que j'ai
parlé de l'Angleterre certes , dans aucun
pays
de , la partie mécanique de l'industrie n'a été portée
aussi loin. Je m'enorgueillis de le dire ; mais je conviendrai
aussi , avec la même bonne foi , que tout ce qui
518 MERCURE DE FRANCE .
1
tient à la délicatesse du goût s'y trouve encore dans l'enfance.
Dans nos fabriques on semble s'attacher plus volontiers
à imaginer des formes bizarres qu'à en imiter
de belles . Il n'est pas un amateur qui ne soit choqué de la
mesquinerie ou de la lourdeur des ornemens qui décorent
l'intérieur de nos appartemens ; et cette observation
peut s'étendre à tous les objets qui ont un rapport immédiat
avec les arts du dessin . Qu'on ne croie pas qu'il
en serait autrement si à Londres nous avions , comme on
avait à Rome et surtout à Paris, des collections publiques.
Chaque peuple a son génie particulier ; tous les travaux
qui dépendent du calcul , du soin , de la patience , seront
toujours exécutés en Angleterre avec une rare perfection;
quant au goût et à la grâce , mes chers compatriotes n'y
doiventpoint prétendre.
Mais je me résume , et je conclus de tout ceci que
les Français possédaient dans le Musée une mine féconde
pour la prospérité des arts et les progrès de l'industrie ;
qu'ils savaient l'exploiter mieux qu'aucun autre peuple ;
que toutes les nations s'enrichissaient , soit par émulation
, soit par imitation , des heureux résultats obtenus
en France ; qu'enfin , la destruction d'un établissement
si utile pour toute l'Europe, doit avoir pour
elle ( bien entendu seulement sous le rapport des arts )
les conséquences les plus fâcheuses .
A ces mots , je pris congé des artistes qui avaient bien
voulu m'écouter. Plusieurs d'entre eux m'engagèrent à
visiter leur atelier . Je le leur promis , et leur annonçai
que notre conversation serait le premier article inscrit
sur mon Journal de Voyage .
EXTRAIT D'UN PORTE-FEUILLE.— Nº . V.
Notre auteur , qui n'a ni gloire , ni célébrité , ni illustration
, ni renommée , ni même une réputation quelconque
, ne s'est-il pas avisé d'écrire sur tous ces objets !
Peut-on le lui pardonner ? Figaro dit , à propos de finances
, qu'il n'est pas nécessaire de posséder les choses pour
en parler. Voilà sans doute ce qui aura donné tant de
NOVEMBRE 1815. 519
confiance à ce pauvre jeune homme. On ne conçoit pas
combien l'école de ce Beaumarchais a gâté les esprits ,
dit souvent un vieil académicien , qui ne fait point école;
J'avouerai que cette fois je suis presque de son avis .
(Note de l'éditeur.)
Réputation , renommée , célébrité , illustration , gloire.
Voilà cinq mots qui expriment le bruit qu'un homme
peut faire en ce bas monde . Signifient- ils la même chose ?
Je ne le crois pas . Aussi mon intention , en les rapprochant
, n'est -elle pas de les présenter comme synonymes .
Je cherche plutôt en quoi ces mots different , qu'en quoi
ils se ressemblent , en valeur , bien entendu .
Il est assez amusant de comparer ainsi les mots qui
ont quelque analogie ; et ce jeu d'esprit n'est pas absolument
sans utilité . Il m'a démontré qu'il y a toujours
un mot plus convenable que tout autre , pour dire ce
qu'on veut dire. L'on peut , je le sais bien , rendre une
idée de mille manières ; mais dans toutes ces manières ,
cher lecteur , il est un mot qui, de préférence , doit être
employé; c'est le mot de la chose , mot qui s'appelle le
mot propre , et ne se trouve ni sur la langue ni sous la
plume de tout le monde.
Ce n'est qu'à une petite quantité d'esprits justes qu'il
est donné de le rencontrer. Les autres le cherchent en
vain , ou plutôt ne le cherchent pas . Pour trouver le mot
propre , il faut avoir des idées nettes . Ne nous étonnons
pas que les esprits qui ne peuvent pas se comprendre ,
n'aient pas la faculté de se faire comprendre par les
autres.
Tout écrivain peut tirer profit d'un examen pareil à
celui que nous allons faire . Il a pour but de nous faire
connaître les propriétés des mots . Or , les mots sont à
l'expression de la pensée ce que les pierres sont à la confection
d'un édifice. L'architecte . le maçon même , ne
place une pierre sans avoir étudié sa forme , son poids
et ses dimensions ; l'auteur judicieux ne doit pas apporter
moins d'attention à reconnaître la valeur positive
des mots qu'il emploie.
Réputation vient de putare , penser ; renommée vient
de nominari , être nommé. Dans le propre , la réputa-
1
520 MERCURE DE FRANCE .
tion serait donc ce qu'on pense d'un homme , et sa renommée
, ce qu'on en dit.
La célébrité est une réputation , une renommée plus
étendue .
L'illustration , une célébrité honorable.
La gloire , le plus haut degré de l'illustration ; une
illustration qui commande aux hommes les sentimens
les plus désirables qu'une grande âme puisse acquérir ,
l'estime , le respect et l'admiration .
འ
La réputation , c'est le moins que puisse obtenir un
homme dont on peut parler. C'est un bruit qui ne sort
guère du village ou du quartier de l'individu qui le fait.
Un médecin de campagne , un auteur de vaudeville a
de la réputation . Le bruit va-t-il plus loin ? est-il plus
fréquent , plus considérable ; c'est de la renommée. La
renommée s'étend au- delà des extrémités d'une ville .
Celle de l'auteur de l'Abbé de l'Épée , par exemple ,
n'a pu se renfermer entre les sept lieues de murailles ,
que les fermiers généraux ont données pour enceinte à
cette grande ville qu'on nomme Paris . Aussi commencet
-elle à se répandre dans la banlieue , et va-t-elle presque
aussi loin que la petite poste.
La célébrité va plus loin que la grande réputation; son action
a bien plus d'intensité; un village, uneville , un canton ,
un département , ne suffisent pas à son développement ;
il lui faut la France , il lui faut l'Europe , il lui faut le
monde. Elle porte , avec le bruit de leurs succès , le nom
des auteurs de mélodrame au-delà des mers , et convient
d'autant mieux pour exprimer le fracas que certaines
personnes font sur terre , qu'elle n'est en elle-même
que du fracas .
La gloire , non moins étendue , mais plus durable
dans son effet , embrasse le monde et les âges . C'est le
plus grand , le plus long et le plus beau bruit que mortel
puisse faire ici -bas . Quelques personnes ont avancé qu'elle
pouvait être portée jusqu'au ciel . Des poëtes l'ont dit et
des grands l'ont cru .
Sublimi feriam sidera vertice ,
dit naïvement Horace. Pure exagération ! Jamais nom
NOVEMBRE 1815. 521
de poëte ou de héros n'a été jusque-là , si ce n'est peutêtre
celui de Psaphon , qui avait appris à des pies et
à des geais , auxquels il donnait la volée , à répéter :
Psaphon est un dieu ! mais une exception n'infirme pas
la règle , au contraire .
Poursuivons notre travail ; continuons à étudier la
véritable signification des mots . Ce sont des pièces de
monnaie dont il est à propos de déterminer la valeur
avant que de les remettre en circulation .
Tous les mots que nous essayons de définir , désignent
donc un bruit plus ou moins grand , produit par un
homme entre les hommes ; mais remarquons que, le mot
gloire excepté , aucun de ces mots ne qualifie la nature
du bruit auquel il appartient.
La réputation est ou bonne , ou mauvaise , ou grande ,
ou petite , ou longue , ou passagère . N'obtient pas de
réputation qui veut : comme aussi n'obtient-on pas toujours
la réputation qu'on veut. Il y a vingt ans que tel
homme travaille à se faire la réputation d'homme sensible
, et qu'il n'a que celle d'un homme piteux ; et tel
court depuis quinze après la réputation d'homme à bons
mots , qui n'a que celle d'un diseur de quolibets . Cependant
, comme on parle d'eux , et que cela flatte toujours
plus que le silence , l'un et l'autre s'accommode de sa
réputation , et même y prend quelque goût . On conçoit
d'après cela comment on peut jouir d'une mauvaise réputation.
La réputation a été souvent comparée à un parfum.
Métaphore qui explique comme quoi tel homme est en
bonne odeur dans son quartier ; comme quoi tel autre
meurt en odeur de sainteté dans sa paroisse ; tandis que
tant d'autres ne flairent pas comme baume.
Les femmes ont une réputation qui leur est propre.
Si c'est le bien qu'elles ménagent souvent le moins , c'est
toujours celui auquel elles tiennent le plus. Il y a cette
différence entre la réputation des femmes et celle des
hommes , qu'on n'en parle que quand elles la perdent ;
tandis qu'on ne parle de celle des hommes que quand ils
l'ont gagnée .
522 MERCURE DE FRANCE.
1
La renommée , par elle -même , n'est ni bonne ni mauvaise
. La commune renommée est ce que l'on dit généralement
de quelqu'un ; et ce n'est pas toujours du bien .
Cependant , lorsqu'il n'est pas accompagné d'une épithete
dénigrante , ce mot se prend dans un sens favorable
. Quand il s'applique à un homme supérieur , il peut
suppléer un mot plus brillant ; dans ce vers de Corneille
sur lui-même , par exemple :
Je ne dois qu'à moi seul tonte ma renommée.
La renommée de Corneille qui , par convenance , ne
se sert pas ici du mot propre , est- elle autre chose que
de la gloire ?
La célébrité appartient à tout individu , à tout fait
qui obtient un grand éclat ; elle appartient au brigand
comme au héros , au vice comme à la vertu , aux grands
crimes comme aux belles actions. Alexandre et Mandrin ,
Érostrate et Phidias , Voltaire et Geoffroi sont des hommes
célèbres ; pour être célèbre il suffit d'être extraordinaire.
La célébrité n'est pas toujours honorable ; le bruit qu'elle
produit ressemble beaucoup à celui des émeutes ; comme
il est aussi fort que le bruit des triomphes , quelques
gens s'y laissent prendre ; une victoire , une défaite ,
une chute, un succès, un triomphe, un supplice , rendent
également un homme célèbre choisissez. :
L'illustration est mieux que la célébrité et moins que
la gloire ; elle n'en a ni l'éclat ni la durée ; mais , comme
elle , elle est prise en bonne part. Il semble cependant
qu'elle nous vienne moins de nous , de nos vertus , de
nos exploits que d'une cause extérieure , telle que les
dignités , les hauts emplois qui nous seraient confiés par
faveur du prince. Ainsi le connétable de Luynes , qui
n'a aucun droit à la gloire , reçut de la bienveillance de
son roi une illustration qui a rejailli sur toute sa famille.
L'illustration ressemble à cet éclat qui n'appartient
pas exclusivement aux matières précieuses , et que tant
de corps de peu de valeur en eux-mêmes sont susceptibles
de recevoir . Comme il est pourtant certains corps
NOVEMBRE 1815. 523
auxquels ce poli , cet éclat, ne sauraient s'attacher ; de
même est-il des hommes sur qui toutes les faveurs du
prince ne peuvent appeler l'illustration . Dubois , archevêque
, cardinal , premier ministre , n'a jamais été que
célèbre .
J'appellerais peut -être aussi illustration cette gloire
passagere que quelques personnes obtiennent , pour ainsi
dire , par surprise ; telle que celle qui résulte d'une victoire
remportée par un général qui , antérieurement et
postérieurement , aurait toujours été battu ; ou du succès
d'un auteur , qui d'ailleurs ne serait connu que par
des chutes ; ou bien enfin , d'une action honorable appartenant
à un homme qui n'en avait jamais fait et
qui n'en refera jamais.
La gloire ! Ce mot dit tout ; il me semble que , comme
le mot héros , il ne comporte aucune épithète ; qui dit
héros , désigne l'homme par excellence ; qui dit gloire ,
dit le plus haut prix qui soit réservé aux plus grands
hommes. Gardons pour la célébrité ces adjectifs qui la
font plus grande ou plus petite , l'ennoblissent ou la
détériorent ; ce mot gloire doit toujours marcher seul ,
ne le modifiez pas et ne le prodiguez pas , ce qui serait
aussi le modifier. Savez-vous ce qu'il vaut , vous qui le
donnez si libéralement à des actions hardies , mais nuisibles
; à des ouvrages difficiles , mais sans utilité ?
Réservez la gloire pour vos bienfaiteurs , pour ceux
qui , en courant de grands périls , vous rendent de
grands services. La gloire acquitte alors ce que tous les
trésors de la terre , ce que toutes les dignités du monde
ne peuvent acquitter . Admirable prix de l'ambition la
plus noble ! puisqu'elle a tout à la fois la propriété de
la satisfaire et de l'entretenir , puisqu'elle est inépuisable
comme l'autre est insatiable . Je conçois que de ce concert
éternel et universel de louanges qui célèbre la divinité
, on fasse aussi le partage des grands hommes ;
mais qu'il ne retentisse au moins que pour les hommes
qui ressemblent le plus à l'être infiniment grand , lequel
est aussi infiuiment bon.
C'est très-improprement qu'on appelle gloire cette
renommée qui inspire la crainte au lieu du respect ,
524
MERCURE
DE FRANCE
.
l'étonnement au lieu de l'admiration , la haine au heu
de l'amour .
C'est très-improprement aussi qu'on appelle gloire la
splendeur dont les rois sont environnés. Je conçois la
gloire de Salomon et non celle de son fils , qui pourtant
avait hérité de toutes ses richesses , mais ne disait que
des sottises sur ce trône d'or que son père avait illustré
par sa sagesse , sagesse qui commanda sans doute plus
que la vaine pompe dont le prince était entouré , le
tribut d'admiration qu'une reine aussi judicieuse que
celle de Saba crut devoir apporter à Salomon des extrémités
du monde.
C'est sans doute à la gloire matérielle que les cardinaux
font allusion , quand ils font fumer des étoupes sous le
nez du saint père , au milieu de la solennité de son
exaltation , en répétant à ses oreilles sic transit gloria
mundi. Cette phrase est d'un grand sens ; mais , dans la
bouche des membres du conclave tous antérieurement
compétiteurs du pape intrônisé , ne rappelle-t -elle pas un
peu ce mot du renard de la fable :
Ils sont trop verts ?
La gloire comme le diamant est inaltérable ; mais comme
lui elle peut être imitée. Il est en effet une espèce de
gloire factice , qui jette assez d'éclat et brille assez longtemps
pour faire des dupes. C'est un objet de commerce ;
plus d'un galant homme gagne sa vie à en trafiquer ;
les poëtes , les historiens en tiennent manufacture et la
vendent en gros ; les courtisans et les journalistes la
débitent en détail.
Il est enfin certaines circonstances qui , favorables à
certains hommes , répandent sur leurs actions les plus
indifférentes je ne sais quelle illusion , qui leur donne
un air de gloire. Les causes d'un effet si grand , produit
par de si faibles moyens , me semblent assez bien analysées
dans la fable suivante , qu'on n'a pas trouvée
tout-à-fait mauvaise quoiqu'elle ne soit pas de La Fontaine.
NOVEMBRE 1815. 525
LE COUP DE FUSIL ,
FABLE.
Au milieu des forêts , sans trop user ma poudre ,
Mon fusil , rival de la foudre ,
Fait un bruit qui ne finit pas.
En plaine , c'est tout autre chose :
Du salpêtre infernal j'ai beau forcer la dose ,
Un court moment à peine on m'entend à vingt pas .
Des réputations serait-ce donc l'histoire ?
Bien choisir son théâtre et bruïre à propos ,
Sont deux grands points . Un bruit accru par des échos
Ressemble beaucoup à la gloire.
Erratum. Il s'est encore glissé des fautes dans le dernier article ,
Extrait du Porte-Feuille. On a changé en jésuite Zisca le Hussite, et je
ne sais s'il y gagne. Dans le même Mercure, la Boétie est changée en
Béotie.
mw ww
TABLEAU POLITIQUE .
INTÉRIEUR.
Un grand nombre de départemens sont délivrés de la
présence des troupes étrangères, et, si les suites de la
guerre s'y font encore sentir , si les charges qu'elle entraîne
pèsent encore sur les habitans , les sacrifices deviennent
moins pénibles , du moment qu'ils sont partagés
avec équité , et que l'autorité paternelle d'un gouvernement
réparateur a succédé à la violence arbitraire du
vainqueur. Dans plusieurs départemens, l'impôt de guerre
est acquitté avec une rapidité qui paraîtrait inconcevable
si elle n'était expliquée par la position de ces départemens,
qui , en les préservant de la présence de l'ennemi,
leur a rendu plus faciles les sacrifices qu'ils font au roi et
à la patrie.
La France , rendue à elle-même , ne doit plus songer
qu'à cicatriser ses profondes blessures . Elle a en elle tous
les moyens de richesses et de prospérités : la fertilité de
26 MERCURE DE FRANCE .
son sol , l'industrie de ses habitans , sont des trésors que lá
guerre ne peut lui enlever, et qui la maintiendront tou
jours au rang élevé qui lui est assigné parmi les nations .
Une puissance , fondée sur de telles bases , n'est jamais
anéantie ; une invasion étrangère , des discordes civiles ,
peuvent bien pour un instant en ternir l'éclat , mais elle
n'a besoin pour le retrouver que de l'union de ses citoyens
entre eux , que de l'union de tous avec le roi.
Le gouvernement a pensé que le salut public exigeait
qu'il fût investi du pouvoir discrétionnaire. Il l'a demandé
aux deux chambres , et les deux chambres le lui ont accordé.
Une pareille concession pourrait être alarmante , si la
modération du roi inspirait moins de confiance ; mais sa
pensée toute entière est dans la lettre du ministre chargé
plus particulièrement de l'exécution de la loi . Il prend
soin de limiter lui-même l'étendue du pouvoir qui lui
est confié ; et , ce qu'on ne peut trop louer dans un ministre
de la police générale , il se montre soigneux de
garantir la liberté individuelle .
EXTÉRIEUR.
ESPAGNE.
L'Espagne , dans les circonstances où elle se trouve
placée , ne peut faire que de faibles efforts pour soumettre
ses colonies rebelles . Ses expéditions se préparent
avec lenteur, et les mesures que l'on prend à l'égard des
officiers destinés à en faire partie, laissent assez voir leur
répugnance pour ces guerres lointaines.
La capitale jouit d'une grande tranquillité.
Le départ des personnages qui ont été exilés n'a
excité aucune sensation , et leur absence n'est pas
remarquée. Les bruits d'un rassemblement des Cortès
avaient été avidement accueillis ; mais ils sont bien
vite tombés , et les choses restent sur l'ancien pied. Le
roi donne tous ses soins à l'administration publique , et
s'occupe particulièrement de l'organisation de son armée
et de la restauration de ses finances .
Un des actes de son gouvernement , dont il doit attendre
les plus heureux effets , est celui qui rappelle au
NOVEMBRE 1815. 527
sein de la patrie ses enfans égarés , qui gémissaient dans.
l'exil . Ce décret est incessamment attendu , et la politique
n'aura pas moins à s'en applaudir que l'humanité .
ITALIE .
Comme l'Espagne , le royaume de Naples ne jouit pas
encore d'un calme bien profond , d'une tranquillité bien
générale . Un désarmement a été jugé nécessaire , et il
n'est pas encore opéré . Les garnisons de Gaëte et des
autres forteresses sont augmentées , et des troupes autrichiennes
vont occuper les Calabres .
La cour de Rome, naguère si satisfaite de la conduite
des Anglais , si reconnaissante des services qu'ils ont rendus
au Saint- Siége , commence à apporter quelques restrictions
à ses éloges. Elle paraît craindre que cette conduite
ne soit pas si généreuse , que ces services ne soient
pas si désintéressés qu'il ne lui en coûte au moins quelqu'un
de ses ports. La politique des Anglais leur a sans
doute fait juger nécessaire d'en occuper plusieurs le long
du littoral de l'Italie. On parle de leur rétablissement
dans la rivière du Levant et à Carare ; ils tiennent toujours
Caprie , et se fortifient à Viareggio.
Les étrangers, établis et mariés dans les états du roi de
Sardaigne , ont reçu l'ordre d'en sortir.
Plusieurs fonctionnaires publics , affiliés à des associations
secrètes , ont perdu leurs emplois.
L'empereur d'Autriche visite ses états d'Italie , et doit
y prolonger son séjour jusqu'au mois de mai. Il paraît
vouloir reconnaître lui-même jusqu'à quel point l'organisation
du pays soumis à sa domination en Allemagne ,
peut être avantageuse à ses nouvelles provinces.
L'Angleterre , dont la puissance se retrouve partout ,
paraît vouloir conserver les Bouches du Cattaro , et vient
d'y envoyer de nouvelles troupes .
ALLEMAGNE .
Les troupes alliées sont en pleine marche pour évacuer
le territoire français . Les troupes russes se dirigent sur
la Pologne ; et comme il n'y en a qu'une très -faible partie
qui se rende dans la Russie méridionale , les bruits
d'une rupture entre cette puissance et la Porte ottomane
528 MERCURE DE FRANCE.
1
ne paraissent pas devoir se soutenir . L'armée prussienne
quitte la France par trois directions : une colonne traverse
le grand-duché de Luxembourg ; une autre descend
la Meuse , et la troisième se retire par le Hainaut et le
Brabant. Déjà la landwehr du grand-duché du Bas-Rhin
a été licenciée. Les forces militaires de l'empereur d'Autriche
se répandent dans ses vastes états . Il paraît qu'elles
n'éprouveront cette année aucune réduction ; mais quelle
que soit la dépense dont elles surchargent le trésor; quels
que soient les autres besoins auxquels il est obligé de
subvenir, l'empereur a rejeté tous les projets de finance
basés sur la création d'un nouvel impôt.
Le Brisgau sera rendu à l'Autriche , qui n'aura rien
sur la rive gauche du Rhin .
La Prusse vient de prendre possession de la Pomeranie.
L'empereur d'Autriche a promis aux Tyroliens le rétablissement
de leur ancienne constitution.
Deux mille ouvriers sont employés à la citadelle de
Namur . Ces immenses travaux se font aux frais de l'Angleterre,
qui doit y entretenir une garnison.
L'empereur de Russie est à Berlin . Les Polonais l'attendent
avec impatience , et la réponse qu'il a faite à leur
députation les remplit d'espérance pour l'avenir.
ANGLETERRE .
La guerre entreprise contre les Napauh par le gouverneur-
général de l'Inde, est heureusement terminée pour
l'Angleterre ; elle acquiert de ce côté une ligne de forts
qui couvre ses possessions , et qui lui livre l'entrée du
territoire de ses voisins .
Dans le discours prononcé au nom du prince régent ,
devant les états d'Hanovre, son ministre s'exprime avec
force en faveur des principes et des libertés des Allemands.
Il professe le plus profond respect pour les droits des états
qu'il regarde comme sacrés. Il n'entend point donner au
Hanovre une nouvelle constitution , et il ne sera proposé
que des modifications commandées par les changemens
arrivés dans la situation générale de l'Allemagne .
DE L'IMPRIMERIE DU MERCURE , RUE DE RACINE ,
No. 4.
MERCURE
OT
!
DE FRANCE.
SEINE
AVIS ESSENTIEL .
Les personnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler, si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
فس
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois, et 50 fr. pour l'année. On ne peut souscrire
que du 1er. de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement ,
Les lettres , livres , gravures , etc. ,
doivent être adresses , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Mazarine , n° . 30 .
et surtout tres -lisible. -
INSTRUCTION
PUBLIQUE .
Les sciences sont le flambeau des arts ; les lettres embellissent
de leurs charmés les productions les plus séveres
; les lois , bases de la société , sont en outre comme
de forts liens qui en rattachent toutes ies parties . Fruit
de l'expérience et de la raison , la loi trace à l'homme
ses devoirs , elle établit ses droits ; 'trop compliquée cependant
pour que chacun puisse en prendre une connaissance
approfondie , il est nécessaire que plusieurs se
consacrent spécialement à cette espèce de sacerdoce :
quelle application les jeunes adeptes ne doivent-ils pas
apporter à une étude aussi grave ? Jurisconsultes ou magistrats
, c'est par elle qu'ils deviendront les guides sûrs et
les dignes arbitres de leurs concitoyens.
La plus haute sagesse doit régler et le mode d'ensei-
34
530
MERCURE DE FRANCE.
gnement et le choix de ceux à qui l'on confie une branche
si importante de l'instruction publique .
Que , par surprise ou par faveur, un professeur inhabile
obtienne une chaire de littérature ; on rit de l'impudent
ou du sot qui a osé s'y montrer , on fuit son cours ;
et le public , vengé par le mépris , ne reçoit qu'un léger
préjudice. Il n'en est de même de celui qui est appelé
à diriger dans la profonde étude des lois les jeunes gens
destinés aux emplois du barreau , de la magistrature, et
même de la diplomatie .
pas
Quels inconvéniens , quelle perte réelle , n'entraîne
pas une chaire de droit mal occupée ! Des milliers d'élèves
se succèdent , et viennent à grands frais , tous les ans ,
chercher de l'instruction dans la capitale : n'est -ce pas
un malheur d'être réduit , pour prix de ses dépenses , à
voir , dans la première école de droit de la France , outrager
la raison et la logique par des professeurs qui semblent
prendre à tâche de reculer les bornes des ténèbres
et de la niaiserie ?
La jeunesse a pris le parti de déserter ces cours. Un
certain nombre d'élèves paraissent à l'appel , et s'échappent
, avec quelque raison , aussitôt que la leçon commence.
La revue individuelle des professeurs de cette école
nous fournira l'occasion d'appliquer les réflexions générales
que nous avons faites plus haut.
M. Delvincourt , docteur en droit , doyen de cette faculté
, professe le code civil depuis le rétablissement et
l'organisation de l'école.
Un air imposant et même sévère , un organe clair, un
mode particulier d'enseignement , qui paraît d'autant
meilleur qu'il l'emploie avec plus d'habileté, forment une
réunion d'avantages qui rendent M. Delvincourt un des
professeurs les plus distingués de la faculté.
Sa marche est droite et sûre , sans épisode ni divergences.
Quelquefois seulement , pour faire sentir par la
comparaison la corrélation de certains articles ou leur
espèce de contradiction , il rappelle ce qu'on a vu ; mais
toujours avec cette concision qui caractérise son talent .
On ne l'accusera pas de semer des fleurs sur des matières
NOVEMBRE 1815. 531
arides ; sa sécheresse austère respire le code civil luimême.
Des malveillans font planer sur M. Delvincourt le
soupçon d'une certaine jalousie d'état , qui n'a pas peu
contribué , dit-on , à peupler cette école de professeurs
beaucoup trop faibles : ces bruits injurieux n'ont aucun
fondement ; mais ils suffisent pour que M. Delvincourt ,
s'il en est instruit , redouble d'efforts aux prochains concours
, afin , qu'ainsi que les derniers , ils enrichissent la
faculté de sujets brillans.
Nous eussions souhaité pouvoir parler avec autant
d'avantage des talens de M. Morand ; mais , dussionsnous
déplaire , nous ne saurions trahir la vérité.
Attaquer Chapelain : ah ! c'est un si bon homme !
Il est vrai , s'il m'eût cru , qu'il n'eût pas arboré
la chaussure doctorale ; mais , sans nous récrier avec le
satirique :
Midas , le roi Midas ........
nous nous plaisons à louer la probité sévère de M. Morand
et son indulgence aimable , qui vaudraient les qualités
de l'esprit en tout autre qu'un professeur .
Plus de travail cependant pourrait suppléer chez lui à
une intelligence paresseuse, et , débarrassant son élocution
de tant de choses étrangères à son sujet , mettrait plus en
évidence la justesse de ce vers :
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
De l'étude et une grande application procurent à
M. Boullaye des succès à son cours ses efforts lui font
honneur ; il parvient avec du travail à classer ses matières
et à les développer d'une manière satisfaisante . Un
peu de verbiage , et des expressions qui ne sont pas toujours
nobles , sont des défauts auxquels il est bon qu'il
fasse attention. Du reste , en continuant de professer, et
perfectionnant sa méthode , M. Boullaye pourra deveni,
532 MERCURE DE FRANCE.
un de ces hommes sous lesquels on s'applaudit d'avoir
étudié .
Si jamais on a commis une erreur, j'oserais dire une
absurdité , c'est sans doute d'avoir confié à un vieillard ,
tout plein des anciennes coutumes , l'explication approfondie
du nouveau code qui les abroge.
N'était-ce pas le forcer, à la fin de sa carrière , de changer
toutes ses idées et de recommencer ses études ?
Nous aurions pu examiner d'abord si cette chaire n'est
point en elle-même une espèce de superfluité ; mais il
paraît qu'on l'a déjà senti : ce cours doit être remplacé
sous peu par l'explication des Pandectes. "
M. Cotelle, versé profondément dans le droit romain ,
se trouvera là dans son fort ; il cessera de s'attirer cette
défaveur attachée à la médiocrité , et surtout à la médiocrité
en chaire .
Un homme bien au fait de son sujet est , sans contredit
, M. Pigeau , qui développe ,
Suivant l'usage antique et solennel ,
des principes si respectés dans un certain monde , ceux
de la procédure .
La sévérité de ses appels , autant peut-être que la manière
saine et claire dont il enseigne , fait suivre son
cours avec exactitude . Du reste , sa méthode est presque
celle de M. Delvincourt , avec qui il dispute de talens et
de gloire. Aussi , une noble émulation anime ces rivaux
.
Dire de M. Pigeau qu'il est minutieux , serait lui donner
un éloge ; un vétéran de procédure connaît toute
l'importance des formes , j'entends celles qui tiennent à
la justice.
Un esprit vif et pénétrant , joint à une élocution
brillante et facile et à une moralité pure, distinguent
éminemment M. Pardessus .
Deux fois , et dans différens temps , député du département
de Loir-et-Cher, aux assemblées nationales ; après
avoir fait dans sa province l'essai de ses talens , les avoir
consacrés dans des temps orageux à la défense hardie des
NOVEMBRE 1815. 533
malheureux amis du roi , et s'être fait enfin de ses ouvrages
( le Traité des Servitudes ) de nobles et légitimes
appuis , M. Pardessus s'est présenté au concours pour la
chaire de commerce .
La supériorité de son mérite a triomphé, pour l'avantage
de l'école , d'obstacles de plus d'un genre.
Son cours , auquel on n'est pas tenu , est moins suivi
que s'il était d'un intérêt plus général.
M. Pardessus parle avec feu et méthode , et paraît
d'abord assez clair ; mais le désir de se faire mieux comprendre
le ramène quelquefois avec trop d'abondance
sur le même sujet , un surcroît de paroles et d'idées
finissent par y répandre une sorte d'obscurité . On remarque
aussi quelques défauts dans son organe ; un peu
d'attention les aura bientôt élagués , et M. Pardessus ,
comme professeur et représentant , méritera de plus en
plus la reconnaissance et les éloges.
1
M. Berthelot n'était point sans défaut dans sa manière
d'enseigner ; mais , lorsqu'il s'abstenait d'égayer son auditoire
, il paraissait clair et profond . L'école a fait en lui
une perte qu'elle réparera difficilement. M. Blondeau ,
qui le remplace temporairement , est un jeune homme
plein de connaissances , et peut-être même de talens ; mais
il n'a point celui de professer .
Il aimerait à entraîner les élèves dans le dédale de ses
idées ; ceux-ci , heureusement, ne se plaisent point à l'y
suivre .
Sa manière est confuse , systématique et obscure ; ef
comme si ce n'était assez , afin sans doute de se rendre
tout-à-fait inintelligible , il crée de nouveaux termes ,
et attache de nouveaux sens aux anciens .
M. Blondeau , dégoûté , dit-on , de ses essais dans l'instruction
, tourne ses vues vers la magistrature. Avec
quelques lumières et de la probité , s'il prend ce nouveau
parti , M. Blondeau pourra rendre à la société un double
service.
Nous ne dirons rien de M. Cailleau , vieillard respectable
, dont l'ambition se borne à suppléer quelques professeurs
, afin probablement que les cours ne paraissent
pas tout-à-fait interrompus.
534
MERCURE DE FRANCE .
Son collègue , M. Simon , quoique moins âgé , et
rempli de connaissances étrangères à la science du droit ,
ne paraît pas plus propre à occuper une chaire dans cette
faculté : c'est un diminutif de M. Morand ; mais le petit
nombre de ceux qui restent à son cours ne souffrent
moins à l'entendre.
pas
Nous ne dirons pas de même de M. Bavoux , homme
sage , instruit et méthodique ; il est particulièrement
versé dans la procédure . C'est celui des suppléans qui fait
le moins regretter les professeurs , quels que soient ceux
qu'il remplacé.
Dans les prochains articles , je passerai en revue deux
établissemens dont s'honore la France ; l'un , où de
jeunes gens braves , avides d'instruction et de gloire ,
puisent des connaissances profondes et variées ; l'autre ,
où se forme l'espoir de l'instruction publique.
Mes lecteurs ont nommé les Écoles Polytechnique et
Normale .
POÉSIE.
AUX RÉDACTEURS DU MERCURE DE FRANCE.
Messieurs ,
Je vous transmets une cantate , dont la musique et les
paroles sont l'ouvrage d'un jeune poëte et compositeur
âgé de seize ans , l'un des élèves les plus distingués et répétiteur
au Conservatoire de Musique. Le père de ce
jeune et intéressant favori des muses, est M. Elie Halevy,
Israélite instruit et estimé , à qui l'on doit des poésies
hébraïques pleines de feu et d'harmonie. Ainsi , le fils
d'un homme qui toucha avec gloire les cordes sacrées de
David et d'Asaph , fait retentir d'une manière heureuse
la lyre profane d'Apollon . La marche du temps et
des générations change la direction des talens et des
lumières dans les diverses classes de la société. Vous consentirez
sans doute avec plaisir à consacrer dans votre
estimable journal ce témoignage des talens d'un jeune
NOVEMBRE 1815. 535
Français, qui ne pourra manquer d'y voir un encouragement
et une distinction honorable.
J'ai l'honneur , etc. M. B. ,
Membre de plusieurs académies .
DIDON ,
CANTATE (*).
CHOEUR DE JEUNES FILLES .
O doux sommeil , exauce nos prières !
Viens de Didon apaiser les tourmens ;
Répands tes doux pavots sur ses faibles paupières !
Et vous , songes légers , venez calmer ses sens !
Accourez , montrez-lui les plus douces images ,
Écartez de son front de sinistres nuages ;
Et, si pour elle il n'est plus de plaisir,
Du moins de ses malheurs chassez le souvenir.
.
O doux sommeil , exauce nos prières !
Viens de Didon apaiser les tourmens ;
Répands tes doux pavots sur ses faibles paupières !
Et vous , songes légers , venez calmer ses sens !
UNE JEUNE FILLE .
Hélas ! notre prière est vaïne ,
Didon s'éveille ; un songe la poursuit .
Énée !....
DIDON.
LE CHOEUR.
O malheureuse' reine !
DIDON.
Enée !.... Ah ! c'en est fait ! le barbare me fuit !
Il me fuit !... O mortelle peine !
(*) Nous applaudissons aux brillantes espérances du jeune poëte
compositear, et nous l'engageons à faire disparaître quelques taches
qui se trouvent dans sa cantate . En lui donnant une place dans notre
journal, puisse-t-il y trouver un motif d'encouragement !
(Les rédacteurs . )
536 MERCURE DE FRANCE .
Il m'abandonne , il s'éloigne de moi :
C'est donc ainsi qu'il m'a gardé sa foi !
Les sermens les plus saints , la plus aimable chaîne ,
Mes larmes , mon amour, rien n'a pu l'arrêter ↳
Eh !si l'ordre des dieux le forçait de quitter
me coûter.
Cet heureux et charmant rivage ,
Que ne m'emmenait- il ? Rien n'eût pu
Mes parens , mes trésors , le trône de Carthage ,
J'eusse abandonné tout. Dans le fond des déserts,
Au milieu des forêts , dans l'horreur des enfers ,
Il m'eût vue en tous lieux le suivre.
Aucun péril n'eût effrayé mes yeux ,
J'aurais bravé la mort , j'aurais bravé les dieux ,
Pour lui j'aurais tout fait .... Mais sans lui puis- je vivre?
Non ! non ! le trépas seul terminera mes maux.
Et cependant il fuit ! ô pensée accablante !
Chaque instant loin de moi l'emporte sur les flots ;
Secondes par les vents , ses funestes vaisseaux
Glissent rapidement sur la vague écumante .
L'ingrat ! quel prix de tant d'ardeur
Ah ! si touché dés pleurs d'une trop tendre amante ,
Le dieu des mers était sensible à ma douleur ,
L'Aquilon en fureur devrait sur ce rivage
Repousser ses vaisseaux malgré tous ses efforts ,
De nouveau, le forcer d'échouer sur ces bords ,
Et de chercher encore un asile à Carthage .
CANTABILE .
O Cythérée ! & toi qui lui donnas le jour !
Seconde-moi ! ma faible voix t'implore ;
D'Énée ordonne le retour,
Et je pais être heureuse encore ,
Ah ! s'il revient , ses torts sont réparés :
J'oublirai que Didon s'est vue abandonnée;
Et couronnés de fleurs , sur tes autels sacrés ,
Nous irons allumer les flambeaux d'byménée.
NOVEMBRE 1815.
#
537
O Cythérée ! ôtoi qui lui donnas lejour
Seconde-moi ! ma faible voix t'implore;
D'Enée ordonne le retour,
Et je puis être heureuse encore .
RÉCITATIF.
Ah ! oni , mon amant reviendra ,
Et , sensible à mes pleurs , le ciel s'apaisera ;
Vénus m'en donne l'assurance .
Les dieux ont pu vouloir
Éprouver son conrage et son obéissance ;
Ils ont vu que sur lui la gloire et le devoir
Ont encor toute leur puissance ,
Et contens de l'épreuve ils le ramèneront
Dans les bras de son amante.
Oui , je puis l'espérer, ces dieux me le rendront.
Peut-être en ce moment , au gré de mon attente ,
Il revient, guidé par l'amour ,
Habiter de nouveau ce fortuné séjour ;
Déjà peut-être il est près de Carthage ,
Peut-être en cet instant il touche le rivage.
Lieux autrefois si doux , si tristes maintenant ,
Il va vous embellir encor de sa présence.
Quelle heureuse espérance !
Puisse le ciel hâter ce fortuné moment !
Mais quel transport sondain vient agiter mon âme
Une vive et subite flamme
Court embraser mon coeur et charmer tous mes sens
O du retour d'Énée heureux pressentimens !
Ua Dieu propice vous envoie.
Mais quel éclat frappe mes yeux ?
C'est lui ! je le revois ! c'est lui-même ! Grands dieux
Mon coeur ne peut suffire à l'excès de ma joie,
LE CHOEUR.
Divinité propice ! & puissante Junon !
Vois nos pleurs , sois-nous favorable ;
538 MERCURE DE FRANCE.
Rends Énée aux voeux de Didon ,
Ou bannis son amour, et rends -lui sa raison .
DIDON.
Enée ! ô bonté secourable ,
Le ciel a donc changé cette fatale loi !
Il te rend à mes voeux , je te revois ! Mais , quoi !
Ta veux me fair encore , ô mortel trop aimable !
J'embrasse tes genoux , reviens auprès de moi.
AIR ( agitato ).
Reviens , reviens , je t'en conjure ;
Vois mes larmes , entends mes cris ;
Ah! prends pitié des peines que j'endure ,
Dis un seul mot , mes tourmens sont finis .
Non , si jamais je te fus chère ,
A mes voeux , à mes pleurs tu ne seras pas sourd :
Ah ! quand on a Vénus pour mère ,
On doit obéir à l'Amour.
Reviens , reviens , je t'en conjure ,
Vois mes larmes , entends mes cris ;
Ah ! prends pitié des peines que j'endure ,
Dis un seul mot , mes tourmens sont finis .
1
RÉCITATIF.
Que fais- je ! ... infortunée ! un vain songe m'égare ;
།u
Je ne le verrai plus , il me fuit à jamais.
J'exhale en vain ma plainte et mes regrets ,
Suis -je assez malheureuse , & fortune barbare!
Les liens les plus chers , les plus aimables noends ,
M'unissaient an fils d'Anchise ,
Et ces noeuds si charmans , impitoyables dieux ,
Votre cruelle main les brise ! ...
Que dis-je ? ,.. Eh quoi ! j'ose accuser
De ces dieux immortels la sagesse suprême !
Quel horrible blasphème !"
NOVEMBRE 1815. 539
Non ! c'est en vain qu'Enée a voula m'abuser ,
Lui seul a fait le crime ; et pour mieux m'apaiser,
Il a de mon malheur rendu le ciel complice,
Quel vil détour ! quel indigne artifice !
Et c'est là ce mortel pieux ,
Qui , dans les champs de la Phrygie ,
Sauva son père au péril de sa vie !
Non , c'est un imposteur, c'est un monstre odieux ;
Les tigresses de l'Hyrcanie
L'ont nourri de leur noir venin ;
Il a puisé dans leur barbare sein
Son audace et sa perfidie ;
Mais , dieux puissans , dieux immortels !
Si vous protégez l'innocence ,
Si vos foudres vengeurs frappent les criminels ,
Accablez-le de maux pour calmer ma souffrance :
Oui ! que le ciel , la terre et les enfers ,
Conspirent la mort da parjure ;
Qu'ils lui rendent avec usure
Les maux que par lui j'ai soufferts .
Jouet d'Eole et de Neptune ,
Qu'en vain il parcoure les mers ;
Que, poursuivi par la fortune ,
Il erre par tout l'univers ;
Ou , s'il aborde en Ausonie ,
Que les peuples de l'Hespérie
S'arment pour déchirer son flanc ,
Et qu'ils s'abreuvent de son sang.
Ne crois pas m'échapper, barbare !
Partont je saurai te punir.
Tremble, tremble , je vais mourir ;
Mais jusqu'au fond du noir Tartare ,
Mon ombre courroucée , attachée à tes pas ,
Ira te reprocher ton crime et mon trépas .
540
MERCURE
DE
FRANCE
.
AIR :
Paisse le souffle des furies
Porter mes voeux jusques à toi !
Puissent tes compagnons impies
Les entendre et frémir d'effroi !
Soleil! ô toi dont la lumière
Eclaira sa trahison ;
Hécate , inflexible Junon;
Et vous , filles de l'Acheron ,
Vous, dont le bras sanguinaire
Poursuit le coupable en tous lieux ,
Exaucez Didon mourante ,
Et remplissez ses derniers voeax.
LE CHOEUR.
(Elle se poignarde. )
Elle n'est plus!.... infortunée amante !
Elle n'est plus ! .... ô sort trop rigoureux !
Mêle tes pleurs , Carthage , à notre voix flaintive !
Gémis , gémis , malheureuse cité !
Didon , en descendant sur l'infernale rive ,
Te ravit et ta gloire et ta félicité.
LA BRANCHE DE LAURIER ,
ANECDOTE.
Dans un groupe attentif, un loyal militaire
Exaltait nos Bourbons , célébrait notre roi ,
Et, d'un héros français, du vainqueur de Rocroi ,
Se plaisait à vanter la gloire héréditaire ,
Lorsqu'un sot l'interrompt , et , d'un ton décidé :
«
Quelle est , s'écria-t-il , la branche de Conde? »
On siffle l'ignorant , et chacun le regarde .
« Quoi ! dit en le toisant le brave grenadier,
» Tu ne combattis donc jamais à l'avant-garde !
» Cette branche est , morbleu ! la branche de laurier ! »
Par le ch" . DE PERRIN DE BRICHAMBEAU ,
L'-colonel au corps royal da génie,
NOVEMBRE 1815. 541
mw
ÉNIGME.
Je suis celui que je ne puis pas être ,
Et celui qui me fait paraître
Paraissant en moi me détruit ;
ne fait point mon corps , mais c'est lui qui le forme.
Parfois qui me cherche me fuit ;
Vous me devinerez : attendez-moi sous l'orme .
AUTRE .
Filles du dien du jour, nous formons notre père ,
Et n'existons jamais ensemble un seul moment ;
Sujettes pour toujours à ce destin sévère ,
Vous nous fuyons , lecteur, pour ton arrangement.
LOGOGRIPHO-CHARADE.
Au doux nom d'épouse ou d'amante
On joint quelquefois mon entier ;
Sans ma tête et ma queue on chante
Une note dans mon premier ;
Remet-on ma queue à sa place ,
Laissant ma tête hors du foyer ;
Vite entre deux croûtes je place
Ce qu'on appelle mon dernier.
BONNARD , ancien militaire .
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
盛insérés dans l'avant-dernier numéro .
Le mot de l'énigme est Méchant.
Le mot de la charade est
Le mot du logogriphe est
542
MERCURE
DE FRANCE
.
DE LA VANITÉ.
Montaigne dit que la mère nourrice de toutes les
fausses opinions publiques ou particulières , c'est la trop
bonne opinion que l'homme a de soi ; ainsi la vanité , selon
lui , est la cause de toutes les erreurs du genre humain
je serais de son avis , s'il avait moins généralisé sa
pensée.
:
C'est l'amour de soi- même mal entendu qui pourrait ,
à plus juste titre , être nommé le père nourricier de toutes
nos souises. La vanité n'en produit qu'une partie. L'amour
déréglé de la gloire , de la puissance , de la fortune,
de la vengeance , de la volupté , nous conduit à l'erreur,
à l'injustice , au vice , et même au crime , en nous
offrant de fausses images de bonheur : la vanité peut n'y
entrer pour rien , et beaucoup d'hommes peuvent être
injustes , ambitieux , avares et cruels , sans être vains;
d'ailleurs , en admettant qu'une grande partie de nos erreurs
soit produite par la trop bonne opinion que nous
avons de nous-mêmes, cette opinion, trop flatteuse , peut
prendre diverses formes ; elle s'appelle tantôt fierté ,
tantôt orgueil , tantôt vanité, et leurs effets sont si différens
qu'on ne peut les confondre ensemble.
La fierté vient de l'âme ; elle est plus souvent un mérite
qu'un défaut : c'est une compagne assez ordinaire
des grandes vertus . Elle sied au malheur, et relève le
courage ; elle est ennemie de toute bassesse ; et , si on
l'aime rarement, au moins on l'admire presque toujours
lorsqu'elle se montre ni trop roide , ni trop âpre.
On dit à un Spartiate 'qu'une armée supérieure en
nombre va l'attaquer, il répond : « Je ne demande pas
» combien il y a d'ennemis , mais où ils sont. » Une vraie
et louable fierté dicte cette réponse.
Un tyran menace un philosophe de la mort , s'il continue
à lui résister : « T'ai-je dit , répondit celui-ci ,
» que j'étais immortel ? » La replique est fière et noble.
NOVEMBRE 1815. 543
Le fier sinon , non , des Arragonais vaut à lui seul toute
une constitution .
L'orgueil est loin de ressembler à la fierté , bien que
ceux qui en sont entachés , ou leurs flatteurs , veuillent
souvent les confondre : la fierté se prise , mais elle se prise
ce qu'elle vaut ; l'orgueil aveugle , enivre , et se suppose
une grandeur et un mérite démesurés.
L'homme fier estime ses semblables , l'orgueilleux les
méprise ; l'un ne peut s'abaisser jusqu'à l'envie , l'autre
en est dévoré . Un honnête homme peut être fier dans un
état médiocre ; il honore son rang quel qu'il soit , et refuse
à son ambition tout moyen qui lui ferait perdre șa
propre estime.
L'orgueil ne met pas de bornes à ses désirs ; rien n'est
trop élevé pour lui , tout obstacle l'indigne ; la supériorité
même de Dieu le blesse ; il le juge , il le nie , et le
déshonorerait s'il le pouvait aussi , c'est une idée belle
et profonde que d'avoir attribué à l'orgueil la chute de
Satan et la perte de l'homme.
Cependant, il faut en convenir, l'orgueil n'exclut pas
la science , le talent et le génie ; il accompagne souvent
de grandes et belles qualités , mais il les gâte et les déforme.
Lorsque le philosophe Diogène disait avec complaisance
: Je foule aux pieds les tapis et l'orgueil de
Platon , un sage lui répondit avec raison : Oui, avec plus
d'orgueil encore.
La vanité est l'opposé de la fierté : celle-ci grandit ,
l'autre rapetisse l'homme ; l'une attire l'admiration , et
l'autre le ridicule . C'est l'apanage de la médiocrité , le
cachet de la sottise ; on pourrait presque dire qu'elle est
le travestissement de la fierté et la parodie de l'orgueil.
L'orgueil est fondé sur une fausse mesure d'un mérite
quelconque , d'une grandeur réelle.
La vanité est une fausse opinion que l'homme prend
de qualités dont il est dépourvu , où de choses qui lui
sont absolument étrangères.
L'orgueilleux jouit de l'état de son rang , de l'illustration
de ses aïeux , de l'étendue de son crédit , de la solidité
de sa fortune . L'homme vain jouit d'un titre
544
MERCURE DE FRANCE.
acheté , de la révérence d'un subalterne , des complimens
d'un parasite , de la louange d'une fille qu'il paye
et qui le trompe ; il se croit de l'esprit parce qu'il connaît
deux hommes de lettres ; du crédit , parce qu'il est
reçu avec la foule chez un grand ; s'il donne un bon dîner,
il se croit un Lucullus ; s'il obtient un ruban , il se donne
pour un favori ; et , en redisant ce qu'il a lu dans la gazette
, il se croit un homme d'état .
L'oeil de la vanité est une loupe qui grossit les plus
petits objets. L'horizon étroit de l'homme vain est l'univers
pour lui ; et comme il remplit ce petit cercle , il
croit occuper une grande place dans le monde ; tandis
que l'homme de mérite sent combien il est peu de chose
au milieu du cercle immense que parcourent ses idées ,
et que mesure son génie.
Le vaniteux est plaisamment égoïste , et pense qu'il
n'y a d'important au monde que lui ou ce qu'il touche;
Et la vieille badaude, au fond de son quartier,
Dans ses voisins badauds voit l'univers entier.
Un prédicateur de village , qui déclame lour-
» dement pendant trois heures contre les erreurs de
Jansénius , se persuade , dit Voltaire , qu'il ressuscite
» les combats d'Athanase , et que la renommée ne va
s'occuper que de lui.
>>>
>> "
De tous les flatteurs , notre vanité est celui qui nous
trompe le plus constamment ; nous sommes de moitié
dans ses efforts , et nous écoutons avec complaisance ses
louanges les plus mensongères . Je dis nous ; car personne
n'est tout- à-fait exempt de vanité ; et , comme le
dit un ancien , celui qui n'en est pas teint , en est pour le
moins arrosé.
La vanité pourrait presque dire des plus sages d'entre
nous , ce que la courtisane Lais disait des philosophes
de son temps : « Je connais leurs beaux livres , leur
>>
grande sapience ; mais ce que je sais , c'est que , quelle
» que soit leur philosophie , ces gens-là frappent aussi
» souvent à ma porte qu'aucuns autres. »
Voulez-vous une preuve de ce que j'avance , interrogez
les personnes qu'il vous plaira de choisir ; bons ou
NOVEMBRE 1815. 545
méchans , beaux ou laids , seigneurs ou manans , richest
ou pauvres , spirituels ou bornés , vous n'en trouverez
aucun qui consente à se changer en totalité et sans
réserve contre un autre .
On voudrait bien la figure de celle-là , l'or de celuici
, les talens de l'un , la santé de l'autre , mais sans les
inconvéniens ou les défauts qu'on leur trouve : chacun
voit dans le repli de son amour-propre un petit point de
mérite ou de bonheur qu'il préfère à tout.
il vous
Si cet amour-propre vous répondait tout haut ,
dirait : Si je n'ai pas la beauté de Damon , j'ai plus de physionomie
: je suis moins blanche que Lise , mais j'ai des
dents comme des perles : je suis bossu , il est vrai , j'aimerais
mieux la taille de Valère ; en revanche, j'ai bien plus
d'esprit que lui : Clitandre brille et m'éclipse par ses saillies,
il est très-spirituel ; d'accord , cependant il est méchant
, et ma bonhomie vaut mieux que son esprit :
Arsinoé est plus sage que moi , qu'importe ? on m'entoure
, et elle est délaissée : Julie reçoit une foule d'hommages
, elle plaît généralement ; moi , j'aime mieux un
petit cercle d'amis qui estiment mon naturel : Dorval est
cité pour son crédit et son éclatante bravoure ; convenez
qu'il est un peu intrigant et présomptueux ; j'ai plus
de prudence et de jugement .
Enfin il n'y a sortes de balivernes que la vanité n'imagine
pour atténuer les qualités du prochain, pour grandir
celles dont nous nous vantons , pour grossir les défauts
d'autrui , et pour colorer les nôtres de façon à nous les
faire oublier , ou à nous en consoler par quelque autre
petit mérite réel ou supposé , que nous ne voudrions pas
troquer contre tous les trésors du monde.
Notre vanité est une amie si ingénieuse , si complaisante
, que nous y sommes inséparablement attachés ;
en revanche , celle des autres nous déplaît excessivement
; et M. de la Rochefoucauld en a trouvé la raison :
C'est que la vanité d'autrui blesse la nôtre. Aussi la modestie
est la qualité que nous aimons le mieux dans notre
prochain ; nous la lui abandonnons avec plaisir , et nous
la louons franchement. Nous l'admirons sans l'imiter; et,
bien que nous l'aimions généralement , peu de gens se
35
546
MERCURE DE FRANCE.
soucient de prendre ce moyen pour se faire aimer.
Madame de Geoffrin avait beau donner ce conseil aux
jeunes femmes : « Il faut , lorsque vous entrez dans un
salon , que votre vanité fasse la révérence à celle des
>> autres , si vous voulez avoir dans le monde quelque
» succès ; » l'évidence de ce conseil n'en empêchait pas
l'inutilité .
Il n'est pas un officier qui ne remarque avec plaisir le
ton modeste et délicat du grand Condé , qui écrivait ,
je fuyais , lorsque son armée avait été en fuite , et qui
disait , nous battions l'ennemi , lorsqu'il venait de remporter
une grande victoire .
Chacun de nos capitaines admire la modestie de M. de
Turenne , quand , au milieu de ses triomphes , il avouait ,
qu'à la guerre , lorsqu'un habile général avait fait les
» meilleures combinaisons possibles , les trois quarts de
» l'événement et du succès dépendaient du hasard . »
Et cependant vous les entendez tous se targuer du plus
mince exploit , trancher sur les questions les plus épineuses
, et dénigrer présomptueusement les calculs et les
opérations des guerriers les plus célèbres .
On se dit bien quelquefois qu'il faut être modeste ;
mais on affecte alors si gauchement la modestie , qu'on
voit bien que c'est une qualité d'emprunt , ou bien une
tournure qu'on croit adroite pour faire passer l'éloge
qu'on va faire de soi , et si vous entendez quelqu'un
commencer sa phrase par ces mots : Sans vanité , je vous
dirai , etc. , etc. , vous pouvez être sûr qu'il ne la finira
pas sans vous donner une preuve de la sienne.
La fausse modestie ajoute toujours aux éloges qu'elle
donne aux autres , et aux aveux qu'elle fait de ses défauts
un certain mais qui la caractérise.
Voltaire , dirait-on , avait un grand talent ; mais il
était superficiel , et voulait embrasser trop de genres
différens . L'abbé Delille est un poëte charmant , mais
trop descriptif. Ducis a du mérite , mais il prend tous
ses sujets dans le théâtre anglais , qui ne convient pas à
nos moeurs.
Je sais que je suis trop inférieur pour juger la conNOVEMBRE
1815. 547
duite du général un tel ; mais cependant , quand on a fait
quinze ans la guerre avec quelque succès , on peut avoir
son opinion . Je sais que je n'ai pas le talent et l'expérience
du ministre des finances ; mais j'ai assez lu ďécrits
sur cette matière , pour vous assurer que son opération
ne réussira pas. Je suis loin de comparer mon
faible talent à celui de Reynouard ; mais, s'il m'en avait
cru , il n'y aurait pas tel défaut dans son plan , et sa
pièce aurait eu un bien plus grand succès . Madame de **
a de la beauté , je n'ai pas la vanité de m'y comparer ;
mais , si elle m'écoutait , elle se coifferait plus simplement
, serait vêtue de meilleur goût , et aurait moins
d'affectation dans ses manières .
>>
»
La vraie modestie a , au contraire , un naturel et une
bonhomie inimitables . M. de Malesherbes était aussi
célèbre par cette vertu que par son savoir et son esprit ;
mais la beauté de son âme était loin de se peindre sur sa
figure , il avait la vue basse et une tournure très -commune
. Il arrive un jour à Guingamp , chez son gendre ,
M. le baron de Montboisier , colonel du régiment d'Orléans
, dragons ; celui-ci , après l'avoir embrassé , s'étonne
de le voir , contre son usage , sans canne : « C'est le soldat
que vous avez à votre porte qui me l'a ôtée , répond
M. de Malesherbes . - Pourquoi vous l'êtes- vous
laissé prendre ? Il m'a dit que c'était sa consigne.
Comment ! sa consigne ? Oui , elle lui défend ,
» m'a-t-il dit , de laisser entrer avec un bâton les gens
» de mauvaise mine ; et vous voyez bien que je n'ai rien
eu à lui répliquer . » Philopomen fit à peu près une
réponse semblable . Etant entré dans un village avant sa
troupe , quelques femmes , qui étaient près d'un puits ,
le prirent , à sa tournure , pour un homme du commun ,
et lui donnèrent leur cruche à remplir . Quelques officiers
arrivant alors s'étonnèrent de voir leur général employé
à une besogne si peu digne de lui . Que voulez-vous ? leur
dit Philopomen , je paye ici la peine de ma laideur.
»
»
-
--
Il faut convenir que nous sommes quelquefois un peu
complices de la sottise que nous reprochons à certaines
personnes , et, lorsque la fortune donne à quelqu'un un
grand pouvoir ou un grand éclat , nous lui rendons de
548
MERCURE DE FRANCE.
tels hommages qu'ils peuvent bien enfler sa vanité : aussi
La Bruyère nous conseille « de pardonner à celui qui ,
» avec un grand cortége , un habit riche et un magnifi-
» que équipage , s'en croit plus de naissance , plus de
» mérite et plus d'esprit. Il lit cela dans la contenance
et dans les yeux de ceux qui lui parlent. "
Il y a des vanités bien moins excusables , parce qu'elles
n'ont pas le plus léger fondement , et qu'elles aveuglent
totalement l'homme sur son propre compte. Qui n'a pas
vu des femmes d'une laideur amère se croyant faites pour
charmer? de vieilles femmes faisant les mignardes , et se
chamarant de fleurs et de rubans couleur de rose ? des
vieillards tout courbés , croyant inspirer des passions ? des
Pradons s'érigeant en Corneilles ? de lourds financiers
en petits maîtres , et des sots en hommes de mérite et
d'esprit ?
Je crois qu'Héraclite pleurait sur les hommes , parce
qu'il pensait à leur orgueil , et que Démocrite en riait ,
parce qu'il ne songeait qu'à leur vanité.
Quand cette vanité est de bonne foi , elle est véritablement
plaisante ; car on est moins ridicule par les défauts
qu'on a , que par les qualités qu'on veut avoir ; et
le propre de la vanité , est de prétendre à celles qui nous
manquent le plus.
Et n'est-ce pas un spectacle comique de voir tant de
médecins qui se croient de grands politiques , des jeunes
militaires qui tranchent sur la législation , des commis
qui parlent comme des généraux , et tant d'hommes incapables
de tout , et qui prétendent à tout ?
Cette vanité est comme la folie : lorsqu'elle est complète
et continue , on peut la nommer , ainsi que le dit
Erasme , la vraie donneuse de bien ; car elle tient
l'homme dans une illusion perpétuelle , le flatte , le caresse
, le grandit , lui fait un grand mérite du plus petit
avantage , une grande jouissance du moindre succès , et
lui donne en espérance tout ce qui lui manque en réalité .
Il n'y a pas jusqu'aux défauts même que cette habile
enchanteuse ne métamorphose à notre profit ; elle
change la faiblesse en prudence, l'entêtement en fermeté,
la rudesse en franchise.
NOVEMBRE 1815 . 549
L'homme totalement pétri de vanité a la béatitude de
la sottise , tout est jouissance pour lui ; son cuisinier est
le meilleur de Paris , son vin le plus exquis de tous les
vins , son cheval est le plus léger , sa maîtresse est la plus
belle ; dès qu'une chose est sienne , elle est parfaite ; il
se fait honneur même de l'ami de sa femme , qui est bien
tourné , dit-il , et qui a les plus belles dents du monde.
Tout lui vient à point , rien ne l'inquiète , la fortune
n'oserait le maltraiter. M. de M.... , ancien évêque ,
homme de grande naissance , était fort colère ; un de
ses grands-vicaires lui représentait que ce défaut pouvait
le mener en enfer : Vous vous moquez , répond
» le prélat , Dieu y regarderait à deux fois avant de
» damner un homme tel que moi. »>
»
"
Il n'y a pas de louanges si grosses dont la vanité ne
nous fasse avaler au moins la moitié. Montaigne disait
avec raison qu'on ne peut jamais fermer la porte à la
flatterie , et qu'on ne fait que l'entre-bâiller . » Dites
au plus mince faiseur de madrigaux qu'il sera de l'académie
, à l'auteur de quelques pamphlets qu'on le fera
ministre , au plus ennuyeux prédicateur , qu'il ne peut
manquer d'être évêque , et vous verrez si son amourpropre
vous démentira .
Poinsinet ne manquait pas d'esprit , il avait été applaudi
le même jour sur nos trois grands théâtres ;
bien ! un plaisant parvint à lui persuader « que la cour
était à tel point charmée de son mérite, qu'on lui allait
» donner une grande charge , celle de grand écran du
» roi ; et le pauvre petit homme se grillait les jambes
près du feu pour s'exercer à remplir de bonne grâce sa
charge.
La mystification est forte : peu de vaniteux se voient
- aussi fous et aussi crédules ; mais avec une dose un peu
plus petite , un appât un peu plus fin , que de gens en
tâteraient , même certains qui font les modestes par
vanité , semblables , dit le panégyriste de la folie , à ces
hommes d'une taille médiocre, qui se baissent aux portes
de peur de se heurter !
Mais , tandis que je m'exerce ainsi sur la vanité des
autres , n'en serais -je pas un peu coupable moi-même .
550 MERCURE DE FRANCE .
si je me flattais d'intéresser le lecteur par un plus long
discours ? Finissons donc , quand ce ne serait que pour
tirer ensuite vanité d'avoir su nous arrêter à temps.
TOMBEAU DE LOUIS XII , DIT LE PÈRE DU PEUPLE , dessiné,
gravé et publié par E.-F. Imbard , professeur de topographie
à l'École Royale Militaire , membre de la société
royale des Antiquaires de France , etc. ( 1 ) .
L'auteur de cet ouvrage a déjà publié le Tombeau de
François Ier. , et la manière dont il a décrit et rendu ce
monument devait faire désirer vivement la publication
du mausolée de Louis XII , l'un des nombreux chefsd'oeuvre
produits dans le quatorzième siècle. Ces deux
ouvrages d'architecture, faits dans le goût antique , après
avoir pendant long- temps décoré l'église de Saint-Denis ,
font maintenant l'ornement du Musée des monumens
français .
Louis XII mourut à l'hôtel des Tournelles, le 1er. janvier
1515. Jamais prince , disent avec raison Saint-
Foix (2 ) et Bernier (3 ), ne fut plus regretté de ses sujets ,
et ne mérita mieux de l'être. A sa mort , les crieurs des
corps (4) , en agitant leurs clochettes , criaient le long
des rues : Le bon roi Louis , Père du Peuple, est mort. Ce
prince était sobre , doux , modeste , laborieux , aimait
les sciences , parlait avec beaucoup de grâces. Il était
rempli de sentimens d'honneur, de religion , d'humanitéet
de bienfaisance. Sa mémoire sera éternellement en
bénédiction parmi les Français.
(1 ) A Paris , chez Potey, libraire , rue du Bac , nº . 46 .
Un vol . in-fol . Prix, sur colombier vélin d'Annonay, 9 fr . Sur papier
de Hollande, pour le lavis, 15 fr.
(2 ) Essais historiques , tom . 1er . , pag. 304 , édit. de 1777 .
(3 ) Histoire de Blois ; Paris , 1682 , in - 4 °. , pag. 397-422.
(4)Ils étaient qualifiés de jurés-crieurs de corps et de vin. Ils étaient
déjà établis au commencement du douzième siècle, et peut-être même
auparavant.
NOVEMBRE 1815. 551
En effet , quels éloges ne mérite pas le prince qui ,
sollicité de punir des gens qui l'avaient offensé avant de
monter sur le trône , fit cette belle réponse : Ce n'est
point au roi de France à venger les injures faites au duc
d'Orléans! Il était le premier à s'informer des dégâts qui
pouvaient avoir été commis chez les bourgeois par ses
troupes ; et , dès qu'il en était instruit , il s'empressait
de les réparer ( 1 ) . Mais , sévère autant que juste , îl savait
punir à propos , et s'armait de rigueur lorsque ses officiers
commettaient des actions qui ne convenaient point
à leur caractère . C'est ainsi qu'ayant rencontré deux
conseillers du parlement jouant à la paume , il les menaça
de leur ôter leurs charges , et de les mettre au rang de
ses valets de pied , s'ils continuaient à profaner la dignité
de leur ministère . Le lieutenant particulier d'Orléans ,
qui avait éprouvé les bonnes grâces du monarque , fut
condamné pour quelques concusssions ; un courtisan sollicita
sa grâce , et représenta que le lieutenant avait eu
l'avantage d'être considéré de sa majesté et d'en être
traité favorablement . Je n'étais à cette époque que duc
d'Orléans , répondit le roi , et je pouvais , en cette qualité
, servir mes amis ; maintenant que je suis roi , je
dois être protecteur des lois , et je suis obligé de les faire
observer. Un grand avait frappé un sergent ; le roi , le
bras gauche en écharpe , se transporta de suite au parlement
, et demanda prise de corps contre ce seigneur . Il
chassa de sa cour tous les délateurs , et particulièrement
les flatteur's , race plus à craindre encore .
Son courage et son intrépidité étaient également remarquables
; la prise de Gênes , la bataille d'Agnadel, que
Brantôme ( 2) a si bien décrite , et dans la description de
laquelle il fait connaître une foule de traits héroïques et
de mots heureux du monarque ; le siége de Venise , celui
de Pescaire , le passage du pont de Čassan , ont été témoins
de ses exploits et de sa valeur . Toute l'Europe
(1 ) Soit par argent , soit par vivres , disent les historiens. C'est à
ce sujet que Saint Gelais a écrit « qu'il n'estoit guères de princes faisant
la guerre qui y procédaient en si grande justice , police et équite. »
(2) Hommes Illustres , tom. 2.
552 MERCURE DE FRANCE.
était conjurée contre lui , et le poëte Jean Marot , pèro
de Clément Marot, qui l'avait suivi , étonné de la vaillance
de son maître , proclame
Louis Douziesme , le dixiesme des preux.
Dès son avénement au trône , Louis XII avait diminué
les impôts , et ne les rétablit jamais . Ses finances , sagement
administrées , furent si bien ménagées , qu'elles lui
suffirent pour subvenir aux besoins de l'état. Le peuple ,
qui a toujours l'habitude de murmurer contre le gouvernement,
et des courtisans , bien plus blàmables , puisqu'on
doit leur supposer au moins une idée juste des
vertus et des vices , traitaient d'avarice la sage économie
du monarque. Après les plaisanteries de société , l'on en
vint aux chansons et aux épigrammes les plus sanglantes ;
enfin on alla jusqu'à jouer le roi en plein théâtre . On le
représentait avec le visage pâle , et vidant une coupe
pleine d'or fondu . Louis XII se faisait raconter les plaisanteries
dont il était le sujet , et prenait le parti d'en
rire le premier. Il préférait , disait -il , voir ses peuples
se divertir de son économie plutôt que de les voir gémir
de ses prodigalités. Tous ses voeux, toute son ambition ,
étaient de rendre les Français heureux ; ils le furent, et ne
connurent leur bonheur que lorsque ce bon prince eut
cessé d'exister . Cependant quelques bons esprits avaient
nécessairement reconnu les bienfaits de Louis XII , puisque
de son vivant ils l'avaient surnommé LE PÈRE DU
PEUPLE , leplus doux, le plus soef et dévot nom, dit Saint-
Gelais , qu'on puisse bailler à seigneur ou à prince.
Les guerres de Charles VIII en Italie avaient appris à
connaître les beautés des monumens antiques , et surtout
avaient fait sentir le besoin de les étudier. L'Italie, après
avoir reçu les beaux-arts de la Grèce , les avait d'abord
apportés dans les Gaules , et devait , par suite , les transmettre
de nouveau en France . C'était beaucoup que les
faibles
commencemens qu'on vit éclore sous Charles VIII
pour un peuple à peine sorti de la barbarie , et qui avait
conservé beaucoup trop de traces de son règne. Heureusement
que l'imprimerie apprit à connaître, et surtout à
NOVEMBRE 1815. 553
apprécier les sublimes conceptions des grands écrivains
d'Athènes et de Rome. Ou n'aspirait qu'à les reproduire ,
et surtout d'en publier les copies pour en rendre l'étude
plus facile. De là naquit cette révolution salutaire qui fit
abandonner les formes gothiques employées par nos aïeux
pour préparer les succès et l'influence de notre moderne
école .
Étudiant la nature , se pénétrant de la pureté des
formes admirables et de la finesse de l'antique ,, les artistes
français du seizième siècle s'élancèrent intrépidement
dans la carrière , et se montrèrent bientôt dignes de
la parcourir. La peinture sur toile , sur bois , sur verre ,
sur émail , la sculpture et l'architecture , marchèrent
à grands pas vers la perfection.
Parmi les nombreux chefs-d'oeuvre produits en France
à l'époque de la renaissance , on doit particulièrement
distinguer les tombeaux de Louis XII et de François Ier. ,
modèles des premiers ouvrages construits d'après les
règles des anciens , et qui sont du plus grand intérêt pour
l'histoire des arts .
Le premier de ces deux monumens , qui doit seul nous
occuper, fut élevé dans l'église de Saint-Denis , par les
ordres du successeur de Louis XII , de ce François Ier. ,
surnommé , à si juste titre , père des lettres et des arts ; il
est maintenant placé au Musée des monumens français
.
On ignore le nom de l'artiste à qui l'on doit le projet
de ce beau mausolée . D'après le témoignage de Sauval ,
invoqué par M. Imbard , on voit que Paul Ponce , célèbre
sculpteur florentin , qui résida long-temps à Paris , où il
mourut , fut chargé des figures en ronde-bosse ou basreliefs
, et que les pilastres , ainsi que les autres ornemens
, furent taillés et sculptés à Tours par Jean Just et
François Gentil .
M. Imbard donne la description de ce monument tel
qu'il avait été élevé à Saint-Denis. Le plan a la forme
d'un rectangle , d'environ quatorze pieds sur neuf. Deux
marches , en marbre blanc , actuellement remplacées par
un socle en marbre noir , exhaussaient le soubassement ,
qui est décoré de quatre bas - reliefs représentant les vic554
MERCURE DE FRANCE.
toires remportées par Louis XII en Italie. Quatre statues
allégoriques , faisant allusion aux vertus du monarque ,
la Justice, la Prudence, la Force , la Tempérance, étaient
assises sur les angles de ce soubassement , qui sert de base
à des socles , sur lesquels posent douze pilastres formant
les pied-droits des arcades , où les douze apôtres sont représentés
assis . Ces pilastres , dit M. Imbard, ornés d'arabesques
de fort bon goût , supportent l'entablement, où
les figures du roi Louis XII et de la reine Anne de Bretagne
, vêtues en habit de cour, sont représentées à genoux
à la suite l'une de l'autre , devant des prie-dieu.
Dans l'intérieur du tombeau , on avait couché sur une
cuve ou gisan , les statues du roi Louis XII et de la reine
Anne de Bretagne. Lors de la restauration , on a supprimé
sagement la cuve , et on l'a remplacée par une
élévation sur laquelle sont placés les archetypes de deux
statues. Elles sont maintenant exposées aux yeux du public
. Ces statues , d'un grand style de dessin , sont d'une
si grande vérité d'exécution , qu'on a même figuré sur
le bas-ventre les incisions qui avaient été faites pour
l'embaumement.
Cet ouvrage fait suite au Tombeau de François Ier. ,
dont l'auteur a fait paraître deux livraisons en 1812 , et
dont la publication a été momentanément suspendue ,
afin de faire des corrections à quelques planches.
Les gravures de M. Imbard sont au nombre de neuf ;
elles représentent : 1 ° . deux figures qui , dit-il , ne sont
pas d'une grande pureté de dessin , mais qui se recommandent
par ce style naïf qui a distingué les ouvrages
d'art produits en France dans le seizième siècle ; 2°. les
armes de Louis XII , écartelées de celles de la reine Anne
de Bretagne , avec le porc-épic et la salamandre , qui
étaient le symbole de ce prince ; 3°. le portrait du Père
du Peuple, d'après la statue qui existait au château de
Gaillon. Le torse seul a été conservé , et , d'après les
fragmens , M. Beauvallet , habile sculpteur , a refait la
tête. Ce torse est maintenant au Musée des monumens
français ; 4. la projection horizontale du mausolée , tel
qu'il était à Saint- Denis ; 5. Projection verticale du
tombeau de Louis XII , avec les figures et les bas-reliefs
NOVEMBRE 1815. 555
dont il est décoré : la statue du roi est placée au-dessus ;
6º. coupe verticale du monument , prise sur sa largeur ;
au-dessus est la statue de la reine Anne , agenouillée devant
un prie-dieu ; 7º . projection verticale et latérale du
mausolée , tel qu'il se voit au Musée des monumens français
. Le bas-relief , sculpté sous le soubassement , représente
cette bataille d'Agnadel , où le monarque répondit
aux seigneurs qui lui représentaient le péril où il s'exposait
: Que ceux qui ont peur se cachent derrière moi.
Les figures du roi et de la reine sont placées l'une à côté
de l'autre sur le haut du tombeau . L'auteur , en retraçant
les statues des apôtres qui décorent ce monument , a indiqué
les différentes mutilations qu'elles ont éprouvées .
Un des pilastres porte le millésime M. D. XIII ; il indique
sans doute l'époque où fut commencé ce beau monument.
Les deux dernières planches contiennent l'entablement
, différens détails d'architecture et d'ornemens
puis trois pilastres avec leurs chapiteaux . L'auteur a jugé
à propos de n'en pas donner un plus grand nombre ,
parce que les ornemens des pilastres sont tous , à peu de
chose près , du même genre.
La publication de cet ouvrage ne peut que faire honneur
au talent de M. Imbard comme dessinateur , comme
architecte et comme graveur. On ne saurait rendre avec
plus de finesse et de fidélité les différentes parties de ce
beau monument. Les artistes et les amateurs s'empresseront
de confirmer mon jugement , ainsi que d'acquérir
un travail estimable sous tous les rapports . Enfin , le
texte est à la fois clair , concis et instructif. Je me félicite
de rendre cette justice à l'auteur .
EXTRAIT D'UN PORTE-FEUILLE.-N° . VI.
Si l'on en croit la date , ce fragment aurait été écrit
en 1790. D'après certains traits dont il est semé, on serait
tenté cependant de lui donner une date plus récente ;
peut-être aurait-on tort. Doit-on conclure de ce que les
ridicules joués par Molière se reproduisent de nos jours ,
556 MERCURE DE FRANCE .
que Molière est notre contemporain ? Certes , rien ne se
rait moins raisonnable. S'il nous manque quelque chose à
cette époque , si pauvre en génie , si feconde en tartufes ,
c'est surtout un Moliere , tout le monde le sait. Croyons
donc que les traits qui , dans le morceau qu'on va lire ,
sembleraient avoir rapport avec des personnages aujourd'hui
florissans ( pour me servir de l'expression consacrée
par les biographes ) , ne doivent ce tort qu'au hasard,
et que cela vient tout simplement de ce que les ridicules
d'un homme sont souvent plus vieux que lui.
( Note de l'éditeur. )
LES AUTEURS ET LE SOUFFLEUR.
Le 22 juin 1790.
Voilà ma piece terminée ; il ne s'agit plus que de la
faire recevoir par les comédiens , cela n'est pas difficile;
mais ce qui est difficile , c'est de la leur faire entendre.
Un auteur connu , qui demande audience pour une lecture
, l'attend au moins quatre mois . Si , comme on me
l'assure, ces mois, pour un auteur inconnu , se changent
en années , j'ai encore du temps devant moi. Il n'y a que
vingt-neuf mois que je formai ma demande , à l'instant
même où l'idée sur laquelle j'ai bâti ma pièce me passa
par la tête . Aurais-je encore vingt-trois mois à prendre
patience ? Adressons-nous , pour en être sûr, au secrétaire
de la comédie , lequel , dans le fait , n'a pas dû
m'honorer d'une réponse .
tant
C'est un galant homme pourtant que ce secrétaire ,
si , comme je le crois , il mérite sa réputation . Si imporque
soit son emploi, il ne l'est pas plus que lui. Tout
en faisant semblant de se renfermer dans ses fonctions ,
tout en affectant vis-à-vis des acteurs la contenance la
plus modeste, ce qui est juste , puisque souffler n'est pas
jouer, ce souffleur mène, m'a-t-on dit , toutes les affaires
du théâtre . Chose facile à croire ; car ce qui répugne le
plus aux héros de théâtre comme aux autres , c'est le
soin de leurs affaires .
Ainsi donc il a le secret de la comédie . En possession
NOVEMBRE 1815. 557
de la confiance de tout le monde , il en use pour tout
concilier . C'est une vraie Providence pour les acteurs ,
qui n'ont rien de caché pour lui , et les actrices qui ne
lui cachent rien. Si les semainiers ont le droit d'arranger
le répertoire au commencement de chaque semaine , lui
seul , dans le courant , a le crédit de le déranger , mais
pour l'utilité de chacun . Enfin , sa politesse n'est pas
Inoindre que son obligeance ; il en a pour tout le monde ;
il en a même avec les auteurs , vis-à-vis desquels il pourrait
bien prendre certains airs de supériorité ; car , enfin ,
se dit-il rien de sublime ou d'ingénieux , sur le premier
théâtre de l'univers , qui ne sorte de sa bouche ! .. Décidément
, j'irai le chercher au théâtre ce soir entre les
deux pièces.
Le même jour , à 11 heures du soir.
Je ne suis pas plus avancé que tantôt. Il n'est pas facile
de rejoindre un homme qui a tant d'affaires ; un
homme qui , comme une certaine divinité du paganisme
, a une triple existence. De même que cette divinité
s'appelait Diane , Hécate et Phébé , suivant qu'elle
était sur la terre , dans les enfers ou dans le ciel , de
même le fonctionnaire en question est secrétaire , souffleur
ou littérateur, suivant qu'il est sur le théâtre , sous
le théâtre ou hors du théâtre . Cette espèce de souris n'est
pas aisée à attraper ; j'espère cependant en venir à bout
demain matin. A sept heures je serai à sa porte,
Le 23, à midi .
A sept heures précises , je suis donc allé rue des Bou
cheries , relancer M. de la Porte dans le trou qu'il y
occupe, entre la cave et le grenier d'une maison à neuf
étages , mais plus près pourtant du grenier que de la cave.
Je sonne. Une voix me crie , moitié haut moitié bas ,
comme crie un souffleur, on y va . Au bout de quelques
minutes on m'ouvrit en effet . Un bon homme , en perruque
à bourse et poudrée avec la plus excessive économie
, vêtu d'un habit de velours de coton mordoré , qui
me semblait plus disposé à quitter son maître que son
D
558 MERCURE DE FRANCE .
maître ne l'était à le quitter ; un bon homme , qui joignait
à cet accoutrement la culotte et les bas noirs , et
les souliers à petites boucles , vint me demander obligeamment
ce que je voulais , tout en rejetant sur sa servante
, qui était sortie avant qu'il eût achevé sa toilette ,
le malheur qu'il avait eu de me faire attendre.
Il s'agit , lui dis-je , de faire recevoir à votre théâtre
une pièce dont je suis l'auteur.
LE SECRÉTAIRE.
Je m'en doutais . Eh bien ! monsieur, demandez que la
lecture en soit faite.
MOI.
Il y a plus de deux ans , monsieur, que j'ai fait cette
demande .
LE SECRÉTAIRE.
Plus de deux ans ! Et votre nom , s'il vous plaît ?
MOI ( après avoir décliné mon nom. )
Je demande m'entendre .
que l'on prenne jour pour m
LE SECRÉTAIRE .
Et votre demande est- elle appuyée ?
Par qui ?
MOI.
LE SECRÉTAIRE .
Par un sociétaire.
Non. Mais à quoi bon ?
MOI.
LE SECRÉTAIRE .
A ce que l'on consente à vous entendre ; ce que vous .
n'obtiendrez pas , si personne ne répond de vous. Les
comédiens craignent de perdre leur temps.
NOVEMBRE 1815. 559
MOI.
Je ne le croyais pas. C'est donc chez vous comme à la
bourse ? point de crédit pour le nom qui n'est pas connu ?
Vous l'avez dit.
LE SECRÉTAIre .
MOI.
Mais savez-vous que ce défaut de confiance pourrait
quelquefois être aussi préjudiciable aux acteurs qu'aux auteurs
? Qui vous dit qu'en écartant un auteur qui n'offre
pas caution , vous n'écartez pas une pièce excellente ?
LE SECRÉTAIRE.
Manquons-nous de pièces excellentes ? Toutes les pièces
excellentes sont faites ; le théâtre en regorge. Ce n'est
pas cela qu'il nous faut .
MOI.
*
Je vous entends , monsieur, et je me retire .
LE SECRÉTAIRE .
Pourquoi cela , monsieur ? Je n'ai pas prétendu dire
qu'il n'y avait plus de pièces à faire. La comédie ellemême
est si peu de cet avis , qu'elle renvoie à mon examen
préalable les ouvrages des auteurs qui , comme
vous, n'ont pas
de répondans . Si donc vous voulez m'honorer
de votre confiance ....
MOI.
Très-volontiers , et sans attendre la décision de la comédie
, je vous remets mon ouvrage , et je sollicite vos
conseils .
LE SECRÉTAIRE.
Ils ne vous seront peut-être pas inutiles . J'ai une longue
expérience de la scène ; il y a quarante ans que j'y
dis à chacun ce qu'il a à dire . Mademoiselle Clairon me
prêtait l'oreille ; Lekain m'écoutait avec attention ; M. de
Larive lui-même , qui n'entend pas tout le monde , ne
peut pas se passer de moi . Je ne suis pas moins utile aux
560 MERCURE DE FRANCE .
auteurs qu'aux comédiens , et vous en seriez convaincu
si tous ceux que j'ai obligés ne se faisaient un plaisir
de le taire. Connaissant tout ce qui est fait , je sais ce qui
reste à faire . Confiez-moi votre plan , votre but , votre
système de composition ; je puis sur tous ces points
vous ....
La sonnette qui se fit entendre ne permit pas au secrétaire
d'achever sa phrase. La servante entra et annonça
un jeune homme , auquel monsieur avait donné rendez-
vous . J'en ai donné plusieurs , de neuf à onze ,
des auteurs qui sont dans le même cas que monsieur . Si
vous voulez rester , ajouta -t-il , les discussions que j'aurai
avec eux pourront tourner à votre profit , et vous indiquer
la route que vous devez tenir pour réussir .
་ ་
-
--
-
L'auteur annoncé entra . Il pouvait avoir vingt-trois
ans. Après avoir salué profondément M. le secrétaire ,
il lui demanda avec timidité son opinion sur le manuscrit
qu'il lui avait laissé . Votre tragédie , répondit le
bon homme , ne manque pas d'un certain mérite ; il y a
des pensées fortes , de beaux vers , de belles scènes , un
acte superbe . Vous nie flattez. Non , je vous le dis
comme je le pense. Vous croyez donc qu'il peut obtenir
quelque succès ? Au contraire , je pense qu'il tomberait
infailliblement. J'avais cru cependant avoir
assez heureusement saisi la manière de Corneille . →
Vous n'y avez que trop réussi . Corneille n'est-il pas
le plus admiré de nos tragiques ? Et le moins suivi ;
ne voyez-vous pas qu'il se joue dans le désert ? Si vous
échappiez à la foule qui viendrait pour vous siffler à
votre première représentation , à la seconde vous ne
trouveriez personne pour vous applaudir . Ces sentimens
romains ne sont plus français ; laissez-moi vos consuls ,
vos tribuns , nous ne voulons plus de tout cela . Que
vous faut-il donc ?
Des vassaux , des écuyers , des
chevaliers. Puisque Corneille est si fort passé de mode ,
je vais tâcher de prendre le genre de Racine . Le Racine
ne nous convient pas plus que le Corneille .
bien ! je vous ferai du Voltaire , du Crébillon.
nous du Dubelloi.
-
- Eh
Faites-
Vous avez entendu , me dit le secrétaire après que
NOVEMBRE 1815. 561
l'auteur se fut retiré ; et il allait me développer les
causes de son opinion , quand la servante annonça un
nouvel interlocuteur : c'était un grand garçon , au visage
pâle et maigre , à l'oeil égaré , à la chevelure hérissée
, à la démarche dégingandée , et qui ne semblait
habillé qu'à moitié , quoiqu'il ne lui manquât aucune
pièce de son vêtement. Que pense-t -on de ma comédie ?
dit-il au maître de la maison , en le saluant avec autant
de suffisance que de courtoisie . Refusée ! -Une pièce
de ce genre ! une pièce calquée sur Molière , du Molière
tout pur ! N'avons- nous pas assez des pièces de Molière
pour nos spectacles de remplissage ? est-ce avec du
Molière que nous aurons du monde ? Qui est-ce qui
donne aujourd'hui quarante-huit sous pour avoir du Mo
lière ? Reprenez votre pièce , mon ami, et faites -nous du
Dorat, si vous voulez, où du Beaumarchais , si vous pouvez .
-
-
Les jeunes gens sont tous en mauvaise route , continua
M. le secrétaire , lorsque l'auteur comique fut sorti , non
sans avoir donné quelques signes d'humeur , et même de
mépris. Tout remplis qu'ils sont de leurs études , ils
s'épuisent à imiter les maîtres. Eh ! ce n'est pas le goût
de leurs professeurs qu'il faudrait consulter , c'est celui
du public. Les acteurs , comme les marchands d'étoffes ,
n'écoutent pas d'autre intérêt quand ils renouvellent
leur assortiment. L'ouvrage que ce jeune homme rem→
porte , quelque mérite que j'y reconnaisse , ne serait pas
plus utile à notre répertoire , que ne le serait au magasin
de la Barbe d'Or , l'acquisition d'un brocart pareil
à celui que Madame de Maintenon , ou la reine Anne ,
portaient dans leur magnificence . Ces judicieuses observations
furent interrompues par l'intervention d'un troisieme
personnage. M. le secrétaire serait - il assez bon
pour me faire connaître ce qu'il pense de mon drame ?
dit-il avec un accent le plus sentimental , et d'une voix
dans laquelle il y avait des larmes comme dans ses yeux.
Votre drame est excellent , lui répondit le souffleur avec
l'accent de l'enthousiasme. Le naturel de Sedaine , la
philanthropie de Fenouillot , la philosophie de Mercier
la chaleur de Diderot , le pathétique de Beaumarchais !
et pas d'esprit surtout ... Il n'a jamais gâté mes pièces
-
36
562
MERCURE DE FRANCE.
pour votre théâtre , répondit ingénument notre dramatique
, ou dramatiste , ou dramaturge. L'esprit n'est bon
que pour le vaudeville , tout au plus ; encore j'espère
bien prouver, si jamais j'en fais un , qu'il peut s'en passer.
-
-
-
-
-
Vous êtes .
y
---
Non .
Vous en avez pourtant mis , je crois , dans un de vos
rôles ; mais une fois n'est pas coutume , dit M. le secrétaire
, avec autant de grâce que de finesse . De l'esprit
dans un de mes rôles ! dans celui du père ?
Dans celui du fils ? - Non . Dans celui de l'abbé ?
Non. Dans celui du portier ? — Non . — Dans celui
du muet , peut-être ? Je ne m'attendais
pas à cette critique . Au reste , si l'on me trouve de
l'esprit , ce ne peut être que quand je ne parle pas. Mais ,
à quand les répétitions ? - Dès que les rôles seront sus . Ils
sont à l'étude . Chacun s'occupe du sien . La petite bavarde
qui s'est chargée de celui du muet , ne songe qu'à
sa pantomime , et depuis trois jours ne quitte la classe de
l'Abbé de l'Épée que pour aller chez Nicolet . J'y vais
aussi étudier les secrets de mon art , dit l'auteur ; et il
se retira en faisant un salut et un soupir.
-
Cet homme sensible n'était pas au bas de l'escalier ,
qu'un nouvel original l'avait remplacé. Eh bien ! lui dit
le littérateur consultant , avez - vous songé à satisfaire
notre premier acteur ? Si long , si beau que soit notre
rôle , il n'est jamais content ; il trouve toujours les autres
mieux partagés que lui , et s'en offense d'autant plus
vivement , qu'il croit que tout personnage ne doit être
en scène avec lui que pour donner sa réplique . Il a donc
déclaré positivement qu'il ne jouerait pas dans votre
pièce , si vous n'ajoutiez trois monologues et cinq tirades
à son rôle. Il exige surtout que vous y fassiez entrer une
trentaine de vers qui se trouvent dans les rôles de ses
interlocuteurs ; mais comme il sait que ses camarades
tiennent à ces vers-là , et qu'il ne veut pas avoir de mauvais
procédés , il m'a chargé de leur offrir des indemnités
qui seront réglées à l'amiable. Il y a tel vers dont il offre
jusqu'à douze francs .
Il est inutile , répondit le nouveau venu , de s'occuper
plus long-temps de cet objet. L'acteur ferait un marché
de dupe en concluant cette affaire , et je serais plus dupe
NOVEMBRE 1815. 563
un
encore de l'autoriser. Les plus beaux vers , comme les
plus beaux diamans , veulent être à leur place , et brillent
d'autant plus qu'ils sont mieux entourés. Mais sans
rien changer à mon ouvrage , dans lequel je renonce à
employer votre héros , je puis satisfaire son goût pour
les monologues , et lui donner , dans une pièce que j'ai
faite pour lui seul , le plus long rôle qu'on ait jamais
vu et qu'on puisse voir . J'ai trouvé , à cet effet
sujet admirable ! Et lequel , s'il vous plaît ?
Celui de Robinson dans son ile. Je ne vois pas
sujet de tragédie. J'y vois un sujet de tragédie en cinq
actes . Mais Robinson , dans sa solitude , n'avait pour
toute compagnie que son chien et son chat. Ce ne sont
pas là des interlocuteurs . Aussi ne parlent- ils pas .
Voici mon plan.
-
"
-
là un
Robinson , après avoir contemplé la nature , fait l'éloge
du printemps , monologue qui forme le premier
acte. L'éloge de l'été remplit le second ; celui de l'automne
, le troisième ; celui de l'hiver , le quatrième . —
Et le cinquième ! comment le remplissez - vous ? et quel
est votre dénouement , votre catastrophe ? Dans le
cinquième , mon solitaire , dont le coeur est exalté par
les tableaux de la bonté et de la grandeur du Tout-Puissant
, lui adresse une prière pleine de chaleur et de sentiment.
Son éloquence est un torrent. Transport d'enthousiasme
qui tout à coup est interrompu par cette
interlocution : As-tu déjeuné , Jaco ? C'est le perroquet
de Robinson , qui , sans y être autorisé , a pris la parole ,
et s'obstine à la garder en dépit de son maître , qui ,
comme votre premier acteur , ne voulant pas , ce jourlà
, souffrir d'interlocuteur , finit par lui tordre le cou
pour
le faire taire . Les remords de Robinson succèdent
bientôt à ses fureurs et terminent ce drame , qui ne
comporte pas moins de dix-huit cents vers. Qu'en pensez-
vous ?
L'heure où M. de Laporte devait se rendre à une répétition
, reprendre ses fonctions de souffleur , venant
à sonner , cet homme , qui est l'exactitude même , nous
pria de lui permettre de nous quitter , en me donnant
rendez-vous à huitaine , pour récapituler ce que nous
564
MERCURE DE FRANCE .
venions d'entendre. Quant à l'auteur de Robinson , il lui
dit , tout en cheminant , des complimens , accompagnés
de quelques observations sur la difficulté de trouver un
perroquet assez intelligent pour être employé dans son
ouvrage ; mais cet homme judicieux lui ayant fait observer
que le théâtre , abondant en acteurs qui récitaient
leurs rôles comme des perroquets , il n'était nullement
embarrassé de trouver un sujet propre à remplir ce personnage
, nous convînmes qu'il n'y avait plus d'objection
à faire contre l'admission de cette nouveauté ; et le secrétaire
des comédiens ordinaires promit d'en parler au
comédien extraordinaire à la première occasion.
BEAUX -ARTS.
Dans ce moment , où les arts ont à déplorer de si
grandes pertes , rien ne doit intéresser davantage que de
connaître les espérances données par les artistes français.
La notice des travaux de la classe des beaux-arts , depuis
le mois d'octobre 1814 , vient nous rassurer , et doit
nous rendre orgueilleux des ressources immenses qui
nous sont offertes . Il sera beau de ne rien devoir qu'à
nous-mêmes. Repeuplons nos musées , embellissons nos
monumens publics avec les chefs -d'oeuvre de notre école ,
la première de l'Europe , la seule qui n'ait pas de rivale.
Nos lecteurs nous sauront bon gré , nous le pensons ,
de leur faire connaître en entier l'intéressant rapport ,
lu par M. Le Breton , à la séance publique de l'Institut ,
le 28 octobre 1815.
M. le Secrétaire perpétuel entre ainsi en matière :
Quelque grand , quelque légitime que soit le deuil
de nos artistes et de tous les Français qui attachent du
prix aux progrès des beaux-arts , ainsi qu'aux douces
jouissances qu'ils donnent , nous croyons pouvoir leur
offrir des consolations dans un prochain avenir. Sans
NOVEMBRE 1815. 565
doute nos pertes sont irréparables , et ne pas les déplorer
ici serait d'une insensibilité honteuse , ou une lâcheté.
C'est maintenant à l'histoire qu'il appartient de prononcer
sur la justice ou l'injustice qui les produit , de
juger les formés qui les ont accompagnées. Mais nous
sommes déjà fondés à croire qu'elle ne dira point que
notre nation , qui s'était enrichie de leurs chefs-d'oeuvre ,
se soit montrée indigne de les posséder . Ennoblissons du
moins un de nos malheurs par la persuasion qn'il ne fut
pas mérité.
Avant que la victoire abusât du droit de la force , ce
qu'elle ne tarde jamais de faire , elle obtint pour la
France un choix de monumens de l'art statuaire antique
et des plus beaux ouvrages de la peinture moderne . Elle
se borna aux objets stipulés , et les groupes inappréciables
de Monte- Cavallo , ainsi que beaucoup d'autres statues
et bas-reliefs d'un transport plus facile , ne furent
point enlevés. On laissa au souverain le temps de prendre
des images identiques de tous les originaux qu'il perdait
, procédé honorable et délicat qu'on n'a point pour
nous , qui en avions donné l'exemple . Ne veut-on nous
imiter que dans le mal ? Une réunion d'hommes estimables
, sous le double rapport des talens et de la moralité
, fut envoyée de Paris , moins pour ravir à Rome des
monumens cédés , et dont la possession n'était pas douteuse
, que pour veiller à leur conservation dans le déplacement
et le voyage . Aussi l'on a peine à concevoir ,
surtout aujourd'hui , le succès de cette étonnante opération
. Arrivés ici sans aucun accident , par le prodige
de cette surveillance religieuse et de tous les instans ,
pendant le cours d'environ une année , les sociétés savantes
de tous les genres , les corps enseignans avec tous
leurs élèves accompagnèrent leurs chars , que tous les
arts avaient concouru à décorer , et les présentèrent au
gouvernement , aux autorités constituées et à la population
de la capitale , réunis au Champ-de-Mars pour les
recevoir , et célébrer en quelque sorte leur apothéose.
Qu'aurait fait de plus Athènes au temps de Péricles ? Ge
que je rappelle , vous l'avez vu pour la plupart , et l'Europe
entière a lu les relations de cette fête mémorable .
J
566 MERCURE DE FRANCE .
C'était déja se montrer digne d'un si grand bienfait , et
se rapprocher autant que possible des dieux qui venaient
nous honorer de leur présence.
On ne dira pas aussi que la France ait manqué de
magnificence pour leur ériger un temple , ni de générosité
pour en faciliter l'accès à tous les étrangers , amis
ou ennemis . Il semblait ne plus exister , dans son auguste
enceinte , de haines ni de rivalités nationales. Nous jouissions
peut-être davantage , parce que nous faisions jouir
les autres . Mais personne n'osera nier que Paris n'ait
paru retenir ces chefs-d'oeuvre qu'à titre de dépôt , pour
le plus grand avantage de l'Europe , et non pour l'orgueil
d'une propriété exclusive .
Telle est , si je ne me trompe , la vraie morale des
beaux-arts , et nous l'avons pratiquée . Ce n'était donc
pas d'eux qu'il convenait de prendre texte pour nous
donner de dures leçons ; car , en les invoquant ces beauxarts
que nous avons respectés , cultivés et propagés , ils
nous donneraient le droit d'exercer de sévères récriminations
. En effet , pour éviter ce qui pourrait sembler
nous être personnel , et nous réduisant à un seul fait ,
ce ne sont pas des Français qui ont arraché par lambeaux
les sculptures de Phidias des monumens d'Athènes , et
mis en ruines les portiques des témples violés .
Détournant les regards de ces tristes souvenirs , je
vous propose , Messieurs , de porter votre attention sur
des espérances dont vous reconnaîtrez la réalité , puisqu'elles
reposent sur les lumières du Roi et sur des ressources
qui nous appartiennent , savoir une grande
richesse de talens et le goût de la nation.
On peut transférer partout des statues et des tableaux ,
les traîner en vaincus à la suite des chars de triomphe ,
l'ancienne Rome en donna l'exemple ; mais elle n'eut
point pour cela de Praxitelle , de Phidias , d'Apelle , ni
de Zeuxis . Les beaux-arts , comme les productions exquises
de la nature , ont leur zone , leur température de
prédilection , et la France est une patrie qu'ils ont adop
tée , depuis le seizième siècle , non par le besoin d'en
chercher une autre , ni par l'effet des catastrophes poliNOVEMBRE
1815. 567
tiques , car ce fut sous le beau règne de Léon X qu'ils
devinrent français. Ils ne cesseront pas de l'être .
Les malheurs de l'État pèsent sans doute sur les beauxarts
, mais n'en éteignent pas le flambeau , quand la
sagesse veille à sa conservation . Certes , lorsque François
Ier . l'alluma pour nos aïeux , et le fit briller d'un éclat si
vif , le royaume n'était pas florissant le règne même de
Charles IX n'en étouffa point la flamme. Ce ne sont pas
des profusions irréfléchies qui les font prospérer ; elles
produiraient au contraire leur décadence par le désordre
des conceptions et le mauvais emploi des talens . On
peut compter des milliers d'artistes , multiplier les monumens
à l'infini , et n'avoir qu'à gémir sur les beauxarts
. Un gouvernement n'est jamais assez riche pour se
livrer à une munificence aveugle , même dans les arts ;
mais une nation n'est jamais assez pauvre pour ne pas
les cultiver et les encourager , lorsqu'elle a le bonheur
d'en posséder le germe et d'en avoir le goût.
Cependant , quelque bien fondée que puisse être notre
confiance dans la sollicitude paternelle du Roi , elle deviendrait
illusoire si l'école française n'avait pas à lui
offrir des talens capables de remplacer des chefs -d'oeuvre
par d'excellens ouvrages . On connaît notre richesse en
ce genre ; elle est telle que nous pourrions la partager
avec toutes les nations civilisées , et les écoles royales de
Paris et de Rome préparent des talens qui succéderont
dignement aux maîtres qui les ont formés . Je vais , selon
nos usages , vous soumettre un précis des travaux de ces
gymnases des arts , et de l'examen que la classe en a fait
dans le cours de l'année .
Les agitations de l'Europe ont eu , depuis deux ans ,
une influence nuisible à l'école royale de Rome , au moins
sous quelques rapports . Les peintres ont hésité à s'y rendre,
et ces retards leur ont fait perdre un temps précieux.
Pour ne pas soupçonner leur zèle , nous en chargerons
les circonstances désastreuses qui ont frappé la France et
fait sortir les autres nations du calme nécessaire à tous
genres d'études .
les
( La suite au prochain numéro . )
468 MERCURE DE FRANCE .
CORRESPONDANCE DRAMATIQUE.
23 novembre 1815 .
Je suis bien en retard, monseigneur ; mais les spectacles
offraient si peu d'intérêt la semaine dernière , que j'ai
cru devoir attendre quelques nouveautés avant d'écrire
à V. A. La première représentation d'une comédie en
prose, intitulée Paolo , me force de vous ramener , malgré
moi , au théâtre de l'Odéon . Cette petite pièce a été
jouée le g in Fiocchi.
Il n'y avait au parterre qu'une trentaine de personnes
, encore y étaient-elles entrées avec les billets du
soi-disant auteur de Paolo : quelques femmes clair-semées
ornaient la première galerie , destinée depuis longtemps
aux billets donnés par l'administration . Quand on
rencontre dans cette énorme salle de l'Odéon quelques
spectateurs qui ont payé leur entrée à la porte ,
Apparent rari nantes in gurgite vasto.
Jugez , Monseigneur, si Paolo, ou les Amans sans le
savoir, ont été écoutés patiemment. Toutes les fois qu'on
joue la comédie en société , on est toujours sûr d'être
applaudi . Peu importe que la pièce soit un tissu de scènes
décousues et remplies de froides équivoques , d'insipides
niaiseries ; qu'un Daphnis ingénu soit représenté par
Armand , qui porte sur le théâtre un masque de quarante
cinq ans ; qu'une Cloé , sous les traits de mademoiselle
Fleury , qui est fort jolie assurément , demande à tous
momens ce que c'est que l'amour , comment on s'y prend
pour le faire , et qui ignore s'il faut garder son fichu
qui déplaît à son amant , ou tortiller ce fichu , ce qui déplait
à son papa; qu'on dise enfin qu'un notaire se nomme
Cornelio Cornetto , et qu'il est commis aux barrières sur
lesfrontières de l'Hymen. Alceste dirait sur-le-champ :
Ce n'est que jen de mots , qu'affectation pure ,
Et ce n'est point ainsi que parle la nature,
NOVEMBRE 1815. 569
Eh bien ! Paolo n'en a pas moins été jusqu'à la fin , et
l'auteur a été demandé . On est venu nommer M. Duchamp
.
V. A. demande déjà ce que c'est que ce M. Duchamp ?
Je lui répondrai que c'est purement et simplement un
petit nom de guerre de M. Henri Dupin , jeune auteur
sifflé aux Variétés , sifflé au Vaudeville ; non pour ses
propres ouvrages , car il n'a jamais rien imaginé de sa
vie, mais pour les vicilles pièces qu'il retourne comme de
vieux habits , et des couplets dont il ramasse les pointes
dans les papillotes du confiseur Berthelmot. Ce M. Henri
Dupin ne se contente point de s'emparer d'un sujet bien
rebattu , qu'il ajuste toujours sans goût à la scène ; il
pille une pièce toute entière , et la reproduit textuellement
aux yeux du public. J'étonnerais bien V. A. , si je
lui disais que toutes les phrases ridicules que j'ai citées
de Paolo appartiennent à Autereau , qui fit représenter
pour la première fois aux Italiens , le 14 avril 1720 , unc
comédie en trois actes , intitulée les Amaps ignorans .
C'est cette pièce que M. Dupin a dépecée , mutilée et réduite
à la mesure d'un acte, sous le titre de Paolo, ou les
Amans sans le savoir . Grâce à la méthode qu'a adoptée
ce commode auteur , on pourra désormais faire une comédie
avec des ciseaux .
Le plagiat a ses licences ; mais
Celui-ci passe un peu les bornes que j'y mets .
Avant de quitter l'Odéon , qui n'offrira probablement
rien d'intéressant , jusqu'au moment où le joyeux Picard
en prendra la direction , j'aurais voulu annoncer à V. A.
le succès de la Fin de la Ligue , ou la Bataille de Fontaine-
Française , comédie en trois actes , qui devait être
représentée lundi dernier, au bénéfice de l'acteur Clozel .
Une indisposition , dit-on , a rejeté indéfiniment cette représentation,
que le bénéficier avait crue susceptible d'attirer
la foule, en intercalant dans la Fin de la Ligue une
entrée à pied et à cheval , avec un ballet , où plusieurs
danseurs de l'Opéra doivent figurer , et partager les applaudissemens
qu'on prodiguera aux chevaux de Franconi
.
70
MERCURE DE FRANCE.
5
Cette pièce , imprimée depuis quelque temps , est faiblement
écrite ; il s'y trouve des applications heureuses
pour le meilleur des rois , mais nulle connaissance de la
scène.
Espérons que bientôt le second Théâtre Français aura,
dans le répertoire qu'il sollicite de l'autorité , la Partie
de Chasse , et que cette pièce , également bonne sous le
rapport de l'art et de l'opinion , purgera l'Odéon de
toutes les rapsodies auxquelles le nom seul d'Henri IV
a servi de passe- port.
Il est à remarquer que ce bon prince , au caractère
duquel on se plaît à comparer celui de ses nobles descendans
, a été traduit sur tous nos théâtres indistinctement.
Le Vaudeville a mis dans sa bouche des flons flons ; Franconi
lui a fait jouer la pantomime ; madame Catalani nous
l'a montré chantant des polonaises et des cavatines ; il
n'y a pas jusqu'à feu Legouvé , qui a tourné autour du
pot , pour lui faire dire en style tragique :
Je veux enfin qu'an jour marqué pour le repos ,
L'hôte laborieux des modestes hameaux ,
Sar sa table moins humble ait , par ma bienfaisance ,
Quelques- uns de ces mets réservés à l'aisance.
Nous voici , sans transition , arrivés au Théâtre Français
, Monseigneur ; et j'en profiterai pour vous entretenir
de Macbeth , tragédie que Després , acteur retraité ,
a été exhumer , pour la représentation à son bénéfice ,
dans les oeuvres de M. Ducis . V. A. connaît trop le Macbeth
anglais, pour que je m'égaie avec elle des bizarreries
qu'il renferme. Des beautés du premier ordre rachètent
d'ailleurs ces taches d'un génie sans culture , et qui dans
un siècle où le théâtre , en Europe , était plongé encore
dans la barbarie , devina , pour ainsi dire , la terreur et
la pitié tragique.
M. Ducis , le Nestor de notre littérature , avait transporté
avec succès Hamlet sur la scène française ; mais il
échoua dans Macbeth . Il nous présenta un homme gouverné
par la femme la plus odieuse ; tourmenté par la
crainte ; faible , pusillanime ; achetant le trône par un
NOVEMBRE 1815. 571
double crime , et le restituant à son prince légitime ,
parce qu'il ne peut plus supporter ses remords. Un tel
caractère n'offre aucun intérêt . Ce genre sombre , terrible
, fatigue , mais n'attendrit point . Talma a eu besoin
de tout son talent pour faire supporter une pièce qui
n'est point digne d'un théâtre qui compte tant de chefsd'oeuvre
, et que le public avait déjà oubliée. Mademoiselle
Georges a montré dans le rôle atroce de Frédégonde
un nerf et une chaleur qu'on ne lui soupçonnait pas . On
regrettait souvent que le beau physique de cette actrice
ne fût point animé de ce feu sacré, si nécessaire aux arts ;
mais un travail assidu et les progrès étonnans qu'elle a
déjà faits , nous promettent , dans mademoiselle Georges ,
une héritière de Raucourt . Elle a été effrayante au cinquième
acte , lorsqu'elle arrive , comme un somnambule,
débiter une scène dont les expressions sont si voisines du
ridicule . Le flambeau qui faisait étinceler son poignard ,
et qui reflétait sa lumière sur sa tête échevelée , offrait
un tableau bizarre , auquel on ne peut rien comparer.
Comme V. A. ignore sans doute comment l'auteur a indiqué
les gestes et l'accent que l'actrice doit employer ,
dans ce moment , en débitant ses vers , je vais lui rapporter
quelques-unes de ces parenthèses singulières , telles
qu'elles ont été imprimées en 1813.
FRÉDÉGONDE .
( Tâchant de rappeler un souvenir vague à sa mémoire. )
Qui m'a dit ces mots : « Va , le ciel te fit mère. »
( Avec serrement de coeur . )
S'ils éprouvaient les coups d'une main meurtrière !
( Très-tendrement. )
O ciel !
( Portant la main A SON NEZ avec répugnance . )
Toujours du sang !
( Très-tendrement. )
Je verrais leur trépas .
}
572
MERCURE
DE FRANCE
.
(Avec larmes. )
Moi leur mère !
( Avec terreur, se GRATTANT la main. )
Ce sang ne s'effacera pas .
( Avec la plus grande douleur. )
O dieux !
( En se GRATTANT la main vivement. )
Disparais donc , miserable vestige !
( Avec la plus tendre compassion. )
Mon fils , mon cher enfant !
( Se GRATTANT la main plus vivement encore. }
Disparais donc , te dis-je.
( Se GRATTANT la main avec un dépit furieux . )
Jamais ! jamais ! jamais !
( Comme si elle sentait un poignard dans son sein. )
Mon coeur est déchire.
( Avec de longs soupirs , les plus douloureux, et tirés du
plus profond de son coeur. )
Oh ! oh ! oh !
Je m'arrête , Monseigneur ; je m'abstiendrai de réflexions
qui pourraient affliger un vieillard estimable ,
qui nous a donné des ouvrages qui renferment des scènes
sublimes , et que la comédie française a si mal servi en
reproduisant précisément le plus médiocre. M. Ducis
avait essayé de s'ouvrir , dans la tragédie , une route nouvelle
. Le public , dont le goût était blasé , demandait ,
à l'époque où Macbeth parut pour la première fois , des
impressions fortes et vives . Le temps d'une révolution
désastreuse , où tous les crimes allaient devenir familiers
au peuple , rendit à cet ouvrage monstrueux une vogue
qu'il n'avait pas pu obtenir en 1784. Racine , à cette
époque , était peu goûté : quelques : tragédies de Corneille
et de Voltaire apparaissaient quelquefois au milieu de
NOVEMBRE 1815. 573
•
ce chaos ; encore étaient- elles bien pâles auprès de Robert
, chef de brigands.
Il est bien à souhaiter que la comédie française renonce
désormais à ces noires productions , qui attristent l'âme
sans l'élever , en n'offrant que des crimes dégoûtans ,
sans motifs vraisemblables , sans peinture de caractères .
Je n'hésite pas à ranger dans cette classe Gabrielle de
Vergy , où Lafont paraît tant se complaire . Un auteur
tragique ne doit offrir image du crime et du meurtre
qu'avec précaution . Ce sont des liqueurs fortes dont on
ne doit jamais faire qu'un usage modéré.
Ces réflexions , Monseigneur , nous conduisent naturellement
aux boulevards pour y voir la Marquise de
Gange, mélodrame si beau qu'il en est épouvantable. C'est
la cause célèbre qui porte le nom de cette dame qu'on a
dialoguée et transportée sur le théâtre. Les auteurs n'ont
cependant pas conservé l'usage singulier que la Marquise
fit de ses beaux cheveux lorsqu'elle fut empoisonnée ;
mais ils ont suppléé à ce petit jeu de scène par tout ce
qu'on peut imaginer d'odieux . Les deux beaux-frères de
Madame de Gange sont les scélérats les plus accomplis
qu'il soit possible de rencontrer ; ils débitent , comme de
raison , les plus noires bouffonneries qui aient jamais retenti
dans l'enceinte des petits théâtres depuis la Femme
à deux maris . Que vous dirai-je enfin ? ... C'est un spectacle
charmant.
Cependant je crains que Franconi ne fasse tort aux
prodigieux succès de la Marquise de Gange. Il vient de
monter une pantomime intitulée Robert le diable , ou le
Criminel repentant. La scène et le cirque ne forment
qu'un seul théâtre. On distingue dans cet amas de spectacle
un tournoi , un carrousel , une contre-danse dansée
par huit chevaux ; des courses de bagues et de têtes à la
mauresque ; un jeu de la lance des dames , etc. , etc.
Tout cela est exécuté sur une musique presque barbare ,
et qui est , par conséquent , très - bien adaptée au genre .
A propos de musique , nos compositeurs sont bien paresseux
. On disait dernièrement que Berton allait nous
donner des nouveautés à Feydeau ; mais je crains bien
que ce ne soit un faux bruit. On ne parle presque plus
du théâtre de Madame Catalani .
574
MERCURE
DE FRANCE .
S'il vous prenait jamais fantaisie , Monseigneur , d'entendre
la partition de l'Orgoglioso avvilito , opéra antibouffon
de Fioravanti , faites - la exécuter sur les cinq
voyelles de l'alphabet , attendu la niaiserie et la platitude
du poëme . Que V. A. se figure une espèce de Belle Arsenne
qui bat la campagne ; un Alcindor suranné , qui
est plus bête que ceux qui lui disent crûment qu'il l'est ;
des scènes froidement extravagantes qu'il est impossible
de siffler , parce qu'on baille ; une piece enfin qui finit
parce qu'on baisse la toile ; et V. A. n'aura encore
qu'une faible idée de cet ouvrage inepte. Comme musique
, il y a plusieurs morceaux qui ont de la fraîcheur ,
de la grâce ; quelques-uns ont paru se ressentir du vide
des paroles . En général , je n'ai rien remarqué de saillant
que l'ouverture , qui a peut-être quelque chose d'original
. Madame Forlendis , que vous avez pu voir jadis débuter
à l'Odéon , est bien médiocre cantatrice ; Barilli et
Porto l'ont secondée de leur mieux. Cette nouveauté
avait attiré peu de monde , et je doute toujours que ,
sans des talens extraordinaires , un théâtre italien puisse
jamais se soutenir en France tout seul . Il faut , comme
le Grand-Opéra, qu'il soit soutenu par le gouvernement,
ou aidé par une troupe nationale . Les anciens Italiens ,
qu'un ministre somptueux et puissant avait appelés à
Paris , furent si bien convaincus de l'impossibilité de subsister
, qu'ils finirent par se franciser et jouer des pièces
tout-à-fait françaises .
TABLEAU POLITIQUE .
EXTÉRIEUR .
AMÉRIQUE .
Depuis qu'un nouveau traité de paix a été conclu entre
les indigènes du nord-ouest et le gouvernement des
États-Unis , les gazettes américaines en font leur thème
de tous les jours ; ils peignent sous les plus brillantes
ouleurs les avantages qui doivent en résulter pour eux ;
NOVEMBRE : 815. 575
ils y voient surtout le moyen d'enlever à l'Angleterre le
commerce des pelleteries , et de détourner les richesses
que le Saint-Laurent portait depuis si long - temps à
Québec et à Montréal , pour les faire descendre par le
Mississipi à la Nouvelle -Orléans .
Cette dernière ville a reçu une députation des insurgés
de l'Amérique espagnole , qui avait pour mission de
demander des secours en hommes et en argent . Il paraît
que la proclamation du président des États-Unis n'a pas
empêché la demande de ces envoyés d'être favorablement
accueillie . En effet, divers rapports annoncent que
des troupes et des fusils , venant des États-Unis , ont été
débarqués au port de Tuspan , entre Tampies et Vera-
Cruz ; mais ces secours sont arrivés trop tard pour prévenir
la reddition de Carthagène : cette ville s'est , dit-on,
soumise au général Morillo .
Les mêmes succès ont accompagné les armes espagnoles
au Pérou. La victoire, remportée par le général Ramirez,
a dû être des plus completes , puisqu'il n'a perdu que
sept hommes dans une affaire où il a pris à l'ennemi
quarante et un caissons et trente-sept pièces de canon.
Cette victoire a fait rentrer le Pérou sous l'autorité
royale , et paraît y avoir ramené le calme et la tranquillité.
Le calme dont jouit le Brésil , la tranquillité qu'il n'a
cessé de posséder, il les doit , avec tous les biens qui en
découlent , à la présence de son souverain . A une époque
où un homme étendait sur presque toute l'Europe le
sceptre de fer de l'usurpation , le prince régent de Portugal
ne put s'y soustraire qu'en transportant au-delà
des mers le siége de son empire. Le spectacle que lui
offrent aujourd'hui les colonies espagnoles , en lui montrant
combien a été sage sa résolution , l'empêche probablement
d'en changer, et de venir disputer aux Anglais
la souveraineté qu'ils exercent dans son royaume.
ESPAGNE .
On ignore si c'est pour vouloir être maître dans le
sien que le roi d'Espagne voit se refroidir l'amitié qui
existait entre eux et lui. Des nouvelles de Madrid annon576
MERCURE DE FRANCE .
cent que ce refroidissement est certain ; mais elles n'en
font pas connaître la cause . Les feuilles anglaises ne la
laissent pas deviner non plus , mais elles en laissent percer
les effets dans leurs rapports alarmans sur la situation
de l'Espagne . A les en croire , le roi , en conservant
auprès de sa personne des conseillers odieux à la nation ,
aurait trompé l'espérance publique , et la crainte des
mécontentemens populaires aurait déterminé le roi à
quitter Madrid et à chercher un refuge à l'Escurial ; ils
ajoutent que cent cinquante gardes-du-corps auraient été
arrêtés. Le marquis de Campo-Sagrado , nouveau ministre
de la guerre , est , selon eux , un homme inconnu
à l'armée .
Son prédécesseur, Ballesteros , se rend à Pampelune ;
il doit y résider sous la surveilance des autorités locales .
Don Juan Martin , plus connu sous le nom de l'Empecinado
, est relégué à Mouza en Aragon.
ITALIE.
On fait , à Rome , de grands préparatifs pour la réception
de l'empereur d'Autriche . Le roi de Sardaigne y
est également attendu.
ANGLETERRE.
Depuis quelque temps les gazettes anglaises sont sans
intérêt pour nous . Elles ne sont remplies que des détails
des derniers combats livrés dans l'Inde. L'Angleterre
jouit de nouveaux succès qu'elle vient d'y obtenir. Des
ordres ont été donnés de suspendre le recrutement des
régimens hanovriens : d'autres ordres font embarquer
d'autres régimens pour la France ; et les journaux de
l'opposition demandent s'il ne serait pas plus utile de
les envoyer en Irlande .
DE L'IMPRIMERIE DU MERCURE , RUE DE RACINE ,
No. 4.
TABLE DES MATIÈRES
DU
TOME SOIXANTE-QUATRIÈME.
PROSPECTUS
POÉSIE.
Pages .
I
Le Narcisse, par mademoiselle ***, âgée de 17 ans .
• Élégie .
Le Platane .
Stances à Laure.
Les Incorrigibles , épigramme.
Ode contre les détracteurs de la poésie .
François Ier. , romance.
Le Bouquet. ·
A Lise.
A mad . B... M...
41
86
133
134
Ib.
178
179
224
225
226
Épître à l'empereur Alexandre , par M. Viennot. 275
Le coeur de Lisette .
L'Ecureuil et le Chien , fable. ·
Les trois Roses , stances.
Didon , cantate .
227
326
477
535
La Branche de Laurier, anecdote ; par le cher . Perrin de
Brichambeau . 540
Enigmes , 45, 88 , 135 , 181 , 227 , 228, 327 , 384 , 432 ,
480, 451 .
Logogriphes , 45 , 135 , 181 , 227 , 278 , 327 , 384 ,
431 , 541 .
Charades , 45 , 88 , 135 , 181 , 227 , 278 , 327 , 384 ,
432.
7
TABLE DES MATIÈRES .
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS .
Histoire de l'Ambassade dans le grand-duché de
Varsovie , en 1812 ; par M. de Pradt .
Dictionnaire des Girouettes.
Des élections qui vont avoir lieu .
•
Quelques réflexions sur l'esprit qui doit inspirer les
écrivains politiques .
Géographie ancienne.
•
Pages.
19
24
27
31
122
L'éducation française .
Revue littéraire .
125
129, 170, 272
Des désordres actuels de la France , et des
d'y remédier ; par M. de Montlosier.
De l'éducation physique de l'homme.
Le Muséum restauré .
Deuxième Epître du Diable à Napoléon Bonaparte .
Adélaïde de Méran , roman de Pigault-Lebrun.
moyens
.. 165, 263
213
323
347
354 •
Enseignement élémentaire. 366
Instruction publique. 385, 433, 529
L'Etranger dans sa Famille , roman. 413
Quelques réflexions sur l'Histoire . 417, 446
OEuvres complètes de Xénophon .
Recherches sur les ouvrages des Bardes de la Bretagne-
Armoricaine dans le moyen âge ; par Gervais
de Larue.
Extrait d'un journal de Voyage pittoresque en
France ; par lord St.
Tombeau de Louis XII , dessiné et publié par E. F.
419
481
513
Imbard. 550
•
Extrait du rapport de M. Le Breton , fait à la classe
des Beaux-Arts . 564
MÉLANGES .
Le Buste , nouvelle ; par madame D.
Le bon roi Tanguy , et le sage roi Saady, conte.
33
64
TABLE DES MATIÈRES . 3
•
·
Les couleurs et les marques nationales .
Les Vous êtes orfèvre , M. Josse.
L'Orgueil et l'Amour, conte .
Apollon et Mercure , dialogue.
Les Songes de Nadir- Moullah.
La veuve de Luzy, anecdote.
Le secret de fixer l'Amour.
Réflexions philosophiques .
.
De la conversation et des opinions sur la politique
.
Souvenirs .
La Liberté politique essentielle à la liberté civile ;
de la liberté en général . ·
Pages.
73
79
109
115
156 , 488
202
251
258
268
303
316
450 ,
359
365
369
389
463
504
542
458
248
Extraits d'un Porte-Feuille , 309 , 375 , 396 ,
518 , 555.
Entretiens sur les Mours.
Le Mannequin des Modes.
•
.
Questions .
Des Disputes. •
De l'Amitié..
De la Mode et des Coutumes .
De la Vanité. .
Sur la Salubrité des grandes villes , et en particulier
sur celle de Paris .
REVUE DES THÉATRES . 9, 56, 103 , 150 , 200 ,
Nouvelles des Théâtres , 18, 63, 107, 155, 201 , 250
302.
.
CORRESPONDANCE DRAMATIQUE , 296 , 347 , 404 , 470
468.
TABLEAU POLITIQUE , 5 , 59, 97 , 145, 193 , 241 , 289
337, 525, 574.
Mercuriale .
Correspondance.
• 90, 139, 187, 233 , 281 , 332
95
Nouvelles des Sciences et Arts.. 89 , 136, 182 , 228
279, 328 , 382.
Annonces. .
46, 144, 191 , 240 , 432, 479
V₁64
MERCURE
DE
FRANCE ,
OUVRAGE
PÉRIODIQUE ,
PAR UNE
SOCIÉTÉ DE GENS DE
LETTRES.
No 1er.-
Samedi 9
septembre 1815.
HERMEZ .
PARIS ,
AU BUREAU DE
L'ADMINISTRATION ,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY, rue Mazarine , n°. 30 ;
Et chez { PELLICIER , Libraires , au Palais-Royal .
TABLE.
PROSPECTUS .
TABLEAU POLITIQUE.
Nouvelles de l'Extérieur
Nouvelles de l'Intérieur
THEATRES.
Revue des Théâtrès .
Nouvelles des Théâtres .
Page 1
5
6
9
18
VARIÉTÉS.
.
Histoire de l'Ambassade dans le grand -duché de Varsovie
, en 1812 ; par M. de PRADT , archevêque de
Malines , alors ambassadeur à Varsovie. Troisième
édition. ( Analyse . ) .
Dictionnaire des Girouettes , 1 vol . in -8 (Analyse .)
Des Elections qui vont avoir lieu , broch. ( Analyse.)
Quelques Réflexions sur l'esprit qui doit inspirer les
écrivains politiques ( Analyse . )
Le Buste , nouvelle , par mad. D.
POÉSIE .
19
24
27.
31 .
33
Le Narcisse, par Mlle *** , âgée de dix-sept ans . 41
ENIGML 45
LOGOGRYPHE
idem
CHARADE
idem
ANNONCES . Avis .
· 46
1
On s'abonne également
A AIX- LA-CHAPELLE , chez La Ruelle , Libraire.
ARAU , chez Sauerlande , id.
BORDEAUX , chez
{
Me
Mietton ,
Coudert aîné , id.
id.
Demat , id.
BRUXELLES , chez Le
Charlier , id.
FRANCFORT-SUR - LE-MEIN , chez Grieshammer, id
GAND , chez Begyn , id.
GENÈVE , chez Sestié , id.
GRONINGUE , chez Van- Boekeren , id.
LA HATE , chez Delachaux , id.
LEIPSICK , chez Schëffer , id.
LEYDE , chez les frères Muray, id.
LIEGE , chez...
{
Desoër , id.
Davivier , id.
LILLE, chez....
{
Vanakerre , id.
Castiaux , id.
LYON , chez....
{
Bohaire , id.
Chambet, id.
Maire , id.
MAESTRICHT, chez Nypels aîné , id.
MARSEILLE , chez Chaix , id.
Masvert, id.
MILAN , chez Giegler , id.
MONS , chez Leroux , id.
{
NANCY , chez Vincenot , id.
NAPLES , chez
PERPIGNAN , chez P. Tastu , id.
ROUEN , chez...
{
Frère aîné , id.
Renault , id.
TOULOUSE, chez Bonnefoy et Prunet , id.
TURIN , chez. . .
{
C. Bocca , id.
Pic , id.
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUE ,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
N° . 11 .
-
Samedi 16 septembre 1815.
HERMEZ.
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION ,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , n°. 30 ,
DELAUNAY , Libraires , au Palais- Royal.
PÉLICIER ,
Et chez
}
TABLE.
Intérieur .
Extérieur .
TABLEAU POLITIQUE.
·
Page 49
. 53
Revue des Théâtres.
THEATRE S.
Théâtre français . Débuts de M. St. - Eugène .
De l'Odéon , de Mme Jurandon .
Du Vaudeville
De la Gaîté .
• ·
De la Porte -Saint - Martin .
Nouvelles des Théâtres
VARIÉTÉS.
Le bou Roi Tanguy et le sage Roi Saadi , Conte .
Les couleurs et les marques nationales .
Les : Vous êtes orfévre , Monsieur Josse.
POESIE.
" 56
• id.
·
58
61
• id.
. 63
·
· id.
•
.
64
73
79
*
Elégie .
ENIGME-LOGOGRIPHE .
CHARADE .
Mot de l'Enigme ; du Logogrife et de la Charade
NOUVELLE DES SCIENCES ET ARTS.
MERCURIALE.
Revue des Journaux. Bruits de ville.. -
86
88
id.
. id.
•
89
· go
Correspondance. · 95
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUÉ
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
Nº. III.
-
Samedi 23 septembre 1815 .
HERMEZ.
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION ,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , no. 30 ,
Et chez DELAUNAY, Libraires , au Palais-Royal .
PÉLICIER ,
A LONDRES , MM. BERTHOUD et WHEATLEY, n° . 28 ,
Soho Square.
9
TABLE.
Intérieur
Extérieur .
འ་ ་ མཆ
TABLEAU
POLITIQUE.
•
THEATRES.
Théâtre français
De l'Opéra- Comique.
Du Vaudeville
Nouvelles des Théâtres
VARIÉTÉS .
L'Orgueil et l'Amour , Conte.
Dialogue : Apollon et Mercure
Géographie ancienne .
L'Education française .
Revue Littéraire.
Le Platane .
• Page gr
100
103
• 104
· 107
.id.
.
.10g
115
• 122
- 125
129
POESIE.
Stances à Laure .
Les
Incorrigibles ,
Epigramme.
ENIGME. - CHARADE - LOGOGRIPHE .
133
134
id.
135
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.. 136
NOUVELLES DES SCIENCES ET ARTS..
MERCURIALE .
Revue des Journaux . -Bruits de ville.
Annouces --- Avio.
· id.
139
144
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUE
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
Nº . IV . — Samedi 30 septembre 1815 .
HERMES
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION
,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , nº. 3o ,
Et chez DELAUNAY , Libraires , au Palais- Royal .
{
PÉLICIER
,
A LONDRES , MM . BERTHOUD et WHEATLEY , nº . 28 ,
Soho Square.
TABLE.
Intérieur .
Extérieur .
TABLEAU POLITIQUE.
THEATRES.
Académie Royale de Musique
. .
Vaudeville .
Page 145
148
150
· 151
153
155
·
Cirque Olympique
Nouvelles des Théâtres .
VARIÉTÉS.
Les Songes de Nadir- Moullah .
Des Désordres actuels de la France et des moyens d'y
remédier , par M. le comte de Montlosier . ( 1er Article.
). ·
Revue Littéraire .
156.
· 165
· 170
POESIE.
Ode contre les Détracteurs de la Poésie.
François Ier. romance. ·
,
ENIGME . - CHARADE. LOGOGRIPHE. -
178
·
179
. 181
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.. id .
NOUVELLES DES SCIENCES ET ARTS.. 182
MERCURIALE .
Revue des Journaux. Bruits de ville. • • • 187
Annonces . -Avis. • •· 191 et 192
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUE
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES .
N°. V. Samedi 7 octobre 1815 .
HERMEZ
PARIS ,2.
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION ,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , n°. 30 ,
Et chez DELAUNAY , Libraires , au Palais-Royal .
PÉLICIER ,
A LONDRES , MM . BERTHOUD et WHEATLEY, no. 28 ,
Soho Square .
TABLE.
Intérieur .
Extérieur .
TABLEAU POLITIQUE .
THEATRES.
Revue des Théâtres. ·
Nouvelles des Théâtres .
VARIÉTÉS .
La Veuve de Luzy , anecdote .
De l'Education physique de l'homme.
Revue Littéraire .
POÉSIE.
Le Bouquet.
A Lise ,
A Madame B ..... M.....
ENIGME.
CHARADE. -- LOGOGRIPHE.
•
· Page 193
197
200
• 201
202
· 213
219
224
· 225
• 226
227
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.. id.
NOUVELLES DES SCIENCES ET ARTS.. · 228
MERCURIALE.
Revue des Journaux. Bruits de ville. 233 ·
Annonces , Avis . -
240
MERCURE
DE
FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUE ,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
N°. VI .
-
Samedi 14 octobre 1815 .
HERMEZ .
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION ,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , n °. 30 ,
Et chez
DELAUNAY , Libraires , au Palais- Royal .
{ PÉLICIER,
A LONDRES , MM. BERTHOUD et WHEATLEY, n°. 28 ,
Soho Square.
TABLE .
Intérieur .
Extérieur
TABLEAU POLITIQUE.
THEATRES .
Revue des Théâtres. •
Nouvelles des Théâtres
. Page 241
243
. 248
a50
VARIÉTÉS.
Le secret de fixer l'Amour.
Réflexions philosophiques •
Des désordres actuels de la France , et des moyens d'y
remédier.
251
· 258
• 263
268
• · 272
·
· 274
De la conversation et des opinions sur la politique
Revue Littéraire
Annonces.
·
POESIE.
Epître à l'Empereur Alexandre
Le coeur de Lisette
•
ENIGME. CHARADE. LOGOGRIPHE. ―― -
•
•
275
277
278
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.. id.
NOUVELLES DES SCIENCES ET ARTS.. ·
MERCURIALE.
Revue des Journaux. Bruits de ville .
-
• .• 279
281
MERCURE
DE FRANCE,
OUVRAGE PERIODIQUE
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES .
N°. VII.
-- Samedi 21 octobre 1815.
HERMEZ
bished by
BLE
PARIS , tr
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION
,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , no. 30 ,
Et chez
DELAUNAY, Libraires , au Palais-Royal.
PÉLICIER
A LONDRES , MM. BERTHOUD et WHEATLEY, no. 28 ,
Soho Square.
ITTABLE M
TABLEAU POLITIQUE .
Intereur
Extérieur0140113 0
Pag. 289
د و د
THEATRES.
Correspondance dramatique. 296
Nouvelles des Théâtres
302
181 9001 :
VARIETES.
Souvenirs. 303
Extraits d'un portefeuille
30g
La liberté politique.
316
Beaux-Arts. Le Muséum restauré. 323
POESIE
L'écureuil et le chien fable.
326
327
ENIGME. CHARADE LOGOGRIPHE.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade .. id.
NOUVELLES DES SCIENCES IT ARTS .
MOITA MERCURIALE 10 us
328
Revue des Journaux Bruits de ville.
33a
ocsaires TXINTXTZA'N
ofisis no condit
LITASE JOHTA tel
supe
MERCURE
ODA
DE FRANCE ,
OUVRAGE PERIODIQUE ,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
N°. VII. Samedi 28 octobre 1815 .
HERMEZ
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION ,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , no. 30 ,
Et chez ( DELAUNAY, Libraires , au Palais- Royal .
PELICIER
A LONDRES , MM . BERTHOUD et WHEATLEY, no. 28 ,
Soho Square.
TABLE
Extérieur .
Intérieur
TABLEAU
POLITIQUE
.
Pag. 337
342
LITTERATURE
.
Deuxième épître du Diable à Napoléon Buonaparte
.. 347
Correspondance
dramatique
.
Adélaïde de Méran , roman de Pigault -Lebrun.
Entretiens sur les moeurs.
Le mannequin
des modes.
Enseignement
élémentaire
.
Questions.
Extraits d'un portefeuille
, numéro 2.
id.
354
359
365
366
36g
315
385
NOUVELLES
DES SCIENCES ET ARTS..
POESIE
.
ENIGME.
CHARADE
LOGOGRIPHE 384
Mots de l'Enigme
, du Logogriphe
et de la Charade.. id
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUE,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
No. IX . Samedi 4 novembre 1815 .
HERMEZ
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION ,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , n. 30 ,
Et chez
DELAUNAY, Libraires , au Palais- Royal.
PÉLICIER ,
A LONDRES, MM. BERTHOUD et WHEATLEY , No. 28,
Soho Square.
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PERIODIQUE,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
No. X. Samedi 11 novembre 1815.
HERMEZ .
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION ,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY, rue Mazarine , n. 30 ,
Et chez
DELAUNAY,
PÉLICIER ,
Libraires , au Palais-Royal .
A LONDRES , MM. BERTHOUD et WHEATLEY , No. 28 ,
Soho Square.
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PERIODIQUE,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
No. XI. Samedi 18 novembre 1815.
HERMEZ
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION,
A LA LIBRAIRIE D'EDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , n . 30 ,
Et chez
DELAUNAY, Libraires , au Palais- Royal,
PELICIER,
A LONDRES , MM. BERTHOUD et WHEATLEY , No. 26,
Soho Square.
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUE ,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
No. XII. Samedi 25 novembre 1815 .
HERMEZ
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION
,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , n. 30 ,
Et chez
DELAUNAY, Libraires , au Palais-Royal.
PÉLICIER,
A LONDRES , MM , BERTHOUD et WHEATLEY , N. 28 ,
Soho Square.
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUE
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES .
No. XII.
Samedi 25 novembre 1815 .
HERMEZ
PARIS ,
AU BUREAU DE L'ADMINISTRATION
,
A LA LIBRAIRIE D'ÉDUCATION
D'ALEXIS EYMERY , rue Mazarine , n. 30 ,
Et chez
DELAUNAY, Libraires , au Palais-Royal.
PELICIER,
A LONDRES , MM , BERTHOUD et WHEATLEY , No. 28,
Soho Square.
餃
ON S'ABONNE EGALEMENT
Chez les Libraires ci -après :
A AIX-LA-CHAPELLE , La Ruelle , Libraire.
ARAU , Sauerlander, id.
FORDEAUX.
BRUXELLES
Mae Bonnet-Datrey, an bureau général
des journaux de Paris , rue Pillier
de Tutelle , n° . 11.
Mme veuve Mietton , libraire.
Demat, id.
Le Charlier, id.
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN , Grieshammer, id.
GAND , J. P. Begyn , id..
GENEVE , Sestié, id.
GRONINGUE , Van-Boekeren , id.
AMSTERDAM , Delachaux , id.
LEIPSICK , Schaeffer, id.
LEYDE , les frères Muray, id.
T. Desoer, id.
LIEGE.
Duvivier, id.
Vanackère , id.
LILLE.
Castiaux , id.
Bohaire , id.
LYON. Chambet , id.
Maire , id.
MAESTRICHT , Nipels aîné , id.
Chaix , id.
Masvert , id.
MILAN , Giegler, id.
MARSEILLE
MONS , Leroux , id.
NANCY , Vincenot , id.
NAPLES , Romilly , id.
PERPIGNAN , P. TASTU , id.
ROUEN.
Frere , id.
Renault , id.
STRASBOURG , Fischer, dépositaire des journaux , et direc
teur du cabinet littéraire , à Strasbourg
TOULOUSE , Bonnefoy et Prunet , id.
TURIN.
C. Bocca
Qualité de la reconnaissance optique de caractères