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1815, 03-04, t. 63, n. 673-680 (4, 11, 18, 25 mars, 1, 8, 15, 22 avril)
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MERCURE
DE
FRANCE ,
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
TOME SOIXANTE - TROISIÈME.
VIRESACQUIRIT
EUNDO
A PARIS ,
Au Bureau du MERCURE , rue de Grétry , 5
1815 .
PUBLIC
LIBRARY
SEIVA
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
835117
ASTOR, LSHOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
1203
DE L'IMPRIMERIE DE FAIN , rue de Racine ,
place de l'Odéon .
OL
MERCURE
DE FRANCE.
N°. DCLXXIII . - Samedi 4 mars 1815.
POÉSIE.
ÉPITRE ADRESSÉE DE ROME A M. M.....E.
Oui , du cygne romain , des muses , des beaux -arts ,
La douce voix t'appelle aux rives des Césars;
Ton étoile a brillé sur les bords du Permesse ,
Les colombes du Pinde ont nourri ta jeunesse ,
Et ton laurier jaloux de fleurir sans rivaux ,
Sous leurs ailes d'albâtre agite ses rameaux.
Accomplis tes destins , enfant de l'harmonie
Accours , viens visiter le berceau du génie ;
C'est ici qu'autrefois la terre vierge encor ,
Vit un Dieu lui porter les jours de l'âge d'or.
Aux champs de l'Ausonie un Dieu daigna descendre ;
C'est dans ces beaux climats que le rustique Évandre
Régnait sur des bergers , quand le fils de Vénus
Vint chercher d'Albula les roseaux Loconnas.
Ici , le voyageur habite avec l'histoire ;
Chaque pierre l'émcut et lui parle de gloirs ;
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
885117
ASTOR, LENOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
༡༣༡ སྙ
DE L'IMPRIMERIE DE FAIN , rue de Racine ,
place de l'Odéon.
QUER
MERCURE
DE FRANCE.
N°. DCLXXIII . - Samedi 4 mars 1815.
POÉSIE.
ÉPITRE ADRESSÉE DE ROME A M. M.....E.
Oui , du cygne romain , des muses , des beaux -arts ,
La douce voix t'appelle aux rives des Césars ;
Ton étoile a brillé sur les bords du Permesse ,
Les colombes du Pinde ont nourri ta jeunesse ,
Et ton laurier jaloux de fleurir sans rivaux ,
Sous leurs ailes d'albâtre agite ses rameaux.
Accomplis tes destins , enfant de l'harmonie ,
Accours , viens visiter le berceau du génie ;
C'est ici qu'autrefois la terre vierge encor ,
Vit un Dieu lui porter les jours de l'âge d'or.
Aux champs de l'Ausonie un Dieu daigna descendre ;
C'est dans ces beaux climats que le rustique Évandre
Régnait sur des bergers , quand le fils de Vénus
Vint chercher d'Albula les roseaux inconnus,
Ici , le voyageur habite avec l'histoire ;
Chaque pierre l'émcut et lui parle de gloire ⠀⠀⠀
4
MERCURE DE FRANCE ,
$
"
Et la poudre qu'il voit s'envoler sous ses pas
Cache quelque grandeur qu'il ne soupçonnait pas .
Mais déjà cependant s'exauce ma prière ,
Ton char du Latium sillonne la poussière ,
Et ton impatience a franchi ce chemin
Où se sont imprimés les pas du genre humain ;
Ton âme a rayonné d'une clarté nouvelle ,
Le miracle de Rome à tes yeux se révèle ;
Tu viens dans le silence et le recueillement
Lui porter le tribut de ton étonnement ,
Et parmi les débris qui furent son royaume
Du Capitole altier saluer le fantôme.
Avant que ces remparts favorisés du ciel
Se fussent embellis des pompes d'Israël ,
Rome avait déjà vu les enfans de la Grèce ,
L'enrichir de leurs arts , de leurs chants d'allégresse ;
Et le séjour des rois , des Dieux , des empereurs ,
Avait servi d'asile à toutes les splendeurs.
De ce vieil univers les hautes destinées ,
A la sienne long-temps semblèrent enchaînées ;
Et Saturne et Jacob lái léguèrent leurs droits ,
Au trône des cités elle a siégé deux fois ;
Et fière des tributs de la terre et de l'onde ,
A recueilli deux fois l'héritage du monde.
Promène maintenant tes regards attentifs
Sur ces travaux de Rome et des peuples captifs ;
Qu'avec émotion ton âme les contemple :
Les flammes de Vesta s'allumaient dans ce temple ;
Dans cette arêne , aux yeux d'un peuple destructeur ,
Succombait l'éléphant près du gladiateur .
Bientôt avec fracas spus ces voûtes profondes ,
...
D'immenses reservoirs laissaient tomber leurs ondes ,
Er.par dareu combats , les monstres de la mer
MARS 1815. 5
Amusaient à leur tour les fils de Jupiter.
Les barbares du Nord de leurs créneaux gothiques ,
Ont couronné ces tours , ces élégans portiques ;
Cherche leurs monumens , vois dans la poudre assis ,
Cet obélisque empreint d'emblêmes obscurcis ;
De ses noirs ornemens , de ses vieux caractères ,
L'oeil même du génie ignore les mystères ;
Sur les temps écoulés fier de rester muet ,
Depuis quatre mille ans il garde son secret.
L'Égypte l'admirait dans ses plaines fécondes ,
Et pour l'en arracher le Nil prêta ses ondes .
De leurs derniers trésors les champs de Sésostris ,
Les rives d'Abraham pleurèrent les débris .
O caprices du sort ! les ombres africaines
Cédèrent leur sépulcré à des ombres romaines ,
Et forcé d'obéir aux siècles inconstans ,
Le tombeau s'étonna de changer d'habitans.
Toi , qui viens recueillir des pensers , des images ,
A son tour le tombeau réclame tes hommages ;
Ces bords sont maintenant le séjour des regrets ;
La gloire pour tribut n'y veut que des cyprès ,
Et le poëte , ainsi que sur les rives sombres ,
I marche environné de la foule des ombres.
Ces illustres lambeaux , ces marbres éclatans ,
Tous ces restes sauvés du naufrage des temps ,
Sont là pour décorer des monumens funèbres .
De morts seuls en ces lieux les destins sont célèbres ;
Par aucun nom rival leur nom n'est remplacé ,
Rome ne prétend plus qu'au sceptre du passé ;
Et des jours disparus évoquant la mémoire ,
Redemande au trépas tous ses titres de gloire.
Mais pour la consoler d'un si vaste revers ,
Ses fleurs , son beau soleil , ses arbres toujours verts ,
Son air voluptueux , ses ondes jaillissantes ,
6 MERCURE DE FRANCE ,
Lui prodiguent encor leurs pompes innocentes ;
Du moins le Dieu du jour ne l'abandonne pas .
Avec ravissement viens égarer tes pas
Dans ces doctes jardins , sous cette ombre embaumée ,
Asile ingénieux de la fable charmée .
Là , parmi les zéphirs , les guirlandes en fleurs ,
Sur le marbre et l'airain balancent leurs couleurs ;
Près de l'antiquité là sourit la nature ;
Comme pour l'entourer d'une fraîche ceinture ,
Autour d'une Vénus les pampres vagabonds ,
Les flexibles jasmins s'enlacent en festons .
Dans l'épaisseur des bois se cache la driade ;
L'onde vient effleurer les pieds d'une naïade ;
Au sein d'une Léda quelque cygne amoureux ,
Se plaît à confier les gages de ses feux ;
Le casque d'un guerrier sert d'asile aux colombes ;
Ces contrastes charmans , ces ruines , ces tombes ,
Alcion qui se plaint , Cadmus dont les replis
Quelquefois d'un autel embrassent les débris ;
Ce luxe végétal , ces colonnes hautaines ,
Ces parfums , ce beau ciel , ces urnes, ces fontaines ,
Pour surprendre et charmer tout vient se réunir ;
Et des siècles vainqueur , le Dieu du souvenir ,
Planant sur les tombeaux , les temples , les portiques ,
Enchante à nos regards ces jardins poétiques .
Par M. AL. S ....T.
LE DÉPART DU PALADIN.
Élégie présentée au concours des Jeux Floraux.
Gravi saucia curâ ,
Vulnus alit venis , et cæco carpitur igni...
EN. L. IV.
TOUT reposait ainsi qu'une blanche vestale
L'humble reine des nuits , de ses paisibles feux
MARS 1815.
7
Versait à flots d'argent la lueur faible et påle ,
Et poursuivait son cours mystérieux .
Dans ses pensers tristement recueillie ,
Au sommet élevé d'un antique donjon ,
Seule et pleurant , la plaintive Ophélie
Confiait sa douleur aux échos du vallon.
Hélas ! des feux d'amour vainement consumée ,
Quand pourra pénétrer dans son âme alarmée
L'espoir consolateur , ce rayon du matin ?
Dieux ! elle l'aimait tant , ce jeune Paladin !
Dédaignant ses couleurs , des mains d'une autre amante
Le perfide a reçu l'écharpe éblouissante ;
Il part ; et la délaisse en proie au noir chagrin !
Elle pleurait.... des bruyantes cymbales
Soudain les sons retentissaus ,
Au roulement des tambours frémissans ,
Succèdent par longs intervalles :
Tout se tait , et dans le vallon ,
De la nuit troublant le silence ,
Les pas nombreux d'un bataillon
Frappent les échos , en cadence.
Sur ce beau palefroi que nourrit Albion
Quel jeune chevalier si fièrement s'avance?
L'ombre au loin a brillé des éclairs de sa lance :
Sur le cimier de son casque éclatant ,
Au souffle léger de la brise
Un long panache va flottant ,
Et la lune a frappé d'un rayon pâlissant
Le bouclier qui porte sa devise .
Aimable chatelaine , oh ! que je plains ton sort !
Ton oeil la reconnu : mais que servent tes larmes ?
Pour sa fière Amazone , il délaisse tes charmes ,
Et, dans la Palestine , il court brayer la mort.
8 MERCURE DE FRANCE ,
Hé bien ! crois- moi ; dédaigne une amour déloyale :
Laisse l'ingrat , de ses nouveaux lauriers
Parer le front de ta rivale ;
Au milieu des tournois assez d'autres guerriers
Vont poursuivant d'amour ta grâce virginale.
Inutiles conseils .... Malheureuse !.... Trois fois
Elle veut par ses cris arrêter le perfide ;
Trois fois , sur sa bouche timide
Expire en sons mourans sa languissante voix !
Depuis ce jour fatal , au fond d'un monastère
Qu'elle a choisi pour son dernier séjour ,
Au pied des saints autels , son ardente prière
Implore vainement un baume salutaire
Contre sa blessure d'amour.
FRÉDÉRIC BATRÉ .
LES VOEUX DE MARTIAL A JULES SON PARENT,
Liv. V. , ép . 21 .
Si je pouvais , au gré de mon envie ,
De mes destins diriger l'heureux cours ,
Auprès de toi , Jules , passant mes jours ,
Je jouirais des vrais biens de la vie.
Loin du barreau , loin des palais des grands ,
Sans soin , sans trouble et sans inquiétude ,
Notre séjour et nos amusemens
Seraient les bois , les champs , la solitude ,
La promenade et les contes plaisans
Les jeux , les bains , la lecture et l'étude .
Mais l'un de l'autre éloignés si long-temps ,
L'ennui cruel consume nos momens ,
Momens comptés , momens irréparables !
MARS 1815... 9
Ah ! quand on sait quel est le prix du temps ,
Comment perd- t-on des jours si peu durables ?
DE KÉRIVALANT .
ÉPIGRAMME.
Quoi de nouveau ? La mort vient d'enlever Bois- Rude.
-Ce fameux médecin ? Oui . - Quelle ingratitude ! - -
Par M. MAGALON .
ÉNIGME.
Aux mêmes travaux condamnés ,
Par un lien de fer l'un à l'autre enchaînés ,
Deux frères parcourant une même carrière ,
Se proposant la même fin ,
En ligne perpendiculaire ,
Arrivent à leur but par contraire chemin.
Ce sort affreux n'est pas commun à tous ;
Deux autres frères font un service plus doux ,
Ce sont ceux qu'en cercle l'on mène ,
Qu'horizontalement par la ville on promène ,
Et qu'on introduit , sans façons ,
Dans toutes les bonnes maisons :
Ils y répandent l'abondance :
Leur service aussitôt reçoit sa récompense ;
Mais pour les premiers employés ,
Ils sont pour tout salaire ou pendus ou noyés.
LOGOGRIPHE .
J'AI six pieds , tu me dois peut-être l'existence ,
C'est déjà trop parler : je garde le silence
Sur toute définition,
S ........
5
MERCURE DE FRANCE , 10
Pour me borner à la description
De chaque terme
Que dans mes six pieds je renferme.
Tell'animal qu'on entend braire ,
Tel l'équivalent de sincère ;
L'arme dont usaient nos aïeux ;
Ce que l'on dit du lard quand il est vieux .
Le synonyme de figure ,
Le synonyme d'échancrure ;
Une conjonction ; une note au plein chant ;
Ce que font douze mois ; un léger vêtement ;
Un mot qui répond à famille ,
Composant père et fils , composant mère et fille ;
Enfin le nom qu'on donne à la mauvaise tête ,
Que dans sa fougue rien n'arrête.
S ........
CHARADE.
DANS mon premier se trouve consigné ,
Probablement le fils aîné
Du vénérable patriarche ,
Architecte de la grande arche.
Dans mon second un des départemens ,
Et dans mon tout un espace de temps
Dont assez courte est la durée ,
Et dont cinquante et deux complètent une année.
S........
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insérés
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Solitaire ( dans ses trois acceptions ) .
Celui du Logogriphé est Mandarin.
Celui de la Charade est Guimauve.,
:
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
HISTOIRE DE J.-B. BossUET , évêque de Meaux ,
composée sur les manuscrits originaux , par
M. L.-FR. DE BAUSSET , ancien évêque d'Alais .
(Troisième et deRNIER EXTRAIT. }
LA philosophie , au temps de Bossuet , était la
science des êtres moraux , de Dieu et de l'homme.
De nos jours, Dieu a été relégué dans la théologie,
la physiologie s'est chargée d'expliquer l'âme , et la
philosophie s'est vue réduite à peu près exclusivement
à la connaissance des choses matérielles . Ainsi
nous avons eu la philosophie chimique , zoologique ,
botanique , etc.
Il est cependant assez difficile de découvrir ce que
ces connaissances peuvent avoir de commun avec
l'amour ou l'étude de la sagesse . Elles sont , si l'on
veut , un accessoire de la science de l'homme , puisqu'elles
servent à ses besoins et étendent ses jouissances
. Elles peuvent , d'une autre manière , entrer
pour quelque chose dans l'étude de la cause première
, dont elles nons manifestent la toute - puissance
et la bonté ; mais elles ne sauraient constituer à elles
seules ni la philosophie, ni même une philosophie; et
séparées de la science morale , elles ne sont qu'une
12 MERCURE DE FRANCE ,
lettre morte , vain spectacle pour la curiosité , et
même aliment du luxe et des passions.
Je crois même qu'un peuple exclusivement adonné
à l'étude des objets matériels qui , chez le plus grand
nombre de ceux qui la cutivent, de toutes les facultés
de l'intelligence , n'étendent guère que la mémoire ,
deviendrait à la longue extrêmement inférieur aux
autres peuples sous le rapport de l'esprit , de la raison
et même des qualités sociales. Il perdrait en
science morale ce qu'il gagnerait en connaissances
physiques : il pourrait être habile à conduire ses
propres affaires , mais il le serait plus encore à troubler
celles de ses voisins ; il y aurait plus de calcul
dans les têtes que d'ordre dans les esprits , et de sentimens
de justice dans le coeur ; il fabriquerait
mieux qu'il ne composerait , son commerce mercantile
pourrait être florissant et son commerce social
peu agréable.
Bossuet traita donc de la connaissance de Dieu
et de soi-même , mais cet ouvrage , entrepris pour
l'éducation de son royal élève , ne fut imprimé qu'après
la mort de l'auteur.
Cette tardive publicité , le titre de l'ouvrage , plutôt
théologique que philosophique , et le nom même
de Bossuet , plus célèbre comme théologien que
comme philosophe , ont trompé beaucoup d'esprits
sur l'utilité classique de ce traité , et il n'était pas aussi
connu dans les écoles qu'il aurait mérité de l'être.
Bossuet l'avait d'abord intitulé : Introduction à
la Philosophie , et il est à regretter qu'il ne lui ait
MARS 1815. 13
pas conservé un titre qui lui convenait beaucoup
mieux , et sous lequel il eût été connu plus tôt et
plus répandu .
*
Le Traité de la connaissance de Dieu et de soimême
fut d'abord attribué à Fénélon , parce qu'on
en trouva parmi ses papiers une copie que Bossuet
lui avait confiée pour l'instruction du duc de
Bourgogne .
Fénélon demandant à Bossuet , pour l'instruction
du duc de Bourgogne , un écrit que Bossuet
avait composé pour l'éducation de M. le Dauphin ;
certes il serait difficile de trouver dans le nom des
maîtres , ou la qualité des élèves , une garantie plus
sûre et plus authentique du mérite de l'ouvrage.
M. de Bausset s'est étendu avec complaisance sur
le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même ,
et il semblait dès lors commencer les fonctions importantes
auxquelles il est appelé en ce moment ,
en recommandant d'avance à l'attention des personnes
chargées de l'enseignement philosophique
de la jeunesse , l'ouvrage du grand siècle où il y a
le plus de notions usuelles et pratiques de véritable
philosophie.
a
Bossuet , dans une lettre à Innocent XI , avait
exposé ses idées et ses principes sur l'instruction
morale , et l'on pourrait dire sur l'éducation de l'esprit
et du coeur qui convient à un prince.
« La logique et la morale , disait- il , servent à
» cultiver les deux principales opérations de l'es-
>> prit humain , qui sont la faculté d'entendre et celle
1
14
MERCURE DE FRANCE ,
» de vouloir . Pour la logique , nous l'avons tirée
» de Platon et d'Aristote , non pour la faire servir
» à de vaines disputes de mots , mais pour former
» le jugement par un raisonnement solide , nous
» arrêtant principalement à cette partie de la logique
» qui sert à trouver les argumens probables , parce
» que ce sont ceux que l'on emploie dans les
>> affaires ......
>> Pour la doctrine des moeurs , nous l'avons puisée
>> dans sa véritable source , dans l'Écriture et dans les
» maximes de l'Évangile ; nous n'avons pas cepen-
» dant négligé d'expliquer la morale d'Aristote , et
>> cette doctrine admirable de Socrate , vraiment
>> sublime pour son temps , qui peut servir à donner
» de la foi aux incrédules , et à faire rougir les
>>> hommes corrompus.
>> Mais nous remarquons en même temps ce que
>> la philosophie chrétienne y condamne , ce qu'elle
» y ajoute , ce qu'elle y approuve , avec quelle auto-
>> rité elle en confirme les saines maximes et com-
>> bien elle lui est supérieure ; en sorte que la phi-
» losophie de Socrate , toute grave qu'elle paraît ,
»› comparée à la sagesse de l'Evangile , n'est que
» l'enfance de la morale.
>> Quant à la philosophie , nous nous sommes
>> attachés à celles de ses maximes , qui portent avec
» elles un caractère certain de vérité , et qui peu-
» vent être utiles à la conduite de la vie humaine.
>> Quant aux systèmes et aux opinions philosophi-
» ques qui sont abandonnés aux vaines disputes des
MARS 1815. 15
» hommes , nous nous sommes bornés à les rappor
» ter sous la forme d'un récit historique , nous
» avons pensé qu'il convenait à la dignité du jeune
» prince de connaître les opinions diverses et oppo-
» sées qui ont occupé beaucoup de grands esprits,
» et d'en protéger également les défenseurs , sans
» partager leur enthousiasme ou leurs préjugés.
» Celui qui est appelé à commander , doit apprendre
» à juger et non à disputer.
» Mais après avoir considéré que la philosophie
» consiste surtout à rappeler l'esprit à soi - même
» pour s'élever ensuite jusqu'à Dieu , nous avons
» d'abord cherché à nous connaître nous - même .
» Cette étude préliminaire , en nous présentant
» moins de difficulté , offrait en même temps à nos
» recherches le but le plus utile et le plus noble ,
>> car pour devenir un vrai philosophe , l'homme
>> n'a besoin que de s'étudier lui -même , et sans s'éga-
>> rer dans les recherches inutiles et puériles de ce
» que les autres ont dit et pensé , il n'a qu'à se
>> chercher et s'interroger lui-même , et il trouvera
>> celui qui lui a donné la faculté d'être , de connaître
>> et de vouloir » .
« C'est d'après cette idée , dit M. de Bausset , que
>> Bossuet composa son admirable Traité de la con-
» naissance de Dieu et de soi-même.
>> Cet ouvrage , dont le seul défaut , peut-être , est
» d'excéder les bornes de l'intelligence d'un enfant
» à qui la nature n'avait accordé ni une grande vi-
» vacité d'imagination , ni cette ardeur de s'instruire
16 MERCURE DE FRANCE ,
>> qui supplée quelquefois à des dispositions plus heu-
>> reuses , est un des ouvrages les plus dignes de la
>>" méditation des hommes qui ont la conscience de
>>> leur raison et le sentiment de leur dignité.
» Jamais aucun philosophe ancien et moderne
» n'a professé sur ce digne sujet des méditations de
>> l'homme une doctrine plus simple dans son exposé,
>> mieux démontrée dans ses preuves , plus satisfai-
» sante dans ses résultats , plus consolante dans ses
» espérances . Chose remarquable ! Bossuet toujours
» si éloquent et si magnifique , lorsqu'il veut parler
» à l'âme et à l'imagination , n'emploie que
les ex-
>> pressions les plus simples et les plus accessibles
» à l'intelligence , lorsqu'il veut parler à la raison .
» Il savait que la clarté ne dépend pas seulement
» de l'ordre des idées , mais qu'elle dépend surtout
>> du choix de l'expression .
>> Mallebranche avait eu besoin de séduire l'ima-
» gination par le coloris brillant de son style , parce
» qu'il créait un système : Bossuet n'a eu besoin
» que de s'exprimer avec clarté , parce qu'il ne vou-
» lait montrer que la vérité » .
Il me semble qu'il y a quelque chose à reprendre
dans cette dernière phrase , et que l'opposition entre
Bossuet et Mallebranche n'est pas exacte . Sans doute
Bossuet en montrant la vérité ne voulait pas ou ne
croyait pas faire un système ; mais Mallebranche ,
en faisant ce qu'on appelle un système , croyait et
voulait surtout montrer la vérité . Bossuet se tenait
dans la région des faits connus , Mallebranche
MARS 1815.
TIMPRE
ROY
17
s'élançait dans celle des hypothèses ; Bossuet n'employait
que la faculté de l'esprit qui décrit , Mallebranche
avait besoin de celle qui découvre , et comme
il présentait de nouvelles idées ou de nouveaux rapports
, il coloriait ses dessins afin qu'on pût remarquer
les objets et les reconnaître. Bossuet , prévenu
en particulier contre le système de Mallebranche ,
ne l'était pas contre les systèmes en général , puisque
nous avons vu qu'il pensait que le devoir
d'un prince était d'en protéger les défenseurs .
Au fond , Bossuet lui - même , dans son Traité
de la connaissance de Dieu et de soi - même , ne
fait qu'expliquer et développer un système tout
fait , le système de l'homme ; Mallebranche voulait
en faire un , celui de l'intelligence humaine ,
et de sa coopération avec la suprême intelligence ,
source et lumière de toutes les autres. Un système
est un voyage au pays de la verité ; mais
tous les voyageurs , même ceux qui s'égarent , découvrent
quelque nouveau point de vue , et leurs
erreurs avertissent ceux qui viennent après eux
de prendre une autre route . « Cette curiosité , dit
» Fénélon , est inséparable de la raison humaine ,
» et c'est parce que cceellllee--ccii aa ddeess bornes et que
» l'autre ( la raison divine ) n'en a pas: Cette curio-
» sité en elle-même n'est point nu mal , elle tient
» à ce qu'il y a de plus excellent dans notre nature ;
» car s'il n'est donné de tout savoir qu'à celui qui
a tout fait , l'homme s'en rapproche du moins
autant qu'il le peut en désirant de tout connaître .
2
18 MERCURE DE FRANCE ,
>>>On sait que ce grand et beau désir a été dans
>> les sages de tous les temps le sentiment de leur
>> noblesse et le pressentiment de leur immortalité » .
Bossuet ne s'éloignait pas des sentimens de Fénélon
, puisqu'il reconnaissait que les systèmes avaient
occupé beaucoup de grands esprits . Ils n'avaient
cependant pas occupé le sien , et cet homme célèbre
n'avait pas plus l'esprit de système qui cherche
là où il y a à découvrir , qu'il n'avait l'esprit systématique
qui cherche encore après qu'on a trouvé ;
maladie particulière à notre siècle , et qui n'est que
l'inquiétude de la faiblesse . Il faut trois sortes d'esprit
dans le monde des connaissances humaines : l'esprit
qui découvre , l'esprit qui cultive, et l'esprit qui
combat et qui défend . Bossuet avait au plus haut degré,
et à un point que personne peut- être n'a atteint , cette
dernière sorte d'esprit, et toute sa vie , l'épée et le bouclier
du monde moral , il fut occupé à repousser de la
société ces opinions ennemies qui après sa mort ont ,
sous d'autres étendarts , envahi nos frontières , et
pénétré au coeur de l'état . Au milieu de cette lutte
opiniâtre , Bossuet ne pouvait pas songer à conquérir.
Il faut défendre son pays avant d'en reculer les
limites . D'ailleurs , dans le monde moral comme
dans le monde physique , il n'y a de découvertes à
faire qu'aux poles , eveux dire en métaphysique .
La morate go on occupe l'intérieur , et pour ainsi
dire , le partie habitable , est tout à fait connue , et
de prétendues découvertes en morale ne peuvent
être que
des illusions dangereuses ou de funestes
MARS 1815, 19
innovations . Cette dernière réflexion nous
mène à l'historien de Bossuet. « En lisant le traité
» de la connaissance de Dieu et soi-même , dit
» M. de Bausset , avec toute l'attention qu'exigeait
» de notre part la qualité d'historien de la vie et
>> des ouvrages de Bossuet , nous n'avons pu nous
» défendre d'une réflexion affligeante . Le dix-hui-
>> tième siècle a vu l'Angleterre , la France et l'Allemagne
produire de nombreux écrivains qui ont
» montré le plus déplorable acharnement pour
» ébranler tous les fondemens de l'ordre naturel
moral , religieux et politique ; et on pourrait peut-
>> être affirmer avec confiance qu'aucun d'eux n'avait
» ni lu ni médité cet ouvrage de Bossuet. On ne
» peut en effet expliquer sans cette supposition
» comment ils ont pu sérieusement présenter tant
» de systèmes extravagans qu'il avait frappés d'a-
» vance de la plus juste censure et du plus profond
mépris ...... »
»
» Après avoir considéré l'âme , Bossuet considère
» le corps humain , et c'est une singularité remarquable
dans la vie de Bossuet , de le voir appli-
» quer son esprit , son talent et son langage à une
>> science si nouvelle pour lui et si étrangère à ses
études habituelles » .
Bossuet fit danscette yue une étude particulière de
l'anatomiesous la direction du célèbre Duverney , qui ,
selon Fontenelle , avait mis l'anatomie à la mode .
>> Nous avons entendu les médecins les plus célèbres ,
ajoute M. de Barsset, déclarer que malgré les pro-
1)
1
20 MERCURE DE FRANCE ,
>> fondes recherches qui ont porté la science de
>> l'anatomie bien au-delà du point où elle était il
» y a cent cinquante ans , il n'est aucune des dé-
>> couvertes nouvelles qui soit en contradiction avec
» les différentes parties de l'exposé de Bossuet.
» Après avoir traité de l'homme , Bossuet traite
» de Dieu , et par une suite de raisonnemens
» empruntés de la seule philosophie , et dont les
» principes et les conséquences s'enchaînent avec
» l'ordre et la force que comportent les vérités phi-
» losophiques , il finit par conduire l'homme jus-
» qu'aux limites où l'intelligence humaine est forcée
» elle- même de s'arrêter . Là , il ouvre à ses yeux
» le livre des révélations , et le laisse entre les bras
» de la religion » .
Il n'est pas jusqu'à la différence entre l'homme et
la bête que Bossuet n'ait cru devoir discuter dans
ce traité de philosophie . Nous nous bornons à en
citer une réflexion d'une extrême justesse .
<«<Tous les raisonnemens , dit Bossuet, qu'on fait en
» faveur des animaux , se réduisent à deux : les
>> animaux font toutes choses convenablement aussi-
» bien que l'homme
, donc ils raisonnent
comme
>> l'homme.
>> Les animaux sont semblables aux hommes à
» l'extérieur , tant dans leurs organes que dans la
>> plupart de leurs actions ; donc ils agissent par le
» même principe extérieur , et ils font des raison-
<<< nemens.
» Mais une simple observation suffit pour faire
MARS 1815. 21
>> sentir le défaut du premier de ces deux raison-
>> nemens .
>> C'est autre chose de faire tout convenablement,
>> autre chose de connaitre la convenance . L'un
» convient non-seulement aux animaux , mais à
» tout ce qui est dans l'univers ; l'autre est le véri-
» table effet du raisonnement et de l'intelligence .
«
» Dès que le monde est fait par raison , tout doit
s'y faire convenablement ; car le propre d'une
cause intelligente est de mettre de l'ordre et de
» la convenance dans tous ses ouvrages.
>>
>> On a beau exalter l'adresse de l'hirondelle , qui
» se fait un nid si propre , et des abeilles qui ajus-
>> tent avec tant de symétrie leurs petites cases ; les
grains d'une grenade ne sont pas ajustés moins
» proprement , et toutefois , on ne s'avise
pas de
» dire
que les grenades ont de la raison. Tout se
» fait , dit-on , à propos dans les animaux ; mais
» tout se fait encore plus à propos dans les plantes .
» Tout dans la nature montre à la vérité que tout
» est fait avec intelligence , mais non pas que tout
» soit intelligent ».
Tel est cet ouvrage, fécond , plus qu'aucun autre,
en notions usuelles , positives sur les plus grands
objets qui puissent occuper l'homme en société ,
et qu'il faut mettre entre les mains des jeunes gens
comme le complément de leurs études morales et lit
téraires, et une provision de raison etde bon sens pour
la conduite de toute la vie . Le plus grand nombre
n'ira pas plus loin , et ce seront les plus heureux ,
192
MERCURE
DE FRANCE
,
A
暢
et sans doute les plus sages . D'autres , entraînés par
l'activité de leur esprit , s'élanceront au-delà ; ils
voudront dépasser les limites où Bossuet s'est arrêté
et a arrêté son élève , mais cependant qu'il n'a eu
garde de poser comme des bornes insurmontables
à l'esprit humain . Ils s'égareront peut-être dans ces
régions sans bornes qui touchent aux limites du
monde des sens et du monde des intelligences ; mais
leurs erreurs ne seront pas dangereuses tant qu'ils
retiendront ces principes de tout raisonnement que
Bossuet a tracés d'une main si ferme , et qui doivent
être le résultat de tout système , comme ils
- sont le commencement de toute science . Ainsi le
voyageur , après avoir parcouru les contrées les
plus lointaines , fatigué de ses courses souvent infructueuses
, revient avec délices se reposer à l'ombre
du toit paternel , et dans les lieux qui ont été son
berceau.
1
Tout est dit depuis long-temps sur Bossuet et
Fénélon comme écrivains et comme orateurs ; et
la rhétorique a épuisé toutes ses fleurs pour orner
le parallèle de l'Aigle de Meaux et du Cygne de
Cambrai . Il serait plus intéressant et surtout plus neuf
de comparer leurs opinions politiques et leur caractère
personnel . La philosophie moderne a pris les devans,
et sans connaître deux hommes dont elle ignorait
la vie , et même en grande partie les ouvrages ,
avant l'histoire qu'en a donnée M. de Bausset , elle
s'est hâtée de les juger , et n'osant pas contester à
Bossuet la palme du génie, elle a attribué à son rival
1
MARS 1815. 23
pas
la supériorité des qualités aimables et des vertus
sociales. Il est plus aisé de deviner les motifs de
cette prédilection que de la justifier . Des partis qui ,
depuis plus d'un siècle , soudoyaient en Europe
toutes les plumes et faisaient toutes les réputations ,
redoutaient l'éloquence victorieuse et la raison , on
pourrait dire , infaillible , de Bossuet . Ce n'est
que Fénélon eût eu sur ces matières des sentimens
différens , mais son esprit était moins ferme ,
moins défendu contre les illusions , parce que
l'imagination y dominait. Il s'était trompé dans
une question importante , dont les habiles des
deux partis avaient jugé ou pressenti les dernières
conséquences ; et on savait autant de gré à Fénélou
d'avoir défendu ces opinions dangereuses qu'on
avait conçu de haine contre Bossuet pour les avoir
foudroyées. Aussi , tandis que les femmes applaudissaient
à la vive peinture des amours de Télémaque
et d'Eucharis , que les faiseurs de théories politiques
admiraient les utopies de Mentor à Salente ,
qu'il n'y avait pas jusqu'à des niaiseries sentimentales
, et des contes ridicules de la sensibilité de
Fénélon qui ne trouvassent de crédules partisans :
Bossuet qui n'offrait dans sa vie ou dans ses ouvrages
ni erreur d'imagination , ni épisode romanesque ,
ni trait de philantropie à mettre dans la gazette , était
regardé comme un homme dur, orgueilleux et intraitable.
?
La politique de Fénélon était chagrine . Témoin
des désastres qui affligèrent les dernières années de
24
MERCURE DE FRANCE ,
Louis XIV, au lieu d'en chercher la cause dans les
circonstances impérieuses auxquelles sont soumis
les grands états entourés de voisins puissans et jaloux
, et peu maîtres du présent , parce qu'ils sont
à la fois entraînés par le passé et menacés par l'avenir;
au lieu d'en attendre le remède de la paix qui devait
succéder aux longues agitations de l'Europe , de la
paix qui est pour les états forts ce que le repos du
sommeil est après de grandes fatigues pour les corps
robustes il le cherche dans un changement de
constitution , et il propose dans ses mémoires politiques
une révolution comme remède à une calamité
passagère; il veut que les états-généraux s'assemblent
tous les trois ans ; il assure qu'ils seront paisibles et
affectionnés , et sur cette garantie , il leur permet de
prolonger leurs délibérations aussi long - temps
qu'ils le jugeront nécessaire. Ce même projet , mis
à exécution quatre-vingts ans plus tard , a perdu
la France ; et , en laissant à part les illusions théologiques
de Fénélon , cette grande erreur politique
suffirait pour justifier le mot sévère de Louis XIV .
Au reste , il y a dans ces mémoires politiques des .
choses excellentes sur l'administration , au milieu
de quelques autres qui sont impraticables .
La politique de Bossuet était, il faut en convenir ,
positive , absolue , et un peu moins libérale . Fénélon
voyait les hommes comme il les aurait voulus ; Bossuet
voyait la société telle qu'elle était et qu'elle
sera toujours . La politique de Fénélon était celle
de l'imagination et des voeux d'une âme vertueuse ;
4
a
MARS 1815. 25
la politique de Bossuet était celle de la raison et
de l'expérience .
Quant au caractère personnel de Bossuet , M. de
Bausset a victorieusement réfuté les calomnies si
long-temps et si opiniâtrément accréditées sur la
part qu'il avait prise aux mesures de Louis XIVcontre
les dissidens en matière de religion . Les protestans
de son temps , plus équitables que les philosophes
du nôtre , rendirent hautement justice à sa modération
, et déclarèrent qu'il n'employait que les voies
évangéliques pour leur persuader sa religion ( 1 ) .
Bossuet était doux dans le commerce de la vie ,
comme Fénélon était grave ; l'un n'a pas moins
d'onction que l'autre , et comme Fénélon est plus
métaphysicien , et Bossuet plus souvent orateur ,
celui-ci a plus fréquemment l'occasion de mettre
dans ses écrits du sentiment et de l'onction .
Au reste , le parti philosophique a défiguré également
le caractère de l'un et de l'autre : il a fait Bossuet
ferme jusqu'à la dureté , Fénélon doux jusqu'à
la foiblesse . Bossuet avait sa douceur , et Fénélon
sa force ; mais les âmes faibles , qui n'en sont pas
pour cela moins injustes , moins prévenues , même
moins haineuses , ne comprennent pas plus la douceur
d'une âme forte , que la fermeté d'une âme
douce . DE BONALD .
( 1) Voyez l'Histoire de Bossuet , liv . XI.
26 MERCURE DE FRANCE ,
MÉMOIRES SUR LA GUERRE D'ESPAGNE , par M. DE
ROCCA , officier de hussards et chevalier de la
Légion d'Honneur. II . édition . Un vol. in - 8°.
( DEUXIÈME EXTRAIT. ) ( 1)
Dès l'année 1810 , l'Espagne put être un instant
regardée comme presqu'entièrement conquise . Plusieurs
grandes victoires remportées par les troupes
françaises , beaucoup de places fortes tombées en
notre pouvoir après des siéges mémorables , avaient
porté partout la terreur de nos armes et nous
avaient acquis la soumission apparente et momentanée
des provinces les plus considérables . Les
grandes armées espagnoles venaient d'être détruites
et dispersées , et la junte suprême , réfugiée dans
l'île de Léon , près Cadix , n'avait plus les moyens
de réorganiser le système de défense militaire qu'on
avait suivi jusqu'alors ; mais l'élan national créa un
autre système dout on n'avait pas d'exemple , et qui
devait affaiblir et miner insensiblement cette armée
victorieuse à laquelle on n'avait pu résister en bataille
rangée . Les Français devinrent faibles parce
qu'ils se disséminèrent pour occuper et organiser
une grande étendue de pays , et les habitans purent
se livrer presque par toute l'Espagne à ce genre de
guerre nationale contre lequel venaient échouer
(1 ) Le premier article se trouve dans le N° . du samedi 4 février.
1
#
MARS 1815 .
27
toutes les combinaisons de la tactique militaire qui
nous avait procuré nos premiers succès . A mesure
que les armées espagnoles avaient été détruites ,
les juntes provinciales ne pouvant plus communiquer
avec la junte suprême, avaient employé toutes
leurs ressources à la défense locale des pays qu'elles
administraient ; ceux des habitans qui avaient jusqu'alors
souffert avec patience , attendant de jour
en jour leur délivrance du succès des batailles rangées
, ne cherchèrent plus qu'en eux-mêmes les
moyens de secouer le joug qui les opprimait.
Chaque bourg , chaque village , chaque individu
sentait plus vivement chaque jour la nécessité de
repousser l'ennemi commun. La haine nationale
qui existait généralement contre les Français avait
mis une sorte d'unité dans les efforts non combinés
des peuples , et l'on vit succéder à la guerre régulière
un système de guerre de détail , une espèce de
désordre organisé simultanément qui convenait
très-bien au caractère indomptable de la nation
espagnole , et aux circonstances malheureuses où
elle se trouvait. De là naquirent ces bandes de partisans
appelées Guerillas.
Les habitans des villes et des grands bourgs commençaient
à ne plus abandonner leurs demeures ,
et les garnisons françaises vivaient assez paisiblement
au milieu d'eux ; mais on ne pouvait se faire
obéir à deux lieues du cantonnement : il fallait continuellement
mettre en marche de fortes colonnes
mobiles pour faire rentrer des vivres et du fourrage,
=
28 MERCURE DE FRANCE ,
•
et nous n'étions absolument maîtres que de la terre
que nous foulions sous nos pieds. Toutes les parties
de l'Espagne se couvrirent peu à peu de Guerillas
composées de soldats de ligne dispersés et d'habitans
des plaines et des montagnes des prêtres , des
moines , des laboureurs , de simples påtres étaient
devenus des chefs actifs et entreprenans le fameux
Mina n'était qu'un jeune étudiant de Pampelune
qui rassembla d'abord quelques-uns de ses camarades.
Les Guerillas , faibles dans leur naissance ,
attiraient peu l'attention des troupes françaises ;
mais telle bande qui n'était composée dans le principe
que d'une trentaine d'hommes , devenait en
quelques mois si nombreuse qu'elle interceptait
bientôt toutes nos communications , enlevait les
convois et attaquait les détachemens isolés . Ces
bandes furent toujours battues et dispersées toutes
les fois qu'on put les atteindre , mais elles se reformaient
bientôt , et venaient tomber à l'improviste
sur quelques-uns de nos postes les moins nombreux.
Les nouvelles des petits avantages que remportaient
les partisans étaient avidement reçues dans le peuple
et racontées avec l'exagération méridionale ; elles
servaient à relever les esprits que des revers avaient
momentanément abattus en d'autres lieux . Cette
même mobilité d'imagination et cet esprit outré
d'indépendance qui avaient nui aux opérations incertaines
et lentes des armées réglées de la junte ,
assurait alors la durée de la guerre nationale , et
l'on pouvait dire des Espagnols que , s'il avait été
1
d
C
D
MARS 1815 .
29
d'abord facile de les vaincre , il était impossible de
les subjuguer.
Les seuls corps espagnols qui méritassent le nom
d'armée se trouvaient dans les montagnes de la Catalogne
, dans la Galice , et à l'extrémité du royaume
de Valence du côté d'Alicante et de Carthagène :
dans toutes les autres parties de l'Espagne if n'existait
point de force capable de résister ; cependant
les Français n'étaient tranquilles sur aucun point ;
on se battait partout et continuellement ; les ennemis
étaient répandus en tous lieux ; les endroits
occupés par les Français étaient tous plus ou moins
menacés ; il fallait se garder militairement sur tous
les fronts , et quand une troupe française bivouaquait
quelque part , elle se plaçait sur une position.
isolée et avantageuse autour de laquelle on établissait
des postes dans toutes les directions , car on était
sans cesse exposé à se voir attaqué inopinément par
des ennemis toujours dix fois plus nombreux. Les
petites garnisons que nous établissions dans les
bourgs et villages sur les routes militaires , pour
surveiller les environs et lier nos communications ,
se trouvaient dans un état de blocus continuel dont
elles n'étaient delivrées momentanément que lorsqu'il
passait des colonnes françaises ; ces garnisons
étaient obligées de bâtir , pour leur sûreté , des
espèces de citadelles , en réparant de vieux châteaux
ruinés placés sur des hauteurs presque tous ces
châteaux étaient les restes des forts que les Romains
Du les Maures avaient élevés , pour le même but ,
30 MERCURE DE FRANCE ,
bien des siècles auparavant. La guerre d'Espagne
offrait ainsi à l'observateur une foule de souvenirs
et de rapprochemens extraordinaires ; la ville de
Sagonte ( aujourd'hui Murviédro , muri veteres )
m'en fournira un exemple . La forteresse est construite
sur un rocher qu'on peut appeler inexpugnable
; les Carthaginois , après la destruction de
Sagonte , rebâtirent les forts qui leur servirent å
contenir le pays ; plus tard , les Romains en furent
les maîtres et en continuèrent les travaux ; lorsque
les Maures vinrent en Espagne plusieurs siècles
après , ils élevèrent des murs et des tours sur les
antiques bases de ce même fort qui n'était plus
depuis long-temps qu'un amas de ruines ; après
l'expulsion des Maures , cette forteresse retourna ,
par les ravages du temps , à l'état où elle était avant
eux ; enfin , dans la dernière guerre , les Espagnols ,
pour nous empêcher l'approche de Valence , reconstruisirent
presqu'en entier le château de Sagonte ,
et les Français , après s'en être rendus maîtres , y
mirent la dernière main et succédèrent , au bout
de deux mille ans , aux premiers fondateurs de ces
remparts. Dans les champs de cette même ville , si
célèbre par le nom d'Annibal et par le glorieux
dévouement de ses citoyens , les Français remportèrent
sur l'armée du général Blacke une grande
victoire qui décida du sort de Valence : à l'assaut
des forts de Sagonte , ils mêlèrent leur cendre à celle
des Carthaginois , des Romains et des Maures , et le
maréchal Suchet , qui commandait sur ce point ,
MARS 1815. 31.
eut la gloire de vaincre dans les mêmes lieux qu'Annibal
. Tous ces grands souvenirs exaltaient l'imagination
et donnaient de temps en temps quelque .
chose d'héroïque à cette guerre injuste , mais dont
l'injustice monstrueuse ne pouvait retomber que
sur celui qui l'avait provoquée .
Quoique l'Espagne soit remplie d'anciens chateaux
forts , plantés sur les hauteurs qui dominent
les plaines et les vallées , nos postes de correspondance
placés dans des villages n'avaient pas toujours
une de ses forteresses pour se mettre à l'abri des
surprises ; on choisissait alors une ou deux maisons
isolées à l'entrée du village , on les fortifiait , et la
troupe y pouvait au moins dormir tranquille..
Comme les Guerillas n'avaient point de canon , un
simple mur crénelé suffisait pour se garantir de
leurs attaques ; on a vu des garnisons de trente ou
quarante hommes résister opiniâtrement pendant
quinze jours à des bandes de quatre cents Guerilleros
qui employaient en vain contre eux la sappe , la
flamme et tous les efforts imaginables . Les corps
d'armée français ne pouvaient faire venir leurs vivres
et leurs munitions que sous l'escorte de forts détachemens
qui étaient sans cesse harcelés et souvent
enlevés . Ces détachemens n'avaient rien à craindre
dans les plaines , quelle que fût la supériorité du
nombre de leurs ennemis , mais dès qu'il fallait passer
un défilé à travers les montagnes , ils étaient
obligés de se frayer un chemin par la force des
armes ; lorsque les Guerilleros n'étaient pas assez
32 MERCURE DE FRANCE ,
forts pour venir combattre de près , ils se plaçaient
sur des hauteurs inaccessibles d'où ils faisaient un
feu continuel . Des brigades et des divisions entières
essuyaient ainsi la fusillade d'une vingtaine de paysans
qu'on ne pouvait atteindre ni débusquer , et
qui tiraient sur la masse de la colonne sans avoir
rien à craindre pour eux-mêmes . Les pertes journalières
que
faisaient nos troupes dans leurs marches
équivalaient au moins à celles qu'elles auraient
éprouvées si elles avaient eu constamment à lutter
contre des ennemis capables de leur résister en bataille
rangée . Les grandes chaînes de montagnes qui
traversent l'Espagne en tous sens , et qui rendent
les communications d'une province à l'autre trèsdifficiles
dans un pays où il n'y a pas de routes ,
sont peuplées de races guerrières toujours armées ,
même en temps de paix , pour faire la contrebande .
Accoutumés à lutter avec une nature sauvage , les
habitans de ces montagnes sont sobres , persévérans
et indomptables ; la religion est leur seul lien
social et presque le seul frein qui les contienne , et
le gouvernement espagnol n'a jamais pu les assujétir
à observer ses décrets , ni à servir dans ses armées.
Tous ces hommes durs et belliqueux nous faisaient
une guerre plus acharnée que les autres habitans
de l'Espagne . Il y a des cantons dans la Catalogne ,
dans les Alpaxarras et dans les montagnes de
Rouda , où les Français n'ont jamais trouvé un
seul habitant pendant les huit années qu'a duré la
guerre. Les expéditions que l'on faisait dans les
MARS , 1815. 33
ROT
montagnes où il fallait s'enfoncer pour trouver les
ennemis , n'avaient d'autres résultats que de les disperser
sans les réduire ; nos troupes rentraient dans
leurs cantonnemens après avoir essuyé de grandes
pertes , et au bout de quelques jours les Guerillas et
les montagnards reparaissaient dans la plaine plus
hardis et plus nombreux qu'auparavant . Cette
guerre , où il n'y avait aucun objet fixe sur lequel
l'imagination pût se reposer , aucun résultat positif
sur lequel on pût compter , émoussait l'ardeur
du soldat et lassait sa patience.
Les habitans aisés désiraient la tranquillité à
quelque prix que ce fut , mais la masse de la population
ne se laissait point décourager par la durée
de la guerre . Les paysans , obligés d'aller continuellement
en corvée pour le service des troupes
françaises , de conduire leurs munitions , de travailler
à leurs forts et de leur fournir des vivres , cherchaient
tous les moyens de se venger. Leur animosité
s'accroissait par les vexationsqu'entraîne toujours
la présence des soldats dans un pays ; les maux auxquels
les autres nations se soumettent en les regardant
comme les suites inévitables de la guerre ,
étaient pour les Espagnols de nouveaux sujets d'irritation
et de haine . Ils employaient , pour satisfaire
leurs ressentimens passionnés , tour à tour la plus
grande énergie , ou la dissimulation la plus rusée
lorsqu'ils étaient les plus faibles . Ils regardaient
comme une oeuvre méritoire d'assassiner un Français
c'était un ennemi de moins sur le nombre . :
3
34
MERCURE DE FRANCE ,
Quelquefois ils fètaient nos soldats lors de leur
arrivée , ils tâchaient de les plonger dans une sécurité
mille fois plus dangereuse que les hasards des
combats , et ils exerçaient ensuite sur eux leur implacable
fureur. Quand d'autres Français allaient
ensuite venger la mort de leurs camarades , les habitans
s'enfuyaient , et ils ne trouvaient dans ces
villages que des maisons désertes sur lesquelles ils
ne pouvaient exercer que des vengeances qui leur
nuisaient à eux - mêmes , car ils n'incendiaient
point les habitations sans anéantir leurs propres ressources
pour l'avenir . Les Français ne pouvaient
se maintenir en Espagne que par la terreur ; ils
étaient sans cesse dans la nécessité de punir l'innocent
avec le coupable , de se venger du puissant sur
le faible . Le pillage était devenu , dans certaines
provinces , indispensable pour exister . Ces brigandages
, ces affreuses représailles de cruautés , suites
de l'inimitié des peuples et de l'injustice de la
guerre , portaient atteinte au moral de l'armée , et
sapaient trop souvent la discipline militaire . Cependant
ces désordres n'existaient pas dans toutes
les parties de l'Espagne , et sans vouloir déprécier
aucun de nos généraux , on ne fera que dire ce qui
est connu de toute l'Europe , en citant M. le maréchal
duc d'Albufera pour la bonne discipline qu'il
sut maintenir sans effort dans son armée , et pour
la manière dont il gouverna les trois grandes provinces
occupées par ses troupes .
Je n'ai pas encore fait de citations : je me suis
MARS 1815 35
souvent servi des propres expressions de M, de
Roeca , sans les signaler avec des guillemets , parce
que je les mêlais aux miennes selon l'occurrence ;
mais comme il faut respecter les droits des auteurs ,
et surtout de ceux dont le livre est aussi intéressant
que celui-ci , je vais en extraire un morceau écrit
avec une élégante simplicité , où M. de Rocca fait
le rapprochement des moeurs des Espagnols avec
celles des Arabes qui ont occupé la péninsule pendant
plusieurs siècles. J'aurais pu choisir un passage
où le talent de l'auteur eût brillé avec plus d'éclat ,
mais je cite de préférence celui-ci , parce que je me
suis engagé à dire quelques mots des moeurs espagnoles.
Je vais laisser parler M. de Rocca , et mes
lecteurs ne m'en sauront pas mauvais gré.
« On rencontre presque à chaque pas en Espagne,
et surtout en Andalousie , des traces ou des souvenirs
des Arabes , et c'est ce mélange singulier des
coutumes et des usages de l'Orient avec les moeurs
chrétiennes , qui distingue particulièrement les
Espagnols des autres peuples de l'Europe . En Andalousie
, les maisons des villes sont presque toutes
construites à la mauresque ; elles ont dans l'intérieur
une cour pavée avec de grandes dalles en pierres
plates , au milieu de laquelle est un bassin d'où
jaillissent des jets d'eau qui rafraîchissent sans cesse
l'atmosphère ; ce bassin est ombragé par des citronniers
ou des cyprès. Les divers appartemens de la
maison communiquent entre eux au travers de la
cour : il y a ordinairement un portique intérieur
36 MERCURE DE FRANCE ,
du côté de la porte qui donne sur la rue . Dans les
anciens palais des grands seigneurs et des rois
maures , dans l'Alhambra de Grenade , ces cours
sont entourées de péristyles ou de portiques , dont
les arcades étroites et nombreuses sont soutenues
par des colonnes minces et très-élancées. Les maisons
ordinaires n'ont qu'une seule petite cour intérieure
très-simple , à l'un des angles de laquelle est
une citerne ombragée par un grand citronnier. On
conserve aussi l'eau dans de grandes jarres placées
là où il y a des courans d'air ; elles se nomment
alcarazas , et leur nom , qui est arabe , indique
que l'usage en a été introduit par les Maures. Il y
a une de ces cours à découvert dans l'enceinte
même de la cathédrale de Cordoue , qui est une
ancienne mosquée . Ce temple conserve encore chez
les Espagnols le nom de mezquita , mosquée . Lorsqu'on
entre dans l'intérieur de l'édifice , on est
frappé d'étonnement à la vue d'une multiplicité de
'colonnes de marbre de diverses couleurs . Ces colonnes
sont rangées en allées parallèles assez rapprochées
, et elles supportent des espèces d'arcades
à jour sur lesquelles repose un plafond. Cette multitude
de colonnes surmontées d'arcades rappelle
une immense forêt de palmiers dont les rameaux ,
courbés régulièrement , se toucheraient en s'inclinant.
>> Les Andalous élèvent de nombreux troupeaux ,
qu'ils font paître dans les plaines pendant l'hiver ,
et qu'ils conduisent en été dans les montagnes pour
MARS 1815. 37
ehercher au loin des pâturages plus frais . L'usage
de ces grandes transmigrations de troupeaux , tous
les ans , à des époques réglées , vient de l'Arabie où
il est fort ancien . Dans les sables brûlans de l'Arabie
, on voit les habitans s'envelopper dans des
étoffes de laine ; de même , les Espagnols portent
un manteau en été pour se garantir du contact immédiat
des rayons du soleil . Les chevaux de l'Andalousie
descendent des races généreuses que les
Arabes ont autrefois amenées avec eux , et ces mêmes
distinctions qu'on fait en Arabie pour les races de
sang pur et noble , existent encore en Espagne .
Les habitans des campagnes , les ouvriers et une
partie du peuple , dorment sur des nattes épaisses
de sparterie qu'ils roulent en se levant et transportent
quelquefois avec eux ; cet usage de l'Orient
explique ces paroles de Jésus -Christ au paralytique :
Prends ton lit , et marche.
>> Les femmes du peuple s'asseyent encore à la
mauresque sur des nattes de jonc circulaires ; et
dans quelques couvens , où les anciennes coutumes
se sont transmises sans aucune altération , les religieuses
sont encore dans l'habitude de s'asseoir
comme les Turcs , sans savoir qu'elles tiennent cet
usage des ennemis de la foi . La mantilla , espèce
de voile que portent les femmes , a pour origine
la pièce de drap dont les femmes s'enveloppent
dans l'Orient lorsqu'elles sortent . Les danses espagnoles
, les diverses espèces de fandango surtout , ressemblent
beaucoup aux danses lascives de l'Orient .
38. MERCURE DE FRANCE ,
L'usage de les danser en jouant des castagnettes ,
et de chanter des séguidillas , existe encore de nos
jours chez les Arabes et en Égypte , comme en
Espagne . On appelle encore , en Andalousie , un
vent brûlant qui vient de l'Orient , vent de Médine .
>> Les Espagnols sont sobres comme les Orientaux ,
au milieu même de l'abondance , par un principe
religieux : ils regardent l'intempérance comme un
abus des dons que Dieu accorde , et méprisent
profondément ceux qui s'y livrent ; borracho
ivrogne , est une des plus grandes injures qu'on
puisse dire à un Espagnol .
>> On retrouve une analogie si frappante entre la
manière de faire la guerre des Espagnols , et celle
des diverses peuplades au milieu desquelles les Français
ont combattu sur les bords du Nil , que , si
l'on substituait , dans quelques pages de la campagne
d'Égypte , des noms espagnols à des noms arabes
on croirait lire le récit d'événemens arrivés en Espagne.
De même que les Arabes , les levées en
masse et les partisans espagnols combattaient en
poussant de grands cris . Ils ont dans l'attaque cette
furie mêlée de désespoir et de fanatisme qui distingue
les Arabes , et souvent aussi , comme ces
peuples , ils désespèrent trop tôt de l'événement ,
et cèdent le champ de bataille au moment où ils
allaient peut-être remporter la victoire ; mais lorsqu'ils
combattent derrière des murs et des retranchemens
, leur fermeté est inébranlable. Les habitans
de l'Égypte fuyaient dans les gorges par delà
MARS 1815 . 39
le désert ; les Espagnols quittaient leurs demeures à
notre approche , et emportaient leurs effets les plus
précieux dans les montagnes. En Égypte comme
en Espagne , nos soldats ne pouvaient rester à quelques
pas en arrière des colonnes sans être aussitôt
égorgés. Enfin les habitans du midi de l'Espagne
ont dans l'âme cette même persévérance de haine ,
et néanmoins cette mobilité d'imagination des peuples
de l'Orient ; comme eux , ils se décourageaient
quelquefois au moindre bruit de revers , et s'insurgeaient
sans cesse au plus léger espoir de succès.
Les Espagnols , comme les Arabes , se portaient
souvent contre leurs prisonniers aux derniers excès
de la férocité , et quelquefois aussi ils exerçaient
envers eux l'hospitalité la plus noble et la plus généreuse
».
Les Mémoires de M. de Rocca présentent un
tableau non moins fidèle qu'intéressant de la guerre
d'Espagne ; on assiste aux scènes qu'il décrit : les
nombreux détails qu'on y trouve sont rendus avec
élégance et choisis de manière à faire bien sentir
l'esprit de la nation espagnole et celui de l'armée
française aucun de ces détails n'est minutieux ,
et ils se rattachent tous à ces deux objets. Les récits
marchent avec rapidité , se succèdent avec un intérêt
continu , et l'on y remarque surtout la plus
franche impartialité . Son style , toujours clair et
facile , est expressif et pittoresque sans effort et sans
recherche on y rencontre souvent de ces expressions
trouvées qui peignent d'un trait et qui causent
40
MERCURE DE FRANCE ,
1
une agréable surprise au lecteur ; le seul reproche
que des littérateurs sévères pourraient faire au style
de M. de Rocca , tomberait sur une certaine couleur
poétique dont il est empreint dans plusieurs passages;
mais si l'on se reporte aux événemens extraordinaires
que présentait continuellement la guerre
d'Espagne , si l'on pense à tous les souvenirs dont
on se trouvait environné dans cette antique Ibérie ,
on jugera peut-être que l'imagination a dû exercer
une heureuse influence sur le style de l'auteur et lui
donner cette teinte poétique sans laquelle les descriptions
locales manqueraient totalement de vie
et d'intérêt . Au reste , M. de Rocca n'en fait pas
un trop fréquent usage : ce sont des traits heureux
qui brillent par intervalle . Parmi cette foule de volumes
et de brochures qu'on a publiés jusqu'à ce
jour sur les événemens dont l'Europe fut le théâtre
pendant ces dernières années , l'ouvrage de M. de
Rocca se place naturellement dans le petit nombre
de ceux qui méritent d'être jugés sous le rapport
littéraire autant que sous le rapport historique ; et
l'on ne peut le lire sans désirer que ce militaire
instruit et judicieux mette à profit les loisirs de la
paix pour s'adonner à quelque genre de littérature .
Les réflexions dont son livre est semé , sont fort
souvent écrites dans le vrai ton de l'histoire ; elles
sont d'un observateur éclairé de plus , les sentimens
qu'il manifeste dans les diverses circonstances
qui lui sont personnelles annoncent une belle âme ,
et , pour rendre compte de ce que j'ai éprouvé en
t
MARS 1815 . 41
faisant l'analyse de l'ouvrage de M. de Rocca , je
dirai que le livre m'a fait aimer l'auteur que je n'ai
nullement l'avantage de connaître . Je dois ajouter
qu'il raconte les combats et les expéditions dans
lesquels il s'est trouvé , sans forfanterie , sans exagération
et sans affecter le ton d'un conteur de
grandes aventures. Son ouvrage restera , et , plus
tard , il deviendra fort utile aux historiens des guerres
de notre âge. Témoin et faible acteur dans la guerre
d'Espagne , j'ai pu , comme je l'ai dit dans mon
premier article , apprécier la vérité et l'exactitude
qui règuent dans cet écrit .
DE SAINT ANGE.
P. S. Un journal fait à M. de Rocca le reproche
de n'être pas bon français dans son ouvrage,
et de sacrifier la gloire de nos guerriers à
celle des Espagnols ; ce journal accuse notre officier
de hussards de représenter nos troupes comme
des hordes se livrant à tous les excès du brigandage;
il place son livre sur la même ligne que l'Histoire de
M. le général Sarrazin , et l'assimile à cette foule
d'écrits publiés de nos jours à la gloire des étrangers
et au détriment des armes françaises . Ce journal
conviendra peut-être qu'il y a trop de sévérité dans
ces reproches. M. de Rocca paraît avoir été séduit
par le grand caractère que déploya la nation espagnole
pour conserver son indépendance ; mais cela
ne l'empêche point de présenter en plusieurs endroits
le tableau effrayant de la férocité de cette
même nation . Tour à tour il nous intéresse aux
42 MERCURE DE FRANCE ,
Français et aux Espagnols , parce que ses peintures
sont vraies et que les deux partis avaient continuelment
des maux inouïs à souffrir dans cette guerre
terrible et désastreuse . Je prie les lecteurs impartiaux
de revoir les pages 56 , 59 , 60 , 64 , 65 , 78 ,
79 , 94 , 96 , 97 , 113 , 114 , 143 , 144 , et de jugcr
si M. de Rocca peut être accusé de calomnier les
armées dans lesquelles il se fait honneur d'avoir
combattu . Ce qu'il dit était senti , était pensé par
presque tous les militaires qui servaient en Espagne .
Quant à ce qu'il raconte des opérations , je me suis
abstenu de le juger sous ce rapport , ne m'étant pas
trouvé dans les mêmes lieux que lui . Je me
retranche dans cette opinion : que M. de Rocca a
bien saisi l'esprit de la guerre d'Espagne , et qu'il y
aurait de l'exagération à l'accuser d'avoir dénigré
le caractère français , et surtout la gloire de nos
armes. Sans prétendre lutter contre les rédacteurs
du journal dont j'ai parlé , j'ai cru pouvoir essayer
de défendre M. de Rocca d'une inculpation qui lui
aura été bien sensible , à en juger par le caractère
qu'il montre lui-même dans son ouvrage ,
d'un Français humain et éclairé.
caractère
BULLETIN LITTÉRAIRE.
SPECTACLES. ,
THEATRE FRANÇAIS . --
Première représentation de Jeanne
Gray , tragédie en cinq actes et en vers .
Une jeune princesse , pleine de grâces et de vertus , appelée
MARS 1815. 43
par la volonté du légitime souverain à régner sur un peuple que
sa beauté rend en quelque sorte idolâtre , n'acceptant qu'avec
regret un trône pour lequel elle ne se sent pas née et dont elle doit
bientôt descendre pour monter sur un échafaud , voilà sans contredit
l'un des sujets les plus dignes de la scène et de la muse tragique
, et tel est celui dont a fait choix l'auteur de Jeanne Gray.
Voici comment il a conçu son plan :
Personne n'ignore qu'Henri VIII à sa mort laissa trois enfans ,
Édouard , Marie et Élisabeth, qu'il désigna pour ses successeurs
à la couronne d'Angleterre , dans l'ordre où je viens ici de les
placer. Mais Édouard étant monté sur le trône crut devoir par des
raisons d'une haute politique , et cédant sans le savoir aux vues
ambitieuses du duc de Northumberland , casser le testament de son
père et substituer aux deux princesses ses soeurs Jeanne Gray ,
petite-fille de Henri VIII et femme de Guilford , fils de ce même
duc de Northumberland .
La scène s'ouvre au moment où Jeanne Gray mandée au château
, vient d'apprendre que Édouard avant de mourir l'a désignée
pour son successeur au trône d'Angleterre , au mépris des droits
sacrés de Marie et d'Élisabeth . Elle refuse d'abord cet honneur
insigue , le duc insiste et la quitte bientôt pour suivre le cours de
ses ambitieux projets : mais il laisse près d'elle Guilford , qui emploie,
mais vainement, toute son éloquence à persuader à sa femme
d'accepter le trône auquel l'appelle la volouté du peuple et du
roi : il la presse , il lui donne à entendre qu'il y va de sa vie et de
la sienne , et c'est alors qu'il lui révèle un secret qui la remplit de
trouble et d'épouvante. Marie a autrefois laissé tomber sur lui des
regards où se peignait l'amour le plus vif et le plus passionné , et
il n'a pas daigné répondre à ses feux . Manquera-t- elle de s'en
venger et sur elle et sur lui , si elle parvient un jour au trône de
ses ancêtres ?
Au second acte , le duc de Northumberland annonce à son fils
l'intention de surprendre Marie et de la faire arrêter. Mais Marie
est déjà dans Londres , entourée de ses amis et de ses partisans ,
44
MERCURE DE FRANCE,
et elle fait proposer à Jeanne Gray une entrevue que celle-ci accepte.
Le duc pensant déjà tenir son ennemie en son pouvoir , sort
et va tout disposer pour le complot qu'il médite.
Cependant Marie , prévenue par milord Arondel de tout ce qui
se trame contre elle , prend ses mesures pour se soustraire au danger
qui la menace. Elle reçoit le duc , et lui propose d'abandonner
Jeanne Gray et de s'attacher à son parti . « Et quel sera le garant
d'un pareil traité , demande le duc ? Votre fils , répond Marie , je
l'épouse , et je le fais roi . Il est marié , s'écrie le duc , Jeanne Gray
est sa femme » . Ces mots sont un coup de foudre pour Marie , qui
n'étant plus retenue par aucun frein jure de se venger des mépris
du fils et de punir les complots du père. Le duc la prévient et la
fait garder à vue. Indignation de Jeanne Gray et de Guilford au
moment où ils apprennent l'attentat du duc et l'arrestation de
Marie. Ils allaient sortir pour la délivrer lorsqu'on vient leur an~
noncer qu'elle est libre et entourée de soldats nombreux tout prêts
à la défendre. Bientôt les deux partis en viennent aux mains , un
combat meurtrier s'engage , Northumberland succombe en vendant
chèrement sa vie , Guilford blessé grièvement est au nombre des
prisonniers , et Marie triomphante se hâte d'assembler le sénat qui
doit juger Jeanne Gray et son époux . On devine assez quelle sera
la sentence dictée par la jalousie et l'animosité de Marie , et déjà les
deux victimes qui avaient été réunies un moment quittent la scène
pour marcher à l'échafaud qui les attend .
Telle est l'analyse de cette pièce , autant que nous l'avons pu
saisir à une première représentation qui n'a pas été sans orage , et
qui s'est terminée au milieu des cris d'un parterre bouillant d'une
impatience bien pardonnable. Les acteurs semblaient en effet , pendant
tout le cours de cette représentation , s'être donné le mot
pour ne point se faire entendre , tant ils parlaient d'une voix basse
et étouffée. Cependant nous avons cru remarquer que si cette tragédie
laissait quelque chose à désirer du côté du plan , le style en
était généralement pur, facile , harmonieux et approprié au sujet.
MARS 1815. 45
Le public a applaudi un grand nombre de beaux vers , parmi lesquels
nous avons retenu ceux-ci :
Et je suis reine au moins pour empêcher le crime.
Songez du moins , songez que sur le coeur des rois ,
Même avant l'équité la clémence a des droits.
Le premier est dans la bouche de Jeanne Gray et les deux autres
dans celle de milord Arondel. Le caractère de la reine Marie nous
a semblé fortement conçu et largement dessiné. Mademoiselle
Georges en a très-bien senti l'esprit . Mademoiselle Duchesnois a
psalmodié le rôle de Jeanne Gray sur un ton tout-à-fait lamentable.
Mademoiselle Duchesnois ne parle jamais , presque toujours elle
pleure , et si parfois il lui arrive de ne pas pleurer , elle chante.
Le parterre a témoigné son mécontentement de ce que les rôles
d'hommes avaient été abandonnés aux doubles , à l'exception de
celui du duc de Northumberland , dont s'était chargé Saint- Prix .
Ne peut-on pas comparer une pièce nouvelle à une ville assiégée
qui tombe bientôt au pouvoir de l'ennemi si elle n'est vaillamment
défendue . Les assaillans ce sont les spectateurs , les assaillis ce
sont les comédiens. Un jour de première représentation est un
jour de combat , et les lois de l'honneur sembleraient exiger que ce
jour-là les soldats les mieux disciplinés et les plus aguerris , c'est- àdire
les chefs d'emploi , se tinssent sur la brèche . Mais il n'en est
pas ainsi , car ils jouent quand il leur plaît , et comme il leur plaît;
ils ne jouent que certains jours et dans de certaines pièces ; il est
tel ouvrage que l'on se contente d'annoncer : par exemple , depuis
trois mois on nous promet régulièrement trois fois la semaine une
reprise d'Omasis , et Omasis est encore à jouer . Cependant , nous
osons le dire , plus d'un motif de délicatesse et de justice que tout
le monde appréciera , faisait un devoir aux comédiens de ne pas
ajourner plus long-temps une représentation si long-temps attendue
et si vivement désirée . C. N.
Théatre du VAUDEVILLE . -Turenne manquait à la galerie des
rauds hommes du petit Vaudeville , deux auteurs l'y ont placé
46 MERCURE DE FRANCE ,
et il faut bien que le public l'ait reconnu , puisqu'on l'a fort applaudi.
L'action se passe le jour d'une bataille ; mais comme l'amour ne
perd jamais ses droits , on a cousu à l'intrigue un épisode romanesque.
Emma dont Charles , jeune soldat, est fort épris , se trouve
menacée d'épouser son vieux tuteur ; Turenne la prend sous sa
protection. La bataille à lieu , elle est gagnée : le maréchal a la modestie
d'avouer qu'ayant écouté une conversation de Charles , sur
le plan de la bataille, il a profité de ses idées et lui attribue ainsi
toute la gloire de la journée : il lui accorde une lieutenance et le
marie à sa chère Emma .
Cette pièce ne suppose pas beaucoup d'entente de la scène , et
ce défaut n'est pas surprenant puisqu'elle est le premier ouvrage de
MM . Fulgence et Beurnonville , mais elle remplie de gaîté , de
mots agréables et de couplets faciles : les sentimens de l'armée pour
le roi sont retracés avec chaleur et fidélité : le couplet suivant ess
toujours répété.
AIR de la Sentinelle .
De ses sujets c'est le père commun "
J'ai , comme un père aimé toujours le nôtre ;'
Avec mon roi , mon pays ne fait qu'un ,
On ne saurait séparer l'un de l'autre;
De tous les deux je suis la loi ,
A tous les deux je dois ma vie ,
Et puisqu'ils ne font qu'un , je croi
Que l'on ne peut aimer son roi
Sans aimer aussi sa patrie.
Ce début doit encourager les deux jeunes commençans , ils mettront
sans doute dans leurs prochains ouvrages plus d'art et plus
d'esprit ; ils n'y mettront jamais plus de verve et plus de sentiment.
THEATRE DES VARIÉTÉS.- La pièce des Nourrissons n'était pas
encore jouée qu'elle était déjà tombée : les habitués ne voyant pas
sur l'affiche les noms de Potier, de Brunet , de Bosquier- Gavaudan
, de Tiercelin , disaient : cela ne peut pas être bon ; la toile
MARS 1815. 47
s'est levée , et ce qui n'était qu'une prévention , est devenu un
jugement motivé. Madame Arlequin et madame Gilles , dont les
maris sont très-jaloux , s'entendent avec la nourrice et le père
nourricier de leurs enfans , pour qu'on fasse une transposition , et
que le petit Arlequin soit porté chez Gilles , et le petit Gilles chez
Arlequin ce projet s'exécute , et les deux maris furieux sont près
de se battre lorsqu'on leur avoue la ruse , et qu'on les calme par des
caresses .
Au théâtre les gravelures sont dangereuses , mais les gravelures
sans gaîté le sont bien plus encore : les traits de la pièce nouvelle
sont beaucoup trop forts : le public a commencé par en rire , et il
a fini par s'en fàcher . Le vaudeville final a pour refrain : On est
fait à ces coups-là. Le couplet au public dit en substance , si l'on
nous donne des coups de sifflet ,
En ces lieux on dira :
On est fait à ces coups-là.
Le public dès lors n'a plus gardé aucun ménagement , et a traité
les auteurs comme des gens qui en ont l'habitude .
Les auteurs sont MM. Francis , auteur des Chevilles de Mattre
Adam , et Simonin , auteur du Marquis de Carabas.
- THEATRE DE L'Ambigu-COMIQUE. - En lisant sur l'affiche le
titre du Gouverneur , ou la Nouvelle Éducation , je m'attendais ,
je l'avoue , à trouver une critique de l'Éducation nouvelle : je
me suis trompé : ce petit ouvrage est tout simplement une plaisanterie
assez comique , où l'on voit le camarade d'un étourdi se présenter
chez son oncle en qualité d'instituteur, et donner à son élève
des leçons et des livres d'un genré nouveau ; ces leçons consistent
à fréquenter tous les jours les bals , pour apprécier mieux le vide
des plaisirs mondains ; les livres sont intitulés : Rhum de la Jamaï- »
que , Art du Cuisinier , etc. , etc. M. d'Herbin , son oncle , ressemble
à tous les oncles et à tous les pères du monde , qui ont à la fin des
pièces une indulgence obligée , pardonne , et accorde à son neveu
la main de la belle Henriette .
Ce petit acte est assez gai , et le dialogue ne manque ni de natu48
MERCURE
DE FRANCE ,
rel ni de goût. L'auteur est M. de Montperlier, qui a obtenu des
succès dans les deux genres les plus opposés , le mélodrame et la
comédie. A. D. C. 1
MERCURIALE.
บ
зі
*
On parle d'un congrès qui aurait pour but la pacification généiale
entre les idées morales , et religieuses et les idées philosophiques ,
et libérales . On dit que ces dernières, exigent de grands sacrifices
des premières. La morale a fait depuis long-temps l'abandon du
rigorisme , et la religion celui de la superstition ; mais cela ne suffit
point aux prétentions des idées libérales et philosophiques , qui , sur
plusieurs points , se refusent à la tolérance qu'elles ont long-temps
réclamée pour elles . Les idées morales et religieuses ont proposé
pour médiatrices les idées constitutionnelles ; les idées philosophiques
et libérales ont de leur côté proposé la médiation de la perfectibilité
. Les idées morales et religieuses seront représentées au congrès
par l'expérience et le devoir ; les idées philosophiques et libérales
par la théorie , et par le droit naturel ; les idées constitutionnelles
seront représentées par la Charte ; et enfin la perfectibilité , étant
encore dans l'enfance , sera représentée par la métaphysique et par
la liberté de penser .
1
L'industrie fait tous les jours de nouveanx progrès. Nous avons
vu de grandes affiches de biens à vendre dans le centre desquelles
on a placé le plan en taille -douce des châteaux, fermes et manoirs ,
dont la vente est annoncée. Si ces nouvelles affiches ne sont pas
économiques pour les vendeurs , elles doivent l'être beaucoup pour
les acquéreurs. Ceux-ci n'auront plus besoin de faire de voyages.
I's pourront juger d'un coup d'oeil la grandeur de l'habitation qu'ils
voudraient acheter , et la dispositiou des dépendances , jusqu'au vol
du chapon , car la perspective du plan s'étend même au - delà .
Espérons que cette ingénieuse invention sera bientôt appliquée
aux Petites affiches. Ce journal , orné de gravures , verrait multiplier
à l'infini le nombre de ses abonnés. Tous les pères de famille
MARS 1815 .
RO
donneraient chaque jour à leurs enfans des images àbon marché.
Mais nous voudrions que l'on étendit encore l'usage de cette découverte.
Pour les appartemens à louer, par exemple, combien il
serait agréable d'avoir sous les yeux , sans sortir de chez soi , le tableau
topographique de tous les logis qui attendent des locataires ! Une.
échelle métrique pourrait y être jointe , pour mettre meme de
mesurer les longueurs , largeurs et hauteurs . Que de courses , que
de fatigues , que d'ennuis cela épargnerait ! Et que seran cesi l'on
portait la perfection de cette découverte , au point de nous donner
le portrait de tous ceux et de toutes celles qui demandent de
l'emploi et du service ? Sans compter de jolis dessins des chiens
perdus , des cabriolets à vendre , etc. , etc. , etc.... Ne désespérons
de rien que ne peut-on pas attendre du progrès des lumières !
L'un des vers les plus applaudis de la tragédie de Jeanne Gray,
est celui-ci :
Au roi qui veut le bien il n'est rien d'impossible.
Le sentiment qui a dicté ce vers est sans doute pur et irréprochable
; mais combien il est loin de la vérité ! quel roi a plus voulu
le bien que Louis XVI! et pourtant il lui a été impossible de le
faire. Qui l'en a empêché ? qui l'en a puni ?...
Que de fausses maximes sont applaudies au théâtre , on pourrait
dire par tradition et sans qu'on les comprenne !
Dans Mérope une triple bordée de battemens de mains et de
bravo accompagne toujours ces deux vers :
Quand on a tout perdu , quand on a plus d'espoir ,
La vie est un opprobre et la mort un devoir.
Cette apologie du suicide a eu trop de funestes effets pour que
l'on ne se fasse pas un devoir d'en montrer l'absurdité. La mort
que l'on se donne peut-elle jamais être un devoir ? Aux yeux de
l'athée même , elle n'est qu'un affranchissement des peines de la
vie ; mais la religion laisse- t-elle jamais sans espoir , même celui
pour qui la vie est un opprobre ?
Le premier qui fat roi fut un soldat heureux,
50 MERCURE DE FRANCE ,
Ce qui veut dire : sij'ai du bonheur , je peux devenir roi. Appât
fallacieux pour les aventuriers , qui croyent que le destin peut
seul donner le rang suprême. L'expérience a prouvé que l'audace
peut y élever , mais il faut d'autres qualités pour ne pas en descendre,
et lorsque ces qualités ne viennent pas de plus haut……..
--
Tolluntur in altum
Et lapsu graviore ruant.
Avec quelle extravagante ivresse n'a-t-on pas vu , et ne voiton
pas encore , hélas ! applaudir ces deux autres vers d'OEdipe :
Les prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense ,
Notre crédulité fait toute leur science .
Si ce fanatisme contre les prêtres n'était pas injuste et cruel , ne
serait- il pas bien ridicule chez un peuple crédule et vain qui ,
après avoir ajouté foi aux impostures de Cagliostro , de Bléton , etc. ,
a élevé des autels à Marat et à la déesse Raison , et qui a cru
au vertueux Pétion , l'inflexible Danton , à l'incorruptible Robespierre
, à.... à…….. à…... etc. etc. etc. etc. etc.
BOURSE NOUVELLE. Cours des opinions .
-
Opinious de 1789 , jouissance du 14 juillet . — de perte.
- de 1791. Rares , mais point de demandes.
-de 1793 .
-
-
- Jouissance du 22 septembre 1793. Se négociant
clandestinement .
-
-Constitutionnelles de 1814. Jouissance du 4 juin. En
bénéfice .
-
- Religieuses et morales . Beaucoup de demandes , cours suspendu.
- Concorde , paix , ordre public. - En liquidation .
-
– On lit dans le Moniteur du 3 mars le passage suivant , tiré d'un
article Spectacle.
« Je sais que les comédiens sont quelquefois prévenus , injustés ,
» ingrats , ou ennemis du travail : ils ont cela de commun ayee
MARS 1815 . 51
>>
beaucoup de monde ; mais je ne défie des reproches qu'on leur
fait de négliger leurs intérêts en ne remettant pas certains ou
» vrages qu'on leur cite souvent sans en bien connaître le mérite
» réel . Je crois qu'une société composée d'hommes qui ont l'expérience
de la scène , celle du goût du public , et des vicissitudes
» de nos opinions littéraires ou politiques , peuvent en être crus
» sur parole quand ils négligent de nous rendre à la scène des
» ouvrages qu'on y a vu briller un moment . Ils sont certains probablement
que ce répertoire n'en serait pas enrichi . S'il faut
>> croire des témoins qui se font immoler , il faut croire aussi des
» sociétaires intéressés à grossir les profits de leur association . »
29
Il nous semble que , sans parler de la trop haute importance que
l'ingénieux rédacteur paraît attacher ici aux jugemens des comédiens
, il ne touche que le plus faible côté de la question relative à
la reprise des ouvrages . L'intérêt des comédiens doit être compté
pour peu de chose dans la discussion de cette question : on sait
bien que cet intérêt consiste en ce qu'ils aient chacun une douzaine
de rôles dans une douzaine de pièces consacrées comine
chefs-d'oeuvres. Sûrs d'être toujours bien reçus en débitant les
beaux vers de Corneille , Molière , Racine et Voltaire , ils se gardent
bien de courir le risque d'être moins applaudis en essayant de
remettre des ouvrages du second ordre où il faudrait développer
plus de talent théâtral pour réussir . Leur intérêt est donc parfaitement
d'accord avec leur paresse , en se bornaut à un petit nombre
de rôles excellens ; mais ce qu'il faudrait considérer avant tout ,
c'est l'intérêt de l'art dramatique et l'intérêt du public . Le premier
réclamerait un très-grand zèle de la part des comédiens , parce
quc ce zèle entretiendrait parmi les auteurs une émulation , qui se
perd lorsqu'on ne joue que trois ou quatre pièces nouvelles par an.
Le second commande aux comédiens de varier souvent le répertoire
de leur théâtre , pour varier les plaisirs du public , multiplier
les rapprochemens et les comparaisons , et prévenir la satiété
qui naît des trop fréquentes représentations , même des plus beaux
ouvrages.
*
1
52 MERCURE DE FRANCE ,
« Il faut , disait M. Servan , dix pages d'impression pour
» détruire une calomnie de quatre lignes , et presque jamais on
"
n'y parvient , parceque le public ne lit point les dix pages »
terrible résultat des libelles et des pamphlets !
Il faut avoir toute la méchanceté de la bêtise et toute la bêtise
de la méchanceté , pour essayer de faire croire au public que
le rédacteur d'un journal qui n'a cessé de se distinguer par
sa sagesse et sa modération , a eu l'intention d'injurier les armées
françaises par une infâme allusion . Les calomniateurs savent
bien que leur accusation est fausse , et qu'il faudrait être dans
le délire pour avoir une pareille idée ; mais ils essayent d'ébrauler
le pouvoir , en flattant et en cherchant à égarer ses soutiens ; ils
sément le trouble , les alarmes , la discorde ; ils appellent les poi- .
gnards sur les défenseurs de l'ordre et de la stabilité de l'état . Ils
remplissent leur but.... Misérables ! la gloire et l'honneur des armées
françaises sont à l'abri de toute attaque , mais si nos braves
étaient offensés , ils ne choisiraient pas pour chevaliers des lâches
tels que vous !
制
20
N
10
A MM. LES RÉDACTEURS DU MERCURE .
Vous voulez , Messieurs , que l'on vous explique ce que c'est
que les idées libérales . Oh ! vraiment , on vous en donnera des
définitions , vous en aurez vingt , vous en aurez cent , mille au
besoin , toutes différentes , toutes également justes.
Les idées libérales sont de leur nature mobiles , variables , illimitées
, et par là même opposées aux idées ordinaires , à ces vieilles
idées fixes , que l'on a si justement appelées préjugés .
La religion , la morale , le devoir, l'ordre , la tranquillité publique
, réputés autrefois garans de la prospérité des états , n'ont
pas le plus petit rapport avec les idées libérales .
Le coeur et l'imagination de l'homme sont deux facultés désormais
neutralisées par les libéraux.
La raison est la règle unique des idées libérales , et comme il
pa
MARS 1815. 53
est assez ordinaire de confondre le raisonnement avec la raison , le
destin des États dépendra désormais du plus ou moins de dextérité
et de subtilité dans la dialectique.
Dans un pamphlet daté du 25 février 1815 , je vois un ami des
idées libérales qui veut un roi des Français , et qui prétend que
c'est avoir des idées féodales que de reconnaître un roi de France.
Il est donc évident que les hommes à idées libérales font les
rois par la grâce du peuple , et il est facile de juger combien ils
ont peu de respect pour la Charte constitutionnelle , qui porte les
mots sacrés : Louis , par la grâce de Dieu , roi de France et de
Navarre.
D'après les idées libérales du même pamphlet , et conformé→
ment à l'avis de M. le duc de L.... , il faut déshabiller tous les
militaires , pour reconnaître à leurs cicatrices quel est le plus
noble.
D'où il faut conclure que le grand Condé avant le passage du
Rhin où il fut blessé , et le grand Turenne avant d'être tué par un
boulet, auroient été un peu moins nobles que le tambour ou le fifre
de leur armée qui eût pu montrer quelque blessure.
En vertu des idées libérales , on censure les ministres en affectant
le respect pour les rois ; on flatte le peuple et on le plaint ; on
parle toujours devoirs à ceux qui sont placés pour commander et
droits à ceux qui sont placés pour obéir.
Tous les républicains , tous les fauteurs d'anarchie prétendent
avoir eu et avoir encore des idées libérales , c'est leur excuse ;
tous les faux philosophes ont ces mots écrits sur leur bannière ,
c'est leur sauve-garde ; tous les philosophes spéculatifs , de bonne
foi ( et il en est ) , n'osent désavouer aucune des idées libérales ,
même celles dont on s'est servi pour saper les fondemens de la société
et justifier les horreurs de l'anarchie , c'est leur faiblesse . Ils
ressemblent , en ce point , aux directeurs de la banque d'Angleterre,
qui paient même les billets faux , pour ne pas discréditer leur
papier monnaie. Les idées libérales sont le papier monnaie de la
philosophie.
54
MERCURE DE FRANCE ,
Les idées libérales ont aussi la propriété de changer par fois la
nature des actions ou du moins l'opinion qu'on en porte . Par
exemple une femme à idées libérales peut avoir plusieurs amans
c'est de la philosophie ; mais une femme , tant soit peu dévote , qui
en aurait , ou serait soupçonnée d'en avoir un seul , serait taxée
d'hypocrisie .... cette différence s'applique à d'autres cas et à d'autres
faiblesses.
pas
Mais , messieurs , je suspends ici mes réflexions , car je n'ai
la prétention de faire un discours , et de concourir pour le prix.
Si vous trouvez cette lettre digne d'être insérée dans votre feuille ,
cela pourrait me donner de l'émulation et je risquerais de vous
communiquer quelquefois mes idées gothiques , que les libéraux
ne manqueront pas d'appeler serviles . DE ROST .
A M. le Directeur du Mercure.
MONSIEUR , les calomnies que l'on fait circuler sur un curé de
Paris , pour justifier , ou du moins pour excuser la scène qui s'est
passée dernièrement dans son église , n'étaient que le prélude de
calomnies bien plus atroces contre plusieurs autres curés de cette
capitale ; contre un surtout , que son état de langueur , qui date de
plusieurs années , et la pureté de ses moeurs bien connue , devaient
mettre à l'abri de toute suspicion , et qui est retenu au lit ,
atteint d'une hydropisie de poitrine , ayant les foies engorgés
et les entrailles ulcérées , comme il appert d'une consultation de
plusieurs célèbres médecins de Versailles et de Paris . Il est de notoriété
publique , et des milliers de personnes peuvent l'attester ,
qu'il n'est point sorti de son appartement depuis les premiers jours
de janvier; et tout le monde croit , ou feint de croire à l'imposture
dont il est victime . C'est l'unique entretien du jour , et l'on ne saurait
faire un pas dans les rues sans entendre blasphemer le nom
de ce respectable pasteur, et diffamer en même temps différens autres
curés de Paris , des hommes plus que sexagénaires auxquels on
prête les aventures les plus scandaleuses , Les auteurs et propagaMARS
1815.
55
teurs de ces horribles calomnies n'ont qu'un but , c'est d'anéantir
la religion. Insensés ! vous voulez donc retourner , malgré une si
longue et si cruelle expérience , à cet horrible régime , à cette absence
de toute société , où l'on ne reconnaissait plus d'autre loi
que la force , d'autre lien que l'indépendance de toute autorité ,
d'autre règle que les passions ! Voilà , hommes imprudens , à quoi
nous conduirait votre aveugle crédulité ! O vous que la calomnie
a trouvé le funeste secret de déchaîner contre le sacerdoce , ne
voyez-vous pas que vous êtes le jouet d'un vil ramas d'anarchistes
et d'athées , qui voudraient vous replonger dans le cahos révolutionnaire
? Quoi ! vingt-cinq années de crimes et de calamités n'auraient
pas eu le pouvoir de vous éclairer sur vos véritables intérêts !
Répétez donc jusqu'à satiété , ressassez , colportez tous les sarcasmes
et toutes les calomnies que la corruption du siècle et l'impiété peuvent
enfanter contre les ministres des autels ; versez tout le fiel de
votre bile sur des hommes qui sont accourus à la voix de l'église et
de la patrie , pour vous rouvrir les véritables sources du bonheur ,
de l'ordre et de la justice , la plupart à un âge qui appelait le repos
; tombez impitoyablement sur des pasteurs qui vous sacrifient
les dernières années d'une vie usée par tous les genres de souffrances
et de persécutions ; ils ne répondront à vos outrages que
par des bénédictions . Tels sont en particulier les sentimens du pasteur
, qui se trouve victime de la plus affreuse et de la plus absurde
calomnie. Du lit de douleur sur lequel il est étendu , il prie continuellement
pour vous ; et sa dernière parole sera un cri de miséricorde
pour les assassins de sa réputation .
Agréez , je vous prie , l'assurance de mes sentimens respectueux
et distingués.
L'abbé MONROCQ , ancien curé , prêtre du
Clergé de St.-Jacques-du-Haut-Pas . ,
NECROLOGIE.
M. DE NICOLAI , ancien évêque de Béziers , laissera de longs
regrets à l'Église de France et à la société . Né d'une famille
56
MERCURE DE FRANCE ,
illustre et respectée , ce prélat , parvenu à l'épiscopat des l'âge de
trente-trois ans , conserva dans un siècle d'innovation ce caractère
noble et ferme , et cet inviolable attachement pour le roi ,
qui avaient distingué ses ancêtres . Sa charité , l'élévation de ses
sentimens et la bonté de son coeur , lui concilièrent dans son
diocèse l'affection et l'estime de toutes les classes. La possession
d'une grande fortune ne fut pour lui qu'un moyen de soulager
le malheur ; et les maux saus nombre que la révolution amena sur
l'Eglise et sur les peuples ne firent que mieux développer ses vertus
et son courage. Il en donna dans ces temps orageux une preuve
éclatante . Le peuple de Béziers , égaré par des artisans de révolutions
, s'etait laissé entraîner à l'esprit de révolte : on s'était servi
du prétexte des impôts ; aussitôt une fureur aveugle se déchaîne
contre les receveurs ; plusieurs de ces infortunés sont immolés
un effroyable tumulte s'élève ; l'évêque en est averti ; il court à la
place publique. En vain on lui représente le danger auquel il
s'expose il paraît ; il harangue cette multitude égarée : on l'écoute.
Plusieurs victimes destinées à la mort étaient présentes : il les
arrache à la fureur . populaire , les fait conduire dans son palais ,
et parvient à sauver leurs jours.
Cependant , les grandes calamités de l'Église approchaient . On
sait quel fut à cette époque le dévouement du clergé de France
plus de cent évêques se dépouillèrent eux-mêmes de leurs biens ,
renoncèrent aux honneurs , à leur famille , plutôt que de proférer
une parole que leur conscience condamnait . Les uns subirent
une mort cruelle au sein de leur patrie ; d'autres allèrent porter
aux nations étrangères le témoignage de leur foi et de leurs sacrifices.
L'évêque de Béziers fut de ce nombre ; il parcourut d'exil
en exil différentes contrées de l'Allemagne, et s'y montra charitable
jusque dans la pauvreté. Il se retira ensuite à Florence , où un
grand nombre d'illustres Français lui offrirent et reçurent de lui
les consolations de l'amitié.
A l'époque du Concordat , il crut devoir à son respect pour le
chef de l'Eglise d'abdiquer son siége ; mais le soin qu'il eut de faire
P
MARS 1815 . 57
passer par la main du roi l'acte de son sacrifice , montra qu'il
n'était pas moins attaché aux intérêts du trône qu'à ceux de
l'autel.
Vingt ans s'étaient écoulés , et il ne pensait plus qu'à finir ses
jours dans une terre étrangère , lorsque la restauration de la monar
chie française le rappela vers le sol de la patrie. Il voulut voir le
roi rétabli par la main de Dieu : il le vit. Mais bientôt une maladie
dont le changement de climat accéléra les progrès , acheva d'épuiser
ses forces diminuées par l'âge : il est mort le 23 janvier avec le
calme et la pieuse résignation qui sont la récompense ordinaire
d'une vie consacrée à la bienfaisance chrétienne . Il était neveu de
ce vertueux évêque de Verdun ( 1 ) , qui fut le confident , et on
peut dire l'ami du dauphin , père du roi , et que ce prince mourant
pressa sur son coeur , en disant : Vous n'en étes jamais sorti.
POLITIQUE.
LA semaine qui vient de s'écouler a vu paraître les premières
communications officielles des résultats du congrès. Ainsi on peut
espérer que l'Europe ne tardera pas à jouir d'une paix véritable ,
qui ne sera plus troublée par l'anxiété et les alarmes , qui commençaient
à s'accroître en raison de la lenteur et du secret des négociations
; et les pays dont le sort était jusqu'ici incertain , verront
s'éloigner ces armées immenses qui vivoient encore à leurs dépens ,
et prolongaient pour eux le spectacle et les charges de la guerre. La
Prusse , qui de toutes les puissances alliées était celle qui avait le
plus de pertes à réparer , et dont les prétentions étaient à la fois et
les plus étendues et les plus compliquées , a vu la première son sort
fixé et les limites de sa monarchie territoriale reconnues par toutes
les puissances réunies au congrès de Vienne. Elle recevra en population
à peu près ce qu'elle a perdu au traité de Tilsitt , mais elle
(1) Aimar de Nicolaï , premier aumônier de Madame la Dauphine,
58 MERCURE DE FRANCE ,
obtient , en dédommagement de ce qu'elle perd en Pologne , des
contrées plus riches , mieux cultivées , et dont les habitans sont plus
en harmonie avec elle par leurs moeurs , leurs habitudes et leur
langage.
La monarchie prussienne conserve en Pologne les villes de
Thorn et Dantzick avec leurs territoires ; et par la portion de la
Saxe qui lui est cédée , elle s'étend jusqu'aux frontières de la Bohême
: tout le comté de Neustadt et le Henneberg saxon en feront
partie : Berlin , défendu désormais par Torgau , Wittemberg et
Magdebourg , sera à l'abri de nouvelles invasions.
Sur la rive droite du Rhin , Garvey , Dartman et le duché de
Westphalie ; celui de Berg et les anciennes propriétés héréditaires
du prince d'Orange , Dietz , Hadamar , Beilstein , Diellenbourg et
Siegen deviendront prussiens : ces différens pays formeront avec les
anciennes provinces prussiennes en Westphalie un territoire qui ,
par son étendue, sa situation et les développemens que son commerce
est susceptible de prendre , sera de la plus haute importance
pour la Prusse , et peut devenir une des parties les plus florissantes
de la monarchie .
Sur la rive gauche de ce fleuve , le roi de Prusse acquiert la presque
totalité des ci-devant départemens de Rhin-et - Moselle et de
la Roër , la plus grande moitié de celui de la Sarre , un cinquième
de celui des Forêts , et un tiers de celui de l'Ourthe , ce qui forme
en tout une population d'environ 1,200,000 âmes ; ainsi Crevelt ,
Cologne , Aix -la -Chapelle , Bonn , Rheinfelds , Trève et Coblentz
relèveront de Berlin , et les forteresses de Wesel , Juliers , Ehrenbreitsein
, garantiront la durée de ces nouvelles acquisitions .
Après la fixation des limites de la monarchie prussienne , la
plus importante de celles des opérations du congrès qui soient
connues , est la création du royaume des Pays-Bas.
L'étendue de cette nouvelle monarchie sera à peu près ce
qu'elle était sous le gouvernement d'Albert et d'Isabelle . L'Artois
et une partie de la Flandre et du Hainaut en faisaient alors partie ;
mais s'ils en sont aujourd'hui pour jamais séparés, le nouvel état en
MARS 1815.
59
est bien dédommagé par l'acquisition du pays de Liége , l'un des
plus riches de l'Europe par son commerce et ses manufactures.
Les forteresses de Luxembourg et Mayence seront occupées par
les troupes de la nouvelle confédération germanique , qui aura
dans cette dernière ville un grand- maréchal ; on désigne d'avance
le prince royal de Wurtemberg comme devant remplir cette place
éminente .
Les limites de la Russie et de l'Autriche du côté de la Pologne
ne sont pas encore connues , pas plus que les arrangemens particuliers
du midi de l'Allemagne .
L'Italie continue à fixer l'attention ; malheureusement ce qu'on
en sait ne peut ni la satisfaire , ni même la tranquilliser . Les calculs
de la politique , qui semblent quelquefois participer de la fatalité ,
et qui pendant tant de siècles ont été contraires aux voeux comme
à l'intérêt bien entendu de ce beau pays , le condamnent de nouveau
à se voir momentanément frustré du bonheur dont va jouir
le reste de l'Europe ; cependant la position bizarre où le placent
les intérêts divers qui se croisent ne peut subsister long - temps.
D'un moment à l'autre il peut survenir une crise salutaire qui le
sauvera ; en attendant , le détenteur de la couronne de Naples n'en
poursuit pas moins ses projets coupables et ses honteuses intrigues .
Ses créatures continuent leurs sourdes menées dans la capitale du
monde chrétien .
On se rappelle la conduite odieuse qu'a tenue son envoyé Zaccari
; au lieu de se renfermer dans les obligations et les devoirs que
Jui imposaient ses fonctions diplomatiques , ce consul napolitain
avait organisé un espionnage assez actif pour effrayer le gouvernement
romain ; ses agens étaient parvenus à s'introduire jusque
dans le palais Quirinal . Le Saint-Père a rappelé avec modération
et fermeté M. Zaccari aux devoirs qu'il trahissait , et le cardinal
Pacca lui a adressé à cet effet une lettre pleine de force et de dignité .
Murat vient de rappeler cet agent trop zelé et de rompre ainsi toute
communication officielle avec la cour de Rome . Toutefois ses émissaires
continuent à souffler la révolte parmi le peuple de cette ca60
MERCURE DE FRANCE ,
pitale , le gouverneur romain s'est vu forcé de rendre un édit
qui porte que tout Napolitain dont le séjour à Rome n'aura pas
été autorisé par une permission spéciale , sera traité comme conspirateur
et renfermé au château Saint -Ange .
Tandis que Murat provoque par ses intrigues ces mesures de
rigueur , il cherche à étonner les peuples par un grand appareil
militaire. La partie de ses troupes qui occupe les États romains est
toujours en marche : ce qui explique les bruits exagérés qui circulent
en Italie sur la force de son armée , bruits qu'il cherche à
accréditer par tous les moyens possibles . Il ne prend pas moins de
soins pour exagérer aux yeux de ses sujets et des peuples qu'il
veut tromper l'appui que lui prêtent l'Autriche et l'Angleterre , it
ne parle que des traités solennels qui le lient à ces deux puissances ,
et de l'intimité qui règue entr'elles et lui . Les pages du Moniteur
napolitain sont remplies des témoignages d'intérêt et d'affection
qu'il prétend avoir reçus de l'auguste empereur François ; mais la
grande nation britannique particulièrement paraît être l'objet du
culte de Joachim Napoléon . Toute sa marine est sous le commandement
d'officiers anglais , dans sa cour il ne marche qu'entouré
de lords ; enfin c'est en faisant en quelque sorte hommage à
l'Angleterre de sa couronne qu'il prétend la conserver. Un fait
particulier peut donner une idée des égards , pour ne rien dire de
plus , qu'il montrepour tout ce qui a l'honneur d'appartenir à cette
nation . Lord Holland et deux autres membres du parlement se
trouvaient à Rome , avec le dessein de visiter Naples , Murat'
prenant prétexte du peu de sûreté qu'offraient les routes , leur a
envoyé un régiment de sa garde pour les escorter jusqu'à Rome ;
semblable en cela à ces rois tributaires qui jadis faisaient bassement
leur cour aux patriciens de Rome.
Mais c'est en vain que Murat épuise toutes les ressources de la
bassesse , de l'intrigue et du charlatanisme , il lui manque ce qui
seul dans nos états modernes rend les rois sacrés , la légitimité.
De faux calculs de la part de l'Autriche et de l'Angleterre
peuvent prolonger la durée du rôle de ce roi de théatre ; mais
MARS 1815. 61
jamais sa dynastie ne prendra rang parmi celles qui sont destinées
à se perpétuer en Europe. Le principe de la légitimité ne peut
pas être violé dans un état sans que tous les trônes de l'Europe
n'en ressentent l'atteinte . S'il cesse d'exister dans l'esprit des
hommes une barrière que l'ambition même la plus audacieuse n'ose
franchir , l'ordre social tel qu'il existe dans les temps modernes
devient impossible . L'on peut prédire que si le principe de l'usurpation
était consacré à Naples par le succès , le choc de toutes
les ambitions , les guerres sanglantes des partis rivaux qui en seraient
la suite , amenant le déchaînement de toutes ces passions méridionales
qui ont d'autant plus besoin de frein que le climat les rend
plus ardentes , ne tarderaient pas à plonger l'Italie dans une nuit
pleine d'horreurs qui serait suivie d'une longue harbarie ; et ces
côtes riantes qu'anime une population nombreuse qu'éclaire la civilisation
et qu'embellissent tous les arts , ne tarderaient pas à devenir
désertes et barbares comme les côtes opposées de la Méditerranée.
Les derniers événemens arrivés à Tunis reportent , malgré nous ,
notre attention sur ces tristes contrées où tous les liens moraux ,
seuls garans de la civilisation , ont , depuis long - temps , été rompus ,
et où la force physique sans contre-poids et sans appel rend chaque
jour ses sanglans et absurdes arrêts. Une nouvelle page vient d'être
ajoutée à l'histoire des usurpations , des massacres et des horreurs
dont ce pays semble destiné à être l'éternel théâtre. Dans la nuit
du 19 décembre dernier le vieux bey Sidi Ottoman a été assassiné
par son cousin Sidi Mahmoud Flassen qu'il comblait de faveurs ;
au même instant tous ses parens et amis périssaient sous les coups
des partisans de Mahmoud .
Ses deux fils , abandonnant leurs femmes à la rage des conjurés ,
s'étaient enfuis à demi-nus et avaient , mais en vain , tenté d'armer
le peuple en leur faveur : se voyant sans espoir , ils se sont jetés
daus une barque pour se rendre à la Goulette , à dix lienes environ
de Tunis ; mais ce fort avait déjà reconnu le nouveau bey : ils ont
été arrêtés , et après d'inutiles efforts pour se précipiter dans la
62 MERCURE DE FRANCE ,
mer, ramenés à Tunis sur des mulets . Mahmoud les ayant ren➡
coutrés aux portes de la ville leur a sur-le- champ fait trancher la
tête.
Reconnu souverain de Tunis , Mahmoud , pour assurer sa puis→
sance, a donné sa fille au chef d'un parti très-puissant sous l'ancienne
dynastie ; il a promis en même temps la main de sa soeur à Jussuf
Koggia Sappatapa , qu'il a nommé son premier ministre. Cet
homme féroce a signalé son début dans l'exercice du pouvoir
par le supplice de Mariano Stinka , l'un des chefs du précédent
gouvernement , et d'un médecin renégat nommé Mahmet.
Enhardi par ces coups d'autorité , le nouveau ministre venait
de former le projet de chasser l'usurpateur du trône qu'il voulait
usurper à son tour le 22 janvier, il est sorti du sérail dans tout
l'appareil d'un souverain , se montrant au peuple et aux soldats ,
et leur jetant de l'argent pour les gagner à sa cause . Le nouveau
bey, averti de ses complots , l'a fait arrêter à son retour au sérail
par le chef des mamelucks , qui l'a saisi fortement par la barbe ;
mais le ministre , s'étant emparé de son poignard , lui a porté un
coup mortel cependant , malgré sa vigoureuse résistance , sanglant
et demi-mort , il a été contraint de céder au nombre . Mahmoud
l'ayant fait amener devant lui , après lui avoir reproché son ingratitude
et sa perfidie , l'a fait mettre à mort en sa présence : le
peuple furieux a traîné dans toute la ville le cadavre du traître
Jussuf: ses partisans ont été arrêtés , et la paix a été rétablie .
PIÈCES OFFICIELLES ET ACTES DU GOUVERNEMENT .
Ordonnance du Roi qui nomme un intendant-général des arts
et des monumens publics , et détermine les attributions de
cet intendant.
LOUIS , PAN LA GRACE DE DIEU , ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE , etc.
A tous ceux qui ces présentes verront , salut.
Nous étant fait rendre compte de l'état et du régime des beaux- arts en
France , nous avons reconnu que cette importante portion de l'industrie et
de la gloire nationales n'était point surveillee et dirigée d'une manière propre
MARS 1815 . 63
à exciter le talent des artistes et à maintenir les principes du bon goût :
des projets conçus par un artiste étaient modifiés , dénaturés même
par un second , et exécutés par un troisième ; de telle sorte que les monumens
étaient élevés et construits par de nombreux collaborateurs , sans avoir
eu un seul auteur : de plus , les encouragemens du talent , subordonnés à
un système de flatterie , étaient prodigués aux artistes , et ne servaient ni
aux progrès ni à la gloire des arts : enfin les richesses que les circonstances
ont déplacées ou entassées demeuraient sans emploi , et nul n'avait pour
objet de s'occuper à donner , soit aux anciens , soit aux nouveaux ouvrages ,
une destination noble et utile.
Considérant que cet état de choses , s'il se prolongeait, tendrait à dégrader
les beaux-arts , à décourager les artistes , et voulant prévenir ces fâcheuses
conséquences , nous avous jugé convenable de séparer , dans un règlement
organique , le régime de la partie des beaux- arts qu'on peut appeler morale,
de l'administration de l'autre partie de ces arts qu'on appelle matérielle
et d'en ramener toutefois les fonctions diverses à un centre unique où abouti
ront tous les projets , et d'où partira aussi la proposition de toutes les vues
d'amélioration , d'encouragement et d'enbellissement.
A ces causes , et sur le rapport de notre ministre sécrétaire d'état an
département de l'intérieur ,
Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
Art. Ier . Il sera nommé un intendant général des arts et des monumens
publics , qui remplira ses fonctions près de notre ministre secrétaire d'état
au département de l'intérieur .
2. Cet intendant donnera son avis sur les ouvrages à entreprendre , et
sur ceux qui sont déjà commencés , dans le cas où ils pourraient subir des
modifications .
I proposera pour tous les arts ( peinture , sculpture , architecture et
gravure ), les projets d'amélioration et d'encouragement qui lui paraîtraient
nécessaires ou convenables .
Il sera chargé de recueillir les plans d'enbellissemens publics , de les
coordonner , et d'en préparer l'exécution selon l'ordre le plus convenable
à l'interêt général et à celui des arts , de telle sorte qu'aucun des projets
que le Gouvernement voudra faire exécuter ailleurs que dans les maisons
royales , ne puisse être entrepris sans avoir été soumis à son examen .
Il veillera sur ce qui a rapport à la conservation et à la restauration des
monumens et des ouvrages d'art .
Enfin il indiquera comment on pourrait appliquer à des destinations
utiles ou honorables les onvrages déjà exécutés qui sont sans emploi , et
ceux qui pourront être exécutés à l'avenir.
3. Toutes les fois qu'il le jugera convenable , l'intendant-général entrera
an conseil des bâtimens civils , etabli près de notre ministre de l'intérieur :
dans ce cas , il y prendra la présidence ; les plans y seront discutés en sa
présence , et il ne les remettra à notre ministre pour nous être présentés ,
quand il y aura lieu , qu'après avoir été approuvés par lui .
4. Les fonctions de l'intendant- général des arts et des monumens publics
sont distinctes de celles du directeur- général des travaux de Paris : ce dernier
continuera d'être chargé , ainsi qu'il l'a été jusqu'à ce jour , de la
direction , surveillance et conduite des travaux , sous le rapport de la
construction proprement dite , et après que les plans auront été revus
et discutés au conseil des bâtimens ( même ceux des édifices actuellement
en construction ) en présence de l'intendant- général des arts et des monu64
MERCURE DE FRANCE , MARS 1815.
mens publics , et approuvés par lui , ainsi qu'il est dit dans l'article précédent
.
5. Le directeur-général des travaux de Paris restera chargé de la partie
financière ou administrative , qui demeurera réglée ainsi qu'elle l'est actuellement.
6. Le sieur Quatremère de Quincy , membre de la classe d'histoire et de
littérature ancienne de l'Institut , est nommé intendant- général des arts et
des monumens publics : il jouira , en cette qualité , d'un traitement de
25,000 fr .
7. Notre ministre sécrétaire- d'état de l'intérieur est chargé de l'exécution
de la présente ordonnance , qui sera insérée an Bulletin des lois.
Donné à Paris , au château des Tuileries , le 28 janvier de l'an de grâce
1815 , et de notre règne le a0" .
Signé, LOUIS .
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES ; ANNONCES ; AVIS etc. "
Études sur le beau dans les arts ; par Joseph Droz . Un vol . in- 8°. Prix ,
4 fr. 25 c. , et 5 fr . 25 c . franc de port . Chez Renouard , libraire , rue Saint-
André-des-Arcs , nº , 55.
Relation circonstanciée de la campagne de Russie en 1812 , ornée
des plans de la bataille de la Moskwa , du combat de Malo-Jaroslavetz , et
d'un état sommaire des forces de l'armée française pendant cette campagne ;
par Eugène Labaume , chef d'escadron , chevalier de la légion-d'honneur et
de la couronne de fer.-Troisième édition, revue et corrigée d'après les renseignemens
les plus authentiques . Prix , 6 fr. , et 7 fr. 50 c . franc de port.
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tionnaire des Sciences médicales , rue et hôtel Serpente , nº 16 , et Magimel
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avec des piècesjustificatives; par M. Gallais , auteur du Dix-Huit Fructidor,
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vol. in-8°. de 336 pages. Prix , 5 ft. , et 6 fr. franc de port. La preniièreet
la seconde parties formant chacune un volume de 250 pages , se vendent
séparément 3 fr. , et 4 fr. 50 cent. franc de port. Chez L.-G. Michaud,
imprimeur du roi , rue des Bons-Enfans , nº. 34.
Le prix de la souscription au Mercure de France est de 15 fr .
pour trois mois , 29 fr . pour six mois , et 56 fr . pour l'année.
On nepeut souscrire que du premier de chaque mois.- En
cas de réclamation , on est prié de joindre une des dernières
adresses imprimées ou d'indiquer le numéro de la quittance.
-Les souscriptions , lettres , livres , gravures , musique , etc.
doivent être adressés , franc de port , au directeur du Mercure
de France , rue de Grétry , nº. 5. Aucune annonce ne sera
faite avant que cette formalité ait été observée.
MERCURE
DE FRANCE. SEINE
N°. DCLXXIV . -Samedi 11 mars 1815.
POÉSIE.
DESCRIPTION DE FONTBELLE , ( en 180g ).
BELLE Nymphe du Thuel , recevez mon hommage ;
Vous seule embellissez mon domaine charmant ;
Mes arbres si touffus vous doivent leur ombrage ,
Mes prés leur rajeunissement.
L'art n'a point subjugué votre onde libre et pure;
Point de luxe , point de parure,
Nulle cascade, nul jet d'eau;
Vous vous abandonnez à votre doux niveau ,
Vous devez tout à la nature.
Ici le long de mes sentiers ,
Que bordent en tout sens mille et mille fraisiers ,
On voit briller aux yeux votre eau vive et limpide ;
Et là dans des sillons légèrement creusés ,
Cédant à la main qui vous guide ,
Vous venez apporter votre tribut liquide ,
A mes plants , vainement au soleil exposés.
Ainsi , grâces à vous , dans mon riant asile ,
L'été n'est qu'un printemps ; tout plaît , tout est fertile ,
Et l'air est plus pur et plus frais :
5
66 MERCURE DE FRANCE ,
Mes lilas , mes jasmins , mes roses , mes millets ,
Mes melons savoureux , mes framboises vermeilles ,
Les fruits de mon jardin , les muscats de mes treilles ,
Tout ressent vos bienfaits : c'est à vous que je dois
Tout ce peuple d'oiseaux qui charment mes oreilles
De leur mélodieuse voix .
Sur vos bords souvent j'aperçois
Mon coq environné de ses poules fécondes ,
Et plus loin , mes canards qui sillonnent vos ondes.
Mais oublirai-je , dans mes chants ,
Mes légumes si beaux , si frais , si nourrissans ?
Ces trésors si communs faut-il qu'on les méprise
Parce qu'ils coûtent peu de frais ?
Un poëte fameux , dans ses jardins anglais ,
Du faux goût de Paris caressant la sottise ,
Dédaigna de chanter les choux et les navets ,
On l'avertit de sa méprise ( 1 ).
Je ne l'imite point , mes navets et mes choux ,
Mes pois si délicats , mes salsifis si doux ,
Mon persil et mes chicorées ,
Seront toujours pour moi des plantes révérées ;
La Grèce les chanta , l'Égypte en fit des dieux .
Mon jardinier laborieux
Sans cesse les cultive , et souvent les arrose ;
Il préfère un ognon à la plus belle rose ,
Ce qu'on mange est toujours ce qu'il soigne le mieux .
Je lui disais un jour , cette source abondante
Fut jadis la plus belle et la plus tendre amante .
Ses voeux étaient remplis , son hymen était prêt ,
Quand la mort lui ravit l'amant qu'elle adorait .
Dès lors dans sa douleur profonde ,
Pâle , désespérée , elle renonce au monde ;
(1 ) Allusion à l'excellente plaisanterie de mon frère contre le Poëme des
Jardins , intitulée : Le Chou et le Navet.
MARS 1815. 67
D'intarissables pleurs s'échappent de ses yeux ,
Elle maudit le jour , elle accuse les Dieux
De leur rigueur trop inhumaine :
Les Dieux eurent pitié d'un sort si malheureux ,
Et la changèrent en fontaine.
La métamorphose est certaine ,
L'Amour nous l'a transmise , et c'est depuis ce temps
Que la source de mon domaine
Sert de rendez-vous aux amans .
Le rustaut m'écoutait avec des yeux béans ,
Appuyé sur sa bêche , et riant d'un gros rire ;
Sans doute il se disait , mon maître est en délire .
Mais le lieu le plus cher à mon heureux loisir ,
Où je lis mon Horace avec tant de plaisir ,
Est le vaste et pompeux treillage
Dont l'oeil ardent du jour ne peut percer l'ombrage.
Sur des piliers égaux mes ceps sont soutenus ;
Mille raisins sont suspendus
A cette voûte de feuillage ;
C'est mon salon d'été ; c'est-là que je reçois
Les visites assez légères
De quelques amis assez froids ,
Car chez moi l'on ne dine guères ;
Et que faire après tout d'un malheureux proscrit
Qui ne peut vous offrir que des mets très-vulgaires ,
Des fruits de son jardin , ou quelque peu d'esprit ?
Plût à Dieu ! qu'autrefois aux bords du Borysthène ,
Ovide , qui d'Auguste excita le courroux ,
Eût pu jouir en paix d'un exil aussi doux :
Sans doute qu'un beau ciel eût adouci sa peine ;
Mais transi par le froid , dévoré par l'ennui ,
Il soupirait des vers aussi tristes que lui.
Victime ainsi que moi d'une implacable haine ( 2 ) ,
(2) Buonaparte m'a tenu deux ans au Temple , et dix ans en exil.
68
MERCURE DE FRANCE,
Pour fléchir son persécuteur
Il tourmente sa muse , il fait mentir son coeur ;
Lorsqu'il flatte César peut-il être sincère ?
On gémit de lui voir si peu de dignité :
Pour moi , j'ai plus de fermeté ,
Je sais et souffrir et me taire .
A jamais oublié de tous ces vains amis ,
Qui me cherchaient en foule au milieu de Paris ,
Auprès d'une épouse chérie (3) ,
Je coule de tranquilles jours ;
Jeune encor , elle s'est au malheur aguerrie ,
Pour me faire l'objet de ses tendres amours.
Je l'aime , je la plains , j'admire son courage ,
Moi , qui n'ai déjà plus les grâces du bel âge ,
Et qui ne comptais plus de goûter le bonheur .
Belle Nymphe du Thuel ! ma femme est votre image ,
Elle est pure , elle est belle , elle a votre fraîcheur ;
Vous êtes le trésor de mon doux hermitage ,
Elle est le trésor de mon coeur.
Par M. le vicomte de RIVAROL ,
ancien colonel , et chevalier de Saint-Louis
•
IMITATION DE MARTIAL.
IRIS paraît toujours sous des traits empruntés ;
Ses cheveux , ses sourcils , ses dents , tout est d'emplète &
Pour la voir , il faudrait la surprendre en cachette .
Ses attraits , chaque soir , dans cent boites jetés ,
( Car on ne peut dormir avec ce beau visage )
Le matin sont par elle avec art ajustés .
Te le dirai-je , Iris ? ma foi , c'est grand dommage ,
(3) Mademoiselle Sibert de Cornillon , nièce du marquis de Cornillon ,
ancien page de madame la Dauphine , et ensuite officier aux Gardes-
Françaises.
MARS 1815. 69
Qu'au moins , par tes efforts pour en cacher l'outrage ,
Les ans ne puissent être en leur cours arrêtés .
DE KÉRIVALANT .
ÉNIGME .
VOYONS , lecteur , jusqu'où va ton savoir :
Qu'est-ce , quand il fait jour , que ton oeil ne peut voir ,
Que ton oeil prétend voir alors qu'il n'y voit goutte ,
Et qu'il faut éviter lorsqu'on se met en route?
Quoiqu'obscurs trois jours de l'année ,
Dans le cours de l'après-dînée ,
L'on nous voit et l'on nous entend
Jouer un rôle assez brillant ;
Je dis brillant , surtout en commençant ,
Car alors qu'il finit il s'obscurcit d'autant .
S........
LOGOGRIPHE.
J'INSPIRE la terreur et souvent la pitié ,
Dans tous les coeurs je porte l'épouvante ,
Aux yeux tour-à-tour je présente ,
Les héros , les tyrans , l'amour et l'amitié ;
J'ai pourtant des attraits quoique je sois horrible ,
On connaît leur pouvoir aux transports dés mortels
Que ma voix fière et sublime et terrible
Appelle tous les soirs autour de mes autels.
Docte lecteur , veux-tu´me reconnaître ?
Décompose mes traits ,
Ajuste ou fonds les huit pieds de mon être ,
Tu trouverás après
Ce que femme ne dit jamais ;
Ce qu'elle cache avec adresse ;
70
FRANCE ,
MERCURE DE •
Ce qui lui vaut encor quelques succès ,
Bien que le poids du temps la presse ;
Un fruit sucré pour l'amateur ;
Un certain terme dont l'usage
Est très-utile à l'imprimeur ;
Peu loin du port un bon mouillage
Où les vaisseaux attendent le vent frais;
Une saison qui n'est pas sans attraits ,
Mais dessèche la plaine et fait mourir l'herbage ;
Ce que l'on met toujours , par une loi très-sage ,
A la tête d'un acte ou de tel autre écrit ;
Ce que tout objet te fournit
Quand de près ton oeil l'examine;
Ce que les troupes font en pays ennemi ,
Et ce qui cause sa ruine ;
Du superbe cocher le cri ;
Du mot respect le synonyme ;
Un des appartemens du corps de ta maison,
Et l'endroit où le feu s'éteint et se ranime ;
Du nonchalant le
campagnon ;
Un département ; un poisson,
Que le voyage bonifie ;
Une sorte de fantaisie ;
Un adverbe assez paresseux;
Ce qui du sec a mieux la ressemblance ;
D'un souverain la publique ordonnance;
Un fleuve d'Espagne fameux
Qui dans sa course vagabonde
Entraîne un sable précieux
Pour tous les mortels de ce monde ;
Deux animaux , l'un carnacier ,
Cruel , féroce à toute outrance,
L'autre gourmand , mais peu guerrier ;
Quatre verbes , dont le premier
Est parfois substantif , souvent auxiliaire ,
MARS 1815. 71
Et le second , aux femmes familier ,
Au silence est toujours contraire ;
Le suivant , d'un secret profond
Peut au besoin voiler ton inconstance ;
Et le dernier , pour unique science ,
+
Rend mauvais ce qui semblait bon ;
Le bouclier dont s'armait l'amazone ;
Un mal affreux qui donne
La fureur et la mort ;
Un vice qui dans son essor
Ressemble à la foudre qui tonne ;
Ce que le lapin débusqué
Par le basset qui sur ses pas s'élance ,
Dans la crainte d'être croqué ,
Regagne en toute diligence ;
L'action de trier ; la diminution
De l'or et de l'argent quand l'orfèvre le fond ;
Le bassin des humeurs de la mélancolie ;
L'opposé du mot doux ;
Ce qui , dans toute hiérarchie ,
Est le degré d'honneur que nous estimons tous ;
Un des quatre élémens qui nous donne la vie ;
Une ville du Dauphiné ;
La place où l'on foule le blé ;
De la fière Pallas la cuirasse chérie ;
Ce que monte un soldat près d'un palais posté;
Ce qu'est un mot trop répété;
Ce que l'on donne au vieillard qui chancelle ;
De paroles sans fin la longue kirielle ;
Le corps flexible d'une fleur ;
Un terme astronomique ;
Le nom du culte extérieur ;
Même une note de musique
Nécessaire au compositeur ;
72
MERCURE DE FRANCE , MARS 1815 ,
Enfin , lecteur , le meilleur spécifique
Contre la fièvre et l'indigeste humeur.
BONNARD , ancien militaire,
CHARADE.
Tous les matins une chèvre fidèle
Vient en bêlant me livrer mon premier ;
Tous les jours l'indigent est l'objet de mon zèle ,
En soulageant ses maux je remplis mon dernier ;
Un cornet à la main je vais de belle en belle
Offrir un fruit sucré qu'on nomme mon entier .
Par le même.
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insérés
dans le dernier Numéro,
Le mot de l'Enigme est Seaux ( les ) ,
Celui du Logogriphe est France , dans lequel on trouve : âne , franc ,
arc , rance , face , cran , car , fa , an , frac , race et cráne
Celui de la Charade cst Semaine,
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS.
TABLEAU HISTOrique et raisONNÉ DES PREMIÈRES GUERRES DE
NAPOLÉON BUONAPARTE , de leurs causes et de leurs effels ; par
le chevalier Michaud de VilLETTE. Première et deuxième
parties. Prix , de chacune , 3 fr. 50 c. , et 4 fr. franc de
port. A Paris , chez Michaud , imprimeur du roi , rue des
Bons-Enfans , n° . 34.
-
UN eri universel d'indignation , trop long- temps comprimé ,
s'élève aujourd'hui contre la tyrannie , l'ambition , le machiavélisme
de Buonaparte ; et c'est en s'appuyant sur une masse de faits
et de témoignages incontestables , que l'histoire nous révèle les
nombreux excès de son règne éphémère . Mais ne reste - t - il pas
à le considérer sous un rapport non moins important ? Laisserat-
on l'oppresseur des nations s'envelopper de sa renommée militaire
, s'en faire pour ainsi dire un bouclier contre les traits de la
justice ? Porté par le destin à la tête de nos valeureuses armées ,
lui sera-t-il permis d'usurper leur gloire et celle des chefs illustres
que son rang lui avait soumis ? Non sans doute , et c'est pour cet
honneur national même , que tant de gens feignent de voir attaqué
quand on signale les déplorables fautes de l'ambitieux étranger,
qu'il faut démontrer que la fortune de la France ne résidait point
en lui ; que prodigue de toutes ses ressources , et brusquant toujours
le succès , il apprit enfin sa fatale tactique à ses adversaires ;
qu'enfin , au lieu de perfectionner l'art terrible des combats , il
le fit reculer jusqu'à son berceau , et ramena dans l'Europe civi
lisée ces temps de dévastation où les nations se précipitaient en
masse les unes sur les autres ; qu'en un mot , après avoir brigué
le renom d'Alexandre , il finit par marcher sur les traces d'Attila .
Tel est le but que s'est proposé M. Michaud de Villette dans
74
MERCURE DE FRANCE ,
"
l'ouvrage dont il vient de faire paraître les deux premières parties.
C'est par la guerre , dit l'auteur , que Buonaparte s'est élevé;
» c'est par la guerre qu'il a régné , et c'est par la guerre qu'il est
» tombé. Il tenait tout de cet horrible fléau , il a tout fait , tout
» sacrifié pour le perpétuer . C'est donc sous le rapport de la guerre
» que l'on doit surtout le considérer , si l'on veut bien connaître
» les causes et les effets de sa puissance
".
C'est sur les premières campagnes d'Italie et sur celles d'Égypte
que l'historien appelle d'abord notre attention . Suivant sa remarque
judicieuse , elles ne nous sont guères connues encore que par les
rapports officiels de Buonaparte , et assez d'exemples nous ont
appris quelle confiance méritent ces bulletins , qui sont passés en
proverbe comme la foi punique. On sait trop aussi que la manie
belliqueuse du grand homme nous a laissé bien peu de témoins
oculaires de ses premières campagnes . Un de ses généraux assurait
qu'un soldat ne devait guères durer plus de quatre ans , et Napoléon
aurait pu trouver l'évaluation un peu exagérée. A cette difficulté
d'obtenir des renseignemens positifs , ajoutons celle que
doivent produire les nuages dont la vérité a été couverte par les
prétendues relations publiées sous la domination du vainqueur , et
qui ne pouvaient être que le commentaire de ses rapports , on sentira
combien il était nécessaire qu'une plume impartiale vint enfin
renverser l'édifice de l'imposture , décrire nos triomphes sans nous
cacher les sacrifices , et montrer comment le courage des soldats
avait presque toujours réparé les erreurs de leur chef.
Une modestie louable n'a point permis cependant à M. de Villette
de donner le nom d'histoire à cet important ouvrage. Convaincu
que l'histoire ne peut être écrite par les contemporains , il
s'est borné au titre de Tableau. Je vais essayer de saisir les principaux
traits de celui qu'il nous présente.
Après avoir retracé rapidement le début brillant de Buonaparte
dans la carrière des armes au siége de Toulon , et sa coupable et
honteuse victoire du 13 vendémiaire contre les habitans de Paris ,
l'auteur nous le montre élevé à de plus hautes destinées et général
MARS 1815 .
75
en chef de l'armée d'Italie . Cette campagne , qui fut le commencement
de sa gloire militaire , en est aussi , il faut le dire , le fondement
le plus solide. « A peine âgé de vingt- six ans , n'ayant jamais
» commandé un régiment en ligne , il se trouve tout d'un coup
>>
placé à la tête de soixante mille hommes ; il est chargé des plus
>> grandes entreprises » . La confiance du directoire fut justifiée .
Sachant habilement calculer cette impétuosité naturelle aux Français
, la lenteur et l'indécision que devaient apporter dans les manoeuvres
des ennemis les rivalités , les intérêts , la diversité d'opinions
de plusieurs chefs égaux en pouvoir , il fond , comme un
torrent , sur les fertiles plaines de l'Italie ; par la rapidité de ses
marches et de ses mouvemens , il sépare , tourne , écrase les différens
corps des armées étrangères . Vainqueur à Montenotte , à
Millesimo , à Lodi , c'est par des triomphes répétés qu'il contraint
Milan de lui ouvrir ses portes , et que , peu de temps après l'ouverture
de la campagne , toute la Lombardie se trouve en son pouvoir.
Mais dans cette suite même de victoires , que de fautes des
plus graves ! et je ne parle pas ici de ces fautes que la jeunesse et
l'inexpérience du nouveau général auraient facilement excusées .
Ne devait-on pas prévoir qu'il allait changer tous les principes de
la guerre , celui qui au lieu de sacrifier quelques jours pour faire
tourner la position que les Autrichiens occupaient à Lodi , aima
mieux sacrifier dix mille hommes pour l'emporter de vive force et
sous le feu de toute l'armée ennemic ! On prétend , il est vrai ,
qu'il s'y exposa lui-même avec intrépidité ; mais le courage personnel
d'un général compense-t-il jamais son imprudence , et ,
à plus forte raison , le mépris qu'il a pour la vie de ses soldats !
Combien d'autres reproches n'était-on pas déjà en droit de lui
faire , et qu'aurait pensé Turenne d'un général qui s'avançait dans
le pays ennemi sans magasins d'aucune espèce , sans hôpitaux ,
sans équipages ! Si la valeur française sut réunir alors une si haute
témérité , quels affreux résultats devait produire le même système
quand il voulut l'appliquer à des expéditions lointaines et à des
masses de quatre à cinq cent mille hommes ! C'est ainsi que les
76
MERCURE
DE
FRANCE
,
premières faveurs du jeu sont presque toujours des lueurs trompeuses
qui ne nous permettent pas d'apercevoir le précipice .
C'était cependant après des erreurs aussi dangereuses que déjà
supérieur dans sa pensée à tous les grands généraux de notre
nation , il disait dans un bulletin : « Beaulieu a pu se convaincre
» que les républicains français ne sont pas si ineptes que Fran-
» çois Ier » . Cette attaque gratuite contre l'un de nos monarques les
plus braves était digne de l'homme qui montrait assez par son
exemple combien il eût dédaigné la prudence et l'humanité de
Turenne ; il le prouva encore mieux par la hauteur avec laquelle
il traita dès lors les souverains , que la république française voulait
bien encore reconnaître comme ses alliés , par les rapines
qu'il exerça dans leurs états et la rigueur qu'il déploya contre les
provinces conquises.
Cependant , en s'occupant à organiser la Lombardie dans les
murs de Milan , Buonaparte avait failli de faire de cette ville
pour les troupes françaises une nouvelle Capoue . Tandis qu'elles
s'y dédommageaient de tous les geures de privations' qu'elles
avaient éprouvées , Beaulieu ralliait son armée dans le Tyrol , et
Wurmser accourait des bords du Rhin avec cinquante mille
hommes. Buonaparte s'était mis dans une position critique ; il était
placé entre deux corps ennemis , dont chacun lui était supérieur
en forces , il s'en tira avec le plus grand succès . Fidèle à l'impartialité
qu'il a promise , M. Michaud de Villette accorde de justes
éloges au courage , à la présence d'esprit qui firent gagner au
général français la bataille de Castiglione . « Quelques-unes de ses
» victoires , dit-il , ont depuis jeté un plus grand éclat ; celles
qu'il a obtenues depuis sa toute-puissance ont surtout été beau-
» coup plus vantées ; mais celle là est , sans aucun doute , pour les
» gens de l'art , le plus beau trophée de sa longue carrière mili-
» taire ; c'est la seule fois qu'il ait fait de grandes choses avec de
» petits moyens , et c'est dans cette occasion seulement que sa
tactique a eu quelques rapports avec celle du grand Frédéric » .
L'auteur est loin de témoigner la même admiration pour cette
»
MARS 1815.
27
bataille d'Arcole , qui eût sans doute été perdue par toute autre
armée qu'une armée française , puisque son chef lui faisait attaquer
les ennemis retranchés dans une position qu'on eût pu juger inexpugnable.
Un gouvernement plus humain ou moins faible que le
directoire eût puni celui qui remportait de semblables victoires ;
mais déjà Buonaparte se sentait plus fort que cette vacillante autorité.
La prise de Mantoue , boulevard de l'Italie , avait terminé
cette glorieuse et meurtrière campagne ; après avoir rendu la paix
aux souverains , et ce qu'on appelait alors la liberté aux républiques
de sa création , le général vint jouir à Paris d'une gloire
qui commençait à inquiéter vivement ceux qui lui avaient fourni
l'occasion de l'acquérir .
Bientôt un nouveau rêve de son ambition vint les délivrer de
cette inquiétude . L'Égypte parut à Buonaparte une conquête digne
de lui . Aussitôt quarante-cinq mille hommes des meilleures troupes
de la France , tout ce qui lui restait en argent et en vaisseaux ,
fut mis à la disposition du redoutable général par un gouvernement
qui aurait acheté à tout prix son éloignement. La politique
et la prudence ne présidèrent pas plus que la morale à cette singulière
expédition ; le journal officiel lui-même en laissait clairement
entrevoir l'objet , et il fallut toute l'indolence ottomane pour que
Buonaparte ne rencontrât pas plus d'obstacles à son débarquement.
Une conquête plus facile l'arrêta un moment . La trahison
lui livra Malte et cet imprenable fort de Lavalette , « dans lequel ,
suivant l'expression d'un général français , il se trouva heureusement
du monde pour en ouvrir les portes » . Jamais occupation
d'un pays étranger n'avait été moins motivée aux yeux de la justice
; « mais pour les conquérans , dit M. Michaud de Villette ,
» la question se réduit toujours à la possibilité du succès . Ainsi pour
eux, il n'y a d'entreprise juste que contre les faibles , il n'y en a
» de coupable que contre les forts » .
Sous un autre rapport néanmoins , l'occupation de Malte pouvait
encore passer pour une faute , puisqu'elle donnait le temps à
la flotte anglaise , qui était à la recherche de la nôtre , d'arriver
78
MERCURE
DE FRANCE
,
avant eux sur les côtes de l'Égypte , et de prendre une position
avantageuse pour l'y combattre. Mais la fortune , qui ne se range
pas toujours sous les bannières de l'équité , sembla d'abord favoriser
l'audacieuse entreprise de Buonaparte. Douze vaisseaux de
ligne anglais venaient de s'éloigner d'Alexandrie , lorsqu'il se
trouva en vue de cette ville . Cette circonstance lui fit hâter um
débarquement que la garnison était trop faible pour empêcher. La
faible résistance qu'elle fit dans ses remparts mal fortifiés , fut le
prétexte plutôt que le motif du pillage , auquel on livra cette
malheureuse cité.
Aussi prodigue pour ses soldats de souffrances que de dangers
inutiles , le général qui dans la campagne d'Italie attaquait toujours
de front des positions retranchées qu'il eût été facile de
tourner , au lieu de suivre pour se diriger vers le Caire la route
de Rosette et les bords de la mer , fit traverser le désert à sa principale
armée . Les plus cruelles privations et une grande perte
d'hommes furent la suite de cette coupable imprévoyance . L'affreux
tableau que trace l'historien , d'après les rapports les plus authentiques
de ce passage du désert , est le véritable pendant de celui
auquel a donné lieu depuis la fatale retraite de Moscou ; alors aussi
de braves soldats, réduits au désespoir, « s'y donnèrent eux-mêmes
» la mort , en présence de leur général , en lui disant : voilà ton
⚫ ouvrage ! » Que penser de l'homme qui deux fois dans sa vie
a pu contempler sans la moindre émotion ce spectacle d'horreur ?
L'imagination n'est-elle pas effrayée en songeant que tel infortuné
, échappé à cette époque aux ardeurs dévorantes du tropique ,
est venu quinze ans après , sous les ordres du même chef, expirer
dans les glaces du Nord !
Cette brave armée , qui venait d'éprouver tant de genres de
souffrances , n'en montra pas moins son ardeur accoutumée aussitôt
qu'elle rencontra l'ennemi . Victorieuse à Chébreiss et aux pyramides
, elle entra bientôt dans le Caire , et aux yeux des observateurs
superficiels la conquête de l'Égypte parut dès lors assurée.
Déjà ne trouvant plus d'ennemis devant lui , Buonaparte avait
MARS 1815 .
79
trouvé utile de donner cette dénomination à une caravane dont il
avait partagé les dépouilles avec les Arabes Bédouins. Déjà , se
servant d'une autre de ses tactiques , il cherchait à soumettre les
esprits par ces proclamations , non moins ridicules que sacriléges ,
où , en se vantant d'avoir renversé le pape et abattu les croix , il
se déclarait un vrai musulman et même un envoyé de Dieu , égal
à Mahomet.
Le funeste combat d'Aboukir et l'anéantissement de la dernière
escadre française , dus à l'obstination qu'avait mise Buonaparte à la
retenir près de lui , en lui coupant toute communication avec la
France , et ne lui laissant plus aucun moyen de réparer les pertes
que le feu de l'ennemi , le climat et mille autres causes devaient
opérer dans son armée, n'ouvrirent point encore les yeux de cet insensé.
Du moins affecta-t - il la même confiance , s'occupant au Caire
de travaux législatifs , y formant un institut , et voulant brusquement
introduire tous les arts de l'Europe chez un peuple à moitié
stupide , comme un précepteur en démence qui voudrait faire faire
un cours de rhétorique à un enfant qui ne sait pas encore épeler .
Si l'on en croit M. Michaud de Villette , la cupidité de Buonaparte
fut le véritable motif de la malheureuse expédition de Syrie ;
instruit que le pacha de cette contrée possédait un trésor considérable
, il résolut , sous prétexte de prévenir les efforts de la porte
ottomane , d'aller attaquer Damas . On lira avec un vif intérêt dans
le quatrième livre de ce Tableau historique les détails que donne
l'auteur sur cette expédition , et la discussion raisonnée des nombreuses
fautes que commit Buonaparte dans cette occasion , et surtout
au siége de Saint- Jean d'Acre . Mais que sont les fautes auprès
des crimes ? A cette partie de sa vie se rapportent deux forfaits
atroces , et dont pour l'honneur de l'humanité on voudrait pouvoir
douter , le massacre des prisonniers faits à Jaffa , et l'empoisonnement
des malades français dans la même ville ; l'histoire accusatrice
a dû les révéler dans tous leurs détails ; ma plume se refuse à en
présenter même l'analyse .
Le départ de Buonaparte pour la France termine cette seconde
80 MERCURE DE FRANCE ,
partie de l'ouvrage. Ce fut alors qu'il donna le premier exemple
de ces désertions qu'il devait si souvent renouveler , et que transfuge
de son armée il vint réaliser en France les rêves ambitieux
qui l'avaient conduit en Asie.
Ces deux premières parties du grand travail entrepris par
M. Michaud de Villette en font vivement désirer la suite . Ce n'est
pas seulement l'ouvrage d'un homme de bien , ennemi de la tyrannie
, et véritable ami de son pays ; on voit que l'auteur a étudié
avec soin les principes de l'art militaire , et qu'il a su en faire
d'utiles applications à tous les faits d'armes de quelqu'importance
qu'il avait à retracer . A part quelques expressions un peu trop
familières , le style est bien approprié au sujet , et plusieurs récits
ne seraient point désavoués par l'élégant historien des Croisades .
Enfin , si M. Michaud de Villette n'a voulu faire qu'un tableau ,
on peut assurer que les historiens futurs ne dédaigneront pas
de
lui emprunter plus d'un trait , et de reproduire quelquefois ses
couleurs . E.
ESSAI SUR LES PRINCipes des Institutions MORALES ; par M. ALIX ,
chef de bureau à l'Université de France. Un vol. in-8° . de
394 pages. Prix 5 fr. - Chez Brunot-Labbé , quai des Augus→
tins , no. 33.
C'EST une entreprise périlleuse que de publier aujourd'hui un
ouvrage de morale. Pour entretenir de sujets aussi graves la plupart
des lecteurs français, il faut presque user de surprise ; et telle vérité
importante n'a passé qu'à la faveur d'une phrase agréable ou sonore
, d'une épigramme , peut - être d'un calembour . On ne doit
cependant pas étendre trop généralement ce reproche : notre nation
est bien frivole ; mais elle a produit Descartes , Pascal , Bossuet et
tant d'autres ; mais elle se livre , lorsqu'il le faut , aux études les
plus sérieuses avec cette ardeur qu'elle porte dans ses plaisirs .
Chacun sait
que maintenant nous ne manquons pas d'hommes qui
cultivent, avec autant de succès que de zèle, les connaissances soMARS
1815. 81
lides et vraiment utiles. Il serait bien à désirer que l'on nous donnât
enfin un bon système de morale , car malgré tout ce qui a été
écrit à ce sujet , nous n'avons encore que d'excellens préceptes ,
d'excellentes observations particulières ; mais cela ne constitue pas
un système , et ceux qui ont paru jusqu'ici , dit M
"
» sont pas entièrement satisfaisans , et ne sont pas confines
» tout point par l'expérience ...... La science dela morale et
pas faite encore ; on n'est pas même d'accord sur les principes 5
L'auteur du nouvel Essai pense que l'on doit forder la théorie C.
des sentimens moraux sur l'intérêt , l'amour - propre et amour de
l'humanité qu'il regarde comme les trois élémens de notre constitution
morale , comme des sentimens primitifs dont tous les autres
sont des combinaisons. Après avoir exposé cette théorie dans la
première partie , il s'occupe dans la seconde de l'application que
l'ou peut en faire àdes institutions publiques . Nous allons examiner
séparément ces deux parties.
L'ambition de tout ramener à un seul principe a retardé les
progrès de presque toutes les sciences , et surtout des sciences philosophiques
. Ce fut une des causes qui conduisit Helvétius à prétendre
que nos déterminations morales sont toutes fondées sur l'intérêt
. Cette désolante doctrine , qui ne méritait pas d'être professée
par un honnête homme , est aussi fausse qu'injurieuse à l'humanité
. Elle rapetisse le coeur , détruit tous les sentimens généreux ,
fait disparaître la difformité du vice , empêche de croire à la vertu .
M. Alix réfute Helvétius , non pas peut-être avec une logique bien
serrée , non pas avec une force accablante ; mais le système qu'il
combat est par lui-même tellement ruineux , il ment si fort à l'histoire
et à cette conviction intime que chacun porte au fond de
son âme , qu'une attaque devrait être bien faible pour n'être pas
victorieuse. La réfutation de Laharpe est plus forte et plus convaincante
, mais on peut lui reprocher d'être un peu diffuse , et
elle présente trop d'écarts et de répétitions pour pouvoir être fort
agréable à lire.
"
« Nous ne devons pas être surpris , dit M. Alix , qu'on ait
6
82 MERCURE DE FRANCE ,
»
»
»
essayé d'élever l'édifice de la morale sur le sentiment de l'amour
de soi . D'après le rôle qu'il remplit , il fallait analyser avec soin
» le coeur humain , pour apercevoir que ce sentiment n'en est pas
» seul possesseur. D'ailleurs , comme il est le principal mobile
de la volonté , celui dont l'action se répète le plus fréquemment ,
» on était naturellement tenté de l'employer pour porter l'homme
» au bien , pour lui faire entendre que son intérêt même exigeait
qu'il fût vertueux et bon » ..... Cependant il est important de
remarquer que des sentimens indépendans de celui - là dirigent
notre conduite . M. Alix ajoute un second principe , c'est l'amourpropre
:: l'histoire , comme l'étude du coeur humain , nous instruit
de sa prodigieuse puissance . Ici l'auteur parle , comme d'exceptions
rares , de ces hommes qui «< concentrent leur amour- propre
»> en eux - mêmes , .... qui , s'élevant au - dessus de l'opinion , n'é-
> coutent que la voix de leur coeur et celle de la raison , et n'in-
» terrogent pas leurs voisins sur le degré de mérite qu'ils peuvent
» s'attribuer » . M. Alix prévoit cette objection redoutable contre
son système ; mais prévoir une objection , ce n'est pas la détruire .
Quelle est cette voix du coeur et de la raison dont on ne nous
parle qu'en passant ? L'amour - propre n'est pas moins impuissant
ici que l'intérêt , que l'amour de l'humanité . Nous nous arrêterous
davantage sur cette omission lorsque nous exposerons à notre tour
quelques idées à ce sujet .
Les deux principes dont nous avons suivi l'analyse ne donnent
naissance qu'à des sentimens d'égoïsme et d'intérêt , car c'est encore
être intéressé que de faire le bien pour en être payé par la gloire ;
l'auteur cherche une autre cause aux vertus sociales et désintéressées
, et la trouve dans l'amour de l'humanité. Il paraît heureuscment
inspiré dans tout ce qu'il dit sur les sentimens bienveillans
et affectionnés ; mais c'est lorsqu'il traite de la conscience et des
sentimens religieux qu'on aperçoit l'insuffisance de ses principes .
Il parle de ces fondemens de la morale comme tout honnête
homme doit le faire , il est convaincu et veut convaincre les
autres ; mais il oublie son système , et ne fait pas attention que
ป
19
10
MARS 1815 . 83
ces importantes vérités ne résultent ni de l'amour du bien- être
physique , ni de l'amour-propre , ni de l'humanité. Louons -le de
ce qu'il est inconséquent , car il montre par-là qu'il est plus ami
de la vérité que de sa théorie ; mais concluons- en que c'est encore
un système incomplet .
L'omission du principe qui manque dans M. Alix m'a étonné ,
car une philosophie célèbre en a fait un des fondemens de sa
morale . Un penseur sublime dans ses rêveries , un génie supérieur
malgré les égaremens de sa métaphysique , Kant , après avoir établi
la réalité de cette liberté intérieure dont nous avons la conscience
, nous fait entendre deux voix qui s'élèvent au dedans de
nous . L'une nous dit : Sois heureux si tu le veux et si tu le peux ,
il n'y a ni bien , ni mal à le faire . L'autre : Sois juste quoi qu'il
t'en coûte ; il le faut , tu le dois . L'homme pourtant reste libre , la
loi est précise , mais ne le contraint pas . Cette dernière voix commande
, l'autre permet : l'accomplissement de cette règle intérieure ,
c'est le devoir , c'est la vertu . L'homme puise là le sentiment de sa
propre dignité , il sent que le bonheur appartient de droit à
l'homme vertueux : donc l'âme est immortelle : donc il est un juge
pour
elle : donc Dieu existe .
Il me semble qu'une pareille suite de raisonnemens et de conséquences
suffirait seule pour mettre Kant au rang des plus grands
esprits qui honorent la philosophie . Cette doctrine prouve bien
des vérités , explique bien des contradictions ; elle conserve à la
vertu toute sa dignité , et ne fait pas à l'homme un crime de chercher
et de trouver le bonheur. Mais il faut abandonner Kant lorsqu'il
explique nos rapports avec les autres hommes . La bardiesse
de son idéalisme , auquel cependant il fait dans sa morale quelques
infidélités , ne lui permet pas de s'appuyer sur de solides
fondemens . Mais nous avons ce que nous voulions de lui ; il nous
a donné ce principe dont le besoin se fait sentir dans la théorie
que nous examinons. Il ne resterait maintenant qu'à généraliser
davantage le troisième principe de M. Alix .
ๆ
Résumant donc les sentimens primitifs que l'on doit , je pense ,
84
MERCURE DE FRANCE ,
donner pour fondemens à un système de morale , nous trouverons
l'amour de soi qui comprend l'amour du bien-être physique et
l'amour - propre. Le deuxième principe sera cette estime de soi ,
que , sous peine de nous mépriser nous-mêmes , nous sentons le
besoin de satisfaire , et qui nous fait mesurer nos actions sur la
règle éternelle du juste et de l'injuste . Enfin , nous aurons pour troisième
principe cette loi de notre nature qui , dès les commencemens
de notre existence , nous inspire la croyance invincible que
les autres hommes nous ressemblent , que leurs plaisirs et leur bonheur
se fondent sur les mêmes motifs que notre bonheur , que nos
plaisirs. La conscience nous dit alors que puisqu'ils sont semblables
à nous ,
les traiter comme nous est un devoir. Voilà ce qui fait la
justice dont on verra sortir toutes les vertus sociales et cette charité
qui n'est qu'une sublime exagération de la justice .
Je voudrais pouvoir m'étendre plus long- temps sur ces idées ;
mais il est temps de revenir à l'ouvrage de M. Alix dont nous avons
encore à examiner la seconde partie , où l'application des trois
sentimens que l'auteur a regardés comme les principes de la
morale , est faite aux institutions qui sont établies ou que l'on
pourrait établir . La principale pensée de l'auteur est de prouver
cette vérité consolante sur laquelle tout le Télémaque repose ;
que la plus saine , la meilleure politique , même dans les intérêts
humains , est celle qui se fonde sur l'exécution rigoureuse de tous
les préceptes de la morale . Bien des gens ont traité cette assertion
de chimérique , et beaucoup la regardent encore comme un de ces
rêves d'honnêtes gens parmi lesquels une sorte d'incrédulité du
bien fait reléguer trop de vérités utiles . On doit aujourd'hui ,
mieux que jamais , savoir combien un gouvernement fondé sur la
déloyauté , sur le mensonge , est moins fort que celui qui s'appuie
sur la droiture et la bonne foi dans ses engagemens de toute espèce.
On ne peut faire trop de voeux pour que cette politique
soit universellement et toujours celle des nations qui se respectent
elles-mêmes. Rendons grâces aux écrivains qui , comme M. Alix ,
consacrent leurs travaux à démontrer aux hommes des vérités aussi
précieuses.
MARS 1815 . 85
M. Alix plaint les peuples dont l'intérêt est le seul mobile ;
mais comme un sage doit plaindre les passions des hommes , il
faut diriger l'intérêt de chacun utilement pour le bien général ;
il faut tâcher que les richesses soient réparties de manière que le
plus grand nombre possible d'habitans aient le nécessaire et même
un peu au-delà ; il faut encourager l'agriculture et le commerce
intérieur plus encore que les arts de luxe et le commerce extérieur
, qui cependant doivent aussi être favorisés . L'auteur s'étend
ensuite avec quelques détails sur les colonies anciennes et modernes
; il présente plusieurs vues généreuses , et semble animé
d'une vertueuse indignation contre ces métropoles qui forcent leurs
colonies à l'ingratitude , et ne se font pas un devoir de répandre
sur elles des bienfaits dont le plus grand avantage serait pour les
bienfaiteurs .
Après avoir parlé des institutions fondées sur l'intérêt , M. Alix
s'occupe de celles qui reposent sur l'amour-propre. Nous ne le
suivrons pas dans tous les détails de ce chapitre , où l'on désirerait
en général des notions plus positives ; on ne distingue pas assez
clairement quand l'auteur raconte et quand il propose . Ce sont
les projets impraticables qui font les livres inutiles : tel est , par
exemple , celui qui consisterait à établir un tribunal pour la distribution
des récompenses comme il y en a pour la distribution des
peines . C'est avec plus de fondement peut - être que l'auteur propose
une institution du même genre que ces concours décennaux
qui ont , il y a peu d'années , mis en mouvement tant d'amourspropres
et allumé la guerre dans la littérature et les arts . Je pense
que le mauvais succès de notre premier concours décennal ne suffit
pas pour que l'on désespère de cette institution . L'homme qui
gouvernait alors avait , à ce qu'il paraît , un goût décidé pour les
guerres de toute espèce ; il s'étudia à semer la discorde parmi la
nation irritable des poëtes et des artistes , et à détruire lui-même
les bons effets que devait produire une noble émulation . On sait
combien il chérissait les scandales littéraires ; il jetait des alimens
à notre maligne curiosité , et voulait , en occupant ainsi l'opinion ,
86 MERCURE DE FRANCE ,
ས
nous étourdir sur nos malheurs et se préserver de cet esprit public
qui , s'il eût alors existé , eût été pour les citoyens la meilleure
sauve-garde contre ses abus du pouvoir. M. Alix semble aussi rappeler
ces expositions des produits de l'industrie et des arts , qui
certainement ont beaucoup contribué aux progrès que , depuis
plusieurs années , la France a faits dans toutes ces parties.
Dans le troisième chapitre , qui traite des institutions destinées
à cultiver et développer le sentiment de l'humanité , l'auteur s'occupe
de l'éducation et s'arrête assez long- temps sur cet important
sujet . Il fait ensuite l'éloge « de ces associations généreuses qui
» ont pour objet d'alléger le fardeau de la misère qui pèse sur
» la classe indigente » . Puis il parle des fêtes de village , des
théâtres , de la musique. « Après avoir indiqué rapidement les
» moyens que la sagesse humaine peut employer pour maintenir
» les moeurs dans une heureuse direction , il contemple , il admire
» la puissance de cette institution divine sans laquelle toutes les
>> autres seraient insuffisantes . Elle ne présente pas à l'homme des
>> espérances trompeuses et des biens passagers , mais elle lui offre
» des récompenses éternelles comme celui qui les promet » .
་་
Le style , cette partie qui est toujours si importante , est pur et
n'est point dépourvu d'élégance . On peut reprocher à M. Alix une
trop grande abondance de lieux communs . Rien n'est plus capable
de répandre l'agrément et la variété dans un ouvrage philosophique
, que d'éloquens développemens auxquels l'auteur se laisse
porter par son sujet : c'est ainsi que font les grands maîtres. Mais
'il ne faut pas que ces développemens reviennent trop souvent ou
paraissent être du remplissage. Il ne faut pas que des exclamations
trop fréquentes fassent prendre la philosophie pour un rhéteur.
En général , je regrette que l'auteur n'ait pas toujours vu son
sujet d'assez haut et n'ait pas approfondi davantage quelques-unes
de ses idées qui méritaient de l'être . Des notes placées à la fin
des chapitres contiennent des citations judicieusement choisies
d'Helvétius , Duclos , Montesquieu , Fénélon , etc ..... Mais il est
des noms que l'on s'étonne de ne pas y rencontrer ; il en est un
MARS 1815. 87
surtout que j'ai été supris de ne pas voir une seule fois , c'est celui
d'Adam Smith . M. Alix aurait dû peut - être se pénétrer davantage
de ce qui a été écrit sur le sujet dont il se chargeait . Il est bon
d'étudier la morale dans son propre coeur , mais il faut l'étudier
aussi dans les livres . Cet ouvrage en appelle un autre , puisque le
système qu'on y expose est incomplet , comme on pourrait le prouver
beaucoup mieux que cela n'a été fait dans cet article , qui cependant
doit suffire pour montrer que ce vide de la science dont
M. Alix se plaint dans sa préface , reste encore à remplir.
R. C.
MÉLANGES.
Fragment d'un Ouvrage inédit sur la Société du
XVIIIe siècle .
Vers le milieu du dix- huitième siècle ( 1 ) , de grands
souvenirs et des traditions récentes maintenaient
encore en France de bons principes , des idées saines
et des vertus nationales , affaiblies déjà néanmoins
par des écrits pernicieux et par un règne plein de
faiblesse ; mais on trouvait encore à la ville et à la
cour ce ton de si bon goût , cette politesse dont
chaque Français avait le droit de s'enorgueillir ,
puisqu'elle était citée dans toute l'Europe comme le
modèle le plus parfait de la gràce , de l'élégance et
de la noblesse . A cette époque , on rencontrait dans
la société plusieurs femmes et quelques grands seigneurs
qui avoient vu Louis XIV, on les respectaiť
(1) vers 1770.
88 MERCURE DE FRANCE ,
comme les débris d'un beau siècle ; la jeunesse contenue
par leur seule présence devenait naturellement
auprès d'eux , réservée , modeste , attentive ;
on les écoutait avec intérêt , on croyait entendre
parler l'histoire . On les consultait sur l'étiquette ,
sur les usages , leur suffrage était le succès le plus
désirable pour ceux qui débutaient dans le monde ;
enfin , contemporains de tant de grands homnies en
tout genre , ces vénérables personnages semblaient
placés dans la société pour y maintenir les idées
d'urbanité , de gloire , de patriotisme , ou du moins
pour y suspendre une triste décadence ! Mais bientôt
l'expression de ces sentimens ne fut presque plus
qu'un noble langage , qu'une simple théorie de procédés
généreux et délicats ; on ne tenait plus à la
vertu que par un reste de bon goût qui en faisait
aimer encore le ton et l'apparence . Chacun , pour
cacher są manière de penser, devint plus rigide sur
les bienséances ; on raffina ( dans la conversation )
sur la délicatesse , sur la grandeur d'àme , sur les
devoirs de l'amitié ; on créa même des vertus chimériques
, rien ne coûtait en ce genre , l'heureux accord
entre les discours et la conduite n'existait plus .
Mais l'hypocrisie se décèle par l'exagération , elle
ne sait où s'arrêter ; la fausse sensibilité n'a point
de nuances , elle n'emploie jamais pour se peindre
que les plus fortes couleurs , et toujours elle les
prodigue ridiculement . Il s'établit dans la société
une secte très- nombreuse d'hommes et de femmes
qui se déclarèrent partisans et dépositaires des anMARS
1815.
89
ciennes traditions sur le goût , l'étiquette et , même
la morale qu'ils se vantaient d'avoir perfectionnée.
Ils s'érigèrent en juges suprêmes de toutes les convenances
sociales , et s'arrogèrent exclusivement le
titre imposant de bonne compagnie. Un mauvais ton
et toute aventure scandaleuse excluaient ou bannissaient
de cette société ; mais il ne fallait ni une vie
sans tache , ni un mérite supérieur pour y être admis.
On y recevait indistinctement des esprits forts ,
des dévots , des prudes , des femmes d'une conduite
légère ; on n'exigeait que deux choses , un bon ton ,
des manières nobles , et un genre de considération
acquis dans le monde , soit par le rang , la naissance
et le crédit à la cour ; soit par le faste , les richesses ,
ou l'esprit et les agrémens personnels .
Les prétentions , même peu fondées , lorsqu'on
les soutient constamment , finissent toujours par
assurer dans le monde une sorte d'état plus ou moins
honorable suivant leur genre ; surtout lorsqu'on a
de la fortune , un peu d'esprit et une bonne maison ;
les observateurs et les gens malins s'en moquent ,
mais on y cède , il semble que leur ténacité les justifie
. Les fats décriés et méprisés par toutes les
femmes n'en passent pas moins pour des hommes à
bonnes fortunes ; les importans sans crédit n'en imposent
à personne , cependant ils sont ménagés et
sollicités par tous les ambitieux et les intrigans qui ,
à tout hasard sur leur parole , pensent qu'il est prudent
de les mettre dans leurs intérêts ; les prudes
obtiennent les égards extérieurs qui sont dus à la
90 MERCURE
DE FRANCE ,
vertu ; les pédans
sans instruction
réelle jouissent
dans la conversation
de presque
toutes les déférences
accordées
aux savans . En réfléchissant
sur ce bonheur
infaillible
des prétentions
persévérantes
, qui
pourrait
attacher
une grande
importance
aux succès
de société ?
Le cercle usurpateur et dédaigneux dont on vient
de parler , cette société si déuigrante pour toutes
les autres , excita contre elle beaucoup d'inimitiés ;
mais comme elle recevait dans son sein tous ceux
qui avaient un mérite supérieur bien reconnu , ou
ceux que quelques brillans avantages mettaient à la
mode , l'animosité qu'elle inspirait étant évidemment
produite par l'envie, ne servit qu'à lui donner
plus d'éclat , et l'on s'accorda unanimement à la désigner
par le titre de la grande société qu'elle a gardé
jusqu'à la révolution , ce qui ne voulait pas dire la
plus nombreuse , mais ce qui , dans l'opinion universelle
, signifiait la mieux choisie , et la plus brilla
considération personnelle , le
par le rang ,
ton et les manières de ceux qui la composaient . Là,
dans les cercles trop étendus pour autoriser la confiance,
et qui en même temps ne l'étaient pas assez pour
que la conversation générale y fût impossible , là , dans
les assemblées de quinze ou vingt personnes, se trouvaient
en effet réunies toute l'aménité et toutes les gråces
françaises . Tous les moyens de plaire et d'intéresser
y étaient combinés avec une étonnante sagacité.
On sentit que pour se distinguer de la mauvaise
compagnie et des sociétés vulgaires , il fallait conlante
MARS 1815 .
91
server ( en représentation ) le ton et les manières
qui annonçaient le mieux la modestie , la réserve ,
la bonté , l'indulgence , la décence , la douceur et
la noblesse des sentimens. Ainsi le seul bon goût
fit connaître que seulement pour briller et pour
séduire , il fallait emprunter toutes les formes des
vertus les plus aimables. La politesse dans ces assemblées
avait toute l'aisance et toute la gràce que
peuvent lui donner l'habitude prise dès l'eufance ,
et la délicatesse de l'esprit ; la médisance était
bannie de ces conversations générales , son âcreté
ne pouvait s'allier avec le charme de douceur que
chaque personne y apportait. Jamais la discussion
n'y dégénérait en dispute . Là , se trouvait
dans toute sa perfection l'art de louer sans fadeur et
sans emphase , de répondre à un éloge sans le dédaigner
et sans l'accepter, de faire valoir les autres sans
paraître les protéger , et d'écouter avec une obligeante
attention . Si toutes ces apparences eussent été fondées
sur la morale , on aurait vu l'âge d'or de la civilisation
, Était- ce hypocrisie ? Non , c'était l'écorce
des moeurs anciennes conservé par l'habitude et le
bon goût , qui survit toujours quelque temps aux
principes , mais qui , n'ayant plus alors de base solide
, s'altère peu à peu , et finit par se gåter et se
perdre à force de raffinemens et d'exagération .
Dans les cercles moins étendus de cette même société,
on montrait beaucoup moins de circonspection ,
le ton qui ne cessait jamais d'être d'une rigoureuse
décence , y était beaucoup plus piquant , on n'y
92
MERCURE DE FRANCE ,
1
attaquait l'honneur de personne . On y voulait toujours
de lá délicatesse ; néanmoins , sous les formes
artificieuses de la confiance , de l'étourderie et de la
distraction , on y pouvait médire sans scandale ; on
n'y excluait point les traits les plus perçans, pourvu
qu'ils fussent lancés avec adresse et sans colère apparente
, car on ne pouvait médire de ses ennemis
reconnus. Il fallait que la médisance ne fût pas suspecte
, et que pour s'en amuser l'on pût y croire.
Dans la société , même intime , la malignité respectait
les liens du sang , l'amitié , la reconnaissance ,
et les gens qu'on recevait chez soi ; d'ailleurs les
iudifférens y étaient sacrifiés sans scrupule , on n'y
flétrissait point leur réputation ; mais on s'y moquait
du mauvais ton , des expressions et des manières
provinciales ou vulgaires ; on y tournait
en ridicule ceux qu'on n'aimait pas , c'était les
immoler , car ces arrêts frivoles avaient force de
loi , et cela devait être ; partout où se trouve une
association généralement regardée comme supérieure
à toute autre du même genre , se trouve
aussi un tribunal dont les juges prononcent des
sentences irrévocables. A qui en appellerait- on ,
lorsqu'il n'existe pas de puissance souveraine à
laquelle il soit possible de recourir ? Quand on ne
trouve plus dans le monde cette prééminence d'une
société établie d'un consentement unanime arbitre
du bon goût , dispensatrice des éloges les plus désirés
et juge de toutes les convenances ; l'arme puissante
du ridicule est brisée et c'est pourquoi il n'y
MARS 1815.
93
a point de ridicules chez les peuples grossiers ou
tombés dans la barbarie , et même parmi ceux qui
ont été durant long-temps agités par de violentes
secousses politiques. Après de tels orages , l'essentiel
et le plus pressé est de rétablir les principes ;
mais les grâces ne s'organisent point , on ne les
rappelle point par des édits . Elles prennent aisément
la fuite , il faut du temps pour les ramener .
Le seul ridicule qui puisse subsister dans la décadence
même du bon goût , est celui de la sottise
unie à l'insolence ; celui-là sera toujours universellement
senti , dans tous les pays et chez toutes les
nations .
Pour achever de peindre la grande société du
dix-huitième siècle , il faut dire encore , que dans
ses comités les plus intimes , on exigeait que la médisance
fut pour ainsi dire dispersée ; un même personnage
qui se serait constamment chargé de la
répandre , eût été odieux . On voulait surtout de la
gråce , de la gaieté ou de l'originalité ; la méchanceté
noire est toujours triste , elle a quelque chose
de vulgaire et de grossier , elle eût produit d'ailleurs
une trop grande disparate avec le langage
habituel , elle était de mauvaise compagnie .
Ce qu'on ne pardonnait jamais , ce que rien ne
pouvait excuser , c'était la bassesse ou des mauières ,
ou du langage et celle des actions , quand elle était
bien avérée . On n'avait plus assez de principes pour
être profondément indigné au fond de l'âme d'une
bassesse qui aurait valu une grande fortune ou une
94 MERCURE DE FRANCE ,
belle place ; mais on avait encore plus de vanité
que de cupidité , et tant que l'orgueil conserve ce
caractère , il peut ressembler à la grandeur. Quand
les bassesses utiles étaient faites avec de certaines
précautions et de certaines formes , on feignait facilement
, si elles réussissaient , de ne voir en elles
qu'une habileté permise , ainsi que les voleurs chez
les Lacédémoniens , les maladroits seuls étaient
punis. On n'a jamais vu du moins dans ce temps
de bassesses effrontées , et c'est encore beaucoup ,
jamais on n'a vu un ami supplanter à la cour un
ami , ou un ministre disgracié abandonné lâchement
par ceux qui lui avaient fait une cour assidue
pendant sa faveur ; au contraire , comme le coeur
et les principes avaient infiniment moins d'influence
sur la conduite que la vanité , on mettait du faste et
de l'éclat à toutes les actions généreuses , on finit
par y mettre de l'arrogance , on ne se contenta pas
d'aller voir un ministre exilé , on lui rendit une cspèce
de culte , on le déifia , on brava ouvertement
le souverain qui l'avait exilé ......
On l'a déjà dit , le code moral de cette brillante
société n'était plus appuyé que sur une base fragile
prête à s'écrouler , mais il y avait encore des législateurs
et des juges , les lois n'étaient point abrogées
; voici les plus importantes et les plus ingénieuses......
D. G.
( La suite au numéro prochain. }
MARS 1815 . 95
L'histoire de Henri -le - Grand , par Madame la comtesse de
Genlis , va paraître dans quelques jours ( 1 ) . Nous n'avons pu jeter
qu'un coup d'oeil rapide sur cette nouvelle production d'une
dame illustrée par tant d'autres écrits ; mais nous pouvons assurer
d'avance que le public y trouvera tout ce qu'il a droit d'attendre
de l'auteur de l'intérêt , des observations justes et profondes ,
des sentimens élevés , enfin un style pur , noble et parfaitement
adapté à l'importance du sujet.
:
En attendant que nous offrions une analyse complète de cette
histoire , nous croyons que nos lecteurs verront ici avec plaisir
quelques morceaux détachés ; et nous choisissons de préférence
ceux qui , dans les circonstances où se trouve la France , paraissent
mériter une attention particulière .
Voici d'abord le début de l'ouvrage :
« Il est bien difficile que des princes nés sur le trône dans des
temps paisibles puissent connaître les hommes , et apprendre le
grand art de régner. Comment la jeunesse confiante et crédule
pourrait-elle discerner la vérité au milieu des prestiges de la grandeur
et de toutes les séductions de la flatteric? Mais la Providence,
en accordant aux nations le plus grand de ses bienfaits , en leur
donnant de bons rois , fait souvent subir les épreuves les plus rigoureuses
à ces héros chargés d'une mission divine , et les prépare
ainsi à remplir dignement un jour leur sublime destination . Charles
le Sage , et Louis Père du Peuple , ainsi que Henri le Grand ,
durent au malheur une partie de leurs vertus . Ce fut dans le sein
des factions les plus turbulentes et les plus sanguinaires , que
Charles V acquit cette perfection de sagesse qui donne aux princes
le véritable génie de la royauté ; c'est cette sagesse qui enseigne à
placer à propos la douceur et la fermeté ; c'est elle qui , flexible
avec dignité et ferme avec ménagement , sait ranimer les esprits ,
(1) A Paris , chez Marąddan , libraire . Denx vol. in - 8° .
96
MERCURE
DE
FRANCE
, concilier des intérêts opposés , pénétrer les intentions , maîtriser
les caractères , et connaître les bornes de la puissance souveraine ,
qui n'est suprême que dans le calme , mais qui , durant les orages ,
ne peut se soutenir que par la prudence et l'habileté unies à la
droiture. Charles V eut besoin de toutes les ressources de la raison,
et de tout l'ascendant que donnent dans les affaires d'état un esprit
réfléchi , un caractère doux , souple et patient : réparer , réunir
et pacifier , fut l'emploi constant de ce règne , qui mérita sí
justement au souverain le beau surnom de Sage. Dans les disgråces
et dans les exils , les princes connaissent tout le prix du dévoùment
et de l'amitié ; on ne s'occupe point du soin frivole de leur
plaire , on ne songe qu'à les servir ; ils sont forcés , pour se faire
des partisans , de vaincre leurs ressentimens particuliers ; l'ennemi
qui revient à eux les trouve toujours disposés à l'oubli du passé :
leur intérêt les accoutume ainsi à la clémence . Louis XII , avant
de monter sur le trône , fut opprimé , persécuté ; il eut besoin
d'amis , il apprit à les choisir et à pardonner : c'était apprendre à
régner. Henri IV fut le plus clément des rois . La grandeur d'àme
et la bonté lui firent faire tout ce que la politique la mieux entendue
aurait pu lui conseiller : les plus belles actions de sa vie ne furent
que les fruits heureux des premiers mouvemens de son coeur ;
mais il dut à une éducation mâle et à l'adversité l'empire sur luimême
, la connaissance des hommes et des affaires , et la persévérance
, qui triomphe de tout . Ce grand prince fut à la fois le plus
habile capitaine d'un siècle guerrier , le monarque le plus digne de
régner sur une nation généreuse , et le Français le plus aimable.
Par son courage , sa franchise et sa gaîté , il acheva de former no- .
tre caractère national : tous les rois doivent le prendre pour modèle
, et , pour être véritablement Français , il faut lui ressembler .
Henri IV fut tellement aimé , il a laissé de si chers souvenirs , que
si tous les mémoires de son temps , et tout ce qu'on a écrit sur sa
vie , étaient anéantis , on retrouverait encore son histoire dans les
traditions de famille de toutes les classes de la société ; on pourrait
en recueillir les principaux traits ; et les anecdotes les plus intéMARS
1815.
97
ressantes dans l'atelier de l'artisan et dans les chaumières , ainsi
que dans les palais et dans les châteaux » .
se
Nous trouvons une grande vérité dans les observationTORES
vent le portrait que madame de Genlis a tracé de un des plus
fameux ligueurs , François de Roncherolles.
« Un seul ligueur parmi les Seize avait la confiance du dire de
Guise : c'était François de Roncherolles , homme hard eloquent ,
plus modéré au fond qu'aucun autre , capable d'inspirer nilion
siasme , mais qui n'eut pas toujours le pouvoir d'arrêter l'impétuosité
des mouvemens qu'il avait excités . Ainsi , durant les orages ,
ceux qui fomentent des troubles deviennent toujours plus coupables
qu'ils n'ont voulu l'être ; on peut , dans sa pensée , poser
limite qu'on se prescrit de ne jamais franchir : il est , dans ce cas,
bien hasardeux de compter sur sa propre force ; mais compter sur
celle des autres est une étrange présomption ! Il est impossible de
fixer le point où s'arrêteront ceux qu'on entraîne dans une route
obscure et glissante , qui n'est pas celle du devoir » .
la
On sait que Henri IV , même après son abjuration , fut encore
obligé de combattre quelque temps les ligueurs ; qu'il lui fallut
soumettre les plus belles provinces qui obéissaient aux ordres des
ducs de Mayenne , de Guise , d'Aumale et d'Elbeuf. Mais presque
partout , les coeurs des habitans lui étaient acquis : la présence
seule des troupes de la ligue empêchait la manifestation des sentimens
de fidélité et d'amour dont les citoyens paisibles étaient animés
pour leur légitime souverain . On lira avec le plus grand intérêt
dans l'ouvrage , comment les villes de Lyon et de Beaune , de
Dijon , Meaux , Marseille , Pau , Tours , etc. , secouèrent le joug
de la ligue , et se soumirent au roi . Nous citerons encore , à ce
sujet , quelques passages .
"1
Vitry avait été le premier des seigneurs catholiques qui , après
la mort du feu roi , refusa de reconnaître un souverain protestant ;
mais lorsqu'il vit son roi abjurer ses erreurs , il représenta au duc
de Mayenne que rien ne devant plus empêcher les Français de re-
7
98
MERCURE
DE
FRANCE
,
connaître leur souverain légitime , il était décidé à prendre ce
parti . Le duc l'assura qu'il négociait lui-même ; il le pria de ne rien
précipiter , et Vitry y consentit : mais lorsqu'il vit la trève finie ,
et la guerre près de se rallumer , il ne différa plus. Il ne marchanda
point avec son souverain , ne vendit point son repentir et son retour
à la boune cause ', comme le firent tant d'autres. Il n'exigea rien de
son roi , et montra un désintéressement qui répondit de sa fidélité
future. Le 24 décembre 1593 , il fit sortir toute la garnison de la
ville de Meaux , et ayant assemblé les principaux magistrats et bourgeois
« Messieurs , leur dit-il , le roi , en se faisant catholique , a :
» levé l'obstacle qui empêchait ses sujets de le reconnaître pour leur
légitime souverain ; je vais me ranger à mon devoir , et j'en ai
prévenu le duc de Mayenne . Je pouvais livrer la ville au roi ,
je ne l'ai point fait. C'est à vous à qui je la remets , je vous laisse
» les maîtres de prendre le parti que vous jugerez convenable ;
» s'il est conforme à votre devoir , vous aurez tout le mérite d'une
» décision libre et volontaire » .
ע
"
>>
>> Après ce discours il remit les clefs entre les mains des magistrats
, et il sortit de la ville pour aller joindre ses troupes , qui l'attendaient
à un quart de licue . Cette déclaration surprit les habitans
et les entraîna tous. A la gloire de l'espèce humaine , il faut du
temps , beaucoup d'adresse , d'artifices , de sophismes présentés sous
mille formes séduisantes pour corrompre la masse des hommes : il
ne faut souvent qu'un mot heureusement placé , qu'un exemple
frappant pour les faire rentrer dans la route du devoir.
» Les habitans de Meaux délibérèrent quelques momens, et résolurent
, à l'unanimité , de suivre l'exemple de leur gouverneur.
En sortant de l'assemblée ils crièrent : Vive le roi! le peuple y
répondit par les mêmes acclamations , et ils prirent tous l'écharpe
blanche. Les habitans envoyèrent une députation à Vitry , qui revint
sur- le-champ . Cette heureuse nouvelle fut aussitôt portée au
roi , qui se se rendit à Meaux au commencement de janvier. Ce
prince y fut reçu avec tous les témoignages de la joie ; Henri y
parut d'autant plus sensible , que cette ville était la première
MARS 1815.
99
qui , depuis son abjuration , fût volontairement rentrée sous son
obéissance » .
« La soumission de la ville de Meaux fut suivie d'une conquête
plus importante , celle de la ville de Lyon. Les politiques , qui
étaient en grand nombre dans la ville , résolurent de remettre cette
belle capitale sous l'obéissance du roi . Ils envoyèrent secrètement
å Henri une députation pour l'engager à seconder leurs efforts . I
ordonna au colonel Alphonse Ornano , qui commandait un corps
de troupes en Dauphiné , de se tenir prêt à soutenir les bourgeois
de Lyon aussitôt qu'ils auraient besoin de lui . Ornano , appelé par
les trois échevins , chefs des politiques , Liergues , Jacques et de
Seves , se rendit à Lyon , près du faubourg de la Guillotière , dans
la nuit du 7 au 8 février , et se tint là jusqu'à nouvel ordre .
Jacques , accompagné de ses deux amis Liergues et de Seves , et
d'une vaillante troupe de bourgeois d'élite bien armés , attaqua ,
entre trois et quatre heures du matin , un corps-de-garde , au bout
du pout ; ils le forcèrent après avoir éprouvé beaucoup de résistance.
Pendant ce temps , d'autres bourgeois du parti royal sorti
rent de leurs maisons , en criant : Vive la liberté française ! ils
posèrent des chaînes dans les rues , et la ville se trouva bientôt barricadée
de toutes parts . L'échevin Jacques se saisit de l'arsenal ct
fit arrêter sept autres échevins , déterminés ligueurs , et quelques
capitaines des quartiers. Le lendemain matin , on vit paraître de tous
côtés les habitans avec des écharpes blanches : tous les quartiers
retentissaient des cris de vive le roi ; on alluma des feux de joie
dans toutes les rues ; on arracha les armes d'Espagne , de Nemours
' et de Savoie , des lieux où elles se trouvaient ; la populace représenta
la Ligue sous la figure d'une vieille sorcière hideuse , et jeta
cette effigie au feu avec mille imprécations. Les bourgeois
firent ensuite dresser des tables devant leurs maisons , et le
peuple y vint en foule boire à la santé du souverain . Il est
remarquable que cette brave bourgeoisie de Lyon , ayant des
troupes à ses portes , ne les appela point , et ne les fit entrer
338317
100 MERCURE DE FRANCE ,
que lorsqu'elle eut terminé seule toute cette heureuse révolution.
Ces bourgeois n'étaient point des soldats aguerris : tout Français ,
quels que soient son état et ses habitudes , n'a besoin pour combattre
, que d'un grand motif, et non d'apprentissage .
» Sur les deux heures après midi , le colonel Ornano entra dans
la ville accompagné seulement de ses officiers et d'un grand nombre
de gentilshommes , tous avec l'écharpe blanche et des panaches
blancs . La ville était soumise , ces guerriers n'y parurent que pour
y maintenir la paix » .
« Le duc de Mayenne voyant Laon pris , presque toute la Picardie
dans le parti du roi , les principaux officiers de la Ligue et
le duc de Guise lui - même disposés à faire leur accommodement
avec le roi , ne songea plus , d'après les conseils de Jeanin , qu'à
se borner à une seule province et à s'y rendre indépendant . Dans
ce dessein , il jeta les yeux sur la Bourgogne , et il s'achemina vers
cette belle partie de la France , après avoir laissé de bonnes garnisons
dans Dourlens , la Fere et Soissons . Outre qu'il tenait déjà
une grande partie de cette province , la proximité de la Savoie ,
de la Franche-Comté , de la Lorraine , des Suisses et de l'Allemagne
, dont il se flattait de tirer de grands secours , lui paraissait devoir
lui assurer tous les moyens de s'y maintenir. Ayant nourri
long- temps l'espoir de s'élever sur le trône de France , le projet
de se contenter de la simple souveraineté d'une province , loin
d'être chimérique à ses yeux , lui paraissait également facile et
modéré. Parmi les désordres causés par les usurpations et les révoltes
contre l'autorité légitime , l'un des plus frappans est cet esprit
d'indépendance , et ces prétentions outrées qui se répandent
dans tous les classes . Alors chacun s'élance hors de sa situation ,
non par l'instinct du génie et des talens , mais par le déréglement
d'une imagination qui n'a plus de frein : on croit tout possible , parce
qu'on ne respecte rien'; l'ambition n'a plus de calcul raisonnable; elle
ne donne ni cet essor qui rend capable d'exécuter de grandes choMARS
1815. 101
ses, ni cette persévérance qui assure le succès d'un plan bien combiné
; elle est à la fois vague , indécise et sans mesure ; elle tourne
les têtes sans élever les âmes telle fut l'ambition de Mayenne et
de presque tous les ligueurs ; c'était plutôt un songe qu'une passion.
ג ”
:
Mayenne , dans son dessein de s'assurer de la souveraineté de
la Bourgogne , comptait aussi sur l'Espagne , qui paraissait entrer
dans ses vues ; mais les Bourguignons n'étaient pas d'humeur à
choisir un sujet pour leur maître. « Jamais , dit Sully , ils n'ont
» donné de preuves si éclatantes de leur fidélité pour leur souve-
>> rain »>. Le duc ayant commencé par vouloir s'assurer de Beaune
■n y faisant entrer une nombreuse garnison , les bourgeois se soulevèrent
contre cette troupe , l'attaquèrent , et l'obligèrent à se retirer
dans le château. Ensuite cette vaillante et noble bourgeoisie
se fortifia avec des barricades contre ce château , et , après tous ces
exploits , elle appela à son secours le maréchal de Biron , auquel
elle permit de se loger pendant six semaines avec sa petite armée
dans l'enceinte de ses murs. Ces braves habitans nourrirent la
troupe royaliste à leurs dépens , sacrifiant l'argent et tout ce
qu'ils possédaient d'aussi bon coeur qu'ils exposaient leurs personnes.
Ils partagèrent toujours les travaux et les périls des guerriers
qu'ils avaient appelés ; ils attaquèrent en forme le château avec une
batterie de douze pièces de canon, et poursuivirent leurs ouvrages
si vivement , qu'ils chassèrent enfin la garnison des rebelles . On
verra par la suite que la ville de Dijon montra le même
la même fidélité » .
courage et
Nous citons avec d'autant plus de plaisir ces témoignages de
fidélité des plus grandes villes du royaume , que ce sont des titres
de noblesse dont elles doivent aujourd'hui s'honorer. Voici
quelles furent les heureuses suites de leur soumission , de leur
fidélité ? Écoutons encore madame de Genlis .
« Il était impossible qu'après tant de désastres et de si longues
guerres , tant de dettes à payer , d'établissemens publics à réparer
102 MERCURE DE FRANCE ,
et à entretenir , on fût encore dans l'abondance ; mais toutes les
plaies commençaient à se fermer ; le commerce , l'agriculture se
ranimaient, d'immenses défrichemens entrepris dans toutes les parties
du royaume montraient partout des bras utiles rendus à la nature
; les prés dévastés et les champs de bataille se couvraient de
semailles et de jeunes plantations ; des milliers de charrues , formant
d'heureux sillons , effaçaient dans les campagnes les traces
funestes des affûts de canon et des trains d'artillerie ; et le laboureur
, déjà soulagé du poids des impôts , relevait avec espérance sa
chaumière abattue ».
Mais il fallut quatre années de paix à Henri pour réparer les
désastres qui avaient précédé son règne . Nous avons vu l'un de
ses successeurs , après de bien plus longs désastres et des malheurs
inouïs , ramener , en moins d'une année , l'abondance , la prospérité
dans son royaume . Quelle doit être notre admiration , notre
reconnaissance pour l'auteur d'un si grand bienfait , ou plutôt d'un
pareil prodige !
VARIÉTÉS.
SPECTACLES.
A. D.
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE . - Reprise de Médée et Jason.
- Le ballet de Nina .
Très-mal accueillie à la première représentation , et ( ce qui
est sans exemple ) sifflée à la répétition générale , enfin ,
ensevelie
depuis dix -huit mois , comment cette Médée a-t - elle pu sortir
tout à coup du tombeau ? Si c'est un nouveau prodige de l'amante
de Jason , il faut convenir que son art ne s'exerça jamais d'une
manière plus funeste pour les malheureux mortels . L'instant de son
réveil a été celui de l'assoupissement de tous ceux que leur mauMARS
1815 . 103
vaise étoile en a rendus témoins. On assure même que cet effet inévitable
s'est fait sentir hors de l'enceinte où a eu lieu l'apparition'
de la princesse de Colchos : le poëme , consacré à sa louange , n'a
pas agi avec moins d'efficacité sur les lecteurs que sur les spectateurs
. Au besoin , la préface eût pu suffire : c'était la première
fois qu'un auteur d'opéra s'avisait de faire précéder ses vers d'une
dissertation historique et mythologique aussi longue que la pièce
entière Et dans quel espoir ? Celui de démontrer à la génération
actuelle que c'est à tort que , depuis plus de trois mille ans , l'on
s'obstine à voir dans la fille du roi Æetas une princesse aussi libre
dans ses moeurs qu'implacable dans ses vengeances. M. Milcent se
rend caution de la chasteté et de la douceur de Médée. Le public
entier peut , à son tour , garantir à M. Milcent , que sa bonne et
vertueuse Médée est devenue , par ses soins , la plus triste et la
plus ennuyeuse princesse du globe.
Il veut lui trouver des défenseurs partout , et il met Voltaire de
ce nombre. Dans son commentaire sur Corneille , ce grand écrivain
s'élève , il est vrai , contre les froides horreurs que tous les
tragiques anciens et modernes ont accumulées dans le personnage
de Médée ; et il désirerait que ses crimes fussent mieux motivés
par la passion . Mais a-t-il jamais prétendu qu'il fallût dénaturer
ti caractère dramatique , consacré par la tradition ? Corneille
avait dit , dans la dédicace de sa Médée : « Dans la poésie il ne
» faut pas considérer si les moeurs sont vertueuses , mais si elles
» sont pareilles à celles de la personne qu'elle introduit » . Voltaire
ajoute : « Il faut surtout qu'elles soient intéressantes ; c'est-
» là le premier devoir » . Or , M. Milcent n'a fait ni une Médée
pareille à toutes les Médées qui ont paru jusqu'ici sur les théâtres
grec , latin et français , ni une Médée intéressante. La discussion
finit là. S'il y a dans tout l'ouvrage une ou deux scènes dignes de
quelqu'attention , il faut observer qu'elles appartiennent à Glower ,
auteur d'une Médée anglaise . Le style , sans couleur , sans vie et
quelquefois incorrect , est parfaitement approprié à cette triste
conception.
104
MERCURE DE FRANCE ,
Le compositeur ( M. de Fontenelle ) a dû se sentir glacé toutes
les fois qu'il a jeté les yeux sur les vers de son poëte. Il est trop
puni de sa fatale complaisance pour que l'on entreprenne de lui
démontrer , par son propre exemple , que d'un sujet aussi mal
conçu il ne pouvait résulter qu'une musique dénuée de mouvement
et de chaleur.
Il serait temps que certains écrivains ( je n'ose les nommer
poëtes ) voulussent se pénétrer de la différence essentielle qui
existe entre la tragédie , qu'ils s'obstinent à appeler lyrique , et le
véritable opéra. Il y aurait ici matière à une dissertation plus longue
encore que celle de M. Milcent : je me bornerai à retracer ,
comme une définition exacte de tout ce qui doit constituer un
grand opéra , ces vers si connus , quoique si peu en harmonie avec
ce que nous voyons tous les jours :
Il faut se rendre à ce palais magique
Où les beaux vers , la danse , la musique,
L'art de tromper les yeux par les couleurs ,
L'art plus heureux de séduire les coeurs ,
De cent plaisirs font un plaisir unique.
A l'exception des beaux vers , tout cela se retrouve dans le
charmant ballet de Nina. La reprise de cette pantomime excite
une curiosité aussi vive que l'opéra du même nom en excita jadis
dans sa nouveauté. La gloire en appartenait alors à mad . Dugazon ,
elle appartient aujourd'hui à mademoiselle Bigottini , dont le rare
talent mérite d'être assimilé à celui de cette grande, actrice . Elle
jouit d'un succès que l'on obtient rarement sans le
secours des paroles
: elle fait couler des larmes de tous les yeux.
THEATRE DE L'OPÉRA -COMIQUE. - Première représentation de
Félicie ou la Jeune Fille romanesque.
On nous avait déjà fait voir à ce théâtre les funestes effets que
peut produire la lecture assidue des romans sur une vieille cervelle
comme celle de Ma Tante Aurore. On vient de nous montrer
les derniers symptômes de cette maladie dans une jeune personne
encore toute innocente et naïve .
MARS 1815. 105
Félicie habite avec son père et une soubrette revêtue du titre de
gouvernante , un château situé sur les bords de la Durance . Cette
solitude est effrayante pour une jeune personne : elle a recours à
son imagination pour s'en rendre le séjour agréable. Il n'existe pas
un roman ancien ou moderne dont elle n'ait connaissance ; et ,
dans tous , elle a fort bien observé que , dès les premières pages ,
l'héroïne ne manque jamais de rencontrer l'être prédestiné qui devait
lui faire sentir son coeur . Félicie brûle de hâter ce fortuné moment
; pénétrée d'un respect religieux pour les mystères de la sympathie
, c'est de son pouvoir irrésistible qu'elle attend un époux
digne de toutes ses affections . Déjà même elle est parvenue à se
représenter si fortement toutes les perfections dont doit être pourvu
ce mortel inconnu , qu'elle en a fixé les traits sur la toile .
Mais M. de Belfort , son père , moins confiant dans la destinée ,
a pris des arrangemens beaucoup plus positifs pour établir sa fille .
Il regarde sa main comme le gage d'un arrangement important
avec Dorimon , l'un de ses voisins , et il la lui promet . En conséquence
, son fils , le colonel Édouard , ce jeune militaire , avant
de se décider à cette union , voudrait savoir , du moins , s'il sera
aimé de la jeune personne , et loin de se présenter ouvertement
comme son prétendu , il emploie , pour se glisser dans le château ,
toutes les précautions d'un amant qui ' redoute la vigilance d'un
père intraitable . A l'aide de l'Orange , son valet , qui jadis a trèsparticulièrement
connu Juliette , la jeune gouvernante , il noue
une intrigue qui doit avoir d'autant plus de piquant pour Félicie ,
qu'elle est conduite tout -à-fait dans les formes voulues par les romans
du genre le plus sentimental . Amant timide et discret ,
Édouard ne se montre pas ; il se contente de chanter des romances
, de faire dire à un écho les choses les plus galantes , de jeter
des bouquets et de hasarder des lettres . Félicie partage son attention
entre ce personnage mystérieux et l'image précieuse qu'elle
croit en posséder . Juliette s'aperçoit à temps qu'il s'en faut que la
ressemblance soit parfaite : elle trouve l'art de corriger le portrait
d'après nature , en présence même de Félicie , qui se persuade
106 MERCURE DE FRANCE ,
que , d'après des rapports sympathiques , sa gouvernante discerne
les traits de son amant dans ses yeux ; mais c'est bien réellement
le colonel que peint Juliette , après l'avoir placé derrière le fauteuil
même de la jeune personne . Poursuivant son aventure ,
Édouard croit se ménager enfin le tête à tête où il doit obtenir un
doux aveu en escaladant une fenêtre . Il est reçu , à sa descente
par le père lui-même. Tout s'explique , et Félicie est au comble de
en se voyant unie à l'original du portrait chéri . ses voeux ,
?
Il fallait beaucoup d'art pour prolonger l'intrigue et varier les
incidens pendant trois actes. Les détails ingénieux , les mots spirituels
et piquans qui se succèdent sans interruption de scène en
scène , justifient la vogue peu commune dont ce joli ouvrage est
assuré de jouir , après avoir subi l'épreuve de plusieurs représen
tations . Le nom de l'auteur était déjà une recommandation auprès
du public ; M. Emmanuel Dupaty vient d'acquérir de nouveaux
droits à sa faveur.
La musique , ouvrage d'un artiste italien , M. Catruffo, offre plusieurs
morceaux très-agréables , quoiqu'il fût possible d'y désirer
un peu plus de couleur et d'intention . On ne saurait , du moins ,
exiger une exécution plus parfaite . Tous les rôles sont joués et
chantés de la manière la plus satisfaisante par Martin , Huet , Julliet
, et mesdames Regnault et Boulanger .
-
S.
THEATRE FRANÇAIS . Reprise des Templiers , tragédie en
cinq actes et en vers , par M. Raynouard ,
Si un concours nombreux de spectateurs était toujours un garant
suffisant du mérite d'une pièce de théâtre , peu de tragédies l'emporteraient
sur celle des Templiers , et Racine pourrait bien céder
le pas à M. Raynouard. Dès les cinq heures , une foule immense
assiégeait toutes les avenues des Français , et au moment où les
portes se sont ouvertes , la salle s'est trouvée remplie comme par
enchantement. Les spectateurs se divisaient naturellement en deux
classes. La première était composée de ceux qui avaient applaudi
sans réserve à la première apparition de ce phénomène sur la scène
tragique : la seconde de ceux qui , bien loin de partager cet enthouMARS
1815. 107
siasme , pensaient au contraire , que la pièce ne péchait pas moins
par le plan que par les caractères et le style , c'est -à -dire , était -
vicieuse en tout point. Une égale curiosité attirait les uns et les
autres . Les amis de l'auteur publiaient que l'ouvrage avait subi de
grands changemens , et l'on était bien aise de s'assurer si les corrections
étaient heureuses . Nous avons suivi la marche de la pièce
avec attention ; et nous avons cru remarquer que M. Raynouard
avait également mécontenté ses premiers admirateurs et ses critiques
. « Quelle manic , disaient les uns , de remettre en question ce
qui était passé en force de chose jugée et de changer ce qui était
bien , pour y substituer des choses dont la réussite est plus que
douteuse ! A quoi bon tous ces changemens , disaient les autres , si
les corrections sont pires que le premier jet ? Un jour , lorsque
l'auteur aura livré sa pièce à l'impression , nous nous proposons
d'examiner jusqu'à quel point ces reproches sont fondés , et dans
le seul intérêt de l'art , nous rechercherons et nous ferons ressortir
les beautés et les défauts de cet ouvrage sous le triple rapport du
plan , des caractères et du style . En attendant , nous nous hâtons
d'apprendre à nos lecteurs que les Templiers d'aujourd'hui ressemblent
beaucoup aux anciens , soit pour le style , soit pour les caractères
, mais qu'ils en different essentiellement pour le plan . Les
quatre premiers actes sont entièrement refondus. Des scènes entières
ont été transportées du troisième acte dans le second , du second
dans le premier , et de celui-ci dans le quatrième , sans qu'à
notre avis la pièce y ait rien perdu ou gagné : et telle est la
manière dont l'auteur a conçu son plan , que l'on pourrait commencer
la représentation par le second , par le troisième , ou par le
quatrième acte , sans que pour cela l'action marchất ni mieux , ni
plus mal . Les interlocuteurs ont aussi changé de rôle entr'eux , et
plusieurs tirades qui se trouvaient autrefois dans la bouche du roi
et du chancelier , sont maintenant dans celle du connétable et du
grand maître ; et vice versa.
Talma a eu de beaux momens dans le rôle du jeune Marigny.
Son jeu est plein de naturel , et son débit d'une chaleur entraî108
MERCURE
DE FRANCE
,
し
nante . Saint-Prix selon son usage laisse tomber une à une toutes
ses syllabes et met un intervalle entre chaque mot . Si tous les acteurs
s'écoutaient parler ainsi , la représentation pourrait bien
durer une demi-journée , si toutefois on parvenait à en voir la fin.
En revanche , Lafond parle avec trop de précipitation . Une telle
volubilité est peu digne d'un roi chez qui la grâce et l'aisance ne
doivent jamais exclure la majesté.
Le Théâtre Français va , dit- on , ' s'enrichir de deux nouvelles
pièces : Racine et Cavoye , comédie en trois actes et en vers ; et
Germanicus , tragédie en cinq actes . La première est attribuée à
un auteur dont tous les pas dans la carrière dramatique ont été
comptés par des succès . La seconde est d'un homme de lettres qui ,
quoique doué d'une prodigieuse facilité , n'a pu jusqu'ici tlonner à
Melpomène que des instans dérobés à de plus graves occupations.
On a lieu d'espérer que rendu à lui-même , il consacrera désormais
exclusivement au culte des muses des talens qui promettent la
gloire , et qui ont brillé d'un si bel éclat à leur aurore .
On sait que l'auteur de Jeanne Gray a retiré sa pièce , quoiqu'il
eût droit à une seconde représentation . Cet exemple d'une rare
modestie , est d'un homme qui sent ses forces , et qui ne tardera
pas à se relever de ce léger échec par un succès qui ne scra ni
douteux , ni contesté.
Lafond a repris ses débuts dans la comédie . Avant d'en rendre
compte , nous avons voulu le voir dans plus d'un rôle , afin d'être
en état d'en parler en connaissance de cause , et de porter un
jugement plus motivé sur un acteur qui donne en ce moment , aux
amis de Thalie , des espérances qu'il réalisera sans doute.
THEATRE DE L'ODÉON . - Première représentation de l'Envie
de parvenir , ou la Journée des Dupes , comédie en cinq actes et
en vers , par M. Armand Charlemagne.
M. Volf , riche magistrat de Berlin , est un de ces hommes à
projets , qui ne se trouvant point heureux dans la condition où
le sort les a placés , sont possédés de l'envie de parvenir , et qui
n'ayant pas su gouverner leur maison , se croient appelés à gouvera
Η
5
MARS 1815. 109
ner le genre humain . Une fille , deux nièces , composent toute sa
famille . Il faut y ajouter un précepteur dont le nom est Benoni
petit abbé musqué , poëte à l'eau rose , composant des bouquets
pour Iris , et s'élevant jusqu'au rondeau . Au moment où toute cette
famille est réunie pour entendre les beaux projets de bienfaisance
qu'a rêvés M. Volf , on introduit un inconnu qui demande l'hospitalité
. Son vêtement plus que modeste ne prévient guères en sa
faveur. Il raconte comment il a été rencontré dans la forêt
voisine par des voleurs , qui l'ont dépouillé et mis dans l'état où il
se trouve. On le reçoit d'abord par pitié , puis on le congédie
bientôt par défiance. L'inconnu n'ayant rien de mieux à faire , va
promener sa douleur dans les jardins du roi ; mais quelle est la
surprise de Volf , lorsque l'intendant de ces jardins , Ernest , son
gendre futur , vient lui apprendre que le grand Fredéric a adressé
la parole à l'inconnu , et a semblé déplorer sa cruelle destinée ? « Qui
le croirait ? a dit le roi , cet homme que j'ai vu jadis dans tout l'éclat
du pouvoir et de la gloire , entouré d'une cour brillante et
gardé par de nombreux satellites , est aujourd'hui méconnu , abandonné
et couvert des haillons de la misère » ! A cette nouvelle ,
l'étonnement de la famille peut à peine se concevoir. C'est un
grand seigneur qui voyage incognito , s'écrie Volf ! C'est un prince
déguisé , s'écrient les nièces ! Et tous ensemble : « et nous l'avons
chassé! » Il n'est qu'un moyen de tout réparer , c'est de l'inviter à
diner , de le traiter comme son rang l'exige , et de mettre son expulsion
sur le compte de Benoni , que l'on fera passer pour une
sorte d'imbécille . Ernest est chargé d'aller porter cette invitation
à l'inconnu qui accepte et se rend aussitôt chez Volf. Autre surprise
. Un tailleur vient de la part du roi apporter à l'inconnu un
habit magnifique. Alors plus de doutes , c'est pour le moins un
prince , qui sait ? un roi peut-être ! Volf se voit déjà ministre , et
comine pendant le repas l'inconnu a adressé quelques mots de galanterie
à la jeune Sophie , il a sans doute l'intention de l'épouser ;
Ernest ne convient plus pour gendre , et l'on songe à l'éconduire
honnêtement. Une scène plaisante est celle où Volf , ses deux nièces
110 MERCURE DE FRANCE ,
et Benoni viennent tour à tour demander la protection de l'inconnu
et solliciter une place à sa cour. Celui-ci leur promet à tous
un emploi selon leurs goûts et leurs talens ; leur satisfaction est à
son comble , ils pressent vivement l'étranger de quitter enfin l'incognito
et de se montrer dans toute sa gloire l'inconnu jugeant
alors qu'il est temps de satisfaire leur curiosité impatiente , leur révèle
en ces mots l'énigme de son existence :
On m'a vu revêtu du manteau de Crésus ,
» On m'a vu mendier sous les habits d'Irus.
·
» Que vous dirai-je enfin ? je suis et tout et rien ,
>> Je suis prince et berger , je suis ..... comédien »> .
A ces mots , les deux nièces s'enfuient précipitamment , Volf
unit sa fille à Ernest , et ordonne de dételer ses quatre chevaux
qui devaient reconduire le prince au milieu de ses sujets .
Cette pièce , comme on le voit , n'est point une comédie de caractère
, c'est tout simplement une anecdote mise en vers , et arrangée
pour la scène . Une ou deux situations passablement comiques
, un style assez généralement correct , et quelques vers heureusement
tournés , ont rendu les spectateurs indulgens , et l'auteur
peut compter sur un succès d'estime . Nous avons entendu dire
autour de nous que cette comédie avait été jouée il y a quelques
années au théâtre de Louvois , sous le titre du Voyageurfataliste.
Elle était alors en trois actes , et nous pensons qu'elle gagnerait
beaucoup à être ramenée à ces proportions.
Cette comédie a été exécutée avec un ensemble que l'on rencontre
rarement même aux Français . Chazel s'est surtout distingué
dans le rôle de M. Volf, qu'il a rendu avec une rondeur et une
verve , qui font beaucoup d'honneur à ses études : on voit qu'il est
de la bonne école , et nous ne pouvons que l'engager à cultiver les
heureuses dispositions qu'il a reçues de la nature . Peut-être est -il
appelé à briller un jour sur un plus grand théâtre .
Madame Sainte- Suzanne continue ses débuts dans les rôles de
mère , et elle y obtient des applaudissemens mérités. Elle a joué
MARS 1815 . III
dernièrement avec un talent remarquable la Bonne Mère de
Florian .
Théatre des Variétés.
C. N.
- La fable de l'immortel bonhomme ,
intitulée , le Savetier et le Financier , a obtenu dans le temps un
succès qui s'est soutenu jusqu'à nos jours : les auteurs de la pièce
nouvelle qui porte le même titre ont jugé que ce sujet pouvait
également réussir au théâtre , et ils ne se sont pas trompés ; ils y
ont ajouté une petite intrigue d'amour , noeud obligé de toutes les
comédies , voire même de tous les vaudevilles , et leur mémoire
aidée de leur goût et de leur esprit , a produit un tout fort
agréable on a fait répéter le couplet suivant , que le savetier
adresse au financier, lorsque ce dernier lui reproche d'être toujours
gai , et de l'étourdir par sa chanson.
AIR : Des filles à marier.
Quand sur votre table on apporte
D'excellent vin , des mets exquis ,
Moi bien souvent à votre porte
Je bois de l'eau , je mange du pain bis ,
Et lorsque mon insouciance
Brave les maux qu'on endure ici- bas ,
J'suis bien surpris qu' ma gaîté vous offense
Quand ma misèr' ne vous affecte pas .
On a demandé les auteurs , et Bosquier-Gavaudan , qui avait
joué son rôle à merveille , est venu nommer MM. Merle et Brazier
, déjà connus par d'autres succès , et entr'autres par la jolie
comédie du Ci-devant Jeune Homme. A. D. C.
SOCIÉTÉS SAVANTES ET LITTÉRAIRES .
PROGRAMME des prix proposés par la Société d'Emulation de
Cambrai ,pour les années 1815 et 1816.
Pour le premier Septembre 1815.
1º. Une Notice sur les Nerviens , accompagnée de tous les textes grecs et
latins qui peuvent en justifier le contenu .
112
MERCURE DE FRANCE ,
2º. Un Tableau chronologique présentant avec exactitude et précision
tous les événemens qui intéressent l'histoire de Cambrai et du Cambrésis.
3. Un Précis historique sur Jean de Montluc-Balagny , maréchal de
France et prince de Cambrai , ainsi que sur Renée de Clairmont et Diane
d'Estrées , ses deux épouses .
4° . Démontrer qu'il est possible de faire sur les routes et les chemins
publics , des plantations qui non-seulement ne nuisent pas aux productions
des terres latérales , quelle que soit la nature du sol , mais même qui soient
avantageuses aux propriétaires riverains.
Pour le premier Juillet 1816.
1°. Quels sont les moyens les plus prompts et les plus efficaces pour rendre
populaire la connaissance des découvertes utiles à l'humanité en général et
spécialement de celles qui peuvent favoriser les progrès de l'agriculture et
des arts mécaniques?
2º. Indiquer un moyen de reconnaître en quelle proportion se trouvent
mêlangées , dans un terrain de culture , les terres siliceuse , calcaire et
argileuse.
Ce moyen doit être plus facile que celui de l'analyse chimique et surtout
plus à lá portée des cultivateurs .
3º . Réduire l'histoire généalogique de la noblesse des Pays-Bas , par
Jean le Carpentier , à ce qu'elle contient de vrai et d'intéressant sur l'histoire
de Cambrai et du Cambrésis .
4°. Quelle a été l'influence du gouvernement de Philippe II , roi d'Espagne
, sur l'agriculture , le commerce et les arts , dans les Pays- Bas ct
particulièrement dans le Cambrésis ?
On joindra aux ouvrages ou mémoires sur ces divers objets , un billet
cacheté , indiquant le nom et la résidence de l'auteur.
Le tout devra être parvenu franc de port M. Farez , secrétaire-perpétuel
de la Société , avant l'époque désignée pour la clôture de chaque
concours.
Une médaille d'or sera décernée à chaque auteur qui , sur l'un
l'autre de ces sujets , aura atteint le but que la Société se propose. '
Les membres résidans sont seuls exclus du concours.
MARS 1815.
ROYAL
TIMBRE
NECROLOGIE.
SER
LES beaux-arts viennent de perdre Jean Boichot , sculptem ,
associé de l'Institut , ancien élève de l'Académie de peinture et
sculpture , né à Châlons - sur-Saône , en 1738. Dès son enfance il
manifesta un goût décidé pour le dessin , et ses progrès furent
rapides ; le désir ardent de voir l'Italie lui fit bientôt entreprendre
à pied ce voyage. Après y avoir passé plusieurs années , il reporta
dans sa patrie le fruit de ses études , et ce fut alors qu'il fit en pierre
le beau groupe colossal qui est placé dans l'église Saint-Marcel ,
près Châlons . La hardiesse de son style le fit surnommer par un
artiste du premier ordre , le Jules-Romain de la France.
Il savait réunir le grandiose à la grâce , et excellait à dessiner
les femmes . On confia encore , il n'y a pas long-temps , à ses mains
septuagénaires les bas-reliefs de plusieurs monumens publics . Il
avait conservé l'amour le plus vif pour sa ville natale , et les
Châlonais prononcent son nom avec orgueil.
Vivement regretté de tous ceux qui le connurent , il meurt avec
la réputation d'un artiste distingué , chez lequel on ne savait ce
qu'on devait le plus admirer de sa modestie , de ses talens ou de
son désintéressement.
On recherchera sans doute avec empressement ses dessins ; c'est
le seul héritage qu'il laisse à sa respectable veuve.
POLITIQUE .
DÉBARQUEMENT DE BONAPARTE.
Hé bien ! hommes de bonne ou de mauvaise foi , qui prétendicz
que votre Corse plein d'humanité avait voulu éviter une guerre
civile à la France en abdiquant le rang qu'il avait conquis sur l'amarchie
, que dites-vous , quand , sur la foi de quelques mécontens ,
de quelques divisions imaginaires , il se précipite sur la France on
chefde parti ?
8
114
*
MERCURE DE FRANCE ,
Vous vous taisez , vous paraissez ébranlés . Ah ! gardez-vous de
concevoir de fallacieuses espérances . L'honneur français n'est
point altéré ; il ne se laissera corrompre ni par un enthousiasme
prestigieux , ni par les souvenirs si facilement trompeurs d'une
gloire sanglante , ni même par le mécontentement de quelques
disgrâces ou injustices privées. Les hommes d'honneur savent bien
que l'injustice même ne change rien à la nature des devoirs . Déjà
plusieurs de ceux dont l'indiscrétion hautaine et frondeuses a pu
rendre les sentimens douteux , se sont empressés d'offrir leurs
services au Gouvernement, et de lui prouver que s'ils mettent quelqu'orgueuil
à se plaindre , leur âme toute française est incapable
de félonie et de trahison .
L'un des plus grands efforts de Bonaparte et de sa police , a
été de cacher à toute la France , qu'un Bourbon était entré en
France seul , sans partisan avoué et sous la simple sauve garde de
la providence . Par un contraste digne de ses droits et de l'amour
des Français , le roi fait connaître l'apparition du Corse abdicateur
de la couronne qu'il avait usurpée . Malgré la commotion inévitable
que peut momentanément produire la rage de cet aventurier , non ,
la guerre civile n'éclatera point en France : on sait trop que son
résultat inévitable serait le renouvellement de tous les crimes , une
guerre à mort de toutes les puissances , l'invasion et le déchirement
de notre belle patrie . Qu'il n'y ait plus qu'un cri pour tous
les Français : Vive le Roi ! mort à l'usurpateur ! indulgence aux
hommes égarés et repentans !
De tous les bienfaits que nous devons à notre monarque chéri ,
l'un des plus précieux sans doute est cette influence salutaire et
touchante qu'exerce sur toutes les âmes le spectacle journalier de
la vertu et de la bonté réunies sur le trône . Cette influence opère
insensiblement , mais avec efficacité sur la morale publique , et
nous promet le retour certain aux principes conservateurs de la
société, Quel respectueux et tendre intérêt n'inspire pas à tous les
MARS 1815. 115
Français la vue d'un prince à qui les plus horribles persécutions , les
fatigues et les calamités de tout genre n'ont jamais ôté la sérénité
d'âme constamment empreinte sur sa noble figure , et qui , malgré des
souffrances physiques , trop souvent renouvelées , a conservé toute
la supériorité de ses facultés intellectuelles , la vigueur du caractère
, le discernement le plus exquis , la pénétration la plus profonde
; qualités éminentes avec lesquelles le bon goût , la grâce ,
l'enjouement et la finesse de l'esprit le plus délicat forment une alliance
vraiment digne d'amour et d'admiration .
Ils ont éclaté ces sentimens dans la revue générale que Sa Majesté
vient de faire de la garnison de Paris et de la garde nationale
. Tous les coeurs étaient émus à l'aspect de ce prince ,
qui , depuis son retour parmi nous , environné de circonstances
difficiles , n'a pu jusqu'à présent conuaître que les épines de la
royauté. L'expression , disons mieux , l'explosion de l'attendrissement
universel , a été telle que le roi n'a pu y résister , et que son
âme a éprouvé une de ces défaillances délicieuses que produit le
bonheur d'être aimé . Cette circonstance touchante sera bientôt
connue de l'homme de l'ile d'Elbe , et il pourra apprécier toute
l'étendue de l'amour des Français pour Louis XVIII . Il apprendra
si le nouveau Charles-le-Sage manquera jamais de Clisson et de
Duguesclin pour défendre le trône et la patrie .
Voici au reste les détails de la revue de la garde nationale de
Paris , tels qu'ils ont été donnés dans le Moniteur.
Les troupes formant la garnison de Paris , les douze légions de la garde
nationale , et la treizième légion , composée de la cavalerie de cette garde ,
se sont réunies aujourd'hui à midi sur la place du Carrousel et dans la cour
du palais des Tuileries . Monseigneur le duc de Berri , accompagné du lieutenant-
general comte Maison , du lieutenant-general comte Dessole , et
d'an nombreux état-major, a d'abord passé les troupes en revue . Au moment
où le prince a paru devant les premières lignes, les cris de vive le Roi ! vive
monseigneur le duc de Berri ! ont retenti dans tous les rangs : un peuple
nombreux se pressait autour des bataillons , et faisait retentir l'air des mêmes
acclamations .
Pendant que le prince parcourait les lignes , le roi a paru au grand balcon
116 MERCURE
DE FRANCE ,
du château , et les acclamations ont redoublé. Les troupes out alors défilé
sous les
yeux de Sa Majesté, en la saluant par de nouveaux cris proférés
avec un enthousiasme impossible à décrirc . Le roi y répondait par les expressions
réitérées de sa satisfaction .
Les colonnes avaient à peine laissé le terrain libre , que de toutes les parties
du Carrousel et par tous les guichets du Louvre , la foule , que les
troupes contenaient par leur présence , a fait une irruption dans la cour da
château et s'est rapidement portée sous les fenêtres du roi , où monseigneur
le duc de Berri était encore à cheval avec son état -major . Ce mouvement
inattendu a produit un effet inexprimable : toutes les mains étaient tendues
et les chapeaux levés vers le balcon . Les cris de vive le roi ! vive la famille
royale ! n'ont cessé qu'au moment où le roi a fait connaître par un geste
qu'il allait répondre à cette touchante démonstration des sentimens publics .
(Le Moniteur promet ici de donner , lorsqu'il en aura une connaissance
les paroles que S. M. a prononcées en cette mémorable occasion . )
Le roi s'étant retiré au milieu de ces acclamations , la maltitude , qui
pressait le cheval de monseigneur le duc de Berri , l'a en quelque sorte
porté du pavillon du milieu à celui de Marsan . Une fonle de citoyens de
toutes les classes s'attachaient au prince , saisissaient ses mains , et lui renouvelaient
à grands cris le serment d'amour et de fidélité grave dans le
coeur de tous les Français. Le prince a répondu à ces téuroignages de devoùment
par l'expression vive et franche de sa profonde sensibilité .
exacte ,
PIÈCES OFFICIELLES ET ACTES DU GOUVERNEMENT.
PROCLAMATION.
Convocation des Chambres.
Paris , le 6 mars 1815 .
Nous avions , le 31 décembre dernier , ajourné les chambres pour reprendre
leurs séances au 1er . mai : pendant ce temps , nous nous attachions
à préparer les objets dont elles devaient s'occuper . La marche du congrès de
Vienne nous permettit de croire à l'établisssment général d'une paix solide
et durable , et nous nous livrions sans relâche à tous les travaux qui pouvaient
assurer la tranquillité et le bonheur de nos peuples : cette tranquillité
est troublée ; ce bonheur peut être compromis par la malveillance et la trahison
: la promptitude et la sagesse des mesures que nous prenons en arrêtera
les progrès : pleins de confiance dans le zèle et le dévouement dont les
MARS 1815.
117
chambres nous ont donné des preuves , nous nous empressons de les rappeler
auprès de nous.
Si les ennemis de la patrie ont fondé leur espoir sur les divisions qu'ils
ont toujours cherché à fomenter , ses soutiens , ses défenseurs légaux renverseront
ce criminel espoir par l'inattaquable force d'une union indestrucuble.
A ces causes , ouï le rapport de notre amé et féal chevalier , chancelier de
France , le sieur Dambray, commandeur de nos ordres , et de l'avis de notre
conseil ; nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
Art. 1º . La chambre des pairs , et celle des députés des départemens sont
convoquées extraordinairement au lieu ordinaire de leur séance .
2. Les pairs et les députés des départemens absens de Paris s'y rendront
aussitôt qu'ils auront connaissance de la présente proclamation .
3. La présente proclamation sera insérée au Bulletin des lois . Elle sera
adressée à tous les préfets , sous-préfets , maires et municipalités du royaume ,
publiée et affichée à Paris , et partout où besoin sera.
4. Notre chancelier et nos ministres , chacun en ce qui les concerne , sont
chargés de l'exécution de la présente .
Donné au château des Tuileries , le 6 mars 1815 , et de notre règne le
vingtième .
Signé, LOUIS .
Par le roi ,
Le chancelier de France , signé , DAMBRAY
Ordonnance du Roi contenant les Mesures de sûrete générale.
LOUIS , PAR LA GRACE DE DIEU , ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE ;
A tous ceux qui ces présentes verront , salut.
· L'art . 12 de la Charte constitutionnelle nous charge spécialement de faire
les règlemens et ordonnances nécessaires pour la sûreté de l'état ; elle serait
essentiellement compromise si nous ne prenions pas des mesures promptes
pour réprimer l'entreprise qui vient d'être formée sur un des points de
notre royaume , et arrêter l'effet des complots et attentats tendant à exciter
la guerre civile et détruire le gouvernement.
A ces causes , et sur le rapport qui nous a été fait par notre amé et
féal chevalier , chancelier de France , le sieur Dambray , commandeur
de nos ordres , sur l'avis de notre conseil , nous avons ordonné et
ordonnons , déclaré et déclarons ce qui suit
118 MERCURE DE FRANCE ,
de
Art. 1er. Napoléon Bonaparte est déclaré traître et rcbelle pour s'être
introduit à main armée dans le département du Var . Il est enjoint à
tous les gouverneurs , commandans de la force armée , gardes nationales ,
autorités civiles et même aux simples citoyens , de lui courir sus ,
l'arrêter et de le traduire incontinent devant un conseil de guerre qui ,
après avoir reconnu l'identité , provoquera contre lui l'application des
peines prononcées par la loi. 4
2. Seront punis des mêmes peines et comme coupables des mêmes
crimes ,
Les militaires et les employés de tout grade qui auraient accompagné on
suivi ledit Bonaparte dans son invasion du territoire français , à moins
que dans le délai de huit jours , à compter de la publication de la
présente ordonnance , ils ne viennent faire leur soumission entre les mains
de nos gouverneurs , commandans de divisions militaires , généraux ou
administrations civiles .
3. Seront pareillement poursuivis et punis comme fauteurs et complices
de rébellion et d'attentats tendant à changer la forme du gouvernement et
provoquer la guerre civile , tous administrateurs civils et militaires , chefs
et employés dans lesdites administrations , payeurs et receveurs de deniers
publics , même les simples citoyens qui prêteraient directement ou indirec
tement aide et assistance à Bonaparte.
4. Seront punis des mêmes peines , conformément à l'article 102 da
Code penal , ceux qui , par des discours tenus dans des lieux ou réunions
publiques , par des placards affichés ou par des écrits imprimés auraient
pris part ou engagé les citoyens à prendre part à la révolte , ou à
s'abstenir de le repousser,
5. Notre chancelier , nos ministres secrétaires- d'état et notre directeurgeneral
de la police , chacun en ce qui les concerne , sont chargés de l'exécution
de la présente ordonnance qui sera insérée au Bulletin des lois , adressée
à tous les gouverneurs de divisions militaires , généraux , commandans ,
préfets , sous- préfets et maires de notre Royaume , avec ordre de la faire
imprimer et aflicher tant à Paris qu'ailleurs et partout où besoin sera.
Donné au château des Tuileries , le 6 mars 1815 , et de notre règne
le vingtième.
Par le Roi ,
Signé, LOUIS .
Le chancelier de France , signé , DAMBRAY
MARS 1815 .
119
Adresse du Corps municipal de la ville de Paris.
SIRE , depuis le retour de Votre Majesté , la France commençait à
respirer ; la liberté publique et particulière assurée par une charte solennelle
, le crédit renaissant , nos ports rouverts au commerce , les bras rendus
à l'agriculture , l'harmonie établie entre tous les corps de l'État , la certitude
de la paix donnée à l'Europe , tout garantissait à notre pays le bonbeur
qu'il n'a connu que sous vos ancêtres .
>> Et c'est là le moment que choisit cet étranger pour souiller notre
sol de son odieuse présence !
>> Que veut-il de nous ?
» Quels droits peut -il prétendre , lui dont la tyrannie nous aurait affranchis
de tout devoir , et qui par son abdication aurait relevé les plus
scrupuleux de leurs sermens ?
>> Que vient-il chercher dans notre France , qu'il désola si long - temps ?
> En vain , depuis un an , Sire , vous vous consumez d'efforts généreux
pour réparer tant de maux. Ces maux pèsent encore sur nous , et pourtant
il ose paraître à nos regards ! Il désire donc encore que , pour réparer nos
pertes , l'élite de notre jeunesse , victime de son gigantesque orgueil , aille
prir sur ses pas , ou dans les neiges de la Russie , ou dans les montagnes
arides de l'Espagne.
» Faut-il donc incendier une seconde fois l'Univers pour appeler une
seconde fois l'Univers sur la France ! Couvert déjà de tant de sang , c'est
du sang encore qu'il demande ; c'est la guerre civile qu'il vent apporter
aux enfans de la France ! Il croit donc qu'il ne pourra jamais fatiguer ni
la clémence du ciel ni la longanimité d'une nation qui consentait à
L'oublier !
» Grâces à la providence , nous respirons enfin sous un régime paternel ,
sous l'autorité tutélaire et légitime de l'antique race de nos Rois . Chaque
moment de votre règne , Sire , est marqué par un bon sentiment pour
vos Français , par un acte de garantie du bonheur et de la liberté publique
; il n'est pas une de vos paroles qu'on ne répète avec attendrissement
, pas une de vos actions où ne soient empreints votre amour
pour vos sujets , et votre ardent désir d'étouffer tonte dissension civile.
Aussi n'est- il pas un de nous , Sire , qui ne soit prêt à périr aux pieds
du trône pour défendre son roi , aux pieds de Louis-le-Désiré , pour
défendre son père.
» Oui , Sire , nous le jurons à Votre Majesté !
> Ce serment n'est pas le nôtre seulement ; c'est celui de tout Franfais
qui aime l'honneur , son Roi , sa patrie et sa famille.
» A l'Hotel-de-Ville , le mardi 7 mars 1815 » .
( Suivent les signatures.)
1
120 MERCURE DE FRANCE ,
Gouvernement de la première division militaire.
ORDRE DU JOUR. —- Paris , le 7 mars 1815.
Le gouverneur donne communication , aux troupes de la première
division militaire , de la proclamation et de l'ordonnance du Roi du 6 mars .
En apprenant que Napoléon Bonaparte a osé remettre le pied sur le
sol de la France , dans l'espoir de nous diviser , d'y allumer la guerre
civile et d'accomplir ses projets de vengeance , il n'est aucun de nous qui
ne se sente animé de la plus profonde indignation .
nons ,
N'est-ce donc pas assez que le délire de son ambition nous ait traînés
dans toutes les parties de l'Europe , ait soulevé tous les peuples contre
perdu les provinces que la valeur française avait conquises avant
qu'il ne fût connu dans nos rangs , ouvert enfin à l'étranger le royaume
et la capitale même ?.... H veut aujourd'hui armer les Français contre les
Français , troubler notre paix intérieure , détruire toutes nos espérances ,
et nous ravir encore une fois la liberté et la charte constitutionnelle que
Louis-le - Désiré nous a rendues . Nou !...... soldats , non ! nous ne le
souffrirons pas , nos sermens , notre honneur en sont les garans sacrés ,
et nous mourrons tous , s'il le faut , pour le Roi et la patrie : Vive le Roi !
Le gouverneur de la première division militaire , pair de France-
Signé , comte MAISON.
Gardes nationales de France.
ORDRE DU JOUR.- Paris, 7 mars 1815 .
Une dépêche télégraphique et on conrrier ont annoncé au roi que Bonaparte
avait quitté l'île d'Elbe et débarqué à Cannes , département du Var ,
avec mille hommes et quatre pièces de canon , et qu'il se dirigeait vers Gap ,
à travers les montagnes , seule direction que lui permette la faiblesse de ce
détachement. Une avant-garde qui s'est présentée aux portes d'Antibes a été
désarmee et arrêtée par le gouverneur . Les mêmes dépêches annoncent que
MM . les gouverneurs et commandans des divisions militaires marchent à sa
rencontre avec les troupes et les gardes nationales. S. A. R. Monsieur est
parti pour Lyon avec M. le maréchal comte Gouvion de Saint- Cyr et
plusieurs officiers-généraux . Une proclamation du roi convoque les deux
chambres . Une ordonnance du roi prescrit les mesures d'urgence qu'exige la
répression d'un semblable attentat . Les gardes nationales du royaume sont
appelées à concourir à l'exécution de ces mesures. En conséquence MM. les
MARS 1815 . 121
préfets , les sous-préfets et les maires , d'office , ou à la demande de l'autorité
compétente , doivent requérir , et MM. les inspecteurs et commandans des
gardes nationales , doivent exécuter toutes les mesures dont l'objet est de
seconder l'action des troupes et de la gendarmerie , de maintenir la paix
publique , de protéger les personnes et les propriétés , de contenir et de réprimer
les factieux et les traîtres . A cet effet , MM. les inspecteurs et commandans
, sous l'autorité des magistrats , doivent compléter et perfectionner
, autant que les circonstances le permettent , l'organisation des gardes
nationales qui existent , et organiser provisoirement celles dont les listes et les
cadres sont préparés.
En même temps que le roi convoque les chambres , il appelle à la défense
de la patrie et da trône , l'armée dont la gloire est sans tache , et les gardes
nationales , qui ne sont que la nation elle-même armée pour défendre ses
institutions . Ce sont donc les intérêts de la nation même que les gardes nationales
doivent avoir sous les yeux.
Soit que les mesures adoptées au congrès de Vienne pour assurer la paix
de l'Europe , en éloignant davantage le seul homme qui eût intérêt à la
troubler, aient jeté ce même homme dans une entreprise désespérée ; soit
que des intelligences criminelles l'aient flatté de l'appui de quelques traîtres ,
ses partisans même le connaissent et le serviront moins par affection , qu'en
haine , en défiance du gouvernement établi , ou par des motifs particuliers
d'ambition ou de cupidité .
Exemptes de ces passions , étrangères à ces calculs , les gardes nationales
verront avec d'autres yeux reparaître cet homme qui , brisant lui-même
ses propres institutions , et sous le simulacre d'un gouvernement régulier,
exerçant le pouvoir le plus arbitraire et le plus absolu , a sacrifié la population
, les richesses , l'industrie , le commerce de la France , au désir d'étendre
sans limites sa domination et de détruire toutes les dynasties de l'Europe ,
pour établir sa famille : cet homme qui , pour tout dire en un mot , vient de
donner au monde un nouvel et terrible exemple des abus du pouvoir et de
la fortune , quand l'ambition est sans terme , les passions sans frein , et le
talent sans vertu . Il reparaît quand la France respire à peine sous un gouvernement
modéré ; quand les partis extrêmes , comprimés par la charte ,
sont réduits à de vains murmures et sans puissance pour troubler la paix
publique ; quand la nation est prête à recevoir du roi et des chambres le
complément de ses institutions ; quand les capitaux si long- temps renfermés
s'appliquent à l'agriculture , à l'industrie , au commerce extérieur , avec un
développement qui n'attend que la proclamation des bases adoptées par le
congrès pour l'équilibre et la paix de l'Europe . Il revient , et la conscription,
le blocus continental , la guerre indéfinie , le pouvoir arbitraire , le discrédit
122 MERCURE DE FRANCE ,
public reparaissent à sa snite , précédés de la guerre civile et de la vengeance.
Espère-t-il que la France veuille reprendre son joug , servir de nouveau ses
passions , combattre encore pendant quinze ans , et donner son sang et ses
trésors pour assouvir l'ambition ou les haines d'un seul homme ? Pense-t-il
que la nation ne balancera point avec ses intérêts et sa dignité , l'intérêt général
de l'Europe qui s'est armée pour le renverser , qui est encore sous les
armes , stipule au congrès les intérêts de tant de peuples , et ne lui laissera
pas reprendre un pouvoir long- temps funeste aux plus grands trônes , comme
aux moindres républiques .
Il est temps enfin que cet homme apprenne qu'on peut , en exaltant par
des succès militaires , une nation brave et genereuse , lui donner des fers ;
mais qu'on ne brave point impunément l'opinion des peuples alors même
qu'ils sont asservis , et qu'on ne les remet pas sous un jong que l'opinion ,
plus encore que la force , a brisé pour jamais . Ceux même qui ont poussé
jusqu'au scrupule , la fidélité au serment qu'ils avaient fait à l'empereur ,
mais qui portaient un coeur français , ont abandonné sans retour l'homme
qui s'est abandonné lui -même . Bonaparte en France n'est plus aujourd'hui
qu'un aventurier. Le roi , la patrie et la charte , voilà les seuls cris de ralliement
des Français .
Le ministre d'état , major-général des gardes nationales du
royaume , commandant en chef la garde nationale de
Paris , Le comte DESSOLE.
Ministère de la guerre.— Ordre du jour à l'armée.
SOLDATS , cet homme qui naguère abdiqna aux yeux de toute l'Europe
un pouvoir usurpé , dont il avait fait un si fatal usage , Bonaparte , est descendu
sur le sol français qu'il ne devait plus revoir.
Que veut- il ? la guerre civile : que cherche-t-il ? des traîtres : où les tronverait
-il ? serait- ce parmi ces soldats qu'il a trompés et sacrifiés tant de fois
en égarant leur bravoure ? serait-ce au sein de ces familles que son nom
seul remplit encore d'effroi ?
Bonaparte nous méprise assez pour croire que nous pouvons abandonner
un souverain légitime et bien- aimé pour partager le sort d'un homme qui
n'est plus qu'un aventurier . I le croit , l'insensé ! et son dernier acte de
démence achève de le faire connaître .
Soldats , l'armée française est la plus brave armée de l'Europe , elle sera
aussi la plus fidèle .
Rallions- nous antour de la bannière des lis , à la voix de ce père du
peuple , de ce digue héritier des vertus du grand Heari. Il vous a tracé
MARS 1815. 123
lui- même les devoirs que vous avez à remplir. Il met à votre tête ce
prince , modèle des chevaliers français dont l'heureux retour dans notre
patrie a déjà chassé l'usurpateur , et qui aujourd'hui va , par sa présence
, détruire son seul et dernier espoir.
Paris , le 8 mars 1815
Le ministre secrétaire-d'état de la guerre ,
Signé, maréchal , duc DE DALMATIE.
Chambre des Députés des départemens .
D'après la proclamation de S. M. , 'qui a ordonné la convocation des deux
chambres , soixante-neuf députés se sont réunis àl'instant ; ne se trouvant
pas en nombre suffisant pour délibérer ; ils n'ont cependant pas voulu tarder
à offrir à Sa Majesté l'expression de leur dévouement . Ils ont en conséquence
chargé M. Laisné , président de la chambre , de présenter au roi
l'hommage de leur reconnaissance pour les communications que S. M. leur
a fait faire par son ministre et secrétaire-d'état au département de l'intérieur ,
et de mettre au pied du trône les sentimens de fidélité et de respect qui ne
cesseront de les animer.
MM . les députés sont convenus de se réunir de même tous les jours , jusqu'à
ce que l'arrivée d'un nombre suffisant des membres absens permette à
la chambre de délibérer sur les mesures que les circonstances pourront rendre
nécessaires .
Le mercredit 8 mars , MM. les députés s'étant réanis vers deux heures ,
M. le président leur a fait le rapport suivant :
Le président s'est empressé de remplir la mission que vous lai avez
donnée , il a dit au Roi :
« Sire , à la lecture de la proclamation royale qui convoque les chambres
, les députés présens à Paris se sont réunis spontanément . Le premier
mouvement de leur coeur , vivement ému de ce nouveau témoignage
de la confiance de Votre Majesté , a été celui de la reconnaissance.
Ils ont été rassurés , Sire , par les mesures que vous avez ordonnées contre
un étranger banni ; et leurs voix unanimes , en faisant éclater leur fidélité
et leur devouement , ont chargé le président de la chambre d'en porter
incontinent la première expression à Votre Majesté ».
Le Roi a reçu le président de la chambre avec sa sérénité accoutumée.
Voici les paroles que S. M. a bien voulu lui adresser :
« Je suis sensible à cette démonstration des sentimens de la chambre
>> dont vous êtes les organes ; j'attends avec confiance l'arrivée des députés
124 MERCURE DE FRANCE ,
» des départemens , et je compte sur leur fidélité comme sur celle de
tous les Français » .
L'assemblée composée de soixante- dix députés a été très - satisfaite da
compte qui lai a été rendu , et a invité le président à le faire insérer
dans le Moniteur et dans les autres journaux . Les députés continueront
à se rénnir demain , ils espèrent être plus nombreux. Ils attendent ,
pour ouvrir leurs séances, que le nombre prescrit par le règlement soit
complet .
Chambre des Pairs de France.
Aujourd'hui , à deux heures , la chambre des pairs extraordinairement
convoquée , s'est réunie au Palais du Luxembourg .
M. le chancelier président a ouvert la séance par le discours suivant :
« Messieurs , le meilleur des rois , après avoir fondé sur des bases
inébranlables le bonheur de ses sujets , et donné conjointement avec vous
les premières lois qui devaient renouveler l'existence , et assurer la prospérité
de ce beau royaume , avoit cru pouvoir sans inconvénient , vous
rendre pour quelques mois au repos qu'exigeoient vos affaires , si longtemps
sacrifices à celles de l'état . Les deux chambres , pendant leur longue
session , avoient présenté à l'Europe entière l'exemple touchant de l'union
intime et du concert parfait qui doivent constamment rallier à leur père
tous les enfans de la même famille. Restitués pour quelques momens à
la condition privée , vous ne devicz pas cesser de servir encore et trèsutilement
la patrie , en devenant pour tous les Français des modèles
plus rapprochés de fidélité pour le roi , et pour la sage constitution qu'il
nous a donnée.
» Pendant que les pairs de France et les députés des départemens ,
disséminés dans nos provinces , devaient y porter cet excellent esprit
qui a dirigé toutes leurs delibérations , n'avaient qu'à parler du roi pour
le faire aimer et bénir ; devaient dire à leurs concitoyens ce qu'ils ont
vu , répéter ce qu'ils ont entendu , annoncer toutes les améliorations qui
se préparent , calmer toutes les craintes , ranimer toutes les espérances ,
effacer toutes les haines , réconcilier en un mot tous les esprits , le roi
dirigeant par sa haute sagesse tous les ministses qu'il honore de sa confiance
, joignait aux soins de cette administration suprême qui n'appartient
qu'à lui , la sage préparation des lois qu'il doit rendre conjointement
avec vous ; méditait tontes celles que sa tendre sollicitude pour le
bonheur de la France lui ferait juger convenable de vous proposer. Deux
mois nous restaient pour cet important travail , et voilà qu'il est inopi.
MARS 1815. 125
nement interrompu la tranquillité publique est tout à coup menacée
par l'apparition snbite dans le royaume , de l'éternel ennemi de la paix
et da repos de l'Europe . Celni qui , pour la bouleverser , prodigua tant
de sang et de trésors , dont la soif insatiable de pouvoir sacrifia tant de
millions d'hommes à l'édifice monstrueux de son éphémère puissance ,
Bonaparte a quitté l'île que l'indulgence européenne lui avait concédée
poar asile ; débarqué sur nos côtes , il ose , avec quelques centaines
d'hommes égares , tenter encore une fois d'asservir ce beau royaume.
» Qu'il n'espère pas détourner du sentier de l'honneur et du devoir
ces valeureuses phalanges qui ont donné tant de preuves d'attachement
et de fidélité ! N'a- t-il pas échoué , dès ses premiers pas , dans ses promières
tentatives de séduction ? Le brave officier qui commande au fort
ď'Antibes , n'a répondu à ses sommations qu'en arrêtant ses émissaires .
Pendant qu'il continue sa route à travers les montagnes , évitant les
villes et les grandes communes , cherchant partout des traîtres , et ne
rencontrant que des Français fidèles , nos gouverneurs et nos généraux
ne répondent à ses perfides insinuations , qu'en préparant contre lai
tous les moyens d'attaque. La population entière est prête à se lever
contre l'odieux oppresseur de sa liberté ; elle a pu comparer le gouvernement
paternel qui lui est renda avec le joug de fer sous lequel elle
a gémi trop long- temps. Le peuple français a été témoin des tendres
sollicitudes du roi pour son bonheur , il a reçu avec reconnaissance la
charte constitutionnelle que la sagesse de ce prince lui a donnée ; il a
vu avec quelle fidélité le gouvernement en maintenait les principes , en
faisait respecter les maximes ; que la liberté des personnes , le respect dû
aux propriétés , l'indépendance des opinions n'étaient plus de vains noms ;
que notre bon roi aimait à récompenser tous les genres de mérite , tous
les genres de services rendus à la patrie ; qu'il aimait à s'entourer de
tous les braves qui ont bien servi l'état ; que c'était à ses premiers capitaines
qu'il aimait à confier la garde même de sa personne .
> C'est au moment où la France , si long-temps comprimée par la
terreur , si long- temps déchirée par les haines et les passions , commence
eufin à renaître au bonheur ; c'est au moment où le concert le plus intime
entre son roi et ses représentans lui promet de nouveaux moyens
de gloire et de prospérité , qu'un étranger qu'elle a rejeté vient lui prés
senter de nouveaux fers , et préparer des supplices et des proscriptions
à tous les déserteurs de sa cause .
>> Ce peuple qui a reçu le souverain légitime avec tant de transports , qui
lui a procuré de si douces jouissances par ses nombreux témoignages d'amour,
no balancera pas , sans doute , entre l'héritier chéri de soixante rois ,
126 MERCURE DE FRANCE ,
et l'audacieux Corse , dont l'odieuse usurpation lui a coûté tant de sang et
' de larmes .
» Le roi , Messieurs , chef suprême de l'état , investi par la constitution
du droit et du devoir de repousser par la force toutes les attaques dirigées
contré son autorité , de pourvoir , au besoin , seul et par lui-même , à tout ce
que peut exiger la sûreté du royaume , devait prendre , et a dejà pris , toutes
les mesures provisoires propres à déjouer les complots de l'ennemi de la
France . Les princes de son sang sont partis sur-le-champ pour en faire justice
; c'est dans la chambre des pairs , c'est parmi les plus illustres maréchaux
dont elle se compose , qu'ils ont choisi des généraux glorieusement habitués à
conduire nos troupes à la victoire . Leurs soins vigilans auront bientôt
détourné le fléau de la guerre civile , dont l'audace d'un seul homme menace
en vain le royaume. La sécurité personnelle du roi est entière au milieu
de ses bons Parisiens , si dévoués à son service ; il n'a pas besoin d'autre
garde que celle de leur amour et de leur fidélité .
» Mais dans une circonstance qui peut exiger l'emploi de moyens extraordinaires
, toujours légitimes quand c'est le salut de l'état qui les commande ,
S. M. se plaît à s'entourer des pairs et des députés fidèles qui ont déjà concouru
avec tant de courage et de zèle au grand oeuvre de la restauration .
C'est à leur fidélité qu'elle veut confier, c'est à leur sagesse qu'elle veut soumettre
toutes les mesures que prescrivent l'intérêt et la sûreté de l'état . Elle
m'a chargé de vous communiquer l'ordonnance qu'elle a rendue , et celles
qui pourront la suivre ; de mettre journellement sous vos yeux tous les renseignemens
nouveaux qu'elle pourra recevoir ; de lui transmettre toutes les
vaes qu'un patriotisme éclairé pourra vous suggérer pour le maintien ou
le rétablissement de l'ordre et de la tranquillité publique . Vous remplirez ,
Messieurs , vos hautes destinées ; premiers soutiens de cette mønarchie tempérée
qui fit pendant tant de siècles le bonheur de nos pères ; premiers gardiens
de cette sage constitution qui l'assure , vous défendrez de tout votre
pouvoir le roi Désiré que vous auriez choisi si le ciel ne vous l'avait pas donué.
C'est la pierre fondamentale de cet édifice respectable que la providence a
relevé , et vous en êtes les premières colonnes.
» Le trône de S. Louis et du bon Henri est inébranlable , puisque c'est
toujours la justice et la vertu qui l'occupent. Pourrait- on concevoir des
doutes sur sa permanente solidité , quand elle est garantie par l'amour de
tous les Français , par cette union touchante qui fait leur force , par cette
ferme volonté du bien qui inspire toutes les pensées du prince , par ce
respect et cet attachement profond qui caractérisent les premiers corps
de l'état ?
» Je déclare que la session de la chambre des pairs interrompue par la
proclamation de S. M. , du 31 décembre deruier, est rouverte ».
MARS 1815 . 127
M. le chancelier ayant ainsi parlé , a fait donner lecture à la chambre,
1º . de la proclamation du roi en date du 6 de ce mois , portant convocation
extraordinaire des deux chambres ; 2º . de l'ordonnance du ' même jour ,
contenant des mesures de sûreté générale.
Il a été proposé de témoigner à Sa Majesté , par une adresse qui lui serait
incessamment présentée , les sentimens de dévouement à sa personne , et
d'inviolable fidélité à la constitution dont est pénétrée la chambre des pairs .
Plusieurs membres ont présenté des projets d'adresse rédigés dans cette
vue , et qui ont été renvoyés à une commission spéciale de cinq membres ,
composée de MM. les ducs de la Vauguyon , de Duras , de Larochefoucauld ,
el de MM. les comtes de Fontanes et Garnier.
A huit heures du soir, cette commission a fait son rapport et présenté
une rédaction qui a été adoptée dans les termes suivans :
Extrait des registres de la chambre des pairs , du jeudi 9 mars 1815.
La chambre des pairs extraordinairement convoquée en vertu de la proclamation
du roi , en date du 6 de ce mois ,
Délibérant sur les motifs exposés dans cette proclamation , et qui ont déterminé
la convocation extraordinaire des deux chambres ;
Après avoir entendu le rapport d'une commission spéciale , nommée dans
la séance de ce jour ;
Arrête qu'il sera fait à S. M. une adresse ;
L'assemblée arrête en outre sous le bon plaisir du roi , que l'adresse sera
portée à S. M. par une grande députation .
Adresse de la Chambre des Pairs au Roi.
« SIRE , les pairs de France apportent au pied de votre trône le nouvel
hommage de leur respect et de leur amour.
>>
·
L'entreprise désespérée que vient de tenter cet homme qui fut longtemps
l'effroi de l'Europe , n'a pu troubler la grande âme de V. M. Mais
Sire , vous avez dû prendre des mesures fermes et sages pour la tranquilli té
publique. Nous admirons à la fois votre courage et votre prévoyance. Vous
assemblez autour de vous vos fidèles chambres. La nation n'a point oublié
qu'avant votre heureux retour , l'orgueil en délire osait les dissoudre et les
forcer au silence dès qu'il craignait leur sincérité . Telle est la différence du
pouvoir légitime et du pouvoir tyrannique.
» Sire, vos lumières vous ont appris que cette Charte constitutionnelle ,
1
128 MERCURE DE FRANCE , MARS 1815.
monument de votre sagesse , assurait à jamais la force de votre trône et la sécurité
de vos sujets . La nation reconnaissante se presse autour de vous . Nos
braves armées , et les chefs illustres qui les commandent , vous répondent ,
sur leur gloire , qu'une tentative si folle et si criminelle sera sans danger. Les
gardes nationales , qui maintiennent avec tant d'énergie l'ordre dans nos villes
et nos campagnes , ne souffriront pas qu'il y soit troublé.
>> Celui qui fait de honteux calculs sur la perfidie pour nous apporter la
guerre civile , trouvera partout union , fidélité et dévouement sans borne à
votre personne sacrée.
» Jusqu'ici une bonté paternelle a marqué tous les actes de votre gouvernement
. S'il fallait que les lois devinssent plus sévères , vous en gémiricz , saus
donte ; mais les deux chambres, animées du même esprit , s'empresseraient de
concourir à toutes les mesures que pourraient exiger la gravité des circonstances
et la sûreté de l'Etat ».
Réponse du Roi.
« Je suis très - sensible aux sentimens que m'exprime la chambre des
pairs.
» Le calme qu'on vent bien remarquer en moi , je le trouve dans la cer-
» titude de l'amour de mon peuple , dans la fidélité de mes armées et dans le
>> concours des deux chambres . Quant à la fermeté , je la puiserai toujours
» dans le sentiment de mes devoirs ».
Le prix de la souscription au Mercure de France est de 15fr.
pour trois mois , 29 fr. pour six mois , et 56 fr. pour l'année.
-On ne peut souscrire que du premier de chaque mois.- En
cas de réclamation , on est prié de joindre une des dernières
adresses imprimées ou d'indiquer le numéro de la quittance.
-Les souscriptions , lettres , livres , gravures , musique , etc.
doivent être adressés , franc de port, au directeur du Mercure
de France , rue de Grétry , nº . 5. Aucune annonce ne sera
faite avant que cette formalité ait été observée.
-
15
27
MERCURE
DE FRANCE .
N°. DCLXXV.-Samedi 18 mars 1815.
POÉSIE.
L'AMBITION ,
TIMBRE
Fragment d'un poëme intitulé : les Quatre Ages ( 1 ).
An ! de l'Ambition qui décrirait les maux?
L'un , pour régner sur eux , opprimant ses égaux ,
Farouche Tamerlan , que la crainte environne ,
De leur sang innocent rougit le pied du trône ;
L'autre , le bras armé de sacriléges feux ,
Ose porter la flamme au temple de ses Dieux.
Pour exercer lui seul le pouvoir arbitraire ,
Néron , sans s'émouvoir , fait égorger sa mère .
Mahomet à lui-même élevant un autel ,
Ose usurper l'encens offert à l'Éternel ;
Et l'affreux Robespierre , atroce avec démence ,
Met dans la France en deuil le crime en permanence.
Muse , cache aux regards ces lugubres tableaux ;
Et , si l'Ambition produit tant de fléaux ,
ROY
SEINE
C.
( 1 ) La seconde édition de ce poëme vient de paraître à Paris , chez Michand,
imprimeur-libraire.
9
130 MERCURE DE FRANCE ,
Dis le bien qu'elle fait quand sa brûlante flamme
S'épure en pénétrant le fond d'une grande âme.
C'est elle qui préside aux actions d'éclat ,
Anime le savant , enhardit le soldat ;
Fait parler la vertu par la bouche du sage ,
Et contre la mort même excite le courage .
Sans le flatteur espoir de triompher du temps ,
D'obtenir les honneurs dus aux succès brillans ,
Que de rares travaux , et que de 'noms célèbres
Seraient ensevelis sous d'épaisses ténèbres !
Quand elle cut enchaîné la Fortune à son char
La noble Ambition soumit Rome à César ;
Déployant de Newton la science profonde ,
Elle lui dévoila tous les secrets du monde.
Homère ! tu lui dus ce luth harmonieux
Qui sauva de l'oubli tes héros et tes Dieux.
Elle seule illustra la tribune d'Athènes ,
En y faisant tonner Échine et Démosthènes.
Par elle Raphaël , rempli du feu sacré ,
Transmit à nos regards ce Christ transfiguré ,
Qui , rayonnant de gloire en sa majesté sainte ,
Fait incliner nos fronts de respect et de crainte.
En vain Rousseau brava son pouvoir souverain ,
L'Ambition guida son génie et sa main.
"
Sans elle on n'eût point vu , sur la double colline ,
Corneille , Crébillon , et Voltaire et Racine ,
Ravir aux Grecs , jaloux de leurs talens vainqueurs ,
Le sceptre qu'ils tenaient de Melpomène en pleurs .
L'Ambition peupla l'Italie et la Grèce
De ces législateurs , si grands par leur sagesse ,
Qui , soumettant les moeurs au joug de la raison ,
Aux grands événemens attachèrent leur nom
Firent de leur pays la splendeur et le lustre ,
Et surent s'illustrer en le rendant illustre.
›
2
MARS 1815 . 13c
Mais que dis-je ? Pourquoi loin de nous aujourd'hui
Des exemples fameux vais -je invoquer l'appui ?
L'Alexandre nouveau dont Pétersbourg s'honore ,
Que l'univers contemple et que la France adore ,
Qui , vainqueur magnanime , oblige les vaincus
De bénir son triomphe ainsi que ses vertus ,
Ne doit - il pas aussi l'éclat de sa victoire
A ce noble désir d'éterniser sa gloire ?
Depuis plus de vingt ans , dans de sanglans combats ,
Donnant ou recevant un stérile trépas ,
En tombant sous les coups de sa rage implacable ,
Fatiguer de la Mort la faux infatigable ;
Réduits à dénoncer , sous peine des cachots ,
Leurs enfans qui par faim désertaient les drapeaux ;
Voyant , sans même oser élever un murmure ,
Les cités sans secours et les champs sans culture ;
Chargés d'affreux impôts , accablés sous leurs poids ,
Et demandant en vain le plus juste des rois :
Des malheureux Français tel était le partage ,
Quand Alexandre vint finir leur esclavage.
L'Europe seconda ses sublimes projets ,
Et l'Europe lui dut le bonheur et la paix.
Ainsi l'Ambition , que la vertu seconde ,
Dans l'âme d'un héros fait le bonheur du monde .
Par M. J.-M. ST.-CYR PONCET- DELPCH.
LE PAYSAGE.
POUR calmer de mes sens la vague inquiétude ,
J'ai du vallon lointain cherché la solitude.
Tous les soirs je m'éloigne , à pas précipités ,
Des plaisirs expirant dans le bruit des cités ;
Et sitôt que des prés l'émail frappe ma vue,
Ma marche avec lenteur parcourt leur étendue.
132 MERCURE DE FRANCE ,
Fleurs , gazons , frais bosquets , quand l'horizon vermeil
S'ouvre , et livre la terre aux rayons du soleil ,
Un doux frémissement naît dans votre verdure ,
Et dans l'air embaumé porte un léger murmure.
Fleurs , gazons , frais bosquets , un transport aussi doux
Fait tressaillir mes sens quand je viens près de vous.
Vallon , je viens goûter l'onde de tes fontaines ,
Et le frais qui s'étend sous l'ombre de tes chênes.
Parmi tous les objets dont ces aimables lieux
Charment en même temps et mon coeur et mes yeux ,
Que j'aime à contempler la chapelle modeste
Qu'au milieu du vallon honore un culte agreste !
Sous un toit d'un seul arc , et sans art façonné ,
La vierge élève un front d'étoiles couronné.
L'autel est un rocher : sa gothique peinture
Voile la nudité de son architecture .
La mousse avec le lierre ont déjà recouvert
Et ses murs ruineux et son comble entr'ouvert ;
Et l'on voit l'hirondelle , à sa voûte propice
Suspendant de son nid l'élégant édifice ,
De l'amour maternel y goûter les douceurs.
Là , souvent , pour prier s'assemblent les pasteurs.
Là , je vois le vieillard qui médite en silence
Sur les maux qu'un despote attira sur la France ,
Remercier le ciel qui nous rend à la fois
Et la paix et Louis , et nos moeurs et nos lois.
Quelquefois , vers le soir, les timides bergères
Y viennent déposer leurs guirlandes légères ,
Et dans le tronc pieux , à l'autel suspendu ,
Glisser le faible don par
le pauvre attendu .
On aime à s'approcher de ce pieux asile ,
D'où le coeur agité s'éloigne plus tranquille .
Mais un nouveau spectacle a frappé mon regard :
Leş bergers aux troupeaux commandent le départ.
MARS 1815 . 133
Le signal est donné par la corne sonore.
La brebis sur le thim est arrêtée encore ;
Mais le taureau , poussant un long inngissement ,
Se lève , et du sentier s'approche lentement ;
La génisse le suit . La cavale rapide
S'avance , en bondissant , sur la pelouse humide ;
Tandis qu'avec regret le coursier effréné
Traîne les fers brayans dont il est enchaîné.
L'âne vient à pas lents , souvent jusqu'au village
Des bergers fatigués il porte le bagage ;
Indocile , il s'arrête , et dérobe aux buissons
La fleur qui vainement se revêt d'aiguillons .
La foule des brebis , à travers la poussière ,
Sur le chemin bruyant s'avance la dernière ;
Le chien en haletant la dirige , et sa voix.
Murmure , gronde , éclate en lui dictant des lois .
L'agneau , qui tette encor , et plein d'effroi l'écoute ,
Cesse le doux repas commencé sur la route ;
Tandis que le bélier, dont le front est armé ,
Semble être le rempart de ce peuple opprimé ,
Du chien au fier regard ose braver l'audace ,
Et pendant un instant croit régner en sa place .
Tels Pompée et César, dans leurs jeux inhumains ,
Se disputaient jadis l'empire des Romains !
Chantez , heureux pasteurs ; et , pour la bergeric ,
Les taureaux sans regret quitteront la prairie ;
Chantez , et les agneaux dans les bois égarés
Rejoindront le bercail par ce charme attirés .
BRES.
ÉNIGME.
C'EST en vain que , pour le défendre ,
Mon maître croit pouvoir compter sur moi ;
134 MERCURE DE FRANCE , MARS 1815.
S'il ne me donne encor de quoi
Seconder mes efforts , qu'il cesse d'y prétendre.
Je ne suis pas trop exigeant ,
Je lui demande seulement
Pour tout renfort un chien fidèle .
C'est alors que brûlant de zèle ,
Mon chien lâché , je pars avec fracas ,
J'atteins les ennemis et je les mets à bas .
S........
LOGOGRIPHE.
PERSONNE plus que moi n'est propre à la conquête ;
Or s'il faut au combat que j'expose ma tête ,
Contente-toi du reste , et tu pourras avec
Ne pas absolument déjeuner de pain sec.
S........
CHARADE.
MON premier est parfois le siége da vainqueur ,
Mon second travaille au bonheur ,
Autant qu'il est en lui , des hommes ses semblables ,
Que mon tout rend aussi noirs que des diables .
S ........
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insèrés
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Ténèbres ( les ) .
Celui du Logogriphe est Tragédie .
Celai de la Charade est Pistache.
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
COURS DE LITTÉRATURE DRAMATIQUE , par M.
SCHLEGEL. -
zarine , nº . 22 .
A Paris , chez Paschoud , rue Ma-
M. Schlegel , en dénigrant Racine et Molière ,
semble reprocher aux Français de ne connaître que
leur pays
, de ne savoir que leur langue , de n'avoir
aucune idée du théâtre grec et des théâtres étrangers
, de ne suivre enfin que les principes de Boileau
qu'ils ont sucés avec le lait.
On peut répondre que de tout temps la haute
littérature fut cultivée en France . Pendant les époques
les plus funestes de nos troubles , les Larcher ,
les Dutheil , les Villoison , approfondissaient les
lettres grecques : un assez grand nombre de Français
marchaient sur leurs traces et cherchaient à
échapper à leur siècle en entretenant commerce
avec les muses anciennes . La littérature anglaise ,
la littérature allemande , la littérature italienne ,
furent tour à tour l'objet des études de plusieurs
écrivains ; et si la litttérature française parut déchoir
, ce ne fut pas pour avoir négligé de profiter
des productions des autres nations : au contraire ,
le désir imprudent de naturaliser des conceptions
extraordinaires , devint l'une des causes de sa décadence.
136 MERCURE DE FRANCE ,
Nous nous garderons de faire à M. Schlegel le
reproche de n'avoir pas étudié les anciens , et de ne
pas connaître les littératures modernes . Quoique
son cours ne donne souvent que des aperçus frivoles
, quoique l'on voie qu'il n'a puisé à tant de
sources que pour soutenir un système déjà déterminé
avant que son travail fut commencé , nous
nous plaisons à reconnaître que cet écrivain possède
une érudition peu commune. Au milieu des tours
de force employés pour soutenir un système insoutenable
, au travers des illusions auxquelles l'auteur
s'abandonne , et malgré la nécessité où il se trouve
d'altérer les traditions et de tronquer les productions
qu'il examine , pour les soumettre à un plan
tracé d'avance , on rencontre dans son ouvrage des
notions justes , neuves et capables d'intéresser les
amis des lettres . Le lit de Procuste n'a retranché
que quelques membres des corps qu'on y a fait entrer
avec violence .
Mais l'érudition est d'un bien faible secours , si
elle n'est pas dirigée par un tact sûr : le talent que
la raison n'accompagne pas ne produit que de
fausses lueurs ; et quand il n'a pour se soutenir que
l'appui de quelques opinions nouvelles , il fléchit
bientôt devant les lois éternelles du bon sens et du
goût .
Le livre de M. Schlegel contient des leçons sur
la littérature dramatique grecque , latine, italienne,
française , anglaise , espagnole et allemande. Ce :
plan l'entraîne à des redites fréquentes . Nous suiMARS
1815. 137
vrons une marche plus méthodique , et nous ferons
connaître l'ensemble de son système en exposant
successivement sa théorie sur la tragédie et sur la
comédie .
le
M. Schlegel veut enseigner aux Allemands l'art
du théâtre : tout est dégénéré chez les autres nations
; les Allemands sont un peuple neuf , éclairé
récemment par la philosophie de Kant ; et c'est unsystème
dramatique conforme à cette haute philosophie
qu'il veut leur faire adopter. Il paraît que
savant professeur ne trouve pas qu'ils mettent assez
de vivacité et de nerf dans leurs productions théâtrales
leur goût pour la contemplation , pour les
longs détails , lui semble contraire à l'effet qu'ils
veulent obtenir. Il leur recommande donc de traiter
une tragédie ou une comédie comme une affaire;
l'esprit administratif doit y dominer. Racine et
Molière n'ont pas eu ce talent d'administration qui
n'a été réservé qu'aux Grecs , à Shakespeare , à
Calderon , à Legrand et à Sedaine .
:
Ces principes et ces rapprochemens paraîtront
étrangers ; mais il faut que le lecteur s'y accoutume
s'il veut pénétrer avec nous dans les mystères de la
doctrine de M. Schlegel . Souvent l'exposition de sa
théorie tiendra lieu de réfutation .
Quoique le professeur soutienne, en commençant,
que toutes les espèces de poésie ont été perfectionnées
par les anciens , et que , si l'on veut les connaître
dans leur pureté , il faut remonter à la source
primitive sous laquelle elles ont paru chez les Grecs,
138 MERCURE DE FRANCE ,
il veut que les modernes suivent une autre route :
Le génie statuaire est le domaine des Grecs ; leur
tragédie est un groupe comme le Laocoon ; de la
l'unité qu'on remarque dans leurs conceptions. Le
génie pittoresque est le domaine des modernes ; de
là les sublimes conceptions romantiques : comme
dans un vaste tableau , les modernes peuvent faire
entrer toute sorte d'objets ; et la nature entière est
à leurs ordres. Il en résulte que les Français ont eu
le plus grand tort de prendre pour modèle la tragédie
grecque
.
M. Schlegel s'attache à faire sentir la supériorité
du
genre romantique ; et les aveux qu'il fait sont
remarquables. Les anciens n'admettaient jamais
dans leurs ouvrages des parties hétérogènes ou
étrangères ; ils voulaient que leurs sujets fussent
simples , clairs et semblables à la nature dans ses
oeuvres les plus parfaits . Ils avaient tort. Selon
notre critique , il faut au contraire rapprocher continuellement
les choses les plus opposées ; il faut
que tout soit en désordre , je me sers de ses expressions.
Ce désordre , ajoute -t- il , est voisin du secret
de l'univers ; il consacre ces notions mystérieuses
qui tiennent à la partie la plus élevée de nousmêmes
, et sont peut-être une révélation de la divinité
. Si l'on ne savait pas que , lorsque les meilleurs
esprits sont prévenus , ils tombent dans les erreurs
les plus étranges , on serait étonné de ce délire .
Mais la doctrine de M. Schlegel se développe
d'une manière encore plus frappante dans l'apologue
MARS 1815 .
139
suivant. Des enfans ont arraché dans une prairie de
la verdure et des fleurs ; ils ornent un petit coin de
terre avec ce butin qu'ils ont recueilli : leur jardin
paraît régulier ; il brille de mille couleurs agréables ;
c'est pour eux un paradis terrestre . A peine s'est-il
écoulé deux jours que ce lieu charmant est flétri .
Ce jardin éphémère peut-il se comparer aux antiques
forêts élancées vers le ciel sans le secours des
hommes elles sont irrégulières , elles sont tristes ;
mais les siècles ne les atteignent point.
:
Voici l'explication de cet apologue : les époques
célèbres dans les lettres , pendant lesquelles le talent
a été gêné par la mesquinerie des règles , ressemblent
au paradis terrestre des enfans' ; et les antiques forêts
qui doivent durer autant que le monde , sont l'emblème
du siècle d'Élizabeth , où brilla en Angleterre
le génie de Shakespeare .
C'est surtout aux règles qu'en veut M. Schlegel ;
et la Motte , qui prétendait les détruire toutes , lui
paraît le plus grand des critiques français . La Motte
voulait du moins qu'aux trois unités , on substituât
l'unité d'intérêt ; notre critique n'admet cette idée
qu'en lui donnant beaucoup d'extension . Suivant
son système , il ne faut pas qu'une tragédie tienne à
un fil qui ne doive jamais se rompre : c'est une idée
française , donc elle ne vaut rien. La tragédie est
un torrent qui renverse tout ; ses eaux débordées
franchissent leurs rives ; elles inondent les campagnes
, et gagnent la mer par plusieurs embouchures :
c'est toujours , dit M. Schlegel , un seul et même
140
MERCURE DE FRANCE ,
torrent . Voilà l'espèce d'unité qu'il admet dans la
tragédie .
Non-seulement il ne veut pas que la tragédie ait
d'unité ; mais il méprise ceux qui , comme Horace ,
désirent qu'elle ne soit pas rallentie par des détails
inutiles , et qu'elle marche toujours à l'événement .
« I y a dans la vie , dit- il , de certains momens qué
» l'àme solemnise , en se recueillant au - dedans
» d'elle -même , en jetant un regard mélancolique
» sur le passé et sur l'avenir . Ce sont ces momens
» religieux , cette consécration d'une émotion pro-
>> fonde que je ne trouve nulle part » . Le style
mystique n'est-il pas ici bien heureusement employé
? Le simple bon sens suffisait pour montrer
à M. Schlegel que les spectateurs ne sont pas com →
posés d'esprits contemplatifs qui aiment à rêvér
sans objet l'essence de l'art dramatique est de ne
pas laisser refroidir un moment leur attention , et
de les conduire d'émotions en émotions jusqu'au
dénouement .
Dans la Grèce , M. Schlegel ne trouve qu'Eschyle
de véritablement tragique ce ne sont point les
scènes admirables où ce poëte fait naître la terreur
et la pitié qui frappent le critique ; ce sont les passages
obscurs , emphatiques et déclamatoires . Plus
le poëte s'éloigne de la nature , plus il lui paraît sublime
. On aurait peine à croire que , suivant notre
savant professeur , la tragédie a dégénéré après
Eschyle ; elle est descendue , dit-il , de la hauteur
idéale en se rapprochant de la réalité . Euripide est
MARS 1815 .
141
très-maltraité parce qu'il a eu le malheur de peindre
les passions , et principalement parce qu'il a servi
quelquefois de modèle à Racine. Ce dernier tort est
impardonnable aux yeux de M. Schlegel aussi ce
poëte lui paraît-il mou , vague et diffus.
Tous les poëtes latins sont compris dans la même
proscription , parce qu'ils ont été imités par les
Français . D'un trait de plume ils sont jugés . « Les
» Romains , dit M. Schlegel , n'avaient pas naturel-
» lement l'esprit poétique ; ils ne connurent jamais
» l'art heureux d'exciter par des accens habilement
» ménagés les plus douces émotions de l'âme , ni
» de parcourir d'une main légère les cordes harmo-
>> nieuses du sentiment ». Il faut que le professeur
soit bien préoccupé puisqu'il oublie que Virgile
devait au moins échapper à cette proscription .
Jamais poëte fut-il plus véritablement sensible ? Les
émotions les plus douces de l'âme sont - elles excitées
plus délicieusement que lorsqu'il peint Andromaque
, Didon , Nisus et Euryale, Lausus , Orphée,
Eurydice et mille autres tableaux qui ont tant de
charmes pour les âmes tendres ?
Térence ne lui paraît qu'un faible traducteur qui
a dégradé son art ; Horace , qui a le tort d'avoir servi
de modèle à Boileau , n'a rien entendu à l'art dramatique
quand il en a tracé les préceptes : il a pres-.
crit la pureté et l'élégance du style ; ce n'est point
cela qui constitue la poésie ; et pour réussir dans
l'art dramatique , il faut du monstrueux et de l'extraordinaire.
Sénèque , dont l'emphase aurait pu
142 MERCURE DE FRANCE ,
avoir quelque charme pour M. Schlegel , est mis
au-dessous du néant , parce que Racine lui doit
quelques beaux traits du rôle de Phèdre. Telle est
la balance des jugemens du critique . Tout ce qui a
été admiré par les Français lui paraît méprisable .
Sa position néanmoins ne laisse pas d'être embarrassante
: il veut être admirateur passionné des anciens
nos grands écrivains du siècle de Louis XIV
ont eu pour ces excellens modèles le même enthousiasme
. Comment montrer qu'ils ont été de mauvais
juges ? Comment prouver qu'ils se sont égarés
en marchant sur de si nobles traces ? On vient de
voir la manière dont M. Schlegel se tire d'embarras .
Shakespeare est l'idole du critique suivant lui ,
c'est le Titan de la tragédie ; il attaque le ciel , et
menace de déraciner le monde. Le monde naturel
et le monde surnaturel lui ont confié leurs trésors .
C'est un demi-dieu pour la force , un prophète pour
la devination , un génie tutélaire qui plane sur
l'humanité.
Voilà bien des grands mots : si la cause de M.
Schlegel était meilleure , il est probable qu'il ne les
aurait pas employés . Parlons sérieusement , quand
il serait si facile d'employer le ridicule , et convenons
que Shakespeare était un homme d'un génie
très-distingué . S'il eût vécu dans un meilleur siècle,
tout porte à croire qu'en suivant une autre route ,
il serait devenu un modèle digne d'être comparé
aux anciens. Quelques caractères de ses pièces sont
tracés avec une vigueur peu commune ; les passions
MARS 1815.
143
pas
y sont souvent peintes d'une manière énergique et
vraie : l'éloquence de ses héros , quand elle ne tombe
dans la déclamation , entraîne et subjugue : quelques
traits profonds annoncent une grande connaissance
des hommes. Enfin Pope paraît l'avoir parfaitement
apprécié en disant de lui : Il a mieux et
plus mal écrit que personne .
pour
Mais un tel jugement est trop raisonnable
être approuvé par M. Schlegel . Il ne dissimule pas
qu'il va parler de Shakespeare comme d'un ami intime
; c'èst dire qu'il érigera tous ses défauts en
beautés. La manière dont il défend cette cause difficile
est digne d'attention . Nous allons reproduire
en peu de mots les principales objections qu'on
peut faire contre les productions de Shakespeare ,
et nous y joindrons les réponses très-extraordinaires
du critique allemand.
Lorsqu'un poëte veut mettre sur la scène les nations
anciennes et modernes , il doit du moins avoir
quelque idée de l'histoire , du génie et de moeurs
de ces nations . Or Shakespeare était fort ignorant ;
il ne connaissait que des nouvelles et des romans ,
et son état de comédien ne lui permettait pas de
faire les études nécessaires .
« Je conviens , répondra M. Schlegel , que Sha-
>> kespeare était pauvre de connaissances de pure
érudition , mais il était riche en connaissances
» animées et applicables » .
On ne sait pas trop ce que c'est que des connaissances
animées ; mais on ne s'arrêtera pas à ce mot ,
144
MERCURE DE FRANCE ,
et l'on passera à une autre objection. Comment ,
lui dira-t -on , justifierez - vous Shakespeare d'avoir
présenté Hamlet comme ayant fait ses études à
Vittemberg , tandis qu'à cette époque reculée il
n'existait d'université nulle part ; et Richard III
comme ayant lu Machiavel qui était enfant lorsque
ce prince mourut? comment l'excuserez-vous d'avoir
entièrement donné la couleur de son pays à des
tragédies où il devait peindre les temps antiques ?
cela ne détruit-il pas toute vraisemblance ?
<< Rien de plus facile à justifier , répliquera M.
>>>>Schlegel : d'abord Shakespeare n'avait point affaire
» à un siècle chicaneur comme le nôtre , et l'on
» n'allait point au théâtre pour apprendre la chro-
>> nologie. On se contentait de la vérité intime
» des choses sans s'inquiéter des anachronismes. On
>> avait alors une innocente façon de sentir . Ne dé-
>> couvrez-vous pas en cela quelque chose qui va à
» l'âme ? Mais je vous prouverai facilement que ce
» qui vous paraît des fautes mérite peut-être le nom
» de beautés sublimes. Les maximes de Machiavel'
>> existent depuis qu'il y a des tyrans ; c'est un trait
» de génie de leur donner sous Richard le nom de
>> celui qui les a écrites le premier. Hamlet, comme
» vous savez , est un peu sceptique : quelle heu-
>> reuse invention de l'avoir fait étudier à Vittem-
>> berg dans l'université où Luther rompit avec le
» pape? Le nom de cette ville ne réveille- t-il pas
» l'idée du libre essor de la pensée ? Ne savez-vous
» pas d'ailleurs que l'imagination est comme un
MARS 1815 . 145
RO
principe de vie indépendant qui se gouverne dan
près ses propres lois , et revendique ses pri
» viléges » ?
On trouvera ces priviléges bien singuliers , surtout
quand l'on pensera de quelle manière le cr
tique traite nos grands maîtres auxquels il fait un
crime de la plus légère faute . On verra qu'il est
impossible de disputer avec M. Schlegel , et l'on se
contentera de provoquer de nouveaux sophismes ,
en l'invitant à continuer son apologie .
On lui représentera que les pièces de Shakespeare
sont pleines de comparaisons et d'antithèses ;
que les héros font souvent des calembours ; que les
objets les plus dégoûtans sont quelquefois offerts
aux regards ; qu'on est révolté par les ingrediens
employés dans le sabat des sorcières de Macbeth ;
qu'enfin les personnages inutiles et les messagers
nombreux entravent la marche de ces tragédies qu'il
veut faire considérer comme des chefs-d'oeuvres.
M. Schlegel reprendra par ordre toutes ces objections.
))
« Souvent , dira-t- il , la douleur donne de l'esprit;
» le désespoir excite un rire convulsif ; et par la
>> même raison ce désespoir peut recourir pour
s'exprimer aux comparaisons , et même aux
>> antithèses . Ceux qui rejettent les calembours
» dans la tragédie ne connaissent pas leur art.
» Les enfans et le peuple , dont les moeurs sont les
plus simples , ont toujours manifesté leur goût
les calembours : ils s'en servent dans leurs
>>
pour
10
146 MERCURE
DE FRANCE
,
>> douleurs , dans leurs joies ; et Shakespeare a
>> eu raison de les prodiguer . Quant à la marmite
>> des sorcières , fallait - il la remplir d'aromates
» agréables ? l'effroi moral qu'on éprouve ne sur-
>> monte-t- il pas le dégoût des sens ? les personnages
>> inutiles et les messagers nombreux ne sont pas
>> plus difficiles à justifier , les messagers ont quel-
>> que chose de poétique ; la nouvelle qu'ils appor-
» tent est l'âme de leurs paroles . Les rôles inutiles
» sont des voix qui font entendre des accens de
» douleur et d'allégresse comme un retentissement
» des événemens passés . Je prévois les objections
» que vous pourrez me faire encore . Vous me direz
>> que quelquefois Shakespeare est froid ; je vous
répondrai que c'est la froideur d'un esprit supé-
» rieur qui a parcouru le cercle de l'existence hu-
>> maine et survécu au sentiment : Vous ajouterez
>>
qu'il mêle des scènes comiques aux actions les
>> plus atroces ; qu'aurez-vous à répondre quand je
» vous dirai que ces scènes burlesques sont le vesti-
» bule de la tragédie où les serviteurs se tiennent ?
> Enfin , pour terminer toute dispute , et pour
» démontrer la supériorité de Shakespeare , je
» dirai qu'il représente à lui seul l'esprit humain ,
>> dont il réunit au plus haut degré les qualités
>> les plus opposées , et qu'il lui faut des specta-
>> teurs poétiques dont l'imagination agrandisse l'es-
» pace à volonté » .
Il n'y a aucune observation à faire sur cette apologie.
M. Schlegel exige que les spectateurs soient
pr
ma
m
I
eat
me
L'a
1 MARS 1815. 147
pour poétiques : cette dernière phrase seule suffirait
prouver la fausseté de son système , si les erreurs
manifestes qui remplissent toutes ses réponses , ne
montraient pas aux yeux les moins clairvoyans , qu'il
s'est laissé emporter par son imagination , et qu'il
n'a consulté ni la raison , ni le bon sens , ni le goût .
Qu'on ne pense pas que nous avons malignement
dénaturé et changé ses argumens : on peut lire son
livre , et l'on y trouvera en propres termes tout ce
que nous venons de lui faire dire .
Le théâtre espagnol inspire à M. Schlegel le même
enthousiasme que le théâtre anglais . Il passe rapidement
sur Cervantes et sur Lope de Vega , parce que
ces deux hommes , supérieurs à leur siècle , ne se
prêtaient qu'à regret au genre romantique , et auraient
voulu assujettir leur art aux règles des anciens .
L'auteur de Don Quichotte ne lui paraît pas un
homme de génie : tout n'était pas , dit- il , poésie
dans son áme ; il s'y trouvait un côté de froideur.
C'est à Calderon qu'il réserve son admiration exaltée
: « Il est , s'écrie - t - il , le génie de la poésie
>>
romantique ; on croirait qu'avant de disparaître
» à nos regards , elle ait voulu dans les ouvrages
» de Calderon , comme on le fait dans un feu d'ar-
» tifice , réserver ses plus vives couleurs et ses plus
rapides fusées pour la dernière explosion » . Le
critique le traite comme Shakespeare ; il lui sait gré
de toutes ses fautes ; et s'il n'en fait pas une longue
apologie , c'est que Calderon est moins connu que
le poëte anglais .
148 MERCURE
DE FRANCE
,
Après avoir jugé ainsi les productions romantiques
, M. Schlegel s'arme d'une sévérité inflexible
et d'une prévention aveugle contre nos grands
maîtres . Selon lui , les Français n'ont que des
avantages négatifs , et ne brillent que par l'absence
des fautes . Le bon goût est pour eux l'arche sainte ,
et ils ont l'injustice d'appeler hérésie littéraire tout
ce qui s'en écarte . Ils n'ont pu faire entrer ni la
mythologie , ni l'histoire dans la tragédie ; et ils
ont donné leurs moeurs aux nations qu'ils ont
peintes. Il faut remarquer que ce prétendu défaut
reproché aux Français devient une beauté sublime
dans Shakespeare et dans Calderon où il est bien réel .
Corneille , d'après M. Schlegel , n'a de bon que le
Cid , et Racine qu'Athalie ; dans Cinna , la fiction
est descendue de la sphère idéale . Il n'y a point
d'enthousiasme dans Polyeucte . Racine n'était
propre qu'à faire des élégies et des idylles . Iphigénie
est une mauvaise pièce , Achille ne peut se
supporter , Eriphile est une intrigante , etc. , etc.
M. Schlegel condamne en outre toutes les tragédies
de Voltaire , à l'exception d'une seule qu'on ne devinerait
pas , c'est Tancrède .
Nous ne citerons qu'un exemple de ses critiques
de détail . Il s'agit de Bajazet. « Si le poëte , dit
» M. Schlegel , n'ose parler d'étrangler qu'en se
» servant de circonlocutions élégantes , ce sera une
>> contradiction . Ainsi le vers de Racine :
» Dans les mains des muets , viens la voir expirer ,
» n'est pas romantique : il fallait :
d
MARS 1815.. 149
JItc
» Dans les mains des muets viens la voir étrangler.
» Lorsque l'esprit des personnages , ajoute grave-
» ment le professeur , est censé familiarisé avec une
idée , ils doivent se servir du mot propre pour
» l'exprimer >> . Il est inutile de citer un autre exemple
du goût de M. Schlegel .
Quels changemens veut-il donc qu'éprouve notre
théâtre ? Il désire que la tragédie française prenne
le ton et la couleur de l'opéra comique . Où trouvet-
il un chef- d'oeuvre de peinture théâtrale ? C'est
dans la scène de Raoul Sire de Créqui où les enfans
du geôlier ivre font échapper le prisonnier . «< Com-
» bien je souhaiterais , dit- il , à la tragédie des Fran-
» çais un peu de cette vie dans les détails » ? Ainsi
voilà Sedaine au-dessus de Corneille , de Racine et
de Voltaire .
Tous ces sophismes développés moins crument
que je ne les expose , et enveloppés d'une foule de
raisonnemens , auront peut-être quelque chose de
spécieux pour les personnes qui ne réfléchissent pas.
C'est ce qui m'oblige à remonter aux principes et
à prouver d'une manière évidente la supériorité
jusqu'à présent incontestée de la tragédie française.
La première loi de la tragédie est de plaire aux
spectateurs devant lesquels elle doit être représentée .
Elle ne peut les intéresser qu'en ne s'écartant pas
trop de leurs moeurs , de leurs opinions , de leur
manière de sentir et d'exprimer les passions . Sans
blesser les règles fondées sur le bon sens et le goût ,
150 MERCURE DE FRANCE ,
règles qui existaient avant Aristote , et qu'il n'a fait
que recueillir , le génie tragique , par d'habiles combinaisons
, trouve le moyen de fondre les couleurs
des temps qu'il veut peindre avec celles des tempsoù
il écrit : la physionomie des héros et des événemens
domine dans ces peintures , mais elle est
nécessairement modifiée par quelques traits qui
aident les spectateurs à s'élever au niveau des sujets
qu'on développe à leurs yeux .
De même que , dans
l'instruction de l'enfance , on passe du connu à l'inconnu
; ainsi pour faire goûter à des spectateurs
de tout rang , de tout âge et de tout sexe , les merveilles
de l'antiquité et de l'histoire , il est nécessaire
de les amener à l'illusion par de légers sacrifices
aux idées qui leur, sont familières . Plus le
poëte parvient à conserver les véritables couleurs
locales , sans blesser ses contemporains , plus il approche
de la perfection .
Eschyle et surtout Sophocle et Euripide n'ont pas
peint, comme Homère , les héros grecs . Les moeurs
dans leurs pièces se rapprochent de la civilisation
du temps de Périclès. Les combinaisons profondes
de l'OEdipe roi , les scènes si touchantes d'OEdipe
à Colonne , le caractère d'Ismène dans Antigone ,
et les dialogues vifs et pressans qu'on admire dans
les tragédies grecques , n'appartiennent certainement
pas d'une manière complète au genre de l'Iliade
et de l'Odyssée . L'esprit du siècle qui produisit Socrate
et Platon s'y fait sentir ; et il est probable
qu'une pièce entièrement calquée sur les poëmes
MARS 1815. 151
d'Homère aurait offert quelque chose d'étrange au
goût délicat des Athéniens.
Les principes qui viennent d'être posés paraissent
incontestables : ils n'ont pas besoin de déclamation
et d'emphase pour se produire ; et le bon sens le
moins éclairé en fait aussitôt sentir la justesse .
Si l'on examine Shakespeare et Calderon d'après
ces principes , on ne peut s'empêcher de convenir
qu'avec beaucoup de génie ils n'ont fait que des
pièces monstrueuses . Les sujets qu'ils ont puisés
dans l'histoire ancienne sont entièrement défigurés;
les moeurs anglaises et les moeurs espagnoles prédominent
; toutes les ressemblances sont sacrifiées ,
et à peine peut- on saisir quelques traits bien rares
des caractères historiques qu'ils mettent sur la scène.
Si l'on veut au contraire peser à cette balance
Corneille et Racine , quelle perfection n'admire- ton
pas dans leurs chefs-d'oeuvres ! En ayant égard à
ce que leur siècle réclamait d'eux , ils n'ont jamais
manqué au respect qu'ils devaient aux traditions .
Admirés de leur temps par ceux qui ne pouvaient
apprécier leurs savantes peintures , mais qui saisissaient
délicieusement les conceptions secondaires
par lesquelles ces grands hommes se rapprochaient
de la faiblesse contemporaine , ils sont restés les
modèles de la postérité , qui passe non-seulement
avec indulgence , mais avec plaisir , sur ces souvenirs
d'une société dont le ton a disparu , et qui s'arrête
avec transport devant des beautés de tous les
temps , devant des tableaux antiques , dont les traits
152 MERCURE DE FRANCE ,
destinés au vulgaire ne forment que quelques
ombres .
M. Schlegel avoue que le Cid est une pièce toute
espagnole , et , si l'on veut l'en croire , cette pièce et
Athalie sont les seules bonnes tragédies françaises .
Mais en passant en revue les autres chefs-d'oeuvres
de Corneille et de Racine , nous verrons que toutes
les conditions exigées pour la tragédie s'y rencontrent
, et qu'elles brillent de ces beautés qui ,
comme celles des anciens , sont indépendantes des
temps et des lieux.
Sous le ministère du cardinal de Richelieu , une
galanterie un peu recherchée régnait à la cour . Les
femmes aspiraient à une espèce de culte ; les troubles
de la ligue et des premières années du règne de
Louis XIII leur avaient donné un grand ascendant
dans les affaires. Corneille , en produisant des
femmes sur le théâtre , ne pouvait s'empêcher
d'adopter quelques traits de cette galanterie , sans
lesquels on n'aurait pas voulu l'entendre . Mais ces
traits dominent - ils dans ces chefs-d'oeuvres ? Les
belles scènes des Horaces en sont exemptes , les
mots sublimes s'y succèdent , et jamais les historiens
n'ont donné une si haute idée des premiers
Romains. Quelques vers des rôles de Cinna et de
Maxime se rapprochent du ton de la cour ; mais
quand ces deux conjurés parlent des affaires de
l'empire , quand ils assistent au conseil d'Auguste ,
quand le tableau des proscriptions fait en même
temps frémir et trembler les spectateurs , n'admireMARS
1815. 153
t-on pas des beautés peut -être supérieures à ce que
les anciens ont de plus élevé ? Dans deux ou trois
scènes de Polyeucte , Sévère s'exprime quelquefois
en chevalier français ; mais cette légère condescendance
au goût régnant obscurcit- elle la magnanimité
vraiment romaine de ce personnage ? Nuitelle
au caractère de Pauline , le plus beau peut- être
qui existe au théâtre , et au dévouement de Polyeucte
et de Néarque , si conforme aux moeurs des
premiers chrétiens ? Dans la Mort de Pompée , le
personnage de Cléopâtre offre une coquetterie peu
convenable ; mais ce rôle domine- t- il dans la pièce ,
et la grande figure de Cornélie n'éclipse- t- elle pas
un caractère épisodique arraché au poëte par le
goût de son temps ? Antiochus et Séleucus , dans
Rodogune , ont peut- être une délicatesse recherchée
; mais le personnage dominant de la pièce ,
cette femme qui réalise tout ce que l'antiquité nous
révèle des Sémiramis , des Clytemnestre et des Fulvie
, a-t-elle une couleur moderne ; et dans le dénouement
admirable produit par ce caractère
reconnaît-on que Corneille ait fait des sacrifices au
ton de son siècle ?
Lorsque Racine travailla pour le théâtre , la galanterie
maniérée commençait à disparaître . La
passion s'exprimait plus naturellement ; mais elle
avait , comme dans tous les pays où la civilisation
est perfectionnée , une politesse douce et raffinée
qu'il convenait peu de transporter chez les Grecs
et chez les Romains . Andromaque n'en offre que
154
MERCURE
DE FRANCE ,
quelques traces : cette admirable tragédie , où l'on
reconnaît la fatalité qui poursuit Oreste , où les
fureurs d'un amour combattu paraissent appartenir
aux hommes de tous les temps, où la veuve d'Hector
nous présente sous des traits embellis tous les
charmes dont la revêtirent Homère , Euripide et
Virgile , est un des premiers chefs-d'oeuvres presque
irréprochables qu'ait produits la scène française .
Britannicus , de l'aveu même de M. Schlegel , est le
plus beau tableau dramatique tracé d'après Tacite .
Quelques mots de Britannicus et de Junie rappellent
le siècle de Louis XIV : on ne pouvait mettre en
présence ces deux personnages sans tomber dans ce
léger défaut , parce que le sujet de la pièce n'est
pas entraînant comme celui d'Andromaque , et que ,
dans les momens où il est impossible de soutenir
l'intérêt avec une chaleur irrésistible , le poëte est
obligé de remplir par des beautés accessoires les
vides inévitables de son sujet . En revanche , Agrippine,
Burrhus et Néron sont peut-être ce que l'art
tragique a produit de plus parfait chez les modernes.
Bajazet offre la couleur locale conservée sans ménagement
dans les deux principaux rôles , Acomat
èt Roxane . Une pièce sur ce ton se serait-elle soutenue
sur aucun théâtre de l'Europe ? Un visir qui
se joue des passions de son maître et qui ne consulte
que son intérêt , une sultane qui a encoré tous les
sentimens d'une esclave , et qui est prête à pardonner
à son amant s'il veut voir périr sa rivale ; de
MARS 1815 . 155
tels personnages, quoique parfaitement bien peints,
pouvaient-ils réussir ? Il fallait donc adoucir l'horreur
de ce sujet par les rôles de Bajazet et d'Atalide
. L'art de Racine est admirable dans ce mélange
des moeurs turques et des moeurs françaises : aucune
discordance , aucun contraste forcé ne s'y font remarquer
; et le spectateur , entraîné par l'illusion ,
croit sans peine que ces personnages ont pu se
trouver dans le même siècle et dans la même nation.
Xipharès et Monime ont une délicatesse qui pouvait
être inconnue dans le royaume de Pont : sans
la peinture enchanteresse de ces deux personnages ,
il est difficile de croire qu'on eût pu supporter les
caractères féroces de Pharnace et de son père . C'est
cependant ce Mithridate , encore mieux peint par
la poésie que par l'histoire , c'est ce Mithridate qui
domine dans la pièce : à la faveur d'un épisode
charmant , il déploie tous ses grands projets , et fait
partager aux spectateurs sa haine pour les Romains.
Iphigénie passe pour un chef-d'oeuvre où se trouvent
tous les genres de beauté . C'est pour cela que
M. Schlegel le traite avec un mépris affecté . Qu'il
nous dise sur quel théâtre de l'Europe on pourrait
offrir Achille absolument tel que dans l'Iliade ? II
fallait donc , en conservant à ce héros son caractère
irascible et indomptable , adoucir les formes
de ce beau modèle antique . Une scène de l'Iliade
où Achille s'explique avec Agamemnon est le type
du caractère tracé par Racine : tout le rôle n'en est
que le développement.
156 MERCURE DE FRANCE ,
Phèdre est la tragédie française pour laquelle
M. Schlegel montre le plus d'aversion : son emportement
est tel que cette pièce suffit pour lui faire
proscrire Euripide. Aux yeux des bons critiques ,
quelques scènes d'Hippolyte et d'Aricie sont de ces
sacrifices que les poëtes sont obligés de faire au
goût de leur siècle : mais quel empire le caractère
de Phèdre n'exerce-t-il pas sur les autres personnages
? Tout s'y rapporte , tout s'y lie ; et quelques
ornemens étrangers disparaissent et s'éclipsent devant
cette figure pathétique et effrayante. On ne
voit aucun de ces ornemens dans Esther et dans
Athalie M. Schlegel admire la dernière , et dit
l'autre n'est qu'une pièce de couvent . Cependant
elles appartiennent l'une et l'autre au même système
puisées également dans l'écriture , revêtues
de ses richesses , il est difficile de leur contester la
couleur locale , à laquelle M. Schlegel ne tient que
lorsqu'il examine les tragédies françaises , car on a
vu qu'il justifie tout dans Shakespeare .
:
que
D'après cet examen bien rapide de nos principaux
chefs-d'oeuvres , il paraît démontré que Corneille
et Racine ont rempli l'objet que se propose
la tragédie. La mythologie et l'histoire ont pris sous
leurs pinceaux la couleur poétique qui convenait à
nos temps modernes. Comme les tragiques grecs ,
ils out dû apporter quelques modifications aux couleurs
locales ; mais ils ont maintenu les bonnes règles
qu'ils tenaient de l'antiquité ; les beautés de tous
les temps ont constamment dominé dans leurs chefsMARS
1815 . 157
d'oeuvres cette réunion des qualités exigées par
les anciens comme par les modernes , les met évidemment
au- dessus des poëtes anglais et espagnols
qui n'ont su que s'abandonner au goût de leur siècle ,
et qui , mêlant tous les genres , se permettant toutes
les libertés , rabaissant leur génie aux conceptious
les plus basses et les plus vulgaires , se font quelquefois
admirer par des traits sublimes , mais ne
peuvent se concilier le suffrage des véritables amis
des lettres .
Dans un second et dernier article j'exposerai la
théorie de M. Schlegel sur la comédie.
DISCOURS SUR L'ÉTUDE DE L'HISTOIRE NATURELLE.
L'ÉTUDE de l'Histoire naturelle ne peut intéresser que l'homme
religieux ; ceux qui sont assez malheureux pour ne voir dans ce
grand spectacle que l'effet d'une puissance aveugle et du hasard ,
sont privés de tous les sentimens élevés que cette contemplation
inspire naturellement aux âmes religieuses quelle idée noble et
grande a jamais pu naître d'une telle croyance ? L'impiété, absurde
dans ses erreurs , est toujours abjecte dans ses systèmes : ici la foi
devient une lumière ; seule et dépouillée du secours des sciences humaines
, elle peut découvrir , dans l'étude de la nature , des rapports
admirables , des desseins sublimes , que l'orgueilleuse incrédulité
n'apercevra jamais.
Si dans le récit des actions des hommes , un historien n'envisageait
ses personnages que comme des machines , dirigés par une
invincible fatalité , guidés vers le bien par une pente irrésistible ,
entraînés dans le crime par des passions insurmontables : que
résulterait-il d'une semblable lecture ? quelle impression produiraitelle
sur le coeur et sur l'esprit , et quel fruit en pourrait-on retirer ?
158 MERCURE DE FRANCE ,
Ceux mêmes qui ont tout fait pour propager ces déplorables doctrines
, en ont si bien senti l'odieuse absurdité , qu'ils les ont toujours
abandonnées , dès qu'ils ont écrit l'histoire .
Mais lorsqu'on veut nous expliquer les merveilles de la création ,
a-t-on le droit de nous intéresser davantage en oubliant toujours
le créateur , que dis-je en révoquant en doute son existence ?
Comment l'étude des cieux et de l'univers , ne conduit- elle pas
à l'idée sublime de lá divinité ? est-il rien de plus étrange , de plus
révoltant qu'un astronome impie , qui , les yeux sans cesse élevés
vers le ciel , ne contemple les astres que pour blasphemer ; qui se
privant lui -même du bonheur d'admirer et dépouillant cette
science majestueuse de son charme et de sa grandeur , la réduit
aux froides combinaisons des calculs ?
Eh ! que m'importent tous ces prodiges qu'on me découvre dans
les trois règnes de l'histoire naturelle , s'ils ne sont pas produits
par une sagesse infinie et par une puissance protectrice et sans
bornes ? puis-je admirer , avec enthousiasme , des phénomènes sans
résultats , un ouvrage sans plan et sans but , un spectacle où rien
n'est fait pour l'âme , puisque rien ne s'y rapporte à l'homme ?
En vain voudrait-on par un appareil scientifique ennoblir ou
déguiser la sécheresse et le vide d'une si vaine étude , si , dans tous
ces objets créés , on ne me montre pas la providence qui les protège
et qui les conserve ; si l'on ne cherche pas à m'initier, non dans les
mystères de la suprême intelligence , mais dans tous les secrets de
sa bonté , je méprise la science : car , en supposant qu'elle ne fût
pas corruptrice , il est toujours évident que ne pouvant élever mon
âme et contribuer à mon bonheur , elle m'est au moins inutile .
Alors je ne vois dans la botanique qu'une assommante et fastidieuse
nomenclature. Le règne animal , ainsi que le règne minéral , ne
m'offre plus que des modifications de la matière et l'idée stupéfiante
du néant ! j'aime mieux m'endormir doucement dans le sein
d'une paisible ignorance , que de consumer ma vie par de malheureux
efforts d'imagination (qui ne produiraient que des monstres) ,
par des recherches pénibles sans résultats bienfaisans , et par des
MARS 1815. 159
veilles et des travaux sans gloire . Oui, la gloire dans la littérature et
dans les sciences , ne saurait s'allier avec l'irréligion hautement professée.
L'impiété est également vile et stérile ; elle n'a pu dans ces
derniers temps que répéter ce qu'elle a dit dans les siècles les plus
reculés ; comment pourrait- elle être ingénieuse ? Elle flétrit le coeur
et dessèche l'imagination . Elle a même trop de bassesse pour inspirer
une véritable audace : l'impie se tait , se cache ou se déguise
lâchement , quand il croit qu'il serait dangereux pour lui de se
montrer à découvert ; mais lorsqu'il pense qu'il peut impunément
lever le masque , il étonne par son manque de pudeur et par l'excès
de son effronterie ; il fait du bruit alors ! l'indignation , la surprise
et l'approbation du vice et de la folie , forment sa célébrité passagère
, son orgueil jouit pendant quelques instans d'une honteuse
réputation ; mais il n'a jamais eu , il n'aura jamais de renommée.
Qu'on se rappelle tous les impies fameux , on trouvera que tous
leurs ouvrages irréligieux , sont ensevelis dans la poussière , et
que les auteurs malheureux de ces indignes productions , n'ont
laissé après eux qu'un odieux souvenir et que des noms déshonorés.
Toutes les pensées de la sagesse souveraine sont également
grandes , tous les systèmes qui peuvent en dériver également parfaits
l'intelligence humaine pèse et délibère , parce qu'elle est
bornée. Dieu ne saurait enfanter que la perfection : sa volonté
peut se fixer sur un objet , mais il n'a jamais à choisir ; ainsi Dieu
pouvait créer l'univers avec tout l'ordre , tout l'éclat que nous
admirons , et le fonder sur des lois physiques entièrement opposées
à celles qui existent. Par exemple , la végétation du gui ,
plante parasite , confond les lois de la physique reçue . Si le gui
est implanté sur le dessus d'une branche , ses rameaux s '
s'élèveront
à l'ordinaire , mais s'ils partent de dessous la branche , les rameaux
tendront vers la terre ; ainsi , dans ce dernier cas , le gui végète en
sens contraire sans qu'il paraisse en souffrir; cette singulière plante
conserve indifféremment toutes les positions sous lesquelles le
hasard l'a fait naître ; elle est donc une exception très-remarqua160
MERCURE DE FRANCE ,
ble à la loi qui veut que toute plante inclinée se redresse . L'étude
de la nature offre dans les trois règnes beaucoup d'exemples de ce
genre , c'est -à- dire de faits , en opposition avec les lois physiques
( 1 ) . Dieu l'a voulu ainsi , afin de nous montrer que le suprême
législateur est au - dessus de toutes les lois . Pour que l'homme pût
connaître toute sa supériorité sur les animaux , et toute la dignité
de son être , et surtout pour qu'il se pénétrât de tous les sentimens
d'admiration , de reconnaissance et d'amour dus au créateur , il
fallait qu'il lui fût possible , sinon de tout expliquer, du moins de
sentir la sublimité de cette oeuvre divine . Ainsi , l'homme ne doit
la science qu'à la possibilité de rendre compte de quelques phénomènes
de la nature ; ainsi donc , il n'a que la faculté de discerner ,
de pénétrer , de découvrir, et non celle de créer . Quand il se croit
inventeur , il s'abuse ; il ne fait jamais qu'appliquer d'une manière
nouvelle une loi prise dans la nature , ou tirer un résultat nouveau
d'une de ces lois ; il n'est jamais alors que profond observateur ou
bien imitateur heureux . Le génie dans l'homme n'est que de la
pénétration ; le génie créateur n'appartient véritablement qu'à
Dieu .
C'est encore la contemplation de l'univers qui , même dans la
littérature , a fait naître toutes les idées du beau , et ces lois si
justes qui prescrivent la simplicité dans les moyens , l'unité dans le
plan , la variété dans les détails , la liaison dans les diverses parties
, l'harmonie , l'accord , la majesté dans l'ensemble , la morale
et l'utilité dans le but .
La création entière fut l'ouvrage d'une seule pensée , mais d'une
pensée divine qui par son étendue et par sa profondeur en fait
naître une infinité d'autres ; Dieu voulut que ce grand ouvrage
"
(1 ) Dans l'île de Lancerote, une des Canaries , le fucus vitifolius , végète
dans l'océan , à une profondeur de plus de 192 pieds , et par conséquent
dans une grande obscurité ; néanmoins ses feuilles sont aussi vertes que
celles de nos graminées. Voilà donc des plantes qui croissent sans être
étiolées quoiqu'en l'absence de la lumière.
Voyage de MM. de Humboldt et de Bonpland. )
1
MARS 1815 .
161
offrit toujours à l'homme coupable et déchu , le souvenir ou la MBRE
ROYAL
SEINE
lité d'une punition paternelle. Dieu mit sur tout l'univers l'em
preinte auguste et touchante de sa justice , de son amour pour
ses créatures , et de sa bonté suprême. Il répandit sur la tere
beaucoup moins de maux que de biens ; il y prodigua les richesses
réelles ; il y sema les maux avec mesure , et toujours à côté d'eux
il plaça les remèdes ou les dédommagemens. La classe des animaux
paisibles est infiniment plus nombreuse que celle des bêtes féroces
; et il est bien remarquable que les animaux qu'il était le
plus facile de soumettre au joug , soient précisement ceux qui pouvaient
rendre le plus de services à l'homme ; tandis que les animaux,
farouches , incapables de prendre de l'attachement pour un
maître , ne lui seraient d'aucune utilité dans la vie domestique :
ainsi , Dieu ne s'est pas contenté de donner à l'homme tous les
moyens de force , d'adresse et d'industrie nécessaires pour se
ressaisir de son primitif empire sur les animaux ; il a daigné lui
préparer des conquêtes faciles, véritablement utiles et sans danger,
et les lui désigner eu douant tous les animaux devenus domestiques
, d'un instinct doux et tranquille ; et si l'animal le plus sensible
n'offre rien d'utile à nos besoins physiques , c'est pour lui
un bienfait de la nature ; il fallait que l'homme ne dût jamais
être tenté de faire une victime du chien fidèle , son compagnon ,
son gardien et son défenseur.
Parmi les végétaux , le nombre des plantes salutaires surpasse
de beaucoup celui des plantes vénéneuses , et , dans les lieux où se
trouvent ces dernières , on trouve aussi leurs antidotes. Par
exemple , le contre-poison certain du fruit du mancenilier , est
l'eau de la mer bue sur-le-champ , et ces arbres ne viennent jamais
que sur le bord de la mer. C'est ainsi que , sur le sommet des
Alpes , croissent toujours ensemble le thora , dont le suc est un
venin mortel , et l'anti-thora son contre -poison , le seul efficace
que l'on connaisse ; et c'est encore ainsi qu'au Choco, dans l'Amérique
méridionale , où les serpens les plus venimeux se rencontrent
par milliers , se trouve cette plante miraculeuse, le guaco, dont le
5
11
162 MERCURE DE FRANCE ,
suc est un préservatif certain contre le danger de leurs mor
sures.
Sur la terre , les précipices , les volcans , les antres affreux n'occupent
qu'un petit espace , ainsi que les écueils et les gouffres dans
la vaste étendue des mers.
La divine providence ne se manifeste pas moins dans les soins
qu'elle prend pour conserver tout ce qu'elle a créé ; l'anatomiste
et le botaniste l'admirent également , l'un en examinant la structure
du corps humain , et l'autre en étudiant l'organisation des végétaux
. Quelle précaution pour garantir la fleur précieuse des arbres
fruitiers de l'attaque des insectes destructeurs , et pour mettre
à l'abri certains fruits délicats , entr'autres ceux du dáttier ! quels
soins pour conserver la semence qui doit reproduire la plante !
combien d'enveloppes la recouvrent ! par quels moyens ingénieux la
plupart des fleurs aquatiques sont soutenues sur les eaux ! l'ulva
et l'utriculaire nagent sur l'eau à l'aide d'une espèce de scaphandre
formé par de petites outres remplies d'air qui sont placées dans le
duplicata des feuilles. Quant aux plantes qui ne sont point aquatiques
, mais qui ont besoin d'une surabondance d'eau , la providence
leur a ménagé des ressources véritablement merveilleuses .
La bardane et le sylphium , qui habitent les lieux secs , sont pourvus
de larges feuilles circulaires et concaves qui entourent leurs
branches ; ces feuilles reçoivent et conservent l'cau de la pluie ,
pour la transmettre aux racines de la plante à la faveur d'un petit
canal placé dans la longueur de la principale tige. Le népenthes
des Indes offre une singularité plus remarquable encore une espèce
de nervure isolée, semblable à un pédoncule , s'élève au-dessus
de la plante , et porte à sa sommité une petite urne oblongue et
creuse , recouverte d'une vulve ou opercule à charnière , qui
s'ouvre pour laisser entrer l'eau de la pluie dans le, vase , qui se
referme quand il est plein , et qui contient environ un verre
d'eau.
L'étonnante fécondité du grain le plus utile à l'homme n'est pas
moins admirable ; on a vu des touffes de blé composées de plus
MARS 1815. 163
de cent dix-sept tiges ( 2) . Pline rapporte qu'un des intendans
d'Auguste lui envoya d'un canton d'Afrique un pied de blé qui
contenait quatre cents tiges , toutes provenant d'un seul et même
grain . Et cette plante si précieuse soutient également les deux
extrêmes , le chaud et le froid . Elle croît aussi bien en Écosse et
en Danemarck , qu'en Égypte et en Barbarie. Le brosimum est
une plante de l'Amérique , dont l'usage est nouvellement découvert
: son fruit peut tenir lieu de pain , toutes les parties de l'arbre
sont utiles : aussi la providence a-t-elle voulu que ce précieux végétal
pût croître partout . Il vient également sur les montagnes ,
malgré l'air vif et froid , sur les collines où l'air est plus tempéré ,
et dans les plaines où la chaleur est dévorante .
C'est dans les climats brûlans , où la soif consume et peut faire
périr le voyageur égaré , que la nature a prodigué les fruits raffraî
chissans , entre autres le bienfaisant cocotier , dont le fruit contient
un lait si pur , si abondant et si parfumé .
Parmi les arbres , quelle diversité dans les feuillages ,, et toujours
assortis aux climats qui leur sont propres ! Ces feuilles tantôt
lisses et vernissées , tantôt soyeuses , ont toujours un tissu formé
pour braver dans le nord la neige et les frimats , ou pour supporter
dans les pays chauds l'ardeur brûlante du soleil sans en être
desséchées. Remarquons encore que les arbres qui peuvent offrir
l'ombrage le plus épais et le plus étendu , ces arbres , qui portent
des feuilles d'une largeur et d'une grandeur si démesurée , ne croissent
naturellement qu'en Asie , en Afrique et dans l'Amérique méridionale
. Au milieu de ces soins préservatifs et conservateurs ,
cette bonté paternelle , confondant souvent nos plaisirs avec nos b‹ -
soins , a fait naître des fleurs sans propriétés , mais qui , par leur
beauté , leur éclat et leur parfum , sont faites pour parer la terre ,
pour embellir notre séjour.
Le règne minéral contient quelques substances pernicieuses ;
(a) Observons encore qu'une autre plante aussi étonnante par son
extrême multiplication , la pomme-de-terre , est aussi une des plus utiles .
164
MERCURE DE FRANCE ,
mais , sans parler des richesses de convention créées par le luxe ,
quels trésors il nous offre ! que de minéraux utiles ! Et la pierre et
le marbre , renfermés dès l'enfance du monde dans le sein de la
terre , et dès lors destinés à l'homme çivilisé , qui devait un jour,
à la place de ses autels de gazon , des tentes et des bourgades des premiers
pasteurs , élever à l'éternel de superbes temples , bâtir les
palais des rois et fonder d'immenses cités ; et les sources et les eaux
minérales , inutiles aux peuples qui vivent avec frugalité , mais si
nécessaires aux habitans des villes , énervés par le luxe ; ces fontaines
, salutaires par une miséricorde adorable , furent réservées
pour la guérison des maux causés par l'intempérance et par la
mollesse . Dieu créa des remèdes pour toutes les souffrances , parce
que toutes les fautes , durant la vie , peuvent être expiées . Tout
enfin , dans la nature , dit à l'homme qu'une grande faute a mérité
de grands châtimens , mais que c'est un père qui la punit. On voit
assez de traces de sa justice pour la craindre ; on trouve trop de
marques de sa bonté pour ne pas espérer que la soumission et le repentir
obtiendront de son amour un généreux pardon. Comme
nous l'avons dit , quelle unité dans le plan de la création ! quelle
simplicité dans les moyens , malgré l'inconcevable variété des
formes et l'infinie diversité des qualités , des propriétés et des destinations
! Les mêmes matériaux furent employés dans la formation
des minéraux , des végétaux et des êtres animés ; nos dépouilles
mortelles , et tout ce qui doit périr, sont composées des mêmes
élémens. Le feu , qui vivifie le corps des animaux , est caché daus
la pierre , dans le caillou , dans le cristal . On trouve dans les
plantes , dans le sang humain , dans celui des animaux , ainsi que
dans les substances minérales , de l'eau , de la terre , du soufre et
du fer . Des arbres produisent de la cire , et même une espèce de
beurre , ou pour mieux dire une véritable graisse ( 3 ) . Les chimistes
ont nommé albumine un principe qui se rencontre abonle
(3) Cette graisse végétale , appelée Beurre de Bataule , est recueillie dans
pays de Bamban , par les nègies du Sénégal .
>
MARS 1815 . 165
de cerdamment
dans les fluides animaux , et dans les sucs, propres
tains végétaux toujours analogues les uns aux autres et souvent
parfaitement semblables , comme par exemple dans le papayer . Le
suc de papaye , desséché , répand en brûlant une odeur animale ; et
soumis à l'analyse chimique , il présente tous les caractères de l'albumine
animale . Dans l'étude de l'histoire naturelle , on retrouve
toujours au physique , ainsi qu'au moral , qu'une seule pensée a
tout produit , ou que ce qui paraît s'en écarter en dérive . Quelle
analogie plus frappante encore dans l'existence physique et la reproduction
des animaux et des plantes ! Beaucoup de végétaux ont
une espèce d'instinct tout aussi remarquable que celui des animaux.
Les plantes aquatiques , qui vivent au fond de l'eau , s'élèvent en
général à sa surface pour y opérer leur reproduction : sans cette
faculté d'ascension , la poussière qui les féconde serait délayée ,
entraînée par les eaux ; la nature , pour atteindre son but , emploic
divers moyens dans cette circonstance . La valisnière est posée
sur un long péduncule en forme de spirale , qu'elle roule , déroule ,
étend ou contracte , en raison de l'élévation ou de l'abaissement
des eaux , pour se placer et se maintenir à leur surface ; et lorsque
la fleur est fécondée , la spirale se replie en totalité , et le fruit se
plonge au fond de l'onde pour y acquérir toute sa maturité. Ne
peut-on pas nommer instinct ces mouvemens singuliers et qui paraissent
être si profondément raisonnés ( 4 ) ? L'hédisarum girans
ou sainfoin oscillant , dont les folioles , sans aucune cause étrangère
, ont un mouvement perpétuel , tout à fait indépendant de la
température , de l'humidité , de la lumière et de l'air, semble vouloir,
par cette agitation , éloigner les espèces de moucherons qui
sont en foule innombrable sur les bords du Gange , lieux où croît
cette plante extraordinaire . Le mouvement de cette plante s'accélère
à l'époque où il est le plus nécessaire qu'elle soit à l'abri de
(4) Cette plante se trouve dans le Rhône, dans plusieurs étangs de la Normandie
, dans le département de Versailles , surtout aux environs de Mantes.
Voyez un Discours très-intéressant sur les services rendus à l'agriculture
par lesfemmes , par M. Cubières , aîné.
166 MERCURE
DE FRANCE
,
toute attaque , celui de la fructification . La chaleur même , quí
paraît n'appartenir qu'aux animaux , n'est pas étrangère aux plantes
; un botaniste moderne ( 5) a observé que le spadix , ou colonne
cylindrique de l'arum d'Italie , s'échauffe sensiblement au moment
de la fécondation , et que cet état d'incandescence dure plusieurs
heures . Une autre fleur ( la grenadille d'Amérique ) produit , en se
développant , un bruit qui imite le mouvement d'une inontre . L'on
peut donc observer dans les plantes , ainsi que parmi les animaux ,
de la chaleur, du mouvement et du bruit , et un mécanisme admirable
, ressemblant à cet instinct si sûr qui dirige les animaux .
On pourrait même remarquer, qu'indépendamment de toute idée
emblématique , les végétaux , par leurs singulières propriétés , leur
manière d'exister , les caractères qui les distinguent , présentent
une image exacte des inclinations et des passions humaines . Les
uns sont pernicieux , les autres bienfaisans , ceux-ci utiles , ceuxlà
seulement agréables ; on voit parmi eux des inimitiés et des
sympathies réelles . Le palmier isolé languit ; il a besoin d'un autre
arbre de son espèce pour reproduire et se parer de ses fruits salutaires
; un nombre infini de plantes offrent le même phénomène :
des végétaux d'une nature bien différente , étendant au loin leurs
rameaux ambitieux , se tracent et parcourent sur la terre un espace
immense ennemis redoutables des plantes qu'ils rencontrent sur
leur passage , ils les étouffent en s'agrandissant , et semblables aux
usurpateurs , ils font périr tout ce qui s'oppose à leur extension .
Le plus beau des orchis et la bizarre dionéa (6 ) rappellent à l'observateur
la triste idée des embûches de la trahison : l'un ouvre son
calice arrondi , l'autre étend des feuilles perfides , le papillon et la
mouche imprudente viennent se reposer sur ces fleurs , et s'y
trouvent pris dans un piége ; le calice et les feuilles se referment
et forment une étroite prison où les insectes sont étouffés. Le
:
(5) M. De la Mark.
(6) Plantes d'Amérique dont les feuilles entourées de piquans se referment
lorsqu'un insecte se pose sur leurs nervures .
MARS 1815 .
167
1
safran périt souvent , victime d'une perfidie plus ténébreuse ; un
ennemi secret et caché , une plante parasite , en s'attachant sous
terre à ses racines , l'empoisonne et le fait mourir de langueur.
D'autres végétaux nous représentent l'emblème heureux de la
solitude et de l'obscurité . Aux environs de Vallorabreuse en Italie
, dans une belle forêt de sapins , on recueille une sorte de
champignons appelés dormienti , ainsi nommés parce qu'on les
trouve rassemblés en petites familles isolées et cachées sous la
terre ; ce sont les taupes du règne végétal (7 ) . C'est à juste titre
que le myrte est l'emblème de l'amour , sentiment impérieux et
surtout exclusif ; le myrte veut régner seul sur le terrain dont il
s'empare ; ses longues racines en bannissent entièrement toutes les
autres plantes. On ne trouve jamais dans les bois de myrtes du
gazon ou des fleurs . Une autre plante est le symbole , non de
l'envie toujours malfaisante , mais de la jalousie qui consume ; la
tubéreuse ne peut vivre dans un petit espace ( dans une caisse ) ,
lorsqu'elle est entourée d'autres fleurs ; c'est pourquoi les fleuristes
l'appellent la fleur de la jalousie . Beaucoup de plantes et de
fruits nous peignent l'hypocrisie par leurs trompeuses ressem→
blances , entr'autres le marron d'Inde si semblable extérieurement
à l'utile châtaigne . Plusieurs fleurs offrent la réalité d'une inconstance
et d'une inégalité singulière ; on connaît une espèce de giroflée
, qui , pendant douze heures , exhale un parfum délicieux , et
dont ensuite l'odeur est affreuse pendant le même espace de temps .
Une autre fleur non moins fantasque change de couleur une fois
en vingt-quatre heures , en passant successivement par toutes les
nuances du blen , de manière que par ses caprices elle échappe
toujours au pinceau qui veut la peindre . On sait que la sensitive
et la violette ont donné dans tous les temps l'idée de la chasteté ,
de la pudeur et de la douce modestie. Mille végétaux vivent aux
dépens d'une infinité d'autres dont ils épuisent les sucs nourriciers
; mais parmi les plantes parasites , la liane d'Amérique est
celle qui représente le mieux toute la monstruosité de l'ingratitude.
(7) Voyez Sur la culture des sapins de M. de Fleurange.
168 MERCURE
DE FRANCE
,
Cette plante rampe d'abord pour s'élever jusqu'à l'arbre qu'elle
veut dominer ; elle commence par en faire son appui , ensuite elle
en fait sa victime , elle s'empare de toute sa substance , elle le fait
périr de langueur , l'arbre dessèche , se détruit , tombe en poussière
, et la liane tournée en spirale autour de lui , reste sur pied,
vivant de sa dépouille , et présentant le bizarre aspect d'une colonne
creuse et à jour. Ailleurs la vigne généreuse nous retrace
l'image d'une noble ambition ; elle ne veut s'élever que pour répandre
ses bienfaits ; loin de nuire à son soutien , elle l'honore en
le décorant de ses riches rameaux et de ses grappes vermeilles .
Pourrait- on ne pas observer que dans toutes ces
représentations
muettes des vertus et des vices , on voit constamment
les dernières
produire la destruction ? On trouve dans ce règne bien
d'autres images morales . Par exemple, on sait que les plantes ne
tirent leur substance de la terre que lorsqu'elles ont produit du
fruit ; jusque-là elles vivent de l'air : beau sujet de réflexion pour
les êtres voués à la paresse , qui ne sont sur la terre que d'inutiles
fardeaux , et qui veulent recevoir sans donner et sans produire !
Linné trouve une analogie de ce genre dans les couleurs
mêmes ; le teint des hommes , dit-il , désigne assez communément
leurs inclinations . César disait, en parlant de Cassius , je me défie
de ces teints livides et non de ces teints fleuris comme celui de
Dolabella. Linné remarque que de même il faut se défier des
plantes dont la couleur est livide , parce qu'elles sont en général
vénéneuses , etc. Quant aux rapports physiques , ils ont été remarqués
déjà ; la sève tenant lieu de sang , les épines , les aiguillons
comparés aux griffes , aux ongles , etc. Les maladies des
plantes indiquent des rapports plus frappans encore ; la plupart de
ces maladies portent les noms des maladies des hommes . Tels sont
le chancre , les dépôts , les loupes , la pourriture , les plaies ,
les tumeurs, les ulcères , la jaunisse, l'hydropisie, la carie, etc.;
enfin l'on sait que les plantes transpirent , qu'elles ont une sorte
de respiration , une espèce de sommeil ; et qu'elles subissent quel
quefois ce qu'on appelle la mort subite,
MARS 1815. 169
Remarquons que parmi les brutes et les végétaux chaque individu
n'a jamais qu'une ou deux qualités ou propriétés bonnes ou
mauvaises , tandis que l'homme , chef-d'oeuvre de la création, peut
posséder toutes les vertus . La brute n'a qu'une destination , irrévocablement
tracée et fixée par la qualité qui la distingue .
L'homme seul a une destinée qu'il se fait lui -même par ses penchans
, ses réflexions et la liberté de son choix et que l'homme
ne se plaigne point d'être privé de quelques facultés physiques
dont les animaux sont doués ; s'il les possédait , il aurait beaucoup
moins de grandeur réelle . Il n'est pas fait pour être leur rival ; il
est formé pour les dominer tous , et pour prouver combien l'intelligence
humaine est au-dessus des plus précieuses facultés purement
physiques . L'homme ne peut faire de longues courses dans
les eaux , mais il règne sur les fleuves et sur les mers , et il a inventé
l'art de la navigation . S'il ne vole pas dans les airs , il est
porté sur les ailes de l'imagination au- dessus des nuages , il y voit
le système et toutes les merveilles des cieux. Le cheval le surpasse
´à la course , mais s'enorgueillit de lui consacrer sa vitesse ; le
coursier dompté par l'homme est mille fois plus beau , plus fier ,
plus intrépide que le cheval sauvage , et le plus noble des animaux
trouve la gloire dans l'esclavage . La force physique de l'homme
n'est rien en comparaison de celle de quelques quadrupèdes ; mais
il a soumis le boeuf et l'éléphant,
D. G.
( La suite dans le numéro prochain ).
170
MERCURE DE FRANCE ,
LE SOUVENIR DES MÉNESTRELS , contenant une collection de ro
mances inédites ; le tout recueilli et publié par un amateur, et
dédié à M. DUCIS. Un vol . in- 18 . Prix 6 fr. , et 7 fr. par la
poste (1).
-
Ce joli recueil , qui obtint tant de succès l'année dernière , a reçu
encore cette année des perfectionnemens qui lui donnent un nouveau
degré de mérite . Non-seulement il contient les romances de
nos plus célèbres compositeurs , mais on y trouve aussi plusieurs
morceaux agréables de compositeurs étrangers. L'Angleterre , l'Al—
lemagne , l'Italie , l'Espagne , ont fourni leurs tributs à cette collection
, enrichie déjà des noms et des ouvrages de M. Boyeldieu ,
Nicolo , Berton , Garat , Catel , etc. , etc. Sous le rapport litté
raire , le Souvenir des Ménestrels n'est pas moins remarquable.
Plusienrs de nos auteurs les plus distingués figurent dans la liste
des poëtes qu'on lit en tête de ce recueil : MM. Baour -Lormian ,
Millevoye , de Jouy , Châteaubriant , Vigée , etc. , sont au nombre
de ceux qui ont inspiré la lyre de nos Ménestrels. Une pareille
réunion n'est-elle pas déjà pour un ouvrage un garant de succès ?
La romance est d'ailleurs devenue aujourd'hui un des genres de
poésie les plus goûtés . Dans ce siècle éminemment mélancolique ,
la chanson, qui entretenait la gaîté de nos pères, a dû avoir le dessous.
On dédaigne ces rondes joyeuses qu'improvisaient à table
les Collé , les Piron , les Pannard ; mais il n'est pas une société
qui n'ait son jeune troubadour, toujours disposé à soupirer une
romance. Soyons justes , au reste , et convenons que cette dernière
a des droits légitimes à notre faveur. Laissons l'éditeur les faire
valoir lui-même :
>>
« Un écrivain célèbre , nous dit-il , qu'on pourrait appeler le
peintre de la nature et l'interprète du coeur , Jean-Jacques
(1 ) Chez l'éditeur , au magasin de musique de madame Benoît , rue de
Richelieu , uº . 10 , et chez Dentu et Delaunay, libraires , au Palais-Royal.
MARS 1815 . 171
» Rousseau , nous a décrit la romance avec les couleurs les plus
» séduisantes ; un homme de goût et d'esprit la nommait à son
tour la fille de l'élégie . Cette définition nous a paru aimable et
ingénieuse . En effet , les accens de la romance , quoique moins
étendus que ceux de l'élégie , n'en offrent
»
>>
"
23
33
pas moins
се charme
» de sentiment qui captivait jadis nos dames châtelaines , et qui
» sait encore aujourd'hui séduire et enchaîner nos belles . Les chevaliers
français , galans et passionnés , avaient fait , pour ainsi
dire , de la romance leur langue habituelle . Sans compter les
Thibaut de Champagne , les Roland et tant d'autres courtois
ménestrels , dont les noms sont inscrits sur les tablettes des
» muses, François Ie' . n'a-t-il pas célébré cette touchante Agnès
Sorel , cette dame de beauté, l'amante de Charles VII ? N'a-t -on
» pas vu aussi ce roi troubadour graver à Avignon , sur le tom-
» beau de la belle Laure , des chants qui portent l'empreinte de la
romance , et qui appellent les sons de la lyre ? Eh ! qui ne sait
» par coeur, qui chaque jour ne se plaît à répéter, le chant d'Hen-
» ri IV à la belle Gabrielle , ce chant si noble et si français , qui
semble avoir rajeuni son immortalité depuis le retour de Louis-
» le-Désiré et de son auguste famille » ?
>>
"}
33
On voit que l'éditeur, M. Charles Laffilé , sait habilement plaider
sa cause . Il a d'ailleurs , dans l'heureux choix des morceaux
de poésie et de musique qu'il nous présente , de puissans moyens
de conviction . Hésitant sur celui que je pourrai citer, j'espère que
la galanterie française m'approuvera , lorsque je donne la préférence
à une des muses qui ont embelli ce recueil de leurs productions.
Il est difficile d'avoir mieux saisi le caractère de la romance
que mademoiselle Desbordes dans celle qu'elle a intitulée : L'Abandon
:
Que n'as- tu , comme moi , pris naissance an village !
Que n'as-tu , pour tout bien , un modeste troupeau !
Le palais où tu cours , un brillant héritage ,
Valent-ils le bonheur que t'offrit le hameau ?
Si jamais au village un regret te ramène ,
Si tes pas incertains s'égarent au vallon ,
172
MERCURE DE FRANCE ,
Tu verras nos deux noms graves sur un vieux chêne ,
Et le coeur qui t'aima convert d'un froid gazon .
Comme la fleur des bois qui se dessèche et tombe,
Le soir d'un jour brûlant verra finir mon sort ;
Et notre bon pasteur écrira sur ma tombe :
Olivier, ne plains pas la douleur qui s'endort.
Mesdames Simons - Candeille , Henrictte Gorgeon , Gail , Target
, de Saunoy , sont aussi au nombre des Saphos qui ont enrichi
de leurs chants aimables ou de leurs vers gracieux et faciles le
Souvenir des Ménestrels .
On y trouve également plusieurs morceaux dus à des amateurs
d'un talent remarquable . On distingue parmi eux MM . Laffilé ,
éditeur du recueil , qui l'a dédié au respectable Ducis dans les vers
suivans :
De la sainte Amitié rare et parfait modèle ,
A l'honneur, à la gloire , à ton prince fidèle ,
Ta muse sur le Pinde obtint un libre accès ,
Et marqua ses travaux par d'éclatans succès .
Pour toi , l'on vit des arts s'agrandir le domaine ;
On vit à tes accens sourire Melpomene ,
Et l'aimable Érato , sur son luth gracienx ,
Se plaire à moduler tes vers harmonieux.
Mais Euterpe à son tour réclame l'avantage
De te voir embellir son joyeux héritage ;
Viens mêler à ses chants tes accords immortels .
De ses nombreux enfans viens redoubler l'ivresse
Et marie en ce jour ta lyre enchanteresse
Aux chalumeaux des ménestrels.
J'avais oublié de dire que ce recueil offre en outre quatorze
gravures fort jolies . C'est une parure dont il pouvait se passer ;
mais il paraît que l'éditeur a voulu réunir tous les genres de séduction.
E.
MARS 1815. 173
POLITIQUE.
TOUTE Considération sur la politique extérieure et sur les opérations
du congrès serait aujourd'hui au moins superflue . Ce n'est
pas sur Vienne que les regards de l'Europe sont tournés , c'est sur
nous , c'est sur la France que tous les yeux sont fixés , c'est par
nous seuls que doit être décidée la question de savoir si l'Europe
sera plongée dans les horreurs de la guerre , et si le repos auquel
elle aspire , et dont elle se croyait enfin appelée à jouir, doit être
acheté par de nouveaux sacrifices , par une nouvelle ligue et par
une nouvelle invasion de cette Françe , qui ne saurait être agitée
sans que tous ses voisins soient menacés . C'est une vérité qui
doit frapper les esprits les plus inattentifs et donner du courage
aux plus lâches. Si cette lutte , qu'un homme ose établir entre une
nation entière et lui seul , pouvait un instant être douteuse , l'Europe
, poussée par un besoin plus impérieux de vengeance et de
repos , et avec moins de raisons de nous estimer, l'Europe en armes
franchirait de nouveau nos frontières , et pour cette fois ne s'en
rapporterait plus qu'à elle du soin de sa sécurité. Notre malheureuse
patrie , envahie comme la Pologne , démembrée comme elle ,
perdant son existence politique , et peut-être même son nom , serait
un nouvel exemple que , pour conserver les empires , il ne suffit pas
que les guerriers appelés à les défendre aient un courage exalté ,
et que toute la population ait un esprit militaire ; mais que la duréc ,
comme la prospérité des états , se fondent sur un autre genre de
courage et sur un autre ordre de vertus publiques .
#
De si tristes et de si honteux présages ne sauraient appartenir à
l'avenir de la France , nous en avons pour garant cet esprit national
qui , dans toutes les grandes crises , a toujours sauvé notre pays ;
nous en avons pour garans la sagesse du monarque , l'union des
grands corps de l'état , la fidélité de nos plus illustres guerriers ,
et cet enthousiasme d'amour et de dévouement au prince et à son
174 MERCURE
DE FRANCE ,
est venu ,
auguste famille , qui éclate de toute part et électrise tous les coeurs ;
nous en avons enfin pour garant cette séance royale , qui sera à
jamais mémorable dans nos annales , et dans laquelle le monarque
comme il l'a dit lui-même , resserrer les liens qui l'unissent
à son peuple , en jurant de maintenir la charte constitutionnelle
qu'il leur a donnée . Nous sommes persuadés que nos lecteurs ,
en lisant la relation que nous allons mettre sous leurs yeux ,
partageront une partie des émotions que nous avons éprouvécs
nous-mêmes.
CHAMBRE DES DÉPUTÉS.
Séance du 10 mars 1815.
SCR une communication qui a été faite à la chambre des députés des
departemens par le ministre et secrétaire d'état de l'intérieur , la chambre a
voté une adresse qui a été portée au roi par une députation .
Le président a porté la parole en ces termes :
« Sire , l'intérêt de la patrie , celui de la couronne , tout ce qui est cher
à la nation , l'honneur , la liberté nous appellent autour du trône pour le
défendre , et en être protégés. Les représentans du peuple français sentent
qu'on lui prépare le sort humiliant réservé aux malheureux sujets de la
tyrannie.
» Si quelques mains françaises osent s'armer du glaive de la guerre civile ,
nous sommes sûrs que les chefs illustres et les soldats de nos armées , qui
oni si long- temps défendu la France contre ses ennemis extérieurs , prêteront
encore à leur pays le secours de leur épée . Les gardes nationales seront
leurs nobles émules ; et ce beau royaume ne donnera pas à l'Europe étonnée
le honteux spectacle d'une nation trahie par ses propres enfans..
» Quelles que soient les fautes commises , ce n'est pas le moment de les'
examiner. Nous devons tous nous réunir contre l'eunemi commun , et
chercher à rendre cette crise profitable à la sûreté du trône et à la liberté
publique.
>> Nous vous conjurons , Sire , d'nser de tous les pouvoirs que la Charte
constitutionnelle et les lois ont mis entre vos mains . Les chambres que
votre confiance a convoquées ne manqueront ni au monarque ni au peuple
français elles seront , Sire , vos fidèles auxiliaires pour donner au gouvernement
la force nécessaire au salut de l'État » .
:
MARS 1815.
175
Réponse du roi.
« Je n'ai jamais douté des sentimens de la chambre . Je me réunirai
» toujours à elle pour le salut , la liberté et le bonheur de mon peuple ».
Séance du 13 mars.
M. l'abbé de Montesquiou se présente à la tribune .
Messieurs , le roi m'a ordonné de vous faire connaître la situation de nos
départemens , c'est -à - dire leur bon esprit , leur courage et leur dévouement
à sa cause et à celle de la liberté ; au premier moment de cette aggression
inouïe , nous nous sommes empressés d'écrire aux départemens menacés ,
d'appeler les gardes nationales et la population entière à la défense de la
patrie.
Le préfet du Var avait déjà donné le signal , et la ville de Marseille y
avait répondu avec cet élan de liberté et de reconnaissance dont elle a donné
tant de preuves ; la Drôme a publié son indignation dans une adresse au
roi , qui appelle la France entière à la defense commune ; les départemens
que Bonaparte a parcourus ont pu être surpris , mais aucun n'a été ébranlé ;
le Var, les Hautes et les Basses-Alpes l'ont vu passer comme l'ennemi public
; ne pouvant le combattre , ils l'ont reçu avec un morne silence qui lai
a fait connaitre , dès son entrée en France , les sentimens qui l'y attendaient.
Le département du Rhône , sans armes , sans défense , s'est vu envahir ;
mais Bonaparte peut- il douter du patriotisme des Lyonnais ? Quelle ville
surpasse celle de Lyon en générosité ! Nous n'avons reçu d'elle que les témoignages
les plus honorables de son dévouement , jusqu'aux derniers ins
tans de la liberté. Ce succès de l'ennemi , loin d'avoir ralenti l'ardeur des autres
contrées , leur a inspiré un nouvel enthousiasme.
Les départemens de Saône-et-Loire , de la Côte - d'Or , de la Nièvre , du
Doubs , de la Meurthe , de la Marne , de l'Aube , de la Haute -Marne , de
Seine- et-Marne , de Seine- et - Oise , de la Seine- Inférieure , da Calvados , de
l'Orne , du Loiret , de Loir - et- Cher, de l'Aisne , de la Somme , de l'Yonne ,
du Nord , de l'Oise , de Maine-et- Loire , de l'Eure , en un mot , tous ceux qui
ont eu le temps de faire parvenir leurs adresses , envoient à l'envi d'admirables
témoignages de leur fidélité. Les villes disputent de zèle avec les départemens
, nous sommes occupés de réunir toutes ces adresses pour consacrer à
jamais ce monument du courage et de la haine de la tyrannie ; eh ! quel
Français voudrait revoir ces jours d'oppression et de perfidie ! Ils ont passé
et l'horreur est le seul sentiment qui en reste.
C'est assez que nous ayons à gémir sur l'égirement de quelques guer
176 MERCURE
DE FRANCE
,
riers ; la France ne peut avoir que des défenseurs de la liberté; elle désavone
et proscrit à jamais ces coeurs dénaturés , qui osent la sacrifier à un vil intérêt.
Nous le disons en frémissant , il nous était resté dans nos misères une
gloire nationale ; nous la devions à nos armées ; nous les présentions avec or
gueil aux étrangers ; nous aimions à rappeler leurs triomphes , et cette générosité
admirable qui les faisait courir d'un pole à l'autre , partout où il y
avait des dangers ; pourquoi faut-il que cette race de héros compte aujourd'hui
des infidèles , et que les soutiens de la gloire nationale voient des déserteurs
? Gémissons avec ces soldats vraiment Français , qui , dans tous les
temps , n'ont su que verser leur sang pour la patrie; qui , toujours fidèles à
sa voix et étrangers à toutes nos discordes , n'ont voulu que la servir et monrir
pour elle . Ils vengeront aujourd'hui leur pays , que l'on veut asservir, et
leur gloire que l'on a osé obscurcir ; tous les chefs montrent à leurs frères
d'armes les sentiers de l'honneur ; chacun est à son poste , prêt à marcher à
la voix de la patrie.
Déjà le maréchal de Trévise a instruit son corps d'armée de la perfidie de
nos ennemis , et toutes les troupes abusées sont revenues sous les drapeaux
de l'honneur . Le général d'Aboville n'a pas vu un infidèle dans ses soldats ;
tous , an contraire , ont repoussé le traître qui avait osé tenter leur fidélité.
Le maréchal Ney réunit ses légions , et porte dans cette cause cette fermeté
de caractère et de principes qui l'ont toujours illustré. Le maréchal
Macdonald , après avoir fait des prodiges à Lyon , et tenté l'impossible ,
revient porter au roi ses talens et ce caractère de loyauté et d'honneur qui
le rendent également cher à la France et à l'armée .
Le maréchal Oudinot est à la tête de ces grenadiers de France , de cette
illustre vieille garde si renommée dans toute l'Europe , et qui s'est réservée
la gloire d'être le modèle et l'exemple de toutes les armées ; fidèle à son roi
et'à son chef également couvert de cicatrices et de gloire , on les verra l'un
ét l'autre marcher au secours de la patric , et contenir par leur renom comme
par leurs armes tout ce qui aurait le malheur d'hésiter .
Le maréchal d'Albufera n'a besoin que d'être nommé pour inspirer ane
même confiance à la France et aux armées; tout le royaume ne voit done
que des défenseurs : les provinces , les villes , les campagnes ; les genéraux ,
les officiers , les soldats , tous repoussent l'ennemi qui nous porte la guerre
étrangère , la guerre civile , la servitude et la mort ; c'est à vous , messiems ,
à seconder cette noble ardeur ; ordonnons , ou plutôt confirmons cette levée
générale de tous les amis de la liberté ; tous les Français répondent àla voix
du gouvernement ; qu'ils entendent également la vôtre ; on ne peut payer
de trop d'éloges un zèle si généreux ; que tous les noms qui s'illustrent dans
cette belle cause soient inscrits dans vos annales comme dans les nôtres ; que
les défenscurs de la patrie soient converts de toute la gloire nationale.
2
T
9
T
MARS 1815 .
177
-Déjà le roi a répandu ses bontés sur les officiers et les troupes qui ont
donné les premiers témoignages de la fidélité ; qu'ils sachent par vous com
bien ils ont mérité de la patrie. A-t- il connu toutes les ressources de la liberté,
cet homme qui connut si bien celles de la servitude ? sait-il ce que
peut une nation animée de ses droits et commandée par un prince qu'aucane
difficulté n'étonne , pour qui le danger n'est qu'une preuve de son courage
, qui s'inquiète pour ses sujets , et qui alors même ne s'alarme que pour
exciter leur bravoure ; ce n'est pas sous un tel roi que l'on conquiert la
France.
Laissons les ennemis de la liberté accuser la douceur de son gouvernement.
Les peuples ne sont pas courageux à raison de leur servitude ; il est
une générosité qui n'appartient qu'aux âmes libres , et qui fait naître les héros
; la France en sera nn éternel exemple : si elle a pu sous la tyrannie conquérir
l'Europe , quel audacieux pourra la combattre sous la liberté? Soyons
anis , messieurs , et dans un moment nous verrons disparaître cette entreprise
insensée qui fera rougir ses partisans , et ne sera qu'un gage de la sagesse
de nos nouvelles lois et de ce régime paternel que la sagesse du roi a
puisé dans son coeur.
Rapportfait à la chambre par M. le duc de Feltre , ministre
de la guerre.
La chambre a désiré entendre de ma bouche des détails relatifs à mon département
; mais elle croira sans peine que vingt-quatre heures de ministère
n'ont pu me suffire pour classer dans ma tête tout ce qu'il y aurait d'intéressant
à lui communiquer ; mais si je n'ai pu lire encore cette masse de papiers
qui forme la correspondance , il n'en est aucun d'une importance majeure
que je n'aie voula connaître , et le défaut de temps qui ne m'a pas permis
davantage , m'a aussi empêché de pouvoir faire à la chambre une communication
écrite et rédigée avec quelque méthode.
Il est certain qne la loyanté du général Lions a fait manquer un des
moyens les plus dangereux de celui qui fait la terreur de quiconque aime la
liberté de son pays. Cette machination odieuse entamée dans le midi de la
France, étendait ses fils jusque dans le département du Nord . La main de
Dieu semble y avoir conduit le duc de Trévise comme par miracle pour la
déjouer. Dirigé par Lefevre-Desnouettes , un gros de troupes devait se porter
sur Noyon et sur Paris , et y causer des désordres extrêmes. Toutefois ces
troupes ignoraient ce qu'elles faisaient lors même qu'elles devaient s'emparer
de l'important arsenal de La Fère . Mais , bientôt désabusées , elles sont
rentrées dans la ligne du devoir. Ainsi , messieurs , dans le Nord les soldats
SEINE
12
178 MERCURE
DE FRANCE ,
ont manifesté en général un bon esprit , et ne peuvent donner aucune inquiétude
an roi ni à la nation .
Il n'en est pas de même des troupes qui ont été à Lyon. On avait dû
compter sur l'important dépôt de Grenoble et sur la promptitude du départ
des princes. Une défection inattendue rendit insuffisans les moyens de tenter
de s'opposer au mouvement qui a mis Lyon au pouvoir de l'ennemi de ·
la patrie . Car certes il n'y a pas eu insuffisance de courage. On ne saurait
trop faire l'éloge des princes qui voulaient absolument résister ; et ce n'est
que d'après une circonstance fortnite qu'il a fallu renoncer à une persévérauce
qui ne menait à rien . En effet , l'artillerie manquait totalement . II
était naturel d'en tirer de Grenoble , dépôt le plus voisin . On ne pouvait
disposer que d'un peu de poudre et d'une mauvaise pièce de canon qu'avait
abandonnée l'armée autrichienne : il était donc impossible de résister , surtout
quand les troupes en garnison à Grenoble se furent livrées à une défection
dont je les plains . Mais celles qui se dirigent du nord en ce moment
montrent un très - bon esprit .
Des mesures ont été prises pour déjouer les tentatives audacieuses contre
la liberté et la fidélité françaises ; elles s'exécutent dans ce moment , et j'espère
qu'elles auront le succès que la nation a droit d'attendre de la vigilance
de son gouvernement.
Quelques nouvelles venaient de causer de justes alarmes , et avertissaient
du danger où aurait pu se trouver la capitale par l'odieuse trahison du générai
Desnouettes.
Le roi , incapable de tromper personne , a appris avec douleur une démarche
aussi inattendue . S. M. m'a proposé le portefeuille de la guerre , il
eût eté lâche de refuser dans une circonstance aussi pénible . Je n'ai pas
craint de répondre à cette honorable confiance , parce que j'ai la certitude
d'être fidèle à mes devoirs , comme toute ma vie j'ai été fidèle à tous les en-`
gagemens que j'ai pris.
Séance du 16 mars.
Le Roi s'est rendu aujourd'hui à la chambre des députés ; S. M. est partic
à trois heures du château des Tuileries en grand cortége.
Les grands et principaux officiers de la maison du Roi , des députations
de MM. les maréchaux de France , de MM. les premiers inspecteurs généraux
, de MM. les grand' croix de l'ordre de Saint - Louis , de MM . les grands
cordons et grands officiers de la légion d'honneur, de MM. les lieutenansgénéraux
, vice-amiraux et maréchaux de camp accompagnaient S. Majesté.
MARS 1815.
179
Le cortege était précédé et suivi par des détachemens de la garde nationale
et de la troupe de ligne , et accompagné par des détachemens des différens
corps de la maison du Roi,
La garde nationale et la troupe de ligne formaient la haie sur le passage
de Sa Majesté.
Il n'est pas besoin de dire que les acclamations les plus vives se faisaient
entendre ; partout où Sa Majesté se montre , les mêmes témoignages d'amour
l'environnent. Mais ces sentimens acquièrent plus d'éclat dans les
circonstances présentes ; ces expressions , que nous osons emprunter à Sa
Majesté , peuvent seules rendre le caractère de l'enthousiasme que manifestent
maintenant tous les Français .
La chambre des pairs avait été invitée à assister en corps à la séance ; elle
occupait la moitié de l'enceinte circulaire de la salle de MM . les députés des
départemens l'autre moitié était remplie par MM. les députés . Nous ne
pouvons donner ici un détail exact des places , nons remarquerons senlement
que l'état- major de la 1. division militaire , et l'état- major , ainsi
que plusieurs officiers de la garde nationale , occupaient des banquettes
placées près du trône du Roi .
Les gardes- du - corps de S. M. partageaient leurs postes dans l'intérieur
de la salle , avec la garde nationale et la troupe de ligne.
Le roi a paru au milieu de tous ces Français fidèles et dévoués ; S. M.
a été accueillie par les mêmes transports qui l'avaient suivi sur la route . Elle
s'est placée sur son trône , et a parlé en ces termes :
« Messieurs ,
» Daus ce moment de crise , où l'ennemi public a pénétré dans une por-
» tion de mon royaume , et qu'il menace la liberté de tont le reste , je viens
a au milieu de vous resserrer encore les liens qui , vous unissant avec moi ,
>>font la force de l'état ; je viens , en m'adressant à vous , exposer à toute
>> la France mes sentimens et mes voeux.
» J'ai revu ma patrie ; je l'ai reconciliée avec toutes les puissances étran
» gères , qui seront , n'en doutez pas , fidèles aux traités qui nous ont
» rendus à la paix ; j'ai travaillé au bonheur de mon peuple : j'ai recueilli , je
>> recueille tous les jours les marques les plus touchantes de son amour ; pour-
» rai-je , à soixante ans , mieux terminer ma carrière qu'en mourant pour
> sa défense .
>> Je ne crains donc rien pour moi , mais je crains pour la France : celui
» qui vient allumer parmi nous les torches de la guerre civile , y apporte
» aussi le fléau de la guerre étrangère ; il vient remettre notre patrie sous
180 MERCURE DE FRANCE ,
» son joug de fer ; il vient enfin détruire cette charte constitutionnelle
» que je vous ai donnée , cette charte , mon plus beau titre aux yeux de la
» postérité , cette charte que tous les Français chérissent et que je jure ici
>> de maintenir.
>> Rallions-nous donc autour d'elle ! qu'elle soit notre étendard sacré ! Les
>> descendans de Henri IV s'y rangeront les premiers ; ils seront suivis de
» tous les bons Français . Enfin , messieurs , que le concours des deux cham-
>> bres donne à l'autorité toute la force qui lui est nécessaire ; et cette guerre,
>> vraiment nationale , prouvera , par son heureuse issue , ce que peut un
» grand peuple uni par l'amour de son Roi et de la loi fondamentale de
» l'état ».
Il est des impressions que l'on ne saurait peindre et que la plume n'ose
retracer de peur de les affaiblir : qui pourrait peindre en effet les sentimens
qui ont saisi toutes les âmes ; les transports si vrais et si touchans qui ont
éclaté de toutes parts pendant ce discours sublime , interrompu souvent par
un enthousiasme que le respect ne pouvait retenir ? Le ton ferme, l'exprcssion
calme , la physionomie énergique et sereine de notre auguste monarque
portaient à la fois , dans tous nos coeurs, la confiance et l'émotion ,
l'admiration et le respect.
L'assemblée entière , électrisée par les sublimes paroles du roi , était debout
, les mains étendnes vers le trône. On n'entendait que ces mots : Vive
le roi ! mourir pour le roi , le roi à la vie et à la mort ! ..... répétés avec
un transport que tous les coeurs français partageront à ce faible récit de la
scène la plus touchante et la plus honorable pour le caractère national .
L'assemblée ayant repris place , un mouvement de Monsieur , pour
s'approcher du roi , a de nouveau commandé le plus profond silence.
Monsieur, après avoir profondément salué le roi , a dit , à peu près en
ces termes :
« SIRE , je sais que je m'écarte ici des règles ordinaires en parlant devant
V. M.; mais je la supplie de m'excuser et de permettre que j'exprime ici en
mon nom et au nom de sa famille , combien nous partageons da fond du
coeur les sentimens et les principes qui animent V. M. »
1
Le prince , en se retournant vers l'assemblée , a ajouté , en élevant la main :
« Nous jurons sur l'honneur de vivre et de mourir fidèles à notre roi et à la
Charte constitutionnelle , qui assure le bonheur des Français ».
Pendant que l'assemblée entière répondait à ce serment par de nouvelles
acclamations, le roi , profondément attendri, a présenté sa main à Monsieur.
S. A. R. l'a saisie et l'a baisée avec transport . Le roi ne pouvant alors réMARS
1815. 181
sister au sentiment qui l'entraînait , a serré Monsieur dans ses bras avec
toute la dignité d'un roi et toute la tendresse d'un frère . A ce noble et tour
chant spectacle , l'émotion avait fait place au transport ; tous les coeurs
étaient attendris , tous les yeux mouillés de larmes , et ce n'est qu'après
quelques instans , que le cortège du roi se disposant à se remettre en marche ,
et S. M. s'étant levée , les acclamations se sont renouvelées avec encore plus
de force et d'enthousiasme que jamais.
En un seul jour les destins de la France seraient assurés ; le roi , la
patrie , nos lois les plus saintes , nos droits les plus chers seraient à jamais
garantis , si la France entière eût pu assister à cette scène ; mais elle y était
présente en effet , par ses représentans , par les plus illustres de ses chefs militaires
et de ses magistrats , par une foule de citoyens indistinctement admis
dans les tribunes , par les soldats et le peuple pressés dans l'enceinte et hors
des murs de la salle , et qui répétaient à grands cris les voeux et les acclamations
de l'assemblée.
Ordonnance du roi concernant les militaires de toute arme et
de tout grade en semestre et en congé limité ou illimité.
LOUIS, PAR LÁ Grace de Dieu , roi de France et de Navarre , etc.;
Nous avons fait connaître à la France entière l'entreprise formée sur un
des points de notre royaume par un homme dont le nom seul rappelle les
malheurs de la patrie.
Nous comptons sur les sentimens patriotiques de tous les Français , sur
leur attachement inviolable an trône , à leur souverain légitime , à cette
Charte constitutionnelle qui fixe à jamais leur destinée ; nous comptons sur
le dévouement d'une armée dont la gloire a retenti dans toute l'Europe , et
si , par suite de la paix , cette armée a subi une réduction qui ne nous a
pas permis d'employer activement tous les braves officiers qui en font partie
, et dont l'existence a été l'objet constant de notre sollicitude , le moment
est venu où , laissant un libre cours aux sentimens d'honneur et de
courage qui les animent , nous les appelons à en donner de nouvelles
preuves.
A ces causes , sur le rapport de notre ministre secrétaire d'état de la
guerre ;
Le conseil des ministres entenda ,
Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
Art. 1er . Tous les militaires en semestre et en congé limité , officiers , sous182
MERCURE DE FRANCE ,
officiers et soldats de toute arme , rejoindront sur- le -champ leurs régimens
respectifs .
Les commissaires des guerres sont autorisés à délivrer des feuilles de route
portant indemnité.
Les militaires qui sont dans ce cas pourront , au lieu de rejoindre leurs
corps , se faire inscrire dans les bataillons ou escadrons de réserve dont il
sera parlé ci-après , articles 3 et 6.
2,Tous les militaires devront partir dans les trois jours qui suivront la
publication de cette ordonnance.
3. Les généraux commandant les départemens feront réunir, dans le plus
bref délai , au chef-lieu du département , tous les sous - officiers et soldats
des régimens d'infanterie de ligne et d'infanterie légère qui sont en congé
illimité , ou qui , rentres dans leurs foyers avant le 8 août 1814 , sont disponibles
en vertu de nos ordonnances des 15 mai et 8 août . Ils procéderont
de suite à l'organisation de bataillons de réserves composés chacun de six
compagnies de 100 hommes chacune , non compris les offieiers . Chacun de
ces bataillons portera le nom du département où il aura été formé ,
et ils seront distingués entr'eux par le numéro d'ordre de leur formation .
4. Les officiers d'infanterie et de l'état - major en non activité seront placés
, suivant leur grade , dans ces bataillons , et jouiront de la solde d'activité ,
ainsi que les sous- officiers et soldats , à dater du moment de leur réunion dans
le chef-lieu du département.
5. Les généraux commandant les divisions militaires surveillerout la formation
de ces bataillons , et donneront aux généraux commandant les départemeus
toutes les instructions nécessaires pour leur prompte organisation
. Ils se rendront , à cet effet , aux chefs - lieux des départemens qui composent
la division militaire dont ils ont le commandement.
6. Les sous-officiers et soldats des troupes de cavalerie qui sont en congé
illimité , seront également réunis aux chefs-lieux de leurs départemens. Les
généraux commandant ces départemens réuniront par arme , autant que
possible , sous-officiers et cavaliers , et donnerout le commandement de ces
corps aux officiers de cavalerie en non activité.
7. Les généraux commandant les divisions et les départemens se concerteront
avec les préfets pour faire fournir des chevaux aux sons-officiers et
soldats de ces escadrons . Les militaires qui se monteront à leurs frais , recevront
de suite le remboursement de leurs chevaux aux prix fixés par l'ordonnance
.
8. Les sous-officiers et soldats des troupes d'artillerie à pied et à cheval ,
du génie , des pontonniers , des ouvriers et du train d'artilleric , qui sont
MARS 1815. 183
en congé illimité , seront également réunis au chef-lien de leur département
, et dirigés sur les écoles d'artillerie et du génie qui seront le plus à
proximité.
9. L'armement des bataillons et escadrons de réserve sera fourni par les
soins des préfets , qui disposeront des armes qui existent en dépôt aux chefslieux
des départemens et des arrondissemens . Tous les citoyens qui se trouvent
encore détenteurs d'armes de guerre , et qui ne font point partie de la
garde nationale organisée , sont requis de les mettre à la disposition des préfets
et sous- préfets , qui en feront payer la valeur .
10. Notre ministre de la guerre est en outre antorisé à faire compléter
l'armement de ces corps , en le faisant fournir par nos arsenaux , et il
prendra les mesures les plus promptes pour pourvoir à leur habillement et
équipement.
11. Les bataillons d'infanterie et les escadrons de cavalerie qui seront organisés
en exécution de la présente ordonnance , feront partie de l'armée
active , à dater du jour de leur formation , et seront à la disposition des généraux
commandant les divisions militaires et les départemens pour le maintien
du bon ordre et les besoins du service .
12. Ces corps qui sont également destinés à agir de concert avec ceux de
la garde nationale qui seront mis en activité par les préfets , et d'après les
mesures qui seront arrêtées entre les généraux , les préfets et les inspecteurs
des gardes nationales.
13. Les officiers de l'état-major général de l'armée qui sont en non- activité
de service dans leurs départemens , pourront être admis dans les corps
qui seront formés , suivant leur ancienne arme et leur grade , d'après les choix
qu'en feront les généraux commandant les divisions militaires .
14. Les généraux commandant les divisions militaires pourront mettre à
Ja disposition des préfets , sur leur demande, des officiers d'état -major et de
ligne eu non activité , pour être employés dans les corps de la garde nationale
qui seront organisés .
Ces officiers jouiront de leur traitement d'activité , à dater du jour où ils
seront désignés pour ces emplois .
15. Les officiers de tout grade qui seront remis en activité de service , soit /
dans les bataillons et escadrons de réserve , soit dans les corps de la garde
nationale , recevront des commissions de notre ministre de la guerre , et ſeront
partie de l'armée active.
16. Les officiers de tout grade , en demi -solde , qui n'auront pas été compris
dans les cadres de formation des nouveaux bataillons et escadrons , ou
qui ne feront point partie des corps de la garde nationale , seront réunis ,
184
MERCURE DE FRANCE ,
dans chaque département , en compagnies ou bataillons , sous la dénomination
de Gardes du Roi.
17. Les officiers de tout grade et de toute arme qui feront partie de ces
corps d'élite , jouiront du traitement d'activité : nous nous réservons de
nommer des officiers généraux , investis de notre confiance , pour commander
ces corps et les réunir au besoin auprès de notre personne.
18. Les généraux chargés , par la présente ordonnance , de l'organisation
des corps d'élite créés par les articles 16 et 17 , seront autorisés à admettre
des jeunes gens réunissant les qualités requises , quoiqu'ils ne soient pas revêtus
d'un grade militaire , mais qui seront reconnus susceptibles d'être pourvus
de celui de sous- lieutenant.
Les individus admis en vertu de cette disposition seront commissionnés de
ce grade par notre ministre secrétaire d'état de la guerre .
19. Notre ministre de la guerre est chargé de l'exécution de la présente
ordonnance.
Donné à Paris , le 9 mars 1815.
Par le roi ,
Signé , LOUIS .
Le ministre secrétaire d'état de la guerre.
Signé Maréchal due de DaumaTIE.
LOUIS , PAR LA grace de Dieu , Roi de France et de Navarre ;
A tous ceux qui ces présentes verront , salut.
l'armée va
L'ennemi de la France a pénétré dans l'intérieur. Tandis que
tenir la campagne , les gardes nationales sédentaires doivent garder les places
fortes , contenir les factieux dans l'intérieur , dissiper leurs rassemblemens
intercepter leurs communications.
.
Les gardes nationales sédentaires , qui présentent une masse de trois millions
de propriétaires fonciers ou industriels , constituent une force locale
universellement répandue , qui partout peut envelopper et harce-
Jer les rebelles , et redevient maîtresse partout où ils cessent d'être en
force.
De cette masse formidable , mais que tant d'intérêts attachent au sol ,
peuvent sortir des corps volontaires qui forment des colonnes mobiles ou
prennent rang avec l'armée . Il suffit pour cela que les gardes nationaux habillés
, équipés et armés , qui par leur jeunesse , leur état et leur fortune ,
comme par leur noble dévoueinent , peuvent et veulent qnitter un instant
MARS 1815. 185
leurs foyers , se forment en corps de volontaires , pour un service actif , mais
libre et momentané.
Ainsi la nation combattra partout avec l'armée , soit en ligne , soit comme
auxiliaire , et montrera qu'un grand peuple , quand il ne veut point , ne reprend
pas le joug qa’il a secoué.
Mais comme c'est principalement par l'union que les peuples résistent à
la tyrannie , c'est surtout dans les gardes nationales qu'il importe de conserver
et de resserrer les noeuds d'une confiance mutuelle , en prenant un
seul et même point de ralliement. Nous l'avons trouvé dans la Charte constitutionnelle
que nous avons promis d'observer et de faire observer à jamais ,
qui est notre ouvrage libre et personnel , le résultat de notre expérience et
le lien commun que nous avons voulu donner aux intérêts et aux opinions
qui ont si long- temps divisé la France .
A ces causes , mettant notre confiance entière dans la Charte constitutionnelle;
dans les chambres qui sont avec nous gardiennes de la Charte et qui
nous environnent; dans l'expérience de nos peuples éclairés par les phases
diverses d'une longue révolution ; dans l'honneur et la fidélité de l'armée et
des gardes nationales ;
Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
§. Ier . Des gardes nationales sédentaires.
Art. 1. Les gardes nationales sédentaires dont l'organisation , l'armement
et l'équipement sont incomplets , seront sur- le-champ organisées ,
équipées et armées par les soins des préfets , des sous-préfets et des maires ,
el des inspecteurs et commandans des gardes nationales.
A cet effet , on profitera des cadres actuels et des listes ou des cadres
qui viennent d'être préparés de manière à y classer tous les contribuables
qui par leurs propriétés ou leur industrie sont intéressés au
maintien de la Charte constitutionnelle , et à la stabilité du gouvernement.
2. Les gardes nationales sédentaires sont spécialement chargées de la garde
des places fortes et des établissemens civils , militaires ou maritimes , da
service de sûreté intérieure et de la répression des factieux et rebelles ; elles
veilleront surtout à ce que les rebelles soient de toutes parts cernés et enveloppés
, leurs communications interceptées , et leur action concentrée dans
les seuls points qu'ils occupent . Elles partageront et favoriseront par tous les
moyens possibles la transmission des nouvelles qu'il importe de connaître,
Elles établiront entr'elles , à cet effet , les correspondances et les moyens d'avertissement
que peuvent leur suggérer leur zèle , leur activité et l'intelligence
qui distingue les Français .
186 MERCURE DE FRANCE ,
§. II. Des gardes nationales volontaires .
3. Dans les départemens où , comme à Paris et autres villes , il se présentera
des gardes nationaux habillés , armés , équipés , à´ qui leur âge et
leur fortune permettent de faire un service extérieur et momentané, et que
leur dévouement à la patrie et à notre personne y engage ; les préfets , de concert
avec les inspecteurs des gardes nationales , les organiseront en compagnies
, cohortes et légions volontaires , et leur nommeront des chefs parmi
les citoyens que leur considération personnelle , leur expérience , leurs services
, leur grade dans la garde nationale ou leur ancien grade dans l'armée
rendent le plus propres à l'organisation et au commandement de ces corps.
4. L'armement et l'équipement des gardes nationaux volontaires qui ne
pourraient se procurer sur - le-champ des armes et des effets d'équipement ,
seront complétés sans délai des magasins de l'état .
5. Ces corps volontaires seront employés , soit dans les départemens, en
colonnes mobiles , destinées à détruire les rassemblemens , soit en ligne
avec les corps de l'armée , suivant que le dévouement des volontaires les
portera à s'offrir pour l'un ou l'autre service .
6. Les corps volontaires ne cesseront pas d'être régis par les mêmes lois et la
même autorité que les gardes nationales sédentaires , à l'exception de ceux
qui serviront en ligne ou dans les places assiégées et bloquées ; ces derniers
seront , conformément aux lois , sous les ordres des généraux ou gouverneurs
investis de nos pouvoirs et de notre confiance.
7. Les corps volontaires auront droit à la solde , aux vivres et autres
prestations militaires , dans toutes les situations analogues à celles des
gardes nationales sédentaires , requises momentanément pour un service
militaire extérieur et actif.
8. Aucun engagement ne pourra résulter de ce service de dévouement et
d'honneur. Les citoyens qui le feront seront libres de rentrer dans leurs
foyers dès que la rebellion sera comprimée.
§. III. Disposition d'ordre et d'union dans les gardes nationales .
9. Nous voulons que la charte constitutionnelle soit le point de ralliement
et le signe d'alliance de tous les Français.
Nous regarderons comme nous étant seuls véritablement affectionnés
ceux qui défèreront à cette injonction .
Nous envisagerons , comme un attentat à notre autorité et comme un
moyen de favoriser la rébellion toute entreprise directe ou indirecte , par
actions , écrits ou propos publics , qui tendraient à ébranler la confiauce
MARS 1815. 187
des gardes nationales et la charte constitutionnelle , ou à les diviser en factions
par des distinctions que la charte réprouve.
§. IV. Dispositions générales d'exécution.
10. Notre ministre secrétaire- d'état au département de l'intérieur , et
notre ministre d'état major- général des gardes nationales du royaume adresseront
sur-le -champ aux préfets et aux inspecteurs ou commandans des
gardes nationales leurs ordres et leurs instructions respectives sur l'organisation
et le service des gardes nationales sédentaires et volontaires .
Nos ministres secrétaires d'état aux départemens de l'intérieur et des
finances , d'office , ou sur l'indication du ministre d'état major-général ,
feront sur- le-champ toutes les dispositions de finances nécessaires pour
assurer le paiement des dépenses indispensables de cette organisation
et de ce service .
11. Notre ministre secrétaire d'état au département de la guerre, d'office,
ou sur l'indication de notre ministre d'état major-général , donnera d'urgence
tous les ordres nécessaires pour compléter , sur la demande des préfets,
l'armement et l'équipement des gardes nationales , volontaires et sédentaires
.
12. Le chancelier de France , notre ministre secrétaire d'état au département
de l'intérieur et le directeur général de la police , donneront pareillement
d'office , ou sur l'indication de notre ministre d'état major- général ,
tous les ordres nécessaires pour assurer l'exécution de la présente ordonet
spécialement l'article 9 , concernant la charte constitutionnelle et
l'union des gardes nationales .
nance ,
13. Nos ministres secrétaires d'état aux départemens de la guerre et de
la marine se concerteront avec notre ministre d'état , major-général , pour
que les gardes nationales , les troupes de ligne et les forces maritimes concourent
avec ensemble et unité à la répression de la rébellion.
Donné au château des Tuileries , le 9 mars 1815,
Par le Roi ,
Signé , LOUIS .
Le ministre- d'état , major-général des gardes nationales de France,
Signé , le comte DESSOLE .
Loi concernant les récompenses nationales.
Louis , par la grâce de Dieu , roi de France et de Navarre , à tous ceux
qui ces présentes verront , salut.
188 MERCURE DE FRANCE ,
Voulant éviter à nos peuples le fléau d'une guerre étrangère qui peut
éclater à la nouvelle , au congrès , de l'apparition de Napoléon Bonaparte
sur le territoire français ;
Voulant donner à l'armée française une marque de notre satisfaction et
de notre confiance , et à nos fidèles sujets une nouvelle garantie de tous
leurs droits politiques et civils fondés sur la charte constitutionnelle .
Nous avons proposé , les chambres ont adopté , nous avons ordonné et
ordonnons ce qui suit :
Art. 1ºr. Les garnisons de La Fère , de Lille et de Cambrai ont bien
mérité du roi et de la patrie ; il leur sera décerné une récompense nationale.
2. La garnison d'Antibes a également mérité de la patrie , et il lui sera
décerné une récompense nationale.
Les maréchaux Mortier , duc de Trévise , et Macdonald , duc de Tarente,
ont bien mérité de la patrie ; il sera voté en leur faveur une récompense
nationale.
3. Il sera donné une pension aux militaires qui seront blessés , et aux
familles de ceux qui seront tues en combattant Napoléon Bonaparte .
4. Le dépôt de la charte constitutionnelle et de la liberté publique , est
confié à la fidélité et an courage de l'armée , des gardes nationales et de
tous les citoyens.
La présente loi , discutée , délibérée et adoptée par la chambre des pairs
et par celle des députés , et sanctionnée par nous cejourd'hui , sera exécutée
comme la loi de l'état ; voulons , en consequence , qu'elle soit gardée et
observée dans tout notre royaume , terres et pays de notre obéissance .
Si donnons en mandement à nos cours et tribunaux, préfets, corps administratifs
et tous autres, que les présentes ils gardent et maintiennent, fassent
garder , observer et maintenir ; et , pour les rendre plus notoires à tous nos
sujets , ils les fassent publier et enregistrer partout où besoin sera : car tel est
notre plaisir ; et afin que ce soit chose ferme et stable à toujours , nous y
avons fait mettre notre scel.
Donné à Paris , le 13. jour de mars de l'an de grâce 1815 , et de notre
règne le vingtième .
Signé LOUIS
Loi concernant les militaires membres de la légion d'honneur.
Louis , par la grâce de Dieu , roi de France et de Navarre , à tous ceux
qui ces présentes verront , salut.
Nous avons proposé , les chambres ont adopté , nous avons ordonné et
ordonnons ce qui suit :
MARS 1815. 189
Art. 1er. Les arrérages dus à tous les militaires membres de la légion
d'honneur , quel que soit leur grade , leur seront payés en entier sur le pied
de 1813.
2. Tous les brevets de nominations faites jusqu'au 1er avril 1814 , seront
expédiés sur-le-chatup , et à la date des lettres d'avis déjà reçues.
3. Tous les militaires par nous promus seront également admis au traitement
affecté à leurs grades respectifs et à la date de leur nomination.
La présente loi discutée , délibérée et adoptée par la chambre des pairs
et par celle des députés , et sanctionnée par nous cejourd'hui , sera exécutée
comme loi de l'état ; voulons , en conséquence , qu'elle soit gardée et observée
dans tout notre royaume , terres et pays de notre obéissance.
Si donnons en mandement à nos cours et tribunaux , préfets , corps administratatifs
et tous autres , que les présentes ils gardent et maintiennent ,
fassent garder , observer et maintenir ; et , pour les rendre plus notoires à
tous nos sujets , ils les fassent publier et enregistrer partout où besoin sera :
car tel est notre plaisir ; et afin que ce soit chose ferme et stable à tonjours ,
nous y avons fait mettre notre scel .
Donné à Paris , le quinzième jour de mars de l'an de grâce 1815 , et
de notre règne le vingtième.
Signé LOUIS .
Ordonnance du roi.
Louis , par la grâce de Dieu , roi de France et de Navarre ;
Informé de l'empressement avec lequel tous les Français répondent en ce
moment à l'appel que nous avons fait à leur dévouement et à leur courage ,
et voulaut nous ménager les moyens de récompenser les preuves qu'ils nous
donnent de leur attachement à notre personne ;
A ces causes ,
Sur le rapport de notre ministre secrétaire d'état de la guerre , et de l'avis
de notre conseil,
Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
Art. 1. L'exécution de l'article 8 de l'ordonnance du 17 février dernier
portant fixation du nombre des grades de la légion , est ajournée.
2. Nos ministres nous présenteront , immédiatement , chacun en ce qui
le concerne ,
les projets d'ordonnance de nominations qui devaient , conformément
à l'article 10 de la susdite ordonnance , former la promotion
du 24 avril prochain .
3. Jusqu'à ce que la tranquillité soit rétablie dans tout le royaume , nos
ministres secrétaires d'état de la guerre et de la marine exerceront la faculté
de nous proposer des promotions extraordinaires dans la Légion d'honneur ,
conformément à l'article 13 de la susdite ordonnance ; et , en considération
des services signalés que chaque classe de citoyens peut rendre dans les cic190
MERCURE DE FRANCE ,
constances actuelles , cette faculté est étendue , quant à présent , à tous les
ministres , qui devront toutefois se conformer, pour toutes les propositions
de faveur, à l'article 7 de l'ordonnance précitée du 17 février dernier .
4. Nos ministres sont chargés , chacun en ce qui le concerne , de l'exécution
de la présente ordonnance , qui sera insérée au Bulletin des lois .
Donné au château des Tuileries , le 16 mars 1815 .
Signé LOUIS .
PROCLAMATION .
Au château des Tuileries , le 11 mars 1815.
Après vingt-cinq ans de révolution , nous avions , par un bienfait signalé
de la Providence , ramené la France à un état de bonheur et de tranquillité .
Pour rendre cet état durable et solide , nous avions donné à nos peuples
une charte qui , par une constitution sage , assurait la liberté de chacun de
nos sujets . Cette charte était depuis le mois de jain dernier la règle journalière
de notre conduite ; et nous trouvions dans la chambre des pairs et
dans celle des députés , tous les secours nécessaires ponr concourir avec nous
au maintien de la gloire et de la prospérité nationales . L'amour de nos peuples
était la récompense´la plus douce de nos travaux, et le meilleur garant
de leurs heureux succès . C'est cet amour que nous appelons avec confiance
contre l'ennemi qui vient souiller le territoire français , qui veut y renonveler
la guerre civile . C'est , contre lui que toutes les opinions doivent se
réunir. Tout ce qui aime sincèrement la patrie , tout ce qui sent le prix
d'un gouvernement paternel et d'une liberté garantie par les lois ne doit
plus avoir qu'une pensée , de détruire l'oppresseur qui ne veut ni patrie , ni
gouvernement , ni liberté . Tous les Français , égaux par la constitution ,
doivent l'être aussi pour la défendre . C'est à eux tous que nous adressons
l'appel qui doit les sauver tous . Le moment est venu de donner un grand
exemple ; nous l'attendons de l'énergic d'une nation libre et valeureuse :
elle nous trouvera toujours prêts à la diriger dans cette entreprise à laquelle ,
est attaché le salut de la France . Des mesures sont prises pour arrêter l'ennemi
entre Lyon et Paris . Nos moyens suffiront , si la nation lui oppose
L'invincible obstacle de son dévouement et de son courage. La France ne
sera point vainene dans cette lutte de la liberté contre la tyrannie , de la fidélité
contre la trahison , de Louis XVIII contre Bonaparte.
Louis , par
Signé LOUIS .
PROCLAMATION AUX ARMÉES.
la grâce de Dieu , roi de France et de Navarre ,
A nos braves armées salut :
Braves soldats , la gloire et la force de notre royaume , c'est au nom de
l'honneur que votre roi vous ordonne d'être fidèles à vos drapeaux lui ;vous
MARS 1815 . 191
avez juré fidélité , vous ne trahirez pas vos sermens . Un général que vous
auriez défendu jusqu'au dernier soupir , s'il ne vous avait pas délié par une
abdication formelle , vous a rendus à votre roi légitime . Confondus dans la
grande famille dont il est le père , et dont vous ne vous distinguerez que
par de plus éclatans services , vous êtes redevenus mes enfans , je vous
porte tous dans mon coeur ; je m'associais à la gloire de vos triomphes alors
même qu'ils n'étaient pas pour ma cause ; rappelé au trône de mes pères ,
je me suis félicité de le voir soutenu par cette brave armée , si digne de le
défendre . Soldats , c'est votre amour que j'invoque , c'est votre fidélité
je réclame vos aïeux se rallièrent jadis au panache du grand Henri ; c'est
son petit-fils que j'ai placé à votre tête ; suivez -le fidèlement dans les sentiers
de l'honneur et du devoir , défendez avec lui la liberté publique qu'on
attaque , la charte constitutionnelle qu'on veut détruire ; défendez vos
femmes , vos pères , vos enfans , vos propriétés contre la tyrannie qui les
menace . L'ennemi de la patrie n'est - il pas aussi le vôtre ? n'a-t- il pas spé- ¸
culé sur votre sang , trafiqué de vos fatigues et de vos blessures ? n'est- ce
pas pour satisfaire son insatiable ambition qu'il vous conduisait, à travers
mille dangers , à d'inutiles et meurtrières victoires ?
que
Notre belle France ne lui suffisant plus , il épuiserait de nouveau la population
entière pour aller aux extrémités du monde payer de votre sang de
nouvelles conquêtes . Défiez-vous de ses perfides promesses ; votre roi vous
appelle , la patrie vous réclame ; que l'honneur vous fixe invariablement
sous vos drapeaux ; c'est moi qui me charge de vos récompenses ; c'est dans
vos rangs , c'est parmi l'élite des soldats fidèles que je vous choisirai des officiers
: la reconnaissance publique paiera tous vos services ; encore un effort,
et vous jouiriez bientôt de la gloire et du repos glorieux que vous avez
mérités.
Marchez donc sans balancer, braves soldats , à la voix de l'honneur ; arrêtez
vous-mêmes le premier traître qui voudra vous séduire . Si quelques-uns
d'entre vous avaient déjà prêté l'oreille aux perfides suggestions des
rebelles , il est encore temps qu'ils rentrent dans les sentiers du devoir . La
porte est encore onverte au repentir : c'est ainsi que plusieurs escadrons ,
qu'un chef coupable voulait égarer , près de La Fère , l'ont d'eux - mêmes
forcé à s'éloigner. Que cet exemple profite à toute l'armée ; que ce grand
nombre de corps restés purs , qui ont refusé de se réunir aux rebelles , serrent
leurs bataillons pour attaquer et repousser les traîtres , et persévèrent
dans leurs bonnes dispositions . Soldats , vous êtes Français , je suis votre
roi ; ce n'est pas en vain que je confie à votre courage et à votre fidélité le salut
de notre chère patrie.
Donné au château des Tuileries , le 12 mars 1815 , et de notre règne le
vingtième.
Signé LOUIS .
192 MERCURE DE FRANCE , MARS 1815.
MINISTÈRE DE LA GUERRE. · ORDRE DU JOUR. -
Paris , le 12 mars 1815.
Le Roi m'a appelé aux fonctions de ministre secrétaire d'état de son département
de la guerre.
Si l'armée m'a constamment donné d'honorables marques de son estime ,
je puis me rendre le témoignage que j'ai cherché , sans relâche , à la mériter
pendant près de sept années d'une laborieuse administration ,
Quels ne seront pas mes efforts aujourd'hui , qu'au milieu de circonstances
graves , celui que la France a désiré , et qu'elle a tant de motifs de cherir,
daigue m'accorder sa confiance.
D'artificieuses séductions ont pu s'introduire et se faire écouter jusque
dans nos rangs ; et cependant qui pourrait voir sans honte et sans douleur à
quelles déplorables illusions se laissent entraîner ceux qui cèdent aujourd'hui
à la voix d'un homme qui déchire la France par les mains des Français , et
la livre une seconde fois au fer et au feu de l'étranger !
Il sait que l'Europe en armes entoure encore nos frontières , que le pre
mier triomphe de son insensée et criminelle entreprise appellerait infaillible-
'ment sur nos provinces les ravages et les désastres d'une guerre générale ,
reporterait la ruine , la désolation et la mort dans les familles des défenseurs
de la patrie , de tous les citoyens sur tous les points du territoire ; mais
qu'importe à son ambition ?
C'est pour prévenir un danger si universel , si imminent que le Roi a fait
appel pressant à l'honneur, à l'intérêt de tous les Français , et surtout à la
loyauté , au zèle de cette brave arméc , encore une fois destinée à sauver la
France .
On ne capitule point sans infamie , et tôt ou tard sans châtiment , avec
des sermens libres et solennels . Nous avons tous juré fidélité au Roi ,
qui nous fait jouir de la paix au-dehors , et au-dedans da gouvernement le
plus doux , le plus paternel , le mieux intentionné , dont la nation ait depuis
long- temps goûté les bienfaits . Nous avons juré de maintenir cette
charte constitutionnelle qui consacre les devoirs et les droits de tous.
Voilà cependant les biens qu'on voudrait nous ravir en un instant et sans
retour . C'est pour les ressaisir , c'est pour les assurer à jamais à nos enfans
que nous sommes appelés à nous reunir, à nous serrer autour du trône , autour
des princes ses premiers soutiens , autour des drapeaux de la patrie ,
contre celui qui ne devait plus pouvoir tromper personne, qui , sous la conleur
de l'intérêt et de l'honneur national , déguise mal l'intérêt exclusif de
ses passions et de ses vengeances.
Il ne se dissimulait pas qu'il aurait suffi de quelques mois encore de paix
et de bonheur public pour guérir toutes nos plaies ; il ne leur donne pas le
temps de se cicatriser, il vient les rouvrir, les faire saigner de nouveau ;
mais en dépit de ses coupables calculs , elles seront bientôt et à jamais feruées
par les mains paternelles , par la sagesse et l'infatigable bonté du Roi.
Signé le duc de FELTRE .
F
MERCURE
DE FRANCE.
ROYAL
N°. DCLXXVI . - Samedi 25 mars 1815.
POÉSIE.
LE TEMPS.
Veloces validis , tardæ languentibus hora.
To him no high , no low, no great , no smal ;
He fills , he bounds , connects and equalls all.
« Pour lui il n'y a ni haut , ni bas , ni grand , ni petit ; il remplit ,
» il limite , il unit , il égale tout »>.
Essay on man (POPE. )
Le Temps vole , il s'éloigne , il fuit et pour jamais.
Ce vigilant vieillard emporte sur son aile
Les promesses des grands , les sermens d'une belle ,
Le souvenir des maux et surtout des bienfaits .
Il n'est point de rempart à ses coups homicides ;
Ces monumens d'orgueil où le marbre et l'airain
Semblent braver des ans le pouvoir souverain ,
Ces palais de granit , ces vastes pyramidės ,
De la destruction qui s'avance et s'étend
Ne sauront éviter l'inévitable instant .
Elle accourt en fureur : tels , ces fleuves rapides
Dont les flots débordés , inondant nos guércts ,
13
194 MERCURE
DE FRANCE ,
1
Entraînent les hameaux , renversent les forêts.
L'art n'oppose , éperdu , qu'une digue impuissante
Aux terribles progrès de leur rage croissante.
Ils apportent la mort , répandent la terreur,
Et laissent pour adieux le désastre et l'horreur.
Quelle mer plus féconde en funestes naufrages
Que la route qui mène à l'immortalité ? :
Que de noms engloutis par le torrent des âges ,
Et perdus sans retour pour la postérité !
Durant dix siècles , Rome a fait trembler la terre ;
Elle fut sur le point d'enchaîner l'univers ;
Le monde presque entier devint son tributaire ;
D'un pôle à l'autre pôle elle porta des fers ;
Que reste-t-il , enfin , de ses grandeurs passées ?
Quelques ruines dispersées
Qui disparaîtront à leur tour.
De la réalité de la ville éternelle ,
Peut-être une race nouvelle
Doutera-t-elle un jour.
Le Temps dévore tout , et tout lui doit la vie..
Tour à tour il renverse , il crée , il édifie , ·
Il présente les faits sous un aspect nouveau ,
Et de la vérité rallume le flambeau.
Le trésor de nos connaissances ,
Par vingt siècles divers à grands frais amassé ,
S'enrichit tous les jours d'autres expériences ,
Et le présent s'instruit aux erreurs du passé.
Le vulgaire , du Temps jouit sans le connaître ;
sage l'étudie , et Le l'asservit en maître,
Il porte sur son vol un oeil observateur ,
Le médite en silence , et son heureuse adresse,
Sait tromper sa vitesse ,
Et met à profit sa lenteur.
Sourd aux clameurs , et fort d'une noble assurance ,
MARS 1815. 195
Contre un siècle , abruti justement irrité ,
Des stupides arrêts de l'aveugle ignorance
Il appelle sans crainte à la postérité.
Devant ce tribunal , redoutable et suprême ,
La passion se tait , la cabale est sans voix ,
Le Goût et la Raison y dictent seuls les lois ;
L'inflexible Équité juge par elle -même ;
Gallilée est vengé de ses inquisiteurs ,
Et l'Émile survit à ses persécuteurs.
Ainsi , l'homme à talens , tourmenté par l'envie ,
Attend d'un nouveau siècle une nouvelle vie ;
Ainsi , le Temps , du sage éprouvant les écrits ,
Aux plus hautes vertus prépare les esprits .
O mortels ! aujourd'hui , dans une folle ivresse,
Vous condamnez du Temps le vol précipité ,
Et peut- être demain , l'accusant de paresse ,
Lui souhaiterez-vous plus de rapidité.
L'aimable et doux plaisir fuit d'une aile légère ;
Mais l'ennui , la douleur et les soucis cuisans ,
Traînent avec effort leurs pas lents et pesans.
L'homme est né pour souffrir une erreur qu'il tient chère
Flatte en vain sur ce point sa raison et ses sens ,
Telle est du ciel la loi sévère.
Mais quoi ! l'homme partout , en tout , se voit toujours ,
Et ne voit que lui seul ; la main de la nature
Régla pour lui , de tout , la forme et la structure ,
Et pour lui seul , encor, l'univers a son cours .
Tandis qu'il rêve en soi son chimérique empire ,
Et qu'à le détromper un insecte conspire ,
Le temps , soumis lui -même à d'immuables lois ,
Suit constamment sou cours sans dessein et sans choix ..
Du malheureux l'âme craintive
Redoute l'avenir et le reproche aux Dieux.
Une affligeante perspective
196
MERCURE DE FRANCE ,
De toutes parts se déroule à ses yeux.
Frère aîné du Désir et fils de l'Infortune ,
L'Espoir vient dissiper sa frayeur importune ,
Lui montre à l'horizon un avenir formé
De plus heureuses destinées.
Il s'élance au -devant ; pour son coeur ranimé ,
Les momens sont des jours , les heures des années.
Ainsi l'homme inquiet , versatile , inconstant ,
Suit , jouet du hasard , le fleuve de la vie.
Ce qu'il craignait naguère , il l'appelle à l'instant ,
Une terreur bientôt d'un désir est suivie ,
Sur mille vains projets il s'endort , il s'étend,
Et la mort le surprend encore projetant .
Il reconnaît alors , mais trop tard , sa folie :
Son repentir s'exhale en regrets superflus ,
L'heure qui sonne encor déjà n'existe plus.
.
O Temps ! lorsque chacun gémit sur ton passage ,
Du sein de ma paisible et douce obscurité ,
Sûr asyle où je vis à l'abri de l'orage ,
Des honneurs dangereux de la célébrité ,
Je viens , d'un peu d'encens , t'offrir ici l'hommage ;
J'ambitionne peu de superbes destins ,
Tes services , pour moi , plus prompts et plus certains ,
S'ils sont moins éclatans , n'en ont pas moins de charmes .
Combien de fois , hélas ! as- tu séché mes larmes !
Combien de fois aussi , propice à mes désirs ,
T'ai -je vu t'envoler à la voix des plaisirs ?
Si tu fuis sans retour , qui de nous doit s'en plaindre ?
Au sot , au méchant seuls , le trépas est à craindre ,
Le premier , de la terre inutile fardeau ,
Va mourir tout entier. Au -delà du tombeau ,
L'autre n'aperçoit plus ni pouvoir , ni richesses ,
Là plus de protégés et plus d'adulateurs ;
Là s'anéantiront ces titres si flatteurs ,
MARS 1815. 197
Ces grandeurs qu'il acquit au poids de ses bassesses .
Tu dissipes la haine , affermis l'amitié ,
Tu fais à la fureur succéder la pitié ,
Tu sais fléchir le coeur d'une beauté trop fière ,
Calmer l'emportement d'une âme trop altière ,
Enfin tu nous conduis à ce dernier séjour ,
Perspective toujours lointaine ,
Triste but où finit notre course incertaine ,
Où viennent échouer l'ambition , l'amour ,
Mais où nous suit encor la flotante espérance ,
Tandis que par tes coups et ta persévérance
Tu sembles nous crier , près de t'évanouir :
Le Temps vole , ô mortels ! hâtez-vous de jouir .
S. D. L.
ÉNIGME .
OBSCURE , je cachais ma vie .
On vante dans tous les pays
Ma douceur et ma modestie ;
J'en reçois aujourd'hui le prix :
Fameuse à jamais dans l'histoire ,
Malgré tant de simplicité ,
La plus éclatante victoire
Assure ma célébrité ,
Et je suis désormais l'emblême de la gloire .
LOGOGRIPHE.
Je suis un fil , délié , précieux :
C'est un insecte industrieux
Qui me produit . Otez ma tête ,
Je suis la bête la plus bête
198
MERCURE
DE FRANCE
, MARS 1815.
Que l'on connaisse sous les cieux .
Otez ma queue , et vous voyez en moî
Un pronom personnel qui n'est autre que soi.
CHARADE .
Je suis rampant en mon premier ;
Terme d'amour en mon dernier ;
Objet sublime en mon entier .
S........
S........
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE inséré's
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Fusil.
Celui du Logogriphe est Brave , dans lequel on trouve rave.
Celui de la Charade est Charbon .
1
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
Suite du Tableau de la Société du XVIII . siècle .
CETTE grande société , ou la bonne compagnie ,
ne se bornait pas à prononcer des arrêts frivoles sur
le ton et les manières , elle exerçait une police sévère
très-utile aux moeurs , et qui formait une espèce
de supplément aux lois ; elle réprimait par sa
censure les vices que ne punissaient pas les tribunaux
, l'ingratitude , l'avarice ; la justice se chargeait
du châtiment des mauvaises actions , et la société de
celui des mauvais procédés. Sa désapprobation générale
ôtait , à celui qui en était l'objet , une partie
de sa considération personnelle ; l'exclusion de son
scin avait la plus funeste influence sur la destinée .
On bouleversait une existence par ces paroles terribles
: Tout le monde lui fait fermer sa porte ; cė
qui ne s'entendait que des personnes de cette société.
Cette puissance n'était ni celle de la royauté ,
ni celle des parlemens et des cours judiciaires : c'était
celle de l'honneur ; elle fut souveraine jusqu'à la
révolution , et les personnes qui l'exerçaient d'un
consentement unanime , sans opposition comme
sans révolte , avaient d'autant mieux le droit de
s'appeler exclusivement la bonne compagnie ,
qu'elles n'abusèrent jamais de cet empire . Légères
200 MERCURE DE FRANCE ,
dans les médisances qui ne flétrissaient point la réputation
, elles ne s'accordaient à croire les accusations
déshonorantes , que sur la clameur publique
et universelle , et sur les preuves morales les plus
fortes ; mais , par une admirable équité , cet honneur
, plus délicat que les lois , n'était pas par cette
raison même aussi absolu qu'elles ; ses arrêts n'étant
pas fondés sur des preuves irrécusables , n'étaient
point sans appel . Ils reléguaient seulement
dans la mauvaise compagnie , mais ils n'y fixaient
pas sans retour .
On n'a jamais établi la différence qui se trouve
entre une personne flétrie par l'opinion publique ,
ou flétrie par un fait éclatant , incontestable ou un
jugement légal . On a même toujours confondu ces
deux choses : on dit également de ces deux personnes
qu'elles sont déshonorées , et cela n'est ni juste ,
ni vrai.
Qui dit opinion , dit une croyance sans preuves
positives ; si de telles preuves existaient , ce ne serait
plus une opinion , ce serait un jugement formel ,
irrévocable : il n'appartient qu'à un tel jugement
de déshonorer. La simple opinion , quelque générale
, quelque fondée qu'elle puisse paraître , place ,
comme on vient de le dire ( lorsqu'elle attaque
l'honneur ) , dans la mauvaise compagnie l'individu
qu'elle condamne ; mais cette sentence n'est pas irrévocable
, parce qu'elle n'a point la puissance de
déshonorer. C'est pourquoi on a vu des gens flétris
par l'opinion , être de fort mauvaise compagnie
MARS 1815 . 201
par
pendant dix , quinze à vingt ans , et ensuite par un
changement de moeurs , par des événemens heureux
prendre subitement une autre existence , et redevenir
de très-bonne compagnie. Un homme flétri
une procédure publique , ou qui a fui à la vue d'une
armée d'une manière non équivoque , est déshonoré
sans retour, parce que le déshonneur ne s'efface
point. Il n'y a dans ces accusations du monde ni témoins
légitimes , ni confrontations , ni certitude absolue
, et certainement il s'y mêle toujours beaucoup
d'inventions calomnieuses . Une femme , pour
une seule aventure éclatante , peut être perdue , si
on ne peut la nier; une femme , après mille déréglemens
, peut ne pas l'être , et peut se relever s'il
n'y a sur elle que des ouï-dire et que l'opinion .
Cela est juste , parce que le principe , que le déshonneur,
c'est-à-dire la tache ineffaçable , ne peut
exister qu'avec des preuves irrécusables , est de toute
équité et de toute utilité.
Si l'opinion avait le pouvoir de déshonorer, la
méchanceté n'aurait plus de bornes , la calomnie
n'aurait plus de frein . Il faut admirer comment , sans
lois et sans règlemens , les choses se sont naturellement
établies dans la société. Si l'opinion n'avait
aucun pouvoir, le vice serait d'une effronterie hideuse
, et les gens faibles et timides se laisseraient
entraîner beaucoup plus facilement . L'opinion a
précisément le degré d'influence nécessaire , et son
parfait équilibre est le meilleur soutien des bonnes
moeurs ; c'est aussi par l'espèce d'influence que l'opi
1202
MERCURE DE FRANCE ,
nion exerce dans une nation qu'on peut le mieux
juger les moeurs de cette nation ; car les moeurs sont
également mauvaises quand on la craint trop , ou
quand on ne la craint pas assez , ou lorsqu'on ne la
craint que dans des puérilités , ou lorsque même on
Ja brave totalement dans toutes les petites choses .
Car qui se moque entièrement du ridicule , en vivant
dans le grand monde , parviendra bientôt à se
moquer des bienséances , et ensuite de la vertu.
Tout le secret des bonnes moeurs publiques consiste
à donner à chaque chose son véritable prix . Il y a
en morale , ainsi qu'en politique , une gradation ,
un enchaînement qui seul peut maintenir les principes.
Le Créateur l'a voulu ainsi , car gradation et
liaison forment tout le système de l'univers. Tout
ce qui est isolé n'est ou ne paraît rien.
La haute vertu se compose d'un enchaînement
nécessaire de vertus inférieures , de nuances infinies
, de bienséances , de délicatesse , etc.
Un grand sentiment d'honneur rend sensible au
ridicule , du moins il empêche de le mépriser . Si
l'indifférence sur ce point est complète , le sentiment
d'honneur en sera altéré. Qu'on dédaigne
une simple bienséance , la décence sera moins par
faite ; qu'on ôte du coeur d'un homme de bien une
senle délicatesse , sa probité y perdra.
:: Dans un bon gouvernement , point d'autorité
sans subordination , et point de subordination si
chaque individu ne rend à son supérieur ce qui lui
est dû. En morale , point de vertu , si chaque vertu
MARS 1815 . 203
et chaque nuance de vertu , chaque sentiment
d'honneur n'est estimé ce qu'il vaut .
Quand la révolution arriva , l'équilibre de l'opinion
n'existait plus , et l'enchaînement , la subordination
des vertus tombait en décadence . On attachait
une énorme importance au ridicule , et chacun parmi
les vertus faisait un choix arbitraire , en traitant
de préjugés et de sottises les ventus auxquelles on ne
prétendait pas. J'ai vu alors universellement trouver
ridicules des hommes et des femmes de mauvaise
compagnie , non à cause de leur conduite ,
mais à cause de leur ton , de leurs manières. L'élégance
et les grâces donnaient immanquablement de
la considération , et le ridicule ou l'air provincial
était presque déshonorans.
Aujourd'hui , au contraire , on est beaucoup trop
indifférent sur les ridicules , et l'on attache trop
d'importance , non aux grâces , mais à l'air de l'opu-
Jence . Autrefois , on aimait par-dessus tout la conversation
, aujourd'hui on ne l'aime pas assez . Les
femmes jadis ( en général ) étaient sans comparaison
plus aimables , et j'oserai dire que c'est un bien.
Quand on cause agréablement , on ne parle point
de politique ; des femmes qui retiennent auprès
d'elles par le charme de la grâce et du naturel , donnent
de l'intérêt à la société ; c'est un grand sujet de
considération
pour
les étrangers , et une aimable
hospitalité à peu près perdue .
D. G.
( La suite dans un prochain numéro ).
204 MERCURE DE FRANCE ,
SUITE DU DISCOURS SUR L'HISTOIRE NATURELLE.
OUBLIERAI-JE , dans cette faible esquisse du plus grand de tous
les tableaux , de parler encore de quelques détails , et de cette
liaison admirable qui réunit tant de parties diverses ? Si quelques
anneaux semblent manquer à cette chaîne universelle , il faut se
rappeler qu'il reste encore d'immenses découvertes à faire dans les
trois règnes et qu'on en fait sans cesse . On a découvert de nos
jours le platine , et plus nouvellement encore le chrome , le titane ,
l'urane et plusieurs autres métaux , et enfin un grand nombre
d'animaux et de végétaux . Les botanistes comptent environ vingtdeux
mille espèces de plantes et présument qu'il en existe autant
d'inconnues dans les parties du globe où l'on n'en a pu recueillir ;
mais il est facile de rassembler assez d'anneaux pour en former
une chaîne qui puisse unir les trois règnes , et même en général
toutes les espèces et tous les genres . Le passage du règne minéral
au végétal n'a point jusqu'ici de nuances marquées ; mais cet
anneau , pour la liaison du tout , n'était pas nécessaire , puisque
de fait et physiquement ces deux règnes se trouvent intimement
unis ; la terre produit les végétaux et plusieurs des substances
qu'elle renferme dans son sein , le soufre , le silice ( 1 ) , le fer , ete . ,
se retrouvent dans les plantes.
Le règne végétal s'unit au règne animal par diverses espèces de
sensitives et par les animaux dont les membres coupés ( les po-
Jypes ) repoussent comme des branches ; un enchaînement progressif
, facile à saisir , lie toutes les parties de chacun des deux
règnes ; la distance immense qui se trouve entre le nostoch ,
mousse fugitive qui ne dure que quelques heures , et le boabab ,
arbre majestueux des Indes qui peut durer plus de mille ans ,
est remplie par autant d'anneaux qu'on en peut compter dans
celle qui existe entre le ciron et l'éléphant . Toute progression
(1) Espèce de terre .
1
1
e
MARS 1815. 205
forme liaison , c'est-à-dire un enchaînement naturel ; mais on ne
trouve pas seulement parmi les animaux progression de grandeur;
on y remarque encore progression de force , progression
d'intelligence , et nonprogression de perfection d'instinct , car tout
ce qui sort des mains du Créateur étant parfait , chaque animal a
la perfection, de l'instinct propre à sa nature.
Une autre chaîne joint encore ensemble tous les animaux ; les
amphibies unissent les poissons aux animaux terrestres ; les crustacées
se lient aux testacées ; la chauve-souris forme le passage des
'oiseaux aux quadrupedes , etc. L'ordre le plus régulier , l'harmouie
la plus parfaite , règnent dans toutes les parties qui composent
l'univers , parce que par la gradation et les nuances tout s'y trouve
enchaîné ; une admirable variété y forme de nombreux contrastes ,
et non des disparates choquantes qui ne sont jamais produites que
par des lacunes , c'est-à- dire par le manque de liaison ; et l'on
univerdoit
remarquer que les anneaux de cette chaîne immense ,
selle, sont toujours doublés dans toutes les espèces utiles à l'homme ,
c'est-à-dire que , si l'une de ces espèces venait à manquer , elle
serait remplacée par une ou même plusieurs autres qui pourraient
en tenir lieu . Le buffle , le zèbre , l'âne , le chameau , le chevreuil ,
le chamois pourraient suppléer le boeuf , le cheval , la chèvre , etc.
La providence , dans tous les détails du système de l'univers , est
toujours prévoyante pour nos besoins et pour notre bonheur. Cette
grande chaîne , comme l'a si bien dit M. de Buffon , s'arrête à
l'homme et ne l'y comprend pas. L'animal le plus industrieux ( le
castor ) n'est pas d'ailleurs le plus intelligent . L'homme seul a
reçu le pouvoir d'être ingénieux dans les choses mêmes qui ne lui
sont pas personnelles . La supériorité de son organisation lui prescrit
l'usage de la bonté , puisqu'il ne peut déployer toutes ses facultés
qu'on s'occupant souvent du bonheur des autres ; la brute n'a que
l'industrie nécessaire à ses propres besoins et à la conservation de
son espèce. Il n'en fallait pas d'autres à des êtres matériels avec
lesquels tout périt . Aussi l'instinct de la brute est-il tout-à -fait
physique , celui de l'homme est moral ; cet instinct sublime , fondé
206 MERCURE
DE FRANCE
,
sur la pitié , fut déposé dans son âme par le souffle divin de l'Étre
tout puissant qui n'est que justice , amour et miséricorde . Tous les
premiers mouvemens de l'homme qui n'est pas corrompu , leportent
à s'exposer à tout pour sauver son semblable. Voilà son
instinct ; mais comme il est libre , il y résiste quelquefois , tandis
que l'instinct des animaux , dénué de toute liberté , est toujours pur,
toujours admirable , et souvent même accompagné de l'esprit de
divination , parce que Dieu seul le dirige ( a ). L'animal n'a reçu
qu'un instinct commun à toute son espèce : le castor sans essais ,
sans apprentissage ne bâtit sa cabane ni mieux ni moins bien que
ne bâtissaient les castors il y a des siècles ; il agit guidé par une
puissance protectrice comme l'oiseau qui construit son nid et comme
L'abeille lorsqu'elle forme ses merveilleuses alvéoles . L'animal qui
par sa forme extérieure a le plus de rapports avec l'homme , ne se
distingue parmi les animaux par aucun ouvrage ingénieux et par,
aucune intelligence particulière . Quel est donc l'anneau qui peut
joindre la brute à l'homme ? quelle espèce pourrait suppléer la
sienne ? que deviendrait sans lui la terre ? Elle resterait sans cul-
(2) Tout le monde connaît les prodiges opérés par l'esprit de divination
des oiseaux et des abeilles. Voici un fait aussi merveilleux etmoins connu:
« La guêpe ichneumon , arrivée à l'époque de sa ponte , place ( comme
» l'abeille ) chacun de ces oeufs dans une cellule qu'elle a préparée d'avance ;
» puis elle va chercher sur le chou une sorte de chenille qui doit servir de
» pâture à son petit ver. Elle prend douze de ces chenilles et les porte
» dans sa cellule. Si elle tuait ces chenilles , elles seraient corrompues avant
» que l'oeuf pût éclore , et le ver en serait empoisonné ; si elle les laissait
» vivantes dans le nid , elles pourraient s'en échapper et le ver mourrait
→ faute de nourriture. Quel parti prendre ? La guêpe blesse ces chenilles
>> précisément autant qu'il le faut pour qu'elles puissent vivre sans pouvoir
» marcher. Ainsi blessée , chaque chenille se roule comme un anneau , et
» ces anneaux , posés l'un sur l'autre par la guêpe , remplissent exactement
» le nid ; cela fait , la guêpe le fermehermétiquement : le ver ne tarde point
>> à éclore , il ronge les douze chenilles , se transforme à son tour , et , sans
» avoir jamais rien appris de sa mère , la nouvelle guêpe assure le salut de
» sa postérité par la même prévoyance et par la même industrie ».
(Journal de l'Empire , 17 février 1S13 , article signé N. )
MARS 1815.
207
ture ; les lacs , les fleuves , les torrens n'étant plus contenus par les
digues qu'il oppose à leur impétuosité , se répandant sur mille
points de sa surface , y porteraient la destruction et la mort ; les
reptiles et les animaux féroces s'y multiplicraient à l'infini et se
livreraient , sur toutes les parties du globe , abandonnées à leur
fureur , une guerre sanglante sans repos , sans but et sans trève >
les chemins seraient effacés , les monumens détruits , les sciences
et les arts ensevelis dans un éternel oubli. L'univers , privé de lois
morales et de souvenirs , ne présenterait plus que l'affreuse image
du chaos , d'une aveugle cruauté , de l'abus de la force , et de
l'oppression de la faiblesse. Pourquoi tout cet horrible boulever
sement? Parce que parmi cette multitude innombrable d'ètres divers
un seul être serait soustrait à la terre . C'est que tout y fut formé
pour lui et qu'on ne pourrait en retrancher l'homme sans en ôter
toute idée de la Divinité ; c'est que la Providence n'agit que rela➡
tivement pour les brutes , et qu'elle cesserait d'agir si elle n'avait
pas pour objet de ses soins une créature raisonnable animée d'une
âme immortelle , car cette Providence n'étant autre chose que la
justice et la bouté divine toujours inséparablement unies ensemble ,
qu'aurait-elle à punir ou à récompenser sur la terre si l'homme
n'existait pas ? L'homme est donc fait pour y réguer , puisque
non-seulement il y est nécessaire , mais que sans lui toute l'harmonie
, toutes les beautés en seraient anéanties. Le seul être qui puisse
connaître Dieu peut seul vivifier la création . Sans la connaissance
de Dieu , il n'y aurait ni morale , ni lois raisonnables ; et sans culte ,
ni liens , ni rapports entre Dieu et l'homme , qui ne peut jouir de
la souveraineté qui lui est confiée qu'en puisant à la source intarissable
de la perfection et des lumières , et qu'en méritant par la
reconnaissance tous les bienfaits de l'amour et tous les secours
d'une protection suprême.
L'incrédulité cependant ne cesse de répéter que notre orgueil
seul a pu imaginer que la terre n'a été faite que pour nous ; mais
on sait ce qu'on doit penser de l'humilité des impies ; ils n'en
prennent le masque un moment que pour déguiser l'ingratitude et
208 MERCURE DE FRANCE ,
pour autoriser le blasphême . Est-ce de l'orgueil que doivent ins
pirer des dons immenses et gratuits qu'on n'a pas mérités , et qui
laissent dans une entière dépendance ? Et comment méconnaître ces
bienfaits , quand toute la nature les proclame ! .... N'est-ce pas une
puissance émanée de la puissance divine , que celle dont le plus
court interrègne , à quelque époque , dans quelque temps que ce
pût être , eût causé ou causerait dans l'univers entier la plus horrible
confusion , le bouleversement le plus complet et le plus épouvantable
?
Que conclure de ces réflexions ? Que l'étude de l'histoire naturelle
, envisagée sous ses véritables rapports , est la plus intéressante
qui puisse nous occuper ; qu'elle seule a pu nous donner des
idées justes du beau physique et moral ; que nous découvrons ,
dans la contemplation de l'univers , toutes les leçons et toutes les
preuves d'amour capables de nous instruire et de nous toucher, et
tout l'appareil de justice qui peut nous contenir ; que nous voyons
clairement dans ce grand livre une providence attentive et prévoyante
, qui sait veiller sur l'ensemble , s'occuper des moindres
détails , pourvoir à tout , et qui ne permet pas , par tant de soins
multipliés , que l'observateur de bonne foi puisse rien attribuer au
hasard ; qu'enfin ce livre sublime nous présente à chaque page une
révélation divine , puisqu'il nous montre sans cesse l'homme déchu
et puni , mais toujours roi de la terre , quoiqu'avec un pouvoir
équitablement limité ; et que nous y trouvons partout les
traces les plus évidentes de l'événement le plus miraculeux dont
les saintes écritures aient fait mention.
En effet , le naturaliste surtout ne peut nier le déluge , et le
déluge universel n'a pu être qu'un miracle. Les nuages ne sont
formés que par des vapeurs qui s'élèvent des eaux de la terre ;
quand toutes ces eaux s'élèveraient en même temps et retomberaient
ensuite à la fois sur la terre , elles ne pourraient qu'y prendre
une autre place , les fleuves et les mers se creuseraient d'autres
lits ; mais comme les eaux ne remplissent pas la surface du
globe , la totalité de la terre ne pourrait être submergée ; les eaux
MARS 1815.
209
RE
n'y occuperaient toujours que le même espace , c'est- à -dire qu'elles
n'en couvriraient qu'une très-petite partie . Cependant le déluge
fut universel , tout l'atteste , tout le prouve avec le dernier degre
d'évidence . 1 ° . La correspondance des angles des grandes montagnes
séparées par l'effort des eaux ; car on a observé que , lorsque
deux ou plusieurs montagnes courent parallèlement , ces
avances angulaires que forment les unes correspondent aux angles
rentrans des autres ; l'intérieur ou le massif d'une infinité de
montagnes , dans toutes les parties du globe , est composé d'un
amas de couches horizontales ; et ces bancs uniformes et multipliés
contiennent une quantité prodigieuse de coquilles , de corps marins
, d'ossemens de poissons . Ces coquilles marines , mêlées ensemble
dans des entassemens de corps organisés d'un autre genre ,
offrent une confusion si étonnante , qu'elle annonce indubitablement
qu'un courant extraordinaire , autant qu'impétueux , a transporté
, bouleversé , accumulé avec tout le désordre d'une extrême,
précipitation , les corps étrangers et les divers coquillages arrachés
de leur place naturelle et primitive , pour venir former ,
en se réunissant , d'énormes montagnes , redoutables monumens
de justice suprême et du plus grand événement qui ait étonné
l'univers ; 3 ° . les travaux de la chimie , dans ces derniers temps ,
ont fait reconnaître que les bancs de craie , que l'on trouve dans la
terre à de grandes profondeurs , ne sont autre chose que des débris
de testacés et de crustacés , rassemblés et ensevelis avec violence
, et décomposés par des torrens d'eaux ; 4° . la chimie moderne
a découvert encore que l'origine des bitumes est due à des
végétaux ensevelis dans la terre par une grande révolution , et
qu'ils ont été amenés aux différens états de succin , de pétrole , de
jayets , etc. , par leur union avec d'autres substances et leur long
séjour dans les entrailles de la terre . Les bitumes étant très - inflammables
et très-abondans , on les regarde comme une des causes de
la flamme perpétuelle des volcans . Ainsi les feux destructeurs de
ces monts effrayans sont alimentés par les débris de l'ancien
monde ! foyer terrible qui nous retrace un grand châtiment et qui
*
14
210 MERCURE DE FRANCE ,
sert à perpétuer la menace si souvent effectuée d'une colère vengeresse
! C'est ordinairement dans les pierres feuilletées , telles
que les schistes et les ardoises , que l'on rencontre des empreintes
des végétaux . Un phénomène , qui a confondu tous les physiciens ,
et que le déluge universel peut seul expliquer , c'est que ces sortes
d'empreintes ont été faites par des végétaux entièrement différens
de ceux qui croissent naturellement dans les pays où on les rencontre
. M. de Jussieu , en examinant les empreintes qui se trouvent
sur les pierres qui accompagnent les mines de Saint - Chaumont
, en Lyonnais , crut botaniser dans un nouveau monde en
voyant des empreintes de plantes dont les analogues ne croissent
point en France , mais qui sont propres aux climats les plus chauds
des Indes orientales et de l'Amérique . M. de Jussieu remarqua de
plus , que les feuilles empreintes étaient toujours étendues comme
si elles eussent été collées à dessein ; ce qui prouve , dit-il , qu'elles
y ont été apportées par de l'eau . Le célèbre Leibnitz avait déjà
été très- surpris de trouver des empreintes de plantes exotiques
sur des ardoises d'Allemagne . Enfin , on doit encore ajouter à cette
multiplicité de preuves incontestables de déluge universel , les -
ossemens , les dents d'éléphans trouvés au fond de la terre dans
les climats où jamais ces animaux n'ont pénétré , et les traditions
de tous les peuples qui s'accordent sur ce seul point ; cette vérité
miraculeuse a même percé les ténèbres de la fable , la mythologie
parle du déluge .
Qu'ils sont dépourvus de réflexion ou de bonne foi ceux qui ne
rougissent pas d'attribuer au hasard la formation de l'univers !
Outre les preuves éclatantes d'une justice et d'une bonté divine
dont on vient de tracer une faible esquisse , il suffit d'ouvrir les
yeux pour connaître que chaque plante a l'organisation nécessaire
à sa conservation et à sa reproduction , suivant les climats et les
lieux où la nature l'a placée ; on doit dire la même chose des animaux
et de leur instinct . Entre autres exemples , on peut citer les
animaux si utiles dans le nord , l'élan et le renne, dont les pieds sont
formés pour marcher avec une extrême sûreté sur la glace , sans pouvoir
MARS 1815 . 211
jamais glisser, en courant avec une extrême vitesse . Le chamois, habi-.
tant léger des montagnes , a reçu de la nature des éperons avec lesquels
il lui suffit de s'accrocher au plus petit buisson pour ne pas tomber
de la pente la plus escarpée et la plus dangereuse au fond d'un
précipice. Le chameau , destiné à parcourir souvent des déserts
arides et brûlans et à manquer d'eau pendant des semaines entiè–
res , jouit de l'étonnante faculté de lutter long-temps sans dépérir
contre l'horrible tourment de la soif et de la faim. Il peut rester
quelquefois dix jours et davantage sans boire , en faisant chaque
jour vingt-cinq à trente lieues , et en portant des poids énormes.
S'il rencontre une mare sur la route , il boit pour le temps passé
et pour le temps à venir ; car il y a dans le chameau , outre les
quatre estomacs qui se trouvent d'ordinaire dans les animaux ruminans
, une cinquième poche qui lui sert de réservoir pour conserver
de l'eau . Ce cinquième estomac manque aux autres animaux
et n'appartient qu'au chameau ; il est d'une capacité assez vaste
pour contenir une grande quantité de liqueur , qui peut y séjourner
sans se corrompre et sans que les autres alimens puissent s'y
mêler. Pour que rien ne manque au merveilleux de cette conformation
, le chameau est doué d'une telle sobriété et d'un tel instinct
de prudence que lorsqu'après la plus longue abstinence il trouve
de l'eau , il n'étanche jamais entièrement sa soif , il en réserve toujours
pour les besoins à venir .
Combien il serait à désirer qu'un Bossuet, profond naturaliste ,
entreprît de nous donner l'histoire des minéraux , des végétaux et
des animaux en ne perdant jamais de vue , ainsi que ce grand
homme , Dieu et la providence ! il n'aurait à redouter ni l'éloquence
ni le talent des écrivains qui , de nos jours , ont traité cette
matière. Il suivrait une autre route ; son ouvrage n'aurait rien de
commun avec les leurs et surtout avec ceux de quelques botanistes
modernes . Combien d'idées nouvelles naîtraient naturellement de
ce plan ! car la vérité seule donne tout profondeur et finesse
d'observations , résultats neufs , utiles et lumineux ; c'est elle , uniquement
elle , qui peut donner à l'imagination toute sa force , à
212 MERCURE DE FRANCE ,
l'âme toute l'élévation dont elle est susceptible , et au style d'un
écrivain cette énergie qui entraîne et ce ton qui persuade. Des naturalistes
modernes , qui ne veulent voir dans la création que des
êtres matériels et des lois physiques formées par le hasard , ont
beaucoup répété que c'est rabaisser la majesté divine , que la supposer
attentive à la conservation des plantes , des insectes , etc .;
mais ce sont eux qui n'ont pas d'idée de la suprême puissance
puisqu'ils la mettent au niveau de la faible espèce humaine .
Sans doute le souverain d'un vaste empire ne doit s'occuper
que de l'ensemble du gouvernement , parce qu'il ne pourrait suffire
aux détails ; Dieu voulut borner l'ambition de l'homme sur la
terre , en lui refusant la possibilité de gouverner seul un grand
état. A mesure que l'homme étend sa domination , il est forcé de
confier à d'autres le pouvoir de régir et de commander, il conserve
les honneurs de l'autorité souveraine ; mais il en perd le véritable
droit , celui d'ordonner tout lui- même .
Dieu suffit à tout . D'un seul regard , il voit l'ensemble et les
moindres détails de ses ouvrages ; il n'a besoin ni d'effort , ni
d'application pour veiller sur tous les êtres qu'il a créés et pour
préparer en même temps les révolutions des empires.
L'histoire naturelle cessera d'être une science aride , quand on
y cherchera les traces si multipliées de la bonté divine ; la science
alors produira le plus noble , le plus doux sentiment du coeur humain
, l'admiration fondée sur la reconnaissance ; et l'histoire de la
nature , en montrant toujours l'homme en rapport avec Dieu ,
donnera la vie à tous les objets créés et l'intérêt le plus puissant
à toutes ses descriptions. Quel charme alors dans cette étude !
Voir Dieu partout dans l'univers , c'est anticiper sur les joies du
ciel où l'on ne verra que lui ..... Ces vérités seront toujours combattues
par une aveugle impiété ; mais aux yeux même des incrédules
qui ont conservé de l'élévation d'âme , elles valent mieux, à
ne les considérer que comme une hypothèse , que le système
ignoble et dégoûtant qui nous représente l'homme comme un animal
perfectionné , qui peut et qui doit dégénérer et redevenir
avec le temps un quadrupède où le plus vil insecte. D. G.
MARS 1815 . 213
CÉRÉMONIES DES NOCES DES TYROLIENS ( 1 ) .
LES noces des Tyroliens offrent des cérémonies non moins touchantes
que les coutumes dont nous venons de parler . Il est rare
que des jeunes gens s'y marient par intérêt ou par une suite de
conventions faites d'avance par les parens . C'est à la promenade
ou dans leurs réunions champêtres qu'ils font connaissance ; lorsqu'ils
se conviennent , ils se promettent foi et amour . Un serre ' .
ment de main est le gage de ce premier contrat . Peuple encore
innocent , cet aveu donné dans toute la pureté du coeur , suffit à la
tendresse des amans . Jamais on ne voit la chaste Tyrolienne regretter
d'avoir fait connaître ses sentimens ; une fois engagés par
leurs sermens mutuels , les jeunes gens ne cherchent plus que de
faire connaître à leurs parens l'objet de leurs désirs . Rarement les
parens mettent des obstacles au bonheur de leurs enfans ; et , en
effet , peut- il en exister pour des peuples qui savent se contenter
de quelques troupeaux ou de quelques arpens de terre , que la
neige leur dispute encore sur les montagnes ?
Cependant les Tyroliens ne se marient pas indifféremment dans
toutes les saisons ; c'est lorsque le larynx (lercherbaum ) et le hêtre
( rothbucke ) se couvrent de feuilles nouvelles , au que la perceneige
( frühlings lensoie ) et le muguet ( mayblume ) étalent la
beauté de leurs fleurs , qu'ils forment les doux noeuds d'hyménée :
ainsi avec le réveil de la nature commence pour eux la plus belle
époque de la vie ; mais lorsque le printemps a déjà passé , et que
le soleil de septembre a doré les campagnes , ils remettent la noce
après la moisson , et ne mêlent jamais les labours aux plaisirs.
Noces et peines , disent-ils , ne vont point ensemble : ainsi il faut
attendre l'instant du repos (2) .
(1) Cette description est extraite d'un Voyage dans le Tyrol que va
publier M. Marcel de Serres .
(2) Hochzeiten und Leiden gehen nicht hand in hand , daher müss man
den Augenblick der Ruhe erwarten .
214 MERCURE DE FRANCE ,
Dès que le jeune Tyrolien a fait choix d'une épouse , il en instruit
ses parens . Entraîné par sa passion et son naturel bouillant ,
il leur exalte avec chaleur les qualités de sa maîtresse , et croit
ainsi leur faire approuver une pensée bien chère à son coeur. En
hommes sages , les pères se laissent aller rarement à cette première
impression . Pour s'assurer de la sincérité de l'amour de
leurs fils , ils les soumettent à différentes épreuves ; ces épreuves
varient selon l'âge ou le caractère et du fils et du père. Les uns
les envoient en Suisse , en Bavière ou en Italie , avec des marchandises
du pays , qu'ils doivent y échanger ; et pour les intéresser
au succès de leur entreprise , on leur en abandonne le profit.
Va , leur disent leurs parens , mérite ta femme ; pour être bon
père, il faut pouvoir gagner le pain de ses enfans (3 ) .
Fils aussi soumis que tendre amant , le jeune Tyrolien ne résiste
jamais aux ordres paternels. Il part , quelque peine qu'il lui en
coûte de quitter sa maîtresse et ses montagnes chéries ; il part ,
mais non sans laisser un gage de sa foi à celle qui a touché son
âme. Les rubans , ornement de sa coiffure , deviennent entre les
mains de sa jeune amante un gage de sa fidélité ; il a déposé sur
son sein cette fleur qui rappelle souvenance d'amour , et que pour
cela même il nomme vergiss mein nicht ( ne m'oublie pas ) ( 4) .
La jeune Tyrolienne lui donne en échange la ceinture qui pressait
son sein , et sur laquelle elle avait brodé en secret les lettres
initiales de l'époux de son choix. Les plus amoureux ne quittent
point le hameau sans avoir soupiré sur la cornemuse ou sur la
musette champêtre quelque romance plaintive , que la bergère
écoute , entourée de ses compagnes , toujours prêtes à partager ses
peines .
D'autres fois les pères soumettent leurs fils à des épreuves
(3) Geh Jungers um dich wardig zu machen deiner künftigen frau ,
denn um guter fater zu seyn , muss man vissen das Brod für seine kinder
zu verdienen .
(4) Cette fleur est connue des botanistes sous le nom de myalotis
arvensis.
MARS 1815. 215
moins longues ; ils les envoient passer quelques mois dans les chalets
des hautes montagnes : là les jeunes garçons soignent les troupeaux
, et font tous leurs efforts pour en augmenter les produits .
Ces produits doivent accroître leur modique patrimoine , et servent
à répandre quelque douceur sur le ménage futur.
Les bergers tyroliens ne négligent pas de sécher les fruits du
myrtil ( heidelberg ) , ainsi que les feuilles du speick ( 5) ( valeriana
celtica ) , dont l'odeur est si délicieuse . Cette récolte les rend
plus robustes , et les accoutume à ne pas craindre la fatigue . Le
speick ne croît que sur les sommités les plus escarpées et sur les
pentes des montagnes glacées . Ils le vendent pour le commerce de
l'Orient , et les esclaves de Constantinople viennent demander aux
libres habitans du Brenner cette plante aromatique , qui , du foyer
du chalet , ira se préparer sur les rivages du Bosphore : ainsi
l'âpre température des glaciers a vu croître le parfum qui doit
charmer les voluptueux habitans du sérail . Au milieu de tous ces
soins , ils recherchent les racines de gentianes (6) , dont ils retirent
un suc qui donne une cau-de- vie fort estimée par les habitans des
montagnes.
Les Tyroliens les plus aisés ne soumettent point leurs fils à
d'aussi rudes épreuves . En pères tendres , ils cherchent à s'assurer
de la sincérité de leur amour ; ils les conduisent dans toutes les
grandes réunions où ils espèrent rencontrer des femmes dignes
d'attirer leurs regards : cependant , si ces distractions passagères
ne font aucune impression sur leur esprit , les pères ne mettent
plus de retard au bonheur de leurs enfans .
Le jour de la demande est un jour de fête , non-sculement pour
les deux familles , mais encore pour tout le hameau ; les Tyroliens
se considèrent comme frères. Le père du garçon se revêt de ses
plus beaux habits ; il quitte sa veste courte , convenable seulement
les jours de travail ; il prend un habit long , et lui donne de l'élé-
(5) Cet usage rappelle ce vers de Virgile : Alba ligustra cadunt, vaccinia
nigra leguntur.
(6) C'est de la gentiana lutea dont ils font principalement usage ,
216 MERCURE
DE FRANCE
,
gance en l'ornant de rubans de diverses couleurs . A la joie qui
brille dans ses yeux , on devine qu'il va remplir un devoir bien
cher ; il prend avec lui les plus jeunes de ses fils ; il leur confie les
corbeilles où sont déposés ses premiers présens. Dans l'une , il arrange
des rayons du miel le plus pur , et il en relève le parfum en
les entourant du thym des Alpes ( Alper thymian ) et du serpolet
odorant ( biechen der thymian ) ; dans l'autre , il place les fruits
les plus délicieux de la saison , et n'oublie point d'y mêler des gâteaux
préparés par les mains d'une fille chérie . Les grenades et les
figues sont l'offrande des Tyroliens du sud , comme les fruits du
myrtil et du sorbier le sont des habitans du nord.
Arrivé à l'habitation de la jeune bergère , le père est introduit
par l'oncle ou le plus proche parent : la famille de sa fille future
s'y trouve réunie. A son aspect tous se lèvent , et , salué par le
chef de famille , sayez le bien venu , lui dit-on ; quel motif vous
amène parmi nous ? Le vieillard prononce alors ces paroles :
« Comme moi vous êtes père ; laissez - moi donc interroger votre
» fille » . Il s'approche d'elle , lui donne un baiser sur le front ,
et lui tient ce langage : « Salut, jeune beauté , qui me rappelez mes
>> belles années ; j'ai un fils , il vous aime ; voulez -vous rendre mes
» derniers jours heureux (7) » ?
་
Les Tyroliennes , aussi timides que tendres , trouvent , dit-on ,
rarement des paroles pour répondre à si doux langage , et presque
toujours les mères sont obligées d'interpréter les sentimens de leur -
coeur.
Les premiers arrangemens terminés , le jouvenceau (8) ( jungling
amène le futur époux ; il arrive chargé des fruits de son
travail et de sa constance ; il les dépose aux pieds de sa nouvelle
mère , dont il réclame l'affection . Le baiser de paix l'assure de la
(7 ) Sey mir will kommen schones junges madchen , die du mich an
meine frühen jahre erinerst ; jeh habe einen Sohn , der dich lieb : willst da
meine letzten Tage beglüken !
(8) Le jüngling, ou jouvenceau , est pour le Tyrolien ce que le garçon
des nôces est pour les Parisiens.
MARS 1815 .
217
tendresse des parens qui l'ádoptent , et le premier baiser accordé
par l'amour lui apprend combien il est aimé.
Les tendres compagnes de la jeune épouse reçoivent également un
baiser du fiancé , et des souhaits pour leur bonheur à venir. L'amie
la plus chérie , que l'on appelle la jouvencelle des noces ( 9 ) , conduit
le jeune fiancé auprès de sa future , et se retire en lui faisant
un profond salut . Alors le beau diseur de la famille se lève , et
entame un long discours sur les qualités du jeune homme. Rarement
écouté par toute cette jeunesse qui a tant de choses à se dire ,
il n'en raconte pas moins avec emphase les diverses épreuves qu'a
subies le fiancé ; il finit par féliciter la jeune épouse de lui avoir
inspiré une passion assez forte pour tout surmonter . Le maître d'école
du village veut aussi se mêler de la partie : moins respecté que dans
sa classe , les jeunes filles l'interrompent par une chanson répétée
dans ces solennités . J'ai essayé de la traduire dans sa naïveté.
Ceux qui connaissent la différence qui existe dans notre musique
française et les chants vagues et montagnards des Tyroliens , sentiront
seuls que son premier charme lui manque ( 10). ›
(9) Die madchen von hochzesten .
(10) Original de la chanson :
Tyroler ! der Schaferin Freyer !
Dir winket die Hochzeit Feyer !
Sey frohlich in seligem Hoffen ,
Und liebe dein madchen tren .
Du sichst auf der grünenden Wiese
Wie die Blümen sich reizend verjüngen.
So Blühe in ewigen Frühling
Deine zartliche heisse Liebe .
In den Schaurigen Winterstürmen
Da wachet unter dem Eise
Die liebliche Frühlings- Leukoie :
Keinen Winter kennet die Liebe !
O sich die liebende Genise
Sie vergisst des laurendem tagers
218 MERCURE
DE FRANCE
,
"«
O Tyrolien épris d'une bergère , livre-toi à l'espoir, ouvre ton
coeur à l'amour ; ne sois point ingrat au bonheur que l'hymen te
donne ; songe à aimer, à aimer toujours !
» Vois- tu dans la prairie ces fleurs se renouveler ? Que tes feux
se renouvellent dans un printemps sans fin ; sous la glace durcie
des monts , veille la perce-neige point d'hiver pour l'amour ;
qu'il fleurisse , qu'il fleurisse encore !
»
:
Vois-tu dans nos campagnes la génisse bondir d'amour, le chamois
oublier sa crainte , ou le chasseur sur le sentier des Alpes , et
sur le rocher qui tremble ? Que crains-tu si l'amour l'enflamme !
» A ton heure dernière , ô Tyrolien , puisse- tu emporter les re-
´grets de l'épouse , serrer sa main , sourire et répéter en fermant
la paupière..... « Je fus heureux , je fuis fidèle »> ! ་ ་
» O Tyrolien épris d'une bergère , livre-toi à l'espoir ; ouvre ton
coeur à l'amour : ne sois point ingrat au bonheur que l'hymen te
donne . Songe à aimer, à aimer toujours »> !
Les chants sont suspendus par les apprêts du goûter : ce repas
est très-frugal chez les Tyroliens ; du pain bis mêlé de fenouil , du
fromage , du beurre frais , du lait de chèvre ou de brebis , aiguisé
par les vins de Méran et de Brixen , et chez les plus aisés par les
vins de Hongrie , en font tous les frais . Le repas fini , les jeunes
garçons forment le cortége du fiancé , et le reconduisent chez lui
au bruit de leurs chants ou aux sons de la flute rustique. Au déclin
du jour , le marié chante des regrets ( klaggesange klagelie-
Auf dem zitternden alpen- stege.
Du liebst ? was konnte dich schrecken !
0 mogst in der letzten der Standen
Du die weinende Gattin umfassen ,
Und mit brechenden aug ihr sagen :
Mein madchen ! ich liebte dich tren.
Tyroler ! der Schaferin Freyer !
Dir winket die Hochzeit Feyer !
Sey frohlich in seligen Hoffen ,
Und Liebe dein madchen tren.
MARS 1815 .
219
der ) ( 11 ) sous les fenêtres de sa bien-aimée ; il mêle les doux
sons de sa voix à ceux non moins doux de sa chère musette . De
même , le jouvenceau court , au lever de l'aurore , porter un bouquet
à la fiancée ; ce bouquet est composé de fleurs du pays . Le
berger tyrolien préfère leur simple éclat à tout le luxe de nos
fleurs cultivées . Est-ce une suite de son amour pour la liberté et
l'indépendance ? Son offrande champêtre se compose du cytyse
odorant ( kleebaum ) et de beaux rhododendron , dont les fleurs
-roses contrastent agréablement avec le ton violâtre du chèvrefeuille
alpin (blaubeerige lonicera) ( 12) . Quelquefois, par une allégorie
touchante , il mêle à l'éclat de ce bouquet la pyrole à une
seule fleur ( tin blatterige pyrole ) , emblème ingénieux de son
unique pensée .
Enfin le jour des noces arrive , et avec lui la gaieté dans le hameau.
A la joie universelle , on les croirait tous de la même famille.
Lorsque la fiancée habite un village éloigné de son époux ,
le fiancé s'y rend accompagné d'un cortége nombreux , témoignage
touchant de l'amour de ses frères et de l'union qui règne
entre les Tyroliens. J'ai quelquefois rencontré au milieu des forêts
ou sur le penchant d'une montagne , de ces noces villageoises ,
au costume élégant , à la marche folâtre , dont l'heureuse allégresse
contrastait avec le silence et les occupations d'un amant de la nature
sévère. Arraché malgré moi à mes méditations , surpris par
ces images riantes , j'ai senti que , loin de sa patrie et des affections
de son coeur , un voyageur , un exilé , pouvait rarement se défendre
de les accompagner d'un soupir.
Pour se délasser de la longueur du chemin , les jeunes garçons
se livrent à des danses légères , oubliant leurs fatigues par des
fatigues nouvelles. Arrivé au hameau , le cortége se rend chez la
(11) C'est ainsi qu'on nomme les airs plaintifs que les amans exécutent
sous les fenêtres , ou près de la demeure de leurs belles .
(12) Cette espèce de chèvre-feuille est connue des botanistes sous le
nom de lonicera coerulea . Ses baies donnent une assez belle couleur
blene.
220 MERCURE De France ,
fiancée. A mesure qu'il entre dans la demeure champêtre , les musiciens
font entendre l'air des noces : la musique cesse , le maître
d'école du jeune époux adresse un compliment à la mariée ; ce discours
fini , la fiancée remet les rubans de la jarretière à son époux ,
gage de sa future autorité. La jouvencelle doit elle- même attacher
ce ruban à l'habit de l'époux ; elle en reçoit un baiser , et par
un usage assez aimable , elle embrasse à son tour le fiancé .
La noce tyrolienne se rend ensuite à l'église : les ménétriers la
précèdent ; à leur suite paraissent les jeunes garçons et les jeunes
filles : c'est après ces tendres vierges que marchent les deux époux .
La fiancée , vêtue de blanc , pare son front de l'immortelle des
Alpes ( rain blume ) . Sur son sein brillent les fleurs du choix de
son époux : placée à sa droite , on la voit accompagnée de sa tendre
jouvencelle , et son bien-aimé du jouvenceau ; après eux se
rangent leurs parens comme pour surveiller l'ordre de la fête ;
leur air sérieux et leur marche grave forment un contraste assez
piquant avec l'air burlesque des rieurs et des baladins qui terminent
la marche.
Arrivés dans le temple , un silence pieux succède aux cris d'allégresse
et aux chants inspirés par l'amitié . Le sacrifice commence :
avant que le prêtre prononce les paroles de la bénédiction nuptiale
, les deux époux se prosternent aux pieds de leurs parens ;
ils reçoivent de leur bouche cette bénédiction paternelle qu'il est
si cruel de ne point mériter . Les fiancés , se tenant par la main ,
s'approchent de l'autel , et prononcent le serment qui doit les unir
à jamais.
De retour dans leur demeure champêtre , les jeunes mariés se
rendent à la salle du festin : chacun de leurs amis leur adresse ses
voeux. On se met à table ; le repas fini , le chef de la famille se
lève , impose silence à tous les convives , et récite des actions de
grâces. Bientôt il adresse au ciel de ferventes prières pour la prospérité
des nouveaux époux ; et pour donner à cette pieuse cérémonié
un caractère encore plus sacré , il leur retrace les vertus de
leurs aïeux ; il n'oublie pas non plus de prier pour les parens que
MARS 1815. 221
la mort vient d'enlever à leur tendresse . Ainsi l'idée de notre
néant vient toujours se mêler à nos fêtes passagères.
Les larmes de l'attendrissement ayant cessé de couler , le chef de
famille se rassied et les chants d'hyménée excitent les coeurs à de
nouveaux sentimens ; le plus jeune des garçons entonne des chansons
analogues à la fête : peu à peu tous les convives en répètent
les refrains .
Impatiens de se livrer aux plaisirs de la danse , les jeunes garçons
s'échappent insensiblement du festin pour se rendre dans la
prairie ou dans la salle de bal . Une musique champêtre se fait entendre
tout s'émeut ; les danses commencent , et les jeunes filles ,
mêlant leurs voix mélodieuses à ces sons rustiques , donnent un
charme de plus à ces folâtres plaisirs .
Malgré toute leur envie , les mariés ne peuvent point encore se
rendre dans la salle de bal . Il faut que le chef de famille prenne la
jeune fiancée , et la mère le jeune époux , et deviennent ainsi leurs
introducteurs . Placés l'un auprès de l'autre , ils reçoivent les félicitations
des garçons qui , n'ayant point encore subi le joug d'hyménée
, ont cependant atteint l'âge de la puberté. Les complimens ,
où la vérité préside , terminés , la jeune épouse prend des fleurs
d'une corbeille , et les distribue aux garçons . Ceux- ci voient dans
ces fleurs une image de leur bonheur futur, si la reine des prés
( wielen geisbarth ) ou le lis des Alpes ( turkischer bund ) leur
est échu en partage , ils espèrent un sort brillant ; la pervenche
(kleines sinngrün ) ou les beaux rhododendron ( Alpen balsam )
leur promettent un avenir heureux et tranquille . Enfin la digitale
pourprée ( finger krant ) ou le daphné ( seidelbust ) ne leur présage
que le malheur et les soucis. Après les garçons , les jeunes filles
unissent leurs voeux innocens à ceux que l'on a déjà formés pour
le bonheur des époux : le marié , d'un air modeste , reçoit leurs
félicitations et leur distribue des rubans , symbole des noeuds
qu'elles doivent former. De même les jeunes bergères voient dans
les nuances variées de ces rubans un sens caché qu'elles expliquent
au gré de leurs désirs .
222 MERCURE DE FRANCE ,
Le jeune complimenteur prend par la main la nouvelle épouse ,
et la jouvencelle le nouvel époux : on les présente à toutes les personnes
réunies pour la noce . Chacun leur donne un baiser , et leur
fait un souhait ; les uns leur désirent de grandes richesses ; d'autres
de nombreux enfans ; d'autres enfin une longue vie ou la santé .
Les plus sensés font des voeux pour qu'ils conservent long-temps le
calme et la paix du coeur . La cérémonie achevée , les jeunes gens
d'honneur ( 1 ) les conduisent dans la chambre nuptiale où les plus
proches parens ont précédé les deux époux : c'est là qu'ils reçoivent
la dernière bénédiction et les instructions de leurs parens . On préside
à leur nouvelle toilette ; et la beauté timide donne un dernier
regret à sa virginité . La mère conduit elle -même sa fille au lit nuptial
, tandis que le père prend le jeune garçon par la main , et le
place à côté de sa chaste épouse . On ouvre les portes ; les gens de
la noce entrent ; chacun leur donne un baiser, et leur souhaite une
heureuse nuit.
Le lendemain les jeunes gens d'honneur portent aux nouveaux
mariés une soupe dont les apprêts different selon le rang de ceux
à qui elle est offerte ; mais qui généralement est assez fortement
épicée . Quant aux suites que l'on donne à cette plaisanterie , elle
dépend plutôt de l'esprit et de l'humeur des parens que d'une coutume
établie . Les jeunes filles de la noce ne manquent pas ` nou
plus de venir visiter les mariés : elles y mettent d'autant plus d'empressement
, qu'elles attachent une grande importance à posséder
quelques fleurs de la couronne d'immortelle qui parait le front de la
jeune épouse. Les plus favorisées reçoivent les épingles qui fixaient
la couronne ; et ces épingles sont pour elles le gage de noces heureuses
. Ainsi l'espérance préside encore à la fête quand le bonheur
est accompli ; et , pour ce peuple de frères , rattache l'un à l'autre
par des augures favorables et la félicité présente et la félicité à
venir.
(1 ) Les jeunes gens d'honneur sont choisis dans la famille de l'époux et
de l'épouse pour veiller avec le jouvenceau aux diverses cérémonies des
noces.
MARS 1815 . 223
LA GAULE POÉTIQUE ou l'Histoire de France , considérée dans
ses rapports avec la poésie , l'éloquence et les beaux-arts . Seconde
époque ( tom. 3 et 4 ) , par M. DE MARCHANGY . — A
Paris , chez Chaumerot , libraire , au Palais-Royal , galerie de
bois , nº. 188. —Prix 10 fr. 50 cent. et 11 fr . 50 cent. par la
poste.
SOCRATE disait qu'il était facile de louer les Athéniens parmi les
Athéniens ; mais qu'on ne faisait pas leur éloge aussi facilement
chez les Spartiates : ce mot , passé en proverbe dans l'antiquité , ne
peut nous être appliqué ; car , tandis que des nations étrangères et
rivales , loin de refuser leur estime et même leur admiration à notre
histoire , en font l'objet particulier de leurs études , et savent y
puiser des sujets de poésie et de peinture , les Français , au con−
traire , s'obstinent à déprécier leurs propres Annales , et à n'y voir
qu'un gothique amas de faits incohérens et barbares , qui rebutent
l'amant des beaux -arts.
Nul ouvrage n'était plus propre à détruire cette erreur que celui
dont M. de Marchangy publie maintenant la seconde partie . On
n'a point oublié la vive impression que firent les deux premiers
volumes de cette conception originale et piquante. Mais cependant
tout en admirant la féconde imagination et le talent varié de l'auteur
qui faisait éclore tant de fleurs d'un fond réputé jusqu'alors
aride et sauvage , on traita son opinion de systématique et de
paradoxal , et l'on crut que l'histoire ne devait qu'aux ornemens
et aux poétiques couleurs dont il avait su la revêtir l'éclat dont
elle brillait momentanément .
C'est une opiniâtreté aussi injuste qu'anti-nationale , que de persister
à ne voir dans nos fastes que des traditions grossières et des
faits monotones . La France , qui a conquis et occupé presque tous
les trônes de l'Europe , qui , non- seulement assujettit des peuples
nombreux par la force de ses armes , mais qui les rendit encore les
224 MERCURE
DE FRANCE
,
tributaires de sa langue , de son génie , de ses arts , de ses institutions
, ne peut-elle donc avoir que des faits obscurs et fastidieux ?
On oppose aux éloquens argumens de M. de Marchangy , le souvenir
des Grecs et des Romains ; mais sans contester la gloire de
ces peuples immortels , il suffit d'une simple réflexion pour prouver ,
avec l'auteur de la Gaule poétique , que notre histoire a , tout
aussi bien que celle de l'antiquité , des sujets dignes d'inspirer les
beaux-arts. Où les poëtes grecs et romains ont-ils pris les motifs
de leurs plus beaux ouvrages ? est - ce dans la description de leurs
campagnes fortunées , ou dans le merveilleux de leur gracieuse mythologie
, seuls avantages qu'ils ont sur nous ? Non , sans doute :
c'est dans la nature morale et sensible ; c'est dans le sentiment et
les passions , dont l'empire , qui ne fut point restreint à l'antiquité ,
se fait sentir avec autant de vigueur chez les peuples modernes .
Le courage , l'amour , la haine , la vengeance , l'orgueil , l'ambition
, voilà donc les vrais élémens de la poésie : c'est à ces élémens
éternels , qu'Eschyle , Euripide et Sophocle , doivent tous les
sujets de leurs scènes tragiques . Homère s'en pénétrait quand il
chantait la colère d'Achille , les combats des Grecs et des Troyens ,
et les adieux d'Andromaque à la porte de Scée.
Si les passions et les sentimens sont , comme on ne peut en disconvenir
, les premiers mobiles de toute poésie , s'ils furent les
sources abondantes où Virgile puisa son exquise sensibilité
et Horace son enjouement philosophique , on peut donc affirmer
qu'une histoire , qui favorisera le développement des
passions et des sentimens , sera une histoire éminemment poétique.
C'est-là ce que prouve M. de Marchangy d'une manière incontestable
; son livre doit être le code de tous ceux qui aiment
les arts et les lettres , ou , pour mieux dire , de tous ceux qui aiment
leur patrie. C'est , en lisant les pages où M. de Marchangy
raconte avec une noble éloquence les exploits et la gloire de nos
ancêtres , qu'on s'applaudit d'être Français .
Au surplus , si la première partie de son ouvrage n'a pas conMARS
1815 . 225
verti tous les incrédules , cette seconde époque achèverale triomphe
justement mérité de cet écrivain național qui , par un mélange trop
rare , sait allier au savoir le plus profond les grâces du style et la
chaleur du sentiment .
Dans les deux premiers volumes , M. de Marchangy a traité
les règnes de la première race ; dans ceux qu'il publie matenant
, il traite la seconde depuis Charlemagne jusques à Huynes-
Capet.
La manière dont l'auteur raconte le rétablissement de l'empire
d'Occident , est digne de l'épopée . En supprimant des détails inutiles
, en faisant des rapprochemens heureux , et indiquant , en
forme de digressions et d'épisodes , des traits peu connus ; M. de
Marchangy , sans s'écarter en un seul point de l'histoire , est parvenu
à tracer un sujet , auquel il ne manque que des vers pour être
un poëme du plus grand intérêt . Rien n'y languit , les faits succèdent
aux faits , et le lecteur ne se repose que par la variété des sensations
. Si l'auteur nous attache un moment aux récits des amours
de Rosamonde et d'Emma , s'il nous fait suivre avidement les
traces de la belle Egilda , digne d'être comparée par les malheurs
et la tendresse , à l'Herminie du poëte de Sorente , bientôt il nous
arrache à notre douce rêverie pour nous transporter au milieu de
ces combats sanglans , que les Saxons , toujours vaincus et jamais
découragés , tentèrent cent fois contre Charlemagne , qui avait foudroyé
les temples et les statues de leurs idoles.
ROYAL
SEINE
Après les Saxons , cet empereur n'eut point d'ennemis plus redoutables
que les Huns , commandés par le farouche Theudon. Ces
peuples étaient réfugiés en Pannonie : fatigués de carnage et de
conquêtes , ils s'y reposaient dans les neuf citadelles inexpugnables ,
où ils avaient entassé les dépouilles des Grecs et des Romains , qui
eux-mêmes avaient dépouillé l'univers . Toutes les chroniques du
temps parlent des trésors immenses que recélaient ces repaires , et
dont Charlemagne s'empara : voici comment M. de Marchangy
raconte ce fait . « Cependant les bras des vainqueurs , armés de le-
» viers , ont rompu les portes des souterrains , ils y pénètrent avec
120
15
226 MERCURE
DE FRANCE ,
"
» des flambeaux qui , éclairant les amas de cès richesses , font resplendir
jusqu'au fond d'une avenue immense , l'argent , l'or , les
» pierreries ; les armares enrichies des feux du rubis , et de l'azur
>> des saphirs ; les meubles opulens ; les sceptres et les couronnes.
» O spectacle curieux ! moins encore pour l'oeil qu'il éblouit , que
pour l'imagination étonnée , qui retrouve dans ces monceaux
précieux , l'héritage de cent peuples tour à tour vaincus et dépossédés
; l'histoire et la poésie rêvent en silence devant ces
» vastes trésors , qui , après avoir circulé dans l'Egypte , en As-
» syrie , dans la Perse , à Tyr , à Carthage , en Grèce , en Italie ,
sont venus s'engouffrer dans les abîmes creusés par ces bar-
J
"
ג נ
» bares.
D
» Les voilà donc ces biens funestes qui perdirent tant d'états ,
» ces biens corrupteurs par qui furent payés tant de brigues , d'as-
» sassinats et de proscriptions ; par qui Rome fut tant de fois mise
» à l'encan , et tant de fois en proie aux peuples barbares! que de
» guerres n'ont-ils pas allumées ! que de sang et de pleurs ils ont
» fait répandre ! par combien de trahisons et de perfidies ils furent
disputés et ravis ! Ah ! si l'art , par un chef-d'oeuvre nouveau ,
pouvait fondre les trésors de tant de nations en un monument
expiatoire , s'emparant du burin véridique de l'histoire , il y mon-
» trerait des cités livrées au pillage , des peuples dans les fers , des
» rois détrônés , des vierges déshonorées , des orateurs corrompus :
partout le mérite, l'innocence et la vertu immolées à l'intrigue et
» à l'intérêt ; partout le luxe , la débauche et la vanité , avec leurs
>>> couronnes fanées et leur sourire sans bonheur.
ท
ע
"
>>
>>> Mais enfin cés fatales richesses , qui , de victoire en victoire
» tombèrent aux pieds de Charlemagne , vont , sous les lois de ce
» héros , se purifier de toutes leurs souillures : non , elles ne cau-
» seront plus la douleur des peuples , mais elles doteront les édifices
» consacrés à la misère et à la vieillesse ; par elles vont prospérer
» les lettres , le commerce , l'agriculture ; et dans toutes les veines
» de la France va couler , comme un sang précieux , cet or épuré
» dans son cours ».
MARS 1815 .
227
Après avoir parcouru le vaste règne de Charlemagne avec le
flambeau de l'histoire et le fil de la chronologie , M. de Marchangy
s'y transporte sur le char de la féerie , avec le prisme magique
dont les romanciers ont répandu les couleurs mensongères sur ce
règne à jamais fameux. Le récit consacré à la partie fabuleuse et
romanesque de Charlemagne , offre une variété piquante. Les coutumes
, les superstitions , les croyances du temps y sont ingénieusement
adaptées à des faits douteux , mais suffisamment garantis
pour le poëte par de vieux chroniqueurs et des traditions populaires.
On lit dans plusieurs annales que Charlemagne reprit la
ville de Narbonne sur les Sarrasins : les bons historiens ont rejeté
cet événement ; mais il pouvait figurer heureusement dans un
récit que l'auteur de la Gaule poëtique intitule : De la partie
romanesque du règne de Charlemagne. En rapprochant ainsi les
Français des Orientaux , M. de Marchangy a su mêler à des couleurs
gothiques les couleurs orientales les plus brillantes . Il en résulte
des contrastes curieux et un intérêt dont toute analyse ne
pourrait donner qu'une imparfaite idée.
Mais la scène change tout à coup. Au règne imposant et superbe
de Charlemagne , aux pompes de sa cour , aux tributs qu'y venaient
apporter les ambassadeurs de vingt rois , succède le faible
Louis-le-Débonnaire , couvert du cilice de la pénitence et dépossédé
par ses propres enfans .
C'est ici qu'on ne peut trop admirer le talent souple et facile de
M. de Marchangy. Ce Louis , auquel l'histoire n'a pu nons intéresser
, il nous le montre comme un personnage théatral , éminemment
tragique , et pourtant il lui conserve tous les traits qui lui appartienuent.
Il esquisse la tragédie dont cet empereur est le héros ,
et cette conception dramatique est la peinture la plus fidèle qu'on
puisse faire de ces temps éloignés et barbares. L'auteur, entraîné
par son sujet , a même dialogué quelques scènes où les expressions
måles et hardies de sa belle prose font oublier qu'il faudrait des
vers.
L'usage où M. de Marchangy se complait de tracer ainsi le plan
228 MERCURE DE FRANCE ,
et d'ébaucher même les sujets qu'il indique , lui ont attiré quelques
reproches des littérateurs . Il nuit , dit-on , à la poésie , en
voulant la servir : quel poëte voudra se traîner sur ses traces et se
condamner au rôle servile d'un imitateur? Ces plaintes sont injustes .
M. de Marchangy ne s'est point obligé de fournir des sujets aux
poëtes , il a seulement voulu prouver que notre histoire , jusqu'alors
dédaignée , recélait un grand nombre de germes poétiques .
Du reste , en adoptant les faits qu'il exhume de nos annales , et
qui appartiennent à tous , parce qu'ils n'appartiennent à personne
en particulier, les poëtes peuvent varier la mise en oeuvre, et à l'aide
des priviléges poétiques et des combinaisons accessoires , devenir
eux -mêmes inventeurs . Si plusieurs poëtes traitent souvent le même
sujet , pourquoi des poëtes craindraient -ils de s'emparer de ceux
que rendent si attrayans la verve et l'imagination d'un prosateur.
Quoi qu'il en soit , M. de Marchangy aura atteint le but qu'il se
proposait , celui de prouver que notre histoire était digne d'inspirer
les muses .
Si , à la fin de la première race , l'invasion des Sarrasins amène
sur la scène de la France de nouveaux personnages , l'irruption
des Scandinaves y conduit à la fin de la seconde race des hôtes non
moins belliqueux. Les Normands s'étant établis dans une de nos
provinces à laquelle ils ont donné leur nom , aient fondu leurs
coutumes , leurs moeurs , leurs traditions avec celles de nos ancêtres
; l'histoire morale de ces peuples doit en quelque sorte être
annexée à la nôtre . Cette identité a engagé M. de Marchangy à
donner quelques détails sur ces fiers conquérans qui suivaient encore
les lois et le culte d'Odin , quand ils vinrent sur nos rivages .
Jamais le coeur de l'homme ne fut entraîné par un fanatisme
plus aveugle que ne l'était le fanatisme du courage parmi les
Scandinaves . La vie n'était pour eux qu'une belle occasion de mourir
les armes à la main . Une mort paisible et naturelle leur semblait
ignominieuse ; c'était peu de chercher un trépas héroïque ,
il fallait encore braver l'ennemi qui le donnait , rendre plus ingenieuse
la rage des bourreaux , leur indiquer de nouvelles tortures ,
MARS 1815.
229
désavouer les souffrances par le sourire du dédain , et le corps tout
sanglant , tomber en exhalant un chant de triomphe pour dernier
soupir.
La religion des Scandinaves était bien capable de leur inspirer
tant de courage : leur enfer était composé de neuf mondes , réceptacles
affreux de ceux qui mouraient sans gloire : leur barbare
olympe était la résidence des héros , nul n'y pénétrait s'il n'avait
point péri de mort violente. Les occupations et les jeux des guerriers
, dans le ciel , étaient conformes aux penchans qu'ils avaient
manifestés sur la terre ; ils s'attaquaient mutuellement ou siégeaient
à de bruyans banquets dont les fées et les déesses faisaient les
honneurs.
Après le courage , nul sentiment plus que l'amour n'avait d'empire
sur le coeur des Scandinaves . Il est étonnant que dans les frimas
du Nord , le délire et les transports de cette passion se soient
élevés à un degré aussi brûlant que dans l'Orient et sous le ciel
embrasé de la zone torride . Que de fois dans la Scandinavie , l'amant
, pour se rendre au pied des tours où le flambeau du sapin
réșineux était allumé par une main chérie , a- t-il franchi le pont
de glacé formé au-dessus des cataractes mugissantes ! que de fois
sa barque a-t- elle disparu dans les gouffres de Lobroé et de Malstrone
, ou parmi les cascades de Himelkar ! Cet amour ne régnait
pas avec moins de puissance dans le coeur des femmes ; il leur inspirait
une sorte d'héroïsme qui leur faisait envisager comme naturelles
les actions les plus magnanimes . M. de Marchangy en donne
plusieurs traits touchans ; il décrit avec un style plein de charmes
ces climats si tristes mais si pittoresques , et qui semblaient en harmonie
avec les amours mélancoliques de ces jeunes amans . Des
nuits sublimes éclairées par les feux du météore , des forêts de
sapins s'élevant par étages sur les montagnes , l'albâtre des neiges ,
la pourpre des rochers de granit , les collines où croissent la
bruyère et l'angélique ; tout , dans ces contrées , donnait au sentiment
le ton et la couleur de la nature . Les plages du golfe Bothnique
et les bords du Glamer conservèrent long-temps des pierres
230 MERCURE DE FRANCE ,
couvertes de mousse et d'anémones blanches , c'étaient des tombeaux
où le chasseur lisait les doux noms des victimes de l'amour
et de la fidélité.
1
Après avoir parlé du courage, de la religion et des amours des
Scandinaves , l'auteur s'arrête avec complaisance sur leur poésie.
On sait maintenant ce qu'on doit penser sur le prétendu poëme des
Bardes et des Scaldes. La fraude ingénieuse de Macpherson a été
dévoilée , et l'enthousiasme des littérateurs du Nord pour la
poésie runique n'est appuyé sur aucun monument certain. Ce
qu'a fait de mieux M. de Marchangy , c'est de prêter aux Scaldes
des chants de son invention , qu'il rend pour ainsi dire originaux
et historiques , en reproduisant dans ces libres imitations , les
moeurs , les goûts , les images favorites , les maximes habituelles de
ce peuple.
Mais si jusqu'à présent M. de Marchangy sut nous intéresser aux
Scandinaves ou Normands , c'est-à-dire , hommes du Nord , il nous
les fait abhorrer en racontant leurs invasions turbulentes et sanguinaires
: pendant plus d'un siècle , la France fut le théâtre de
'leurs courses funestes . On ne voyait plus que des villes en ruines ,
des forêts incendiées , des hameaux déserts , des troupes de captifs
traînant le poids de leurs fers à la suite d'un vainqueur effréné.
C'était surtout à l'église que ces idolâtres se montraient redoutables
. Au milieu des horreurs , M. Marchangy , place , par enchantement
et comme pour reposer an instant l'âme oppressée ,
un tableau plein de douceur. « Les cénobites , dit- il , quittant
» leurs monastères aux approches des Normands , retiraient des
>> tombeaux les corps de leurs saints martyrs , pour les aller ca-
» cher dans le fond des déserts . Ces translations célèbres firent
» croire à beaucoup de prodiges , et la religion chrétienne , toujours
» victorieuse sous le glaive et dans les larmes , retrouva avec de
» nouveaux malheurs des triomphes et des miracles nouveaux .
» On racontait , qu'au sortir du sépulcre , les ossemens avaient
» rendu la vue aux aveugles , et la parole aux muets , et que pen-
» dant les marches nocturnes des fervens solitaires , on vit plus
1
MARS 1815 . 231
»
d'une fois apparaître dans les airs des nuages sanglans et des
» armées de feu. Quand les religieuses, abandonnant leurs abbayes ,
emportaient aussi, à la faveur des ténèbres, les cendres de leurs
vierges martyres , ces restes saints , objet de la vénération pu-
» blique , manifestaient leur influence par de plus doux miracles.
On assurait que les sentiers que suivaient les vestales du christianisme
, chargées de leurs précieux fardeaux , se couvraient
→ spontanément de violettes et de lis , que les étoiles répandaient
» sur leur exil une clarté plus vive , et que des colombes leur ser-
» vaient de guides à travers les bois et les vallées » .
136
Paris était le boulevard de la patrie , et l'écueil où se brisaient
les courses des Normands. Attaques hardies , stratagèmes ingénieux
, actions d'éclat , traits sublimes , dévouement , persévérance
, tout ce que l'antiquité a loué dans Codrus , dans Léonidas,
dans Scévola ; tout ce que l'amour national peut inspirer de plus
généreux aux cités les plus fidèles , se réunit dans ce siége mémorable
auquel il n'a manqué qu'un Hérodote ou un Tite-Live.
Le moine Abbon , dont le nom paraît peu recommandable après
ceux de ces historiens célèbres , a composé un poëme latin sur le
siége de Paris , si l'on doit appeler poëme , une narration sans
verve , sans chaleur , sans élégance , et dans laquelle la latinité la
plus barbare répond à la faiblesse des idées. Cependant cet ou
vrage avait le mérite d'être un récit exact des faits . Abbon était
le témoin oculaire du siége de Paris , et sous ce rapport son livre
est une chronique d'autant plus précieuse qu'elle est à peu près la
seule du même temps sur cet événement célèbre. Désormais les
Français , et surtout les Parisiens , pourront lire avec plaisir la relation
de ce siége , et à l'orgueil que leur causeront les exploits de
leurs ancêtres , se joindra le plaisir d'en voir le souvenir consacré
par une plume éloquente et nationale .
Après plusieurs assauts infructueux , Sigefroy, l'un des rois normands
, admirant en secret les exploits des Français , ya jurer la
paix dans les mains du gouverneur de Paris , et s'éloigne pénétré
d'admiration pour tout ce qu'il a vu. L'auteur parle avec enthousiasme
de ce départ si glorieux pour les Parisiens.
232 MERCURE DE FRANCE ,
La féodalité d'où découle, pour ainsi dire, toute notre histoire , a
fourni à M. de Marchangy des détails pittoresques et curieux . Malgré
les coupables excès auxquels a donné lieu ce régime , il n'en
eut pas moins des avantages . Il ne faut pas adopter sans restriction
l'opinion du président Hénaut , qui ne voit dans une telle constitution
que barbarie , despotisme et brigandage , ' non plus que le
système de M. de Montlosier , qui loue avec exagération la féodalité
, et la préfère au siècle de Louis XIV. En restant au milieu de
ces deux extrêmes , on verra parmi des abus révoltans , les élémens
d'une institution forte et vigoureuse , et une hiérarchie de pouvoirs
solidement établie .
C'est ce que développe très-bien notre auteur ; au surplus , il
considère moins la féodalité sous le rapport politique et législatif
que sous le rapport poétique , et ici s'ouvrait pour lui une mine
abondante , dont il a su tirer des trésors .
Selon lui , la féodalité indique au poëte un nouvel ordre de
beautés dans la jalousie , les querelles , les vengeances héréditaires
auxquelles , elle donna naissance : les seigneurs , voisins les uns des
autres , étaient continuellement irrités par la vue des manoirs et
des terres de leurs adversaires, et à la première rencontre ils tiraient
l'épée avec animosité . Ainsi , répandant un sang qu'ordonnaient de
respecter la nature et la patrie , on vit s'armer et s'attaquer des
concitoyens et des parens divisés , dont les châteaux ennemis , élevés
souvent sur deux rochers voisins , n'étaient séparés que par
un vallon étroit ; mais aussi que de fois , sous les ombrages de ce
vallon solitaire , sur les bords verdoyans du ruisseau qui l'arrosait ,
les enfans de ces maisons rivales se rencontrèrent par hasard ! Là ,
en dépit de leurs pères vindicatifs , leurs âmes s'ouvraient à l'amour,
et voilà que cet amour , tout naissant qu'il est , triomphe déjà de
plusieurs siècles de haines.
M. de Marchangy décrit , avec une grâce toute particulière ,
les liaisons furtiyes , les doux messages portés par des ramiers ,
l'hyménée clandestin dans la grotte de l'ermite , et toutes les aventures
de ces passions mélancoliques , nées au sein de la féodalité .
L'auteur trouve de la poésie dans les noms féodaux , qui se
MARS 1815 . 233
·
composaient ordinairement du nom de baptême joint au nom d'un
fief; tels que Gaspard de Tavanes , Pierre de Villemor , Jean de
Châlons , Gilbert de Blanchefort , etc.
Il y a dans cette alliance de noms et de lieux , je ne sais quelle
simplicité naïve unie à des souvenirs de puissance et de gloire : en
même temps que le nom d'un modeste saint annonçait le patron du
seigneur , le nom d'un duché , d'un comté , d'une châtellenie , porté
par ce noble suzerain , annonçait que lui-même servait de patron à
une foule de vassaux ; ces noms donnaient à la fois l'idée d'un
protégé et d'un protecteur , et le double pacte du ciel et de la terre .
Il était attendrissant de voir le nom du pauvre porté habituellement
par les hauts et puissans seigneurs ; c'était une sorte de fraternité
contractée entre tous les hommes sur les sources sacrées
du baptême ; c'était une des grandes harmonies morales de la religion
du chrétien .
M. de Marchangy, en appropriant les noms féodaux des grands
seigneurs et surtout des femmes , à plusieurs situations de la vie ,
tire de ce germe poétique des développemens agréables , et qui
prouvent l'abondance de son inépuisable imagination.
:
La chasse , les occupations des seigneurs , la vie des anciens
châteaux , et principalement l'éloge de la noblesse française , ont
fourni à l'auteur des pages pleines du plus grand intérêt . Il termine
cette seconde époque par le tableau des campagnes et des
villes pendant la féodalité . Les villes n'étaient alors que des cloaques
affreux les seigneurs demeuraient dans leurs châteaux , les
religieux dans leurs abbayes , situées dans les campagnes ; la cour
résidait une partie de l'année dans les maisons de plaisance : en
sorte que l'enceinte des villes n'était guère peuplée que de prêtres
et d'artisans . Presque toutes les maisons étaient bâties en terre et
en bois : à voir la manière irrégulière dont les rues étaient tracées ,
on eût dit que chaque particulier bâtissait selon sa fantaisie ,
et aux dépens de la voie publique. Du faîte des maisons des
gouttières en saillie deversaient les eaux pluviales sur les passans ;
des perches tendues à travers la rue obscurcie , servaient aux la234
MERCURE DE France ,
vandières et aux teinturiers à tendre le linge et les étoffes fumantes,
qui distillaient l'eau de savon et les couleurs . Les rues n'étaient
point pavées ; des pourceaux , cherchant leur pâture dans les quartiers
les plus fréquentés , labouraient les immondices et pénétraient
dans les rez de chaussée où souvent ils renversaient les berceaux
des enfans . L'absence d'une police éclairée et vigilante rendait
insalubre et malsain le séjour des villes , où pendant le temps des
pluies , on ne pouvait cheminer qu'avec des bottes ou des échasses .
L'air fétide et corrompu qu'on y respirait engendra plusieurs maladies
contagieuses , et surtout la lèpre qui était très-commune
alors à Paris il y avait plusieurs maladreries où l'on recueillait
les lépreux , mais elles étaient négligées ; les malades , sous le prétexte
qu'ils y manquaient du nécessaire , cherchaient à s'en évader
; on en voyait souvent errer dans les rues de cette capitale ;
leur pâleur et leurs ulcères effrayaient les citoyens , et l'on sonnait
le tocsin pour les chasser comme des bêtes fauves .
Ces détails , et beaucoup d'autres du même genre , puisés dans
la Gaule poétique , n'ont rien de très-poétique ; aussi M. de Marchangy
ne les donne -t-il point pour tels : mais néanmoins toujours
fidèle au but qu'il s'est proposé , il ménage habilement un contraste
entre l'état habituel des villes et les fêtes dont elles étaient
quelquefois le théâtre lors de la tenue d'une cour plénière , de l'entrée
solennelle et du joyeux avènement du roi ou du mariage
d'un prince. « Quelle surprenante métamorphose ! la ville de boue
» et de fumée se changeait tout à coup en un bosquet de fleurs et
» de verdure , en un labyrinthe embaumé, où coulaient des flots de
» lait et de miel ; les chemins étaient couverts d'une litière de jones
» et d'herbes aromatiques , les murs étaient ornés de guirlandes ,
» les balcons étaient revêtus d'étoffes de soie à crépines d'or et
d'argent ; des jets d'eau de senteur parfumaient l'air , les fon-
» taines versaient le vin et l'hypocras ; le peuple en habit de fête ,
» les femmes vêtues de blanc et couronnées de roses , les corps de
>> bourgeoisie en longues robes vertes ou bleues, les artisans divisés
» par classes , qui chacune avait sa livrée particulière , se ran-
"
MARS 1815. 235
»
geaient sur le passage du souverain , précédé du clergé portant
» les croix d'or et les bannières des abbayes voisines . De toutes
» parts , on criait Noël et vive le roi, et l'on répétait , suivant
» l'adage du temps , bon roi amende lepays.
» Mais si le poëte veut encore chercher dans nos villes gothiques
» de puissantes inspirations , qu'il monte sur leurs remparts , qu'il
" médite sur les débris de ces bastions héroïques , de ces cré-
»> ncaux entamés par vingt siéges et tant de fois arrosés d'un sang
généreux , lorsqu'au milieu du fer et des flamines , le Français ,
rejetant avec horreur l'enseigne étrangère qu'on voulait planter
» sur ces tours , faisait retentir les noms de sa patrie et de son
» roi ».
Le plaisir d'entendre M. de Marchangy nous entraînerait audelà
des bornes d'un article . Forcés de nous arrêter , nous terminerons
cette impartiale analyse en invitant cet auteur à donner
bientôt la suite d'un ouvrage , qui par son importance , l'érudi
tion qu'on y trouve , le style élégant et animé dont il est écrit ,
doit plaire à tous les lecteurs , et assigner un rang distingué dans
notre littérature à M. de Marchangy.
―
Y.
DU CHANT ET PARTICULIÈREMENT DE LA ROMANCE ; par M. ***,
un vol . in-8° . de 96 pag . A Paris , chez Arthur-Bertrand ,
libraire , rue Haute-Feuille , n ° . 23 ; et chez Renard , rue Caumartin
, n°. 12.
NE pas fatiguer les amateurs par des longueurs que trop d'érudition
aurait rendues inévitables ; ne pas déplaire aux auteurs et
compositeurs , par trop de laconisme ; conserver de l'intérêt sans
se jeter dans l'emphase ; et tirer le parti nécessaire de son sujet ,
sans le traiter avec trop d'importance : tels sont les écueils que
M. *** avait à éviter en écrivant l'ouvrage qu'il publie , et au milieu
desquels il a heureusement marché .
Son plan ( qui l'a conduit à examiner premièrement ce que la
musique et le chant ont été chez les peuples anciens et modernes ) ,
236 MERCURE DE FRANCE ,
"
1
embrasse tout ce qui pouvait compléter son travail ; et la manière
dont il a rempli son cadre , prouve qu'il a su se renfermer dans de
justes bornes de sorte que , sauf quelques-unes de ces négligences
qui attestent une rédaction rapide , et qu'il sera facile de faire dis
paraître , l'auteur a atteint le but qu'il a pu se proposer.
Quant au sujet proprement dit , nous n'en parlerons que pour
louer son choix. Un écrit exclusivement consacré à la romance ,
manquait au pays dans lequel elle est née , et commande l'intérêt
par les nombreux et vieux souvenirs qu'il rappelle . Nos poëtes et
nos musiciens les plus distingués , ont d'ailleurs rendu et continuent
à rendre à la romance des hommages , qui chaque jour ajoutent
à ses titres : l'apologie de notre chant national est donc faite
pour tous ceux qui ne sont pas insensibles aux charmes de la musique
, à celui de cette partie de notre littérature légère , et à cette
grâce touchante qui , inhérente à la romance , fait depuis la fondation
de la monarchie les délices des premières classes de la
société .
Tel qu'il est , nous pensons que cet ouvrage , agréable pour tout
le monde , ne peut manquer d'être utile aux amateurs qui chantent
des romances , ou qui en composent.
POLITIQUE.
Paris , le 22 mars.
L'EMPEREUR, instruit que le peuple en France avait perdu tous ses droits
acquis par vingt-cinq années de combats et de victoires , et que l'armée
était attaquée dans sa gloire , résolut de faire changer cet état de choses ,
de rétablir le trône impérial qui seul pouvait garantir les droits de la nation
, et de faire disparaître ce trône royal que le peuple avait proscrit ,
comme ne garantissant que les intérêts d'un petit nombre d'individus .
Le 26 février, à cinq heures du soir, il s'embarqua sur un brick portant
26 canons , avec 400 hommes de sa garde . Trois autres bâtimens qui se
trouvaient dans le port , et qui furent saisis , recurent 200 hommes d'infanterie
, 100 chevau - legers polonnais , et le bataillon des flanqueurs
de 200 hommes. Le vent était du sud et paraissait favorable . Le capitaine
MARS 1815. 237
Chautard avait espoir qu'avant la pointe du jour , l'île de Capraïa serait
doublée , que l'on serait hors des croisières françaises et anglaises qui observaient
de ce côté. Cet espoir fut déçu . On avait à peine doublé le cap
Saint-André de l'île d'Elbe , que le vent mollit , la mer devint calme ; à la
pointe du jour , on n'avait fait que six lienes , et l'on était encore entre
l'île de Capraïa et l'île d'Elbe , en vue des croisières .
Le péril paraissait imminent . Plusieurs marins étaient d'opinion de retourner
à Porto-Ferrajo . L'Empereur ordonna qu'on continuât la navigation
, ayant pour ressource , en dernier événement , de s'emparer de la
croisière française . Elle se composait de deux frégates et d'un brick ; mais
tout ce qu'on savait de l'attachement des équipages à la gloire nationale ,
ne permettait pas de douter qu'ils arboreraient le pavillon tricolore et se
rangeraient de notre côté. Vers midi , le vent fraîchit un peu . A 4 heures
après midi , on se trouva à la hauteur de Livourne . Une frégate paraissait
à 5 lieues sous le vent , une autre était sur les côtes de Corse , et de loin
un bâtiment de guerre venait droit vent arrière à la rencontre du brick . A
6 heures du soir , le brick que montait l'Empereur se croisa avec un brick,
qu'on reconnut être le Zéphyr, monté par le capitaine Andrieux , officier
distingué autant par ses talens que par son véritable patriotisme . On proposa
d'abord de parler au brick et de lui faire arborer le pavillon tricolore .
Cependant l'Empereur donna ordre aux soldats de la garde d'ôter leurs bonnets
et de se cacher sur le pont, préférant passer à côté du brick sans se laisser
reconnaître , et se réservant le parti de le faire changer de pavillon si on
était obligé d'y recourir . Les deux bricks passèrent bord à bord . Le lieutenant
de vaisseau , Taillade , officier de la marine française , était trèsconnu
du capitaine Andrieux , et dès qu'on fut à portée on parlementa .
On demanda au capitaine Andrieux s'il avait des commissions pour Génes';
on se fit quelques honnêtetés , et les deux bricks , allant en sens contraire,
furent bientôt hors de vue , sans que le capitaine Andrieux se doutât de
ce que portait ce frêle bâtiment !
• Dans la nuit du 27 au 28, le vent continua de fraîchir . A la pointe du
jour, on reconnut un bâtiment de 74 , qui avait l'air de se diriger ou sur
Saint- Florent ou sur la Sardaigne. On ne tarda pas à s'apercevoir que ce
bâtiment ne s'occupait pas du brick .
Le 28, à sept heures du matin , on découvrit les côtes de Noli ; à midi ,
Antibes. A trois heures , le 1er . mars , on entra dans le golfe Juan.
L'Empereur ordonna qu'un capitaine de la garde , avec vingt - cinq
hommes , débarquât avant la garnison du brick , pour s'assurer de la batterie
de côte , s'il en existait une . Ce capitaine conçut , de son chef , l'idée de faire
changer de cocarde au bataillon qui était dans Antibes. Il se jeta imprudemment
dans la place ; l'officier qui y commandait pour le roi , fit lever
238
MERCURE
DE
FRANCE
,
les pont - levis et fermer les portes : sa troupe prit les armes ; mais elle ent
respect pour ces vieux soldats et pour leur cocarde qu'elle chérissait.
Cependant l'opération du capitaine échoua , et ses homme restèrent prisonniers
dans Antibes.
}
A cinq heures après midi , le débarquement au golfe Juan était achevé.
On établit un bivouaque au bord de la mer jusqu'au lever de la lune .
A onze heures du soir, l'Empereur se mit à la tête de cette poignée de
braves , au sort de laquelle étaient attachées de si grandes destinées. Il se
rendit à Cannes ; de là à Grasse , et par Saint-Vallier, il arriva dans la soirée
du 2 an village de Cérénon , ayant fait vingt lieues dans cette première
journée. Le peuple de Cannes reçut l'Empereur avec des sentimens qui furent
le premier présage du succès de l'entreprise.
Le 3 , l'Empereur coucha à Barême ; le 4 , il dîna à Digne. De Castellanc
à Digne et dans tout le département des Basses- Alpes , les paysans, instruits
de la marche de l'Empereur, accouraient de tous côtés sur la route ,
et manifestaient leurs sentimens avec une énergie qui ne laissait plus de
doates.
Le 5, le général Cambronne , avec une avant-garde de quarante grenadiers
, s'empara du pont et de la forteresse de Sisteron.
Le même jour, l'Emperear coucha à Gap , avec dix hommes à cheval et
quarante grenadiers.
L'enthousiasme qu'inspirait la présence de l'Empereur aux habitans des
Basses-Alpes , la haine qu'ils portaient à la noblesse , faisaient assez comprendre
quel était le voeu général de la province du Dauphiné.
A deux heures après midi , le 6 , l'Empereur partît de Gap , et la population
de la ville toute entière était sur son passage.
A Saint- Bonnet , les habitans , voyant le petit nombre de sa troupe , eurent
des craintes , et proposèrent à l'Empereur de sonner le tocsin pour réunir
les villages et l'accompagner en masse. « Non , dit l'Empereur ; vos sen-
» timens me font connaître que je ne me suis pas trompé. Ils sont pour moi
» un sûr garant des sentimens de mes soldats. Ceux que je rencontrerai se
´´rangeront de mon côté ; plus ils serout , plus mon succès sera assuré.
» Restez donc tranquilles chez vous ! »
On avait imprimé à Gap plusieurs milliers des proclamations adressées
par l'Empereur à l'armée et au peuple , et de celles des soldats de la garde à
leurs camarades. Ces proclamations se répandirent avec la rapidité de l'éclair
dans tout le Dauphiné.
Le même jour, l'Empereur vint coucher à Gorp. Les 40 hommes d'avanté
garde du général Cambronne allèrent coucher jusqu'à Mûre. Ils se rencontrètent
avec l'avant-garde d'une division de 6,000 hommes de troupes de
Ligne qui venait de Grenoble pour arrété leur marche. Le général Cam
MARS 1815.
239
bronne voulut parlementer avec les avant- postes . On lui répondit qu'il y
avait défense de communiquer. Cependant cette avant-garde de la division
de Grenoble recula de 3 lieues et vint prendre position entre les lacs au village
de.....
L'Empereur, instruit de cette circonstance , se porta sur les lieux ; il
tronva sur la ligne opposée
Un bataillon du 5º. de ligne ,
Une compagnie de sapeurs ,
Une compagnie de mineurs , en tout 7 à 800 hommes . Il envoya son officier
d'ordonnance , le chef d'escadron Roul , pour faire connaître à ces
troupes la nouvelle de son arrivée ; mais cet officier ne pouvait se faire entendre
: on lui opposait toujours la défense qui avait été faite de commaníquer.
L'Empereur mit pied à terre et alla droit au bataillon , suivi de la
garde portant l'arme sous le bras. Il se fit reconnaître et dit , que le premier
soldat qui voudrait tuer son Empereur le pouvait ; le cri unanime de vive
l'Empereur ! fat leur réponse . Ce brave régiment avait été sous les ordres de
l'Empereur dès ses premières campagnes d'Italie . La garde et les soldats
s'embrassèrent. Les soldats du 5º , arrachèrent sur-le-champ leur cocarde et
prirent avec enthousiasme , et la larme à l'oeil , la cocarde tricolore . Lorsqu'ils
furent rangés en bataille , l'Empereur leur dit : « Je viens avec une
» poignée de braves , parce que je compte sur le peuple et sur vous ; le
» trône des Bourbons est illégitime , puisqu'il n'a pas été élevé par la na-
» tion ; il est contraire à la volonté nationale , puisqu'il est contraire aux
» intérêts de notre pays , et qu'il n'existe que dans l'intérêt de quelques fɛ-
» milles . → Demandez à vos pères : interrogez tous ces habitans qui arri-
» vent ici des environs ; vous apprendrez de leur propre bouche la véritable
» situation des choses : ils sont menacés du retour des dîmes , des privi-
» léges , des droits féodaux et de tous les abos dont vos succès les avaient
» délivrés ; n'est-il pas vrai , paysans ? » « 'Oui , sire , » répondent-ils tous
don cri unanime , « on voulait nous attacher à la terre. Vous venez , comme
>> l'ange du Seigneur, pour nous sauver ! »
Les braves du bataillon du 5. demandèrent à marcher des premiers sut
la division qui convrait Grenoble . On se mit en marche au milieu de la
foule d'habitans qui s'augmentait à chaque instant . Vizille se distingua par
son enthousiasme. « C'est ici qu'est née la révolution , disaient ces braves
» gens ! c'est nous qui les premiers avons osé réclamer les privileges des homames
; c'est encore ici que ressuscite la liberté française , et que la France
a recouvre son honneur et son indépendance ! »
Quelque fatigué que fût l'Empereur, il voulut entrer le soir même dans
Grenoble. Entre Vizille et Grenoble , le jeune adjudant-major du 7º . de
ligue , vint annoncer que le colonel Labcdoyère , profondément navré da
240 MERCURE DE FRANCE
déshonneur qui couvrait la France et déterminé par les plus nobles sentimens,
s'était détaché de la division de Grenoble et venait avec le régiment au pas
accéléré , à la rencontre de l'Empereur . Une demi-heure après , ce brave
régiment vint doubler la force des troupes impériales : à neuf heures du soir ,
l'Empereur fit son entrée dans le faubourg de....
On avait fait rentrer les troupes dans Grenoble et les portes de la ville
étaient fermées . Les remparts qui devaient défendre cette ville étaient couverts
par le 3. régiment du génie , composé de 2000 sapeurs , tous vieux
soldats couverts d'honorables blessures ; par le 4. d'artillerie de ligne , ce
même régiment où vingt- cinq ans auparavant l'Empereur avait été fait capitaine
; par les deux autres bataillons du 5º . de ligne , par le 11º . de ligne et
les fidèles hussards du 4º .
La garde nationale et la population entière de Grenoble étaient placées
derrière la garnison , et tous faisaient retentir l'air des cris de vive l'Empereur
! On enfonça les portes , et à dix heures du soir l'Empereur entra dans
Grenoble au milieu d'une armée et d'un peuple animés du plus vif enthousiasme
!
Le lendemain , l'Empereur fut harangué par la municipalité et par toutes
les autorités départementales. Les discours des chefs militaires et ceux des
magistrats étaient unanimes. Tout disaient que des princes imposés par une
force étrangère n'étaient pas des princes légitimes , et qu'on n'était tenu à
aucun engagement envers des princes dont la nation ne voulait pas.
A deux heures l'Empereur passa la revue de ces troupes au milieu de la
population de tout le département , aux cris : A bas les Bourbons , à bas
les ennemis du peuple, vive l'Empereur et un gouvernement de notre
choix ! La garnison de Grenoble , immédiatement après , se mit en marche
forcée pour se porter sur Lyon.
2 Une remaique qui n'a pas échappé aux observateurs , c'est qu'en un
clin d'oeil ces 6000 hommes se trouvèrent parés de la cocarde nationale , et
chacun d'une , cocarde vieille et usée ; car, en quittant leur cocarde tricolore
, ils l'avaient cachée au fond de leur sac . Pas une ne fut achetée au Petit
Grenoble. C'est la même , disaient-ils en passant devant l'Empereur,
c'est la même que nous portions à Austerlitz ! Celle -ci , disaient d'autres ,
nous l'avions à Marengo !
Le 9 , l'Empereur coucha à Bourgoin. La foule et l'enthousiasme allaient,
s'il était possible , en augmentant. « Il y a long-temps que nous vous at-
» tendions , disaient tous ces braves gens à l'Empereur . Vous voilà enfin
» arrivé pour délivrer la France de l'insolence de la noblesse , des préten-
» tions des prêtres et de la honte du joug de l'étranger ! » De Grenoble à
Lyon , la marche de l'Empereur ne fut qu'un triomphe ! L'Empereur, fatigué
, était dans sa calèche , allant toujours au pas , environné d'une foule
MARS 1815.
241
de paysans chantant des chansons qui exprimaient toute la noblesse des
sentimens des braves Dauphinois . « Ah ! dit l'Empereur, je retrouve ici les >> sentimens qui , il y a vingt ans , me firent saluer la France du nom dela
ROYA
)
» grande nation ! Oui , vous êtes encore la grande nation , et yous le serez
» toujours ! »
Cependant le comte d'Artois , le duc d'Orléans et plusieurs maréchaux
étaient arrivés à Lyon. L'argent avait été prodigué aux troupes , les promesses
aux officiers ! on voulait couper le pont de la Guillotine et le pont C.
Morand. L'Empereur riait de ces ridicules préparatifs ; il ne pourrait avoie
de doutes sur les dispositions des Lyonnais ; encore moins sur les chopst
tions des soldats. Cependant , il avait donné ordre aux général Bertrand de
réunir des bateaux à Mirbel , dans l'intention de passer dans la nuit et d'intercepter
les routes de Moulins et de Mâcon au prince qui voulait lui interdire
le passage du Rhône. A quatre heures , une reconnaissance du 4º . d'e
hussards arriva à la Gaillotière et fut accueillie au cri de vive l'Empereur !
par cette immense population d'un fanbourg qui toujours s'est distinguée
par son attachement à la patrie. Le passage de Mirbel fut contremandé , et
l'Empereur se porta au galop sur Lyon à la tête des troupes qui devaient lui
en défendre l'entrée .
Le comte d'Artois avait tout fait pour s'assurer les troupes. Il ignorait
que rien n'est possible en France quand on y est l'agent de l'étranger, et
qu'on n'est pas du côté de l'honncur national et de la cause du peuple !
Passant devant le 13. régiment de dragons , il dit à un brave que des cicatrices
et trois chevrons decoraient : Allons , camarade , cric donc vive le roi !
« Non , monsieur, répond ce brave dragon , aucun ne combattra contre sou
» père ! je ne puis vous répondre qu'en criant vive l'Empereur ! >> Le comte
d'Artois monta en voiture et quitta Lyon escorté d'un seul gendarme.
A neuf heures du soir , l'Empereur traversa le faubourg de la Guillotière
presque seal , mais environné d'une immense population.
Le lendemain 11 , il passa la revue de toute la division de Lyon , et le
brave général Brayer à la tête se mit en marche pour avancer sur la capitale.
Les sentimens que , pendant deux jours , les habitans de cette grande
ville et les paysans des environs , témoignèrent à l'Empereur, le touchèrent
tellement qu'il ne put leur exprimer ce qu'il sentait qu'en disant : Lyonnais
! je vous aime . C'est pour la seconde fois que les acclamations de cette
ville avaient été le présage des nouvelles destinées réservées à la France.
Le 13 , à trois heures après midi , l'Empereur arriva à Villefranche , pe-
Lite ville de quatre mille âmes , qui en renfermait en ce moment plus de
soixante mille. Il s'arrêta à l'hôtel de ville. Un grand nombre de militaires
blessés lui furent presentes.
16
242 MERCURE De france ,
Il entra à Mácon à sept heures du soir, toujours environné du peuple des
cantous voisins . Il témoigna son étonnement aux Mâconnais du peu d'efforts
qu'ils avaient faits dans la dernière guerre , pour se défendre contre l'ennemi
, et soutenir l'honneur des Bourguignons . « Sire , pourquoi aviez -vous
» nommé un mauvais maire » ?
A Tournus , l'Empereur n'eut que des éloges à donner aux habitans pour
la belle conduite et le patriotisme qui , dans ces mêmes circonstances , ont
distingué Tournus , Châlons et Saint-Jean-de -Lône. A Châlons , qui , pendant
quarante jours , a résisté aux forces de l'ennemi et défendu le passage
de la Saône , l'Empereur s'est fait rendre compte de tous les traits de bravoure
, et ne pouvant se rendre à Saint-Jean-de-Lône , il a du moins envoyé
la décoration de la Légion d'honneur au digne maire de cette ville.
A cette occasion , l'Empereur s'ecria : « C'est pour vous , braves gens , que
» j'ai institué la Légion d'honneur, et non pour les émigrés pensionnés de
> nos ennemis ! »>
L'Empereur reçut à Châlons la députation de la ville de Dijon , qui venait
de chasser de son sein le préfet et le mauvais maire , dont la conduite ,
dans la dernière campagne , a déshonoré Dijon et les Dijonnais. L'empe-'
reur destitua ce maire , en nomma un autre , et confia le commandement
de la division au brave général Devaux.
Le 15 , l'empereur vint coucher à Autun , et d'Autun il alla coucher,
le 16 , à Avallon . Il trouva sur cette route les mêmes sentimens
que dans les montagnes du Dauphiné. Il rétablit dans leurs places
tous les fonctionnaires qui avaient été destitués pour avoir concouru
à la défense de la patrie contre l'étranger . Les habitans de Chiffey
étaient spécialement l'objet des persécations d'un frelaquet , sous-préfet à
Sémur, pour avoir pris les armes contre les ennemis de notre pays. L'empereur
a donné ordre à un brigadier de gendarmerie d'arrêter ce sous-préfet,
et de le conduire dans les prisons d'Avallon.
L'Empereur déjeuna le 17 à Vermanton , et vint à Auxerre , où le préfet
Gamot était resté fidèle à son poste. Le brave 14e. avait foulé aux pieds la
cocarde blanche. L'Empereur apprit que le sixième de lanciers avait également
arboré la cocarde tricolore , et se portait sur Montereau pour garder ce
pont contre un détachement de gardes-du-corps qui voulait le faire sauter.
Les jeunes gardes-du- corps n'étant pas encore accoutumés aux coups de
lances , prirent la fuite à l'aspect de ce corps , et on lear fit deux prisonniers.
-A Auxerre , le comte Bertrand , major-général , donna ordre qu'on réuanît
tous les bateaux pour embarquer l'armée , qui était déjà forte de quatre
divisions , et la porter le soir même à Fossard , de manière à pouvoir arriver
à une heure du matin à Fontainebleau .
MARS 1815.
243
Avant de partir d'Auxerre , l'Empereur fat rejoint par le prince de la
Moskowa. Ce maréchal avait fait arborer la cocarde tricolore dans tout son
gouvernement.
L'Empereur arriva à Fontainebleau le 20 , à quatre heures du matin ; à
sept heures , il apprit que les Bourbons étaient partis de Paris , et que la capitale
était libre ; il partit sur- le-champ pour s'y rendre ; il est entre aux
Tuileries à neuf heures du soir, au moment où on l'attendait le moins.
Ainsi s'est terminée sans répandre une goutte de sang , sans trouver aucun
obstacle , cette légitime entreprise , qui a rétabli la nation dans ses droits ,
dans sa gloire , et a effacé la souillure que la trahison et la présence de l'étranger
avaient répandue sur la capitale : ainsi s'est vérifié ce passage de
l'adresse de l'Empereur aux soldats : que l'aigle , avec les couleurs nationales
, volerait de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame.
En dix-huit jours , le brave bataillon de la garde a franchi l'espace entre
le golfe Juan et Paris , espace qu'en temps ordinaire on met quarante - cinq
jours à parcourir.
Arrivé aux portes de Paris , l'Empereur vit venir à sa rencontre l'armée
toute entière que commandait le duc de Berri . Officiers , soldats , généraux ,
infanterie légère , infanterie de ligne , lanciers , dragons , cuirassiers , artillerie
, tous vinrent au-devant de leur général , que le choix du peuple et
le voeu de l'armée avaient élevé à l'empire , et la cocarde tricolore fat arborée
par chaque soldat qui l'avait dans son sac . Tous foulèrent aux pieds
cette cocarde blanche , qui a été pendant vingt-cinq ans le signe de ralliement
des ennemis de la France et du peuple .
Le 21 , à une heure après midi , l'Empereur a passé la revue de toutes
les troupes qui composaient l'armée de Paris . La capitale entière a été
témoin des sentimens d'enthousiasme et d'attachement qui animaient ces
braves soldats. Tous avaient reconquis leur patrie ! Tous etaient sortis
d'oppression ! Tous avaient retrouvé dans les couleurs nationales le sou,
venir de tous les sentimens généreux qui ont toujours distingué la nation
française. Après que l'Empereur eut passé dans les rangs , toutes les troupes
furent rangées en bataillons carrés ,
« Soldats , dit l'Empereur, je suis venu avec 600 hommes en France ,
» parce que je comptais sur l'amour du peuple et sur le souvenir des
» vienx soldats Je n'ai pas été trompé dans mon attente ! Soldats ! je vous
> en remercie. La gloire de ce que nons venons de faire est toute an peuple
» et à vous ! La mienne se réduit à vous avoir connus et appréciés .
» Soldats , le trône des Bourbons était illégitime , puisqu'il avait été
> relevé par des mains étrangères , puisqu'il avait éte proscrit par le voeu
» de la nation , exprimé par toutes nos assemblées nationales ; puisqu'enfin
» il n'offrait de garantie qu'aux intérêts d'un petit nombre d'hommes ar244
MERCURE DE FRANCE.
» rogans , dont les prétentions sont opposées à nos droits. Soldats , le trône
» impérial peut seul garantir les droits du peuple , et surtout le premier de
» nos intérêts , celui de notre gloire. Soldats , nous allons marcher pour
» chasser du territoire ces princes auxiliaires de l'étranger ; la nation , non-
> seulement nous secondera de ses voeux , mais mêine suivra notre impul
» sion. Le peuple français et moi nous comptons sur vous. Nous ne vou-
» lons pas nous mêler des affaires des nations étrangères ; mais malheur
» à qui se mêlerait des nôtres ! »>
Ce discours fut acccueilli par les acclamations du peuple et des soldats .
Un instant après , le général Cambronne et des officiers de la garde du
bataillon de l'ile d'Elbe , parurent avec les anciennes aigles de la garde.
L'Empereur reprit la parole et dit aux soldats : « Voilà les officiers du bataillon
qui m'a accompagné dans mon malheur. Ils sont tous mes amis.
» Ils étaient chers à mon coeur ! Toutes les fois que je les voyais , ils me re-
> présentaient les différens régimens de l'armée ; car dans ces six cents braves,
» il y a des hommes de tous les régimens. Tous me rappelaient ces grandes
» journées dont le souvenir est si cher, car tous sont couverts d'honorables
» cicatrices reçues à ces batailles mémorables! En les aimant , c'est vous
>> tous , soldats de toute l'armée française , que j'aimais ! Ils vous rapportent
» ces aigles ! qu'elles vous servent de point de ralliement ! En les donnant à
» la garde , je les donne à toute l'armée .
La trahison et des circonstances malheureuses les avaient convertes d'un
» crêpe funèbre ; mais grace au peuple français et à vous , elles reparaissent
» resplendissantes de toute leur gloire. Jarez qu'elles se trouveront toujours
» partont où l'intérêt de la patrie les appellera ! que les traîtres et ceux
» qui voudraient envahir notre territoire n'en puissent jamais soutenir le
>> regard »> !
« Nous le jurons »> ! s'écrièrent avec enthousiasme tous les soldats . Les
troupes defilèrent ensuite auson de la musique , qui jouait l'air Veillons au
salut de l'Empire !
PROCLAMATION.
Aa golfe Juan, du 1er . mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu et les Constitutions de l'Empire ,
Empereur des Français , etc.
Soldats !
A L'ARMÉE.
Nous n'avons pas été vaincus. Deux hommes sortis de nos range ont
trabi nos lauriers , leur pays , leur prince , lear bienfaiteur.
MARS 1815 . 245
Ceux que nous avons vus pendant vingt - cinq ans parcourir toute l'Europe
pour nous susciter des ennemis , qui ont passé leur vie à combattre contre
nous dans les rangs des armées étrangères en maudissant notre belle France,
prétendraient-ils commander et enchaîner nos aigles , eux qui n'ont jamais
pu en sontenir les regarels ? Souffrirons -nous qu'ils héritent du fruit de nos
glorieux travaux ? qu'ils s'emparent de nos honneurs , de nos biens , qu'ils
calomnient notre gloire ? Si leur règne durait , tout serait perdu , même le
souvenir de ces immortelles journées .
Avec quel acharnement ils les dénaturent ! ils cherchent à empoisonner
ce que le monde admire , et s'il reste encore des défenseurs de notre gloire ,
c'est parmi ces mêmes ennemis que nous avons combattus sur le champ de
bataille .
Soldats ! dans mon exil j'ai entendu votre voix , je suis arrivé à travers
tous les obstacles et tous les périls.
Votre général , appelé au trône par le choix du peuple et élevé sur vos
pavois , vous est rendu : venez le joindre.
Arrachez ces couleurs que la nation a proscrites , et qui , pendant vingtcinq
ans , servirent de ralliement à tous les ennemis de la France . Arborez
cette cocarde tricolore ; vous la portiez dans nos grandes journées .
Nous devons oublier que nous avons été les maîtres des nations , mais nous
ne devons pas souffrir qu'aucune se mêle de nos affaires . Qui prétendrait être
maître chez nous ? Qui en aurait le pouvoir ? Reprenez ces aigles que vous
aviez à Ulm , à Austerlitz , à Jéna , à Eylan , à Friedland , à Tudella , à
Eemülh , à Essling , à Wagram , à Smolensk , à la Moscowa , à Lutzen ,
à Wurtchen , à Montmirail. Pensez - vous que cette poignée de Français ,
Aujourd'hui si arrogans , puissent en soutenir la vue ? Ils retourneront d'où
ils viennent ; et là , s'ils le veulent , ils règneront comme ils prétendent avoir
gaé depuis dix-neuf ans.
Vos biens , vos rangs , votre gloire , les biens , les rangs et la gloire de vos
enfans , n'ont pas de plus grands ennemis que ces princes que les étrangers
nous ont imposés; ils sont les ennemis de notre gloire , puisque le récit de
tant d'actions heroïques , qui ont illustré le peuple français.combattant
contre eux pour se soustraire à leur joug , est leur condamnation.
Les vétérans des armées de Sambre et Meuse , du Rhin, d'Italie , d'Égypte,
de l'Onest , de la Grande-Armée , sont humiliés : leurs honorables cicatrices
sont fletries , leurs succès seraient des crimes , ces braves seraient des r‹-
belles , si , comme le prétendent les ennemis du peuple , des souverains légitimes
étaient au milien des armées étrangères. Les honneurs , les récompenses
, les affections sont pour ceux qui les ont servis coutre la patrie et
nous .
Soldats ! venez vous ranger sous les drapeaux de votre chef. Son exis246
MERCURE DE FRANCE ,
tence ne se compose que de la vôtre , ses droits ne sont que ceux do people
et les vôtres ; son intérêt , son honneur, sa gloire , ne sont autres que votre
intérêt, votre honneur et votre gloire . La victoire marchera au pas de charge;
l'aigle , avec les couleurs nationales , volera de clocher en clocher , jusqu'aux
tours de Notre-Dame : alors vous pourrez montrer avec honneur vos cicatrices
; alors vous pourrez vous vanter de ce que vous aurez fait ; vous serez
les libérateurs de la patrie.
Dans votre vieillesse , entourés et considérés de vos concitoyens , ils vous
entendront avec respect raconter vos hauts faits ; vous pourrez dire avec
orgueil : Et moi aussi je faisais partie de cette Grande Armée , qui est
entrée deux fois dans les murs de Vienne , dans ceux de Rome , de Berlin ,
de Madrid , de Moscou , qui a délivré Paris de la souillure que la trahison
et la présence de l'ennemi y ont empreinte. Honneur à ces braves soldats , la
gloire de la patrie ; et honte éternelle aux Français criminels , dans quelque
rang que la fortune les ait fait naître , qui combattirent vingt-cinq ans avec
l'étranger pour déchirer le sein de la patrie.
Signé NAPOLÉON .
Par l'Empereur
,
Le grand- maréchal faisant fonctions de majorgénéral de la Grande-
Armée.
Signé BERTRAND.
PROCLAMATION.
Au golfe Juan , le 1er. mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Français ,
AU PEUPLE FRANÇAIS.
La défection du duc de Castiglione livra Lyon sans défense à nos ennemis
; l'armée dont je lui avais confié le commandement était ,` par le nombre
de ses bataillons , la bravoure et le patriotisme des troupes qui la composaient
, à même de battre le corps d'armée autrichien qui lui était opposé ,
et d'arriver sur les derrières du flanc gauche de l'armée ennemie qui mer
çait Paris.
mena-
Les victoires de Champ -Aubert , de Montmirail , de Châtean- Thierry, de
Vauchamps , de Mormans , de Montereau , de Craone , de Reims , d'Arcysur-
Aube et de Saint- Dizier, l'insurrection des braves paysans de la Lorraine
, de la Champagne , de l'Alsace , de la Franche-Comté et de la Bourgogne
, et la position que j'avais prise sur les derrières de l'armée ennemie,
en la séparant de ses magasins , de ses parcs de réserve , de ses convois et
de tous ses equipages , l'avaient placée dans une situation désespérée . Les
MARS 1815 . 247
Français ne furent jamais sur le point d'être plus puissans , et l'élite de
l'armée ennemie était perdue sans ressource ; elle eût trouvé son tombeau
dans ces vastes contrées qu'elle avait si impitoyablement saccagées , lorsque
la trahison du duc de Raguse livra le capitale et désorganisa l'armée. La
conduite inattendue de ces deux généraux , qui trahirent à la fois leur
patrie , leur prince et leur bienfaiteur , changea le destin de la guerre . La
situation désastreuse de l'ennemi était telle , qu'à la fin de l'affaire qui eut
lieu devant Paris , il était sans munitions par la séparation de ses parcs
de réserve.
Dans ces nouvelles et grandes circonstances mon coeur fut déchiré ; mais
mon âme resta inébranlable . Je ne consultai que l'intérêt de la patrie : je
m'exilai sur un rocher au milieu des mers ma vie vous était et devait
encore vous être utile . Je ne permis pas que le grand nombre de citoyens
qui voulaient m'accompagner, partageassent mon sort ; je crus leur présence
utile à la France , et je n'emmenai avec moi qu'une poignée de braves , nécessaires
à ma garde.
Élevé au trêne par votre choix , tout ce qui a été fait sans vous est illégitime.
Depuis vingt-cinq ans la France a de nouveaux intérêts , de nouvelles
institutions , une nouvelle gloire qui ne peuvent être garantis que par un
gouvernement national et par une dynastie née dans ces nouvelles circoustances.
Un prince qui régnerait sur vous , qui serait assis sur mon trône par
la force des mêmes armées qui ont ravagé notre territoire , chercherait en
vain à s'étayer des principes du droit féodal , il ne pourrait assurer l'honneur
et les droits que d'un petit nombre d'individus ennemis du peuple qui
depuis vingt-cinq ans les a condamnés dans toutes nos assemblées nationales.
Votre tranquillité intérieure et votre considération extérieure seraient perdues
à jamais.
Français ! dans mon exil , j'ai entendu vos plaintes et vos voeux ; vous réclamiez
ce gouvernement de votre choix qui seul est légitime. Vous accusiez
mon long sommeil , vous me reprochiez de sacrifier à mon repos les grands
intérêts de la patrie.
J'ai traversé les mers an milieu des périls de toute espèce ; j'arrive parmi
vous reprendre mes droits qui sont les vôtres . Tout ce que des individus ont
fait , écrit ou dit depuis la prise de Paris , je l'ignorerai toujours ; cela n'influera
en rien sur le souvenir que je conserve des services importans qu'ils
ont rendus , car il est des événemens d'une telle nature qu'ils sont au - dessus
de l'organisation humaine.
Français ! il n'est aucune nation , quelque petite qu'elle soit , qui n'ait en
le droit et ne se soit soustraite au déshonneur d'obéir à un prince imposé
par un ennemi momentanément victorieux. Lorsque Charles VII rentra à
248
MERCURE DE FRANCE ,
Paris et renversa le trône éphémère de Henri VI , il recommut tenir son trône
de la vaillance de ses braves et non d'un prince régent d'Angleterre.
C'est aussi à vous seals , et aux braves de l'armée , que je fais et ferai toujours
gloire de tout devoir.
Par l'Empereur :
Signé NAPOLÉON.
Le grand-maréchal faisant fonctions de major-général
de la Grande-Armée, ;
Signé, comte Bertrand.
Au golfe Juan , le 1er . mars 1815.
Les généraux , officiers et soldats de la garde impériale , aux
généraux, officiers et soldats de l'armée.
Soldats et camarades ,
Nous vous avons conservé votre empereur malgré les nombreuses embuches
qu'on lui a tendues ; nous vous le ramenons au travers des mers , au
milieu de mille dangers. Nous avons abordé sur la terre sacrée de la patric
avec la cocarde nationale et l'aigle impériale. Foulez aux pieds la cocarde
blanche , elle est le signe de la honte et du jong imposé par l'etranger et la
trahison . Nous anrions inutilement versé notre sang si nous souffrions que
les vaincus nous donnassent la loi !!!
Depuis le peu de mois que les Bourbons règnent , ils vous ont convaincus
qu'ils n'ont rien oublié ni rien appris. Ils sont toujours gouvernés par les
préjuges ennemis de nos droits et de ceux du peuple. Ceux qui ont porté les arines contre leur pays , contre nous , sont des héros ! vous êtes des rebelles
à quil'on vent bien pardonner jusqu'à ce que l'on soit assez consolidé par
la formation d'un corps d'armée d'émigrés , par l'introduction à Paris d'une
garde suisse , et par le remplacement successif de nouveaux officiers dans
vos rangs. Alors il faudra avoir porté les armes contre la patrie pour pouvoir
pretendre aux honneurs et aux récompenses; il faudra avoir une naissauce
conformie à leurs préjugés pour être officier ; le soldat devra toujours
être soldat : le peuple aura les charges et eux les bonneurs.
Un Viomesnil insulte au vainqueur de Zurich , en le naturalisant Français
, lui qui avait besoin de trouver dans la clémence de la loi pardon et amnistic
. Ua Brûlart , chonan sicaire de Georges, commnande nos légions .
En attendant le moment où ils oseraient détruire la Légion d'Honneur,
ils l'ont donnée à tous les traîtres et l'ont prodiguée pour l'avilir. Ils lui ont
ôté toutes les prérogatives politiques que nous avions gagnées au prix de
notre sang.
Les quatre cent millions du domaine extraordinaire sur lesquels
étaient assignées nos dotations , qui étaient le patrimoine de l'armée et le
prix de nos succès , ils les ont fait porter en Angleterre.
Soldats de la grande nation , soldats du grand Napoléon , continuerezvons
à l'être d'un prince qui vingt ans fut l'ennemi de la France , et qui se
vante de devoir son trône à un prince regent d'Angleterre ! Tout ce qui a été
fait sans le consentement du peuple et le nôtre , et sans nous avoir consultés
est illegitime.
MARS 1815 . 249
Soldats , la générale bat et nous marchons ; courez aux armes , venez
nous joindre , joindre votre empereur et nos aigles tricolores , et si ces
hommes aujourd'hui si arrogans , et qui ont toujours fui à l'aspect de nos
arnies, osent nous attendre , quelle plus belle occasion de verser notre sang
et chanter l'hymne de la victoire ! Soldats das 7. , 8. et 19° . divisions militaires , garnisons d'Antibes , de
Toulon , de Marseille , officiers en retraite , vétérans de nos armées , vous
êtes appelés à l'honneur de donner le premier exemple. Venez avec nous
conquérir ce trône , palladium de nos droits , et que la postérité dise un
jour: Les étrangers , secondés par des traîtres , avaient imposé un joug hontenx
à la France ; les braves se sont levés , et les ennemis du peuple , de l'armée ont disparu et sont rentrés dans le néant.
Signé à l'original , le général de brigade baron de Cambronne
, major da
1. régiment des chasseurs de la garde , le lieutenant-colonel chevalier
Molat ; artillerie de la garde , Cornuet , Raoul , capitaines ;
Lenou , Demont ; lieutenans ; infanterie de la garde , Loubert , Lamourot
, Monpes , Combe , capitaines ; Dequeneux
, Tibot, Chaunot,
Molet , lieutenans ; chevau-légers de la garde , le baron Fermanoski
, major , Ballinselli , Seale , capitaines .
Suivent les autres signatures des officiers , sons-officiers et soldats de la
garde ; signé enfin le général de division aide-de-camp de l'Empereur
,
aide-major-général de la garde ,
Comte DROUot.
Gap , le 6 mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dien , etc. Aux habitans des départemens
des Hautes et Basses-Alpes.
Citoyens , j'ai été vivement touché de tous les sentimens que vous m'avez
montrés ; vos voeux seront exaucés. La cause de la nation triomphera encore!!!
Vous avez raison de m'appeler votre père ; je ne vis que pour
l'honneur et le bonheur de la France. Mon retour dissipe toutes vos inquiétudes
; il garantit la conservation
de toutes les propriétés. L'égalité entre
tontes les classes , et les droits dout vous jouissiez depnis vingt-cinq ans ,
et après lesquels nos pères ont tous soupiré , forment aujourd'hui
une partie
de votre existence. Dans toutes les circonstances
où je pourrai me trouver , je me rappellerai
toujours , avec un vif intérêt , tout ce que j'ai vu en traversant
Votre pays.
Par l'Empereur ,
Signé, NAPOLÉON
.
Le grand-maréchalfaisant les fonctions de major-général
de la Grande-Armée ,
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Signé , BERTRAND
.
Aux habitans du département
de l'Isère. Citoyens , lorsque dans mon exil j'appris tous les malheurs qui pesaient
sur la nation , que tous les droits du peuple étaient méconnus
, et qu'il me
reprochait
le repos dans lequel je vivais , je ne perdis pas un moment. Je
250 MERCURE
DE FRANCE
,
m'embarquai´sur un frêle navire ; je traversai les mers an milieu des vaisseaux
de guerre de différentes nations ; je débarquai sur le sol de la patrie ,
et je n'eus en vue que d'arriver avec la rapidité de l'aigle dans cette bonne
ville de Grenoble , dont le patriotisme et l'attachement à ma personne
m'étaient particulièrement connus .
Dauphinois ! vous avez rempli mon attente.
J'ai supporté , non sans déchirement de coeur , mais sans abattement,
les malheurs auxquels j'ai été en proie il y a un an ; le spectacle que m'a
offert le peuple sur mon passage m'a vivement ému. Si quelques nuages
avaient pu arrêter la grande opinion que j'avais du peuple français , ce que
j'ai vu , m'a convaincu qu'il était toujours digne de ce nom de grandpeuple
dont je le saluai il y a plus de vingt ans .
Dauphinois ! sur le point de quitter vos contrées pour me rendre dans
ma bonne ville de Lyon , j'ai senti le besoin de vous exprimer toute
l'estime que m'ont inspirée vos sentimens élevés. Mon coeur est tout plein
des émotions que vous y avez fait naître; j'en conserverai toujours le
souvenir.
Par
l'Empereur ,
Signé , NAPOLÉON.
Le grand-maréchal , faisant les fonctions de major-général
de la Grande-Armée ,
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Signé , BERTRAND .
Aux habitans de la ville de Lyon.
Lyonnais ! An moment de quitter votre ville pour me rendre dans ma
capitale , j'éprouve le besoin de vous faire connaître les sentimens que vous
m'avez inspirés. Vous avez toujours été au premier rang dans mon affection.
Sur le trône ou dans l'exil , vous m'avez toujours montré les mêmes
sentimens. Ce caractère élevé qui
mérité toute mon estime. Dans des momens plus tranquilles , je reviendrai vous distingue spécialement , vous a
pour m'occuper de vos besoins et de la prospérité de vos manufactures et
de votre ville.
Lyonnais, je vous aime.
Donné à Lyon, le 13 mars 1815.
Par
l'Empereur,
Signé , NAPOLÉON.
Signé , BERTRAND .
Le grand-maréchal faisant fonctions de major-général de
l'armée ,
Adresse des habitans de la ville de Grenoble , à S. M. l'Empereur
des Français.
Sire , les habitans de Grenoble , fiers de posséder dans leurs murs le
triomphaleur de l'Europe , le prince au nom duquel sont attachés tant de
souvenirs glorieux , viennent déposer aux pieds de V. M. le tribut de leur
respect et de leur amour.
Associés à votre gioire et à celle de l'armée , ils ont gémi avec les
braves sur les événemens funestes qui ont quelques instans voilé nos
aigles.
MARS 1815. 251
Ils savaient que la trahison ayant livré notre patrie anx tronpes etrangères
, V. M. , cédant à l'empire de la nécessité , avait préféré l'exil momentané
aux déchiremens convulsifs de la guerre civile dont nous étions
menacés .
Aussi grand que Camille , la dictature n'avait point enflé votre courage ,
et l'exil ne l'a point abattu.
Tout est changé les cyprès disparaissent ; les lauriers reprennent leur
empire ; le peuple français , abattu quelques instans , reprend toute son
énergie . Le héros de l'Europe le replace à son rang : la grande nation est
immortelle.
Sire , ordonnez ! vos enfans sont prêts à obéir ; la voix de l'honneur est
la seule qu'ils suivront
Plas de troupes étrangères en France ; renonçons à l'empire du monde ,
mais soyons maîtres chez nous .
Sire , votre coeur magnanime oubliera les faiblesses , elle pardonnera à
l'erreur ; les traîtres seuls seront éloignés , et la félicité du reste fera leur
châtiment.
1
Que tout rentre dans l'ordre et obéisse à la voix de V. M.; qu'après
avoir pourvn à notre sûreté contre les entreprises des ennemis de l'extérieur
, Votre Majesté donne au peuple français des lois protectrices et libérales
, dignes de son amour envers le souverain qu'il chérit.
Tels sont , Sire , les sentimens des habitans de votre bonne ville de Grenoble
; que Votre Majesté daigne en agréer l'hommage , etc.
MAIRIE DE LYON.
Habitans de la ville de Lyon , Napoléon revient dans cette cité dont il
effaca les ruines , dont il releva les édifices , dont il protégea le commerce
et les arts : il y retrouve , à chaque pas , des monumens de sa munificence :
sur les champs de bataille comme dans ses palais , toujours il veilla sur vos
intérêts les plus chers : toujours vos manufactures obtinrent des marques de
sa généreuse sollicitude .
Habitans de Lyon , vous revoyez dans Napoléon celui qui vint arracher
en l'an 8 notre belle patrie aux horreurs de l'anarchie qui la dévorait ;
Qui , conduisant toujours nos phalanges à la victoire , éleva au plus haut
degré la gloire des armes et du noin français ;
Qui , joignant au titre de grand capitaine celui de législateur , donna à
la France ces lois bienfaisantes et tutélaires , dont chaque jour elle apprécie
les avantages ;
Citoyens de toutes les classes , au milieu des transports qui vous animent
, ne perdez pas de vue le maintien de l'ordre et de la tranquillité ;
c'est le plus sûr moyen d'obtenir qu'il daigne vous continuer cette bienveillance
particulière dont il vous multiplia tant de fois les gages .
Fait à l'Hôtel-de-Ville , Lyon , le 11 mars 1815 .
Le maire de la ville de Lyon ,
Le comte DE FARGUES.
Les officiers , sous- officiers et soldats du 11 ° régiment d'infanterie de
ligne à S. M. l'Empereur des Français .
Sire , les officiers , sous- officiers et soldats de votre 11. régiment d'infanterie
de ligne ont éprouvé des peines bien cruelles , lorsque , par la lâcheté
et la perfidie de ceux que V. M. avait daigné combler de bienfaits ,
nous avons vu un moment l'aigle française arrêter son vol rapide , elle qui
252 MERCURE DE FRANCE ,
naguères faisait trembler toute l'Europe et lui dictait des lois . Nous n'avons
jamais été séparés de vous ; nos coeurs et nos voeux vous ont suivi , nous
n'aspirons qu'au bonheur de vous prouver notre dévouement , notre fidelité
et notre attachement à votre personne sacrée.
Nous jurons , Sire , de mourir pour votre service et pour le maintien de
vos droits.
Signé, le chevalier Pellapra de Lolle , Tissandier -Laroche , Laborde ,
capitaines ; Duportail , aide-major ; Maxant , Pareira , Gardon ,
Colle , Simonet , Sarazin , Videaux , Boiteaux , Hercule , lieutenans.
( Un grand nombre d'adresses des différens corps contient l'expression
des mêmes sentimens ) .-
Décrets impériaux.
ALyon , le 13 mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dien , etc.
Considérant que par nos constitutions les membres de l'ordre judiciaire
sont inamovibles ,
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1. Tous les changemens arbitraires opérés dans nos cours et tribunaux
inférieurs sont nuls et non avehus.
2. Les présidens de la cour de cassation , notre procureur-général et les
membres qui ont été injustement et par esprit de réaction renvoyés de ladite
cour , sont rétablis dans leurs fonctions .
3. Les individus qui les ont remplacés sont tenus de cesser sur- le-champ
leurs fonctions.
4. Notre grand-maréchal , faisant fonctions de major- général de la Grande-
Armée , est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication
du présent décret.
Par l'Empereur,
Signé NAPOLÉON.
Le grand-maréchal , faisant fonctions de major-général de la
Grande-Armée ,
Signé BERTRAND.
A Lyon , le 13 mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1ºr. Tous les généraux et officiers de terre et de mer, dans quelque
grade que ce soit , qui ont été introduits dans nos armées depuis le premier
avril 1814 , qui étaient émigrés , ou qui , n'ayant pas émigré , ont quitté le
service au moment de la première coalition , quand la patrie avait le plus
grand besoin de leurs services , cesseront sur-le- champ leurs fonctions , quitteront
les marques de leur grade , et se rendront au lieu de leur domicile .
2. Défenses sont faites au ministre de la guerre , anx inspecteurs aux revucs
, aux officiers de la trésorerie et autres comptables , de rien payer pour
la solde de ces officiers sons quelque prétexte que ce soit , à dater de la publication
du présent décret.
3. Notre graud- maréchal, faisant fonctions de major-général de la GrandeMARS
1815. 253
Armée , est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication
du présent décret.
Signé NAPOLÉON.
Par l'Empereur,
Le grand- maréchal , faisant fonctions de major - général de la
Grande-Armée ,
Signé BERTRAND.
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1. La cocarde blanche , la décoration du lis , les ordres de Saint-
Louis , du Saint- Esprit et de Saint-Michel sont abolis.
2. La cocarde nationale sera portée par les troupes de terre et de mer,
et par les citoyens ; le drapeau tricolore sera placé sur les maisons commanes
des villes et sur les clochers des campagnes.
3. Notre grand-maréchal, faisant fonctions de major-général de la Grande-
Armée , est chargé de la publication du présent décret.
Signé NAPOLÉON .
Par l'Empereur,
Le grand-maréchal , faisant fonctions de major - général de la
Grande- Armée ,
Signé BERTRAND.
A Lyon , le 13 mars 1815.
NAPOLÉON ,, par la grâce de Dieu , etc.
Nous avons decrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1er . Aucun corps étranger ne sera admis à la garde du souverain.
La garde impériale est rétablie dans ses fonctions. Elle ne pourra être reerutée
que parmi les hommes qui ont douze ans de service dans nos
armées.
que
2. Les cent-suisses , les gardes de la porte , les gardes saisses , sous queldénomination
que ce soit , sont supprimés. Ils seront renvoyés , à dater
de la publication du présent décret , à vingt lieues de la capitale et à vingt
lienes de tous nos palais impériaux , jusqu'à ce qu'ils soient légalement
licenciés et que le sort des soldats soit assuré .
3. La maison militaire du roi , telle que les gardes-da-corps , les mousquetaires
, les chevau -légers , etc. , est supprimée.
Les chevaux , armes , effets d'habillement et d'équipement , seront mis
sous la responsabilité personnelle des chefs de corps .
4. Notre grand-maréchal, faisant fonctions de major-général de la Grande-
Armée , est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication
du présent décret .
Signé NAPOLÉON.
Le grand- maréchal , faisant fonctions de major - général de la
Grande - Armée.
Par l'Empereur,
Signé BERTRAND.
A Lyon , le 13 mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dien , etc.
Nous avous décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1. Le séquestre sera apposé sur tous les biens qui forment les apanages
des princes de la maison de Bourbon et sur ceux qu'ils nossèdent ›
quelque titre que ce soit .
254
MERCURE DE FRANCE ,
2. Tous les biens des émigrés qui appartenaient à la Légion d'honneur ,
aux hospices , aux communes , à la caisse d'amortissement , ou enfin qui
faisaient partie du domaine sous quelque dénomination que ce soit , et qui
auraient été rendus depuis le 1er . avril , au détriment de l'intérêt national,
seront sur-le-champ mis sous le séquestre .
Les préfets et officiers de l'enregistrement tiendront la main à l'exécution
du présent décret aussitôt qu'ils en auront connaissance ; faute par eux de
le faire , ils seront responsables des dommages qui pourraient en résulter
pour la nation.
3. Notre grand-maréchal , faisant fonctions de major-général de la Grande-
Armée , est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication
du présent décret.
Par l'Empereur
Signé NAPOLÉON.
Le grand-maréchal , faisant fonctions de major général de la
Grande- Armée ,
Signé BERTRAND.
A Lyon , le 13 mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1er. La noblesse est abolie , et les lois de l'assemblée constituante seront
mises en vigueur.
2. Les titres féodaux sont supprimés ; les lois de nos assemblées natiomales
seront mises en vigueur.
comme 3. Les individas qui ont obtenu de nous des titres nationaux
récompense nationale, et dont les lettres- patentes ont été vérifiées au conseil
du sceau des titres , continueront à les porter.
4. Nous nous réservons de donner des titres aux descendans des hommes
qui ont illustré le nom français dans les différens siècles , soit dans le commandement
des armées de terre et de mer, dans les conseils du souverain ,
dans les administrations civiles et judiciaires , soit enfin dans les sciences et
arts , et dans le commerce , conformément à la loi qui sera promulguée
sur cette matière.
5. Notre grand-maréchal , faisant fonctions de major général de la Grande-
Armée , est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication
du présent décret.
Par l'Empereur,
Signé NAPOLÉON.
Le grand-maréchal , faisant fonctions de major-général de la
Grande-Armée ,
Signé BERTRAND.
Lyon , le 13 mars 1815 .
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1er. Tous les émigrés qui n'ont pas été rayés , amnistiés ou éliminés
par nous ou par les gouvernemens qui nous ont précédé , et qui sont rentrés
en France depuis le 1. janvier 1814 , sortiront sur-le-champ du territoire
de l'empire.
er
MARS 1815 . 255
2. Les émigrés qui , quinze jours après la publication du présent décret ,
se trouveraient sur le territoire de l'empire , seront arrêtés et jugés conformément
aux lois décrétées par nos assemblées nationales , à moins toutefois
qu'il ne soit constaté qu'ils n'ont pas en connaissance du présent décret
; auquel cas , ils seront simplement arrêtés et conduits par la gendarmerie
hors du territoire.
3. Le sequestre sera mis sur tous leurs biens meubles et immeubles. Les
préfets et officiers de l'enregistrement feront exécuter le présent décret
aussitôt qu'ils en auront connaissance , et , faute par eux de le faire , ils
seront responsables des dommages qui pourraient en résulter pour notre trésor
national.
4. Notre grand- maréchal , faisant fonctions de major- général de la Grande-
Armée , est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication
du présent décret.
Signé NAPOLEON.
Par l'Empereur,
Le grand- maréchal , faisant fonctions de major-général de la
Grande- Armée.
Signé BERTRAND.
A Lyon , le 13 mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1r. Toutes les promotions faites dans la Légion d'honneur par tout
autre grand-maitre que nous , et tous les brevets signés par d'autre personne
que le comte Lacepède , grand chancelier inamovible de la Légion , sont
nuls et non avenus .
2. Les changemens faits dans la décoration de la Légion d'honneur ,
non conformes aux statuts de l'Ordre , sont nuls et non avenus . Chacun
des membres de la Légion reprendra la décoration telle qu'elle était au
1. avril 1814.
3. Néanmoins , comme un grand nombre de promotions , quoique faites
illégalement , l'ont été en faveur de personnes qui ont rendu des services
réels à la patrie ,leurs titres seront envoyés à la grande chancellerie, afin que le
rapport nous en soit fait dans le courant d'avril , et qu'il soit statué à cet égard
avant le 15 mai .
4. Les droits politiques dont jouissent les membres de la Légion d'honnenr
en vertu des statuts de création sont rétablis. En conséquence tous les
membres de la Légion qui faisaient partie au 1er avril 1814 des colléges
électoraux de département et d'arrondissement , et qui ont été privés injustement
de ce droit , sont rétablis dans leurs fonctions. Tous ceux qui n'étaient
point encore membres d'un college électoral enverront leurs demandes au
grand-chancelier de la légion d'honneur , en faisant connaître le college auquels
ils desirent être attachés. Le grand-chancelier prendra nos ordres dans
le courant d'avril et fera expédier les brevets sans délai , afin que ceux qui les
auront obtenus puissent assister aux assemblées du Champ de Mai .
5. Tous les biens qui ont été affectés à l'ordre de Saint-Louis sur la caisse
des Invalides seront réunis aux domaines de la Légion d'honneur ,
256 MERCURE DE FRANCE , MARS 1815 .
6. Notre grand-maréchal , faisant fonctions de major- général de la Grande
Armée , est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication du
présent décret .
Signé, NAPOLÉON.
Par l'Empereur : '
Le grand-maréchal , faisant fonctions de major-général de la
Grande-Armée.
Signé , BERTRAND.
A` Lyon , le 13 mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Considérant que la chambre des pairs est composée en partie de personnes
qui ont porté les armes contre la France , et qui ont intérêt au rétablissement
des droits féodaux , à la destruction de l'égalité entre les différentes
classes , à l'annullation des ventes des domaines nationaux , et enfin à priver
le peuple des droits qu'il a acquis par 25 ans de combats contre les ennemis
de la gloire nationale ;
Considérant que les pouvoirs des députés au corps -législatif étaient
expirés , et que dès lors , la chambre des communes n'a plus aucun caractère
national ; qu'une partie de cette chambre s'est rendue indigne de la
confiance de la nation , en adhérant av rétablissement de la noblesse féodale ,
abolie par les constitutions acceptées par le peuple , en faisant payer par la
France des dettes contractées à l'étranger pour tramer des coalitions et sondoyer
des armées contre le peuple français ; en donnant aux Bourbons le
titre de roi legitimne , ce qui était déclarer rebelles le peuple français et les
armées , proclamer seuls bons Français les émigrés qui ont déchiré , pendant
vingt-cinq ans , le sein de la patrie , et violé tous les droits du peuple en
consacrant le principe que la nation était faite pour le trône et non le
trône pour la nation ;
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1er. La chambre des pairs est dissoute.
2. La chambre des communes est dissoute ; il est ordonné à chacun des
membres convoqués, et arrivés à Paris depuis le 7 mars dernier , de retourner
sans délai dans son domicile.
3. Les colléges électoraux des départemens de l'Empire seront réunis à
Paris , dans le courant du mois de mai prochain , en assemblée extaordinaire
du champ de mai , afin de prendre les mesures convenables pour
corriger et modifier nos constitutions selon l'intérêt et la volonté de la nation,
et en même temps pour assister au couronnement de l'impératrice , notre
très-chère et bien-aimée épouse , et à celui de notre cher et bien-aimé fils.
4. Notre grand- maréchal , faisant fonctions de major - général de la Grande-
Armée , est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication du
présent décret .
Signé, NAPOLÉON.
Par l'Empereur
:
Le grand-maréchal faisant fonctions de major-général de la
Grande Armée,
Signé BERTRAND.
ROYA
MERCURE
DE FRANCE. SEINE
No. DCLXXVII . - Samedi 1. avril 1815. N° .
POÉSIE .
HYMNE A LA PROVIDENCE ,
Par les élèves de l'institut d'éducation de M. PESTALOZZI , établi
à Yverdun , en Suisse.
Les merveilles de la nature attestent la puissance ,
la grandeur et la bonté de Dieu.
PREMIÈRE STROPHE.
Un Instituteur , au nom de M. Pestalozzi.
ASSEMBLAGE étonnant des merveilles du monde ,
Où s'exprime de Dieu la sagesse profonde ;
Nature , dont nos yeux admirent la beauté :
Nous chantons tes bienfaits , ta noble majesté.
Nous célébrons ce Dieu , dont ta magnificence
Manifeste en tous lieux l'invisible présence.
Sa grandeur est partout . Et la voûte des cieux ,
Et les plaines de l'air , et l'astre radieux
Qui parcourt en vainqueur l'un et l'autre hémisphère ,
Et du flambeau des nuits l'inégale lumière;
17
258
MERCURE DE FRANCE,
Ces corps étincelans , vastes mondes épars ,
Qu'interrogent en vain nos avides regards ;
Les fleurs dont , au printemps , la terre se couronne
Les moissons de l'été , les doux fruits de l'automne ,
Et l'hiver , hérissé de ses âpres frimats : *
Tout d'un Dieu créateur attesté la puissance ;
D'un Dieu conservateur tout peint la providence.
Adorons , ô mes fils , ce père des humains !
L'univers tout entier est l'oeuvre de ses mains.
Du mortel bienfaisant , sa véritable image
Le coeur pur , à ses yeux , est le plus digne hommage.
La nature avec nous célèbre sa bonté ,
Sa gloire , sa grandeur , sa noble majesté.
(Cette dernière partie de la strophe doit être répétée par le choeur. )
SECONDE STROPHE .
UN JEUNE GARÇON , au nom de ses camarades.
QU'IL est puissant ce Dieu qui gouverne les mondes ,
Qui règle les saisons , qui règne sur les ondes ,
Qui tour à tour apaise et soulève les mers ;
Qui dit au fier lion : sois le roi des déserts ;
Qui dit à l'aigle altier , aux ailes étendues :
Sois rival du soleil , et plane sur les nues ;
Qui protège à la fois les plus faibles oiseaux ,
Les insectes rampans , les humbles arbrisseaux ;
Qui ne dédaigne point la moindre créature ,
Et prodigue ses soins à toute la nature !
LE CHOEUR DES JEUNES GARÇONS.
Élevons jusqu'à lui nos coeurs reconnaissans :
O père des humains ! nous sommes tes enfans.
UN JEUNE GARÇON continue .
Nous voulons mériter tes bontés paternelles .
Fais briller à nos yeux ces clartés immortelles
AVRIL 1815. 259
Qu'admirent tes élus au céleste séjour .
Ta loi , Dieu bienfaisant , est une loi d'amour.
Fais que tous les mortels s'aiment comme des frères ;
Qu'à l'envi l'un de l'autre , au sein de leurs misères ,
Par d'utiles secours , par des soins généreux ,
Ils mettent leur bonheur à faire des heureux !
Qu'ils imitent ainsi tes sublimes exemples ;
Qu'à toutes les vertus ils consacrent des temples ;
Et que , par des bienfaits honorant ta bonté,
Ils offrent des coeurs purs à la Divinité !
TROISIÈME STROPHE.
J
UNE JEUNE FILLE , au nom de ses compagnes.
De ce Dieu tout-puissant le culte plein de charmes
N'exige point de nous un vain tribut de larmes.
D'une innocente joie il pénètre nos coeurs ;
Il nous fait de sa loi savourer les douceurs.
De la hauteur des cieux qui roulent sur nos têtes y
Il contemple nos jeux et sourit à nos fêtes :
Il écoute nos chants , il aime nos plaisirs ;
Sa bonté paternelle exauce nos désirs.
Il soutient l'infortune ; il protége l'enfance ,
Prête son bras vengeur à la faible innocence ;
Il est du malheureux le refuge et l'appui :
Nos chants religieux s'élèvent jusqu'à lui.
UN JEUNE GARÇON , au nom de ses camarades.
C'est toi , Dieu protecteur , qui créas cet asile ,
Où , par les soins d'un père indulgent et facile ,
Dont les sages discours , les tendres sentimens
Eclairent nos esprits et forment nos penchans ,
Le culte des vertus et l'amour de l'étude
Sont pour nous , dès l'enfance , une douce habitude.
260
MERCURE DE FRANCE ,
拳
LE CHOEUR DES JEUNES GARÇONS ET DES JEUNES FILLES.
Conserve-nous ce père , objet de notre amour ;
Conserve-nous la paix de notre heureux séjour.
Exauce , Dicu puissant , l'innocente prière
Que des enfans soumis adressent à leur père ;
Et puissions-nous un jour , dignes de ta bonté ,
Par d'utiles vertus servir l'humanité !
MARC-ANTOINE JULLIEN ,
Chevalier de la Légion d'honneur.
LE BOSQUET.
SALUT , bosquet chéri ! salut , riant asile !
Le sage te préfère au fracas de la ville;
Dans tes mille détours , en rêvant , égaré ,
Il savoure à longs traits un bonheur ignoré.
Tout lui plaît et tout parle à son âme attendrie.
Le ruisseau qui serpente à travers la prairie ,
Des arbres agités le doux frémissement ,
Tout nourrit de son coeur le vague sentiment.
Combien de fois moi -même , assis sous ton ombrage ,
Je t'appris mes secrets et mon doux esclavage !
Combien de fois aussi l'écho du mont voisin
De mes chants amoureux répéta le refrein !
Voici le chêne altier dont l'ombre séculaire
Protégea le repos de ma faible paupière.
C'est dans ce doux réduit , vers le déclin du jour ,
"
Que bercé par l'espoir , mon coeur rêvait l'amour.
Là , japerçois l'enceinte où seul avec ma mère
J'arrose de mes pleurs la cendre de mon frère.
Le soir , lorsque Morphée agite ses pavots
Sur les faibles mortels avides de repos ,
Je viens dans cette enceinte à la mort consacrée ,
Dire un chant de douleur sur la tombe sacrée.
AVRIL 1815. 161
Mais quittons cette asile où veillent les regrets
Glissons- nous doucement sous ce taillis épais .
O souvenirs empreints d'amertume et de charmes ! ...
Témoin de mon bonheur , sois témoin de mes larmes .?
C'est ici que Zulmy a couronné mes feux ; -
C'est ici qu'en pleurant , j'ai reçu ses adieux,
Rossignols , suspendez votre brillant ramage.
Qu'est devenu le temps où sur le vert feuillage ,
Assis près de Zulmy et soupirant des vers ,
A vos concerts d'amour j'unissais mes concerts ?
Hélas !.... mais de mon coeur étouffons le murmure.
Dans ce bosquet riant , orgueil de la nature ,
Tout enivre mes sens , tout charme mes regards.
J'admire ce palmier aux longs rameaux épars ,
Et suivant du ruisseau la course vagabonde ,
Je mêle mes soupirs aux soupirs de son onde.
Adieu , toi qui me vis au printemps de mes jours,
Cultivant les beaux arts , l'amitié , les amours
Tu me verras encore au déclin de ma vie ,
Bosquet chéri ! guidé par la mélancolie ,
Sous ton feuillage épais qu'agite le zéphyr ,
Chaque soir je viendrai chercher un souvenir.
LA ROSE ET LE BOUTON. FABLE.
UNE Rose venait d'éclore.
L'éclat de ses vives couleurs ,
Son parfum et surtout les pleurs
De l'Aurore ,
-
Auprès d'elle attiraient papillons et zéphyrs ,
Troupe inconstante et bigarrée ,
Dont au matin la Rose est adorée.
De leurs voeux la coquette enchantait ses loisirs ;
Aucun én vain ne poussait de soupirs .
262 MERCURE
DE FRANCE
,
Séduit à cette vaine amorce ,
Un bouton, qu'entourait sa verdoyante écorce,
Et dont la tige reposait
Sur le même rosier , tristement se disait
»
« Ah ! que ne suis-je déjà Rose !
Que le sort de la Rose à mes yeux a d'appas !
» Près d'elle zéphyr se repose
» Sur son beau sein le papillon dépose
» Ses baisers délicats
» Et près de moi l'on passe , et l'on në me voit pas
» Ah ! que ne suis-je déjà Rose » ! sa 1
Un papillon , qui l'entendit ,
Lui dit :
« A demain , pauvret : je le gage ,
» Tu tiendras un autre langage !
Le lendemain
Ce fut en vain
Que des zéphyrs du voisinage
La Rose attendit l'hommage.
Il avait fui l'incarnat de son teint ;
Vers le sol elle était penchée;
Et sa corolle desséchée
Sous l'haleine des vents s'envolait de son sein
« Hélas ! trop tôt je serai Rose ,
» En la voyant , dit tout bas le bouton » !
Des vains plaisirs qui troublent la raison
Il ne hâta point la saison ;
Et la triste métamorphose
S'opéra bien plus tard , dit - on.
" C. O. BARBAROUX.
AVRIL 1815 . 263
LA FORTUNE AUX MORTELS.
Imitation du latin.
O MORTELS , contre ma puissance
Pourquoi ces plaintes et ces cris ?
Je donne aux riches les soucis ,
Je laisse aux pauvres l'espérance .
ÉNIGME.
Je suis une étroite maison ,
Ayant toujours la porte ouverte ,
Ce qui mon hôte déconcerte
Dans la boréale saison ;
Il donne alors gaîment sa place
Au successeur qui le remplace ;
Celui-ci deux heures plus tard
A son tour m'abandonne , part ,
Et sans aucun regret me cède
A l'arrivant qui lui succède.
Ainsi de tous mes habitans ,
Également tous inconstans ,
Le nombre est presqu'încalculable .
Un fait pour moi très -honorable ,
C'est qu'auprès de moi maint baron
Souvent par ordre a décliné son nom.
Bien des guerriers d'ailleurs , connus par leur courage ,
Chez moi , de leur métier , firent l'apprentissage.
V. B. ( d'Agen ) .
264 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1815.
LOGOGRIPHE .
AVEC sept pieds je suis fort peu de chose ,
Tantôt volant ,
Tantôt marchant ,
Et plus souvent encor rampant.
Otez les deux premiers je suis moindre et pour cause.
Le fanatisme anime tous mes pas ;
On est damné quand on n'est pas
De l'opinion dont nous sommes :
Je dis nous , et voici pourquoi :
Nous faisons corps, mes sectateurs et moi.
Nous crions anathème à tous les autres hommes
Et pourtant je ne suis , dit un savant auteur
Que le ralliement de l'erreur .
S........
CHARADE.
'HOMME en mourant devient en proie à mon premier ;
Vivant il ne doit trop compter sur mon dernier ;
Dieu le veuille en tout temps garder de mon entier.
༈
S........
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la Charade insérés
dans le dernier Numéro,
Le mot de l'Enigme est la Violette.
Celui du Logogriphe est Soie, dans lequel on trouve oie et soi.
Celui de la Charade est Vertu.
1
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
BEAUTÉS DE L'HISTOIRE DE POLOGNE , ou Précis des Événemens
les plus remarquables et les plus intéressans ;
tirés des Annales de cette nation , avec des détails curieux
sur ses moeurs et ses usages , depuis le sixième
siècle jusques et compris le règne de Stanislas Auguste :
ouvrage destiné à l'instruction de la jeunesse , orné de
huit figures en taille-douce ; par P.-J.-B. NOUGARET.-
1 vol . in- 12 . 1815. Paris , Leprieur , rue des Noyers ,
n . ° 45 .
Tous les peuples du continent ont à peu près la même
origine. C'est du nord que sont sortis ces peuples belliqueux
et barbares , chargés pour ainsi dire de régénérer
la face de l'Europe , amollie et corrompue dans les derniers
siècles de l'empire romain . De cette identité d'origine
résulte une similitude frappante entre les premières annales
des nations occidentales. Des guerres d'exterminátion
, un courage plus qu'humain , des moeurs à la fois
naïves et grossières , des superstitions étrangères , fruit de
l'idolatrie mêlée aux premiers dogmes du christianisme :
voilà ce que l'on trouve dans les fastes de ces eufans du
nord qui , par le droit de l'épée , s'établirent et fondèrent
des royaumes depuis le Tanaïs et le Niémen jusqu'aux
bords de l'Éridan et du Tage . Mais , à mesure que la cìvilisation
façonna les peuples modernes , elle leur donna
une physionomie particulière , Des lois , des usages , des
institutions modifiées suivant les climats et les localités ,
266
MERCURE
DE FRANCE
,
classent différemment ces peuples , et dès lors l'histoire de
chaque nation a sa couleur originale.
L'Histoire de la Pologue se distingue encore plus que
les autres à cause de la forme élective de son gouvernement.
Non-seulement les élections donnent presque toujours
lieu à des querelles sanglantes , à des stratagèmes , à
des intrigues dont le récit , tracé par une plume habile , ne
peut manquer d'intéresser ; mais encore on y voit ces
grands caprices de la fortune , qui se plaît à confondre
l'orgueil et la puissance en allant chercher les rois dans
les conditions les plus obscures. Les Polonais se montrèrent
idolâtres de la liberté dès leur origine . Tacite les représente
comme des peuples féroces qui vivaient dans une
extrême pauvreté , qui n'avaient ni armes , ni chevaux , ni
maisons ; qui n'étaient couverts que de peaux ; qui n'avaient
pour lit que la terre , et ne vivaient que d'herbes , à moins
qu'ils ne fissent la guerre aux bêtes des forêts et qu'avec
leurs flèches , dont la pointe était d'os au lieu de fer , ils
n'eussent le bonheur de se procurer une nourriture plus
solide. « Ces hommes barbares , ajoute-t-il , libres de crainte
» et d'espérance , aiment mieux vivre de la sorte , que de
» labourer des champs , que de prendre soin d'un mé
≫nage , que de s'occuper de leur fortune et de celle de
>> leurs parens et de leurs voisins . Ils ne craignent point
» les autres hommes , ils ne craignent pas même les
» dieux , et , ce qui est bien difficile à des créatures comme
» nous , ils n'ont pas besoin de faire des voeux , parce
» qu'ils n'ont coutume de désirer que ce qu'ils peuvent
» se procurer eux-mêmes » .
La Pologne était gouvernée souverainement par plus de
cent mille nobles , un roi électif et un sénat inamovible.
Le concours de ces trois autorités formait la puissance léAVRIL
1815 ..
267
gislative . Des assemblées nationales , qui se tenaient presque
toujours à cheval et dans une vaste plaine , décidaient du
sort de l'état . Il fallait absolument l'unanimité des suffrages
pour qu'on y prit une détermination. Les Polonais vantaient
leur liberté parce que chacun d'eux pouvait dissoudre
l'assemblée par ce seul mot je ne consens pas ( niẻ
poswadam) . Mais ce n'était - là qu'un misérable abus de
l'indépendance , ou plutôt c'était une stupide servitude
-puisque tous les membres de la nation pouvaient être paralysés.
Il né fallait que l'obstination d'un seul citoyen qui,
par ignorance ou par un intérêt personnel , se serait refusé
à sanctionner de sages résolutions . Mais l'opposant ne jouissait
pas même sans danger de ce droit ridicule ; car dès
qu'il avait énoncé le refus qui devait rompre la diète , il se
dérobait par la fuite aux ressentimens de ses concitoyens et
restait caché des années entières .
La participation de la noblesse au gouvernement et les prérogatives
qu'elle s'était arrogées la rendaient extrêmement
orgueilleuse . Comme elle eût cru se déshonorer en labou
rant la terre ou bien en faisant le commerce , on en vit une
partie tomber dans la pauvreté : alors il fallut bien transiger
avec les préjugés ; on décida que les nobles pauvres
pourraient sans honte offrir leurs services aux nobles opulens .
On vit chez les hauts seigneurs des gentilshommes palfreniers
et valets ; mais, toujours fiers de leur naissance , ils
stipulaient qu'ils ne recevraient de coups de bâton que
couchés sur un matelat , et conserveraient comme les autres
nobles le beau privilége de pouvoir faire assassiner un roturier
pour un écu ...
.. Nous avons dit que le mode électif laissait un vaste
champ aux caprices de la fortune : l'histoire de la Pologne
en fournit de singuliers exemples. Przemyslas , citoyen
268 MERCURE DE FRANCE ,
obscur et pauvre , touché des malheurs qui désolaient la
Pologne alors en proie aux incursions des Hongrois , imagina
d'attirer ceux-ci dans un défilé , à l'aide d'écorces
d'arbres qu'il avait taillées en figures d'hommes , et qu'il
enduisit de fiel et de litharge. Trompés par ce stratagème ,
les Hongrois tombèrent dans le piége . La reconnaissance
publique adjugea à Przemyslas une couronne que les
nobles s'étaient jusqu'alors disputée avec acharnement.
Après la mort de ce roi , la dissension et les brigues recommençaient
, lorsque les Polonais consentirent à déférer
l'autorité royale à celui qui , monté sur son coursier
atteindrait le premier le but indiqué. Un pâtre fut vainqueur,
et gouverna la Pologne avec sagesse. Si cette élection
rappelle celle de Darius , roi de Perse , l'élection de
Piast , premier duc de Pologne , retrace celle du vertueux
Abdolonyme qu'Alexandre arracha à la paix de ses modestes
jardins pour le faire monter sur le trône de Sidon ,
et qui n'obéit qu'avec peine aux ordres du destin. Le
chantre des Jardins a fait de ce trait historique un touchant
épisode :
Toi , si tu veux des champs goûter encor la paix ,
Contemple cet asile et conçois mes regrets.
Permets donc qu'en ces lieux le sommeil des chaumières ,
Pour cette nuit du moins , ferme encor mes paupières ,
Et qu'en ce doux abri prolongeant mon séjour,
Je dérobe aux grandeurs le reste d'un beau jour.
>
La noblesse polonaise , faisant à son gré les rois ne
s'humilia jamais devant eux. Le souverain n'était que le
premier citoyen , et la monarchie de Pologne pouvait être,
sous plusieurs rapports , assimilée à une république. Avant
de couronner leur prince , les nobles lui faisaient jurer
qu'il remplirait fidèlement les conditions du pacta conventa.
Par un article exprès de cette constitution , le roi
AVRIL 1815.
269
autorisait ses sujets à lui refuser l'obéissance , s'il devenait
infidèle à ses engagemens . La première punition que recevait
un prince faible et injuste, était un surnom qui consacrait
l'amère censure des peuples : c'est ainsi que Popiel
II fut surnommé Koszysko , c'est-à-dire balai , parce
que , disent les historiens, ce roi , méprisable par la dissolution
de ses moeurs et son incapacité , n'était guère plus
considéré qu'un balai , meuble le plus vil de la maison.
Ce même Popiel périt d'une manière bizarre. Ayant eu
l'inhumanité de refuser la sépulture à ses oncles , que la
reine sa femme avait tous empoisonnés dans un banquet ,
la corruption de leurs cadavres , disent des chroniques
sans doute fabuleuses , engendra des rats extrêmement
gros , et en si grande quantité , que le palais en fut rempli.
Effrayés de ce prodige , Popiel et sa femme allumèrent des
feux autour d'eux pour écarter ce fléau. Cette mesure
étant insuffisante , on dirigea les eaux d'un lac autour du
palais ; mais ni les flammes , ni les flots , ne purent arrêter
ces voraces animaux , qui , malgré la garde du prince , se
jetèrent sur lui et le dévorèrent , ainsi que toute sa famille.
Il faut convenir que nous n'avons rien dans aucunes
annales d'aussi merveilleux que ce fait : un roi
mangé sur son trône par des rats !
Tous les faits de l'histoire de Pologne , qui précèdent
les dix premiers siècles de l'ère chrétienne , sont peu
dignes d'être transmis à la postérité , et n'offrent guère que
des traits de courage perdus dans les forêts de la Sarmatie
; mais , après cette époque d'obscurité , la Pologne
prend un rang distingué parmi les nations. Les règnes`
des Boleslas , des Casimir, des Vinceslas , des Sigismond ,
de Jean Sobieski et de ses successeurs , égalent tout ce que
les fastes des autres peuples du continent ont de célèbre
* et d'intéressant. Il aurait fallu , pour cette belle partie de
070
MERCURE DE FRANCE ,
l'histoire de la Pologne , une autre plume que celle de
M. P.-J.-B. Nougaret . L'ouvrage qu'il publie , sous le
titre de Beautés de l'Histoire de Pologne , n'est qu'une
compilation fastidieuse faite sans goût et sans choix . M. Nou
garet a pris çà et là dans les volumes composés sur le
même sujet , des faits qu'il a revêtus d'un style bas et commun
, et auxquels la plupart du temps il a ôté tout leur
intérêt. Je prends au hasard dans le règne de Jean Sobieski.
Voici comment l'auteur parle de ce grand roi et de
ses opérations militaires :
« Une observation très- vraie , qui ajoute à la gloire militaire
de Sobieski , c'est qu'il ne combattit jamais qu'avec
des forces inférieures de plus de la moitié , et qu'il fut
presque toujours vainqueur. Dans ses campagnes les
moins éclatantes , il déploya tout ce que l'art de la guerre
a de plus raffiné , tout ce que le courage a de plus héroïque.
Chaque campagne de ce héros est autant de vic
toires signalées : la conduite de Sobieski est admirable, et
Te discours qu'il adressa à ses soldats mérite d'être con
servé. Sobieski venait d'être attaqué par une nuée de Co-
-saques et de Tartares ; il n'avait que vingt mille hommes .
Avant la bataille , les soldats de son armée blâmaient leur
général et murmuraient tout haut . Il les harangua en ces
termes :
« Je ne changerai rien à mon plan ; le succès fera voir
» s'il est bien conçu . Au reste , je ne retiens point ceux qui
» n'ont pas le courage d'affronter un belle mort ; qu'ils se
>> retirent pour périr sans gloire par le fer du Cosaque et du
>> Tartare . Pour moi , je resterai avec les braves gens qui
» aiment leur patrie ; ce grand nombre de brigands ne
» m'épouvantent pas je sais que le ciel a donné plus
» d'une fois la victoire au petit nombre que le courage
>> anime » .
AVRIL 1815 .
271
Les sujets imitèrent leur souverain , et sous ce règne , les,
faits les plus héroïques étaient devenus des actions communes
et ordinaires . On vit une femme sauver la ville de
Trembowla , dans la Podolie . Cette place , assiégée par
les Turcs , était confiée à Samuel Crosonowski , bon soldat
et habile officier . La noblesse des environs , qui s'était réfugiée
dans cette forteresse , voyant le danger pressant , et
n'espérant plus avoir de secours , voulait proposer à la garnison
de livrer la place . La femme du gouverneur qui , sans
être aperçue , avait entendu la résolution que l'on venait
de prendre , court sur la brèche , avertir son mari de ce qui
se passe. Crosonowski vole à l'instant à ce conseil de gens
pusillanimes : «< il est douteux , dit- il , que l'ennemi nous
>> ait en sa puissance ; mais si vous persistez dans votre hon.
» teuse résolution , je vous brùlerai vifs dans cette salle
» même. Des soldats sont aux portes , la mèche allumée ,
» pour exécuter mes ordres » . Cette fermeté impose
aux coeurs les plus abattus , et l'on continue à se défendre.
Les Turcs redoublent d'efforts de leur côté : Crosonowski
commence à s'en alarmer . Indignée d'une telle faiblesse ,
sa femme se saisit de deux poignards , dont elle lui présente
la pointe : « Si tu te rends à l'ennemi de notre religion , lui
» dit- elle , l'un de ces poignards sera pour te percer le
» coeur ,
et l'autre terminerà ma vie » . Elle achevait à
peine de parler , que Sobieski arriva aux environs de la
place , avec trente-cinq mille hommes , et le grand-visir fut
obligé de lever le siége .
Dans son ouvrage , M. Nougaret a soigneusement évité
de parler des événemens qui , par leur importance , eussent
exigé de l'élévation et de la profondeur ; maís en revanche
il s'arrête avec complaisance sur les détails insignifians
pour lesquels il ne faut ni réflexions , ni jugement :
ainsi , par exemple , il ne manque pas de nous apprendre
272
MERCURE DE FRANCE ,
que dans la Pologne , l'avoine et le foin sont au plus bas
prix; comme si cela pouvait intéresser beaucoup de lecteurs:
la petite bière , dit -il , coûte deux liards le pot; mais
aussi ce n'est que de la petite bière. Il est certains cantons
où une poule ne vaut que deux sols . M. Nougaret ne nous
apprend point où sont ces cantons précieux ; c'est une lacune
, dans son ouvrage , que ne lui pardonneront pas les
gastronomes qui , après avoir lu les Beautés de l'histoire de
Pologne , seraient tentés d'aller vivre dans un si bon
pays.
M. Nougaret se plaît aussi à raconter qu'un abbé fit
présent d'un petit chien à la princesse de Gonzague , devenue
depuis reine de Pologne , en épousant Uladislas . On
prétend , qu'avant qu'il fût question de cet illustre mariage ,
un abbé , d'assez mince apparence , demanda un jour à
parler à la princesse. Ayant été admis , il lui présenta un
joli petit chien qu'il avait sous son manteau ; elle désira en
savoir le prix . -Cinquante pistoles , lui dit-il . Cette somme
parut exorbitante ; on congédia l'abbé. Croyez - moi ,
madame , repliqua-t-il , ce petit chien n'est pas cher , et
d'autant moins que vous ne me le paierez que lorsque
vous serez reine . A cette condition je l'accepte , dit la
princesse en riant. Il n'y avait en effet aucune apparence
qu'elle fût jamais obligée d'acquitter cette dette , tous les
rois de l'Europe étant alors mariés . Quelques années après ,
lorsqu'elle eut épousé à Paris le roi de Pologne , on lui annonça
qu'un abbé demandait instamment à lui parler :
<< Madame , lui dit-il , votre majesté me doit cinquante
pistoles , que je la supplie très-humblement de vouloir bien
me faire compter . - Moi ! répondit la reine . - Oui , màdame
: rappelez-vous le petit chien que j'eus l'honneur de
vendre à votre majesté , à condition que vous me le payeriez
lorsque vous seriez reine ; événement que vos charmes
-
AVRIL 1815.
273
ROY
et vos vertus m'avaient fait prévoir » . La reine rit beaucoup
de cette flatterie et le fit payer d'une manière propor
tionnée à sa nouvelle et brillante fortune . Cette anecdote
paru à l'auteur , si neuve , si piquante et si instructive
pour la jeunesse , que l'auteur l'a signalée à l'artiste ,
comme le sujet d'une des quatre gravures qui se trouvent
dans ce volume , et l'on est assez étonné de voir au milieu
des pages destinées à transmettre les hauts faits des fiers et
courageux Polonais , une scène de boudoir , où un abbé en
manteau court présente un carlin à une petite maîtresse ,
avec cette inscription :
Laflatterie heureusement récompensée.
Y.
TIMBRE
CINE
MONUMENS ANCIENS ET MODERNES DE L'HINDOUSTAN, en 150
planches, d'après MM. DANIELL , HODGES , HOLMES , SALT
et différens dessinateurs indiens , décrits sous le double
-rapport archéologique et pittoresque ; précédés d'une
Notice géographique , d'une Notice historique et d'un
Discours sur la religion , la législation et les moeurs
des Hindous ; par M. LANGLÈS , membre de l'Institut ,
l'un des conservateurs de la Bibliothéque impériale , etc.;
la gravure , dirigée par A. BOUDEVILLE , ancien peintre
de S. M. Charles IV , roi d'Espagne ( 1 ).
PREMIER ARTicle.
PARMI le grand nombre d'ouvrages publiés par souscription
et ornés de gravures , que la France a produits ,
(1) On souscrit à Paris , chez A. Boudeville , rue du Colombier , nº. 13 ,
Nicolle , libraire , rue de Seine Saint - Germain' , nº . 12 ; P. Didot l'aîné ;
imprimeur-libraire , rue du Pont-de-Lodi , nº. 6. Le prix de chaque livrai-
18
274 MERCURE
DE FRANCE
,
il en existe peu de mieux conçus ,. de plus attachans ,
d'aussi soigneusement exécutés que les monumens de
l'Hindoustan . Dès la première livraison le succès comme le
mérite en parurent certains et incontestables . Un orientaliste
, depuis long - temps célèbre en Europe , et dont les
immenses travaux nous ont familiarisés avec la connaissance
de l'Orient , annonçait , dans une introduction dictée
par la modestie , que mettant à profit sa bibliothéque ,
l'une des plus riches en livres sur l'Inde , qu'usant de
la faculté de puiser dans des sources ignorées , dans les
manuscrits orientaux de la bibliothéque impériale , il allait
consacrer ses veilles à donner à sa patrie une description
complète de l'Inde ancienne et moderne ; en faire connaître
l'histoire et la géographie , et enrichir la science
d'un ouvrage qui n'existe pas même en Angleterre , malgré
les travaux des Anglais sur cette antique et belle portion
du globe . Un artiste , déjà connu par plus d'un succès
, doué du rare talent d'exécuter en perfection , devait
diriger la gravure des planches destinées à accompagner
le texte : ainsi tout promettait que , sous le rapport de l'érudition
et de l'art , les Monumens de l'Hindoustan ne laisseraient
rien à désirer : on était surtout convaincu que le
texte ne serait point fait ici pour des gravures , mais que
les gravures n'en formeraient que l'accessoire .
J
Malgré la difficulté des temps , l'état de stagnation totale
auquel les événemens de la guerre , et les maux de la
France , avaient réduit toutes les entreprises littéraires ,
1
son , composée de six planches et de deux à trois feuilles de texte , contenant
les descriptions de chaque planche , est , en papier vélin in -4 ° . grand
aigle , figures avant la lettre , de 36 fr .; id . avec la léttré , 24 fr .; papier
fin in-4°. colombier , 15 fr.
AVRIL 1815 .
275
ce bel ouvrage a été continué avec la même activité , et
on en a déjà publié les huit premières livraisons : nous
indiquerons en peu de mots les objets dont elles se composent.
1
M. Langlès suit dans ses descriptions une marche
géographique ; et partant de la pointe la plus méridionale
du cap Comorin , Comorin , il s'avance du midi au nord , et fait
alternativemeut des excursions vers la côte de Coromandel
et celle de Malabar. Fidèle à cette marche , il s'occupe
d'abord de la ville de Madhouréh , dont les ruines imposantes
attestent encore aujourd'hui l'ancienne splendeur :
ces ruines se composent des restes d'un palais , d'un
tchoultri et d'une pagode , renfermés dans la forteresse.
De Madhouréh M. Langlès arrive à Tanjaour , et en décrit
l'antique pagode , monument le plus remarquable de
toute la partie méridionale de la presqu'île par presqu'ile par l'étendue
de sa base et par sa hauteur , par la multiplicité , la richesse
, la variété des bas -reliefs , des statues qui en décorent
la surface , et que le lord Valentia regarde comme
le plus beau modèle d'édifice en forme pyramidale , qui
existe dans l'Inde . La pagode de Trichinapali , posée sur
la cime d'un rocher , à laquelle on parvient par deux
escaliers successifs , taillés dans le roc , l'un composé de
trois cents degrés et recouvert d'une belle voûte en pierre ,'
F'autre de deux cents marches et découvert , et qui diffère
de tous les autres édifices consacrés au culte brahmanique ,
soit pour le style , soit pour la forme extérieure ; la pagode
de Chidambaram , connue des Européens sous le
nom de Chalembrom , située à neuf lieues de Pondichéri ,
et regardée par plusieurs savans comme le type des autres
temples indiens et même de quelques temples égyptiens ,
viennent ensuite et excitent un égal sentiment d'admira276
MERCURE
DE FRANCE
,
tion , soit par leur masse
imposante
, soit par la profusion
de leurs
sculptures
.
Un espace de soixante-quinze lieues sépare la côte de
Coromandel de l'ile de Seringapatnam , qui renferme la
capitale de ce nom et la sépulture de la dynastie musulmane
du Maissour. Cet espace est riche en points de vue
plus pittoresques les uns que les autres . « J'ai cru , dit
» le savant orientaliste , pouvoir choisir avec beaucoup de
>> discrétion parmi ces points de vue ceux qui me pa-
>> raissent le mieux caractériser cette partie de l'Hindous-
> tan car on ne peut nier les rapports qui existent entre
» les monumens d'architecture et le climat , le sol du
» pays où ils sont situés , la constitution physique , les
» besoins , les moeurs , les usages et même le costume des
» habitans. C'est surtout quand il s'agit d'une nation for-
» tement attachée à toutes ses institutions , à toutes ses
» habitudes , pénétrée d'horreur pour toute espèce d'emprunt
et d'innovation , que cette observation est d'une
>> justesse incontestable » . Le choix de M. Langlès s'est
fixé sur Rya Cotté , ou Raya Cotté , le plus inexpugnable
des douze forts , qui ont mérité au canton le nom maurė
de Bara-mahl , les douze postes ou stations , et les forteresses
de Verdabendroug , Djag , Deo , et Varangor ,
d'où l'oeil jouit , d'un aspect, sauvage et imposant , et se
repose tantôt sur un pays cultivé , tantôt sur des roches
couvertes de bois ou de ronces. Après avoir visité les
sites les plus majestueux , les lieux les mieux défendus de
l'est du Maissour , on entre dans l'empire même de ce
nom .
A peu de distance nord de Seringapatnam , à l'extrémité
occidendale de l'ile de ce nom, formée par le Kavéri ,
et dans un jardin délicieux , nommé à juste titre Lal-bagh,
AVRIL 1815.
277
la
Jardin des Rubis , s'élève un immense et majestueux édifice
de style mauresque , commencé par Hayder Ali
Khan , destiné par lui à servir de sépulture aux princes
de sa maison , et terminé en 1784 par son fils et successeur
, l'illustre et infortuné Typo Sultan. Ce magnifique
mausolée se compose de trois édifices qu'on distingue
aisément sur la gravure ; d'une chapelle sépulcrale , d'uné
mosquée , et d'un tchoultry, espèce de caravanserai. Cette
chapelle se rapproche plus du style hindou que du style
mauresque : le toit , qui semble composé de pierres placées
en plates bandes ; les colonnes isolées du corps du bâtiment
, et aussi renflées par le bas qu'elles sont effilées
par le haut , les chapitaux qui les surmontent ; tout cela
nous rappelle les constructions hindoues : au contraire les
ornemens minutieux et multipliés le long du fronton ,
balustrade dont il est couronné, les deux minarets accolés
aux deux extrémités , enfin le petit dôme qui s'élève
immédiatement au-dessus de la sépulture de Hayder , sont
dans une harmonie parfaite avec la mosquée construite
devant la façade de l'édifice sépulcral , et qui est tout-àfait
dans le genre mauresque . Ces deux édifices sont environnés
d'une enceinte carrée et formée par des portiques
destinés à recevoir les voyageurs , et qui sert de demeure
à des faquirs ou moines musulmans : « Malgré l'ogive un
» peu tourmentée des portes renfoncées , dit M. Langlès ,
» ce tchoultry , pour me servir de l'expression familière
» aux Hindous et aux Anglais , offre de belles lignes , et
» surtout une noble simplicité d'architecture , qui s'ac-
» corde cependant très-bien avec les deux édifices dont il
» forme , pour ainsi dire , l'encadrement ; car cette réu-
» nion présente , selon moi , un tableau pittoresque , im-
» posant , et surtout original , caractère qui n'est point
278 MERCURE
DE FRANCE
,
» sans mérite pour des yeux fatigués des pastiches mo-
» dernes de l'architecture grecque et romaine . Je conçois
>> très-facilement les reproches qu'on peut faire aux artistes
>> hindous et musulmans ; mais au moins ils ont un style
>> original et qui est propre à chacune des deux nations .
» Leurs irrégulières et gigantesques constructions élèvent
» mon âme , enflamment mon imagination : je les préfère
» à nos timides , à nos froides imitations , ou plutôt ré-
>> ductions des beaux et sages édifices de la Grèce et de
» l'Italie , si heureusement appropriés au climat , aux
» sites et aux moeurs des douces contrées qu'ils embellis-
» sent encore » .
De la capitale du Maissour , nous retournons en ligne
droite à la côte du Coromandel , et nous visitons successivement
et en suivant diverses directions les rochers sculptés
de Mavalipouram , le palais de Bangalore , le pagode
de Talicot , la ville et les temples de Kandjeveram et de
Madras. Quittant à regret cette ville fameuse , ses édifices
élégans et commodes , ses rues , ses portiques où circulent,
où se pressent de nombreux et actifs habitans Maures ,
Européens , Arméniens , Arabes , Chinois , Grecs : « nous
>> allons chercher à travers les sauvages et silencieuses
» montagnes des Ghattes , ces immenses excavations , ces
>> innombrables temples souterrains , qu'on peut à juste
» titre nommer le Panthéon de l'Inde , mais qui ne sont
» généralement connus que sous le nom d'Elora.
» Elora ou Ilour est situé à un quart de lieue des grottes
» sacrées auxquelles il doit probablement son existence ,
» au pied de la montagne même , à six lieues nord d'Au-
>> reng - abad. C'est l'asile des pèlerins hindous qui vien-
» nent en foule visiter les temples du voisinage. Ces exca-
» vations , distribuées en plusieurs étages , couvrent l'espace
AVRIL 1815.
279
»
» d'une lieue et demie ou de deux litues . Les plus
» remarquables , situées dans une montagne taillée à pic
» se dirigent du nord vingt-cinq degrés ouest , au sud
>> vingt-cinq degrés est , dans une étendue d'environ une
» demi-lieue , et ont une direction légèrement circulaire.
» Le rocher est composé d'un granit rouge , extrêmement
» dur , dans lequel on a creusé , à grande peine , avec le
>> marteau et le ciseau , d'innombrables temples , chapelles
>> et corridors de différentes dimensions , sur plusieurs
» étages , le tout orné de figures de ronde-bosse et en bas-
>> relief, prises sur pièce , et dont le nombre est absolu-
>> ment incalculable. Une grande quantité de ces figures a
» souffert des injures du temps ; un plus grand nombre a
» été mutilé par les fanatiques et intolérans Musulmans ,
» qui ont détruit tant de monumens hindous , égyptiens ,
>> grecs et persans. Qui pourrait en effet calculer les édi-
» fices sacrifiés à l'orgueil des mosquées , et les ouvrages
>> proscrits ou rendus superflus par le Coran ? Les plafonds
» de ces grottes sont pour la plupart couverts de peintures
» et d'ornemens méconnaissables par l'énorme enduit de
» fumée qui s'y est attaché : car la profonde et religieuse
» vénération des Hindous pour ces temples souterrains ,
» ne les empêche point d'y préparer leurs alimens ; ils ne
» croient point outrager la divinité en la rendant témoin
» des occupations domestiques , ni profaner son asile en
>> le partageant.
» De tout temps , les dévots hindous ont eu la coutume
» d'éviter la souillure des villes et les distractions du
» monde, et de se retirer dans les plus profondes solitudes.
>> Leur véritable but était de se montrer à leurs disciples
» avec tout le recueillement et le mystère capables d'exalter
» l'imagination et d'inspirer le respect . Encourager d'aussi 22
280 MERCURE
DE FRANCE
,
>> pieuses résolutions , en faciliter l'édifiante exécution ,
» a été l'objet du zèle des princes hindous , qui ont riva-
>> lisé entr'eux de magnificence dans la construction des
» temples et dans l'excavation des retraites souterraines ,
» en un mot , dans la fondation des monumens consacrés
» au culte de la divinité , ou à servir d'asile à ceux qui
» lui dévouent leur éxistence toute entière . Telle paraît
>> avoir été la double destination des cavernes sacrées
d'Élora, et de toutes celles qui se trouvent dispersées en
>> travers de la presqu'île de l'Inde , depuis Mavali Pouram,
» sur la côte de Coromandel , jusqu'à Salcette sur celle
» de Malabar , dans une largeur d'environ cent cinquante
» lieues. Ces grottes ont une étonnante ressemblance avec
» le Nakchi Roustem qu'on voit près de Chiraz , les cata-
» combes étrusques , voisines de Tarquinies en Italie , et
» surtout avec les syringes ou hypogées de Thèbes. On
» serait même tenté de croire que ces tombeaux des sou-
» verains et des habitans de l'ancienne capitale de l'Égypte
» ont servi de modèle aux architectes d'Élora . Les hypo-
» gées et nos excavations forment plusieurs étages , ont
» des péristyles à ciel ouvert et des portiques cintrés ,
» quoique le système de la voûte paraisse n'avoir été
>> connu ni des Égyptiens ni des Indiens ; les uns et les
>> autres sont ornés de peintures , de figures en bas-relief
>> et de statues en ronde-bosse . Les différences qu'on peut
>> remarquer dans les distributions intérieures , ainsi que
» l'absence des puits dans les grottes de l'Inde , doivent
» être attribuées à la différence de la destination respec-
>> tive de ces monumens : en Égypte , ils devaient servir
» d'asile aux morts ; les Hindous les avaient consacrés au
» culte des Dieux , et aux exercices pieux de ceux qui se
» vouaient au service des temples . •
AVRIL 1815 . 281
Et
le
te
ec
1
>> En examinant avec attention la distribution de ces
» temples souterrains , l'attitude et les symboles caracté-
>> ristiques des statues en ronde-bosse et des figures en bas-
>> relief qu'on y a répandues avec une espèce de profu-
» sion , on ne peut douter que ce ne soit l'ouvrage d'une
>> nation dévouée au brahmanisme et au boudhisme ; mais
» elle a invoqué les conseils et les talens de plusieurs
» artistes originaires d'Abyssinie , pénétrés du grandiose
» des monumens gigantesques qu'ils avaient vus dans la
Haute-Égypte . Les hypogées de Thèbes et les vastes
» cavernes qui servaient et servent encore d'asile aux
» Troglodytes d'Abyssinie , ont pu leur inspirer le hardi
» projet de métamorphoser une vaste montagne en de-
» meures mystérieuses d'une durée égale à celle de cette
» montagne même. C'est l'enthousiasme religieux , ce
puissant moteur de l'esprit humain , cet instigateur des
>> plus étonnantes entreprises , qui a suggéré l'idée de
>> celle-ci ou qui l'a conduite à son entière exécution » .
>>
On me saura gré , je pense , de cette citation , quelque
longue qu'elle soit , parce qu'elle fera connaître le style
de l'auteur et la manière dont il traite ses sujets . Elle
prouve que M. Langlès ne néglige aucune occasion
d'établir ces rapprochemens ingénieux ', qui jettent un
si grand intérêt dans les descriptions , et soulagent le lecteur
en lui rappelant des idées que la mémoire ne lui
fournit point toujours à propos .
Dans un second article , j'aurai occasion de revenir sur
ces monumens d'Élora , qui occupent une partie des trois
dernières livraisons . Je terminerai celui- ci en disant un
mot de la notice géographique dont quelques portions ont
été publiées.
Dans cette notice rédigée avec beaucoup de soin , pleine
282 MERCURE DE FRANCE ,
d'une sage critique et d'une profonde érudition , M. Langlès
paraît s'être attaché à rapprocher perpétuellement les
opinions et les systèmes souvent opposés des géographes
orientaux et européens , en émettant ses propres sentimens
: il nous a déjà fait connaître , d'après cette marche ,
les limites , l'origine du nom , les divisions naturelles , les
divisions politiques actuelles de l'Inde , et l'état de cette
contrée à la mort d'Aureng-Zeyb. Les géographes y liront
avec plaisir des extraits de l'Aïn akbéry , description de
l'Inde composée en persan pour le grand Acbar , et dont
M. Langlès possède un superbe manuscrit ; ils seront
également flattés d'une longue note où l'on trouve clairement
exposé le système de division de l'Inde , adopté par
les Hindous .
Si le nom de M. Langlès n'était pas la plus puissante
des recommandations pour les Monumens anciens et modernes
de l'Hindoustan , on ne saurait trop appeler l'attention
des vrais amis de la science sur ce bel ouvrage ,
qui réunit au plus haut degré deux genres de mérite qu'on
rencontre rarement ensemble , l'exactitude et le prix du
texte , ainsi que la beauté , les grâces , la fidélité des gravures
. On peut dire avec vérité que M. A. Boudeville ,
quoique déjà très-estimé , s'est surpassé dans ce nouveau
fruit de son zèle et de son talent . Quant à l'auteur , il
avait jusqu'à présent travaillé pour sa propre gloire ; mais
la France lui devra désormais un ouvrage dont elle s'honorera
toujours , et qui prendra place parmi les monumens
littéraires qu'elle peut offrir à la jalousie des étrangers ,
A.
AVRIL 1815 . 283
Ĉ
nt
e-
MÉLANGES.
LE BON VIEUX TEMPS.
J'ÉTAIS seul et rêveur dans mon réduit , ma tête appuyée sur
l'une de més mains , de l'autre tenant ma plume , et je songeais
à tout ce que l'on racontait , à tous les éloges que j'entendais faire
du temps jadis. « O bon vieux temps ! me pris-je à dire , est -il
vrai que tu mérites d'être aussi vanté ? J'ai bien peur que
nos aïcux n'aient pas toujours eu à se louer de toi , et qu'au résumé
tu n'aies pas valu mieux qu'un autre » . — «
Vous vous
trompez , me répondit tout à coup une voix guillerette , vous vous
trompez , mon fils ; tout était mieux jadis , on était meilleur et
beaucoup plus heureux » . Levant précipitamment les yeux , je vis
s'avancer un beau vieillard au costume simple et antique ; ses longs
cheveux blancs flottaient sur ses épaules , toute sa physionomie
respirait la joie et la candeur . « Je suis , me dit-il , le bon Vieux
Temps dont vous vous occupiez , et je viens vous convaincre ; ah !
vous doutez de tout le bien que l'on raconté de moi ! Attendez
que je me débarrasse » . Je m'aperçus alors qu'il portait sur son
dos un assez grand coffre , qui , remarqué plus tôt , m'eût peut- être
fait prendre le bonhomme pour un de nos musiciens ambulans .
Fort content de cette apparition qui ne me présageait pas de
mélancolie , je me levai pour accueillir l'aimable revenant . Je vous
remercie , lui dis-je , de votre agréable visite ; mais , papa , que
portez-vous donc là ? Comment ! reprit-il en riant , car il ne
parlait pas sans rire ; mais c'est ma lanterne magique . Je veux que
tout se retrace à vos yeux , et vous allez voir.... ce que vous allez
voir. Mon fils , poursuivit- il , affectant un air grave et feignant de
ne pas s'apercevoir combien la façon très - rustique de son large
habit carré de gros drap gris attirait mon attention ; mon fils , on
est trop frivole dans votre siècle , on cherche trop à briller , on ne
songe qu'à sa mise , on ne s'occupe que de futilités . Cela influe
284
MERCURE DE FRANCE ,
sur les moeurs , oui , certes , et plus qu'on ne pense. Quand je considère
vos coiffures , vos vêtemens , différens aujourd'hui de ce
qu'ils étaient hier…….. Pour des hommes , quelle inconstance ! quelle
instabilité !... Et vos dames donc ! ajouta-t-il en partant d'un grand
éclat de rire » .
Il avait disposé son petit théâtre et ses verres : «< Tenez , tenez ,
continua-t-il , voyez s'il est ici question de vos mille et une formes
de chapeaux et d'aigrettes , si l'on s'y drape avec de longs schalls ,
si l'on y porte des ridicules » .... Et voilà que mon bonhomme
déploie à mes yeux toutes les modes des deux ou trois derniers
siècles , sans songer que ces modes même m'offraient le tableau
d'une inconstance et d'une singularité encore bien plus grandes
que celles de notre âge. C'étaient , pour les dames , la duchesse ,
le solitaire , la fontange , le chou , le tête à tête , une culbute ,
un mousquetaire , le croissant , le firmament , le dixième ciel ,
la palissade , la souris , l'hurlubrelu , les petites tétes de choux
rondes , les tétonnées à la Martin , la coiffure à la Mongobert,
des tétes glissantes de pommade, des cheveux de deux paroisses,
la jardinière , les engageantes , les gourgandines , le boute-entrain
, le tátez-y, le laisse- tout-faire , une effrontée , une innocente....
En vérité , il n'y avait que de quoi s'égayer à toute cette
fantasmagorie . Le bonhomme , pour l'animer , représentait plusieurs
petites scènes et faisait chanter ses personnages . C'étaient de grands
éclats de voix et surtout des cadences perlées , des roulades à n'en
plus finir. Avouez en passant , me dit-il , que cette musique vaut
bien celle de vos jours où l'on ne sait que jeter langoureusement
et par saccades un mon coeur soupire ?.... Passons , passons
sur la musique , lui répondis-je , je suis tout occupé de vos modes ,
et en effet je ne me lassais pas de contempler toutes ces bizarres
inventions de l'esprit humain . M'abandonnant à la bonne humeur
que me donnait ce spectacle , je me mis à réciter quelques vers de
la comédie de Boursaut , où ces modes sont décrites ; le bonhonime
toutjoyeux fit aussitôt l'interlocuteur , et nous voilà l'un et l'autre
à déclamer.
---
AVRIL 1815 . 285
t
Mor.
Une robe de chambre étalée amplement ,
Qui n'a point de ceinture et va nonchalamment ,
Par certain air d'enfant qu'elle donne au visage ,
Est nommée innocente , et c'est du bel usage.
LE BONHOMME.
Sont-ce là des sujets pour vous mettre en colère ?
Moi.
Voilà la culebute et là le mousquetaire.
LE BONHOMME.
Un beau noeud de ruban dont le sein est saisi ,
S'appelle un boute-en-train ou bien un tatez-y ;
Et les habiles gens en étymologie
Trouvent que ces deux mots ont beaucoup d'énergie :
Une longne cornette , ainsi qu'on nous en voit ,
D'une dentelle fine et d'environ un doigt,
Est ane jardinière ; et ces manches galantes ,
Laissant voir deux beaux bras , ont le nom d'engageantes.
Moi.
L'homme le plus grossier et l'esprit le plus lourd ,
Sait qu'un laisse-tout -faire est un tablier court.
LE BONHOMME .
La coiffure en arrière , et que l'on fait exprès
Pour laisser de l'oreille entrevoir les attraits ,
Sentant la jeune fille et la tête éventée ,
Est ce que par le monde on appelle effrontée.
Mor.
Enfin la gourgandine est un riche corset
Entr'ouvert par devant à l'aide da lacet ;
Et comme il rend la taille et plus belle et plas fine ,
On a dû lai douner le nom de gourgandine.
Nous déclamions toute cette scène du ton le plus animé , et vraiment
c'eût été fort plaisant pour un tiers qui nous eût examinés.
Le bonhomme , aux anges , continuait d'accumuler tableaux sur
286 MERCURE DE FRANCE ,
tableaux . Vinrent les gros ventres , les culs postiches , les paniers,
les vertugadins..... Mais , papa , m'écriai-je enfin ; mais , papa ,
vous n'y pensez pas ! nos dames sont des prodiges de raison auprès
de toutes celles de vos jours . Bien éloigné de m'entendre ou de
vouloir m'entendre , et passant aux costumes des hommes , il me
déploie d'abord , dès les premiers temps de notre monarchie , les
chevelures tantôt longues et tantôt courteș . Tout à coup les Français
se montrent revêtus d'une longue soutane et portent un petit
capuchon ( 1 ) ; bientôt , quittant le froc et laissant le chaperon aux
présidens à mortier , aux avocats et aux docteurs , ils deviennent
des blasons ambulans , offrant sur eux toutes les pièces armoriales
de l'écu ( 2) , ou se carrent avec un habit semblable à celui que
portent encore aujourd'hui nos échevins et nos bedeaux (3) ; ici ,
c'est une longue culotte , si serrée que la pudeur en gémit (4 ) ; là ,
c'est un large haut-de- chausse à la Suisse , et des trousses que
recouvre une demi-jupe ( 5) .
་ །
N'y pouvant plus tenir , j'allais crier de manière à le faire arrêter
court , lorsqu'arriva un monsieur à la figure grave et réflé
chie , à la mise extrêmement soignée et du dernier goût : costume
franco - anglo - russo -prussien ; pantalon large et à bandes
rouges sur les côtés , bottes à talons hauts et ferrés , chapeau
à bords étroits . C'était le Temps présent . Vous vous amusez
donc, me dit-il en souriant, à regarder , comme les enfans , la lanterne
magique ? Le bonhomme , qui l'avait vu entrer , s'approcha
et remarquant que je me disposais à sortir : où allez -vous donc ?
me demanda-t- il ? Dîner, lui répondis-je , il est six heures. Ohbienmoi,
répliqua-t-il , je vais souper , et il se prit à rire . S'approchant de
mon oreille , il me dit tout bas je reviendrai , entendez - vous ?
j'ai encore beaucoup d'autres choses à vous montrer : les moeurs ,
(1) Douzième siècle et les trois suivans , longue soutane.
(2) Sous Charles V, habit blasoné.
(3) Sous Charles VI , habit mi-parti.
(4) Sous François Ier.
245) Sous le même règné.
AVRIL 1815.. 287
la religion , la politique , et puis , et puis ; vous voilà déjà convaincu
sur l'article des modes et de la musique.... Oui , trèsconvaincu
! repartis-je en riant. Je vous préviens cependant que
je ne veux plus de lanterne magique , car , en effet , c'est un spectacle
d'enfant ; et que monsieur et moi nous vous ferons des objections
auxquelles vous serez tenu de ne pas faire la sourde oreille ;
hé bien ! reviendrez -vous ? - Vous ne le méritez guère , me répondit
le vieillard avec un peu d'humeur : adieu , si je reviens
G.
vous me prendrez .
LES CONTRASTES.
Nota. Le brouillon de la lettre qu'on va lire a été trouvé dans la cour
des Messageries, rue Notre -Dame -des-Victoires. On n'y a fait aucun chaugement
, on s'est contenté, de corriger quelques-unes des fautes de style les
plus grossières , et de faire disparaitre quelques légères fautes d'orthographe .
Paris , le 21 mars 1815.
ENFIN , ma chère femme , me voilà dans ce Paris dont on doit
parler partout l'univers puisqu'on en parle jusque dans notre bourg
qui , selon notre voisin le maître d'école , est bien l'endroit où l'on
sait le moins ce qui se passe et ce qui existe sur le globe . Tu ne
saurais te faire une idée de l'étonnement que tout me cause ici .
Rien n'y ressemble à ce qu'on voit chez nous. La partie de la ville
que j'ai traversée en arrivant , et qui se nomme le faubourg Saint-
Marceau , m'a pourtant retracé quelque souvenir de cette partie
de notre village où les rues sont si tortueuses , si sombres et si
sales . La différence ne consiste vraiment qu'en ce que les maisons
ici sont plus hautes , les rues plus longues , qu'elles sont
pavées , et qu'on y voit plus de monde. Le peuple qui les parcourt
parait être plongé dans la plus affreuse misère ; les lambeaux
les plus hideux et les plus malpropres le revêtissent , ce qu'on ne
voit pas non plus chez nous ; cependant presque tous ces gens-là
sont ivres , et notre cocher m'a assuré que c'est leur état habituel
288 MERCURE
DE FRANCE ,
Je ne comprends pas trop comment avec des habits qui annoncent
le besoin , ils peuvent avoir une telle manière de vivre ; mais chaque
pays a ses babitudes, et notre voisin , qui a beaucoup lu , m'a dit mille
fois Paris était le
que
des contrastes . Tu pays sais que ce mot signifie
assemblage de choses qui ne paraissent pas faites pour aller ensemble :
et vraiment , à commencer par la ville elle-même , les différens quartiers
doivent être bien surpris de se voir renfermés dans la même enceinte.
Il n'est guère possible d'unir des extrêmes qui se ressemblent
moins . Si la région située à l'est de la ville est le plus affreux
cloaque qu'on puisse se figurer , ce qu'on appelle la Chaussée
d'Antin , les boulevards , le quartier du Palais-Royal , le faubourg
Saint-Germain , les Tuileries , me font croire à la réalité de ces
cités merveilleuses construites par les fées ou par les génies , et
dont la description nous amuse tant. Je n'en finirais pas , si je
voulais te dépeindre la moindre partie de ce que je vois tous les
jours. Je préfère , pour plus d'une raison , tenir un peu en suspens
ta curiosité féminine , et ajourner mon récit jusqu'à mon retour.
Il servira à l'amusement de nos soirées d'hiver.
Quoique je ne sois arrivé que depuis trois jours , j'ai déjà fait
plusieurs courses fort longues et très-fatigantes : il n'en est pas de même
mes affaires qui n'ont pas encore fait un pas , malgré les peines que
je me suis données . Mais si je n'ai pu rien conclure , j'ai du moins
trouvé d'amples sujets de divertissement dans la variété des scènes ´
que la foule toujours agissante fait succéder sous mes yeux avec
une rapidité et une fécondité incroyables . Pour t'en donner une
idée , je vais par manière d'à-compte sur la relation que je promets
de te faire de mon voyage , t'envoyer un abrégé de l'histoire de
ma journée d'hier. Tu verras si notre bon voisin a tort de dire
que Paris est le rendez-vous des contrastes épars dans l'univers.
Le matin , en me levant , je sus par le domestique de l'hôtel
garni où je suis logé , que le roi était parti dans la nuit , et qu'on
attendait l'Empereur dans la journée . J'hésitai un moment pour
savoir si je sortirais ; mais voyant de ma fenêtre les boutiques ouvertes
, et la foule circulant dans les rues comme de coutume , je
TIMBRE
RO
AVRIL 1815. 289
pris mon parti , bien résolu de profiter d'une circonstance ausși j
intéressante pour faire mes observations dans le sens de la remarque .
de notre magister . Le premier objet qui s'offrit à ma vie en sortant
de chez moi , fut l'étalage d'un marchand d'estampes . Le désordre
le plus bizarre y régnait . Un sacrifice à Cybèle touchait une descente
de croix . Immédiatement après venait une tête d'Aspasie
qui semblait faire le pendant de celle d'une madone . La nouvelle
du jour avait déjà fait sortir des magasins quantité de gravures
condamnées depuis un an à dépérir dans la poussière . Ici on
remarquait une victoire d'Austerlitz au-dessus d'un bivouac de
Cosaques aux Champs-Élysées ; là un buste de Napoléon à côté
de celui du duc de Berry ; un peu plus loin un portrait de la duchesse
d'Angoulême était environné des portraits de Dautun et
d'un comédien des petits théâtres ; au-dessous une estampe représentant
la naissance du roi de Rome attirait l'attention , concurremment
avec une autre qui représentait la cérémonie du 21 janvier
dernier .
A vingt pas du marchand d'estampes étaient deux hommes.
grimpés chacun sur une échelle appuyée contre le mur , et tous
deux occupés à coller une affiche . Sur l'une on lisait ces mots en
très-gros caractères : le bon temps revenu , l'autre portait en tête :
Assignats , guerre civile , guerre étrangère. J'approchai pour
lire le reste , mais mon attention fut détournée par un malencontreux
corbillard qui vint accrocher un élégant cabriolet dans lequel
était un enfant nouveau-né qu'on portait à l'église , et m'obligea de
lui céder la place . Tu ne connais peut-être pas ce qu'on appelle
un corbillard : c'est un vilain chariot noir dans lequel on transporte
les morts , afin sans doute que l'honnête homme , obligé par
la mauvaise fortune d'aller à pied toute sa vie , soit sûr du moins
d'aller une fois en voiture avant de descendre dans la terre . La
rencontre des deux équipages devint funeste à l'homme qui posait
la dernière affiche . La roue du cabriolet serra de trop près l'échelle
qui tomba , entraînant dans sa chute celui qu'elle portait . Ce dernier
ne gagna à ce saut périlleux que quelques égratignures ou
19
290
MERCURE DE FRANCE ,
contusions peu dangereuses ; mais il était si couvert de colle et de
houe qu'on le crut d'abord grièvement blessé. Un enfant d'Esculape
qui se rencontrait là ayant demandé qu'on lavât le visage du
malade , j'entrai pour demander un peu d'eau chez un marchand
de vin , que je trouvai si occupé à peigner le poil d'un vaste bonnet
de grenadier, tandis que sa femme mettait des papillottes à une
barbe postiche , que personne ne m'entendit. L'épicier en face
faisait de la politique avec le perruquier du coin et une robuste
blanchisseuse qui venait de puiser de nouvelles forces dans un verre
de mauvaise eau-de-vie : la discussion était échauffée ; on ne daigua
pas faire attention à moi. Pendant que j'étais ainsi en quête ,
l'afficheur revenu de son premier étonnement avait repris ses
ustensiles et s'était sauvé , et la foule ne trouvant plus rien qui
excitât sa niaise curiosité , ni son indolente compassion , s'était
aussitôt dispersée.
4
"
J'avais choisi ce jour pour m'acquitter de deux commissions
relatives , l'une au neveu de notre maire , l'officier de dragons
l'autre aux sollicitations de notre bon curé. Je me rendis d'abord
dans les bureaux du ministre des cultes , où je m'attendais à ne
trouver que des commis à tonsures et en petit manteau . J'arrive ,
d'après l'indication du concierge , à une pièce où je vois huit ou
dix personnes en uniforme. L'une qui tenait un fusil et faisait
l'exercice , me coucha en joue comme j'entrais ; deux autres , un
livre à la main , criaient à tue -tête pour savoir où devait être placé
le serre -file dans l'école du peloton . Le reste de la compagnie
était debout autour d'une grande table couverte par une carte
militaire des routes de France , divisées par journées d'étapes . Je
crus d'abord m'être trompé , et que la chambre où je me trouvais
était le corps - de-garde établi pour la police de la maison : mais un
de ces messieurs me désabusa ; il m'apprit que lui et ses camarades
faisaient partie de la garde nationale , et que le chef de bureau qui
est lieutenant de chasseurs , venait de se rendre à l'état -major. Je
remis en conséquence ma visite à une autre fois . En m'en allant
je rencontrai sur l'escalier deux jésuites , un chartreux , et trois
AVRIL 1815.
291
soeurs de la miséricorde , que suivait un tambour en uniforme
tant à la main une liasse de billets de garde.
por-
Je n'eus
pas une meilleure
chance
dans les bureaux
de la guerre :
le commis
auquel
je m'adressai
, après avoir parcouru
avec l'air
d'un homme
affairé la note que je lui remis , et avoir fait semblant
de feuilleter
quelques
vieilles
paperasses
, me congédia
en m'invitant
à repasser
dans un moment
où les affaires
de l'administration lui permettraient
d'entreprendre
la recherche
nécessaire
pour me
donner
une réponse
. Il me rendit ma note et je partis , non sans
m'être
excusé
mille fois auprès
de cet honnête
employé
, d'être
venu si indiscrètement
le déranger
de ses importantes
occupations
.
Juge combien
je ris ensuite
de ma simplicité
, lorsque
jetant les
yeux sur le papier
que je tenais , j'y trouvai
un couplet
de vaudeville
, dont la fraîcheur
de l'encre
décélait
la très-récente
création
.
Je conjecturai
que le plumitif
, dans l'embarras
que lui causait
l'importance
de son travail , avait fait un quiproquo
, dont probablement
il se sera consolé
moins vite que moi.
Je me disposais à rentrer au logis , lorsqu'en passant devant u
corps-de-garde , je m'entendis appeler par mon nom. Surpris , je
m'arrête , et je reconnais dans l'officier du poste le propriétaire de
mon liôtel garni . Eh bien ! mon cher hôte , me dit- il , il y a de
grandes nouvelles. J'en sais déjà quelque chose , lui répondis -je.
Oh ! vous ne savez pas tout , reprit-il d'un air mystérieux ; entrez
avec moi , je vais vous montrer une lettre que je reçois à l'instant
de Fontainebleau , et qui ne doit nous laisser aucun doute sur
l'issue d'une des plus étonnantes entreprises dont l'histoire fasse
mention . Je le suivis : nous traversâmes une grande salle à rez- dechaussée
qui n'avait guère de militaire qu'un lit de camp et un
ratelier d'armes. Les hommes qui y étaient réunis en ce moment ,
vêtus en simples bourgeois , formaient divers groupes . Dans l'un
on parlait du prix du sucre et de celui de la chandelle , et du cours
des effets publics ; dans l'autre , il était question d'une entreprise
de librairie ; dans un troisième , on faisait le procès aux ministres
du roi , et l'on désignait ceux dont l'empereur ferait choix im292
MERCURE DE FRANCE ,
manquablement ; et dans un quatrième , on cassait ou l'on approuvait
les décisions prises par le jury aux dernières assises.
Il était tard . Mon conducteur , après m'avoir montré sa lettre
qui ne m'apprit rien , me mena diner chez un traiteur du voisinage
. Le repas fut court , et nous nous séparâmes . J'avais quelques
emplettes à faire au Palais-Royal ; le jardin des Tuileries
était sur mon chemin ; je le traversai . Un peuple immense le remplissait
. Il était aisé de distinguer la diversité des opinions à la
diversité des couleurs . Les cocardes blanches et les cocardes tricolores
, les lis et les violettes s'entremêlaient : néanmoins à l'exception
de quelques apparences d'inquiétude qui se manifestaient sur
certaines physionomies , et contrastaient avec l'impatience qui se
peignait sur les autres , on eût dit , à la tranquillité qui régnait ,
que tout le monde était du même avis . En sortant de ce lieu , j’aperçus
un nombreux rassemblement au coin d'une rue voisine . Je
fus curieux d'en connaître la cause . C'était une proclamation de
Napoléon qu'on posait à côté d'une proclamation de Louis XVIII ,
encore humide. J'arrivai enfin au Palais-Royal. A l'un des anglés
de la galerie qui règne tout autour de ce bel édifice , s'étaient agglomérées
une cinquantaine de personnes criant de tous leurs poumons
: vive le roi ; dans un autre angle se trouvait un attroupement
bien plus considérable qui fesait retentir les airs des cris
répétés de vive l'Empereur : les deux groupes se mirent en mouvement
à peu près au même instant . Par bonheur , le démon des
contraires , qui tenait ce jour-là les Parisiens plus fort que de coutume
, oublia de diriger les promeneurs dans un sens opposé , ce
qui eût amené nécessairement une rencontre dont le résultat eût
été peut-être une scène violente. Les crieurs des deux partis s'en
tinrent donc à se promener et à s'époumoner , et ce n'est pas un
des contrastes les moins remarquables qui m'ont frappé dans cette
grande journée , que de voir prendre la même route par des gens
que leurs inclinations devaient porter dans une direction tout-à-fait
inverse.
Il ne me fut pas difficile de deviner la cause du repos qui régnait
AVRIL 1815 .
293
goudans
la ville , malgré quelque diversité d'opinions . Le dernier
vernement avait mécontenté tout le monde , même ses partisans :
l'Empereur ramenait avec lui la sécurité et l'espoir .
Adieu , ma chère femme ; compte que s'il se présente quelque
chose de nouveau à t'apprendre pour te divertir , j'aurai soin de
t'en faire part , et sois persuadée qu'à Paris comme à . . je
serai toujours le meilleur et le plus constant des maris .
·
Exposition, dans le musée impérial , des ouvrages de peinture,
'sculpture , architecture et gravure des artistes vivans .
[ Par continuation ( 1 ) . ]
Nous allons pénétrer dans le grand salon du musée impérial , où
nous examinerons tous les chefs - d'oeuvres de l'école moderne , et
sous quelques rapports les chefs-d'oeuvres de l'art.
Tâchons de les juger , non plus selon les lois de la critique d'atelier
, mais suivant les lois de la poétique générale des arts .
Il manque encore à l'Europe une doctrine complète des lois ,
selon lesquelles se produisent les sensations agréables . Il n'en faut
point douter, notre organisation physique et morale renferme les
principes généraux de la poétique des beaux- arts ; mais il est difficile
de démêler ces principes à travers le dédale que présente
l'action simultanée de nos facultés. Pour le philosophe qui a réfléchi
profondément sur notre organisation , il est démontré qu'il
existe une beauté universelle , unique , vers laquelle sont entraînés
tous les hommes doués d'une organisation parfaite , et que la
nature a placés dans les circonstances les plus avantageuses pour
jouir de cette organisation .
(1 ) Nous avions interrompu nos observations sur le salon , parce qu'il devait
être très- incessamment fermé ; mais on annonce aujourd'hui qu'il restera
encore ouvert quelque temps . Nous pouvons donc reprendre la suite des
articles qui ont pour objet son examen.
294
MERCURE DE FRANCE ,
Un autre fait bien important , dont est frappé le philosophe qui
observe les rapports intimes des beaux - arts avec nos facultés ,
c'est que tous les arts , ou pour mieux dire toutes les sensations
agréables , sont soumises à des lois analogues. La poésie , la peinture
, la sculpture , l'architecture elle - même , la chorégraphie ont des
principes généraux absolument semblables . On peut retrouver les
bases fondamentales de l'art de peindre dans la poétique d'Aristote
et dans celle d'Horace ; et le poëte trouverait peut - être aussi , dans
Alphonse Dufrenoy et dans Winkelmann , des leçons utiles à son
art. Cette vérité est la cause pour laquelle un grand poëte jugera
mieux l'ouvrage d'un grand peintre que d'un peintre médiocre ,
car le grand peintre et le grand poëte ont suivi des principes généraux
absolument semblables , principes qui étaient inconnus aux
peintres médiocres .
Ut pictura , poesis erit , etc. Hor .
Ut poesis pictura , etc. ALPH. DUFr.
Il viendra sans doute une époque où tous les arts , portés en
France jusqu'à la perfection , permettront de jeter le plan de leur
poétique générale , plan sublime dont Bâcon a offert les premières
données . Plusieurs articles de la poétique d'Aristote entreraient dans
ce vaste ouvrage sans avoir besoin d'éprouver aucune altération .
On en peut dire de même de certains passages d'Horace et de Boi-
Jeau. Des philosophes , célèbres chez toutes les nations modernes ,
ont jeté , séparément il est vrai , les bases d'un pareil ouvrage .
Les Burke , les Kant , les Hermsteruis , les Crouzas , les Hutchezson
, les Camper, les Megs , les Hogart , etc. , ont ouvert depuis
long-temps la carrière à cette branche de la philosophie qui tend à
augmenter le bonheur des hommes en leur apprenant à contempler
ce qui est beau , faculté que Platon regardait dans l'homme
comme la plus précieuse , et qu'il donnait pour preuve des rapports
éternels de l'espèce humaine avec la divinité.
Essayons de faire l'application de quelques - uns des principes
de la poétique générale des arts , dans l'examen que nous allons
faire des chefs- d'oeuvres de la peinture moderne.
AVRIL 1815 .
295
Deux artistes se disputent le premier rang dans le grand salon
d'exposition. Tous les deux joignent la méditation philosophique
à la savante exécution ; tous les deux sont devenus peintres , en
se guidant d'après les principes que Virgile et Racine ont suivis
pour devenir poëtes .
M. Guérin s'est appliqué à choisir des sujets qu'a illustrés la poésie
tragique. Les peintres doivent rechercher les sujets que le public
peut reconnaître aisément . Horace donne ce conseil aux auteurs
tragiques :
Rectiùs iliacum carmen tuque deducis in actus ,
Quàm si proferres ignota , iudictaque primus ;
et ce principe doit s'appliquer plus directement encore à la scène
pittoresque proprement dite . Le peintre , comme le tragique , est
censé être toujours éloigné de son ouvrage , et ne pouvoir en donner
l'explication. Il faut donc à la peinture des sujets déjà illustrés
par les autres arts , ou qui occupent les plus belles pages de l'histoire
.
L'auteur du tableau de Phèdre et Hippolyte , en traitant les sujets
mis en scène par Racine , a dû leur faire éprouver de bien plus
grands changemens encore que ceux que Racine faisait subir aux
chefs -d'oeuvres d'Euripide pour les transporter sur le théâtre de Paris
. Les convenances défendaient au poëte français d'offrir en même
temps sur la scène , Thésée accablant son fils d'imprécations , et
Phedre demandant la punition de celui qu'elle hait parce qu'il fut
vertueux . Le théâtre refuse un semblable spectacle : aucun des auteurs
qui ont traité ce sujet , depuis les tragiques grecs jusqu'à Robert
Garnier , et depuis celui-ci jusqu'a M. Cubière , n'a présenté
ces trois personnages dans la même scene ; et cependant la scène
pittoresque le demandait . Je ne pense même point qu'il fût possible
de présenter avantageusement , dans un tableau , Thésée maudissant
son fils , éloigné de Phèdre. En ceci , M. Guérin semble suivre
ce précepte d'Horace :
Publica materies privati juris erit si
Nec circa vilem , patulumque moraberis orbem .
296
MERCURE
DE
FRANCE
,
Nec verbum verbo curabis reddere , fidus
Interpres nec desilies imitator in arctum , :
Undè pedem proferre pudor vetet, aut operis lex.
Dans son tableau de Pyrrhus , M. Guérin a encore travaillé d'après
Racine . Le sujet d'Andromaque est presque entièrement de
l'invention du plus grand de nos poëtes ; il en avait pris l'idée dans
le troisième livre de l'Enéide ; ou , soit dit en passant , Virgile me
semble présenter aux peintres le sujet d'une belle composition ,
lorsqu'il fait approcher les Troyens fugitifs de la veuve d'Hector ,
placée entre le tombeau de son fils et un autre tombeau que
poële ne nomme pas.
le
M. Guérin a encore présenté dans ce tableau de Pyrrhus une
réunion de personnages qui n'a point lieu dans la tragédie de
Racine.
Je ne sais si l'auteur n'eût pas donné plus de perfection à son
ouvrage , en diminuant le nombre de personnnages animés de
passions diverses , qui le composent. J'ai entendu quelques pèrsonnes
louer certains tableaux , de ce qu'ils représentaient un grand
nombre de passions à la fois . Je n'ai jamais partagé leur admiration
sur ce point. L'âme n'aime point à passer plusieurs fois en un instant
d'un sentiment à un autre ; et , de même que la composition du
clair-obscur demande de grandes masses pour satisfaire les yeux ,
l'emploi des passions ne doit point présenter , dans le même cadre ,
un trop grand nombre des phases du coeur.
Nec quarta loqui persona laboret ,
dit encore Horace , en offrant les lois de la scène tragique . On peut
en dire autant de la scène pittoresque : ce principe mérite d'être
développé . Je crois qu'Horace veut dire ici qu'il ne faut point
présenter sur la scène plus de trois acteurs animés de grandes
passions , faisant un rôle important. Cette loi est fondée sur la
connaissance de la faiblesse de notre intelligence , qui ne pourrait
à la fois s'appliquer à partager un trop grand nombre de passions.
Il est aussi important de se conformer à cette loi pour ne pas diminuer
l'intérêt en le partageant ; enfin , cette loi facilitè le déve•
AVRIL 1815 . 297.
t
e
loppement des sentimens de chaque acteur, et permet de déployer
toutes les richesses de l'élocution. Horace n'entend parler ici que
des personnages animés de passions qui leur sont propres , et non
des acteurs qui partageraient les sentimens des personnages principaux
. Aussi , ajoute-t- il , immédiatement après :
Actoris partes chorus , officium virile
Defendat , etc.
On voit que le coeur est regardé ici comme un seul être dont les
diverses parties doivent éprouver les mêmes sentimens .
ΠIl y aurait donc un personnage de trop dans l'ouvrage de
M. Guérin; mais quel est celui que l'on voudrait exclure de ce beau
tableau ? Serait - ce cet Oreste , qui , par un seul geste de sa main ,
qui serait vulgaire peint par un peintre vulgaire , annonce l'orage
prêt à fondre sur l'Épire , quand son roi se déclare protecteur de
la beauté et de l'innocence? Serait - ce cette Hermione , dont la
jalousie médite la mort d'un ingrat , et qui sort pleine d'amour , de
mépris et de haine ? Non , le spectateur ne consentirait à éloigner
aucun de ces personnages. Avouons - le , les grands talens ont le
droit de donner une sorte de légitimité à quelques principes sujets
à contestation.
Ce tableau , par son ensemble , est une sorte d'innovation dans
la peinture des siècles modernes . On n'avait point encore vu d'artiste
qui voulût sacrifier les détails des fonds à une savante simplicité.
Il y a une sorte de témérité à renoncer au succès facile
des accessoires , à l'harmonie du clair-obscur, pour faire valoir la
perfection du dessin et la justesse de l'expression . On trouve , dans
cette méthode, quelque chose de cette simplicité homérique que les
littérateurs n'apprécient qu'après de longues méditations .
L'auteur d'Andromaque n'est point le seul de nos poëtes auxquels
M. Guérin ait , pour ainsi dire , voulu associer sa gloire . Son
tableau , représentant Céphale et l'Aurore , me paraît avoir été
inspiré par la charmante cantate de J.-B. Rousseau , intitulée Céphale.
Ce petit poëme est un chef - d'oeuvre de style et de composition
.
298
MERCURE
DE FRANCE
,
La nuit d'an voile obscur couvrait encor les airs ,
Et la seule Diane éclairait l'univers ,
Quand , de la rive orientale ,
L'Aurore, dont l'amour avance le réveil ,
Vint trouver le jenne Céphale
Qui reposait encor dans les bras du sommeil .
Elle approche , elle hésite , elle craint , elle admire ;
La surprise enchaîne ses sens,
Et l'amour du héros , pour qui son coeur soupire ,
A sa timide voix arrache ces accens :
Vous , qui parcourez cette plaine ,
Ruisseaux , coulez plus lentement ;
Oiseaux , chantez plus doucement ;
Zéphyrs , retenez votre haleine :
Respectez un jeune chasseur ,
Las d'une course violente , etc.
Je n'ai
pu résister au plaisir de présenter ces vers à mes lecteurs
ils y voient , pour ainsi dire , la description du tableau que
nous examinons . Le poëme de Rousseau et le tableau de M. Guérin
augmentent l'intérêt l'un de l'autre. Heureux si le peintre eût
suivi plus exactement les indications données par le poëte ! Rousseau
n'a pas mis l'Amour à la suite de l'Aurore , ce qui l'aurait
fait ressembler à Vénus. Il ne fallait pas même de zéphyr à la
suite de l'Aurore ; car les anciens , sous le nom d'Aurora ,
d'Aura, désignaient, outre le lever du soleil , le vent frais d'orient
qui le précède .
Rousseau a fait commencer son petit poëme par une courte description
de la nuit , ce qui jette une sorte de clair- obscur sur ce
joli tableau. Cette circonstance aurait dû indiquer au peintre qu'il
était important que sa toile offrit une masse d'ombre pour faire ressortir
, par le contraste , le brillant phénomène qu'il voulait retracer.
Je crois que Céphale devrait être placé sur le sol , non sur
les nuages . Je pense aussi que la partie inférieure du tableau ne
devrait point chercher à lutter avec la partie supérieure. Il fallait
éviter d'offrir dans le même cadre le phénomène physique et le
météore mythologique. Lorsque les machines poétiques se présenAVRIL
1815.
299
tent avec avantage , elles doivent chercher à éviter l'approche de
l'objet réel qu'elles figurent.
On permettrait peut-être à un sculpteur de représenter l'Aurore
jetant des fleurs sur le sein de Céphale ; mais la peinture ,
qui doit avoir à sa disposition toutes les ressources de la chromatique
, doit donner à l'Aurore l'éclat et la fraîcheur des fleurs
qu'elle fait éclore , et non point lui en remplir les mains . C'est- là
une sorte d'anachronisme ; l'Aurore qui fait épanouir les fleurs ne
doit point les cueillir . Ce tableau n'a point les qualités des autres
ouvrages de l'auteur , qui lui font pardonner le peu d'éclat de sa
couleur.
Dans le prochain numéro , nous examinerons les ouvrages de
M. Girodet. BRES.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES.
THEATRE DE L'IMPERATRICE . -Première représentation de
Mystère et Jalousie , comédie en un acte et en vers de M. Hippolyte.
Sophie fait un portrait , et reçoit de son tuteur une lettre équi
voque , comme on en trouve dans quelques pièces de Voltaire : tels
sont les motifs de la jalousie de Saint- Albain , son amant ; mais ce
portrait , qu'il croit être celui d'un rival , est le sien même , et une
explication lui démontre aussi son erreur au sujet de la lettre ;
l'amour lui fait obtenir son pardon.
Il y a peu d'intrigue et de comique dans cette pièce , dont le
sujet n'est pas très - heureux . La peinture de la jalousie convient
beaucoup mieux à Melpomène qu'à Thalie ; elle peut produire
quelques scènes plaisantes , mais non une comédie entière . On connaît
la tentative malheureuse de Molière dans Don Garice ou le
Prince de Navarre; le Jaloux , de Rochon de Chabannes ; et le
300 MERCURE DE FRANCE ,
Jaloux sans amour, d'Imbert , n'ont dû leur frêle existence qu'au
jeu des acteurs .
Quelques expressions triviales ont excité des murmures ; on a
distingué toutefois des vers assez bien tournés. La pièce a été
écoutée avec froideur , et cependant avec indulgence : elle ne peut
aller loin.
Première représentation de la Capricciosa corretta ( la Capricieuse
corrigée ) , opéra buffa en deux actes , musique de
Martini.
La Capricciosa corretta , annoncée sur l'affiche comme une
pièce représentée pour la première fois au théâtre de l'Odéon ,
n'est autre que la Moglie corretta ( l'Épouse corrigée ) , jouée en
1806 sur le même théâtre . Le compositeur de la musique ne doit
pas être confondu avec deux autres personnages célèbres dans cet
art , le père Martini , auteur d'ouvrages théoritiques très- estimés des
musiciens ; ce M. Martini , auquel nous devons le charmant opéra
du Droit du Seigneur, les belles symphonies de la Bataille d'Ivry,
et plusieurs autres morceaux de musique fort agréables de ces trois
artistes , le père Martini est le seul qui soit né en Italie ; l'auteur de
la Moglie corretta est espagnol , et celui du Droit du Seigneur
est allemand ( 1 ).
Faut-il parler du poëme de la Moglie corretta ? Il n'en vaut
assurément pas la peine : ce n'est qu'un tissu d'absurdités et de
platitudes . La musique du premier acte n'offre rien de très -remarquable
; celle du second ( suivant l'usage des opéras buffas où la
gradation musicale est ordinairement bien suivie ) est fort supérieure
. L'air de la Capricieuse , celui du jeu de cartes , et surtout
le duq si expressif et si piquant dans lequel Bonario et sa femme
se moquent l'un de l'autre , ont produit beaucoup d'effet : ce dernier
morceau , malgré sa longueur , a obtenu les honneurs du bis,
( 1) Connaissant l'influence magique d'une terminaison en i , il l'a ajoutée
à son véritable nom . Pourquoi madame Mainvielle -Fodor n'a- t- elle pas
imité son exemple ?
AVRIL 1815 . 301
et seul il donnerait envie de revoir l'ouvrage . Bassi s'est montré
bon comique dans Bonario : madame Mainvielle a été justement et vivement
applaudie pour son chant ; mais sous le rapport du jeu , le
rôle de femme capricieuse eût mieux convenu à madame Morandi .
A l'exception de ces deux artistes , l'ouvrage est abandonné aux
doublures ; on n'y entend point les virtuoses les plus goûtés du public
. Je ne dois point passer sous silence une innovation peu heureuse
introduite dans l'orchestre . C'est , je crois , la première fois
qu'on y a entendu une timbale : cet instrument , si cher à nos compositeurs
modernes , et si affligeant pour les oreilles délicates , n'a
été employé , il est vrai , qu'avec beaucoup de sobriété et dans
quelques parties de l'ouverture ; mais c'est encore trop . Seulement
admissible dans les airs militaires , hors de là il est aussi inconvenant
que désagréable .
La cause des artistes italiens de ce spectacle , non moins recommandables
par leur zèle que par leur talent , est gagnée : ils
ne seront plus les victimes d'une décision arbitraire et d'une insatiable
cupidité . Désormais assurés de leur sort , ils donneront tous
leurs soins pour faire jouir le public de quelques nouveautés et de
plusieurs excellentes compositions qu'on n'a pas entendues depuis
fort long-temps (2 ) . Si depuis plusieurs mois leur répertoire a été
monotone , c'est aux circonstances qu'il faut principalement l'attribuer
. Les amateurs répondront à leur zèle en se rendant en foule
à un théâtre dont on verra renaître les beaux jours sous l'influence
d'un gouvernement protecteur des arts .
A.
Nous trouvons dans le Journal général de France , du 25 de
mars , une lettre inédite de J.-J. Rousseau , que nous nous empressons
d'insérer dans notre feuille . Elle nous paraît réfuter vic-
(2 ) Il faut surtout s'attacher à celles de Paësiello , de Cimarosa et de
Mozart : ces trois grands maîtres sont les principales colonnes de l'Opéra
Buffa.
302 MERCURE DE FRANCE ,
torieusement ceux qui accusent d'hypocrisie ce philosophe encore
peu connu , et mål apprécié.
Copie d'une lettre inédite de J.-J. Rousseau , adressée à M. S.
de S.-B. , de la famille des magistrats de ce nom , et trouvée
dans un inventaire fait chez lui , dans sa terre près
d'Auxerre (1).
JE crains , monsieur , que vous n'alliez un peu vite dans vos
projets ; et il faudrait , quand rien ne vous presse , proportionner
la maturité des délibérations à l'importance des résolutions .
Pourquoi quitter si brusquement l'état que vous aviez embrassé ,
quand vous pouviez à loisir vous arranger pour un autre , si
tant est qu'on puisse appeler un état le genre de vie que vous
vous êtes choisi , et dont vous serez peut-être aussitôt rebuté
que du premier ? Que risquiez - vous à mettre un peu moins
d'impétuosité dans vos démarches , et à tirer parti de ce retard
pour vous confirmer dans vos résolutions par une plus mûre
étude de vous-même ? Vous voilà seul sur la terre dans l'âge
où l'homme doit tenir à tout. Je vous plains , et c'est pour cela
que je ne puis vous approuver , puisque vous avez voulu vous
isoler vous-même au moment où cela vous convenait le moins .
Si vous croyez avoir suivi mes principes , vous vous trompez ;
vous avez suivi l'impétuosité de votre âge ; une démarche d'un
tel éclat valait assurément la peine d'être bien pesée avant d'en
venir à l'exécution . C'est une chose faite , je le sais ; je veux
seulement vous faire entendre que la manière de la soutenir
ou d'en revenir demande uu peu plus d'examen que vous n'en
avez mis à la faire
Voici pis ; l'effet naturel de cette conduite a été de vous
brouiller avec madame votre mère ; je vois , sans que vous me
le montriez , le fil de tout cela ; et quand il n'y aurait que ce
que vous me dites , à quoi bon aller effaroucher la conscience
(1) L'historique de cette lettre se trouve dans les mémoires de l'auteur.
AVRIL 1815 . 303
tranquille d'une mère , en lui montrant sans nécessité des principes
différens des siens ? Il fallait , monsieur , garder ces sentimens
au-dedans de vous pour la règle de votre conduite ,
et leur premier effet devait être de vous faire endurer avec
patience les tracasseries de vos prêtres , et de ne point changer
ces tracasseries en persécutions , en voulant secouer hautement
le joug de la réligion où vous étiez né . Je pense si peu
comme vous sur cet article , que , quoique le clergé protestant
me fasse une guerre ouverte , et que je sois fort éloigné
de penser comme lui sur tous les points , je n'en demeure pas
moins sincèrement uni à la communion de notre église , bien
résolu d'y vivre et d'y mourir s'il dépend de moi car il est
très -consolant pour un croyant affligé de rester en communauté
de culte avec ses frères , et de servir Dieu conjointement avec
eux. Je vous dirai plus , je vous déclare que si j'étais né catholique
, je demeurerais bon catholique , sachant bien que votre
église met un frein très-salutaire aux écarts de la raison humaine
, qui ne trouve ni fond ni rives quand elle veut souder
l'abîme des choses ; et je suis si convaincu de l'utilité de ce frein ,
que je m'en suis moi-même imposé un semblable , en me prescrivant
pour le reste de ma vie des règles de foi dont je ne me
permets plus de sortir ; aussi je vous jure que je ne suis tranquille
que depuis ce temps-là , bien convaincu que sans cette
précaution , je ne l'aurais été de ma vie .
Je vous parle , monsieur , avec effusion de coeur et comme un
père parlerait à son enfant . Votre brouillerie avec madame votre
mère me nâvre ; j'avais , dans mes malheurs , la consolation de
croire que mes écrits ne pouvaient faire que du bien : voulez -vous
m'ôter encore cette consolation ? Je sais que s'ils me font du mal ,
ce n'est que faute d'être entendus ; mais j'aurai toujours le regret
de n'avoir pu me faire entendre . Cher S -B. , un fils brouillé avec
sa mère a toujours tort. De tous les sentimens naturels , le moins
altéré parmi nous est l'affection maternelle . Le droit des mères
est le plus sacré que je connaisse ; en aucun cas , on ne peut le
304 MERCURE DE FRANCE ,
:
violer sans crime . Raccommodez - vous donc avec la vôtre à
quelque prix que ce soit , apaisez -la ; soyez sûr que son coeur
vous sera rouvert si le vôtre vous ramène à ellc . Ne pouvez - vous
sans fausseté lui faire le sacrifice de quelques opinions inutiles , ou
du moins les dissimuler ? Vous ne serez jamais appelé à persécuter
personne que vous importe le reste ? Il n'y a pas deux
morales ; celle du christianisme et celle de la philosophie sont la
même , l'une et l'autre vous imposent ici le même devoir : vous
pouvez le remplir , vous le devez ; la raison , l'honneur , votre intérêt
, tout le veut ; et moi je l'exige pour répondre aux sentimens
dont vous m'honorez . Si vous le faites , comptez sur mon amitié ,
sur toute mon estime , sur mes soins , si jamais ils vous sont bons
à quelque chose. Si vous ne le faites pas , vous n'avez qu'une mau-,
vaise tête , ou qui pis est , votre coeur vous conduit mal , et je ne
veux conserver de liaison qu'avec des gens dont la tête et le coeur
soient sains. Signé , J. J. ROUSSEAU.
P. S. j'étais absent quand votre lettre est arrivée , ce qui m'a
mis hors d'état de vous répondre plus tôt , et je vais repartir
encore pour une tournée que ma santé et l'affluence des désoeuvrés
rendent nécessaire : il est bien confirmé que l'air de ce pays ,
quoique bon pour les autres , m'est très-malsain.
1
NÉCROLOGIE.
ON a annoncé , dans le Journal de Paris , la mort précoce
d'un homme de lettres , illustre par de nombreux et importans travaux.
M. Charles Villers , correspondant de la classe d'histoire et de
littérature ancienne de l'institut de France , membre de l'acadamie
et professeur à l'université de Goëttinguer, est mort dans cette
ville des suites d'une catolepsie . A peine devait-il avoir atteint sa
quarante-huitième année . Au milieu des scènes qui fixent les regards
du monde , lorsqu'une nation illustre par son génie , ses exploits
et ses malheurs , attend la paix et la liberté du monarque
AVRIL 1815, 305TRIBRE
qui lui a donné la gloire et la puissance , la voix de ceux qui c
lèbrent les travaux des hommes qui ont bien mérité des lettres et
des arts , ne doit pas être étouffée. Puisse bientôt une plume
plus éloquente que la mienne , rendre à la mémoire de M. Charles
Villers , un hommage plus digne d'elle , que ces lignes tracées à
la hâte au milieu des plus vives émotions .
M. Charles Villers était né aux environs de Metz , dans la Lor
raine allemande , d'une famille anciennement noble . Il suivit de
bonne heure la carrière militaire , et fut capitaine dans l'arme du
génie. Les horreurs , dont les passions et la méchanceté ensanglantèrent
la révolution française , l'engagèrent à quitter sa patrie
lorsqu'il crut contraire à son devoir et à sa sûreté d'y rester . Il
chercha à se consoler , dans le sein des muses , des maux auxquels
sa patrie était en proie . M. de Villers fit une étude particulière
des différentes parties de la littérature allemande , et acquit une
connaissance approfondie de la langue , de la philosophie , de la
poésie et des monumens historiques de nos voisins ; il forma la résolution
de faire apprécier par ses concitoyens , lorsqu'un jour il
serait revenu au milieu d'eux , le génie et les travaux de Schiller ,
Goethe , Herder, Mendelshon , Kant : c'est des écrits de ce dernier.
qu'il fit surtout une étude particulière . La doctrine édifiante et
sublime du philosophe de Koenisberg captiva l'esprit et l'âme de
M. Charles Villers ; de retour en France , après le 18 brumaire ,
quand le temple de la Discorde se ferma sous les auspices de la
Gloire et du Génie , il publia une analyse complète de la métaphysique
et des écrits de Kant , et fit précéder cet important travail
d'une notice exacte et impartiale sur sa vie et ses ouvrages :
Ce livre fit en France la sensation la plus remarquable ; il eut plusieurs
éditions , et la doctrine philosophique de Kant fut ainsi ,
pendant quelque temps , le point vers lequel se tournaient les méditations
de nos penseurs et le talent de nos écrivains . Mais un
autre ouvrage détourna bientôt l'attention publique de la philosophie
de Kant , sans la détourner de M. Villers . La classe d'histoire
et de littérature ancienne de l'institut de France proposa , pour
ROYA
SEINE
20
06 MERCURE DE FRANCE ,
sujet de prix , la question de l'influence de la réforme de Luther
sur la civilisation des lumières et la situation politique de l'Europe :
personne , plus que M. Villers , qui , pendant un long séjour eu
Allemagne , la terre native du protestantisme , l'avait étudié dans
les sources les plus authentiques , les monumens historiques et littéraires
, n'était en état de traiter cette question avec succès. Il le fit ,
et remporta sans partage le prix dans un concours mémorable par
l'importance du sujet et le mérite des concurrens. Lorsque son ouvrage
fut imprimé , le public confirma le suffrage de l'institut .
Profondément pensé et rempli d'une immense érudition , il jetait
un grand jour sur une de ces époques de l'histoire moderne ,
qui prouve que tous les efforts de la puissance et de l'habitude ne
peuvent rien contre l'influence tôt ou tard irrésistible de l'opinion
et de l'intérêt publics . Quelques critiques célèbres ne donnèrent cependant
pas à l'ouvrage de M. Villers , des éloges aussi absolus ;
quelques-uns ne partageaient pas son opinion sur un sujet qui , par
son importance , pouvait en effet être envisagé sous une foule d'aspects
différens les uns des autres ; ils pensaient , comme quelques
- uns des concurrens , que Luther ne fit que produire avec
violence une explosion qui pouvait être épargnée à l'Europe , et
que les progrès des lumières et de la raison auraient pu parvenir et
parvenaient déjà au même résultat politique et religieux , avec des
moyens un peu plus lents , mais beaucoup moins sanglaus et dangereux
. D'autres attaquaient l'ouvrage de M. Villers sous le rapport
du style : écrit en Allemagne et sur un sujet , pour ainsi dire ,
nouveau pour une plume française , il portait en effet dans plusieurs
endroits une empreinte étrangère , que l'on chercherait vainement
dans d'autres écrits plus appropriés au genre facile et gracieux de
notre littérature , et dont le portefeuille de l'auteur était rempli .
M. Villers jouissait à Paris de la plus juste considération et des
douceurs de l'amitié ; mais ses goûts , ses études , d'honorables liaisons
le rappelaient en Allemagne ; il se fixa à Lubeck : les exploits
de nos armées lui firent bientôt revoir des compatriotes jusque dans
ces parages éloignés . Ce fut à peu près à cette époque qu'il pu
AVRIL 1815 . 307
blia une Vie de Luther ; on y retrouva une partie des principales
idées qui l'avaient dirigé dans la composition de son grand ouvrage
couronné ; il retraça , avec quelque partialité , le caractère et la
conduite de l'homme qui fut l'auteur d'une réforme que les moeurs ,
les lumières , le climat et la situation du pays où elle éclata , y
avaient sans doute rendue nécessaire ; mais dans lequel il serait difficile
de trouver un modèle de douceur , de libéralité et de tolérance.
Les circonstances politiques avaient élevé le royaume de
Westphalie ; et cet état devait s'enorgueillir , à juste titre , de
compter parmi ses villes , Goëttinguer, le docte sanctuaire de l'érudition
germanique . Il s'agissait de prouver, au nouveau souverain
de ce royaume , de quelle importance il était de conserver les
institutions célèbres qui font la gloire de l'Allemagne savante et
lettrée . M. Villers publia un ouvrage dans lequel il développait
les immenses avantages attachés au genre d'enseignement pratiqué
dans les écoles supérieures , en faisant connaître particulièrement
les précieux établissemens dont la ville de Goëttinguer est
remplie ; les hommes célèbres dont elle revendique les noms et les
travaux , tels que Heine , Schloëtzer , Meiners , dont les lettres ont
eu depuis à déplorer la perte ; Blumenbach , Héeren , Eichorn , etc. ,
qu'elles sont encore glorieuses de posséder . Je remplissais moi-même
à Cassel une place administrative lorsque cet ouvrage y parut ; il
me fut remis dans cette ville par l'illustre homme de lettres et
homme d'état , auquel M. Villers avait eu l'idée bien naturelle de
l'adresser, par une dédicace , feu Jean Muller, alors conseiller
d'état , directeur général de l'instruction publique dans l'ancien
royaume de Westphalie.
Cet immortel historien de la confédération helvétique méritait
en effet , dans ce moment , l'hommage et la reconnaissance des
hommes de lettres de l'Allemagne . Ce fut l'époque où M. Villers
se fixa à Goëttinguer ; il y fut nommé professeur de philosophie
et secrétaire de l'académie pour la correspondance française . Infatigable
dans son projet de faire connaître et apprécier en France
les travaux et les services des meilleurs écrivains de l'Allemagne ,
308 MERCURE DE FRANCE ,
il publia une analyse raisonnée et méthodique de tous les ouvrages
d'histoire , de littérature , de politique et de morale qui avaient
paru chez nos voisins depuis le moment où M. Villers avait quitté
la France : il en envoya des exemplaires à ses collègues de l'institut ,
avec lesquels il n'avait cessé d'entretenir une correspondance aussi
exacte qu'intéressante. Enfin , lorsque l'Allemagne recouvrait son
indépendance , il publia un dernier écrit sur l'organisation la plus
appropriée à l'esprit du temps , qu'il convenait de donner à l'antique
confédération anséatique , qui l'avait adopté au nombre de
ses concitoyens. Ce fut alors qu'une mort précoce l'enleva aux let
tres et à l'amitié . Ses derniers voeux étaient pour sa patrie : éloigné
d'elle , il n'avait cessé de la chérir ; il jouissait de sa gloire , et
soupirait après son bonheur. L'écrivain , qui , dans un de ses premiers
et plus importans ouvrages , avait exposé et s'était appliqué
à faire apprécier les suites d'un événement religieux , qui avait
pour but et pour mobile la liberté de la pensée et celle de la conscience
, ne pouvait voir le bonheur de sa nation que dans la réunion
de toutes les garanties sociales , propres à assurer l'indépendance
et la dignité de l'homme . Pourquoi n'a-t-il pu jouir de l'avenir
qui s'offre devant nous par le retour du héros , qui , après
avoir rempli l'univers du bruit de ses triomphes , et au sortir de
nos troubles civils , et après avoir détrôné l'anarchie , veut maintenant
faire fleurir la liberté publique
Sous l'ombrage sacré du pouvoir monarchique!
Doué des qualités du coeur et du génie , et d'une figure aussi
noble qu'imposante , M. Villers , pour me servir à peu près de
l'expression d'une femme célèbre ( dans un ouvrage qui ne laisse
plus rien à désirer à ceux qui voulaient aussi nous faire connaître
les beautés intellectuelles et morales de l'Allemagne et de sa littérature
) , joignait , à l'érudition soignée d'un savant de l'Allemagne ,
l'aimable courtoisie des chevaliers français . Puissent de dignes émules
marcher sur ses traces glorieuses , et honorer comme lui , par leurs
travaux et leurs vertus , les lettres , la patrie et l'humanité !
MICHEL BEBR.
AVRIL 1815. 309
LES Sciences viennent de perdre M. Ant . Remi Mauduit , lecteur
et professeur au collège impérial de France , censeur impérial
honoraire , professeur à l'école d'architecture , et membre de
plusieurs académies de l'Europe . Il est mort à Paris , le 7 de ce
mois , dans la 85° année de son âge. M. Mauduit était considéré
par les savans comme l'un des hommes qui avaient le plus contribué
en France au progrès des sciences mathématiques . Indépendamment
de ses vastes connaissances dans cette partie , il était versé
dans la bonne littérature , et l'on connaît de lui plusieurs psaumes
en vers français , qui sont remplis de poésie.
POLITIQUE.
L'ÉVÉNEMENT presque miraculeux dont nous venons d'être les
témoins et qui replace la France à un point d'où elle ne pouvait
être sortie sans que l'ordre naturel eût été interverti , étonne bien
moins la raison qu'il ne l'affermit à combattre tout ce qui pourrait
désormais entraver la marche invariable des temps et de l'esprit
humain . Notre belle France , notre chère patrie est enfin rendue à
toute sa splendeur , à l'illustration de ses armes , à la prééminence
de ses arts , à la majesté de ses monumens , à l'immensité de sa
gloire nationale . Une seconde fois arrachée par la même main aux
horreurs de l'anarchie et de la guerre civile , et soustraite à une
honteuse humiliation , elle repose maintenant appuyée sur son
protecteur magnanime ; sur le monarque , véritable garant de sa
force , de son indépendance et de sa prospérité.
Mon dessein n'est pas d'outrager le malheur ; mais je ne
puis reporter ma pensée vers ce dernier gouvernement qu'un
souffle a renversé , sans me convaincre de plus en plus que la
puissance invisible qui règle à son gré les destinées des empires ,
qui préside à l'essor des connaissances humaines , aux mouvemens
310 MERCURE DE FRANCE ,
progressifs qui changent l'aspect des générations , prend le soin de
créer des hommes tellement appropriés à ses desseins , que vouloir
se soustraire à leur influence , que repousser en quelque sorte la
mission qu'ils ont reçue et les qualités extraordinaires dont une
sage prévoyance les a doués , c'est se précipiter dans l'abîme , s'environner
de toutes les ombres du chaos , et consommer la ruine
de son pays . Les malheurs que devait accumuler sur nous la marche
rétrograde tout-à - coup imprimée au siècle par les ministres de
l'ancienne dynastie , justifient assez cette pensée , et il ne faut
que jeter sur leurs torts un coup d'oeil rapide pour reconnaître
combien la France était devenue étrangère aux principes d'après
lesquels ils prétendaient la gouverner . Il est cependant des circonstances
accessoires qui peut -être aussi méritent un court examen
Je ne suis pas de l'avis , par exemple , de ceux de nos
écrivains qui pensent que les Bourbons
ne pouvaient
reparaître
en France dans un moment plus favorable . On les y vit rentrer sans doute avec tout l'intérêt que devaient inspirer leurs longs mal- heurs , maisleur autorité n'était plus qu'un joug imposé par l'étranger, et je crois pouvoir placer parmi l'une des causes principales
de Jeur chute , cette époque dont le souvenir ne cessait d'humilier profondément
l'orgueil national.
Ce ne sont pas précisément les peuples qui font les révolutions ,
bien qu'on s'obstine toujours à les rendre seuls comptables de ces
jours de calamités . Peu de personnes contesteront aujourd'hui que
ce soit l'ancienne cour qui ait donné en 1789 , à la France , le
mouvement même qui amena les désastres du trône ; les peuples
ne font que céder aux menées sourdes , aux intrigues des hommes
puissans qui les forcent de prendre part à leurs querelles ou de
seconder leurs vues ambitieuses ; ils ne sont autre chose qu'un ressort
que fait agir une main cachée , et sans l'action de laquelle il
ne se détendrait point ; ils ne peuvent en conséquence être , à proprement
parler , considérés comme le principe des révolutions
mais ils en profitent l'arc une fois détendu se raffermit , et
il est rare que la même main réussisse à le remettre dans son preAVRIL
1815 . 311
mier état. La maison des Stuarts eut en vain quelque temps l'espoir
de se rétablir , elle retomba pour ne plus se relever. Les
Bourbons avaient cet exemple , et ils oublièrent que nos vingt- cinq
ans de tension politique avaient avancé la France d'un siècle . Ces
vingt-cinq ans ont en effet teilement changé les moeurs et les
idées , que ce fut une expression assez étrange pour la géné
ration présente , que ce mot de légitimité , répété à outrance en
parlant d'un trône entièrement recréé par Napoléon , et appuyé
sur tant de victoires , de travaux et de sacrifices , auxquels les
nouveaux occupans n'avaient en rien contribué .
Le faible Jacques II , en qui périt l'espoir de sa dynastie , vint
s'en consoler à Saint - Germain en touchant les écrouelles et conversant
avec des jésuites ; les premières ordonnances de la restauration
ressuscitent tous les règlemens poudreux qui pouvaient tendre
à remettre en vigueur les vieilles institutions religieuses , elles
règlent la marche des processions extérieures , et préparent les lois
qui vont rétablir les couvens et les jésuites ; mais ces actes ne sont
rien si ou les compare à d'autres d'un intérêt bien plus puissant .
Nos places fortes sont abandonnées ; le roi date de la vingtième
année de son règne , acte qui déclare les Français en état de rébellion
pendant tout le temps qui s'est écoulé en l'absence du monarque.
Une charte a été donnée par le roi lui-même , qui proclame
un oubli total du passé , le maintien de la vente des biens nationaux
et de tous les hommes en place , quelles qu'aient été leurs
opinions politiques ; cette charte est aussitôt reconnue pour illusoire
, et ne cesse d'être violée . La presse , qu'elle promettait de
rendre indépendante , est de nouveau comprimée ; et les ministres ,
dans leurs discours , ne craignent pas de s'oublier au point d'insulter
le caractère national . Des écrivains soudoyés sondent l'opinion
publique , et essaient de la décider à la restitution des biens d'émigrés
. D'autres minent sourdement toutes les institutions nouvelles
, redemandent les corporations , les maîtrises . Un plus grand
nombre s'évertue à couvrir de ridicule toutes les idées qui préservent
l'homme de la dégradation et de l'asservissement ; les journaux
312 MERCURE DE FRANCE ,
portent l'empreinte de la coalisation ministérielle qui s'en est emparée
, et du fiel qu'elle ne veut cesser de répandre contre tout ce
qui annonce ces pensées grandes et libérales , dont elle se propose
de détruire jusqu'au moindre vestige . Pendant ce temps , un monument
expiatoire est élevé sur le sol où moururent des hommes
qui ne firent que porter la guerre civile et la désolation au sein de
la patrie : seuls , les vrais défenseurs semblent ne mériter aucuns regrets
, aucuns hommages . Des décorations militaires sont envoyées
dans les départemens de l'ouest à tous ceux qui ne cessèrent d'y
porter le fer et la flamme ; nos longues victoires sont nommées
des victoires sacriléges ; le nombre des services est méconnu ; l'espoir
de l'avancement comprimé . Des hommes nouveaux , et qui
n'ont pour eux que l'orgueil de leur naissance et leurs préjugés ,
vont commander les vieux enfans de l'honneur et de l'indépendance
. Ces maux ne suffisaient pas ; tout à coup des alarmes se
manifestent ; des enrôlemens secrets sont signalés ; les réactions ,
les vengeances semblent ne devoir plus s'envelopper des ombres
du mystère : au mépris de la garantie donnée par la charte , des ma
gistrats sont destitués de leurs fonctions ; et cette criante violation
des lois pénètre jusque dans le sanctuaire des sciences , où l'esprit
de parti veut désormais remplacer par ses agens des hommes dont
toute l'Europe a reconnu le mérite .
Tel est à peu près le tableau sommaire des fautes principales
de l'ancien gouvernement , qui ne manqueront sans doute pas
d'être développées par nos publicistes , et dont la progression
dut étrangement étonner cette jeunesse française qui n'avait
connu jusque là que les principés de tolérance et de régénération
dans lesquels elle avait puisé l'amour d'une religion sans
préjugés , d'une majesté royale environnée de sa propre gloire , et
d'un mérite civil et militaire , enfant de ses propres oeuvres . Je
n'ai point parlé du maintien des droits-réunis , et dont il eût mieux
' valu ne pas promettre la suppression , des diverses tentatives déjà
faites pour le rétablissement des dîmes , des corvées et de tous les
abus qui tenaient au système féodal : un pareil gouvernement couAVRIL
1815 . 313
rait de lui-même à sa ruine : j'ai dit qu'un souffle suffit pour le
renverser , ce souffle ne lui causa qu'une chute prématurée , il ne
pouvait se soutenir , et ses derniers momens , en avouant sa faiblesse
, montrèrent assez qu'il ne se dissimulait point ses fautes.
Le coup était porté . La guerre civile invoquée par d'imprudentes
et odieuses proclamations , devenue en effet inévitable sans la
prompte assistance d'un bras habitué à comprimer les discordes et
garant de tous les intérêts les plus chers , la guerre civile ne répondit
point aux vociférations qui la provoquaient . Napoléon avait
entendu nos plaintes , avait prévu nos alarmes et nos dangers .
Non-seulement son retour ne coûta pas une goutte de sang pour sa
cause personnelle , mais on ne peut trop lui rendre cet hommage
dicté par la reconnaissance , que sa venue arrêta des flots de sang
prêts à couler.
narque
:
Napoléon est rendu à la France , et l'épreuve du malheur n'est
jamais vaine pour un grand homme c'est la patrie toute entière
que nous retrouvons en lui . L'Europe a connu le pouvoir de nós
armes ; ce n'est plus à des conquêtes que nous prétendons ; le mode
vingt millions de braves vient maintenant consolider la
paix , la gloire et l'indépendance de son peuple. Nulles réactions ,
nuls ressentimens ne sont plus à craindre . Napoléon aussi a pardonné
; et sa clémence , elle - même excusant des torts , exprimée
d'un seul mot , mais d'un mot plein de sublimité , vaut bien l'appareil
constitutionnel d'une charte toujours enfreinte : « Il est , a
dit l'empereur dans une de ses premières proclamations , des événemens
d'une telle nature , qu'ils sont au-dessus de l'organisation
bumaine ...... Tout ce que des individus ont fait , écrit ou dit depuis
la prise de Paris , je l'ignorerai toujours ; cela n'influera en
rien sur le souvenir que je conserve des services importans qu'ils
ont rendus >>.
Tous les intérêts sont donc à jamais confondus en lui . Déjà sa nouvelle
carrière est marquée de plus d'un titre à notre reconnaissance :
les couleurs nationales sont déployées ; les airs chéris de la liberté
se font entendre , et cette liberté n'est pas illusoire : la pensée est
314 MERCURE DE FRANCE ,
affranchie ; le commerce infàme des esclaves est aboli ; les dernier
vestiges de la féodalité sont à jamais effacés , et le peuple , si intéressé
à la discussion de ses lois et de tous ses droits politiques ,
est appelé à se former une représentation dont les pouvoirs portent
l'empreinte de la volonté générale . Que ne devons-nous point
attendre de l'avenir , quand déjà le présent nous remplit de tant
de satisfaction ? C'est vraiment aujourd'hui que nous pouvons dire
avec Horace , et avec plus de raison sans doute que lui-même :
Nunc pede libero
Pulsanda tellus....
N. B. Dans l'impossibilité où nous sommes de publier ici toutes
les adresses qui ont été présentées à S. M. I. par les grands corps ,
les cours , les villes , etc. , sur son heureux retour ; nous choisissons
, de préférence , celle du conseil- d'état , l'une des plus remarquables
, et celle du corps municipal de la ville de Paris .
Adresse du conseil-d'état .
« Sire , les membres de votre conseil-d'état ont pensé , au moment de
leur première réunion , qu'il était de leur devoir de professer solennellement
les principes qui dirigent leur opinion et leur conduite.
>> Ils viennent présenter à Votre Majesté , la délibération qu'ils ont prise
à l'unanimisé , et vous supplier d'agréer l'assurance de leur dévouement ,
de leur reconnaissance , de leur respect et de leur amour pour votre personne
sacrée » .
Conseil-d'état . -
- Extrait du registre des délibérations.
( Séance du 25 mars 1815 ) .
Le conseil -d'état , en reprenant ses fonctions , croit devoir faire connaître
les principes qui font la règle de ses opinions et de sa conduite.
La souveraineté réside dans le peuple , il est la seule source légitime du
pouvoir ,
En 1789 , la nation reconquit ses droits depuis long -temps usurpés ou
méconnus .
L'assemblée nationale abolit la monarchie féodale , établit une monarchie
constitutionnelle et le gouvernement représentatif.
(
AVRIL 1815 , 315
La résistance des Bourbons aux voeux du peuple , amena leur chute et
leur bannissement du territoire français .
Deux fois le peuple consacra par ses votes la nouvelle forme du gouvernement
établie par ses représentans .
En l'an 8 , Bonaparte , déjà couronné par la victoire , se trouva porté att
gouvernement par l'assentiment national : une constitution créa la magistrature
consulaire .
Le sénatus-consulte du 16 thermidor an 10 , nomma Bonaparte consul
à vie.
Le sénatus -consulte du j28 floréal an 12 , conféra à Napoléon la diguité
impériale , et la rendit héréditaire dans sa famille.
Ces trois actes solennels furent soumis à l'acceptation du peuple, qui les
consacra par près de quatre millions de votes .
Ainsi , pendant vingt -deux ans les Bourbons avaient cessé de régner en
France ; ils y étaient oubliés par leurs contemporains , étrangers à nos lois ,
à nos institutions , à nos moeurs , à notre gloire ; la génération actuelle ne
les connaissait que par le souvenir de la guerre étrangère qu'ils avaient
suscitée contre la patric et des dissensions intestines qu'ils y avaient allumées.
En 1814 , la France fut envahie par les armées ennemies et la capitale
occupée. L'étranger créa un prétendu gouvernement provisoire . Il assembla
la minorité des sénateurs et les força, contre lear mission et contre leur volonté
, à détruire les constitutions existantes , à renverser le trône impérial et
à rappeler la famille des Bourbons.
Le sénat , qui n'avait été institué que pour conserver les constitutions de
l'empire , reconnut lui-même qu'il n'avait point le pouvoir de les changer .
Il décréta que le projet de constitution qu'il avait préparé serait soumis à
l'acceptation du peuple , et que Louis -Stanislas- Xavier serait proclamé
roi des Français aussitôt qu'il aurait accepté la constituion , et juré de
l'observer et de la faire observer.
L'abdication de l'empereur Napoléon ne fut que le résultat de la situation
malheureuse où la France et l'empereur avaient été réduits par les événemens
de la guerre , par la trahison et par l'occupation de la capitale ; l'abdication
n'eut pour objet que d'éviter la guerre civile et l'effusion du sang français .
Non consacré par le voeu du peuple , cet acte ne pouvait détruire le contrat
solennel qui s'était formé entre lui et l'empereur , et quand Napoléon aurait
pu abdiquer personnellement la couronne , il n'aurait pu sacriffer les droits
de son fils appelé à régner après lui .
Cependant un Bourbon fut nommé lieutenant- général du royaume et
prit les rênes du gouvernement.
Louis-Stanislas-Xavier arriva en France ; il fit son entrée dans la capi316
MERCURE DE FRANCE ,
tale ; il s'empara du trône , d'après l'ordre établi dans l'ancienne monarchie
féodale.
Il n'avait point accepté la constitution décrétée par le sénat ; il n'avait
point juré de l'observer et de la faire observer ; elle n'avait point été envoyée
à l'acceptation du peuple le peuple , subjugé par la présence des
armées étrangères , ne pouvait pas même exprimer librement ni valablement
son vou.
Sous leur protection , après avoir remercié un prince étranger de l'avoir
fait remonter sur le trône , Louis - Stanislas-Xavier data le premier acte de
son autorité de la dix-neuvième année de son règne , déclarant ainsi que
les actes émanes de la volonté du peuple , n'étaient que le produit d'une
longue révolte ; il accorda volontairement , et par le libre exercice de son
autorité royale , une charte constitutionnelle appelée ordonnance de réformation
; et pour toute sanction il la fit lire en présence d'un nouveau
corps qu'il venait de créer et d'une réunion de députés qui n'était pas libre ,
qui ne l'accepta point , dont aucun n'avait assez de caractère pour consentià
ce changement , et dont les deux cinquièmes n'avaient même plus de caractère
de représentans.
Tous ces actes sont donc illégaux . Faits en présence des armées ennemies
et sous la domination étrangère , ils ne sont que l'ouvrage de la violence ;
ils sont essentiellement nuls et attentatoires à l'honneur , à la liberté et aux
droits du peuple .
Les adhésions données par des individus et par des fonctionnaires sans
mission , n'ont pa ni anéantir , ni suppléer le consentement du peuple
exprimé par des votes solennellement provoqués et légalement émis .
Si ces adhésions , ainsi que les sermens , avaient jamais pu même être
obligatoires pour ceux qui les ont faits , ils auraient cessé de l'être dès que
le gouvernement qui les a reçus a cessé d'exister .
ils
La conduite des citoyens qui , sous ce gouvernement , ont servi l'État ,
ne peut être blâmée . Ils sont même dignes d'éloges , ceux qui n'ont
profité de leur position que ponr défendre les intérêts nationaux et s'opposer
à l'esprit de réaction et de contre-révolution qui désolait la France .
Les Bourbons eux-mêmes avaient constamment violé leurs promesses ;
favorisèrent les prétentions de la noblerse fidèle ; ils ébranlèrent les ventes
des biens nationaux de toutes les origines ; ils préparèrent le rétablissement
des droits féodaux et des dîmes ; ils menacèrent toutes les existences nouvelles
; ils déclarèrent la guerre à toutes les opinions libérales ; ils attaquèrent
toutes les institutions que la France avait acquises au prix de son
sang , aimant mieux humilier la nation que de s'unir à sa gloire ; ils
dépouillèrent la Légion d'honneur de sa dotation et de ses droits politiques ;
ils en prodiguèrent la décoration pour l'avilir ; ils enlevèrent à l'armée , aux
AVRIL 1815 . 317
braves , leur solde , leurs grades et leurs honneurs , pour les donner à des
émigrés , à des chefs de révolte : ils voulurent enfin régner et opprimer le
peuple par l'émigration.
Profondément affectée de son humiliation et de ses malheurs , la France
appelait de tous ses voeux son gouvernement national , la dynastie liée à
scs nouveaux intérêts , à ses nouvelles institutions .
Lorsque l'Empereur approchait de la capitale , les Bourbons ont en vain
voulu réparer , par des lois improvisées et des sermens tardifs à leur charte
constitutionnelle , les outrages faits à la nation et à l'armée . Le temps des
illusions était passé , la confiance était aliénée pour jamais. Aucun bras ne
s'est armé pour leur défense : la nation et l'armée ont volé au- devant de
leur libérateur.
L'Empereur , en remontant sur le trône où le peuple l'avait élevé , rétablit
donc le peuple dans ses droits les plus sacrés . Il ne fait que rappeler
à leur exécution les décrets des assemblées représentatives sanctionnés par
la nation ; il revient régner par le seul principe de legitimité que la France
ait reconnu et consacré depuis 25 ans , et auquel toutes les autorités s'étaient
lices par des sermens dont la volonté du peuple aurait pu seule les dégager.
L'Empereur est appelé à garantir de nouveau par des institutions ( et il
en a pris l'engagement dans ses proclamations à la nation et à l'armée ) ,
tous les principes libéraux , la liberté individuelle et l'égalité des droits ,
la liberté de la presse et l'abolition de la censure , la liberté des cultes , le
vote des contributions et des lois par les représentans de la nation légalement
élus , les propriétés nationales de toute origine , l'indépendance et l'inamovibilité
des tribunaux , la responsabilité des ministres et de tous les agens
du pouvoir.
Pour mieux consacrer les droits et les obligations du peuple et du monarque
, les institutions nationales doivent être revues dans une grande
assemblée des représentans , déjà annoncée par l'Empereur .
Jusqu'à la réunion de cette grande assemblée représentative , l'Empereur
doit exercer et faire exercer , conformément aux constitutions et aux lois
existantes , le pouvoir qu'elles lui ont délégué , qu'il n'a pu abdiquer sans
l'assentiment de la nation , que le voeu et l'intérêt général du peuple français
lui font un devoir de reprendre.
Réponse de Sa Majesté.
« Les princes sont les premiers citoyens de l'État . Leur autorité est plus
» ou moins étendue selon l'intérêt des nations qu'ils gouvernent . La
» souveraineté elle-même n'est hériditaire , que parce que l'intérêt des
» peuples l'exige. Hors de ces principes , je ne connais pas de légitimité.
» J'ai renoncé aux idées du grand Empire , dont depuis quinze ans je
818 MERCURE DE FRANCE ,
» n'avais encore que posé les bases. Désormais le bonheur et la consolí-
» dation de l'Empire français seront l'objet de toutes mes pensées » .
Adresse du Conseil municipal de la ville de Paris.
<< SIRE , V. M. fut élevée au trône des Français par la volonté unanime
de la nation , et depuis ving-sept ans un principe a survécu parmi nous à
tous les orages de la révolation ; il n'y a , il ne peut exister en France
de pouvoir légitime que celui qui a été librement et légalement confié et
reconnu par elle .
>> L'inconstance de la fortune et plus encore la trahison contraignirent
V. M. à descendre un moment de ce trône qu'elle n'avait pourtant pas le
droit d'abdiquer , puisque c'était par la volonté nationale qu'elle y était
montée ; mais les bons esprits et les bons coeurs ne se trompèrent pas sur
les véritables motifs de votre noble résolution : ils lurent au fond de votre
âme que vous étiez déterminé par un seul sentiment , celui d'accélérer le
moment où le territoire sacré serait évacué par l'étranger.
» Sire , vos généreuses intentions ont été comprises par les Français .
Que V. M. reçoive les bénédictions d'un peuple qui vous remercie d'avoir
été deux fois dans une même année , et par un éloignement volontaire et
par un prodigieux retour , le sauveur et le libérateur de la patrie .
» Nous parlons de votre retour , Sire ; eh ! quelle légitimité fut jamais
consacrée d'une manière plus puissante que ne l'a été la vôtre par l'unanimité
de sentimens et de voeux qui a signalé votre marche depuis le golfe
Juan jusqu'au château des Tuileries ! Quel triomphe que celui où le
triomphateur traverse un espace de plus de deux 'cents licues presque
toujours seul , sans armes, et semble ne se laisser approcher des troupes qu'il
rencontre que pour ne pas refuser aux anciens compagnons de sa gloire ,
le plaisir d'assister à la longue et civique fête de son retour !
» Sire , les premières paroles qui vous sont échappées en rentrant sur
le sol français , renferment la promesse d'une constitution digne de vous et
de vos peuples : cette promesse ajoute à tous les sentimens que nous vous
devons ; car les Français qui vous connaissent savent bien qu'une constitution
garantie par vous ne sera pas aussitôt violée que promulguée .
» Sirc , la ville de Paris vous salue des nouvelles protestations de son
respect , de son admiration , de son amour et de sa fidélité : qu'a- t-elle à
dire pour garantir la sincérité des sentimens qu'elle exprime ? quelle est la
ville qui vous doit davantage ? quelle est celle qui peut plus espérer de
votre coeur et de votre génie » ?
S. M. a répondu :
« J'agrée les sentimens de ma boune ville de Paris. J'ai mis du prix à
AVRIL 1815. 319
» mon coeur. -
› entrer dans ses murs à l'époque anniversaire du jour où , il y a quatre
> ans , tout le peuple de cette capitale me donna des témoignages si tou-
>> chans de l'intérêt qu'il portait aux affections qui sont le plus près de
J'ai dû pour cela devancer mon armée et venir seul me
>> confier à cette garde nationale que j'ai créée et qui a si parfaitement
» atteint le but de sa création . J'ambitionne de m'en conserver à moi- même
» le commandement . J'ai ordonné la cessation des grands travaux de Ver-
>> sailles , dans l'intention de faire tout ce que les circonstances permettront
» pour achever les établissemens commencés à Paris , qui doit être cons-
» tamment le lieu de ma demeure et la capitale de l'Empire : dans des temps
>> plus tranquilles , j'achèverai Versailles , ce beau monument des arts ,
>> mais devenu aujourd'hui un objet accessoire . Remerciez en mon nom le
» peuple de Paris de tous les témoignages d'affection qu'il me donne ».
Décret impérial.
NAPOLEON , Empereur des Français ,
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 15. A dater de la publication du présent décret', la traite des noirs
est abolie.
Il ne sera accordé aucune expédition pour ce commerce ni dans les ports
de France , ni dans ceux de nos colonies.
2. Il ne pourra être introduit , pour être vendu dans nos colonies , aucun
noir provenant de la traite soit française , soit étrangère.
3. La contravention au présent décret sera punie de la confiscation du bâ- timent et de la cargaison , laquelle sera prononcée par nos cours et tribunaux.
4. Néanmoins les armateurs qui auraient fait partir avant la publication
du présent décret des expéditions pour la traite , pourront en vendre le produit
dans nos colonies.
5. Nos ministres sont chargés de l'exécution du présent décret.
Signé , NAPOLEON
.
etc.
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES ; ANNONCES ; AVIS ,
Correspondance
de mademoiselle Suzette -Césarine d'Arly ; rédigée par l'anteur des Voyages d'Antenor , M. Lantier. Trois vol . in - 12 . Prix , 7 fr. 50 c., et gfr. fanc de port ; le même , deux vol. in- 8 ', 10 fr. , et 13 fr . franc de
port . Chez-Arthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº. 23.
Recueil des tombeaux des quatre cimetières de Paris , avec les épitaphes et inscriptions , lesdits tombeaux mesurés et dessinés par C. P. Arnaud ,
architecte-dessinateur , éditeur de cet ouvrage. Cet ouvrage aura vingt livraisons qui , avec le discours preliminaire , des
320 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1815.
remarques historiques , curieuses et intéressantes sur les funérailles , sépultures
, tombeaux et autres monumens de ce genre chez les anciens et les
modernes , et quelques morceaux de poésie et de prose relatifs au sujet
formeront deux vol . , à la suite desquels il paraîtra , dans le courant de chaque
année un supplément de quelques livraisons .
Chaque livraison sera distribuée à part et renfermera quatre planches ,
ornees de paysages au milieu desquels se trouveront les tombeaux gravés au
trait avec toute la précision convenable , et huit pages de texte.
Huit livraisons ont déjà paru , la 9. et la 10. paraîtront incessamment ,
ainsi que les discours et les descriptions , etc. , qui doivent former la première
partie.
Le prix de chaque livraison , papier grand-raisin , format in-8° . , 2 fr. ,
et 2 fr. 25 cent. franc de port ; le même, lavé et colorié , 8 fr . , et 8 fr. 25 c.
franc de port.
On souscrit à Paris , chez l'éditeur , rue de la Roquette , faubourg Saint-
Antoine , la seconde porte après le n° . 83; Laurens ainé , libraire , quai des
Augustins, nº. 19; Delaunay , libraire, Palais-Royal , nº . 243. Les lettres et
l'argent doivent être affranchis.
Les personnes qui désireront avoir des feuilles détachées coloriées s'adresseront
à M. Arnaud.
MUSIQUE. - SOUSCRIPTION .
Methode de chant , ou Études du solfège et de la vocalisation , par
M. Gerard , membre du Conservatoire Impérial de musique.
LA première partie de cet ouvrage contient les premiers élémens de
la musique et des solfèges d'une difficulté progressive , à l'usage des conmencans.
renferme
La seconde partie , qui traite spécialement de la vocalisation ,
un grand nombre d'exercices , tant pour développer la voix que pour ap
prendre à faire les différentes espèces de petites notes et les autres ornemens
du chant . Ces exercices sont suivis de grandes leçons écrites pour toutes les
voix et avec accompagnement de forté-piano .
Le prix de la souscription est de 24 fr . , et 26 fr. franc de port , pour les
personnes qui auront souscrit avant le 30 avril 1815. Passé cette epoque ,
le prix de l'ouvrage sera de 50 fr. On peut ne payer , en souscrivant ,
que la moitié du prix , 12 fr.
Tout souscripteur pour six exemplaires recevra le septième gratis . Les
exemplaires seront livrés dans les premiers jours du mois de mai.
On souscrit franc de port , à Paris , chez MM . Pleyel , boulevard Bonne-
Nouvelle , nº 8 ; Monsiny , boulevard Poissonnière , nº. 20 ; Naderman
rue de Richelieu , nº . 46 , et chez l'auteur , rue de Rochechouart , nº. 3o.
Le prix de la souscription au Mercure de France est de 15 fr.
pour trois mois , 29 fr . pour six mois , et 56 fr. pour l'année.
--On nepeut souscrire que du premier de chaque mois.— En
cas de réclamation , on est prie de joindre une des dernières
adresses imprimées ou d'indiquer le numéro de la quittance.
Les souscriptions , lettres , livres , gravures , musique , etc.
doivent être adressés , franc de port, au directeur du Mercure
de France , rue de Grétry , nº . 5. Aucune annonce ne sera
faite avant que cette formalité ait été observée.
---
TIMBRE
ROYA
SEINE
100
MERCURE
DE FRANCE.
No. DCLXXVIII . - Samedi 8 avril 1815." N° .
POÉSIE...
IMITATION D'HORACE.
A AUGUSTE . Ode IV, liv . 4 .
TROP long-temps la patrie a pleuré ton absence ;
Reviens , enfant des Dieux , monarque bien - aimé :
De ton prochain retour tu donnas l'assurance
Au sénat alarmé.
Prince aussi bon que grand , à ta cité fidelle
Viens rendre son éclat , ton bienfaisant
3.
Secours
:
I
Comme le doux printemps , quand tu brilles près d'elle ,
Tu lui rends les beaux jours.
Comme on voit une mère éplorée , inquiète ,
Gémir depuis un an de l'absence d'un fils ,
Que sur les flots émus un vent jaloux arrête
Loin de ses toits chéris ;
Tout pour elle est présage , elle est toujours plaintive ;
Ses prières , ses voeux gémissent dans les airs ;
Et pour y voir son fils , elle fixe attentive
•
Le rivage des mers :
21
322 MERCURE DE FRANCE ,
Ainsi Rome , ô César , aujourd'hui désolée
Te demande sans cesse ; exauce son espoir !
Rome heureuse par toi , de ses maux consolée ,
Brûle de te revoir,
Cérès de blonds épis vient embellis dos plaines ;
Tu nous rends le bonheur , l'abondance et la paix :
Et le joyeux nocher fend les vagues lointaines ,
Grâces à tes bienfaits.
Plus fidèle à l'honneur , le citoyen paisible
Vit chaste et sans remords sous les toits paternels.
La loi défend le crime , et la peine terrible
Poursuit les criminels .
Sous ton sceptre , ô Céșár ! qui craindrait la furie
Du Scythe vagabond , du Parthe , du Germain ?
Qui croira que la guerre aux champs de l'lbérie
Inquiète un Romain ?,
Fortunés habitans de riantes collines ,
Nous vivons occupés de rustiques travaux
Nous marions le cep aux branches purpurines
Des robustes ormeaux..
Au gré de nos désirs un doux festin commence
Nous versons tout joyeux le pétillant nectar ;
Et comme un nouveau Dieu , pleins de reconnaissance ,
Nous invoquons César.
Aux illustres héros sauveurs de la patrie ,
La Grèce décerna des honneurs immortels
Dans nos humbles foyers ton image chérie
A dejt des autels .
1
Sois toujours notre père , au peuple qui t'adore
Dispense, tes bienfaits ; ta gloire et ton amour! -
Telle est notre prière , au lever de l'aurore ,
Comme à la fin du jour.
J.-F. REVEL, avocat.
3
AVRIL 1815. 323
LES CARTES DE VISITE. *
FRONTIN , pendant deux jours qu'a duré mon absence ,
Ai-je été visité par des gens d'importance ?
Monsieur , avec grand soin , j'ai mis dans ce tiroir
Les cartes de tous ceux qui venaient pour vous voir.
Grâces à la leçon que vous m'avez donnée ,
Je ne les mettrai plus sur votre cheminée
Que je n'aie , avec vous , consulté mûrement
Si leurs noms y pourraient figurer dignement.
J'approuve vos raisons : les cartes de visite
Servent , dans bien des cás , de preuves au mérite.
En voici plus de cent de toutes les couleurs .
Ah ! Monsieur , les pieds-plats y sont près des seigneurs.
Je ne
ne pouvais pas seul en faire la critique ,
Et je les ai rangés par ordre alphabétique.
Je vais les annoncer , et c'est à vous de voir
S'il les faut refuser , s'il les faut recevoir.
Damis . -C'est un poëte ; ― il n'est pas sans génie ;
Mais pourquoi laissait - il siffler sa tragédie ?
Jadis il m'adressa des vers assez bien faits ;
Mais peut -on recevoir un martyr des sifflets ?
Quelque plaisant chez moi pourrait le reconnaître.
Qu'il cherche des succès avant que d'y paraître.
Mets son billet au feu . - Ma foi , monsieur l'auteur ,
Apprenez donc à faire un ouvrage meilleur;
Ou , croyez moi , tâchez de donner par la suite
Des billets de parterre avant ceux de visite.
Poursuivons l'examen : Monsieur Dagitencour.
Ah ! certes , il doit chez moi se montrer au grand jour !
J'ai trouvé son billet dans la chambre d'un prince !
-La peste! en quatre mots , l'éloge n'est pas mince !
-
-Aussi , depuis long-temps , on l'accueille partout."
324 MERCURE DE FRANCE ,
Il n'est point de projet dont il ne vienne à bout.
Son mérite , dit-on , n'est pas considérable.
C'est cependant , Frontin , un homme incomparable .
Sa figure ou son nom se glissent en tout lieu .
-Il doit de votre glace occuper le milieu .
Ecartons tous ces noms que son mérite efface .
Vivent les gens heureux ! tout doit leur faire place .
9
à rien.
Monsieur Dorlis...-Fi donc ! -Et sa femme .-Ah ! fort bien !
L'époux est un vrai sot un homme
propre
Mais sa femme est divine , et sa vive folie
Préserve plus d'un grand de la mélancolie.
Elle a , ces jours derniers , juge de son talent ,
Fait entrer son mari dans un poste excellent .
Le bonhomme , parfois , accompagne sa femme ;
Et l'on reçoit monsieur en faveur de madame.
Votre banquier Dormon. Ah ! quel homme ! je crois
Que pendant ces deux jours il est venu vingt fois.
-Ses visites , Frontin , sont souvent fort gênantes.
Mais , comme il a pour moi des façons obligeantes ,
Porte-lui mon billet de visite. - D'honneur ,
Il aimerait bien mieux un billet au porteur.
Monsieur , voilà le nom de votre apothicaire :
Je crois de ce chiffon savoir ce qu'il faut faire.
Je vais vous annoncer Monsieur Orthos. -Ah ciel !
Avec tout son savoir , quel ennuyeux mortel !
Tous les savans en us vantent fort son mérite ;
Moi , je reçois sa carte et jamais sa visite.
Sitôt qu'il se présente , il semble avoir pour but
D'ériger mon salon en petit institut .
-Votre cousin Pécourt , son beau-frère et sa fille.
-C'est un triste fardeau qu'une grande famille !
Pour visiter les gens il faut être vêtu .
Je suis au désespoir que mon portier l'ait vu .
Les parens ont parfois une amitié perfide.
AVRIL 1815 . 325
Ces gens , embarrassés , d'un air gauche et timide ,
Se sont dit mes parens peut-être à mes voisins .
J'ai dit , pour vous servir , que c'étaient mes cousins ;
Et , si vous le voulez , c'est sur ma cheminée
Que je réléguerai leur carte infortunée.
Monsieur de Millécorce . Ah ! c'est ce jeune fat
―
Qui donne à sa toilette un scandaleux éclat .
glace's
Portant dans vingt flacons tous les parfums de Flore ,
Il aurait grand besoin d'y porter l'ellébore .
Il se dit mon parent au dixième degré.
En y réfléchissant , je pense qu'il dit vrai .
C'est un fou , mais il plaît. Mets son nom sur ma
Nous devons des égards aux gens de notre race .
-Là finit l'examen : si j'ai bien présumé ,
Le reste ne vautpas l'honneur d'étre nommé.
Pourtant , j'ai mis à part ce billet , et pour cause :
Voyez qu'il est gentil ! il est couleur de rose .
Celle qui l'a porté , sans un peu de pâleur ,
Présenterait , ma foi , cette même couleur.
Sans doute , elle venait pour affaire pressante.
Votre absence a paru la rendre mécontente .
-Chût ! donne -moi cela . Que mon cabriolet ,
Sitôt qu'il sera nuit , à ma porte soit prêt.
Que ne me disais-tu...... ! va , partons au plus vite.
A propos , donne-moi des cartes de visite.
-J'en ai pris vingt , Monsieur , et c'est mon premier soin ..
-
Prends-en trente ; peut- être en aurai-je besoin .
BRES.
326 MERCURE DE FRANCE ,
LE HIBOU ET LES OISEAUX ( 1 ) .
CERTAIN hibou , privé de la clarté du jour ,
Entendait constamment les oiseaux du bocage
Exprimer au soleil leur éclatant amour ,
Et chanter ses bienfaits dans leur joyeux langage .
«
Quel est , se disait- il , cet hymne singulier
Que chante nuit et jour une troupe insolente ?
» Pour habiter ce mont , ce roc hospitalier ,
"
Ai-je , ô soleil ! besoin de ta clarté brûlante » ?
Que répondaient alors les habitans des airs
Aux accens ténébreux de cet oiseau sauvage ,
Insultant par ses cris l'astre de l'univers ,
Qui d'un Dieu tout- puissant nous présente l'image?
Ils élevaient en choeur leurs sons harmonieux
Vers l'être qui répand des torrens de lumière ,
Et louaient le Seigneur qui dans les champs des cieux
Lui traça de ses mains sa brillante carrière .
M. B.
(1 ) Cotte fable a été composée il y a environ un mois ; il sera facile d'en
reconnaître l'application en se rappelant le sujet de prix proposé à ceux qui
définiraient ce que c'est que des idées libérales , dans ce même journal
qui retrouve aujourd'hui à la fois et ses anciens rédacteurs et ses anciens
principes. Ceux qui me rendent la justice de penser que je porte dans
mon coeur les sentimens qu'inspirent ces idées libérales dont on voulait
nier jusqu'à l'existence , n'auront pas de peine à deviner les motifs qui
m'empêchent de m'appesantir davantage sur l'étrange programme qui a
donné lieu à cette fable , que j'ai lue dans une séance de la Société philotechnique
de Paris , immédiatement après que ce programme ent été renda
public. M. B.
AVRIL 1815. 3.27
A L'AMOUR.
VIENS , Dieu charmant des plaisirs et des ris ,
Viens , Dieu d'amour , apprends-moi l'art de plaire !
Pour l'art d'aimer , je le sais ; je l'appris
Lejour même où je vis mon aimable Glycère,
Tu donneras aussi , Dieu des amours ,
Quelques leçons à celle que j'adore !
Pour l'art de plaire , elle le sut toujous :
Mais l'art d'aimer .... elle l'ignore encore !
Le chevalier DE LASALLE.
ÉNIGME.
QUOIQUE je ne sois pas tellement nécessaire ,
Qu'on ne puisse sans moi terminer toute affaire ,
Pourtant est-il vrai que sans moi
Nul ne pourrait avoir pain ni pâte chez soi .
S........
LOGOGRIPHE.
NAVIGATEURS audacieux ,
Pour parvenir à la fortune ,
Bravez , bravez les fureurs de Neptune ;
Et vous , Harpagons odieux ,
Vous , que la soif de l'or domine ,
Jeûnez , faites maigre cuisine ,
Suivez bien votre plan , sans cesse ramassez ,
Entassez vos écus et jamais n'y touchez :
Pour moi , par un moyen plus simple , plus facile ,
Je saurai riche devenir ;
328 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1815 .
)
De ma tête j'irai me faire raccourcir ,
Car en la conservant je suis pauvre , stérile .
V. B. ( d'Agen ).
CHARADE .
De mon premier doit user sobrement
Tout écrivain qui vise à l'élégance.
Est toujours mon dernier , quelle que soit sa chance ,
Combat livré sur l'humide élement.
Dans mon entier , à la ville , au village ,
L'espèce humaine est bien peu sage ;
Jeunes et vieux , petits et grands ,
Se font un point d'honneur tous d'être intempérans ;
Ainsi le veut l'antique usage .
Par le même.
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insérés
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Guérite.
Celui du Logogriphe est Insecte ; ôtez in , reste secte.
Celai de la Charade est Vermine.
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
DE L'ÉDUCATION PHYSIQUE DE L'HOMME , par M. FRIEDLANDER
, docteur médecin . - A. Paris , chez Treuttel et
Wurtz , libraires , rue de Lille , nº . 17. - 1815 .
IL appartenait à un médecin plus qu'à personne , de
'nous instruire sur ce qu'exige notre éducation physique ,
sur les soins qu'il faut donner à cette enfance de l'homme
si long-temps prolongée , et en même temps si faible .
L'homme , cet être par exellence , n'est aux deux extrémités
de sa vie qu'un bien frèle roseau qui a besoin qu'on
le soutienne , et qu'on agisse pour lui . Notre vie s'annonce
par des cris , et se prolonge dans les larmes . La vie de
l'homme , de cet être dont l'intelligence est infinie , se
perd en effet entre deux enfances misérables aussi ces
deux enfances réclament les soins de ceux qui ont passé la
première , comme de ceux qui ne sont point encore arrivés
à la seconde. On a donné seulement plus d'attention à notre
première enfance , parce qu'elle nous ouvre la vie , et
enfin parce que la santé , aussi nécessaire au bien-être du
corps qu'à la vigueur de l'àme , en dépend presque
toujours .
:
Les philosophes de tous les âges se sont occupés de
cette première éducation . Les uns l'ont plus considérée sous
les rapports physiques que sous les rapports moraux , suivant
le but qu'ils se proposaient. Les médecins ont porté principalement
leur attention sur les soins physiques , tandis
que les moralistes , à la tête desquels on peut citer Plu330
MERCURE DE FRANCE ,
tarque parmi les anciens , et Rousseau parmi les modernes
, ont songé davantage à l'intelligence dont il est
si essentiel de bien diriger l'essor . Chez tous on trouve
des faits qui tiennent à ces deux considérations ; et l'on
est étonné , en lisant Plutarque , de la foule de remarques
faites par cet écrivain judicieux sur les soins physiques
que réclame notre première enfance.
Cependant , malgré les travaux des anciens et des modernes
, l'éducation physique de l'homme avait besoin
d'être considérée dans son ensemble , et il était nécessaire
qu'une main habile pût rassembler tous les détails dont
elle se compose , et nous montrer les règles , ou , si l'on
veut , les principes de toutes les pratiques que l'on est
obligé de mettre en oeuvre. C'est ce qu'a fait M. Friedlander
avec autant de clarté que de talent . Son ouvrage ,
écrit sans ambition scientifique , est fait dans un tel esprit ,
qu'il n'est pas une mère qui ne puisse le comprendre.
Cet ouvrage est même si essentiel , que probablement
il sera bientôt entre les mains de celles qui attachent quelque
prix à la bonne éducation de leurs enfans . M. Friedlander
aura ainsi atteint le but qu'il s'est proposé , celui
d'être utile : et quelle gloire vaut cet avantage !
L'auteur de l'ouvrage que nous annonçons est parti d'un
principe général pour développer en détail tout ce qu'exige
l'éducation physique , qui doit non-seulement chercher à
conserver la santé momentanée du corps , mais aller audevant
de tous les changemens que doivent opérer la
croissance et le développement des forces vitales. Cette
éducation doit être par cela même comme une sentinelle
vigilante destinée à profiter de tous les agens qui sont en
son pouvoir, pour contribuer au développement des forces
ainsi qu'à la perfection du corps et de l'intelligence. L'éduAVRIL
1815. 331
cation doit toujours tendre à des progrès dans une société
qui avance toujours . Elle examine jusqu'à quel point on
peut allier la conservation de la santé avec l'exercice ,
et cela afin d'atteindre un perfectionnement particulier
qu'exige une société civilisée . Elle voit s'il n'est pas possible
d'empêcher un trop grand développement d'un organe
aux dépens d'un autre , afin de rétablir cet équilibre
précieux dans un être qui marche vers tous les genres de
développemens . Combien , en effet , dans les premiers momens
de son existence , l'homme n'est-il pas en lutte soit
avec l'imperfection de ses dispositions , soit avec les agens
physiques qui l'entourent? Il a de plus encore à vaincre les
obstacles que la délicatesse , et même la faiblesse de ses
organes opposent au développement de son intelligence
comme à celui de son corps . L'éducation doit donc profiter
de tous les agens qu'elle peut mettre en oeuvre
pour atteindre son but ; comme aussi elle doit chercher
à garantir l'être qu'elle soigne , de tout ce qui pourrait en
troubler l'économie .
1
La médecine et l'éducation se composent de connaissances
séparées qui tendent à la conservation et au perfectionnement
de notre espèce , et qui doivent se prêter
un secours mutuel . Ce qu'elles ont de commun , c'est que
l'on ne peut traiter du corps vivant , sans penser à l'àme ,
ni penser à l'àme de l'homme en société , sans songer aux
changemens continuels qu'amènent les progrès de la civilisation
.'
En effet , si l'éducation physique de l'homme n'avait
à s'occuper que de ses qualités corporelles , l'éducation
seule des animaux pourrait jusqu'à un certain point
nous offrir les meilleurs exemples . Aussi , selon la remarque
de M. Friedlander , il doit être permis de dire que
332 MERCURE DE FRANCE ,
nous tenons assez de leur nature , pour puiser dans une
source qui offre l'immense avantage de faire des expériences
directes plus hasardeuses , qu'il n'est possible d'en entreprendre
sur nos semblables . Mais combien de circonstances
ne changent-elles pas , ne modifient-elles pas l'homme à l'infini
dans nos sociétés civilisées ? et ce problème si simple
en apparence de notre éducation se complique prodigieusement
, puisque la civilisation l'a rendue , en quelque
sorte , inséparable de l'éducation morale. Ainsi toutes les
dispositions particulières des divers individus sout soumises
à l'influence d'une société qui favorise tantôt le
physique , tantôt le moral ; et il ne dépend pas toujours
de l'instituteur ou du médecin de les faire marcher au
gré de leurs désirs . L'éducation physique ne pent donc
être soumise à des procédés constans . L'application des
principes et des moyens suppose toujours une certaine
habitude , et même un grand génie d'observation .
On pourrait se demander s'il est possible de créer
des dispositions heureuses , et de favoriser le développement
de l'enfance pendant la grossesse de la mère ? Mais
s'il n'y a pas moyen de faire naître certaines dispositions
à volonté , on peut du moins reconnaître dès la naissance
les imperfections , et observer ensuite les changemens qui
s'opèrent aux diverses époques de la vie. C'est sur ces
dernières observations que repose toute l'éducation ; et ,
sous ce rapport , elles sont de la plus haute importance .
Partant de ces principes généraux , M. Friedlander a
porté son attention sur tout ce qui peut avoir quelque
influence sur la santé et la vigueur du corps . Il examine
d'abord toutes les suppositions imagiuées pour démontrer
la possibilité de produire d'heureuses dispositions ,
possibilité qui , si elle existait , nous dévoilerait en même
AVRIL 1815. 333
temps les mystères de l'intelligence . L'histoire nous enseigne
bien que le mélange des peuples par les guerres et
les émigrations a beaucoup influé sur leur naturel : mais
tout en accordant ces grands résultats , en convenant que
les êtres d'une race forte , conservée dans sa pureté pri- .
mitive , produisent des enfans de la même trempe , est-on
en droit d'en conclure qu'il est au pouvoir de l'homme
de procréer à volonté des enfans forts et de beaucoup
d'esprit ? L'expérience de tous les jours nous montre le
peu de fondement de ces beaux rêves .
་
L'auteur passe ensuite à des considérations générales
sur l'état de la grossesse , où commencent proprement les
soins de la mère . Il indique les règles d'hygiène qu'on
doit leur prescrire , et n'oublie pas de montrer la grande
influence que la mobile imagination des femmes exerce
sur le foetus . Le développement du foetus lui donne lieu
à des remarques fort judicieuses ; et il en est de même
des moyens de connaître dès le bas âge les dispositions
physiques de chaque individu . Ici l'auteur invoque les
sciences naturelles pour arriver à ce but important. Il
pense qu'à l'aide de l'art de décrire les apparences extérieures
du corps , d'en étudier et d'en peindre l'extérieur ,
on pourrait sous ce rapport arriver à quelque résultat
satisfaisant . Il semble qu'en effet il y aurait possibilité de
déterminer jusqu'à un certain point les dispositions physiques
de chaque individu par l'examen comparé de l'ensemble
de son organisation . On l'a même tenté pour les
dispositions morales , en cherchant à les reconnaître par
des différences qui se manifestent à l'extérieur. Y est-on
parvenu ? c'est ce que nous n'oserons décider .
Le résumé sur les principes de l'éducation physique
pour la première époque de la vie que l'auteur trace en334
MERCURE DE FRANCE ,
suite , porte sur des objets non moins importans. Il y
discute l'influence de l'air sur l'enfant , et les mesures de
propreté qu'il exige ; et enfin l'allaitement dont sa santé
dépend d'une manière si sensible. Fixant ensuite son attention
sur le genre d'exercice qui convient à la première
enfance , il montre de quelle manière on peut exercer ses
sens naissans , en indiquant en même temps l'influence
que la méthode de coucher et de porter l'enfant peut
avoir sur son économie. Ce chapitre est terminé par une
comparaison fort curieuse de l'éducation physique en Angleterre
, en Allemagne et en France . Ainsi , selon M.
Friedlander , les mères jouent trop parmi nous avec leurs
enfans dans la première époque de la vie ; elles excitent
trop tôt leur vivacité ; elles ne se ressouviennent pas assez
qu'à cette époque , et dans les suivantes , on doit uniquement
s'attacher au développement physique. Cette observation
est encore plus évidente , si l'on compare les
différens genres d'éducation à une époque plus avancée .
En Angleterre , où l'éducation physique est arrivée à un
point de perfection assez rare , les mères ne pensent guère
qu'à la beauté physique de l'enfant ; aussi lui laissent-elles
beaucoup de liberté sans le fatiguer . En Allemagne , on
entend presque toujours les mères recommander à leurs
enfans de se tenir tranquilles . Ne songeraient-elles point
trop tôt à la modération à laquelle dispose assez le tempérament
? En France , les soins d'une mère semblent
plutôt dirigés vers un autre but : elles veulent avant tout
empêcher que l'enfant ne devienne maussade , et qu'il ne
manque un jour de promptitude d'esprit . Ces tendres
mères n'ont cependant rien à craindre à cet égard . En
effet , les facultés intellectuelles et l'amabilité sociale ne
sont-elles pas assez libéralement répandues en France ? Les
"
AVRIL 1815. 335
mères ne devraient pas oublier que pendant long-temps
les enfans n'ont besoin que de propreté , d'un air pur ,
de lait et de sommeil : aussi quand ils se portent bien
ne font-ils que manger et dormir.
L'auteur passe ensuite à cette époque si fatale à l'enfance
, la dentition. Il en indique toutes les périodes , et
les remèdes qu'il est convenable d'appliquer dans quelques
cas , encore assez rares . Enfin il examine les soins qu'exige
la dent elle-même , et ne porte son attention que str
ceux qu'une expérience raisonnée a démontrés nécessaires .
Il termine ce chapitre par des considérations importantes
sur le développement partiel et sur la fièvre qu'entraîne
souvent une croissance rapide . Comme on peut employer
différens moyens pour prévenir et pour remédier aux
inconvéniens de la croissance , il a soin de les indiquer
avec méthode et d'en faire sentir la nécessité.
")
La seconde époque de l'enfance , celle où l'enfant doit.
abandonner pour toujours un aliment préparé dans les
flancs qui l'ont portó , quoique exigeant moins de soins:
attentifs que la première , demande cependant une assez
grande vigilance H faut accoutumer par degrés un corps!
encore faible à lupporter une nourriture plus substantielle,
etlá odigérer des klimbs d'une toute autre nature . Ikim
porte dope beaucoup de ne pas présenter à l'enfant qui
quitte de sein de sa mère toutes sortes d'alimens . On doit
lui donner de préférence des alimens légers , et ceux qui
ont le plus d'analogie avec la nourriture qu'il vient d'abandonner.
Mais il existe une infinité de circonstances où ces
précautions ne peuvent point être prises ; et souvent aussi
l'enfant succombe , faute de pouvoir digérer des alimens
beaucoup trop lourds pour son débile estomac. Le médecin
peut quelquefois remédier à ce défaut d'harmonie *
336 MERCURE DE FRANCE ,
entre l'organisation particulière des individus et leur situa
tion dans le monde . A la vérité, la nature semble avoir
pris soin elle-même de lever les plus grands obstacles en
donnant aux jeunes êtres la faculté de s'exercer , de contracter
des habitudes d'après lesquelles ils se forment , et
en favorisant leur développement par la variété , le nombre
des moyens de subsistance et de conservation qu'elle ai
créés pour toutes les circonstances et pour tous les climats .
Dans ce chapitre , qui est le cinquième de l'ouvrage ,
M. Friedlander examine dans le plus grand détail la série
des alimens dont l'homme peut faire usage depuis qu'il
quitte le sein de sa mère jusqu'au moment où il doit user
de tout ce luxe de mets , fruit déplorable de la civilisation .
Il y discute ayce beaucoup de savoir les altérations soit
naturelles , soit artificielles qu'éprouvent les alimens , et
leur influence sur le corps de l'homme. Il a également
porté son attention sur la nécessité où l'on est de le faire
passer insensiblement de la nourriture végétale à la nourriture
animale , de modifier l'un et l'autre d'après la disposition
, la constitution de l'individu , et sa situation dans
la société. Enfin il termine ce chapitre en montrant jusqu'à
quel point la nourriture peut avoir de l'influence sur
L'exercice de telle ou telle fonction et de tel ou tel organe. II .
est surtout bien important , dit-il , de ne pas trop abuser
des toniques avec les enfans , afin de ne pas les émousser
pour toujours..
+
En rendant compte d'un ouvrage aussi important , nous
avons peut-être dépassé les bornes que permet ce journal;
mais on nous le pardonnera à cause de l'utilité d'une
pareille annonce. Dans un second article , nous suivrons
l'auteur dans toutes ses recherches ; et nous ne
pourrons qu'applaudir à ses efforts. Il est heureux qu'un
AVRIL 1815.
MBRE
pareil sujet ait été traité par un médecin , et surtout par
un médecin qui réunisse toutes les connaissances qu'il
exigeait. Ainsi le plus grand nombre des principes que
M. Friedlander admet , et des conseils qu'il donne aux
mères de famille , ont d'autant plus d'autorité qu'ils sont
fondés sur sa propre expérience , comme sur celle des
philosophes qui l'ont précédé .
MARCEL DE SERRES .
L
A ANTIGONE, par M. BALLANCHE. Paris, de l'imprimerie
de P. Didot l'aîné , rue du Pont de Lodi , nº . 6.— 1814 .
LE poëme d'Antigone est divisé en six livres ; il nous
retrace la vie et les infortunes d'OEdipe , de cet homme
du malheur, que l'antiquité regardait comme l'emblème
des destinées humaines . Il nous rappelle encore les malheurs
d'Antigone , ces malheurs qui , depuis Eschyle
jusqu'à nos jours , n'ont jamais cessé d'occuper la muse
tragique. Mais , selon la pensée de l'auteur du poëme ,
cette inflexibilité d'un destin aveugle , ces longues infor
tunes d'OEdipe auraient peu mérité qu'on s'en occupât
encore pour les présenter sous un jour nouveau , si le sens
moral de ces traditions n'avait été presque entièrement
méconnu. Pourquoi s'est-on refusé de voir , dans cette histoire
si déplorable du fils de Cadmus , l'histoire même de
l'homme , de ses misères , de ses faiblesses , de ses courtes
et trompeuses félicités , et de ses longues douleurs ? Pourquoi
enfin s'est-on refusé d'y voir le développement des
plus hautes pensées et des sentimens les plus généreux ?
car le malheur est une belle révélation de l'homme
moral.
C'est sous ce nouveau jour que M. Ballanche nous pré-
22
338 MERCURE
DE FRANCE
,
sente l'histoire d'OEdipe , et l'histoire non moins touchante
d'Antigone , dont la constance égala le dévouement . C'est
dans la continuité des soins généreux que se montre la
grandeur d'àme et la dignité de l'être infortuné. L'antique
énigme du sphinx nous désigne un être qui n'a qu'une
voix et qui n'est debout qu'un instant : n'est-ce pas-là tout
l'homme? N'est-ce pas là cet être qui ne sait que gémir , et
dont la vie sans durée se perd pour ainsi dire entre deux enfances
misérables ? Il marche par des chemins obscurs , en
s'avançant vers un but qu'il ignore . Souvent il désire ce
qu'il devrait éviter ; souvent il forme des projets qui trompent
son attente , lors même qu'ils ont succédé selon ses
voeux . Ses pas sont incertains , ses passions l'égarent , et sa
prudence elle-même lui tend des piéges cruels. Quelquefois
encore il croit ne commettre que des fautes , et c'est
de grands crimes qu'il s'est rendu coupable : leçon rare ,
mais terrible , qui lui est donnée pour lui enseigner à conserver
son coeur toujours innocent : tel fut OEdipe ; mais
cet homme du malheur , cet homme que l'antiquité regardait
comme l'emblème des destinées humaines , ce roi de
l'énigme , eut des enfans qui vinrent en quelque sorte compléter
une telle vie . Nous voyons ses fils , héritiers mal-
' heureux de son ambition , de son orgueil , de son caractère
inflexible , se disputer à main armée le trône de leurs
pères. Ses filles , colombes gémissantes , méritèrent d'avoir
les belles qualités qui les firent distinguer parmi les hommes
; elles eurent quelque chose de son brillant génie , et
tout son goût pour les choses honnêtes et pour la vertu.
Antigone seule reçut en partage la magnanimité d'OEdipe
et l'élévation de ses sentimens : elle eut de plus cette douceur
et cette patience qui aiment surtout à s'approcher du
coeur des femmes ; elle eut cet oubli de soi-même , qui met
AVRIL 1815. 339
le comble à toutes les vertus héroïques . Aussi Antigone
est-elle au milieu d'une famille si funeste , et parmi les
calamités de sa patrie , tantôt comme une divinité secourable
qui encourage et console , tantôt comme une victime
pure qui expie les fautes des autres . Nous ne sommes
donc point isolés sur cette terre de deuil ! Non : Dieu n'abandonna
jamais l'être qui souffre et le malheureux qui
gémit ! A côté des erreurs , de l'infortune, même de l'opprobre
, il a placé l'innocence , la vertu , le dévouement ; et
l'homme , ce roi détrôné , traverse son exil , toujours accompagné
de l'Antigone que le ciel lui envoie pour soulager
ses douleurs .
Dans son poëme d'Antigone , M. Ballanche a donc voulu
nous montrer sous un jour nouveau tout ce que l'histoire
déplorable d'OEdipe présente de moral , et nous faire voir
qu'avec celle de ses enfans , elle comprend l'histoire même
de l'homme. Il a développé cette pensée avec beaucoup
de talent , et les sentimens qui animent son poëme l'honorent
autant qu'ils doivent faire le charme de tous les
coeurs bons et vertueux. Les livres qui nous portent au
bien n'étaient devenus que trop rares pour ne pas applaudir
à ceux qui nous y rappellent . On doit encore plus y
applaudir , lorsqu'à l'agrément du style , ces ouvrages
joignent un intérêt vrai et pris du fond même des choses .
Il ne suffit pas en effet pour plaire de nous entretenir
d'événemens propres à nous émouvoir , mais il faut encore
que les malheurs , dont vous voulez que je m'attriste
soient pris dans l'ordre des choses naturelles . Soyez vrai
avant tout, et rappelez-vous, ainsi que le conseille Cicéron ,
que les pleurs sont de courte durée .
Nous n'entrerons point au sujet du livre que nous annonçons
dans une discussion qui a été bien souvent agitée
3/40
MERCURE DE FRANCE ,
et peut-être sans trop de raison , savoir si les poèmes écrits
en prose , mais en prose poétique , méritent le nom de
poëmes , que l'on ne voudrait appliquer qu'aux ouvrages
en vers . Nous n'entrerons point , dis-je , dans cette question
, parce qu'elle nous paraît avoir été assez généralement
décidée , depuis que nous avons un modèle de ce
genre de poëmes. Qui pourrait en effet refuser au Télémaque
le titre de poëme ? Cet admirable ouvrage n'est-il
pas tout aussi poétique que les plus belles poésies d'Homère
; et aussi instructif que nos plus beaux traités de
morale? Ce qui constitue un poëme n'est pas la forme sons
laquelle on nous le présente , mais bien le fond des choses
qui y sont traitées , pourvu toutefois que l'action en soit
noble et exprimée avec la dignité convenable. Il ne suffit
pas de nous montrer la vérité toute nue , il faut encore
parler au coeur et à l'imagination . La lumière pure et
délicate que répand la vérité , ne flatte pas assez ce qu'il y
a de sensible en l'homme ; elle demande une attention
qui gêne trop son inconstance naturelle . Nous aimons
qu'on nous instruise ; mais nous voulons aussi qu'on nous
présente les idées qui nous éclairent , revêtues de ces
images sensibles , qui en font le charme et la force. Tel
est le pouvoir de la poésie : elle embellit de ses brillantes
fictions la vérité même , et la morale la plus sévère lui
doit une nouvelle sublimité. Pouvoir divin , et le plus
noble attribut de notre intelligence , qui élève l'homme
au-dessus de lui-même , et porte notre âme vers tout ce
qui est grand et beau .
L'action que le poëme d'Antigone nous retrace est
noble et touchante : elle est racontée avec cette dignité
qui convient à la poésie , il n'y manque que le charme de
la mesure et du rhythme . Mais quoique cet ouvrage , qui
AVRIL 1815. 341
respire l'amour de la vertu , ne soit point écrit en vers , on
ne doit pas plus lui refuser le titre de poëme , qu'aux admirables
récits des aventures de Télémaque .
Le poëme d'Antigone commence au moment où le divin
Tirésias , se trouvant à la cour de Priam , ce roi l'engage à
lui raconter les malheurs lamentables d'OEdipe et de ses
deux fils , et enfin à lui dire cette guerre terrible des
sept chefs . Tirésias cède à ses prières , et lui raconte les
tristes destinées d'OEdipe et de ses coupables fils . L'his .
toire lamentable de tant d'infortunes est du moins adoucie
par le modèle de toutes les vertus et le généreux dévouement
d'Antigone. Le devin commence son récit par la
mort de Polybe , roi de Corinthe , qui passait pour le père
d'OEdipe. Polybe avait déclaré qu'après lui , l'heureux
OEdipe réunirait sur sa tête à la couronne de Thèbes celle
de Corinthe. Le peuple avait confirmé par ses suffrages
les dernières volontés du vieillard . OEdipe ne sentit plus
que la joie de posséder un second royaume et d'échapper
à des oracles importuns qui n'étaient plus que des mensonges
à ses yeux ; il célébra dans une fête magnifique le
jour heureux qui assurait son repos et augmentait sa puissance.
Cette fête fut cependant troublée par de sinistres
présages . Tirésias était déjà près de se retirer avec Antigone
et Ismène , lorsqu'un prêtre du temple de Delphes
se présenta pour prendre part à la fête , Son air vénérable
rappela le calme dans l'assemblée . OEdipe se leva à l'aspect
du vieillard et le fit placer à ses côtés. Le prêtre
chante les prodiges de l'harmonie ; mais en reprenant sa
lyre , il murmure un chant nouveau. Au lieu des souvenirs
heureux qu'il voulait retracer , ses paroles mystérieuses
ne savent peindre que des objets funestes : c'est un
enfant dont la naissance avait été un sujet de terreur pour
342
MERCURE DE FRANCE ,
ses parens ; ce sont les sommets escarpés du Cythéron ;
c'est Laïus immolé au milieu de ses gardes . Jocaste gémissait
dans son coeur , car elle se rappelait et cet enfant
condamné à mourir en naissant , et son premier époux
immolé par une main inconnue dans un défilé de la
Phocide.
OEdipe était agité de mille sentimens divers . Il sentait
une tristesse involontaire dissiper toutes les illusions dont
son orgueil l'avait abusé . Mille circonstances de sa première
jeunesse vinrent s'offrir à son esprit pour lui prouver
d'une manière confuse qu'il n'était point né de Mérope ,
et que Polybe n'était pas son père. Le vieillard étonné de
ces sinistres présages , donna à sa fille l'instrument harmonieux
dont les accords élevèrent jadis les murs sacrés de
Thèbes. A l'instant même , une pâleur mortelle vint flétrir
sur son visage les roses de la jeunesse. Elle voulait repousser
la lyre d'Amphion , mais il n'était plus en son pouvoir
de résister au dieu de Délos . Ses chants , qui finirent par
ces paroles , portèrent la crainte dans tous les coeurs .
« Déesse vengerésse , Némésis , est- ce toi qui guides ce
>> bras parricide ? Jeune présomptueux , tu te confies en ta
>> force ! Tu insultes à la faiblesse d'un vieillard , et tu
» l'immoles à ton barbare emportement ! Mais quelle est
>> cette victoire encore plus funeste ? Une vierge ne sau-
» rait raconter la suite de cette épouvantable aventure » .
OEdipe cède alors aux sentimens qui l'oppressent. ——
«< Sors , dit-il au vieillard ; ta fille est-elle comme un autre
» sphinx dont je dòive deviner les funestes énigmes ?
» Prince , ne cherchez point à démêler votre destinée :
>> cette curiosité indiscrète déplaît aux Dieux » .
Une calamité horrible , signe trop eertain de la colère
des Dieux , vint bientôt fondre sur le royaume de Laïus .
AVRIL 1815.-
343
Apollon tend son arc contre les malheureux habitans de
Thèbes , comme naguère contre la famille de l'orgueilleuse
Niobé . Le fléau destructeur n'épargne personne . La ville
est bientôt remplie de funérailles . OEdipe et Jocaste , dans
le trouble mortel qui les agite , ne savent à quel Dieu recourir
: ils ont des secrets qu'ils n'osent se confier et qu'ils
voudraient se cacher à eux- mêmes . Le roi ne pouvait bannir
de sa mémoire ce vieillard dont il versa le sang , et
Jocaste pleurait toujours l'enfant qu'elle laissa arracher de
son sein maternel.
L'infortuné roi de Thèbes , retiré au fond de son palais ,
cherchait la solitude et semblait craindre l'approche de sa
famille . Il se demandait avec douleur ce qu'étaient devenus
son courage , et cette brillante intelligence qui avait répandu
sa renommée parmi les nations de la Grèce : cette intelligence
ne lui avait-elle pas fait deviner que l'homme était
cet être qui n'a qu'une voix , celle du gémissement ; cet
être éphémère dont la vie , toute remplie d'amères tristesses
, est placée entre deux enfances si courtes et si rapprochées
, que le tout semble n'avoir que la durée d'un
jour?
Au milieu de cette funeste incertitude , Phorbas apprit
à OEdipe que le vieillard tué par lui sur les confins de la
Daulie était Laïus , et que Laïus était son père. Vous savez
enfin , lui dit-il , que cette reine de Thèbes dont il avait
obtenu la main pour prix de sa victoire sur le sphinx ,
était sa mère. A peine Jocaste a-t-elle entrevu la vérité ,
qu'elle s'est enfuie , le front couvert de honte . Etéocle et
Polynice , l'oeil sombre et hagard , aceablent de malédictions
leur malheureux père : O douleur qui n'a pas d'égale !
répètent-ils sans cesse ; nous voilà condamnés à une éternelle
ignominie ; il faudra désormais que nous passions de
344
MERCURE DE FRANCE ,
tristes jours à rougir de notre naissance. Antigone seule se
jetait aux pieds du roi et embrassait ses genoux : mon
père , disait-elle , quels que soient les malheurs qui nous
sont réservés , je vous en conjure, confiez-vous aux Dieux
immortels.
Les députés de Corinthe déclarèrent qu'ils ne voulaient
plus pour roi un homme qui traînait le malheur après lui ,
et qui avait deux fils si dignes de leur fatale origine. Créon
vouait aux Dieux infernaux cette race odieuse qui était
venue s'asseoir sur le trône de Labdacus. Hémon , le fils
généreux de l'ambitieux Créon , pleurait en silence ; mais
un autre sentiment pénétra dans son âme en même temps
que la pitié , lorsqu'il vit la pieuse Antigone baigner de
larmes les genoux de son malheureux père. Ainsi , au
milieu du trouble et de la désolation qui régnaient dans le
palais d'OEpide , deux nobles coeurs s'étaient entendus ;
les sentimens généreux que développe l'infortune les
avaient captivés bien plus fortement que les riantes séductions
du plaisir et du bonheur.
OEdipe crut conjurer le malheur en se privant lui-même
de la douce clarté du jour . Il enfonce de ses propres mains
une agraffe d'or dans ses yeux ; et sans se plaindre des
tourmens qu'il endure , il dit avec une espèce de joie
affreuse : Oh ! que je me plais dans ces ténèbres ! Obscurité
terrible et douce , je te salue ! sois mon aide ! sois mon
asile ! sois le lieu de mon repós !
Étéocle et Polynice , tous deux également insensibles ,
ne sont point touchés du spectacle si pitoyable d'OEdipe
s'arrachant les yeux avec un courage barbare. Créon , sans
respect pour ce qu'il y a de plus sacré dans le malheur ,
accable encore le roi des traits d'une sanglante ironie . Mon
père , s'écrie Ismène , vous venez d'entendre Créon ; hâtezAVRIL
1815. 345
?
vous d'abandonner à cet ambitieux des choses qu'il prise
au-dessus de la pitié et de la justice. Avait-on besoin
répond OEdipe , de ces dures paroles pour me dépouiller
du vain titre de roi ? Oui , je consens à descendre d'un
trône où je ne suis monté que par un crime affreux !
Eh ! n'ai-je pas dit ' assez que je ne veux conserver de la
vie , que ce qu'elle a de plus triste et de plus fàcheux ?
J'irai , oui , j'irai mendier mon pain ; et celui que le bandeau
royal poursuivait en quelque sorte , n'aura plus dé
retraite assurée.
Antigone , arrosant ' d'un torrent de larmes la poitrine
de ce monarque infortuné , lui disait d'une voix entrecoupée
: Non , vous n'irez pas seul ; je conduirai vos pas ; jė
mendierai avec vous le pain de la douleur. Mais OEdipe
n'a* pas même cette ressource . Il est enfermé dans une
tour ; et par qui ? par ses propres fils ! Ainsi , ce roi , na
guère si favorisé de la fortune , est maintenant réduit à
la solitude d'une prison. Tout cet éclat du trône s'est
évanoui ; mais il lui reste ses deux nobles filles : elles
apprêtent son frugal repas , préparent les modestes vêtemens
qui doivent désormais lui servir , et charment ses
ennuis par d'harmonieux concerts.
Bientôt après , Étéocle et Polynice , qui ont osé enfermer
leur père dans une prison , veulent le bannir ; car les per
fides tremblent qu'une tête dévouée aux Dieux infernaux ;
n'attire de nouveaux malheurs et sur eux , et sur leur
empire. Ils ignorent les insensés , que c'est à leur détestable
ambition qu'ils devront les calamités dont ils sont
encore menacés . OEdipe attire sur eux , par ses malédic- '
tions , la colère des Dieux vengeurs . Vous avez vengé sur
moi , s'écrie-t-il , le meurtre de Laïus ; vengez sur mes
fils mes propres outrages . Que le fer décide entre eux
346
MERCURE DE FRANCE ,
de la triste royauté de l'énigme ! Puis , il ajoute , avec un
sourire amer : Oui , je leur jette ma fatale couronne, comme
, dans une orgie , un homme ivre jette à terre des os
à demi-rongés , pour jouir du plaisir ridicule de voir des
chiens affamés se disputer cette vile pâture !
Antigone adoucit cependant la colère du roi ; elle le
supplie de ne point accabler ses frères du poids de sa malédiction
. Ma fille , lui dit-il , j'ai perdu mes sens et ma
raison : mais tu as promis de suivre ton père ; viens , guide
mes pas ; fuyons ces lieux funestes .
A peine OEdipe a-t-il franchi la porte Néitide , que ses
deux fils deviennent la proie de toutes les malédictions
paternelles . Le roi , toujours appuyé sur sa chère Antigone
, arrive auprès du Cythéron . C'est ici , s'écrie- t-il ,
avec douleur, que mes mains furieuses se sont baignées
dans le sang du grand Laïus. Qu'il me soit permis , avant
de mourir , de faire un sacrifice expiatoire aux mànes
de mon père : ta présence , ma fille , me sera nécessaire ;.
ton innocence , plus que mon sacrifice , apaisera cette
ombre irritée .
C'est après avoir fait ce sacrifice , qu'OEdipe succombe
à sa douleur ; et l'on ignore encore s'il a été englouti
dans un abime , ou si les Dieux l'ont enlevé vivant dans
l'olympe. La généreuse Antigone restée seule , partagée
entre l'étonnement et la douleur , chercha trois jours entiers
le corps de son père pour lui rendre les honneurs de la
sépulture , mais ce fut en vain.
Le fils de Créon , en apprenant la mort d'OEdipe , croit
' qu'Antigone ne refusera plus son appui. Il sort de Thèbes
et va sur le Cythéron , pour y découvrir quelques traces
des illustres bannis . Il la trouve enfin , mais pour en recevoir
les derniers adieux. « J'ai entendu , lui dit Antigone ,
AVRIL 1815. 347
les derniers enseignemens de mon père ; je dois accomplir
ses volontés déjà mon âme ne tient plus à ceux qu'elle
a aimés que par la douce puissance des souvenirs . Retournez
dans Thèbes , et dites à Ismène , qu'Antigone est
destinée à accomplir les dernières volontés de son père » .
Antigone se rend , d'après les ordres d'OEdipe , à
Athènes , auprès de Théséc . En vain chercha-t -elle à engager
Polynice à ne point acheter le trône au prix du
crime, et peut -être en sacrifiant un frère . Elle se rend
même à Thèbes , pour essayer si elle aura plus de pouvoir
sur Étéocle : ma soeur , lui repond le roi , je ne céderai
la couronne qu'avec la vie.
Dès lors , s'engage cette guerre fatale où les deux frères
trouvèrent la mort ; sort déplorable , mais légitime , pour
des fils qui avaient maudit leur père. En vain , pour ramener
ses frères à des idées de justice , Antigone fut- elle
jusqu'à Argos ; en vain , elle supplia Polynice de suspendre
sa vengeance . Aussi infortunée qu'à Thèbes , elle vit
ses deux frères s'armer l'un contre l'autre , et périr
les malheureux sous leur fer meurtrier . Telle était la fin
réservée à cette famille infortunée de Cadmus , dont la
race s'éteignit par des crimes jusqu'alors inconnus à la
terre .
L'histoire lamentable des malheurs d'OEdipe , racontée
devant le roi fortuné d'Ilion , était pour lui comme un
funeste présage , et comme une annonce de ne point compter
sur le bonheur. Au milieu de ses récits , plus d'une
fois le devin Tirésias fut troublé par de sinistres pressentimens
; enfin , cédant au Dieu qui l'inspirait , il ne put
s'empêcher de s'écrier : O famille florissante de Priam !
tu ignores à quels maux tu es réservée ? hélas ! tes malheurs
égaleront ceux de Thèbes infortunée. Ta prospé348
. MERCURE
DE FRANCE
,
rité passagèré và finir ; les paroles prophétiques de Cassandre
seront bientôt expliquées. Cependant la famille
de Priam , toute entière au bonheur dont elle goûte les
charmes , engage Tirésias à poursuivre son récit.
Il leur dit à quelles inquiétudes étaient en proie Ismène
et Antigone renfermées dans Thèbes , que le farouche Polynice
avait juré de réduire en cendres . Cependant un rayon
d'espérance leur restait encore , le coeur de l'homme
'n'est-il pas inépuisable en ressources pour se déguiser un
sinistre avenir ? Les deux infortunées seules , au milieu de
ces appareils de combats , croyaient encore qué leurs frères
finiraient par entendre la voix du sang. Mais les dieux
en avaient autrement ordonné poussés l'un contre l'autre
par la vengeance céleste , les deux frères lèvent leurs
bras homicides pour se donner la mort. A la vue d'un
´combat si nouveau , les soldats de Thèbes et d'Argos
croient apaiser leur colère , en s'écriant : c'est Étéocle ,
c'est Polynice ; ce sont deux frères assez insensés pour vouloir
ensanglanter leurs mains du sang d'un frère . Mais la voix
furieuse de Polynice demande à son frère le trône ou la
mort. Tiens , lui répond Étéocle , tu auras la mort. En
effet , il enfonce son épée toute entière dans la gorge de
l'exilé . L'infortuné ne réclame plus un trône ; d'une voix
suppliante , il implore un tombeau qui lui est refusé, avec
une ironie amère . Étéocle , lui-même , ne peut plus céder
un trône ni refuser un tombeau ; en se précipitant sur son
frère pour lui porter un dernier coup , il est tombé sur le
fer de Polynice qui avait recueilli tout ce qui lai restait de
force pour lui arracher une victoire dont il ne devait point
jouir. Ainsi périrent les fils d'OEdipe. Les soldats de Thebes
et ceux d'Argos , pleins d'effroi , sans songer à s'attaquer
, sans songer à enlever les cadavres des parricides , se
AVRIL 1815. 349
retirent en gémissant , et le ciel reprit pour lors sa sérénité
.
Le barbare Créon , triomphant des succès des Thébains,
se fit déclarer roi de Thèbes ; son coeur , aussi inflexible
qu'impitoyable , ne voulut jamais céder aux prières d'Adraste
qui lui demandait les corps de ses deux gendres
malheureux , le vaillant Tydée , et Polynice, le plus infor
tuné des hommes. Mais ce que la justice n'a pu obtenir
du coeur de Créon, la piété d'une femme , et de quelle
femme , d'Antigone , l'obtient aux dépens de ses jours : dernier
exemple d'une vie de malheurs et de dévouement.
Mais pour avoir apaisé , par des cérémonies expiatoires ,
les mânes plaintifs d'un frère infortuné , elle est condamnée
à périr toute vivante . Hémon , le généreux Hémon ,
arrive trop tard pour sauver la fille du roi . Les yeux d'Anyeux
tigone ont pu , néanmoins , avant de mourir , voir encore
une fois le vertueux Hémon . Elle ne lui a adressé aucune
parole ; mais un sourire de résignation et de bonheur
s'est reposé un instant sur ses lèvres ; et ce sourire , dernier
éclair de la vie , a été remplacé aussitôt par le calme
solennel de la mort.
Hémon , saisi d'une joie douloureuse , a recueilli dans
son âme le sourire de la victime , expression touchante
d'un amour qui fut toujours si pur , et qui maintenant est
revêtu d'immortalité . Le fils de Créon , s'inclinant sur la
vierge privée de vie , lui parle à voix basse , comme dans
la crainte d'interrompre le repos sacré de l'innocence.
C'est donc aujourd'hui , lui dit-il , que la suppliante du
Cytheron devient mon épouse ! Oui , c'est aujourd'hui
que vont s'accomplir les promesses d'Amphiaraus . Antigone
, tu n'attendras pas long-temps celui que tu aimes au
fond de ton coeur.
350 MERCURE DE FRANCE ,
Créon , l'inflexible Créon , devenu sensible pour le
seul fils qui lui reste , a appris qu'il avait dirigé ses pas
vers la caverne où avait été ensevelie toute vivante la noble
Antigone. Il y accourt , et veut sauver du désespoir un fils
chéri. Il est décidé à le sauver , même au prix d'une alliance
avec la fille d'OEdipe , avec la fille de l'opprobre et
du malheur. En arrivant auprès de la caverne , il voit Antigone
sans vie, et auprès d'elle le généreux Hémon plongé
dans une sorte de calme qu'il prend pour le calme stupide
de la douleur. Il essaie de le ramener par des paroles
flatteuses . Hémon refuse un instant de répondre ; puis ,
craignant que son silence ne soit un outrage à l'auteur de
ses jours , sans quitter son attitude , sans ôter les yeux de
dessus l'objet de ses regrets , il laisse échapper ce peu de
mots : Mon père , votre tendresse est bien tardive ; je vous
remercie néanmoins . Je sais à présent qu'un peu d'amour
pour moi reposait au fond de votre coeur. Hélas ! ma seule
ambition fut de devenir l'époux de cette fille sublime ; mais
je serai son époux dans la tombe .
Il expire à ces mots . Accablé de fatigues , ses largés
blessures s'étaient rouvertes ; le sang, qui ne pouvait pas
être contenu par les appareils , s'était échappé avec violence
; et le vêtement blanc de la vierge pudique fut à
l'instant même inondé de ce sang généreux. Hémon mourut
ainsi , les yeux toujours attachés sur la fille d'OEdipe .
Créon se retira , entraîné par ses amis qui étaient accourus
près de lui . Les deux époux furent placés sur le même
bûcher , et ensuite ensevelis dans le lieu même où ils
avaient été réunis par la mort.
Ici le devin Tirésias termina son récit . Toute la famille
du puissant monarque de l'Asie, ainsi que le roi lui-même,
restérent plongés dans le silence le plus profond. Des presAVRIL
1815 . 351
sentimens funestes commençaient à faire germer les inquiétudes
au fond des coeurs ; les graves leçons que le
vieillard Thébain mêlait à tous ses discours , bien plus encore
que les vagues prédictions de la belle Cassandre , réveillaient
dans les âmes la crainte du châtiment pour la
justice outragée par l'hospitalité trahie . Hélas ! des bruits
menaçans vont éclater tout à coup : le cri de la guerre
retentira en même temps , et dans les vallées de la Thessalie
et de l'Eurotas , et parmi les îles nombreuses de la
mer. Déjà les nations de la Grèce , qui sortent à peine de
combats terribles , se préparent à de nouveaux combats
non moins terribles. Les fils de ceux qui ont péri devant
Thèbes , seront aussi vaillans que leurs pères , et trouveront
dans les plaines de Troie , des héros également redoutables
. Les jours d'Ilion s'approchent ; ses destinées
vont finir de ses cendres naîtra un nouvel empire qui
long-temps , à son tour , agitera le monde . Ainsi , les peuples
se succèdent les uns aux autres sans rencontrer le repos
; ainsi les générations naissent et meurent au sein de la
douleur); ainsi l'homme vit dans de nombreuses alarmes ,
et la voix du gémissement sans cesse se fait entendre par
toute la terre .
::
Ici se termine le poëme d'Antigone . L'analyse succincte
que nous en avons donnée , aura sûrement fait sentir combien
l'action en est sagement ordonnée , et l'on peut dire
que l'invention en est aussi simple que le style . Ce poëme
inspire l'amour de la vertu ; en retraçant des infortunes audessus
de toutes les infortunes , il nous enseigne combien
la félicité de l'homme passe vite , et combien ses jours sont
courts. On éprouve un charme infini dans le récit de tant
de douleurs , en pensant que si la vertu n'est pas toujours
heureuse ici-bas , elle en est du moins récompensée par
1
35a MERCURE DE FRANCE ,
une félicité qui n'a pas plus de bornes que l'éternité. Co
poëme fait autant d'honneur au coeur de M. Ballanche ,
qu'à son talent , et sous ce double rapport , il aura toujours
un grand prix pour les hommes de bien. M. S.
MÉLANGES.
HASSAN , OU LE MIROIR DE LA VÉRITÉ,
CONTE ORIENTAL.
Un mauvais génie conspire sans doute contre moi , et dirige à
son gré les événemens de ma vie . Je n'ai rien à me reprocher. Je
fais des aumônes abondantes. J'ai fondé un couvent de derviches
sous les murs de la ville d'Hormus , qui m'a vu naître , et j'ai bâti
deux karavanseraïs pour recevoir les voyageurs . Je n'ai jamais
cherché à nuire à personne; j'ai souvent , même, pardonné les
offenses qu'on m'a faites ; je suis à la rigueur les commandemens de
notre saint prophète. Je fais mes ablutions et les prières ordonnées
par le Koran; j'ai trancrit quinze fois ce divin livre en entier , et je
le sais par coeur ; j'ai été en pèlerinage à la Meke , où j'ai fait sept
fois le tour de la Kabah et bu de l'eau du puits de Zemzem. Cependant
je suis le plus malheureux des hommes , et je n'ai plus qu'à
mourir si je veux éviter que de nouvelles calamités viennent fondre
sur moi. Que dis-je ? en est-il encore quelques-unes que je puisse
redouter? Ah ! quelle que soit la suite de ce qui est écrit au ciel sur
la table de lumière , ma destinée ne saurait me préparer rien de
plus funeste que ce qu'elle m'a fait éprouver jusqu'ici » .
C'est ainsi que se plaignait Hassan , tits de Behloul , de la riche
cité d'Hormus , sur le golfe Persique . A quelques pas de lui était
un vénérable santon , qui , l'entendant se lamenter de la sorte ,
s'approcha : O mon fils ! lui dit-il , la destinée a sûrement été
bien rigoureuse envers toi pour t'arracher ces plaintes amères ;
mais souviens-toi de ce qu'éprouva notre divin prophète lorsqu'il
AVRIL 1815.
ROYA
TREM
errait seul dans le désert , fuyant la fureur de ceux qui voulaient
le tuer. Dieu éprouve ceux qu'il aime. Il les purifie paadver
sité , comme la lame d'or qu'on fait passer au feu de la rnaise
Ceux -là seuls traverseront le pont aigu , qui auront su résiste aux
épreuves. Mais raconte-moi tes malheurs ; ils ne sont peut-être
pas de nature à ne pouvoir être réparés.
SEINE
La physionomie respectable du santon , l'air de vérité qu'on
remarquait dans ses discours , et plus encore le plaisir que ressent
un infortuné à parler de ses chagrins , déterminèrent le fils de
Behloul à faire au vieillard la confidence qu'il lui demandait.
"
Jugez , lui dit-il , par ce que vous allez entendre , s'il est sur
la terre quelqu'un qui soit plus à plaindre que moi.
» Mon père était premier visir du roi d'Hormus . L'ange de la
mort vint le frapper au moment où l'on s'y attendait le moins. Sa
perte me causa la plus vive douleur . J'en fus tellement affecté ,
qu'après lui avoir fait de magnifiques funérailles , je résolus de distribuer
mon bien aux pauvres et de prendre l'habit de kalender .
J'allais exécuter mon projet , lorsque le sultan m'appela devant lui .
Il était au divan ; je m'y rendis le visage encore baigné de mes
pleurs . Hassan , me dit ce monarque , j'ai senti aussi vivement
que toi la perte que tu viens de faire. Tu sais combien j'aimais ton
père ; je ne puis mieux témoigner ma reconnaissance des services
qu'il m'a rendus , qu'en élevant son fils à la place qu'il remplit avec
tant de sagesse. Tu as été formé par lui ; j'espère trouver en toi
son digne successeur . Seigneur , répondis-je , votre esclave ne mérite
pas l'honneur que vous voulez lui faire. Disposez de son sang,
de sa vie , ils vous appartiennent.
>> Dès le lendemain je pris séance au divan. Je m'appliquai avec
ardeur à acquérir les connaissances qui me manquaient , et à
perfectionner celles que je possédais . Le sultan daigua plusieurs
fois me témoigner combien il était satisfait des efforts que je faisais
pour lui plaire , et pour justifier le choix qu'il avait fait de moi.
Comme nous étions à peu près du même âge , j'avais souvent
'honneur d'être associé à ses divertissemens ; je fus bientôt enfin
23
354
MERCURE DE FRANCE ,
*ce qu'on nomme un favori . Hélas ! cette haute fortune devint pour
moi la source d'un fleuve de disgrâces .
" Hassan, me dit un jour le sultan , je suis gêné dans ma cour;
observé sans cesse par mes officiers et par mes moindres esclaves ,
je ne jouis point de cette liberté si nécessaire pour bien goûter le
plaisir. Voici ce que j'ai imaginé pour me soustraire quelques momens
à l'espèce de dépendance où me tiennent des importuns. Je
me rendrai un soir chez toi , sans suite , accompagné d'un seul esclave
; tu feras venir des danseuses et des bouffons , et là nous
pourrons nous réjouir sans aucune contrainte .
>>>Je fus obligé de me conformer aux volontés du sultan , et je fis
mes dispositions en conséquence pour le lendemain . Mais une réflexion
vint tout à coup m'embarrasser. Je pensai que si je suivais
trop exactement les ordres que j'avais reçus , si je faisais venir des
danseuses et des bouffons , il serait possible que celui pour qui la
fête était ordonnée fût reconnu , ce qu'il était extrêmement important
d'éviter. Afin de n'avoir pas ce risque à courir , j'imaginai de
ne faire usage que de mes seuls esclaves . Je possédais dans mon
harem une jeune Circassienne plus agréable à voir qu'une belle
matinée du printemps . Elle se nommait Dilara ( 1 ) : jamais nom
ne fut mieux choisi . C'était la perle de l'Orient : tous les trésors
du calife ne m'eussent pas semblé suffisans pour payer un seul de
ses regards , un instant du bonheur de savourer son haleine ambrée
, d'entendre le doux son de sa voix . Trop heureux les fidèles
croyans , si les célestes houris qui récompenseront un jour leurs
vertus , ressemblent à Dilara , mais puissent - ils leur trouver un
coeur plus constant! Celui de cette belle Circassienne est plus léger
que ces vapeurs passagères qui s'élèvent après la rosée du matin ,
et se dissipent aux premiers rayons du soleil . Tendre fleur qu'il
m'avait été réservé de cueillir , je la cultivais avec plus de soins
qu'un habile jardinier n'en donne à la tulipe , ornement de son
parterre . Je l'avais fait instruire dans les danses des femmes de
(1) Qui réjouit le coeur.
AVRIL 1815. 355
l'Hindoustan ; elle les imitait avec une grâce infinie , mais sans rien
perdre de cette pudeur qui double le prix de la volupté. Quand
elle chantait en s'accompagnant sur son luth , on croyait entendre
les sons de cette divine musique qui ravissait le prophète , lorsque
l'ange Gabriel venait lui apporter les versets du Coran . Hélas !
toutes ces précieuses qualités elle les possède encore , mais elles
fout aujourd'hui le bonheur d'un autre » .
Hassan s'interrompit en cet endroit pour laisser échapper des
soupirs : un moment après il reprit ainsi le fil de son histoire.
« Je crus que les agrémens de Dilara et la sûreté qui résulterait
pour nous de n'appeler aucun étranger à nos divertissemens , me
feraient trouver grâce auprès du sultan pour n'avoir pas exécuté
ses ordres ponctuellement. Il vint , ainsi qu'il m'en avait prévenu ,
suivi de son seul kislaraga. Loin de se plaindre de ma désobéissance
, il m'en loua en faveur du motif. Nous commençâmes par
nous mettre au bain ; ensuite nous passâmes dans une galerie que
j'avais fait disposer d'une manière convenable . Elle était éclairée
par un nombre infini de bougies qui brûlaient dans des flambeaux
de bois d'aloës , et répandaient une lumière aussi éclatante que le
jour. Des odeurs délicieuses s'échappaient à la fois de plusieurs
cassolettes remplies des plus rares parfums de l'Arabie , et d'une
grande quantité de vases pleins de fleurs qui réjouissaient la vue
en même temps qu'elles charmaient l'odorat. Un sopha élevé , recouvert
de drap d'or et garni de riches carreaux , était destiné au
roi , qui voulut m'y faire asseoir à ses côtés . Dès que nous fûmes
placés , une portière s'ouvrit : vingt jeunes esclaves parurent tenant
des instrumens ; elles jouèrent divers morceaux d'une musique
délicieuse , et furent remplacées par vingt autres esclaves qui exécutèrent
avec une merveilleuse précision les danses qui sont en
usage à la Chine et dans les Indes . Dilara parut enfin , et il ne me
fut pas difficile de remarquer combien le sultan fut surpris de sa
beauté. Le paradis entr'ouvert lui eût causé un moins doux ravissement.
Par la rencontre du mont Arafat , s'écria-t-il , je n'ai
jaunais rien vu de si parfait que cette aimable personne . Si je
356 MERCURE DE FRANCE ,
n'étais ton ami autant que ton maître , j'envierais ton bonheur.
Sire , lui dis-je , les femmes de votre sérail ont mille fois plus d'attraits
que l'esclave de votre esclave . Ne les outragez pas par une
si indigne comparaison. Non, me répondit-il , Dilara l'emporte sur
elles comme la lune l'emporte sur les étoiles , et comme le soleil
l'emporte sur la lune elle-même. Ces louanges prononcées avec
feu me transportèrent de joie . Dilara en fut d'abord un peu troublée
, mais elle se rassura bientôt ; il ne lui en resta qu'une modeste
rougeur qui l'embellissait encore. Au signe que je lui en fis ,
elle prit un tambour de basque et se mit à danser , en chantant
une chanson dont le sens était que comme on cueille la rose avant
que le vent du soir soit venu la flétrir , de même il faut jouir de la
vie avant que la froide vieillesse vienne apporter le regret . Ensuite
elle récita des vers du célèbre poëte Emedi , sur le bonheur que
goûtent deux amans à tromper un jaloux. Je l'étais si peu , que je
ne donnai aucune attention au sens de ces paroles . Je n'étais oc-
'cupé que de jouir de l'envie que j'excitais dans le coeur du sultan.
J'oubliais que le lion , quoique le plus généreux des animaux ,
n'en a pas moins des dents et des ongles pour déchirer sa proie ,
et qu'il ne peut être que dangereux d'exciter sa faim.
» Quand les chants eurent cessé, deux jeunes esclaves géorgiennes,
tenant des cassolettes allumées , vinrent nous parfumer la barbe ;
ensuite elles nous donnèrent à laver ; puis on servit une magnifique
collation . Le sultan ne voulut pas que je quittasse la place
que j'occupais sur le sopha , et me pria même de permettre que
Dilara vînt s'asseoir près de nous . J'avais fait servir plusieurs flacons
d'un excellent vin de Schiraz que je savais être du goût du
sultan : il y avait aussi des sorbets et d'autres rafraîchissemens de
diverses espèces ; mais ils furent tous négligés pour le vin de
Schiraz . Le sultan usa avec si peu de modération de cette dangereuse
liqueur , que les chaleurs ne tardèrent pas à lui monter à la
tête , et qu'il commença bientôt à tenir des discours qui annonçaient
le désordre de ses esprits. Aussitôt que je m'aperçus de son
état , je ûis retirer par respect les esclaves qui nous entouraient. I
AVRIL 1815. 357
n'en devint que plus emporté lorsqu'il se vit moins observé ; il
prit Dilara par la main , la força de se placer à côté de lui , et la
regardant d'un air tendre : Fontaine de délices du jardin des immortels
, s'écria- t - il , mon âme est altérée de boire à ta source !
Puis s'adressant à moi : Hassan , je meurs d'amour pour cette rose
de beauté ; il faut absolument que tu me la cèdes . Mon trésorier
te donnera vingt bourses de mille sequins , et tu choisiras parmi
mes esclaves les quatre qui te plairont , pour les mettre dans ton
harem. Seigneur , répondis-je au sultan , votre esclave n'est , je le
sais , qu'un misérable insecte que votre majesté peut détruire en
le foulant aux pieds , mais Dilara est plus pour moi , que l'existence
. Je donnerais ma vie pour elle , mais je ne pourrais me
séparer d'elle sans mourir. Toutes les rares beautés qui font l'ornement
de votre sérail ne sauraient me dédommager de sa perte.
>>Le sultan ne répliqua rien , et ne fit paraître aucun ressentiment
de la liberté que j'avais prise de le refuser. Nous continuâmes donc
de nous divertir , et nous poussâmes la débauche jusqu'au moment
où le muezzin nous annonça du haut du minaret de la grande
mosquée , l'heure de la première prière du jour. Le roi sortit alors ,
et sans permettre à personne de l'accompagner , hors son fidèle
kislaraga , il regagna son palais par des rues détournées .
» Lorsque je fus seul , je me mis à réfléchir plus sérieusement que
je ne l'avais fait encore sur les funestes conséquences qui pouvaient
être le résultat de l'honneur dangereux que notre auguste monarque
voulait bien me faire , en choisissant ma maison pour être
le lieu de ses plaisirs . Dilara lui plaisait ; il avait pris la peine de
m'en instruire . Il est vrai que j'avais osé lui déclarer la ferme résolution
où j'étais de tout sacrifier à mon amour , mais un tel débat
entre le maître et l'esclave ne pouvait durer. Pour Dilara , j'étais
si persuadé de ses sentimens , que je ne songeai seulement pas à
m'en assurer davantage .
>> Aussitôt que l'heure du lever du sultan fut arrivée , je me rendis
à mon poste. Ce prince sourit en me voyant : vizir , me dit-il ,
j'ai à vous entretenir d'une affaire importante ; allez m'attendre
358 MERCURE DE FRANCE ,
4
dans le pavillon qui est au bout du jardin des tulipes ; j'irai vous
retrouver tout à l'heure. J'obéis . Les réflexions que je venais de
faire n'avaient laissé qu'une idée dans mon esprit , celle de
l'amour du sultan pour Dilara. Je m'imaginai facilement que
c'était-là l'affaire importante qui l'occupait . Cette supposition me
jeta dans de nouvelles réflexions sur la conduite que je devais
tenir dans le cas où l'on me renouvellerait les propositions de la
nuit précédente ; mais j'eus beau mettre en balance d'un côté tout
ce que j'avais à craindre des ressentimens du roi si je hasardais un
nouveau refus , de l'autre la richesse des dons qu'il m'offrait si
je voulais favoriser sa passion , j'eus beau me dire que ma vie et
jusqu'à ma volonté étaient le bien de mon souverain , je ne voyais ,
je n'entendais que Dilara ; je ne concevais que l'impossibilité de
me séparer d'elle .
» J'étais tellement absorbé dans cette douloureuse rêverie , que
je ne m'étais pas aperçu de l'arrivée du sultan , et que je n'entendais
pas un mot de ce qu'il disait , quoiqu'il m'adressât la parole.
Enfin le nom de Dilara , qui vint frapper mon oreille , me tira de
ma léthargie , mais je ne revins à moi que pour m'écrier : Oui ,
quand la belle Aiskha elle-même , l'épouse chérie de notre prophète
, devrait m'honorer de ses tendresses , je lui préférerais
Dilara. Périssent ceux qui tenteraient de me séparer d'elle ! Je
n'eus pas fini cette exclamation inconsidérée , que mes yeux réncontrèrent
le sultan . Il avait l'air sévère et le regard farouche .
"Le tremblement de ses membres annonçant la fureur qui le possédait
, et dont il cherchait vainement à se rendre maître ; ses lèvres
contractées par la colère laissèrent avec peine échapper ces terribles
paroles : Chétif ver de terre qui oses te mesurer à moi , ne
sais-tu pas que je puis à l'instant courber dans la poussière ton
front orgueilleux ? Si je n'eusse respecté cette nuit les lois de
l'hospitalité , tu aurais déjà payé de ta tête l'audace de ton insoumission
. Mais tu t'es enhardi par mon trop de clémence . Ne t'ai -je
pas offert de ta Circassienne un prix dont elle n'approche pas?
Misérable ! L'honneur de posséder quatre belles filles qui ont
AVRIL 1815 . 359
servi aux plaisirs de ton maître , te paraît donc un prix indigne
de toi ? Si ton esprit orgueilleux ne peut fléchir sous le poids.
de ma libéralité , souviens-toi que je suis descendu jusqu'à la
prière , et qu'un sultan qui s'abaisse à supplier son sujet ne veut
pas être refusé.
» Après avoir proféré ces effrayantes menaces, le sultan se retira ,
J'étais atterré , éperdu ; mais ma résolution n'était point changée.
Eh ! que m'importe , me disais-je , la faveur des rois ? quels fruits
recueille -t -on des services qu'on leur rend ? Si l'on fait bien , la
gloire est pour eux ; s'ils font mal , ils vous en rendent responsables.
Lors même qu'ils tirent de vous tout leur lustre , ils ne vous
comparent jamais qu'à ces morceaux de verre qui n'ont d'éclat
qu'autant qu'il réfléchissent les rayons du soleil , ils ne vous considèrent
que comme de frèles esquifs que le souffle de leur courroux
peut briser à chaque instant. Ah ! l'amour est bien au-dessus
des grandeurs ! Heureux sont ceux qui ne vivent que pour lui , et
qui ont la sagesse de ne pas chercher ailleurs leur félicité ! Que
pourrai-je regretter tant qu'il fera mon bonheur ? Dilara me tiendra
lieu de tout .
» C'était l'heure du conseil : je me décidai à y assister malgré le
mécontentement du sultan . Il fut question ce jour- là d'un nouvel
impôt qu'on proposait d'établir . Je crus de mon devoir de démontrer
que les peuples , déjà foulés par les impôts anciens , seraient
hors d'état de supporter un surcroît ; j'ajoutais qu'il était imprident
de pousser une nation à bout. J'ignorais que le sultan fût
l'auteur du projet , et qu'ainsi mes raisons étaient jugées d'avance .
Le vizir qui avait fait la proposition , sûr d'être approuvé par son
chercha à m'embarrasser par des raisons spécieuses que je
n'eus pas de peine à détruire. Enfin j'aperçus la vérité lorsque le
sultan , se levant de son trône , dit , en s'adressant au divan : Vous
voyez , docteurs , jusqu'où cet audacieux pousse l'esprit de révolte.
Il voudrait m'empêcher de lever les tributs qui me sont nécessaires ,
et il ose vouloir me faire craindre que mes fidèles sujets ne s'élèvent
contre moi. L'injustice visible du sultan m'indigna . Seigneur , dis-je
"
360 MERCURE DE FRANCE ,
à mon tour , je suis loin d'être un rebelle . Je n'ai eu toute ma vie
d'autre désir que celui de servir fidèlement votre majesté . Mes
intentions et mes services ont eu le bonheur dans plusieurs circonstances
de mériter vos louanges ; ma conduite n'est pas changée
; elle ne vous paraît criminelle aujourd'hui que parce que vous
l'envisagez sous un autre aspect . Mon crime est celui de la bougie
d'Aboul-Kazem le riche .
» Et quel était le crime de cette bougie ? demanda le sultan
n
» Puisque votre majesté veut bien le permettre , repris-je , je lui
raconterai son histoire en deux mots. Aboul-Kazem était le plus
fameux joaillier de Bagdad : le négoce des diamans lui avait procuré
de si grandes richesses qu'il en acquit le surnom de riche.
Un soir que son esclave avait laissé par mégarde la porte de la
rue ouverte , des voleurs qui rôdaient depuis plusieurs jours autour
de sa maison , profitèrent du hasard qui les favorisait . Aboul-
Kazem , entendant du bruit , voulut aller voir ce que c'était . Ia
clarté que jetait la bougie qu'il tenait lui offusquant les yeux , il
mit sa main au-devant ; mais l'approchant trop de la flamme , il se
brûla , ce qui le fit entrer en fureur . Est- ce ainsi , s'écria-t-il en
apostrophant sa bougie , est-ce ainsi que tu me sers ? Je te prends
pour m'éclairer et tu me brûles . Tu n'avais qu'à être prudent ,
répliqua la bougie . Si tes yeux sont trop faibles pour supporter
la lumière , pourquoi la cherches-tu ? Imite la belette et la chauvesouris
. Tu es un raisonneuse , reprit le joaillier ; je ne sais qui
me retient de te souffler sur-le-champ : j'ai dans ma chambre assez
d'autres flambeaux allumés qui me seraient plus utiles que toi. Il
se peut , répliqua la bougie , mais s'ils jettent une plus grande
clarté , tu n'en seras que plus incommodé , ou tu te brûleras plus
fort. Au surplus ils ne te servent de rien ici , puisque leurs rayons
n'y arrivent pas . Aboul-Kazem , impatienté , souffla avec colère
F'impertinente bougie . J'aurais fait comme lui , interrompit le sultan.
Que votre majesté se donne la peine d'écouter jusqu'au bout , repris-
je. Le joaillier n'ayant plus rien qui lui fit apercevoir le
commencement de l'escalier qui était devant lui , le pied lui manAVRIL
1815. 361
qua ; il roula jusqu'au bas en se meurtrissant sur les degrés et
contre les murs. Les voleurs , qui s'étaient mis en embuscade , lui
passèrent par-dessus le corps , et pendant qu'il poussait des cris
lamentables , ils se saisirent de toutes les pierreries qu'ils trouvèrent
, et se sauvèrent avant que personne vint au secours du
malheureux Aboul - Kazem , qui est mort des suites de cet accident
, en répétant ces paroles qui depuis sont devenues proverbe :
Le commencement de la colère est la folie , le repentir en est
la fin.
» Quand j'eus fini mon histoire , je me prosternai devant le sultan
et je sortis de la salle du divan . Je me disposais à me rendre
chez moi , seul , à pied selon ma coutume , lorsque je fus joint au
détour d'une rue par un esclave noir qui me fit signe de le suivre.
Nous entrâmes dans une mosquée où il n'y avait personne . L'esclave
alors m'aborda . Il m'apprit qu'il appartenait au sultan , qu'il
m'avait voué une reconnaissance éternelle pour avoir fait éclater ,
dans une occasion , l'innocence de son frère , condamné à être
empalé . Il me dit enfin que c'était ce sentiment qui l'avait porté
à s'échapper du palais au péril de sa vie , pour m'avertir que des
soldats venaient de recevoir l'ordre de s'emparer de ma personne
aussitôt que je serais rentré chez moi ; qu'il avait entendu dire
que ma maison serait immédiatement pillée et rasée , et que je
serais étranglé dans la nuit . Il défit à ces mots un petit paquet
qu'il tenait sous son bras , et en retira un habillement d'esclave
qu'il me conseilla de revêtir afin que je pusse sortir de la ville
sans être reconnu . Il me présenta aussi une bourse de cinq cents
sequins qu'il me conjura de prendre , en regrettant de ne pouvoir
m'offrir davantage . Je refusai la bourse , mais j'acceptai le
paquet que je cachai sous mon caffetan : je remerciai mille fois ,
en pleurant , l'homme généreux qui venait à mon secours , et je
ne pus m'empêcher de faire la comparaison de son noble procédé
avec celui du sultan , en souhaitant qu'un jour la justice et la
fortune pussent enfin se trouver d'accord pour le gouvernement
de ce monde.
362 MERCURE DE FRANCE ,
« Je fus d'abord tenté de suivre le conseil de l'esclave , et de m'enfuir
à l'aide de mon déguisement sans retourner à mon palais ;
mais ensuite je changeai d'idée . Je n'avais sur moi que quelques
pierreries et un petit nombre de pièces d'or, et je laissais à la merci
des soldats des trésors considérables . Il était naturel que je cherchasse,
du moins, à me prémunir contre l'affreuse misère . Un double motif
mille fois plus puissant, l'amour et la jalousie , me portait d'ailleurs
à fermer les yeux sur le péril qui me menaçait . Pouvais -je m'éloigner
ainsi de Dilara ? Pouvais-je surtout la laisser devenir la proie de
son infàme ravisseur ? Je me décidai donc à me rendre promptement
à ce palais où j'avais reçu le jour , et qui devait bientôt n'être
plus qu'un monceau de cendres. Je m'empressai d'aller trouver
Dilara pour l'instruire de mon malheur et de ce qui l'avait causé.
Je comptais qu'elle allait saisir , avec transport , la proposition de
faire perdre au roi , par une prompte fuite , le principal fruit de
son injustice . Insensé que j'étais de croire que le stérile honneur
de s'associer aux peines et aux traverses d'un infortuné proscrit ,
pouvait entrer en compensation aux yeux d'une femme , avec le
plaisir de jouir de la faveur d'un prince beau , galant , libéral ,
qu'elle a su captiver ! Un rayon de joie que je vis briller dans les
yeux de la perfide Dilara , lorsque je l'eus instruite de l'amour du
sultan , m'annonça que j'étais trahi . Un reste de pudeur , néanmoins
, la porta à feindre un peu . Seigneur , ime dit -elle , si je n'avais
à consulter que mon coeur , je vous suivrais au bout de Punivers
; mais considérez , de grâce , que dans la mauvaise fortune
dont vous êtes la proie , je vous serais plutôt un objet embarrassant
qu'un sujet de consolation . Tout matin devient soir , tonte
fleur se flétrit , et toute beauté se passe , et quand ces charmes ,
que vous aimez en moi , se seront effacés sous la main du temps ▾
vous me reprocheriez peut-être les maux que vous souffrez aujourd'hui
et ceux que vous pourrez éprouver par la suite , et vous me
retireriez votre affection. Il vaut mieux éviter ce funeste retour
auquel je ne pourrais survivre . Le roi m'aime , dites-vous ; abandonnez-
moi à lui . Il sera peut-être temps encore d'éviter ainsi les
effets de sa colère.
AVRIL 1815 . 363
» Ce langage inattendu m'avait pétrifié . Je me sentais tourmenté
du besoin d'accabler de reproches les plus sanglans l'ingrate qui
venait de me révéler l'inconstance de son coeur ; mais je ne pouvais
trouver aucune expression pour exprimer l'indignation dont j'étais
pénétré. Je fus tiré de cette étrange situation par un grand bruit
qui se fit entendre à la porte du harem. Dilara , moins occupée
que moi , en devina aussitôt la cause , et pour me presser de me
dérober au péril , me poussa vivement dans un petit escalier secret
dont elle ferma la porte . La secousse me rendit à moi. La première
idée qui vint me frapper , alors , fut produite par ce senti→
ment qui accompagne l'homme partout , et qui dirige les animaux
dans leurs moindres actions . Je ne pensai plus qu'au danger qui
me menaçait , et qu'à chercher les moyens de m'y soustraire .
L'escalier , que je venais de descendre , donnait dans une cour
écartée , au milieu de laquelle était une citerne en ruine , abandonnée
depuis long-temps , et sans eau . La cour n'ayant aucune issue
par où je pusse m'échapper sans être aperçu , je me risquai à descendre
dans la citerne , en posant mes pieds dans les crevasses de la
muraille . J'avais déjà fait la moitié du chemin , lorsque j'aperçus
une assez grande excavation formée par la chute récente de deux
grosses pierres . Ce trou communiquait à un souterrain immense ,
dans lequel je ne balançai pas à m'engager , quoique l'obscurité la
plus absolue régnât dans ce lieu : mais que pouvais-je craindre de
plus funeste que ce que je fuyais ? Le corridor était bas , étroit et
sinueux , ce qui ne me permettait d'avancer qu'avec beaucoup de
difficultés . Je marchais depuis une heure environ , ignorant où
j'allais , mais m'abandonnant avec confiance à la providence de
DIEU , bien persuadé que , comme le dit le divin livre , celui qu'il
conduit est bien conduit , et que celui qu'il détourne de la bonne
voie , ne trouve personne qui le secoure ni qui le guide. Tout à
coup je crois entendre , et j'entends , en effet , un bruit lointain
qui m'annonce que je ne suis pas seul . Incertain sur ce que je dois
faire , je m'arrête , je prête l'oreille , et je ne tarde pas à démêler
des voix et des pas d'hommes : une faible lueur qui vient dissiper
364
MERCURE DE FRANCE ,
un instant les ténèbres qui m'environnaient , me permet de reconnaître
l'endroit où je me trouve . C'est un vaste souterrain qui a
plusieurs routes , l'une desquelles conduit hors des murs de la ville ,
dans un cimetière public. Mais je ne puis y arriver , sans passer
par l'endroit où j'ai aperçu de la lumière , et j'ai tout lieu de
croire que les hommes qui errent sous ces voûtes , sont des soldats
mis à ma poursuite . Tandis que je délibère , la lumière reparaît
: cette fois elle se dirige de mon côté ; je puis déjà compter
les flambeaux ; le bruit s'accroît en s'approchant ; je vois briller
les armes des soldats , et tous les chemins me sont fermés ! il ne
me reste qu'à retourner sur mes pas , et à me précipiter dans la citerne
, par où je suis venu . L'ange de la mort veille à mes côtés
tout prêt à emporter mon âme . Je ne songe plus alors qu'à entrer
en bon musulman dans le palais de l'éternité , et je répète cette
profession de foi des fidèles croyans : IL N'Y A POINT D'AUTRE
DIEU QUE DIEU , ET MOHAMMED est l'apôtre de Dieu.
» Je ne sais si ma prière s'éleva jusqu'aux pieds du prophète , et
s'il daigna intercéder pour moi auprès de l'éternel , ou s'il était
écrit dans le ciel que mes frayeurs seraient vaines ; mais les soldats ,
presqu'aussitôt , détournèrent par un autre corridor qui se trouva
sur leur passage , et je me retrouvai en un instant dans une profonde
obscurité.
» Le chemin qui me restait à parcourir était assez facile pour que
je ne craignisse pas de m'égarer ; mais j'avais à redouter que les
gens qui me cherchaient ne revinssent encore une fois dans la direction
que je suivais , et qu'il ne me fût plus possible de leur
échapper. Cependant j'avançais , prêtant l'oreille avec attention ,
et me couchant souvent à terre pour mieux entendre . Le bruit décroissait
par degrés ; il s'éteignit enfin . Je hâtai mes pas , alors ,
avec plus d'assurance , et j'eus le bonheur de sortir du souterrain
sans avoir fait de funestes rencontres . Il était nuit et trop tard pour
me mettre en route ; j'entrai , pour attendre le jour , dans un tombeau
qui se trouva ouvert, et dont , par prudence , je refermai la
porte sur moi.
AVRIL 1815. 365
» Dès que l'aube du jour eut blanchi les toits des maisons d'Hormus
, je sortis de mon lugubre asile , et je m'empressai de m'éloigner
d'un prince injuste et d'une maîtresse perfide . La noire ingratitude
de Dilara , surtout , me paraissait si coupable , que mon
amour pour cette belle Circassienne , fit place à l'indignation la
plus vive.
» Je formai le projet de me rendre à Basra , pour offrir mes services
à Alkendé , qui y commande avec le titre de roi et celui de
lieutenant du calife . Lorsque j'eus atteint le Khuzistan , des voleurs
m'attaquèrent ; ils me dépouillèrent entièrement et me réduisirent
à achever le voyage en demandant l'aumône le long des chemins .
J'arrivai ainsi à Basra dans un équipage peu propre à m'attirer la
confiance du prince . Heureusement je me souvins qu'un vieil ami
de mon père logeait proche du grand bazar , où sont les joailliers
et les marchands d'esclaves. Je résolus de l'aller trouver suivant
cette sentence du Coran : Si la pauvreté a frappé à ta porte avec sa
main de fer , et que ton frère soit riche , présente -toi à lui pour
qu'il couvre ta misère du manteau de son opulence ; car s'il te rejette
il sera rejeté au jour du jugement . Je n'eus pas de peine à
trouver la demeure du riche Méradour. Il parut me voir avec
plaisir , et me plaindre avec sincérité . Il me logea chez lui , et me
combla de prévenances et de marques d'amitié . Quand je lui eus
fait part du motif qui m'amenait à Basra , il secoua la tête . Alkendé
, me dit - il , de qui vos talens sont connus , vous accueillera
certainement ; mais sa faveur est mille fois plus glissante que la
surface d'une montagne d'acier poli , et sa pente conduit au
bord d'un précipice sans fond . Le sultan d'Hormuz a été injuste
envers vous par envie , celui - ci le deviendra peut-être par pure
fantaisie . Croyez -moi , continua-t-il , renoncez à la cour , c'est le
moyen d'être heureux . La félicité brille rarement au grand jour.
Je n'ai qu'une fille à qui je laisserai d'immenses trésors , fruits de
mon travail ; devenez mon gendre , vous n'aurez plus besoin de
vivre dans la dépendance des grands , et vous passerez la plume
de l'oubli sur la liste des torts que la fortune a eus jusqu'à présent
envers vous.
366 MERCURE DE FRANCE ,
>> Cette proposition généreuse me remplit d'une si vive reconnais
sance , que je tombai aux pieds de Méradour, ne trouvant pas de
paroles pour exprimer ce qui se passait dans mon âme . Méradour
me releva. Hassan , me dit-il , assurez-moi seulement que vous
acceptez ; je ne veux point de remercîmeus ; j'ai ma part du plaisir
; c'est assez pour moi. Mon ami n'était-il pas votre père ? eûtil
fait moins s'il se fût trouvé à ma place , et que la destinée eût mis
mon fils à la vôtre ? Hélas ! poursuivit-il , en répandant quelques
larmes , j'en avais, un fils, et, depuis vingt ans qu'il me fut enlevé,
encore au berceau , par une troupe de brigands , je pleure sa perte
comme si elle était toute récente. Vous le remplacerez dans mon
coeur, Hassan : vos vertus , votre attachement pour moi , réussi–
ront peut-être à me le faire oublier .
» L'heure de se mettre à table étant arrivée , Méradour fit aver-/
tir sa fille de venir nous tenir compagnie . Quoique j'eusse possédé
dans mon harem de rares beautés , je n'avais encore rien vu de
comparable à la charmante Gulroui . Elle me parut plus belle
qu'une lune brillante qui touche à sa quatorzième nuit. Méradour
remarqua , avec satisfaction , l'impression que sa fille faisait sur
moi , et je crus avoir lieu de m'applaudir de celle que j'avais faite
sur la fille de mon hôte. Lui-même m'annonça le lendemain mon
bonheur ; un instant après je vis entrer le kady, suivi de son nayb;
ils apportaient un contrat tout dressé , au bas duquel nous n'eûmes
qu'à mettre notre signature . Les noces furent célébrées avec une
magnificence égale à celle d'un souverain , et Basra vit augmenter
le petit nombre des époux fortunés et satisfaits de leur sort.
» J'étais plongé dans une mer de délices , où je m'abandonnais
sur la foi d'un calme trompeur , lorsque le vent de l'adversité ,
venant à souffler , éleva une furieuse tempête qui engloutit le vaisseau
qui portait mes espérances vers un long et riant avenir . L'avarice
, qui le croirait ? fit naître l'amour dans un même coeur. Le
bruit de la beauté de Gulroui était venu depuis long-temps aux
oreilles du roi , mais il avait jusqu'alors donné peu d'attention à
ees louanges. Il cessa d'y être aussi indifférent , quand ses courtiAVRIL
1815. 367
sans lui eurent appris quel faste et quel éclat avaient environné
mon mariage . Il s'imagina que les trésors de Méradour et les
charmes de sa fille devaient être encore infiniment au-dessus de
ce qu'on en publiait. Son coeur , agité par le démon de l'envie ,
s'ouvrit en même temps aux regrets de l'avarice la plus sordide ,
aux transports de l'amour le plus violent , et aux fureurs de la
jalousie la plus effrénée .
» Un jour , que je me rendais à la mosquée avec mon épouse ,
tous deux suivis de plusieurs esclaves , portant des carreaux , des
parasols et des éventails , nous rencontrâmes le cortége du roi qui
traversait la ville . Ce prince , nous apercevant , envoya un de ses
officiers nous demander qui nous étions. A peine en fut-il informé,
qu'il donna l'ordre à quelques soldats de s'emparer de moi . La
résistance était inutile : je fus pris et conduit dans un cachot obscur
, pendant que Gulroui , sans connaissance , était reportée chez
son père par ses esclaves.
» Au bout de quelques heures , on vint me prendre pour me
mener devant Asslendi. Il me demanda s'il était vrai que je fusse
l'époux de Gulroui ; il me dit ensuite qu'on m'avait peint à lui
comme un espion , envoyé par un prince ennemi , ce qui m'avait
attiré le mauvais traitement que je venais d'éprouver ; enfin , il voulut
savoir qui j'étais , et quelles raisons m'avaient fait quitter ma
patrie pour venir m'établir à Basra . J'eus l'indiscrétion , pour le satis
faire, de lui raconter , sans aucun déguisement , la faveur dont le sultan
d'Hormuz m'avait honoré , et les disgrâces que sa colère ensuite
accumula sur moi . Je commis sans doute un grande faute ; je pouvais
, sans trahir la vérité , éviter de me faire ainsi connaître ; mais ,
comme le dit le proverbe arabe , quand Dieu veut exécuter ce
qu'il a arrêté , la sagesse des plus grands hommes se perd jusqu'à
ce que son décret soit rempli . Or, il était écrit que je causerais
, par mon imprudence , la ruine de la maison du généreux
Méradour.
(La fin au numéro prochain. )
368 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS.
SPECTACLES.
ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE . - Première représentation
de l'Epreuve Villageoise , ballet comique en deux actes de
M. Milon , musique de M. Persuis . - OEdipe à Colonne.
Tout le monde connaît le joli opéra de Grétry qui donne son
nom au ballet nouveau : M. Milon en a suivi assez fidèlement la
marche ; mais il a motivé la jalousie d'André sur une fête de village
où Denise n'a pas dansé avec lui . La danse qui a lieu pendant
l'entr'acte de l'opéra est naturellement placée dans le ballet au
commencement du deuxième acte , qui représente un lieu champêtre
où l'on voit les jeux ordinaires de la campagne ; la décoration
en est charmante. L'intention de l'ouverture , où l'on entend
les variations de l'air , Bon Dieu , bon Dieu , comm ' à c'tte féte ,
a fait plaisir , et dans le cours de l'ouvrage , l'auteur de la musique
a placé très -à-propos la plupart des morceaux de Grétry. Albert
s'est distingué par son jeu dans le rôle d'André ; mademoiselle
Courtin , mademoiselle Delille , madame Gardel , mademoiselle
Bigottini et Goyon , ont aussi contribué de leur mieux aux plaisirs
du public , qui est sorti très- satisfait . Les auteurs demandés ont
paru au milieu des plus vifs applaudissemens . Tout fait croire que
ce ballet , très- gai et fort bien exécuté ,, attirera beaucoup de
monde à l'Académie impériale de musique.
L'Épreuve Villageoise a été précédée du bel opéra d'OEdipe,
ce chef- d'oeuvre de notre tragédie lyrique , mais qu'on prodigue
trop. Quelquefois il est exécuté avec une extrême négligence ;
ce jour-là , par égard sans doute pour les amateurs du ballet , les premiers
artistes se sont fait un devoir d'y paraître , à l'exception de
Laïs , qui depuis long-temps a laissé , je ne sais pourquoi , le rôle
de Thésée, où lui seul cependant peut bien chanter l'air, Du malheur
auguste victime . Cet acteur joue très-souvent , et certaineAVRIL
1815.
369
ment on ne peut lui reprocher de manquer de zèle ; mais ne
ferait- il pas mieux d'abandonner le mauvais rôle d'Hidrot dans
Armide , et quelques autres encore ? Madame Albert , Dérivis et
Lavigne ont fort bien joué et chanté.
La perfection de la danse , la beauté des décorations , attirent
sur tout le public à ce spectacle , dont le nom cependant rappelle
la prééminence qu'y devrait conserver la musique , et qu'elle recouvrerait
peut-être si l'on jouait un plus grand nombre d'opéras
dont elle fait le principal mérite , comme le Roland , l'Atys et
l'Iphigénie en Tauride de Piccini , le Dardanus et le Renaud
de Sacchini , l'Ariane d'Edelman. Ces beaux ouvrages , et d'autres
encore montés avec soin , ramèneraient insensiblement l'Académie
impériale de musique à sa véritable destination ; mais quand
ony voit le plus souvent des opéras dont tout le mérite consiste
dans les décorations et dans les danses , la préférencé accordée à
ces objets secondaires paraît assez naturelle .
---
La Caravane ; le Devin du Village. Spectacle charmant ,
mais trop usé. De tous les opéras de l'Académie impériale de musique
, la Caravane est celui qu'on donne le plus souvent. Il est
supérieur , non-seulement aux autres ouvrages que Grétry a com→
posés pour ce théâtre , mais encore à tous ceux du répertoire qui
n'appartiennent pas au genre de la tragédie . On devrait néanmoins
le laisser reposer quelque temps : pourquoi ne pas lui substituer
Panurge , dont la musique est très-piquante , et qui présente un
cadre fort heureux pour le spectacle et pour la danse ? A la fin du
solo de l'ouverture de la Caravane , l'artiste exécute plusieurs
passages qui ne sont point dans la partition. Il fait plaisir , et on
l'applaudit vivement ; c'est son excuse mais n'en dénature- t -il
pas moins l'ouvrage de Grétry ? C'est une question de savoir si un
chanteur ou un symphoniste , pour satisfaire à un goût souvent
très-mauvais , peut se permettre d'altérer la musique confiée à
son exécution : quant à moi, je me prononcerais sans hésiter pour la
négative. L'air de Tamorin , C'est la triste monotonie , etc. n'est
pas applaudi comme autrefois , et il est facile d'en concevoir la
SEINE
24
370
MERCURE DE FRANCE ,
$
raison. Non-seulement il est mal chanté ( 1 ) , mais encore , quoique
la légèreté du papillon y soit très-bien exprimée en plusieurs endroits
où les roulades ont le mérite si rare de l'expression , les
agrémens qu'il renferme ne sont plus à la mode : présage infaillible
du sort qui attend ceux qu'on applaudit si fort aujourd'hui ,
et qui certainement ne valent pas mieux. On a tort de supprimer
l'air de Saint- Phar qui était à la fin du deuxième acte : ce morceau
, d'un caractère énergique et analogue à la situation , le terminait
très-heureusement.
Lorsque J. J. Rousseau composa le Devin du Village , chaque
morceau de musique était surchargé de trils , de cadences perlées.
On en trouve quelques- unes dans son ouvrage, comme dans ceux de
Grétry, et plus encore dans ceux de M. Monsigny , principalement
à la fin des airs . Pourquoi ne pas supprimer un agrément d'aussi
mauvais goût ? Rien ne serait plus facile .
―
THEATRE FEYdeau . Félicie ; Félix. Ce journal a déjà
rendu compte de Félicie : je n'en parlerai donc qu'à l'occasion de
Richebourg , qui a remplacé Huet dans le rôle du jeune militaire.
Comment un acteur si médiocre a-t-il pu être admis à Feydeau ?
Ce n'est pas seulement à Huet , à Paul , à Ponchard qu'il est inférieur
; je lui préférerais même Gonthier , dont les moyens sont
faibles à la vérité , mais qui a une diction sage et une voix juste-
Un élève du Conservatoire , nommé Begrès , qui a débuté dernièrement
à l'Académie impériale de musique par le rôle de Renaud
dans Armide, serait , je crois , beaucoup mieux placé au théâtre de
l'Opéra-Comique , qui , en l'admettant , ferait une bonne acquisition.
On ne se lasse point d'entendre le trio ravissant de Félix, chefd'oeuvre
de sentiment et de mélodie : toute la musique du troisième
acte produit beaucoup d'effet . Je ne sais pourquoi l'on
supprime un morceau très- expressif chanté par Félix au commen-
(1) Pourquoi Nourrit ne joue-t- il pas le rôle de Tamorin , et Lavigos
celui de Saint-Phar ? La pièce serait bien mieux montée.
AVRIL 1815 . 371
cement du deuxième , et deux airs agréables de chasse ; je pardonnerais
plus volontiers le retranchement de l'air : Hélas ! où peut-il
étre ? L'ouvrage est généralement bien monté ; on y voit avec
plaisir madame Gavaudan et son mari , et le rôle du père Morin
est l'un de ceux qui conviennent le mieux à Chenard , justement
applaudi dans le quatuor et dans le bel air : Il est dans lefond
de mon âme , etc. Si mademoiselle Regnault jouait Thérèse , l'exécution
ne laisserait rien à désirer.
Je crois que des sociétaires de Feydeau entendraient bien leurs
intérêts en faisant toujours précéder leurs nouveautés de quelque
chef- d'oeuvre de Grétry ou de Monsigny; ils satisferaient ainsi
tous les goûts. Les partisans des bluettes modernes viendraient
pour la seconde pièce , et les amateurs du vrai beau
mière.
pour la pre-
Il Matrimonio secreto (le THEATRE DE L'IMPERATRICE.
Mariage secret ). Cet ouvrage passe généralement pour le chefd'oeuvre
de Cimarosa , et beaucoup d'amateurs lui accordent la
palme entre tous les opéras- buffas. Il ne sera peut- être pas sans
intérêt d'examiner les motifs de cette préférence , et d'indiquer les
défauts que la nation la plus sensible aux convenances dramatiques
peut remarquer au milieu de tant de beautés . Dire d'un opéra, d'un
morceau de musique , qu'il est charmant , délicieux , détestable ,
c'est bien assez sans doute pour celui qui se borne à exprimer ce
qu'il sent; mais quiconque écrit pour fixer l'opinion et contribuer
aux progrès de l'art , doit tenir un autre langage .
On sait combien les compositeurs italiens négligent les ouvertures
: c'est une raison de plus pour distinguer celle du Mariage
secret , remarquable par la mélodie , la variété et l'heureuse distribution
des instrumens . Elle n'a pas , il est vrai , de rapport
direct avec le poëme , et pourrait également s'appliquer à un
autre ; mais c'est une charmante symphonie : Les ouvertures' , dont
l'analogie avec la pièce est telle qu'elles ne sauraient en être détachées
sans perdre de leur prix , sont les meilleures : il y en a un
grand nombre de ce genre dans nos opéras .
372
MERCURE DE FRANCE ,
Le premier duo de Paulin et de Caroline , Cara, non dubitar ,
etc. , écrit dans le style amoroso , est plein de mélodie et de sentiment
; celui Io ti lascio , etc. , qui exprime d'ailleurs la crainte
d'une surprise et les tendres inquiétudes de l'amour , a le même
mérite. L'air de Jérôme , Udite tutti , est un chef-d'oeuvre d'expression
; les accompagnemens en sont très-piquans. Quant au trio ,
Lefaccio un' inchino , etc. , qui sous le rapport du chant ne mérite
que des éloges , j'avoue qu'il me laisse quelque chose à désirer.
L'ironie ne me paraît pas bien rendue dans l'andante ; mais le
morceau est heureusement terminé par un allegro , dont le caractère
est vif et analogue à la situation . Le quartetto : Sento in pello
un freddo gelo , détaché de la scène , est d'une grande beauté;
on ne peut qu'en admirer le chant , l'harmonie , et même l'expression
de quelques passages ; mais il est totalement anti-dramatique
, si je puis m'exprimer ainsi . L'embarras des autres personnages
pendant le solo de chacun des interlocuteurs , leur situation
respective qui n'a rien d'intéressant pour le spectateur , et qui se
trouve prolongée par un morceau de musique très-long , sont une
inconvenance théâtrale que nos compositeurs auraient soigneusement
évitée . Si l'on ajoute à cette faute la multiplicité des roulades
dans la partie d'Elise , qui les comporte si peu , les accompagnemens
brillans de l'allegro final qui n'ont aucun rapport avec le
sens des paroles , on conviendra que le quatuor dont il s'agit ne
peut être estimé que comme musique de concert. On doit au contraire
des éloges sans réserve au duo du comte et de Jérôme ,
fiato in corpo avete , admirable par la vérité de l'expression , par
le chant et par l'effet théâtral : malgré sa longueur il est presque
toujours redemandé . Le final du premier acte , si varié , si piquant
, et si rempli de verve , est d'un 'charmant effet ; celui du
deuxième acte le surpasse encore peut- être par la mélodie délicieuse
qui l'embellit si souvent . Le charme du premier duo , Cara,
non dubitar , etc. se retrouve dans le bel air de Paulin : Pria che
spunti in ciel l'aurora , et l'assurance que Paulin veut inspirer à
Caroline , est très-bien caractérisée dans le brillant allegro qui
Se
AVRIL 1815 . 373
succède à l'andante amoroso : quelques roulades , peu convenables
à la situation , appartiennent probablement au chanteur .
Le monologue de Caroline au deuxième acte , sa partie dans le
quintetto : Deh ! lasciate ch' io respiri , etc. sont d'un style pathétique
et bien adapté aux paroles .
J'ai cité les morceaux les plus saillans du Mariage secret ;
d'autres encore auraient droit à une mention honorable , mais il
faut s'arrêter. En général , le charme de la mélodie , la richesse
des accompagnemens et l'expression de plusieurs morceaux , expliquent
très-bien la préférence qu'un grand nombre d'amateurs
accordent à cet ouvrage. Ne pourrait-on pas néanmoins observer
que les richesses musicales y sont entassées peut-être avec trop de
profusion ? On y désirerait plus d'airs et moins de morceaux d'ensemble
, dont la continuité fatigue. Enfin on n'y remarque pas de
coloris local (2) , mérite qui se trouve éminemment dans la Molinara
, qui , sous le rapport de la vérité et du naturel , peut être
regardée comme le chef- d'oeuvre de l'opéra-buffa italien . Paësiello
y a tout l'esprit et toute la mélodie de Cimarosa , et l'on n'y
trouve presque rien à reprendre. Je ne prétends comparer ici que
les ouvrages de l'école purement italienne ; je parlerai de Mozart
à l'occasion des Noces de Figaro .
si le
Les amateurs du Mariage secret n'ont plus madame Barilli et
mademoiselle Néri ; mais il leur reste Porto , Crivelli et Barilli ,
qui tous trois y déploient beaucoup de talent. D'ailleurs ,
souvenir du chant de madame Barilli est si fâcheux
pour
Morandi , on ne peut contester à celle-ci ses avantages comme
actrice . On lui doit aussi un air rempli d'esprit et de grâce (3) ,
madame
(a) La musique doit être non-senlement analogne au sens des paroles ,
mais encore à la condition des personnages , à leur âge , à leur caractère ,
ainsi qu'au lieu de la scène ; c'est ce qu'on appelle couleur du sujet, coloris
local. Cette qualité importante se trouve à un très - haut degré dans les ouvrages
de Grétry , dont chacun a un cachet particulier qui le distingue des
autres.
(3) Celui qui précède le premier final.
374
MERCURE
DE FRANCE ,
que
madame Barilli ne chantait pas , et qui en effet ne convenai
nullement à ses moyens.
Le poëme du Mariage secret doit être distingué entre les opé- ras-buffas italiens . On n'y remarque que rarement les absurdités et
les platitudes dont ceux-ci fourmillent
, et il y a même quelque intérêt. Au moyen de légers changemens
, il s'adapterait
très- bi en
à notre scène .
A.
POLITIQUE./
MES réflexions précédentes
sur la politique , sont justifiées de jour en jour par les événemens , comine par toutes les considérations
qui se rattachent à un véritable amour de la patrie. J'ai tracé
un tableau sommaire des principales fautes du dernier gouvernement
; et j'ai ajouté, en parlant du retour de Napoléon . que l'épreuve
du malheur n'est jamais vaine pour un grand homme : de nouveaux
argumens vont prouver qu'aucun gouvernement
ne peut avoir de stabilité s'il n'est fondé sur des idées entièrement libérales.
«Dequels événemens étranges nous sommes les témoins, les agens
ou les victimes ! dit l'auteur d'une brochure qui paraît en ce moment, et qui , sous tous les rapports, est digne du plus grand intérêt (*) ; un an bientôt passé , la famille des Bourbons sort tout à coup de l'exil où la nation française l'avait condamnée : elle est appelée
et reçue avec des acclamations
qui n'éprouvent
pas de contradiction
. "!
>> En même -temps Bonaparte , tombé tout à coup du faîte de la grandeur , reste seul et sans défense , condamné à languir prisonnier
dans une petite île de la Méditerranée
.
>>
Aujourd'hui la même époque de l'année ramène un spectacle
tout contraire : Bonaparte a débarqué prèsque seul sur le territoire
(1 ) Examen rapide du gouvernement des Bourbons en France , depuis le mois d'avril 1814 jusqu'au mois de mars 1815 ; avec cette épigraphe :
sine irá et studio . Paris , chez Colas , imprimenr-libraire , rue du Petit- Lion-Saint -Sulpice , en face de la rue Garencière , et Delaunay , libraire,
au Palais -Royal.
-
AVRIL 1815.
375
français ; un grand nombre de militaires se sont ralliés à lui : le
peuple s'émeut , et les Bourbons effrayés sentent le trône chanceler
sous leurs pieds.
» Pourquoi ces hommes , qui paraissaient si forts l'année passée
, sont-ils devenus si faibles ? et comment , celui qu'on avait
abandonné dans le temps de sa toute- puissance , a-t-il cu le crédit
de se faire de nombreux partisans , et d'épouvanter la famille établie
et reconnue par la nation ?... »
་་
Vingt jours ont suffi , est-il dit ailleurs dans cette brochure ,
pour prouver au monde entier , que les Bourbons avaient définitivement
cessé de régner sur la France, par la volonté des Français
; car personne , je crois , ne pensera qu'un millier d'hommes
débarqués sur notre territoire en ont fait ainsi la conquête , malgré
les efforts de la nation . Et que l'on n'aille point comparer cette
révolution à celles qu'opéraient à Rome les gardes prétorienneş :
l'armée chez nous est toute nationale ; elle est formée de nos
frères , de nos enfans , de Français enfin , qui n'ont point en masse
d'autres intérêts que ceux de la patrie et ces brayes fils de la
France l'ont traversée toute entière , leurs armes enveloppées dans
leurs mouchoirs , et leurs gibernes vides de munitions de guerre :
partout ils ont été reçus avec des acclamations et des cris d'espérance
.... Si les Bourbons avaient su inspirer la confiance , ils ne
seraient point tombés du trône. Si Bonaparte ne nous eût présenté
de grandes espérances , il eût à peine fait cent pas sur notre
territoire . C'est donc de Bonaparte , instruit par le malheur , qu'il
nous faut attendre notre félicité » .
La force de ces raisonnemens , le style franc et animé avec
lequel ils sont présentés , m'engagent à suivre l'auteur-même dans
ses développemens , et à rechercher avec lui la véritable cause de
ces deux événemens extraordinaires . Il la trouve en effet , pour
la chute nouvelle et précipitée de l'ancienne dynastie , dans toutes
les opérations anti-nationales de son gouvernement , qu'il
classe et démontre en un tableau de dix-neuf fautes principales ;
et , pour l'ébranlement qu'avait éprouvé le trône de Napoléon ,
376
MERCURE DE FRANCE .
"
dans un oubli et une violation des principes libéraux sur lesquels
le trône avait été fondé.
"
« Bonaparte , dit-il , est tombé du faîte de la puissance pour
avoir perdu la confiance de la nation , moins par suite de grands
revers militaires , que l'on eût pu réparer , que parce que la nation ,
dont les droits n'avaient pas été respectés , a dû craindre qu'il ne
lui fit perdre les fruits de sa pénible révolution.
» Ces guerres , le succès ne les justifiait plus , parce que l'on
n'en connaissait ni le but , ni le terme , tandis qu'une communication
franche de ses motifs eût pu les rendre nationales . Le besoin
d'humilier et d'abaisser l'Angleterre , aurait été senti par tous
les bons Français , et nul sacrifice , imposé dans cette vue , n'aurait
paru trop pénible ; mais Bonaparte , en s'emparant du pouvoir
absolu , avait trop fait éclater le projet de tout rapporter à sa
personne.
» Un des premiers actes de son pouvoir avait été de rétablir une
noblesse héréditaire : institution odieuse à la majorité qu'elle avilit ,
et qui ne peut avoir d'autorité que dans des siècles d'ignorance
où les hommes se croient réciproquement d'un sang différent. Quel
parti, donc a-t-il tiré de sa noblesse ? la noblesse avait- elle sauvé
Louis XVI ? la noblesse l'a-t -elle défendu lui-même ? est-ce la noblesse
qui a ramené les Bourbons sur le trône ? la noblesse , aujourd'hui,
sait-elle les défendre ? Non, la France désavoue cette honteuse
distinction ; l'intérêt du souverain ne la désavoue pas moins :
tous ceux qui servent leur pays , quelles que soient leurs fonctions ,
sont également nobles , lorsque leurs efforts sont également dirigés
vers le bien que tous les citoyens soient seulement enfans de
leurs actions ......
>>
Bonaparte a bien mieux encore méconnu les intérêts , et par
conséquent le voeu de la nation , lorsqu'il a rendu aux prêtres leur
influence politique .... Par quelle inconcevable contradiction ,
le culte dominant en France reconnait-il pour chef un prince
étranger auquel chaque membre de l'ordre sacerdotal a juré amour
ub obéissance ? quel appui Bonaparte a-t-il trouvé dans le clergé
AVRIL 1815. 377
>>
catholique ? ses exhortations ont -elles fait marcher nos armées ?
ses leçons ont- elles enseigné la morale aux classes ignorantes ?...
Quel fruit a retiré Bonaparte de sa consécration par le pape ?
est-il une classe du peuple aux yeux de laquelle son autorité en soit
devenue plus sacrée ? Cependant la portion éclairée de la nation ,
la seule dont le suffrage puisse avoir quelque prix , ne s'est - elle pas
indignée de voir que son choix eût besoin d'une autre sanction ;
que sa volonté dût être légitimée par les onctions d'un pontife
romain ?....
» Il a oublié la révolution , et n'a plus songé que la nation ne
consentirait jamais à en perdre les fruits » .
Je n'ai fait , dans toute cette citation , que présenter des fragmens
; c'est à la brochure même qu'il faut recourir pour juger combien
toutes les idées de l'auteur coïncident entre elles , et sont
constamment dirigées vers le même but . Je ne me suis non plus
permis aucune observation sur les passages qui pourraient paraître
susceptibles de modifications ; ce n'eût été , après tout , qu'une
opinion particulière , et dans la discussion d'intérêts aussi grands
que ceux de la félicité publique , ce n'est pas à quelques pensées
isolées qu'il faut s'arrêter , surtout lorsqu'on est entre soi parfaitement
d'accord pour le fond.
L'auteur , qui discute avec cette chaleur et ce courage les causes
qu'il assigne à l'instabilité du trône impérial , ne pouvait que
démontrer avec énergie tous les torts du gouvernement éphémère
de la dynastic des Bourbons . Une réflexion que me fait naître cette
partie de la brochure où l'auteur s'occupe à relever les fautes réelles ,
et généralement senties , d'une autorité qui n'est plus , c'est qu'une
cause juste , et qui est réellement celle en qui reposent tous les intérêts
, ne rencontre jamais que des écrivains généreux et pleins
de modération : on ne peut se dissimuler qu'il est une différence
bien remarquable entre les écrits de circonstance , publiés depuis le
20 mars 1815, et ceux qui parurent jusqu'à cette époque , depuis
le 31 mars 1814. Ces derniers , à l'exception de quelques brochures
dues à des publicistes marquans et courageux , n'offi aient
1
378 MERCURE
DE FRANCE ,
que de plates diatribes , des dissertations sans dialectique , sans
coincidence ; des déclamations vagues , sans principe comme sans
résultat les opinions de 1815 , présentées sans fiel et avec tout le
respect dû au malheur , sont pensées , muries et dignes d'être méditées
. La cause de cette différence s'aperçoit facilement : c'est
que l'explosion de la première époque était dirigée par un esprit
de parti , de haine , de vengeance et d'irréflexion ; et que la seconde
est l'élan d'un sentiment national , l'expression d'un véritable
amour de la patrie , le réveil de la justice et du bon sens ; c'est
que le premier mouvement politique tendait à faire des esclaves ,
et que le second a pour but de consacrer l'indépendance .
Pouvions-nous franchement chercher un rempart à cette indépendance
dans une famille que l'essor même de ce sentiment impérieux
de la force et des droits des nations , avait proscrite et dépouillée
de ses vieux priviléges ? « La nation qui manquait de point
de ralliement , dit l'auteur de l'Examen , suit l'impulsion donnée
par le sénat elle se plaît à croire , dans la nécessité où elle se
trouve d'accueillir les Bourbons , qu'éclairés par vingt - cinq ans de
malheurs , ils se prêteront aux changemens qu'elle a voulus ; que,
nourris long-temps chez le peuple le plus libre de l'Europe , ils
auront senti les avantages de l'équilibre des pouvoirs ; qu'ils voudront
enfin consacrer la révolution . A ces pensées se mêlaient ce
grand intérêt qu'on porte au malheur , intérêt si puissant sur des
Français ! et malheureusement aussi les restes d'une adoration superstitieuse
, conservée au fond du coeur de quelques vieux serviteurs
. Les bruits qu'ils répandaient de la sagesse personnelle du
roi , de la bonté de toute sa famille , trouvèrent créance dans la
nation le roi , disaient-ils , a appris tout ce qui peut vous rendre
heureux ; il a oublié tous les maux qu'il a soufferts . Hélas !
dans un exil de vingt- cinq ans , les Bourbons n'avaient rien
appris , comme ils n'avaient rien oublié.
: J
» Subitement replacés à la tête d'une nation " fière et remuante ,
dont les préjugés , les coutumes , les moeurs , ont entièrement changé
depuis vingt-cinq ans , les Bourbons ont cru remonter sur un
trône dont ils seraient descendus la veille : ils n'ont pas senti tout
AVRIL 1815 . 379
ce qu'ils devaient de ménagement à la volonté générale , et surtout
à l'esprit national , formé , daus toute la France , par de longs et
pénibles travaux , auxquels ont pris part toutes les classes de citoyens
; ce qui , pour nous , remplace le point d'honneur , antique
lien des corporations , des ordres , des coteries , dont le souvenir
est détruit. Quelques vieux amis , auxquels il ne reste plus rien de
vivant que le coeur ; un plus grand nombre de serviteurs intéressés ,
qui comptent sur le retour de priviléges qu'ils ont perins , forment
autour du souverain une ligne épaisse qui lui cache le reste de
la nation ; et tous ensemble l'ont entraîné dans des fautes qui lui
ont aliéné les Français » .
Je ne suivrai pas l'auteur dans la récapitulation de ces fautes
ministérielles , que j'ai moi-même pour la plupart énumérées dans
non précédent article. Je ne ferai qu'en recueillir quelques traits ,
et je citerai , par exemple , cette longue répugnance des princes de
la famille royale , les successeurs immédiats du trône , à reconnaître
solennellement la charte constitutionnelle ; d'où vint peut-être le
bruit que ces mêmes princes avaient fait en commun , contre cette
loi fondamentale , une protestation , qu'un journal anglais avait
même publiée , et qu'ils ont vainement voulu démentir enfin par
un acte solennel : résolution tardive , que notre écrivain nomme
assez plaisamment un sacrifice à la peur . Je citerai encore comme
une nouvelle preuve de cette louable modération que j'ai remarquée
dans cette brochure , ce passage , au sujet des immenses travaux qui
avaient été exécutés dans le port d'Anvers , et qui furent cédés à
l'ennemi : « Et cette faute est nécessairement imputée au roi , dont
la nation ne peut connaître ni la position difficile , ni les intentions
secrètes car un malheur des gouvernemens qui n'inspirent pas la
confiance , c'est que les infortunes même leur sont imputées à
crime » .
་
La suppression de la liberté de la presse , liberté qui avait été
garantie par la charte , ne pouvait manquer d'occuper un des principaux
paragraphes de cet écrit. « Des discussions , y est - il dit ,
s'établissent entre les membres des deux chambres , la cause est
plaidée devant la nation ; on sait quelle part elle a prise à cet important
procès : cependant les journaux , déjà soumis à la censure ,
deviennent une arène dans laquelle sont outrageusement insultés
les députés courageux qui osent plaider la cause de la raison . Les
' ministres usent de toutes les ressources de leur esprit ; tous les
moyens sont mis en usage ; les défenseurs des droits du peuple démontrent
que la loi est anti -constitutionnelle , que le texte positif
de la charte doit empêcher toute discussion sur cet objet : le ministre
a recours à des arguties grammaticales ; il entreprend de dé380
MERCURE DE FRANCE ,
montrer à la France que les mots réprimer et prévenir sont synonymes
; enfin il l'emporte ; il obtient ce malheureux triomphe ; et
désormais aucune absurdité , aucune infamie ne sortira de la plume
tant souillée des journalistes mercenaires , qu'avec l'attache de
l'autorité , et que légitimée par la sanction ministérielle . Dès lors ,
il faut renoncer à l'espoir de voir se former un véritable esprit
public ; dès lors les idées patriotiques , celles qui donnaient de la
consistance au gouvernement , en éclairant sa marche et lui attirant
la confiance générale , seront étouffées par l'éteignoir d'un
censeur à gages » .
De ces différentes violations de la charte , l'auteur arrive au monument
consacré aux émigrés morts à Quiberon , aux récompenses
promises et données à des assassins reconnus , aux provocations
contre les possesseurs de biens dits nationaux , aux arrière-pensées
manifestées de toutes les manières , aux faveurs exclusivement
prodiguées à l'ancienne noblesse , aux outrages faits à l'armée
, à l'abandon des serviteurs de la patrie , devenus étrangers ;
à l'élimination de plusieurs membres de la cour de Cassation , à
l'expulsion de plusieurs membres de l'Institut , aux impositions ou
droits perçus sur de simples ordonnances ; enfin , au gouvernement
des prêtres promus à presque tous les ministères et à toutes les
fonctions de l'Université . Comment pouvions-nous espérer de sortir
de ce chaos inextricable , sans l'homme étonnant qui nous a tout à
coup rendus à nos droits et au souvenir de toute notre puissance !
C'est donc par Jui que nous redevenons Français ; nous lui devons
de recouvrer notre patrie , nos institutions , les fruits de nos longs
travaux et de tous nos sacrifices. S'il oublia un instant la révolution
, désormais sa gloire sera de nous l'avoir rappelée à nous-mêmes
et de nous avoir secondés pour en ressaisir les résultats . Un
hommage bien mérité au protecteur de la liberté française , forme
la conclusion de l'Examen , et offre une très-belle péreraison , que,
malgré les nombreuses citations que j'ai déjà faites , je présenterais
encore ici au lecteur , si le désir de calmer quelques inquiétudes
présentes , ne me faisait préférer l'extrait d'un paragraphe sur les
opérations du congrès , où l'auteur démontre le peu de probabilité
d'une guerre nouvelle de la part des puissances alliées . Il n'est pas
inutile de spécifier ici qu'il écrit le 10 mars c'est- à-dire , dix
jours avant le retour de Napoléon dans sa capitale .
"
En examinant , dit -il , la conduite des Bourbons au congrès ,
on les voit reprendre leur ancienne politique de famille , à laquelle
l'état actuel de l'Europe devait les porter à substituer une politique
nationale . Ils semblent tout à coup avoir oublié le traité de Fontainebleau
qui les a replacés sur le trône de France , et au lieu
AVRIL 1815. 381
d'insister sur la restitution de la Belgique , qui les eût relevés dans
l'opinion des Français , ils veulent avant tout que les princes de
leur famille soient remis en possession des états qu'ils gouvernaient
avant la révolution . Ils exigent que le roi Joachim soit expulsé de
Naples , et que la reine d'Etrurie soit mise en possession des états
de Parme , Plaisance et Guastalla . C'était contrevenir à deux conditions
formelles du traité de Fontainebleau , par lequel les puissances
alliées garantissaient le trône de Naples à Murat , et donnaient
en souveraineté les états de Parme , etc. , à l'impératrice
Marie-Louise. Toutes les puissances ont dû être blessées de ces
prétentions ; au moins est -il certain que l'empereur d'Autriche en a
donné de grandes marques de mécontentement ; sa fille en effet
perdait par ces arrangemens le faible dédommagement qu'elle
avait reçu. D'un autre côté , la maison d'Autriche n'a point oublié
que celle de Bourbon , toujours son ennemie , lui a enlevé, depuis
cent cinquante ans , une partie considérable de sa puissance ( l'Espagne
, Naples , Parme, la Franche -Comté , les Pays-Bas , etc. , etc. ) ;
d'où il me semble naturel de conclure que l'empereur d'Autriche
avouera son gendre s'il réussit dans son entreprise , ou du moins
qu'il ne se joindra pas aux autres puissances , si celles-ci étaient
tentées de nous déclarer la guerre , ce qui est douteux pour toute
autre que l'Angleterre .
» En songeant à la manière dont les souverains se sont conduits
au congrès , il me paraît évident qu'ils ne peuvent dégarnir
de troupes les pays qu'ils ont usurpés : la Suède évacuerait-elle la
Norwège pour marcher sur Paris ? La Russie abandonnerait- elle la
Finlande et la Pologne , qui peuvent se soulever pendant que les
armées russes seraient occupées avec la France ? La Prusse peutelle
dégarnir la partie de la Saxe dont elle s'est emparée , sans que
les Saxons ne reprennent leur indépendance ? Les Anglais , euxmêmes
, quitteraient -ils sans danger la Belgique , qui demande à
redevenir française , et dans laquelle leurs armées pourraient ne
rentrer que difficilement ?
» Toutes ces considérations me portent à croire que le danger
d'une guerre étrangère n'est pas aussi grand qu'on le suppose , si
Napoléon ressaisit le pouvoir » .
Ce pouvoir est ressaisi par lui , et je ne puis mieux terminer cet
article qu'en m'unissant encore à ces paroles du même écrivain :
" Tout ce qui peut commander l'admiration et l'enthousiasme , se
réunit en sa personne à tout ce qui peut fonder notre espoir
T.
1
382 MERCURE DE FRANCE ,
Circulaire du ministre de la police générale , aux préfets.
Paris , le 31 Mars 1815 .
MONSIEUR LE PRÉFET , il m'a paru nécessaire de déterminer le but et la
nature des relations qui vont s'établir entre vous et moi.
Les principes de la police ont été subvertis : ceux de la morale et de la
justice n'ont pas toujours résisté à l'influence des passions . Tous les, actes
d'un gouvernement né de la trahison ont dù porter l'empreinte de cette
origine. Ce n'était pas seulement par des mesures publiques qu'il pouvait
fletrir les souvenirs les plus chers à la nation , preparer des vengeances ,
exciter des haincs , briser les résistances de l'opinion , rétablir la dominatiou
des privileges , et anéantir la puissance tutelaire des lois : ce gouvernement ,
pour accomplir ses intentions , a mis en jen les ressorts secrets d'une tyrannie
subalterne, de toutes les tyrannies la plus insupportable . On l'a vn s'entourer
de délateurs , étendre ses recherches sur le passé , pousser ses mystérieuses
inquisitions jusqu'an sein des familles , effrayer par des persécutions clandestines
, semer les inquiétudes sur toutes les existences , détruire enfin par
ses instructions confidentielles l'appareil imposteur de ses promesses et de
ses proclamations.
De parcils moyens blessaient les lois et les moeurs de la France : ils sont
incompatibles avec un gouvernement dont les intérêts se confondent avec
ceux des citoyens .
Chargée de maintenir l'ordre public , de veiller à la sûreté de l'État et à
celle des individus , la police , avec des formes différentes , ne peut avoir
d'autre règle que celle de la justice ; elle en est le flambeau , mais elle n'en
est pas le glaive ; l'une prévient ou réprime les delits que l'autre ne peut
punir on ne peut atteindre toutes deux sont instituces pour assurer l'exécution
des lois et non pour les enfreindre ; pour garantir la liberté des citoyens
et non pour y porter atteinte ; pour assurer la securité des hommes
honnêtes et non pour empoisonner la source des jouissances sociales .
Ainsi , Monsieur , votre surveillance ne doit s'étendre an - delà de ce
qu'exige la sûreté publique on particulière , ni s'embarrasser dans les
details minutieux d'une curiosité sans objet utile , ni gêner le libre exercice
des facultés humaines et des droits civils , par un système violent de précautions
que les lois n'autorisent pas ; ni ne se laisser entraîner par des
présomptions vagues et des conjectures hasardees à la poursnite de chimères
qui s'évanouissent au milieu de l'effroi qu'elles occasionnent. Votre correspondance
, réglée sur les mêmes principes , doit sortir de la routine de
ces rapports périodiques , de ces aperçus superficiels et parement moraux
qui , loin d'instruire et d'éclairer l'autorité , répandent autour d'elle les
crreurs , les préventions , une sécurité fansse ou de fausses alarmes.
Je ne demande et ne veux connaître que des faits , des faits recueillis avec
soin , présentés avec exactitude et simplicité , développés avec tous les
details qui peuvent en faire sentir les conséquences , en indiquer les rapports
, en faciliter le rapprochement.
Vous remarquerez toutefois que , resserrée dans d'étroites limites , votre
surveillance ne peut juger l'importance des faits qu'elle observe. Tel événe
AVRIL 1815 .
383
ment peu remarquable , en apparence , dans la sphère d'un département ,
peut avoir un grand intérêt dans l'ordre general , par ses liaisons avec des
analogues que vous n'avez pu connaître : c'est pourquoi je ne dois rien
ignorer de ce qui se passe d'extraordinaire ou selon le cours habituel des
choses .
Telle est , Monsieur , la tâche simple et facile qui vous est imposée.
La France , réintégrée dans la jouissance de ses droits politiques , replacée
dans toute sa gioire , sous la protection de son Empereur; la France n'a
plus de voeux à former et plus d'ennemis à craindre. Le gouvernement
trouve dans la réunion de tous les interêts , dans l'assentiment de toutes
les classes , une force réelle à laquelle les ressources artificielles de l'autorité
ne peuvent rien ajouter . Il faut abandonner les erremens de cette police
d'attaque , qui , sans cesse agitée par le soupçon , sans cesse inquiète et
turbulente , menace sans garantir et tourmente sans protéger. Il faut se renfermer
dans les limites d'une police libérale et positive , de cette police
d'observation , qui , calme dans sa marche , mesurée dans ses recherches ,
active dans ses poursuites , partout présente et toujours protectrice , veille
pour le bonheur du peuple , pour les travaux de l'industrie , pour le repos
de tous .
Ne cherchez dans le passé que ce qui est honorable et glorieux à la
Nation , ce qui peut rapprocher les hommes , affaiblir les preventions et
reunir tous les Français dans les mêmes idées et les mêmes sentimens .
J'aime à croire , Monsieur , que je serai puissamment secondé de vos
lumières , de votre zèle , de votre patriotisme et de votre dévouement à
l'Empereur.
Agréez , M. le Préfet , l'assurance de ma considération distinguée.
Le Ministre de la police générale ,
Signé , LE DUC d'Otrante.
Adresse présentée à S. M. l'Empereur , par l'Institut impérial,
le dimanche 2 avril.
SIRE , les sciences que vous cultiviez , les lettres que vous encouragiez ,
les arts que vous protégiez ont été en deuil depuis votre départ .
» L'Institut , attaqué dans son heureuses organisation , voyait avec douleur
la violation imminente du depôt qui lui était confié , la dispersion prochaine
d'une partie de ses membres .
» Nous appelions avec toute la France un libérateur : la Providence
nous l'a envoyé.
» Vous êtes venu au secours de la nation inquiète sur tous ses intérêts
, blessée dans ses plus chers sentimens , offensée dans sa dignité , et la
route que vous avez parcourue des bords de la Méditerranée jusqu'à la
capitale , a offert l'image d'un long triomphe.
>> Une dynastie abandonnée par le peuple français , il y a plus de
vingt ans , s'est éloignée devant le monarqne que le voeu du peuple
français avait appelé au trône par la toute- puissance de ses suffrages trois
fois réitérés .
384 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1815.
» Vous allez nous assurer , Sire , l'égalité des droits des citoyens ,
l'honneur des braves , la sûreté de toutes les propriétés , la liberté de
penser et d'écrire , enfin une constitution représentative . Bientôt nous
verrons terminer ces grands monumens des arts dont nos villes s'enorgueillissaient
, et ceux qui devaient répandre , d'une extrémité de l'Empire
à l'autre , la vie et la prospérité.
» Sire , hâtez le moment où placé entre votre épouse et votre fils ,
entouré des représentans d'an peuple libre et fidèle qui vous apporteront
de tous les départemens le voeu national , le résultat d'une expérience
de vingt-cinq années de révolution , vous renouveller avec la France
le contrat auguste et saint qui est gravé dans tous les coeurs français ,
et qui fortifié par toutes les stipulations , par toutes les garanties qu'appelle
l'opinion publique et que promet votre sagesse , attachera pour jamais la
nation à votre personne et à votre dynastie ».
Réponse de Sa Majesté.
Je reçois avec satisfaction l'expression de vos sentimens. Je vois avec
plaisir une réunion d'hommes aussi distingués , et telle qu'aucune autre
nation ne peut en offrir une semblable.
ERRATA DU NUMÉRO PRÉCÉDENT.
Page 258 , après le 5º. vers , ajoutez celui-ci ,
La marche des saisons , les différens climats :
Pag. 299, lig. 29 , au lieu de : Garice , lisez Garcie . :
théoritiques , lisez : théorétiques .
ce , lisez : et.
300 , 15 , au lieu de
Idem . 16 , au lieu de
Idem . 19 , au lieu de fort agréable de ces trois , lisez:
fort agréables . De ces trois .
AVIS.
MM. les abonnés sont prévenus que le bureau du Mercure n'est
plus rue de Grétry ; il a été replacé chez M. Arthus-Bertrand ,
libraire , rue Hautefeuille , n°. 23. C'est désormais à cette
adresse qu'il faut envoyer toutes les lettres relatives à la rédaction
ou à la direction du Mercure , ainsi que les ouvrages dont on désire
l'annonce , etc. , etc.
Le prix de la souscription au Mercure de France est de 15fr.
pour trois mois , 29 fr. pour six mois , et 56 fr. pour l'année .
On ne peut souscrire que du premier de chaque mois.- En
cas de réclamation , on est prié de joindre une des dernières
adresses imprimées ou d'indiquer le numéro de la quittance.
357
TIMERE
ROYAL
200
MERCURE
DE FRANCE.
N°. DCLXXIX . - Samedi 15 avril 1815.
POÉSIE.
LES DERNIERS MOMENS DE BAYARD ,
SEINE
Par madame DUFRENOY, poème couronné à la seconde classe
de l'Institut le 5 avril 1815 ( 1 ).
RENAISSEZ dans mes chants , nobles moeurs de nos pères ,
Valeur , foi , loyauté , vertus héréditaires
Que dans les vieux châteaux l'aïeul en cheveux blancs
Transmettait d'âge en âge à ses nobles enfans !
Renaissez , jours fameux , religion , patrie !
Et toi dont la mémoire à jamais est chérie
Bayard ! toi dont le nom rappelle avec grandeur
Tout ce qu'ont eu d'éclat les siècles de l'honneur ,
Ta gloire ne meurt point ; le temps la renouvelle ;
Au sage comme au brave on t'offre pour modèle :
Ton grand coeur , au-dessus des caprices du sort ,
Se montra tout entier dans les bras de la mort.
J'apporte à ton cercueil l'hommage de la France .
( 1) Cette pièce vient de paraître avec des notes historiques , chez Alexis
Eymery , libraire , rue Mazarine , nº. 30.- Prix, 1 fr.
25
386 MERCURE DE FRANCE ,
Déjà de Bonnivet l'orgueilleuse imprudence
Fuyait loin de Milan , où toujours les Français
Ont par de grands revers payé de grands succès :
Bayard restait encore , et de sa renommée
Seul pouvait protéger les débris de l'armée :
Tout à coup , ô douleur ! le tube meurtrier
De ses traits foudroyans à frappé le guerrier !
Atteint d'un coup mortel , sur l'arène sanglante
Il tombe. Tout son camp jette un cri d'épouvante :
Mais lui , dans la mort même incapable d'ffroi ,
Nomme en tombant son Dieu , sa Patrie et son Roi.
« Je suis mort , cria-t-il ; mais gardez votre place ;
» L'ennemi jusqu'au bout ne me verra qu'en face » !
Il dit ; et le héros , respirant à moité ,
Contre un arbre voisin avec peine appuyé ,
De sa mourante main ressaisissant son glaive ,
Après un long effort quelque temps se relève ;
Du geste et du regard excite nos soldats ;
Et , déchiré , couvert des ombres du trépas ,
Son front , que par degrés la douleur décolore ,
Tourné vers l'ennemi l'épouvantait encore.
Toutefois les Français , au devoir immelés ,
Prodigues de leurs jours , mais du nombre accablés ,
Redoublaient vainement et d'efforts et de zèle
Pour ramener vers eux la fortune infidèle ;
Hélas ! ils ont perdu leur plus ferme rempart !
En vain pour le sauver ils criaient à Bayard :
« Le vainqueur vient à vous , évitez son approche.
»
- Non , dit le Chevalier sans peur et sans reproche ;
Bayard mort peut sans honte éprouver le destin
» Que deux fois dans sa vie éprouva Duguesclin.
» Nemours fut plus heureux ; ce fameux capitaine
» Au sein de la victoire expira dans Ravenne .
» m'aimait; il m'appelle , et déjà je le voi
AVRIL 1815 . 387
» Du séjour des héros s'avancer jusqu'à moi.
" Qu'on ne me plaigne point ; tout finit : Dieu me reste !
» Et puisqu'un prêtre saint à mon heure funeste
» Ne peut de mes erreurs recevoir l'humble aveu ,
» Je les confesse à vous , je les confesse à Dieu.
» C'en est fait , compagnons ; adieu ! séchez vos larmes ;
» Dites surtout au roi que Bayard , sans alarmes
» Des biens que dans ce jour la mort vient lui ravir ,
» N'en regrette qu'un seul ; l'honneur de le servir » .
Pleurant , poussant des cris , tous alors se retirent ;
Jusqu'aux rangs ennemis leurs plaintes retentirent ;
Et l'Espagnol apprend au bruit de leurs sanglots
Que le camp des Français a perdu son héros.
A ce bruit aussitôt s'est élancé Pescaire ,
Du généreux Bayard généreux adversaire :
Il accourt , il gémit , le presse entre ses bras ,
Lui même sous sa tente accompagne ses pas .
repose Bayard , et son âme immortelle
S'exhalera du moins dans un lieu digne d'elle .
Là
Les guerriers espagnols , l'honorant de leurs pleurs ,
Ont même des Français égalé les douleurs :
L'un vante ses exploits , et l'autre sa franchise ,
L'autre sa piété : c'était Naples conquise ,
Bresse , Milan , Fornoue , et Ravenne et Lodi ;
Tantôt ils racontaient que d'un bras plus hardi ,
Presque seul , sans rempart , il défendit Mézière ,
Et seul à Garillan brava l'armée entière.
Quel éclat , disaient - ils , eut ce noble guerrier !
Son roi le conjura de l'armer chevalier.
Comme ils parlaient ainsi , dans un morne silence
De vieux soldats français une troupe s'avance :
Leurs yeux , tristes , baissés , de larmes sont couverts ;
Pour racheter Bayard ils demandent des fers ;
388
MERCURE DE FRANCE ,
Et Pescaire attendri permet que leur courage
Au guerrier qui s'éteint rende un dernier hommage.
Bourbon arrive aussi : « Que je plains votre sort » !
- Dit -il . Mais le héros : « Ne plaignez pas ma mort :
Tout mon honneur me suit à mon heure suprême ;
Je meurs fidèle au roi : gémissez sur vous -même » .
yeux ;
Bayard demeure seul , prie , et ferme les
Et Nemours qui l'attend le reçoit dans les cieux.
On répète avec soin ses dernières paroles.
Tout l'admire et le plaint : les lances espagnoles ,
Que même dans ce jour fit trembler son aspect ,
Devant son lit de mort passent avec respect .
Bayard des anciens preux fut la gloire dernière ;
On la vit dans sa tombe expirer toute entière. »-
L'Europe le pleura , la France prit le deuil ;
Et lorsqu'au lieu natal on portait son cercueil
Sur sa route à l'envi les peuples s'assemblèrent ;
Les remparts des cités d'un crêpe se voilèrent;
L'airain gémit au loin ; les tribunaux sans voix
Ont laissé reposer le saint glaive des loix.
Trois femmes ont paru , pâles , échevelées :
Leurs touchantes douleurs , sourdement exhalées ,
Semblent mêler encore , en montant vers le ciel ,
Je ne sais quoi de tendre à ce deuil solennel ,
Toutes trois exaltaient son noble caractère :
L'une lui dut son fils , et l'autre son vieux père ;
Et l'autre lui disait , en cachant sa rougeur :
« O Bayard ! sois béni ; tu sauvas la pudeur »> !
Il est trop juste , hélas ! que ton pays t'honore ;
Bayard ! Un roi vaillant te loua mieux encore
Lorsqu'aux champs de Pavie on le fit prisonnier.
>>
Pourquoi t'ai-je perdu , noble et grand chevalier !
Dit son monarque en pleurs ; ô perte trop sensible !
O Bayard! toi vivant , je restais invincible » .
AVRIL 1815. 389
Ainsi , par un grand roi ce grand homme honoré ,
D'âge en âge à la France a paru plus sacré :
Comme le plus vaillant trois règnes l'applaudirent ;
Partout à son seul nom les âmes s'agrandirent ;
Puisse un siècle aussi beau renaître à nos regards ,
Et le trône affermi retrouver des Bayards !
LE CHANT DU RETOUR ,
Chanté sur le théatre impérial de l'Opéra - comique ,
le 25 mars 1815 .
SUR son rocher , dans ses pensers profonds ,
Songeant aux maux de notre belle France ,
Votre Empereur dit un jour : Je réponds
De son bonheur et de sa délivrance.
Et quoi ! de mes nobles guerriers ,
Quoi ! des enfans de la Victoire
On ose flétrir les lauriers ,
On prétend obscurcir la gloire !
Un frêle esquif , à la merci des flots ,
Reçoit encor César et sa fortune .
Port de Fréjus , recevez le héros
Deux fois chez vous ramené par Neptune,
Accourez tous , braves guerriers ,
Enfans chéris de la Victoire ,
Vengez l'honneur de vos lauriers ,
On veut obscurcir votre gloire .
D'un son bruyant l'air au loin retentit ;
L'entendez -vous la trompette guerrière ?
Le héros marche et la France applaudit ;
Ses ennemis rentrent dans la poussière .
Marchez , invincibles guerriers ,
Marchez , enfans de la Victoire ;
3go
MERCURE
DE
FRANCE
,
Je vois reverdir vos lauriers ,
Je vois renaître votre gloire.
L'aigle français reprend son vol altier ,
Sur nos remparts il plane en assurance :
Qu'apporte-t-il ? la paix au monde entier ,
Gloire aux soldats et respect à la France.
Relevez-vous , braves guerriers ,
Enfans chéris de la Victoire ;
La gloire vous rend vos lauriers ,
Napoléon vous rend la gloire.
Par M. le Chevalier COUPE DE SAINT-DONAT.
ÉNIGME -LOGOGRIPHE.
SANS tête et sans queue , étant né ,
Je ne fus point infortuné ;
Car malgré le courroux d'une implacable reine ,
Je sus fonder une cité ,
De l'univers la souveraine .
Cependant la postérité
Ne m'eût jamais connu , si , non loin de Crémone ,
Le destin n'eût fait naître un poëte enchanteur ;
Je lui dois bien tout mon honneur :
Sur sa lyre ma gloire à chaque instant résonne ;
Il chante mes combats , il chante mes amours ;
Grâce à ses vers , mon nom vivra toujours .
LOGOGRIPHE .
Je suis un lieu plein de délice
Où jeunes filles et garçons ,
V. B. ( d'Agen ).
AVRIL 1815 .
391
De leurs mentors oubliant les leçons ,
Le soir gaîment entrent en lice .
Leurs coeurs , chez moi , le plus souvent
Remplis d'une vive allégresse ,
Viennent s'ouvrir au plus doax sentiment ;
Je les dispose à la tendresse :
Mais de doubler le mien garde-toi bien , lecteur ,
Car je serais un dieu de mensonge et d'erreur .
Par le même .
CHARADE.
CÉSAR , traîné dans mon premier ,
Reçut le prix de ses victoires .
Les habitans de mon dernier
Sont presque tous des êtres à nageoires .
Tes droits , sexe charmant , ne sont point illusoires ,
A toi seul appartient le don de mon entier .
BONNARD , ancien militaire.
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARAde insérés
dans le dernier Numéro ..
Le mot de l'Enigme est P. ( la lettre ) .
Celui du Logogriphe est Friche , dans lequel on trouve riche.
Celai de la Charade est Carnaval.
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS.
-
DE L'ANGLETERRE ET DES ANGLAIS , par Jean-Baptiste
S▲y, auteur du Traité d'Économie politique. A
Paris , chez Arthus-Bertrand , libraire . - Brochure de
56 pages..
CET ouvrage ne peut qu'être favorablement accueilli du
public . Il nous importe, dans les circonstances où se trouve
notre patrie , de connaître quelles sont les ressources de
l'Angleterre ; à quoi il faut attribuer son apparente prospérité
, sa détresse bien plus réelle .
Présenter en peu de mots la situation actuelle de ce
pays , en rechercher et indiquer les causes , tel parait
avoir été le but de l'auteur dans cet ouvrage de peu d'étendue
, mais extrêmement substantiel , et dont chaque
phrase est une source de lumières , un texte pour les plus
utiles méditations .
Le nom de M. Say, auteur de l'excellent Traité d'Économie
politique , qui a trouvé autant d'approbateurs que
de lecteurs , et qui est devenu à peu près classique en
Europe ; ce nom , dis-je , est un garant de l'exactitude des
observations politico-économiques que contient le nouvel
écrit que nous annonçons. Pour le bien faire connaitre ,
nous emploîrons le moyen trop négligé des citations. Il
est des ouvrages ( et ce sont ceux où l'on trouve plus de
choses que de mots ) dont une analyse ne donne jamais
qu'une idée incomplète .
Il paraît que l'auteur , qui connaissait l'Angleterre avant
que
MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1815. 393
la révolution française , a voulu juger par lui-même , dès
les communications ont été possibles , des changemens
qui s'étaient opérés dans ce puissant état , pendant une
période si désastreuse pour tant d'autres peuples . Il
est allé chercher de l'autre côté de la Manche , pour me
servir de ses expressions , l'explication de plusieurs phénomènes
dont on ne connaissait que les résultats , et
mesurer le levier qui plus d'une fois a soulevé l'Europe.
Il ne nous donne , en ce moment , qu'une très -petite
partie des renseignemens qu'il a recueillis ; mais cette
partie est très-importante : c'est , comme nous venons de
le faire remarquer , celle qui peut le plus intéresser , en ce
moment , les lecteurs français . L'administrateur , l'homme
d'état y puiseront des notions exactes qui pourront les guider
en mainte circonstance .
M. Say indique d'abord par quels moyens faciles l'Angleterre
, pendant la guerre qui ne s'est terminée qu'en
1814 , s'était emparée du commerce du monde. Il examine
ensuite quelles en ont été les conséquences .
la
Les profits commerciaux de l'Angleterre , dit-il , se sont accrus
à un point surprenant . Plus de vingt mille navires de toutes nations
sont entrés chaque année dans les ports de la Grande-
Bretagne . De nouveaux négocians , de nouveaux capitaux , ont
voulu prendre part à ces profits . Un plus grand nombre d'agens
de toute espèce ont été employés ; et comme les familles s'augmentent
en proportion des moyens qu'on leur offre de gagner ,
population des villes maritimes anglaises a éprouvé des accroissemens
remarquables. Londres n'est plus une ville , c'est une province
couverte de maisons . Glascow , qui en 1791 n'avait que
66,000 habitans , en a maintenant 110,000 . Liverpool , qui en
1801 avait une population de 77,000 âmes , en contient 94,000 .
Bristol , dans le même espace de temps , est monté de 63,000 à
6,000 âmes,
394
MERCURE DE FRANCE ,
» L'établissement de bassins et de magasins francs de droits de
douane dans tous ces ports , facilitait la distribution en Europe ,
des marchandises qui y arrivaient de tous les coins du monde ; et
les draw-backs , ou restitutions de droits encourageaient l'exportation
des produits intérieurs » .
A ce tableau de la prospérité anglaise , en succède bientôt
un autre d'un genre tout différent . Écoutons encore
M. Say.
« Tandis que la guerre provoquait ce développement forcé
de l'industrie anglaise , les Anglais en profitaient peu. L'impôt et
l'emprunt leur en ravissaient tous les fruits . L'impôt pesait à la fois
sur les productions de toutes les classes et leur enlevait la portion
la plus claire de leurs profits ; et l'emprunt absorbait les épargnes
de ces gros entrepreneurs , de ces spéculateurs avantageusement
posés , qui tiraient le meilleur parti des circonstances .
» La facilité que le gouvernement a eue d'emprunter , c'est-àdire
, de pouvoir dépenser un principal , pourvu qu'il en payât la
rente , a favorisé les plus énormes profusions . Les dépenses de la
guerre sont plus fortes pour l'Angleterre que pour toute autre nation.
En premier lieu , l'administration , pour ses approvisionnemens
, souffre comme tous les autres consommateurs de la cherté
des marchandises , dont elle est la première cause. Elle paie nonseulement
pour ses approvisionnemens , mais pour ceux de ses
alliés , non-seulement le salaire de ses soldats , mais celui de beaucoup
d'autres soldats . Ses forces militaires et navales sont éparpil-
~ lées sur tout le globe.
» Un approvisionnement , un magasin en Asie ou en Amérique,
coûtent le double de ce qu'ils coûteraient en Europe ; chaque soldat
qu'on y envoie cause une dépense égale à deux soldats , et c'est un
grand avantage que les États -Unis conserveront toujours dans leurs
démêlés futurs avec la Grande-Bretagne .
» Je ne parle pas des abus dans les dépenses qui sont scandaleux
; des abus anciens , et qui se sont glissés par degrés ; des
abus nouveaux introduits de propos délibéré , des abus que
AVRIL 1815.
395
relève l'opposition , parce qu'il n'y a que les amis des ministres
qui en profitent ; de ceux qu'elle ne relève pas , parce que la
vanité nationale les protège ( 1 ) ; mais du tout ensemble , il est
résulté que , quoique les impositions aient quadruplé depuis 1793 ,
les dépenses ont chaque année progressivement excédé le montant
des rentrées ; qu'il a fallu pourvoir à ce déficit progressif par des
emprunts devenus plus considérables d'année en année (2 ) , et
qui ont finalement porté le principal de la dette à la somme ef-
(1 ) Je ne sais pas jusqu'à quel point la justice politique commande de
donner l'argent d'une nation à un citoyen qui n'a jamais rien fait pour elle ,
et qui ne se rend particulièrement recommandable par ancun talent ni
aucune vertu , uniquement parce que le sortd'a rendu frère d'un amiral qui
a perdu la vie dans un combat de mer. Voici ce que la famille Nelson coûte
à la nation anglaise chaque année à perpétuité.
Au comte Nelson , frère de l'amiral , outre une pairie ; une pension
de 5000 liv. st . ' .
Pour l'achat d'un bien , une somme une fois payée de
100,000 liv. st. ( a millions 400 mille francs ) , dont l'intérêt
annuel coûte à l'état. •
A la vicomtesse Nélson sa veuve , 2,000 liv . st.
A mesdames Suzanna Bolton , et Catherine Matcham ses
soeurs,
120,000 fr.
120,000
48,000
48,000
Total en argent de France .. 336,000 fr.
Dernièrement ( 20 février 1815 ) le parlement s'est en vain récrié sur un
article de 4000 liv. st. dans les dépenses ( 96 mille fr . ) donnés au duc
d'York pour l'indemniser d'avoir reçu le roi de Prusse . Ce diner en effet
coûte un peu cher à la nation anglaise .
Le trésor public paie encore au duc de Marlborough , qui n'est point
descendant du grand Marlborong , mais qui a pris son nom , parce qu'il a
épousé une descendante , 120 mille fraucs de France annuellement , outre
la magnifique terre de Blenheim dont il a hérité.
Voyez Colquhoun : On the Wealth ofthe British Empire , pag. 244 .
(2) Voici d'après M. Joseph Hamilton ( an'Inquiry concerning the national
debt ) , le montant de la dette anglaise au commencement et à la fin
de chaque guerre . On voit dans ce tableau ce qu'il y a eu de racheté durant
les intervalles de paix , et le déficit occasionné par chaque guerre .
396
MERCURE DE FRANCE ,
frayante de 18 milliards 649 millions , argent de France (3) , dont
l'intérêt annuel , joint aux consommations courantes , ont porté
en 1813 le total des dépenses publiques faites par les mains du
gouvernement central , à la somme incroyable de 112 millions
Elle était en 1689 , époque où Guillaume et Marie montèrent sur le
trône de
cn 1697
1,054,925 liv. st.
21,515,742
en 1701 16,394,701
en 1714
53,681,076
en 1740 46,449,568
en 1748 78,293,313
en 1756 72,289,673
en 1763 133,959,270
en 1775 122,963,254
en 1783 238,231,248
en 1793 227,989,148
en 1802
499,753,063
en 1813 599,590, 197
777,460,000
en 1815 suivant le calcul de la
note suivante
(3) Le chancelier de l'échiquier , M. Vansittart , dans son discours au
parlement le 28 février dernier , ne la porte qu'à 650 millions sterling ; mais
il n'entend probablement par là que les capitaux réellement prêtés au gouvernement.
Les capitaux qu'il faudrai que le gouvernement payât pour
s'acquitter , sont plus considérables par la raison qu'on emprunte au cours
de la place , c'est-à -dire qu'on donne en intérêts annuels , le moins de millions
qu'on pent pour un capital emprunté ; et qu'on rachète au cours de
la place , c'est-à -dire qu'on rachète le plus d'intérêts qu'on peut avec un
capital donné. Or comme on emprunte en temps de guerre où la rente est
au plus bas , et qu'on rachète en temps de paix où la rente est plus recherchée
, on ne peut jamais racheter une rente d'un million avec le même capital
qu'on a reçu en créant la rente.
Au taux où est l'intérêt en Angleterre , et surtout au taux où il serait si
l'on s'occupait sérieusement à rembourser la dette , il est probable que , le
fort portant le faible, on ne la rachèterait pas au denier vingt -cinq ( 25years
purchase ) ; mais en remettant ce rachat an denier 20 seulement , les 35
millions 973 mille livres sterling de rente avouée par M. Vansittart , exigeAVRIL
18r5 . 397
371 mille livres sterling ( plus de de 2 milliards 697 millions de
notre monnaie ) (4).
>> En voyant pour la dépense d'une seule année , qui , selon
toute apparence , a été surpassée par la dépense de 1814 , cet
effrayant résultat , on croit se tromper ; mais il est fondé sur des
communications officielles , et certifié par des auteurs attachés à
l'établissement public.
» Sur cette somme de dépense annuelle , 69 millions sterling
environ ont été fournis par les contributions de l'année. Le reste
a été procuré par des emprunts et des anticipations . En d'autres
termes , environ 1 milliard 700 millions de notre monnaie , ont été
levés sur les revenus , ou si l'on veut , sur les profits annuels de la
nation anglaise ; et 1 milliard sur ses capitaux ou ses épargnes ( 5) ;
et cela indépendamment des contributions qu'elle paie pour les
raient un capital de . . ·
A quoi il faut ajouter pour la dette
flottante. ·
On aurait donc, en calculant au plus bas ,
à rembourser un principal de.
c'est-à-dire un peu plus de.
argent de France.
·
719 millions 460 mille liv. st.
58 millions.
777 millions 460 mille liv. st.
18 milliards 649 millions ,
La caisse d'amortissement est un véritable leurre. Qui ne voit que si ,
indépendamment de ce qu'on emprunte chaque année pour acquitter l'excédent
des dépenses sur les recettes , on emprunte encore le montant de la
portion de dette qu'on rachète , c'est comme si on ne la rachetait pas. Si
l'on jouit de l'intérêt composé sur ce qu'on rembourse , on paye l'intérêt
composé sur ce qu'on emprunte , puisque l'année prochaine on empruntera
de quoi payer l'intérêt de cette année , et l'on paiera par conséquent
l'intérêt de l'intérêt.
Quant à ceux qui croient que la dette de l'état est une dette de la main.
droite à la main gauche , et qui s'imaginent en conséquence que le montant
de la dette n'est point un capital perdu pour la nation , je les engage à voir
dans mon Traité d'Économie politique ( Liv. III , ch . 9 ) combien ils sont
dans l'erreur.
(4) Colquhoun : On the Wealth of the British Empire , pag. 261.
(5) Colquhoun , ut suprà.
398
MERCURE DE FRANCE,
dépenses locales , pour le culte et pour les pauvres , qui se montent,
comme on sait , à des sommes considérables . Tellement qu'on ne
s'éloignerait peut-être guère de la vérité , en annonçant que le
gouvernement consomme la moitié des revenus qu'enfantent le sol ,
les capitaux et l'industrie du peuple anglais ( 6 ) ¸ »
C'est après des considérations de cette importance , qui,
(6) Rien n'est plus difficile à évaluer que les revenus généraux d'une
nation . Si sa population n'est jamais exactement connue , le revenu de
chaque personne qu'on peut déguiser plus aisément et qu'on a tant d'intérêt
à cacher pour se soustraire au fardeau des charges publiques , est
encore plus difficile à connaître . La taxe sur les revenus en Angleterre
peut cependant fournir quelques bases. A la vérité, la loi accorde un dé
grèvement à ceux qui gagnent au- dessous de 50 liv . st . par année , et une
exemption complète à ceux qui gagnent moins de 50 liv . st . On peut supposer
en outre qu'un grand nombre de gens ont déclaré leur revenu
moindre qu'il n'était ; mais aussi il y en a beaucoup qui ont pu difficile
ment s'écarter de la vérité , tels que les propriétaires fonciers , les rentiers
et les fonctionnaires de tous les ordres ; et il y en a beaucoup aussi qui ,
soit par pudeur , soit par vanité , soit dans la vue de soutenir un crédit
chancelant , ont déclaré un revenu égal ou supérieur à la vérité.
Or , dans une année moyenne sur les trois années qui ont fini le
5 janvier 1813 , la taxe sur les revenus a produit 13 millions 281 mille
livres st. , et comme celle taxe est du dixième du revenu présumé , elle
indiquerait pour le total des revenns de la Grande- Bretagne une somme
de 132 millions 810 mille liv. st. Colquhoun les évalue beaucoup plus
haut. Mais ses bases sont tout à fait vagues et exagérées . Admettons
néanmoins qu'ils s'élèvent à 224 millions st. ( plus de cinq milliards de
France ) . Cela ne fait encore que le double du montant des consommations
du gouvernement qui s'élevent à 112 millions st . , ainsi que nous
venons de le voir . Les rentiers doivent être considérés comme des consommateurs
agens du gouvernement ; d'ailleurs , si on distrayait leurs consommations
de la somme des consommations du gouvernement , il faudrait
distraire leurs revenus de la somme des revenus des particuliers ,
ce qui reviendrait au même. Il demeure donc démontré que le peuple
anglais ne jouit que de la moitié de ses produits ; que chaque familie
est obligée de produire une valeur double de ce qu'il lui est permis de
consacrer à ses besoins . Jamais une nation , et surtout une nation éclairée
, n'a été exploitée avec autant d'impudence.
AVRIL 1815 . 399
1
comme on voit , sont appuyées de preuves , que l'auteur
se livre aux réflexions suivantes , qui nous paraissent bien
propres à fixer les idées sur l'état actuel du peuple anglais
.
« En morale comme en physique , les faits naissent les uns des
autres. Celui qui est un résultat , devient la cause d'un autre résultat
, qui sera une cause à son tour. L'énormité des charges
supportées par le peuple anglais , a rendu exorbitamment coûteux
tous les produits de son sol et de son industrie . Chacune des consommations
des producteurs de toutes les classes , chacun de leurs
mouvemens , pour ainsi dire , étant taxés , les résultats de leur industrie
sont devenus plus chers , sans que cette cherté tournât à
leur avantage . Dans chaque profession , les gains ne sont pas sensiblement
plus forts en vertu du renchérissement de la marchandise
produite dans cette profession , parce que ce renchérissement
s'en va en frais d'impôts payés par le producteur , et n'ajoute rien
à ses profits , et cette cherté générale oblige les producteurs , en
leur qualité de consommateurs , à s'imposer de continuelles privations.
» Un Anglais qui a un commerce , si le capital qu'il emploie
ne lui appartient pas , et s'il est obligé d'en payer l'intérêt , ne
peut soutenir sa famille . Une terre , un fonds placé , qui partout
ailleurs suffiraient pour procurer de l'aisance sans travail , ne
suffisent point en Angletterre pour faire vivre leur possesseur : il
faut encore , s'il ne les fait pas valoir lui -même , qu'il exerce un
talent , qu'il concoure soit en chef , soit en sous - ordre , à une
autre entreprise.
» Enfin celui qui n'est pas à portée d'exercer une idustrie ou
un talent quelconque , celui qui a un revenu modéré , fixe , et qui
n'est pas attaché à la glèbe , voyage dans des pays où les objets de
consommation sont moins coûteux , et c'est le motif qui a chassé
vers la France , la Belgique , la Suisse et l'Italie ces nuées de voyageurs
anglais , parmi lesquels il s'en est trouvé aussi quelques- uns
la seule curiosité a mis en mouvement. que
400 MERCURE
DE FRANCE
,
» C'est aussi la cause de la grande détresse de la classe qui n'est
simplement que manouvrière. Un ouvrier , selon la famille qu'il a ,
et malgré des efforts souvent dignes de la plus haute estime , ne
peut gagner en Angleterre que les trois quarts et quelquefois seulement
la moitié de sa dépense . La paroisse , c'est-à-dire le produit
de la taxe pour les pauvres , est obligée de subvenir au surplus.
Un tiers , dit-on , de la population de la Grande-Bretagne est
ainsi obligé d'avoir recours à la charité publique . On rencontre
très-peu de mendians , parce que les secours sont donnés à domicile
et ne suffisant pas pour les faire vivre il faut encore qu'ils travaillent.
Uu voyageur anglais , de bonne foi , qui a traversé toute
la France en dernier lieu ( 1 ) , manifeste à chaque pas son étonnement
de ce qu'on peut y gagner sa vie par son travail ; et son
étonnement découvre bien ce qui se passe en Angleterre .
»
On y voit sans doute aussi de ces grands propriétaires , de
ces gros capitalistes qui peuvent se croiser les bras et qui n'ont
d'autre affaire que leurs plaisirs ; leurs revenus sont si grands qu'ils
excèdent tous les besoins et défient toutes les chertés ; mais leur
nombre est toujours petit comparé à la totalité d'une nation. La
nation anglaise en général , sauf ces favoris de la fortune , est
obligée à un travail opiniâtre ; elle ne peut pas se reposer. On ne
voit pas en Angleterre d'oisifs de profession ; on y est remarqué
dès qu'on a l'air désoccupé , et qu'on regarde autour de soi . Il n'y
a point de ces cafés remplis de désoeuvrés , du matin au soir , et
les promenades y sont désertes tout autre jour que le dimanche ;
chacuny court absorbé par ses affaires . Ceux qui mettent le moindre
ralentissement dans leurs travaux sont promptement atteints par la
ruine; et l'on m'a assuré à Londres que beaucoup de familles , de
celles qui avaient peu d'avances , sont tombées dans les derniers
embarras pendant le séjour des souverains alliés , parce que ces
( 1 ) Voyez l'ouvrage intitulé : Notes on a journey through France by
Morris Birkbeck. L'auteur paraît avoir imprimé bonnement les notes où
il consignait ses premières impressions . Elles sont toujours sévères , souvent
curieuses .
ROYAL
200
AVRIL 1815.
401MBRE
princes excitaient vivement la curiosité , et que , pour les voir , on
sacrifiait quelquefois ses occupations plusieurs jours de suite.
» Ceux même qui travaillent avec aisance et qui pourraient se
reposer à leur gré , travaillent pour être riches , pour se mettre à
l'abri de tous les événemens , et pour marcher de pair dans toutes
les profusions. La plus grande honte en France , c'est de manquer
de courage en Angleterre , c'est de manquer de guinées . L'opinion
n'est peut-être pas plus raisonnable d'un côté que de l'autre.
» Cette position économique exerce un effet déplorable sur
les lumières , et fait craindre à l'observateur philosophe que cette
patrie de Bacon , de Newton et de Locke , ne fasse bientôt des
pas rétrogrades et rapides vers la barbarie . Il paraît certain qu'on
lit beaucoup moins qu'on ne faisait ; on n'en a pas le temps , et les
livres sont trop chers . Les riches qui peuvent ne songer qu'à jouir ,
ont d'autres jouissances que celles de l'esprit , et ces autres jouissances
rendent inhabiles à ces dernières . Le peu que les gens du
grand monde lisent en général , n'est jamais ce qu'il y a de meilleur
les lectures vraiment utiles exigent une application qui
leur pèse ; et quand , par hasard , ils lisent de bons ouvrages , c'est
une semence qui tombe dans un sol épuisé , où les bons fruits ne
sauraient prospérer. La classe mitoyenne est la seule qui étudie
utilement pour la société , et bientôt elle ne pourra plus étudier
en Angleterre (8) .
>>
:
Il y a cependant deux sortes d'imprimés qui se lisent, qui
(8) On sent que , lorsqu'il est question d'une grande nation comme
l'Angleterre , il faut toujours supposer beaucoup d'exceptions . On fait toujours
de très-bonnes études , quoique un peu gothiques , à Oxford. Il y a
quelque chose de plus libéral dans celles de Glascow. Les professeurs actuels
d'Édimbourg soutiennent l'éclat de cette fameuse université. La philosophie
, l'amour du pays s'y mêlent avec le goût des lettres , et y donnent
à la littérature , qui sans cela n'est qu'une faconde puérile , de l'importance
et de la solidité. L'Edinburgh Review est peut-être le meilleur journal
littéraire du monde ; il est lu de Philadelphie à Calcutta .
26
402. MERCURE DE FRANCE ,
sont de nécessité première : la Bible et les journaux. Il reste à
savoir ce qu'on peut y puiser d'instruction .
" J'ai dit qu'en payant tout plus cher on n'en gagnait pas davantage
; souvent même le producteur d'une denrée gagne d'autant
moins qu'elle devient plus chère. La cherté diminue le nombre
des consommateurs , parce qu'elle met les marchandises , à commencer
par les moins nécessaires , hors de la portée de certaines
fortunes. Ceux qui ne se privent pas tout-à-fait d'une chose ,
réduisent tout au moins la consommation ; dès lors elle est moins
demandée qu'elle n'était . La concurrence des consommateurs diminue
, quoique la concurrence des producteurs reste la même (9) .
en
» C'est ainsi que les producteurs , à mesure qu'ils s'imposent des
privations sur les denrées de leur consommation , éprouvent plus
vivement le besoin de vendre , même à très - petit bénéfice , les
denrées qu'ils produisent. Nulle part les efforts faits pour attirer
l'attention des acheteurs , ne sont poussés plus loin qu'en Angleterre
. De là , cette grande recherche des boutiques , ces ornemens
bizarres , par lesquels on s'efforce de les faire remarquer ; de là ,
ces annonces multipliées , ces marchandises offertes au-dessous du
cours , ce ton de charlatanisme qui frappe les étrangers. Les entrepreneurs
des premiers spectacles vantent eux-mêmes , du style le
plus pompeux , les applaudissemens que leurs acteurs ont reçus
d'un auditoire ravi , auditoire qu'ils avaient , jusqu'à un certain
point , composé eux-mêmes. Pour avertir le public d'une entreprise
nouvelle , d'un simple changement de domicile , une affiche immobile,
postée au coin d'un mur , ne suffit pas , et l'on promène comme
des bannières , au milieu de la foule affairée de Londres , des affiches
ambulantes que les piétons peuvent lire sans perdre une
minute.
(9) On voit dans mon Traité d'Économie politique ( 2º . édition , liv. II ,
chap . 4 ) , comment et par quelles raisons le même effet pent avoir lieu sur
totes les dentées à la fois , et n'est pas seulement nominal.
AVRIL 1815 . 403
» Ce besoin de vendre établit une lutte entre les producteurs .
C'est à qui vendra à meilleur marché ou moins chèrement ; mais
comme la production est réellement dispendieuse , à cause des
charges dont elle est grevée , le producteur économise sur les
qualités ( 10) . Aussi remarque-t-on en Angleterre , comme partout ,
que les marchandises sont d'autant moins bonnes qu'elles sont
plus chères . Des qualités qui , autrefois , étaient excellentes , sont
devenues détestables . La bonneterie des Anglais , leurs ouvrages de
peau , dont la réputation s'étendait par toute l'Europe , ne valent
plus ce qu'ils valaient . Leurs soieries ne sont plus qu'un souffle ; et
sous le nom de vins , le peuple qu'on dit le plus riche du monde ,
est condamné à s'abreuver des plus dangereux poisons ( 11 ).
>> Lorsqu'on voit une nation si active , si noble , si ingénieuse ,
forcée par un mauvais système économique , à se donner tant de
peine et cependant à éprouver tant de privations , on se demande
avec amertume : A quoi sert donc la liberte civile et religieuse ,
celle de la presse , la sûreté des propriétés et la domination des
mers!
Le grand malheur de l'Angleterre vient d'avoir eu depuis de
nombreuses années , des administrations successives qui , en commettant
toutes les fautes possibles , n'ont jamais commis celle de
manquer aux engagemens du gouvernement . Cette régularité passée
en principe , jointe à la publicité des comptes et à l'édifice spécieux
de la caisse d'ammortissement , consolidé par M. Pitt , a élevé le crédit
du Gouvernement au point de lui permettre de consommer le principal
des revenus à venir du peuple anglais , de faire porter aux générations
futures le poids des fautes de la génération présente , et de
(10) Ceux qui excrcent les arts industriels, savent combien on peut altérer
les qualités , en économisant sur les frais.
( 11) On m'a assuré en Angleterre , que l'importation da vin de Porto
n'excède guère le tiers de la quantité de ce vin qu'on y consomme. De sorte
que la plupart de ceux qui en boivent , sont obligés de se contenter d'une
drogue rouge , fort chère , qui ne contient pas un atome de vin. On ne
pent boire avec sécurité du vin que dans les bounes maisons.
404 MERCURE
DE FRANCE ,
décupler , de centupler l'importance de ces fautes, par les vastes ressources
que ce crédit mettait aux mains des directeurs du cabinet
politique .
"
Qu'on prenne la peine de combiner cet élément avec l'orgueil
d'une nation à qui l'on peut faire commettre toutes les sottises imaginables
, pourvu qu'on lui parle de sa gloire et de ses droits
maritimes ( 12 ).
» Il y a sans doute beaucoup de lumières en Angleterre ; mais
à quoi servent les lumières , qu'importe qu'on connaisse la véritable
nature et la véritable situation des choses , une fois que les passions
sont en jeu ? Ne voit - on pas perpétuellement les joueurs risquer leur
argent sur des chances que le calcul leur démontre défavorables ?
Mais on finit toujours par payer avec usure toutes les sottises
qu'on fait ; et plus on approche du terme où il faut nécessaire-
( 2) Cette opinion n'est point inspirée par un préjugé national contraire;
elle est partagée en Angleterre par tout ce qu'il y a de gens instruits et
veritablement amis de leur pays . J'en ai vu et entendu un très - grand
nombre ; mais ne pouvant citer des conversations , je traduirai ce que dit
à ce sujet M. Joseph Hamilton , à qui l'on doit de savantes recherches sur
la dette publique , et les plus saines vues pour la prospérité de l'Angleterre.
« Si les nations , dit-il , pouvaient tirer quelque profit de l'expérience ,
» si elles jugeaient de nos guerres actuelles avec le même sang-froid que
» nous jugeons des guerres passées , on serait genéralement bien plus pa-
» cifique . On ne peut se dissimuler que nous nous sommes engagés dans
» la guerre pour des motifs peu importans , ou pour gagner des points
» inatteignables ; qu'en général , les plus grands succès n'ont point produit
>> les fruits que nous nous en promettions ; que , sous prétexte de préve-
» nir des dangers futurs et imaginaires , nous avons encouru des maus
» préseus et réels ; que la colère et l'orgueil national , plutôt que des vues
>> justes et sagement calculées , ont dirigé notre conduite politique ; que
>> nous nous sommes engagés dans la guerre étourdiment ; que nous l'avons
» soutenue avec obstination , et que nous avons souvent refusé des condi-
» tions de paix favorables , pour en accepter ensuite de moins avanta
» geuses ». An inquiry into the national debt of Great-Britain : pag. 37.
(Toutes les notes de cet article sont tirées de l'ouvrage de M. Say ) .
4
AVRIL 1815.
405
ment compter, et moins on a de latitude pour commettre impunément
de nouvelles erreurs. L'économie politique n'est plus une science
de spéculation et de luxe , l'habileté est d'obligation ; et l'on peut
hardiment prédire , que tout Gouvernement qui en méconnaîtra
ou en méprisera les principes , est destiné à périr par les finances » ..
Les considérations qui suivent ont peut-être encore plus
· d'intérêt ::
nous les réservons pour un second article.
A. D..
MÉLANGES .
HASSAN , OU LE MIROIR DE LA VÉRITÉ ,
CONTE ORIENTAL. -
( Suite . )
Le roi de Basra , lorsqu'il eut entendu mon histoire , me dit :
Hassan , bénis la Providence du mallieur qui t'est arrivé. Le sultan
d'Hormuz a été injuste envers toi , je veux te dédommager des
maux qu'il t'a fait souffrir . Tu rempliras auprès de moi la place
que tu tenais près de lui . Tu habiteras mon palais , tu seras de
tous mes plaisirs , je ferai tomber sur toi la rosée de mes bienfaits :
je n'exige qu'une seule marque de ta complaisance , c'est que tu
répudies Gulroui , dont je suis amoureux , et dont je veux faire
ma femme.
>> Sire , lui dis -je à mon tour , votre majesté ne songe pas que
Méradour m'a choisi pour être son gendre , de préférence à mille
autres , dans un temps où la hideuse misère m'avait revêtu de ses
affreux lambeaux , qu'il n'a pas hésité à me donner l'hospitalité
et à me combler de richesses . Quelles seraient aujourd'hui sa douleur
et son indignation si , sans aucun sujet de plainte contre sa
fille , j'allais la répudier ? Eh ! ton excuse , reprit Alkendé , ne
sera-t- elle pas dans la haute fortune que je prépare à cette rose du
jardin de la beauté ? Sire , repliquai - je , que votre majesté me
406 MERCURE
DE FRANCE
,
permette de lui dire que Méradour , tout en respectant la gran
deur suprême , n'en est pas ébloui . Accoutumé , malgré son opulence
, à vivre avec simplicité , il ne croit pas que l'éclat ajoute
au bonheur. Le papillon , dit le Koran , suit tout ce qui relnit ,
s'imaginant que c'est une étoile , et souvent il ne rencontre qu'une
lumière perfide qui lui brûle les ailes. Et Gulroui ? reprit vivement
le roi , t'es-tu aperçu qu'elle partage les préjugés de son père?
Oui , sire , repris -je à mon tour ; c'est lui qui a formé son esprit et
son coeur ; elle est aussi modeste qu'elle est belle , et elle ne connaît
d'autre bonheur que celui de faire la félicité de son époux .
Chacune de tes réponses , s'écria Alkendė , est une goutte d'huile
que tu jettes sur la flamme qui me dévore. Persuade-toi bien que
je ne goûterai pas un instant de repos que je n'aie obtenu la fille
de Méradour. Va le disposer à la rupture de ton mariage , et reviens
demain m'instruire de ce que tu auras fait : je vais , en attendant,
ordonner qu'on prépare tout pour recevoir la nouvelle épouse .
Il me congédia à ces mots , et je revins chez moi le désespoir
dans l'âme. La joie que Gulroui avait éprouvée en me revoyant
se dissipa à l'aspect de la tristesse répandue sur mon frout. Cher
époux , s'écria-t-elle en se jetant dans mes bras , que veut dire ce
nuage d'affliction qui couvre ton visage ? Il porte en son sein un
déluge de pleurs , lui répondis-je , et je l'instruisis en peu de mots
du péril qui nous menaçait. Cette vertueuse épouse loua les réponses
que j'avais faites à Alkende. Méradour , que j'avais fait
avertir , arriva dans ce moment. Nous convînmes que nous profiterions
du délai qui nous restait pour nous enfuir de Basra. Notre
intention était de nous rendre à Bagdad pour nous mettre sous
la protection du glorieux commandeur des croyans. Nous Times
nos préparatifs à la hâte , et lorsque la nuit fut venue , nous prîmes
tous trois des habits de marchands du Kandahar , et nous gagnâmes
une petite porte de la maison qui donnait sur une rue détournée ,
proche la grande porte de la ville . Nous comptions y trouver des
chevaux tout prêts ; mais , au lieu de cela , nous rencontrâmes des
assas qui étaient établis tout autour de notre maison pour nous
1
AVRIL 1815 ,
407
observer . Nous fùmes reconnus , on nous arrêta et l'on nous conduisit
en prison.
Lorsque le roi apprit que nous avions été sur le point de lui
échapper , il entra dans la plus violente fureur , et jura notre
mort. Cependant comme il craignait le calife , il voulut du moins.
garder les apparences de la justice . Je fus accusé d'avoir trahi le
sultan d'Hormuz , dans l'exercice de mes fonctions de grand vizir ,
et d'avoir cherché à exciter le ressentiment de ce prince contre
le roi de Basra en me refugiant dans cette ville . On reprocha, à
Méradour d'avoir partagé mon crime en me donnant un asile
et en m'unissant à sa famille . Nous fumes condamnés , en conséquence
, à avoir la tête tranchée , et Gulroui fut mise au nombre
des esclaves du roi.
A peine ce jugement inique fut-il prononcé , qu'on vint nous
tirer de notre cachot pour nous mener au lieu de l'exécution .
Gulroui , à la faveur de son habit de marchand , nous accompagna
au milieu des gardes qui ne reconnurent point son sexe
et la prirent pour un de nos esclaves Je gémissais de son obsti .
nation à se rendre le témoin du triste spectacle d'un père et d'un
époux mourant de la main du bourreau . Cependant je n'osais
rien dire , craignant d'éveiller les soupçons , et espérant que le
même hasard qui la rendait pour ainsi dire invisible en ce moment
aux yeux des soldats , pourrait lui procurer les moyens de se
sauver. Hélas ! elle avait conçu un autre projet.
Le palais du roi était sur notre route . En approchant , nous
distinguâmes Alkendé sur un balcon , d'où il contemplait ses victimes
avec le sourire de la férocité . Gulroui saisit cet instant pour
accomplir son fatal dessein. Elle s'empara subitement de l'épée
d'un soldat , et s'approchant du balcon : Prince injuste , dit-elle
en s'adressant à Alkende , apprends que le coeur de Gulroui est
au -dessus de l'infamie que tu lui prépares . A ces mots elle tourna
la pointe de l'épée contre son sein et s'en perça . Les lis de la
mort se répandirent aussitôt sur son beau visage.
Alkende , éperdu de l'action de Gulroui , était aecouru pour
468
MERCURE DE FRANCE , '
la sauver , s'il en était temps encore . Il arriva comme elle expirait
dans mes bras. Pour moi , laissant plier mon courage abattu sous
le poids de la douleur , je ne pus supporter plus long-temps la vue
du funeste tableau que j'avais sous les yeux . Je m'évanouis .
7
Lorsque je revins à moi , je me trouvai étendu sous un palmier
sur le bord de la route , à une assez grande distance de Basra
dont je n'apercevais plus que le haut des minarets . Je ne me rappelai
que confusément d'abord les malheurs qui avaient signalé
mon séjour dans cette cité. Je ne savais comment accorder ma
situation actuelle avec le péril que j'avais couru ; je ne pouvais
imaginer surtout quel pouvoir surhumain m'avait conservé à la vie.
Mais le souvenir des vertus et de la générosité de Méradour
celui de l'amour et du dévouement de la malheureuse Gulroui ,
avaient laissé dans mon coeur de trop funestes traces pour que je
les regardasse comme le fruit d'une vaine illusion . Enfin , le coeur
chargé d'amertume et les yeux pleins de larmes , je me décidai à
prendre la route de Bagdad et à invoquer la justice du calife .
J'étais en marche depuis deux jours , lorsque je fus joint par
deux marchands de Teflis qui se rendaient aussi de Basra à Bagdad.
Ils me racontèrent mon histoire sans se douter que j'en étais le
héros. J'appris qu'au moment où Alkendé s'approcha de Gulroui
mourante que je tenais serrée sur mon coeur
un coup de vent
souleva son manteau royal de telle sorte qu'en retombant il vint
m'envelopper. Tous ceux qui virent cet accident crièrent que
j'étais sous l'hospitalité du roi. Alkende , frémissant de colère , n'osa
pas cependant violer la sainteté du titre que la destinée m'accordait.
Il me fit délier , et l'on me porta sur-le-champ , par son ordre,
hors de la ville , au lieu où je me réveillai Le vertueux Méradour
accomplit son sort fatal . L'amour du roi pour Gulroui , qui n'avait
eu d'autre fondement que l'avarice , ne survécut pas à celle qui
en avait été l'objet. Alkende ne parut avoir gardé la mémoire de
cet affreux événement que pour ordonner le pillage des trésors
de mon infortuné beau-père.
Ce récit m'arracha de nouvelles larmes. Enfin nous sommes arAVRIL
1815.
409
rivés hier soir à Bagdad . Les deux marchands ont été loger chez
un ami , et moi je suis venu m'établir dans ce karvanseraï où j'ai
passé la nuit.
Ce fut ainsi qu'Hassan termina son histoire , en poussant de
profonds soupirs. Le sage santon , qui se nommait Hakim , lui
adressa encore quelques paroles de consolation , et lui offrit de
partager un frugal repas qu'il portait dans sa besace. Hassan y
consentit , et Hakim tira du sac un petit tapis qu'il posa à terre ,
et sur lequel il étala des ognons , quelques dattes et des olives .
Pendant qu'ils mangeaient , le santon reprit la parole . Es-tu toujours
disposé , dit-il à son hôte , à invoquer la justice du calife ?
Non , répondit Hassan : je ne connaissais Montevekul que de nom ;
mais le portrait que m'en ont fait mes deux marchands m'a fait
changer d'idée . Irai-je accuser un roi qui a assassiné mon beaupère
et ma femme , pour s'emparer de leurs richesses , devant un
calife qui se plaît à faire déchirer par des bêtes féroces les convives
qu'il admet à ses festins ( 1 ) ? Ce serait me plaindre au tigre de la
cruauté du lion. J'ai résolu d'ailleurs de n'avoir plus aucunes communications
avec les princes , à moins que je n'aie quelque injustice
à leur demander. Prends garde , mon fils , reprit Hakim , que la
colère ne te rende injuste toi-même. Sans doute il est sur le trône
plus d'un prince qui , égaré par ses passions ou par de vils flatteurs
, a détourné ses pas du sentier de l'équité ; mais il en est
aussi qui l'ont toujours suivi d'un pas ferme. Les noms glorieux
du sage Noushirvan et du grand Salomon sont chéris encore
dans tout l'Orient . L'arbre du pouvoir , repliqua le fils de Behloul,
ne produisit pas souvent de ces fruits savoureux . Ses branches
sont chargées , le plus ordinairement , de fruits mortels ou au moins
inutiles . L'homme , dans tous les états , ne voit son semblable qu'à
travers le voile de l'égoïsme , mais ce voile est étendu triple sur
les yeux des princes. Ceux-ci osent encore se plaindre , quelque-
(1 ) C'etaient en effet les passe -temps de Montevekul , fils de Motassem
Ier. , le dixième calife de la race des Abbassides.
410 MERCURE DE FRANCE ,
fois , de ce que la vérité ne vient pas s'offrir à eux , et ils s'efforcent
de ne point s'en apercevoir. J'ai assez vécu parmi les courtisans
pour les connaître , et je suis convaincu qu'on n'est la dupe
de leurs flatteries que volontairement . Les flatteurs ne se présentent
qu'où on les appelle , ils ne restent qu'où ils sont bien traités . Il
est fâcheux , dit Hakim , que la destinée ne t'appelle pas au trône :
je vois que nous compterions un bon roi de plus . N'en doutez pas ,
sage derviche , dit Hassan ; si les peuples n'étaient gouvernés que
par des rois qui eussent été , comme moi , abreuvés du fiel de
l'injustice , ils ne seraient point exposés à savourer à leur tour
cette liqueur amère . Il doit être si doux d'être aimé de ses sujets ,
et si facile d'exciter cet amour ! les miens n'auraient pas de père
plus tendre que leur sultan , je ne serais heureux que de leur bonheur
. Je veillerais avec le plus grand soin à ce que les impôts ,
produit de la sueur du pauvre , fussent levés sans vexations , et
n'enrichissent pas d'odieux concussionnaires ; je diminuerais' ceux
existans , et je ne permettrais qu'il en fût établi de nouveaux que
dans des cas extrêmement pressans et toujours dans l'intérêt du
peuple . J'honorerais les braves , mais je n'entreprendrais que de
justes guerres . J'ai en horreur ces brigands qui versent le sang
des hommes par orgueil , par caprice ou par ambition . Je me souviendrais
que je me dois à chacun , et j'aurais sans cesse devant les
yeux ces paroles du Koran : « la sagesse de Dieu n'a pas phis de
honte de s'occuper des besoins du ciron que de ceux de l'éléphant
».
Cet entretien fut interrompu par un grand tumulte qui se fit
entendre dans une rue voisine. Le derviche parut d'abord inquiet ;
il s'éloigna un peu , et revint presque aussitôt . Fils de Belhoul ,
dit-il en souriant , celui qui connaît si bien les devoirs des rois , et
dont l'oeil de l'esprit est assez bon pour l'empêcher de tomber dans
le piége de la flatterie , mérite de commander aux hommes. Les
cruautés de Montevekul ont enfin reçu leur prix ; il vient de tomber
sous les coups parricides de Motasser. Un père dénaturé ne
peut produire qu'un fils qui lui ressemble . Les profondes connaisAVRIL
1815. 411
sances que j'ai dans l'astrologie m'apprennent qué tu es destiné à
de grandes choses ; hâte-toi de te rendre au palais du calife .
Quoi qu'il puisse arriver , continua-t-il en présentant un étui à
Hassan , reçois ce présent de moi ; c'est un miroir talismanique
quia été fait par un célèbre philosophe indien pour un prince d'occident
: ce miroir est un juge sévère des actions les plus cachées ét
des pensées les plus secrètes . J'ai eu souvent occasion de le consulter
; ses réponses ont toujours été pleines de sagesse et de discernement
. Je prévois que dans la carrière que tu vas parcourir ,
tu auras plus d'une fois besoin d'un ami sincère qui ne te farde
pas la vérité ; tu n'en saurais avoir un meilleur que ce talisman.
Adieu , que le prophète veille sur toi !
Comme il disait ces mots , le tumulte , qui un instant avait parú
s'apaiser , recommença avec une nouvelle force . Bientôt toute la
ville de Bagdad fut pleine de soldats et de gens armés qui couraient
par les rues en criant : « DIEU soit loué , le règne de Montevekul
a fini ». Quelques amis du calife défunt , qui ne parurent pas prendre
assez de part à l'allégresse publique , furent poursuivis à coups
de pierres . Hassan reçut une de ces pierres à la tête , et fut renverse.
Les aggresseurs , qui crurent l'avoir tué , né songèrent
d'abord qu'à prendre la fuite ; mais ils reprirent de l'assurance
quand ils virent que le prétendu mort faisait des efforts pour se rclever
. Les fuyards s'arrêtèrent , quelques-uns même s'avancérent
aux signes que faisait Hassan ; on s'aperçut alors qu'il était étranger
; et la populace qui aimé comme elle hait , c'est- à-dire sans
réflexion , oublia tout à coup la cause qui naguère la rendait si fucieuse
, pour ne plus s'occuper que du blessé. Tandis que les plus
officieux s'employaient à étancher le sang et à poser des bandages ,
et que les autres se contentaient de donner des conseils ou de
plaindre celui qu'ils venaient de lapider , quelques personnes qui
avaient fait le voyage d'Hormuz , lorsqu'Hassan était en faveur ,
le reconnurent , et dirent ; « Voilà un homme qui mériterait
mieux de succéder à Montevekul gne l'infâme qui s'est baigné dans
le sang qui lui a donné la vie » . Ce propos fut répété il passa avee
412
MERCURE DE FRANCE ,
tant de rapidité de bouche en bouche , qu'en un instant le peuple
se mit à crier : « qu'Hassan , fils de Belhoul , règne sur nous !
nous ne voulons pas de Motasser ! périsse Motasser ! » Hassan fut
porté en triomphe au palais : Motasser, aussi lâche que cruel, avait
pris la fuite au premier bruit de la révolte : rien ne s'opposait donc
à l'élévation d'Hassan , sinon qu'il n'était point Seïd (2) , cela
n'empêcha pas qu'il ne fût installé sur le trône des successeurs
d'Omar avec toutes les solennités accoutumées. Elles furent
même beaucoup plus pompeuses que toutes celles qu'on avait vues
jusqu'alors en pareille occasion. Il y eut des réjouissances durant
six semaines entières .
Enfin , se dit un matin le calife en se levant , enfin ces éternelles
cérémonies ont cessé ! Je ne sais si mes courtisans ont eu tout
le plaisir qu'ils ont témoigné éprouver ; mais moi j'ai eu de la peine
à dévorer l'ennui de ces derniers jours . Quoi qu'il en soit , songeons
un peu au nouvel état que le sort m'a fait prendre ; me voilà devenu
le chef des musulmans , je ne veux pas imiter dans ce poste
éminent ces souverains qui pensent que le pouvoir suprême n'est
qu'un lit de duvet , où les princes doivent s'endormir au sein des
délices . Le roi qui ne règne pas par lui-même , n'est pas digne
de l'être .
Hassan se faisait ce monologue près d'une croisée . Il aperçut
de la un pauvre derviche qui demandait l'aumône . Ce religieux lui
rappela le sage Hakim , et en même tems le miroir talismanique,
L'occasion lui sembla propice pour l'éprouver . Je suis certain ,
dit-il en lui-même , que ce que je viens de dire est bon et juste ,
voyons pourtant quel est le sentiment de mon oracle. Il tra le
miroir de son étui , et il y lut ces mots : « Toute bonne pensée est
bonne, mais elle peut devenir mauvaise si l'orgueil la corrompt » .
Cela est vrai , dit Hassan en remettant le miroir ; aussi j'espère
bien me défendre de l'orgueil , et ce n'est pas en avoir que
rendre justice . Commençons l'exercice du pouvoir dont me voilà
(2) Titre qu'on donne aux descendans de Mohammed.
de se
1
AVRIL 1815. 413
revêtu par interroger mes vizirs et mes principaux émirs sur
la situation des finances et celle des armées : il allait envoyer
chercher son premier vizir , lorsque l'aga des eunuques noirs entra.
« Commandeur des croyans , dit-il , le marchand Motaleb vient
de me livrer cette belle esclave circassienne dont il a refusé hier.
vingt mille sequins . Sa beauté est un prodige et ses talens sont
merveilleux ; mais ses brillans attraits sont obscurcis du voile de
la douleur. Je l'ai fait entrer au serail , et j'ai ordonné que tout
s'empressât autour d'elle pour la distraire ; nos soins , au lieu de lui
paraître agréables , semblent au contraire redoubler sa tristesse.
Je l'ai même vue pleurer, et je lui ai plusieurs fois entendu prononcer
le nom d'un certain Hassan , vizir du sultan d'Hormuz » .
Hassan! répéta le calife , et cette esclave est Circassienne ! mènemoi
vite auprès d'elle ; et il se précipita sur les pas de l'aga . Ses
pressentimens ne l'avaient pas trompé : la belle esclave était
Dilara elle -même. La surprise fut égale des deux côtés. La Circassienne
répandit quelques larmes , et protesta de son repentir.
Hassan était trop disposé à la clémence pour user de rigueur ; il
pardonna. Les deux amans passèrent le reste de la journée à se
raconter leurs aventures depuis leur séparation . Le jour même que
le sultan d'Hormuz avait fait enlever Dilara , une attaque d'apoplexie
l'avait mis au tombeau. Le nouveau sultan avait donné la
liberté aux esclaves de son prédécesseur , et leur avait choisi des
époux. Dilara fut mariée à un jeune émir , qui la mena avec lui
dans une expédition qu'il fut obligé de faire contre les Korassaniens
. L'émir imprévoyant se laissa surprendre par l'ennemi , et
perdit les trésors de l'armée et ses femmes qui la suivaient . Cellesci
furent vendues : Dilara tomba en partage à Motaleb, et celui-ci
la céda au kislaraga du commandeur des croyans .
Ces récits conduisirent jusqu'au soir , qui fut employé à se divertir.
La nuit la plus délicieuse suivit ce jour inespéré .
(La fin au numéro prochain. )
414 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS .
― INSTITUT IMPERIAL DE FRANCE. La séance publique de la
seconde classe , qui a eu lieu le 5 de ce mois , était entièrement
consacrée à la distribution des prix qu'avait proposés cette classe.
Les pièces de vers couronnées ont été lues dans cette séance , ainsi
que des fragmens de celles qui ont obtenu des accessit , et ont
excité le plus vif intérêt. Voici le rapport qui a été fait par M. le
secrétaire perpétuel , sur le concours des prix proposés par la
classe.
La classe de la langue et de la littérature françaises avait deux prix de
poésie à décerner pour cette séance ; l'un , proposé dans le concours de 1813 ,
avait pour sujet : Les derniers momens de Bayard. Aucune des pièces qui
avaient concouru n'ayant paru digne du prix , le même sujet a été remis
au concours . Elle avait en même temps proposé pour sujet du prix de poésie
, destiné au concours de cette année , La Découverte de la Vaccine.
Sur ces deux objets , les vues de l'académie ont été remplies , même au-delà
des ses espérances. Elle a observé avec satisfaction , que plusieurs pièces sor
la Mort de Bayard , qui avaient parù au premier concours , s'étaient représentées
au second avec des améliorations sensibles , et dans le style et dans
Ja composition ; ce qui prouve une chose qui semblerait ne devoir pas avoir
besoin de preuves , c'est que les concours académiques exercent une influence
salutaire sur les progrès du goût et sur la direction des talens. En
comparant les divers ouvrages publiés par les jeunes poëtes qui ont obtenu
des prix dans nos concours , on peut remarquer que les ouvrages couronnés
sont d'ordinaire ceux où l'on trouve plus de correction , un goût plus pur,
et une élégance plus soutenue.
Trente-trois pièces ont été admises an concours , sur le sujet de la Mort
de Bayard. La classe a trouvé , dans plusieurs de ces ouvrages , de l'esprit
, des idées heureuses , du talent pour la versification , mais avec des
défauts trop essentiels pour leur permettre d'aspirer au prix. Dans ce nombre
elle a distingué le nº. 20 , ayant pour épigraphe :
Puissions-nous aujourd'hui
Vivre comme Bayard , et mourir comme lui!
Cette pièce annonce un talent qui aurait pu s'exercer avec plus de saecès ,
si l'auteur avait plus soigné sa composition .
AVRIL 1815 .
415
Le n°. 29, portant pour épigraphe :
Son ombre cut pu encore gagner des batailles ,
et offrant plus de mérite avec moins de défauts , a été jugé digne d'une
mention honorable . Trois autres ouvrages ont offert à la classe des beautés
d'un ordre encore supérieur ; ce sont les n° . 4, 26 et 33. Chacun des
deux derniers pouvait prétendre à un prix ; ils se distinguent par des mérites
d'un genre très -divers , mais le sujet y est traité avec un degré à peu
près égal de bonheur et de talent. La classe a cru devoir partager le prix
entre eux. Le n ° . 26 a pour épigraphe , Extinctus amabitur idem ; et le
n°. 33 ces vers de Voltaire :
Fidèles à leur Dieu , fidèles à leurs rois ,
C'est l'honneur qui leur parle , ils marchent à sa voix.
L'auteur du premier est M. Alexandre Soumet , dont le talent s'est dejà
fait connaître avec distinction dans un précédent concours ; il a obtenu une
mention honorable dans celui qui avait pour sujet , Les Embellissemens
de Paris.
Le n° . 33 est de madame Dufresnoy , auteur déjà très-connu de plusieurs
ouvrages de poésie qui ont mérité les suffrages du public , et qui se
distinguent par la grâce , la sensibilité , l'élégance et le bon goût.
On peut rappeler ici que , dans le premier concours ouvert par l'acadéinie
française , en 1671 , une femine remporta le prix ; ce fut mademoiselle
de Scudéri : après plus de cent quarante ans , madame Dufresnoy est
la seule femme qui ait obtenu la même distinction , mais par un ouvrage
dont le mérite ne sera pas contesté par les gens de goût des siècles suivans.
La classe accorde l'accessit au nº . 4 , ayant pour épigraphe : Virtutem
videant , intabescanique relictá.
Le concours sur La Découverte de la Vaccine n'a pas eu un succès
moins heureux. En proposant ce sujet , la classe ne s'est pas dissimulé la
difficulté qu'il y aurait à l'embellir des couleurs et des formes de la poésie .
Il devait effrayer les talens encore peu exercés ; mais la difficulté même était
propre à exciter l'émulation de ceux qui ont déjà éprouvé leurs forces . Cette
attente n'a pas été trompée.
Il ne s'est présenté dans la lice que onze concurrens , dont trois seulement
se sont fait distinguer avec avantage . Mais il s'en est trouvé un qui , par la
supériorité de talent qu'annonce son ouvrage , n'a pas permis aux juges
d'hésiter sur leurs suffrages . Ils y ont trouvé tout ce qui caractérise le vrai
poëte ; un ton élevé sans effort , un style animé et riche d'images , le sentiment
naturel de l'harmonie , et l'heureux emploi des formes particulières
qui distinguent le langage de la poésie de celui de la piøse . Cet ouvrages
416 MERCURE
DE FRANCE ,
enregistré nº. 10 , a pour épigraphe : Ea visa salus morientibus una . On
apprendra sans doute avec intérêt que l'auteur est M. Alexandre Soumet ,
le même qui vient d'obtenir une couronne dans le premier concours.
Le jeune écrivain qui s'annonce avec tant d'éclat , doit aspirer à des succès
plus brillans encore , lorsque son talent , perfectionné et étendu par la
méditation et de bonnes études , s'appliquera aux grands sujets où la poésie
peut déployer toutes ses richesses , et exercer tonte son influence .
La classe a accordé l'accessit au nº . 8, ayant pour épigraphe : Non ignara
mali , miseris succurrere disco.
Elle y a trouvé beaucoup d'esprit , un talent souple et varié. L'auteur
aurait pu prétendre à un succès plus flatteur encore , s'il n'avait pas négligé
l'art des transitions , et cette gradation d'intérêt , si nécessaire à l'effet des
compositions littéraires .
L'auteur est M. Casimir Delavigne , qui a obtenu une mention honorable
dans un précédent concours.
Un concours cxtraordinaire , annoncé au public il y plus d'une année , a
occupé la classe .
Une personne qui ne s'est pas fait connaître lui a fait remettre une somme
de 1000 francs , et l'a invitée à en former an prix , offert à celui qui , au
jugement de cette compagnie , aura le mieux traité la question expliquée
dans le programme suivant :
« Quelles sont les difficultés réelles qui s'opposeent à l'introduction du
>> rhythme des Grecs et des Latins dans la poésie française » ?
« Pourquoi ne peut-on faire des vers français sans rimes » ?
« Supposé que le défaut de fixité de la prosodie française soit une des
>> raisons principales , est- ce un obstacle invincible? Et comment peut- on
» parvenir à établir à cet égard des principes sûrs , clairs , et faciles » ?
» Quels sont les tentatives , les recherches , et les ouvrages remarquables ,
» qu'on a faits jusqu'ici sur cet objet ? En donner l'analyse , faire voir jus-
» qu'à quel point on est avancé dans cet examen intéressant ; par quelles
» raisons enfin , si la réussite est impossible , les autres langues modernes y
» sont- elles parvenues » ?
On voit que ce programme comprend plusieurs questions , sans indiquer
un résultat simple et précis . Un sujet si compliqué à dû présenter d'assez
grandes difficultés à ceux qui ont entrepris de le traiter , et même quelque
embarras aux juges du concours .
Pour remplir en entier les intentions du fondateur du prix , il se présente
quatre questions à résoudre.
1º. Déterminer avec précision quelles sont les formes de la versification
grecque et latine qui la caractérisent essentiellement . Cette solution est néce
C
AVRIL 1815.
TIMBRE
414 eessaire pour examiner si ces procédés peuvent s'appliquer en tout on en
partie , à la nature des langues modernes.
RO
2º . Quelles sont les tentatives que l'on a faites dans les langues modernes
pour y introduire le mécanisme de la versification ancienne , et quel & LINE
'été le résultat ?
3°. Les essais qu'on a faits pour transporter dans notre poésie le même
mécanisme de versification n'ayant eu jusqu'ici aucun succès , y a-t- il entre
la nature de notre langue et celle des autres langues modernes quelque différence
essentielle qui nous empêche de faire ce que d'autres nations ont pu
tenter avec quelque succès ?
4°. La langue française n'ayant dans la prononciation de ses syllabes , ni
nne valear de temps assez déterminée et assez constante , ni un accent assez
fortement marqué , pour être susceptible d'une versification mesurée comme
celle des anciens , ne serait-il pas possible de trouver dans une heureuse
combinaison des longues et des brèves , daus la variété des repos et des césures
, le moyen d'y introduire une mesure régulière qui pât satisfaire l'oreille
sans le secours de la rime ; ou même ne pourrait-on pas trouver un
procédé analogue qui pût s'associer à l'usage de la rime?
La plupart des concurrens ont traité ces quatre questions avec plus ou
moins de développement ; mais aucun n'en donne une solution complète et
qui réponde parfaitement aux vues exprimées dans le programme . Mais ,
quoique la question principale reste encore indécise , plusieurs y ont répandu
des lumières qui peuvent servir à la résoudre. Elle a trouvé surtout dans
les mémoires 9 , 10 et 11 , des recherches savantes , des vaes utiles , et des
idées ingénieuses qui lui ont paru mériter une honorable distinction.
La nature du sujet et l'étendue des mémoires n'ont pas permis à la
classe de suivre pour le jugement de ce concours les mêmes procédés que
pour les concours de ses prix ordinaires. Elle a nommé une commission
qui s'est chargée d'examiner les treize mémoires admis au concours , pour
lui en faire un rapport. Un des commissaires , M. le comte Daru , a fait
une analyse détaillée des mémoires , en donnant une opinion motivée sur
le mérite , les défauts , et le résultat de chaque ouvrage. Ce travail , fait
avec autant de lumières que d'impartialité , et qui a été, imprimé et
distribué à la classe , l'a dirigée dans le jugement définitif qu'elle a porté.
En conséquence , elle a décerné le prix au mémoire n ° . 11 , ayant pour
épigraphe : Eloquio victi re vincimus ipsâ.
L'auteur est M. l'abbé Scoppa , Sicilien , à qui l'on doit un bon ouvrage
intitulé : Les vrais principes de la versification dans les différentes langues
, ouvrage où sont exposés les principes qu'il a développés dans son
memoire . 2.7
418 MERCURE
DE FRANCE
,
L'accessit est accordé au mémoire n° . 10 , ayant pour épigraphe : Le
rhythme est le père du mètre.
Le n°. 9 a obtenu une mention honorable. Il a pour épigraphe :
Nam veneres habet et charites vox undique vestra ,
Ast alias veneres , ast alias charites .
Les auteurs des deux derniers mémoires ne se sont pas fait connaître.
La classe déclare ici qu'elle est loin d'approuver toutes les idées et toutes
les vues qu'elle a trouvées dans les trois ouvrages qu'elle a jugés dignes
des distinctions qu'ils ont obtenues. Elle y a remarqué , même dans celai
qu'elle a couronné , plusieurs assertions purement hypothétiques , et
quelques- unes qui lui ont paru erronées.
Prix proposé au concours pour les années 1816 et 1817 .
Séance publique du 5 avril.
La classe a annoncé l'année dernière que le sujet du prix d'éloquence
qu'elle doit décerner en 1816 , est l'Éloge du Président de Montesquieu.
Les concurrens ne doivent pas donner à leurs ouvrages plus d'étendue
que n'en comporte une heure de lecture.
Ce prix sera de la valeur d'une medaille d'or de 1500 fr.
Les ouvrages envoyés au concours doivent être remis au secrétariat de
l'Institut le 15 janvier 1816.
Ce terme est de rigueur.
Elle a cru devoir aussi annoncer d'avance , pour sujet du prix de poésie ,
qui sera décerné en 1817 , le Bonheur que procure l'étude dans toutes
les situations de la vie.
Les ouvrages devront être adressés , francs de port , au secrétériat de
l'Institut avant le terme prescrit , et porter chacun une épigraphe ou devise
qui sera répétée dans un billet cacheté , joint à la pièce , et contenant le
nom de l'auteur , qui ne doit pas se faire connaître.
Los concurrens sont prévenus que l'Institut ne rendra aucun des ouvrages
qui auront été envoyés au concours ; mais les auteurs auront la liberté d'en
faire prendre des copies , s'il en ont besoin.
SPECTACLES.
-
ACADÉMIE IMPÉRiale de Musique . L'Épreuve Villageoise;
Alceste. Le sujet de l'Epreuve Villageoise est si connu , que
-
le public a pu d'abord ne pas montrer un vif empressement à conAVRIL
1815.
419
1
naître le nouveau ballet de M. Milon ; mais plus on le verra , plus
on voudra le revoir , et la seconde représentation a attiré plus de
curieux que la première .
L'Épreuve Villageoise a été précédée d'Alceste , chef-d'oeuvre
d'expression dans le genre pathétique . La musique en est peu
variée ; mais ce n'est pas la faute du compositeur , qui a dû
rester fidèle au sens des paroles qu'il avait à rendre . Cet opéra
n'offre pas , il est vrai , la mélodie ravissante , le chant arrondi
et périodique de Piccini et de Sacchini : les motifs sont quelquefois
tronqués et mutilés , de manière qu'on ne trouve plus dans
le cours de l'air ce qu'avait annoncé le commencement. C'est généralement
la manière de Gluck , qui sacrifie tout à la vérité de
l'expression et à l'effet dramatique. En allant voir ses ouvrages ,
il n'y faut point attendre les sensations qu'on éprouve à un opéra
italien ; c'est un genre à part qui satisfait plus l'esprit et l'âme que
les oreilles . Un homme de génie pouvait seul y réussir , et les nombreux
imitateurs de Gluck n'ont copié que ses défauts , sans atteindre
à ses beautés . Lorsque la plus délicieuse mélodie est jointe
à la vérité de l'expression , lorsque cette dernière qualité , indispensable
dans toute musique dramatique , n'est point altérée par
les charmes du chant , cet heureux accord , qui satisfait à la fois
l'oreille et la raison , nous donne l'idée de la perfection idéale ,
et c'est par ce motif que les vrais connaisseurs accordent aux chefsd'oeuvres
de Didon et d'OEdipe la palme entre les tragédies lyriques
qui sont au courant du répertoire.
A.
MON ONCLE ET MA TANTE , ou LES BRUITS ALARMANS.
DES affaires appelaient à Paris mon oncle et ma tante de Ville-
Neuve-la-Guyard ; ils devaient y rester buit jours . C'est chez moi
qu'ils voulurent descendre : et ils me donnaient ainsi une preuve
de leur amitié.
Mon oncle se trouvant fatigué , désira en arrivant prendre
quelques heures de repos ; mais auparavant il me prévint en
particulier de réserver toutes les nouvelles politiques pour lui qui
420
MERCURE DE FRANCE ,
avait une bonne tête , et d'user de circonspection avec ma tante ,
qui était fort prompte à s'alarmer.
Je restai donc avec ma tante , qui m'entretint d'abord un instant
de choses purement relatives à notre famille . « Eh bien , me dit-elle
ensuite toute joyeuse , voilà donc Napoléon de retour , et sans
coup férir ? Mon mari qui désirait beaucoup, ainsi que moi , ce retour
, le craignait cependant , au point qu'il finissait par prendre
le parti d'en douter. Mais , mon neveu , croyez-vous que l'ancienne
dynastie ne parvienne pas à supplanter Napoléon une seconde
fois , et à nous ressaisir ? Je pense qu'il n'y aurait plus
de miséricorde pour nous » .
Je rassurai ma tante par une opinion fortement prononcée en
faveur de Napoléon . Alphonse et l'un de ses amis , nommé Edmont ,
qu'il voulait me faire connaître , entraient en ce moment. Ces
messieurs furent bientôt à leur tour interrogés sur le même sujet ,
et y répondirent différemment . L'ami d'Alphonse n'était pas sans
alarmes , Alphonse n'en concevait aucune : Si l'empereur, dit-il ,
continue à se montrer le protecteur de nos droits et de notre indépendance
, rien ne peut désormais ébranler son trône ; sa dynastie
durera autant que la France. Oui , repartit son ami , si l'impératrice
revient. Eh ! pourquoi ne reviendrait-elle pas ? reprit Alphonse ;
serait- elle par hasard prisonnière? Quelle puissance a done des
droits sur notre souveraine et sur l'héritier du trône impérial des
Français ? Personne , messieurs , dit mon oncle , qui entendant
parler politique , et qui n'y pouvant tenir , rentrait vers nous ; personne
n'a le droit de les retenir ; et je suis persuadé qu'avant peu
nous reverrous l'impératrice Marie-Louise et son fils. J'ai toujours
dit aussi que l'Empereur reviendrait ; mais croyez-vous qu'une
coalition nouvelle ne se forme pas , et que les membres du congrès
renoncent à défendre leur ouvrage ? M. Edmont manifesta hautement
cette crainte ; Alphonse ne crut pas la chose présumable.
En quoi pouvons - nous , reprit-il , porter ombrage au congrès ?
Nous ne songeons plus à guerroyer , nous ne voulons que vivre
paisibles et libres sur notre territoire . Ils prendront part à l'offense
des Bourbons , direz -vous ; eh ! messieurs , feriez -vous aujourd'hui
tant d'outrage à ces princes inagnanimes à qui la plus infâme des
trahisons livra notre capitale , que d'oublier la manière aussi noble
que généreuse dont ils se conduisirent alors envers nous? Que
nous dit l'empereur Alexandre ? « Je ne viens pas vous dicter des
lois , choisissez-vous un gouvernement qui vous convienne » .
Voilà sommairement le texte de sa déclaration . L'empereur de
Russie non plus que les monarques alliés à sa cause , ne songeaient
donc pas précisément à la famille royale . Un parti dévoué aux
·AVRIL 1815 .
421
1
Bourbons , quoiqu'en minorité , profita du moment , et fit en cela
ce que naturellement il devait faire ; les princes revinrent , s'emparèrent
du trône de Napoléon . Ont-ils su s'y inaintenir ? Est - ce
au peuple , est-ce à Napoléon lui-même qu'ils doivent s'en
prendre s'ils n'ont pas fait ce qui pouvait consolider leur autorité
? Un enfant , dans la situation où ils reprirent les rênes du
gouvernement , aurait trouvé le moyen de concilier tous les intérêts
; un enfant aurait su indemniser les émigrés sans inquiéter
les acquéreurs de biens nationaux ; un enfant aurait senti qu'il
fallait entièrement oublier le passé , ne toucher en rien aux institutions
nouvelles ; que la moindre inconséquence pouvait indisposer
une nation fière , indépendante , et par cela même devenue ombrageuse
; qu'il fallait renoncer à tous les vieux préjugés , à des
usages tombés en désuétude ; s'attacher les armées , s'environner
de ces mêmes braves dont les longs triomphes avaient élévé la
France au plus haut degré de force et de splendeur . Ils ne l'ont
pas fait . Que pourront de plus les monarques alliés , que de s'attendrir
sincèrement sur le malheur d'un roi en qui la nation française
s'était plu à reconnaître constamment les meilleures intentions
, mais que sa faiblesse , une aveugle confiance ont livré à
des ministres qui ont causé sa ruine ? Que pourront-ils de plus
que de plaindre cette famille , qui s'est elle - même attiré son
iufortune ? Iront-ils contre leur propre conscience , s'armer contre
un peuple qui n'a nulle envie de leur chercher querelle , et ne
demande qu'à vivre en paix et libre chez lui ? Iront - ils sans motifs
déclarer une guerre qui , pour la France irritée , et plus formidable
encore , deviendrait une cause nationale? Quoi ! lorsqu'aujourd'hui
les peuples reçoivent de leurs souverains mêmes.
des constitutions libérales , les Français auraient à combattre contre
ces mêmes souverains , pour défendre celle qu'ils ont achetée par
vingt-cinq ans de tourmente , de constance , de sacrifices et de
travaux en tout genre ? Non , messieurs , des intentions pareilles
ne sont pas présumables de la part des puissances . Tous les
peuples enfin sont amis , ainsi que tous les rois ; tous les peuples
n'ont plus qu'un vou , celui du repos et de la félicité publique.
Que chacun d'eux fasse donc à son gré chez lui ce qui lui conviendra.
Je ne crois pas à la guerre.
Dieu soit loud ! s'écria ma tante . En vérité , je plains sincèrement
aussi les Bourbons ; mais je les trouverais bien cruels s'ils
pouvaient désirer de voir les peuples s'entr'égorger encore pour
des prétentions qui , da moment où la nation repousse leur famulle
, deviennent injustes et criminelles . Dieu soit loué si nous
n'avons pas la guerre . Je conviens que j'en avais grand'peur.
422 MERCURE
DE FRANCE ,
Oh ! dit mon oncle , vos craintes ne m'étonnent pas ; car, ma chère
amie , vous êtes bien peureuse. Pour moi , il m'a toujours semblé
qu'en effet la guerre extérieure n'était pas probable . Mais ditesmoi
, messieurs ; nous avons une guerre intérieure : que pensez -vous
des troubles du midi ? on dit que cela gagne . M. Edmont , sans
mauvaise intention et par le seul sentiment de ses propres alarmes,
nomma les provinces et presque toutes les villes qui étaient le théâ
tre de l'insurrection . Alphonse combattit encore toutes les espérances
que les royalistes pouvaient concevoir de ces mouvemens éphémères
, et parvint à dissiper toutes les inquiétudes . De façon , reprit
mon oncle , que tout va bien ? Vous entendez , ajouta-t-il en s'adressant
à sa femme ; pour dieu , n'ayez donc jamais peur.
-
votre ami
Mes amis nous quittèrent. Men oncle alla se reposer. Ma tante
sortit , car elle venait à Paris pour des affaires importantes et pressées.
Je tardai peu à sortir moi-même. Lorsque je rentrai , trois ou
quatre heures après , mon oncle s'en était allé de son côté.
Ma tante revint toute effrayée : « Ah ! mon neveu ,
prétendait que tout allait bien , mais c'est le contraire ! ...- Comment
? Il est parti ! - Qui donc ? - Mais l'empereur , tout le
monde ; il n'y a plus personne aux Tuileries » . Je ne pus m'empêcher
de rire de cette nouvelle ; car je venais de traverser le jardin
des Tuileries , et j'avais vu l'empereur à la croisée . Je désabusai
ma tante , qui me crut enfin , et ne cessa de répéter , en songeant à
ceux qui lui avaient fait ce conte : Peut-on se plaire à tromper
ainsi les gens ! Mon oncle , en rentrant , rit beaucoup de la créðulité
de sa femme . « Écoutez , nous dit-il ensuite gravement ; voici
quelque chose de plus sérieux et de plus positif. Puisque mon neveu
a vu l'empereur à sa croisée , point de doute que l'empereur
soit dans son palais : voilà qui est , je crois , raisonner juste ; point
de doute encore que l'empereur n'ait pas eu lieu de craindre ainsi
qu'on le prétendait. Cependant les choses n'en vont pas mieux.
Sept puissances marchent contre nous ; et le danger est tel , que ce
matin même on a fait partir en poste tous les vétérans » . Je regardai
mon oncle en m'efforçant de tenir mon sérieux. A combien ,
lui dis-je , pensez-vous donc que puisse se monter le nombre de
tous les vétérans , pour qu'on les envoye en poste contre sept puissances
? Mon oncle frappé de l'observation , la trouva si singulière
, qu'il en rougit. Parbleu , me dit-il , tu as raison ; et d'autant
plus raison , ajoutai-je , que j'ai vu encore plusieurs vétérans aussi
tranquilles qu'à leur ordinaire . Je ne dis cependant pas que d'autres
troupes n'aient pas dû partir ; mais songez qu'il faudrait qu'elles
fussent nombreuses pour aller combattre sept puissances .
C'est vrai , c'est vrai , reprit mon oncle ; tiens , c'est que je n'ai
AVRIL 1815 .
423
?
pas dormi : demain je raisonnerai mieux. Le lendemain sur les dix
heures , j'allais me mettre à table pour déjeuner avec ma tante ,
lorsqu'enfin mon oncle arriva. « Tu as beau faire , me dit- il , la
nouvelle de la guerre extérieure n'est pas fausse , et en voici une
preuve ; c'est que l'impératrice Marie-Louise et son fils sont retenus
dans la forteresse de Torgau , et que les princes du congrès
ont juré qu'ils ne poseraient pas les armes que nous ne fussions tous
exterminés » . Ma tante tressaillit à ce mot : exterminés , ou sans
doute perdus ! s'écria-t-elle , car on dit que les Bourbons doivent
arriver sous deux ou trois jours , et faire planter de tous côtés des
potences . « Oh ! ça , leur dis-je , on vous a donc fait lire le Journal
du Lis ? Qu'est- ce que ce journal ? me demanda mou oncle .
C'est , lui répondis-je , une feuille royaliste et clandestine que l'on
glisse la nuit sous les portes-cochères , et dont les auteurs forgent
et propagent toutes les nouvelles ridicules et alarmantes. Mon
oncle et ma tante me répondirent gravement qu'ils n'avaient pas
lu ce journal , mais qu'ils avaient entendu des personnes dignes
de foi.
-
M. Edmont entra en ce moment ; et peu après lui , une dame
qui venait faire visite à ma tante . M. Edmont n'était pas homme à
rassurer mes hôtes. Il protesta que la guerre intérieure devenait de
plus en plus inquiétante ; que le nombre des insurgés ne cessait de
s'accroître et devait s'augmenter , s'il ne l'était déjà , d'une armée
formidable envoyée par le roi d'Espagne . Eh mon dieu ! disais-je ,
où le roi d'Espagne la prendrait-il , cette armée formidable ? N'a-t -il
pas besoin de ses soldats pour soutenir le gloire des auto-da-fé ? La
dame en débita bien d'autres. Avant trois jours , dit-elle enfin , tout doit
être à feu et sang dans Paris.- Partons ! partons ! s'écria ma tante ;
mon neveu , vous allez venir avec nous. - Non , cn vérité , je
vous remercie , ma chère taute ; je reste ici à mes affaires , et j'y
dormirai , je vous jure , fort tranquillement. « Monsieur , me dit la
dame nouvelliste , ne commettez pas d'imprudence , croyez-moi ,
Je dois aussi quitter demain Paris ; mais en honneur je le quitterais
dès aujourd'hui si j'habitais votre quartier » . Ces mots attirèrent
de nouveau toute l'attention de mon oncle et de ma tante.
« Que dites-vous de ce quartier »? demandèrent- ils tous les deux
à la fois. La dame répondit : Le quartier Saint-Germain est miné,
vous ne l'ignorez pas ; et tout le monde sait que.... il se pourrait
qne.... peut-être , en dessous....- Partons , partons , sur-le-champ !
s'écria mon oncle ; au diable nos affaires , ce sera pour un autre
temps : corbleu ! je n'ai pas envie de sauter , et en outre de voir
sauter ma femme » . Partons , répondit ma tante : mon neveu ferait
bien mieux de nous suivre que de rire comme il le fait, dans un
moment où il aurait plutôt tant de motifs de pleurer.
424
MERCURE DE FRANCE ,
J'avoue que j'étais trop contrarié pour avoir réellement le coeur
bien gai ; mais je ne pouvais cependant m'empêcher de rire aux
larmes de la naïveté de mon oncle , qui craignait de voir sauter sa
femme avec tout un quartier de Paris. Alphonse que j'avais secrètement
fait prier de venir pour me donner du renfort , accourut ,
mais ce fut en vain ; nous eûmes beau discuter , pérorer ; mon oncle
et ma tante partirent dès le jour même , en me disant les larmes aux
yeux : Tu as bien tort de ne pas venir avec nous à Villeneuve-la-
Guyard. T.
POLITIQUE.
MALGRÉ tous les bruits alarmans que la malveillance n'a cessé
de répandre , et quelles que soient même les incertitudes que nous
laissent les rapports officiels , l'horizon politique se maintient sous
un aspect favorable. S'il ne nous rassure pas entièrement pour le
repos de l'Europe , au moins peut-on dire qu'il offre tout ce qui
justifie les plus douces espérances .
Les mouvemens des troupes étrangères du côté du Rhin, ne pouvent
annoncer que l'intention bien naturelle de la part de chacune
des puissances auxquelles elles appartiennent , de se tenir sur la
defensive et prêtes a tout événement contre les opérations d'un
gouvernement dont les nouveaux principes ne sont pas encore
suffisamment connus. Point de doute que la Russie , l'Allemague
et la Prusse , bien pénétrées des intérêts des peuples et de la justice
de notre cause , ne tiennent à la résolution déjà implicitement
énoncée , de ne s'immiscer en rien dans les affaires intérieures de
la France .
Comme on l'a aussi très -judicieusement observé , chacun de
ees monarques dont on nous fait redouter le ressentiment , a ses
propres intérêts à surveiller et à garantir. « Le ministère prussien ,
écrit-on de Barcuth , a reçu des ordres du roi et du prince de
Hardenberg pour faire sur-le-champ prendre possession de la partie
de la Saxe cédée au roi de Prusse . Quelques Prussiens auraient
désiré qu'on attendît la fin des négociations entamées avec le roi
de Saxe .... On assure que sept divisions prussiennes , fortes de
40,000 hommes environ , ont reçu ordre de quitter les états prussiens
, pour retourner sur les bords du Rhin et occuper les pronces
de la rive gauche qui ont été cédées à la Prusse » .
D'un autre côté , 30,000 Autrichiens , descendus par Trente,
sont venus en Italie , où les armées napolitaines poursuivent leur
AVRIL 1815. 425
an ,
marche victorieuse . « Le roi Joachim , disent les nouvelles de
Milan , s'est franchement déclaré ; il s'est décidé à lever l'étendard
de la guerre , lorsqu'il a vu qu'il était trahi par des alliés dont il
avait servi la cause , et surtout depuis la dernière résolution du
congrès , de rendre au pape des pays qui avaient été garantis à
S. M.; les outrages dont les Bourbons l'ont abreuvé depuis un
les machinations qu'ils ont constamment mises en usage pour
de détrôner , ont déterminé S. M. à déployer toutes ses forces ,
qui sont aujourd'hui d'un grand poids dans la balance politique » .
Le souverain pontife , ayant refusé le passage à deux divisions
napolitaines , un corps d'armée a aussitôt occupé Rome. Le pape
encore une fois fugitif, et pour lequel on avait préparé le palais
de l'archevêché à Milan , a pensé qu'il ne serait pas en sûreté dans
cette ville , et a changé de direction . Le duc de Modène , assuret-
on , n'a eu que le temps de quitter sa capitale et est parti pour
Vienne . Partout en Italie , les nouvelles de nos derniers événemeus
ont produit la plus vive sensation ; tous ces peuples ne cessent
d'appeler à grands cris leur indépendance et de faire éclater leurs
transports au nom de Napoléon.
и
Le gouvernement espagnol qui , rapportent les lettres de Madrid ,
« préparait de saintes exécutions et nommait aux premières places
de l'inquisition des hommes dont la perversité est telle , qu'ils ne
pourront que rivaliser de fureur avec les Lucero , les Arbues , les
Torquemada et quelques autres monstres dont l'histoire du saint
office nous a conservé l'épouvantable souvenir » , le gouvernement
espagnol semble avoir été frappé de terreur à la nouvelle du débarquement
de l'Empereur des Français . Le roi assembla aussitôt
sou conseil des ministres , et donna sur-le-champ des ordres pour
faire rejoindre les officiers , sous- officiers et soldats qui étaient retournés
chez eux en vertu de permission. « On n'accusera pas
cette fois , ajoute-t-on , notre gouvernement de manquer de précaution
». Du reste , ce gouvernement continue d'employer les
mesures les plus rigoureuses et les plus anti- sociales . Pour peu que
cet état de choses dure , est-il dit dans la même lettre, il ne restera
plus en Espagne que les moines et les prêtres .
En Angleterre , le parti ministériel veut la guerre , mais l'Angleterre
est aussi le sol de l'indépendance , et les vrais amis de
l'humanité , les partisans de la justice , de la raison et du droit des
nations , ne manquent pas de faire sentir avec force à leur gouvernement
tous les torts dont il se rendrait coupable en nous suscitant
une querelle injuste , qui ne tendrait qu'à faire répandre encore ,
et toujours inutilement , des flots de sang humain. Le Morning-
Chronicle rappelle aux ministres qui refusent de traiter avec
426 MERCURE
DE FRANCE ,
l'Empereur Napoléon , les funestes effets de leur entêtement pour
avoir trop tardé de traiter avec le gouvernement des États-Unis.
En effet , les ministres refusèrent , dans le mois d'août dernier , de
faire la paix avec l'Amérique , à des conditions auxquelles ils ont
consenti en janvier. « Cette expérience , observe le journaliste , a
conté à l'Angleterre plusieurs millions et son honneur , à Érié ,
Champlain et à la Nouvelle-Orléans » .
Le départ de Napoléon de l'île d'Elbe a donné lieu dans la
chambre des communes à une altercation trop piquante et marquant
trop d'intérêt pour le chef de notre gouvernement , pour
qu'elle ne mérite pas d'être ici rapportée :
Un membre demande quelles instructions ont été données aux
officiers anglais stationnés dans la Méditerranée , pour empêcher
le départ de Bonaparte de l'ile d'Elbe .
Lord Castlereagh répond qu'il n'avait pas été donné d'autres
instructions que celles de distribuer les forces anglaises , de maniere
à confiner Napoléon dans son île .
M. Freemantle demande s'il y a eu des instructions adressées à
ce sujet aux officiers de mer , et si le noble lord a quelqu'objection
à faire à la production d'une copie de ses instructions .
Lord Castlereagh dit qu'il n'y a pas eu d'instructions positives ,
mais que la chose a été bien entendue.
M. Tierney demande s'il était entendu qu'aucune mesure de
précaution n'avait été indiquée aux officiers pour empêcher Bonaparte
d'aller dans quelque partie du monde qu'il jugerait
convenable..
Lord Castlereagh refuse de s'expliquer davantage dans le moment
actuel sur ce sujet.
M. Wynne observe qu'aucun des papiers relatifs à l'abdication
de Bonaparte n'a été présenté à la chambre, et il demande
si le noble lord a quelque motif à s'opposer à la communication
de ces pièces.
Sur la réponse négative du lord Castlereagh , M. Wynne demande
que copie soit remise à la chambre , du traité conclu à
Paris , le 11 al 1814 , entre les puissances alliées et l'Empereur
Napoléon , ainsi que de l'accession du gouvernement britannique à
ce traité. Adopté par la chambre . -
Le tableau de la situation intérieure ne laisse plus d'incertitude
sur la tranquillité que tous les bons esprits avaient bien prévue
devoir promptement succéder à quelques légères insurrections.
Les princes dans leur fuite avaient tenté d'organiser une guerre
intestine , et quelques villes où s'étaient réunis leurs partisans , n'y
avaient gagné que d'être accablées d'impôts , de vexations, et de se
AVRIL 1815.
427
veir exposées aux maux les plus déplorables . Tous ces rassemblemens
sont dissipés , les frères ne combattront plus contre les frères ;
Bordeaux , Lyon , Valence , etc. , se sont rendus successivement
aux troupes impériales . Le pavillon tricolore est arboré dans tout
le midi , et le duc d'Angoulême , arrêté par les guerriers de Napoléon
, est libre de s'embarquer , en s'engageant toutefois à restituer
les effets précieux qui sont, non le patrimoine des familles royales ,
mais la propriété de la nation .
L'empereur visite les monumens , ranime de jour en jour les
travaux publics et les arts .
L'impôt vexatoire des droits -réunis est supprimé , en ce qu'il
avait de plus injuste et de plus odieux .
Le travail préparatoire de l'acte constitutionnel est confié à des
publicistes connus par leurs talens et surtout par leur attachement
à la liberté. Ainsi , dit un écrivain distingué , dont les principes
furent invariables , M. N. , dans un article inséré dans l'une de
nos feuilles publiques , nous sommes à la veille d'arriver au but
vers lequel le peuple français s'est élancé avec tant d'énergie en
1789 , et de nous reposer , après vingt-cinq années d'expériences
malheureuses , sous un gouvernement libre et national . T.
Décrets impériaux.
NAPOLÉON , EMPEREUR DES FRANÇAIS ;
Nos ministres d'état entendus ,
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1. Les lois des assemblées nationales applicables à la famille des
Bourbons seront exécutées suivant leur forme et teneur ;
Ceux des membres de cette famille qui seraient trouvés sur le territoire de
l'Empire , seront traduits devant les tribunaux pour y être jugés confor
mément auxdites lois.
2. Ceux qui auraient accepté des fonctions ministérielles sons le Gouvernement
de Louis- Stanislas- Xavier comte de Lille ;
Ceux qui auraient fait partie de sa maison militaire et civile , ou de celles
des princes de sa famille , seront tenus de s'éloigner de notre bonne ville de
Paris à trente lieues de postc.
Il en sera de même des chefs commandans et officiers des rassemblemens
formés et armés pour le renversement du Gouvernement impérial , et de
tous ceux qui ont fait partie des bandes de chonans.
3. Les individus compris dans l'article précédent seront tenns , sur la
réquisition qui leur en sera faite , de prêter le serment voulu par les lois.
En cas de refus , ils seront soumis à la surveillance de la hante police , et
sur le rapport qui nous en sera fait , il pourra être pris à leur égard telle
autre mesure que l'intérêt de l'Etat exigera.
Signé , NAPOLÉON
.
428 MERCURE DE FRANCE ,
NAPOLÉON , ENPEREUR DES FRANÇAIS ;
Notre conseil - privé entenda ,
Avons ordonné et ordonnons ce qui sait :
Art. 1. Tous fonctionnaires on agens civils ou militaires qui auraient
pris part aux rassemblemens armés dans quelques - uns de nos departemens
meridionaux , seront poursuivis conformément aux dispositions des articles
91 , 92 et 93 du Code penal , si dans la huitaine de la publication du présent
decret ils n'ont abandonné lesdits rassemblemens .
Signé , NAPOLÉON
.
Au palais des Tuileries , 8 avril 1815.
NAPOLEON , EMPEREUR DES FRANÇAIS ; nos ministres d'état entendus , ·
nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art . 1. Le serment suivant : « Je jure obéissance aux constitutions de
» l'Empire et fidélité à l'Empereur » prescrit par l'article 56 du senatusconsulté
du 28 floreal an 12 , sera prêté dans la huitaine de la publication
du present par les membres de notre conseil d'état , par tous les fonctionnaires
publics , civils et judiciaires , et par tous les employés qui reçoivent
un traitement de l'etat .
2. Les préfets adresseront leur serment à notre ministre de l'intérieur ;
fis se feront remettre ceux des sous- prefets.
Les maires , les adjoints et les membres des conseils municipaux se réynirout
pour la prestation de serment , et il en sera dressé procès-verbal
qui sera signé individuellement.
Il en sea de même par nos cours et tribauanx , et justices de paix.
3. Nos ministres feront prêter le même serment par les administrateurs ,
directeurs et employés des diverses regies et administrations , et par les cuployés
de leurs bureaux.
4. Les sermens individuels et les procès-verbaux de prestation , seront
adressés au ministre de chaque département dans les attributions duquel
se trouvent les fonctionnaires , corps et administrations .
5. Nos ministres sont chargés de l'exécution du présent décret , qui sera
inseré au bulletin des lois .
Signé NAPOLÉON.
Au palais des Tuileries , le 10 avril 1815 .
NAPOLÉON , EMPEREUR DES FRANÇAIS ; vu notre décret du 5 avril
1813 , et l'organisation de la garde nationale ;
Considerant que les cohortes qui ont été organisées d'après ledit décret
ont rendu de grands services , soit pour la defense des places et du territoire
contre l'ennemi , soit pour le maintien de la tranquillité publique ,
la conservation des propriétés , la sûreté des personnes ;
Que depuis la garde nationale a été organisee dans presque tous les départemens
de l'Empire , wais sans règles nuiformes ;
Qu'il importe d'établir ces règles et de compléter la formation de ces
troupes civiques , dont le courage est à la fois la garantie de l'indépendance
de la nation à l'extérieur , de la sûreté , de la liberté des citoyens dans
l'intérieur ;
Qu'il est juste de récompenser les citoyens qui , dans ce service honorable
, se sont distingues par leur zèle , leur dévouement et par quelqu'acte
remarquable ,
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
AVRIL 1815. 429
TITRE PREMIER . — Règles générales pour l'organisation de la garde
nationale.
Art . 1er . Tons les Français de l'âge de 20 à 60 ans , continuent d'être
obligés , selon les lois antérieures , et sauf les exceptions y portécs , au
service de la garde nationale .
2. Les grenadiers et chasseurs seront pris parmi les hommes de 20 à
40 ans.
3. Les listes d'habitans susceptibles du service de la garde nationale
seront formées et rectifiées , chaque annee , conformément aux articles 5,
6 et 7, de notre décret du 5 avril 1813.
4. La garde nationale sera formée en bataillons de six compagnies , dont
une de grenadiers et une de chasseurs.
Chaque compagnie sera de 120 homimes .
5. Les bataillons de chaque arrondissement de sous - préfecture , quel que
soit leur nombre , formeront une seule légion .
6. Les compagnies de grenadiers et chasseurs pourront , au besoin , être
détachées de leurs bataillons , pour former des bataillons séparés dont la
force sera en ce cas de six compagnies , moitié de grenadiers , moitié de
chasseurs .
7. Les colonels commandant les légions , et les chefs des bataillons de
grenadiers et chasseurs , quand il en sera formé , seront nommés par nous
sur la proposition de notre ministre de l'intérieur.
8. Pour l'organisation de la garde nationale , il sera formé un comité
par arrondissement , et un comité par département. 9. Le comité d'arrondissement sera compose du sous-préfet , d'un offi- cier supérieur nommé par le commandant de la division , d'un officier
de la garde nationale , d'un membre du conseil d'arrondissement , et d'un
officier de gendarmerie , désignés par le préfet. 10. Le comité de département sera composé du préfet ou d'un conseiller
de préfecture désigné par lui , du commandant du département , d'un off- cier general ou supérieur délégué par lui , et d'un membre du conseil-général
et d´an officier supérieur de la garde nationale , désignés par le prefet , et
l'officier commandant la gendarmerie du département. 11. Le comité d'arrondissement formera par communes et cantons les
contrôles de compagnies de grenadiers , chasseurs et fusiliers , et indiquera
la compagnie dont la réunion formera un bataillon.
12. Il dressera des listes de présentation pour les places d'officiers des
compagnies et des chefs de bataillon .
13. Les comités de départemens nommeront sur ces listes , sauf la confirination
du gouvernement.
14. Les officiers ainsi nommés, recevront an brevet qui leur sera délivré
et signé par l'Empereur . 15. Les sous- officiers seront nonniés par les chefs de bataillon , sur la
proposition des capitaines , et sauf l'approbation des chefs de legion .
16. Dans les lieux où il y a déjà des gardes nationales organisées et des officiers nommés , les controles seront sculement revus et vérifiés , et l'orga
nisation rendue conforme aux dispositions précédentes. 17. Les nominations d'officiers déjà faites seront maintenues , à moins que , sur la proposition motivée du comité d'arrondissement , le comité de département ne juge convenable d'y faire des changemens , auquel cas les nominations seront faites comme il est dit aux articles 12 et 13. 18. Les réclamations contre l'inscription sur les contrôles généraux de la garde nationale , ou sur les contrôles genéraux des compagnics, seront re450
MERCURE
DE FRANCE
,
mises au maire , transmises par lui au sous- préfet , jugées par le comité
d'arrondissement , et , en cas de recours , décidées definitivement par le comité
de département.
TITRE II. -
De l'armement , habillement et équipement de la garde
nationale .
--
5. Ir. Armement et équipement.
Art. 19. Les grenadiers et chasseurs seront armés de fusils de calibre ,
avec baïonnette et giberne .
20. Les comités d'arrondissement désigneront les grenadiers et chasseurs
qui devront , d'après leurs facultés , s'armer à leurs frais , conformément
l'article 47 du règlement du 5 avril .
Tout individu payant moins de 50 francs de contributions , sera dispensé
de droit de cette obligation .
21.Les citoyens qui neseront pas indiqués comme pouvant s'armer et s'équiper
à lents frais , seront armés et équipés aux dépens du département ;
mais ils seront reponsables de la valeur des armes et effets qui leur seront
remis ; il sera tenu registre à la sous- préfecture de ce qu'ils auront reçu et de
la valeur. En cas de perte , si ce n'est par accident de guerre , il sera délivré
contre eux , le cas échéant , exécutoire du montant du prix.
22. Les compagnies de fusiliers seront armées de fusils de calibre oa
de chasse , sans sabre , avec une giberue , comme les grenadiers , on même
seront armées de lances jusqu'à ce qu'il y ait été autrement pourva.
Les dispositions des articles 20 et 21 du présent décret leur sont applicables.
De l'habillement. §. II.
―
Art. 23. Les grenadiers et chasseurs auront l'uniforme déterminé par nos
décrets .
24. Conformément à l'article 47 de notre décret du 5 avril , les hommes
qui devront s'habiller à leurs frais seront désignés par le comité de dépar
tement sur l'avis de celui d'arrondissement.
25. Les autres seront habillés au moyen de fonds qui seront assignés par
nous sur la proposition de notre ministre de l'intérieur et affectés sur les départemens
et les communes.
26. Les citoyens composant les compagnies de fusiliers pourront , s'ils
ne s'habillent à leurs frais , faire le service avec leurs vêtemens accoutumés.
Ils porteront à leur chapeau la cocarde nationale.
Toutefois les comités d'arrondissement pourront proposer et ceux de département
determiner specialement pour les bataillons des cantons ruraux un
vêtement uniforme pareil ou analogue à celui que portent le plus habitueldement
les habitans des campagnes de l'arrondissement ou du département.
TITRE III . Des récompenses à décerner aux gardes nationales.
Art. 27. Les gardes nationales qui seront appelées à un service actif recevront
les récompenses et décorations que mériteront leur zèle , leur exactitude
au service et leurs actions d'éclat.
-
28. Nos ministres de l'intérieur et de la guerre demanderont aux préfets
et à nos officiers généraux de leur faire connaître , dans le plus bref délai ,
ceux des gardes nationaux qui se sont distingués depuis notre décret du
5 avril 1813 , soit devant l'ennemi , soit dans le service des places , soit dans
l'intérieur des villes , pour le maintien de l'ordre et de la tranquillité.
29. Ils nous les feront conuaître , afin que nous leur accordions les récompenses
et décorations qu'ils auront méritées.
AVRIL 1815. 431
TITRE IV. -
Dispositions générales.
Art. 30. Les dispositions de notre décret du 5 avril et celui du mois de
décembre sur les états-majors , le nombre des officiers et sous-officiers , sur la
discipline , sur les dépenses , sur la solde des gardes nationales en activité ;
Et en général nos décrets touchant les gardes nationales , dont les dispositions
ne sont pas modifiées ou changées par le présent décret , sont maintenus
en tout ce qui n'est pas contraire au présent .
31. Nos ministres de l'intérieur , de la guerre , des finances et du trésor
sont chargés , chacun en ce qui le concerne , de l'exécution du présent décret
, qui sera inséré au Bulletin des lois .
Signé NAPOLÉON.
Au palais des Tuileriés , le 10 avril 1815.
NAPOLÉON , EMPEREUR DES FRANÇAIS ;
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art . 1er. Seront mis sur-le-champ en activité de service.
S. Ier. Dans la 16. division militaire.
-
-
Les compagnies de grenadiers des 84 bataillons de la garde nationale du
département du Nord. - Des 62 idem , du département du Pas -de-Calais .
Des 42 idem , du département de l'Aisne . - Des 63 idem , du département
de la Somme . Ce qui fera , pour ces quatre départemens, 41 bataillous.
Dans la 5. division militaire.
§. II.
-
Les compagnies de grenadiers et chasseurs des 42 bataillons de la garde
nationale du Haut-Rhin , et des 63 de celle du Bas -Rhin . Ce qui fera, pour
ees deux départemens, 35 bataillons.
§. III. Dans la 6. division
militaire
.
-
Les compagnies de grenadiers seulement , des 21 bataillons de la garde nationale du Doubs. Des 21 idem du Jura. Des 21 idem de la Haute-
-
- -
Loire. Des 42 idem de l'Ain . Ce qui fera , pour ces quatre départemens,
16 bataillons.
S. IV. -Dans la 4. division militaire.
Les compagnies de grenadiers et chasseurs des 42 bataillons de la garde
nationale des Vosges , et des 42 idem de la Meurthe. Ce qui fera, pour ces
deux départemens , 28 bataillons .
§. V. Dans la 3. division militaire.
Les compagnies de grenadiers et chasseurs , des 42 bataillons des gardes
nationales de la Moselle. Ce qui fera 14 bataillons.
S. VI . Dans la 2. division
militaire
.
-
Les compagnies de grenadiers et chasseurs des 21 bataillons de la garde
Des 21 idem de la Mense .. nationale des Ardennes . - -- Des 42 idem de la
Marne . Ce qui fera , pour ces trois départemens , 28 batailions.
§. VII.
-
-
Dans la 7. division militaire .
--
Les compagnies de grenadiers et chasseurs des 21 bataillons de la garde
Des 63 idem de l'Isère . Des 21 idem de la
nationale du Mont-Blanc.
Drôme. Des 21 idem des Hautes -Alpes . Ce qui fera pour ces quatre départemens
42 bataillons .
-
432 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1815.
2. Ces 204 bataillons sont mis à la disposition du ministre de la guerre ,
pour former les garnisons des places frontières comprises dans les divisions
auxquelles ces bataillons appartiennent , et y occuper tous les défilés , passages
de rivières , postes et ouvrages de campagne , qui seront indiqués par
le comité de défense .
3. Un lieutenant général commandera les 35 bataillon de la 5º . division
militaire. Il sera chargé d'activer l'organisation des gardes nationales de la
5º . division , et remplacera le général de la division qui était chargé de cette
operation . Il aura sous ses ordres trois maréchaux de camp pour commander
les trois legions des gardes nationales du Haut-Rhin , et quatre maréchaux
de camp pour commander les quatre légions des gardes nationales du Bas-
Rhin .
Ces sept maréchaux de camp présideront les conseils d'arrondissement
sous les ordres de l'inspecteur général .
Enfin , des maréchaux de camp inspecteurs seront envoyés dans les 5 , 4 ,
3 , a et 7. divisions militaires pour commander , inspecter et organiser les
gardes nationales sous les ordres des géneraux commandant la division.
2
Un lieutenant général commandera les 31 bataillons de la 16. division
militaire , et les départemens de l'Aisne et de la Somine.
4. Le commandement des bataillons de grenadiers et chasseurs créés par
le présent décret , sera donné à des chefs de bataillons que notre ministre de
la guerre tirera à cet effet de la ligne .
Il y aura dans chacun de ces bataillons , pour remplir les fonctions d'adjudant-
major , un capitaine tiré de la ligne.
Tableau de la levée de 3130 bataillons de gardes nationales destinées
à protéger les frontières contre toute invasion.
Ain , 42 bataillons ; Aisne , 42 ; Allier, 21 ; Basses- Alpes , 21 ; Hautes-
Alpes , 21 ; Ardèche , 21 ; Ardennes , 21 , Arriège , 21 ; Aube , 21 ; Aude,
21 , Aveyron , 42 ; Bouches-du-Rhône , 21 ; Calvados , 63 ; Cantal , 21 ;
Charente , 42 ; Charente -Inférieure , 43 ; Cher, 21 ; Corrèze , 21 ; Corse ,
21 ; Côte-d'Or , 42 ; Côtes-du- Nord , 63 ; Creuze , 21 ; Dordogne , 42 ;
Doubs , 21 ; Drome , 21 ; Eure , 42 ; Eure-et-Loir , 21 ; Finistère , 63 ;
Gard , 42 ; Haute-Garonne , 42 ; Gers , 21 ; Gironde , 62 ; Hérault , 42 ;
Ille - et -Vilaine , 63 ; Indre , 21 ; Indre- et- Loire , 21 ; Isère , 63 ; Jura , 21;
Landes , 21 ; Loir-et- Cher, 21 ; Loire , 42 ; Haute-Loire , 21 ; Loire- Infcrieure
, 42 , Loiret 21 ; Lot , 21 ; Lot et-Garonne , 42 ; Lozère , 21 ;
Maine-et- Loire , 42 ; Mauche , 62 ; Marne , 42 ; Haute-Marne , 21 ; Mayenge,
43 ; Meurthe , 42 ; Meuse , 21 ; Mont- Blanc , 21 ; Morbihan , 42 ; Moselle ,
42 ; Nièvre , 21 ; Nord , 84 ; Oise , 42 ; Orne , 42 ; Pas- de - Calais , 62 ;
Puy- de - Dôme , 62 , Basses- Pyrénées , 40 ; Hautes- Pyrenees , 20 ; Haut
Rhin , 42 ; Bas-Rhin , 62 ; Rhône , 42 , Haute-Saône , 20 ; Saône- et- Loire ,
62 ; Sarthe , 62 ; Seine , 84 ; Seine-et-Marne , 42 , Seine - et -Oise , 42 ; Seine-
Infericure , 84 ; Denx- Sèvres , 20 ; Somme , 63 ; Tarn , 20 ; Tarn- et- Garonne
, 20 ; Var , 20 ; Vaucluse , 20 ; Vendée , 20 ; Vienne , 20 ; Haute-
Vienne , 20 ; Vosges , 42 ; Yonne , 42. Total , 3130 bataillons qui donnent ,
à raison de 20 hommes par batalion , un total de 2,253,600 gardes
nationales.
ROYAL
ROY
}
ROYAL
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
N ° . DCLXXX . — Samedi 22 avril 1815 . -
POÉSIE.
LES ILLUSIONS DU SOIR.
DOUCE mélancolie , aimables souvenirs ,
Qui savez en tout lieu me créer des plaisirs ,
Venez ; déjà la nuit descend sur cette plage.
Partons . L'illusion doit être du voyage.
Avec elle , avec vous , que la nuit a d'attraits !
J'aime à voir s'obscurcir l'ombrage des forêts .
Ces larges masses d'ombre ont leur magnificence.
Les échos sont muets , et j'aime leur silence .
La nuit aux fleurs des bois a ravi leur couleur ;
Elles sont sans éclat , mais non pas sans odeur .
Zéphyr est endormi ; les nymphes hocagères
Bercent le jeune dieu sur des branches légères ;
Mais , l'image de Flore , agitant son sommeil ,
Souvent au sein des nuits vient hâter son réveil ;
Alors , dans l'air qu'anime une fraîcheur plus pure ,
Le feuillage agité répand un doux murmure.
Heureux qui , dans la nuit , écoute les soupirs
Du jeune Dieu , brûlé de volages désirs !
28
434
MERCURE DE FRANCE ,
Il semble qu'on respire au milieu du bocage
Et les feux de l'amour et le frais du feuillage.
Mais quels accens lointains , quelle touchante voix
De ses sons variés vient égayer les bois ?
Le rossignol m'appelle à ce lieu solitaire
Dont mes sens recueillis chérissent le mystère .
Le chant du rossignol appelle aussi l'amour .
Peut-être m'attend-t- il dans cet obscur séjour ;
Peut-être il m'y promet ces longues rêveries
Qui rouvrent doucement mes blessures chérics ,
Et , souvent malgré moi , jusqu'au fond de mon coeur ,
Portent l'illusion d'un éclair de bonheur.
Ah ! fuyons des plaisirs de si courte durée ;
Fuyons ces lieux remplis d'une image adorée .
Déjà , de ces berceaux détournant mon regard ,
Dans ces sentiers obscurs je m'enfonce au hasard.
J'approche des fossés de cette tour immense
Où réside la peur , où dort un froid silence .
Je vois son vaste front élever dans les airs
Ses donjons ruineux et ses crénaux déserts ;
Et les nombreux rameaux qu'étale un lierre antique
Semblent la revêtir d'un deuil mélancolique.
Là s'offrent les détours d'un vaste souterrain
Où gémit autrefois un jeune paladin.
On dit qu'on voit encore écrit sur les murailles
Le nom de son amante et celui des batailles
Dont il sortait vainqueur , lorsqu'un lâche rival
Fit enchaîner son bras dans ce cachot fatal.
Le Nestor du hameau conte que son amante
Errait souvent la nuit sous la tour menaçante .
Ce fossé , désormais rempli d'herbe et de fleurs ,
Roulait l'eau des torrens où se mêlaient ses pleurs ;
Et sa plainte ignorée , au lever de l'aurore ,
Quelquefois sous ces murs retentissait encore.
AVRIL 1815 . 435
Heureuse , si sa voix jusques à son amant
Eût pu faire glisser son doux gémissement !
Mais , sitôt que le jour écartait le mystère ,
Triste , elle s'éloignait de ce lieu solitaire ;
Et son oeil , à regret , abandonnait la tour
Où devait , vers le soir , la ramener l'amour .
Frappé de ces récits , sous ses murailles sombres ,
Incertain , je m'égare à travers leurs décombres .
Je contemple ces murs où volait le trépas
Quand l'échelle dressée'appelait aux combats.
Ce fossé fut souvent rougi du sang du Maure ,
Et ses os , sans honneurs , y blanchissent encore.
Ces victimes en vain aux siècles à venir ...
Crurent , en succombant , léguer un souvenir .
La mort a dévoré tous leurs titres de gloire
Et rend muets pour eux les fastes de l'histoire.
Mais de l'oiseau des nuits l'horrible sifflement
Sous ces tristes arceaux retentit sourdement.
Ce cri donne à ces lieux un aspect plus terrible.
J'aime mieux m'égarer près du fleuve paisible
Dont ces saules pleureurs protègent le repos ,
Et , courbés sur son sein , y baignent leurs rameaux.
Ma marche de son cours imite l'indolence .
Je m'arrête , je rêve ; et , du sein du silence ,
Sort , s'élève la voix des cruels souvenirs .
Ils assiègent mon coeur , attristent mes plaisirs ,
Et portent la douleur dans mon âme attendrie.
O vous qui m'éclairiez le sentier de la vie ,
Mon oncle ! dans ces prés , sur ces tapis de fleurs ,
Ma douce illusion assemble encor nos coeurs .
Vous me parlez encor de ces grands phénomènes.
Qu'enfantent les volcans des passions humaines ;
De cette liberté, besoin de la vertu ,
436 MERCURE De france ,
Par des sophismes vains trop long-temps combattu.
C'est vous de qui la voix , au vrai culte fidèle ,
Me peignait les grandeurs de notre âme immortelle ;
Et , d'avance , enseignait à mon coeur éperdu
L'art de se consoler de vous avoir perdu .
BRES .
ÉNIGME.
QUOIQUE du sexe féminin ,
Mon nom , lecteur , est masculin ;
Trois de mes soeurs , sur cinq , entrent dans les affaires,
Et font , ainsi que moi , subsister les notaires .
Présente en toute occasion ,
J'aide à dire le oui , j'aide à dire le non.
La dernière de nous s'applique à la coutume ,
Ainsi que moi. Pouvant faire fortune ,
Elle et moi formons chaque jour
Le louable projet de briller à la cour.
LOGOGRIPHE
J'AI quatre pieds ; en certain lieu
Les deux premiers y font un dieu .
A la ville ainsi qu'au village ,
Le troisième avec eux est loin d'offrir un sage.
Or si le quatrième
Se joint tant au premier qu'aux second et troisième ,
Avec eux que deviendra - t - il ?
Placé modestement dans un humble fournil ,
Vous l'y verrez , jouant un rôle d'importance ,
Pourvoir avec chaleur à votre subsistance .
S ........
AVRIL 1815 . 437
CHARADE.
Oui , toujours mon premier commencera l'année ,
Lecteur , telle est sa destinée.
A Paris , à Bordeaux , à Marseille , à Lyon
Mon second vaut une négation ;
Mais dans mon dernier , maint tendron
Fait briller sa grâce légère .
Mon tout sut porter la terreur
Dans l'âme d'un peuple oppresseur.
Une terre inhospitalière
Le vit mourir, vaincu , l'égal de son vainqueur .
V. B. ( d'Agen ).
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insérés
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme - Logogriphe est Enée , dans lequel on trouve né.
Celui du Logogriphe est Bal , avec lequel on ferait Baal en doublant l'a
du milicu .
Celni de la Charade est Charmer , dans leque lon trouve char et mer.
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
DE L'ANGLETERRE ET DES ANGLAIS , par Jean-Baptiste
SAY , auteur du Traité d'Économie politique. — Brochure
de 56 pages . Prix , 1 fr . 50 cent. , et 1 fr. 75 c .
franc de port. — A Paris , chez Arthus-Bertrand , libr . ,
rue Hautefeuile , nº . 23 .
-
( DEUXIÈME ARTICLE
DANS le précédent article , on a vu comment une administration
avide et défectueuse , et des erreurs en économie
politique , entraînaient l'Angleterre vers une funeste
catastrophe. Tout l'art du gouvernement , aujourd'hui
est de chercher à la retarder , à prolonger l'état actuel
des choses .
Après avoir tracé de l'Angleterre ( sous les rapports
économiques et financiers ) un tableau bien différent de
celui que l'on s'en forme dans la plupart des contrées
de l'Europe , M. Say fait remarquer avec la même impartialité
combien , sous d'autres rapports , elle a droit
à nos éloges , et combien elle nous offre souvent d'exemples
à suivre .
« La nécessité d'épargner sur tous les frais de production a
pourtant produit en Angleterre quelques bons effets à travers beaucoup
de mauvais ; elle a , si l'on peut s'exprimer ainsi , perfectionné
l'art de produire , et fait découvrir des moyens plus expéditifs ,
plus simples , et par conséquent plus économiques de parvenir à
un but quelconque. Comme les fabrications en grand sont en général
les moins coûteuses , on a fait en grand les plus petites choses . J'ai
MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1815. 439
vu à Glascow des laiteries de trois cents vaches où l'on vendait
pour deux sous de lait . L'éducation du pauvre , qui fait peut-être
la seule sûreté du riche , était entravée par la cherté des livres et
des instituteurs , et quelques années plus tard on n'aurait pas été ,
au sein d'une des nations les plus civilisées de l'Europe , plus en
sûreté qu'au milieu des Caffres . Tout à coup on s'avise de faire des
écoles où un seul instituteur enseigne avec succès et rapidité à
lire , écrire et compter , sans livres ni plumes , à cinq cents enfans
à la fois ( 1 ).
» Mais c'est principalement l'introduction des machines dans
les arts , qui a rendu la production des richesses plus économique.
( 1 ) Je fais ici allusion à ce qu'on appelle le nouveau système d'éducation,
d'abord introduit par M. Lancaster, et depuis perfectionné par d'autres .
J'en ai vu des effets admirables dans toutes les principales villes d'Angleterre
; et ici , comme dans une infinité d'autres cas , les efforts des particuliers
anglais , rachètent et couvrent les fautes de l'administration . Les
désastres viennent d'en - haut , comme la grèle et les tempêtes ; les biens
viennent d'en bas , comme les fruits d'un sol fécond que rien ne lasse . La
philantropie des Anglais va au reste être imitée en ce point par la philantropie
française , qui s'occupe en ce moment de l'établissement d'écoles
économiques pour les pauvres , sur le plan de celles des Anglais .
Ce nouveau système d'instruction est fondé sur le parti qu'on peut tirer
de l'émulation dirigée vers un bon but , et du petit excédant d'instruction
qu'un élève a par-dessus un autre , en faveur de ce dernier. Chaque classe
d'une école est divisée par escouades de huit élèves rangés par ordre de
savoir, tellement que le plus avancé corrige ce que les autres font de mal .
Il est obligé de céder sa place du moment qu'un autre en sait plus que lui ,
et il passe dans une classe supérieure du moment qu'il peut y figurer ,
d'abord comme élève , ensuite comme chef d'esconade.
Les mêmes moyens ne sont pas exclusivement applicables aux basses
écoles. M. Millans , à Edimbourg , les a appliqués à des écoles relevées ;
et dans le college appelé High School , cinq professeurs suffisent pour faire
surmonter à sept cents élèves , les difficultés du latin et du grec.
On pourrait vraisemblablement employer dans l'ordre politiqué , les
mêmes leviers avec des succès merveilleux : c'est ce que nos neveux verront
peut- être.
440
MERCURE DE FRANCE ,
Il n'y a presque plus de grandes fermes en Angleterre où l'on
n'emploie , par exemple , la machine à battre le blé , par le moyen
de laquelle , dans une grosse exploitation , on fait plus d'ouvrage
en un jour qu'en un mois par la méthode ordinaire .
» Enfin le travail humain , que la cherté des objets de consommation
a rendu si dispendieux , n'est dans aucune circonstance
remplacé aussi avantageusement que par les machines à vapeur ,
improprement appelées par quelques personnes pompes à feu .
>>
Il n'y a pas de travaux qu'on ne soit parvenu à leur faire
exécuter . Elles font aller des filatures , des tissages de coton et de
laine ; elles brassent de la bière ; elles taillent des cristaux . J'en ai
vu qui brodaient de la mousseline et qui battaient du beurre. A
New-Castle , à Leeds , des machines à vapeurs ambulantes traînent
après elles des chariots de houille ; et rien n'est plus surprenant ,
au premier abord , pour un voyageur , que la rencontre , dans la
campagne , de ces longs convois qui s'avancent par eux - mêmes
et sans le secours d'ancun être animé.
>> Partout les machines à vapeurs se sont prodigieusement multipliées
. Il n'y en avait que deux ou trois à Londres il y a trente ans ;
il y en a des milliers à présent . Elles sont par centaines dans les
grandes villes manufacturières ; on en voit même dans les campagnes
, et les travaux industriels ne peuvent plus se soutenir avec
avantage qu'au moyen de leur puissant concours . Mais il leur
faut en abondance de la houille ,
de ce combustible fossile que Ja
nature semble avoir mis en réserve pour suppléer à l'épuisement
des forêts , résultat inévitable de la civilisation . Aussi pourrait-on ,
à l'aide d'une simple carte minéralogique , tracer une carte industrielle
de la Grande- Bretagne . Il y a de l'industrie partout où il
y a du charbon- de-terre .
» Mais on a beau abréger les moyens de produire , l'impôt , le
terrible impôt , qui agit sur la production annuelle précisément
de la même manière que tous les autres frais , semblable au cauchemar
des rêves qui gagne du terrain malgré les efforts qu'on
AVRIL 1815 .
44
fait pour lui échapper , atteint , outrepasse les économies des producteurs
industrieux ; et loin que la nation jouisse de son admirable
industrie et de l'activité soutenue de ses travailleurs , on lui
fait payer cher ce qu'elle produit ( 2 ) à bon marché ; et la mettant
dans l'impossibilité de vendre à aussi bon compte que d'autres
nations moins écrasées par les charges publiques , on lui ôte , dans
l'étranger , tout moyen de soutenir la concurrence de l'étranger ;
on lui ferme tout débouché extérieur car si le gouvernement a
le pouvoir de faire payer aux Anglais les choses au- delà de ce
qu'elles valent , il n'exerce pas , Dieu merci , le même pouvoir sur
les Français , les Allemands , sur les Brésiliens .
» Que serait-ce si la longue séparation de la nation anglaise
d'avec les terres classiques de l'Europe , avait peu à peu altéré son
goût dans les arts ? si ses vases , ses meubles , ses flambeaux n'avaient
plus de pureté , de légèreté , d'élégance dans les formes ?
s'ils étaient retombés dans ce goût gothique et contourné , dans
ces ornemens lourds et compliqués qui ne représentent rien ? si
les dessins des étoffes , si le choix des couleurs étaient en arrière
des progrès de l'Europe , et si l'Angleterre ne pouvait se remettre
au courant sans une longue et active communication avec le
continent ?
» Faut-il s'étonner du peu de succès qu'ont obtenu les marchandises
anglaises dans les grands marchés de l'Europe , et peut-
(2 ) Ce mot produire s'entend ici , comme dans toutes les questions d'économie
politique , de tonte espèce d'action qui concourt , même partiellement
, à la complète confection d'un produit . Quand il s'agit d'une mousseline
des Indes , par exemple , le cultivateur qui a recueilli le coton , le
fabricant qui l'a filé et tissé , le négociant qui a fait venir la mousseline ,
et même le marchand qui la détaille , en sont les producteurs. L'industrie
du négociant , quoique étant en Angleterre plus favorisée , moins chargée
que les autres , l'est néanmoins beaucoup encore . Plusieurs nations de l'Europe
peuvent transporter des marchandises , soit par mer , soit par terre , à
meilleur marché que les Anglais .
442
MERCURE DE FRANCE ,
on leur en présager davantage à l'avenir , si leur système économique
ne change pas » ?
Nous aurions désiré consigner ici les notions très -claires
que donne M. Say de la fameuse banque d'Angleterre ,
de sa situation , etc .; mais c'est dans l'ouvrage même que
nous invitons nos lecteurs à les aller chercher. Elles perdraient
de leur prix si nous les présentions détachées de
tous les raisonnemens qui les précèdent et les suivent.
C'est avec la même supériorité de logique que l'auteur
prouve , contre l'opinion commune , que l'Angleterre ne
tire aucune puissance réelle et peu de profits de ses colonies
, notamment de l'Inde où , cependant , une compagnie
de marchands anglais possède une étendue de pays
plus vaste que les trois royaumes , et règne sur quarante
millions de sujets . On pourra voir dans l'ouvrage combien
cette puissance est précaire et onéreuse .
-
« A différens degrés , dit M. Say , il en est des autres colonies
anglaises comme de l'Inde , à la différence que le gouvernement
qui y exerce la souveraineté , mais qui ne fait pas le commerce ,
n'est point dédommagé par les profits du négoce , des pertes que
ces colonies lui occasionnent comme souverain ( 3 ) . Le vieux système
colonial tombera partout dans le cours du 19. siècle. On
renoncera à la folle prétention d'administrer des pays situés à
deux , trois , six mille lieues de distance ; et lorsqu'ils seront indépendans
, on fera avec eux un commerce lucratif , et l'on épargnera
les frais de tous ces établissemens militaires et maritimes
(3) On peut citer comme un excmple de ce que font perdre les colonies
, les frais de gouvernement de l'Isle de Sainte-Hélène , qui , pour les
agens civils et militaires et l'entretien des établissemens , coûte annuellement
84 mille livres sterling , et rapporte 12 cent livres sterling.
( Les notes de cet article sont tirées de l'ouvrage de M. Say ) .
AVRIL 1815.
443
qui ressemblent à ces étançons dispendieux , au moyen desquels
on soutient mal à propos un édifice qui s'écroule » .
L'idée que nous croyons avoir donnée du nouvel ouvrage
de M. Say ne suffira point aux lecteurs avides d'une
solide instruction : ils auront recours au livre même .
Nous terminerons cet extrait en citant encore un dernier
paragraphe de l'ouvrage , qui nous paraît contenir
des idées aussi justes que philantropiques .
« Telle est , du moins sous ses principaux points de vue , la
situation où les événemens de notre époque ont amené la Grande-
Bretagne. Je crois n'avoir ni exagéré , ni déguisé les difficultés
de sa position ; car je me sens exempt de toute prévention . Je
forme des voeux pour la prospérité de l'Angleterre , comme pour
celle de la France et de tout autre pays . L'une de ces prospérités,
loin d'être incompatible avec une autre , ainsi que le commun des
hommes l'imagine , lui est au contraire favorable . J'ai voulu consigner
des faits curieux et de grandes expériences en économie
politique , parce que ces expériences sont rares , et qu'elles
coûtent cher. Elles feront peut - être naître dans de bons esprits
d'utiles réflexions . Pour le vulgaire , les événemens se succèdent :
ils s'enchaînent pour l'homme qui pense. Quelquefois même , il
lui est permis d'entrevoir quelques-uns des chaînons qui licnt le
présent au futur : il connaît alors de l'avenir tout ce qu'il est
permis d'en savoir , depuis que les pythonisses et l'astrologie judiciaire
sont passés de mode » .
A. D.
444
MERCURE DE FRANCE ,
DESCRIPTION DES CATACOMBES DE PARIS , précédée d'un
Précis historique sur les catacombes de tous les peuples
de l'ancien et du nouveau continent ; par L. HÉRICARD
DE THURY , maître des requêtes , ingénieur en chef an
corps des mines , inspecteur-général des travaux souterrains
du département de la Seine ( 1 ) .
UNE des coutumes le plus généralement établies chez
les différens peuples de l'un et de l'autre continent est
celle d'élever des monumens à la mémoire des aïeux. Le
sentiment qui fit construire le premier monument funéraire
est composé de la reconnaissance et des regrets ,
qui sont de tous les climats . Le vieillard , qui se penche
sur la tombe , la voit avec moins de regret si elle se
montre décorée de quelque ornement , de quelque inscription
qui pourra demander pour lui un souvenir à la postérité.
Ses enfans , après sa mort , aiment à donner de la
pompe à ce monument qui doit dire leurs regrets , et inviter
leurs concitoyens à les partager.
Il serait peut-être difficile de concevoir comment des
sentimens si doux ont pu porter certains peuples , déjà
parvenus à un haut degré de civilisation , à rechercher les
cavernes , les antres souterrains pour y enfermer les dépouilles
de leurs morts . Comment a-t-il pu se faire que
l'idée d'être englouti pour jamais dans ces retraites sombres
, en augmentant les horreurs du tableau de la mort ,
n'ait pas fait renoncer de bonne heure à cette habitude?
Le dogme de la métempsycose , et , sans doute , quelques
circonstances dépendantes du climat , ont dû maintenir
( 1 ) A Paris , chez Bossange et et Masson , imprimeurs-libraires , rue de
Tournon , nº. 6 ; ct à Londres , 14 great Malborough Street , etc.
AVRIL 1815.
445
long-temps en Épypte l'usage d'enfermer les corps dans
des monumens dont la masse pùt les isoler de la température
extérieure , qui là , plus que partout ailleurs ,
devait hâter la destruction . L'Égypte devait donc à des
circonstances particulières physiques , religieuses et même
politiques , l'origine et le maintien de cet usage.
Je ne pense point que les Grecs aient eu des catacombes
proprement dites . La métempsycose ne fut point la base
de leur religion ; d'ailleurs , leur imagination était trop
active pour enfermer les débris du palais de l'áme dans
d'horribles souterrains . Ils ne voulaient pas ainsi mettre
une barrière entre les morts et les vivans. Les tombeaux,
élevés sur une belle plage , leur semblaient prolonger la
vie de ceux qui y étaient placés . Socrate et Platon auraient
développé avec moins de succès le dogme de l'immortalité
de l'âme , s'ils n'eussent fait entendre leurs sages
et harmonieux discours dans cette même ville où les tombeaux
des grands hommes se présentaient comme un des
plus beaux ornemens . L'imagination aime à suivre les
rivages de ces belles provinces grecques où des tombeaux
plus ou moins sévères , plus ou moins riches , répandaient
un touchant intérêt. Tous les cinq ans la jeunesse d'Argos
allait porter des fleurs sur la tombe d'Homère dans l'ile
d'Ios . Plusieurs promontoires n'étaient pas moins célèbres
par leur position et leur hauteur que par les monumens
qui y étaient élevés . L'Énéide présente jusqu'à cinq descriptions
de ces monumens des regrets , et chacune ajoute
un nouveau charme à ce poëme. C'est sous l'ombre des
bois , c'est dans les prés que les tombeaux s'entourent de
toutes les illusions qui adoucissent l'amertume des pertes
qu'a faites le coeur . Les tombes , rejetées dans les souterrains
, n'inspirent qu'une sombre tristesse.
446 MERCURE DE FRANCE ,
Les colonies grecques elles-mêmes ont rarement enseveli
leurs morts dans des cavernes , durant les beaux temps
de leur civilisation . La Calabre n'offre aucun débris de
catacombes . Les tombeaux creusés dans le roc à Thelmissus
, dans la Carie , n'ont aucun rapport avec des catacombes
, à cause de la hauteur à laquelle ils sont creusés .
On en peut dire autant d'un grand nombre de tombeaux
que l'on voit en Sicile , creusés à de grandes hauteurs .
Syracuse , où l'on trouve de très-vastes souterrains , destinés
à placer les morts , présentait , à l'époque de sa splendeur
, des sarcophages et des cénotaphes magnifiques.
Qu'on se rappelle seulement ce que les historiens rapportent
de la voie Agragiana , dans laquelle le philosophe
de Tusculum découvrit le tombeau du physicien
de Syracuse.
Les Romains , dans le temps de leur grandeur , n'eurent
point de catacombes proprement dites . Leurs usages
furent ceux des Grecs relativement aux funérailles .
Ille te mecum locus , et beatæ
Postulant arces : ibi tu calentem
Debita sparges lachryma favillam
Vatis amici. (HOR. )
Les souterrains creusés , si je puis m'exprimer ainsi ,
dans le piédestal de l'antique cité des Césars , ont une
origine mieux connue que celle des différentes latomies ,
et , surtout , des cryptes de Sicile , que l'on dit avoir été
habités par les Troglodytes , et qui , peut-être , ont été
créés à une époque où le sol volcanisé de la Sicile , déjà
assez épais pour produire des gramens nourrissans , ne
l'était point assez pour fournir à la végétation des arbres
nécessaires à la construction des maisons . Tite- Live ne
laisse point douter que les excavations qui s'étendent sous
AVRIL 1815 . 447
la ville de Rome durent leur origine à la tyrannie de
ses premiers rois , qui , ayant détruit plusieurs villes d'Italie
, et en ayant amené esclaves les nombreux habitans ,
crurent pouvoir impunément les occuper à arracher de
ces souterrains les pierres et la pouzzolane qui étaient
nécessaires à la construction de la capitale du monde à
son berceau . Les inondations si fréquentes du Tibre ne
permettaient d'employer ces souterrains à aucun usage
permanent.
Ce fut la terreur qui , sous les empereurs romains , fit
se cacher dans ces souterrains affreux les sectateurs du
christianisme naissant . Les cendres de leurs pères étaient
proscrites ces lieux sombres devinrent le lieu de leurs
funérailles. On trouve un certain nombre de tombeaux
des payens parmi ceux des chrétiens ; mais leurs dates se
rapprochent de celle de la chute de l'empire romain .
M. Héricard de Thury consacre la première partie de
l'ouvrage que nous annonçons aujourd'hui , à des recherches
historiques sur les catacombes des anciens . Selon lui ,
on rencontre des débris de ces monumens dans toutes
les parties du monde . On trouvera , dans cette dissertation
, des recherches curieuses faites chez les principaux
auteurs qui ont écrit sur cette matière. Je suis fàché de
n'y trouver aucun détail sur ces immenses excavations ,
ces innombrables temples souterrains que possède la côte
de Coromandel , connus sous le nom d'Elora , et qui ,
selon l'expression de M. Langlès , pourraient être appelés
le Panthéon de l'Inde. Ce monument méritait de trouver
place dans cet ouvrage , de préférence aux cavernes de
la Chaux de Perrier , près d'Issoire , en Auvergne , etc.
Les catacombes de Paris n'ont point ce genre d'interêt
que donnent aux monumens de grands souvenirs . Leur
448
MERCURE DE FRANCE ,
histoire ne se rattache à aucun événement important de
l'histoire nationale. Elles ont été creusées par le besoin de
se procurer des pierres . Leur histoire devrait être liée , du
moins , à celle de l'architecture ; mais ce n'est qu'avec
beaucoup de peine qu'on a pu reconnaître celles des carrières
de Paris d'où sont sorties les tours de Notre - Dame.
Mais si ces souterrains offrent peu d'intérêt , sous le rapport
historique , elles méritent toute l'attention de l'observateur
qui s'occupe de l'étude de la géologie. La seconde
partie de cet ouvrage est consacrée à la description du sol
de nos catacombes . M. Héricard de Thury s'est entouré
des lumières des savans observateurs qui ont déjà jeté
beaucoup de jour sur la constitution physique du sol de Paris
et de ses environs . En empruntant les travaux d'un grand
nombre d'illustres géologues , M. Héricard de Thury joint
ses observations aux leurs. Voici les principes généraux
qu'il croit devoir poser sur la formation du sol de Paris :
1º . De formation tertiaire , ce terrain se rapporte aux
dernières dépositions des eaux sur notre continent ; 2º . on
n'y trouve en place aucune substance de formation ancienne
; et 3º . d'après l'étude de celles qui ont été découvertesjusqu'à
cejour, on ne reconnait que des sables , des
marnes , des pierres à plátres , des pierres calcaires , des
argiles et des craies , toutes matières de transport, d'une
déposition récente , et dont la formation successive atteste
leurformation est due aux eaux , etc.... En examinant
le sol des environs de Paris , du sud au nord , on reconnait
qu'il est composé de six grandes dépositions distinctes
, placées successivement, et par époques différentes,
les unes au-dessus des autres. L'étude de chacune de ces
dépositions et des matières qui les constituent , présente un
grand interêt. M. Héricard de Thury s'en occupe avec tout
que
AVRIL 1815.
449
100
le soin nécessaire ; et un tableau de la coupe oryctognosti
que du sol de la plaine du midi de Paris , sous le Mont
Souris , lieu où sont creusées les catacombes , achève de
donner à cette partie de l'ouvrage tout l'intérêt dont elle
susceptible.
On trouve encore , dans cette partie de l'ouvrage , des
détails curieux sur l'ancienneté de l'exploitation des carrières
. « Il est difficile ou mème impossible , dit l'auteur, de
» déterminer précisément aujourd'hui à quelle époque les
» carrières des environs de Paris ont commencé à être
» mises en exploitation . Les premières extractions furent
>> infailliblement faites à découvert , et par tranchées ou-
» vertes dans les flancs des collines qui entouraient la
» Lutetia Parisiorum . Nous retrouvons encore des vesti-
» ges de ces premières exploitations au bas de la Mon-
» tagne Sainte-Geneviève , et on en suit les traces sur les
>> rives de l'ancien lit de la Bièvre , dans l'emplacement
» de l'Abbaye Saint-Victor , celui du Jardin des Plantes et
» le faubourg Saint-Marcel.
» ` Jusqu'au douzième siècle , les palais , les temples et
>> les autres monumens publics de cette ville , furent cons-
>> truits en pierres des carrières de ce faubourg et de celles
>> qui furent ensuite ouvertes au midi des remparts de Pa-
>> ris , vers les places Saint-Michel , de l'Odéon , du Pan-
>> théon , des Chartreux et des barrières d'Enfer et Saint-
» Jacques , vers lesquelles sont établies les catacombes .
» Dans le procès verbal de la reconnaissance de tous
» les édifices anciens de la ville de Paris , par ordre de
>> Colbert, commencée le 11 juillet 1678 et terminée le 20
» avril 1679 , on voit que les architectes du roi s'attache-
» rent d'abord particulièrement à bien connaître les dif-
» férentes espèces ou qualités de pierres que fournissaient
IMBRE
.
RO
SEINE
29
450
MERCURE DE FRANCE ,
» les carrières des environs de Paris , afin de pouvoir dé-
» terminer ensuite celles qui avaient dû fournir les maté
>> riaux de tel ou tel édifice ; et c'est ainsi qu'ils parvinren :
» à reconnaître , 1º . etc. » De semblables détails sont bien
dignes d'exciter la curiosité , surtout celle des habitans de
Paris . L'historique de la création de l'inspection générale
des carrières , dont M. Guillomot fut le directeur , est
aussi rempli d'intérêt .
La troisième partie contient la description des catacombes
de Paris . On y lit l'historique de la suppression du eimetière
des Innocens , bienfait que la ville de Paris doit à
M. Lenoir , lieutenant -général de la police , qui demanda
la destruction de l'église des Innocens , l'exhumation de
son antique cimetière et sa conversion en place publique .
Ce projet fut exécuté à la réquisition de M. de Crosne ,
successeur de M. Lenoir dans la place de lieutenant- général
de la police. Voici quelques détails sur la funèbre cérémonie
de l'exhumation du charnier des Innocens et de la
consécration des catacombes.
« Le plus grand ordre n'a jamais cessé de régner dans
>> les travaux, dont les dispositions formaient souvent l'en-
» semble le plus pittoresque . Le grand nombre de flam-
>> beaux et de cordous de feux allumés de toute part , et
» répandant une clarté funèbre dont les reflets agités se
>> perdaient à travers les objets environnans ; l'aspect des
>> croix des tombes et des épitaphes , le silence de la nuit ,
>> le nuage épais de fumée qui voilait le lieu du travail , et
>> au milieu duquel les ouvriers , dont on ne pouvait dis-
» tinguer les opérations , semblaient se mouvoir comme
» des ombres ; ces ruines variées qu'offraient la démoli-
» tion des édifices , le bouleversement du sol par les exhuAVRIL
1815 . 451
» mations , tout donnait au lieu de la scène un aspect à la .
» fois imposant et lugubre.
>> Les cérémonies religieuses ajoutaient encore à ce
» spectacle . Le transport des cercueils ; la pompe qui ,
» pour les sépultures les plus distinguées , accompagnait
>> ces déplacemens , les chars funèbres et les catafalques ;
>> ces longues suites de chariots funéraires , chargés d'os-
>> semens et s'acheminant lentement , au déclin du jour ,
>> vers les nouvelles catacombes préparées , hors les
» murs de la ville , pour y déposer ces tristes restes ; l'as-
» pect de ces vastes souterrains ; ces voûtes épaisses qui
» semblent les séparer du séjour des vivans ; le recueil-
>> lement des assistans , la sombre clarté du lieu , son si-
» lence profoud ; l'épouvantable fracas des ossemens des-
» séchés , précipités et roulant avec un bruit que répé-
>> taient au loin les voûtes , tout retraçait dans ces momens
l'image de la mort , et semblait offrir aux yeux le spec-
» cle de la destruction , etc. »>
J'ai cru devoir citer ce morceau , pour faire juger du
style de cet ouvrage ; et , comme il présente tous les détails
d'une cérémonie , peut - être unique dans l'histoire , je
pense qu'on nous en saura gré .
Cette exhumation était pour les physiciens et les anatomistes
une source d'observations importantes . MM . Thouret
et Fourcroy en furent témoins . Le travail qu'on attendait
d'eux sur cet objet n'a point été publié ; mais
leurs observations se trouvent éparses dans différens ouvrages
de ces illustres médecins . C'est là qu'ils reconnurent
les trois espèces de décomposition du corps de
l'homme , et qu'ils firent des observations sur la substance
appelée adipocire , qui résulte d'un de ces modes de décomposition
.
452
MERCURE DE FRANCE ,
Tous les ossemens des autres cimetières de Paris furent
portés au grand ossuaire des catacombes . M. Héricard de
Thury rappelle les divers événemens de la révolution qui
amenèrent dans ces souterrains les restes d'un trop grand
nombre de victimes.
Un chapitre de cette partie de l'ouvrage présente les
inscriptions placées dans ces souterrains . Le plus grand
nombre est très-bien choisi ; mais peut-être y en a-t-il trop.
C'est un défaut qui nuit à chacune d'elles en particulier.
Les meilleures sont nécessairement les plus connues :
telles sont les stances d'Horace et de Malherbe sur la
mort. Quelques-unes se contredisent trop évidemment ;
telles sont celles - ci :
Has ultra metas requiescunt beatam spem expectantes.
Lasciat' ogni speranza , voi ch'entrate.
On n'aime pas à voir au-devant des catacombes françaises
le vers que Virgile met dans la bouche de Caron, au
moment où Énée s'approche de l'Achéron :
Hic locus umbrarum , somni noctisque sopora.
Je trouve aussi une sorte de plaisanterie déplacée dans
l'application de l'inscription suivante , tirée du même auteur,
à la sortie des catacombes :
Facilis descensus avernis ;
Nocte atque die patet atri janua Ditis ;
Sed revocare gradum , superas evadere ad auras ,
Hoc opus , hic labor est.
L'architecture a cherché à donner aux catacombes un
caractère sombre et majestueux . La manière dont les ossemens
sont rangés ne saurait satisfaire tous les spectateurs ;
quelques-uns trouvent que l'art avec lequel ils sont alignés
et retenus dans leur place est poussé trop loin : ils
AVRIL 1815 . 453
voient dans cet arrangement une sorte de luxe et peut-être
de coquetterie , qu'on est bien loin de s'attendre à trouver
dans de pareils objets . On dirait que la Mort vient
de relever un instant ses tristes débris pour essayer d'attirer
l'admiration des vivans . Ce sont principalement ces
autels de forme antique , composés d'ossemens que la scie
et le ciseau ont plus ou moins mutilés pour les façonner
en corniches et en moulures , qui étonnent le plus ceux
qu'un sentiment tendre conduit dans les catacombes de
Paris. On trouve de pareils autels dans les ossuaires d'Italie
, dira-t-on je le sais ; mais ne sait-on pas aussi que
ces ossuaires furent formés , pour la plupart , dans des
siècles d'ignorance et de fanatisme ?
Les Athéniens n'auraient pas ainsi mutilé les restes de
leurs concitoyens . Pausanias rapporte que , dans un temple
célèbre de l'Asie -Mineure , on voyait un autel entièrement
composé de cornes de bélier , entrelacées avec un art surprenant
; mais je ne pense point que les Grecs aient eu
jamais dans leurs monumens rien d'analogue aux autels
élégamment funèbres des catacombes de Paris . Avouons -le :
le but de ce travail est manqué ; il est contraire au culte
des aïeux auquel sont consacrés ces souterrains . La raison
et le sentiment le condamnent ; et quel est l'homme qui
ne verrait pas avec peine les restes de ses pères livrés au
caprice du ciseau d'un sculpteur , pour amuser un instant
le goût capricieux d'un voyageur dans les catacombes ? Ce
n'est pas seulement mon sentiment que je présente ici :
c'est celui d'un grand nombre de pères de famille qui ,
parmi ces débris , ont vu ensevelir les restes de leurs
pères .
Trop souvent les décorations de ce palais de la Mort
ressemblent à celles de l'Opéra. Ces colonnes , ces pilas454
MERCURE DE FRANCE ,
tres , ces obélisques , dont les formes antiques sont empruntées
de tous les styles d'architecture des anciens
peuples , ne me présentent rien de national. Ces inscriptions
en toutes les langues sembleraient annoncer un cimetière
appartenant à tous les peuples de l'univers . Serat
-on obligé , pour combattre mon opinion sur ce point ,
de me dire que l'homme est cosmopolite et que la mort
frappe partout ? Quoiqu'il en soit , tant d'objets disparates
éloignent des catacombes de Paris ces inspirations tendres
et mélancoliques qu'inspire l'aspect du tombeau des aïeux.
J'aimerais mieux voir employer les soins et les talens
de nos ingénieurs et de nos architectes à établir un cimetière
digne de Paris qu'à étayer avec effort de tristes souterrains
où la mort a entassé ses victimes , et où elle menace
d'engloutir ceux que la curiosité , et quelquefois le
sentiment , y conduisent. Venise doit au gouvernement
français un enclos de la mort digne de cette ville : Paris
réclame le même bienfait.
Sous le titre d'opinions du siècle sur les catacombes , la
quatrième partie contient les pensées qui ont été inscrites
sur le registre qu'on présente aux voyageurs dans les catacombes
, au moment de leur sortie . Les plus remarquables
me paraissent être celles- ci :
C'est Paris retourné .
A. LEERUN.
Un homme dans la tombe est un navire au port.
HORQUELARD.
Alphabet latin de la vie humaine :
Aura , Bulla , Cinis , Dolus , Error , Flammula , Gutta , H.... , Imago ,
Lutum , Milium , Nihil , Offucia , Pumex , Quisquiliæ , Ros , Somnia ,
Transitus , Umbra , V ..... , X.... , Y ..... , Z .....
. Procul , o procul este profani !
AVRIL 1815 .
455
Celui qui a écrit ces mots sur le régistre de sortie n'y
était pas venu sans doute en la compagnie de l'auteur des
vers suivans :
Quant à moi , je le dis sans détour ,
J'aime mieux , en plein vent , admirer la lumière ,
Et fêter tour à tour
Bacchus et la gaîté , mes amis et l'amour.
RICHARD .
La Description des catacombes de Paris est une compilation
qni offre un véritable intérêt . Le style en est
clair et précis . Peut- être l'auteur a -t-il eu le malheur d'épuiser
sa matière ; cependant , la plupart des détails qu'il
présente méritent de fixer l'attention de diverses classes
de la société ; et le minéralogiste , l'historien , l'ingénieur ,
le moraliste lui-même , y trouveront , séparément il est
vrai , des pages dignes d'exciter leur curiosité.
BRES .
MÉLANGES .
HASSAN , OU LE MIROIR DE LA VÉRITÉ,
CONTE ORIENTAL. ―
( Suite et fin . )
UNE semaine entière fut emportée ainsi sur l'aile des plaisirs .
Enfin le calife se souvint qu'il avait un empire à gouverner. Inébranlable
dans sa résolution de connaître les affaires par lui- même ,
il fit appeler d'abord le vizir chargé de l'administration des finances.
Le vizir vint , et Hassan lui demanda des lumières sur les
affaires de son département . Commandeur des croyans , dit Ithiraz ,
le nouvel impôt ne s'est levé d'abord que difficilement ; mais
les provinces qui avaient franchi la barrière de l'obéissance pour
se jeter dans la route de la rébellion , ont été réduites par la force
456 MERCURE
DE FRANCE
,
toute-puissante des armes de votre majesté. Que voulez-vous dire ?
s'écria Hassan , de quel impôt me parlez -vous , et en vertu de
quels ordres mes valeureuses troupes se sont-elles armées contre
mes sujets ? Sire , reprit Ithiraz , cet impôt est celui qu'il a fallu
établir pour faire rentrer dans votre trésor les sommes qu'on
a été obligé d'en distraire pour célébrer votre glorieux avénement
au trône des califes , et pour payer les dépenses des fêtes
particulières que vous venez de donner dans votre sérail . Quoi !
dit Hassan , tandis que je me divertissais , mes soldats allaient
dans les provinces arracher au malheureux , peut -être , sa dernière
ressource pour en acquitter le prix de mes prodigalités ! Votre
grande âme s'alarme trop facilement , dit Ithiraz , les turbulens
qu'on a été obligé de réduire par la rigueur , étaient de ces misérables
qui ne cherchent qu'à mettre le désordre pour en profiter ,
et qui se servent , pour arriver à leur but , du premier prétexte
qui se présente. Ils avaient réussi dans les commencemens à tromper
d'honnêtes gens ; mais ceux -ci ont été promptement désabusés
. Alors , bien loin de se refuser au paiement de ce qu'ils
devaient , ils s'en sont acquittés avec joie , satisfaits de pouvoir contribuer
aux plaisirs d'un prince dont ils connaissaient le coeur
généreux et magnanime. Ils sont certains , d'ailleurs , qu'aussi-tôt
que les besoins auront cessé , votre majesté s'empressera de réduire
les sacrifices que la loi de la nécessité rend aujourd'hui indispensables
. Oui , vizir , dit Hassan , je veux qu'on ne néglige
rien pour diminuer le fardeau des charges qui pèsent sur le peuple.
Je suis content de l'amour qu'il me porte : je le mérite déjà
les projets que je fais pour sa prospérité future.
par
Cet homme , dit Hassan , quand Ithiraz fut sorti , paraît être
profondément instruit dans la partie de l'administration confiée
à ses lumières . Consultons un peu mon miroir sur son caractère.
« Leflatteur est le plus grand ennemi de son maître : mais
» Ithiraz n'est pas celui que tu as le plus à redouter » .
pensa Hassan , j'ai bien cru distinguer quelques traits de flatterie
dans ses discours . Les courtisans s'imaginent ne pouvoir appro
Oui ,
>
AVRIL 1815. 457
cher du prince qu'avec le miel de l'adulation sur les lèvres ; les
miens ont encore un reste de l'habitude que leur a fait contracter
le caractère de Montévékul ; ils achèveront de se corriger quand
ils sauront combien j'aime la vérité et la franchise.
Le vizir de la guerre venait d'entrer . Le calife lui témoigna
sa satisfaction de la prompte réduction des rebelles . Commandeur
des croyans , lui dit Ham'addaleth , c'était le nom de ce vizir ;
rien n'est impossible à vos invincibles troupes . Quoi qu'il en puisse
coûter à leur coeur , elles s'empresseront toujours d'accomplir
vos ordres sacrés. Que dites-vous , vizir ? dit Hassan , est - ce que
mes fidèles soldats auraient balancé entre le chemin de la désobéissance
est celui du devoir ? De quels ordres , au surplus , me
parlez -vous ? Je parle , dit Ham'addaleth , de ceux que vous
avez donnés pour le massacre et la destruction des habitans des
deux plus riches provinces de votre empire. Je ne dois pas cacher
à votre majesté , en ministre fidèle , que cette sanglante exécution
a excité les murmures de toute l'armée ; et que , sans la fermeté
des émirs , la pitié l'eût emporté dans l'âme des soldats sur la
soumission aveugle qu'ils doivent à leurs chefs . Quoi donc ! s'écria
Hassan , la punition d'une poignée de rebelles.... J'ose faire observer
au sublime commandeur des croyans , interrompit Ham'addaleth
, qu'il s'agit de deux provinces entières ravagées et détruites
. On a trompé votre majesté , si l'on a diminué à ses yeux
le nombre des victimes . J'ai entre les mains les lettres des émirs .
Je n'ai jamais ordonné une semblable barbarie , s'écria encore
Hassan ; et l'audacieux vizir qui a eu l'insolence de se servir de
mon nom pour la faire commettre , paiera de sa tête une telle
atrocité. Sire , dit Ham'addaleth , aucun de vos vizirs n'eût été
assez téméraire pour entreprendre ainsi sur votre autorité. Voici
l'ordre dont vous vous plaignez justement , j'ose le dire ; il est signé
de votre main . De ma main ! dit le calife consterné en reconnaissant
son écriture ! Comment ai-je pu ? ... Mais vous me trompez
, Ham'addaleth , je n'ai aucun souvenir.... Commandeur des
croyans , reprit le vizir , cet ordre a été signé par vous malgré mes
458 MERCURE
DE FRANCE
,
vives représentations , lorsque vous avez approuvé l'établissement
de l'impôt qui a occasionné la révolte. Voilà qui est étrange , dit
Hassan , je ne me rappelle rien de tout cela. Sire , dit Ham'addaleth
, le vin égare la raison , il est le père de l'injustice . Le
bruit des coupes qui s'entrechoquent empêche d'entendre la voix
suppliante de l'équité . Voilà pourquoi la main de votre majesté
n'a pas frémi en signant l'arrêt de mort de sujets fidèles dont le
seul crime fut d'être trop pauvres pour soutenir l'éclat de votre
règue . Pardonnez cette observation à la franchise d'un soldat et
à l'amour d'un serviteur zélé. Ce sera au surplus la dernière fois
que ma bouche vous fera entendre ce langage étranger dans les
cours. Je supplie votre majesté de vouloir bien m'accorder la permission
de renoncer à l'emploi où sa bonté m'avait maintenu .
Ni ma santé ni mon âge ne me permettent plus de me livrer à ces
pénibles fonctions. Je pense comme vous , dit le calife , les commencemens
d'un nouveau règne sont laborieux ; ils exigent de la
vigueur et de la liberté dans les ministres du prince . Choisissezvous
une retraite , mes bienfaits vous y suivront , Je rends grâce
à votre majesté , répondit Ham'addaleth en se retirant ; j'ai besoin
peu ; et quoique ma fortune soit médiocre , elle suffit amplement
à mes désirs .
Je soupçonne cet homme , dit en soi Hassan , d'être plus attaché
à la mémoire de Montévékul qui l'a élevé à la dignité de vizir,
qu'il ne l'est à son nouveau maître. La reconnaissance est une vertu
respectable , sans doute , quel que soit celui qu'elle a pour objet ;
mais un souverain ne doit pas s'entourer de gens qui portent autre
part l'affection de leur coeur . Peut -être aussi cet Ham'addaleth
est- il un de ces dangereux flatteurs qui , pour mieux s'emparer de
l'esprit des princes , versent le venin de la calomnie sur les actions
les plus louables ou les plus innocentes même , de ceux dont ils
peuvent craindre la concurrence. Dans tous les cas , un tel homme
ne pouvait m'être que fort nuisible. Que dis-je ? l'intérêt avec
lequel il m'a parlé des rebelles , me ferait croire qu'il était d'intelligence
avec eux . Le perfide ! n'a-t-il pas eu l'insolence de me
AVRIL 1815 .
459
dire que ma main était égarée par l'ivresse quand elle signait leur
châtiment ? Puis-je encore douter de sa trahison ? Qu'il bénisse ma
clémence si .... Mais interrogeons mon miroir sur la conduite que
je dois tenir envers ce coupable ministre . Lisons : Dieu étend le
nuage de l'aveuglement sur les yeux de celui qu'il abandonne,
Écoute moins....
L'arrivée du grand vizir obligea le calife de serrer son miroir ,
et l'empêcha de lire le reste ; mais il y suppléa . Il appliqua le sens
des deux premières lignes à Ham'addaleth , et il conclut que la
suite signifiait : Écoute moins les conseils de la pitié.
Ghaddar, le grand vizir , était le plus cruel ennemi de Ham'addaleth.
Il n'eut pas de peine à s'apercevoir des sentimens où le
calife était à son égard ; il jugea le moment favorable pour perdre
celui qu'il détestait ; mais il voulut le faire avec adresse et sans
montrer d'animosité . Il commença par le louer , en ayant soin
néanmoins de balancer les éloges par des traits de satire . Il cita
ensuite , de Ham'addaleth , divers traits ignorés du calife, et
qui , de la manière dont ils lui étaient présentés , ne pouvaient
manquer de lui déplaire . Ghaddar, tout en paraissant leur chercher
des excuses , avait l'art de leur prêter une malignité qu'ils n'avaient
pas. Hassan justifia la sentence qu'il avait lue sur son miroir . Sa
faiblesse se laissa prendre dans le piége que lui tendait la fourberie
de Ghaddar. Les méchans , dit - il , ne paient le bien qu'avec le
mal ; on mérite son salaire quand il est le prix d'une coupable
indulgence. Je veux que le traitre Ham'addaleth soit pris et livré
aux exécuteurs de la justice , pour être puni de mort. Allez ,
vizir , je vous charge de veiller au-supplice de ce scélérat . Vous
m'en repondrez sur votre tête .
Pendant que Ghaddar , plein de joie , se disposait à s'acquitter
de cette horrible mission , un spectacle touchant attirait l'attention
des habitans de Bagdad . Trois cents captifs chargés de chaînes , les
pieds nus , et ensanglantés par le voyage , arrivaient des extrémités
de l'empire , pour recevoir la mort dans la capitale . C'étaient
les chefs des principales familles qui avaient pris part à la révolte .
460 MERCURE DE FRANCE ,
Le calife , dont le coeur s'ouvrait insensiblement à la cruauté ,
voulut être témoin du sanglant spectacle qui allait avoir lieu . On
dressa donc les échafauds sous les fenêtres du palais , et l'on fit approcher
les coupables . Comme le peuple paraissait s'attendrir sur
leur sort , le calife fit publier que celui qui tenterait d'exciter sa
clémence partagerait le sort des condamnés , après avoir été livré
à l'infamie . Cet édit rigoureux n'effraya pas le sage Abdallah , principal
iman de la grande mosquée . Il s'approcha courageusement du
trône . O saint homme ! lui cria Hassan , que voulez-vous ? que
prétendez -vous faire ? J'ai juré par ma tête et par mes yeux ; n'espérez
pas que je viole mon serment , même en votre faveur . Commandeur
des croyans , lui répondit l'iman , je me soumets avec joie
à la peine qui m'est réservée , si je puis être assez heureux pour
vous empêcher d'être injuste . Alors ils lui représenta avec chaleur
le peu de gloire qu'il pouvait retirer du massacre qui se préparait
sous ses yeux . Il employa les raisons les plus fortes et les plus
touchantes pour adoucir le calife : mais celui -ci demeura inébranlable;
et Abd'allah, conformément à l'édit , fut livré au juge de police
qui le fit placer à califourchon sur un âne , le visage tourné vers la
queue ; et il fut promené ainsi par les rues de Bagdad.
Les exécuteurs , incertains de l'effet que produirait la généreuse
hardiesse de l'iman , attendaient un nouvel ordre , lorsqu'un des
captifs s'écria : Pourquoi suspendre plus long-temps le coup qui
doit nous frapper? Espère- t -on que le tigre qui a dévoré nos pèrcs
, nos femmes et nos enfans , apaisera pour nous seuls sa faim
cruelle ? Nous repoussons d'ailleurs sa pitié , puisqu'il n'en pas eu
pour nos concitoyens . Notre sang s'élèvera avec le leur au jour du
jugement pour crier contre lui. C'est ce que lui annonce Béhader,
fils de Méradour de Basra. Le fils de Méradour de Basra ! s'écria
Hassan en se précipitant de son trône ; arrêtez , je fais grâce au
fils de Méradour. Tu me fais grâce , tyran , dit Béhader avec fermeté
; j'ignore quel est le motif de l'exception que tu fais en ma
faveur, mais j'y renonce . Crois - tu que j'accepterais la vie , en voyant
périr mes infortunés compagnons ? Et quand j'aurais cette lâcheté,
AVRIL 1815 . 46F
que serait pour moi cette vie , séparé de l'épouse adorée que tes
soldats , aussi féroces que leur maître , ont égorgée dans mes bras ?
Fils de Méradour , dit Hassan , l'aigreur de tes discours n'imprimera
pas une entrave à l'essor de ma générosité . Je pardonne , à ta
considération , à tous tes complices. Non , dirent- ils tous à la fois ,
nous mourrons comme nos femmes , nos pères et nos enfans ; et
notre sang s'élèvera avec le leur au jour du jugement pour crier
contre tei . Hé bien ! mourez , dit Hassan , furieux ; mourez , et
que les bourreaux multiplient vos tourmens .
་
Ce commandement barbare ne fut que trop bien exécuté par
ceux à qui il s'adressait . Behader et les malheureux compagnons
de son sort expirèrent dans les tortures. Les bourreaux , lassés euxmêmes
de répandre du sang , allaient se retirer , lorsqu'on amena
deux nouvelles victimes ; c'étaient le vertueux Ham'addaleth, et le
sage Abď'allah , qui , après avoir épuisé la coupe de l'ignominie ,
venait terminer sous le glaive de l'iniquité une existence qu'il avait
employée toute entière à la pratique des vertus les plus austères .
L'aspect vénérable de ces deux vieillards , leur longue barbe
blanche , le souvenir de leurs longs services , leur résignation , les
murmures du peuple même , rien ne put apaiser l'inflexible fils
de Behloul. Il fit signe aux bourreaux de frapper.
L'exécution finie , les spectateurs se retirèrent consternés . Il
semblait que chacun venait de perdre ce qu'il avait de plus cher.
Hassan , retiré dans son palais , était peut-être le seul qui n'eût
aucun regret , aucun repentir. Il s'applaudissait même de sa férocité.
Voilà , pensait-il , un acte de fermeté qui assure la durée de
mon règne. Qui oserait maintenant s'opposer à ma volonté , connaissant
comme je sais punir ? Si le philosophe qui a construit mon
miroir était versé dans la science de la politique comme dans celle
des astres , il ne peut manquer de m'approuver. Il consulta son
talisman , et n'y distingua d'abord que ces mots écrits avec du
sang BEHADER , FILS DE MÉRADOUR . Un instant après , ces mots
s'effacèrent , et il en parut d'autres qui signifiaient : Le tigre ne
déchire pas la main qui le nourrit ; sa reconnaissance s'étend
462 MERCURE DE FRANCE ,
jusqu'au fils de son bienfaiteur . Je savais bien , dit Hassan un
en remettant son miroir , je savais bien que ces phipeu
troublé
losophes ne sont que des pédans , évaluant tout sur la petite mesure
de leur entendement , et s'imaginant qu'un roi ne peut , ne
doit avoir d'autres règles , d'autres principes de conduite que lenr
vaine philosophie . N'ai-je pas d'ailleurs rempli mon devoir envers
Behader? Je lui ai voulu sauver la vie ainsi qu'à tous ses compagnons
; ils ont insolemment rejeté ma clémence : ils sont les
seuls auteurs de leur mort . C'est par de semblables raisons que le
calife cherchait à combattre le cri de sa conscience qui s'élevait
jusqu'à lui . Enfin son crime lui parut ce qu'il était , et lui fit horreur.
Quel démon , s'écriait-il dans les transports de son désespoir
, a pu égarer ma raison à ce point ? Moi , l'assassin de Behader,
du fils de ce Méradour , qui a couvert ma misère du manteau de
l'hospitalité , qui m'a fait l'époux de sa fille , et dont j'ai causé la
perte ! Alkendé est bien moins coupable que moi ; il fut injuste ,
cruel , mais il ne fut pas ingrat. Moi , je suis tout cela !!!...
Ithiraz entra dans ce moment . Ses manières insinuantes lui
avaient attiré la confiance du calife , qui ne lui fit pas un secret
de ce qui se passait alors dans son âme. Ce vizir n'était point
aussi profondément pervers que Ghaddar , mais il ne pouvait voir
sans frémir des remords qui devaient entraîner la perte des conseillers
coupables dont la perfidie les avait préparés. C'est done
à calmer les terreurs du calife qu'il erut devoir mettre tous ses
soins. Commandeur des croyans , lui dit-il , j'avoue que voilà une
terrible aventure , dont le seul récit me glace d'effroi ; mais , poursuivit
-il , soulevons hardiment un coin du voile de la prévention ,
et osons envisager la chose en elle-même . Il me semble que votre
majesté est moins coupable qu'elle ne se le persuade. Son erreur est
celle d'une âme vertueuse qui s'exagère trop facilement les fautes
que la destinée l'a forcé de commettre. Méradour a été généreux
, mais vous n'étiez pas criminel envers lui , et Behader l'était
envers vous . Il s'est joint à ceux qui ont levé l'étendard de la
révolte , c'est un crime qu'un souverain ne peut laisser impuni sans
AVRIL 1815.
463
compromettre son autorité , celle des lois et la sûreté des peuples.
Vous étiez redevable à Behader en faveur des vertus de son père ;
mais devez -vous moins à vos sujets ? Votre majesté au surplus n'at-
elle pas eu la noble imprudence d'ouvrir l'asile de sa clémence
aux coupables ? ils ont refusé unanimement de se mettre sous cet
abri tutélaire : le péché , s'il y en a dans leur supplice , retombe
sur eux. Vizir , dit Hassan , vous cicatrisez la blessure de mon
coeur avec le baume de la persuasion . Je crois , comme vous , que
dans cette circonstance , j'ai suivi les conseils de la prudence et
de l'équité ; mais ne dois-je pas me reprocher la précipitation avec
laquelle j'ai ordonné la première mesure qui a produit ces tristes
événemens ? Ne dois-je pas me reprocher surtout l'état où j'étais
alors , et dont Ham'addaleth m'a presque fait rougir ce matin ?
Sire , reprit Ithiraz , le vin en effet est souvent un mauvais conseiller
, et peut-être sans lui la voix de votre sagesse vous eût -elle
indiquéun parti moins violent que celui que vous avez pris d'abord ;
mais l'homme qui , passant sur une route , tombe dans une fosse
d'éléphant creusée sous ses pas , n'est coupable que d'un manque
d'attention qu'il ne pouvait avoir : celui qui a fait le trou au milieu
du chemin est coupable de perfidie et mérite la mort . Votre
majesté s'est laissée aller au plaisir de boire de cette liqueur
enivrante qui trouble la raison . Ce malheur ne serait certainement
pas arrivé si le pourvoyeur du sérail n'eût trouvé un infidèle qui
vendit du vin , malgré la défense du Koran . C'est celui-ci qui a été
l'occasion du péché , c'est lui qui est l'assassin du fils de Méradour.
Si les scrupules que cet événement fatal a jetés dans l'esprit
de votre majesté ne s'évanouissent pas d'eux-mêmes devant la
lumière du raisonnement , faites chercher le vendeur de vin , pour
qu'il subisse la même peine qu'il vous a mis dans le cas d'infliger
à Behader. Le sang et la conscience de votre le prix du sera
sang ,
majesté sera ainsi délivrée de toute impression sinistre . Ah ! mon
cher Ithiraz , dit le calife , vous faites plus que me donner la
vie , vous me rendez les moyens de la supporter. Oui , le Juif
qui , transgressant la loi du prophète , m'a vendu ce vin , est le
464 MERCURE
DE FRANCE ,
véritable criminel . Qu'on s'en empare à l'instant , et qu'il soit
traité comme vous avez dit ; qu'on se saisisse aussi du pourvoyeur
du sérail , car il a partagé le délit du vendeur en achetant sa marchandise
.
Cependant la consternation qu'avait répandue la mort d'Abd'allah
, et celle d'Ham'addaleth , fit place à une certaine fermentation
dans les esprits . Elle augmenta quand on vit redresser
l'échafaud , et qu'on sut qu'il allait encore couler du sang. Néanmoins
le malheureux Juif et le pourvoyeur du sérail subirent leur
condamnation ; mais on eût dit que la fureur du peuple n'attendait
que ce moment pour éclater . On prit les armes et l'on courut
au palais . Les gardes surpris furent obligés de céder d'abord ;
mais ensuite ils repoussèrent les assaillans . On se battit avec un
acharnement sans pareil , et le carnage fut horrible . Le calife ,
écumant de rage , ordonna aux- soldats de ne faire nul quartier ;
lui-même se saisit d'une hache , et fit voler plusieurs têtes . Malgré
les efforts les plus extraordinaires , le danger croissait toujours . Le
palais allait être pris , si une troupe de gens déterminés ayant
réussi à se faire jour , n'eût couru , de l'aveu du calife , mettre le
feu à l'autre extrémité de la ville . Les assiégeans furent obligés
de suspendre leur attaque , pour aller au secours de leurs maisons
enflammées. L'incendie malgré cela fit de si grands progrès que le
palais commençait d'en être la proie . Hassan , dans une circonstance
si critique , crut devoir consulter son miroir sur les moyens
d'en sortir ; mais , au lieu de trouver ce qu'il y cherchait , il y lut
ces paroles terribles : Assassin du fils de son bienfaiteur , spoliateur
et meurtrier de ses sujets , incendiaire enfin , Hassan ,
FILS DE BEHLOUL , est le tyran le plus exécrable qui ait encore
régné sur les enfans d'ADAM . OEuvre d'imposture et de mensonge
, s'écria le fils de Behloul , suis-je donc un tyran parce
que je défends mes jours contre une populace furieuse ! Va , je ne
veux plus de tes conseils pédantesques , ni de tes reproches insensés
. Périsse avec toi le souvenir de celui qui t'a formé ! En
disant ces mots , il jeta le miroir avec violence contre terre , où
AVRIL 1815. 465
il se brisa en mille pièces. Au même instant , un effroyable coup
de tonnerre se fit entendre , et Hassan , dans l'état d'un homme
qui sort d'un profond sommeil, se trouva couché sur une natte dans
le même karavanseraï où il avait passé la première nuit de son
arrivée à Bagdad. Le sage Hakim était assis à côté de lui.
Serviteur de DIEU , dit Hassan au santon ; que signifie ce que
je vois , et que faut-il que je pense de tout ce qui vient de m'arriver
?
Qu'il ne faut pas , répliqua le derviche , ainsi que le dit le Koran ,
se servir de ces paroles : Je ferai cela , sans ajouter , s'il plaît à
DIEU. L'homme , dit encore ce saint livre , a été créé faible et timide
; il est accablé s'il lui arrive du mal ; il s'enorgueillit lorsqu'il
lui arrive du bien . Tu viens d'en faire l'épreuve . Lorsque tu
as été battu par la tempête du malheur , le vaisseau de ton cous'est
abîmé dans la mer de l'infortune ; mais quand tu t'es vu
au sommet de la montagne de la prospérité , tu t'es empressé d'y
déployer le pavillon de la superbe et de l'orgueil . L'injustice a brisé
ton âme tant que tu en fus la victime ; et dès que tu as pu être injuste
à ton tour , tu l'es devenu , entraîné par les conseils de tes
flatteurs et de ton amour-propre. Tu avais cependant contre la séduction
, un refuge qui manque ordinairement aux rois . Ton miroir
était un ami sincère qui te montrait la vérité sans déguisement ;
combien de fois n'as-tu pas fermé les yeux pour ne point l'aper
cevoir ? J'aurais pu prolonger l'épreuve , mais je l'ai crue suffisante.
Quoi ! maudit veillard , interrompit le fils de Béhloul , c'est vous
qui , par un art diabolique , m'avez fourni les moyens d'accumuler
ce monceau de crimes sous lesquels je serai écrasé au jour du jugement
! Scélérat que vous êtes ; si vous riiez de ma faiblesse , ne
pouviez-vous m'en convaincre qu'aux dépens des malheureuses victimes
que j'ai immolées dans les convulsions de ma fureur !
Rassure - toi , reprit Hakim. Tu n'es coupable que de l'intertion.
Ton règne n'a été qu'une chimère ; et la tranquillité de l'empire
des califes n'a jamais été troublée par toi , qui n'as occupé leur
trône qu'en songe. Je ne suis point un magicien qui exerce sa ma-
30
466
MERCURE DE FRANCE ,
lignité pour le malheur des hommes , mais un sage qui veille pour
les instruire. Je possède quarante -quatre sciences ; et tu vois à mon
doigt l'anneau de Salomon. La connaissance des mystérieux secrets
de la cabale , et plus encore cet anneau merveilleux me rend
le maître de tous les esprits qui habitent les airs ou qui peuplent
les entrailles de la terre . Il ne m'a donc pas été difficile de t'envoyer
la vision qui t'a occupé depuis hier.
Que dites-vous , depuis hier ! s'écria Hassan . J'ai passé sur le
trône sept semaines bien comptées .
Il est certain pourtant , dit Hakim , que ce n'est qu'hier que
nous nous sommes rencontrés à la porte de ce karavanserai .
Voilà ce que je ne puis comprendre , dit Hassan. Comment tant
d'événemens ont-ils pu se succéder dans un temps si court ?
Il aurait pu l'être beaucoup plus encore , reprit Hakim , et les
événemens beaucoup plus multipliés . Ne te souvient-il pas , que
lorsque le glorieux apôtre de DIEU fut enlevé par la jument
Borak jusqu'au soixante-quatorzième ciel , il fit si promptement
ce trajet , qu'un excellent coursier , allant toujours au galop, n'achèverait
pas en trois millions d'années , qu'il fut de retour dans sa
tente avant que son vase de nuit , qu'il avait heurté en partant ,
eût eu le temps de se renverser. Encore ne se borna-t-il pas à faire
le chemin. Il examina avec attention tout ce qui se trouva sur sa
route , et eut de longues conversations avec DIEU et avec l'ange
Gabriel.
C'est ainsi que le fils de Béhloul fut corrigé de son orgueil et de
sa présomption. Ce service ne fut pas le seul que lui rendit le sage
derviche. Alkende fut puni de son avarice et de sa cruauté. Hassan
retourna à Hormuz , où il reprit près du nouveau sultan l'emploi
qu'il avait occupé sous l'ancien . Il retrouva sa chère Dilara , qu'il
aimait toujours malgré son ingratitude , et dont l'histoire était assez
semblable à ce qu'elle lui avait raconté en songe ; à cela près
qu'elle n'avait été mariée ni vendue au marchand Motaleb.
Enfin le sultan étant mort sans laisser d'héritiers , le peuple
d'Hormuz désigna avec acclamation Hassan , pour le remplacer.
1
AVRIL 1815 . 467
1
Le fils de Béhloul , dans sa nouvelle dignité , n'oublia pas le vieux
santon . Il le fit venir , l'éleva au rang de premier vizir , et ne se
conduisit que par ses conseils . Son règne fut long et heureux ; et
lorsqu'arrivé à la plus extrême vieillesse , il lui fallut quitter le
festin de la vie , pour entreprendre le voyage de l'éternité , ses sujets
répandirent sur sa toinbe des larmes sincères.
VARIÉTÉS.
OMASIS OU JOSEPH EN ÉGYPTE , tragédie en cinq actes et en
vers de M. Baour-Lormian , membre de l'lustitut de France .
Il est très-difficile de bien juger un ouvrage dramatique à
la représentation. Sans doute on en peut apprécier l'ensemble ,
les beautés et les défauts les plus marquans ; mais les qualités du
style , la délicatesse des nuances , les détails qui souvent répondent
à une observation et justifient ce qu'on ne pouvait d'abord
pliquer, demandent absolument la lecture tranquille et réflecte
du cabinet. H faut aussi motiver ses jugemens , examinef success
yement le plan , les caractères , le style, citer ce qu'il y a de me
leur, de plus défectueux ( 1 ) . On conçoit qu'un examen ,fart p
de tels principes , doit être détaillé , et d'une certaine étendue
c'est un avantage particulier de ce journal sur les feuilletons , ou
le défaut d'espace s'oppose nécessairement à un jugement appo
fondi et motivé.
L'histoire de Joseph est remplie d'intérêt ; une naivetés pre
cieuse et touchante la caractérise. Voltaire , malgré son: Aversion
pour la Bible , l'a citée avec éloge en plusieurs occasions ; mais ce
sujet , qui a fourni à M. Bitaubé un poëme qu'on lit toujours avec
plaisir, et au théâtre Feydeau un drame lyrique dont le succès s'est
constamment soutenu , est-il propre à la tragédie ? Conformément
aux principes proclamés par les législateurs du Parnasse , et avoués
par le goût , l'action tragique doit être heroique ; elle doit exciter
la terreur et la pitié; de ces trois conditions exigées , la dernière
(r) C'est ainsi que les Défontaine , les Freron , les Laharpe , rédigeaient
leurs articles. Quelle différence entre eux et la plupart des journalistes actuels
! S'ils montraient quelquefois de ojosice et de la partialité , au
moins prenaient- ils la peine de motiver leurs ingemens.
468 MERCURE
DE FRANCE
,
seule se trouve et pouvait se trouver dans Omasis . Le sujet d'ail
leurs , très-simple , ne comporte au plus que trois actes ; M. Baour ,
en adoptant cette division ( autorisée par les exemples d'Esther,
de la Mort de César, de Philociète , de Mélanie , et en donnaut
à son poëme le nom de drame , aurait pu , avec son talent
distingué pour la poésie ,
, composer un ouvrage très- intéressant et
très-régulier. Mais il a voulu faire une tragédie , et une tragédie
en cinq actes de cette fausse conception proviennent la plupart
des défauts d'Omasis.
Deux épisodes , également vicieux , ont été imaginés par
M. Baour pour donner à sa pièce la dimension des cinq actes ; la
conspiration de Rhamnès , l'amour de Joseph et d'Almaïs . Quant à
la conspiration , elle n'est ni expliquée , ni suffisamment motivée ;
étouffée au moment même de son exécution , Omasis coutre lequel
elle est dirigée n'est jamais en danger, et il n'en résulte aucun intérêt
théâtral . Comment Rhamnès peut- il dédaigner l'alliance d'un
ministre tout-puissant ? Dans les gouvernemens despotiques la
naissance n'est rien ; la faveur du monarque est tout. Est- il vraisemblable
que , pour réussir dans sou projet , cet étrange conspirateur
s'adresse à l'étranger Siméon , qui ne peut avoir à Memphis
aucune espèce d'influence et de crédit ? Est-il vaisemblable que ,
pour décider Siméon à agir , il offre à cet esclave ( c'est ainsi qu'il
T'appelle ) la main de sa soeur, qu'il voit avec indignation destinée
au premier ministre dn roi ? L'auteur, qui a prévu cette objection ,
a cru pouvoir y répondre en alléguant l'asile que Rhamnès peut
trouver en Judée dans le cas où la conspiration viendrait à échouer ;
mais , dans cette supposition , les auteurs du complot ne seraientils
pas connus ? Pourraient-ils échapper à la vengeance d'Omasis ,
et profiter de la ressource imaginée par l'auteur pour justifier la
confiance déplacée de Rhamnes ? En général , rien de plus mal conçu
que le rôle de ce conjuré , qui disparaît au milieu du troisième
acte , et dont il n'est plus ensuite question que dans quelques vers
où l'on annonce son entreprise et sa mort . Le caractère d'Almais
n'est pas moins défectueux que celui de Rhamnès ; son amour pour
Omasis ne produit absolument rien , et toutes les scènes où elle paraît
sont aussi froides qu'étrangères à l'action . On a condamné avec
raison l'épisode d'Aricie dans Phedre ; mais on lui doit au moins l'admirable
scène de Phèdre avec OEnone qui termine le quatrième acte .
Omasis pense à peine à celle dont la main lui est destinée , il n'en parle
que pour la forme ; et depuis le milieu du troisième acte , Almais
est entièrement oubliée : comme il est cependant de rigueur qu'à
la fin d'une tragédie on sache le sort des personnages qui y ont
paru , Omasis consacre deux vers et demi à son souvenir :
AVRIL 1815.
Cependant Almaïs d'un frère malbeurenx
Déplore loin de nous le trépas rigoureux ;
Allons sécher ses pleurs.
'46
TIPSBRE
RO
Ces vers , intercalés au milieu d'une très-belle tirade proper
que , où Joseph annnonce le sort que Dieu réserve aux en
d'Israël , et qui n'ont aucun rapport avec ce qui précède et ce qur
suit , sont tellement déplacés qu'ils embarrassent beaucoup l'acteur
chargé de les dire : on devrait peut-être les supprimer.
Aux défectuosités marquantes que j'ai indiquées dans le plan
s'en joignent encore quelques autres. Dans la première scène Omasis
raconte à son confident Azaël ce qu'il aurait dû lui dire depuis
long-temps ; c'est un défaut assez ordinaire aux expositions en récit
. On connaît l'art admirable que Racine a mis dans Bajazet
pour éviter un pareil écueil . Que Benjamin , qui n'a vu Joseph que
dans son bas âge , ne le reconnaisse pas , rien de plus naturel ; mais
qu'il ne soit reconnu ui de ses autres frères , ni de Jacob , c'est
ce qui paraît peu vraisemblable. En vain l'auteur fait-il dire à
Omasis :
Cette pourpre , cet or, l'éclat qui m'environne ,
Et ce nom d'Omasis que l'Égypte me donne ,
Et mes traits qu'ontflétris ces climats embrasés ,
Tout dérobe Joseph à leurs yeux abusés.
L'influence du climat ne peut altérer les traits au point de les
rendre absolument méconnaissables.
Il n'y a dans Omasis que trois scènes véritablement théâtrales
et intéressantes ; celles d'Omasis et de Benjamin ( 2 ) , d'Omasis ct
de Siméon (3 ) , et la dernière , pour laquelle surtout la pièce a été faite
et qui en assure le succès : le spectateur sort satisfait des dernières
sensations qu'il vient d'éprouver , et il fait grâce aux imperfections
de ce qui précède . Il en est de même dans Rodogune.
Les caractères ne donnent pas moins de prise à la critique que le
plan . J'ai déjà parlé de Rhamnès et d'Almais ; Omasis est un bou fils ,
un bon frère , un ministre probe et éclairé ; mais toutes ces qualités
constituent-elles un héros de tragédie ? Jacob et Benjamin n'appar
tiennent pas davantage au genre . Siméon est le seul personnage de
la pièce dont la couleur soit véritablement tragique ; son caractère ,
très-bien tracé , produirait plus d'effet s'il était placé dans des situations
plus fortes , plus théâtrales .
(2) Au deuxième acte .
(3) Au troisième acte.
SEINE
470
MERCURE DE FRANCE ,
Après avoir fait ma part de la critique , il me sera plus agréable
d'en venir aux éloges . Iis sout dus sans réserve au style , aussi
pur qu'harmonieux et élégant. Aucune trace de mauvais goût ne
s'y fait remarquer ; c'est une versification d'excellente école , et aucun
poëte de nos jours ne me paraît sous ce rapport pouvoir disputer
la palme à M. Baour. Ce talent poétique , qui s'est annoncé
dans plusieurs ouvrages , suffisait seu ! pour lui mériter l'honneur
qu'il vient d'obtenir , et auquel l'opinion publique l'appelait depuis
long-temps ; sa versification rappelle souvent la manière de Racine ,
et , comme ce grand tragique , il connait très- bien le langage du
sentiment. En un mot , Omasis, s'il ne prouve pas le talent de la
tragédie , annonce au moins un poëte fort distingué , et il est juste
d'observer que la plupart des défauts de cet ouvrage sout dus à sa
première conception , et au sujet même.
On peut sans doute remarquer des incorrections dans. le style
d'Omasis; mais elles sont rares ; et quelle tragédie en est absolument
exempte? on en trouverait même dans Athalie et dans Phedre.
J'en rapporterai quelques-unes qu'il suffira d'indiquer.
A tons les malheureux ces parvis (4) sont ouverts ;
De ma prédiction , hélas ! trop confirmée ,
Jusque dans ce palais la rumeur fut semée.
Seulement on m'a dit que sa douleur amère
Naquit le même jour qui nous priva d'an frère .
Quelques vers d'Omasis sont des rémniscences de Racine.
OMASIS , scène V, acte II .
O toi , Dieu d'Abraham , Dien que mon père adore ,
Permets à ton Joseph de se contraindre encore !
Dans la pourpre éclatante où tu m'as fait asseoir,
Tu sais quels voeux je forme et quel est mon espoir;
Combien avec ennui je vois ma destinée
En ces climats lointains au pouvoir condamnée ,
Et que le seul désir où s'attache mon coeur,
Est de voir ma famille admise à mon bonheur !
ESTHER , scène IV , acte Ier.
Pour moi , que tu retiens parmi ces infidèles ,
Tu sais combien je hais leurs fêtes criminelles ,
#
(4) Un journaliste a observé avec raison que la scène ne se passait pas
dans un temple.
AVRIL 1815.¯ 471
Et que je mets au rang des profanations
Leur table , leurs festins et leurs libations :
Que même cette pompe , où je suis condamnée ,
Ce bandeau , dont il faut que je paraisse ornée
Dans ces jours solennels à l'orgueil dédiés ,
Seule et dans le secret je le foule à mes pieds ;
Qu'à ces vains ornemens je préfère la cendre ,
Et n'ai de goût qu'aux pleurs que tu me vois répandre.
OMASIS , scène Iere , acte Ier .
Un frère infortuné , qui n'avait d'autres armes
Que son amour pour eux, et son âge et ses larmes.
ANDROMAQUE , scène IV, acte Iº¹.
Hélas ! il mourra donc ! Il n'a pour sa défense
Que les pleurs de sa mère et que son innocence.
OMASIS , scène III , acte Ier.
Phanor, ils ne sont plus les jours de ma grandeur,
Ces jours où Pharaon , content de sa splendeur (5)
Et de l'éclat pompeux qui suit le diadème ,
Confiait à mes mains l'autorité suprême.
BRITANNICUS , scène Ierc . , acte Ier.
Non , non , ce temps n'est plus que Néron , jenne encore ,
Me renvoyait les voeux d'une cour qui l'adoré , etc.
De semblables rapprochemens ne peuvent mériter à un auteur le
reproche de plagiat ; ils annoncent seulement un homme familiarisé
avec les excellens modèles , et formé à leur école . Pour bien apprécier
le mérite des trois scènes que j'ai citées avec éloge , il faudrait
les transcrire en entier ; tout en est également beau et intéressant (6) .
Circonscrit par l'espace , je me borne à la plus grande partie de
celle d'Omasis et de Benjamin , remarquable par le sentiment et par
le coloris poétique.
BENJAMIN.
Mes yeux commençaient à s'ouvrir
Que déjà Siméon était las de souffrir ;
Seulement on m'a dit que sa douleur amère
Naquit le même jour qui nous priva d'un frère.
(5) Splendeur , qui n'est là que pour la rime , forme un pleonasme avee
éclat pompeux du vers suivant.
(6) Abstraction faite des vers sur Almaïs , déjà cités.
472
MERCURE DE FRANCE ,
OMASIS.
D'un frère ! et quel malheur a terminé son sort ?
BENJAMIN.
Les lions affamés lui donnèrent la mort.
OMASIS.
Quelfat son nom ?
BENJAMIN.
Joseph .
OMASTS, vivement.
Dans un âge si tendre,
Nul appui , nul secours ne put - il le défendre?
Parlez , éclaircissez mes doutes curieux.
BENJAMIN.
Les voiles de la nuit enveloppaient les cieux ;
Et nos troupeaux , au loin errant depuis l'aurore ,
Au bercail protecteur ne rentraient pas encore.
Jacob intimide tremblait pour ses enfans ;
Mais Joseph , le soutien qu'espéraient ses vieux ans ,
Joseph ,, que près de lui retenait son jeune âge :
« O mon père , dit-il , au prochain pâturage
> Je vais porter mes pas , et presser le retour
» Des enfans de Lia , si chers à ton amour.
» Va , je leur parlerai de notre impatience ,
» Et des pleurs qu'Israël donne à leur longue absence ».
Il dit: et dans la plaine il s'élance soudain .
Déjà brillaient la pourpre et l'azur du matin,
Il ne revenait pas ; mais à l'heure brûlante
Où s'ouvre du midi la route étincelante ,
Påles , défigurés et couverts de sueur ,
De leurs troupeaux suivis , mes frères...., ô donicart
Siméon , à leur tête , et d'une main tremblaute ,
Offre aux yeux de Jacob une robe sanglante ,
La robe de Joseph , qui , dans l'ombre égaré ,
Par des monstres cruels vient d'être dévoré.
J'étais bien jeune alors , et ne pouvais comprendre
D'où naissaient tous les pleurs que je voyais répandre;
Mais quand l'âge eat enfin éclairé ma raison ,
Je partageai le deuil de toute ma maison.
1
AVRIL 1815. 473
OMASIS , à part.
Cruels ! c'était donc peu d'outrager la nature !
Vous avez au forfait ajouté l'imposture.
(Haut. )
Le temps a de Jacob adouci les regrets ?
BENJAMIN.
Le temps semble ajouter à ses tourmens secrets ,
Le calme et le bonheur ont fui de sa demeure ;
C'est avec moi qu'il souffre , avec moi seul qu'il pleure
De son fils bienaimé le funeste trépas ;
Et mes soins assidus ne le consolent pas.
Que dis-je ? mes regards , mes traits et mon langage ,
Ma voix , tout de Joseph lui retrace l'image :
Par nos tremblantes mains son tombeau fut creasé,
Triste et vain monument de nos pleurs arrosé !
A l'ombre des palmiers , dans le vallon tranquille ,
Si fécond antrefois , maintenant si stérile ,
Il s'élève , et Jacob , de cendres tout convert ,
Redemande son fils à son tombeau désert .
OMASIS.
Eh bien ! je calmerai la douleur qui le presse.
Cette cour est l'asile ouvert à sa vieillesse :
Vos frères et Jacob près de moi réunis ....
BENJAMIN , avec un effroi naïf.
Eh quoi ! de Chaṇaan sommes-nous donc bannis?
Jacob et ses enfans perdront-ils la lumière
Sans revoir de Bethel la grotte hospitalière ,
La plainede Séir et les champs fortunes
Qu'aux neveux d'Isaac le Seigneur a donnés ?
OMASIS.
Mon pouvoir en ces lieux vous fonde une patrie.
BENJAMIN.
Celle où Dien nous fit naître est la seule chérie.
OMASIS.
Mes bienfaits pour Jacob seraient -ils sans appas ?
BENJAMIN.
La tombe de Joseph est-elle en ces climats (7 ) ?
(7) Qui pourrait méconnaître le charme de ce vers?
474
MERCURE DE FRANCE ,
OMASIS se contenant.
Cher enfant ! .... Qu'Israël conserve l'espérance !
BENJAMIN.
Si du moins Siméon de sa longue souffrance
Respirait à l'abri de vos soins généreux ,
Mon père, j'en suis sûr, serait moins malheureux ;
Mais pourquoi Siméon à ma sollicitude
Cache -t-il le secret de son inquiétude ?
Ah! de quelques ennais que son coeur soit troublé ,
S'il pouvait vous entendre , il serait consolé !
Image du Seigneur, votre boute tonchante
Accueille l'infortune à vos pieds gémissante.
Timide , devant vous je venais malgré moi ....
J'ose vons ecouter, et je n'ai plus d'effroi.
OмASIS , ému au dernier point.
J'aime à voir la pitié qu'un frère vous inspire ,
Peut- être il n'est pas loin d'un repas qu'il désire.
Montrez- lui de Jacob les soins consolateurs :
Prodiguez à ses maux le charme de vos pleurs .... (8) .
Allez , esperez tout de sa reconnaissance ,
Et du Dieu d'Israël , et de votre innocence.
Le portrait d'Omasis , tracé par Almaïs au 2º . acte , est beau.
Les vertus d'Omasis lui servent de famille.
Ces pompeux monumens à sa voix élevés ,
Les jours des natious par ses soins conservés ,
Le respect de Memphis qui partout l'environne ,
Voilà ses vrais aïeux , ses droits et sa couronne.
On trouve quelquefois dans Omasis des expressions aussi heureuses
que hardies , qui seraient citées dans Racine , telles que
celle - ci :
Il rougit de sa chaîne , et sa bonillante ardeur
De je ne sais quel sang a révẻ là splendeur.
Le coloris du sujet est bien peint dans ces beaux vers de Jacob ,
où respire une sensibilité noble et touchante :
Dieu sur mes derniers ans jette un regard sévère :
Il delaisse Jacob , et rien ne nie prospère.
Maintenant fatigné par les ans et les maux ,
Je suis un voyageur qui cherche le repos :
La terre des vivans pour mon âge est stérile ;
Abraham près de lui me garde un sûr asile ;
Il attend le vieillard .
La pompe du style otiental se fait remarquer dans plusieurs endroits
de l'ouvrage , et particulièrement dans cette belle tirade imitée
de l'écriture :
(8) Belle expression empruntée de Voltaire dans Alzire :
Elle eût pu prodiguer le charme de ses pleurs.
AVRIL 1815.
475
Écoutez , Israël : Votre race féconde
Comme un cedre superbe ombragera le monde ;
Vos derniers descendans , plus nombreux mille fois
Que les sables des mers , que les feuilles des bois ,
Que ces astres roulans allumés sur nos têtes ,
Par de là le Jourdain étendront leurs conquêtes , etc.
DU ROSCIUS AMÉRICAIN .
A.
Nous possédons actuellement à Paris , le premier acteur des
États-Unis , M. John Howard Payne qui , après avoir eu des
succès en Angleterre où la conformité du langage lui a permis d'exercer
ses talens , est venu en France , afin de comparer les manières
des différens pays et de recueillir des divers systèmes de déclamation
, ce que chacun peut avoir de meilleur . Il a été accueilli ici
par notre premier acteur Talma , qui ne perd aucune occasion
d'honorer les arts , et particulièrement celui qu'il cultive d'une maniere
si distinguée . Les différens théâtres de Paris se sont empressés
d'offrir l'entrée de leur salle à cet acteur , le premier qui , né dans le
nouveau monde , ait vu sa réputation franchir le vaste Océan .
M. Howard Payne est surtout remarquable par un talent
singulièrement précoce. Il n'a encore que vingt-trois ans , et dès
l'âge de dix -sept ans il débuta à New-York au bruit des applaudissemens.
Il n'était pas destiné au théâtre ; il suivait le cours de
ses études où il se faisait remarquer par une facilité extraordinaire.
J'ai vu des lettres écrites par lui à l'âge de quatorze ans où l'on
trouve la pureté , la netteté , la fermeté de style d'un écrivain
consommé. Dès son enfance il récitait des vers avec une intelligence
et une expression qui paraissaient extraordinaires , même daus un
pays où l'on met à la tête des entreprises des jeunes gens qui dans
notre vieille Europe ne connaîtraient encore que les bancs de leur
classe et des jeux d'écoliers . La disette d'hommes dans ce pays
ncuf, oblige à tirer parti de bonne heure des facultés de tout ce
qui montre quelqu'intelligence . On voit aux État-Unis des hommes
de dix-huit à dix-neuf ans qui reviennent de faire une expédition
de commerce à la Chine et qui repartent pour les ports de la
Baltique . Cependant le nouveau Roscius n'aurait pas sitôt affronté
les orages de la scène sans des malheurs qui réduisirent sa famille à
de cruelles extrémités ; il s'agissait de sauver la liberté de son père
ménacée par des créanciers impitoyables.
Six représentations lui procurèrent près de deux mille dollars ,
qui suffirent pour préserver ses parens du malheur dont ils étaient
menacés ; et depuis ce jour , il a marché de succès en succès , à Boston,
à Baltimore , à Philadelphie , à Washington .
476 MERCURE DE FRANCE ,
1
Au mois de juin 1813 il débuta sur le théâtre de Drury-Lane , à
Londres , dans la tragédie de Douglas , et soutint avec honneur
cette grande épreuve de paraître si jeune encore devant un auditoire
européen , rendu difficile par l'habitude d'entendre , ou du
moins de connaître par tradition Garrick, madame Siddons , Kemble ,
et d'autres grands acteurs ; et ce qui aurait suffi pour faire perdre
toute assurance même devant un public moins imposant , il éprouva
la contrariété , de jouer sans avoir pu répéter avec la principale
actrice , avec celle qui devait être presque toujours en scène avec
lui ; mademoiselle Smith , de Drury- Lane , ne pouvant remplir son
rôle , il fut joué par madame Powell , de Covent- Garden , que le
débutant ne vit pour la première fois qu'un moment avant d'entier
en scène.
M. Payne parcourut ensuite les provinces d'Angleterre , mais
ce fut surtout en Irlande qu'il excita les plus vifs transports. Ils
furent tellement marqués à Dublin , qu'il fut obligé de remercier
le public dans une harangue improvisée qui porta l'approbation
jusqu'à l'enthousiasme.
Nous devons regretter en France que la langue anglaise soit trop
peu cultivée pour que le public puisse jouir d'un talent si prodigieux
et si précoce ; mais nous devons nous glorifier qu'on vienne
de si loin étudier notre littérature et nos arts.
POLITIQUE.
LES peuples aujourd'hui sont si peu disposés à se haïr que sur
les frontières de la Belgique et de la France , écrit - on , les soldats
se réunissent souvent et boivent ensemble; la table établit le point
de démarcation , et se partage sur la ligne , de manière que les
deux nations , tout en restant chacune du côté qui lui appartient et
dans les limites qu'il leur est sévèrement défendu de franchir, ne
s'en livrent pas moins aux transports de l'allégresse et de
l'amitié. Partout , dans l'intérieur de ces états nombreux qui nous
environnent , l'esprit public annonce ces sentimens d'union et
d'humanité qui devraient toujours resserrer entr'eux tous les peuples
, et sont basés sur la justice et la raison. Ces observations
font naître quelques réflexions bien naturelles .
de sa-
N'est-ce pas une chose assez étrange, au dix-neuvième siècle , que
cette incertitude où nous sommes encore , et que partagent peutêtre
ainsi que nous les sujets même des autres puissances ,
voir si les peuples , qui s'aiment tous en frères , et n'ont plus qu'un
væeu , celui du bonheur et de la tranquillité générale , ne recevront
AVRIL 1815. 477
pas bientôt le signal pour
s'entr'égorger de nouveau , comme s'il
existait entr'eux de très-grandes querelles ou les haines les plus
invétérées ? je dis entr'eux , parce qu'en
supposant qu'une coalition
parvint à subjuguer la nation contre laquelle en ce moment se dirigeraient
les efforts
communs , bien
certainement le partage des
dépouilles
amènerait la dissension parmi les
vainqueurs et les porterait
ensuite à s'entre-détruire .
Mais en supposant même qu'ils réussissent à s'accorder après la
conquête , et que chacun des
croisade , se trouvât satisfait du lot qui le
récompenserait en ac- monarques qui aurait pris part à cette
croissant sa puissance de quelques milliers de nouveaux sujets ,
quels seraient donc les avantages qui
résulteraient de tant d'efforts
héroïques , pour les peuples qui en auraient supporté le fardeau ?
en seraient- ils soumis à moins d'impôts ? en recevraient-ils des lois
plus douces , plus modérées ? Non , ils ne pourraient s'attendre qu'à
des
traitemens plus rigoureux , à des
gouvernemens plus absolus.
Quel est le crime de la nation contre laquelle on voudrait les armer?
si ce signal terrible était enfin donné , quel pourrait en être
même le prétexte ? la plume se refuse à le tracer ,
comment les
peuples pourraient-ils sans frémir se décider à l'entendre ! Le crime
de cette nation , qui ne demande qu'à vivre en paix et à son gré
sur son heureux territoire , c'est d'avoir la première fait éclater le
cri de
l'indépendance ; c'est d'avoir osé proclamer les droits imprescriptibles
des peuples et de l'humanité ; c'est de s'être crae la
maîtresse de se soustraire à une autorité qu'elle jugeait ne plus
s'accorder avec ses principes , avec ses moeurs et ses vrais intérêts ;
c'est d'avoir d'un élan unanime refusé de suivre d'autres étendards
que ceux du chef le plus
magnanime , du plus grand des législateurs
comme du plus puissant des monarques , dont la force et la
gloire
s'accroissent de toutes les
institutions libérales qu'il protége
et qui trouvent en lui un
invincible rempart.
j'établissais dans ma
supposition que cette nation , contre laquelle
toutes les autres se
réuniraient , serait forcée de succomber ; mais
elle cesserait donc d'exister, sa
population serait donc
entièrement
détruite , et comment présumer sa défaite ? Les soldats étrangers
ne seraient plus que des esclaves lancés contre un peuple libre ,
d'injustes
agresseurs contre une multitude
innombrable , armée
pour la cause la plus sainte , celle de la patrie et de la liberté : une
cause nationale ne cesse qu'avec la nation même ; et quand les cieux
auraient décidé la chance des combats d'après toutes ces prétentions
, peut-on calculer à quel point les
provocateurs auraient à
se repentir d'une
résolution aussi cruelle
qu'imprudente ; peut- on
prévoir tous les fléaux qu'eux - mêmes auraient attiré sur leur
propre pays!
478
MERCURE DE FRANCE ,
Les nations voisines , dont on nous menace , n'auraient donc rien
à gagner , dans la supposition qu'elles pussent envahir notre territoire
, et auraient tout à craindre dans le cas très-probable où elles
seraient vaincues. Si cependant la guerre n'en est pas moins à
craindre encore , c'est une nouvelle propositión d'où ressortiraient
des conséquences trop pénibles , pour queje me propose ici un autre
but que celui de les montrer dans tout ce qu'elles ont de ridicule et
même d'injurieux pour les puissances.
Quelques folliculaires ou partisans furibonds d'une autorité , qui
regarde les peuples comme de vils troupeaux et qui dans ses mécontentemens
les dévoue sans scrupule à la fureur des nations voisines
, peuvent seuls penser que les souverains de l'Europe sacrifieront
les intérêts de leurs états et le sang de leurs sujets au vain
amour-propre de servir la cause d'une famille obstinément repoussée
du trône objet de ses prétentions . Nous avons vu ces souverains
dans nos murs , nous avons pu apprécier la noblesse de leur caractère
et la sagesse de leurs intentions . Enchaînés au sein même
de la victoire , nous les vêmes dans notre capitale ne nous parler
qu'en amis tendres et généreux : nous ne serons donc pas abusés
par des imputations mensongères qui ne nous semblent que de
laches outrages ; ce ne sont pas de tels princes qui peuvent être les
fléaux des nations .
Il nous a semblé que ces réflexions pourraient préluder au tableau
politique que nous sommes dans l'habitude d'offrir à nos
lecteurs , et qui en ce moment ajoutera peu de chose aux précédentes
analyses , puisque les dispositions extérieures nous laissent
toujours dans le même état d'indécision . Les alarmistes continuent
de semer tous les bruits qui sont propres à ne point laisser de doute
sur les intentions hostiles des souverains, Des lettres de Munich
parlent de la présence de l'impératrice Marie- Louise à Schonbrünn ,
et de celle du prince impérial à Vienne . Selon les mêmes nouvelles ,
le prince vice-roi n'aurait pu rien obtenir du congrès pour ce qui
le regarde personnellement , et l'empereur Alexandre , avec qui
d'abord il avait paru vivre dans l'intimité , aurait cessé de le voir
en lui disant que les affaires politiques l'en empêchaient . On aurait
même eu l'intention de l'envoyer dans la forteresse de Comorn ,
intention à laquelle son auguste ami s'est opposé , mais on aurait
voulu de lui qu'il donnât au moins sa parole de ne pas servir l'empereur
Napoléon , proposition à laquelle à son tour il n'a répondu
qu'avec un sentiment d'indignation qui seul justifierait l'authenticité
de cette nouvelle. Mais comment accorder tous les nobles
procédés de l'empereur Alexandre envers le prince Eugène avec
les détails suivans qu'on lit dans les mêmes gazettes? « L'empereur
de Russie se montre le plus animé ; il déclare qu'il n'en veut pas aux
AVRIL 1815.
479
Français , qu'il méprise les Bourbons , que c'est une race dégénérée ,
mais qu'il ne consentira pas à ce que l'empereur Napoléon règne
sur la France , que son honneur y est engagé ›
}) .
On raconte à ce sujet , ajoute - t-on , que tenant ce propos dans
une société , madame Bagration , qui était connue par l'inimitié
qu'elle portait à l'empereur Napoléon dans le temps de sa grandeur
, mais qui depuis a bien changé et est devenue un des panégyristes
de ce grand homme , profitant du droit de tout dire qu'elle
s'est arrogé dans le monde , avait répondu à l'empereur Alexandre :
Mais , Sire , si vous considérez ceci comme une affaire d'honneur
avec Napoléon , que ne lui envoyez -vous un cartel ? du caractère
qu'il a montré , je ne douterais pas qu'il ne se rendit , et vous
n'auriez pas besoin de mettre de nouveau en marche contre la
France des armées de cent mille hommes , dix mille Cosaques et
des trains d'artillerie » .
"
Ce discours a été fort applaudi par beaucoup d'autres dames.
La vérité sur la situation présente de la France commence aussi à
pénétrer dans Vienne. On y avait répandu que l'empereur Napoléon
se trouvait enfermé dans les Tuileries , et qu'une trèsfaible
partie de la nation était pour lui ; qu'il était faux que M. le
duc de Bourbon se fût embarqué , et que de tous côtés dans les
provinces françaises les royalistes avaient de grandes espérances
de guerre civile . Tous ces bruits commencent à se détruire .
On assure que le prince Charles a refusé de prendre du commandement
, et il se confirme , ajoute - t -on , qu'il a dit : « Le danger
n'est pas du côté de Paris , mais du côté de Saint-Pétersbourg.
En marchant contre Napoléon , on marcherait coutre toute la
France.... Je ne veux pas me mêler de cette guerre ; je n'y vois
que des désastres ; et s'adressant à son frère : Sire , empressez -vous
de reconnaître votre gendre ; envoyez-lui sa femme et son fils , ct
s'il ratifie le traité de Paris , que les armemens cessent de part et
d'autre l'Europe sera tranquille , et vous aurez évité de grands
malheurs » .
:
La Prusse désire une constitution libérale ; la Pologne se plaint
de toutes les entraves mises à son affranchissement . Si la disposition
des esprits dans tous ces états est si favorable aux voeux que
forment tous les bons Français pour le maintien de la tranquillité
générale , que de nouvelles espérances ne devons-nous pas concevoir
en tournant nos regards vers l'Angleterre , vers cette terre de
la liberté , où l'enthousiasme qu'inspirent aux grandes âmes les
qualités extraordinaires de Napoléon se joint à tous les sentimens.
d'humanité , de justice et d'indépendance !
T.
480 MERCURE
DE FRANCE
, AVRIL 1815.
ANNONCES.
On annonce deux nouvelles feuilles périodiques qui , d'après les Prospectus
que nous avons sous les yeux , seront écrites avec une grande liberté
d'opinions.
L'une est L'INDÉPENDANT , Chronique Nationale , Politique et Littéraire.
Nous connaissons quelques - uns des hommes de lettres qui se proposent de
travailler dans cette feuille , et nous avons tout lieu de croire qu'ils rempliront,
dans toute leur étendue , les promesses qu'ils font dans leur Prospectus ,
dont voici un exuait.
« Les rédacteurs prennent d'avance l'obligation de ne rien cacher à leurs
Jecteurs de ce qui pourra les instruire et les intéresser. Des correspondances
étendues nous garantissent les renseignemens les plus anthentiques . C'est en
faisant connaître au peuple la vérité toute entière , qu'on lui inspire de la
confiance et qu'on peut diriger tous ses efforts vers un but utile et glorieux :
c'est ainsi qu'un gouvernement devient fort et qu'une nation est invincible.
» Il ne paraîtra aucun ouvrage politique ou littéraire , digne de fixer l'attention
, qui ne soit soumis à une analyse raisonnée et à un examen impartial
. Les rédacteurs n'appartiennent à aucune coterie : leurs jugemens seront
à l'abri de toute considération personnelle et de toute influence étrangère.
Ils ne négligeront point les arts et les spectacles , qui sont les plus nobles délassemens
d'un peuple civilisé .
» Mais c'estsurtout aux braves , chargés de défendre la patrie et la liberté,
que nous offrons l'hommage de nos travaux . Nous mettrons un soin particulier
à publier leurs faits héroïques dans la guerre , et à leur procurer
dans la paix une lecture instructive et agréable.
» N. B. On recevra avec reconnaissance tous les articles et toutes les ré
clamations des personnes qui croiront avoir des griefs à exposer ou des renseignemens
utiles à donner au public.
» L'Indépendant , Chronique Nationale, Politique et Littéraire, paraîtra
tous les jours , à dater du 1er . mai 1815 , format in- folio , à deux colonnes ,
avec un feuilleton , imprimé en caractères petit-romain et petit- texte .
>> Le prix de l'abonnement est de 15 fr. pour trois mois , 29 fr . pour six.
mois , 56 fr. pour l'année.
1
>> On s'abonne au bureau du Journal, rue de Voltaire nº . 3, près l'Odéon ;
chez Delaunay , libraire au Palais- Royal ; et chez tous les libraires et directeurs
des postes des départemens . Les lettres , paquets et argent doivent
être adressés , franc de port , au directeur de l'Indépendant , rue de Voltaire
, nº. 3. On ne recevera que les lettres affranchies ».
L'autre Journal que l'on annonce , aura pour titre : L'Aristarque
Français. Il sera rédigé dans les mêmes principes que le précédent.
Le premier No. de ce Journal sera publié le 25 avril courant . Son format ,
petit in -folio , aura un feuilleton en petit texte ; le corps du Journal en petitromain
neuf désinterlig né.
Les bureaux de l'Aristarque Français sont établis à Paris , rue des
Fossés- Montmartre , No. 6 , où l'argent, les paquets et les lettres doivent être
adressés , franc de port , au Directeur.
Le prix de l'abonnement , pour les mois de mai et juin prochains , ne
sera que de 7 fr. 50 c.; ensuite il sera le même que celui des autres Journaux
quotidiens , c'est- à-dire 15 fr. par trimestre. On pent s'abonner également
chez tous les libraires et directeurs de postes des departemens et pays
strangeis.
TABLE DES MATIÈRES
DU
TOME SOIXANTE-TROISIÈME .
63
POÉSIE
ÉPITRE adressée de Rome à M : M.... e ; par M. Al .
S ....t .
Le départ du Paladin ; par M. Frédéric Batré.
Les Voeux de Martial à Jules, son parent ; par M.
de Kérivalant .
Épigramme ; par M. Magalon ..
Description de Fonbelle ( en 1809 ) ; par M. le
vicomte de Rivarol , ancien colonel et chevalier
de Saint- Louis .
Imitation de Martial ar M. de Kérivalant . .
Quatre Ages; par M. J.-M. St.-Cyr Poncet-
Pages.
6
36 89
8
68
65
68
L'Ambition , fragmen : d'un poëme intitulé : Les
Delpech .
129
Le Paysage ; par M. Bres.
131
Le Temps ; par M. S. D. L.
193 Hymne à la Providence ; par M. Marc -Ant . Jullien
.. 257
Le Bosquet
260
La Rose et le Bouton , fable ; par M. C. O. Barbaroux
....
261
La Fortune , aux Mortels
263
Imitation d'Horace ; par M. J -F. Rével , avocat.
321
Les Cartes de Visite ; par M. Bres.
323
Le Hibou et les Oiseaux ; par M. M.‘B.
326 •
TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
A l'Amour ; par M. le chevalier de Lassale. . . . . 327
Les derniers momens de Bayard , par madame Dufrenoy,
poëme couronné à la seconde classe
de l'institut , le 5 avril 1815 .
Le Chant du Retour, chanté sur le théâtre de
l'Opéra-Comique , le 25 mars 1815 ; par M. le
chevalier Coupé de Saint-Donat..
Enigmes..
·
385
38g
9 , 69 , 133, 197 , 263, 327, 390
Logogriphes. . 9 , 69 , 134, 197 , 264, 327, 16.
10, 72 , 134, 198 , 264 , 328, 39r
Charades
·
•
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS.
Histoire de J.-B. Bossuet , évêque de Meaux ; par
M. L.-Fr. de Bausset . ( Article de M. de Bo
nald )..
Mémoires sur la guerre d'Espagne ; par M. de
Rocca. ( Art . de M. de Saint-Ange ).
Tableau historique et raisonné des premières
guerres de Napoléon Bonaparte , etc.; par
le chevalier Michaud de Villette . ( Art. de
M. E. )..
Essai sur les principes des institutions morales ; par
M. Alix , chef de bureau à l'Université de
France ( Art. de M. R. C. ).
• •
26
73
80
6325
Cours de littérature dramatique ; par Schlegel 135
Discours sur l'étude de l'histoire naturelle ; par
par D. G.
Le Souvenir des Ménestrels , contenant une collection
de romances inédites ; le tout recueilli
et publié par un amateur , et dédié à M. Ducis
. ( Art. de M. E. ) .
157
170
Suite du Tableau de la Société du Dix-Huitième
siecle ; par M. D. G.
199
Suite du Discours sur l'histoire naturelle ; par
M. D. G... 204
Cérémonies des noces des Tyroliens. 213
TABLE DES MATIÈRES. 3
La Gaule poétique , ou l'Histoire de France consisidérée
dans ses rapports avec la poésie , l'éloquence
et les beaux-arts; par M. de Marchangy.
( Art. de M. Y ).
Du Chant , et particulièrement de la Romance ; par M. ***
Beautés de l'Histoire de Pologne , ou Précis des
événemens les plus remarquables et les plus
intéressans ; par M. Y. .
Monumens anciens et modernes de l'Ind oustan
en 150 planches ; par M. J..
•
De l'Éducation physique de l'Homme; par M. Friedlander
. ( Art. de M. Marcel de Serres ).
Antigone ; par M. Ballanche. ( Art. de M. M. S. ) .
De l'Angleterre et des Anglais ; par J.-B. Say .
( Art. de M. A. D. ).
MÉLANGES.
Fragment d'un ouvrage inédit sur la société du dixhuitième
siècle ; par M. D. G.
Sur un ouvrage intitulé : Histoire de Henri-le-
Grand ; par madame la comtesse de Genlis .
Le Bon vieux Temps : par M. G.
Les Contrastes.
Exposition , dans le Musée impérial , des ouvrages
de peinture , de sculpture , d'architecture et
de gravure des artistes vivans ; par M. Bres..
Hassan , ou le Miroir de la Vérité , conte oriental .
Hassan , etc. , conte oriental. ( Suite . ) . . . . . .
Mon Oncle et ma Tante , ou les bruits alarmans ;
par M. T.
VARIÉTÉS.
Pages.
223
235
265
273
329
337
392
95
283
287
5 205 106
293
352
405
419
Académie Royale de Musique. 102, 368, 418
4
TABLE DES MATIÈRES.
Théâtre Français.
- de l'Odéon .
.
Théâtre de l'Opéra-Comique.
du Vaudeville.´ .
des Variétés .
de l'Ambigu-Comique..
Sociétés savantes et littéraires.
Nécrologie .
·
·
•
Pages.
42, 106
108, 299, 371
104, 370
45
46, 111
47
111
55, 113, 304
Copie d'une lettre inédite de J.-J. Rousseau , adressée
à M. S. B.. ..
Institut impérial de France •
Prix proposé au concours pour les années 1816
et 1817. Séance publique du 5 avril .
Mercuriale ..
302
414
418
48
52
54
• 57 , 113, 173, 309, 374, 424
A MM. les rédacteurs du Mercure de France.
A M. le directeur du Mercure ; par M. l'abbé
Monrocq .
POLITIQUE .
·
Lois et ordonnances du roi . 62 , 116 , 181 , 187 , 188
189.
Chambre des députés.
·Chambre des pairs.
• •
Rapport fait à la chambre par le ministre de la
guerre .
•
Proclamation du roi.
Ordre du jour du ministre de la guerre,
Relation du retour de S. M. l'Empereur des Français
, depuis son départ de l'île d'Elbe jusqu'à
son arrivée à Paris..
Proclamation aux armées .
Proclamation au peuple français.
123, 174
124
177
• 190
192
236
244
246
248
249
Ib.
250
Les généraux , officiers et soldats de la garde impériale
, aux généraux , officiers et soldats de
l'armée.
Aux habitans des départemens des Hautes et Basses-
Alpes. · •
Aux habitans du département de l'Isère.
Aux habitans de la ville de Lyon . .
·
TABLE DES MATIÈRES . 5
Adresse des habitans de la ville de Grenoble à S. M.
l'Empereur des Français .
Mairie de Lyon .,.
•
Les officiers , sous- officiers et soldats du 11 °. régiment
d'infanterie de ligne , à S. M. l'Empereur
des Français .
Pages.
250
251
Décrets impériaux .
Adresse du conseil d'état
Ib.
252, 427
314
318
319
382
383
ль.
Adresse du conseil municipal de la ville de Paris . .
Notices bibliographiques , annonces, avis , etc.
Circulaire du ministre de la police générale aux préfets...
Adresse présentée à S. M. l'Empereur , par l'Institut
impérial , le dimanche 2 avril .
Réponse de Sa Majesté .
·
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES .
De l'imprimerie de FAIN , rue de Racine , nº. 4.
T
335-17
3666993
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PERIODIQUE ,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
No. DCLXXIII. Samedi 4 Mars 1815.
DE L'IMPRIMERIE DE FAIN, RUE DE RACINE , PLACE DE L'ODEON.
A PARIS ,
AU BUREAU D'ABONNEMENT , rue de Grétry, n . 5.
1
355117
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE
PERIODIQUE
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES .
N°. DCLXXIII. - Samedi 4 Mars 1815.
DE L'IMPRIMERIE
DE FAIN, RUE DE RACINE , PLACE DE L'ODEON.
A PARIS ,
AU BUREAU D'ABONNEMENT , rue de Gretry, n . 5.
TABLE.
wice
POESIE
EPITRE adressée de Rome à M. M.....e ; par M. Al. S...
Le Départ du Paladin par M. Frédéric Batres .
1 es Voeux de Martial à Jules son parent ; par M. de Kérivalant.
Epigramme; par M. Magalon.
Enigme ; par M. S.......
Logogriphe; par le même.
8
9
18.
16.
10 Charade ; par le même.
Mols de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.
LITTERATURE ET BEAUX - ARTS.
Histoire de J.-B. Bossuet , évêque de Meaux , par M. L-Fr. de
Bausset. ( Art. de M. de Bonald ).
Mémoires sur la guerre d'Espagne , par M. de Rocca. ( Article de
M. de Saint- Ange ).
Spectacles.
BULLETIN LITTERAIRE.
Théâtre Français.
Théâtre du Vaudeville .
Théâtre des Variétés.
Théâtre de l'Ambigu-Comique.
Mercuriale .
A MM. les Rédacteurs du Mercure de France.
A M. le Directeur du Mercure ; par M. l'abbé Monrocq.
Nécrologie.
POLITIQUE...
Ordonnances du Roi....
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES ; ANNONCES ; AVIS , etc.
45
46
48
51
53
fia
61
MERCURE
DE FRANCE
,
OUVRAGE
PÉRIODIQUE
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
No. DCLXXIV
. Samedi 11 Mars 1815.
DE L'IMPRIMERIE
DE FAIN, RUE DE RACINE, PLACE DE LODEON.
A PARIS ,
AU BUREAU D'ABONNEMENT
, rue de Grétry, n . 5.
TABLE .
POESIE.
DESCRIPTION de Fontbelle ( en 1809 ); par M. le vicomte de
Rivarol , ancien colonel et chevalier de Saint-Louis.
Imitation de Martial ; par M. de Kérivalant.
Enigme; par M. S.......
65
68
69
Logogriphe; par M. Bonnard , ancien militaire.
Charade ; par le même.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.
LITTERATURE
ET BEAUX - ARTS.
Tableau historique et raisonné des premières guerres de Napoléon
Buonaparte , etc .; par le chevalier Michaud de Villette : ( Art.
de M. E. ).
Essai sur les principes des institutions morales ; par M. Alix , chef
de bureau à l'Université de France :( Art. de M. R. C. )...
15.
72
84
MÉLANGES
Fragment d'un ouvrage inédit sur la sociées du dix-huitième
siècle ; par M. D. G...
Sur un ouvrage intitulé : Histoire de Henri-le- Grand; par
madame la comtesse de Genlis.
VARIÉTÉS
84
Spectacles.
Théâtre de l'Opéra-Comique .
Académie royale de musique.
102
Théâtre Français ..
104
105
Théâtre de l'Odéon ..
Théâtre des Variétés..
108
Sociétés savantes et littéraires.
Nécrologie.
POLITIQUE..
Ordonnances du Roi.
Chambre des Députés
Chambre des Pairs.
XTE
162
16-2
116
153
126
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE
PERIODIQUE
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
No. DCLXXV. Samedi 18 Mars 1815 .
DE L'IMPRIMERIE DE FAIN, RUE DE RACINE , PLACE DE L'ODÉON .
A PARIS ,
AU BUREAU D'ABONNEMENT , rue de Grétry, n . 5.
TABLE.
POESIE.
L'AMBITION , fragment d'un poème intitulé : Les Quatre Ages;
par M. J.-M. St- Cyr Poncel-Delpch.
Le paysage ; par Bres.
Enigme ; par M. S........
Logogriphe; par le même.
Charade; par le même.
129
131
133
134
16.
16. Mots de l'Enigme, du Logogriphe et de la Charade.
LITTERATURE
ET BEAUX - ARTS.
Cours de littérature dramatique ; par Schlegel.
Discours sur l'étude de l'histoire naturelle ; par D. G.
5135
7.157
Le Souvenir des Ménestrels , contenant une collection de romances
inédites ; le tout recueilli et publié par un amateur , et
dédié à M. Ducis; ( Art. de M. E. ).
POLITIQUE..
Chambre des Députés ..
Rapport fait à la chambre par M. le duc de Feltre , ministre de la
guerre.
170
606173
174
177
181
187
188
189
Ordonnance du roi concernant les militaires de toute arme et de
tout grade en semestre et en congé limité ou illimité.
Loi concernant les récompenses nationales.
Loi concernant les militaires membres de la Légion d'Honneur.
Ordonnance du roi.
Proclamation.
Proclamation aux armées .
Ministère de la guerre. Ordre du jour.
190
162
194
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUE ,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
No. DCLXXVI. Samedi 25 Mars 1815 .
DE L'IMPRIMERIE DE FAIN, RUE DE RACINE , PLACE DE L'ODEON.
A PARIS ,
AU BUREAU D'ABONNEMENT , rue de Grétry, n°. 5 .
TABLE
wwwwww
LE Temps ; par M. S. D. L.
Enigme.
Logogriphe; par M, S.......
Charade ; par le même.
POESIE
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.
LITTERATURE ET BEAUX- ARTS .
Suite du Tableau de la Société du dix -huitième siècle ; par
M. D. G.
Suite du discours sur l'histoire naturelle ; par M. D. G.
Cérémonies des noces des Tyroliens.
La Gaule poétique , ou l'Histoire de France , considérée dans ses
rapports avec la poésie, l'éloquence et les beaux-arts ; par M. de
Marchangy ( Art. de M. Y).
Du Chant et particulièrement de la Romance ; par M. ***
POLITIQUE
Relation du retour de S. M. l'Empereur des Français , depuis son
départ de l'île d'Elbe jusqu'à son arrivée à Paris..
Proclamation aux armées.
Proclamation au peuple français ..
197
198
264
213
3385
199
213
235
33244
Les généraux , officiers et soldats de la garde impériale , aux generaux
, officiers et soldats de l'armée.
Aux habitans des départemens des Hautes et Basses-Alpes.
Aux habitans du département de l'Isère.
Aux habitans de la ville de Lyon.
Adresse des habitans de la ville de Grenoble à S. M. l'Empereur
des Français..
Mairie de Lyon .
Les officiers , sous-officiers et soldats du 11. régiment d'infanterie
de ligne à S. M. l'Empereur des Français.
Décrets impériaux.
*** 3845 44 43
351
107
36
346
249
JE
250
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PERIODIQUE ,
PAR UNE SOCIETE DE GENS DE LETTRES.
No. DCLXXVII . - Samedi 1. Avril 1815.
DE L'IMPRIMERIE DE BAIN, RUE DE RACINE, PLACE DE L'ODÉON.
A
PARIScaupaten
AU BUREAU D'ABONNEMENT , rue de Grétry, n . 5.
TABLE.
POESIE.
Hymne à la providence; par M. Marc - Ant . Jullien .
Le Bosquet.
257
260
La Rose et le Bouton. Fable. Par M. C. O. Barburoux. 261
La Fortune aux mortels. 263
Enigme ; par M. V. B.
Ib.
264
Ib.
Logogriphe; par M. S.....
Charade ; par le même,
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.
LITTÉRATURE ET BEAUX- ARTS.
Beautés de l'Histoire de Pologne , ou Précis des Evénemens les
plus remarquables et les plus intéressans , etc .; par M. Y
Monumens anciens et modernes de l'Indoustan , en 150 planches ; par M. J.
16.
365
373
MÉLANGES.
Le bon vieux Temps ; par M. G.
Les Contrastes.
Exposition , dans le Musée impérial , des ouvrages de peinture , de
sculpture , d'architecture et de gravure des artistes vivans ; par
M.Bres
283
287
293
VARIETES.
Spectacles. Théâtre de l'Impératrice .
27 70299
Copie d'une lettre inédite de J.-J. Rousseau , adressée à M. S. B. 302
Nécrologies .
POLITIQUE.
Adresse du Conseil - d'Etat.
Adresse du conseil municipal de la ville de Paris.
Notices bibliographiques , Annonces , Avis , etc.
304
3ag
314
318
319
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE
PERIODIQUE
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
N°. DCLXXVIII. Samedi 8 Avril 1815.
DE L'IMPRIMERIE DE FAIN, RUE DE RACINE , PLACE DE L'ODEON.
A PARIS ,
AU BUREAU D'ABONNEMENT , Tue Hautefeuille , n . 23.
TABLE
POÉSIE
Imitation d'Horace ; par M. J.-F. Revel, avocat.
311
Les Cartes de visite ; par M. Bres.
323
Le Hibou et les Oiseaux ; par M. M. B.
320
A l'Amour; par M. le chevalier de Lassale.
327
Enigme ; par M. S.......
162
Logogriphe; par M. V. B... Ib.
Charade ; par le même. 328
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.
LITTERATURE ET BEAUX - ARTS.
De l'Education physique de l'Homme ; par M. Friedlander: ( Art.
de M. Marcel de Serres ).
329
Antigone, par M. Ballanche ( Art. de M. M. S. ) 337
MELANGES.
Hassan , ou le Miroir de la vérité. Conte oriental.
355
VARIÉTÉS.
Spectacles. Académie impériale de Musique.
368
Theatre Feydeau.
350
Théâtre de l'Impératrice.
371
POLITIQUE.
394
dimanche 2 avril..
Circulaire du ministre de la police générale , aux préfets.
Adresse présentée à S. M. P'Empereur, par l'Institut impérial , le
Réponse de Sa Majesté.
38a
383
16
MERCURE
DE FRANCE,
OUVRAGE PERIODIQUE ,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES
No. DCLXXIX. Samedi 15 Avril 1815.
DE L'IMPRIMERIE DE FAIN, RUE DE RACINE , PLACE DE L'ODEON .
A PARIS ,
AU BUREAU D'ABONNEMENT , rue Hautefeuille , nº. 23.
939900999999
TABLE.
POESIE
Les derniers momens de Bayard, par madame Dufrency, poème
couronné à la seconde classe de l'Institut, le5avril 1815.... 385
Le Chant du Retour , chanté sur le théâtre impérial de l'Opéra-
Comique , le 25 mars 1815; par M. le chevalier Coupé de Saint-
Donat.
Enigme-Logogriphe ; par M. V. B. ( d'Agen ) .
Logogriphe; par le même.
Charade ; par M. Bonnard , ancien militaire.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.
LITTERATURE ET BEAUX- ARTS.
De l'Angleterre et des Anglais ; par Jean-Baptiste Say : (Art. de
M. A. D. ),
389
390
Ib.
391
3g2
MÉLANGES .
Hassan , ou le Miroir de la vérité , conte oriental. Suite..... 405
VARIETES.
Institut impérial de France.
Prix proposé au concours pour les années 1816 et 1817.- Séance
publique du 5 avril..
Spectacles. Académie impériale de Musique.
414
418
Mon Oncle et ma Tante , ou les Bruits alarmans ; par M. T... 419
POLITIQUE.
Décrets impériaux.
349 3547
DE
FRANCE ,
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
TOME SOIXANTE - TROISIÈME.
VIRESACQUIRIT
EUNDO
A PARIS ,
Au Bureau du MERCURE , rue de Grétry , 5
1815 .
PUBLIC
LIBRARY
SEIVA
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
835117
ASTOR, LSHOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
1203
DE L'IMPRIMERIE DE FAIN , rue de Racine ,
place de l'Odéon .
OL
MERCURE
DE FRANCE.
N°. DCLXXIII . - Samedi 4 mars 1815.
POÉSIE.
ÉPITRE ADRESSÉE DE ROME A M. M.....E.
Oui , du cygne romain , des muses , des beaux -arts ,
La douce voix t'appelle aux rives des Césars;
Ton étoile a brillé sur les bords du Permesse ,
Les colombes du Pinde ont nourri ta jeunesse ,
Et ton laurier jaloux de fleurir sans rivaux ,
Sous leurs ailes d'albâtre agite ses rameaux.
Accomplis tes destins , enfant de l'harmonie
Accours , viens visiter le berceau du génie ;
C'est ici qu'autrefois la terre vierge encor ,
Vit un Dieu lui porter les jours de l'âge d'or.
Aux champs de l'Ausonie un Dieu daigna descendre ;
C'est dans ces beaux climats que le rustique Évandre
Régnait sur des bergers , quand le fils de Vénus
Vint chercher d'Albula les roseaux Loconnas.
Ici , le voyageur habite avec l'histoire ;
Chaque pierre l'émcut et lui parle de gloirs ;
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
885117
ASTOR, LENOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
༡༣༡ སྙ
DE L'IMPRIMERIE DE FAIN , rue de Racine ,
place de l'Odéon.
QUER
MERCURE
DE FRANCE.
N°. DCLXXIII . - Samedi 4 mars 1815.
POÉSIE.
ÉPITRE ADRESSÉE DE ROME A M. M.....E.
Oui , du cygne romain , des muses , des beaux -arts ,
La douce voix t'appelle aux rives des Césars ;
Ton étoile a brillé sur les bords du Permesse ,
Les colombes du Pinde ont nourri ta jeunesse ,
Et ton laurier jaloux de fleurir sans rivaux ,
Sous leurs ailes d'albâtre agite ses rameaux.
Accomplis tes destins , enfant de l'harmonie ,
Accours , viens visiter le berceau du génie ;
C'est ici qu'autrefois la terre vierge encor ,
Vit un Dieu lui porter les jours de l'âge d'or.
Aux champs de l'Ausonie un Dieu daigna descendre ;
C'est dans ces beaux climats que le rustique Évandre
Régnait sur des bergers , quand le fils de Vénus
Vint chercher d'Albula les roseaux inconnus,
Ici , le voyageur habite avec l'histoire ;
Chaque pierre l'émcut et lui parle de gloire ⠀⠀⠀
4
MERCURE DE FRANCE ,
$
"
Et la poudre qu'il voit s'envoler sous ses pas
Cache quelque grandeur qu'il ne soupçonnait pas .
Mais déjà cependant s'exauce ma prière ,
Ton char du Latium sillonne la poussière ,
Et ton impatience a franchi ce chemin
Où se sont imprimés les pas du genre humain ;
Ton âme a rayonné d'une clarté nouvelle ,
Le miracle de Rome à tes yeux se révèle ;
Tu viens dans le silence et le recueillement
Lui porter le tribut de ton étonnement ,
Et parmi les débris qui furent son royaume
Du Capitole altier saluer le fantôme.
Avant que ces remparts favorisés du ciel
Se fussent embellis des pompes d'Israël ,
Rome avait déjà vu les enfans de la Grèce ,
L'enrichir de leurs arts , de leurs chants d'allégresse ;
Et le séjour des rois , des Dieux , des empereurs ,
Avait servi d'asile à toutes les splendeurs.
De ce vieil univers les hautes destinées ,
A la sienne long-temps semblèrent enchaînées ;
Et Saturne et Jacob lái léguèrent leurs droits ,
Au trône des cités elle a siégé deux fois ;
Et fière des tributs de la terre et de l'onde ,
A recueilli deux fois l'héritage du monde.
Promène maintenant tes regards attentifs
Sur ces travaux de Rome et des peuples captifs ;
Qu'avec émotion ton âme les contemple :
Les flammes de Vesta s'allumaient dans ce temple ;
Dans cette arêne , aux yeux d'un peuple destructeur ,
Succombait l'éléphant près du gladiateur .
Bientôt avec fracas spus ces voûtes profondes ,
...
D'immenses reservoirs laissaient tomber leurs ondes ,
Er.par dareu combats , les monstres de la mer
MARS 1815. 5
Amusaient à leur tour les fils de Jupiter.
Les barbares du Nord de leurs créneaux gothiques ,
Ont couronné ces tours , ces élégans portiques ;
Cherche leurs monumens , vois dans la poudre assis ,
Cet obélisque empreint d'emblêmes obscurcis ;
De ses noirs ornemens , de ses vieux caractères ,
L'oeil même du génie ignore les mystères ;
Sur les temps écoulés fier de rester muet ,
Depuis quatre mille ans il garde son secret.
L'Égypte l'admirait dans ses plaines fécondes ,
Et pour l'en arracher le Nil prêta ses ondes .
De leurs derniers trésors les champs de Sésostris ,
Les rives d'Abraham pleurèrent les débris .
O caprices du sort ! les ombres africaines
Cédèrent leur sépulcré à des ombres romaines ,
Et forcé d'obéir aux siècles inconstans ,
Le tombeau s'étonna de changer d'habitans.
Toi , qui viens recueillir des pensers , des images ,
A son tour le tombeau réclame tes hommages ;
Ces bords sont maintenant le séjour des regrets ;
La gloire pour tribut n'y veut que des cyprès ,
Et le poëte , ainsi que sur les rives sombres ,
I marche environné de la foule des ombres.
Ces illustres lambeaux , ces marbres éclatans ,
Tous ces restes sauvés du naufrage des temps ,
Sont là pour décorer des monumens funèbres .
De morts seuls en ces lieux les destins sont célèbres ;
Par aucun nom rival leur nom n'est remplacé ,
Rome ne prétend plus qu'au sceptre du passé ;
Et des jours disparus évoquant la mémoire ,
Redemande au trépas tous ses titres de gloire.
Mais pour la consoler d'un si vaste revers ,
Ses fleurs , son beau soleil , ses arbres toujours verts ,
Son air voluptueux , ses ondes jaillissantes ,
6 MERCURE DE FRANCE ,
Lui prodiguent encor leurs pompes innocentes ;
Du moins le Dieu du jour ne l'abandonne pas .
Avec ravissement viens égarer tes pas
Dans ces doctes jardins , sous cette ombre embaumée ,
Asile ingénieux de la fable charmée .
Là , parmi les zéphirs , les guirlandes en fleurs ,
Sur le marbre et l'airain balancent leurs couleurs ;
Près de l'antiquité là sourit la nature ;
Comme pour l'entourer d'une fraîche ceinture ,
Autour d'une Vénus les pampres vagabonds ,
Les flexibles jasmins s'enlacent en festons .
Dans l'épaisseur des bois se cache la driade ;
L'onde vient effleurer les pieds d'une naïade ;
Au sein d'une Léda quelque cygne amoureux ,
Se plaît à confier les gages de ses feux ;
Le casque d'un guerrier sert d'asile aux colombes ;
Ces contrastes charmans , ces ruines , ces tombes ,
Alcion qui se plaint , Cadmus dont les replis
Quelquefois d'un autel embrassent les débris ;
Ce luxe végétal , ces colonnes hautaines ,
Ces parfums , ce beau ciel , ces urnes, ces fontaines ,
Pour surprendre et charmer tout vient se réunir ;
Et des siècles vainqueur , le Dieu du souvenir ,
Planant sur les tombeaux , les temples , les portiques ,
Enchante à nos regards ces jardins poétiques .
Par M. AL. S ....T.
LE DÉPART DU PALADIN.
Élégie présentée au concours des Jeux Floraux.
Gravi saucia curâ ,
Vulnus alit venis , et cæco carpitur igni...
EN. L. IV.
TOUT reposait ainsi qu'une blanche vestale
L'humble reine des nuits , de ses paisibles feux
MARS 1815.
7
Versait à flots d'argent la lueur faible et påle ,
Et poursuivait son cours mystérieux .
Dans ses pensers tristement recueillie ,
Au sommet élevé d'un antique donjon ,
Seule et pleurant , la plaintive Ophélie
Confiait sa douleur aux échos du vallon.
Hélas ! des feux d'amour vainement consumée ,
Quand pourra pénétrer dans son âme alarmée
L'espoir consolateur , ce rayon du matin ?
Dieux ! elle l'aimait tant , ce jeune Paladin !
Dédaignant ses couleurs , des mains d'une autre amante
Le perfide a reçu l'écharpe éblouissante ;
Il part ; et la délaisse en proie au noir chagrin !
Elle pleurait.... des bruyantes cymbales
Soudain les sons retentissaus ,
Au roulement des tambours frémissans ,
Succèdent par longs intervalles :
Tout se tait , et dans le vallon ,
De la nuit troublant le silence ,
Les pas nombreux d'un bataillon
Frappent les échos , en cadence.
Sur ce beau palefroi que nourrit Albion
Quel jeune chevalier si fièrement s'avance?
L'ombre au loin a brillé des éclairs de sa lance :
Sur le cimier de son casque éclatant ,
Au souffle léger de la brise
Un long panache va flottant ,
Et la lune a frappé d'un rayon pâlissant
Le bouclier qui porte sa devise .
Aimable chatelaine , oh ! que je plains ton sort !
Ton oeil la reconnu : mais que servent tes larmes ?
Pour sa fière Amazone , il délaisse tes charmes ,
Et, dans la Palestine , il court brayer la mort.
8 MERCURE DE FRANCE ,
Hé bien ! crois- moi ; dédaigne une amour déloyale :
Laisse l'ingrat , de ses nouveaux lauriers
Parer le front de ta rivale ;
Au milieu des tournois assez d'autres guerriers
Vont poursuivant d'amour ta grâce virginale.
Inutiles conseils .... Malheureuse !.... Trois fois
Elle veut par ses cris arrêter le perfide ;
Trois fois , sur sa bouche timide
Expire en sons mourans sa languissante voix !
Depuis ce jour fatal , au fond d'un monastère
Qu'elle a choisi pour son dernier séjour ,
Au pied des saints autels , son ardente prière
Implore vainement un baume salutaire
Contre sa blessure d'amour.
FRÉDÉRIC BATRÉ .
LES VOEUX DE MARTIAL A JULES SON PARENT,
Liv. V. , ép . 21 .
Si je pouvais , au gré de mon envie ,
De mes destins diriger l'heureux cours ,
Auprès de toi , Jules , passant mes jours ,
Je jouirais des vrais biens de la vie.
Loin du barreau , loin des palais des grands ,
Sans soin , sans trouble et sans inquiétude ,
Notre séjour et nos amusemens
Seraient les bois , les champs , la solitude ,
La promenade et les contes plaisans
Les jeux , les bains , la lecture et l'étude .
Mais l'un de l'autre éloignés si long-temps ,
L'ennui cruel consume nos momens ,
Momens comptés , momens irréparables !
MARS 1815... 9
Ah ! quand on sait quel est le prix du temps ,
Comment perd- t-on des jours si peu durables ?
DE KÉRIVALANT .
ÉPIGRAMME.
Quoi de nouveau ? La mort vient d'enlever Bois- Rude.
-Ce fameux médecin ? Oui . - Quelle ingratitude ! - -
Par M. MAGALON .
ÉNIGME.
Aux mêmes travaux condamnés ,
Par un lien de fer l'un à l'autre enchaînés ,
Deux frères parcourant une même carrière ,
Se proposant la même fin ,
En ligne perpendiculaire ,
Arrivent à leur but par contraire chemin.
Ce sort affreux n'est pas commun à tous ;
Deux autres frères font un service plus doux ,
Ce sont ceux qu'en cercle l'on mène ,
Qu'horizontalement par la ville on promène ,
Et qu'on introduit , sans façons ,
Dans toutes les bonnes maisons :
Ils y répandent l'abondance :
Leur service aussitôt reçoit sa récompense ;
Mais pour les premiers employés ,
Ils sont pour tout salaire ou pendus ou noyés.
LOGOGRIPHE .
J'AI six pieds , tu me dois peut-être l'existence ,
C'est déjà trop parler : je garde le silence
Sur toute définition,
S ........
5
MERCURE DE FRANCE , 10
Pour me borner à la description
De chaque terme
Que dans mes six pieds je renferme.
Tell'animal qu'on entend braire ,
Tel l'équivalent de sincère ;
L'arme dont usaient nos aïeux ;
Ce que l'on dit du lard quand il est vieux .
Le synonyme de figure ,
Le synonyme d'échancrure ;
Une conjonction ; une note au plein chant ;
Ce que font douze mois ; un léger vêtement ;
Un mot qui répond à famille ,
Composant père et fils , composant mère et fille ;
Enfin le nom qu'on donne à la mauvaise tête ,
Que dans sa fougue rien n'arrête.
S ........
CHARADE.
DANS mon premier se trouve consigné ,
Probablement le fils aîné
Du vénérable patriarche ,
Architecte de la grande arche.
Dans mon second un des départemens ,
Et dans mon tout un espace de temps
Dont assez courte est la durée ,
Et dont cinquante et deux complètent une année.
S........
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insérés
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Solitaire ( dans ses trois acceptions ) .
Celui du Logogriphé est Mandarin.
Celui de la Charade est Guimauve.,
:
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
HISTOIRE DE J.-B. BossUET , évêque de Meaux ,
composée sur les manuscrits originaux , par
M. L.-FR. DE BAUSSET , ancien évêque d'Alais .
(Troisième et deRNIER EXTRAIT. }
LA philosophie , au temps de Bossuet , était la
science des êtres moraux , de Dieu et de l'homme.
De nos jours, Dieu a été relégué dans la théologie,
la physiologie s'est chargée d'expliquer l'âme , et la
philosophie s'est vue réduite à peu près exclusivement
à la connaissance des choses matérielles . Ainsi
nous avons eu la philosophie chimique , zoologique ,
botanique , etc.
Il est cependant assez difficile de découvrir ce que
ces connaissances peuvent avoir de commun avec
l'amour ou l'étude de la sagesse . Elles sont , si l'on
veut , un accessoire de la science de l'homme , puisqu'elles
servent à ses besoins et étendent ses jouissances
. Elles peuvent , d'une autre manière , entrer
pour quelque chose dans l'étude de la cause première
, dont elles nons manifestent la toute - puissance
et la bonté ; mais elles ne sauraient constituer à elles
seules ni la philosophie, ni même une philosophie; et
séparées de la science morale , elles ne sont qu'une
12 MERCURE DE FRANCE ,
lettre morte , vain spectacle pour la curiosité , et
même aliment du luxe et des passions.
Je crois même qu'un peuple exclusivement adonné
à l'étude des objets matériels qui , chez le plus grand
nombre de ceux qui la cutivent, de toutes les facultés
de l'intelligence , n'étendent guère que la mémoire ,
deviendrait à la longue extrêmement inférieur aux
autres peuples sous le rapport de l'esprit , de la raison
et même des qualités sociales. Il perdrait en
science morale ce qu'il gagnerait en connaissances
physiques : il pourrait être habile à conduire ses
propres affaires , mais il le serait plus encore à troubler
celles de ses voisins ; il y aurait plus de calcul
dans les têtes que d'ordre dans les esprits , et de sentimens
de justice dans le coeur ; il fabriquerait
mieux qu'il ne composerait , son commerce mercantile
pourrait être florissant et son commerce social
peu agréable.
Bossuet traita donc de la connaissance de Dieu
et de soi-même , mais cet ouvrage , entrepris pour
l'éducation de son royal élève , ne fut imprimé qu'après
la mort de l'auteur.
Cette tardive publicité , le titre de l'ouvrage , plutôt
théologique que philosophique , et le nom même
de Bossuet , plus célèbre comme théologien que
comme philosophe , ont trompé beaucoup d'esprits
sur l'utilité classique de ce traité , et il n'était pas aussi
connu dans les écoles qu'il aurait mérité de l'être.
Bossuet l'avait d'abord intitulé : Introduction à
la Philosophie , et il est à regretter qu'il ne lui ait
MARS 1815. 13
pas conservé un titre qui lui convenait beaucoup
mieux , et sous lequel il eût été connu plus tôt et
plus répandu .
*
Le Traité de la connaissance de Dieu et de soimême
fut d'abord attribué à Fénélon , parce qu'on
en trouva parmi ses papiers une copie que Bossuet
lui avait confiée pour l'instruction du duc de
Bourgogne .
Fénélon demandant à Bossuet , pour l'instruction
du duc de Bourgogne , un écrit que Bossuet
avait composé pour l'éducation de M. le Dauphin ;
certes il serait difficile de trouver dans le nom des
maîtres , ou la qualité des élèves , une garantie plus
sûre et plus authentique du mérite de l'ouvrage.
M. de Bausset s'est étendu avec complaisance sur
le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même ,
et il semblait dès lors commencer les fonctions importantes
auxquelles il est appelé en ce moment ,
en recommandant d'avance à l'attention des personnes
chargées de l'enseignement philosophique
de la jeunesse , l'ouvrage du grand siècle où il y a
le plus de notions usuelles et pratiques de véritable
philosophie.
a
Bossuet , dans une lettre à Innocent XI , avait
exposé ses idées et ses principes sur l'instruction
morale , et l'on pourrait dire sur l'éducation de l'esprit
et du coeur qui convient à un prince.
« La logique et la morale , disait- il , servent à
» cultiver les deux principales opérations de l'es-
>> prit humain , qui sont la faculté d'entendre et celle
1
14
MERCURE DE FRANCE ,
» de vouloir . Pour la logique , nous l'avons tirée
» de Platon et d'Aristote , non pour la faire servir
» à de vaines disputes de mots , mais pour former
» le jugement par un raisonnement solide , nous
» arrêtant principalement à cette partie de la logique
» qui sert à trouver les argumens probables , parce
» que ce sont ceux que l'on emploie dans les
>> affaires ......
>> Pour la doctrine des moeurs , nous l'avons puisée
>> dans sa véritable source , dans l'Écriture et dans les
» maximes de l'Évangile ; nous n'avons pas cepen-
» dant négligé d'expliquer la morale d'Aristote , et
>> cette doctrine admirable de Socrate , vraiment
>> sublime pour son temps , qui peut servir à donner
» de la foi aux incrédules , et à faire rougir les
>>> hommes corrompus.
>> Mais nous remarquons en même temps ce que
>> la philosophie chrétienne y condamne , ce qu'elle
» y ajoute , ce qu'elle y approuve , avec quelle auto-
>> rité elle en confirme les saines maximes et com-
>> bien elle lui est supérieure ; en sorte que la phi-
» losophie de Socrate , toute grave qu'elle paraît ,
»› comparée à la sagesse de l'Evangile , n'est que
» l'enfance de la morale.
>> Quant à la philosophie , nous nous sommes
>> attachés à celles de ses maximes , qui portent avec
» elles un caractère certain de vérité , et qui peu-
» vent être utiles à la conduite de la vie humaine.
>> Quant aux systèmes et aux opinions philosophi-
» ques qui sont abandonnés aux vaines disputes des
MARS 1815. 15
» hommes , nous nous sommes bornés à les rappor
» ter sous la forme d'un récit historique , nous
» avons pensé qu'il convenait à la dignité du jeune
» prince de connaître les opinions diverses et oppo-
» sées qui ont occupé beaucoup de grands esprits,
» et d'en protéger également les défenseurs , sans
» partager leur enthousiasme ou leurs préjugés.
» Celui qui est appelé à commander , doit apprendre
» à juger et non à disputer.
» Mais après avoir considéré que la philosophie
» consiste surtout à rappeler l'esprit à soi - même
» pour s'élever ensuite jusqu'à Dieu , nous avons
» d'abord cherché à nous connaître nous - même .
» Cette étude préliminaire , en nous présentant
» moins de difficulté , offrait en même temps à nos
» recherches le but le plus utile et le plus noble ,
>> car pour devenir un vrai philosophe , l'homme
>> n'a besoin que de s'étudier lui -même , et sans s'éga-
>> rer dans les recherches inutiles et puériles de ce
» que les autres ont dit et pensé , il n'a qu'à se
>> chercher et s'interroger lui-même , et il trouvera
>> celui qui lui a donné la faculté d'être , de connaître
>> et de vouloir » .
« C'est d'après cette idée , dit M. de Bausset , que
>> Bossuet composa son admirable Traité de la con-
» naissance de Dieu et de soi-même.
>> Cet ouvrage , dont le seul défaut , peut-être , est
» d'excéder les bornes de l'intelligence d'un enfant
» à qui la nature n'avait accordé ni une grande vi-
» vacité d'imagination , ni cette ardeur de s'instruire
16 MERCURE DE FRANCE ,
>> qui supplée quelquefois à des dispositions plus heu-
>> reuses , est un des ouvrages les plus dignes de la
>>" méditation des hommes qui ont la conscience de
>>> leur raison et le sentiment de leur dignité.
» Jamais aucun philosophe ancien et moderne
» n'a professé sur ce digne sujet des méditations de
>> l'homme une doctrine plus simple dans son exposé,
>> mieux démontrée dans ses preuves , plus satisfai-
» sante dans ses résultats , plus consolante dans ses
» espérances . Chose remarquable ! Bossuet toujours
» si éloquent et si magnifique , lorsqu'il veut parler
» à l'âme et à l'imagination , n'emploie que
les ex-
>> pressions les plus simples et les plus accessibles
» à l'intelligence , lorsqu'il veut parler à la raison .
» Il savait que la clarté ne dépend pas seulement
» de l'ordre des idées , mais qu'elle dépend surtout
>> du choix de l'expression .
>> Mallebranche avait eu besoin de séduire l'ima-
» gination par le coloris brillant de son style , parce
» qu'il créait un système : Bossuet n'a eu besoin
» que de s'exprimer avec clarté , parce qu'il ne vou-
» lait montrer que la vérité » .
Il me semble qu'il y a quelque chose à reprendre
dans cette dernière phrase , et que l'opposition entre
Bossuet et Mallebranche n'est pas exacte . Sans doute
Bossuet en montrant la vérité ne voulait pas ou ne
croyait pas faire un système ; mais Mallebranche ,
en faisant ce qu'on appelle un système , croyait et
voulait surtout montrer la vérité . Bossuet se tenait
dans la région des faits connus , Mallebranche
MARS 1815.
TIMPRE
ROY
17
s'élançait dans celle des hypothèses ; Bossuet n'employait
que la faculté de l'esprit qui décrit , Mallebranche
avait besoin de celle qui découvre , et comme
il présentait de nouvelles idées ou de nouveaux rapports
, il coloriait ses dessins afin qu'on pût remarquer
les objets et les reconnaître. Bossuet , prévenu
en particulier contre le système de Mallebranche ,
ne l'était pas contre les systèmes en général , puisque
nous avons vu qu'il pensait que le devoir
d'un prince était d'en protéger les défenseurs .
Au fond , Bossuet lui - même , dans son Traité
de la connaissance de Dieu et de soi - même , ne
fait qu'expliquer et développer un système tout
fait , le système de l'homme ; Mallebranche voulait
en faire un , celui de l'intelligence humaine ,
et de sa coopération avec la suprême intelligence ,
source et lumière de toutes les autres. Un système
est un voyage au pays de la verité ; mais
tous les voyageurs , même ceux qui s'égarent , découvrent
quelque nouveau point de vue , et leurs
erreurs avertissent ceux qui viennent après eux
de prendre une autre route . « Cette curiosité , dit
» Fénélon , est inséparable de la raison humaine ,
» et c'est parce que cceellllee--ccii aa ddeess bornes et que
» l'autre ( la raison divine ) n'en a pas: Cette curio-
» sité en elle-même n'est point nu mal , elle tient
» à ce qu'il y a de plus excellent dans notre nature ;
» car s'il n'est donné de tout savoir qu'à celui qui
a tout fait , l'homme s'en rapproche du moins
autant qu'il le peut en désirant de tout connaître .
2
18 MERCURE DE FRANCE ,
>>>On sait que ce grand et beau désir a été dans
>> les sages de tous les temps le sentiment de leur
>> noblesse et le pressentiment de leur immortalité » .
Bossuet ne s'éloignait pas des sentimens de Fénélon
, puisqu'il reconnaissait que les systèmes avaient
occupé beaucoup de grands esprits . Ils n'avaient
cependant pas occupé le sien , et cet homme célèbre
n'avait pas plus l'esprit de système qui cherche
là où il y a à découvrir , qu'il n'avait l'esprit systématique
qui cherche encore après qu'on a trouvé ;
maladie particulière à notre siècle , et qui n'est que
l'inquiétude de la faiblesse . Il faut trois sortes d'esprit
dans le monde des connaissances humaines : l'esprit
qui découvre , l'esprit qui cultive, et l'esprit qui
combat et qui défend . Bossuet avait au plus haut degré,
et à un point que personne peut- être n'a atteint , cette
dernière sorte d'esprit, et toute sa vie , l'épée et le bouclier
du monde moral , il fut occupé à repousser de la
société ces opinions ennemies qui après sa mort ont ,
sous d'autres étendarts , envahi nos frontières , et
pénétré au coeur de l'état . Au milieu de cette lutte
opiniâtre , Bossuet ne pouvait pas songer à conquérir.
Il faut défendre son pays avant d'en reculer les
limites . D'ailleurs , dans le monde moral comme
dans le monde physique , il n'y a de découvertes à
faire qu'aux poles , eveux dire en métaphysique .
La morate go on occupe l'intérieur , et pour ainsi
dire , le partie habitable , est tout à fait connue , et
de prétendues découvertes en morale ne peuvent
être que
des illusions dangereuses ou de funestes
MARS 1815, 19
innovations . Cette dernière réflexion nous
mène à l'historien de Bossuet. « En lisant le traité
» de la connaissance de Dieu et soi-même , dit
» M. de Bausset , avec toute l'attention qu'exigeait
» de notre part la qualité d'historien de la vie et
>> des ouvrages de Bossuet , nous n'avons pu nous
» défendre d'une réflexion affligeante . Le dix-hui-
>> tième siècle a vu l'Angleterre , la France et l'Allemagne
produire de nombreux écrivains qui ont
» montré le plus déplorable acharnement pour
» ébranler tous les fondemens de l'ordre naturel
moral , religieux et politique ; et on pourrait peut-
>> être affirmer avec confiance qu'aucun d'eux n'avait
» ni lu ni médité cet ouvrage de Bossuet. On ne
» peut en effet expliquer sans cette supposition
» comment ils ont pu sérieusement présenter tant
» de systèmes extravagans qu'il avait frappés d'a-
» vance de la plus juste censure et du plus profond
mépris ...... »
»
» Après avoir considéré l'âme , Bossuet considère
» le corps humain , et c'est une singularité remarquable
dans la vie de Bossuet , de le voir appli-
» quer son esprit , son talent et son langage à une
>> science si nouvelle pour lui et si étrangère à ses
études habituelles » .
Bossuet fit danscette yue une étude particulière de
l'anatomiesous la direction du célèbre Duverney , qui ,
selon Fontenelle , avait mis l'anatomie à la mode .
>> Nous avons entendu les médecins les plus célèbres ,
ajoute M. de Barsset, déclarer que malgré les pro-
1)
1
20 MERCURE DE FRANCE ,
>> fondes recherches qui ont porté la science de
>> l'anatomie bien au-delà du point où elle était il
» y a cent cinquante ans , il n'est aucune des dé-
>> couvertes nouvelles qui soit en contradiction avec
» les différentes parties de l'exposé de Bossuet.
» Après avoir traité de l'homme , Bossuet traite
» de Dieu , et par une suite de raisonnemens
» empruntés de la seule philosophie , et dont les
» principes et les conséquences s'enchaînent avec
» l'ordre et la force que comportent les vérités phi-
» losophiques , il finit par conduire l'homme jus-
» qu'aux limites où l'intelligence humaine est forcée
» elle- même de s'arrêter . Là , il ouvre à ses yeux
» le livre des révélations , et le laisse entre les bras
» de la religion » .
Il n'est pas jusqu'à la différence entre l'homme et
la bête que Bossuet n'ait cru devoir discuter dans
ce traité de philosophie . Nous nous bornons à en
citer une réflexion d'une extrême justesse .
<«<Tous les raisonnemens , dit Bossuet, qu'on fait en
» faveur des animaux , se réduisent à deux : les
>> animaux font toutes choses convenablement aussi-
» bien que l'homme
, donc ils raisonnent
comme
>> l'homme.
>> Les animaux sont semblables aux hommes à
» l'extérieur , tant dans leurs organes que dans la
>> plupart de leurs actions ; donc ils agissent par le
» même principe extérieur , et ils font des raison-
<<< nemens.
» Mais une simple observation suffit pour faire
MARS 1815. 21
>> sentir le défaut du premier de ces deux raison-
>> nemens .
>> C'est autre chose de faire tout convenablement,
>> autre chose de connaitre la convenance . L'un
» convient non-seulement aux animaux , mais à
» tout ce qui est dans l'univers ; l'autre est le véri-
» table effet du raisonnement et de l'intelligence .
«
» Dès que le monde est fait par raison , tout doit
s'y faire convenablement ; car le propre d'une
cause intelligente est de mettre de l'ordre et de
» la convenance dans tous ses ouvrages.
>>
>> On a beau exalter l'adresse de l'hirondelle , qui
» se fait un nid si propre , et des abeilles qui ajus-
>> tent avec tant de symétrie leurs petites cases ; les
grains d'une grenade ne sont pas ajustés moins
» proprement , et toutefois , on ne s'avise
pas de
» dire
que les grenades ont de la raison. Tout se
» fait , dit-on , à propos dans les animaux ; mais
» tout se fait encore plus à propos dans les plantes .
» Tout dans la nature montre à la vérité que tout
» est fait avec intelligence , mais non pas que tout
» soit intelligent ».
Tel est cet ouvrage, fécond , plus qu'aucun autre,
en notions usuelles , positives sur les plus grands
objets qui puissent occuper l'homme en société ,
et qu'il faut mettre entre les mains des jeunes gens
comme le complément de leurs études morales et lit
téraires, et une provision de raison etde bon sens pour
la conduite de toute la vie . Le plus grand nombre
n'ira pas plus loin , et ce seront les plus heureux ,
192
MERCURE
DE FRANCE
,
A
暢
et sans doute les plus sages . D'autres , entraînés par
l'activité de leur esprit , s'élanceront au-delà ; ils
voudront dépasser les limites où Bossuet s'est arrêté
et a arrêté son élève , mais cependant qu'il n'a eu
garde de poser comme des bornes insurmontables
à l'esprit humain . Ils s'égareront peut-être dans ces
régions sans bornes qui touchent aux limites du
monde des sens et du monde des intelligences ; mais
leurs erreurs ne seront pas dangereuses tant qu'ils
retiendront ces principes de tout raisonnement que
Bossuet a tracés d'une main si ferme , et qui doivent
être le résultat de tout système , comme ils
- sont le commencement de toute science . Ainsi le
voyageur , après avoir parcouru les contrées les
plus lointaines , fatigué de ses courses souvent infructueuses
, revient avec délices se reposer à l'ombre
du toit paternel , et dans les lieux qui ont été son
berceau.
1
Tout est dit depuis long-temps sur Bossuet et
Fénélon comme écrivains et comme orateurs ; et
la rhétorique a épuisé toutes ses fleurs pour orner
le parallèle de l'Aigle de Meaux et du Cygne de
Cambrai . Il serait plus intéressant et surtout plus neuf
de comparer leurs opinions politiques et leur caractère
personnel . La philosophie moderne a pris les devans,
et sans connaître deux hommes dont elle ignorait
la vie , et même en grande partie les ouvrages ,
avant l'histoire qu'en a donnée M. de Bausset , elle
s'est hâtée de les juger , et n'osant pas contester à
Bossuet la palme du génie, elle a attribué à son rival
1
MARS 1815. 23
pas
la supériorité des qualités aimables et des vertus
sociales. Il est plus aisé de deviner les motifs de
cette prédilection que de la justifier . Des partis qui ,
depuis plus d'un siècle , soudoyaient en Europe
toutes les plumes et faisaient toutes les réputations ,
redoutaient l'éloquence victorieuse et la raison , on
pourrait dire , infaillible , de Bossuet . Ce n'est
que Fénélon eût eu sur ces matières des sentimens
différens , mais son esprit était moins ferme ,
moins défendu contre les illusions , parce que
l'imagination y dominait. Il s'était trompé dans
une question importante , dont les habiles des
deux partis avaient jugé ou pressenti les dernières
conséquences ; et on savait autant de gré à Fénélou
d'avoir défendu ces opinions dangereuses qu'on
avait conçu de haine contre Bossuet pour les avoir
foudroyées. Aussi , tandis que les femmes applaudissaient
à la vive peinture des amours de Télémaque
et d'Eucharis , que les faiseurs de théories politiques
admiraient les utopies de Mentor à Salente ,
qu'il n'y avait pas jusqu'à des niaiseries sentimentales
, et des contes ridicules de la sensibilité de
Fénélon qui ne trouvassent de crédules partisans :
Bossuet qui n'offrait dans sa vie ou dans ses ouvrages
ni erreur d'imagination , ni épisode romanesque ,
ni trait de philantropie à mettre dans la gazette , était
regardé comme un homme dur, orgueilleux et intraitable.
?
La politique de Fénélon était chagrine . Témoin
des désastres qui affligèrent les dernières années de
24
MERCURE DE FRANCE ,
Louis XIV, au lieu d'en chercher la cause dans les
circonstances impérieuses auxquelles sont soumis
les grands états entourés de voisins puissans et jaloux
, et peu maîtres du présent , parce qu'ils sont
à la fois entraînés par le passé et menacés par l'avenir;
au lieu d'en attendre le remède de la paix qui devait
succéder aux longues agitations de l'Europe , de la
paix qui est pour les états forts ce que le repos du
sommeil est après de grandes fatigues pour les corps
robustes il le cherche dans un changement de
constitution , et il propose dans ses mémoires politiques
une révolution comme remède à une calamité
passagère; il veut que les états-généraux s'assemblent
tous les trois ans ; il assure qu'ils seront paisibles et
affectionnés , et sur cette garantie , il leur permet de
prolonger leurs délibérations aussi long - temps
qu'ils le jugeront nécessaire. Ce même projet , mis
à exécution quatre-vingts ans plus tard , a perdu
la France ; et , en laissant à part les illusions théologiques
de Fénélon , cette grande erreur politique
suffirait pour justifier le mot sévère de Louis XIV .
Au reste , il y a dans ces mémoires politiques des .
choses excellentes sur l'administration , au milieu
de quelques autres qui sont impraticables .
La politique de Bossuet était, il faut en convenir ,
positive , absolue , et un peu moins libérale . Fénélon
voyait les hommes comme il les aurait voulus ; Bossuet
voyait la société telle qu'elle était et qu'elle
sera toujours . La politique de Fénélon était celle
de l'imagination et des voeux d'une âme vertueuse ;
4
a
MARS 1815. 25
la politique de Bossuet était celle de la raison et
de l'expérience .
Quant au caractère personnel de Bossuet , M. de
Bausset a victorieusement réfuté les calomnies si
long-temps et si opiniâtrément accréditées sur la
part qu'il avait prise aux mesures de Louis XIVcontre
les dissidens en matière de religion . Les protestans
de son temps , plus équitables que les philosophes
du nôtre , rendirent hautement justice à sa modération
, et déclarèrent qu'il n'employait que les voies
évangéliques pour leur persuader sa religion ( 1 ) .
Bossuet était doux dans le commerce de la vie ,
comme Fénélon était grave ; l'un n'a pas moins
d'onction que l'autre , et comme Fénélon est plus
métaphysicien , et Bossuet plus souvent orateur ,
celui-ci a plus fréquemment l'occasion de mettre
dans ses écrits du sentiment et de l'onction .
Au reste , le parti philosophique a défiguré également
le caractère de l'un et de l'autre : il a fait Bossuet
ferme jusqu'à la dureté , Fénélon doux jusqu'à
la foiblesse . Bossuet avait sa douceur , et Fénélon
sa force ; mais les âmes faibles , qui n'en sont pas
pour cela moins injustes , moins prévenues , même
moins haineuses , ne comprennent pas plus la douceur
d'une âme forte , que la fermeté d'une âme
douce . DE BONALD .
( 1) Voyez l'Histoire de Bossuet , liv . XI.
26 MERCURE DE FRANCE ,
MÉMOIRES SUR LA GUERRE D'ESPAGNE , par M. DE
ROCCA , officier de hussards et chevalier de la
Légion d'Honneur. II . édition . Un vol. in - 8°.
( DEUXIÈME EXTRAIT. ) ( 1)
Dès l'année 1810 , l'Espagne put être un instant
regardée comme presqu'entièrement conquise . Plusieurs
grandes victoires remportées par les troupes
françaises , beaucoup de places fortes tombées en
notre pouvoir après des siéges mémorables , avaient
porté partout la terreur de nos armes et nous
avaient acquis la soumission apparente et momentanée
des provinces les plus considérables . Les
grandes armées espagnoles venaient d'être détruites
et dispersées , et la junte suprême , réfugiée dans
l'île de Léon , près Cadix , n'avait plus les moyens
de réorganiser le système de défense militaire qu'on
avait suivi jusqu'alors ; mais l'élan national créa un
autre système dout on n'avait pas d'exemple , et qui
devait affaiblir et miner insensiblement cette armée
victorieuse à laquelle on n'avait pu résister en bataille
rangée . Les Français devinrent faibles parce
qu'ils se disséminèrent pour occuper et organiser
une grande étendue de pays , et les habitans purent
se livrer presque par toute l'Espagne à ce genre de
guerre nationale contre lequel venaient échouer
(1 ) Le premier article se trouve dans le N° . du samedi 4 février.
1
#
MARS 1815 .
27
toutes les combinaisons de la tactique militaire qui
nous avait procuré nos premiers succès . A mesure
que les armées espagnoles avaient été détruites ,
les juntes provinciales ne pouvant plus communiquer
avec la junte suprême, avaient employé toutes
leurs ressources à la défense locale des pays qu'elles
administraient ; ceux des habitans qui avaient jusqu'alors
souffert avec patience , attendant de jour
en jour leur délivrance du succès des batailles rangées
, ne cherchèrent plus qu'en eux-mêmes les
moyens de secouer le joug qui les opprimait.
Chaque bourg , chaque village , chaque individu
sentait plus vivement chaque jour la nécessité de
repousser l'ennemi commun. La haine nationale
qui existait généralement contre les Français avait
mis une sorte d'unité dans les efforts non combinés
des peuples , et l'on vit succéder à la guerre régulière
un système de guerre de détail , une espèce de
désordre organisé simultanément qui convenait
très-bien au caractère indomptable de la nation
espagnole , et aux circonstances malheureuses où
elle se trouvait. De là naquirent ces bandes de partisans
appelées Guerillas.
Les habitans des villes et des grands bourgs commençaient
à ne plus abandonner leurs demeures ,
et les garnisons françaises vivaient assez paisiblement
au milieu d'eux ; mais on ne pouvait se faire
obéir à deux lieues du cantonnement : il fallait continuellement
mettre en marche de fortes colonnes
mobiles pour faire rentrer des vivres et du fourrage,
=
28 MERCURE DE FRANCE ,
•
et nous n'étions absolument maîtres que de la terre
que nous foulions sous nos pieds. Toutes les parties
de l'Espagne se couvrirent peu à peu de Guerillas
composées de soldats de ligne dispersés et d'habitans
des plaines et des montagnes des prêtres , des
moines , des laboureurs , de simples påtres étaient
devenus des chefs actifs et entreprenans le fameux
Mina n'était qu'un jeune étudiant de Pampelune
qui rassembla d'abord quelques-uns de ses camarades.
Les Guerillas , faibles dans leur naissance ,
attiraient peu l'attention des troupes françaises ;
mais telle bande qui n'était composée dans le principe
que d'une trentaine d'hommes , devenait en
quelques mois si nombreuse qu'elle interceptait
bientôt toutes nos communications , enlevait les
convois et attaquait les détachemens isolés . Ces
bandes furent toujours battues et dispersées toutes
les fois qu'on put les atteindre , mais elles se reformaient
bientôt , et venaient tomber à l'improviste
sur quelques-uns de nos postes les moins nombreux.
Les nouvelles des petits avantages que remportaient
les partisans étaient avidement reçues dans le peuple
et racontées avec l'exagération méridionale ; elles
servaient à relever les esprits que des revers avaient
momentanément abattus en d'autres lieux . Cette
même mobilité d'imagination et cet esprit outré
d'indépendance qui avaient nui aux opérations incertaines
et lentes des armées réglées de la junte ,
assurait alors la durée de la guerre nationale , et
l'on pouvait dire des Espagnols que , s'il avait été
1
d
C
D
MARS 1815 .
29
d'abord facile de les vaincre , il était impossible de
les subjuguer.
Les seuls corps espagnols qui méritassent le nom
d'armée se trouvaient dans les montagnes de la Catalogne
, dans la Galice , et à l'extrémité du royaume
de Valence du côté d'Alicante et de Carthagène :
dans toutes les autres parties de l'Espagne if n'existait
point de force capable de résister ; cependant
les Français n'étaient tranquilles sur aucun point ;
on se battait partout et continuellement ; les ennemis
étaient répandus en tous lieux ; les endroits
occupés par les Français étaient tous plus ou moins
menacés ; il fallait se garder militairement sur tous
les fronts , et quand une troupe française bivouaquait
quelque part , elle se plaçait sur une position.
isolée et avantageuse autour de laquelle on établissait
des postes dans toutes les directions , car on était
sans cesse exposé à se voir attaqué inopinément par
des ennemis toujours dix fois plus nombreux. Les
petites garnisons que nous établissions dans les
bourgs et villages sur les routes militaires , pour
surveiller les environs et lier nos communications ,
se trouvaient dans un état de blocus continuel dont
elles n'étaient delivrées momentanément que lorsqu'il
passait des colonnes françaises ; ces garnisons
étaient obligées de bâtir , pour leur sûreté , des
espèces de citadelles , en réparant de vieux châteaux
ruinés placés sur des hauteurs presque tous ces
châteaux étaient les restes des forts que les Romains
Du les Maures avaient élevés , pour le même but ,
30 MERCURE DE FRANCE ,
bien des siècles auparavant. La guerre d'Espagne
offrait ainsi à l'observateur une foule de souvenirs
et de rapprochemens extraordinaires ; la ville de
Sagonte ( aujourd'hui Murviédro , muri veteres )
m'en fournira un exemple . La forteresse est construite
sur un rocher qu'on peut appeler inexpugnable
; les Carthaginois , après la destruction de
Sagonte , rebâtirent les forts qui leur servirent å
contenir le pays ; plus tard , les Romains en furent
les maîtres et en continuèrent les travaux ; lorsque
les Maures vinrent en Espagne plusieurs siècles
après , ils élevèrent des murs et des tours sur les
antiques bases de ce même fort qui n'était plus
depuis long-temps qu'un amas de ruines ; après
l'expulsion des Maures , cette forteresse retourna ,
par les ravages du temps , à l'état où elle était avant
eux ; enfin , dans la dernière guerre , les Espagnols ,
pour nous empêcher l'approche de Valence , reconstruisirent
presqu'en entier le château de Sagonte ,
et les Français , après s'en être rendus maîtres , y
mirent la dernière main et succédèrent , au bout
de deux mille ans , aux premiers fondateurs de ces
remparts. Dans les champs de cette même ville , si
célèbre par le nom d'Annibal et par le glorieux
dévouement de ses citoyens , les Français remportèrent
sur l'armée du général Blacke une grande
victoire qui décida du sort de Valence : à l'assaut
des forts de Sagonte , ils mêlèrent leur cendre à celle
des Carthaginois , des Romains et des Maures , et le
maréchal Suchet , qui commandait sur ce point ,
MARS 1815. 31.
eut la gloire de vaincre dans les mêmes lieux qu'Annibal
. Tous ces grands souvenirs exaltaient l'imagination
et donnaient de temps en temps quelque .
chose d'héroïque à cette guerre injuste , mais dont
l'injustice monstrueuse ne pouvait retomber que
sur celui qui l'avait provoquée .
Quoique l'Espagne soit remplie d'anciens chateaux
forts , plantés sur les hauteurs qui dominent
les plaines et les vallées , nos postes de correspondance
placés dans des villages n'avaient pas toujours
une de ses forteresses pour se mettre à l'abri des
surprises ; on choisissait alors une ou deux maisons
isolées à l'entrée du village , on les fortifiait , et la
troupe y pouvait au moins dormir tranquille..
Comme les Guerillas n'avaient point de canon , un
simple mur crénelé suffisait pour se garantir de
leurs attaques ; on a vu des garnisons de trente ou
quarante hommes résister opiniâtrement pendant
quinze jours à des bandes de quatre cents Guerilleros
qui employaient en vain contre eux la sappe , la
flamme et tous les efforts imaginables . Les corps
d'armée français ne pouvaient faire venir leurs vivres
et leurs munitions que sous l'escorte de forts détachemens
qui étaient sans cesse harcelés et souvent
enlevés . Ces détachemens n'avaient rien à craindre
dans les plaines , quelle que fût la supériorité du
nombre de leurs ennemis , mais dès qu'il fallait passer
un défilé à travers les montagnes , ils étaient
obligés de se frayer un chemin par la force des
armes ; lorsque les Guerilleros n'étaient pas assez
32 MERCURE DE FRANCE ,
forts pour venir combattre de près , ils se plaçaient
sur des hauteurs inaccessibles d'où ils faisaient un
feu continuel . Des brigades et des divisions entières
essuyaient ainsi la fusillade d'une vingtaine de paysans
qu'on ne pouvait atteindre ni débusquer , et
qui tiraient sur la masse de la colonne sans avoir
rien à craindre pour eux-mêmes . Les pertes journalières
que
faisaient nos troupes dans leurs marches
équivalaient au moins à celles qu'elles auraient
éprouvées si elles avaient eu constamment à lutter
contre des ennemis capables de leur résister en bataille
rangée . Les grandes chaînes de montagnes qui
traversent l'Espagne en tous sens , et qui rendent
les communications d'une province à l'autre trèsdifficiles
dans un pays où il n'y a pas de routes ,
sont peuplées de races guerrières toujours armées ,
même en temps de paix , pour faire la contrebande .
Accoutumés à lutter avec une nature sauvage , les
habitans de ces montagnes sont sobres , persévérans
et indomptables ; la religion est leur seul lien
social et presque le seul frein qui les contienne , et
le gouvernement espagnol n'a jamais pu les assujétir
à observer ses décrets , ni à servir dans ses armées.
Tous ces hommes durs et belliqueux nous faisaient
une guerre plus acharnée que les autres habitans
de l'Espagne . Il y a des cantons dans la Catalogne ,
dans les Alpaxarras et dans les montagnes de
Rouda , où les Français n'ont jamais trouvé un
seul habitant pendant les huit années qu'a duré la
guerre. Les expéditions que l'on faisait dans les
MARS , 1815. 33
ROT
montagnes où il fallait s'enfoncer pour trouver les
ennemis , n'avaient d'autres résultats que de les disperser
sans les réduire ; nos troupes rentraient dans
leurs cantonnemens après avoir essuyé de grandes
pertes , et au bout de quelques jours les Guerillas et
les montagnards reparaissaient dans la plaine plus
hardis et plus nombreux qu'auparavant . Cette
guerre , où il n'y avait aucun objet fixe sur lequel
l'imagination pût se reposer , aucun résultat positif
sur lequel on pût compter , émoussait l'ardeur
du soldat et lassait sa patience.
Les habitans aisés désiraient la tranquillité à
quelque prix que ce fut , mais la masse de la population
ne se laissait point décourager par la durée
de la guerre . Les paysans , obligés d'aller continuellement
en corvée pour le service des troupes
françaises , de conduire leurs munitions , de travailler
à leurs forts et de leur fournir des vivres , cherchaient
tous les moyens de se venger. Leur animosité
s'accroissait par les vexationsqu'entraîne toujours
la présence des soldats dans un pays ; les maux auxquels
les autres nations se soumettent en les regardant
comme les suites inévitables de la guerre ,
étaient pour les Espagnols de nouveaux sujets d'irritation
et de haine . Ils employaient , pour satisfaire
leurs ressentimens passionnés , tour à tour la plus
grande énergie , ou la dissimulation la plus rusée
lorsqu'ils étaient les plus faibles . Ils regardaient
comme une oeuvre méritoire d'assassiner un Français
c'était un ennemi de moins sur le nombre . :
3
34
MERCURE DE FRANCE ,
Quelquefois ils fètaient nos soldats lors de leur
arrivée , ils tâchaient de les plonger dans une sécurité
mille fois plus dangereuse que les hasards des
combats , et ils exerçaient ensuite sur eux leur implacable
fureur. Quand d'autres Français allaient
ensuite venger la mort de leurs camarades , les habitans
s'enfuyaient , et ils ne trouvaient dans ces
villages que des maisons désertes sur lesquelles ils
ne pouvaient exercer que des vengeances qui leur
nuisaient à eux - mêmes , car ils n'incendiaient
point les habitations sans anéantir leurs propres ressources
pour l'avenir . Les Français ne pouvaient
se maintenir en Espagne que par la terreur ; ils
étaient sans cesse dans la nécessité de punir l'innocent
avec le coupable , de se venger du puissant sur
le faible . Le pillage était devenu , dans certaines
provinces , indispensable pour exister . Ces brigandages
, ces affreuses représailles de cruautés , suites
de l'inimitié des peuples et de l'injustice de la
guerre , portaient atteinte au moral de l'armée , et
sapaient trop souvent la discipline militaire . Cependant
ces désordres n'existaient pas dans toutes
les parties de l'Espagne , et sans vouloir déprécier
aucun de nos généraux , on ne fera que dire ce qui
est connu de toute l'Europe , en citant M. le maréchal
duc d'Albufera pour la bonne discipline qu'il
sut maintenir sans effort dans son armée , et pour
la manière dont il gouverna les trois grandes provinces
occupées par ses troupes .
Je n'ai pas encore fait de citations : je me suis
MARS 1815 35
souvent servi des propres expressions de M, de
Roeca , sans les signaler avec des guillemets , parce
que je les mêlais aux miennes selon l'occurrence ;
mais comme il faut respecter les droits des auteurs ,
et surtout de ceux dont le livre est aussi intéressant
que celui-ci , je vais en extraire un morceau écrit
avec une élégante simplicité , où M. de Rocca fait
le rapprochement des moeurs des Espagnols avec
celles des Arabes qui ont occupé la péninsule pendant
plusieurs siècles. J'aurais pu choisir un passage
où le talent de l'auteur eût brillé avec plus d'éclat ,
mais je cite de préférence celui-ci , parce que je me
suis engagé à dire quelques mots des moeurs espagnoles.
Je vais laisser parler M. de Rocca , et mes
lecteurs ne m'en sauront pas mauvais gré.
« On rencontre presque à chaque pas en Espagne,
et surtout en Andalousie , des traces ou des souvenirs
des Arabes , et c'est ce mélange singulier des
coutumes et des usages de l'Orient avec les moeurs
chrétiennes , qui distingue particulièrement les
Espagnols des autres peuples de l'Europe . En Andalousie
, les maisons des villes sont presque toutes
construites à la mauresque ; elles ont dans l'intérieur
une cour pavée avec de grandes dalles en pierres
plates , au milieu de laquelle est un bassin d'où
jaillissent des jets d'eau qui rafraîchissent sans cesse
l'atmosphère ; ce bassin est ombragé par des citronniers
ou des cyprès. Les divers appartemens de la
maison communiquent entre eux au travers de la
cour : il y a ordinairement un portique intérieur
36 MERCURE DE FRANCE ,
du côté de la porte qui donne sur la rue . Dans les
anciens palais des grands seigneurs et des rois
maures , dans l'Alhambra de Grenade , ces cours
sont entourées de péristyles ou de portiques , dont
les arcades étroites et nombreuses sont soutenues
par des colonnes minces et très-élancées. Les maisons
ordinaires n'ont qu'une seule petite cour intérieure
très-simple , à l'un des angles de laquelle est
une citerne ombragée par un grand citronnier. On
conserve aussi l'eau dans de grandes jarres placées
là où il y a des courans d'air ; elles se nomment
alcarazas , et leur nom , qui est arabe , indique
que l'usage en a été introduit par les Maures. Il y
a une de ces cours à découvert dans l'enceinte
même de la cathédrale de Cordoue , qui est une
ancienne mosquée . Ce temple conserve encore chez
les Espagnols le nom de mezquita , mosquée . Lorsqu'on
entre dans l'intérieur de l'édifice , on est
frappé d'étonnement à la vue d'une multiplicité de
'colonnes de marbre de diverses couleurs . Ces colonnes
sont rangées en allées parallèles assez rapprochées
, et elles supportent des espèces d'arcades
à jour sur lesquelles repose un plafond. Cette multitude
de colonnes surmontées d'arcades rappelle
une immense forêt de palmiers dont les rameaux ,
courbés régulièrement , se toucheraient en s'inclinant.
>> Les Andalous élèvent de nombreux troupeaux ,
qu'ils font paître dans les plaines pendant l'hiver ,
et qu'ils conduisent en été dans les montagnes pour
MARS 1815. 37
ehercher au loin des pâturages plus frais . L'usage
de ces grandes transmigrations de troupeaux , tous
les ans , à des époques réglées , vient de l'Arabie où
il est fort ancien . Dans les sables brûlans de l'Arabie
, on voit les habitans s'envelopper dans des
étoffes de laine ; de même , les Espagnols portent
un manteau en été pour se garantir du contact immédiat
des rayons du soleil . Les chevaux de l'Andalousie
descendent des races généreuses que les
Arabes ont autrefois amenées avec eux , et ces mêmes
distinctions qu'on fait en Arabie pour les races de
sang pur et noble , existent encore en Espagne .
Les habitans des campagnes , les ouvriers et une
partie du peuple , dorment sur des nattes épaisses
de sparterie qu'ils roulent en se levant et transportent
quelquefois avec eux ; cet usage de l'Orient
explique ces paroles de Jésus -Christ au paralytique :
Prends ton lit , et marche.
>> Les femmes du peuple s'asseyent encore à la
mauresque sur des nattes de jonc circulaires ; et
dans quelques couvens , où les anciennes coutumes
se sont transmises sans aucune altération , les religieuses
sont encore dans l'habitude de s'asseoir
comme les Turcs , sans savoir qu'elles tiennent cet
usage des ennemis de la foi . La mantilla , espèce
de voile que portent les femmes , a pour origine
la pièce de drap dont les femmes s'enveloppent
dans l'Orient lorsqu'elles sortent . Les danses espagnoles
, les diverses espèces de fandango surtout , ressemblent
beaucoup aux danses lascives de l'Orient .
38. MERCURE DE FRANCE ,
L'usage de les danser en jouant des castagnettes ,
et de chanter des séguidillas , existe encore de nos
jours chez les Arabes et en Égypte , comme en
Espagne . On appelle encore , en Andalousie , un
vent brûlant qui vient de l'Orient , vent de Médine .
>> Les Espagnols sont sobres comme les Orientaux ,
au milieu même de l'abondance , par un principe
religieux : ils regardent l'intempérance comme un
abus des dons que Dieu accorde , et méprisent
profondément ceux qui s'y livrent ; borracho
ivrogne , est une des plus grandes injures qu'on
puisse dire à un Espagnol .
>> On retrouve une analogie si frappante entre la
manière de faire la guerre des Espagnols , et celle
des diverses peuplades au milieu desquelles les Français
ont combattu sur les bords du Nil , que , si
l'on substituait , dans quelques pages de la campagne
d'Égypte , des noms espagnols à des noms arabes
on croirait lire le récit d'événemens arrivés en Espagne.
De même que les Arabes , les levées en
masse et les partisans espagnols combattaient en
poussant de grands cris . Ils ont dans l'attaque cette
furie mêlée de désespoir et de fanatisme qui distingue
les Arabes , et souvent aussi , comme ces
peuples , ils désespèrent trop tôt de l'événement ,
et cèdent le champ de bataille au moment où ils
allaient peut-être remporter la victoire ; mais lorsqu'ils
combattent derrière des murs et des retranchemens
, leur fermeté est inébranlable. Les habitans
de l'Égypte fuyaient dans les gorges par delà
MARS 1815 . 39
le désert ; les Espagnols quittaient leurs demeures à
notre approche , et emportaient leurs effets les plus
précieux dans les montagnes. En Égypte comme
en Espagne , nos soldats ne pouvaient rester à quelques
pas en arrière des colonnes sans être aussitôt
égorgés. Enfin les habitans du midi de l'Espagne
ont dans l'âme cette même persévérance de haine ,
et néanmoins cette mobilité d'imagination des peuples
de l'Orient ; comme eux , ils se décourageaient
quelquefois au moindre bruit de revers , et s'insurgeaient
sans cesse au plus léger espoir de succès.
Les Espagnols , comme les Arabes , se portaient
souvent contre leurs prisonniers aux derniers excès
de la férocité , et quelquefois aussi ils exerçaient
envers eux l'hospitalité la plus noble et la plus généreuse
».
Les Mémoires de M. de Rocca présentent un
tableau non moins fidèle qu'intéressant de la guerre
d'Espagne ; on assiste aux scènes qu'il décrit : les
nombreux détails qu'on y trouve sont rendus avec
élégance et choisis de manière à faire bien sentir
l'esprit de la nation espagnole et celui de l'armée
française aucun de ces détails n'est minutieux ,
et ils se rattachent tous à ces deux objets. Les récits
marchent avec rapidité , se succèdent avec un intérêt
continu , et l'on y remarque surtout la plus
franche impartialité . Son style , toujours clair et
facile , est expressif et pittoresque sans effort et sans
recherche on y rencontre souvent de ces expressions
trouvées qui peignent d'un trait et qui causent
40
MERCURE DE FRANCE ,
1
une agréable surprise au lecteur ; le seul reproche
que des littérateurs sévères pourraient faire au style
de M. de Rocca , tomberait sur une certaine couleur
poétique dont il est empreint dans plusieurs passages;
mais si l'on se reporte aux événemens extraordinaires
que présentait continuellement la guerre
d'Espagne , si l'on pense à tous les souvenirs dont
on se trouvait environné dans cette antique Ibérie ,
on jugera peut-être que l'imagination a dû exercer
une heureuse influence sur le style de l'auteur et lui
donner cette teinte poétique sans laquelle les descriptions
locales manqueraient totalement de vie
et d'intérêt . Au reste , M. de Rocca n'en fait pas
un trop fréquent usage : ce sont des traits heureux
qui brillent par intervalle . Parmi cette foule de volumes
et de brochures qu'on a publiés jusqu'à ce
jour sur les événemens dont l'Europe fut le théâtre
pendant ces dernières années , l'ouvrage de M. de
Rocca se place naturellement dans le petit nombre
de ceux qui méritent d'être jugés sous le rapport
littéraire autant que sous le rapport historique ; et
l'on ne peut le lire sans désirer que ce militaire
instruit et judicieux mette à profit les loisirs de la
paix pour s'adonner à quelque genre de littérature .
Les réflexions dont son livre est semé , sont fort
souvent écrites dans le vrai ton de l'histoire ; elles
sont d'un observateur éclairé de plus , les sentimens
qu'il manifeste dans les diverses circonstances
qui lui sont personnelles annoncent une belle âme ,
et , pour rendre compte de ce que j'ai éprouvé en
t
MARS 1815 . 41
faisant l'analyse de l'ouvrage de M. de Rocca , je
dirai que le livre m'a fait aimer l'auteur que je n'ai
nullement l'avantage de connaître . Je dois ajouter
qu'il raconte les combats et les expéditions dans
lesquels il s'est trouvé , sans forfanterie , sans exagération
et sans affecter le ton d'un conteur de
grandes aventures. Son ouvrage restera , et , plus
tard , il deviendra fort utile aux historiens des guerres
de notre âge. Témoin et faible acteur dans la guerre
d'Espagne , j'ai pu , comme je l'ai dit dans mon
premier article , apprécier la vérité et l'exactitude
qui règuent dans cet écrit .
DE SAINT ANGE.
P. S. Un journal fait à M. de Rocca le reproche
de n'être pas bon français dans son ouvrage,
et de sacrifier la gloire de nos guerriers à
celle des Espagnols ; ce journal accuse notre officier
de hussards de représenter nos troupes comme
des hordes se livrant à tous les excès du brigandage;
il place son livre sur la même ligne que l'Histoire de
M. le général Sarrazin , et l'assimile à cette foule
d'écrits publiés de nos jours à la gloire des étrangers
et au détriment des armes françaises . Ce journal
conviendra peut-être qu'il y a trop de sévérité dans
ces reproches. M. de Rocca paraît avoir été séduit
par le grand caractère que déploya la nation espagnole
pour conserver son indépendance ; mais cela
ne l'empêche point de présenter en plusieurs endroits
le tableau effrayant de la férocité de cette
même nation . Tour à tour il nous intéresse aux
42 MERCURE DE FRANCE ,
Français et aux Espagnols , parce que ses peintures
sont vraies et que les deux partis avaient continuelment
des maux inouïs à souffrir dans cette guerre
terrible et désastreuse . Je prie les lecteurs impartiaux
de revoir les pages 56 , 59 , 60 , 64 , 65 , 78 ,
79 , 94 , 96 , 97 , 113 , 114 , 143 , 144 , et de jugcr
si M. de Rocca peut être accusé de calomnier les
armées dans lesquelles il se fait honneur d'avoir
combattu . Ce qu'il dit était senti , était pensé par
presque tous les militaires qui servaient en Espagne .
Quant à ce qu'il raconte des opérations , je me suis
abstenu de le juger sous ce rapport , ne m'étant pas
trouvé dans les mêmes lieux que lui . Je me
retranche dans cette opinion : que M. de Rocca a
bien saisi l'esprit de la guerre d'Espagne , et qu'il y
aurait de l'exagération à l'accuser d'avoir dénigré
le caractère français , et surtout la gloire de nos
armes. Sans prétendre lutter contre les rédacteurs
du journal dont j'ai parlé , j'ai cru pouvoir essayer
de défendre M. de Rocca d'une inculpation qui lui
aura été bien sensible , à en juger par le caractère
qu'il montre lui-même dans son ouvrage ,
d'un Français humain et éclairé.
caractère
BULLETIN LITTÉRAIRE.
SPECTACLES. ,
THEATRE FRANÇAIS . --
Première représentation de Jeanne
Gray , tragédie en cinq actes et en vers .
Une jeune princesse , pleine de grâces et de vertus , appelée
MARS 1815. 43
par la volonté du légitime souverain à régner sur un peuple que
sa beauté rend en quelque sorte idolâtre , n'acceptant qu'avec
regret un trône pour lequel elle ne se sent pas née et dont elle doit
bientôt descendre pour monter sur un échafaud , voilà sans contredit
l'un des sujets les plus dignes de la scène et de la muse tragique
, et tel est celui dont a fait choix l'auteur de Jeanne Gray.
Voici comment il a conçu son plan :
Personne n'ignore qu'Henri VIII à sa mort laissa trois enfans ,
Édouard , Marie et Élisabeth, qu'il désigna pour ses successeurs
à la couronne d'Angleterre , dans l'ordre où je viens ici de les
placer. Mais Édouard étant monté sur le trône crut devoir par des
raisons d'une haute politique , et cédant sans le savoir aux vues
ambitieuses du duc de Northumberland , casser le testament de son
père et substituer aux deux princesses ses soeurs Jeanne Gray ,
petite-fille de Henri VIII et femme de Guilford , fils de ce même
duc de Northumberland .
La scène s'ouvre au moment où Jeanne Gray mandée au château
, vient d'apprendre que Édouard avant de mourir l'a désignée
pour son successeur au trône d'Angleterre , au mépris des droits
sacrés de Marie et d'Élisabeth . Elle refuse d'abord cet honneur
insigue , le duc insiste et la quitte bientôt pour suivre le cours de
ses ambitieux projets : mais il laisse près d'elle Guilford , qui emploie,
mais vainement, toute son éloquence à persuader à sa femme
d'accepter le trône auquel l'appelle la volouté du peuple et du
roi : il la presse , il lui donne à entendre qu'il y va de sa vie et de
la sienne , et c'est alors qu'il lui révèle un secret qui la remplit de
trouble et d'épouvante. Marie a autrefois laissé tomber sur lui des
regards où se peignait l'amour le plus vif et le plus passionné , et
il n'a pas daigné répondre à ses feux . Manquera-t- elle de s'en
venger et sur elle et sur lui , si elle parvient un jour au trône de
ses ancêtres ?
Au second acte , le duc de Northumberland annonce à son fils
l'intention de surprendre Marie et de la faire arrêter. Mais Marie
est déjà dans Londres , entourée de ses amis et de ses partisans ,
44
MERCURE DE FRANCE,
et elle fait proposer à Jeanne Gray une entrevue que celle-ci accepte.
Le duc pensant déjà tenir son ennemie en son pouvoir , sort
et va tout disposer pour le complot qu'il médite.
Cependant Marie , prévenue par milord Arondel de tout ce qui
se trame contre elle , prend ses mesures pour se soustraire au danger
qui la menace. Elle reçoit le duc , et lui propose d'abandonner
Jeanne Gray et de s'attacher à son parti . « Et quel sera le garant
d'un pareil traité , demande le duc ? Votre fils , répond Marie , je
l'épouse , et je le fais roi . Il est marié , s'écrie le duc , Jeanne Gray
est sa femme » . Ces mots sont un coup de foudre pour Marie , qui
n'étant plus retenue par aucun frein jure de se venger des mépris
du fils et de punir les complots du père. Le duc la prévient et la
fait garder à vue. Indignation de Jeanne Gray et de Guilford au
moment où ils apprennent l'attentat du duc et l'arrestation de
Marie. Ils allaient sortir pour la délivrer lorsqu'on vient leur an~
noncer qu'elle est libre et entourée de soldats nombreux tout prêts
à la défendre. Bientôt les deux partis en viennent aux mains , un
combat meurtrier s'engage , Northumberland succombe en vendant
chèrement sa vie , Guilford blessé grièvement est au nombre des
prisonniers , et Marie triomphante se hâte d'assembler le sénat qui
doit juger Jeanne Gray et son époux . On devine assez quelle sera
la sentence dictée par la jalousie et l'animosité de Marie , et déjà les
deux victimes qui avaient été réunies un moment quittent la scène
pour marcher à l'échafaud qui les attend .
Telle est l'analyse de cette pièce , autant que nous l'avons pu
saisir à une première représentation qui n'a pas été sans orage , et
qui s'est terminée au milieu des cris d'un parterre bouillant d'une
impatience bien pardonnable. Les acteurs semblaient en effet , pendant
tout le cours de cette représentation , s'être donné le mot
pour ne point se faire entendre , tant ils parlaient d'une voix basse
et étouffée. Cependant nous avons cru remarquer que si cette tragédie
laissait quelque chose à désirer du côté du plan , le style en
était généralement pur, facile , harmonieux et approprié au sujet.
MARS 1815. 45
Le public a applaudi un grand nombre de beaux vers , parmi lesquels
nous avons retenu ceux-ci :
Et je suis reine au moins pour empêcher le crime.
Songez du moins , songez que sur le coeur des rois ,
Même avant l'équité la clémence a des droits.
Le premier est dans la bouche de Jeanne Gray et les deux autres
dans celle de milord Arondel. Le caractère de la reine Marie nous
a semblé fortement conçu et largement dessiné. Mademoiselle
Georges en a très-bien senti l'esprit . Mademoiselle Duchesnois a
psalmodié le rôle de Jeanne Gray sur un ton tout-à-fait lamentable.
Mademoiselle Duchesnois ne parle jamais , presque toujours elle
pleure , et si parfois il lui arrive de ne pas pleurer , elle chante.
Le parterre a témoigné son mécontentement de ce que les rôles
d'hommes avaient été abandonnés aux doubles , à l'exception de
celui du duc de Northumberland , dont s'était chargé Saint- Prix .
Ne peut-on pas comparer une pièce nouvelle à une ville assiégée
qui tombe bientôt au pouvoir de l'ennemi si elle n'est vaillamment
défendue . Les assaillans ce sont les spectateurs , les assaillis ce
sont les comédiens. Un jour de première représentation est un
jour de combat , et les lois de l'honneur sembleraient exiger que ce
jour-là les soldats les mieux disciplinés et les plus aguerris , c'est- àdire
les chefs d'emploi , se tinssent sur la brèche . Mais il n'en est
pas ainsi , car ils jouent quand il leur plaît , et comme il leur plaît;
ils ne jouent que certains jours et dans de certaines pièces ; il est
tel ouvrage que l'on se contente d'annoncer : par exemple , depuis
trois mois on nous promet régulièrement trois fois la semaine une
reprise d'Omasis , et Omasis est encore à jouer . Cependant , nous
osons le dire , plus d'un motif de délicatesse et de justice que tout
le monde appréciera , faisait un devoir aux comédiens de ne pas
ajourner plus long-temps une représentation si long-temps attendue
et si vivement désirée . C. N.
Théatre du VAUDEVILLE . -Turenne manquait à la galerie des
rauds hommes du petit Vaudeville , deux auteurs l'y ont placé
46 MERCURE DE FRANCE ,
et il faut bien que le public l'ait reconnu , puisqu'on l'a fort applaudi.
L'action se passe le jour d'une bataille ; mais comme l'amour ne
perd jamais ses droits , on a cousu à l'intrigue un épisode romanesque.
Emma dont Charles , jeune soldat, est fort épris , se trouve
menacée d'épouser son vieux tuteur ; Turenne la prend sous sa
protection. La bataille à lieu , elle est gagnée : le maréchal a la modestie
d'avouer qu'ayant écouté une conversation de Charles , sur
le plan de la bataille, il a profité de ses idées et lui attribue ainsi
toute la gloire de la journée : il lui accorde une lieutenance et le
marie à sa chère Emma .
Cette pièce ne suppose pas beaucoup d'entente de la scène , et
ce défaut n'est pas surprenant puisqu'elle est le premier ouvrage de
MM . Fulgence et Beurnonville , mais elle remplie de gaîté , de
mots agréables et de couplets faciles : les sentimens de l'armée pour
le roi sont retracés avec chaleur et fidélité : le couplet suivant ess
toujours répété.
AIR de la Sentinelle .
De ses sujets c'est le père commun "
J'ai , comme un père aimé toujours le nôtre ;'
Avec mon roi , mon pays ne fait qu'un ,
On ne saurait séparer l'un de l'autre;
De tous les deux je suis la loi ,
A tous les deux je dois ma vie ,
Et puisqu'ils ne font qu'un , je croi
Que l'on ne peut aimer son roi
Sans aimer aussi sa patrie.
Ce début doit encourager les deux jeunes commençans , ils mettront
sans doute dans leurs prochains ouvrages plus d'art et plus
d'esprit ; ils n'y mettront jamais plus de verve et plus de sentiment.
THEATRE DES VARIÉTÉS.- La pièce des Nourrissons n'était pas
encore jouée qu'elle était déjà tombée : les habitués ne voyant pas
sur l'affiche les noms de Potier, de Brunet , de Bosquier- Gavaudan
, de Tiercelin , disaient : cela ne peut pas être bon ; la toile
MARS 1815. 47
s'est levée , et ce qui n'était qu'une prévention , est devenu un
jugement motivé. Madame Arlequin et madame Gilles , dont les
maris sont très-jaloux , s'entendent avec la nourrice et le père
nourricier de leurs enfans , pour qu'on fasse une transposition , et
que le petit Arlequin soit porté chez Gilles , et le petit Gilles chez
Arlequin ce projet s'exécute , et les deux maris furieux sont près
de se battre lorsqu'on leur avoue la ruse , et qu'on les calme par des
caresses .
Au théâtre les gravelures sont dangereuses , mais les gravelures
sans gaîté le sont bien plus encore : les traits de la pièce nouvelle
sont beaucoup trop forts : le public a commencé par en rire , et il
a fini par s'en fàcher . Le vaudeville final a pour refrain : On est
fait à ces coups-là. Le couplet au public dit en substance , si l'on
nous donne des coups de sifflet ,
En ces lieux on dira :
On est fait à ces coups-là.
Le public dès lors n'a plus gardé aucun ménagement , et a traité
les auteurs comme des gens qui en ont l'habitude .
Les auteurs sont MM. Francis , auteur des Chevilles de Mattre
Adam , et Simonin , auteur du Marquis de Carabas.
- THEATRE DE L'Ambigu-COMIQUE. - En lisant sur l'affiche le
titre du Gouverneur , ou la Nouvelle Éducation , je m'attendais ,
je l'avoue , à trouver une critique de l'Éducation nouvelle : je
me suis trompé : ce petit ouvrage est tout simplement une plaisanterie
assez comique , où l'on voit le camarade d'un étourdi se présenter
chez son oncle en qualité d'instituteur, et donner à son élève
des leçons et des livres d'un genré nouveau ; ces leçons consistent
à fréquenter tous les jours les bals , pour apprécier mieux le vide
des plaisirs mondains ; les livres sont intitulés : Rhum de la Jamaï- »
que , Art du Cuisinier , etc. , etc. M. d'Herbin , son oncle , ressemble
à tous les oncles et à tous les pères du monde , qui ont à la fin des
pièces une indulgence obligée , pardonne , et accorde à son neveu
la main de la belle Henriette .
Ce petit acte est assez gai , et le dialogue ne manque ni de natu48
MERCURE
DE FRANCE ,
rel ni de goût. L'auteur est M. de Montperlier, qui a obtenu des
succès dans les deux genres les plus opposés , le mélodrame et la
comédie. A. D. C. 1
MERCURIALE.
บ
зі
*
On parle d'un congrès qui aurait pour but la pacification généiale
entre les idées morales , et religieuses et les idées philosophiques ,
et libérales . On dit que ces dernières, exigent de grands sacrifices
des premières. La morale a fait depuis long-temps l'abandon du
rigorisme , et la religion celui de la superstition ; mais cela ne suffit
point aux prétentions des idées libérales et philosophiques , qui , sur
plusieurs points , se refusent à la tolérance qu'elles ont long-temps
réclamée pour elles . Les idées morales et religieuses ont proposé
pour médiatrices les idées constitutionnelles ; les idées philosophiques
et libérales ont de leur côté proposé la médiation de la perfectibilité
. Les idées morales et religieuses seront représentées au congrès
par l'expérience et le devoir ; les idées philosophiques et libérales
par la théorie , et par le droit naturel ; les idées constitutionnelles
seront représentées par la Charte ; et enfin la perfectibilité , étant
encore dans l'enfance , sera représentée par la métaphysique et par
la liberté de penser .
1
L'industrie fait tous les jours de nouveanx progrès. Nous avons
vu de grandes affiches de biens à vendre dans le centre desquelles
on a placé le plan en taille -douce des châteaux, fermes et manoirs ,
dont la vente est annoncée. Si ces nouvelles affiches ne sont pas
économiques pour les vendeurs , elles doivent l'être beaucoup pour
les acquéreurs. Ceux-ci n'auront plus besoin de faire de voyages.
I's pourront juger d'un coup d'oeil la grandeur de l'habitation qu'ils
voudraient acheter , et la dispositiou des dépendances , jusqu'au vol
du chapon , car la perspective du plan s'étend même au - delà .
Espérons que cette ingénieuse invention sera bientôt appliquée
aux Petites affiches. Ce journal , orné de gravures , verrait multiplier
à l'infini le nombre de ses abonnés. Tous les pères de famille
MARS 1815 .
RO
donneraient chaque jour à leurs enfans des images àbon marché.
Mais nous voudrions que l'on étendit encore l'usage de cette découverte.
Pour les appartemens à louer, par exemple, combien il
serait agréable d'avoir sous les yeux , sans sortir de chez soi , le tableau
topographique de tous les logis qui attendent des locataires ! Une.
échelle métrique pourrait y être jointe , pour mettre meme de
mesurer les longueurs , largeurs et hauteurs . Que de courses , que
de fatigues , que d'ennuis cela épargnerait ! Et que seran cesi l'on
portait la perfection de cette découverte , au point de nous donner
le portrait de tous ceux et de toutes celles qui demandent de
l'emploi et du service ? Sans compter de jolis dessins des chiens
perdus , des cabriolets à vendre , etc. , etc. , etc.... Ne désespérons
de rien que ne peut-on pas attendre du progrès des lumières !
L'un des vers les plus applaudis de la tragédie de Jeanne Gray,
est celui-ci :
Au roi qui veut le bien il n'est rien d'impossible.
Le sentiment qui a dicté ce vers est sans doute pur et irréprochable
; mais combien il est loin de la vérité ! quel roi a plus voulu
le bien que Louis XVI! et pourtant il lui a été impossible de le
faire. Qui l'en a empêché ? qui l'en a puni ?...
Que de fausses maximes sont applaudies au théâtre , on pourrait
dire par tradition et sans qu'on les comprenne !
Dans Mérope une triple bordée de battemens de mains et de
bravo accompagne toujours ces deux vers :
Quand on a tout perdu , quand on a plus d'espoir ,
La vie est un opprobre et la mort un devoir.
Cette apologie du suicide a eu trop de funestes effets pour que
l'on ne se fasse pas un devoir d'en montrer l'absurdité. La mort
que l'on se donne peut-elle jamais être un devoir ? Aux yeux de
l'athée même , elle n'est qu'un affranchissement des peines de la
vie ; mais la religion laisse- t-elle jamais sans espoir , même celui
pour qui la vie est un opprobre ?
Le premier qui fat roi fut un soldat heureux,
50 MERCURE DE FRANCE ,
Ce qui veut dire : sij'ai du bonheur , je peux devenir roi. Appât
fallacieux pour les aventuriers , qui croyent que le destin peut
seul donner le rang suprême. L'expérience a prouvé que l'audace
peut y élever , mais il faut d'autres qualités pour ne pas en descendre,
et lorsque ces qualités ne viennent pas de plus haut……..
--
Tolluntur in altum
Et lapsu graviore ruant.
Avec quelle extravagante ivresse n'a-t-on pas vu , et ne voiton
pas encore , hélas ! applaudir ces deux autres vers d'OEdipe :
Les prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense ,
Notre crédulité fait toute leur science .
Si ce fanatisme contre les prêtres n'était pas injuste et cruel , ne
serait- il pas bien ridicule chez un peuple crédule et vain qui ,
après avoir ajouté foi aux impostures de Cagliostro , de Bléton , etc. ,
a élevé des autels à Marat et à la déesse Raison , et qui a cru
au vertueux Pétion , l'inflexible Danton , à l'incorruptible Robespierre
, à.... à…….. à…... etc. etc. etc. etc. etc.
BOURSE NOUVELLE. Cours des opinions .
-
Opinious de 1789 , jouissance du 14 juillet . — de perte.
- de 1791. Rares , mais point de demandes.
-de 1793 .
-
-
- Jouissance du 22 septembre 1793. Se négociant
clandestinement .
-
-Constitutionnelles de 1814. Jouissance du 4 juin. En
bénéfice .
-
- Religieuses et morales . Beaucoup de demandes , cours suspendu.
- Concorde , paix , ordre public. - En liquidation .
-
– On lit dans le Moniteur du 3 mars le passage suivant , tiré d'un
article Spectacle.
« Je sais que les comédiens sont quelquefois prévenus , injustés ,
» ingrats , ou ennemis du travail : ils ont cela de commun ayee
MARS 1815 . 51
>>
beaucoup de monde ; mais je ne défie des reproches qu'on leur
fait de négliger leurs intérêts en ne remettant pas certains ou
» vrages qu'on leur cite souvent sans en bien connaître le mérite
» réel . Je crois qu'une société composée d'hommes qui ont l'expérience
de la scène , celle du goût du public , et des vicissitudes
» de nos opinions littéraires ou politiques , peuvent en être crus
» sur parole quand ils négligent de nous rendre à la scène des
» ouvrages qu'on y a vu briller un moment . Ils sont certains probablement
que ce répertoire n'en serait pas enrichi . S'il faut
>> croire des témoins qui se font immoler , il faut croire aussi des
» sociétaires intéressés à grossir les profits de leur association . »
29
Il nous semble que , sans parler de la trop haute importance que
l'ingénieux rédacteur paraît attacher ici aux jugemens des comédiens
, il ne touche que le plus faible côté de la question relative à
la reprise des ouvrages . L'intérêt des comédiens doit être compté
pour peu de chose dans la discussion de cette question : on sait
bien que cet intérêt consiste en ce qu'ils aient chacun une douzaine
de rôles dans une douzaine de pièces consacrées comine
chefs-d'oeuvres. Sûrs d'être toujours bien reçus en débitant les
beaux vers de Corneille , Molière , Racine et Voltaire , ils se gardent
bien de courir le risque d'être moins applaudis en essayant de
remettre des ouvrages du second ordre où il faudrait développer
plus de talent théâtral pour réussir . Leur intérêt est donc parfaitement
d'accord avec leur paresse , en se bornaut à un petit nombre
de rôles excellens ; mais ce qu'il faudrait considérer avant tout ,
c'est l'intérêt de l'art dramatique et l'intérêt du public . Le premier
réclamerait un très-grand zèle de la part des comédiens , parce
quc ce zèle entretiendrait parmi les auteurs une émulation , qui se
perd lorsqu'on ne joue que trois ou quatre pièces nouvelles par an.
Le second commande aux comédiens de varier souvent le répertoire
de leur théâtre , pour varier les plaisirs du public , multiplier
les rapprochemens et les comparaisons , et prévenir la satiété
qui naît des trop fréquentes représentations , même des plus beaux
ouvrages.
*
1
52 MERCURE DE FRANCE ,
« Il faut , disait M. Servan , dix pages d'impression pour
» détruire une calomnie de quatre lignes , et presque jamais on
"
n'y parvient , parceque le public ne lit point les dix pages »
terrible résultat des libelles et des pamphlets !
Il faut avoir toute la méchanceté de la bêtise et toute la bêtise
de la méchanceté , pour essayer de faire croire au public que
le rédacteur d'un journal qui n'a cessé de se distinguer par
sa sagesse et sa modération , a eu l'intention d'injurier les armées
françaises par une infâme allusion . Les calomniateurs savent
bien que leur accusation est fausse , et qu'il faudrait être dans
le délire pour avoir une pareille idée ; mais ils essayent d'ébrauler
le pouvoir , en flattant et en cherchant à égarer ses soutiens ; ils
sément le trouble , les alarmes , la discorde ; ils appellent les poi- .
gnards sur les défenseurs de l'ordre et de la stabilité de l'état . Ils
remplissent leur but.... Misérables ! la gloire et l'honneur des armées
françaises sont à l'abri de toute attaque , mais si nos braves
étaient offensés , ils ne choisiraient pas pour chevaliers des lâches
tels que vous !
制
20
N
10
A MM. LES RÉDACTEURS DU MERCURE .
Vous voulez , Messieurs , que l'on vous explique ce que c'est
que les idées libérales . Oh ! vraiment , on vous en donnera des
définitions , vous en aurez vingt , vous en aurez cent , mille au
besoin , toutes différentes , toutes également justes.
Les idées libérales sont de leur nature mobiles , variables , illimitées
, et par là même opposées aux idées ordinaires , à ces vieilles
idées fixes , que l'on a si justement appelées préjugés .
La religion , la morale , le devoir, l'ordre , la tranquillité publique
, réputés autrefois garans de la prospérité des états , n'ont
pas le plus petit rapport avec les idées libérales .
Le coeur et l'imagination de l'homme sont deux facultés désormais
neutralisées par les libéraux.
La raison est la règle unique des idées libérales , et comme il
pa
MARS 1815. 53
est assez ordinaire de confondre le raisonnement avec la raison , le
destin des États dépendra désormais du plus ou moins de dextérité
et de subtilité dans la dialectique.
Dans un pamphlet daté du 25 février 1815 , je vois un ami des
idées libérales qui veut un roi des Français , et qui prétend que
c'est avoir des idées féodales que de reconnaître un roi de France.
Il est donc évident que les hommes à idées libérales font les
rois par la grâce du peuple , et il est facile de juger combien ils
ont peu de respect pour la Charte constitutionnelle , qui porte les
mots sacrés : Louis , par la grâce de Dieu , roi de France et de
Navarre.
D'après les idées libérales du même pamphlet , et conformé→
ment à l'avis de M. le duc de L.... , il faut déshabiller tous les
militaires , pour reconnaître à leurs cicatrices quel est le plus
noble.
D'où il faut conclure que le grand Condé avant le passage du
Rhin où il fut blessé , et le grand Turenne avant d'être tué par un
boulet, auroient été un peu moins nobles que le tambour ou le fifre
de leur armée qui eût pu montrer quelque blessure.
En vertu des idées libérales , on censure les ministres en affectant
le respect pour les rois ; on flatte le peuple et on le plaint ; on
parle toujours devoirs à ceux qui sont placés pour commander et
droits à ceux qui sont placés pour obéir.
Tous les républicains , tous les fauteurs d'anarchie prétendent
avoir eu et avoir encore des idées libérales , c'est leur excuse ;
tous les faux philosophes ont ces mots écrits sur leur bannière ,
c'est leur sauve-garde ; tous les philosophes spéculatifs , de bonne
foi ( et il en est ) , n'osent désavouer aucune des idées libérales ,
même celles dont on s'est servi pour saper les fondemens de la société
et justifier les horreurs de l'anarchie , c'est leur faiblesse . Ils
ressemblent , en ce point , aux directeurs de la banque d'Angleterre,
qui paient même les billets faux , pour ne pas discréditer leur
papier monnaie. Les idées libérales sont le papier monnaie de la
philosophie.
54
MERCURE DE FRANCE ,
Les idées libérales ont aussi la propriété de changer par fois la
nature des actions ou du moins l'opinion qu'on en porte . Par
exemple une femme à idées libérales peut avoir plusieurs amans
c'est de la philosophie ; mais une femme , tant soit peu dévote , qui
en aurait , ou serait soupçonnée d'en avoir un seul , serait taxée
d'hypocrisie .... cette différence s'applique à d'autres cas et à d'autres
faiblesses.
pas
Mais , messieurs , je suspends ici mes réflexions , car je n'ai
la prétention de faire un discours , et de concourir pour le prix.
Si vous trouvez cette lettre digne d'être insérée dans votre feuille ,
cela pourrait me donner de l'émulation et je risquerais de vous
communiquer quelquefois mes idées gothiques , que les libéraux
ne manqueront pas d'appeler serviles . DE ROST .
A M. le Directeur du Mercure.
MONSIEUR , les calomnies que l'on fait circuler sur un curé de
Paris , pour justifier , ou du moins pour excuser la scène qui s'est
passée dernièrement dans son église , n'étaient que le prélude de
calomnies bien plus atroces contre plusieurs autres curés de cette
capitale ; contre un surtout , que son état de langueur , qui date de
plusieurs années , et la pureté de ses moeurs bien connue , devaient
mettre à l'abri de toute suspicion , et qui est retenu au lit ,
atteint d'une hydropisie de poitrine , ayant les foies engorgés
et les entrailles ulcérées , comme il appert d'une consultation de
plusieurs célèbres médecins de Versailles et de Paris . Il est de notoriété
publique , et des milliers de personnes peuvent l'attester ,
qu'il n'est point sorti de son appartement depuis les premiers jours
de janvier; et tout le monde croit , ou feint de croire à l'imposture
dont il est victime . C'est l'unique entretien du jour , et l'on ne saurait
faire un pas dans les rues sans entendre blasphemer le nom
de ce respectable pasteur, et diffamer en même temps différens autres
curés de Paris , des hommes plus que sexagénaires auxquels on
prête les aventures les plus scandaleuses , Les auteurs et propagaMARS
1815.
55
teurs de ces horribles calomnies n'ont qu'un but , c'est d'anéantir
la religion. Insensés ! vous voulez donc retourner , malgré une si
longue et si cruelle expérience , à cet horrible régime , à cette absence
de toute société , où l'on ne reconnaissait plus d'autre loi
que la force , d'autre lien que l'indépendance de toute autorité ,
d'autre règle que les passions ! Voilà , hommes imprudens , à quoi
nous conduirait votre aveugle crédulité ! O vous que la calomnie
a trouvé le funeste secret de déchaîner contre le sacerdoce , ne
voyez-vous pas que vous êtes le jouet d'un vil ramas d'anarchistes
et d'athées , qui voudraient vous replonger dans le cahos révolutionnaire
? Quoi ! vingt-cinq années de crimes et de calamités n'auraient
pas eu le pouvoir de vous éclairer sur vos véritables intérêts !
Répétez donc jusqu'à satiété , ressassez , colportez tous les sarcasmes
et toutes les calomnies que la corruption du siècle et l'impiété peuvent
enfanter contre les ministres des autels ; versez tout le fiel de
votre bile sur des hommes qui sont accourus à la voix de l'église et
de la patrie , pour vous rouvrir les véritables sources du bonheur ,
de l'ordre et de la justice , la plupart à un âge qui appelait le repos
; tombez impitoyablement sur des pasteurs qui vous sacrifient
les dernières années d'une vie usée par tous les genres de souffrances
et de persécutions ; ils ne répondront à vos outrages que
par des bénédictions . Tels sont en particulier les sentimens du pasteur
, qui se trouve victime de la plus affreuse et de la plus absurde
calomnie. Du lit de douleur sur lequel il est étendu , il prie continuellement
pour vous ; et sa dernière parole sera un cri de miséricorde
pour les assassins de sa réputation .
Agréez , je vous prie , l'assurance de mes sentimens respectueux
et distingués.
L'abbé MONROCQ , ancien curé , prêtre du
Clergé de St.-Jacques-du-Haut-Pas . ,
NECROLOGIE.
M. DE NICOLAI , ancien évêque de Béziers , laissera de longs
regrets à l'Église de France et à la société . Né d'une famille
56
MERCURE DE FRANCE ,
illustre et respectée , ce prélat , parvenu à l'épiscopat des l'âge de
trente-trois ans , conserva dans un siècle d'innovation ce caractère
noble et ferme , et cet inviolable attachement pour le roi ,
qui avaient distingué ses ancêtres . Sa charité , l'élévation de ses
sentimens et la bonté de son coeur , lui concilièrent dans son
diocèse l'affection et l'estime de toutes les classes. La possession
d'une grande fortune ne fut pour lui qu'un moyen de soulager
le malheur ; et les maux saus nombre que la révolution amena sur
l'Eglise et sur les peuples ne firent que mieux développer ses vertus
et son courage. Il en donna dans ces temps orageux une preuve
éclatante . Le peuple de Béziers , égaré par des artisans de révolutions
, s'etait laissé entraîner à l'esprit de révolte : on s'était servi
du prétexte des impôts ; aussitôt une fureur aveugle se déchaîne
contre les receveurs ; plusieurs de ces infortunés sont immolés
un effroyable tumulte s'élève ; l'évêque en est averti ; il court à la
place publique. En vain on lui représente le danger auquel il
s'expose il paraît ; il harangue cette multitude égarée : on l'écoute.
Plusieurs victimes destinées à la mort étaient présentes : il les
arrache à la fureur . populaire , les fait conduire dans son palais ,
et parvient à sauver leurs jours.
Cependant , les grandes calamités de l'Église approchaient . On
sait quel fut à cette époque le dévouement du clergé de France
plus de cent évêques se dépouillèrent eux-mêmes de leurs biens ,
renoncèrent aux honneurs , à leur famille , plutôt que de proférer
une parole que leur conscience condamnait . Les uns subirent
une mort cruelle au sein de leur patrie ; d'autres allèrent porter
aux nations étrangères le témoignage de leur foi et de leurs sacrifices.
L'évêque de Béziers fut de ce nombre ; il parcourut d'exil
en exil différentes contrées de l'Allemagne, et s'y montra charitable
jusque dans la pauvreté. Il se retira ensuite à Florence , où un
grand nombre d'illustres Français lui offrirent et reçurent de lui
les consolations de l'amitié.
A l'époque du Concordat , il crut devoir à son respect pour le
chef de l'Eglise d'abdiquer son siége ; mais le soin qu'il eut de faire
P
MARS 1815 . 57
passer par la main du roi l'acte de son sacrifice , montra qu'il
n'était pas moins attaché aux intérêts du trône qu'à ceux de
l'autel.
Vingt ans s'étaient écoulés , et il ne pensait plus qu'à finir ses
jours dans une terre étrangère , lorsque la restauration de la monar
chie française le rappela vers le sol de la patrie. Il voulut voir le
roi rétabli par la main de Dieu : il le vit. Mais bientôt une maladie
dont le changement de climat accéléra les progrès , acheva d'épuiser
ses forces diminuées par l'âge : il est mort le 23 janvier avec le
calme et la pieuse résignation qui sont la récompense ordinaire
d'une vie consacrée à la bienfaisance chrétienne . Il était neveu de
ce vertueux évêque de Verdun ( 1 ) , qui fut le confident , et on
peut dire l'ami du dauphin , père du roi , et que ce prince mourant
pressa sur son coeur , en disant : Vous n'en étes jamais sorti.
POLITIQUE.
LA semaine qui vient de s'écouler a vu paraître les premières
communications officielles des résultats du congrès. Ainsi on peut
espérer que l'Europe ne tardera pas à jouir d'une paix véritable ,
qui ne sera plus troublée par l'anxiété et les alarmes , qui commençaient
à s'accroître en raison de la lenteur et du secret des négociations
; et les pays dont le sort était jusqu'ici incertain , verront
s'éloigner ces armées immenses qui vivoient encore à leurs dépens ,
et prolongaient pour eux le spectacle et les charges de la guerre. La
Prusse , qui de toutes les puissances alliées était celle qui avait le
plus de pertes à réparer , et dont les prétentions étaient à la fois et
les plus étendues et les plus compliquées , a vu la première son sort
fixé et les limites de sa monarchie territoriale reconnues par toutes
les puissances réunies au congrès de Vienne. Elle recevra en population
à peu près ce qu'elle a perdu au traité de Tilsitt , mais elle
(1) Aimar de Nicolaï , premier aumônier de Madame la Dauphine,
58 MERCURE DE FRANCE ,
obtient , en dédommagement de ce qu'elle perd en Pologne , des
contrées plus riches , mieux cultivées , et dont les habitans sont plus
en harmonie avec elle par leurs moeurs , leurs habitudes et leur
langage.
La monarchie prussienne conserve en Pologne les villes de
Thorn et Dantzick avec leurs territoires ; et par la portion de la
Saxe qui lui est cédée , elle s'étend jusqu'aux frontières de la Bohême
: tout le comté de Neustadt et le Henneberg saxon en feront
partie : Berlin , défendu désormais par Torgau , Wittemberg et
Magdebourg , sera à l'abri de nouvelles invasions.
Sur la rive droite du Rhin , Garvey , Dartman et le duché de
Westphalie ; celui de Berg et les anciennes propriétés héréditaires
du prince d'Orange , Dietz , Hadamar , Beilstein , Diellenbourg et
Siegen deviendront prussiens : ces différens pays formeront avec les
anciennes provinces prussiennes en Westphalie un territoire qui ,
par son étendue, sa situation et les développemens que son commerce
est susceptible de prendre , sera de la plus haute importance
pour la Prusse , et peut devenir une des parties les plus florissantes
de la monarchie .
Sur la rive gauche de ce fleuve , le roi de Prusse acquiert la presque
totalité des ci-devant départemens de Rhin-et - Moselle et de
la Roër , la plus grande moitié de celui de la Sarre , un cinquième
de celui des Forêts , et un tiers de celui de l'Ourthe , ce qui forme
en tout une population d'environ 1,200,000 âmes ; ainsi Crevelt ,
Cologne , Aix -la -Chapelle , Bonn , Rheinfelds , Trève et Coblentz
relèveront de Berlin , et les forteresses de Wesel , Juliers , Ehrenbreitsein
, garantiront la durée de ces nouvelles acquisitions .
Après la fixation des limites de la monarchie prussienne , la
plus importante de celles des opérations du congrès qui soient
connues , est la création du royaume des Pays-Bas.
L'étendue de cette nouvelle monarchie sera à peu près ce
qu'elle était sous le gouvernement d'Albert et d'Isabelle . L'Artois
et une partie de la Flandre et du Hainaut en faisaient alors partie ;
mais s'ils en sont aujourd'hui pour jamais séparés, le nouvel état en
MARS 1815.
59
est bien dédommagé par l'acquisition du pays de Liége , l'un des
plus riches de l'Europe par son commerce et ses manufactures.
Les forteresses de Luxembourg et Mayence seront occupées par
les troupes de la nouvelle confédération germanique , qui aura
dans cette dernière ville un grand- maréchal ; on désigne d'avance
le prince royal de Wurtemberg comme devant remplir cette place
éminente .
Les limites de la Russie et de l'Autriche du côté de la Pologne
ne sont pas encore connues , pas plus que les arrangemens particuliers
du midi de l'Allemagne .
L'Italie continue à fixer l'attention ; malheureusement ce qu'on
en sait ne peut ni la satisfaire , ni même la tranquilliser . Les calculs
de la politique , qui semblent quelquefois participer de la fatalité ,
et qui pendant tant de siècles ont été contraires aux voeux comme
à l'intérêt bien entendu de ce beau pays , le condamnent de nouveau
à se voir momentanément frustré du bonheur dont va jouir
le reste de l'Europe ; cependant la position bizarre où le placent
les intérêts divers qui se croisent ne peut subsister long - temps.
D'un moment à l'autre il peut survenir une crise salutaire qui le
sauvera ; en attendant , le détenteur de la couronne de Naples n'en
poursuit pas moins ses projets coupables et ses honteuses intrigues .
Ses créatures continuent leurs sourdes menées dans la capitale du
monde chrétien .
On se rappelle la conduite odieuse qu'a tenue son envoyé Zaccari
; au lieu de se renfermer dans les obligations et les devoirs que
Jui imposaient ses fonctions diplomatiques , ce consul napolitain
avait organisé un espionnage assez actif pour effrayer le gouvernement
romain ; ses agens étaient parvenus à s'introduire jusque
dans le palais Quirinal . Le Saint-Père a rappelé avec modération
et fermeté M. Zaccari aux devoirs qu'il trahissait , et le cardinal
Pacca lui a adressé à cet effet une lettre pleine de force et de dignité .
Murat vient de rappeler cet agent trop zelé et de rompre ainsi toute
communication officielle avec la cour de Rome . Toutefois ses émissaires
continuent à souffler la révolte parmi le peuple de cette ca60
MERCURE DE FRANCE ,
pitale , le gouverneur romain s'est vu forcé de rendre un édit
qui porte que tout Napolitain dont le séjour à Rome n'aura pas
été autorisé par une permission spéciale , sera traité comme conspirateur
et renfermé au château Saint -Ange .
Tandis que Murat provoque par ses intrigues ces mesures de
rigueur , il cherche à étonner les peuples par un grand appareil
militaire. La partie de ses troupes qui occupe les États romains est
toujours en marche : ce qui explique les bruits exagérés qui circulent
en Italie sur la force de son armée , bruits qu'il cherche à
accréditer par tous les moyens possibles . Il ne prend pas moins de
soins pour exagérer aux yeux de ses sujets et des peuples qu'il
veut tromper l'appui que lui prêtent l'Autriche et l'Angleterre , it
ne parle que des traités solennels qui le lient à ces deux puissances ,
et de l'intimité qui règue entr'elles et lui . Les pages du Moniteur
napolitain sont remplies des témoignages d'intérêt et d'affection
qu'il prétend avoir reçus de l'auguste empereur François ; mais la
grande nation britannique particulièrement paraît être l'objet du
culte de Joachim Napoléon . Toute sa marine est sous le commandement
d'officiers anglais , dans sa cour il ne marche qu'entouré
de lords ; enfin c'est en faisant en quelque sorte hommage à
l'Angleterre de sa couronne qu'il prétend la conserver. Un fait
particulier peut donner une idée des égards , pour ne rien dire de
plus , qu'il montrepour tout ce qui a l'honneur d'appartenir à cette
nation . Lord Holland et deux autres membres du parlement se
trouvaient à Rome , avec le dessein de visiter Naples , Murat'
prenant prétexte du peu de sûreté qu'offraient les routes , leur a
envoyé un régiment de sa garde pour les escorter jusqu'à Rome ;
semblable en cela à ces rois tributaires qui jadis faisaient bassement
leur cour aux patriciens de Rome.
Mais c'est en vain que Murat épuise toutes les ressources de la
bassesse , de l'intrigue et du charlatanisme , il lui manque ce qui
seul dans nos états modernes rend les rois sacrés , la légitimité.
De faux calculs de la part de l'Autriche et de l'Angleterre
peuvent prolonger la durée du rôle de ce roi de théatre ; mais
MARS 1815. 61
jamais sa dynastie ne prendra rang parmi celles qui sont destinées
à se perpétuer en Europe. Le principe de la légitimité ne peut
pas être violé dans un état sans que tous les trônes de l'Europe
n'en ressentent l'atteinte . S'il cesse d'exister dans l'esprit des
hommes une barrière que l'ambition même la plus audacieuse n'ose
franchir , l'ordre social tel qu'il existe dans les temps modernes
devient impossible . L'on peut prédire que si le principe de l'usurpation
était consacré à Naples par le succès , le choc de toutes
les ambitions , les guerres sanglantes des partis rivaux qui en seraient
la suite , amenant le déchaînement de toutes ces passions méridionales
qui ont d'autant plus besoin de frein que le climat les rend
plus ardentes , ne tarderaient pas à plonger l'Italie dans une nuit
pleine d'horreurs qui serait suivie d'une longue harbarie ; et ces
côtes riantes qu'anime une population nombreuse qu'éclaire la civilisation
et qu'embellissent tous les arts , ne tarderaient pas à devenir
désertes et barbares comme les côtes opposées de la Méditerranée.
Les derniers événemens arrivés à Tunis reportent , malgré nous ,
notre attention sur ces tristes contrées où tous les liens moraux ,
seuls garans de la civilisation , ont , depuis long - temps , été rompus ,
et où la force physique sans contre-poids et sans appel rend chaque
jour ses sanglans et absurdes arrêts. Une nouvelle page vient d'être
ajoutée à l'histoire des usurpations , des massacres et des horreurs
dont ce pays semble destiné à être l'éternel théâtre. Dans la nuit
du 19 décembre dernier le vieux bey Sidi Ottoman a été assassiné
par son cousin Sidi Mahmoud Flassen qu'il comblait de faveurs ;
au même instant tous ses parens et amis périssaient sous les coups
des partisans de Mahmoud .
Ses deux fils , abandonnant leurs femmes à la rage des conjurés ,
s'étaient enfuis à demi-nus et avaient , mais en vain , tenté d'armer
le peuple en leur faveur : se voyant sans espoir , ils se sont jetés
daus une barque pour se rendre à la Goulette , à dix lienes environ
de Tunis ; mais ce fort avait déjà reconnu le nouveau bey : ils ont
été arrêtés , et après d'inutiles efforts pour se précipiter dans la
62 MERCURE DE FRANCE ,
mer, ramenés à Tunis sur des mulets . Mahmoud les ayant ren➡
coutrés aux portes de la ville leur a sur-le- champ fait trancher la
tête.
Reconnu souverain de Tunis , Mahmoud , pour assurer sa puis→
sance, a donné sa fille au chef d'un parti très-puissant sous l'ancienne
dynastie ; il a promis en même temps la main de sa soeur à Jussuf
Koggia Sappatapa , qu'il a nommé son premier ministre. Cet
homme féroce a signalé son début dans l'exercice du pouvoir
par le supplice de Mariano Stinka , l'un des chefs du précédent
gouvernement , et d'un médecin renégat nommé Mahmet.
Enhardi par ces coups d'autorité , le nouveau ministre venait
de former le projet de chasser l'usurpateur du trône qu'il voulait
usurper à son tour le 22 janvier, il est sorti du sérail dans tout
l'appareil d'un souverain , se montrant au peuple et aux soldats ,
et leur jetant de l'argent pour les gagner à sa cause . Le nouveau
bey, averti de ses complots , l'a fait arrêter à son retour au sérail
par le chef des mamelucks , qui l'a saisi fortement par la barbe ;
mais le ministre , s'étant emparé de son poignard , lui a porté un
coup mortel cependant , malgré sa vigoureuse résistance , sanglant
et demi-mort , il a été contraint de céder au nombre . Mahmoud
l'ayant fait amener devant lui , après lui avoir reproché son ingratitude
et sa perfidie , l'a fait mettre à mort en sa présence : le
peuple furieux a traîné dans toute la ville le cadavre du traître
Jussuf: ses partisans ont été arrêtés , et la paix a été rétablie .
PIÈCES OFFICIELLES ET ACTES DU GOUVERNEMENT .
Ordonnance du Roi qui nomme un intendant-général des arts
et des monumens publics , et détermine les attributions de
cet intendant.
LOUIS , PAN LA GRACE DE DIEU , ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE , etc.
A tous ceux qui ces présentes verront , salut.
Nous étant fait rendre compte de l'état et du régime des beaux- arts en
France , nous avons reconnu que cette importante portion de l'industrie et
de la gloire nationales n'était point surveillee et dirigée d'une manière propre
MARS 1815 . 63
à exciter le talent des artistes et à maintenir les principes du bon goût :
des projets conçus par un artiste étaient modifiés , dénaturés même
par un second , et exécutés par un troisième ; de telle sorte que les monumens
étaient élevés et construits par de nombreux collaborateurs , sans avoir
eu un seul auteur : de plus , les encouragemens du talent , subordonnés à
un système de flatterie , étaient prodigués aux artistes , et ne servaient ni
aux progrès ni à la gloire des arts : enfin les richesses que les circonstances
ont déplacées ou entassées demeuraient sans emploi , et nul n'avait pour
objet de s'occuper à donner , soit aux anciens , soit aux nouveaux ouvrages ,
une destination noble et utile.
Considérant que cet état de choses , s'il se prolongeait, tendrait à dégrader
les beaux-arts , à décourager les artistes , et voulant prévenir ces fâcheuses
conséquences , nous avous jugé convenable de séparer , dans un règlement
organique , le régime de la partie des beaux- arts qu'on peut appeler morale,
de l'administration de l'autre partie de ces arts qu'on appelle matérielle
et d'en ramener toutefois les fonctions diverses à un centre unique où abouti
ront tous les projets , et d'où partira aussi la proposition de toutes les vues
d'amélioration , d'encouragement et d'enbellissement.
A ces causes , et sur le rapport de notre ministre sécrétaire d'état an
département de l'intérieur ,
Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
Art. Ier . Il sera nommé un intendant général des arts et des monumens
publics , qui remplira ses fonctions près de notre ministre secrétaire d'état
au département de l'intérieur .
2. Cet intendant donnera son avis sur les ouvrages à entreprendre , et
sur ceux qui sont déjà commencés , dans le cas où ils pourraient subir des
modifications .
I proposera pour tous les arts ( peinture , sculpture , architecture et
gravure ), les projets d'amélioration et d'encouragement qui lui paraîtraient
nécessaires ou convenables .
Il sera chargé de recueillir les plans d'enbellissemens publics , de les
coordonner , et d'en préparer l'exécution selon l'ordre le plus convenable
à l'interêt général et à celui des arts , de telle sorte qu'aucun des projets
que le Gouvernement voudra faire exécuter ailleurs que dans les maisons
royales , ne puisse être entrepris sans avoir été soumis à son examen .
Il veillera sur ce qui a rapport à la conservation et à la restauration des
monumens et des ouvrages d'art .
Enfin il indiquera comment on pourrait appliquer à des destinations
utiles ou honorables les onvrages déjà exécutés qui sont sans emploi , et
ceux qui pourront être exécutés à l'avenir.
3. Toutes les fois qu'il le jugera convenable , l'intendant-général entrera
an conseil des bâtimens civils , etabli près de notre ministre de l'intérieur :
dans ce cas , il y prendra la présidence ; les plans y seront discutés en sa
présence , et il ne les remettra à notre ministre pour nous être présentés ,
quand il y aura lieu , qu'après avoir été approuvés par lui .
4. Les fonctions de l'intendant- général des arts et des monumens publics
sont distinctes de celles du directeur- général des travaux de Paris : ce dernier
continuera d'être chargé , ainsi qu'il l'a été jusqu'à ce jour , de la
direction , surveillance et conduite des travaux , sous le rapport de la
construction proprement dite , et après que les plans auront été revus
et discutés au conseil des bâtimens ( même ceux des édifices actuellement
en construction ) en présence de l'intendant- général des arts et des monu64
MERCURE DE FRANCE , MARS 1815.
mens publics , et approuvés par lui , ainsi qu'il est dit dans l'article précédent
.
5. Le directeur-général des travaux de Paris restera chargé de la partie
financière ou administrative , qui demeurera réglée ainsi qu'elle l'est actuellement.
6. Le sieur Quatremère de Quincy , membre de la classe d'histoire et de
littérature ancienne de l'Institut , est nommé intendant- général des arts et
des monumens publics : il jouira , en cette qualité , d'un traitement de
25,000 fr .
7. Notre ministre sécrétaire- d'état de l'intérieur est chargé de l'exécution
de la présente ordonnance , qui sera insérée an Bulletin des lois.
Donné à Paris , au château des Tuileries , le 28 janvier de l'an de grâce
1815 , et de notre règne le a0" .
Signé, LOUIS .
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES ; ANNONCES ; AVIS etc. "
Études sur le beau dans les arts ; par Joseph Droz . Un vol . in- 8°. Prix ,
4 fr. 25 c. , et 5 fr . 25 c . franc de port . Chez Renouard , libraire , rue Saint-
André-des-Arcs , nº , 55.
Relation circonstanciée de la campagne de Russie en 1812 , ornée
des plans de la bataille de la Moskwa , du combat de Malo-Jaroslavetz , et
d'un état sommaire des forces de l'armée française pendant cette campagne ;
par Eugène Labaume , chef d'escadron , chevalier de la légion-d'honneur et
de la couronne de fer.-Troisième édition, revue et corrigée d'après les renseignemens
les plus authentiques . Prix , 6 fr. , et 7 fr. 50 c . franc de port.
Paris , chez C. L. F. Panckoucke , imprimeur-libraire , éditeur do Dic
tionnaire des Sciences médicales , rue et hôtel Serpente , nº 16 , et Magimel
, rue Dauphine , nº. 9.
Histoire du Dix-Huit Brumaire , on suite de l'Histoire de Buonaparte ,
avec des piècesjustificatives; par M. Gallais , auteur du Dix-Huit Fructidor,
du Censeur des Journaux et de l'Appelà la Postérité. Troisième partie;
vol. in-8°. de 336 pages. Prix , 5 ft. , et 6 fr. franc de port. La preniièreet
la seconde parties formant chacune un volume de 250 pages , se vendent
séparément 3 fr. , et 4 fr. 50 cent. franc de port. Chez L.-G. Michaud,
imprimeur du roi , rue des Bons-Enfans , nº. 34.
Le prix de la souscription au Mercure de France est de 15 fr .
pour trois mois , 29 fr . pour six mois , et 56 fr . pour l'année.
On nepeut souscrire que du premier de chaque mois.- En
cas de réclamation , on est prié de joindre une des dernières
adresses imprimées ou d'indiquer le numéro de la quittance.
-Les souscriptions , lettres , livres , gravures , musique , etc.
doivent être adressés , franc de port , au directeur du Mercure
de France , rue de Grétry , nº. 5. Aucune annonce ne sera
faite avant que cette formalité ait été observée.
MERCURE
DE FRANCE. SEINE
N°. DCLXXIV . -Samedi 11 mars 1815.
POÉSIE.
DESCRIPTION DE FONTBELLE , ( en 180g ).
BELLE Nymphe du Thuel , recevez mon hommage ;
Vous seule embellissez mon domaine charmant ;
Mes arbres si touffus vous doivent leur ombrage ,
Mes prés leur rajeunissement.
L'art n'a point subjugué votre onde libre et pure;
Point de luxe , point de parure,
Nulle cascade, nul jet d'eau;
Vous vous abandonnez à votre doux niveau ,
Vous devez tout à la nature.
Ici le long de mes sentiers ,
Que bordent en tout sens mille et mille fraisiers ,
On voit briller aux yeux votre eau vive et limpide ;
Et là dans des sillons légèrement creusés ,
Cédant à la main qui vous guide ,
Vous venez apporter votre tribut liquide ,
A mes plants , vainement au soleil exposés.
Ainsi , grâces à vous , dans mon riant asile ,
L'été n'est qu'un printemps ; tout plaît , tout est fertile ,
Et l'air est plus pur et plus frais :
5
66 MERCURE DE FRANCE ,
Mes lilas , mes jasmins , mes roses , mes millets ,
Mes melons savoureux , mes framboises vermeilles ,
Les fruits de mon jardin , les muscats de mes treilles ,
Tout ressent vos bienfaits : c'est à vous que je dois
Tout ce peuple d'oiseaux qui charment mes oreilles
De leur mélodieuse voix .
Sur vos bords souvent j'aperçois
Mon coq environné de ses poules fécondes ,
Et plus loin , mes canards qui sillonnent vos ondes.
Mais oublirai-je , dans mes chants ,
Mes légumes si beaux , si frais , si nourrissans ?
Ces trésors si communs faut-il qu'on les méprise
Parce qu'ils coûtent peu de frais ?
Un poëte fameux , dans ses jardins anglais ,
Du faux goût de Paris caressant la sottise ,
Dédaigna de chanter les choux et les navets ,
On l'avertit de sa méprise ( 1 ).
Je ne l'imite point , mes navets et mes choux ,
Mes pois si délicats , mes salsifis si doux ,
Mon persil et mes chicorées ,
Seront toujours pour moi des plantes révérées ;
La Grèce les chanta , l'Égypte en fit des dieux .
Mon jardinier laborieux
Sans cesse les cultive , et souvent les arrose ;
Il préfère un ognon à la plus belle rose ,
Ce qu'on mange est toujours ce qu'il soigne le mieux .
Je lui disais un jour , cette source abondante
Fut jadis la plus belle et la plus tendre amante .
Ses voeux étaient remplis , son hymen était prêt ,
Quand la mort lui ravit l'amant qu'elle adorait .
Dès lors dans sa douleur profonde ,
Pâle , désespérée , elle renonce au monde ;
(1 ) Allusion à l'excellente plaisanterie de mon frère contre le Poëme des
Jardins , intitulée : Le Chou et le Navet.
MARS 1815. 67
D'intarissables pleurs s'échappent de ses yeux ,
Elle maudit le jour , elle accuse les Dieux
De leur rigueur trop inhumaine :
Les Dieux eurent pitié d'un sort si malheureux ,
Et la changèrent en fontaine.
La métamorphose est certaine ,
L'Amour nous l'a transmise , et c'est depuis ce temps
Que la source de mon domaine
Sert de rendez-vous aux amans .
Le rustaut m'écoutait avec des yeux béans ,
Appuyé sur sa bêche , et riant d'un gros rire ;
Sans doute il se disait , mon maître est en délire .
Mais le lieu le plus cher à mon heureux loisir ,
Où je lis mon Horace avec tant de plaisir ,
Est le vaste et pompeux treillage
Dont l'oeil ardent du jour ne peut percer l'ombrage.
Sur des piliers égaux mes ceps sont soutenus ;
Mille raisins sont suspendus
A cette voûte de feuillage ;
C'est mon salon d'été ; c'est-là que je reçois
Les visites assez légères
De quelques amis assez froids ,
Car chez moi l'on ne dine guères ;
Et que faire après tout d'un malheureux proscrit
Qui ne peut vous offrir que des mets très-vulgaires ,
Des fruits de son jardin , ou quelque peu d'esprit ?
Plût à Dieu ! qu'autrefois aux bords du Borysthène ,
Ovide , qui d'Auguste excita le courroux ,
Eût pu jouir en paix d'un exil aussi doux :
Sans doute qu'un beau ciel eût adouci sa peine ;
Mais transi par le froid , dévoré par l'ennui ,
Il soupirait des vers aussi tristes que lui.
Victime ainsi que moi d'une implacable haine ( 2 ) ,
(2) Buonaparte m'a tenu deux ans au Temple , et dix ans en exil.
68
MERCURE DE FRANCE,
Pour fléchir son persécuteur
Il tourmente sa muse , il fait mentir son coeur ;
Lorsqu'il flatte César peut-il être sincère ?
On gémit de lui voir si peu de dignité :
Pour moi , j'ai plus de fermeté ,
Je sais et souffrir et me taire .
A jamais oublié de tous ces vains amis ,
Qui me cherchaient en foule au milieu de Paris ,
Auprès d'une épouse chérie (3) ,
Je coule de tranquilles jours ;
Jeune encor , elle s'est au malheur aguerrie ,
Pour me faire l'objet de ses tendres amours.
Je l'aime , je la plains , j'admire son courage ,
Moi , qui n'ai déjà plus les grâces du bel âge ,
Et qui ne comptais plus de goûter le bonheur .
Belle Nymphe du Thuel ! ma femme est votre image ,
Elle est pure , elle est belle , elle a votre fraîcheur ;
Vous êtes le trésor de mon doux hermitage ,
Elle est le trésor de mon coeur.
Par M. le vicomte de RIVAROL ,
ancien colonel , et chevalier de Saint-Louis
•
IMITATION DE MARTIAL.
IRIS paraît toujours sous des traits empruntés ;
Ses cheveux , ses sourcils , ses dents , tout est d'emplète &
Pour la voir , il faudrait la surprendre en cachette .
Ses attraits , chaque soir , dans cent boites jetés ,
( Car on ne peut dormir avec ce beau visage )
Le matin sont par elle avec art ajustés .
Te le dirai-je , Iris ? ma foi , c'est grand dommage ,
(3) Mademoiselle Sibert de Cornillon , nièce du marquis de Cornillon ,
ancien page de madame la Dauphine , et ensuite officier aux Gardes-
Françaises.
MARS 1815. 69
Qu'au moins , par tes efforts pour en cacher l'outrage ,
Les ans ne puissent être en leur cours arrêtés .
DE KÉRIVALANT .
ÉNIGME .
VOYONS , lecteur , jusqu'où va ton savoir :
Qu'est-ce , quand il fait jour , que ton oeil ne peut voir ,
Que ton oeil prétend voir alors qu'il n'y voit goutte ,
Et qu'il faut éviter lorsqu'on se met en route?
Quoiqu'obscurs trois jours de l'année ,
Dans le cours de l'après-dînée ,
L'on nous voit et l'on nous entend
Jouer un rôle assez brillant ;
Je dis brillant , surtout en commençant ,
Car alors qu'il finit il s'obscurcit d'autant .
S........
LOGOGRIPHE.
J'INSPIRE la terreur et souvent la pitié ,
Dans tous les coeurs je porte l'épouvante ,
Aux yeux tour-à-tour je présente ,
Les héros , les tyrans , l'amour et l'amitié ;
J'ai pourtant des attraits quoique je sois horrible ,
On connaît leur pouvoir aux transports dés mortels
Que ma voix fière et sublime et terrible
Appelle tous les soirs autour de mes autels.
Docte lecteur , veux-tu´me reconnaître ?
Décompose mes traits ,
Ajuste ou fonds les huit pieds de mon être ,
Tu trouverás après
Ce que femme ne dit jamais ;
Ce qu'elle cache avec adresse ;
70
FRANCE ,
MERCURE DE •
Ce qui lui vaut encor quelques succès ,
Bien que le poids du temps la presse ;
Un fruit sucré pour l'amateur ;
Un certain terme dont l'usage
Est très-utile à l'imprimeur ;
Peu loin du port un bon mouillage
Où les vaisseaux attendent le vent frais;
Une saison qui n'est pas sans attraits ,
Mais dessèche la plaine et fait mourir l'herbage ;
Ce que l'on met toujours , par une loi très-sage ,
A la tête d'un acte ou de tel autre écrit ;
Ce que tout objet te fournit
Quand de près ton oeil l'examine;
Ce que les troupes font en pays ennemi ,
Et ce qui cause sa ruine ;
Du superbe cocher le cri ;
Du mot respect le synonyme ;
Un des appartemens du corps de ta maison,
Et l'endroit où le feu s'éteint et se ranime ;
Du nonchalant le
campagnon ;
Un département ; un poisson,
Que le voyage bonifie ;
Une sorte de fantaisie ;
Un adverbe assez paresseux;
Ce qui du sec a mieux la ressemblance ;
D'un souverain la publique ordonnance;
Un fleuve d'Espagne fameux
Qui dans sa course vagabonde
Entraîne un sable précieux
Pour tous les mortels de ce monde ;
Deux animaux , l'un carnacier ,
Cruel , féroce à toute outrance,
L'autre gourmand , mais peu guerrier ;
Quatre verbes , dont le premier
Est parfois substantif , souvent auxiliaire ,
MARS 1815. 71
Et le second , aux femmes familier ,
Au silence est toujours contraire ;
Le suivant , d'un secret profond
Peut au besoin voiler ton inconstance ;
Et le dernier , pour unique science ,
+
Rend mauvais ce qui semblait bon ;
Le bouclier dont s'armait l'amazone ;
Un mal affreux qui donne
La fureur et la mort ;
Un vice qui dans son essor
Ressemble à la foudre qui tonne ;
Ce que le lapin débusqué
Par le basset qui sur ses pas s'élance ,
Dans la crainte d'être croqué ,
Regagne en toute diligence ;
L'action de trier ; la diminution
De l'or et de l'argent quand l'orfèvre le fond ;
Le bassin des humeurs de la mélancolie ;
L'opposé du mot doux ;
Ce qui , dans toute hiérarchie ,
Est le degré d'honneur que nous estimons tous ;
Un des quatre élémens qui nous donne la vie ;
Une ville du Dauphiné ;
La place où l'on foule le blé ;
De la fière Pallas la cuirasse chérie ;
Ce que monte un soldat près d'un palais posté;
Ce qu'est un mot trop répété;
Ce que l'on donne au vieillard qui chancelle ;
De paroles sans fin la longue kirielle ;
Le corps flexible d'une fleur ;
Un terme astronomique ;
Le nom du culte extérieur ;
Même une note de musique
Nécessaire au compositeur ;
72
MERCURE DE FRANCE , MARS 1815 ,
Enfin , lecteur , le meilleur spécifique
Contre la fièvre et l'indigeste humeur.
BONNARD , ancien militaire,
CHARADE.
Tous les matins une chèvre fidèle
Vient en bêlant me livrer mon premier ;
Tous les jours l'indigent est l'objet de mon zèle ,
En soulageant ses maux je remplis mon dernier ;
Un cornet à la main je vais de belle en belle
Offrir un fruit sucré qu'on nomme mon entier .
Par le même.
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insérés
dans le dernier Numéro,
Le mot de l'Enigme est Seaux ( les ) ,
Celui du Logogriphe est France , dans lequel on trouve : âne , franc ,
arc , rance , face , cran , car , fa , an , frac , race et cráne
Celui de la Charade cst Semaine,
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS.
TABLEAU HISTOrique et raisONNÉ DES PREMIÈRES GUERRES DE
NAPOLÉON BUONAPARTE , de leurs causes et de leurs effels ; par
le chevalier Michaud de VilLETTE. Première et deuxième
parties. Prix , de chacune , 3 fr. 50 c. , et 4 fr. franc de
port. A Paris , chez Michaud , imprimeur du roi , rue des
Bons-Enfans , n° . 34.
-
UN eri universel d'indignation , trop long- temps comprimé ,
s'élève aujourd'hui contre la tyrannie , l'ambition , le machiavélisme
de Buonaparte ; et c'est en s'appuyant sur une masse de faits
et de témoignages incontestables , que l'histoire nous révèle les
nombreux excès de son règne éphémère . Mais ne reste - t - il pas
à le considérer sous un rapport non moins important ? Laisserat-
on l'oppresseur des nations s'envelopper de sa renommée militaire
, s'en faire pour ainsi dire un bouclier contre les traits de la
justice ? Porté par le destin à la tête de nos valeureuses armées ,
lui sera-t-il permis d'usurper leur gloire et celle des chefs illustres
que son rang lui avait soumis ? Non sans doute , et c'est pour cet
honneur national même , que tant de gens feignent de voir attaqué
quand on signale les déplorables fautes de l'ambitieux étranger,
qu'il faut démontrer que la fortune de la France ne résidait point
en lui ; que prodigue de toutes ses ressources , et brusquant toujours
le succès , il apprit enfin sa fatale tactique à ses adversaires ;
qu'enfin , au lieu de perfectionner l'art terrible des combats , il
le fit reculer jusqu'à son berceau , et ramena dans l'Europe civi
lisée ces temps de dévastation où les nations se précipitaient en
masse les unes sur les autres ; qu'en un mot , après avoir brigué
le renom d'Alexandre , il finit par marcher sur les traces d'Attila .
Tel est le but que s'est proposé M. Michaud de Villette dans
74
MERCURE DE FRANCE ,
"
l'ouvrage dont il vient de faire paraître les deux premières parties.
C'est par la guerre , dit l'auteur , que Buonaparte s'est élevé;
» c'est par la guerre qu'il a régné , et c'est par la guerre qu'il est
» tombé. Il tenait tout de cet horrible fléau , il a tout fait , tout
» sacrifié pour le perpétuer . C'est donc sous le rapport de la guerre
» que l'on doit surtout le considérer , si l'on veut bien connaître
» les causes et les effets de sa puissance
".
C'est sur les premières campagnes d'Italie et sur celles d'Égypte
que l'historien appelle d'abord notre attention . Suivant sa remarque
judicieuse , elles ne nous sont guères connues encore que par les
rapports officiels de Buonaparte , et assez d'exemples nous ont
appris quelle confiance méritent ces bulletins , qui sont passés en
proverbe comme la foi punique. On sait trop aussi que la manie
belliqueuse du grand homme nous a laissé bien peu de témoins
oculaires de ses premières campagnes . Un de ses généraux assurait
qu'un soldat ne devait guères durer plus de quatre ans , et Napoléon
aurait pu trouver l'évaluation un peu exagérée. A cette difficulté
d'obtenir des renseignemens positifs , ajoutons celle que
doivent produire les nuages dont la vérité a été couverte par les
prétendues relations publiées sous la domination du vainqueur , et
qui ne pouvaient être que le commentaire de ses rapports , on sentira
combien il était nécessaire qu'une plume impartiale vint enfin
renverser l'édifice de l'imposture , décrire nos triomphes sans nous
cacher les sacrifices , et montrer comment le courage des soldats
avait presque toujours réparé les erreurs de leur chef.
Une modestie louable n'a point permis cependant à M. de Villette
de donner le nom d'histoire à cet important ouvrage. Convaincu
que l'histoire ne peut être écrite par les contemporains , il
s'est borné au titre de Tableau. Je vais essayer de saisir les principaux
traits de celui qu'il nous présente.
Après avoir retracé rapidement le début brillant de Buonaparte
dans la carrière des armes au siége de Toulon , et sa coupable et
honteuse victoire du 13 vendémiaire contre les habitans de Paris ,
l'auteur nous le montre élevé à de plus hautes destinées et général
MARS 1815 .
75
en chef de l'armée d'Italie . Cette campagne , qui fut le commencement
de sa gloire militaire , en est aussi , il faut le dire , le fondement
le plus solide. « A peine âgé de vingt- six ans , n'ayant jamais
» commandé un régiment en ligne , il se trouve tout d'un coup
>>
placé à la tête de soixante mille hommes ; il est chargé des plus
>> grandes entreprises » . La confiance du directoire fut justifiée .
Sachant habilement calculer cette impétuosité naturelle aux Français
, la lenteur et l'indécision que devaient apporter dans les manoeuvres
des ennemis les rivalités , les intérêts , la diversité d'opinions
de plusieurs chefs égaux en pouvoir , il fond , comme un
torrent , sur les fertiles plaines de l'Italie ; par la rapidité de ses
marches et de ses mouvemens , il sépare , tourne , écrase les différens
corps des armées étrangères . Vainqueur à Montenotte , à
Millesimo , à Lodi , c'est par des triomphes répétés qu'il contraint
Milan de lui ouvrir ses portes , et que , peu de temps après l'ouverture
de la campagne , toute la Lombardie se trouve en son pouvoir.
Mais dans cette suite même de victoires , que de fautes des
plus graves ! et je ne parle pas ici de ces fautes que la jeunesse et
l'inexpérience du nouveau général auraient facilement excusées .
Ne devait-on pas prévoir qu'il allait changer tous les principes de
la guerre , celui qui au lieu de sacrifier quelques jours pour faire
tourner la position que les Autrichiens occupaient à Lodi , aima
mieux sacrifier dix mille hommes pour l'emporter de vive force et
sous le feu de toute l'armée ennemic ! On prétend , il est vrai ,
qu'il s'y exposa lui-même avec intrépidité ; mais le courage personnel
d'un général compense-t-il jamais son imprudence , et ,
à plus forte raison , le mépris qu'il a pour la vie de ses soldats !
Combien d'autres reproches n'était-on pas déjà en droit de lui
faire , et qu'aurait pensé Turenne d'un général qui s'avançait dans
le pays ennemi sans magasins d'aucune espèce , sans hôpitaux ,
sans équipages ! Si la valeur française sut réunir alors une si haute
témérité , quels affreux résultats devait produire le même système
quand il voulut l'appliquer à des expéditions lointaines et à des
masses de quatre à cinq cent mille hommes ! C'est ainsi que les
76
MERCURE
DE
FRANCE
,
premières faveurs du jeu sont presque toujours des lueurs trompeuses
qui ne nous permettent pas d'apercevoir le précipice .
C'était cependant après des erreurs aussi dangereuses que déjà
supérieur dans sa pensée à tous les grands généraux de notre
nation , il disait dans un bulletin : « Beaulieu a pu se convaincre
» que les républicains français ne sont pas si ineptes que Fran-
» çois Ier » . Cette attaque gratuite contre l'un de nos monarques les
plus braves était digne de l'homme qui montrait assez par son
exemple combien il eût dédaigné la prudence et l'humanité de
Turenne ; il le prouva encore mieux par la hauteur avec laquelle
il traita dès lors les souverains , que la république française voulait
bien encore reconnaître comme ses alliés , par les rapines
qu'il exerça dans leurs états et la rigueur qu'il déploya contre les
provinces conquises.
Cependant , en s'occupant à organiser la Lombardie dans les
murs de Milan , Buonaparte avait failli de faire de cette ville
pour les troupes françaises une nouvelle Capoue . Tandis qu'elles
s'y dédommageaient de tous les geures de privations' qu'elles
avaient éprouvées , Beaulieu ralliait son armée dans le Tyrol , et
Wurmser accourait des bords du Rhin avec cinquante mille
hommes. Buonaparte s'était mis dans une position critique ; il était
placé entre deux corps ennemis , dont chacun lui était supérieur
en forces , il s'en tira avec le plus grand succès . Fidèle à l'impartialité
qu'il a promise , M. Michaud de Villette accorde de justes
éloges au courage , à la présence d'esprit qui firent gagner au
général français la bataille de Castiglione . « Quelques-unes de ses
» victoires , dit-il , ont depuis jeté un plus grand éclat ; celles
qu'il a obtenues depuis sa toute-puissance ont surtout été beau-
» coup plus vantées ; mais celle là est , sans aucun doute , pour les
» gens de l'art , le plus beau trophée de sa longue carrière mili-
» taire ; c'est la seule fois qu'il ait fait de grandes choses avec de
» petits moyens , et c'est dans cette occasion seulement que sa
tactique a eu quelques rapports avec celle du grand Frédéric » .
L'auteur est loin de témoigner la même admiration pour cette
»
MARS 1815.
27
bataille d'Arcole , qui eût sans doute été perdue par toute autre
armée qu'une armée française , puisque son chef lui faisait attaquer
les ennemis retranchés dans une position qu'on eût pu juger inexpugnable.
Un gouvernement plus humain ou moins faible que le
directoire eût puni celui qui remportait de semblables victoires ;
mais déjà Buonaparte se sentait plus fort que cette vacillante autorité.
La prise de Mantoue , boulevard de l'Italie , avait terminé
cette glorieuse et meurtrière campagne ; après avoir rendu la paix
aux souverains , et ce qu'on appelait alors la liberté aux républiques
de sa création , le général vint jouir à Paris d'une gloire
qui commençait à inquiéter vivement ceux qui lui avaient fourni
l'occasion de l'acquérir .
Bientôt un nouveau rêve de son ambition vint les délivrer de
cette inquiétude . L'Égypte parut à Buonaparte une conquête digne
de lui . Aussitôt quarante-cinq mille hommes des meilleures troupes
de la France , tout ce qui lui restait en argent et en vaisseaux ,
fut mis à la disposition du redoutable général par un gouvernement
qui aurait acheté à tout prix son éloignement. La politique
et la prudence ne présidèrent pas plus que la morale à cette singulière
expédition ; le journal officiel lui-même en laissait clairement
entrevoir l'objet , et il fallut toute l'indolence ottomane pour que
Buonaparte ne rencontrât pas plus d'obstacles à son débarquement.
Une conquête plus facile l'arrêta un moment . La trahison
lui livra Malte et cet imprenable fort de Lavalette , « dans lequel ,
suivant l'expression d'un général français , il se trouva heureusement
du monde pour en ouvrir les portes » . Jamais occupation
d'un pays étranger n'avait été moins motivée aux yeux de la justice
; « mais pour les conquérans , dit M. Michaud de Villette ,
» la question se réduit toujours à la possibilité du succès . Ainsi pour
eux, il n'y a d'entreprise juste que contre les faibles , il n'y en a
» de coupable que contre les forts » .
Sous un autre rapport néanmoins , l'occupation de Malte pouvait
encore passer pour une faute , puisqu'elle donnait le temps à
la flotte anglaise , qui était à la recherche de la nôtre , d'arriver
78
MERCURE
DE FRANCE
,
avant eux sur les côtes de l'Égypte , et de prendre une position
avantageuse pour l'y combattre. Mais la fortune , qui ne se range
pas toujours sous les bannières de l'équité , sembla d'abord favoriser
l'audacieuse entreprise de Buonaparte. Douze vaisseaux de
ligne anglais venaient de s'éloigner d'Alexandrie , lorsqu'il se
trouva en vue de cette ville . Cette circonstance lui fit hâter um
débarquement que la garnison était trop faible pour empêcher. La
faible résistance qu'elle fit dans ses remparts mal fortifiés , fut le
prétexte plutôt que le motif du pillage , auquel on livra cette
malheureuse cité.
Aussi prodigue pour ses soldats de souffrances que de dangers
inutiles , le général qui dans la campagne d'Italie attaquait toujours
de front des positions retranchées qu'il eût été facile de
tourner , au lieu de suivre pour se diriger vers le Caire la route
de Rosette et les bords de la mer , fit traverser le désert à sa principale
armée . Les plus cruelles privations et une grande perte
d'hommes furent la suite de cette coupable imprévoyance . L'affreux
tableau que trace l'historien , d'après les rapports les plus authentiques
de ce passage du désert , est le véritable pendant de celui
auquel a donné lieu depuis la fatale retraite de Moscou ; alors aussi
de braves soldats, réduits au désespoir, « s'y donnèrent eux-mêmes
» la mort , en présence de leur général , en lui disant : voilà ton
⚫ ouvrage ! » Que penser de l'homme qui deux fois dans sa vie
a pu contempler sans la moindre émotion ce spectacle d'horreur ?
L'imagination n'est-elle pas effrayée en songeant que tel infortuné
, échappé à cette époque aux ardeurs dévorantes du tropique ,
est venu quinze ans après , sous les ordres du même chef, expirer
dans les glaces du Nord !
Cette brave armée , qui venait d'éprouver tant de genres de
souffrances , n'en montra pas moins son ardeur accoutumée aussitôt
qu'elle rencontra l'ennemi . Victorieuse à Chébreiss et aux pyramides
, elle entra bientôt dans le Caire , et aux yeux des observateurs
superficiels la conquête de l'Égypte parut dès lors assurée.
Déjà ne trouvant plus d'ennemis devant lui , Buonaparte avait
MARS 1815 .
79
trouvé utile de donner cette dénomination à une caravane dont il
avait partagé les dépouilles avec les Arabes Bédouins. Déjà , se
servant d'une autre de ses tactiques , il cherchait à soumettre les
esprits par ces proclamations , non moins ridicules que sacriléges ,
où , en se vantant d'avoir renversé le pape et abattu les croix , il
se déclarait un vrai musulman et même un envoyé de Dieu , égal
à Mahomet.
Le funeste combat d'Aboukir et l'anéantissement de la dernière
escadre française , dus à l'obstination qu'avait mise Buonaparte à la
retenir près de lui , en lui coupant toute communication avec la
France , et ne lui laissant plus aucun moyen de réparer les pertes
que le feu de l'ennemi , le climat et mille autres causes devaient
opérer dans son armée, n'ouvrirent point encore les yeux de cet insensé.
Du moins affecta-t - il la même confiance , s'occupant au Caire
de travaux législatifs , y formant un institut , et voulant brusquement
introduire tous les arts de l'Europe chez un peuple à moitié
stupide , comme un précepteur en démence qui voudrait faire faire
un cours de rhétorique à un enfant qui ne sait pas encore épeler .
Si l'on en croit M. Michaud de Villette , la cupidité de Buonaparte
fut le véritable motif de la malheureuse expédition de Syrie ;
instruit que le pacha de cette contrée possédait un trésor considérable
, il résolut , sous prétexte de prévenir les efforts de la porte
ottomane , d'aller attaquer Damas . On lira avec un vif intérêt dans
le quatrième livre de ce Tableau historique les détails que donne
l'auteur sur cette expédition , et la discussion raisonnée des nombreuses
fautes que commit Buonaparte dans cette occasion , et surtout
au siége de Saint- Jean d'Acre . Mais que sont les fautes auprès
des crimes ? A cette partie de sa vie se rapportent deux forfaits
atroces , et dont pour l'honneur de l'humanité on voudrait pouvoir
douter , le massacre des prisonniers faits à Jaffa , et l'empoisonnement
des malades français dans la même ville ; l'histoire accusatrice
a dû les révéler dans tous leurs détails ; ma plume se refuse à en
présenter même l'analyse .
Le départ de Buonaparte pour la France termine cette seconde
80 MERCURE DE FRANCE ,
partie de l'ouvrage. Ce fut alors qu'il donna le premier exemple
de ces désertions qu'il devait si souvent renouveler , et que transfuge
de son armée il vint réaliser en France les rêves ambitieux
qui l'avaient conduit en Asie.
Ces deux premières parties du grand travail entrepris par
M. Michaud de Villette en font vivement désirer la suite . Ce n'est
pas seulement l'ouvrage d'un homme de bien , ennemi de la tyrannie
, et véritable ami de son pays ; on voit que l'auteur a étudié
avec soin les principes de l'art militaire , et qu'il a su en faire
d'utiles applications à tous les faits d'armes de quelqu'importance
qu'il avait à retracer . A part quelques expressions un peu trop
familières , le style est bien approprié au sujet , et plusieurs récits
ne seraient point désavoués par l'élégant historien des Croisades .
Enfin , si M. Michaud de Villette n'a voulu faire qu'un tableau ,
on peut assurer que les historiens futurs ne dédaigneront pas
de
lui emprunter plus d'un trait , et de reproduire quelquefois ses
couleurs . E.
ESSAI SUR LES PRINCipes des Institutions MORALES ; par M. ALIX ,
chef de bureau à l'Université de France. Un vol. in-8° . de
394 pages. Prix 5 fr. - Chez Brunot-Labbé , quai des Augus→
tins , no. 33.
C'EST une entreprise périlleuse que de publier aujourd'hui un
ouvrage de morale. Pour entretenir de sujets aussi graves la plupart
des lecteurs français, il faut presque user de surprise ; et telle vérité
importante n'a passé qu'à la faveur d'une phrase agréable ou sonore
, d'une épigramme , peut - être d'un calembour . On ne doit
cependant pas étendre trop généralement ce reproche : notre nation
est bien frivole ; mais elle a produit Descartes , Pascal , Bossuet et
tant d'autres ; mais elle se livre , lorsqu'il le faut , aux études les
plus sérieuses avec cette ardeur qu'elle porte dans ses plaisirs .
Chacun sait
que maintenant nous ne manquons pas d'hommes qui
cultivent, avec autant de succès que de zèle, les connaissances soMARS
1815. 81
lides et vraiment utiles. Il serait bien à désirer que l'on nous donnât
enfin un bon système de morale , car malgré tout ce qui a été
écrit à ce sujet , nous n'avons encore que d'excellens préceptes ,
d'excellentes observations particulières ; mais cela ne constitue pas
un système , et ceux qui ont paru jusqu'ici , dit M
"
» sont pas entièrement satisfaisans , et ne sont pas confines
» tout point par l'expérience ...... La science dela morale et
pas faite encore ; on n'est pas même d'accord sur les principes 5
L'auteur du nouvel Essai pense que l'on doit forder la théorie C.
des sentimens moraux sur l'intérêt , l'amour - propre et amour de
l'humanité qu'il regarde comme les trois élémens de notre constitution
morale , comme des sentimens primitifs dont tous les autres
sont des combinaisons. Après avoir exposé cette théorie dans la
première partie , il s'occupe dans la seconde de l'application que
l'ou peut en faire àdes institutions publiques . Nous allons examiner
séparément ces deux parties.
L'ambition de tout ramener à un seul principe a retardé les
progrès de presque toutes les sciences , et surtout des sciences philosophiques
. Ce fut une des causes qui conduisit Helvétius à prétendre
que nos déterminations morales sont toutes fondées sur l'intérêt
. Cette désolante doctrine , qui ne méritait pas d'être professée
par un honnête homme , est aussi fausse qu'injurieuse à l'humanité
. Elle rapetisse le coeur , détruit tous les sentimens généreux ,
fait disparaître la difformité du vice , empêche de croire à la vertu .
M. Alix réfute Helvétius , non pas peut-être avec une logique bien
serrée , non pas avec une force accablante ; mais le système qu'il
combat est par lui-même tellement ruineux , il ment si fort à l'histoire
et à cette conviction intime que chacun porte au fond de
son âme , qu'une attaque devrait être bien faible pour n'être pas
victorieuse. La réfutation de Laharpe est plus forte et plus convaincante
, mais on peut lui reprocher d'être un peu diffuse , et
elle présente trop d'écarts et de répétitions pour pouvoir être fort
agréable à lire.
"
« Nous ne devons pas être surpris , dit M. Alix , qu'on ait
6
82 MERCURE DE FRANCE ,
»
»
»
essayé d'élever l'édifice de la morale sur le sentiment de l'amour
de soi . D'après le rôle qu'il remplit , il fallait analyser avec soin
» le coeur humain , pour apercevoir que ce sentiment n'en est pas
» seul possesseur. D'ailleurs , comme il est le principal mobile
de la volonté , celui dont l'action se répète le plus fréquemment ,
» on était naturellement tenté de l'employer pour porter l'homme
» au bien , pour lui faire entendre que son intérêt même exigeait
qu'il fût vertueux et bon » ..... Cependant il est important de
remarquer que des sentimens indépendans de celui - là dirigent
notre conduite . M. Alix ajoute un second principe , c'est l'amourpropre
:: l'histoire , comme l'étude du coeur humain , nous instruit
de sa prodigieuse puissance . Ici l'auteur parle , comme d'exceptions
rares , de ces hommes qui «< concentrent leur amour- propre
»> en eux - mêmes , .... qui , s'élevant au - dessus de l'opinion , n'é-
> coutent que la voix de leur coeur et celle de la raison , et n'in-
» terrogent pas leurs voisins sur le degré de mérite qu'ils peuvent
» s'attribuer » . M. Alix prévoit cette objection redoutable contre
son système ; mais prévoir une objection , ce n'est pas la détruire .
Quelle est cette voix du coeur et de la raison dont on ne nous
parle qu'en passant ? L'amour - propre n'est pas moins impuissant
ici que l'intérêt , que l'amour de l'humanité . Nous nous arrêterous
davantage sur cette omission lorsque nous exposerons à notre tour
quelques idées à ce sujet .
Les deux principes dont nous avons suivi l'analyse ne donnent
naissance qu'à des sentimens d'égoïsme et d'intérêt , car c'est encore
être intéressé que de faire le bien pour en être payé par la gloire ;
l'auteur cherche une autre cause aux vertus sociales et désintéressées
, et la trouve dans l'amour de l'humanité. Il paraît heureuscment
inspiré dans tout ce qu'il dit sur les sentimens bienveillans
et affectionnés ; mais c'est lorsqu'il traite de la conscience et des
sentimens religieux qu'on aperçoit l'insuffisance de ses principes .
Il parle de ces fondemens de la morale comme tout honnête
homme doit le faire , il est convaincu et veut convaincre les
autres ; mais il oublie son système , et ne fait pas attention que
ป
19
10
MARS 1815 . 83
ces importantes vérités ne résultent ni de l'amour du bien- être
physique , ni de l'amour-propre , ni de l'humanité. Louons -le de
ce qu'il est inconséquent , car il montre par-là qu'il est plus ami
de la vérité que de sa théorie ; mais concluons- en que c'est encore
un système incomplet .
L'omission du principe qui manque dans M. Alix m'a étonné ,
car une philosophie célèbre en a fait un des fondemens de sa
morale . Un penseur sublime dans ses rêveries , un génie supérieur
malgré les égaremens de sa métaphysique , Kant , après avoir établi
la réalité de cette liberté intérieure dont nous avons la conscience
, nous fait entendre deux voix qui s'élèvent au dedans de
nous . L'une nous dit : Sois heureux si tu le veux et si tu le peux ,
il n'y a ni bien , ni mal à le faire . L'autre : Sois juste quoi qu'il
t'en coûte ; il le faut , tu le dois . L'homme pourtant reste libre , la
loi est précise , mais ne le contraint pas . Cette dernière voix commande
, l'autre permet : l'accomplissement de cette règle intérieure ,
c'est le devoir , c'est la vertu . L'homme puise là le sentiment de sa
propre dignité , il sent que le bonheur appartient de droit à
l'homme vertueux : donc l'âme est immortelle : donc il est un juge
pour
elle : donc Dieu existe .
Il me semble qu'une pareille suite de raisonnemens et de conséquences
suffirait seule pour mettre Kant au rang des plus grands
esprits qui honorent la philosophie . Cette doctrine prouve bien
des vérités , explique bien des contradictions ; elle conserve à la
vertu toute sa dignité , et ne fait pas à l'homme un crime de chercher
et de trouver le bonheur. Mais il faut abandonner Kant lorsqu'il
explique nos rapports avec les autres hommes . La bardiesse
de son idéalisme , auquel cependant il fait dans sa morale quelques
infidélités , ne lui permet pas de s'appuyer sur de solides
fondemens . Mais nous avons ce que nous voulions de lui ; il nous
a donné ce principe dont le besoin se fait sentir dans la théorie
que nous examinons. Il ne resterait maintenant qu'à généraliser
davantage le troisième principe de M. Alix .
ๆ
Résumant donc les sentimens primitifs que l'on doit , je pense ,
84
MERCURE DE FRANCE ,
donner pour fondemens à un système de morale , nous trouverons
l'amour de soi qui comprend l'amour du bien-être physique et
l'amour - propre. Le deuxième principe sera cette estime de soi ,
que , sous peine de nous mépriser nous-mêmes , nous sentons le
besoin de satisfaire , et qui nous fait mesurer nos actions sur la
règle éternelle du juste et de l'injuste . Enfin , nous aurons pour troisième
principe cette loi de notre nature qui , dès les commencemens
de notre existence , nous inspire la croyance invincible que
les autres hommes nous ressemblent , que leurs plaisirs et leur bonheur
se fondent sur les mêmes motifs que notre bonheur , que nos
plaisirs. La conscience nous dit alors que puisqu'ils sont semblables
à nous ,
les traiter comme nous est un devoir. Voilà ce qui fait la
justice dont on verra sortir toutes les vertus sociales et cette charité
qui n'est qu'une sublime exagération de la justice .
Je voudrais pouvoir m'étendre plus long- temps sur ces idées ;
mais il est temps de revenir à l'ouvrage de M. Alix dont nous avons
encore à examiner la seconde partie , où l'application des trois
sentimens que l'auteur a regardés comme les principes de la
morale , est faite aux institutions qui sont établies ou que l'on
pourrait établir . La principale pensée de l'auteur est de prouver
cette vérité consolante sur laquelle tout le Télémaque repose ;
que la plus saine , la meilleure politique , même dans les intérêts
humains , est celle qui se fonde sur l'exécution rigoureuse de tous
les préceptes de la morale . Bien des gens ont traité cette assertion
de chimérique , et beaucoup la regardent encore comme un de ces
rêves d'honnêtes gens parmi lesquels une sorte d'incrédulité du
bien fait reléguer trop de vérités utiles . On doit aujourd'hui ,
mieux que jamais , savoir combien un gouvernement fondé sur la
déloyauté , sur le mensonge , est moins fort que celui qui s'appuie
sur la droiture et la bonne foi dans ses engagemens de toute espèce.
On ne peut faire trop de voeux pour que cette politique
soit universellement et toujours celle des nations qui se respectent
elles-mêmes. Rendons grâces aux écrivains qui , comme M. Alix ,
consacrent leurs travaux à démontrer aux hommes des vérités aussi
précieuses.
MARS 1815 . 85
M. Alix plaint les peuples dont l'intérêt est le seul mobile ;
mais comme un sage doit plaindre les passions des hommes , il
faut diriger l'intérêt de chacun utilement pour le bien général ;
il faut tâcher que les richesses soient réparties de manière que le
plus grand nombre possible d'habitans aient le nécessaire et même
un peu au-delà ; il faut encourager l'agriculture et le commerce
intérieur plus encore que les arts de luxe et le commerce extérieur
, qui cependant doivent aussi être favorisés . L'auteur s'étend
ensuite avec quelques détails sur les colonies anciennes et modernes
; il présente plusieurs vues généreuses , et semble animé
d'une vertueuse indignation contre ces métropoles qui forcent leurs
colonies à l'ingratitude , et ne se font pas un devoir de répandre
sur elles des bienfaits dont le plus grand avantage serait pour les
bienfaiteurs .
Après avoir parlé des institutions fondées sur l'intérêt , M. Alix
s'occupe de celles qui reposent sur l'amour-propre. Nous ne le
suivrons pas dans tous les détails de ce chapitre , où l'on désirerait
en général des notions plus positives ; on ne distingue pas assez
clairement quand l'auteur raconte et quand il propose . Ce sont
les projets impraticables qui font les livres inutiles : tel est , par
exemple , celui qui consisterait à établir un tribunal pour la distribution
des récompenses comme il y en a pour la distribution des
peines . C'est avec plus de fondement peut - être que l'auteur propose
une institution du même genre que ces concours décennaux
qui ont , il y a peu d'années , mis en mouvement tant d'amourspropres
et allumé la guerre dans la littérature et les arts . Je pense
que le mauvais succès de notre premier concours décennal ne suffit
pas pour que l'on désespère de cette institution . L'homme qui
gouvernait alors avait , à ce qu'il paraît , un goût décidé pour les
guerres de toute espèce ; il s'étudia à semer la discorde parmi la
nation irritable des poëtes et des artistes , et à détruire lui-même
les bons effets que devait produire une noble émulation . On sait
combien il chérissait les scandales littéraires ; il jetait des alimens
à notre maligne curiosité , et voulait , en occupant ainsi l'opinion ,
86 MERCURE DE FRANCE ,
ས
nous étourdir sur nos malheurs et se préserver de cet esprit public
qui , s'il eût alors existé , eût été pour les citoyens la meilleure
sauve-garde contre ses abus du pouvoir. M. Alix semble aussi rappeler
ces expositions des produits de l'industrie et des arts , qui
certainement ont beaucoup contribué aux progrès que , depuis
plusieurs années , la France a faits dans toutes ces parties.
Dans le troisième chapitre , qui traite des institutions destinées
à cultiver et développer le sentiment de l'humanité , l'auteur s'occupe
de l'éducation et s'arrête assez long- temps sur cet important
sujet . Il fait ensuite l'éloge « de ces associations généreuses qui
» ont pour objet d'alléger le fardeau de la misère qui pèse sur
» la classe indigente » . Puis il parle des fêtes de village , des
théâtres , de la musique. « Après avoir indiqué rapidement les
» moyens que la sagesse humaine peut employer pour maintenir
» les moeurs dans une heureuse direction , il contemple , il admire
» la puissance de cette institution divine sans laquelle toutes les
>> autres seraient insuffisantes . Elle ne présente pas à l'homme des
>> espérances trompeuses et des biens passagers , mais elle lui offre
» des récompenses éternelles comme celui qui les promet » .
་་
Le style , cette partie qui est toujours si importante , est pur et
n'est point dépourvu d'élégance . On peut reprocher à M. Alix une
trop grande abondance de lieux communs . Rien n'est plus capable
de répandre l'agrément et la variété dans un ouvrage philosophique
, que d'éloquens développemens auxquels l'auteur se laisse
porter par son sujet : c'est ainsi que font les grands maîtres. Mais
'il ne faut pas que ces développemens reviennent trop souvent ou
paraissent être du remplissage. Il ne faut pas que des exclamations
trop fréquentes fassent prendre la philosophie pour un rhéteur.
En général , je regrette que l'auteur n'ait pas toujours vu son
sujet d'assez haut et n'ait pas approfondi davantage quelques-unes
de ses idées qui méritaient de l'être . Des notes placées à la fin
des chapitres contiennent des citations judicieusement choisies
d'Helvétius , Duclos , Montesquieu , Fénélon , etc ..... Mais il est
des noms que l'on s'étonne de ne pas y rencontrer ; il en est un
MARS 1815. 87
surtout que j'ai été supris de ne pas voir une seule fois , c'est celui
d'Adam Smith . M. Alix aurait dû peut - être se pénétrer davantage
de ce qui a été écrit sur le sujet dont il se chargeait . Il est bon
d'étudier la morale dans son propre coeur , mais il faut l'étudier
aussi dans les livres . Cet ouvrage en appelle un autre , puisque le
système qu'on y expose est incomplet , comme on pourrait le prouver
beaucoup mieux que cela n'a été fait dans cet article , qui cependant
doit suffire pour montrer que ce vide de la science dont
M. Alix se plaint dans sa préface , reste encore à remplir.
R. C.
MÉLANGES.
Fragment d'un Ouvrage inédit sur la Société du
XVIIIe siècle .
Vers le milieu du dix- huitième siècle ( 1 ) , de grands
souvenirs et des traditions récentes maintenaient
encore en France de bons principes , des idées saines
et des vertus nationales , affaiblies déjà néanmoins
par des écrits pernicieux et par un règne plein de
faiblesse ; mais on trouvait encore à la ville et à la
cour ce ton de si bon goût , cette politesse dont
chaque Français avait le droit de s'enorgueillir ,
puisqu'elle était citée dans toute l'Europe comme le
modèle le plus parfait de la gràce , de l'élégance et
de la noblesse . A cette époque , on rencontrait dans
la société plusieurs femmes et quelques grands seigneurs
qui avoient vu Louis XIV, on les respectaiť
(1) vers 1770.
88 MERCURE DE FRANCE ,
comme les débris d'un beau siècle ; la jeunesse contenue
par leur seule présence devenait naturellement
auprès d'eux , réservée , modeste , attentive ;
on les écoutait avec intérêt , on croyait entendre
parler l'histoire . On les consultait sur l'étiquette ,
sur les usages , leur suffrage était le succès le plus
désirable pour ceux qui débutaient dans le monde ;
enfin , contemporains de tant de grands homnies en
tout genre , ces vénérables personnages semblaient
placés dans la société pour y maintenir les idées
d'urbanité , de gloire , de patriotisme , ou du moins
pour y suspendre une triste décadence ! Mais bientôt
l'expression de ces sentimens ne fut presque plus
qu'un noble langage , qu'une simple théorie de procédés
généreux et délicats ; on ne tenait plus à la
vertu que par un reste de bon goût qui en faisait
aimer encore le ton et l'apparence . Chacun , pour
cacher są manière de penser, devint plus rigide sur
les bienséances ; on raffina ( dans la conversation )
sur la délicatesse , sur la grandeur d'àme , sur les
devoirs de l'amitié ; on créa même des vertus chimériques
, rien ne coûtait en ce genre , l'heureux accord
entre les discours et la conduite n'existait plus .
Mais l'hypocrisie se décèle par l'exagération , elle
ne sait où s'arrêter ; la fausse sensibilité n'a point
de nuances , elle n'emploie jamais pour se peindre
que les plus fortes couleurs , et toujours elle les
prodigue ridiculement . Il s'établit dans la société
une secte très- nombreuse d'hommes et de femmes
qui se déclarèrent partisans et dépositaires des anMARS
1815.
89
ciennes traditions sur le goût , l'étiquette et , même
la morale qu'ils se vantaient d'avoir perfectionnée.
Ils s'érigèrent en juges suprêmes de toutes les convenances
sociales , et s'arrogèrent exclusivement le
titre imposant de bonne compagnie. Un mauvais ton
et toute aventure scandaleuse excluaient ou bannissaient
de cette société ; mais il ne fallait ni une vie
sans tache , ni un mérite supérieur pour y être admis.
On y recevait indistinctement des esprits forts ,
des dévots , des prudes , des femmes d'une conduite
légère ; on n'exigeait que deux choses , un bon ton ,
des manières nobles , et un genre de considération
acquis dans le monde , soit par le rang , la naissance
et le crédit à la cour ; soit par le faste , les richesses ,
ou l'esprit et les agrémens personnels .
Les prétentions , même peu fondées , lorsqu'on
les soutient constamment , finissent toujours par
assurer dans le monde une sorte d'état plus ou moins
honorable suivant leur genre ; surtout lorsqu'on a
de la fortune , un peu d'esprit et une bonne maison ;
les observateurs et les gens malins s'en moquent ,
mais on y cède , il semble que leur ténacité les justifie
. Les fats décriés et méprisés par toutes les
femmes n'en passent pas moins pour des hommes à
bonnes fortunes ; les importans sans crédit n'en imposent
à personne , cependant ils sont ménagés et
sollicités par tous les ambitieux et les intrigans qui ,
à tout hasard sur leur parole , pensent qu'il est prudent
de les mettre dans leurs intérêts ; les prudes
obtiennent les égards extérieurs qui sont dus à la
90 MERCURE
DE FRANCE ,
vertu ; les pédans
sans instruction
réelle jouissent
dans la conversation
de presque
toutes les déférences
accordées
aux savans . En réfléchissant
sur ce bonheur
infaillible
des prétentions
persévérantes
, qui
pourrait
attacher
une grande
importance
aux succès
de société ?
Le cercle usurpateur et dédaigneux dont on vient
de parler , cette société si déuigrante pour toutes
les autres , excita contre elle beaucoup d'inimitiés ;
mais comme elle recevait dans son sein tous ceux
qui avaient un mérite supérieur bien reconnu , ou
ceux que quelques brillans avantages mettaient à la
mode , l'animosité qu'elle inspirait étant évidemment
produite par l'envie, ne servit qu'à lui donner
plus d'éclat , et l'on s'accorda unanimement à la désigner
par le titre de la grande société qu'elle a gardé
jusqu'à la révolution , ce qui ne voulait pas dire la
plus nombreuse , mais ce qui , dans l'opinion universelle
, signifiait la mieux choisie , et la plus brilla
considération personnelle , le
par le rang ,
ton et les manières de ceux qui la composaient . Là,
dans les cercles trop étendus pour autoriser la confiance,
et qui en même temps ne l'étaient pas assez pour
que la conversation générale y fût impossible , là , dans
les assemblées de quinze ou vingt personnes, se trouvaient
en effet réunies toute l'aménité et toutes les gråces
françaises . Tous les moyens de plaire et d'intéresser
y étaient combinés avec une étonnante sagacité.
On sentit que pour se distinguer de la mauvaise
compagnie et des sociétés vulgaires , il fallait conlante
MARS 1815 .
91
server ( en représentation ) le ton et les manières
qui annonçaient le mieux la modestie , la réserve ,
la bonté , l'indulgence , la décence , la douceur et
la noblesse des sentimens. Ainsi le seul bon goût
fit connaître que seulement pour briller et pour
séduire , il fallait emprunter toutes les formes des
vertus les plus aimables. La politesse dans ces assemblées
avait toute l'aisance et toute la gràce que
peuvent lui donner l'habitude prise dès l'eufance ,
et la délicatesse de l'esprit ; la médisance était
bannie de ces conversations générales , son âcreté
ne pouvait s'allier avec le charme de douceur que
chaque personne y apportait. Jamais la discussion
n'y dégénérait en dispute . Là , se trouvait
dans toute sa perfection l'art de louer sans fadeur et
sans emphase , de répondre à un éloge sans le dédaigner
et sans l'accepter, de faire valoir les autres sans
paraître les protéger , et d'écouter avec une obligeante
attention . Si toutes ces apparences eussent été fondées
sur la morale , on aurait vu l'âge d'or de la civilisation
, Était- ce hypocrisie ? Non , c'était l'écorce
des moeurs anciennes conservé par l'habitude et le
bon goût , qui survit toujours quelque temps aux
principes , mais qui , n'ayant plus alors de base solide
, s'altère peu à peu , et finit par se gåter et se
perdre à force de raffinemens et d'exagération .
Dans les cercles moins étendus de cette même société,
on montrait beaucoup moins de circonspection ,
le ton qui ne cessait jamais d'être d'une rigoureuse
décence , y était beaucoup plus piquant , on n'y
92
MERCURE DE FRANCE ,
1
attaquait l'honneur de personne . On y voulait toujours
de lá délicatesse ; néanmoins , sous les formes
artificieuses de la confiance , de l'étourderie et de la
distraction , on y pouvait médire sans scandale ; on
n'y excluait point les traits les plus perçans, pourvu
qu'ils fussent lancés avec adresse et sans colère apparente
, car on ne pouvait médire de ses ennemis
reconnus. Il fallait que la médisance ne fût pas suspecte
, et que pour s'en amuser l'on pût y croire.
Dans la société , même intime , la malignité respectait
les liens du sang , l'amitié , la reconnaissance ,
et les gens qu'on recevait chez soi ; d'ailleurs les
iudifférens y étaient sacrifiés sans scrupule , on n'y
flétrissait point leur réputation ; mais on s'y moquait
du mauvais ton , des expressions et des manières
provinciales ou vulgaires ; on y tournait
en ridicule ceux qu'on n'aimait pas , c'était les
immoler , car ces arrêts frivoles avaient force de
loi , et cela devait être ; partout où se trouve une
association généralement regardée comme supérieure
à toute autre du même genre , se trouve
aussi un tribunal dont les juges prononcent des
sentences irrévocables. A qui en appellerait- on ,
lorsqu'il n'existe pas de puissance souveraine à
laquelle il soit possible de recourir ? Quand on ne
trouve plus dans le monde cette prééminence d'une
société établie d'un consentement unanime arbitre
du bon goût , dispensatrice des éloges les plus désirés
et juge de toutes les convenances ; l'arme puissante
du ridicule est brisée et c'est pourquoi il n'y
MARS 1815.
93
a point de ridicules chez les peuples grossiers ou
tombés dans la barbarie , et même parmi ceux qui
ont été durant long-temps agités par de violentes
secousses politiques. Après de tels orages , l'essentiel
et le plus pressé est de rétablir les principes ;
mais les grâces ne s'organisent point , on ne les
rappelle point par des édits . Elles prennent aisément
la fuite , il faut du temps pour les ramener .
Le seul ridicule qui puisse subsister dans la décadence
même du bon goût , est celui de la sottise
unie à l'insolence ; celui-là sera toujours universellement
senti , dans tous les pays et chez toutes les
nations .
Pour achever de peindre la grande société du
dix-huitième siècle , il faut dire encore , que dans
ses comités les plus intimes , on exigeait que la médisance
fut pour ainsi dire dispersée ; un même personnage
qui se serait constamment chargé de la
répandre , eût été odieux . On voulait surtout de la
gråce , de la gaieté ou de l'originalité ; la méchanceté
noire est toujours triste , elle a quelque chose
de vulgaire et de grossier , elle eût produit d'ailleurs
une trop grande disparate avec le langage
habituel , elle était de mauvaise compagnie .
Ce qu'on ne pardonnait jamais , ce que rien ne
pouvait excuser , c'était la bassesse ou des mauières ,
ou du langage et celle des actions , quand elle était
bien avérée . On n'avait plus assez de principes pour
être profondément indigné au fond de l'âme d'une
bassesse qui aurait valu une grande fortune ou une
94 MERCURE DE FRANCE ,
belle place ; mais on avait encore plus de vanité
que de cupidité , et tant que l'orgueil conserve ce
caractère , il peut ressembler à la grandeur. Quand
les bassesses utiles étaient faites avec de certaines
précautions et de certaines formes , on feignait facilement
, si elles réussissaient , de ne voir en elles
qu'une habileté permise , ainsi que les voleurs chez
les Lacédémoniens , les maladroits seuls étaient
punis. On n'a jamais vu du moins dans ce temps
de bassesses effrontées , et c'est encore beaucoup ,
jamais on n'a vu un ami supplanter à la cour un
ami , ou un ministre disgracié abandonné lâchement
par ceux qui lui avaient fait une cour assidue
pendant sa faveur ; au contraire , comme le coeur
et les principes avaient infiniment moins d'influence
sur la conduite que la vanité , on mettait du faste et
de l'éclat à toutes les actions généreuses , on finit
par y mettre de l'arrogance , on ne se contenta pas
d'aller voir un ministre exilé , on lui rendit une cspèce
de culte , on le déifia , on brava ouvertement
le souverain qui l'avait exilé ......
On l'a déjà dit , le code moral de cette brillante
société n'était plus appuyé que sur une base fragile
prête à s'écrouler , mais il y avait encore des législateurs
et des juges , les lois n'étaient point abrogées
; voici les plus importantes et les plus ingénieuses......
D. G.
( La suite au numéro prochain. }
MARS 1815 . 95
L'histoire de Henri -le - Grand , par Madame la comtesse de
Genlis , va paraître dans quelques jours ( 1 ) . Nous n'avons pu jeter
qu'un coup d'oeil rapide sur cette nouvelle production d'une
dame illustrée par tant d'autres écrits ; mais nous pouvons assurer
d'avance que le public y trouvera tout ce qu'il a droit d'attendre
de l'auteur de l'intérêt , des observations justes et profondes ,
des sentimens élevés , enfin un style pur , noble et parfaitement
adapté à l'importance du sujet.
:
En attendant que nous offrions une analyse complète de cette
histoire , nous croyons que nos lecteurs verront ici avec plaisir
quelques morceaux détachés ; et nous choisissons de préférence
ceux qui , dans les circonstances où se trouve la France , paraissent
mériter une attention particulière .
Voici d'abord le début de l'ouvrage :
« Il est bien difficile que des princes nés sur le trône dans des
temps paisibles puissent connaître les hommes , et apprendre le
grand art de régner. Comment la jeunesse confiante et crédule
pourrait-elle discerner la vérité au milieu des prestiges de la grandeur
et de toutes les séductions de la flatteric? Mais la Providence,
en accordant aux nations le plus grand de ses bienfaits , en leur
donnant de bons rois , fait souvent subir les épreuves les plus rigoureuses
à ces héros chargés d'une mission divine , et les prépare
ainsi à remplir dignement un jour leur sublime destination . Charles
le Sage , et Louis Père du Peuple , ainsi que Henri le Grand ,
durent au malheur une partie de leurs vertus . Ce fut dans le sein
des factions les plus turbulentes et les plus sanguinaires , que
Charles V acquit cette perfection de sagesse qui donne aux princes
le véritable génie de la royauté ; c'est cette sagesse qui enseigne à
placer à propos la douceur et la fermeté ; c'est elle qui , flexible
avec dignité et ferme avec ménagement , sait ranimer les esprits ,
(1) A Paris , chez Marąddan , libraire . Denx vol. in - 8° .
96
MERCURE
DE
FRANCE
, concilier des intérêts opposés , pénétrer les intentions , maîtriser
les caractères , et connaître les bornes de la puissance souveraine ,
qui n'est suprême que dans le calme , mais qui , durant les orages ,
ne peut se soutenir que par la prudence et l'habileté unies à la
droiture. Charles V eut besoin de toutes les ressources de la raison,
et de tout l'ascendant que donnent dans les affaires d'état un esprit
réfléchi , un caractère doux , souple et patient : réparer , réunir
et pacifier , fut l'emploi constant de ce règne , qui mérita sí
justement au souverain le beau surnom de Sage. Dans les disgråces
et dans les exils , les princes connaissent tout le prix du dévoùment
et de l'amitié ; on ne s'occupe point du soin frivole de leur
plaire , on ne songe qu'à les servir ; ils sont forcés , pour se faire
des partisans , de vaincre leurs ressentimens particuliers ; l'ennemi
qui revient à eux les trouve toujours disposés à l'oubli du passé :
leur intérêt les accoutume ainsi à la clémence . Louis XII , avant
de monter sur le trône , fut opprimé , persécuté ; il eut besoin
d'amis , il apprit à les choisir et à pardonner : c'était apprendre à
régner. Henri IV fut le plus clément des rois . La grandeur d'àme
et la bonté lui firent faire tout ce que la politique la mieux entendue
aurait pu lui conseiller : les plus belles actions de sa vie ne furent
que les fruits heureux des premiers mouvemens de son coeur ;
mais il dut à une éducation mâle et à l'adversité l'empire sur luimême
, la connaissance des hommes et des affaires , et la persévérance
, qui triomphe de tout . Ce grand prince fut à la fois le plus
habile capitaine d'un siècle guerrier , le monarque le plus digne de
régner sur une nation généreuse , et le Français le plus aimable.
Par son courage , sa franchise et sa gaîté , il acheva de former no- .
tre caractère national : tous les rois doivent le prendre pour modèle
, et , pour être véritablement Français , il faut lui ressembler .
Henri IV fut tellement aimé , il a laissé de si chers souvenirs , que
si tous les mémoires de son temps , et tout ce qu'on a écrit sur sa
vie , étaient anéantis , on retrouverait encore son histoire dans les
traditions de famille de toutes les classes de la société ; on pourrait
en recueillir les principaux traits ; et les anecdotes les plus intéMARS
1815.
97
ressantes dans l'atelier de l'artisan et dans les chaumières , ainsi
que dans les palais et dans les châteaux » .
se
Nous trouvons une grande vérité dans les observationTORES
vent le portrait que madame de Genlis a tracé de un des plus
fameux ligueurs , François de Roncherolles.
« Un seul ligueur parmi les Seize avait la confiance du dire de
Guise : c'était François de Roncherolles , homme hard eloquent ,
plus modéré au fond qu'aucun autre , capable d'inspirer nilion
siasme , mais qui n'eut pas toujours le pouvoir d'arrêter l'impétuosité
des mouvemens qu'il avait excités . Ainsi , durant les orages ,
ceux qui fomentent des troubles deviennent toujours plus coupables
qu'ils n'ont voulu l'être ; on peut , dans sa pensée , poser
limite qu'on se prescrit de ne jamais franchir : il est , dans ce cas,
bien hasardeux de compter sur sa propre force ; mais compter sur
celle des autres est une étrange présomption ! Il est impossible de
fixer le point où s'arrêteront ceux qu'on entraîne dans une route
obscure et glissante , qui n'est pas celle du devoir » .
la
On sait que Henri IV , même après son abjuration , fut encore
obligé de combattre quelque temps les ligueurs ; qu'il lui fallut
soumettre les plus belles provinces qui obéissaient aux ordres des
ducs de Mayenne , de Guise , d'Aumale et d'Elbeuf. Mais presque
partout , les coeurs des habitans lui étaient acquis : la présence
seule des troupes de la ligue empêchait la manifestation des sentimens
de fidélité et d'amour dont les citoyens paisibles étaient animés
pour leur légitime souverain . On lira avec le plus grand intérêt
dans l'ouvrage , comment les villes de Lyon et de Beaune , de
Dijon , Meaux , Marseille , Pau , Tours , etc. , secouèrent le joug
de la ligue , et se soumirent au roi . Nous citerons encore , à ce
sujet , quelques passages .
"1
Vitry avait été le premier des seigneurs catholiques qui , après
la mort du feu roi , refusa de reconnaître un souverain protestant ;
mais lorsqu'il vit son roi abjurer ses erreurs , il représenta au duc
de Mayenne que rien ne devant plus empêcher les Français de re-
7
98
MERCURE
DE
FRANCE
,
connaître leur souverain légitime , il était décidé à prendre ce
parti . Le duc l'assura qu'il négociait lui-même ; il le pria de ne rien
précipiter , et Vitry y consentit : mais lorsqu'il vit la trève finie ,
et la guerre près de se rallumer , il ne différa plus. Il ne marchanda
point avec son souverain , ne vendit point son repentir et son retour
à la boune cause ', comme le firent tant d'autres. Il n'exigea rien de
son roi , et montra un désintéressement qui répondit de sa fidélité
future. Le 24 décembre 1593 , il fit sortir toute la garnison de la
ville de Meaux , et ayant assemblé les principaux magistrats et bourgeois
« Messieurs , leur dit-il , le roi , en se faisant catholique , a :
» levé l'obstacle qui empêchait ses sujets de le reconnaître pour leur
légitime souverain ; je vais me ranger à mon devoir , et j'en ai
prévenu le duc de Mayenne . Je pouvais livrer la ville au roi ,
je ne l'ai point fait. C'est à vous à qui je la remets , je vous laisse
» les maîtres de prendre le parti que vous jugerez convenable ;
» s'il est conforme à votre devoir , vous aurez tout le mérite d'une
» décision libre et volontaire » .
ע
"
>>
>> Après ce discours il remit les clefs entre les mains des magistrats
, et il sortit de la ville pour aller joindre ses troupes , qui l'attendaient
à un quart de licue . Cette déclaration surprit les habitans
et les entraîna tous. A la gloire de l'espèce humaine , il faut du
temps , beaucoup d'adresse , d'artifices , de sophismes présentés sous
mille formes séduisantes pour corrompre la masse des hommes : il
ne faut souvent qu'un mot heureusement placé , qu'un exemple
frappant pour les faire rentrer dans la route du devoir.
» Les habitans de Meaux délibérèrent quelques momens, et résolurent
, à l'unanimité , de suivre l'exemple de leur gouverneur.
En sortant de l'assemblée ils crièrent : Vive le roi! le peuple y
répondit par les mêmes acclamations , et ils prirent tous l'écharpe
blanche. Les habitans envoyèrent une députation à Vitry , qui revint
sur- le-champ . Cette heureuse nouvelle fut aussitôt portée au
roi , qui se se rendit à Meaux au commencement de janvier. Ce
prince y fut reçu avec tous les témoignages de la joie ; Henri y
parut d'autant plus sensible , que cette ville était la première
MARS 1815.
99
qui , depuis son abjuration , fût volontairement rentrée sous son
obéissance » .
« La soumission de la ville de Meaux fut suivie d'une conquête
plus importante , celle de la ville de Lyon. Les politiques , qui
étaient en grand nombre dans la ville , résolurent de remettre cette
belle capitale sous l'obéissance du roi . Ils envoyèrent secrètement
å Henri une députation pour l'engager à seconder leurs efforts . I
ordonna au colonel Alphonse Ornano , qui commandait un corps
de troupes en Dauphiné , de se tenir prêt à soutenir les bourgeois
de Lyon aussitôt qu'ils auraient besoin de lui . Ornano , appelé par
les trois échevins , chefs des politiques , Liergues , Jacques et de
Seves , se rendit à Lyon , près du faubourg de la Guillotière , dans
la nuit du 7 au 8 février , et se tint là jusqu'à nouvel ordre .
Jacques , accompagné de ses deux amis Liergues et de Seves , et
d'une vaillante troupe de bourgeois d'élite bien armés , attaqua ,
entre trois et quatre heures du matin , un corps-de-garde , au bout
du pout ; ils le forcèrent après avoir éprouvé beaucoup de résistance.
Pendant ce temps , d'autres bourgeois du parti royal sorti
rent de leurs maisons , en criant : Vive la liberté française ! ils
posèrent des chaînes dans les rues , et la ville se trouva bientôt barricadée
de toutes parts . L'échevin Jacques se saisit de l'arsenal ct
fit arrêter sept autres échevins , déterminés ligueurs , et quelques
capitaines des quartiers. Le lendemain matin , on vit paraître de tous
côtés les habitans avec des écharpes blanches : tous les quartiers
retentissaient des cris de vive le roi ; on alluma des feux de joie
dans toutes les rues ; on arracha les armes d'Espagne , de Nemours
' et de Savoie , des lieux où elles se trouvaient ; la populace représenta
la Ligue sous la figure d'une vieille sorcière hideuse , et jeta
cette effigie au feu avec mille imprécations. Les bourgeois
firent ensuite dresser des tables devant leurs maisons , et le
peuple y vint en foule boire à la santé du souverain . Il est
remarquable que cette brave bourgeoisie de Lyon , ayant des
troupes à ses portes , ne les appela point , et ne les fit entrer
338317
100 MERCURE DE FRANCE ,
que lorsqu'elle eut terminé seule toute cette heureuse révolution.
Ces bourgeois n'étaient point des soldats aguerris : tout Français ,
quels que soient son état et ses habitudes , n'a besoin pour combattre
, que d'un grand motif, et non d'apprentissage .
» Sur les deux heures après midi , le colonel Ornano entra dans
la ville accompagné seulement de ses officiers et d'un grand nombre
de gentilshommes , tous avec l'écharpe blanche et des panaches
blancs . La ville était soumise , ces guerriers n'y parurent que pour
y maintenir la paix » .
« Le duc de Mayenne voyant Laon pris , presque toute la Picardie
dans le parti du roi , les principaux officiers de la Ligue et
le duc de Guise lui - même disposés à faire leur accommodement
avec le roi , ne songea plus , d'après les conseils de Jeanin , qu'à
se borner à une seule province et à s'y rendre indépendant . Dans
ce dessein , il jeta les yeux sur la Bourgogne , et il s'achemina vers
cette belle partie de la France , après avoir laissé de bonnes garnisons
dans Dourlens , la Fere et Soissons . Outre qu'il tenait déjà
une grande partie de cette province , la proximité de la Savoie ,
de la Franche-Comté , de la Lorraine , des Suisses et de l'Allemagne
, dont il se flattait de tirer de grands secours , lui paraissait devoir
lui assurer tous les moyens de s'y maintenir. Ayant nourri
long- temps l'espoir de s'élever sur le trône de France , le projet
de se contenter de la simple souveraineté d'une province , loin
d'être chimérique à ses yeux , lui paraissait également facile et
modéré. Parmi les désordres causés par les usurpations et les révoltes
contre l'autorité légitime , l'un des plus frappans est cet esprit
d'indépendance , et ces prétentions outrées qui se répandent
dans tous les classes . Alors chacun s'élance hors de sa situation ,
non par l'instinct du génie et des talens , mais par le déréglement
d'une imagination qui n'a plus de frein : on croit tout possible , parce
qu'on ne respecte rien'; l'ambition n'a plus de calcul raisonnable; elle
ne donne ni cet essor qui rend capable d'exécuter de grandes choMARS
1815. 101
ses, ni cette persévérance qui assure le succès d'un plan bien combiné
; elle est à la fois vague , indécise et sans mesure ; elle tourne
les têtes sans élever les âmes telle fut l'ambition de Mayenne et
de presque tous les ligueurs ; c'était plutôt un songe qu'une passion.
ג ”
:
Mayenne , dans son dessein de s'assurer de la souveraineté de
la Bourgogne , comptait aussi sur l'Espagne , qui paraissait entrer
dans ses vues ; mais les Bourguignons n'étaient pas d'humeur à
choisir un sujet pour leur maître. « Jamais , dit Sully , ils n'ont
» donné de preuves si éclatantes de leur fidélité pour leur souve-
>> rain »>. Le duc ayant commencé par vouloir s'assurer de Beaune
■n y faisant entrer une nombreuse garnison , les bourgeois se soulevèrent
contre cette troupe , l'attaquèrent , et l'obligèrent à se retirer
dans le château. Ensuite cette vaillante et noble bourgeoisie
se fortifia avec des barricades contre ce château , et , après tous ces
exploits , elle appela à son secours le maréchal de Biron , auquel
elle permit de se loger pendant six semaines avec sa petite armée
dans l'enceinte de ses murs. Ces braves habitans nourrirent la
troupe royaliste à leurs dépens , sacrifiant l'argent et tout ce
qu'ils possédaient d'aussi bon coeur qu'ils exposaient leurs personnes.
Ils partagèrent toujours les travaux et les périls des guerriers
qu'ils avaient appelés ; ils attaquèrent en forme le château avec une
batterie de douze pièces de canon, et poursuivirent leurs ouvrages
si vivement , qu'ils chassèrent enfin la garnison des rebelles . On
verra par la suite que la ville de Dijon montra le même
la même fidélité » .
courage et
Nous citons avec d'autant plus de plaisir ces témoignages de
fidélité des plus grandes villes du royaume , que ce sont des titres
de noblesse dont elles doivent aujourd'hui s'honorer. Voici
quelles furent les heureuses suites de leur soumission , de leur
fidélité ? Écoutons encore madame de Genlis .
« Il était impossible qu'après tant de désastres et de si longues
guerres , tant de dettes à payer , d'établissemens publics à réparer
102 MERCURE DE FRANCE ,
et à entretenir , on fût encore dans l'abondance ; mais toutes les
plaies commençaient à se fermer ; le commerce , l'agriculture se
ranimaient, d'immenses défrichemens entrepris dans toutes les parties
du royaume montraient partout des bras utiles rendus à la nature
; les prés dévastés et les champs de bataille se couvraient de
semailles et de jeunes plantations ; des milliers de charrues , formant
d'heureux sillons , effaçaient dans les campagnes les traces
funestes des affûts de canon et des trains d'artillerie ; et le laboureur
, déjà soulagé du poids des impôts , relevait avec espérance sa
chaumière abattue ».
Mais il fallut quatre années de paix à Henri pour réparer les
désastres qui avaient précédé son règne . Nous avons vu l'un de
ses successeurs , après de bien plus longs désastres et des malheurs
inouïs , ramener , en moins d'une année , l'abondance , la prospérité
dans son royaume . Quelle doit être notre admiration , notre
reconnaissance pour l'auteur d'un si grand bienfait , ou plutôt d'un
pareil prodige !
VARIÉTÉS.
SPECTACLES.
A. D.
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE . - Reprise de Médée et Jason.
- Le ballet de Nina .
Très-mal accueillie à la première représentation , et ( ce qui
est sans exemple ) sifflée à la répétition générale , enfin ,
ensevelie
depuis dix -huit mois , comment cette Médée a-t - elle pu sortir
tout à coup du tombeau ? Si c'est un nouveau prodige de l'amante
de Jason , il faut convenir que son art ne s'exerça jamais d'une
manière plus funeste pour les malheureux mortels . L'instant de son
réveil a été celui de l'assoupissement de tous ceux que leur mauMARS
1815 . 103
vaise étoile en a rendus témoins. On assure même que cet effet inévitable
s'est fait sentir hors de l'enceinte où a eu lieu l'apparition'
de la princesse de Colchos : le poëme , consacré à sa louange , n'a
pas agi avec moins d'efficacité sur les lecteurs que sur les spectateurs
. Au besoin , la préface eût pu suffire : c'était la première
fois qu'un auteur d'opéra s'avisait de faire précéder ses vers d'une
dissertation historique et mythologique aussi longue que la pièce
entière Et dans quel espoir ? Celui de démontrer à la génération
actuelle que c'est à tort que , depuis plus de trois mille ans , l'on
s'obstine à voir dans la fille du roi Æetas une princesse aussi libre
dans ses moeurs qu'implacable dans ses vengeances. M. Milcent se
rend caution de la chasteté et de la douceur de Médée. Le public
entier peut , à son tour , garantir à M. Milcent , que sa bonne et
vertueuse Médée est devenue , par ses soins , la plus triste et la
plus ennuyeuse princesse du globe.
Il veut lui trouver des défenseurs partout , et il met Voltaire de
ce nombre. Dans son commentaire sur Corneille , ce grand écrivain
s'élève , il est vrai , contre les froides horreurs que tous les
tragiques anciens et modernes ont accumulées dans le personnage
de Médée ; et il désirerait que ses crimes fussent mieux motivés
par la passion . Mais a-t-il jamais prétendu qu'il fallût dénaturer
ti caractère dramatique , consacré par la tradition ? Corneille
avait dit , dans la dédicace de sa Médée : « Dans la poésie il ne
» faut pas considérer si les moeurs sont vertueuses , mais si elles
» sont pareilles à celles de la personne qu'elle introduit » . Voltaire
ajoute : « Il faut surtout qu'elles soient intéressantes ; c'est-
» là le premier devoir » . Or , M. Milcent n'a fait ni une Médée
pareille à toutes les Médées qui ont paru jusqu'ici sur les théâtres
grec , latin et français , ni une Médée intéressante. La discussion
finit là. S'il y a dans tout l'ouvrage une ou deux scènes dignes de
quelqu'attention , il faut observer qu'elles appartiennent à Glower ,
auteur d'une Médée anglaise . Le style , sans couleur , sans vie et
quelquefois incorrect , est parfaitement approprié à cette triste
conception.
104
MERCURE DE FRANCE ,
Le compositeur ( M. de Fontenelle ) a dû se sentir glacé toutes
les fois qu'il a jeté les yeux sur les vers de son poëte. Il est trop
puni de sa fatale complaisance pour que l'on entreprenne de lui
démontrer , par son propre exemple , que d'un sujet aussi mal
conçu il ne pouvait résulter qu'une musique dénuée de mouvement
et de chaleur.
Il serait temps que certains écrivains ( je n'ose les nommer
poëtes ) voulussent se pénétrer de la différence essentielle qui
existe entre la tragédie , qu'ils s'obstinent à appeler lyrique , et le
véritable opéra. Il y aurait ici matière à une dissertation plus longue
encore que celle de M. Milcent : je me bornerai à retracer ,
comme une définition exacte de tout ce qui doit constituer un
grand opéra , ces vers si connus , quoique si peu en harmonie avec
ce que nous voyons tous les jours :
Il faut se rendre à ce palais magique
Où les beaux vers , la danse , la musique,
L'art de tromper les yeux par les couleurs ,
L'art plus heureux de séduire les coeurs ,
De cent plaisirs font un plaisir unique.
A l'exception des beaux vers , tout cela se retrouve dans le
charmant ballet de Nina. La reprise de cette pantomime excite
une curiosité aussi vive que l'opéra du même nom en excita jadis
dans sa nouveauté. La gloire en appartenait alors à mad . Dugazon ,
elle appartient aujourd'hui à mademoiselle Bigottini , dont le rare
talent mérite d'être assimilé à celui de cette grande, actrice . Elle
jouit d'un succès que l'on obtient rarement sans le
secours des paroles
: elle fait couler des larmes de tous les yeux.
THEATRE DE L'OPÉRA -COMIQUE. - Première représentation de
Félicie ou la Jeune Fille romanesque.
On nous avait déjà fait voir à ce théâtre les funestes effets que
peut produire la lecture assidue des romans sur une vieille cervelle
comme celle de Ma Tante Aurore. On vient de nous montrer
les derniers symptômes de cette maladie dans une jeune personne
encore toute innocente et naïve .
MARS 1815. 105
Félicie habite avec son père et une soubrette revêtue du titre de
gouvernante , un château situé sur les bords de la Durance . Cette
solitude est effrayante pour une jeune personne : elle a recours à
son imagination pour s'en rendre le séjour agréable. Il n'existe pas
un roman ancien ou moderne dont elle n'ait connaissance ; et ,
dans tous , elle a fort bien observé que , dès les premières pages ,
l'héroïne ne manque jamais de rencontrer l'être prédestiné qui devait
lui faire sentir son coeur . Félicie brûle de hâter ce fortuné moment
; pénétrée d'un respect religieux pour les mystères de la sympathie
, c'est de son pouvoir irrésistible qu'elle attend un époux
digne de toutes ses affections . Déjà même elle est parvenue à se
représenter si fortement toutes les perfections dont doit être pourvu
ce mortel inconnu , qu'elle en a fixé les traits sur la toile .
Mais M. de Belfort , son père , moins confiant dans la destinée ,
a pris des arrangemens beaucoup plus positifs pour établir sa fille .
Il regarde sa main comme le gage d'un arrangement important
avec Dorimon , l'un de ses voisins , et il la lui promet . En conséquence
, son fils , le colonel Édouard , ce jeune militaire , avant
de se décider à cette union , voudrait savoir , du moins , s'il sera
aimé de la jeune personne , et loin de se présenter ouvertement
comme son prétendu , il emploie , pour se glisser dans le château ,
toutes les précautions d'un amant qui ' redoute la vigilance d'un
père intraitable . A l'aide de l'Orange , son valet , qui jadis a trèsparticulièrement
connu Juliette , la jeune gouvernante , il noue
une intrigue qui doit avoir d'autant plus de piquant pour Félicie ,
qu'elle est conduite tout -à-fait dans les formes voulues par les romans
du genre le plus sentimental . Amant timide et discret ,
Édouard ne se montre pas ; il se contente de chanter des romances
, de faire dire à un écho les choses les plus galantes , de jeter
des bouquets et de hasarder des lettres . Félicie partage son attention
entre ce personnage mystérieux et l'image précieuse qu'elle
croit en posséder . Juliette s'aperçoit à temps qu'il s'en faut que la
ressemblance soit parfaite : elle trouve l'art de corriger le portrait
d'après nature , en présence même de Félicie , qui se persuade
106 MERCURE DE FRANCE ,
que , d'après des rapports sympathiques , sa gouvernante discerne
les traits de son amant dans ses yeux ; mais c'est bien réellement
le colonel que peint Juliette , après l'avoir placé derrière le fauteuil
même de la jeune personne . Poursuivant son aventure ,
Édouard croit se ménager enfin le tête à tête où il doit obtenir un
doux aveu en escaladant une fenêtre . Il est reçu , à sa descente
par le père lui-même. Tout s'explique , et Félicie est au comble de
en se voyant unie à l'original du portrait chéri . ses voeux ,
?
Il fallait beaucoup d'art pour prolonger l'intrigue et varier les
incidens pendant trois actes. Les détails ingénieux , les mots spirituels
et piquans qui se succèdent sans interruption de scène en
scène , justifient la vogue peu commune dont ce joli ouvrage est
assuré de jouir , après avoir subi l'épreuve de plusieurs représen
tations . Le nom de l'auteur était déjà une recommandation auprès
du public ; M. Emmanuel Dupaty vient d'acquérir de nouveaux
droits à sa faveur.
La musique , ouvrage d'un artiste italien , M. Catruffo, offre plusieurs
morceaux très-agréables , quoiqu'il fût possible d'y désirer
un peu plus de couleur et d'intention . On ne saurait , du moins ,
exiger une exécution plus parfaite . Tous les rôles sont joués et
chantés de la manière la plus satisfaisante par Martin , Huet , Julliet
, et mesdames Regnault et Boulanger .
-
S.
THEATRE FRANÇAIS . Reprise des Templiers , tragédie en
cinq actes et en vers , par M. Raynouard ,
Si un concours nombreux de spectateurs était toujours un garant
suffisant du mérite d'une pièce de théâtre , peu de tragédies l'emporteraient
sur celle des Templiers , et Racine pourrait bien céder
le pas à M. Raynouard. Dès les cinq heures , une foule immense
assiégeait toutes les avenues des Français , et au moment où les
portes se sont ouvertes , la salle s'est trouvée remplie comme par
enchantement. Les spectateurs se divisaient naturellement en deux
classes. La première était composée de ceux qui avaient applaudi
sans réserve à la première apparition de ce phénomène sur la scène
tragique : la seconde de ceux qui , bien loin de partager cet enthouMARS
1815. 107
siasme , pensaient au contraire , que la pièce ne péchait pas moins
par le plan que par les caractères et le style , c'est -à -dire , était -
vicieuse en tout point. Une égale curiosité attirait les uns et les
autres . Les amis de l'auteur publiaient que l'ouvrage avait subi de
grands changemens , et l'on était bien aise de s'assurer si les corrections
étaient heureuses . Nous avons suivi la marche de la pièce
avec attention ; et nous avons cru remarquer que M. Raynouard
avait également mécontenté ses premiers admirateurs et ses critiques
. « Quelle manic , disaient les uns , de remettre en question ce
qui était passé en force de chose jugée et de changer ce qui était
bien , pour y substituer des choses dont la réussite est plus que
douteuse ! A quoi bon tous ces changemens , disaient les autres , si
les corrections sont pires que le premier jet ? Un jour , lorsque
l'auteur aura livré sa pièce à l'impression , nous nous proposons
d'examiner jusqu'à quel point ces reproches sont fondés , et dans
le seul intérêt de l'art , nous rechercherons et nous ferons ressortir
les beautés et les défauts de cet ouvrage sous le triple rapport du
plan , des caractères et du style . En attendant , nous nous hâtons
d'apprendre à nos lecteurs que les Templiers d'aujourd'hui ressemblent
beaucoup aux anciens , soit pour le style , soit pour les caractères
, mais qu'ils en different essentiellement pour le plan . Les
quatre premiers actes sont entièrement refondus. Des scènes entières
ont été transportées du troisième acte dans le second , du second
dans le premier , et de celui-ci dans le quatrième , sans qu'à
notre avis la pièce y ait rien perdu ou gagné : et telle est la
manière dont l'auteur a conçu son plan , que l'on pourrait commencer
la représentation par le second , par le troisième , ou par le
quatrième acte , sans que pour cela l'action marchất ni mieux , ni
plus mal . Les interlocuteurs ont aussi changé de rôle entr'eux , et
plusieurs tirades qui se trouvaient autrefois dans la bouche du roi
et du chancelier , sont maintenant dans celle du connétable et du
grand maître ; et vice versa.
Talma a eu de beaux momens dans le rôle du jeune Marigny.
Son jeu est plein de naturel , et son débit d'une chaleur entraî108
MERCURE
DE FRANCE
,
し
nante . Saint-Prix selon son usage laisse tomber une à une toutes
ses syllabes et met un intervalle entre chaque mot . Si tous les acteurs
s'écoutaient parler ainsi , la représentation pourrait bien
durer une demi-journée , si toutefois on parvenait à en voir la fin.
En revanche , Lafond parle avec trop de précipitation . Une telle
volubilité est peu digne d'un roi chez qui la grâce et l'aisance ne
doivent jamais exclure la majesté.
Le Théâtre Français va , dit- on , ' s'enrichir de deux nouvelles
pièces : Racine et Cavoye , comédie en trois actes et en vers ; et
Germanicus , tragédie en cinq actes . La première est attribuée à
un auteur dont tous les pas dans la carrière dramatique ont été
comptés par des succès . La seconde est d'un homme de lettres qui ,
quoique doué d'une prodigieuse facilité , n'a pu jusqu'ici tlonner à
Melpomène que des instans dérobés à de plus graves occupations.
On a lieu d'espérer que rendu à lui-même , il consacrera désormais
exclusivement au culte des muses des talens qui promettent la
gloire , et qui ont brillé d'un si bel éclat à leur aurore .
On sait que l'auteur de Jeanne Gray a retiré sa pièce , quoiqu'il
eût droit à une seconde représentation . Cet exemple d'une rare
modestie , est d'un homme qui sent ses forces , et qui ne tardera
pas à se relever de ce léger échec par un succès qui ne scra ni
douteux , ni contesté.
Lafond a repris ses débuts dans la comédie . Avant d'en rendre
compte , nous avons voulu le voir dans plus d'un rôle , afin d'être
en état d'en parler en connaissance de cause , et de porter un
jugement plus motivé sur un acteur qui donne en ce moment , aux
amis de Thalie , des espérances qu'il réalisera sans doute.
THEATRE DE L'ODÉON . - Première représentation de l'Envie
de parvenir , ou la Journée des Dupes , comédie en cinq actes et
en vers , par M. Armand Charlemagne.
M. Volf , riche magistrat de Berlin , est un de ces hommes à
projets , qui ne se trouvant point heureux dans la condition où
le sort les a placés , sont possédés de l'envie de parvenir , et qui
n'ayant pas su gouverner leur maison , se croient appelés à gouvera
Η
5
MARS 1815. 109
ner le genre humain . Une fille , deux nièces , composent toute sa
famille . Il faut y ajouter un précepteur dont le nom est Benoni
petit abbé musqué , poëte à l'eau rose , composant des bouquets
pour Iris , et s'élevant jusqu'au rondeau . Au moment où toute cette
famille est réunie pour entendre les beaux projets de bienfaisance
qu'a rêvés M. Volf , on introduit un inconnu qui demande l'hospitalité
. Son vêtement plus que modeste ne prévient guères en sa
faveur. Il raconte comment il a été rencontré dans la forêt
voisine par des voleurs , qui l'ont dépouillé et mis dans l'état où il
se trouve. On le reçoit d'abord par pitié , puis on le congédie
bientôt par défiance. L'inconnu n'ayant rien de mieux à faire , va
promener sa douleur dans les jardins du roi ; mais quelle est la
surprise de Volf , lorsque l'intendant de ces jardins , Ernest , son
gendre futur , vient lui apprendre que le grand Fredéric a adressé
la parole à l'inconnu , et a semblé déplorer sa cruelle destinée ? « Qui
le croirait ? a dit le roi , cet homme que j'ai vu jadis dans tout l'éclat
du pouvoir et de la gloire , entouré d'une cour brillante et
gardé par de nombreux satellites , est aujourd'hui méconnu , abandonné
et couvert des haillons de la misère » ! A cette nouvelle ,
l'étonnement de la famille peut à peine se concevoir. C'est un
grand seigneur qui voyage incognito , s'écrie Volf ! C'est un prince
déguisé , s'écrient les nièces ! Et tous ensemble : « et nous l'avons
chassé! » Il n'est qu'un moyen de tout réparer , c'est de l'inviter à
diner , de le traiter comme son rang l'exige , et de mettre son expulsion
sur le compte de Benoni , que l'on fera passer pour une
sorte d'imbécille . Ernest est chargé d'aller porter cette invitation
à l'inconnu qui accepte et se rend aussitôt chez Volf. Autre surprise
. Un tailleur vient de la part du roi apporter à l'inconnu un
habit magnifique. Alors plus de doutes , c'est pour le moins un
prince , qui sait ? un roi peut-être ! Volf se voit déjà ministre , et
comine pendant le repas l'inconnu a adressé quelques mots de galanterie
à la jeune Sophie , il a sans doute l'intention de l'épouser ;
Ernest ne convient plus pour gendre , et l'on songe à l'éconduire
honnêtement. Une scène plaisante est celle où Volf , ses deux nièces
110 MERCURE DE FRANCE ,
et Benoni viennent tour à tour demander la protection de l'inconnu
et solliciter une place à sa cour. Celui-ci leur promet à tous
un emploi selon leurs goûts et leurs talens ; leur satisfaction est à
son comble , ils pressent vivement l'étranger de quitter enfin l'incognito
et de se montrer dans toute sa gloire l'inconnu jugeant
alors qu'il est temps de satisfaire leur curiosité impatiente , leur révèle
en ces mots l'énigme de son existence :
On m'a vu revêtu du manteau de Crésus ,
» On m'a vu mendier sous les habits d'Irus.
·
» Que vous dirai-je enfin ? je suis et tout et rien ,
>> Je suis prince et berger , je suis ..... comédien »> .
A ces mots , les deux nièces s'enfuient précipitamment , Volf
unit sa fille à Ernest , et ordonne de dételer ses quatre chevaux
qui devaient reconduire le prince au milieu de ses sujets .
Cette pièce , comme on le voit , n'est point une comédie de caractère
, c'est tout simplement une anecdote mise en vers , et arrangée
pour la scène . Une ou deux situations passablement comiques
, un style assez généralement correct , et quelques vers heureusement
tournés , ont rendu les spectateurs indulgens , et l'auteur
peut compter sur un succès d'estime . Nous avons entendu dire
autour de nous que cette comédie avait été jouée il y a quelques
années au théâtre de Louvois , sous le titre du Voyageurfataliste.
Elle était alors en trois actes , et nous pensons qu'elle gagnerait
beaucoup à être ramenée à ces proportions.
Cette comédie a été exécutée avec un ensemble que l'on rencontre
rarement même aux Français . Chazel s'est surtout distingué
dans le rôle de M. Volf, qu'il a rendu avec une rondeur et une
verve , qui font beaucoup d'honneur à ses études : on voit qu'il est
de la bonne école , et nous ne pouvons que l'engager à cultiver les
heureuses dispositions qu'il a reçues de la nature . Peut-être est -il
appelé à briller un jour sur un plus grand théâtre .
Madame Sainte- Suzanne continue ses débuts dans les rôles de
mère , et elle y obtient des applaudissemens mérités. Elle a joué
MARS 1815 . III
dernièrement avec un talent remarquable la Bonne Mère de
Florian .
Théatre des Variétés.
C. N.
- La fable de l'immortel bonhomme ,
intitulée , le Savetier et le Financier , a obtenu dans le temps un
succès qui s'est soutenu jusqu'à nos jours : les auteurs de la pièce
nouvelle qui porte le même titre ont jugé que ce sujet pouvait
également réussir au théâtre , et ils ne se sont pas trompés ; ils y
ont ajouté une petite intrigue d'amour , noeud obligé de toutes les
comédies , voire même de tous les vaudevilles , et leur mémoire
aidée de leur goût et de leur esprit , a produit un tout fort
agréable on a fait répéter le couplet suivant , que le savetier
adresse au financier, lorsque ce dernier lui reproche d'être toujours
gai , et de l'étourdir par sa chanson.
AIR : Des filles à marier.
Quand sur votre table on apporte
D'excellent vin , des mets exquis ,
Moi bien souvent à votre porte
Je bois de l'eau , je mange du pain bis ,
Et lorsque mon insouciance
Brave les maux qu'on endure ici- bas ,
J'suis bien surpris qu' ma gaîté vous offense
Quand ma misèr' ne vous affecte pas .
On a demandé les auteurs , et Bosquier-Gavaudan , qui avait
joué son rôle à merveille , est venu nommer MM. Merle et Brazier
, déjà connus par d'autres succès , et entr'autres par la jolie
comédie du Ci-devant Jeune Homme. A. D. C.
SOCIÉTÉS SAVANTES ET LITTÉRAIRES .
PROGRAMME des prix proposés par la Société d'Emulation de
Cambrai ,pour les années 1815 et 1816.
Pour le premier Septembre 1815.
1º. Une Notice sur les Nerviens , accompagnée de tous les textes grecs et
latins qui peuvent en justifier le contenu .
112
MERCURE DE FRANCE ,
2º. Un Tableau chronologique présentant avec exactitude et précision
tous les événemens qui intéressent l'histoire de Cambrai et du Cambrésis.
3. Un Précis historique sur Jean de Montluc-Balagny , maréchal de
France et prince de Cambrai , ainsi que sur Renée de Clairmont et Diane
d'Estrées , ses deux épouses .
4° . Démontrer qu'il est possible de faire sur les routes et les chemins
publics , des plantations qui non-seulement ne nuisent pas aux productions
des terres latérales , quelle que soit la nature du sol , mais même qui soient
avantageuses aux propriétaires riverains.
Pour le premier Juillet 1816.
1°. Quels sont les moyens les plus prompts et les plus efficaces pour rendre
populaire la connaissance des découvertes utiles à l'humanité en général et
spécialement de celles qui peuvent favoriser les progrès de l'agriculture et
des arts mécaniques?
2º. Indiquer un moyen de reconnaître en quelle proportion se trouvent
mêlangées , dans un terrain de culture , les terres siliceuse , calcaire et
argileuse.
Ce moyen doit être plus facile que celui de l'analyse chimique et surtout
plus à lá portée des cultivateurs .
3º . Réduire l'histoire généalogique de la noblesse des Pays-Bas , par
Jean le Carpentier , à ce qu'elle contient de vrai et d'intéressant sur l'histoire
de Cambrai et du Cambrésis .
4°. Quelle a été l'influence du gouvernement de Philippe II , roi d'Espagne
, sur l'agriculture , le commerce et les arts , dans les Pays- Bas ct
particulièrement dans le Cambrésis ?
On joindra aux ouvrages ou mémoires sur ces divers objets , un billet
cacheté , indiquant le nom et la résidence de l'auteur.
Le tout devra être parvenu franc de port M. Farez , secrétaire-perpétuel
de la Société , avant l'époque désignée pour la clôture de chaque
concours.
Une médaille d'or sera décernée à chaque auteur qui , sur l'un
l'autre de ces sujets , aura atteint le but que la Société se propose. '
Les membres résidans sont seuls exclus du concours.
MARS 1815.
ROYAL
TIMBRE
NECROLOGIE.
SER
LES beaux-arts viennent de perdre Jean Boichot , sculptem ,
associé de l'Institut , ancien élève de l'Académie de peinture et
sculpture , né à Châlons - sur-Saône , en 1738. Dès son enfance il
manifesta un goût décidé pour le dessin , et ses progrès furent
rapides ; le désir ardent de voir l'Italie lui fit bientôt entreprendre
à pied ce voyage. Après y avoir passé plusieurs années , il reporta
dans sa patrie le fruit de ses études , et ce fut alors qu'il fit en pierre
le beau groupe colossal qui est placé dans l'église Saint-Marcel ,
près Châlons . La hardiesse de son style le fit surnommer par un
artiste du premier ordre , le Jules-Romain de la France.
Il savait réunir le grandiose à la grâce , et excellait à dessiner
les femmes . On confia encore , il n'y a pas long-temps , à ses mains
septuagénaires les bas-reliefs de plusieurs monumens publics . Il
avait conservé l'amour le plus vif pour sa ville natale , et les
Châlonais prononcent son nom avec orgueil.
Vivement regretté de tous ceux qui le connurent , il meurt avec
la réputation d'un artiste distingué , chez lequel on ne savait ce
qu'on devait le plus admirer de sa modestie , de ses talens ou de
son désintéressement.
On recherchera sans doute avec empressement ses dessins ; c'est
le seul héritage qu'il laisse à sa respectable veuve.
POLITIQUE .
DÉBARQUEMENT DE BONAPARTE.
Hé bien ! hommes de bonne ou de mauvaise foi , qui prétendicz
que votre Corse plein d'humanité avait voulu éviter une guerre
civile à la France en abdiquant le rang qu'il avait conquis sur l'amarchie
, que dites-vous , quand , sur la foi de quelques mécontens ,
de quelques divisions imaginaires , il se précipite sur la France on
chefde parti ?
8
114
*
MERCURE DE FRANCE ,
Vous vous taisez , vous paraissez ébranlés . Ah ! gardez-vous de
concevoir de fallacieuses espérances . L'honneur français n'est
point altéré ; il ne se laissera corrompre ni par un enthousiasme
prestigieux , ni par les souvenirs si facilement trompeurs d'une
gloire sanglante , ni même par le mécontentement de quelques
disgrâces ou injustices privées. Les hommes d'honneur savent bien
que l'injustice même ne change rien à la nature des devoirs . Déjà
plusieurs de ceux dont l'indiscrétion hautaine et frondeuses a pu
rendre les sentimens douteux , se sont empressés d'offrir leurs
services au Gouvernement, et de lui prouver que s'ils mettent quelqu'orgueuil
à se plaindre , leur âme toute française est incapable
de félonie et de trahison .
L'un des plus grands efforts de Bonaparte et de sa police , a
été de cacher à toute la France , qu'un Bourbon était entré en
France seul , sans partisan avoué et sous la simple sauve garde de
la providence . Par un contraste digne de ses droits et de l'amour
des Français , le roi fait connaître l'apparition du Corse abdicateur
de la couronne qu'il avait usurpée . Malgré la commotion inévitable
que peut momentanément produire la rage de cet aventurier , non ,
la guerre civile n'éclatera point en France : on sait trop que son
résultat inévitable serait le renouvellement de tous les crimes , une
guerre à mort de toutes les puissances , l'invasion et le déchirement
de notre belle patrie . Qu'il n'y ait plus qu'un cri pour tous
les Français : Vive le Roi ! mort à l'usurpateur ! indulgence aux
hommes égarés et repentans !
De tous les bienfaits que nous devons à notre monarque chéri ,
l'un des plus précieux sans doute est cette influence salutaire et
touchante qu'exerce sur toutes les âmes le spectacle journalier de
la vertu et de la bonté réunies sur le trône . Cette influence opère
insensiblement , mais avec efficacité sur la morale publique , et
nous promet le retour certain aux principes conservateurs de la
société, Quel respectueux et tendre intérêt n'inspire pas à tous les
MARS 1815. 115
Français la vue d'un prince à qui les plus horribles persécutions , les
fatigues et les calamités de tout genre n'ont jamais ôté la sérénité
d'âme constamment empreinte sur sa noble figure , et qui , malgré des
souffrances physiques , trop souvent renouvelées , a conservé toute
la supériorité de ses facultés intellectuelles , la vigueur du caractère
, le discernement le plus exquis , la pénétration la plus profonde
; qualités éminentes avec lesquelles le bon goût , la grâce ,
l'enjouement et la finesse de l'esprit le plus délicat forment une alliance
vraiment digne d'amour et d'admiration .
Ils ont éclaté ces sentimens dans la revue générale que Sa Majesté
vient de faire de la garnison de Paris et de la garde nationale
. Tous les coeurs étaient émus à l'aspect de ce prince ,
qui , depuis son retour parmi nous , environné de circonstances
difficiles , n'a pu jusqu'à présent conuaître que les épines de la
royauté. L'expression , disons mieux , l'explosion de l'attendrissement
universel , a été telle que le roi n'a pu y résister , et que son
âme a éprouvé une de ces défaillances délicieuses que produit le
bonheur d'être aimé . Cette circonstance touchante sera bientôt
connue de l'homme de l'ile d'Elbe , et il pourra apprécier toute
l'étendue de l'amour des Français pour Louis XVIII . Il apprendra
si le nouveau Charles-le-Sage manquera jamais de Clisson et de
Duguesclin pour défendre le trône et la patrie .
Voici au reste les détails de la revue de la garde nationale de
Paris , tels qu'ils ont été donnés dans le Moniteur.
Les troupes formant la garnison de Paris , les douze légions de la garde
nationale , et la treizième légion , composée de la cavalerie de cette garde ,
se sont réunies aujourd'hui à midi sur la place du Carrousel et dans la cour
du palais des Tuileries . Monseigneur le duc de Berri , accompagné du lieutenant-
general comte Maison , du lieutenant-general comte Dessole , et
d'an nombreux état-major, a d'abord passé les troupes en revue . Au moment
où le prince a paru devant les premières lignes, les cris de vive le Roi ! vive
monseigneur le duc de Berri ! ont retenti dans tous les rangs : un peuple
nombreux se pressait autour des bataillons , et faisait retentir l'air des mêmes
acclamations .
Pendant que le prince parcourait les lignes , le roi a paru au grand balcon
116 MERCURE
DE FRANCE ,
du château , et les acclamations ont redoublé. Les troupes out alors défilé
sous les
yeux de Sa Majesté, en la saluant par de nouveaux cris proférés
avec un enthousiasme impossible à décrirc . Le roi y répondait par les expressions
réitérées de sa satisfaction .
Les colonnes avaient à peine laissé le terrain libre , que de toutes les parties
du Carrousel et par tous les guichets du Louvre , la foule , que les
troupes contenaient par leur présence , a fait une irruption dans la cour da
château et s'est rapidement portée sous les fenêtres du roi , où monseigneur
le duc de Berri était encore à cheval avec son état -major . Ce mouvement
inattendu a produit un effet inexprimable : toutes les mains étaient tendues
et les chapeaux levés vers le balcon . Les cris de vive le roi ! vive la famille
royale ! n'ont cessé qu'au moment où le roi a fait connaître par un geste
qu'il allait répondre à cette touchante démonstration des sentimens publics .
(Le Moniteur promet ici de donner , lorsqu'il en aura une connaissance
les paroles que S. M. a prononcées en cette mémorable occasion . )
Le roi s'étant retiré au milieu de ces acclamations , la maltitude , qui
pressait le cheval de monseigneur le duc de Berri , l'a en quelque sorte
porté du pavillon du milieu à celui de Marsan . Une fonle de citoyens de
toutes les classes s'attachaient au prince , saisissaient ses mains , et lui renouvelaient
à grands cris le serment d'amour et de fidélité grave dans le
coeur de tous les Français. Le prince a répondu à ces téuroignages de devoùment
par l'expression vive et franche de sa profonde sensibilité .
exacte ,
PIÈCES OFFICIELLES ET ACTES DU GOUVERNEMENT.
PROCLAMATION.
Convocation des Chambres.
Paris , le 6 mars 1815 .
Nous avions , le 31 décembre dernier , ajourné les chambres pour reprendre
leurs séances au 1er . mai : pendant ce temps , nous nous attachions
à préparer les objets dont elles devaient s'occuper . La marche du congrès de
Vienne nous permettit de croire à l'établisssment général d'une paix solide
et durable , et nous nous livrions sans relâche à tous les travaux qui pouvaient
assurer la tranquillité et le bonheur de nos peuples : cette tranquillité
est troublée ; ce bonheur peut être compromis par la malveillance et la trahison
: la promptitude et la sagesse des mesures que nous prenons en arrêtera
les progrès : pleins de confiance dans le zèle et le dévouement dont les
MARS 1815.
117
chambres nous ont donné des preuves , nous nous empressons de les rappeler
auprès de nous.
Si les ennemis de la patrie ont fondé leur espoir sur les divisions qu'ils
ont toujours cherché à fomenter , ses soutiens , ses défenseurs légaux renverseront
ce criminel espoir par l'inattaquable force d'une union indestrucuble.
A ces causes , ouï le rapport de notre amé et féal chevalier , chancelier de
France , le sieur Dambray, commandeur de nos ordres , et de l'avis de notre
conseil ; nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
Art. 1º . La chambre des pairs , et celle des députés des départemens sont
convoquées extraordinairement au lieu ordinaire de leur séance .
2. Les pairs et les députés des départemens absens de Paris s'y rendront
aussitôt qu'ils auront connaissance de la présente proclamation .
3. La présente proclamation sera insérée au Bulletin des lois . Elle sera
adressée à tous les préfets , sous-préfets , maires et municipalités du royaume ,
publiée et affichée à Paris , et partout où besoin sera.
4. Notre chancelier et nos ministres , chacun en ce qui les concerne , sont
chargés de l'exécution de la présente .
Donné au château des Tuileries , le 6 mars 1815 , et de notre règne le
vingtième .
Signé, LOUIS .
Par le roi ,
Le chancelier de France , signé , DAMBRAY
Ordonnance du Roi contenant les Mesures de sûrete générale.
LOUIS , PAR LA GRACE DE DIEU , ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE ;
A tous ceux qui ces présentes verront , salut.
· L'art . 12 de la Charte constitutionnelle nous charge spécialement de faire
les règlemens et ordonnances nécessaires pour la sûreté de l'état ; elle serait
essentiellement compromise si nous ne prenions pas des mesures promptes
pour réprimer l'entreprise qui vient d'être formée sur un des points de
notre royaume , et arrêter l'effet des complots et attentats tendant à exciter
la guerre civile et détruire le gouvernement.
A ces causes , et sur le rapport qui nous a été fait par notre amé et
féal chevalier , chancelier de France , le sieur Dambray , commandeur
de nos ordres , sur l'avis de notre conseil , nous avons ordonné et
ordonnons , déclaré et déclarons ce qui suit
118 MERCURE DE FRANCE ,
de
Art. 1er. Napoléon Bonaparte est déclaré traître et rcbelle pour s'être
introduit à main armée dans le département du Var . Il est enjoint à
tous les gouverneurs , commandans de la force armée , gardes nationales ,
autorités civiles et même aux simples citoyens , de lui courir sus ,
l'arrêter et de le traduire incontinent devant un conseil de guerre qui ,
après avoir reconnu l'identité , provoquera contre lui l'application des
peines prononcées par la loi. 4
2. Seront punis des mêmes peines et comme coupables des mêmes
crimes ,
Les militaires et les employés de tout grade qui auraient accompagné on
suivi ledit Bonaparte dans son invasion du territoire français , à moins
que dans le délai de huit jours , à compter de la publication de la
présente ordonnance , ils ne viennent faire leur soumission entre les mains
de nos gouverneurs , commandans de divisions militaires , généraux ou
administrations civiles .
3. Seront pareillement poursuivis et punis comme fauteurs et complices
de rébellion et d'attentats tendant à changer la forme du gouvernement et
provoquer la guerre civile , tous administrateurs civils et militaires , chefs
et employés dans lesdites administrations , payeurs et receveurs de deniers
publics , même les simples citoyens qui prêteraient directement ou indirec
tement aide et assistance à Bonaparte.
4. Seront punis des mêmes peines , conformément à l'article 102 da
Code penal , ceux qui , par des discours tenus dans des lieux ou réunions
publiques , par des placards affichés ou par des écrits imprimés auraient
pris part ou engagé les citoyens à prendre part à la révolte , ou à
s'abstenir de le repousser,
5. Notre chancelier , nos ministres secrétaires- d'état et notre directeurgeneral
de la police , chacun en ce qui les concerne , sont chargés de l'exécution
de la présente ordonnance qui sera insérée au Bulletin des lois , adressée
à tous les gouverneurs de divisions militaires , généraux , commandans ,
préfets , sous- préfets et maires de notre Royaume , avec ordre de la faire
imprimer et aflicher tant à Paris qu'ailleurs et partout où besoin sera.
Donné au château des Tuileries , le 6 mars 1815 , et de notre règne
le vingtième.
Par le Roi ,
Signé, LOUIS .
Le chancelier de France , signé , DAMBRAY
MARS 1815 .
119
Adresse du Corps municipal de la ville de Paris.
SIRE , depuis le retour de Votre Majesté , la France commençait à
respirer ; la liberté publique et particulière assurée par une charte solennelle
, le crédit renaissant , nos ports rouverts au commerce , les bras rendus
à l'agriculture , l'harmonie établie entre tous les corps de l'État , la certitude
de la paix donnée à l'Europe , tout garantissait à notre pays le bonbeur
qu'il n'a connu que sous vos ancêtres .
>> Et c'est là le moment que choisit cet étranger pour souiller notre
sol de son odieuse présence !
>> Que veut-il de nous ?
» Quels droits peut -il prétendre , lui dont la tyrannie nous aurait affranchis
de tout devoir , et qui par son abdication aurait relevé les plus
scrupuleux de leurs sermens ?
>> Que vient-il chercher dans notre France , qu'il désola si long - temps ?
> En vain , depuis un an , Sire , vous vous consumez d'efforts généreux
pour réparer tant de maux. Ces maux pèsent encore sur nous , et pourtant
il ose paraître à nos regards ! Il désire donc encore que , pour réparer nos
pertes , l'élite de notre jeunesse , victime de son gigantesque orgueil , aille
prir sur ses pas , ou dans les neiges de la Russie , ou dans les montagnes
arides de l'Espagne.
» Faut-il donc incendier une seconde fois l'Univers pour appeler une
seconde fois l'Univers sur la France ! Couvert déjà de tant de sang , c'est
du sang encore qu'il demande ; c'est la guerre civile qu'il vent apporter
aux enfans de la France ! Il croit donc qu'il ne pourra jamais fatiguer ni
la clémence du ciel ni la longanimité d'une nation qui consentait à
L'oublier !
» Grâces à la providence , nous respirons enfin sous un régime paternel ,
sous l'autorité tutélaire et légitime de l'antique race de nos Rois . Chaque
moment de votre règne , Sire , est marqué par un bon sentiment pour
vos Français , par un acte de garantie du bonheur et de la liberté publique
; il n'est pas une de vos paroles qu'on ne répète avec attendrissement
, pas une de vos actions où ne soient empreints votre amour
pour vos sujets , et votre ardent désir d'étouffer tonte dissension civile.
Aussi n'est- il pas un de nous , Sire , qui ne soit prêt à périr aux pieds
du trône pour défendre son roi , aux pieds de Louis-le-Désiré , pour
défendre son père.
» Oui , Sire , nous le jurons à Votre Majesté !
> Ce serment n'est pas le nôtre seulement ; c'est celui de tout Franfais
qui aime l'honneur , son Roi , sa patrie et sa famille.
» A l'Hotel-de-Ville , le mardi 7 mars 1815 » .
( Suivent les signatures.)
1
120 MERCURE DE FRANCE ,
Gouvernement de la première division militaire.
ORDRE DU JOUR. —- Paris , le 7 mars 1815.
Le gouverneur donne communication , aux troupes de la première
division militaire , de la proclamation et de l'ordonnance du Roi du 6 mars .
En apprenant que Napoléon Bonaparte a osé remettre le pied sur le
sol de la France , dans l'espoir de nous diviser , d'y allumer la guerre
civile et d'accomplir ses projets de vengeance , il n'est aucun de nous qui
ne se sente animé de la plus profonde indignation .
nons ,
N'est-ce donc pas assez que le délire de son ambition nous ait traînés
dans toutes les parties de l'Europe , ait soulevé tous les peuples contre
perdu les provinces que la valeur française avait conquises avant
qu'il ne fût connu dans nos rangs , ouvert enfin à l'étranger le royaume
et la capitale même ?.... H veut aujourd'hui armer les Français contre les
Français , troubler notre paix intérieure , détruire toutes nos espérances ,
et nous ravir encore une fois la liberté et la charte constitutionnelle que
Louis-le - Désiré nous a rendues . Nou !...... soldats , non ! nous ne le
souffrirons pas , nos sermens , notre honneur en sont les garans sacrés ,
et nous mourrons tous , s'il le faut , pour le Roi et la patrie : Vive le Roi !
Le gouverneur de la première division militaire , pair de France-
Signé , comte MAISON.
Gardes nationales de France.
ORDRE DU JOUR.- Paris, 7 mars 1815 .
Une dépêche télégraphique et on conrrier ont annoncé au roi que Bonaparte
avait quitté l'île d'Elbe et débarqué à Cannes , département du Var ,
avec mille hommes et quatre pièces de canon , et qu'il se dirigeait vers Gap ,
à travers les montagnes , seule direction que lui permette la faiblesse de ce
détachement. Une avant-garde qui s'est présentée aux portes d'Antibes a été
désarmee et arrêtée par le gouverneur . Les mêmes dépêches annoncent que
MM . les gouverneurs et commandans des divisions militaires marchent à sa
rencontre avec les troupes et les gardes nationales. S. A. R. Monsieur est
parti pour Lyon avec M. le maréchal comte Gouvion de Saint- Cyr et
plusieurs officiers-généraux . Une proclamation du roi convoque les deux
chambres . Une ordonnance du roi prescrit les mesures d'urgence qu'exige la
répression d'un semblable attentat . Les gardes nationales du royaume sont
appelées à concourir à l'exécution de ces mesures. En conséquence MM. les
MARS 1815 . 121
préfets , les sous-préfets et les maires , d'office , ou à la demande de l'autorité
compétente , doivent requérir , et MM. les inspecteurs et commandans des
gardes nationales , doivent exécuter toutes les mesures dont l'objet est de
seconder l'action des troupes et de la gendarmerie , de maintenir la paix
publique , de protéger les personnes et les propriétés , de contenir et de réprimer
les factieux et les traîtres . A cet effet , MM. les inspecteurs et commandans
, sous l'autorité des magistrats , doivent compléter et perfectionner
, autant que les circonstances le permettent , l'organisation des gardes
nationales qui existent , et organiser provisoirement celles dont les listes et les
cadres sont préparés.
En même temps que le roi convoque les chambres , il appelle à la défense
de la patrie et da trône , l'armée dont la gloire est sans tache , et les gardes
nationales , qui ne sont que la nation elle-même armée pour défendre ses
institutions . Ce sont donc les intérêts de la nation même que les gardes nationales
doivent avoir sous les yeux.
Soit que les mesures adoptées au congrès de Vienne pour assurer la paix
de l'Europe , en éloignant davantage le seul homme qui eût intérêt à la
troubler, aient jeté ce même homme dans une entreprise désespérée ; soit
que des intelligences criminelles l'aient flatté de l'appui de quelques traîtres ,
ses partisans même le connaissent et le serviront moins par affection , qu'en
haine , en défiance du gouvernement établi , ou par des motifs particuliers
d'ambition ou de cupidité .
Exemptes de ces passions , étrangères à ces calculs , les gardes nationales
verront avec d'autres yeux reparaître cet homme qui , brisant lui-même
ses propres institutions , et sous le simulacre d'un gouvernement régulier,
exerçant le pouvoir le plus arbitraire et le plus absolu , a sacrifié la population
, les richesses , l'industrie , le commerce de la France , au désir d'étendre
sans limites sa domination et de détruire toutes les dynasties de l'Europe ,
pour établir sa famille : cet homme qui , pour tout dire en un mot , vient de
donner au monde un nouvel et terrible exemple des abus du pouvoir et de
la fortune , quand l'ambition est sans terme , les passions sans frein , et le
talent sans vertu . Il reparaît quand la France respire à peine sous un gouvernement
modéré ; quand les partis extrêmes , comprimés par la charte ,
sont réduits à de vains murmures et sans puissance pour troubler la paix
publique ; quand la nation est prête à recevoir du roi et des chambres le
complément de ses institutions ; quand les capitaux si long- temps renfermés
s'appliquent à l'agriculture , à l'industrie , au commerce extérieur , avec un
développement qui n'attend que la proclamation des bases adoptées par le
congrès pour l'équilibre et la paix de l'Europe . Il revient , et la conscription,
le blocus continental , la guerre indéfinie , le pouvoir arbitraire , le discrédit
122 MERCURE DE FRANCE ,
public reparaissent à sa snite , précédés de la guerre civile et de la vengeance.
Espère-t-il que la France veuille reprendre son joug , servir de nouveau ses
passions , combattre encore pendant quinze ans , et donner son sang et ses
trésors pour assouvir l'ambition ou les haines d'un seul homme ? Pense-t-il
que la nation ne balancera point avec ses intérêts et sa dignité , l'intérêt général
de l'Europe qui s'est armée pour le renverser , qui est encore sous les
armes , stipule au congrès les intérêts de tant de peuples , et ne lui laissera
pas reprendre un pouvoir long- temps funeste aux plus grands trônes , comme
aux moindres républiques .
Il est temps enfin que cet homme apprenne qu'on peut , en exaltant par
des succès militaires , une nation brave et genereuse , lui donner des fers ;
mais qu'on ne brave point impunément l'opinion des peuples alors même
qu'ils sont asservis , et qu'on ne les remet pas sous un jong que l'opinion ,
plus encore que la force , a brisé pour jamais . Ceux même qui ont poussé
jusqu'au scrupule , la fidélité au serment qu'ils avaient fait à l'empereur ,
mais qui portaient un coeur français , ont abandonné sans retour l'homme
qui s'est abandonné lui -même . Bonaparte en France n'est plus aujourd'hui
qu'un aventurier. Le roi , la patrie et la charte , voilà les seuls cris de ralliement
des Français .
Le ministre d'état , major-général des gardes nationales du
royaume , commandant en chef la garde nationale de
Paris , Le comte DESSOLE.
Ministère de la guerre.— Ordre du jour à l'armée.
SOLDATS , cet homme qui naguère abdiqna aux yeux de toute l'Europe
un pouvoir usurpé , dont il avait fait un si fatal usage , Bonaparte , est descendu
sur le sol français qu'il ne devait plus revoir.
Que veut- il ? la guerre civile : que cherche-t-il ? des traîtres : où les tronverait
-il ? serait- ce parmi ces soldats qu'il a trompés et sacrifiés tant de fois
en égarant leur bravoure ? serait-ce au sein de ces familles que son nom
seul remplit encore d'effroi ?
Bonaparte nous méprise assez pour croire que nous pouvons abandonner
un souverain légitime et bien- aimé pour partager le sort d'un homme qui
n'est plus qu'un aventurier . I le croit , l'insensé ! et son dernier acte de
démence achève de le faire connaître .
Soldats , l'armée française est la plus brave armée de l'Europe , elle sera
aussi la plus fidèle .
Rallions- nous antour de la bannière des lis , à la voix de ce père du
peuple , de ce digue héritier des vertus du grand Heari. Il vous a tracé
MARS 1815. 123
lui- même les devoirs que vous avez à remplir. Il met à votre tête ce
prince , modèle des chevaliers français dont l'heureux retour dans notre
patrie a déjà chassé l'usurpateur , et qui aujourd'hui va , par sa présence
, détruire son seul et dernier espoir.
Paris , le 8 mars 1815
Le ministre secrétaire-d'état de la guerre ,
Signé, maréchal , duc DE DALMATIE.
Chambre des Députés des départemens .
D'après la proclamation de S. M. , 'qui a ordonné la convocation des deux
chambres , soixante-neuf députés se sont réunis àl'instant ; ne se trouvant
pas en nombre suffisant pour délibérer ; ils n'ont cependant pas voulu tarder
à offrir à Sa Majesté l'expression de leur dévouement . Ils ont en conséquence
chargé M. Laisné , président de la chambre , de présenter au roi
l'hommage de leur reconnaissance pour les communications que S. M. leur
a fait faire par son ministre et secrétaire-d'état au département de l'intérieur ,
et de mettre au pied du trône les sentimens de fidélité et de respect qui ne
cesseront de les animer.
MM . les députés sont convenus de se réunir de même tous les jours , jusqu'à
ce que l'arrivée d'un nombre suffisant des membres absens permette à
la chambre de délibérer sur les mesures que les circonstances pourront rendre
nécessaires .
Le mercredit 8 mars , MM. les députés s'étant réanis vers deux heures ,
M. le président leur a fait le rapport suivant :
Le président s'est empressé de remplir la mission que vous lai avez
donnée , il a dit au Roi :
« Sire , à la lecture de la proclamation royale qui convoque les chambres
, les députés présens à Paris se sont réunis spontanément . Le premier
mouvement de leur coeur , vivement ému de ce nouveau témoignage
de la confiance de Votre Majesté , a été celui de la reconnaissance.
Ils ont été rassurés , Sire , par les mesures que vous avez ordonnées contre
un étranger banni ; et leurs voix unanimes , en faisant éclater leur fidélité
et leur devouement , ont chargé le président de la chambre d'en porter
incontinent la première expression à Votre Majesté ».
Le Roi a reçu le président de la chambre avec sa sérénité accoutumée.
Voici les paroles que S. M. a bien voulu lui adresser :
« Je suis sensible à cette démonstration des sentimens de la chambre
>> dont vous êtes les organes ; j'attends avec confiance l'arrivée des députés
124 MERCURE DE FRANCE ,
» des départemens , et je compte sur leur fidélité comme sur celle de
tous les Français » .
L'assemblée composée de soixante- dix députés a été très - satisfaite da
compte qui lai a été rendu , et a invité le président à le faire insérer
dans le Moniteur et dans les autres journaux . Les députés continueront
à se rénnir demain , ils espèrent être plus nombreux. Ils attendent ,
pour ouvrir leurs séances, que le nombre prescrit par le règlement soit
complet .
Chambre des Pairs de France.
Aujourd'hui , à deux heures , la chambre des pairs extraordinairement
convoquée , s'est réunie au Palais du Luxembourg .
M. le chancelier président a ouvert la séance par le discours suivant :
« Messieurs , le meilleur des rois , après avoir fondé sur des bases
inébranlables le bonheur de ses sujets , et donné conjointement avec vous
les premières lois qui devaient renouveler l'existence , et assurer la prospérité
de ce beau royaume , avoit cru pouvoir sans inconvénient , vous
rendre pour quelques mois au repos qu'exigeoient vos affaires , si longtemps
sacrifices à celles de l'état . Les deux chambres , pendant leur longue
session , avoient présenté à l'Europe entière l'exemple touchant de l'union
intime et du concert parfait qui doivent constamment rallier à leur père
tous les enfans de la même famille. Restitués pour quelques momens à
la condition privée , vous ne devicz pas cesser de servir encore et trèsutilement
la patrie , en devenant pour tous les Français des modèles
plus rapprochés de fidélité pour le roi , et pour la sage constitution qu'il
nous a donnée.
» Pendant que les pairs de France et les députés des départemens ,
disséminés dans nos provinces , devaient y porter cet excellent esprit
qui a dirigé toutes leurs delibérations , n'avaient qu'à parler du roi pour
le faire aimer et bénir ; devaient dire à leurs concitoyens ce qu'ils ont
vu , répéter ce qu'ils ont entendu , annoncer toutes les améliorations qui
se préparent , calmer toutes les craintes , ranimer toutes les espérances ,
effacer toutes les haines , réconcilier en un mot tous les esprits , le roi
dirigeant par sa haute sagesse tous les ministses qu'il honore de sa confiance
, joignait aux soins de cette administration suprême qui n'appartient
qu'à lui , la sage préparation des lois qu'il doit rendre conjointement
avec vous ; méditait tontes celles que sa tendre sollicitude pour le
bonheur de la France lui ferait juger convenable de vous proposer. Deux
mois nous restaient pour cet important travail , et voilà qu'il est inopi.
MARS 1815. 125
nement interrompu la tranquillité publique est tout à coup menacée
par l'apparition snbite dans le royaume , de l'éternel ennemi de la paix
et da repos de l'Europe . Celni qui , pour la bouleverser , prodigua tant
de sang et de trésors , dont la soif insatiable de pouvoir sacrifia tant de
millions d'hommes à l'édifice monstrueux de son éphémère puissance ,
Bonaparte a quitté l'île que l'indulgence européenne lui avait concédée
poar asile ; débarqué sur nos côtes , il ose , avec quelques centaines
d'hommes égares , tenter encore une fois d'asservir ce beau royaume.
» Qu'il n'espère pas détourner du sentier de l'honneur et du devoir
ces valeureuses phalanges qui ont donné tant de preuves d'attachement
et de fidélité ! N'a- t-il pas échoué , dès ses premiers pas , dans ses promières
tentatives de séduction ? Le brave officier qui commande au fort
ď'Antibes , n'a répondu à ses sommations qu'en arrêtant ses émissaires .
Pendant qu'il continue sa route à travers les montagnes , évitant les
villes et les grandes communes , cherchant partout des traîtres , et ne
rencontrant que des Français fidèles , nos gouverneurs et nos généraux
ne répondent à ses perfides insinuations , qu'en préparant contre lai
tous les moyens d'attaque. La population entière est prête à se lever
contre l'odieux oppresseur de sa liberté ; elle a pu comparer le gouvernement
paternel qui lui est renda avec le joug de fer sous lequel elle
a gémi trop long- temps. Le peuple français a été témoin des tendres
sollicitudes du roi pour son bonheur , il a reçu avec reconnaissance la
charte constitutionnelle que la sagesse de ce prince lui a donnée ; il a
vu avec quelle fidélité le gouvernement en maintenait les principes , en
faisait respecter les maximes ; que la liberté des personnes , le respect dû
aux propriétés , l'indépendance des opinions n'étaient plus de vains noms ;
que notre bon roi aimait à récompenser tous les genres de mérite , tous
les genres de services rendus à la patrie ; qu'il aimait à s'entourer de
tous les braves qui ont bien servi l'état ; que c'était à ses premiers capitaines
qu'il aimait à confier la garde même de sa personne .
> C'est au moment où la France , si long-temps comprimée par la
terreur , si long- temps déchirée par les haines et les passions , commence
eufin à renaître au bonheur ; c'est au moment où le concert le plus intime
entre son roi et ses représentans lui promet de nouveaux moyens
de gloire et de prospérité , qu'un étranger qu'elle a rejeté vient lui prés
senter de nouveaux fers , et préparer des supplices et des proscriptions
à tous les déserteurs de sa cause .
>> Ce peuple qui a reçu le souverain légitime avec tant de transports , qui
lui a procuré de si douces jouissances par ses nombreux témoignages d'amour,
no balancera pas , sans doute , entre l'héritier chéri de soixante rois ,
126 MERCURE DE FRANCE ,
et l'audacieux Corse , dont l'odieuse usurpation lui a coûté tant de sang et
' de larmes .
» Le roi , Messieurs , chef suprême de l'état , investi par la constitution
du droit et du devoir de repousser par la force toutes les attaques dirigées
contré son autorité , de pourvoir , au besoin , seul et par lui-même , à tout ce
que peut exiger la sûreté du royaume , devait prendre , et a dejà pris , toutes
les mesures provisoires propres à déjouer les complots de l'ennemi de la
France . Les princes de son sang sont partis sur-le-champ pour en faire justice
; c'est dans la chambre des pairs , c'est parmi les plus illustres maréchaux
dont elle se compose , qu'ils ont choisi des généraux glorieusement habitués à
conduire nos troupes à la victoire . Leurs soins vigilans auront bientôt
détourné le fléau de la guerre civile , dont l'audace d'un seul homme menace
en vain le royaume. La sécurité personnelle du roi est entière au milieu
de ses bons Parisiens , si dévoués à son service ; il n'a pas besoin d'autre
garde que celle de leur amour et de leur fidélité .
» Mais dans une circonstance qui peut exiger l'emploi de moyens extraordinaires
, toujours légitimes quand c'est le salut de l'état qui les commande ,
S. M. se plaît à s'entourer des pairs et des députés fidèles qui ont déjà concouru
avec tant de courage et de zèle au grand oeuvre de la restauration .
C'est à leur fidélité qu'elle veut confier, c'est à leur sagesse qu'elle veut soumettre
toutes les mesures que prescrivent l'intérêt et la sûreté de l'état . Elle
m'a chargé de vous communiquer l'ordonnance qu'elle a rendue , et celles
qui pourront la suivre ; de mettre journellement sous vos yeux tous les renseignemens
nouveaux qu'elle pourra recevoir ; de lui transmettre toutes les
vaes qu'un patriotisme éclairé pourra vous suggérer pour le maintien ou
le rétablissement de l'ordre et de la tranquillité publique . Vous remplirez ,
Messieurs , vos hautes destinées ; premiers soutiens de cette mønarchie tempérée
qui fit pendant tant de siècles le bonheur de nos pères ; premiers gardiens
de cette sage constitution qui l'assure , vous défendrez de tout votre
pouvoir le roi Désiré que vous auriez choisi si le ciel ne vous l'avait pas donué.
C'est la pierre fondamentale de cet édifice respectable que la providence a
relevé , et vous en êtes les premières colonnes.
» Le trône de S. Louis et du bon Henri est inébranlable , puisque c'est
toujours la justice et la vertu qui l'occupent. Pourrait- on concevoir des
doutes sur sa permanente solidité , quand elle est garantie par l'amour de
tous les Français , par cette union touchante qui fait leur force , par cette
ferme volonté du bien qui inspire toutes les pensées du prince , par ce
respect et cet attachement profond qui caractérisent les premiers corps
de l'état ?
» Je déclare que la session de la chambre des pairs interrompue par la
proclamation de S. M. , du 31 décembre deruier, est rouverte ».
MARS 1815 . 127
M. le chancelier ayant ainsi parlé , a fait donner lecture à la chambre,
1º . de la proclamation du roi en date du 6 de ce mois , portant convocation
extraordinaire des deux chambres ; 2º . de l'ordonnance du ' même jour ,
contenant des mesures de sûreté générale.
Il a été proposé de témoigner à Sa Majesté , par une adresse qui lui serait
incessamment présentée , les sentimens de dévouement à sa personne , et
d'inviolable fidélité à la constitution dont est pénétrée la chambre des pairs .
Plusieurs membres ont présenté des projets d'adresse rédigés dans cette
vue , et qui ont été renvoyés à une commission spéciale de cinq membres ,
composée de MM. les ducs de la Vauguyon , de Duras , de Larochefoucauld ,
el de MM. les comtes de Fontanes et Garnier.
A huit heures du soir, cette commission a fait son rapport et présenté
une rédaction qui a été adoptée dans les termes suivans :
Extrait des registres de la chambre des pairs , du jeudi 9 mars 1815.
La chambre des pairs extraordinairement convoquée en vertu de la proclamation
du roi , en date du 6 de ce mois ,
Délibérant sur les motifs exposés dans cette proclamation , et qui ont déterminé
la convocation extraordinaire des deux chambres ;
Après avoir entendu le rapport d'une commission spéciale , nommée dans
la séance de ce jour ;
Arrête qu'il sera fait à S. M. une adresse ;
L'assemblée arrête en outre sous le bon plaisir du roi , que l'adresse sera
portée à S. M. par une grande députation .
Adresse de la Chambre des Pairs au Roi.
« SIRE , les pairs de France apportent au pied de votre trône le nouvel
hommage de leur respect et de leur amour.
>>
·
L'entreprise désespérée que vient de tenter cet homme qui fut longtemps
l'effroi de l'Europe , n'a pu troubler la grande âme de V. M. Mais
Sire , vous avez dû prendre des mesures fermes et sages pour la tranquilli té
publique. Nous admirons à la fois votre courage et votre prévoyance. Vous
assemblez autour de vous vos fidèles chambres. La nation n'a point oublié
qu'avant votre heureux retour , l'orgueil en délire osait les dissoudre et les
forcer au silence dès qu'il craignait leur sincérité . Telle est la différence du
pouvoir légitime et du pouvoir tyrannique.
» Sire, vos lumières vous ont appris que cette Charte constitutionnelle ,
1
128 MERCURE DE FRANCE , MARS 1815.
monument de votre sagesse , assurait à jamais la force de votre trône et la sécurité
de vos sujets . La nation reconnaissante se presse autour de vous . Nos
braves armées , et les chefs illustres qui les commandent , vous répondent ,
sur leur gloire , qu'une tentative si folle et si criminelle sera sans danger. Les
gardes nationales , qui maintiennent avec tant d'énergie l'ordre dans nos villes
et nos campagnes , ne souffriront pas qu'il y soit troublé.
>> Celui qui fait de honteux calculs sur la perfidie pour nous apporter la
guerre civile , trouvera partout union , fidélité et dévouement sans borne à
votre personne sacrée.
» Jusqu'ici une bonté paternelle a marqué tous les actes de votre gouvernement
. S'il fallait que les lois devinssent plus sévères , vous en gémiricz , saus
donte ; mais les deux chambres, animées du même esprit , s'empresseraient de
concourir à toutes les mesures que pourraient exiger la gravité des circonstances
et la sûreté de l'Etat ».
Réponse du Roi.
« Je suis très - sensible aux sentimens que m'exprime la chambre des
pairs.
» Le calme qu'on vent bien remarquer en moi , je le trouve dans la cer-
» titude de l'amour de mon peuple , dans la fidélité de mes armées et dans le
>> concours des deux chambres . Quant à la fermeté , je la puiserai toujours
» dans le sentiment de mes devoirs ».
Le prix de la souscription au Mercure de France est de 15fr.
pour trois mois , 29 fr. pour six mois , et 56 fr. pour l'année.
-On ne peut souscrire que du premier de chaque mois.- En
cas de réclamation , on est prié de joindre une des dernières
adresses imprimées ou d'indiquer le numéro de la quittance.
-Les souscriptions , lettres , livres , gravures , musique , etc.
doivent être adressés , franc de port, au directeur du Mercure
de France , rue de Grétry , nº . 5. Aucune annonce ne sera
faite avant que cette formalité ait été observée.
-
15
27
MERCURE
DE FRANCE .
N°. DCLXXV.-Samedi 18 mars 1815.
POÉSIE.
L'AMBITION ,
TIMBRE
Fragment d'un poëme intitulé : les Quatre Ages ( 1 ).
An ! de l'Ambition qui décrirait les maux?
L'un , pour régner sur eux , opprimant ses égaux ,
Farouche Tamerlan , que la crainte environne ,
De leur sang innocent rougit le pied du trône ;
L'autre , le bras armé de sacriléges feux ,
Ose porter la flamme au temple de ses Dieux.
Pour exercer lui seul le pouvoir arbitraire ,
Néron , sans s'émouvoir , fait égorger sa mère .
Mahomet à lui-même élevant un autel ,
Ose usurper l'encens offert à l'Éternel ;
Et l'affreux Robespierre , atroce avec démence ,
Met dans la France en deuil le crime en permanence.
Muse , cache aux regards ces lugubres tableaux ;
Et , si l'Ambition produit tant de fléaux ,
ROY
SEINE
C.
( 1 ) La seconde édition de ce poëme vient de paraître à Paris , chez Michand,
imprimeur-libraire.
9
130 MERCURE DE FRANCE ,
Dis le bien qu'elle fait quand sa brûlante flamme
S'épure en pénétrant le fond d'une grande âme.
C'est elle qui préside aux actions d'éclat ,
Anime le savant , enhardit le soldat ;
Fait parler la vertu par la bouche du sage ,
Et contre la mort même excite le courage .
Sans le flatteur espoir de triompher du temps ,
D'obtenir les honneurs dus aux succès brillans ,
Que de rares travaux , et que de 'noms célèbres
Seraient ensevelis sous d'épaisses ténèbres !
Quand elle cut enchaîné la Fortune à son char
La noble Ambition soumit Rome à César ;
Déployant de Newton la science profonde ,
Elle lui dévoila tous les secrets du monde.
Homère ! tu lui dus ce luth harmonieux
Qui sauva de l'oubli tes héros et tes Dieux.
Elle seule illustra la tribune d'Athènes ,
En y faisant tonner Échine et Démosthènes.
Par elle Raphaël , rempli du feu sacré ,
Transmit à nos regards ce Christ transfiguré ,
Qui , rayonnant de gloire en sa majesté sainte ,
Fait incliner nos fronts de respect et de crainte.
En vain Rousseau brava son pouvoir souverain ,
L'Ambition guida son génie et sa main.
"
Sans elle on n'eût point vu , sur la double colline ,
Corneille , Crébillon , et Voltaire et Racine ,
Ravir aux Grecs , jaloux de leurs talens vainqueurs ,
Le sceptre qu'ils tenaient de Melpomène en pleurs .
L'Ambition peupla l'Italie et la Grèce
De ces législateurs , si grands par leur sagesse ,
Qui , soumettant les moeurs au joug de la raison ,
Aux grands événemens attachèrent leur nom
Firent de leur pays la splendeur et le lustre ,
Et surent s'illustrer en le rendant illustre.
›
2
MARS 1815 . 13c
Mais que dis-je ? Pourquoi loin de nous aujourd'hui
Des exemples fameux vais -je invoquer l'appui ?
L'Alexandre nouveau dont Pétersbourg s'honore ,
Que l'univers contemple et que la France adore ,
Qui , vainqueur magnanime , oblige les vaincus
De bénir son triomphe ainsi que ses vertus ,
Ne doit - il pas aussi l'éclat de sa victoire
A ce noble désir d'éterniser sa gloire ?
Depuis plus de vingt ans , dans de sanglans combats ,
Donnant ou recevant un stérile trépas ,
En tombant sous les coups de sa rage implacable ,
Fatiguer de la Mort la faux infatigable ;
Réduits à dénoncer , sous peine des cachots ,
Leurs enfans qui par faim désertaient les drapeaux ;
Voyant , sans même oser élever un murmure ,
Les cités sans secours et les champs sans culture ;
Chargés d'affreux impôts , accablés sous leurs poids ,
Et demandant en vain le plus juste des rois :
Des malheureux Français tel était le partage ,
Quand Alexandre vint finir leur esclavage.
L'Europe seconda ses sublimes projets ,
Et l'Europe lui dut le bonheur et la paix.
Ainsi l'Ambition , que la vertu seconde ,
Dans l'âme d'un héros fait le bonheur du monde .
Par M. J.-M. ST.-CYR PONCET- DELPCH.
LE PAYSAGE.
POUR calmer de mes sens la vague inquiétude ,
J'ai du vallon lointain cherché la solitude.
Tous les soirs je m'éloigne , à pas précipités ,
Des plaisirs expirant dans le bruit des cités ;
Et sitôt que des prés l'émail frappe ma vue,
Ma marche avec lenteur parcourt leur étendue.
132 MERCURE DE FRANCE ,
Fleurs , gazons , frais bosquets , quand l'horizon vermeil
S'ouvre , et livre la terre aux rayons du soleil ,
Un doux frémissement naît dans votre verdure ,
Et dans l'air embaumé porte un léger murmure.
Fleurs , gazons , frais bosquets , un transport aussi doux
Fait tressaillir mes sens quand je viens près de vous.
Vallon , je viens goûter l'onde de tes fontaines ,
Et le frais qui s'étend sous l'ombre de tes chênes.
Parmi tous les objets dont ces aimables lieux
Charment en même temps et mon coeur et mes yeux ,
Que j'aime à contempler la chapelle modeste
Qu'au milieu du vallon honore un culte agreste !
Sous un toit d'un seul arc , et sans art façonné ,
La vierge élève un front d'étoiles couronné.
L'autel est un rocher : sa gothique peinture
Voile la nudité de son architecture .
La mousse avec le lierre ont déjà recouvert
Et ses murs ruineux et son comble entr'ouvert ;
Et l'on voit l'hirondelle , à sa voûte propice
Suspendant de son nid l'élégant édifice ,
De l'amour maternel y goûter les douceurs.
Là , souvent , pour prier s'assemblent les pasteurs.
Là , je vois le vieillard qui médite en silence
Sur les maux qu'un despote attira sur la France ,
Remercier le ciel qui nous rend à la fois
Et la paix et Louis , et nos moeurs et nos lois.
Quelquefois , vers le soir, les timides bergères
Y viennent déposer leurs guirlandes légères ,
Et dans le tronc pieux , à l'autel suspendu ,
Glisser le faible don par
le pauvre attendu .
On aime à s'approcher de ce pieux asile ,
D'où le coeur agité s'éloigne plus tranquille .
Mais un nouveau spectacle a frappé mon regard :
Leş bergers aux troupeaux commandent le départ.
MARS 1815 . 133
Le signal est donné par la corne sonore.
La brebis sur le thim est arrêtée encore ;
Mais le taureau , poussant un long inngissement ,
Se lève , et du sentier s'approche lentement ;
La génisse le suit . La cavale rapide
S'avance , en bondissant , sur la pelouse humide ;
Tandis qu'avec regret le coursier effréné
Traîne les fers brayans dont il est enchaîné.
L'âne vient à pas lents , souvent jusqu'au village
Des bergers fatigués il porte le bagage ;
Indocile , il s'arrête , et dérobe aux buissons
La fleur qui vainement se revêt d'aiguillons .
La foule des brebis , à travers la poussière ,
Sur le chemin bruyant s'avance la dernière ;
Le chien en haletant la dirige , et sa voix.
Murmure , gronde , éclate en lui dictant des lois .
L'agneau , qui tette encor , et plein d'effroi l'écoute ,
Cesse le doux repas commencé sur la route ;
Tandis que le bélier, dont le front est armé ,
Semble être le rempart de ce peuple opprimé ,
Du chien au fier regard ose braver l'audace ,
Et pendant un instant croit régner en sa place .
Tels Pompée et César, dans leurs jeux inhumains ,
Se disputaient jadis l'empire des Romains !
Chantez , heureux pasteurs ; et , pour la bergeric ,
Les taureaux sans regret quitteront la prairie ;
Chantez , et les agneaux dans les bois égarés
Rejoindront le bercail par ce charme attirés .
BRES.
ÉNIGME.
C'EST en vain que , pour le défendre ,
Mon maître croit pouvoir compter sur moi ;
134 MERCURE DE FRANCE , MARS 1815.
S'il ne me donne encor de quoi
Seconder mes efforts , qu'il cesse d'y prétendre.
Je ne suis pas trop exigeant ,
Je lui demande seulement
Pour tout renfort un chien fidèle .
C'est alors que brûlant de zèle ,
Mon chien lâché , je pars avec fracas ,
J'atteins les ennemis et je les mets à bas .
S........
LOGOGRIPHE.
PERSONNE plus que moi n'est propre à la conquête ;
Or s'il faut au combat que j'expose ma tête ,
Contente-toi du reste , et tu pourras avec
Ne pas absolument déjeuner de pain sec.
S........
CHARADE.
MON premier est parfois le siége da vainqueur ,
Mon second travaille au bonheur ,
Autant qu'il est en lui , des hommes ses semblables ,
Que mon tout rend aussi noirs que des diables .
S ........
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insèrés
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Ténèbres ( les ) .
Celui du Logogriphe est Tragédie .
Celai de la Charade est Pistache.
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
COURS DE LITTÉRATURE DRAMATIQUE , par M.
SCHLEGEL. -
zarine , nº . 22 .
A Paris , chez Paschoud , rue Ma-
M. Schlegel , en dénigrant Racine et Molière ,
semble reprocher aux Français de ne connaître que
leur pays
, de ne savoir que leur langue , de n'avoir
aucune idée du théâtre grec et des théâtres étrangers
, de ne suivre enfin que les principes de Boileau
qu'ils ont sucés avec le lait.
On peut répondre que de tout temps la haute
littérature fut cultivée en France . Pendant les époques
les plus funestes de nos troubles , les Larcher ,
les Dutheil , les Villoison , approfondissaient les
lettres grecques : un assez grand nombre de Français
marchaient sur leurs traces et cherchaient à
échapper à leur siècle en entretenant commerce
avec les muses anciennes . La littérature anglaise ,
la littérature allemande , la littérature italienne ,
furent tour à tour l'objet des études de plusieurs
écrivains ; et si la litttérature française parut déchoir
, ce ne fut pas pour avoir négligé de profiter
des productions des autres nations : au contraire ,
le désir imprudent de naturaliser des conceptions
extraordinaires , devint l'une des causes de sa décadence.
136 MERCURE DE FRANCE ,
Nous nous garderons de faire à M. Schlegel le
reproche de n'avoir pas étudié les anciens , et de ne
pas connaître les littératures modernes . Quoique
son cours ne donne souvent que des aperçus frivoles
, quoique l'on voie qu'il n'a puisé à tant de
sources que pour soutenir un système déjà déterminé
avant que son travail fut commencé , nous
nous plaisons à reconnaître que cet écrivain possède
une érudition peu commune. Au milieu des tours
de force employés pour soutenir un système insoutenable
, au travers des illusions auxquelles l'auteur
s'abandonne , et malgré la nécessité où il se trouve
d'altérer les traditions et de tronquer les productions
qu'il examine , pour les soumettre à un plan
tracé d'avance , on rencontre dans son ouvrage des
notions justes , neuves et capables d'intéresser les
amis des lettres . Le lit de Procuste n'a retranché
que quelques membres des corps qu'on y a fait entrer
avec violence .
Mais l'érudition est d'un bien faible secours , si
elle n'est pas dirigée par un tact sûr : le talent que
la raison n'accompagne pas ne produit que de
fausses lueurs ; et quand il n'a pour se soutenir que
l'appui de quelques opinions nouvelles , il fléchit
bientôt devant les lois éternelles du bon sens et du
goût .
Le livre de M. Schlegel contient des leçons sur
la littérature dramatique grecque , latine, italienne,
française , anglaise , espagnole et allemande. Ce :
plan l'entraîne à des redites fréquentes . Nous suiMARS
1815. 137
vrons une marche plus méthodique , et nous ferons
connaître l'ensemble de son système en exposant
successivement sa théorie sur la tragédie et sur la
comédie .
le
M. Schlegel veut enseigner aux Allemands l'art
du théâtre : tout est dégénéré chez les autres nations
; les Allemands sont un peuple neuf , éclairé
récemment par la philosophie de Kant ; et c'est unsystème
dramatique conforme à cette haute philosophie
qu'il veut leur faire adopter. Il paraît que
savant professeur ne trouve pas qu'ils mettent assez
de vivacité et de nerf dans leurs productions théâtrales
leur goût pour la contemplation , pour les
longs détails , lui semble contraire à l'effet qu'ils
veulent obtenir. Il leur recommande donc de traiter
une tragédie ou une comédie comme une affaire;
l'esprit administratif doit y dominer. Racine et
Molière n'ont pas eu ce talent d'administration qui
n'a été réservé qu'aux Grecs , à Shakespeare , à
Calderon , à Legrand et à Sedaine .
:
Ces principes et ces rapprochemens paraîtront
étrangers ; mais il faut que le lecteur s'y accoutume
s'il veut pénétrer avec nous dans les mystères de la
doctrine de M. Schlegel . Souvent l'exposition de sa
théorie tiendra lieu de réfutation .
Quoique le professeur soutienne, en commençant,
que toutes les espèces de poésie ont été perfectionnées
par les anciens , et que , si l'on veut les connaître
dans leur pureté , il faut remonter à la source
primitive sous laquelle elles ont paru chez les Grecs,
138 MERCURE DE FRANCE ,
il veut que les modernes suivent une autre route :
Le génie statuaire est le domaine des Grecs ; leur
tragédie est un groupe comme le Laocoon ; de la
l'unité qu'on remarque dans leurs conceptions. Le
génie pittoresque est le domaine des modernes ; de
là les sublimes conceptions romantiques : comme
dans un vaste tableau , les modernes peuvent faire
entrer toute sorte d'objets ; et la nature entière est
à leurs ordres. Il en résulte que les Français ont eu
le plus grand tort de prendre pour modèle la tragédie
grecque
.
M. Schlegel s'attache à faire sentir la supériorité
du
genre romantique ; et les aveux qu'il fait sont
remarquables. Les anciens n'admettaient jamais
dans leurs ouvrages des parties hétérogènes ou
étrangères ; ils voulaient que leurs sujets fussent
simples , clairs et semblables à la nature dans ses
oeuvres les plus parfaits . Ils avaient tort. Selon
notre critique , il faut au contraire rapprocher continuellement
les choses les plus opposées ; il faut
que tout soit en désordre , je me sers de ses expressions.
Ce désordre , ajoute -t- il , est voisin du secret
de l'univers ; il consacre ces notions mystérieuses
qui tiennent à la partie la plus élevée de nousmêmes
, et sont peut-être une révélation de la divinité
. Si l'on ne savait pas que , lorsque les meilleurs
esprits sont prévenus , ils tombent dans les erreurs
les plus étranges , on serait étonné de ce délire .
Mais la doctrine de M. Schlegel se développe
d'une manière encore plus frappante dans l'apologue
MARS 1815 .
139
suivant. Des enfans ont arraché dans une prairie de
la verdure et des fleurs ; ils ornent un petit coin de
terre avec ce butin qu'ils ont recueilli : leur jardin
paraît régulier ; il brille de mille couleurs agréables ;
c'est pour eux un paradis terrestre . A peine s'est-il
écoulé deux jours que ce lieu charmant est flétri .
Ce jardin éphémère peut-il se comparer aux antiques
forêts élancées vers le ciel sans le secours des
hommes elles sont irrégulières , elles sont tristes ;
mais les siècles ne les atteignent point.
:
Voici l'explication de cet apologue : les époques
célèbres dans les lettres , pendant lesquelles le talent
a été gêné par la mesquinerie des règles , ressemblent
au paradis terrestre des enfans' ; et les antiques forêts
qui doivent durer autant que le monde , sont l'emblème
du siècle d'Élizabeth , où brilla en Angleterre
le génie de Shakespeare .
C'est surtout aux règles qu'en veut M. Schlegel ;
et la Motte , qui prétendait les détruire toutes , lui
paraît le plus grand des critiques français . La Motte
voulait du moins qu'aux trois unités , on substituât
l'unité d'intérêt ; notre critique n'admet cette idée
qu'en lui donnant beaucoup d'extension . Suivant
son système , il ne faut pas qu'une tragédie tienne à
un fil qui ne doive jamais se rompre : c'est une idée
française , donc elle ne vaut rien. La tragédie est
un torrent qui renverse tout ; ses eaux débordées
franchissent leurs rives ; elles inondent les campagnes
, et gagnent la mer par plusieurs embouchures :
c'est toujours , dit M. Schlegel , un seul et même
140
MERCURE DE FRANCE ,
torrent . Voilà l'espèce d'unité qu'il admet dans la
tragédie .
Non-seulement il ne veut pas que la tragédie ait
d'unité ; mais il méprise ceux qui , comme Horace ,
désirent qu'elle ne soit pas rallentie par des détails
inutiles , et qu'elle marche toujours à l'événement .
« I y a dans la vie , dit- il , de certains momens qué
» l'àme solemnise , en se recueillant au - dedans
» d'elle -même , en jetant un regard mélancolique
» sur le passé et sur l'avenir . Ce sont ces momens
» religieux , cette consécration d'une émotion pro-
>> fonde que je ne trouve nulle part » . Le style
mystique n'est-il pas ici bien heureusement employé
? Le simple bon sens suffisait pour montrer
à M. Schlegel que les spectateurs ne sont pas com →
posés d'esprits contemplatifs qui aiment à rêvér
sans objet l'essence de l'art dramatique est de ne
pas laisser refroidir un moment leur attention , et
de les conduire d'émotions en émotions jusqu'au
dénouement .
Dans la Grèce , M. Schlegel ne trouve qu'Eschyle
de véritablement tragique ce ne sont point les
scènes admirables où ce poëte fait naître la terreur
et la pitié qui frappent le critique ; ce sont les passages
obscurs , emphatiques et déclamatoires . Plus
le poëte s'éloigne de la nature , plus il lui paraît sublime
. On aurait peine à croire que , suivant notre
savant professeur , la tragédie a dégénéré après
Eschyle ; elle est descendue , dit-il , de la hauteur
idéale en se rapprochant de la réalité . Euripide est
MARS 1815 .
141
très-maltraité parce qu'il a eu le malheur de peindre
les passions , et principalement parce qu'il a servi
quelquefois de modèle à Racine. Ce dernier tort est
impardonnable aux yeux de M. Schlegel aussi ce
poëte lui paraît-il mou , vague et diffus.
Tous les poëtes latins sont compris dans la même
proscription , parce qu'ils ont été imités par les
Français . D'un trait de plume ils sont jugés . « Les
» Romains , dit M. Schlegel , n'avaient pas naturel-
» lement l'esprit poétique ; ils ne connurent jamais
» l'art heureux d'exciter par des accens habilement
» ménagés les plus douces émotions de l'âme , ni
» de parcourir d'une main légère les cordes harmo-
>> nieuses du sentiment ». Il faut que le professeur
soit bien préoccupé puisqu'il oublie que Virgile
devait au moins échapper à cette proscription .
Jamais poëte fut-il plus véritablement sensible ? Les
émotions les plus douces de l'âme sont - elles excitées
plus délicieusement que lorsqu'il peint Andromaque
, Didon , Nisus et Euryale, Lausus , Orphée,
Eurydice et mille autres tableaux qui ont tant de
charmes pour les âmes tendres ?
Térence ne lui paraît qu'un faible traducteur qui
a dégradé son art ; Horace , qui a le tort d'avoir servi
de modèle à Boileau , n'a rien entendu à l'art dramatique
quand il en a tracé les préceptes : il a pres-.
crit la pureté et l'élégance du style ; ce n'est point
cela qui constitue la poésie ; et pour réussir dans
l'art dramatique , il faut du monstrueux et de l'extraordinaire.
Sénèque , dont l'emphase aurait pu
142 MERCURE DE FRANCE ,
avoir quelque charme pour M. Schlegel , est mis
au-dessous du néant , parce que Racine lui doit
quelques beaux traits du rôle de Phèdre. Telle est
la balance des jugemens du critique . Tout ce qui a
été admiré par les Français lui paraît méprisable .
Sa position néanmoins ne laisse pas d'être embarrassante
: il veut être admirateur passionné des anciens
nos grands écrivains du siècle de Louis XIV
ont eu pour ces excellens modèles le même enthousiasme
. Comment montrer qu'ils ont été de mauvais
juges ? Comment prouver qu'ils se sont égarés
en marchant sur de si nobles traces ? On vient de
voir la manière dont M. Schlegel se tire d'embarras .
Shakespeare est l'idole du critique suivant lui ,
c'est le Titan de la tragédie ; il attaque le ciel , et
menace de déraciner le monde. Le monde naturel
et le monde surnaturel lui ont confié leurs trésors .
C'est un demi-dieu pour la force , un prophète pour
la devination , un génie tutélaire qui plane sur
l'humanité.
Voilà bien des grands mots : si la cause de M.
Schlegel était meilleure , il est probable qu'il ne les
aurait pas employés . Parlons sérieusement , quand
il serait si facile d'employer le ridicule , et convenons
que Shakespeare était un homme d'un génie
très-distingué . S'il eût vécu dans un meilleur siècle,
tout porte à croire qu'en suivant une autre route ,
il serait devenu un modèle digne d'être comparé
aux anciens. Quelques caractères de ses pièces sont
tracés avec une vigueur peu commune ; les passions
MARS 1815.
143
pas
y sont souvent peintes d'une manière énergique et
vraie : l'éloquence de ses héros , quand elle ne tombe
dans la déclamation , entraîne et subjugue : quelques
traits profonds annoncent une grande connaissance
des hommes. Enfin Pope paraît l'avoir parfaitement
apprécié en disant de lui : Il a mieux et
plus mal écrit que personne .
pour
Mais un tel jugement est trop raisonnable
être approuvé par M. Schlegel . Il ne dissimule pas
qu'il va parler de Shakespeare comme d'un ami intime
; c'èst dire qu'il érigera tous ses défauts en
beautés. La manière dont il défend cette cause difficile
est digne d'attention . Nous allons reproduire
en peu de mots les principales objections qu'on
peut faire contre les productions de Shakespeare ,
et nous y joindrons les réponses très-extraordinaires
du critique allemand.
Lorsqu'un poëte veut mettre sur la scène les nations
anciennes et modernes , il doit du moins avoir
quelque idée de l'histoire , du génie et de moeurs
de ces nations . Or Shakespeare était fort ignorant ;
il ne connaissait que des nouvelles et des romans ,
et son état de comédien ne lui permettait pas de
faire les études nécessaires .
« Je conviens , répondra M. Schlegel , que Sha-
>> kespeare était pauvre de connaissances de pure
érudition , mais il était riche en connaissances
» animées et applicables » .
On ne sait pas trop ce que c'est que des connaissances
animées ; mais on ne s'arrêtera pas à ce mot ,
144
MERCURE DE FRANCE ,
et l'on passera à une autre objection. Comment ,
lui dira-t -on , justifierez - vous Shakespeare d'avoir
présenté Hamlet comme ayant fait ses études à
Vittemberg , tandis qu'à cette époque reculée il
n'existait d'université nulle part ; et Richard III
comme ayant lu Machiavel qui était enfant lorsque
ce prince mourut? comment l'excuserez-vous d'avoir
entièrement donné la couleur de son pays à des
tragédies où il devait peindre les temps antiques ?
cela ne détruit-il pas toute vraisemblance ?
<< Rien de plus facile à justifier , répliquera M.
>>>>Schlegel : d'abord Shakespeare n'avait point affaire
» à un siècle chicaneur comme le nôtre , et l'on
» n'allait point au théâtre pour apprendre la chro-
>> nologie. On se contentait de la vérité intime
» des choses sans s'inquiéter des anachronismes. On
>> avait alors une innocente façon de sentir . Ne dé-
>> couvrez-vous pas en cela quelque chose qui va à
» l'âme ? Mais je vous prouverai facilement que ce
» qui vous paraît des fautes mérite peut-être le nom
» de beautés sublimes. Les maximes de Machiavel'
>> existent depuis qu'il y a des tyrans ; c'est un trait
» de génie de leur donner sous Richard le nom de
>> celui qui les a écrites le premier. Hamlet, comme
» vous savez , est un peu sceptique : quelle heu-
>> reuse invention de l'avoir fait étudier à Vittem-
>> berg dans l'université où Luther rompit avec le
» pape? Le nom de cette ville ne réveille- t-il pas
» l'idée du libre essor de la pensée ? Ne savez-vous
» pas d'ailleurs que l'imagination est comme un
MARS 1815 . 145
RO
principe de vie indépendant qui se gouverne dan
près ses propres lois , et revendique ses pri
» viléges » ?
On trouvera ces priviléges bien singuliers , surtout
quand l'on pensera de quelle manière le cr
tique traite nos grands maîtres auxquels il fait un
crime de la plus légère faute . On verra qu'il est
impossible de disputer avec M. Schlegel , et l'on se
contentera de provoquer de nouveaux sophismes ,
en l'invitant à continuer son apologie .
On lui représentera que les pièces de Shakespeare
sont pleines de comparaisons et d'antithèses ;
que les héros font souvent des calembours ; que les
objets les plus dégoûtans sont quelquefois offerts
aux regards ; qu'on est révolté par les ingrediens
employés dans le sabat des sorcières de Macbeth ;
qu'enfin les personnages inutiles et les messagers
nombreux entravent la marche de ces tragédies qu'il
veut faire considérer comme des chefs-d'oeuvres.
M. Schlegel reprendra par ordre toutes ces objections.
))
« Souvent , dira-t- il , la douleur donne de l'esprit;
» le désespoir excite un rire convulsif ; et par la
>> même raison ce désespoir peut recourir pour
s'exprimer aux comparaisons , et même aux
>> antithèses . Ceux qui rejettent les calembours
» dans la tragédie ne connaissent pas leur art.
» Les enfans et le peuple , dont les moeurs sont les
plus simples , ont toujours manifesté leur goût
les calembours : ils s'en servent dans leurs
>>
pour
10
146 MERCURE
DE FRANCE
,
>> douleurs , dans leurs joies ; et Shakespeare a
>> eu raison de les prodiguer . Quant à la marmite
>> des sorcières , fallait - il la remplir d'aromates
» agréables ? l'effroi moral qu'on éprouve ne sur-
>> monte-t- il pas le dégoût des sens ? les personnages
>> inutiles et les messagers nombreux ne sont pas
>> plus difficiles à justifier , les messagers ont quel-
>> que chose de poétique ; la nouvelle qu'ils appor-
» tent est l'âme de leurs paroles . Les rôles inutiles
» sont des voix qui font entendre des accens de
» douleur et d'allégresse comme un retentissement
» des événemens passés . Je prévois les objections
» que vous pourrez me faire encore . Vous me direz
>> que quelquefois Shakespeare est froid ; je vous
répondrai que c'est la froideur d'un esprit supé-
» rieur qui a parcouru le cercle de l'existence hu-
>> maine et survécu au sentiment : Vous ajouterez
>>
qu'il mêle des scènes comiques aux actions les
>> plus atroces ; qu'aurez-vous à répondre quand je
» vous dirai que ces scènes burlesques sont le vesti-
» bule de la tragédie où les serviteurs se tiennent ?
> Enfin , pour terminer toute dispute , et pour
» démontrer la supériorité de Shakespeare , je
» dirai qu'il représente à lui seul l'esprit humain ,
>> dont il réunit au plus haut degré les qualités
>> les plus opposées , et qu'il lui faut des specta-
>> teurs poétiques dont l'imagination agrandisse l'es-
» pace à volonté » .
Il n'y a aucune observation à faire sur cette apologie.
M. Schlegel exige que les spectateurs soient
pr
ma
m
I
eat
me
L'a
1 MARS 1815. 147
pour poétiques : cette dernière phrase seule suffirait
prouver la fausseté de son système , si les erreurs
manifestes qui remplissent toutes ses réponses , ne
montraient pas aux yeux les moins clairvoyans , qu'il
s'est laissé emporter par son imagination , et qu'il
n'a consulté ni la raison , ni le bon sens , ni le goût .
Qu'on ne pense pas que nous avons malignement
dénaturé et changé ses argumens : on peut lire son
livre , et l'on y trouvera en propres termes tout ce
que nous venons de lui faire dire .
Le théâtre espagnol inspire à M. Schlegel le même
enthousiasme que le théâtre anglais . Il passe rapidement
sur Cervantes et sur Lope de Vega , parce que
ces deux hommes , supérieurs à leur siècle , ne se
prêtaient qu'à regret au genre romantique , et auraient
voulu assujettir leur art aux règles des anciens .
L'auteur de Don Quichotte ne lui paraît pas un
homme de génie : tout n'était pas , dit- il , poésie
dans son áme ; il s'y trouvait un côté de froideur.
C'est à Calderon qu'il réserve son admiration exaltée
: « Il est , s'écrie - t - il , le génie de la poésie
>>
romantique ; on croirait qu'avant de disparaître
» à nos regards , elle ait voulu dans les ouvrages
» de Calderon , comme on le fait dans un feu d'ar-
» tifice , réserver ses plus vives couleurs et ses plus
rapides fusées pour la dernière explosion » . Le
critique le traite comme Shakespeare ; il lui sait gré
de toutes ses fautes ; et s'il n'en fait pas une longue
apologie , c'est que Calderon est moins connu que
le poëte anglais .
148 MERCURE
DE FRANCE
,
Après avoir jugé ainsi les productions romantiques
, M. Schlegel s'arme d'une sévérité inflexible
et d'une prévention aveugle contre nos grands
maîtres . Selon lui , les Français n'ont que des
avantages négatifs , et ne brillent que par l'absence
des fautes . Le bon goût est pour eux l'arche sainte ,
et ils ont l'injustice d'appeler hérésie littéraire tout
ce qui s'en écarte . Ils n'ont pu faire entrer ni la
mythologie , ni l'histoire dans la tragédie ; et ils
ont donné leurs moeurs aux nations qu'ils ont
peintes. Il faut remarquer que ce prétendu défaut
reproché aux Français devient une beauté sublime
dans Shakespeare et dans Calderon où il est bien réel .
Corneille , d'après M. Schlegel , n'a de bon que le
Cid , et Racine qu'Athalie ; dans Cinna , la fiction
est descendue de la sphère idéale . Il n'y a point
d'enthousiasme dans Polyeucte . Racine n'était
propre qu'à faire des élégies et des idylles . Iphigénie
est une mauvaise pièce , Achille ne peut se
supporter , Eriphile est une intrigante , etc. , etc.
M. Schlegel condamne en outre toutes les tragédies
de Voltaire , à l'exception d'une seule qu'on ne devinerait
pas , c'est Tancrède .
Nous ne citerons qu'un exemple de ses critiques
de détail . Il s'agit de Bajazet. « Si le poëte , dit
» M. Schlegel , n'ose parler d'étrangler qu'en se
» servant de circonlocutions élégantes , ce sera une
>> contradiction . Ainsi le vers de Racine :
» Dans les mains des muets , viens la voir expirer ,
» n'est pas romantique : il fallait :
d
MARS 1815.. 149
JItc
» Dans les mains des muets viens la voir étrangler.
» Lorsque l'esprit des personnages , ajoute grave-
» ment le professeur , est censé familiarisé avec une
idée , ils doivent se servir du mot propre pour
» l'exprimer >> . Il est inutile de citer un autre exemple
du goût de M. Schlegel .
Quels changemens veut-il donc qu'éprouve notre
théâtre ? Il désire que la tragédie française prenne
le ton et la couleur de l'opéra comique . Où trouvet-
il un chef- d'oeuvre de peinture théâtrale ? C'est
dans la scène de Raoul Sire de Créqui où les enfans
du geôlier ivre font échapper le prisonnier . «< Com-
» bien je souhaiterais , dit- il , à la tragédie des Fran-
» çais un peu de cette vie dans les détails » ? Ainsi
voilà Sedaine au-dessus de Corneille , de Racine et
de Voltaire .
Tous ces sophismes développés moins crument
que je ne les expose , et enveloppés d'une foule de
raisonnemens , auront peut-être quelque chose de
spécieux pour les personnes qui ne réfléchissent pas.
C'est ce qui m'oblige à remonter aux principes et
à prouver d'une manière évidente la supériorité
jusqu'à présent incontestée de la tragédie française.
La première loi de la tragédie est de plaire aux
spectateurs devant lesquels elle doit être représentée .
Elle ne peut les intéresser qu'en ne s'écartant pas
trop de leurs moeurs , de leurs opinions , de leur
manière de sentir et d'exprimer les passions . Sans
blesser les règles fondées sur le bon sens et le goût ,
150 MERCURE DE FRANCE ,
règles qui existaient avant Aristote , et qu'il n'a fait
que recueillir , le génie tragique , par d'habiles combinaisons
, trouve le moyen de fondre les couleurs
des temps qu'il veut peindre avec celles des tempsoù
il écrit : la physionomie des héros et des événemens
domine dans ces peintures , mais elle est
nécessairement modifiée par quelques traits qui
aident les spectateurs à s'élever au niveau des sujets
qu'on développe à leurs yeux .
De même que , dans
l'instruction de l'enfance , on passe du connu à l'inconnu
; ainsi pour faire goûter à des spectateurs
de tout rang , de tout âge et de tout sexe , les merveilles
de l'antiquité et de l'histoire , il est nécessaire
de les amener à l'illusion par de légers sacrifices
aux idées qui leur, sont familières . Plus le
poëte parvient à conserver les véritables couleurs
locales , sans blesser ses contemporains , plus il approche
de la perfection .
Eschyle et surtout Sophocle et Euripide n'ont pas
peint, comme Homère , les héros grecs . Les moeurs
dans leurs pièces se rapprochent de la civilisation
du temps de Périclès. Les combinaisons profondes
de l'OEdipe roi , les scènes si touchantes d'OEdipe
à Colonne , le caractère d'Ismène dans Antigone ,
et les dialogues vifs et pressans qu'on admire dans
les tragédies grecques , n'appartiennent certainement
pas d'une manière complète au genre de l'Iliade
et de l'Odyssée . L'esprit du siècle qui produisit Socrate
et Platon s'y fait sentir ; et il est probable
qu'une pièce entièrement calquée sur les poëmes
MARS 1815. 151
d'Homère aurait offert quelque chose d'étrange au
goût délicat des Athéniens.
Les principes qui viennent d'être posés paraissent
incontestables : ils n'ont pas besoin de déclamation
et d'emphase pour se produire ; et le bon sens le
moins éclairé en fait aussitôt sentir la justesse .
Si l'on examine Shakespeare et Calderon d'après
ces principes , on ne peut s'empêcher de convenir
qu'avec beaucoup de génie ils n'ont fait que des
pièces monstrueuses . Les sujets qu'ils ont puisés
dans l'histoire ancienne sont entièrement défigurés;
les moeurs anglaises et les moeurs espagnoles prédominent
; toutes les ressemblances sont sacrifiées ,
et à peine peut- on saisir quelques traits bien rares
des caractères historiques qu'ils mettent sur la scène.
Si l'on veut au contraire peser à cette balance
Corneille et Racine , quelle perfection n'admire- ton
pas dans leurs chefs-d'oeuvres ! En ayant égard à
ce que leur siècle réclamait d'eux , ils n'ont jamais
manqué au respect qu'ils devaient aux traditions .
Admirés de leur temps par ceux qui ne pouvaient
apprécier leurs savantes peintures , mais qui saisissaient
délicieusement les conceptions secondaires
par lesquelles ces grands hommes se rapprochaient
de la faiblesse contemporaine , ils sont restés les
modèles de la postérité , qui passe non-seulement
avec indulgence , mais avec plaisir , sur ces souvenirs
d'une société dont le ton a disparu , et qui s'arrête
avec transport devant des beautés de tous les
temps , devant des tableaux antiques , dont les traits
152 MERCURE DE FRANCE ,
destinés au vulgaire ne forment que quelques
ombres .
M. Schlegel avoue que le Cid est une pièce toute
espagnole , et , si l'on veut l'en croire , cette pièce et
Athalie sont les seules bonnes tragédies françaises .
Mais en passant en revue les autres chefs-d'oeuvres
de Corneille et de Racine , nous verrons que toutes
les conditions exigées pour la tragédie s'y rencontrent
, et qu'elles brillent de ces beautés qui ,
comme celles des anciens , sont indépendantes des
temps et des lieux.
Sous le ministère du cardinal de Richelieu , une
galanterie un peu recherchée régnait à la cour . Les
femmes aspiraient à une espèce de culte ; les troubles
de la ligue et des premières années du règne de
Louis XIII leur avaient donné un grand ascendant
dans les affaires. Corneille , en produisant des
femmes sur le théâtre , ne pouvait s'empêcher
d'adopter quelques traits de cette galanterie , sans
lesquels on n'aurait pas voulu l'entendre . Mais ces
traits dominent - ils dans ces chefs-d'oeuvres ? Les
belles scènes des Horaces en sont exemptes , les
mots sublimes s'y succèdent , et jamais les historiens
n'ont donné une si haute idée des premiers
Romains. Quelques vers des rôles de Cinna et de
Maxime se rapprochent du ton de la cour ; mais
quand ces deux conjurés parlent des affaires de
l'empire , quand ils assistent au conseil d'Auguste ,
quand le tableau des proscriptions fait en même
temps frémir et trembler les spectateurs , n'admireMARS
1815. 153
t-on pas des beautés peut -être supérieures à ce que
les anciens ont de plus élevé ? Dans deux ou trois
scènes de Polyeucte , Sévère s'exprime quelquefois
en chevalier français ; mais cette légère condescendance
au goût régnant obscurcit- elle la magnanimité
vraiment romaine de ce personnage ? Nuitelle
au caractère de Pauline , le plus beau peut- être
qui existe au théâtre , et au dévouement de Polyeucte
et de Néarque , si conforme aux moeurs des
premiers chrétiens ? Dans la Mort de Pompée , le
personnage de Cléopâtre offre une coquetterie peu
convenable ; mais ce rôle domine- t- il dans la pièce ,
et la grande figure de Cornélie n'éclipse- t- elle pas
un caractère épisodique arraché au poëte par le
goût de son temps ? Antiochus et Séleucus , dans
Rodogune , ont peut- être une délicatesse recherchée
; mais le personnage dominant de la pièce ,
cette femme qui réalise tout ce que l'antiquité nous
révèle des Sémiramis , des Clytemnestre et des Fulvie
, a-t-elle une couleur moderne ; et dans le dénouement
admirable produit par ce caractère
reconnaît-on que Corneille ait fait des sacrifices au
ton de son siècle ?
Lorsque Racine travailla pour le théâtre , la galanterie
maniérée commençait à disparaître . La
passion s'exprimait plus naturellement ; mais elle
avait , comme dans tous les pays où la civilisation
est perfectionnée , une politesse douce et raffinée
qu'il convenait peu de transporter chez les Grecs
et chez les Romains . Andromaque n'en offre que
154
MERCURE
DE FRANCE ,
quelques traces : cette admirable tragédie , où l'on
reconnaît la fatalité qui poursuit Oreste , où les
fureurs d'un amour combattu paraissent appartenir
aux hommes de tous les temps, où la veuve d'Hector
nous présente sous des traits embellis tous les
charmes dont la revêtirent Homère , Euripide et
Virgile , est un des premiers chefs-d'oeuvres presque
irréprochables qu'ait produits la scène française .
Britannicus , de l'aveu même de M. Schlegel , est le
plus beau tableau dramatique tracé d'après Tacite .
Quelques mots de Britannicus et de Junie rappellent
le siècle de Louis XIV : on ne pouvait mettre en
présence ces deux personnages sans tomber dans ce
léger défaut , parce que le sujet de la pièce n'est
pas entraînant comme celui d'Andromaque , et que ,
dans les momens où il est impossible de soutenir
l'intérêt avec une chaleur irrésistible , le poëte est
obligé de remplir par des beautés accessoires les
vides inévitables de son sujet . En revanche , Agrippine,
Burrhus et Néron sont peut-être ce que l'art
tragique a produit de plus parfait chez les modernes.
Bajazet offre la couleur locale conservée sans ménagement
dans les deux principaux rôles , Acomat
èt Roxane . Une pièce sur ce ton se serait-elle soutenue
sur aucun théâtre de l'Europe ? Un visir qui
se joue des passions de son maître et qui ne consulte
que son intérêt , une sultane qui a encoré tous les
sentimens d'une esclave , et qui est prête à pardonner
à son amant s'il veut voir périr sa rivale ; de
MARS 1815 . 155
tels personnages, quoique parfaitement bien peints,
pouvaient-ils réussir ? Il fallait donc adoucir l'horreur
de ce sujet par les rôles de Bajazet et d'Atalide
. L'art de Racine est admirable dans ce mélange
des moeurs turques et des moeurs françaises : aucune
discordance , aucun contraste forcé ne s'y font remarquer
; et le spectateur , entraîné par l'illusion ,
croit sans peine que ces personnages ont pu se
trouver dans le même siècle et dans la même nation.
Xipharès et Monime ont une délicatesse qui pouvait
être inconnue dans le royaume de Pont : sans
la peinture enchanteresse de ces deux personnages ,
il est difficile de croire qu'on eût pu supporter les
caractères féroces de Pharnace et de son père . C'est
cependant ce Mithridate , encore mieux peint par
la poésie que par l'histoire , c'est ce Mithridate qui
domine dans la pièce : à la faveur d'un épisode
charmant , il déploie tous ses grands projets , et fait
partager aux spectateurs sa haine pour les Romains.
Iphigénie passe pour un chef-d'oeuvre où se trouvent
tous les genres de beauté . C'est pour cela que
M. Schlegel le traite avec un mépris affecté . Qu'il
nous dise sur quel théâtre de l'Europe on pourrait
offrir Achille absolument tel que dans l'Iliade ? II
fallait donc , en conservant à ce héros son caractère
irascible et indomptable , adoucir les formes
de ce beau modèle antique . Une scène de l'Iliade
où Achille s'explique avec Agamemnon est le type
du caractère tracé par Racine : tout le rôle n'en est
que le développement.
156 MERCURE DE FRANCE ,
Phèdre est la tragédie française pour laquelle
M. Schlegel montre le plus d'aversion : son emportement
est tel que cette pièce suffit pour lui faire
proscrire Euripide. Aux yeux des bons critiques ,
quelques scènes d'Hippolyte et d'Aricie sont de ces
sacrifices que les poëtes sont obligés de faire au
goût de leur siècle : mais quel empire le caractère
de Phèdre n'exerce-t-il pas sur les autres personnages
? Tout s'y rapporte , tout s'y lie ; et quelques
ornemens étrangers disparaissent et s'éclipsent devant
cette figure pathétique et effrayante. On ne
voit aucun de ces ornemens dans Esther et dans
Athalie M. Schlegel admire la dernière , et dit
l'autre n'est qu'une pièce de couvent . Cependant
elles appartiennent l'une et l'autre au même système
puisées également dans l'écriture , revêtues
de ses richesses , il est difficile de leur contester la
couleur locale , à laquelle M. Schlegel ne tient que
lorsqu'il examine les tragédies françaises , car on a
vu qu'il justifie tout dans Shakespeare .
:
que
D'après cet examen bien rapide de nos principaux
chefs-d'oeuvres , il paraît démontré que Corneille
et Racine ont rempli l'objet que se propose
la tragédie. La mythologie et l'histoire ont pris sous
leurs pinceaux la couleur poétique qui convenait à
nos temps modernes. Comme les tragiques grecs ,
ils out dû apporter quelques modifications aux couleurs
locales ; mais ils ont maintenu les bonnes règles
qu'ils tenaient de l'antiquité ; les beautés de tous
les temps ont constamment dominé dans leurs chefsMARS
1815 . 157
d'oeuvres cette réunion des qualités exigées par
les anciens comme par les modernes , les met évidemment
au- dessus des poëtes anglais et espagnols
qui n'ont su que s'abandonner au goût de leur siècle ,
et qui , mêlant tous les genres , se permettant toutes
les libertés , rabaissant leur génie aux conceptious
les plus basses et les plus vulgaires , se font quelquefois
admirer par des traits sublimes , mais ne
peuvent se concilier le suffrage des véritables amis
des lettres .
Dans un second et dernier article j'exposerai la
théorie de M. Schlegel sur la comédie.
DISCOURS SUR L'ÉTUDE DE L'HISTOIRE NATURELLE.
L'ÉTUDE de l'Histoire naturelle ne peut intéresser que l'homme
religieux ; ceux qui sont assez malheureux pour ne voir dans ce
grand spectacle que l'effet d'une puissance aveugle et du hasard ,
sont privés de tous les sentimens élevés que cette contemplation
inspire naturellement aux âmes religieuses quelle idée noble et
grande a jamais pu naître d'une telle croyance ? L'impiété, absurde
dans ses erreurs , est toujours abjecte dans ses systèmes : ici la foi
devient une lumière ; seule et dépouillée du secours des sciences humaines
, elle peut découvrir , dans l'étude de la nature , des rapports
admirables , des desseins sublimes , que l'orgueilleuse incrédulité
n'apercevra jamais.
Si dans le récit des actions des hommes , un historien n'envisageait
ses personnages que comme des machines , dirigés par une
invincible fatalité , guidés vers le bien par une pente irrésistible ,
entraînés dans le crime par des passions insurmontables : que
résulterait-il d'une semblable lecture ? quelle impression produiraitelle
sur le coeur et sur l'esprit , et quel fruit en pourrait-on retirer ?
158 MERCURE DE FRANCE ,
Ceux mêmes qui ont tout fait pour propager ces déplorables doctrines
, en ont si bien senti l'odieuse absurdité , qu'ils les ont toujours
abandonnées , dès qu'ils ont écrit l'histoire .
Mais lorsqu'on veut nous expliquer les merveilles de la création ,
a-t-on le droit de nous intéresser davantage en oubliant toujours
le créateur , que dis-je en révoquant en doute son existence ?
Comment l'étude des cieux et de l'univers , ne conduit- elle pas
à l'idée sublime de lá divinité ? est-il rien de plus étrange , de plus
révoltant qu'un astronome impie , qui , les yeux sans cesse élevés
vers le ciel , ne contemple les astres que pour blasphemer ; qui se
privant lui -même du bonheur d'admirer et dépouillant cette
science majestueuse de son charme et de sa grandeur , la réduit
aux froides combinaisons des calculs ?
Eh ! que m'importent tous ces prodiges qu'on me découvre dans
les trois règnes de l'histoire naturelle , s'ils ne sont pas produits
par une sagesse infinie et par une puissance protectrice et sans
bornes ? puis-je admirer , avec enthousiasme , des phénomènes sans
résultats , un ouvrage sans plan et sans but , un spectacle où rien
n'est fait pour l'âme , puisque rien ne s'y rapporte à l'homme ?
En vain voudrait-on par un appareil scientifique ennoblir ou
déguiser la sécheresse et le vide d'une si vaine étude , si , dans tous
ces objets créés , on ne me montre pas la providence qui les protège
et qui les conserve ; si l'on ne cherche pas à m'initier, non dans les
mystères de la suprême intelligence , mais dans tous les secrets de
sa bonté , je méprise la science : car , en supposant qu'elle ne fût
pas corruptrice , il est toujours évident que ne pouvant élever mon
âme et contribuer à mon bonheur , elle m'est au moins inutile .
Alors je ne vois dans la botanique qu'une assommante et fastidieuse
nomenclature. Le règne animal , ainsi que le règne minéral , ne
m'offre plus que des modifications de la matière et l'idée stupéfiante
du néant ! j'aime mieux m'endormir doucement dans le sein
d'une paisible ignorance , que de consumer ma vie par de malheureux
efforts d'imagination (qui ne produiraient que des monstres) ,
par des recherches pénibles sans résultats bienfaisans , et par des
MARS 1815. 159
veilles et des travaux sans gloire . Oui, la gloire dans la littérature et
dans les sciences , ne saurait s'allier avec l'irréligion hautement professée.
L'impiété est également vile et stérile ; elle n'a pu dans ces
derniers temps que répéter ce qu'elle a dit dans les siècles les plus
reculés ; comment pourrait- elle être ingénieuse ? Elle flétrit le coeur
et dessèche l'imagination . Elle a même trop de bassesse pour inspirer
une véritable audace : l'impie se tait , se cache ou se déguise
lâchement , quand il croit qu'il serait dangereux pour lui de se
montrer à découvert ; mais lorsqu'il pense qu'il peut impunément
lever le masque , il étonne par son manque de pudeur et par l'excès
de son effronterie ; il fait du bruit alors ! l'indignation , la surprise
et l'approbation du vice et de la folie , forment sa célébrité passagère
, son orgueil jouit pendant quelques instans d'une honteuse
réputation ; mais il n'a jamais eu , il n'aura jamais de renommée.
Qu'on se rappelle tous les impies fameux , on trouvera que tous
leurs ouvrages irréligieux , sont ensevelis dans la poussière , et
que les auteurs malheureux de ces indignes productions , n'ont
laissé après eux qu'un odieux souvenir et que des noms déshonorés.
Toutes les pensées de la sagesse souveraine sont également
grandes , tous les systèmes qui peuvent en dériver également parfaits
l'intelligence humaine pèse et délibère , parce qu'elle est
bornée. Dieu ne saurait enfanter que la perfection : sa volonté
peut se fixer sur un objet , mais il n'a jamais à choisir ; ainsi Dieu
pouvait créer l'univers avec tout l'ordre , tout l'éclat que nous
admirons , et le fonder sur des lois physiques entièrement opposées
à celles qui existent. Par exemple , la végétation du gui ,
plante parasite , confond les lois de la physique reçue . Si le gui
est implanté sur le dessus d'une branche , ses rameaux s '
s'élèveront
à l'ordinaire , mais s'ils partent de dessous la branche , les rameaux
tendront vers la terre ; ainsi , dans ce dernier cas , le gui végète en
sens contraire sans qu'il paraisse en souffrir; cette singulière plante
conserve indifféremment toutes les positions sous lesquelles le
hasard l'a fait naître ; elle est donc une exception très-remarqua160
MERCURE DE FRANCE ,
ble à la loi qui veut que toute plante inclinée se redresse . L'étude
de la nature offre dans les trois règnes beaucoup d'exemples de ce
genre , c'est -à- dire de faits , en opposition avec les lois physiques
( 1 ) . Dieu l'a voulu ainsi , afin de nous montrer que le suprême
législateur est au - dessus de toutes les lois . Pour que l'homme pût
connaître toute sa supériorité sur les animaux , et toute la dignité
de son être , et surtout pour qu'il se pénétrât de tous les sentimens
d'admiration , de reconnaissance et d'amour dus au créateur , il
fallait qu'il lui fût possible , sinon de tout expliquer, du moins de
sentir la sublimité de cette oeuvre divine . Ainsi , l'homme ne doit
la science qu'à la possibilité de rendre compte de quelques phénomènes
de la nature ; ainsi donc , il n'a que la faculté de discerner ,
de pénétrer , de découvrir, et non celle de créer . Quand il se croit
inventeur , il s'abuse ; il ne fait jamais qu'appliquer d'une manière
nouvelle une loi prise dans la nature , ou tirer un résultat nouveau
d'une de ces lois ; il n'est jamais alors que profond observateur ou
bien imitateur heureux . Le génie dans l'homme n'est que de la
pénétration ; le génie créateur n'appartient véritablement qu'à
Dieu .
C'est encore la contemplation de l'univers qui , même dans la
littérature , a fait naître toutes les idées du beau , et ces lois si
justes qui prescrivent la simplicité dans les moyens , l'unité dans le
plan , la variété dans les détails , la liaison dans les diverses parties
, l'harmonie , l'accord , la majesté dans l'ensemble , la morale
et l'utilité dans le but .
La création entière fut l'ouvrage d'une seule pensée , mais d'une
pensée divine qui par son étendue et par sa profondeur en fait
naître une infinité d'autres ; Dieu voulut que ce grand ouvrage
"
(1 ) Dans l'île de Lancerote, une des Canaries , le fucus vitifolius , végète
dans l'océan , à une profondeur de plus de 192 pieds , et par conséquent
dans une grande obscurité ; néanmoins ses feuilles sont aussi vertes que
celles de nos graminées. Voilà donc des plantes qui croissent sans être
étiolées quoiqu'en l'absence de la lumière.
Voyage de MM. de Humboldt et de Bonpland. )
1
MARS 1815 .
161
offrit toujours à l'homme coupable et déchu , le souvenir ou la MBRE
ROYAL
SEINE
lité d'une punition paternelle. Dieu mit sur tout l'univers l'em
preinte auguste et touchante de sa justice , de son amour pour
ses créatures , et de sa bonté suprême. Il répandit sur la tere
beaucoup moins de maux que de biens ; il y prodigua les richesses
réelles ; il y sema les maux avec mesure , et toujours à côté d'eux
il plaça les remèdes ou les dédommagemens. La classe des animaux
paisibles est infiniment plus nombreuse que celle des bêtes féroces
; et il est bien remarquable que les animaux qu'il était le
plus facile de soumettre au joug , soient précisement ceux qui pouvaient
rendre le plus de services à l'homme ; tandis que les animaux,
farouches , incapables de prendre de l'attachement pour un
maître , ne lui seraient d'aucune utilité dans la vie domestique :
ainsi , Dieu ne s'est pas contenté de donner à l'homme tous les
moyens de force , d'adresse et d'industrie nécessaires pour se
ressaisir de son primitif empire sur les animaux ; il a daigné lui
préparer des conquêtes faciles, véritablement utiles et sans danger,
et les lui désigner eu douant tous les animaux devenus domestiques
, d'un instinct doux et tranquille ; et si l'animal le plus sensible
n'offre rien d'utile à nos besoins physiques , c'est pour lui
un bienfait de la nature ; il fallait que l'homme ne dût jamais
être tenté de faire une victime du chien fidèle , son compagnon ,
son gardien et son défenseur.
Parmi les végétaux , le nombre des plantes salutaires surpasse
de beaucoup celui des plantes vénéneuses , et , dans les lieux où se
trouvent ces dernières , on trouve aussi leurs antidotes. Par
exemple , le contre-poison certain du fruit du mancenilier , est
l'eau de la mer bue sur-le-champ , et ces arbres ne viennent jamais
que sur le bord de la mer. C'est ainsi que , sur le sommet des
Alpes , croissent toujours ensemble le thora , dont le suc est un
venin mortel , et l'anti-thora son contre -poison , le seul efficace
que l'on connaisse ; et c'est encore ainsi qu'au Choco, dans l'Amérique
méridionale , où les serpens les plus venimeux se rencontrent
par milliers , se trouve cette plante miraculeuse, le guaco, dont le
5
11
162 MERCURE DE FRANCE ,
suc est un préservatif certain contre le danger de leurs mor
sures.
Sur la terre , les précipices , les volcans , les antres affreux n'occupent
qu'un petit espace , ainsi que les écueils et les gouffres dans
la vaste étendue des mers.
La divine providence ne se manifeste pas moins dans les soins
qu'elle prend pour conserver tout ce qu'elle a créé ; l'anatomiste
et le botaniste l'admirent également , l'un en examinant la structure
du corps humain , et l'autre en étudiant l'organisation des végétaux
. Quelle précaution pour garantir la fleur précieuse des arbres
fruitiers de l'attaque des insectes destructeurs , et pour mettre
à l'abri certains fruits délicats , entr'autres ceux du dáttier ! quels
soins pour conserver la semence qui doit reproduire la plante !
combien d'enveloppes la recouvrent ! par quels moyens ingénieux la
plupart des fleurs aquatiques sont soutenues sur les eaux ! l'ulva
et l'utriculaire nagent sur l'eau à l'aide d'une espèce de scaphandre
formé par de petites outres remplies d'air qui sont placées dans le
duplicata des feuilles. Quant aux plantes qui ne sont point aquatiques
, mais qui ont besoin d'une surabondance d'eau , la providence
leur a ménagé des ressources véritablement merveilleuses .
La bardane et le sylphium , qui habitent les lieux secs , sont pourvus
de larges feuilles circulaires et concaves qui entourent leurs
branches ; ces feuilles reçoivent et conservent l'cau de la pluie ,
pour la transmettre aux racines de la plante à la faveur d'un petit
canal placé dans la longueur de la principale tige. Le népenthes
des Indes offre une singularité plus remarquable encore une espèce
de nervure isolée, semblable à un pédoncule , s'élève au-dessus
de la plante , et porte à sa sommité une petite urne oblongue et
creuse , recouverte d'une vulve ou opercule à charnière , qui
s'ouvre pour laisser entrer l'eau de la pluie dans le, vase , qui se
referme quand il est plein , et qui contient environ un verre
d'eau.
L'étonnante fécondité du grain le plus utile à l'homme n'est pas
moins admirable ; on a vu des touffes de blé composées de plus
MARS 1815. 163
de cent dix-sept tiges ( 2) . Pline rapporte qu'un des intendans
d'Auguste lui envoya d'un canton d'Afrique un pied de blé qui
contenait quatre cents tiges , toutes provenant d'un seul et même
grain . Et cette plante si précieuse soutient également les deux
extrêmes , le chaud et le froid . Elle croît aussi bien en Écosse et
en Danemarck , qu'en Égypte et en Barbarie. Le brosimum est
une plante de l'Amérique , dont l'usage est nouvellement découvert
: son fruit peut tenir lieu de pain , toutes les parties de l'arbre
sont utiles : aussi la providence a-t-elle voulu que ce précieux végétal
pût croître partout . Il vient également sur les montagnes ,
malgré l'air vif et froid , sur les collines où l'air est plus tempéré ,
et dans les plaines où la chaleur est dévorante .
C'est dans les climats brûlans , où la soif consume et peut faire
périr le voyageur égaré , que la nature a prodigué les fruits raffraî
chissans , entre autres le bienfaisant cocotier , dont le fruit contient
un lait si pur , si abondant et si parfumé .
Parmi les arbres , quelle diversité dans les feuillages ,, et toujours
assortis aux climats qui leur sont propres ! Ces feuilles tantôt
lisses et vernissées , tantôt soyeuses , ont toujours un tissu formé
pour braver dans le nord la neige et les frimats , ou pour supporter
dans les pays chauds l'ardeur brûlante du soleil sans en être
desséchées. Remarquons encore que les arbres qui peuvent offrir
l'ombrage le plus épais et le plus étendu , ces arbres , qui portent
des feuilles d'une largeur et d'une grandeur si démesurée , ne croissent
naturellement qu'en Asie , en Afrique et dans l'Amérique méridionale
. Au milieu de ces soins préservatifs et conservateurs ,
cette bonté paternelle , confondant souvent nos plaisirs avec nos b‹ -
soins , a fait naître des fleurs sans propriétés , mais qui , par leur
beauté , leur éclat et leur parfum , sont faites pour parer la terre ,
pour embellir notre séjour.
Le règne minéral contient quelques substances pernicieuses ;
(a) Observons encore qu'une autre plante aussi étonnante par son
extrême multiplication , la pomme-de-terre , est aussi une des plus utiles .
164
MERCURE DE FRANCE ,
mais , sans parler des richesses de convention créées par le luxe ,
quels trésors il nous offre ! que de minéraux utiles ! Et la pierre et
le marbre , renfermés dès l'enfance du monde dans le sein de la
terre , et dès lors destinés à l'homme çivilisé , qui devait un jour,
à la place de ses autels de gazon , des tentes et des bourgades des premiers
pasteurs , élever à l'éternel de superbes temples , bâtir les
palais des rois et fonder d'immenses cités ; et les sources et les eaux
minérales , inutiles aux peuples qui vivent avec frugalité , mais si
nécessaires aux habitans des villes , énervés par le luxe ; ces fontaines
, salutaires par une miséricorde adorable , furent réservées
pour la guérison des maux causés par l'intempérance et par la
mollesse . Dieu créa des remèdes pour toutes les souffrances , parce
que toutes les fautes , durant la vie , peuvent être expiées . Tout
enfin , dans la nature , dit à l'homme qu'une grande faute a mérité
de grands châtimens , mais que c'est un père qui la punit. On voit
assez de traces de sa justice pour la craindre ; on trouve trop de
marques de sa bonté pour ne pas espérer que la soumission et le repentir
obtiendront de son amour un généreux pardon. Comme
nous l'avons dit , quelle unité dans le plan de la création ! quelle
simplicité dans les moyens , malgré l'inconcevable variété des
formes et l'infinie diversité des qualités , des propriétés et des destinations
! Les mêmes matériaux furent employés dans la formation
des minéraux , des végétaux et des êtres animés ; nos dépouilles
mortelles , et tout ce qui doit périr, sont composées des mêmes
élémens. Le feu , qui vivifie le corps des animaux , est caché daus
la pierre , dans le caillou , dans le cristal . On trouve dans les
plantes , dans le sang humain , dans celui des animaux , ainsi que
dans les substances minérales , de l'eau , de la terre , du soufre et
du fer . Des arbres produisent de la cire , et même une espèce de
beurre , ou pour mieux dire une véritable graisse ( 3 ) . Les chimistes
ont nommé albumine un principe qui se rencontre abonle
(3) Cette graisse végétale , appelée Beurre de Bataule , est recueillie dans
pays de Bamban , par les nègies du Sénégal .
>
MARS 1815 . 165
de cerdamment
dans les fluides animaux , et dans les sucs, propres
tains végétaux toujours analogues les uns aux autres et souvent
parfaitement semblables , comme par exemple dans le papayer . Le
suc de papaye , desséché , répand en brûlant une odeur animale ; et
soumis à l'analyse chimique , il présente tous les caractères de l'albumine
animale . Dans l'étude de l'histoire naturelle , on retrouve
toujours au physique , ainsi qu'au moral , qu'une seule pensée a
tout produit , ou que ce qui paraît s'en écarter en dérive . Quelle
analogie plus frappante encore dans l'existence physique et la reproduction
des animaux et des plantes ! Beaucoup de végétaux ont
une espèce d'instinct tout aussi remarquable que celui des animaux.
Les plantes aquatiques , qui vivent au fond de l'eau , s'élèvent en
général à sa surface pour y opérer leur reproduction : sans cette
faculté d'ascension , la poussière qui les féconde serait délayée ,
entraînée par les eaux ; la nature , pour atteindre son but , emploic
divers moyens dans cette circonstance . La valisnière est posée
sur un long péduncule en forme de spirale , qu'elle roule , déroule ,
étend ou contracte , en raison de l'élévation ou de l'abaissement
des eaux , pour se placer et se maintenir à leur surface ; et lorsque
la fleur est fécondée , la spirale se replie en totalité , et le fruit se
plonge au fond de l'onde pour y acquérir toute sa maturité. Ne
peut-on pas nommer instinct ces mouvemens singuliers et qui paraissent
être si profondément raisonnés ( 4 ) ? L'hédisarum girans
ou sainfoin oscillant , dont les folioles , sans aucune cause étrangère
, ont un mouvement perpétuel , tout à fait indépendant de la
température , de l'humidité , de la lumière et de l'air, semble vouloir,
par cette agitation , éloigner les espèces de moucherons qui
sont en foule innombrable sur les bords du Gange , lieux où croît
cette plante extraordinaire . Le mouvement de cette plante s'accélère
à l'époque où il est le plus nécessaire qu'elle soit à l'abri de
(4) Cette plante se trouve dans le Rhône, dans plusieurs étangs de la Normandie
, dans le département de Versailles , surtout aux environs de Mantes.
Voyez un Discours très-intéressant sur les services rendus à l'agriculture
par lesfemmes , par M. Cubières , aîné.
166 MERCURE
DE FRANCE
,
toute attaque , celui de la fructification . La chaleur même , quí
paraît n'appartenir qu'aux animaux , n'est pas étrangère aux plantes
; un botaniste moderne ( 5) a observé que le spadix , ou colonne
cylindrique de l'arum d'Italie , s'échauffe sensiblement au moment
de la fécondation , et que cet état d'incandescence dure plusieurs
heures . Une autre fleur ( la grenadille d'Amérique ) produit , en se
développant , un bruit qui imite le mouvement d'une inontre . L'on
peut donc observer dans les plantes , ainsi que parmi les animaux ,
de la chaleur, du mouvement et du bruit , et un mécanisme admirable
, ressemblant à cet instinct si sûr qui dirige les animaux .
On pourrait même remarquer, qu'indépendamment de toute idée
emblématique , les végétaux , par leurs singulières propriétés , leur
manière d'exister , les caractères qui les distinguent , présentent
une image exacte des inclinations et des passions humaines . Les
uns sont pernicieux , les autres bienfaisans , ceux-ci utiles , ceuxlà
seulement agréables ; on voit parmi eux des inimitiés et des
sympathies réelles . Le palmier isolé languit ; il a besoin d'un autre
arbre de son espèce pour reproduire et se parer de ses fruits salutaires
; un nombre infini de plantes offrent le même phénomène :
des végétaux d'une nature bien différente , étendant au loin leurs
rameaux ambitieux , se tracent et parcourent sur la terre un espace
immense ennemis redoutables des plantes qu'ils rencontrent sur
leur passage , ils les étouffent en s'agrandissant , et semblables aux
usurpateurs , ils font périr tout ce qui s'oppose à leur extension .
Le plus beau des orchis et la bizarre dionéa (6 ) rappellent à l'observateur
la triste idée des embûches de la trahison : l'un ouvre son
calice arrondi , l'autre étend des feuilles perfides , le papillon et la
mouche imprudente viennent se reposer sur ces fleurs , et s'y
trouvent pris dans un piége ; le calice et les feuilles se referment
et forment une étroite prison où les insectes sont étouffés. Le
:
(5) M. De la Mark.
(6) Plantes d'Amérique dont les feuilles entourées de piquans se referment
lorsqu'un insecte se pose sur leurs nervures .
MARS 1815 .
167
1
safran périt souvent , victime d'une perfidie plus ténébreuse ; un
ennemi secret et caché , une plante parasite , en s'attachant sous
terre à ses racines , l'empoisonne et le fait mourir de langueur.
D'autres végétaux nous représentent l'emblème heureux de la
solitude et de l'obscurité . Aux environs de Vallorabreuse en Italie
, dans une belle forêt de sapins , on recueille une sorte de
champignons appelés dormienti , ainsi nommés parce qu'on les
trouve rassemblés en petites familles isolées et cachées sous la
terre ; ce sont les taupes du règne végétal (7 ) . C'est à juste titre
que le myrte est l'emblème de l'amour , sentiment impérieux et
surtout exclusif ; le myrte veut régner seul sur le terrain dont il
s'empare ; ses longues racines en bannissent entièrement toutes les
autres plantes. On ne trouve jamais dans les bois de myrtes du
gazon ou des fleurs . Une autre plante est le symbole , non de
l'envie toujours malfaisante , mais de la jalousie qui consume ; la
tubéreuse ne peut vivre dans un petit espace ( dans une caisse ) ,
lorsqu'elle est entourée d'autres fleurs ; c'est pourquoi les fleuristes
l'appellent la fleur de la jalousie . Beaucoup de plantes et de
fruits nous peignent l'hypocrisie par leurs trompeuses ressem→
blances , entr'autres le marron d'Inde si semblable extérieurement
à l'utile châtaigne . Plusieurs fleurs offrent la réalité d'une inconstance
et d'une inégalité singulière ; on connaît une espèce de giroflée
, qui , pendant douze heures , exhale un parfum délicieux , et
dont ensuite l'odeur est affreuse pendant le même espace de temps .
Une autre fleur non moins fantasque change de couleur une fois
en vingt-quatre heures , en passant successivement par toutes les
nuances du blen , de manière que par ses caprices elle échappe
toujours au pinceau qui veut la peindre . On sait que la sensitive
et la violette ont donné dans tous les temps l'idée de la chasteté ,
de la pudeur et de la douce modestie. Mille végétaux vivent aux
dépens d'une infinité d'autres dont ils épuisent les sucs nourriciers
; mais parmi les plantes parasites , la liane d'Amérique est
celle qui représente le mieux toute la monstruosité de l'ingratitude.
(7) Voyez Sur la culture des sapins de M. de Fleurange.
168 MERCURE
DE FRANCE
,
Cette plante rampe d'abord pour s'élever jusqu'à l'arbre qu'elle
veut dominer ; elle commence par en faire son appui , ensuite elle
en fait sa victime , elle s'empare de toute sa substance , elle le fait
périr de langueur , l'arbre dessèche , se détruit , tombe en poussière
, et la liane tournée en spirale autour de lui , reste sur pied,
vivant de sa dépouille , et présentant le bizarre aspect d'une colonne
creuse et à jour. Ailleurs la vigne généreuse nous retrace
l'image d'une noble ambition ; elle ne veut s'élever que pour répandre
ses bienfaits ; loin de nuire à son soutien , elle l'honore en
le décorant de ses riches rameaux et de ses grappes vermeilles .
Pourrait- on ne pas observer que dans toutes ces
représentations
muettes des vertus et des vices , on voit constamment
les dernières
produire la destruction ? On trouve dans ce règne bien
d'autres images morales . Par exemple, on sait que les plantes ne
tirent leur substance de la terre que lorsqu'elles ont produit du
fruit ; jusque-là elles vivent de l'air : beau sujet de réflexion pour
les êtres voués à la paresse , qui ne sont sur la terre que d'inutiles
fardeaux , et qui veulent recevoir sans donner et sans produire !
Linné trouve une analogie de ce genre dans les couleurs
mêmes ; le teint des hommes , dit-il , désigne assez communément
leurs inclinations . César disait, en parlant de Cassius , je me défie
de ces teints livides et non de ces teints fleuris comme celui de
Dolabella. Linné remarque que de même il faut se défier des
plantes dont la couleur est livide , parce qu'elles sont en général
vénéneuses , etc. Quant aux rapports physiques , ils ont été remarqués
déjà ; la sève tenant lieu de sang , les épines , les aiguillons
comparés aux griffes , aux ongles , etc. Les maladies des
plantes indiquent des rapports plus frappans encore ; la plupart de
ces maladies portent les noms des maladies des hommes . Tels sont
le chancre , les dépôts , les loupes , la pourriture , les plaies ,
les tumeurs, les ulcères , la jaunisse, l'hydropisie, la carie, etc.;
enfin l'on sait que les plantes transpirent , qu'elles ont une sorte
de respiration , une espèce de sommeil ; et qu'elles subissent quel
quefois ce qu'on appelle la mort subite,
MARS 1815. 169
Remarquons que parmi les brutes et les végétaux chaque individu
n'a jamais qu'une ou deux qualités ou propriétés bonnes ou
mauvaises , tandis que l'homme , chef-d'oeuvre de la création, peut
posséder toutes les vertus . La brute n'a qu'une destination , irrévocablement
tracée et fixée par la qualité qui la distingue .
L'homme seul a une destinée qu'il se fait lui -même par ses penchans
, ses réflexions et la liberté de son choix et que l'homme
ne se plaigne point d'être privé de quelques facultés physiques
dont les animaux sont doués ; s'il les possédait , il aurait beaucoup
moins de grandeur réelle . Il n'est pas fait pour être leur rival ; il
est formé pour les dominer tous , et pour prouver combien l'intelligence
humaine est au-dessus des plus précieuses facultés purement
physiques . L'homme ne peut faire de longues courses dans
les eaux , mais il règne sur les fleuves et sur les mers , et il a inventé
l'art de la navigation . S'il ne vole pas dans les airs , il est
porté sur les ailes de l'imagination au- dessus des nuages , il y voit
le système et toutes les merveilles des cieux. Le cheval le surpasse
´à la course , mais s'enorgueillit de lui consacrer sa vitesse ; le
coursier dompté par l'homme est mille fois plus beau , plus fier ,
plus intrépide que le cheval sauvage , et le plus noble des animaux
trouve la gloire dans l'esclavage . La force physique de l'homme
n'est rien en comparaison de celle de quelques quadrupèdes ; mais
il a soumis le boeuf et l'éléphant,
D. G.
( La suite dans le numéro prochain ).
170
MERCURE DE FRANCE ,
LE SOUVENIR DES MÉNESTRELS , contenant une collection de ro
mances inédites ; le tout recueilli et publié par un amateur, et
dédié à M. DUCIS. Un vol . in- 18 . Prix 6 fr. , et 7 fr. par la
poste (1).
-
Ce joli recueil , qui obtint tant de succès l'année dernière , a reçu
encore cette année des perfectionnemens qui lui donnent un nouveau
degré de mérite . Non-seulement il contient les romances de
nos plus célèbres compositeurs , mais on y trouve aussi plusieurs
morceaux agréables de compositeurs étrangers. L'Angleterre , l'Al—
lemagne , l'Italie , l'Espagne , ont fourni leurs tributs à cette collection
, enrichie déjà des noms et des ouvrages de M. Boyeldieu ,
Nicolo , Berton , Garat , Catel , etc. , etc. Sous le rapport litté
raire , le Souvenir des Ménestrels n'est pas moins remarquable.
Plusienrs de nos auteurs les plus distingués figurent dans la liste
des poëtes qu'on lit en tête de ce recueil : MM. Baour -Lormian ,
Millevoye , de Jouy , Châteaubriant , Vigée , etc. , sont au nombre
de ceux qui ont inspiré la lyre de nos Ménestrels. Une pareille
réunion n'est-elle pas déjà pour un ouvrage un garant de succès ?
La romance est d'ailleurs devenue aujourd'hui un des genres de
poésie les plus goûtés . Dans ce siècle éminemment mélancolique ,
la chanson, qui entretenait la gaîté de nos pères, a dû avoir le dessous.
On dédaigne ces rondes joyeuses qu'improvisaient à table
les Collé , les Piron , les Pannard ; mais il n'est pas une société
qui n'ait son jeune troubadour, toujours disposé à soupirer une
romance. Soyons justes , au reste , et convenons que cette dernière
a des droits légitimes à notre faveur. Laissons l'éditeur les faire
valoir lui-même :
>>
« Un écrivain célèbre , nous dit-il , qu'on pourrait appeler le
peintre de la nature et l'interprète du coeur , Jean-Jacques
(1 ) Chez l'éditeur , au magasin de musique de madame Benoît , rue de
Richelieu , uº . 10 , et chez Dentu et Delaunay, libraires , au Palais-Royal.
MARS 1815 . 171
» Rousseau , nous a décrit la romance avec les couleurs les plus
» séduisantes ; un homme de goût et d'esprit la nommait à son
tour la fille de l'élégie . Cette définition nous a paru aimable et
ingénieuse . En effet , les accens de la romance , quoique moins
étendus que ceux de l'élégie , n'en offrent
»
>>
"
23
33
pas moins
се charme
» de sentiment qui captivait jadis nos dames châtelaines , et qui
» sait encore aujourd'hui séduire et enchaîner nos belles . Les chevaliers
français , galans et passionnés , avaient fait , pour ainsi
dire , de la romance leur langue habituelle . Sans compter les
Thibaut de Champagne , les Roland et tant d'autres courtois
ménestrels , dont les noms sont inscrits sur les tablettes des
» muses, François Ie' . n'a-t-il pas célébré cette touchante Agnès
Sorel , cette dame de beauté, l'amante de Charles VII ? N'a-t -on
» pas vu aussi ce roi troubadour graver à Avignon , sur le tom-
» beau de la belle Laure , des chants qui portent l'empreinte de la
romance , et qui appellent les sons de la lyre ? Eh ! qui ne sait
» par coeur, qui chaque jour ne se plaît à répéter, le chant d'Hen-
» ri IV à la belle Gabrielle , ce chant si noble et si français , qui
semble avoir rajeuni son immortalité depuis le retour de Louis-
» le-Désiré et de son auguste famille » ?
>>
"}
33
On voit que l'éditeur, M. Charles Laffilé , sait habilement plaider
sa cause . Il a d'ailleurs , dans l'heureux choix des morceaux
de poésie et de musique qu'il nous présente , de puissans moyens
de conviction . Hésitant sur celui que je pourrai citer, j'espère que
la galanterie française m'approuvera , lorsque je donne la préférence
à une des muses qui ont embelli ce recueil de leurs productions.
Il est difficile d'avoir mieux saisi le caractère de la romance
que mademoiselle Desbordes dans celle qu'elle a intitulée : L'Abandon
:
Que n'as- tu , comme moi , pris naissance an village !
Que n'as-tu , pour tout bien , un modeste troupeau !
Le palais où tu cours , un brillant héritage ,
Valent-ils le bonheur que t'offrit le hameau ?
Si jamais au village un regret te ramène ,
Si tes pas incertains s'égarent au vallon ,
172
MERCURE DE FRANCE ,
Tu verras nos deux noms graves sur un vieux chêne ,
Et le coeur qui t'aima convert d'un froid gazon .
Comme la fleur des bois qui se dessèche et tombe,
Le soir d'un jour brûlant verra finir mon sort ;
Et notre bon pasteur écrira sur ma tombe :
Olivier, ne plains pas la douleur qui s'endort.
Mesdames Simons - Candeille , Henrictte Gorgeon , Gail , Target
, de Saunoy , sont aussi au nombre des Saphos qui ont enrichi
de leurs chants aimables ou de leurs vers gracieux et faciles le
Souvenir des Ménestrels .
On y trouve également plusieurs morceaux dus à des amateurs
d'un talent remarquable . On distingue parmi eux MM . Laffilé ,
éditeur du recueil , qui l'a dédié au respectable Ducis dans les vers
suivans :
De la sainte Amitié rare et parfait modèle ,
A l'honneur, à la gloire , à ton prince fidèle ,
Ta muse sur le Pinde obtint un libre accès ,
Et marqua ses travaux par d'éclatans succès .
Pour toi , l'on vit des arts s'agrandir le domaine ;
On vit à tes accens sourire Melpomene ,
Et l'aimable Érato , sur son luth gracienx ,
Se plaire à moduler tes vers harmonieux.
Mais Euterpe à son tour réclame l'avantage
De te voir embellir son joyeux héritage ;
Viens mêler à ses chants tes accords immortels .
De ses nombreux enfans viens redoubler l'ivresse
Et marie en ce jour ta lyre enchanteresse
Aux chalumeaux des ménestrels.
J'avais oublié de dire que ce recueil offre en outre quatorze
gravures fort jolies . C'est une parure dont il pouvait se passer ;
mais il paraît que l'éditeur a voulu réunir tous les genres de séduction.
E.
MARS 1815. 173
POLITIQUE.
TOUTE Considération sur la politique extérieure et sur les opérations
du congrès serait aujourd'hui au moins superflue . Ce n'est
pas sur Vienne que les regards de l'Europe sont tournés , c'est sur
nous , c'est sur la France que tous les yeux sont fixés , c'est par
nous seuls que doit être décidée la question de savoir si l'Europe
sera plongée dans les horreurs de la guerre , et si le repos auquel
elle aspire , et dont elle se croyait enfin appelée à jouir, doit être
acheté par de nouveaux sacrifices , par une nouvelle ligue et par
une nouvelle invasion de cette Françe , qui ne saurait être agitée
sans que tous ses voisins soient menacés . C'est une vérité qui
doit frapper les esprits les plus inattentifs et donner du courage
aux plus lâches. Si cette lutte , qu'un homme ose établir entre une
nation entière et lui seul , pouvait un instant être douteuse , l'Europe
, poussée par un besoin plus impérieux de vengeance et de
repos , et avec moins de raisons de nous estimer, l'Europe en armes
franchirait de nouveau nos frontières , et pour cette fois ne s'en
rapporterait plus qu'à elle du soin de sa sécurité. Notre malheureuse
patrie , envahie comme la Pologne , démembrée comme elle ,
perdant son existence politique , et peut-être même son nom , serait
un nouvel exemple que , pour conserver les empires , il ne suffit pas
que les guerriers appelés à les défendre aient un courage exalté ,
et que toute la population ait un esprit militaire ; mais que la duréc ,
comme la prospérité des états , se fondent sur un autre genre de
courage et sur un autre ordre de vertus publiques .
#
De si tristes et de si honteux présages ne sauraient appartenir à
l'avenir de la France , nous en avons pour garant cet esprit national
qui , dans toutes les grandes crises , a toujours sauvé notre pays ;
nous en avons pour garans la sagesse du monarque , l'union des
grands corps de l'état , la fidélité de nos plus illustres guerriers ,
et cet enthousiasme d'amour et de dévouement au prince et à son
174 MERCURE
DE FRANCE ,
est venu ,
auguste famille , qui éclate de toute part et électrise tous les coeurs ;
nous en avons enfin pour garant cette séance royale , qui sera à
jamais mémorable dans nos annales , et dans laquelle le monarque
comme il l'a dit lui-même , resserrer les liens qui l'unissent
à son peuple , en jurant de maintenir la charte constitutionnelle
qu'il leur a donnée . Nous sommes persuadés que nos lecteurs ,
en lisant la relation que nous allons mettre sous leurs yeux ,
partageront une partie des émotions que nous avons éprouvécs
nous-mêmes.
CHAMBRE DES DÉPUTÉS.
Séance du 10 mars 1815.
SCR une communication qui a été faite à la chambre des députés des
departemens par le ministre et secrétaire d'état de l'intérieur , la chambre a
voté une adresse qui a été portée au roi par une députation .
Le président a porté la parole en ces termes :
« Sire , l'intérêt de la patrie , celui de la couronne , tout ce qui est cher
à la nation , l'honneur , la liberté nous appellent autour du trône pour le
défendre , et en être protégés. Les représentans du peuple français sentent
qu'on lui prépare le sort humiliant réservé aux malheureux sujets de la
tyrannie.
» Si quelques mains françaises osent s'armer du glaive de la guerre civile ,
nous sommes sûrs que les chefs illustres et les soldats de nos armées , qui
oni si long- temps défendu la France contre ses ennemis extérieurs , prêteront
encore à leur pays le secours de leur épée . Les gardes nationales seront
leurs nobles émules ; et ce beau royaume ne donnera pas à l'Europe étonnée
le honteux spectacle d'une nation trahie par ses propres enfans..
» Quelles que soient les fautes commises , ce n'est pas le moment de les'
examiner. Nous devons tous nous réunir contre l'eunemi commun , et
chercher à rendre cette crise profitable à la sûreté du trône et à la liberté
publique.
>> Nous vous conjurons , Sire , d'nser de tous les pouvoirs que la Charte
constitutionnelle et les lois ont mis entre vos mains . Les chambres que
votre confiance a convoquées ne manqueront ni au monarque ni au peuple
français elles seront , Sire , vos fidèles auxiliaires pour donner au gouvernement
la force nécessaire au salut de l'État » .
:
MARS 1815.
175
Réponse du roi.
« Je n'ai jamais douté des sentimens de la chambre . Je me réunirai
» toujours à elle pour le salut , la liberté et le bonheur de mon peuple ».
Séance du 13 mars.
M. l'abbé de Montesquiou se présente à la tribune .
Messieurs , le roi m'a ordonné de vous faire connaître la situation de nos
départemens , c'est -à - dire leur bon esprit , leur courage et leur dévouement
à sa cause et à celle de la liberté ; au premier moment de cette aggression
inouïe , nous nous sommes empressés d'écrire aux départemens menacés ,
d'appeler les gardes nationales et la population entière à la défense de la
patrie.
Le préfet du Var avait déjà donné le signal , et la ville de Marseille y
avait répondu avec cet élan de liberté et de reconnaissance dont elle a donné
tant de preuves ; la Drôme a publié son indignation dans une adresse au
roi , qui appelle la France entière à la defense commune ; les départemens
que Bonaparte a parcourus ont pu être surpris , mais aucun n'a été ébranlé ;
le Var, les Hautes et les Basses-Alpes l'ont vu passer comme l'ennemi public
; ne pouvant le combattre , ils l'ont reçu avec un morne silence qui lai
a fait connaitre , dès son entrée en France , les sentimens qui l'y attendaient.
Le département du Rhône , sans armes , sans défense , s'est vu envahir ;
mais Bonaparte peut- il douter du patriotisme des Lyonnais ? Quelle ville
surpasse celle de Lyon en générosité ! Nous n'avons reçu d'elle que les témoignages
les plus honorables de son dévouement , jusqu'aux derniers ins
tans de la liberté. Ce succès de l'ennemi , loin d'avoir ralenti l'ardeur des autres
contrées , leur a inspiré un nouvel enthousiasme.
Les départemens de Saône-et-Loire , de la Côte - d'Or , de la Nièvre , du
Doubs , de la Meurthe , de la Marne , de l'Aube , de la Haute -Marne , de
Seine- et-Marne , de Seine- et - Oise , de la Seine- Inférieure , da Calvados , de
l'Orne , du Loiret , de Loir - et- Cher, de l'Aisne , de la Somme , de l'Yonne ,
du Nord , de l'Oise , de Maine-et- Loire , de l'Eure , en un mot , tous ceux qui
ont eu le temps de faire parvenir leurs adresses , envoient à l'envi d'admirables
témoignages de leur fidélité. Les villes disputent de zèle avec les départemens
, nous sommes occupés de réunir toutes ces adresses pour consacrer à
jamais ce monument du courage et de la haine de la tyrannie ; eh ! quel
Français voudrait revoir ces jours d'oppression et de perfidie ! Ils ont passé
et l'horreur est le seul sentiment qui en reste.
C'est assez que nous ayons à gémir sur l'égirement de quelques guer
176 MERCURE
DE FRANCE
,
riers ; la France ne peut avoir que des défenseurs de la liberté; elle désavone
et proscrit à jamais ces coeurs dénaturés , qui osent la sacrifier à un vil intérêt.
Nous le disons en frémissant , il nous était resté dans nos misères une
gloire nationale ; nous la devions à nos armées ; nous les présentions avec or
gueil aux étrangers ; nous aimions à rappeler leurs triomphes , et cette générosité
admirable qui les faisait courir d'un pole à l'autre , partout où il y
avait des dangers ; pourquoi faut-il que cette race de héros compte aujourd'hui
des infidèles , et que les soutiens de la gloire nationale voient des déserteurs
? Gémissons avec ces soldats vraiment Français , qui , dans tous les
temps , n'ont su que verser leur sang pour la patrie; qui , toujours fidèles à
sa voix et étrangers à toutes nos discordes , n'ont voulu que la servir et monrir
pour elle . Ils vengeront aujourd'hui leur pays , que l'on veut asservir, et
leur gloire que l'on a osé obscurcir ; tous les chefs montrent à leurs frères
d'armes les sentiers de l'honneur ; chacun est à son poste , prêt à marcher à
la voix de la patrie.
Déjà le maréchal de Trévise a instruit son corps d'armée de la perfidie de
nos ennemis , et toutes les troupes abusées sont revenues sous les drapeaux
de l'honneur . Le général d'Aboville n'a pas vu un infidèle dans ses soldats ;
tous , an contraire , ont repoussé le traître qui avait osé tenter leur fidélité.
Le maréchal Ney réunit ses légions , et porte dans cette cause cette fermeté
de caractère et de principes qui l'ont toujours illustré. Le maréchal
Macdonald , après avoir fait des prodiges à Lyon , et tenté l'impossible ,
revient porter au roi ses talens et ce caractère de loyauté et d'honneur qui
le rendent également cher à la France et à l'armée .
Le maréchal Oudinot est à la tête de ces grenadiers de France , de cette
illustre vieille garde si renommée dans toute l'Europe , et qui s'est réservée
la gloire d'être le modèle et l'exemple de toutes les armées ; fidèle à son roi
et'à son chef également couvert de cicatrices et de gloire , on les verra l'un
ét l'autre marcher au secours de la patric , et contenir par leur renom comme
par leurs armes tout ce qui aurait le malheur d'hésiter .
Le maréchal d'Albufera n'a besoin que d'être nommé pour inspirer ane
même confiance à la France et aux armées; tout le royaume ne voit done
que des défenseurs : les provinces , les villes , les campagnes ; les genéraux ,
les officiers , les soldats , tous repoussent l'ennemi qui nous porte la guerre
étrangère , la guerre civile , la servitude et la mort ; c'est à vous , messiems ,
à seconder cette noble ardeur ; ordonnons , ou plutôt confirmons cette levée
générale de tous les amis de la liberté ; tous les Français répondent àla voix
du gouvernement ; qu'ils entendent également la vôtre ; on ne peut payer
de trop d'éloges un zèle si généreux ; que tous les noms qui s'illustrent dans
cette belle cause soient inscrits dans vos annales comme dans les nôtres ; que
les défenscurs de la patrie soient converts de toute la gloire nationale.
2
T
9
T
MARS 1815 .
177
-Déjà le roi a répandu ses bontés sur les officiers et les troupes qui ont
donné les premiers témoignages de la fidélité ; qu'ils sachent par vous com
bien ils ont mérité de la patrie. A-t- il connu toutes les ressources de la liberté,
cet homme qui connut si bien celles de la servitude ? sait-il ce que
peut une nation animée de ses droits et commandée par un prince qu'aucane
difficulté n'étonne , pour qui le danger n'est qu'une preuve de son courage
, qui s'inquiète pour ses sujets , et qui alors même ne s'alarme que pour
exciter leur bravoure ; ce n'est pas sous un tel roi que l'on conquiert la
France.
Laissons les ennemis de la liberté accuser la douceur de son gouvernement.
Les peuples ne sont pas courageux à raison de leur servitude ; il est
une générosité qui n'appartient qu'aux âmes libres , et qui fait naître les héros
; la France en sera nn éternel exemple : si elle a pu sous la tyrannie conquérir
l'Europe , quel audacieux pourra la combattre sous la liberté? Soyons
anis , messieurs , et dans un moment nous verrons disparaître cette entreprise
insensée qui fera rougir ses partisans , et ne sera qu'un gage de la sagesse
de nos nouvelles lois et de ce régime paternel que la sagesse du roi a
puisé dans son coeur.
Rapportfait à la chambre par M. le duc de Feltre , ministre
de la guerre.
La chambre a désiré entendre de ma bouche des détails relatifs à mon département
; mais elle croira sans peine que vingt-quatre heures de ministère
n'ont pu me suffire pour classer dans ma tête tout ce qu'il y aurait d'intéressant
à lui communiquer ; mais si je n'ai pu lire encore cette masse de papiers
qui forme la correspondance , il n'en est aucun d'une importance majeure
que je n'aie voula connaître , et le défaut de temps qui ne m'a pas permis
davantage , m'a aussi empêché de pouvoir faire à la chambre une communication
écrite et rédigée avec quelque méthode.
Il est certain qne la loyanté du général Lions a fait manquer un des
moyens les plus dangereux de celui qui fait la terreur de quiconque aime la
liberté de son pays. Cette machination odieuse entamée dans le midi de la
France, étendait ses fils jusque dans le département du Nord . La main de
Dieu semble y avoir conduit le duc de Trévise comme par miracle pour la
déjouer. Dirigé par Lefevre-Desnouettes , un gros de troupes devait se porter
sur Noyon et sur Paris , et y causer des désordres extrêmes. Toutefois ces
troupes ignoraient ce qu'elles faisaient lors même qu'elles devaient s'emparer
de l'important arsenal de La Fère . Mais , bientôt désabusées , elles sont
rentrées dans la ligne du devoir. Ainsi , messieurs , dans le Nord les soldats
SEINE
12
178 MERCURE
DE FRANCE ,
ont manifesté en général un bon esprit , et ne peuvent donner aucune inquiétude
an roi ni à la nation .
Il n'en est pas de même des troupes qui ont été à Lyon. On avait dû
compter sur l'important dépôt de Grenoble et sur la promptitude du départ
des princes. Une défection inattendue rendit insuffisans les moyens de tenter
de s'opposer au mouvement qui a mis Lyon au pouvoir de l'ennemi de ·
la patrie . Car certes il n'y a pas eu insuffisance de courage. On ne saurait
trop faire l'éloge des princes qui voulaient absolument résister ; et ce n'est
que d'après une circonstance fortnite qu'il a fallu renoncer à une persévérauce
qui ne menait à rien . En effet , l'artillerie manquait totalement . II
était naturel d'en tirer de Grenoble , dépôt le plus voisin . On ne pouvait
disposer que d'un peu de poudre et d'une mauvaise pièce de canon qu'avait
abandonnée l'armée autrichienne : il était donc impossible de résister , surtout
quand les troupes en garnison à Grenoble se furent livrées à une défection
dont je les plains . Mais celles qui se dirigent du nord en ce moment
montrent un très - bon esprit .
Des mesures ont été prises pour déjouer les tentatives audacieuses contre
la liberté et la fidélité françaises ; elles s'exécutent dans ce moment , et j'espère
qu'elles auront le succès que la nation a droit d'attendre de la vigilance
de son gouvernement.
Quelques nouvelles venaient de causer de justes alarmes , et avertissaient
du danger où aurait pu se trouver la capitale par l'odieuse trahison du générai
Desnouettes.
Le roi , incapable de tromper personne , a appris avec douleur une démarche
aussi inattendue . S. M. m'a proposé le portefeuille de la guerre , il
eût eté lâche de refuser dans une circonstance aussi pénible . Je n'ai pas
craint de répondre à cette honorable confiance , parce que j'ai la certitude
d'être fidèle à mes devoirs , comme toute ma vie j'ai été fidèle à tous les en-`
gagemens que j'ai pris.
Séance du 16 mars.
Le Roi s'est rendu aujourd'hui à la chambre des députés ; S. M. est partic
à trois heures du château des Tuileries en grand cortége.
Les grands et principaux officiers de la maison du Roi , des députations
de MM. les maréchaux de France , de MM. les premiers inspecteurs généraux
, de MM. les grand' croix de l'ordre de Saint - Louis , de MM . les grands
cordons et grands officiers de la légion d'honneur, de MM. les lieutenansgénéraux
, vice-amiraux et maréchaux de camp accompagnaient S. Majesté.
MARS 1815.
179
Le cortege était précédé et suivi par des détachemens de la garde nationale
et de la troupe de ligne , et accompagné par des détachemens des différens
corps de la maison du Roi,
La garde nationale et la troupe de ligne formaient la haie sur le passage
de Sa Majesté.
Il n'est pas besoin de dire que les acclamations les plus vives se faisaient
entendre ; partout où Sa Majesté se montre , les mêmes témoignages d'amour
l'environnent. Mais ces sentimens acquièrent plus d'éclat dans les
circonstances présentes ; ces expressions , que nous osons emprunter à Sa
Majesté , peuvent seules rendre le caractère de l'enthousiasme que manifestent
maintenant tous les Français .
La chambre des pairs avait été invitée à assister en corps à la séance ; elle
occupait la moitié de l'enceinte circulaire de la salle de MM . les députés des
départemens l'autre moitié était remplie par MM. les députés . Nous ne
pouvons donner ici un détail exact des places , nons remarquerons senlement
que l'état- major de la 1. division militaire , et l'état- major , ainsi
que plusieurs officiers de la garde nationale , occupaient des banquettes
placées près du trône du Roi .
Les gardes- du - corps de S. M. partageaient leurs postes dans l'intérieur
de la salle , avec la garde nationale et la troupe de ligne.
Le roi a paru au milieu de tous ces Français fidèles et dévoués ; S. M.
a été accueillie par les mêmes transports qui l'avaient suivi sur la route . Elle
s'est placée sur son trône , et a parlé en ces termes :
« Messieurs ,
» Daus ce moment de crise , où l'ennemi public a pénétré dans une por-
» tion de mon royaume , et qu'il menace la liberté de tont le reste , je viens
a au milieu de vous resserrer encore les liens qui , vous unissant avec moi ,
>>font la force de l'état ; je viens , en m'adressant à vous , exposer à toute
>> la France mes sentimens et mes voeux.
» J'ai revu ma patrie ; je l'ai reconciliée avec toutes les puissances étran
» gères , qui seront , n'en doutez pas , fidèles aux traités qui nous ont
» rendus à la paix ; j'ai travaillé au bonheur de mon peuple : j'ai recueilli , je
>> recueille tous les jours les marques les plus touchantes de son amour ; pour-
» rai-je , à soixante ans , mieux terminer ma carrière qu'en mourant pour
> sa défense .
>> Je ne crains donc rien pour moi , mais je crains pour la France : celui
» qui vient allumer parmi nous les torches de la guerre civile , y apporte
» aussi le fléau de la guerre étrangère ; il vient remettre notre patrie sous
180 MERCURE DE FRANCE ,
» son joug de fer ; il vient enfin détruire cette charte constitutionnelle
» que je vous ai donnée , cette charte , mon plus beau titre aux yeux de la
» postérité , cette charte que tous les Français chérissent et que je jure ici
>> de maintenir.
>> Rallions-nous donc autour d'elle ! qu'elle soit notre étendard sacré ! Les
>> descendans de Henri IV s'y rangeront les premiers ; ils seront suivis de
» tous les bons Français . Enfin , messieurs , que le concours des deux cham-
>> bres donne à l'autorité toute la force qui lui est nécessaire ; et cette guerre,
>> vraiment nationale , prouvera , par son heureuse issue , ce que peut un
» grand peuple uni par l'amour de son Roi et de la loi fondamentale de
» l'état ».
Il est des impressions que l'on ne saurait peindre et que la plume n'ose
retracer de peur de les affaiblir : qui pourrait peindre en effet les sentimens
qui ont saisi toutes les âmes ; les transports si vrais et si touchans qui ont
éclaté de toutes parts pendant ce discours sublime , interrompu souvent par
un enthousiasme que le respect ne pouvait retenir ? Le ton ferme, l'exprcssion
calme , la physionomie énergique et sereine de notre auguste monarque
portaient à la fois , dans tous nos coeurs, la confiance et l'émotion ,
l'admiration et le respect.
L'assemblée entière , électrisée par les sublimes paroles du roi , était debout
, les mains étendnes vers le trône. On n'entendait que ces mots : Vive
le roi ! mourir pour le roi , le roi à la vie et à la mort ! ..... répétés avec
un transport que tous les coeurs français partageront à ce faible récit de la
scène la plus touchante et la plus honorable pour le caractère national .
L'assemblée ayant repris place , un mouvement de Monsieur , pour
s'approcher du roi , a de nouveau commandé le plus profond silence.
Monsieur, après avoir profondément salué le roi , a dit , à peu près en
ces termes :
« SIRE , je sais que je m'écarte ici des règles ordinaires en parlant devant
V. M.; mais je la supplie de m'excuser et de permettre que j'exprime ici en
mon nom et au nom de sa famille , combien nous partageons da fond du
coeur les sentimens et les principes qui animent V. M. »
1
Le prince , en se retournant vers l'assemblée , a ajouté , en élevant la main :
« Nous jurons sur l'honneur de vivre et de mourir fidèles à notre roi et à la
Charte constitutionnelle , qui assure le bonheur des Français ».
Pendant que l'assemblée entière répondait à ce serment par de nouvelles
acclamations, le roi , profondément attendri, a présenté sa main à Monsieur.
S. A. R. l'a saisie et l'a baisée avec transport . Le roi ne pouvant alors réMARS
1815. 181
sister au sentiment qui l'entraînait , a serré Monsieur dans ses bras avec
toute la dignité d'un roi et toute la tendresse d'un frère . A ce noble et tour
chant spectacle , l'émotion avait fait place au transport ; tous les coeurs
étaient attendris , tous les yeux mouillés de larmes , et ce n'est qu'après
quelques instans , que le cortège du roi se disposant à se remettre en marche ,
et S. M. s'étant levée , les acclamations se sont renouvelées avec encore plus
de force et d'enthousiasme que jamais.
En un seul jour les destins de la France seraient assurés ; le roi , la
patrie , nos lois les plus saintes , nos droits les plus chers seraient à jamais
garantis , si la France entière eût pu assister à cette scène ; mais elle y était
présente en effet , par ses représentans , par les plus illustres de ses chefs militaires
et de ses magistrats , par une foule de citoyens indistinctement admis
dans les tribunes , par les soldats et le peuple pressés dans l'enceinte et hors
des murs de la salle , et qui répétaient à grands cris les voeux et les acclamations
de l'assemblée.
Ordonnance du roi concernant les militaires de toute arme et
de tout grade en semestre et en congé limité ou illimité.
LOUIS, PAR LÁ Grace de Dieu , roi de France et de Navarre , etc.;
Nous avons fait connaître à la France entière l'entreprise formée sur un
des points de notre royaume par un homme dont le nom seul rappelle les
malheurs de la patrie.
Nous comptons sur les sentimens patriotiques de tous les Français , sur
leur attachement inviolable an trône , à leur souverain légitime , à cette
Charte constitutionnelle qui fixe à jamais leur destinée ; nous comptons sur
le dévouement d'une armée dont la gloire a retenti dans toute l'Europe , et
si , par suite de la paix , cette armée a subi une réduction qui ne nous a
pas permis d'employer activement tous les braves officiers qui en font partie
, et dont l'existence a été l'objet constant de notre sollicitude , le moment
est venu où , laissant un libre cours aux sentimens d'honneur et de
courage qui les animent , nous les appelons à en donner de nouvelles
preuves.
A ces causes , sur le rapport de notre ministre secrétaire d'état de la
guerre ;
Le conseil des ministres entenda ,
Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
Art. 1er . Tous les militaires en semestre et en congé limité , officiers , sous182
MERCURE DE FRANCE ,
officiers et soldats de toute arme , rejoindront sur- le -champ leurs régimens
respectifs .
Les commissaires des guerres sont autorisés à délivrer des feuilles de route
portant indemnité.
Les militaires qui sont dans ce cas pourront , au lieu de rejoindre leurs
corps , se faire inscrire dans les bataillons ou escadrons de réserve dont il
sera parlé ci-après , articles 3 et 6.
2,Tous les militaires devront partir dans les trois jours qui suivront la
publication de cette ordonnance.
3. Les généraux commandant les départemens feront réunir, dans le plus
bref délai , au chef-lieu du département , tous les sous - officiers et soldats
des régimens d'infanterie de ligne et d'infanterie légère qui sont en congé
illimité , ou qui , rentres dans leurs foyers avant le 8 août 1814 , sont disponibles
en vertu de nos ordonnances des 15 mai et 8 août . Ils procéderont
de suite à l'organisation de bataillons de réserves composés chacun de six
compagnies de 100 hommes chacune , non compris les offieiers . Chacun de
ces bataillons portera le nom du département où il aura été formé ,
et ils seront distingués entr'eux par le numéro d'ordre de leur formation .
4. Les officiers d'infanterie et de l'état - major en non activité seront placés
, suivant leur grade , dans ces bataillons , et jouiront de la solde d'activité ,
ainsi que les sous- officiers et soldats , à dater du moment de leur réunion dans
le chef-lieu du département.
5. Les généraux commandant les divisions militaires surveillerout la formation
de ces bataillons , et donneront aux généraux commandant les départemeus
toutes les instructions nécessaires pour leur prompte organisation
. Ils se rendront , à cet effet , aux chefs - lieux des départemens qui composent
la division militaire dont ils ont le commandement.
6. Les sous-officiers et soldats des troupes de cavalerie qui sont en congé
illimité , seront également réunis aux chefs-lieux de leurs départemens. Les
généraux commandant ces départemens réuniront par arme , autant que
possible , sous-officiers et cavaliers , et donnerout le commandement de ces
corps aux officiers de cavalerie en non activité.
7. Les généraux commandant les divisions et les départemens se concerteront
avec les préfets pour faire fournir des chevaux aux sons-officiers et
soldats de ces escadrons . Les militaires qui se monteront à leurs frais , recevront
de suite le remboursement de leurs chevaux aux prix fixés par l'ordonnance
.
8. Les sous-officiers et soldats des troupes d'artillerie à pied et à cheval ,
du génie , des pontonniers , des ouvriers et du train d'artilleric , qui sont
MARS 1815. 183
en congé illimité , seront également réunis au chef-lien de leur département
, et dirigés sur les écoles d'artillerie et du génie qui seront le plus à
proximité.
9. L'armement des bataillons et escadrons de réserve sera fourni par les
soins des préfets , qui disposeront des armes qui existent en dépôt aux chefslieux
des départemens et des arrondissemens . Tous les citoyens qui se trouvent
encore détenteurs d'armes de guerre , et qui ne font point partie de la
garde nationale organisée , sont requis de les mettre à la disposition des préfets
et sous- préfets , qui en feront payer la valeur .
10. Notre ministre de la guerre est en outre antorisé à faire compléter
l'armement de ces corps , en le faisant fournir par nos arsenaux , et il
prendra les mesures les plus promptes pour pourvoir à leur habillement et
équipement.
11. Les bataillons d'infanterie et les escadrons de cavalerie qui seront organisés
en exécution de la présente ordonnance , feront partie de l'armée
active , à dater du jour de leur formation , et seront à la disposition des généraux
commandant les divisions militaires et les départemens pour le maintien
du bon ordre et les besoins du service .
12. Ces corps qui sont également destinés à agir de concert avec ceux de
la garde nationale qui seront mis en activité par les préfets , et d'après les
mesures qui seront arrêtées entre les généraux , les préfets et les inspecteurs
des gardes nationales.
13. Les officiers de l'état-major général de l'armée qui sont en non- activité
de service dans leurs départemens , pourront être admis dans les corps
qui seront formés , suivant leur ancienne arme et leur grade , d'après les choix
qu'en feront les généraux commandant les divisions militaires .
14. Les généraux commandant les divisions militaires pourront mettre à
Ja disposition des préfets , sur leur demande, des officiers d'état -major et de
ligne eu non activité , pour être employés dans les corps de la garde nationale
qui seront organisés .
Ces officiers jouiront de leur traitement d'activité , à dater du jour où ils
seront désignés pour ces emplois .
15. Les officiers de tout grade qui seront remis en activité de service , soit /
dans les bataillons et escadrons de réserve , soit dans les corps de la garde
nationale , recevront des commissions de notre ministre de la guerre , et ſeront
partie de l'armée active.
16. Les officiers de tout grade , en demi -solde , qui n'auront pas été compris
dans les cadres de formation des nouveaux bataillons et escadrons , ou
qui ne feront point partie des corps de la garde nationale , seront réunis ,
184
MERCURE DE FRANCE ,
dans chaque département , en compagnies ou bataillons , sous la dénomination
de Gardes du Roi.
17. Les officiers de tout grade et de toute arme qui feront partie de ces
corps d'élite , jouiront du traitement d'activité : nous nous réservons de
nommer des officiers généraux , investis de notre confiance , pour commander
ces corps et les réunir au besoin auprès de notre personne.
18. Les généraux chargés , par la présente ordonnance , de l'organisation
des corps d'élite créés par les articles 16 et 17 , seront autorisés à admettre
des jeunes gens réunissant les qualités requises , quoiqu'ils ne soient pas revêtus
d'un grade militaire , mais qui seront reconnus susceptibles d'être pourvus
de celui de sous- lieutenant.
Les individus admis en vertu de cette disposition seront commissionnés de
ce grade par notre ministre secrétaire d'état de la guerre .
19. Notre ministre de la guerre est chargé de l'exécution de la présente
ordonnance.
Donné à Paris , le 9 mars 1815.
Par le roi ,
Signé , LOUIS .
Le ministre secrétaire d'état de la guerre.
Signé Maréchal due de DaumaTIE.
LOUIS , PAR LA grace de Dieu , Roi de France et de Navarre ;
A tous ceux qui ces présentes verront , salut.
l'armée va
L'ennemi de la France a pénétré dans l'intérieur. Tandis que
tenir la campagne , les gardes nationales sédentaires doivent garder les places
fortes , contenir les factieux dans l'intérieur , dissiper leurs rassemblemens
intercepter leurs communications.
.
Les gardes nationales sédentaires , qui présentent une masse de trois millions
de propriétaires fonciers ou industriels , constituent une force locale
universellement répandue , qui partout peut envelopper et harce-
Jer les rebelles , et redevient maîtresse partout où ils cessent d'être en
force.
De cette masse formidable , mais que tant d'intérêts attachent au sol ,
peuvent sortir des corps volontaires qui forment des colonnes mobiles ou
prennent rang avec l'armée . Il suffit pour cela que les gardes nationaux habillés
, équipés et armés , qui par leur jeunesse , leur état et leur fortune ,
comme par leur noble dévoueinent , peuvent et veulent qnitter un instant
MARS 1815. 185
leurs foyers , se forment en corps de volontaires , pour un service actif , mais
libre et momentané.
Ainsi la nation combattra partout avec l'armée , soit en ligne , soit comme
auxiliaire , et montrera qu'un grand peuple , quand il ne veut point , ne reprend
pas le joug qa’il a secoué.
Mais comme c'est principalement par l'union que les peuples résistent à
la tyrannie , c'est surtout dans les gardes nationales qu'il importe de conserver
et de resserrer les noeuds d'une confiance mutuelle , en prenant un
seul et même point de ralliement. Nous l'avons trouvé dans la Charte constitutionnelle
que nous avons promis d'observer et de faire observer à jamais ,
qui est notre ouvrage libre et personnel , le résultat de notre expérience et
le lien commun que nous avons voulu donner aux intérêts et aux opinions
qui ont si long- temps divisé la France .
A ces causes , mettant notre confiance entière dans la Charte constitutionnelle;
dans les chambres qui sont avec nous gardiennes de la Charte et qui
nous environnent; dans l'expérience de nos peuples éclairés par les phases
diverses d'une longue révolution ; dans l'honneur et la fidélité de l'armée et
des gardes nationales ;
Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
§. Ier . Des gardes nationales sédentaires.
Art. 1. Les gardes nationales sédentaires dont l'organisation , l'armement
et l'équipement sont incomplets , seront sur- le-champ organisées ,
équipées et armées par les soins des préfets , des sous-préfets et des maires ,
el des inspecteurs et commandans des gardes nationales.
A cet effet , on profitera des cadres actuels et des listes ou des cadres
qui viennent d'être préparés de manière à y classer tous les contribuables
qui par leurs propriétés ou leur industrie sont intéressés au
maintien de la Charte constitutionnelle , et à la stabilité du gouvernement.
2. Les gardes nationales sédentaires sont spécialement chargées de la garde
des places fortes et des établissemens civils , militaires ou maritimes , da
service de sûreté intérieure et de la répression des factieux et rebelles ; elles
veilleront surtout à ce que les rebelles soient de toutes parts cernés et enveloppés
, leurs communications interceptées , et leur action concentrée dans
les seuls points qu'ils occupent . Elles partageront et favoriseront par tous les
moyens possibles la transmission des nouvelles qu'il importe de connaître,
Elles établiront entr'elles , à cet effet , les correspondances et les moyens d'avertissement
que peuvent leur suggérer leur zèle , leur activité et l'intelligence
qui distingue les Français .
186 MERCURE DE FRANCE ,
§. II. Des gardes nationales volontaires .
3. Dans les départemens où , comme à Paris et autres villes , il se présentera
des gardes nationaux habillés , armés , équipés , à´ qui leur âge et
leur fortune permettent de faire un service extérieur et momentané, et que
leur dévouement à la patrie et à notre personne y engage ; les préfets , de concert
avec les inspecteurs des gardes nationales , les organiseront en compagnies
, cohortes et légions volontaires , et leur nommeront des chefs parmi
les citoyens que leur considération personnelle , leur expérience , leurs services
, leur grade dans la garde nationale ou leur ancien grade dans l'armée
rendent le plus propres à l'organisation et au commandement de ces corps.
4. L'armement et l'équipement des gardes nationaux volontaires qui ne
pourraient se procurer sur - le-champ des armes et des effets d'équipement ,
seront complétés sans délai des magasins de l'état .
5. Ces corps volontaires seront employés , soit dans les départemens, en
colonnes mobiles , destinées à détruire les rassemblemens , soit en ligne
avec les corps de l'armée , suivant que le dévouement des volontaires les
portera à s'offrir pour l'un ou l'autre service .
6. Les corps volontaires ne cesseront pas d'être régis par les mêmes lois et la
même autorité que les gardes nationales sédentaires , à l'exception de ceux
qui serviront en ligne ou dans les places assiégées et bloquées ; ces derniers
seront , conformément aux lois , sous les ordres des généraux ou gouverneurs
investis de nos pouvoirs et de notre confiance.
7. Les corps volontaires auront droit à la solde , aux vivres et autres
prestations militaires , dans toutes les situations analogues à celles des
gardes nationales sédentaires , requises momentanément pour un service
militaire extérieur et actif.
8. Aucun engagement ne pourra résulter de ce service de dévouement et
d'honneur. Les citoyens qui le feront seront libres de rentrer dans leurs
foyers dès que la rebellion sera comprimée.
§. III. Disposition d'ordre et d'union dans les gardes nationales .
9. Nous voulons que la charte constitutionnelle soit le point de ralliement
et le signe d'alliance de tous les Français.
Nous regarderons comme nous étant seuls véritablement affectionnés
ceux qui défèreront à cette injonction .
Nous envisagerons , comme un attentat à notre autorité et comme un
moyen de favoriser la rébellion toute entreprise directe ou indirecte , par
actions , écrits ou propos publics , qui tendraient à ébranler la confiauce
MARS 1815. 187
des gardes nationales et la charte constitutionnelle , ou à les diviser en factions
par des distinctions que la charte réprouve.
§. IV. Dispositions générales d'exécution.
10. Notre ministre secrétaire- d'état au département de l'intérieur , et
notre ministre d'état major- général des gardes nationales du royaume adresseront
sur-le -champ aux préfets et aux inspecteurs ou commandans des
gardes nationales leurs ordres et leurs instructions respectives sur l'organisation
et le service des gardes nationales sédentaires et volontaires .
Nos ministres secrétaires d'état aux départemens de l'intérieur et des
finances , d'office , ou sur l'indication du ministre d'état major-général ,
feront sur- le-champ toutes les dispositions de finances nécessaires pour
assurer le paiement des dépenses indispensables de cette organisation
et de ce service .
11. Notre ministre secrétaire d'état au département de la guerre, d'office,
ou sur l'indication de notre ministre d'état major-général , donnera d'urgence
tous les ordres nécessaires pour compléter , sur la demande des préfets,
l'armement et l'équipement des gardes nationales , volontaires et sédentaires
.
12. Le chancelier de France , notre ministre secrétaire d'état au département
de l'intérieur et le directeur général de la police , donneront pareillement
d'office , ou sur l'indication de notre ministre d'état major- général ,
tous les ordres nécessaires pour assurer l'exécution de la présente ordonet
spécialement l'article 9 , concernant la charte constitutionnelle et
l'union des gardes nationales .
nance ,
13. Nos ministres secrétaires d'état aux départemens de la guerre et de
la marine se concerteront avec notre ministre d'état , major-général , pour
que les gardes nationales , les troupes de ligne et les forces maritimes concourent
avec ensemble et unité à la répression de la rébellion.
Donné au château des Tuileries , le 9 mars 1815,
Par le Roi ,
Signé , LOUIS .
Le ministre- d'état , major-général des gardes nationales de France,
Signé , le comte DESSOLE .
Loi concernant les récompenses nationales.
Louis , par la grâce de Dieu , roi de France et de Navarre , à tous ceux
qui ces présentes verront , salut.
188 MERCURE DE FRANCE ,
Voulant éviter à nos peuples le fléau d'une guerre étrangère qui peut
éclater à la nouvelle , au congrès , de l'apparition de Napoléon Bonaparte
sur le territoire français ;
Voulant donner à l'armée française une marque de notre satisfaction et
de notre confiance , et à nos fidèles sujets une nouvelle garantie de tous
leurs droits politiques et civils fondés sur la charte constitutionnelle .
Nous avons proposé , les chambres ont adopté , nous avons ordonné et
ordonnons ce qui suit :
Art. 1ºr. Les garnisons de La Fère , de Lille et de Cambrai ont bien
mérité du roi et de la patrie ; il leur sera décerné une récompense nationale.
2. La garnison d'Antibes a également mérité de la patrie , et il lui sera
décerné une récompense nationale.
Les maréchaux Mortier , duc de Trévise , et Macdonald , duc de Tarente,
ont bien mérité de la patrie ; il sera voté en leur faveur une récompense
nationale.
3. Il sera donné une pension aux militaires qui seront blessés , et aux
familles de ceux qui seront tues en combattant Napoléon Bonaparte .
4. Le dépôt de la charte constitutionnelle et de la liberté publique , est
confié à la fidélité et an courage de l'armée , des gardes nationales et de
tous les citoyens.
La présente loi , discutée , délibérée et adoptée par la chambre des pairs
et par celle des députés , et sanctionnée par nous cejourd'hui , sera exécutée
comme la loi de l'état ; voulons , en consequence , qu'elle soit gardée et
observée dans tout notre royaume , terres et pays de notre obéissance .
Si donnons en mandement à nos cours et tribunaux, préfets, corps administratifs
et tous autres, que les présentes ils gardent et maintiennent, fassent
garder , observer et maintenir ; et , pour les rendre plus notoires à tous nos
sujets , ils les fassent publier et enregistrer partout où besoin sera : car tel est
notre plaisir ; et afin que ce soit chose ferme et stable à toujours , nous y
avons fait mettre notre scel.
Donné à Paris , le 13. jour de mars de l'an de grâce 1815 , et de notre
règne le vingtième .
Signé LOUIS
Loi concernant les militaires membres de la légion d'honneur.
Louis , par la grâce de Dieu , roi de France et de Navarre , à tous ceux
qui ces présentes verront , salut.
Nous avons proposé , les chambres ont adopté , nous avons ordonné et
ordonnons ce qui suit :
MARS 1815. 189
Art. 1er. Les arrérages dus à tous les militaires membres de la légion
d'honneur , quel que soit leur grade , leur seront payés en entier sur le pied
de 1813.
2. Tous les brevets de nominations faites jusqu'au 1er avril 1814 , seront
expédiés sur-le-chatup , et à la date des lettres d'avis déjà reçues.
3. Tous les militaires par nous promus seront également admis au traitement
affecté à leurs grades respectifs et à la date de leur nomination.
La présente loi discutée , délibérée et adoptée par la chambre des pairs
et par celle des députés , et sanctionnée par nous cejourd'hui , sera exécutée
comme loi de l'état ; voulons , en conséquence , qu'elle soit gardée et observée
dans tout notre royaume , terres et pays de notre obéissance.
Si donnons en mandement à nos cours et tribunaux , préfets , corps administratatifs
et tous autres , que les présentes ils gardent et maintiennent ,
fassent garder , observer et maintenir ; et , pour les rendre plus notoires à
tous nos sujets , ils les fassent publier et enregistrer partout où besoin sera :
car tel est notre plaisir ; et afin que ce soit chose ferme et stable à tonjours ,
nous y avons fait mettre notre scel .
Donné à Paris , le quinzième jour de mars de l'an de grâce 1815 , et
de notre règne le vingtième.
Signé LOUIS .
Ordonnance du roi.
Louis , par la grâce de Dieu , roi de France et de Navarre ;
Informé de l'empressement avec lequel tous les Français répondent en ce
moment à l'appel que nous avons fait à leur dévouement et à leur courage ,
et voulaut nous ménager les moyens de récompenser les preuves qu'ils nous
donnent de leur attachement à notre personne ;
A ces causes ,
Sur le rapport de notre ministre secrétaire d'état de la guerre , et de l'avis
de notre conseil,
Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
Art. 1. L'exécution de l'article 8 de l'ordonnance du 17 février dernier
portant fixation du nombre des grades de la légion , est ajournée.
2. Nos ministres nous présenteront , immédiatement , chacun en ce qui
le concerne ,
les projets d'ordonnance de nominations qui devaient , conformément
à l'article 10 de la susdite ordonnance , former la promotion
du 24 avril prochain .
3. Jusqu'à ce que la tranquillité soit rétablie dans tout le royaume , nos
ministres secrétaires d'état de la guerre et de la marine exerceront la faculté
de nous proposer des promotions extraordinaires dans la Légion d'honneur ,
conformément à l'article 13 de la susdite ordonnance ; et , en considération
des services signalés que chaque classe de citoyens peut rendre dans les cic190
MERCURE DE FRANCE ,
constances actuelles , cette faculté est étendue , quant à présent , à tous les
ministres , qui devront toutefois se conformer, pour toutes les propositions
de faveur, à l'article 7 de l'ordonnance précitée du 17 février dernier .
4. Nos ministres sont chargés , chacun en ce qui le concerne , de l'exécution
de la présente ordonnance , qui sera insérée au Bulletin des lois .
Donné au château des Tuileries , le 16 mars 1815 .
Signé LOUIS .
PROCLAMATION .
Au château des Tuileries , le 11 mars 1815.
Après vingt-cinq ans de révolution , nous avions , par un bienfait signalé
de la Providence , ramené la France à un état de bonheur et de tranquillité .
Pour rendre cet état durable et solide , nous avions donné à nos peuples
une charte qui , par une constitution sage , assurait la liberté de chacun de
nos sujets . Cette charte était depuis le mois de jain dernier la règle journalière
de notre conduite ; et nous trouvions dans la chambre des pairs et
dans celle des députés , tous les secours nécessaires ponr concourir avec nous
au maintien de la gloire et de la prospérité nationales . L'amour de nos peuples
était la récompense´la plus douce de nos travaux, et le meilleur garant
de leurs heureux succès . C'est cet amour que nous appelons avec confiance
contre l'ennemi qui vient souiller le territoire français , qui veut y renonveler
la guerre civile . C'est , contre lui que toutes les opinions doivent se
réunir. Tout ce qui aime sincèrement la patrie , tout ce qui sent le prix
d'un gouvernement paternel et d'une liberté garantie par les lois ne doit
plus avoir qu'une pensée , de détruire l'oppresseur qui ne veut ni patrie , ni
gouvernement , ni liberté . Tous les Français , égaux par la constitution ,
doivent l'être aussi pour la défendre . C'est à eux tous que nous adressons
l'appel qui doit les sauver tous . Le moment est venu de donner un grand
exemple ; nous l'attendons de l'énergic d'une nation libre et valeureuse :
elle nous trouvera toujours prêts à la diriger dans cette entreprise à laquelle ,
est attaché le salut de la France . Des mesures sont prises pour arrêter l'ennemi
entre Lyon et Paris . Nos moyens suffiront , si la nation lui oppose
L'invincible obstacle de son dévouement et de son courage. La France ne
sera point vainene dans cette lutte de la liberté contre la tyrannie , de la fidélité
contre la trahison , de Louis XVIII contre Bonaparte.
Louis , par
Signé LOUIS .
PROCLAMATION AUX ARMÉES.
la grâce de Dieu , roi de France et de Navarre ,
A nos braves armées salut :
Braves soldats , la gloire et la force de notre royaume , c'est au nom de
l'honneur que votre roi vous ordonne d'être fidèles à vos drapeaux lui ;vous
MARS 1815 . 191
avez juré fidélité , vous ne trahirez pas vos sermens . Un général que vous
auriez défendu jusqu'au dernier soupir , s'il ne vous avait pas délié par une
abdication formelle , vous a rendus à votre roi légitime . Confondus dans la
grande famille dont il est le père , et dont vous ne vous distinguerez que
par de plus éclatans services , vous êtes redevenus mes enfans , je vous
porte tous dans mon coeur ; je m'associais à la gloire de vos triomphes alors
même qu'ils n'étaient pas pour ma cause ; rappelé au trône de mes pères ,
je me suis félicité de le voir soutenu par cette brave armée , si digne de le
défendre . Soldats , c'est votre amour que j'invoque , c'est votre fidélité
je réclame vos aïeux se rallièrent jadis au panache du grand Henri ; c'est
son petit-fils que j'ai placé à votre tête ; suivez -le fidèlement dans les sentiers
de l'honneur et du devoir , défendez avec lui la liberté publique qu'on
attaque , la charte constitutionnelle qu'on veut détruire ; défendez vos
femmes , vos pères , vos enfans , vos propriétés contre la tyrannie qui les
menace . L'ennemi de la patrie n'est - il pas aussi le vôtre ? n'a-t- il pas spé- ¸
culé sur votre sang , trafiqué de vos fatigues et de vos blessures ? n'est- ce
pas pour satisfaire son insatiable ambition qu'il vous conduisait, à travers
mille dangers , à d'inutiles et meurtrières victoires ?
que
Notre belle France ne lui suffisant plus , il épuiserait de nouveau la population
entière pour aller aux extrémités du monde payer de votre sang de
nouvelles conquêtes . Défiez-vous de ses perfides promesses ; votre roi vous
appelle , la patrie vous réclame ; que l'honneur vous fixe invariablement
sous vos drapeaux ; c'est moi qui me charge de vos récompenses ; c'est dans
vos rangs , c'est parmi l'élite des soldats fidèles que je vous choisirai des officiers
: la reconnaissance publique paiera tous vos services ; encore un effort,
et vous jouiriez bientôt de la gloire et du repos glorieux que vous avez
mérités.
Marchez donc sans balancer, braves soldats , à la voix de l'honneur ; arrêtez
vous-mêmes le premier traître qui voudra vous séduire . Si quelques-uns
d'entre vous avaient déjà prêté l'oreille aux perfides suggestions des
rebelles , il est encore temps qu'ils rentrent dans les sentiers du devoir . La
porte est encore onverte au repentir : c'est ainsi que plusieurs escadrons ,
qu'un chef coupable voulait égarer , près de La Fère , l'ont d'eux - mêmes
forcé à s'éloigner. Que cet exemple profite à toute l'armée ; que ce grand
nombre de corps restés purs , qui ont refusé de se réunir aux rebelles , serrent
leurs bataillons pour attaquer et repousser les traîtres , et persévèrent
dans leurs bonnes dispositions . Soldats , vous êtes Français , je suis votre
roi ; ce n'est pas en vain que je confie à votre courage et à votre fidélité le salut
de notre chère patrie.
Donné au château des Tuileries , le 12 mars 1815 , et de notre règne le
vingtième.
Signé LOUIS .
192 MERCURE DE FRANCE , MARS 1815.
MINISTÈRE DE LA GUERRE. · ORDRE DU JOUR. -
Paris , le 12 mars 1815.
Le Roi m'a appelé aux fonctions de ministre secrétaire d'état de son département
de la guerre.
Si l'armée m'a constamment donné d'honorables marques de son estime ,
je puis me rendre le témoignage que j'ai cherché , sans relâche , à la mériter
pendant près de sept années d'une laborieuse administration ,
Quels ne seront pas mes efforts aujourd'hui , qu'au milieu de circonstances
graves , celui que la France a désiré , et qu'elle a tant de motifs de cherir,
daigue m'accorder sa confiance.
D'artificieuses séductions ont pu s'introduire et se faire écouter jusque
dans nos rangs ; et cependant qui pourrait voir sans honte et sans douleur à
quelles déplorables illusions se laissent entraîner ceux qui cèdent aujourd'hui
à la voix d'un homme qui déchire la France par les mains des Français , et
la livre une seconde fois au fer et au feu de l'étranger !
Il sait que l'Europe en armes entoure encore nos frontières , que le pre
mier triomphe de son insensée et criminelle entreprise appellerait infaillible-
'ment sur nos provinces les ravages et les désastres d'une guerre générale ,
reporterait la ruine , la désolation et la mort dans les familles des défenseurs
de la patrie , de tous les citoyens sur tous les points du territoire ; mais
qu'importe à son ambition ?
C'est pour prévenir un danger si universel , si imminent que le Roi a fait
appel pressant à l'honneur, à l'intérêt de tous les Français , et surtout à la
loyauté , au zèle de cette brave arméc , encore une fois destinée à sauver la
France .
On ne capitule point sans infamie , et tôt ou tard sans châtiment , avec
des sermens libres et solennels . Nous avons tous juré fidélité au Roi ,
qui nous fait jouir de la paix au-dehors , et au-dedans da gouvernement le
plus doux , le plus paternel , le mieux intentionné , dont la nation ait depuis
long- temps goûté les bienfaits . Nous avons juré de maintenir cette
charte constitutionnelle qui consacre les devoirs et les droits de tous.
Voilà cependant les biens qu'on voudrait nous ravir en un instant et sans
retour . C'est pour les ressaisir , c'est pour les assurer à jamais à nos enfans
que nous sommes appelés à nous reunir, à nous serrer autour du trône , autour
des princes ses premiers soutiens , autour des drapeaux de la patrie ,
contre celui qui ne devait plus pouvoir tromper personne, qui , sous la conleur
de l'intérêt et de l'honneur national , déguise mal l'intérêt exclusif de
ses passions et de ses vengeances.
Il ne se dissimulait pas qu'il aurait suffi de quelques mois encore de paix
et de bonheur public pour guérir toutes nos plaies ; il ne leur donne pas le
temps de se cicatriser, il vient les rouvrir, les faire saigner de nouveau ;
mais en dépit de ses coupables calculs , elles seront bientôt et à jamais feruées
par les mains paternelles , par la sagesse et l'infatigable bonté du Roi.
Signé le duc de FELTRE .
F
MERCURE
DE FRANCE.
ROYAL
N°. DCLXXVI . - Samedi 25 mars 1815.
POÉSIE.
LE TEMPS.
Veloces validis , tardæ languentibus hora.
To him no high , no low, no great , no smal ;
He fills , he bounds , connects and equalls all.
« Pour lui il n'y a ni haut , ni bas , ni grand , ni petit ; il remplit ,
» il limite , il unit , il égale tout »>.
Essay on man (POPE. )
Le Temps vole , il s'éloigne , il fuit et pour jamais.
Ce vigilant vieillard emporte sur son aile
Les promesses des grands , les sermens d'une belle ,
Le souvenir des maux et surtout des bienfaits .
Il n'est point de rempart à ses coups homicides ;
Ces monumens d'orgueil où le marbre et l'airain
Semblent braver des ans le pouvoir souverain ,
Ces palais de granit , ces vastes pyramidės ,
De la destruction qui s'avance et s'étend
Ne sauront éviter l'inévitable instant .
Elle accourt en fureur : tels , ces fleuves rapides
Dont les flots débordés , inondant nos guércts ,
13
194 MERCURE
DE FRANCE ,
1
Entraînent les hameaux , renversent les forêts.
L'art n'oppose , éperdu , qu'une digue impuissante
Aux terribles progrès de leur rage croissante.
Ils apportent la mort , répandent la terreur,
Et laissent pour adieux le désastre et l'horreur.
Quelle mer plus féconde en funestes naufrages
Que la route qui mène à l'immortalité ? :
Que de noms engloutis par le torrent des âges ,
Et perdus sans retour pour la postérité !
Durant dix siècles , Rome a fait trembler la terre ;
Elle fut sur le point d'enchaîner l'univers ;
Le monde presque entier devint son tributaire ;
D'un pôle à l'autre pôle elle porta des fers ;
Que reste-t-il , enfin , de ses grandeurs passées ?
Quelques ruines dispersées
Qui disparaîtront à leur tour.
De la réalité de la ville éternelle ,
Peut-être une race nouvelle
Doutera-t-elle un jour.
Le Temps dévore tout , et tout lui doit la vie..
Tour à tour il renverse , il crée , il édifie , ·
Il présente les faits sous un aspect nouveau ,
Et de la vérité rallume le flambeau.
Le trésor de nos connaissances ,
Par vingt siècles divers à grands frais amassé ,
S'enrichit tous les jours d'autres expériences ,
Et le présent s'instruit aux erreurs du passé.
Le vulgaire , du Temps jouit sans le connaître ;
sage l'étudie , et Le l'asservit en maître,
Il porte sur son vol un oeil observateur ,
Le médite en silence , et son heureuse adresse,
Sait tromper sa vitesse ,
Et met à profit sa lenteur.
Sourd aux clameurs , et fort d'une noble assurance ,
MARS 1815. 195
Contre un siècle , abruti justement irrité ,
Des stupides arrêts de l'aveugle ignorance
Il appelle sans crainte à la postérité.
Devant ce tribunal , redoutable et suprême ,
La passion se tait , la cabale est sans voix ,
Le Goût et la Raison y dictent seuls les lois ;
L'inflexible Équité juge par elle -même ;
Gallilée est vengé de ses inquisiteurs ,
Et l'Émile survit à ses persécuteurs.
Ainsi , l'homme à talens , tourmenté par l'envie ,
Attend d'un nouveau siècle une nouvelle vie ;
Ainsi , le Temps , du sage éprouvant les écrits ,
Aux plus hautes vertus prépare les esprits .
O mortels ! aujourd'hui , dans une folle ivresse,
Vous condamnez du Temps le vol précipité ,
Et peut- être demain , l'accusant de paresse ,
Lui souhaiterez-vous plus de rapidité.
L'aimable et doux plaisir fuit d'une aile légère ;
Mais l'ennui , la douleur et les soucis cuisans ,
Traînent avec effort leurs pas lents et pesans.
L'homme est né pour souffrir une erreur qu'il tient chère
Flatte en vain sur ce point sa raison et ses sens ,
Telle est du ciel la loi sévère.
Mais quoi ! l'homme partout , en tout , se voit toujours ,
Et ne voit que lui seul ; la main de la nature
Régla pour lui , de tout , la forme et la structure ,
Et pour lui seul , encor, l'univers a son cours .
Tandis qu'il rêve en soi son chimérique empire ,
Et qu'à le détromper un insecte conspire ,
Le temps , soumis lui -même à d'immuables lois ,
Suit constamment sou cours sans dessein et sans choix ..
Du malheureux l'âme craintive
Redoute l'avenir et le reproche aux Dieux.
Une affligeante perspective
196
MERCURE DE FRANCE ,
De toutes parts se déroule à ses yeux.
Frère aîné du Désir et fils de l'Infortune ,
L'Espoir vient dissiper sa frayeur importune ,
Lui montre à l'horizon un avenir formé
De plus heureuses destinées.
Il s'élance au -devant ; pour son coeur ranimé ,
Les momens sont des jours , les heures des années.
Ainsi l'homme inquiet , versatile , inconstant ,
Suit , jouet du hasard , le fleuve de la vie.
Ce qu'il craignait naguère , il l'appelle à l'instant ,
Une terreur bientôt d'un désir est suivie ,
Sur mille vains projets il s'endort , il s'étend,
Et la mort le surprend encore projetant .
Il reconnaît alors , mais trop tard , sa folie :
Son repentir s'exhale en regrets superflus ,
L'heure qui sonne encor déjà n'existe plus.
.
O Temps ! lorsque chacun gémit sur ton passage ,
Du sein de ma paisible et douce obscurité ,
Sûr asyle où je vis à l'abri de l'orage ,
Des honneurs dangereux de la célébrité ,
Je viens , d'un peu d'encens , t'offrir ici l'hommage ;
J'ambitionne peu de superbes destins ,
Tes services , pour moi , plus prompts et plus certains ,
S'ils sont moins éclatans , n'en ont pas moins de charmes .
Combien de fois , hélas ! as- tu séché mes larmes !
Combien de fois aussi , propice à mes désirs ,
T'ai -je vu t'envoler à la voix des plaisirs ?
Si tu fuis sans retour , qui de nous doit s'en plaindre ?
Au sot , au méchant seuls , le trépas est à craindre ,
Le premier , de la terre inutile fardeau ,
Va mourir tout entier. Au -delà du tombeau ,
L'autre n'aperçoit plus ni pouvoir , ni richesses ,
Là plus de protégés et plus d'adulateurs ;
Là s'anéantiront ces titres si flatteurs ,
MARS 1815. 197
Ces grandeurs qu'il acquit au poids de ses bassesses .
Tu dissipes la haine , affermis l'amitié ,
Tu fais à la fureur succéder la pitié ,
Tu sais fléchir le coeur d'une beauté trop fière ,
Calmer l'emportement d'une âme trop altière ,
Enfin tu nous conduis à ce dernier séjour ,
Perspective toujours lointaine ,
Triste but où finit notre course incertaine ,
Où viennent échouer l'ambition , l'amour ,
Mais où nous suit encor la flotante espérance ,
Tandis que par tes coups et ta persévérance
Tu sembles nous crier , près de t'évanouir :
Le Temps vole , ô mortels ! hâtez-vous de jouir .
S. D. L.
ÉNIGME .
OBSCURE , je cachais ma vie .
On vante dans tous les pays
Ma douceur et ma modestie ;
J'en reçois aujourd'hui le prix :
Fameuse à jamais dans l'histoire ,
Malgré tant de simplicité ,
La plus éclatante victoire
Assure ma célébrité ,
Et je suis désormais l'emblême de la gloire .
LOGOGRIPHE.
Je suis un fil , délié , précieux :
C'est un insecte industrieux
Qui me produit . Otez ma tête ,
Je suis la bête la plus bête
198
MERCURE
DE FRANCE
, MARS 1815.
Que l'on connaisse sous les cieux .
Otez ma queue , et vous voyez en moî
Un pronom personnel qui n'est autre que soi.
CHARADE .
Je suis rampant en mon premier ;
Terme d'amour en mon dernier ;
Objet sublime en mon entier .
S........
S........
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE inséré's
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Fusil.
Celui du Logogriphe est Brave , dans lequel on trouve rave.
Celui de la Charade est Charbon .
1
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
Suite du Tableau de la Société du XVIII . siècle .
CETTE grande société , ou la bonne compagnie ,
ne se bornait pas à prononcer des arrêts frivoles sur
le ton et les manières , elle exerçait une police sévère
très-utile aux moeurs , et qui formait une espèce
de supplément aux lois ; elle réprimait par sa
censure les vices que ne punissaient pas les tribunaux
, l'ingratitude , l'avarice ; la justice se chargeait
du châtiment des mauvaises actions , et la société de
celui des mauvais procédés. Sa désapprobation générale
ôtait , à celui qui en était l'objet , une partie
de sa considération personnelle ; l'exclusion de son
scin avait la plus funeste influence sur la destinée .
On bouleversait une existence par ces paroles terribles
: Tout le monde lui fait fermer sa porte ; cė
qui ne s'entendait que des personnes de cette société.
Cette puissance n'était ni celle de la royauté ,
ni celle des parlemens et des cours judiciaires : c'était
celle de l'honneur ; elle fut souveraine jusqu'à la
révolution , et les personnes qui l'exerçaient d'un
consentement unanime , sans opposition comme
sans révolte , avaient d'autant mieux le droit de
s'appeler exclusivement la bonne compagnie ,
qu'elles n'abusèrent jamais de cet empire . Légères
200 MERCURE DE FRANCE ,
dans les médisances qui ne flétrissaient point la réputation
, elles ne s'accordaient à croire les accusations
déshonorantes , que sur la clameur publique
et universelle , et sur les preuves morales les plus
fortes ; mais , par une admirable équité , cet honneur
, plus délicat que les lois , n'était pas par cette
raison même aussi absolu qu'elles ; ses arrêts n'étant
pas fondés sur des preuves irrécusables , n'étaient
point sans appel . Ils reléguaient seulement
dans la mauvaise compagnie , mais ils n'y fixaient
pas sans retour .
On n'a jamais établi la différence qui se trouve
entre une personne flétrie par l'opinion publique ,
ou flétrie par un fait éclatant , incontestable ou un
jugement légal . On a même toujours confondu ces
deux choses : on dit également de ces deux personnes
qu'elles sont déshonorées , et cela n'est ni juste ,
ni vrai.
Qui dit opinion , dit une croyance sans preuves
positives ; si de telles preuves existaient , ce ne serait
plus une opinion , ce serait un jugement formel ,
irrévocable : il n'appartient qu'à un tel jugement
de déshonorer. La simple opinion , quelque générale
, quelque fondée qu'elle puisse paraître , place ,
comme on vient de le dire ( lorsqu'elle attaque
l'honneur ) , dans la mauvaise compagnie l'individu
qu'elle condamne ; mais cette sentence n'est pas irrévocable
, parce qu'elle n'a point la puissance de
déshonorer. C'est pourquoi on a vu des gens flétris
par l'opinion , être de fort mauvaise compagnie
MARS 1815 . 201
par
pendant dix , quinze à vingt ans , et ensuite par un
changement de moeurs , par des événemens heureux
prendre subitement une autre existence , et redevenir
de très-bonne compagnie. Un homme flétri
une procédure publique , ou qui a fui à la vue d'une
armée d'une manière non équivoque , est déshonoré
sans retour, parce que le déshonneur ne s'efface
point. Il n'y a dans ces accusations du monde ni témoins
légitimes , ni confrontations , ni certitude absolue
, et certainement il s'y mêle toujours beaucoup
d'inventions calomnieuses . Une femme , pour
une seule aventure éclatante , peut être perdue , si
on ne peut la nier; une femme , après mille déréglemens
, peut ne pas l'être , et peut se relever s'il
n'y a sur elle que des ouï-dire et que l'opinion .
Cela est juste , parce que le principe , que le déshonneur,
c'est-à-dire la tache ineffaçable , ne peut
exister qu'avec des preuves irrécusables , est de toute
équité et de toute utilité.
Si l'opinion avait le pouvoir de déshonorer, la
méchanceté n'aurait plus de bornes , la calomnie
n'aurait plus de frein . Il faut admirer comment , sans
lois et sans règlemens , les choses se sont naturellement
établies dans la société. Si l'opinion n'avait
aucun pouvoir, le vice serait d'une effronterie hideuse
, et les gens faibles et timides se laisseraient
entraîner beaucoup plus facilement . L'opinion a
précisément le degré d'influence nécessaire , et son
parfait équilibre est le meilleur soutien des bonnes
moeurs ; c'est aussi par l'espèce d'influence que l'opi
1202
MERCURE DE FRANCE ,
nion exerce dans une nation qu'on peut le mieux
juger les moeurs de cette nation ; car les moeurs sont
également mauvaises quand on la craint trop , ou
quand on ne la craint pas assez , ou lorsqu'on ne la
craint que dans des puérilités , ou lorsque même on
Ja brave totalement dans toutes les petites choses .
Car qui se moque entièrement du ridicule , en vivant
dans le grand monde , parviendra bientôt à se
moquer des bienséances , et ensuite de la vertu.
Tout le secret des bonnes moeurs publiques consiste
à donner à chaque chose son véritable prix . Il y a
en morale , ainsi qu'en politique , une gradation ,
un enchaînement qui seul peut maintenir les principes.
Le Créateur l'a voulu ainsi , car gradation et
liaison forment tout le système de l'univers. Tout
ce qui est isolé n'est ou ne paraît rien.
La haute vertu se compose d'un enchaînement
nécessaire de vertus inférieures , de nuances infinies
, de bienséances , de délicatesse , etc.
Un grand sentiment d'honneur rend sensible au
ridicule , du moins il empêche de le mépriser . Si
l'indifférence sur ce point est complète , le sentiment
d'honneur en sera altéré. Qu'on dédaigne
une simple bienséance , la décence sera moins par
faite ; qu'on ôte du coeur d'un homme de bien une
senle délicatesse , sa probité y perdra.
:: Dans un bon gouvernement , point d'autorité
sans subordination , et point de subordination si
chaque individu ne rend à son supérieur ce qui lui
est dû. En morale , point de vertu , si chaque vertu
MARS 1815 . 203
et chaque nuance de vertu , chaque sentiment
d'honneur n'est estimé ce qu'il vaut .
Quand la révolution arriva , l'équilibre de l'opinion
n'existait plus , et l'enchaînement , la subordination
des vertus tombait en décadence . On attachait
une énorme importance au ridicule , et chacun parmi
les vertus faisait un choix arbitraire , en traitant
de préjugés et de sottises les ventus auxquelles on ne
prétendait pas. J'ai vu alors universellement trouver
ridicules des hommes et des femmes de mauvaise
compagnie , non à cause de leur conduite ,
mais à cause de leur ton , de leurs manières. L'élégance
et les grâces donnaient immanquablement de
la considération , et le ridicule ou l'air provincial
était presque déshonorans.
Aujourd'hui , au contraire , on est beaucoup trop
indifférent sur les ridicules , et l'on attache trop
d'importance , non aux grâces , mais à l'air de l'opu-
Jence . Autrefois , on aimait par-dessus tout la conversation
, aujourd'hui on ne l'aime pas assez . Les
femmes jadis ( en général ) étaient sans comparaison
plus aimables , et j'oserai dire que c'est un bien.
Quand on cause agréablement , on ne parle point
de politique ; des femmes qui retiennent auprès
d'elles par le charme de la grâce et du naturel , donnent
de l'intérêt à la société ; c'est un grand sujet de
considération
pour
les étrangers , et une aimable
hospitalité à peu près perdue .
D. G.
( La suite dans un prochain numéro ).
204 MERCURE DE FRANCE ,
SUITE DU DISCOURS SUR L'HISTOIRE NATURELLE.
OUBLIERAI-JE , dans cette faible esquisse du plus grand de tous
les tableaux , de parler encore de quelques détails , et de cette
liaison admirable qui réunit tant de parties diverses ? Si quelques
anneaux semblent manquer à cette chaîne universelle , il faut se
rappeler qu'il reste encore d'immenses découvertes à faire dans les
trois règnes et qu'on en fait sans cesse . On a découvert de nos
jours le platine , et plus nouvellement encore le chrome , le titane ,
l'urane et plusieurs autres métaux , et enfin un grand nombre
d'animaux et de végétaux . Les botanistes comptent environ vingtdeux
mille espèces de plantes et présument qu'il en existe autant
d'inconnues dans les parties du globe où l'on n'en a pu recueillir ;
mais il est facile de rassembler assez d'anneaux pour en former
une chaîne qui puisse unir les trois règnes , et même en général
toutes les espèces et tous les genres . Le passage du règne minéral
au végétal n'a point jusqu'ici de nuances marquées ; mais cet
anneau , pour la liaison du tout , n'était pas nécessaire , puisque
de fait et physiquement ces deux règnes se trouvent intimement
unis ; la terre produit les végétaux et plusieurs des substances
qu'elle renferme dans son sein , le soufre , le silice ( 1 ) , le fer , ete . ,
se retrouvent dans les plantes.
Le règne végétal s'unit au règne animal par diverses espèces de
sensitives et par les animaux dont les membres coupés ( les po-
Jypes ) repoussent comme des branches ; un enchaînement progressif
, facile à saisir , lie toutes les parties de chacun des deux
règnes ; la distance immense qui se trouve entre le nostoch ,
mousse fugitive qui ne dure que quelques heures , et le boabab ,
arbre majestueux des Indes qui peut durer plus de mille ans ,
est remplie par autant d'anneaux qu'on en peut compter dans
celle qui existe entre le ciron et l'éléphant . Toute progression
(1) Espèce de terre .
1
1
e
MARS 1815. 205
forme liaison , c'est-à-dire un enchaînement naturel ; mais on ne
trouve pas seulement parmi les animaux progression de grandeur;
on y remarque encore progression de force , progression
d'intelligence , et nonprogression de perfection d'instinct , car tout
ce qui sort des mains du Créateur étant parfait , chaque animal a
la perfection, de l'instinct propre à sa nature.
Une autre chaîne joint encore ensemble tous les animaux ; les
amphibies unissent les poissons aux animaux terrestres ; les crustacées
se lient aux testacées ; la chauve-souris forme le passage des
'oiseaux aux quadrupedes , etc. L'ordre le plus régulier , l'harmouie
la plus parfaite , règnent dans toutes les parties qui composent
l'univers , parce que par la gradation et les nuances tout s'y trouve
enchaîné ; une admirable variété y forme de nombreux contrastes ,
et non des disparates choquantes qui ne sont jamais produites que
par des lacunes , c'est-à- dire par le manque de liaison ; et l'on
univerdoit
remarquer que les anneaux de cette chaîne immense ,
selle, sont toujours doublés dans toutes les espèces utiles à l'homme ,
c'est-à-dire que , si l'une de ces espèces venait à manquer , elle
serait remplacée par une ou même plusieurs autres qui pourraient
en tenir lieu . Le buffle , le zèbre , l'âne , le chameau , le chevreuil ,
le chamois pourraient suppléer le boeuf , le cheval , la chèvre , etc.
La providence , dans tous les détails du système de l'univers , est
toujours prévoyante pour nos besoins et pour notre bonheur. Cette
grande chaîne , comme l'a si bien dit M. de Buffon , s'arrête à
l'homme et ne l'y comprend pas. L'animal le plus industrieux ( le
castor ) n'est pas d'ailleurs le plus intelligent . L'homme seul a
reçu le pouvoir d'être ingénieux dans les choses mêmes qui ne lui
sont pas personnelles . La supériorité de son organisation lui prescrit
l'usage de la bonté , puisqu'il ne peut déployer toutes ses facultés
qu'on s'occupant souvent du bonheur des autres ; la brute n'a que
l'industrie nécessaire à ses propres besoins et à la conservation de
son espèce. Il n'en fallait pas d'autres à des êtres matériels avec
lesquels tout périt . Aussi l'instinct de la brute est-il tout-à -fait
physique , celui de l'homme est moral ; cet instinct sublime , fondé
206 MERCURE
DE FRANCE
,
sur la pitié , fut déposé dans son âme par le souffle divin de l'Étre
tout puissant qui n'est que justice , amour et miséricorde . Tous les
premiers mouvemens de l'homme qui n'est pas corrompu , leportent
à s'exposer à tout pour sauver son semblable. Voilà son
instinct ; mais comme il est libre , il y résiste quelquefois , tandis
que l'instinct des animaux , dénué de toute liberté , est toujours pur,
toujours admirable , et souvent même accompagné de l'esprit de
divination , parce que Dieu seul le dirige ( a ). L'animal n'a reçu
qu'un instinct commun à toute son espèce : le castor sans essais ,
sans apprentissage ne bâtit sa cabane ni mieux ni moins bien que
ne bâtissaient les castors il y a des siècles ; il agit guidé par une
puissance protectrice comme l'oiseau qui construit son nid et comme
L'abeille lorsqu'elle forme ses merveilleuses alvéoles . L'animal qui
par sa forme extérieure a le plus de rapports avec l'homme , ne se
distingue parmi les animaux par aucun ouvrage ingénieux et par,
aucune intelligence particulière . Quel est donc l'anneau qui peut
joindre la brute à l'homme ? quelle espèce pourrait suppléer la
sienne ? que deviendrait sans lui la terre ? Elle resterait sans cul-
(2) Tout le monde connaît les prodiges opérés par l'esprit de divination
des oiseaux et des abeilles. Voici un fait aussi merveilleux etmoins connu:
« La guêpe ichneumon , arrivée à l'époque de sa ponte , place ( comme
» l'abeille ) chacun de ces oeufs dans une cellule qu'elle a préparée d'avance ;
» puis elle va chercher sur le chou une sorte de chenille qui doit servir de
» pâture à son petit ver. Elle prend douze de ces chenilles et les porte
» dans sa cellule. Si elle tuait ces chenilles , elles seraient corrompues avant
» que l'oeuf pût éclore , et le ver en serait empoisonné ; si elle les laissait
» vivantes dans le nid , elles pourraient s'en échapper et le ver mourrait
→ faute de nourriture. Quel parti prendre ? La guêpe blesse ces chenilles
>> précisément autant qu'il le faut pour qu'elles puissent vivre sans pouvoir
» marcher. Ainsi blessée , chaque chenille se roule comme un anneau , et
» ces anneaux , posés l'un sur l'autre par la guêpe , remplissent exactement
» le nid ; cela fait , la guêpe le fermehermétiquement : le ver ne tarde point
>> à éclore , il ronge les douze chenilles , se transforme à son tour , et , sans
» avoir jamais rien appris de sa mère , la nouvelle guêpe assure le salut de
» sa postérité par la même prévoyance et par la même industrie ».
(Journal de l'Empire , 17 février 1S13 , article signé N. )
MARS 1815.
207
ture ; les lacs , les fleuves , les torrens n'étant plus contenus par les
digues qu'il oppose à leur impétuosité , se répandant sur mille
points de sa surface , y porteraient la destruction et la mort ; les
reptiles et les animaux féroces s'y multiplicraient à l'infini et se
livreraient , sur toutes les parties du globe , abandonnées à leur
fureur , une guerre sanglante sans repos , sans but et sans trève >
les chemins seraient effacés , les monumens détruits , les sciences
et les arts ensevelis dans un éternel oubli. L'univers , privé de lois
morales et de souvenirs , ne présenterait plus que l'affreuse image
du chaos , d'une aveugle cruauté , de l'abus de la force , et de
l'oppression de la faiblesse. Pourquoi tout cet horrible boulever
sement? Parce que parmi cette multitude innombrable d'ètres divers
un seul être serait soustrait à la terre . C'est que tout y fut formé
pour lui et qu'on ne pourrait en retrancher l'homme sans en ôter
toute idée de la Divinité ; c'est que la Providence n'agit que rela➡
tivement pour les brutes , et qu'elle cesserait d'agir si elle n'avait
pas pour objet de ses soins une créature raisonnable animée d'une
âme immortelle , car cette Providence n'étant autre chose que la
justice et la bouté divine toujours inséparablement unies ensemble ,
qu'aurait-elle à punir ou à récompenser sur la terre si l'homme
n'existait pas ? L'homme est donc fait pour y réguer , puisque
non-seulement il y est nécessaire , mais que sans lui toute l'harmonie
, toutes les beautés en seraient anéanties. Le seul être qui puisse
connaître Dieu peut seul vivifier la création . Sans la connaissance
de Dieu , il n'y aurait ni morale , ni lois raisonnables ; et sans culte ,
ni liens , ni rapports entre Dieu et l'homme , qui ne peut jouir de
la souveraineté qui lui est confiée qu'en puisant à la source intarissable
de la perfection et des lumières , et qu'en méritant par la
reconnaissance tous les bienfaits de l'amour et tous les secours
d'une protection suprême.
L'incrédulité cependant ne cesse de répéter que notre orgueil
seul a pu imaginer que la terre n'a été faite que pour nous ; mais
on sait ce qu'on doit penser de l'humilité des impies ; ils n'en
prennent le masque un moment que pour déguiser l'ingratitude et
208 MERCURE DE FRANCE ,
pour autoriser le blasphême . Est-ce de l'orgueil que doivent ins
pirer des dons immenses et gratuits qu'on n'a pas mérités , et qui
laissent dans une entière dépendance ? Et comment méconnaître ces
bienfaits , quand toute la nature les proclame ! .... N'est-ce pas une
puissance émanée de la puissance divine , que celle dont le plus
court interrègne , à quelque époque , dans quelque temps que ce
pût être , eût causé ou causerait dans l'univers entier la plus horrible
confusion , le bouleversement le plus complet et le plus épouvantable
?
Que conclure de ces réflexions ? Que l'étude de l'histoire naturelle
, envisagée sous ses véritables rapports , est la plus intéressante
qui puisse nous occuper ; qu'elle seule a pu nous donner des
idées justes du beau physique et moral ; que nous découvrons ,
dans la contemplation de l'univers , toutes les leçons et toutes les
preuves d'amour capables de nous instruire et de nous toucher, et
tout l'appareil de justice qui peut nous contenir ; que nous voyons
clairement dans ce grand livre une providence attentive et prévoyante
, qui sait veiller sur l'ensemble , s'occuper des moindres
détails , pourvoir à tout , et qui ne permet pas , par tant de soins
multipliés , que l'observateur de bonne foi puisse rien attribuer au
hasard ; qu'enfin ce livre sublime nous présente à chaque page une
révélation divine , puisqu'il nous montre sans cesse l'homme déchu
et puni , mais toujours roi de la terre , quoiqu'avec un pouvoir
équitablement limité ; et que nous y trouvons partout les
traces les plus évidentes de l'événement le plus miraculeux dont
les saintes écritures aient fait mention.
En effet , le naturaliste surtout ne peut nier le déluge , et le
déluge universel n'a pu être qu'un miracle. Les nuages ne sont
formés que par des vapeurs qui s'élèvent des eaux de la terre ;
quand toutes ces eaux s'élèveraient en même temps et retomberaient
ensuite à la fois sur la terre , elles ne pourraient qu'y prendre
une autre place , les fleuves et les mers se creuseraient d'autres
lits ; mais comme les eaux ne remplissent pas la surface du
globe , la totalité de la terre ne pourrait être submergée ; les eaux
MARS 1815.
209
RE
n'y occuperaient toujours que le même espace , c'est- à -dire qu'elles
n'en couvriraient qu'une très-petite partie . Cependant le déluge
fut universel , tout l'atteste , tout le prouve avec le dernier degre
d'évidence . 1 ° . La correspondance des angles des grandes montagnes
séparées par l'effort des eaux ; car on a observé que , lorsque
deux ou plusieurs montagnes courent parallèlement , ces
avances angulaires que forment les unes correspondent aux angles
rentrans des autres ; l'intérieur ou le massif d'une infinité de
montagnes , dans toutes les parties du globe , est composé d'un
amas de couches horizontales ; et ces bancs uniformes et multipliés
contiennent une quantité prodigieuse de coquilles , de corps marins
, d'ossemens de poissons . Ces coquilles marines , mêlées ensemble
dans des entassemens de corps organisés d'un autre genre ,
offrent une confusion si étonnante , qu'elle annonce indubitablement
qu'un courant extraordinaire , autant qu'impétueux , a transporté
, bouleversé , accumulé avec tout le désordre d'une extrême,
précipitation , les corps étrangers et les divers coquillages arrachés
de leur place naturelle et primitive , pour venir former ,
en se réunissant , d'énormes montagnes , redoutables monumens
de justice suprême et du plus grand événement qui ait étonné
l'univers ; 3 ° . les travaux de la chimie , dans ces derniers temps ,
ont fait reconnaître que les bancs de craie , que l'on trouve dans la
terre à de grandes profondeurs , ne sont autre chose que des débris
de testacés et de crustacés , rassemblés et ensevelis avec violence
, et décomposés par des torrens d'eaux ; 4° . la chimie moderne
a découvert encore que l'origine des bitumes est due à des
végétaux ensevelis dans la terre par une grande révolution , et
qu'ils ont été amenés aux différens états de succin , de pétrole , de
jayets , etc. , par leur union avec d'autres substances et leur long
séjour dans les entrailles de la terre . Les bitumes étant très - inflammables
et très-abondans , on les regarde comme une des causes de
la flamme perpétuelle des volcans . Ainsi les feux destructeurs de
ces monts effrayans sont alimentés par les débris de l'ancien
monde ! foyer terrible qui nous retrace un grand châtiment et qui
*
14
210 MERCURE DE FRANCE ,
sert à perpétuer la menace si souvent effectuée d'une colère vengeresse
! C'est ordinairement dans les pierres feuilletées , telles
que les schistes et les ardoises , que l'on rencontre des empreintes
des végétaux . Un phénomène , qui a confondu tous les physiciens ,
et que le déluge universel peut seul expliquer , c'est que ces sortes
d'empreintes ont été faites par des végétaux entièrement différens
de ceux qui croissent naturellement dans les pays où on les rencontre
. M. de Jussieu , en examinant les empreintes qui se trouvent
sur les pierres qui accompagnent les mines de Saint - Chaumont
, en Lyonnais , crut botaniser dans un nouveau monde en
voyant des empreintes de plantes dont les analogues ne croissent
point en France , mais qui sont propres aux climats les plus chauds
des Indes orientales et de l'Amérique . M. de Jussieu remarqua de
plus , que les feuilles empreintes étaient toujours étendues comme
si elles eussent été collées à dessein ; ce qui prouve , dit-il , qu'elles
y ont été apportées par de l'eau . Le célèbre Leibnitz avait déjà
été très- surpris de trouver des empreintes de plantes exotiques
sur des ardoises d'Allemagne . Enfin , on doit encore ajouter à cette
multiplicité de preuves incontestables de déluge universel , les -
ossemens , les dents d'éléphans trouvés au fond de la terre dans
les climats où jamais ces animaux n'ont pénétré , et les traditions
de tous les peuples qui s'accordent sur ce seul point ; cette vérité
miraculeuse a même percé les ténèbres de la fable , la mythologie
parle du déluge .
Qu'ils sont dépourvus de réflexion ou de bonne foi ceux qui ne
rougissent pas d'attribuer au hasard la formation de l'univers !
Outre les preuves éclatantes d'une justice et d'une bonté divine
dont on vient de tracer une faible esquisse , il suffit d'ouvrir les
yeux pour connaître que chaque plante a l'organisation nécessaire
à sa conservation et à sa reproduction , suivant les climats et les
lieux où la nature l'a placée ; on doit dire la même chose des animaux
et de leur instinct . Entre autres exemples , on peut citer les
animaux si utiles dans le nord , l'élan et le renne, dont les pieds sont
formés pour marcher avec une extrême sûreté sur la glace , sans pouvoir
MARS 1815 . 211
jamais glisser, en courant avec une extrême vitesse . Le chamois, habi-.
tant léger des montagnes , a reçu de la nature des éperons avec lesquels
il lui suffit de s'accrocher au plus petit buisson pour ne pas tomber
de la pente la plus escarpée et la plus dangereuse au fond d'un
précipice. Le chameau , destiné à parcourir souvent des déserts
arides et brûlans et à manquer d'eau pendant des semaines entiè–
res , jouit de l'étonnante faculté de lutter long-temps sans dépérir
contre l'horrible tourment de la soif et de la faim. Il peut rester
quelquefois dix jours et davantage sans boire , en faisant chaque
jour vingt-cinq à trente lieues , et en portant des poids énormes.
S'il rencontre une mare sur la route , il boit pour le temps passé
et pour le temps à venir ; car il y a dans le chameau , outre les
quatre estomacs qui se trouvent d'ordinaire dans les animaux ruminans
, une cinquième poche qui lui sert de réservoir pour conserver
de l'eau . Ce cinquième estomac manque aux autres animaux
et n'appartient qu'au chameau ; il est d'une capacité assez vaste
pour contenir une grande quantité de liqueur , qui peut y séjourner
sans se corrompre et sans que les autres alimens puissent s'y
mêler. Pour que rien ne manque au merveilleux de cette conformation
, le chameau est doué d'une telle sobriété et d'un tel instinct
de prudence que lorsqu'après la plus longue abstinence il trouve
de l'eau , il n'étanche jamais entièrement sa soif , il en réserve toujours
pour les besoins à venir .
Combien il serait à désirer qu'un Bossuet, profond naturaliste ,
entreprît de nous donner l'histoire des minéraux , des végétaux et
des animaux en ne perdant jamais de vue , ainsi que ce grand
homme , Dieu et la providence ! il n'aurait à redouter ni l'éloquence
ni le talent des écrivains qui , de nos jours , ont traité cette
matière. Il suivrait une autre route ; son ouvrage n'aurait rien de
commun avec les leurs et surtout avec ceux de quelques botanistes
modernes . Combien d'idées nouvelles naîtraient naturellement de
ce plan ! car la vérité seule donne tout profondeur et finesse
d'observations , résultats neufs , utiles et lumineux ; c'est elle , uniquement
elle , qui peut donner à l'imagination toute sa force , à
212 MERCURE DE FRANCE ,
l'âme toute l'élévation dont elle est susceptible , et au style d'un
écrivain cette énergie qui entraîne et ce ton qui persuade. Des naturalistes
modernes , qui ne veulent voir dans la création que des
êtres matériels et des lois physiques formées par le hasard , ont
beaucoup répété que c'est rabaisser la majesté divine , que la supposer
attentive à la conservation des plantes , des insectes , etc .;
mais ce sont eux qui n'ont pas d'idée de la suprême puissance
puisqu'ils la mettent au niveau de la faible espèce humaine .
Sans doute le souverain d'un vaste empire ne doit s'occuper
que de l'ensemble du gouvernement , parce qu'il ne pourrait suffire
aux détails ; Dieu voulut borner l'ambition de l'homme sur la
terre , en lui refusant la possibilité de gouverner seul un grand
état. A mesure que l'homme étend sa domination , il est forcé de
confier à d'autres le pouvoir de régir et de commander, il conserve
les honneurs de l'autorité souveraine ; mais il en perd le véritable
droit , celui d'ordonner tout lui- même .
Dieu suffit à tout . D'un seul regard , il voit l'ensemble et les
moindres détails de ses ouvrages ; il n'a besoin ni d'effort , ni
d'application pour veiller sur tous les êtres qu'il a créés et pour
préparer en même temps les révolutions des empires.
L'histoire naturelle cessera d'être une science aride , quand on
y cherchera les traces si multipliées de la bonté divine ; la science
alors produira le plus noble , le plus doux sentiment du coeur humain
, l'admiration fondée sur la reconnaissance ; et l'histoire de la
nature , en montrant toujours l'homme en rapport avec Dieu ,
donnera la vie à tous les objets créés et l'intérêt le plus puissant
à toutes ses descriptions. Quel charme alors dans cette étude !
Voir Dieu partout dans l'univers , c'est anticiper sur les joies du
ciel où l'on ne verra que lui ..... Ces vérités seront toujours combattues
par une aveugle impiété ; mais aux yeux même des incrédules
qui ont conservé de l'élévation d'âme , elles valent mieux, à
ne les considérer que comme une hypothèse , que le système
ignoble et dégoûtant qui nous représente l'homme comme un animal
perfectionné , qui peut et qui doit dégénérer et redevenir
avec le temps un quadrupède où le plus vil insecte. D. G.
MARS 1815 . 213
CÉRÉMONIES DES NOCES DES TYROLIENS ( 1 ) .
LES noces des Tyroliens offrent des cérémonies non moins touchantes
que les coutumes dont nous venons de parler . Il est rare
que des jeunes gens s'y marient par intérêt ou par une suite de
conventions faites d'avance par les parens . C'est à la promenade
ou dans leurs réunions champêtres qu'ils font connaissance ; lorsqu'ils
se conviennent , ils se promettent foi et amour . Un serre ' .
ment de main est le gage de ce premier contrat . Peuple encore
innocent , cet aveu donné dans toute la pureté du coeur , suffit à la
tendresse des amans . Jamais on ne voit la chaste Tyrolienne regretter
d'avoir fait connaître ses sentimens ; une fois engagés par
leurs sermens mutuels , les jeunes gens ne cherchent plus que de
faire connaître à leurs parens l'objet de leurs désirs . Rarement les
parens mettent des obstacles au bonheur de leurs enfans ; et , en
effet , peut- il en exister pour des peuples qui savent se contenter
de quelques troupeaux ou de quelques arpens de terre , que la
neige leur dispute encore sur les montagnes ?
Cependant les Tyroliens ne se marient pas indifféremment dans
toutes les saisons ; c'est lorsque le larynx (lercherbaum ) et le hêtre
( rothbucke ) se couvrent de feuilles nouvelles , au que la perceneige
( frühlings lensoie ) et le muguet ( mayblume ) étalent la
beauté de leurs fleurs , qu'ils forment les doux noeuds d'hyménée :
ainsi avec le réveil de la nature commence pour eux la plus belle
époque de la vie ; mais lorsque le printemps a déjà passé , et que
le soleil de septembre a doré les campagnes , ils remettent la noce
après la moisson , et ne mêlent jamais les labours aux plaisirs.
Noces et peines , disent-ils , ne vont point ensemble : ainsi il faut
attendre l'instant du repos (2) .
(1) Cette description est extraite d'un Voyage dans le Tyrol que va
publier M. Marcel de Serres .
(2) Hochzeiten und Leiden gehen nicht hand in hand , daher müss man
den Augenblick der Ruhe erwarten .
214 MERCURE DE FRANCE ,
Dès que le jeune Tyrolien a fait choix d'une épouse , il en instruit
ses parens . Entraîné par sa passion et son naturel bouillant ,
il leur exalte avec chaleur les qualités de sa maîtresse , et croit
ainsi leur faire approuver une pensée bien chère à son coeur. En
hommes sages , les pères se laissent aller rarement à cette première
impression . Pour s'assurer de la sincérité de l'amour de
leurs fils , ils les soumettent à différentes épreuves ; ces épreuves
varient selon l'âge ou le caractère et du fils et du père. Les uns
les envoient en Suisse , en Bavière ou en Italie , avec des marchandises
du pays , qu'ils doivent y échanger ; et pour les intéresser
au succès de leur entreprise , on leur en abandonne le profit.
Va , leur disent leurs parens , mérite ta femme ; pour être bon
père, il faut pouvoir gagner le pain de ses enfans (3 ) .
Fils aussi soumis que tendre amant , le jeune Tyrolien ne résiste
jamais aux ordres paternels. Il part , quelque peine qu'il lui en
coûte de quitter sa maîtresse et ses montagnes chéries ; il part ,
mais non sans laisser un gage de sa foi à celle qui a touché son
âme. Les rubans , ornement de sa coiffure , deviennent entre les
mains de sa jeune amante un gage de sa fidélité ; il a déposé sur
son sein cette fleur qui rappelle souvenance d'amour , et que pour
cela même il nomme vergiss mein nicht ( ne m'oublie pas ) ( 4) .
La jeune Tyrolienne lui donne en échange la ceinture qui pressait
son sein , et sur laquelle elle avait brodé en secret les lettres
initiales de l'époux de son choix. Les plus amoureux ne quittent
point le hameau sans avoir soupiré sur la cornemuse ou sur la
musette champêtre quelque romance plaintive , que la bergère
écoute , entourée de ses compagnes , toujours prêtes à partager ses
peines .
D'autres fois les pères soumettent leurs fils à des épreuves
(3) Geh Jungers um dich wardig zu machen deiner künftigen frau ,
denn um guter fater zu seyn , muss man vissen das Brod für seine kinder
zu verdienen .
(4) Cette fleur est connue des botanistes sous le nom de myalotis
arvensis.
MARS 1815. 215
moins longues ; ils les envoient passer quelques mois dans les chalets
des hautes montagnes : là les jeunes garçons soignent les troupeaux
, et font tous leurs efforts pour en augmenter les produits .
Ces produits doivent accroître leur modique patrimoine , et servent
à répandre quelque douceur sur le ménage futur.
Les bergers tyroliens ne négligent pas de sécher les fruits du
myrtil ( heidelberg ) , ainsi que les feuilles du speick ( 5) ( valeriana
celtica ) , dont l'odeur est si délicieuse . Cette récolte les rend
plus robustes , et les accoutume à ne pas craindre la fatigue . Le
speick ne croît que sur les sommités les plus escarpées et sur les
pentes des montagnes glacées . Ils le vendent pour le commerce de
l'Orient , et les esclaves de Constantinople viennent demander aux
libres habitans du Brenner cette plante aromatique , qui , du foyer
du chalet , ira se préparer sur les rivages du Bosphore : ainsi
l'âpre température des glaciers a vu croître le parfum qui doit
charmer les voluptueux habitans du sérail . Au milieu de tous ces
soins , ils recherchent les racines de gentianes (6) , dont ils retirent
un suc qui donne une cau-de- vie fort estimée par les habitans des
montagnes.
Les Tyroliens les plus aisés ne soumettent point leurs fils à
d'aussi rudes épreuves . En pères tendres , ils cherchent à s'assurer
de la sincérité de leur amour ; ils les conduisent dans toutes les
grandes réunions où ils espèrent rencontrer des femmes dignes
d'attirer leurs regards : cependant , si ces distractions passagères
ne font aucune impression sur leur esprit , les pères ne mettent
plus de retard au bonheur de leurs enfans .
Le jour de la demande est un jour de fête , non-sculement pour
les deux familles , mais encore pour tout le hameau ; les Tyroliens
se considèrent comme frères. Le père du garçon se revêt de ses
plus beaux habits ; il quitte sa veste courte , convenable seulement
les jours de travail ; il prend un habit long , et lui donne de l'élé-
(5) Cet usage rappelle ce vers de Virgile : Alba ligustra cadunt, vaccinia
nigra leguntur.
(6) C'est de la gentiana lutea dont ils font principalement usage ,
216 MERCURE
DE FRANCE
,
gance en l'ornant de rubans de diverses couleurs . A la joie qui
brille dans ses yeux , on devine qu'il va remplir un devoir bien
cher ; il prend avec lui les plus jeunes de ses fils ; il leur confie les
corbeilles où sont déposés ses premiers présens. Dans l'une , il arrange
des rayons du miel le plus pur , et il en relève le parfum en
les entourant du thym des Alpes ( Alper thymian ) et du serpolet
odorant ( biechen der thymian ) ; dans l'autre , il place les fruits
les plus délicieux de la saison , et n'oublie point d'y mêler des gâteaux
préparés par les mains d'une fille chérie . Les grenades et les
figues sont l'offrande des Tyroliens du sud , comme les fruits du
myrtil et du sorbier le sont des habitans du nord.
Arrivé à l'habitation de la jeune bergère , le père est introduit
par l'oncle ou le plus proche parent : la famille de sa fille future
s'y trouve réunie. A son aspect tous se lèvent , et , salué par le
chef de famille , sayez le bien venu , lui dit-on ; quel motif vous
amène parmi nous ? Le vieillard prononce alors ces paroles :
« Comme moi vous êtes père ; laissez - moi donc interroger votre
» fille » . Il s'approche d'elle , lui donne un baiser sur le front ,
et lui tient ce langage : « Salut, jeune beauté , qui me rappelez mes
>> belles années ; j'ai un fils , il vous aime ; voulez -vous rendre mes
» derniers jours heureux (7) » ?
་
Les Tyroliennes , aussi timides que tendres , trouvent , dit-on ,
rarement des paroles pour répondre à si doux langage , et presque
toujours les mères sont obligées d'interpréter les sentimens de leur -
coeur.
Les premiers arrangemens terminés , le jouvenceau (8) ( jungling
amène le futur époux ; il arrive chargé des fruits de son
travail et de sa constance ; il les dépose aux pieds de sa nouvelle
mère , dont il réclame l'affection . Le baiser de paix l'assure de la
(7 ) Sey mir will kommen schones junges madchen , die du mich an
meine frühen jahre erinerst ; jeh habe einen Sohn , der dich lieb : willst da
meine letzten Tage beglüken !
(8) Le jüngling, ou jouvenceau , est pour le Tyrolien ce que le garçon
des nôces est pour les Parisiens.
MARS 1815 .
217
tendresse des parens qui l'ádoptent , et le premier baiser accordé
par l'amour lui apprend combien il est aimé.
Les tendres compagnes de la jeune épouse reçoivent également un
baiser du fiancé , et des souhaits pour leur bonheur à venir. L'amie
la plus chérie , que l'on appelle la jouvencelle des noces ( 9 ) , conduit
le jeune fiancé auprès de sa future , et se retire en lui faisant
un profond salut . Alors le beau diseur de la famille se lève , et
entame un long discours sur les qualités du jeune homme. Rarement
écouté par toute cette jeunesse qui a tant de choses à se dire ,
il n'en raconte pas moins avec emphase les diverses épreuves qu'a
subies le fiancé ; il finit par féliciter la jeune épouse de lui avoir
inspiré une passion assez forte pour tout surmonter . Le maître d'école
du village veut aussi se mêler de la partie : moins respecté que dans
sa classe , les jeunes filles l'interrompent par une chanson répétée
dans ces solennités . J'ai essayé de la traduire dans sa naïveté.
Ceux qui connaissent la différence qui existe dans notre musique
française et les chants vagues et montagnards des Tyroliens , sentiront
seuls que son premier charme lui manque ( 10). ›
(9) Die madchen von hochzesten .
(10) Original de la chanson :
Tyroler ! der Schaferin Freyer !
Dir winket die Hochzeit Feyer !
Sey frohlich in seligem Hoffen ,
Und liebe dein madchen tren .
Du sichst auf der grünenden Wiese
Wie die Blümen sich reizend verjüngen.
So Blühe in ewigen Frühling
Deine zartliche heisse Liebe .
In den Schaurigen Winterstürmen
Da wachet unter dem Eise
Die liebliche Frühlings- Leukoie :
Keinen Winter kennet die Liebe !
O sich die liebende Genise
Sie vergisst des laurendem tagers
218 MERCURE
DE FRANCE
,
"«
O Tyrolien épris d'une bergère , livre-toi à l'espoir, ouvre ton
coeur à l'amour ; ne sois point ingrat au bonheur que l'hymen te
donne ; songe à aimer, à aimer toujours !
» Vois- tu dans la prairie ces fleurs se renouveler ? Que tes feux
se renouvellent dans un printemps sans fin ; sous la glace durcie
des monts , veille la perce-neige point d'hiver pour l'amour ;
qu'il fleurisse , qu'il fleurisse encore !
»
:
Vois-tu dans nos campagnes la génisse bondir d'amour, le chamois
oublier sa crainte , ou le chasseur sur le sentier des Alpes , et
sur le rocher qui tremble ? Que crains-tu si l'amour l'enflamme !
» A ton heure dernière , ô Tyrolien , puisse- tu emporter les re-
´grets de l'épouse , serrer sa main , sourire et répéter en fermant
la paupière..... « Je fus heureux , je fuis fidèle »> ! ་ ་
» O Tyrolien épris d'une bergère , livre-toi à l'espoir ; ouvre ton
coeur à l'amour : ne sois point ingrat au bonheur que l'hymen te
donne . Songe à aimer, à aimer toujours »> !
Les chants sont suspendus par les apprêts du goûter : ce repas
est très-frugal chez les Tyroliens ; du pain bis mêlé de fenouil , du
fromage , du beurre frais , du lait de chèvre ou de brebis , aiguisé
par les vins de Méran et de Brixen , et chez les plus aisés par les
vins de Hongrie , en font tous les frais . Le repas fini , les jeunes
garçons forment le cortége du fiancé , et le reconduisent chez lui
au bruit de leurs chants ou aux sons de la flute rustique. Au déclin
du jour , le marié chante des regrets ( klaggesange klagelie-
Auf dem zitternden alpen- stege.
Du liebst ? was konnte dich schrecken !
0 mogst in der letzten der Standen
Du die weinende Gattin umfassen ,
Und mit brechenden aug ihr sagen :
Mein madchen ! ich liebte dich tren.
Tyroler ! der Schaferin Freyer !
Dir winket die Hochzeit Feyer !
Sey frohlich in seligen Hoffen ,
Und Liebe dein madchen tren.
MARS 1815 .
219
der ) ( 11 ) sous les fenêtres de sa bien-aimée ; il mêle les doux
sons de sa voix à ceux non moins doux de sa chère musette . De
même , le jouvenceau court , au lever de l'aurore , porter un bouquet
à la fiancée ; ce bouquet est composé de fleurs du pays . Le
berger tyrolien préfère leur simple éclat à tout le luxe de nos
fleurs cultivées . Est-ce une suite de son amour pour la liberté et
l'indépendance ? Son offrande champêtre se compose du cytyse
odorant ( kleebaum ) et de beaux rhododendron , dont les fleurs
-roses contrastent agréablement avec le ton violâtre du chèvrefeuille
alpin (blaubeerige lonicera) ( 12) . Quelquefois, par une allégorie
touchante , il mêle à l'éclat de ce bouquet la pyrole à une
seule fleur ( tin blatterige pyrole ) , emblème ingénieux de son
unique pensée .
Enfin le jour des noces arrive , et avec lui la gaieté dans le hameau.
A la joie universelle , on les croirait tous de la même famille.
Lorsque la fiancée habite un village éloigné de son époux ,
le fiancé s'y rend accompagné d'un cortége nombreux , témoignage
touchant de l'amour de ses frères et de l'union qui règne
entre les Tyroliens. J'ai quelquefois rencontré au milieu des forêts
ou sur le penchant d'une montagne , de ces noces villageoises ,
au costume élégant , à la marche folâtre , dont l'heureuse allégresse
contrastait avec le silence et les occupations d'un amant de la nature
sévère. Arraché malgré moi à mes méditations , surpris par
ces images riantes , j'ai senti que , loin de sa patrie et des affections
de son coeur , un voyageur , un exilé , pouvait rarement se défendre
de les accompagner d'un soupir.
Pour se délasser de la longueur du chemin , les jeunes garçons
se livrent à des danses légères , oubliant leurs fatigues par des
fatigues nouvelles. Arrivé au hameau , le cortége se rend chez la
(11) C'est ainsi qu'on nomme les airs plaintifs que les amans exécutent
sous les fenêtres , ou près de la demeure de leurs belles .
(12) Cette espèce de chèvre-feuille est connue des botanistes sous le
nom de lonicera coerulea . Ses baies donnent une assez belle couleur
blene.
220 MERCURE De France ,
fiancée. A mesure qu'il entre dans la demeure champêtre , les musiciens
font entendre l'air des noces : la musique cesse , le maître
d'école du jeune époux adresse un compliment à la mariée ; ce discours
fini , la fiancée remet les rubans de la jarretière à son époux ,
gage de sa future autorité. La jouvencelle doit elle- même attacher
ce ruban à l'habit de l'époux ; elle en reçoit un baiser , et par
un usage assez aimable , elle embrasse à son tour le fiancé .
La noce tyrolienne se rend ensuite à l'église : les ménétriers la
précèdent ; à leur suite paraissent les jeunes garçons et les jeunes
filles : c'est après ces tendres vierges que marchent les deux époux .
La fiancée , vêtue de blanc , pare son front de l'immortelle des
Alpes ( rain blume ) . Sur son sein brillent les fleurs du choix de
son époux : placée à sa droite , on la voit accompagnée de sa tendre
jouvencelle , et son bien-aimé du jouvenceau ; après eux se
rangent leurs parens comme pour surveiller l'ordre de la fête ;
leur air sérieux et leur marche grave forment un contraste assez
piquant avec l'air burlesque des rieurs et des baladins qui terminent
la marche.
Arrivés dans le temple , un silence pieux succède aux cris d'allégresse
et aux chants inspirés par l'amitié . Le sacrifice commence :
avant que le prêtre prononce les paroles de la bénédiction nuptiale
, les deux époux se prosternent aux pieds de leurs parens ;
ils reçoivent de leur bouche cette bénédiction paternelle qu'il est
si cruel de ne point mériter . Les fiancés , se tenant par la main ,
s'approchent de l'autel , et prononcent le serment qui doit les unir
à jamais.
De retour dans leur demeure champêtre , les jeunes mariés se
rendent à la salle du festin : chacun de leurs amis leur adresse ses
voeux. On se met à table ; le repas fini , le chef de la famille se
lève , impose silence à tous les convives , et récite des actions de
grâces. Bientôt il adresse au ciel de ferventes prières pour la prospérité
des nouveaux époux ; et pour donner à cette pieuse cérémonié
un caractère encore plus sacré , il leur retrace les vertus de
leurs aïeux ; il n'oublie pas non plus de prier pour les parens que
MARS 1815. 221
la mort vient d'enlever à leur tendresse . Ainsi l'idée de notre
néant vient toujours se mêler à nos fêtes passagères.
Les larmes de l'attendrissement ayant cessé de couler , le chef de
famille se rassied et les chants d'hyménée excitent les coeurs à de
nouveaux sentimens ; le plus jeune des garçons entonne des chansons
analogues à la fête : peu à peu tous les convives en répètent
les refrains .
Impatiens de se livrer aux plaisirs de la danse , les jeunes garçons
s'échappent insensiblement du festin pour se rendre dans la
prairie ou dans la salle de bal . Une musique champêtre se fait entendre
tout s'émeut ; les danses commencent , et les jeunes filles ,
mêlant leurs voix mélodieuses à ces sons rustiques , donnent un
charme de plus à ces folâtres plaisirs .
Malgré toute leur envie , les mariés ne peuvent point encore se
rendre dans la salle de bal . Il faut que le chef de famille prenne la
jeune fiancée , et la mère le jeune époux , et deviennent ainsi leurs
introducteurs . Placés l'un auprès de l'autre , ils reçoivent les félicitations
des garçons qui , n'ayant point encore subi le joug d'hyménée
, ont cependant atteint l'âge de la puberté. Les complimens ,
où la vérité préside , terminés , la jeune épouse prend des fleurs
d'une corbeille , et les distribue aux garçons . Ceux- ci voient dans
ces fleurs une image de leur bonheur futur, si la reine des prés
( wielen geisbarth ) ou le lis des Alpes ( turkischer bund ) leur
est échu en partage , ils espèrent un sort brillant ; la pervenche
(kleines sinngrün ) ou les beaux rhododendron ( Alpen balsam )
leur promettent un avenir heureux et tranquille . Enfin la digitale
pourprée ( finger krant ) ou le daphné ( seidelbust ) ne leur présage
que le malheur et les soucis. Après les garçons , les jeunes filles
unissent leurs voeux innocens à ceux que l'on a déjà formés pour
le bonheur des époux : le marié , d'un air modeste , reçoit leurs
félicitations et leur distribue des rubans , symbole des noeuds
qu'elles doivent former. De même les jeunes bergères voient dans
les nuances variées de ces rubans un sens caché qu'elles expliquent
au gré de leurs désirs .
222 MERCURE DE FRANCE ,
Le jeune complimenteur prend par la main la nouvelle épouse ,
et la jouvencelle le nouvel époux : on les présente à toutes les personnes
réunies pour la noce . Chacun leur donne un baiser , et leur
fait un souhait ; les uns leur désirent de grandes richesses ; d'autres
de nombreux enfans ; d'autres enfin une longue vie ou la santé .
Les plus sensés font des voeux pour qu'ils conservent long-temps le
calme et la paix du coeur . La cérémonie achevée , les jeunes gens
d'honneur ( 1 ) les conduisent dans la chambre nuptiale où les plus
proches parens ont précédé les deux époux : c'est là qu'ils reçoivent
la dernière bénédiction et les instructions de leurs parens . On préside
à leur nouvelle toilette ; et la beauté timide donne un dernier
regret à sa virginité . La mère conduit elle -même sa fille au lit nuptial
, tandis que le père prend le jeune garçon par la main , et le
place à côté de sa chaste épouse . On ouvre les portes ; les gens de
la noce entrent ; chacun leur donne un baiser, et leur souhaite une
heureuse nuit.
Le lendemain les jeunes gens d'honneur portent aux nouveaux
mariés une soupe dont les apprêts different selon le rang de ceux
à qui elle est offerte ; mais qui généralement est assez fortement
épicée . Quant aux suites que l'on donne à cette plaisanterie , elle
dépend plutôt de l'esprit et de l'humeur des parens que d'une coutume
établie . Les jeunes filles de la noce ne manquent pas ` nou
plus de venir visiter les mariés : elles y mettent d'autant plus d'empressement
, qu'elles attachent une grande importance à posséder
quelques fleurs de la couronne d'immortelle qui parait le front de la
jeune épouse. Les plus favorisées reçoivent les épingles qui fixaient
la couronne ; et ces épingles sont pour elles le gage de noces heureuses
. Ainsi l'espérance préside encore à la fête quand le bonheur
est accompli ; et , pour ce peuple de frères , rattache l'un à l'autre
par des augures favorables et la félicité présente et la félicité à
venir.
(1 ) Les jeunes gens d'honneur sont choisis dans la famille de l'époux et
de l'épouse pour veiller avec le jouvenceau aux diverses cérémonies des
noces.
MARS 1815 . 223
LA GAULE POÉTIQUE ou l'Histoire de France , considérée dans
ses rapports avec la poésie , l'éloquence et les beaux-arts . Seconde
époque ( tom. 3 et 4 ) , par M. DE MARCHANGY . — A
Paris , chez Chaumerot , libraire , au Palais-Royal , galerie de
bois , nº. 188. —Prix 10 fr. 50 cent. et 11 fr . 50 cent. par la
poste.
SOCRATE disait qu'il était facile de louer les Athéniens parmi les
Athéniens ; mais qu'on ne faisait pas leur éloge aussi facilement
chez les Spartiates : ce mot , passé en proverbe dans l'antiquité , ne
peut nous être appliqué ; car , tandis que des nations étrangères et
rivales , loin de refuser leur estime et même leur admiration à notre
histoire , en font l'objet particulier de leurs études , et savent y
puiser des sujets de poésie et de peinture , les Français , au con−
traire , s'obstinent à déprécier leurs propres Annales , et à n'y voir
qu'un gothique amas de faits incohérens et barbares , qui rebutent
l'amant des beaux -arts.
Nul ouvrage n'était plus propre à détruire cette erreur que celui
dont M. de Marchangy publie maintenant la seconde partie . On
n'a point oublié la vive impression que firent les deux premiers
volumes de cette conception originale et piquante. Mais cependant
tout en admirant la féconde imagination et le talent varié de l'auteur
qui faisait éclore tant de fleurs d'un fond réputé jusqu'alors
aride et sauvage , on traita son opinion de systématique et de
paradoxal , et l'on crut que l'histoire ne devait qu'aux ornemens
et aux poétiques couleurs dont il avait su la revêtir l'éclat dont
elle brillait momentanément .
C'est une opiniâtreté aussi injuste qu'anti-nationale , que de persister
à ne voir dans nos fastes que des traditions grossières et des
faits monotones . La France , qui a conquis et occupé presque tous
les trônes de l'Europe , qui , non- seulement assujettit des peuples
nombreux par la force de ses armes , mais qui les rendit encore les
224 MERCURE
DE FRANCE
,
tributaires de sa langue , de son génie , de ses arts , de ses institutions
, ne peut-elle donc avoir que des faits obscurs et fastidieux ?
On oppose aux éloquens argumens de M. de Marchangy , le souvenir
des Grecs et des Romains ; mais sans contester la gloire de
ces peuples immortels , il suffit d'une simple réflexion pour prouver ,
avec l'auteur de la Gaule poétique , que notre histoire a , tout
aussi bien que celle de l'antiquité , des sujets dignes d'inspirer les
beaux-arts. Où les poëtes grecs et romains ont-ils pris les motifs
de leurs plus beaux ouvrages ? est - ce dans la description de leurs
campagnes fortunées , ou dans le merveilleux de leur gracieuse mythologie
, seuls avantages qu'ils ont sur nous ? Non , sans doute :
c'est dans la nature morale et sensible ; c'est dans le sentiment et
les passions , dont l'empire , qui ne fut point restreint à l'antiquité ,
se fait sentir avec autant de vigueur chez les peuples modernes .
Le courage , l'amour , la haine , la vengeance , l'orgueil , l'ambition
, voilà donc les vrais élémens de la poésie : c'est à ces élémens
éternels , qu'Eschyle , Euripide et Sophocle , doivent tous les
sujets de leurs scènes tragiques . Homère s'en pénétrait quand il
chantait la colère d'Achille , les combats des Grecs et des Troyens ,
et les adieux d'Andromaque à la porte de Scée.
Si les passions et les sentimens sont , comme on ne peut en disconvenir
, les premiers mobiles de toute poésie , s'ils furent les
sources abondantes où Virgile puisa son exquise sensibilité
et Horace son enjouement philosophique , on peut donc affirmer
qu'une histoire , qui favorisera le développement des
passions et des sentimens , sera une histoire éminemment poétique.
C'est-là ce que prouve M. de Marchangy d'une manière incontestable
; son livre doit être le code de tous ceux qui aiment
les arts et les lettres , ou , pour mieux dire , de tous ceux qui aiment
leur patrie. C'est , en lisant les pages où M. de Marchangy
raconte avec une noble éloquence les exploits et la gloire de nos
ancêtres , qu'on s'applaudit d'être Français .
Au surplus , si la première partie de son ouvrage n'a pas conMARS
1815 . 225
verti tous les incrédules , cette seconde époque achèverale triomphe
justement mérité de cet écrivain național qui , par un mélange trop
rare , sait allier au savoir le plus profond les grâces du style et la
chaleur du sentiment .
Dans les deux premiers volumes , M. de Marchangy a traité
les règnes de la première race ; dans ceux qu'il publie matenant
, il traite la seconde depuis Charlemagne jusques à Huynes-
Capet.
La manière dont l'auteur raconte le rétablissement de l'empire
d'Occident , est digne de l'épopée . En supprimant des détails inutiles
, en faisant des rapprochemens heureux , et indiquant , en
forme de digressions et d'épisodes , des traits peu connus ; M. de
Marchangy , sans s'écarter en un seul point de l'histoire , est parvenu
à tracer un sujet , auquel il ne manque que des vers pour être
un poëme du plus grand intérêt . Rien n'y languit , les faits succèdent
aux faits , et le lecteur ne se repose que par la variété des sensations
. Si l'auteur nous attache un moment aux récits des amours
de Rosamonde et d'Emma , s'il nous fait suivre avidement les
traces de la belle Egilda , digne d'être comparée par les malheurs
et la tendresse , à l'Herminie du poëte de Sorente , bientôt il nous
arrache à notre douce rêverie pour nous transporter au milieu de
ces combats sanglans , que les Saxons , toujours vaincus et jamais
découragés , tentèrent cent fois contre Charlemagne , qui avait foudroyé
les temples et les statues de leurs idoles.
ROYAL
SEINE
Après les Saxons , cet empereur n'eut point d'ennemis plus redoutables
que les Huns , commandés par le farouche Theudon. Ces
peuples étaient réfugiés en Pannonie : fatigués de carnage et de
conquêtes , ils s'y reposaient dans les neuf citadelles inexpugnables ,
où ils avaient entassé les dépouilles des Grecs et des Romains , qui
eux-mêmes avaient dépouillé l'univers . Toutes les chroniques du
temps parlent des trésors immenses que recélaient ces repaires , et
dont Charlemagne s'empara : voici comment M. de Marchangy
raconte ce fait . « Cependant les bras des vainqueurs , armés de le-
» viers , ont rompu les portes des souterrains , ils y pénètrent avec
120
15
226 MERCURE
DE FRANCE ,
"
» des flambeaux qui , éclairant les amas de cès richesses , font resplendir
jusqu'au fond d'une avenue immense , l'argent , l'or , les
» pierreries ; les armares enrichies des feux du rubis , et de l'azur
>> des saphirs ; les meubles opulens ; les sceptres et les couronnes.
» O spectacle curieux ! moins encore pour l'oeil qu'il éblouit , que
pour l'imagination étonnée , qui retrouve dans ces monceaux
précieux , l'héritage de cent peuples tour à tour vaincus et dépossédés
; l'histoire et la poésie rêvent en silence devant ces
» vastes trésors , qui , après avoir circulé dans l'Egypte , en As-
» syrie , dans la Perse , à Tyr , à Carthage , en Grèce , en Italie ,
sont venus s'engouffrer dans les abîmes creusés par ces bar-
J
"
ג נ
» bares.
D
» Les voilà donc ces biens funestes qui perdirent tant d'états ,
» ces biens corrupteurs par qui furent payés tant de brigues , d'as-
» sassinats et de proscriptions ; par qui Rome fut tant de fois mise
» à l'encan , et tant de fois en proie aux peuples barbares! que de
» guerres n'ont-ils pas allumées ! que de sang et de pleurs ils ont
» fait répandre ! par combien de trahisons et de perfidies ils furent
disputés et ravis ! Ah ! si l'art , par un chef-d'oeuvre nouveau ,
pouvait fondre les trésors de tant de nations en un monument
expiatoire , s'emparant du burin véridique de l'histoire , il y mon-
» trerait des cités livrées au pillage , des peuples dans les fers , des
» rois détrônés , des vierges déshonorées , des orateurs corrompus :
partout le mérite, l'innocence et la vertu immolées à l'intrigue et
» à l'intérêt ; partout le luxe , la débauche et la vanité , avec leurs
>>> couronnes fanées et leur sourire sans bonheur.
ท
ע
"
>>
>>> Mais enfin cés fatales richesses , qui , de victoire en victoire
» tombèrent aux pieds de Charlemagne , vont , sous les lois de ce
» héros , se purifier de toutes leurs souillures : non , elles ne cau-
» seront plus la douleur des peuples , mais elles doteront les édifices
» consacrés à la misère et à la vieillesse ; par elles vont prospérer
» les lettres , le commerce , l'agriculture ; et dans toutes les veines
» de la France va couler , comme un sang précieux , cet or épuré
» dans son cours ».
MARS 1815 .
227
Après avoir parcouru le vaste règne de Charlemagne avec le
flambeau de l'histoire et le fil de la chronologie , M. de Marchangy
s'y transporte sur le char de la féerie , avec le prisme magique
dont les romanciers ont répandu les couleurs mensongères sur ce
règne à jamais fameux. Le récit consacré à la partie fabuleuse et
romanesque de Charlemagne , offre une variété piquante. Les coutumes
, les superstitions , les croyances du temps y sont ingénieusement
adaptées à des faits douteux , mais suffisamment garantis
pour le poëte par de vieux chroniqueurs et des traditions populaires.
On lit dans plusieurs annales que Charlemagne reprit la
ville de Narbonne sur les Sarrasins : les bons historiens ont rejeté
cet événement ; mais il pouvait figurer heureusement dans un
récit que l'auteur de la Gaule poëtique intitule : De la partie
romanesque du règne de Charlemagne. En rapprochant ainsi les
Français des Orientaux , M. de Marchangy a su mêler à des couleurs
gothiques les couleurs orientales les plus brillantes . Il en résulte
des contrastes curieux et un intérêt dont toute analyse ne
pourrait donner qu'une imparfaite idée.
Mais la scène change tout à coup. Au règne imposant et superbe
de Charlemagne , aux pompes de sa cour , aux tributs qu'y venaient
apporter les ambassadeurs de vingt rois , succède le faible
Louis-le-Débonnaire , couvert du cilice de la pénitence et dépossédé
par ses propres enfans .
C'est ici qu'on ne peut trop admirer le talent souple et facile de
M. de Marchangy. Ce Louis , auquel l'histoire n'a pu nons intéresser
, il nous le montre comme un personnage théatral , éminemment
tragique , et pourtant il lui conserve tous les traits qui lui appartienuent.
Il esquisse la tragédie dont cet empereur est le héros ,
et cette conception dramatique est la peinture la plus fidèle qu'on
puisse faire de ces temps éloignés et barbares. L'auteur, entraîné
par son sujet , a même dialogué quelques scènes où les expressions
måles et hardies de sa belle prose font oublier qu'il faudrait des
vers.
L'usage où M. de Marchangy se complait de tracer ainsi le plan
228 MERCURE DE FRANCE ,
et d'ébaucher même les sujets qu'il indique , lui ont attiré quelques
reproches des littérateurs . Il nuit , dit-on , à la poésie , en
voulant la servir : quel poëte voudra se traîner sur ses traces et se
condamner au rôle servile d'un imitateur? Ces plaintes sont injustes .
M. de Marchangy ne s'est point obligé de fournir des sujets aux
poëtes , il a seulement voulu prouver que notre histoire , jusqu'alors
dédaignée , recélait un grand nombre de germes poétiques .
Du reste , en adoptant les faits qu'il exhume de nos annales , et
qui appartiennent à tous , parce qu'ils n'appartiennent à personne
en particulier, les poëtes peuvent varier la mise en oeuvre, et à l'aide
des priviléges poétiques et des combinaisons accessoires , devenir
eux -mêmes inventeurs . Si plusieurs poëtes traitent souvent le même
sujet , pourquoi des poëtes craindraient -ils de s'emparer de ceux
que rendent si attrayans la verve et l'imagination d'un prosateur.
Quoi qu'il en soit , M. de Marchangy aura atteint le but qu'il se
proposait , celui de prouver que notre histoire était digne d'inspirer
les muses .
Si , à la fin de la première race , l'invasion des Sarrasins amène
sur la scène de la France de nouveaux personnages , l'irruption
des Scandinaves y conduit à la fin de la seconde race des hôtes non
moins belliqueux. Les Normands s'étant établis dans une de nos
provinces à laquelle ils ont donné leur nom , aient fondu leurs
coutumes , leurs moeurs , leurs traditions avec celles de nos ancêtres
; l'histoire morale de ces peuples doit en quelque sorte être
annexée à la nôtre . Cette identité a engagé M. de Marchangy à
donner quelques détails sur ces fiers conquérans qui suivaient encore
les lois et le culte d'Odin , quand ils vinrent sur nos rivages .
Jamais le coeur de l'homme ne fut entraîné par un fanatisme
plus aveugle que ne l'était le fanatisme du courage parmi les
Scandinaves . La vie n'était pour eux qu'une belle occasion de mourir
les armes à la main . Une mort paisible et naturelle leur semblait
ignominieuse ; c'était peu de chercher un trépas héroïque ,
il fallait encore braver l'ennemi qui le donnait , rendre plus ingenieuse
la rage des bourreaux , leur indiquer de nouvelles tortures ,
MARS 1815.
229
désavouer les souffrances par le sourire du dédain , et le corps tout
sanglant , tomber en exhalant un chant de triomphe pour dernier
soupir.
La religion des Scandinaves était bien capable de leur inspirer
tant de courage : leur enfer était composé de neuf mondes , réceptacles
affreux de ceux qui mouraient sans gloire : leur barbare
olympe était la résidence des héros , nul n'y pénétrait s'il n'avait
point péri de mort violente. Les occupations et les jeux des guerriers
, dans le ciel , étaient conformes aux penchans qu'ils avaient
manifestés sur la terre ; ils s'attaquaient mutuellement ou siégeaient
à de bruyans banquets dont les fées et les déesses faisaient les
honneurs.
Après le courage , nul sentiment plus que l'amour n'avait d'empire
sur le coeur des Scandinaves . Il est étonnant que dans les frimas
du Nord , le délire et les transports de cette passion se soient
élevés à un degré aussi brûlant que dans l'Orient et sous le ciel
embrasé de la zone torride . Que de fois dans la Scandinavie , l'amant
, pour se rendre au pied des tours où le flambeau du sapin
réșineux était allumé par une main chérie , a- t-il franchi le pont
de glacé formé au-dessus des cataractes mugissantes ! que de fois
sa barque a-t- elle disparu dans les gouffres de Lobroé et de Malstrone
, ou parmi les cascades de Himelkar ! Cet amour ne régnait
pas avec moins de puissance dans le coeur des femmes ; il leur inspirait
une sorte d'héroïsme qui leur faisait envisager comme naturelles
les actions les plus magnanimes . M. de Marchangy en donne
plusieurs traits touchans ; il décrit avec un style plein de charmes
ces climats si tristes mais si pittoresques , et qui semblaient en harmonie
avec les amours mélancoliques de ces jeunes amans . Des
nuits sublimes éclairées par les feux du météore , des forêts de
sapins s'élevant par étages sur les montagnes , l'albâtre des neiges ,
la pourpre des rochers de granit , les collines où croissent la
bruyère et l'angélique ; tout , dans ces contrées , donnait au sentiment
le ton et la couleur de la nature . Les plages du golfe Bothnique
et les bords du Glamer conservèrent long-temps des pierres
230 MERCURE DE FRANCE ,
couvertes de mousse et d'anémones blanches , c'étaient des tombeaux
où le chasseur lisait les doux noms des victimes de l'amour
et de la fidélité.
1
Après avoir parlé du courage, de la religion et des amours des
Scandinaves , l'auteur s'arrête avec complaisance sur leur poésie.
On sait maintenant ce qu'on doit penser sur le prétendu poëme des
Bardes et des Scaldes. La fraude ingénieuse de Macpherson a été
dévoilée , et l'enthousiasme des littérateurs du Nord pour la
poésie runique n'est appuyé sur aucun monument certain. Ce
qu'a fait de mieux M. de Marchangy , c'est de prêter aux Scaldes
des chants de son invention , qu'il rend pour ainsi dire originaux
et historiques , en reproduisant dans ces libres imitations , les
moeurs , les goûts , les images favorites , les maximes habituelles de
ce peuple.
Mais si jusqu'à présent M. de Marchangy sut nous intéresser aux
Scandinaves ou Normands , c'est-à-dire , hommes du Nord , il nous
les fait abhorrer en racontant leurs invasions turbulentes et sanguinaires
: pendant plus d'un siècle , la France fut le théâtre de
'leurs courses funestes . On ne voyait plus que des villes en ruines ,
des forêts incendiées , des hameaux déserts , des troupes de captifs
traînant le poids de leurs fers à la suite d'un vainqueur effréné.
C'était surtout à l'église que ces idolâtres se montraient redoutables
. Au milieu des horreurs , M. Marchangy , place , par enchantement
et comme pour reposer an instant l'âme oppressée ,
un tableau plein de douceur. « Les cénobites , dit- il , quittant
» leurs monastères aux approches des Normands , retiraient des
>> tombeaux les corps de leurs saints martyrs , pour les aller ca-
» cher dans le fond des déserts . Ces translations célèbres firent
» croire à beaucoup de prodiges , et la religion chrétienne , toujours
» victorieuse sous le glaive et dans les larmes , retrouva avec de
» nouveaux malheurs des triomphes et des miracles nouveaux .
» On racontait , qu'au sortir du sépulcre , les ossemens avaient
» rendu la vue aux aveugles , et la parole aux muets , et que pen-
» dant les marches nocturnes des fervens solitaires , on vit plus
1
MARS 1815 . 231
»
d'une fois apparaître dans les airs des nuages sanglans et des
» armées de feu. Quand les religieuses, abandonnant leurs abbayes ,
emportaient aussi, à la faveur des ténèbres, les cendres de leurs
vierges martyres , ces restes saints , objet de la vénération pu-
» blique , manifestaient leur influence par de plus doux miracles.
On assurait que les sentiers que suivaient les vestales du christianisme
, chargées de leurs précieux fardeaux , se couvraient
→ spontanément de violettes et de lis , que les étoiles répandaient
» sur leur exil une clarté plus vive , et que des colombes leur ser-
» vaient de guides à travers les bois et les vallées » .
136
Paris était le boulevard de la patrie , et l'écueil où se brisaient
les courses des Normands. Attaques hardies , stratagèmes ingénieux
, actions d'éclat , traits sublimes , dévouement , persévérance
, tout ce que l'antiquité a loué dans Codrus , dans Léonidas,
dans Scévola ; tout ce que l'amour national peut inspirer de plus
généreux aux cités les plus fidèles , se réunit dans ce siége mémorable
auquel il n'a manqué qu'un Hérodote ou un Tite-Live.
Le moine Abbon , dont le nom paraît peu recommandable après
ceux de ces historiens célèbres , a composé un poëme latin sur le
siége de Paris , si l'on doit appeler poëme , une narration sans
verve , sans chaleur , sans élégance , et dans laquelle la latinité la
plus barbare répond à la faiblesse des idées. Cependant cet ou
vrage avait le mérite d'être un récit exact des faits . Abbon était
le témoin oculaire du siége de Paris , et sous ce rapport son livre
est une chronique d'autant plus précieuse qu'elle est à peu près la
seule du même temps sur cet événement célèbre. Désormais les
Français , et surtout les Parisiens , pourront lire avec plaisir la relation
de ce siége , et à l'orgueil que leur causeront les exploits de
leurs ancêtres , se joindra le plaisir d'en voir le souvenir consacré
par une plume éloquente et nationale .
Après plusieurs assauts infructueux , Sigefroy, l'un des rois normands
, admirant en secret les exploits des Français , ya jurer la
paix dans les mains du gouverneur de Paris , et s'éloigne pénétré
d'admiration pour tout ce qu'il a vu. L'auteur parle avec enthousiasme
de ce départ si glorieux pour les Parisiens.
232 MERCURE DE FRANCE ,
La féodalité d'où découle, pour ainsi dire, toute notre histoire , a
fourni à M. de Marchangy des détails pittoresques et curieux . Malgré
les coupables excès auxquels a donné lieu ce régime , il n'en
eut pas moins des avantages . Il ne faut pas adopter sans restriction
l'opinion du président Hénaut , qui ne voit dans une telle constitution
que barbarie , despotisme et brigandage , ' non plus que le
système de M. de Montlosier , qui loue avec exagération la féodalité
, et la préfère au siècle de Louis XIV. En restant au milieu de
ces deux extrêmes , on verra parmi des abus révoltans , les élémens
d'une institution forte et vigoureuse , et une hiérarchie de pouvoirs
solidement établie .
C'est ce que développe très-bien notre auteur ; au surplus , il
considère moins la féodalité sous le rapport politique et législatif
que sous le rapport poétique , et ici s'ouvrait pour lui une mine
abondante , dont il a su tirer des trésors .
Selon lui , la féodalité indique au poëte un nouvel ordre de
beautés dans la jalousie , les querelles , les vengeances héréditaires
auxquelles , elle donna naissance : les seigneurs , voisins les uns des
autres , étaient continuellement irrités par la vue des manoirs et
des terres de leurs adversaires, et à la première rencontre ils tiraient
l'épée avec animosité . Ainsi , répandant un sang qu'ordonnaient de
respecter la nature et la patrie , on vit s'armer et s'attaquer des
concitoyens et des parens divisés , dont les châteaux ennemis , élevés
souvent sur deux rochers voisins , n'étaient séparés que par
un vallon étroit ; mais aussi que de fois , sous les ombrages de ce
vallon solitaire , sur les bords verdoyans du ruisseau qui l'arrosait ,
les enfans de ces maisons rivales se rencontrèrent par hasard ! Là ,
en dépit de leurs pères vindicatifs , leurs âmes s'ouvraient à l'amour,
et voilà que cet amour , tout naissant qu'il est , triomphe déjà de
plusieurs siècles de haines.
M. de Marchangy décrit , avec une grâce toute particulière ,
les liaisons furtiyes , les doux messages portés par des ramiers ,
l'hyménée clandestin dans la grotte de l'ermite , et toutes les aventures
de ces passions mélancoliques , nées au sein de la féodalité .
L'auteur trouve de la poésie dans les noms féodaux , qui se
MARS 1815 . 233
·
composaient ordinairement du nom de baptême joint au nom d'un
fief; tels que Gaspard de Tavanes , Pierre de Villemor , Jean de
Châlons , Gilbert de Blanchefort , etc.
Il y a dans cette alliance de noms et de lieux , je ne sais quelle
simplicité naïve unie à des souvenirs de puissance et de gloire : en
même temps que le nom d'un modeste saint annonçait le patron du
seigneur , le nom d'un duché , d'un comté , d'une châtellenie , porté
par ce noble suzerain , annonçait que lui-même servait de patron à
une foule de vassaux ; ces noms donnaient à la fois l'idée d'un
protégé et d'un protecteur , et le double pacte du ciel et de la terre .
Il était attendrissant de voir le nom du pauvre porté habituellement
par les hauts et puissans seigneurs ; c'était une sorte de fraternité
contractée entre tous les hommes sur les sources sacrées
du baptême ; c'était une des grandes harmonies morales de la religion
du chrétien .
M. de Marchangy, en appropriant les noms féodaux des grands
seigneurs et surtout des femmes , à plusieurs situations de la vie ,
tire de ce germe poétique des développemens agréables , et qui
prouvent l'abondance de son inépuisable imagination.
:
La chasse , les occupations des seigneurs , la vie des anciens
châteaux , et principalement l'éloge de la noblesse française , ont
fourni à l'auteur des pages pleines du plus grand intérêt . Il termine
cette seconde époque par le tableau des campagnes et des
villes pendant la féodalité . Les villes n'étaient alors que des cloaques
affreux les seigneurs demeuraient dans leurs châteaux , les
religieux dans leurs abbayes , situées dans les campagnes ; la cour
résidait une partie de l'année dans les maisons de plaisance : en
sorte que l'enceinte des villes n'était guère peuplée que de prêtres
et d'artisans . Presque toutes les maisons étaient bâties en terre et
en bois : à voir la manière irrégulière dont les rues étaient tracées ,
on eût dit que chaque particulier bâtissait selon sa fantaisie ,
et aux dépens de la voie publique. Du faîte des maisons des
gouttières en saillie deversaient les eaux pluviales sur les passans ;
des perches tendues à travers la rue obscurcie , servaient aux la234
MERCURE DE France ,
vandières et aux teinturiers à tendre le linge et les étoffes fumantes,
qui distillaient l'eau de savon et les couleurs . Les rues n'étaient
point pavées ; des pourceaux , cherchant leur pâture dans les quartiers
les plus fréquentés , labouraient les immondices et pénétraient
dans les rez de chaussée où souvent ils renversaient les berceaux
des enfans . L'absence d'une police éclairée et vigilante rendait
insalubre et malsain le séjour des villes , où pendant le temps des
pluies , on ne pouvait cheminer qu'avec des bottes ou des échasses .
L'air fétide et corrompu qu'on y respirait engendra plusieurs maladies
contagieuses , et surtout la lèpre qui était très-commune
alors à Paris il y avait plusieurs maladreries où l'on recueillait
les lépreux , mais elles étaient négligées ; les malades , sous le prétexte
qu'ils y manquaient du nécessaire , cherchaient à s'en évader
; on en voyait souvent errer dans les rues de cette capitale ;
leur pâleur et leurs ulcères effrayaient les citoyens , et l'on sonnait
le tocsin pour les chasser comme des bêtes fauves .
Ces détails , et beaucoup d'autres du même genre , puisés dans
la Gaule poétique , n'ont rien de très-poétique ; aussi M. de Marchangy
ne les donne -t-il point pour tels : mais néanmoins toujours
fidèle au but qu'il s'est proposé , il ménage habilement un contraste
entre l'état habituel des villes et les fêtes dont elles étaient
quelquefois le théâtre lors de la tenue d'une cour plénière , de l'entrée
solennelle et du joyeux avènement du roi ou du mariage
d'un prince. « Quelle surprenante métamorphose ! la ville de boue
» et de fumée se changeait tout à coup en un bosquet de fleurs et
» de verdure , en un labyrinthe embaumé, où coulaient des flots de
» lait et de miel ; les chemins étaient couverts d'une litière de jones
» et d'herbes aromatiques , les murs étaient ornés de guirlandes ,
» les balcons étaient revêtus d'étoffes de soie à crépines d'or et
d'argent ; des jets d'eau de senteur parfumaient l'air , les fon-
» taines versaient le vin et l'hypocras ; le peuple en habit de fête ,
» les femmes vêtues de blanc et couronnées de roses , les corps de
>> bourgeoisie en longues robes vertes ou bleues, les artisans divisés
» par classes , qui chacune avait sa livrée particulière , se ran-
"
MARS 1815. 235
»
geaient sur le passage du souverain , précédé du clergé portant
» les croix d'or et les bannières des abbayes voisines . De toutes
» parts , on criait Noël et vive le roi, et l'on répétait , suivant
» l'adage du temps , bon roi amende lepays.
» Mais si le poëte veut encore chercher dans nos villes gothiques
» de puissantes inspirations , qu'il monte sur leurs remparts , qu'il
" médite sur les débris de ces bastions héroïques , de ces cré-
»> ncaux entamés par vingt siéges et tant de fois arrosés d'un sang
généreux , lorsqu'au milieu du fer et des flamines , le Français ,
rejetant avec horreur l'enseigne étrangère qu'on voulait planter
» sur ces tours , faisait retentir les noms de sa patrie et de son
» roi ».
Le plaisir d'entendre M. de Marchangy nous entraînerait audelà
des bornes d'un article . Forcés de nous arrêter , nous terminerons
cette impartiale analyse en invitant cet auteur à donner
bientôt la suite d'un ouvrage , qui par son importance , l'érudi
tion qu'on y trouve , le style élégant et animé dont il est écrit ,
doit plaire à tous les lecteurs , et assigner un rang distingué dans
notre littérature à M. de Marchangy.
―
Y.
DU CHANT ET PARTICULIÈREMENT DE LA ROMANCE ; par M. ***,
un vol . in-8° . de 96 pag . A Paris , chez Arthur-Bertrand ,
libraire , rue Haute-Feuille , n ° . 23 ; et chez Renard , rue Caumartin
, n°. 12.
NE pas fatiguer les amateurs par des longueurs que trop d'érudition
aurait rendues inévitables ; ne pas déplaire aux auteurs et
compositeurs , par trop de laconisme ; conserver de l'intérêt sans
se jeter dans l'emphase ; et tirer le parti nécessaire de son sujet ,
sans le traiter avec trop d'importance : tels sont les écueils que
M. *** avait à éviter en écrivant l'ouvrage qu'il publie , et au milieu
desquels il a heureusement marché .
Son plan ( qui l'a conduit à examiner premièrement ce que la
musique et le chant ont été chez les peuples anciens et modernes ) ,
236 MERCURE DE FRANCE ,
"
1
embrasse tout ce qui pouvait compléter son travail ; et la manière
dont il a rempli son cadre , prouve qu'il a su se renfermer dans de
justes bornes de sorte que , sauf quelques-unes de ces négligences
qui attestent une rédaction rapide , et qu'il sera facile de faire dis
paraître , l'auteur a atteint le but qu'il a pu se proposer.
Quant au sujet proprement dit , nous n'en parlerons que pour
louer son choix. Un écrit exclusivement consacré à la romance ,
manquait au pays dans lequel elle est née , et commande l'intérêt
par les nombreux et vieux souvenirs qu'il rappelle . Nos poëtes et
nos musiciens les plus distingués , ont d'ailleurs rendu et continuent
à rendre à la romance des hommages , qui chaque jour ajoutent
à ses titres : l'apologie de notre chant national est donc faite
pour tous ceux qui ne sont pas insensibles aux charmes de la musique
, à celui de cette partie de notre littérature légère , et à cette
grâce touchante qui , inhérente à la romance , fait depuis la fondation
de la monarchie les délices des premières classes de la
société .
Tel qu'il est , nous pensons que cet ouvrage , agréable pour tout
le monde , ne peut manquer d'être utile aux amateurs qui chantent
des romances , ou qui en composent.
POLITIQUE.
Paris , le 22 mars.
L'EMPEREUR, instruit que le peuple en France avait perdu tous ses droits
acquis par vingt-cinq années de combats et de victoires , et que l'armée
était attaquée dans sa gloire , résolut de faire changer cet état de choses ,
de rétablir le trône impérial qui seul pouvait garantir les droits de la nation
, et de faire disparaître ce trône royal que le peuple avait proscrit ,
comme ne garantissant que les intérêts d'un petit nombre d'individus .
Le 26 février, à cinq heures du soir, il s'embarqua sur un brick portant
26 canons , avec 400 hommes de sa garde . Trois autres bâtimens qui se
trouvaient dans le port , et qui furent saisis , recurent 200 hommes d'infanterie
, 100 chevau - legers polonnais , et le bataillon des flanqueurs
de 200 hommes. Le vent était du sud et paraissait favorable . Le capitaine
MARS 1815. 237
Chautard avait espoir qu'avant la pointe du jour , l'île de Capraïa serait
doublée , que l'on serait hors des croisières françaises et anglaises qui observaient
de ce côté. Cet espoir fut déçu . On avait à peine doublé le cap
Saint-André de l'île d'Elbe , que le vent mollit , la mer devint calme ; à la
pointe du jour , on n'avait fait que six lienes , et l'on était encore entre
l'île de Capraïa et l'île d'Elbe , en vue des croisières .
Le péril paraissait imminent . Plusieurs marins étaient d'opinion de retourner
à Porto-Ferrajo . L'Empereur ordonna qu'on continuât la navigation
, ayant pour ressource , en dernier événement , de s'emparer de la
croisière française . Elle se composait de deux frégates et d'un brick ; mais
tout ce qu'on savait de l'attachement des équipages à la gloire nationale ,
ne permettait pas de douter qu'ils arboreraient le pavillon tricolore et se
rangeraient de notre côté. Vers midi , le vent fraîchit un peu . A 4 heures
après midi , on se trouva à la hauteur de Livourne . Une frégate paraissait
à 5 lieues sous le vent , une autre était sur les côtes de Corse , et de loin
un bâtiment de guerre venait droit vent arrière à la rencontre du brick . A
6 heures du soir , le brick que montait l'Empereur se croisa avec un brick,
qu'on reconnut être le Zéphyr, monté par le capitaine Andrieux , officier
distingué autant par ses talens que par son véritable patriotisme . On proposa
d'abord de parler au brick et de lui faire arborer le pavillon tricolore .
Cependant l'Empereur donna ordre aux soldats de la garde d'ôter leurs bonnets
et de se cacher sur le pont, préférant passer à côté du brick sans se laisser
reconnaître , et se réservant le parti de le faire changer de pavillon si on
était obligé d'y recourir . Les deux bricks passèrent bord à bord . Le lieutenant
de vaisseau , Taillade , officier de la marine française , était trèsconnu
du capitaine Andrieux , et dès qu'on fut à portée on parlementa .
On demanda au capitaine Andrieux s'il avait des commissions pour Génes';
on se fit quelques honnêtetés , et les deux bricks , allant en sens contraire,
furent bientôt hors de vue , sans que le capitaine Andrieux se doutât de
ce que portait ce frêle bâtiment !
• Dans la nuit du 27 au 28, le vent continua de fraîchir . A la pointe du
jour, on reconnut un bâtiment de 74 , qui avait l'air de se diriger ou sur
Saint- Florent ou sur la Sardaigne. On ne tarda pas à s'apercevoir que ce
bâtiment ne s'occupait pas du brick .
Le 28, à sept heures du matin , on découvrit les côtes de Noli ; à midi ,
Antibes. A trois heures , le 1er . mars , on entra dans le golfe Juan.
L'Empereur ordonna qu'un capitaine de la garde , avec vingt - cinq
hommes , débarquât avant la garnison du brick , pour s'assurer de la batterie
de côte , s'il en existait une . Ce capitaine conçut , de son chef , l'idée de faire
changer de cocarde au bataillon qui était dans Antibes. Il se jeta imprudemment
dans la place ; l'officier qui y commandait pour le roi , fit lever
238
MERCURE
DE
FRANCE
,
les pont - levis et fermer les portes : sa troupe prit les armes ; mais elle ent
respect pour ces vieux soldats et pour leur cocarde qu'elle chérissait.
Cependant l'opération du capitaine échoua , et ses homme restèrent prisonniers
dans Antibes.
}
A cinq heures après midi , le débarquement au golfe Juan était achevé.
On établit un bivouaque au bord de la mer jusqu'au lever de la lune .
A onze heures du soir, l'Empereur se mit à la tête de cette poignée de
braves , au sort de laquelle étaient attachées de si grandes destinées. Il se
rendit à Cannes ; de là à Grasse , et par Saint-Vallier, il arriva dans la soirée
du 2 an village de Cérénon , ayant fait vingt lieues dans cette première
journée. Le peuple de Cannes reçut l'Empereur avec des sentimens qui furent
le premier présage du succès de l'entreprise.
Le 3 , l'Empereur coucha à Barême ; le 4 , il dîna à Digne. De Castellanc
à Digne et dans tout le département des Basses- Alpes , les paysans, instruits
de la marche de l'Empereur, accouraient de tous côtés sur la route ,
et manifestaient leurs sentimens avec une énergie qui ne laissait plus de
doates.
Le 5, le général Cambronne , avec une avant-garde de quarante grenadiers
, s'empara du pont et de la forteresse de Sisteron.
Le même jour, l'Emperear coucha à Gap , avec dix hommes à cheval et
quarante grenadiers.
L'enthousiasme qu'inspirait la présence de l'Empereur aux habitans des
Basses-Alpes , la haine qu'ils portaient à la noblesse , faisaient assez comprendre
quel était le voeu général de la province du Dauphiné.
A deux heures après midi , le 6 , l'Empereur partît de Gap , et la population
de la ville toute entière était sur son passage.
A Saint- Bonnet , les habitans , voyant le petit nombre de sa troupe , eurent
des craintes , et proposèrent à l'Empereur de sonner le tocsin pour réunir
les villages et l'accompagner en masse. « Non , dit l'Empereur ; vos sen-
» timens me font connaître que je ne me suis pas trompé. Ils sont pour moi
» un sûr garant des sentimens de mes soldats. Ceux que je rencontrerai se
´´rangeront de mon côté ; plus ils serout , plus mon succès sera assuré.
» Restez donc tranquilles chez vous ! »
On avait imprimé à Gap plusieurs milliers des proclamations adressées
par l'Empereur à l'armée et au peuple , et de celles des soldats de la garde à
leurs camarades. Ces proclamations se répandirent avec la rapidité de l'éclair
dans tout le Dauphiné.
Le même jour, l'Empereur vint coucher à Gorp. Les 40 hommes d'avanté
garde du général Cambronne allèrent coucher jusqu'à Mûre. Ils se rencontrètent
avec l'avant-garde d'une division de 6,000 hommes de troupes de
Ligne qui venait de Grenoble pour arrété leur marche. Le général Cam
MARS 1815.
239
bronne voulut parlementer avec les avant- postes . On lui répondit qu'il y
avait défense de communiquer. Cependant cette avant-garde de la division
de Grenoble recula de 3 lieues et vint prendre position entre les lacs au village
de.....
L'Empereur, instruit de cette circonstance , se porta sur les lieux ; il
tronva sur la ligne opposée
Un bataillon du 5º. de ligne ,
Une compagnie de sapeurs ,
Une compagnie de mineurs , en tout 7 à 800 hommes . Il envoya son officier
d'ordonnance , le chef d'escadron Roul , pour faire connaître à ces
troupes la nouvelle de son arrivée ; mais cet officier ne pouvait se faire entendre
: on lui opposait toujours la défense qui avait été faite de commaníquer.
L'Empereur mit pied à terre et alla droit au bataillon , suivi de la
garde portant l'arme sous le bras. Il se fit reconnaître et dit , que le premier
soldat qui voudrait tuer son Empereur le pouvait ; le cri unanime de vive
l'Empereur ! fat leur réponse . Ce brave régiment avait été sous les ordres de
l'Empereur dès ses premières campagnes d'Italie . La garde et les soldats
s'embrassèrent. Les soldats du 5º , arrachèrent sur-le-champ leur cocarde et
prirent avec enthousiasme , et la larme à l'oeil , la cocarde tricolore . Lorsqu'ils
furent rangés en bataille , l'Empereur leur dit : « Je viens avec une
» poignée de braves , parce que je compte sur le peuple et sur vous ; le
» trône des Bourbons est illégitime , puisqu'il n'a pas été élevé par la na-
» tion ; il est contraire à la volonté nationale , puisqu'il est contraire aux
» intérêts de notre pays , et qu'il n'existe que dans l'intérêt de quelques fɛ-
» milles . → Demandez à vos pères : interrogez tous ces habitans qui arri-
» vent ici des environs ; vous apprendrez de leur propre bouche la véritable
» situation des choses : ils sont menacés du retour des dîmes , des privi-
» léges , des droits féodaux et de tous les abos dont vos succès les avaient
» délivrés ; n'est-il pas vrai , paysans ? » « 'Oui , sire , » répondent-ils tous
don cri unanime , « on voulait nous attacher à la terre. Vous venez , comme
>> l'ange du Seigneur, pour nous sauver ! »
Les braves du bataillon du 5. demandèrent à marcher des premiers sut
la division qui convrait Grenoble . On se mit en marche au milieu de la
foule d'habitans qui s'augmentait à chaque instant . Vizille se distingua par
son enthousiasme. « C'est ici qu'est née la révolution , disaient ces braves
» gens ! c'est nous qui les premiers avons osé réclamer les privileges des homames
; c'est encore ici que ressuscite la liberté française , et que la France
a recouvre son honneur et son indépendance ! »
Quelque fatigué que fût l'Empereur, il voulut entrer le soir même dans
Grenoble. Entre Vizille et Grenoble , le jeune adjudant-major du 7º . de
ligue , vint annoncer que le colonel Labcdoyère , profondément navré da
240 MERCURE DE FRANCE
déshonneur qui couvrait la France et déterminé par les plus nobles sentimens,
s'était détaché de la division de Grenoble et venait avec le régiment au pas
accéléré , à la rencontre de l'Empereur . Une demi-heure après , ce brave
régiment vint doubler la force des troupes impériales : à neuf heures du soir ,
l'Empereur fit son entrée dans le faubourg de....
On avait fait rentrer les troupes dans Grenoble et les portes de la ville
étaient fermées . Les remparts qui devaient défendre cette ville étaient couverts
par le 3. régiment du génie , composé de 2000 sapeurs , tous vieux
soldats couverts d'honorables blessures ; par le 4. d'artillerie de ligne , ce
même régiment où vingt- cinq ans auparavant l'Empereur avait été fait capitaine
; par les deux autres bataillons du 5º . de ligne , par le 11º . de ligne et
les fidèles hussards du 4º .
La garde nationale et la population entière de Grenoble étaient placées
derrière la garnison , et tous faisaient retentir l'air des cris de vive l'Empereur
! On enfonça les portes , et à dix heures du soir l'Empereur entra dans
Grenoble au milieu d'une armée et d'un peuple animés du plus vif enthousiasme
!
Le lendemain , l'Empereur fut harangué par la municipalité et par toutes
les autorités départementales. Les discours des chefs militaires et ceux des
magistrats étaient unanimes. Tout disaient que des princes imposés par une
force étrangère n'étaient pas des princes légitimes , et qu'on n'était tenu à
aucun engagement envers des princes dont la nation ne voulait pas.
A deux heures l'Empereur passa la revue de ces troupes au milieu de la
population de tout le département , aux cris : A bas les Bourbons , à bas
les ennemis du peuple, vive l'Empereur et un gouvernement de notre
choix ! La garnison de Grenoble , immédiatement après , se mit en marche
forcée pour se porter sur Lyon.
2 Une remaique qui n'a pas échappé aux observateurs , c'est qu'en un
clin d'oeil ces 6000 hommes se trouvèrent parés de la cocarde nationale , et
chacun d'une , cocarde vieille et usée ; car, en quittant leur cocarde tricolore
, ils l'avaient cachée au fond de leur sac . Pas une ne fut achetée au Petit
Grenoble. C'est la même , disaient-ils en passant devant l'Empereur,
c'est la même que nous portions à Austerlitz ! Celle -ci , disaient d'autres ,
nous l'avions à Marengo !
Le 9 , l'Empereur coucha à Bourgoin. La foule et l'enthousiasme allaient,
s'il était possible , en augmentant. « Il y a long-temps que nous vous at-
» tendions , disaient tous ces braves gens à l'Empereur . Vous voilà enfin
» arrivé pour délivrer la France de l'insolence de la noblesse , des préten-
» tions des prêtres et de la honte du joug de l'étranger ! » De Grenoble à
Lyon , la marche de l'Empereur ne fut qu'un triomphe ! L'Empereur, fatigué
, était dans sa calèche , allant toujours au pas , environné d'une foule
MARS 1815.
241
de paysans chantant des chansons qui exprimaient toute la noblesse des
sentimens des braves Dauphinois . « Ah ! dit l'Empereur, je retrouve ici les >> sentimens qui , il y a vingt ans , me firent saluer la France du nom dela
ROYA
)
» grande nation ! Oui , vous êtes encore la grande nation , et yous le serez
» toujours ! »
Cependant le comte d'Artois , le duc d'Orléans et plusieurs maréchaux
étaient arrivés à Lyon. L'argent avait été prodigué aux troupes , les promesses
aux officiers ! on voulait couper le pont de la Guillotine et le pont C.
Morand. L'Empereur riait de ces ridicules préparatifs ; il ne pourrait avoie
de doutes sur les dispositions des Lyonnais ; encore moins sur les chopst
tions des soldats. Cependant , il avait donné ordre aux général Bertrand de
réunir des bateaux à Mirbel , dans l'intention de passer dans la nuit et d'intercepter
les routes de Moulins et de Mâcon au prince qui voulait lui interdire
le passage du Rhône. A quatre heures , une reconnaissance du 4º . d'e
hussards arriva à la Gaillotière et fut accueillie au cri de vive l'Empereur !
par cette immense population d'un fanbourg qui toujours s'est distinguée
par son attachement à la patrie. Le passage de Mirbel fut contremandé , et
l'Empereur se porta au galop sur Lyon à la tête des troupes qui devaient lui
en défendre l'entrée .
Le comte d'Artois avait tout fait pour s'assurer les troupes. Il ignorait
que rien n'est possible en France quand on y est l'agent de l'étranger, et
qu'on n'est pas du côté de l'honncur national et de la cause du peuple !
Passant devant le 13. régiment de dragons , il dit à un brave que des cicatrices
et trois chevrons decoraient : Allons , camarade , cric donc vive le roi !
« Non , monsieur, répond ce brave dragon , aucun ne combattra contre sou
» père ! je ne puis vous répondre qu'en criant vive l'Empereur ! >> Le comte
d'Artois monta en voiture et quitta Lyon escorté d'un seul gendarme.
A neuf heures du soir , l'Empereur traversa le faubourg de la Guillotière
presque seal , mais environné d'une immense population.
Le lendemain 11 , il passa la revue de toute la division de Lyon , et le
brave général Brayer à la tête se mit en marche pour avancer sur la capitale.
Les sentimens que , pendant deux jours , les habitans de cette grande
ville et les paysans des environs , témoignèrent à l'Empereur, le touchèrent
tellement qu'il ne put leur exprimer ce qu'il sentait qu'en disant : Lyonnais
! je vous aime . C'est pour la seconde fois que les acclamations de cette
ville avaient été le présage des nouvelles destinées réservées à la France.
Le 13 , à trois heures après midi , l'Empereur arriva à Villefranche , pe-
Lite ville de quatre mille âmes , qui en renfermait en ce moment plus de
soixante mille. Il s'arrêta à l'hôtel de ville. Un grand nombre de militaires
blessés lui furent presentes.
16
242 MERCURE De france ,
Il entra à Mácon à sept heures du soir, toujours environné du peuple des
cantous voisins . Il témoigna son étonnement aux Mâconnais du peu d'efforts
qu'ils avaient faits dans la dernière guerre , pour se défendre contre l'ennemi
, et soutenir l'honneur des Bourguignons . « Sire , pourquoi aviez -vous
» nommé un mauvais maire » ?
A Tournus , l'Empereur n'eut que des éloges à donner aux habitans pour
la belle conduite et le patriotisme qui , dans ces mêmes circonstances , ont
distingué Tournus , Châlons et Saint-Jean-de -Lône. A Châlons , qui , pendant
quarante jours , a résisté aux forces de l'ennemi et défendu le passage
de la Saône , l'Empereur s'est fait rendre compte de tous les traits de bravoure
, et ne pouvant se rendre à Saint-Jean-de-Lône , il a du moins envoyé
la décoration de la Légion d'honneur au digne maire de cette ville.
A cette occasion , l'Empereur s'ecria : « C'est pour vous , braves gens , que
» j'ai institué la Légion d'honneur, et non pour les émigrés pensionnés de
> nos ennemis ! »>
L'Empereur reçut à Châlons la députation de la ville de Dijon , qui venait
de chasser de son sein le préfet et le mauvais maire , dont la conduite ,
dans la dernière campagne , a déshonoré Dijon et les Dijonnais. L'empe-'
reur destitua ce maire , en nomma un autre , et confia le commandement
de la division au brave général Devaux.
Le 15 , l'empereur vint coucher à Autun , et d'Autun il alla coucher,
le 16 , à Avallon . Il trouva sur cette route les mêmes sentimens
que dans les montagnes du Dauphiné. Il rétablit dans leurs places
tous les fonctionnaires qui avaient été destitués pour avoir concouru
à la défense de la patrie contre l'étranger . Les habitans de Chiffey
étaient spécialement l'objet des persécations d'un frelaquet , sous-préfet à
Sémur, pour avoir pris les armes contre les ennemis de notre pays. L'empereur
a donné ordre à un brigadier de gendarmerie d'arrêter ce sous-préfet,
et de le conduire dans les prisons d'Avallon.
L'Empereur déjeuna le 17 à Vermanton , et vint à Auxerre , où le préfet
Gamot était resté fidèle à son poste. Le brave 14e. avait foulé aux pieds la
cocarde blanche. L'Empereur apprit que le sixième de lanciers avait également
arboré la cocarde tricolore , et se portait sur Montereau pour garder ce
pont contre un détachement de gardes-du-corps qui voulait le faire sauter.
Les jeunes gardes-du- corps n'étant pas encore accoutumés aux coups de
lances , prirent la fuite à l'aspect de ce corps , et on lear fit deux prisonniers.
-A Auxerre , le comte Bertrand , major-général , donna ordre qu'on réuanît
tous les bateaux pour embarquer l'armée , qui était déjà forte de quatre
divisions , et la porter le soir même à Fossard , de manière à pouvoir arriver
à une heure du matin à Fontainebleau .
MARS 1815.
243
Avant de partir d'Auxerre , l'Empereur fat rejoint par le prince de la
Moskowa. Ce maréchal avait fait arborer la cocarde tricolore dans tout son
gouvernement.
L'Empereur arriva à Fontainebleau le 20 , à quatre heures du matin ; à
sept heures , il apprit que les Bourbons étaient partis de Paris , et que la capitale
était libre ; il partit sur- le-champ pour s'y rendre ; il est entre aux
Tuileries à neuf heures du soir, au moment où on l'attendait le moins.
Ainsi s'est terminée sans répandre une goutte de sang , sans trouver aucun
obstacle , cette légitime entreprise , qui a rétabli la nation dans ses droits ,
dans sa gloire , et a effacé la souillure que la trahison et la présence de l'étranger
avaient répandue sur la capitale : ainsi s'est vérifié ce passage de
l'adresse de l'Empereur aux soldats : que l'aigle , avec les couleurs nationales
, volerait de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame.
En dix-huit jours , le brave bataillon de la garde a franchi l'espace entre
le golfe Juan et Paris , espace qu'en temps ordinaire on met quarante - cinq
jours à parcourir.
Arrivé aux portes de Paris , l'Empereur vit venir à sa rencontre l'armée
toute entière que commandait le duc de Berri . Officiers , soldats , généraux ,
infanterie légère , infanterie de ligne , lanciers , dragons , cuirassiers , artillerie
, tous vinrent au-devant de leur général , que le choix du peuple et
le voeu de l'armée avaient élevé à l'empire , et la cocarde tricolore fat arborée
par chaque soldat qui l'avait dans son sac . Tous foulèrent aux pieds
cette cocarde blanche , qui a été pendant vingt-cinq ans le signe de ralliement
des ennemis de la France et du peuple .
Le 21 , à une heure après midi , l'Empereur a passé la revue de toutes
les troupes qui composaient l'armée de Paris . La capitale entière a été
témoin des sentimens d'enthousiasme et d'attachement qui animaient ces
braves soldats. Tous avaient reconquis leur patrie ! Tous etaient sortis
d'oppression ! Tous avaient retrouvé dans les couleurs nationales le sou,
venir de tous les sentimens généreux qui ont toujours distingué la nation
française. Après que l'Empereur eut passé dans les rangs , toutes les troupes
furent rangées en bataillons carrés ,
« Soldats , dit l'Empereur, je suis venu avec 600 hommes en France ,
» parce que je comptais sur l'amour du peuple et sur le souvenir des
» vienx soldats Je n'ai pas été trompé dans mon attente ! Soldats ! je vous
> en remercie. La gloire de ce que nons venons de faire est toute an peuple
» et à vous ! La mienne se réduit à vous avoir connus et appréciés .
» Soldats , le trône des Bourbons était illégitime , puisqu'il avait été
> relevé par des mains étrangères , puisqu'il avait éte proscrit par le voeu
» de la nation , exprimé par toutes nos assemblées nationales ; puisqu'enfin
» il n'offrait de garantie qu'aux intérêts d'un petit nombre d'hommes ar244
MERCURE DE FRANCE.
» rogans , dont les prétentions sont opposées à nos droits. Soldats , le trône
» impérial peut seul garantir les droits du peuple , et surtout le premier de
» nos intérêts , celui de notre gloire. Soldats , nous allons marcher pour
» chasser du territoire ces princes auxiliaires de l'étranger ; la nation , non-
> seulement nous secondera de ses voeux , mais mêine suivra notre impul
» sion. Le peuple français et moi nous comptons sur vous. Nous ne vou-
» lons pas nous mêler des affaires des nations étrangères ; mais malheur
» à qui se mêlerait des nôtres ! »>
Ce discours fut acccueilli par les acclamations du peuple et des soldats .
Un instant après , le général Cambronne et des officiers de la garde du
bataillon de l'ile d'Elbe , parurent avec les anciennes aigles de la garde.
L'Empereur reprit la parole et dit aux soldats : « Voilà les officiers du bataillon
qui m'a accompagné dans mon malheur. Ils sont tous mes amis.
» Ils étaient chers à mon coeur ! Toutes les fois que je les voyais , ils me re-
> présentaient les différens régimens de l'armée ; car dans ces six cents braves,
» il y a des hommes de tous les régimens. Tous me rappelaient ces grandes
» journées dont le souvenir est si cher, car tous sont couverts d'honorables
» cicatrices reçues à ces batailles mémorables! En les aimant , c'est vous
>> tous , soldats de toute l'armée française , que j'aimais ! Ils vous rapportent
» ces aigles ! qu'elles vous servent de point de ralliement ! En les donnant à
» la garde , je les donne à toute l'armée .
La trahison et des circonstances malheureuses les avaient convertes d'un
» crêpe funèbre ; mais grace au peuple français et à vous , elles reparaissent
» resplendissantes de toute leur gloire. Jarez qu'elles se trouveront toujours
» partont où l'intérêt de la patrie les appellera ! que les traîtres et ceux
» qui voudraient envahir notre territoire n'en puissent jamais soutenir le
>> regard »> !
« Nous le jurons »> ! s'écrièrent avec enthousiasme tous les soldats . Les
troupes defilèrent ensuite auson de la musique , qui jouait l'air Veillons au
salut de l'Empire !
PROCLAMATION.
Aa golfe Juan, du 1er . mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu et les Constitutions de l'Empire ,
Empereur des Français , etc.
Soldats !
A L'ARMÉE.
Nous n'avons pas été vaincus. Deux hommes sortis de nos range ont
trabi nos lauriers , leur pays , leur prince , lear bienfaiteur.
MARS 1815 . 245
Ceux que nous avons vus pendant vingt - cinq ans parcourir toute l'Europe
pour nous susciter des ennemis , qui ont passé leur vie à combattre contre
nous dans les rangs des armées étrangères en maudissant notre belle France,
prétendraient-ils commander et enchaîner nos aigles , eux qui n'ont jamais
pu en sontenir les regarels ? Souffrirons -nous qu'ils héritent du fruit de nos
glorieux travaux ? qu'ils s'emparent de nos honneurs , de nos biens , qu'ils
calomnient notre gloire ? Si leur règne durait , tout serait perdu , même le
souvenir de ces immortelles journées .
Avec quel acharnement ils les dénaturent ! ils cherchent à empoisonner
ce que le monde admire , et s'il reste encore des défenseurs de notre gloire ,
c'est parmi ces mêmes ennemis que nous avons combattus sur le champ de
bataille .
Soldats ! dans mon exil j'ai entendu votre voix , je suis arrivé à travers
tous les obstacles et tous les périls.
Votre général , appelé au trône par le choix du peuple et élevé sur vos
pavois , vous est rendu : venez le joindre.
Arrachez ces couleurs que la nation a proscrites , et qui , pendant vingtcinq
ans , servirent de ralliement à tous les ennemis de la France . Arborez
cette cocarde tricolore ; vous la portiez dans nos grandes journées .
Nous devons oublier que nous avons été les maîtres des nations , mais nous
ne devons pas souffrir qu'aucune se mêle de nos affaires . Qui prétendrait être
maître chez nous ? Qui en aurait le pouvoir ? Reprenez ces aigles que vous
aviez à Ulm , à Austerlitz , à Jéna , à Eylan , à Friedland , à Tudella , à
Eemülh , à Essling , à Wagram , à Smolensk , à la Moscowa , à Lutzen ,
à Wurtchen , à Montmirail. Pensez - vous que cette poignée de Français ,
Aujourd'hui si arrogans , puissent en soutenir la vue ? Ils retourneront d'où
ils viennent ; et là , s'ils le veulent , ils règneront comme ils prétendent avoir
gaé depuis dix-neuf ans.
Vos biens , vos rangs , votre gloire , les biens , les rangs et la gloire de vos
enfans , n'ont pas de plus grands ennemis que ces princes que les étrangers
nous ont imposés; ils sont les ennemis de notre gloire , puisque le récit de
tant d'actions heroïques , qui ont illustré le peuple français.combattant
contre eux pour se soustraire à leur joug , est leur condamnation.
Les vétérans des armées de Sambre et Meuse , du Rhin, d'Italie , d'Égypte,
de l'Onest , de la Grande-Armée , sont humiliés : leurs honorables cicatrices
sont fletries , leurs succès seraient des crimes , ces braves seraient des r‹-
belles , si , comme le prétendent les ennemis du peuple , des souverains légitimes
étaient au milien des armées étrangères. Les honneurs , les récompenses
, les affections sont pour ceux qui les ont servis coutre la patrie et
nous .
Soldats ! venez vous ranger sous les drapeaux de votre chef. Son exis246
MERCURE DE FRANCE ,
tence ne se compose que de la vôtre , ses droits ne sont que ceux do people
et les vôtres ; son intérêt , son honneur, sa gloire , ne sont autres que votre
intérêt, votre honneur et votre gloire . La victoire marchera au pas de charge;
l'aigle , avec les couleurs nationales , volera de clocher en clocher , jusqu'aux
tours de Notre-Dame : alors vous pourrez montrer avec honneur vos cicatrices
; alors vous pourrez vous vanter de ce que vous aurez fait ; vous serez
les libérateurs de la patrie.
Dans votre vieillesse , entourés et considérés de vos concitoyens , ils vous
entendront avec respect raconter vos hauts faits ; vous pourrez dire avec
orgueil : Et moi aussi je faisais partie de cette Grande Armée , qui est
entrée deux fois dans les murs de Vienne , dans ceux de Rome , de Berlin ,
de Madrid , de Moscou , qui a délivré Paris de la souillure que la trahison
et la présence de l'ennemi y ont empreinte. Honneur à ces braves soldats , la
gloire de la patrie ; et honte éternelle aux Français criminels , dans quelque
rang que la fortune les ait fait naître , qui combattirent vingt-cinq ans avec
l'étranger pour déchirer le sein de la patrie.
Signé NAPOLÉON .
Par l'Empereur
,
Le grand- maréchal faisant fonctions de majorgénéral de la Grande-
Armée.
Signé BERTRAND.
PROCLAMATION.
Au golfe Juan , le 1er. mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Français ,
AU PEUPLE FRANÇAIS.
La défection du duc de Castiglione livra Lyon sans défense à nos ennemis
; l'armée dont je lui avais confié le commandement était ,` par le nombre
de ses bataillons , la bravoure et le patriotisme des troupes qui la composaient
, à même de battre le corps d'armée autrichien qui lui était opposé ,
et d'arriver sur les derrières du flanc gauche de l'armée ennemie qui mer
çait Paris.
mena-
Les victoires de Champ -Aubert , de Montmirail , de Châtean- Thierry, de
Vauchamps , de Mormans , de Montereau , de Craone , de Reims , d'Arcysur-
Aube et de Saint- Dizier, l'insurrection des braves paysans de la Lorraine
, de la Champagne , de l'Alsace , de la Franche-Comté et de la Bourgogne
, et la position que j'avais prise sur les derrières de l'armée ennemie,
en la séparant de ses magasins , de ses parcs de réserve , de ses convois et
de tous ses equipages , l'avaient placée dans une situation désespérée . Les
MARS 1815 . 247
Français ne furent jamais sur le point d'être plus puissans , et l'élite de
l'armée ennemie était perdue sans ressource ; elle eût trouvé son tombeau
dans ces vastes contrées qu'elle avait si impitoyablement saccagées , lorsque
la trahison du duc de Raguse livra le capitale et désorganisa l'armée. La
conduite inattendue de ces deux généraux , qui trahirent à la fois leur
patrie , leur prince et leur bienfaiteur , changea le destin de la guerre . La
situation désastreuse de l'ennemi était telle , qu'à la fin de l'affaire qui eut
lieu devant Paris , il était sans munitions par la séparation de ses parcs
de réserve.
Dans ces nouvelles et grandes circonstances mon coeur fut déchiré ; mais
mon âme resta inébranlable . Je ne consultai que l'intérêt de la patrie : je
m'exilai sur un rocher au milieu des mers ma vie vous était et devait
encore vous être utile . Je ne permis pas que le grand nombre de citoyens
qui voulaient m'accompagner, partageassent mon sort ; je crus leur présence
utile à la France , et je n'emmenai avec moi qu'une poignée de braves , nécessaires
à ma garde.
Élevé au trêne par votre choix , tout ce qui a été fait sans vous est illégitime.
Depuis vingt-cinq ans la France a de nouveaux intérêts , de nouvelles
institutions , une nouvelle gloire qui ne peuvent être garantis que par un
gouvernement national et par une dynastie née dans ces nouvelles circoustances.
Un prince qui régnerait sur vous , qui serait assis sur mon trône par
la force des mêmes armées qui ont ravagé notre territoire , chercherait en
vain à s'étayer des principes du droit féodal , il ne pourrait assurer l'honneur
et les droits que d'un petit nombre d'individus ennemis du peuple qui
depuis vingt-cinq ans les a condamnés dans toutes nos assemblées nationales.
Votre tranquillité intérieure et votre considération extérieure seraient perdues
à jamais.
Français ! dans mon exil , j'ai entendu vos plaintes et vos voeux ; vous réclamiez
ce gouvernement de votre choix qui seul est légitime. Vous accusiez
mon long sommeil , vous me reprochiez de sacrifier à mon repos les grands
intérêts de la patrie.
J'ai traversé les mers an milieu des périls de toute espèce ; j'arrive parmi
vous reprendre mes droits qui sont les vôtres . Tout ce que des individus ont
fait , écrit ou dit depuis la prise de Paris , je l'ignorerai toujours ; cela n'influera
en rien sur le souvenir que je conserve des services importans qu'ils
ont rendus , car il est des événemens d'une telle nature qu'ils sont au - dessus
de l'organisation humaine.
Français ! il n'est aucune nation , quelque petite qu'elle soit , qui n'ait en
le droit et ne se soit soustraite au déshonneur d'obéir à un prince imposé
par un ennemi momentanément victorieux. Lorsque Charles VII rentra à
248
MERCURE DE FRANCE ,
Paris et renversa le trône éphémère de Henri VI , il recommut tenir son trône
de la vaillance de ses braves et non d'un prince régent d'Angleterre.
C'est aussi à vous seals , et aux braves de l'armée , que je fais et ferai toujours
gloire de tout devoir.
Par l'Empereur :
Signé NAPOLÉON.
Le grand-maréchal faisant fonctions de major-général
de la Grande-Armée, ;
Signé, comte Bertrand.
Au golfe Juan , le 1er . mars 1815.
Les généraux , officiers et soldats de la garde impériale , aux
généraux, officiers et soldats de l'armée.
Soldats et camarades ,
Nous vous avons conservé votre empereur malgré les nombreuses embuches
qu'on lui a tendues ; nous vous le ramenons au travers des mers , au
milieu de mille dangers. Nous avons abordé sur la terre sacrée de la patric
avec la cocarde nationale et l'aigle impériale. Foulez aux pieds la cocarde
blanche , elle est le signe de la honte et du jong imposé par l'etranger et la
trahison . Nous anrions inutilement versé notre sang si nous souffrions que
les vaincus nous donnassent la loi !!!
Depuis le peu de mois que les Bourbons règnent , ils vous ont convaincus
qu'ils n'ont rien oublié ni rien appris. Ils sont toujours gouvernés par les
préjuges ennemis de nos droits et de ceux du peuple. Ceux qui ont porté les arines contre leur pays , contre nous , sont des héros ! vous êtes des rebelles
à quil'on vent bien pardonner jusqu'à ce que l'on soit assez consolidé par
la formation d'un corps d'armée d'émigrés , par l'introduction à Paris d'une
garde suisse , et par le remplacement successif de nouveaux officiers dans
vos rangs. Alors il faudra avoir porté les armes contre la patrie pour pouvoir
pretendre aux honneurs et aux récompenses; il faudra avoir une naissauce
conformie à leurs préjugés pour être officier ; le soldat devra toujours
être soldat : le peuple aura les charges et eux les bonneurs.
Un Viomesnil insulte au vainqueur de Zurich , en le naturalisant Français
, lui qui avait besoin de trouver dans la clémence de la loi pardon et amnistic
. Ua Brûlart , chonan sicaire de Georges, commnande nos légions .
En attendant le moment où ils oseraient détruire la Légion d'Honneur,
ils l'ont donnée à tous les traîtres et l'ont prodiguée pour l'avilir. Ils lui ont
ôté toutes les prérogatives politiques que nous avions gagnées au prix de
notre sang.
Les quatre cent millions du domaine extraordinaire sur lesquels
étaient assignées nos dotations , qui étaient le patrimoine de l'armée et le
prix de nos succès , ils les ont fait porter en Angleterre.
Soldats de la grande nation , soldats du grand Napoléon , continuerezvons
à l'être d'un prince qui vingt ans fut l'ennemi de la France , et qui se
vante de devoir son trône à un prince regent d'Angleterre ! Tout ce qui a été
fait sans le consentement du peuple et le nôtre , et sans nous avoir consultés
est illegitime.
MARS 1815 . 249
Soldats , la générale bat et nous marchons ; courez aux armes , venez
nous joindre , joindre votre empereur et nos aigles tricolores , et si ces
hommes aujourd'hui si arrogans , et qui ont toujours fui à l'aspect de nos
arnies, osent nous attendre , quelle plus belle occasion de verser notre sang
et chanter l'hymne de la victoire ! Soldats das 7. , 8. et 19° . divisions militaires , garnisons d'Antibes , de
Toulon , de Marseille , officiers en retraite , vétérans de nos armées , vous
êtes appelés à l'honneur de donner le premier exemple. Venez avec nous
conquérir ce trône , palladium de nos droits , et que la postérité dise un
jour: Les étrangers , secondés par des traîtres , avaient imposé un joug hontenx
à la France ; les braves se sont levés , et les ennemis du peuple , de l'armée ont disparu et sont rentrés dans le néant.
Signé à l'original , le général de brigade baron de Cambronne
, major da
1. régiment des chasseurs de la garde , le lieutenant-colonel chevalier
Molat ; artillerie de la garde , Cornuet , Raoul , capitaines ;
Lenou , Demont ; lieutenans ; infanterie de la garde , Loubert , Lamourot
, Monpes , Combe , capitaines ; Dequeneux
, Tibot, Chaunot,
Molet , lieutenans ; chevau-légers de la garde , le baron Fermanoski
, major , Ballinselli , Seale , capitaines .
Suivent les autres signatures des officiers , sons-officiers et soldats de la
garde ; signé enfin le général de division aide-de-camp de l'Empereur
,
aide-major-général de la garde ,
Comte DROUot.
Gap , le 6 mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dien , etc. Aux habitans des départemens
des Hautes et Basses-Alpes.
Citoyens , j'ai été vivement touché de tous les sentimens que vous m'avez
montrés ; vos voeux seront exaucés. La cause de la nation triomphera encore!!!
Vous avez raison de m'appeler votre père ; je ne vis que pour
l'honneur et le bonheur de la France. Mon retour dissipe toutes vos inquiétudes
; il garantit la conservation
de toutes les propriétés. L'égalité entre
tontes les classes , et les droits dout vous jouissiez depnis vingt-cinq ans ,
et après lesquels nos pères ont tous soupiré , forment aujourd'hui
une partie
de votre existence. Dans toutes les circonstances
où je pourrai me trouver , je me rappellerai
toujours , avec un vif intérêt , tout ce que j'ai vu en traversant
Votre pays.
Par l'Empereur ,
Signé, NAPOLÉON
.
Le grand-maréchalfaisant les fonctions de major-général
de la Grande-Armée ,
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Signé , BERTRAND
.
Aux habitans du département
de l'Isère. Citoyens , lorsque dans mon exil j'appris tous les malheurs qui pesaient
sur la nation , que tous les droits du peuple étaient méconnus
, et qu'il me
reprochait
le repos dans lequel je vivais , je ne perdis pas un moment. Je
250 MERCURE
DE FRANCE
,
m'embarquai´sur un frêle navire ; je traversai les mers an milieu des vaisseaux
de guerre de différentes nations ; je débarquai sur le sol de la patrie ,
et je n'eus en vue que d'arriver avec la rapidité de l'aigle dans cette bonne
ville de Grenoble , dont le patriotisme et l'attachement à ma personne
m'étaient particulièrement connus .
Dauphinois ! vous avez rempli mon attente.
J'ai supporté , non sans déchirement de coeur , mais sans abattement,
les malheurs auxquels j'ai été en proie il y a un an ; le spectacle que m'a
offert le peuple sur mon passage m'a vivement ému. Si quelques nuages
avaient pu arrêter la grande opinion que j'avais du peuple français , ce que
j'ai vu , m'a convaincu qu'il était toujours digne de ce nom de grandpeuple
dont je le saluai il y a plus de vingt ans .
Dauphinois ! sur le point de quitter vos contrées pour me rendre dans
ma bonne ville de Lyon , j'ai senti le besoin de vous exprimer toute
l'estime que m'ont inspirée vos sentimens élevés. Mon coeur est tout plein
des émotions que vous y avez fait naître; j'en conserverai toujours le
souvenir.
Par
l'Empereur ,
Signé , NAPOLÉON.
Le grand-maréchal , faisant les fonctions de major-général
de la Grande-Armée ,
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Signé , BERTRAND .
Aux habitans de la ville de Lyon.
Lyonnais ! An moment de quitter votre ville pour me rendre dans ma
capitale , j'éprouve le besoin de vous faire connaître les sentimens que vous
m'avez inspirés. Vous avez toujours été au premier rang dans mon affection.
Sur le trône ou dans l'exil , vous m'avez toujours montré les mêmes
sentimens. Ce caractère élevé qui
mérité toute mon estime. Dans des momens plus tranquilles , je reviendrai vous distingue spécialement , vous a
pour m'occuper de vos besoins et de la prospérité de vos manufactures et
de votre ville.
Lyonnais, je vous aime.
Donné à Lyon, le 13 mars 1815.
Par
l'Empereur,
Signé , NAPOLÉON.
Signé , BERTRAND .
Le grand-maréchal faisant fonctions de major-général de
l'armée ,
Adresse des habitans de la ville de Grenoble , à S. M. l'Empereur
des Français.
Sire , les habitans de Grenoble , fiers de posséder dans leurs murs le
triomphaleur de l'Europe , le prince au nom duquel sont attachés tant de
souvenirs glorieux , viennent déposer aux pieds de V. M. le tribut de leur
respect et de leur amour.
Associés à votre gioire et à celle de l'armée , ils ont gémi avec les
braves sur les événemens funestes qui ont quelques instans voilé nos
aigles.
MARS 1815. 251
Ils savaient que la trahison ayant livré notre patrie anx tronpes etrangères
, V. M. , cédant à l'empire de la nécessité , avait préféré l'exil momentané
aux déchiremens convulsifs de la guerre civile dont nous étions
menacés .
Aussi grand que Camille , la dictature n'avait point enflé votre courage ,
et l'exil ne l'a point abattu.
Tout est changé les cyprès disparaissent ; les lauriers reprennent leur
empire ; le peuple français , abattu quelques instans , reprend toute son
énergie . Le héros de l'Europe le replace à son rang : la grande nation est
immortelle.
Sire , ordonnez ! vos enfans sont prêts à obéir ; la voix de l'honneur est
la seule qu'ils suivront
Plas de troupes étrangères en France ; renonçons à l'empire du monde ,
mais soyons maîtres chez nous .
Sire , votre coeur magnanime oubliera les faiblesses , elle pardonnera à
l'erreur ; les traîtres seuls seront éloignés , et la félicité du reste fera leur
châtiment.
1
Que tout rentre dans l'ordre et obéisse à la voix de V. M.; qu'après
avoir pourvn à notre sûreté contre les entreprises des ennemis de l'extérieur
, Votre Majesté donne au peuple français des lois protectrices et libérales
, dignes de son amour envers le souverain qu'il chérit.
Tels sont , Sire , les sentimens des habitans de votre bonne ville de Grenoble
; que Votre Majesté daigne en agréer l'hommage , etc.
MAIRIE DE LYON.
Habitans de la ville de Lyon , Napoléon revient dans cette cité dont il
effaca les ruines , dont il releva les édifices , dont il protégea le commerce
et les arts : il y retrouve , à chaque pas , des monumens de sa munificence :
sur les champs de bataille comme dans ses palais , toujours il veilla sur vos
intérêts les plus chers : toujours vos manufactures obtinrent des marques de
sa généreuse sollicitude .
Habitans de Lyon , vous revoyez dans Napoléon celui qui vint arracher
en l'an 8 notre belle patrie aux horreurs de l'anarchie qui la dévorait ;
Qui , conduisant toujours nos phalanges à la victoire , éleva au plus haut
degré la gloire des armes et du noin français ;
Qui , joignant au titre de grand capitaine celui de législateur , donna à
la France ces lois bienfaisantes et tutélaires , dont chaque jour elle apprécie
les avantages ;
Citoyens de toutes les classes , au milieu des transports qui vous animent
, ne perdez pas de vue le maintien de l'ordre et de la tranquillité ;
c'est le plus sûr moyen d'obtenir qu'il daigne vous continuer cette bienveillance
particulière dont il vous multiplia tant de fois les gages .
Fait à l'Hôtel-de-Ville , Lyon , le 11 mars 1815 .
Le maire de la ville de Lyon ,
Le comte DE FARGUES.
Les officiers , sous- officiers et soldats du 11 ° régiment d'infanterie de
ligne à S. M. l'Empereur des Français .
Sire , les officiers , sous- officiers et soldats de votre 11. régiment d'infanterie
de ligne ont éprouvé des peines bien cruelles , lorsque , par la lâcheté
et la perfidie de ceux que V. M. avait daigné combler de bienfaits ,
nous avons vu un moment l'aigle française arrêter son vol rapide , elle qui
252 MERCURE DE FRANCE ,
naguères faisait trembler toute l'Europe et lui dictait des lois . Nous n'avons
jamais été séparés de vous ; nos coeurs et nos voeux vous ont suivi , nous
n'aspirons qu'au bonheur de vous prouver notre dévouement , notre fidelité
et notre attachement à votre personne sacrée.
Nous jurons , Sire , de mourir pour votre service et pour le maintien de
vos droits.
Signé, le chevalier Pellapra de Lolle , Tissandier -Laroche , Laborde ,
capitaines ; Duportail , aide-major ; Maxant , Pareira , Gardon ,
Colle , Simonet , Sarazin , Videaux , Boiteaux , Hercule , lieutenans.
( Un grand nombre d'adresses des différens corps contient l'expression
des mêmes sentimens ) .-
Décrets impériaux.
ALyon , le 13 mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dien , etc.
Considérant que par nos constitutions les membres de l'ordre judiciaire
sont inamovibles ,
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1. Tous les changemens arbitraires opérés dans nos cours et tribunaux
inférieurs sont nuls et non avehus.
2. Les présidens de la cour de cassation , notre procureur-général et les
membres qui ont été injustement et par esprit de réaction renvoyés de ladite
cour , sont rétablis dans leurs fonctions .
3. Les individus qui les ont remplacés sont tenus de cesser sur- le-champ
leurs fonctions.
4. Notre grand-maréchal , faisant fonctions de major- général de la Grande-
Armée , est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication
du présent décret.
Par l'Empereur,
Signé NAPOLÉON.
Le grand-maréchal , faisant fonctions de major-général de la
Grande-Armée ,
Signé BERTRAND.
A Lyon , le 13 mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1ºr. Tous les généraux et officiers de terre et de mer, dans quelque
grade que ce soit , qui ont été introduits dans nos armées depuis le premier
avril 1814 , qui étaient émigrés , ou qui , n'ayant pas émigré , ont quitté le
service au moment de la première coalition , quand la patrie avait le plus
grand besoin de leurs services , cesseront sur-le- champ leurs fonctions , quitteront
les marques de leur grade , et se rendront au lieu de leur domicile .
2. Défenses sont faites au ministre de la guerre , anx inspecteurs aux revucs
, aux officiers de la trésorerie et autres comptables , de rien payer pour
la solde de ces officiers sons quelque prétexte que ce soit , à dater de la publication
du présent décret.
3. Notre graud- maréchal, faisant fonctions de major-général de la GrandeMARS
1815. 253
Armée , est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication
du présent décret.
Signé NAPOLÉON.
Par l'Empereur,
Le grand- maréchal , faisant fonctions de major - général de la
Grande-Armée ,
Signé BERTRAND.
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1. La cocarde blanche , la décoration du lis , les ordres de Saint-
Louis , du Saint- Esprit et de Saint-Michel sont abolis.
2. La cocarde nationale sera portée par les troupes de terre et de mer,
et par les citoyens ; le drapeau tricolore sera placé sur les maisons commanes
des villes et sur les clochers des campagnes.
3. Notre grand-maréchal, faisant fonctions de major-général de la Grande-
Armée , est chargé de la publication du présent décret.
Signé NAPOLÉON .
Par l'Empereur,
Le grand-maréchal , faisant fonctions de major - général de la
Grande- Armée ,
Signé BERTRAND.
A Lyon , le 13 mars 1815.
NAPOLÉON ,, par la grâce de Dieu , etc.
Nous avons decrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1er . Aucun corps étranger ne sera admis à la garde du souverain.
La garde impériale est rétablie dans ses fonctions. Elle ne pourra être reerutée
que parmi les hommes qui ont douze ans de service dans nos
armées.
que
2. Les cent-suisses , les gardes de la porte , les gardes saisses , sous queldénomination
que ce soit , sont supprimés. Ils seront renvoyés , à dater
de la publication du présent décret , à vingt lieues de la capitale et à vingt
lienes de tous nos palais impériaux , jusqu'à ce qu'ils soient légalement
licenciés et que le sort des soldats soit assuré .
3. La maison militaire du roi , telle que les gardes-da-corps , les mousquetaires
, les chevau -légers , etc. , est supprimée.
Les chevaux , armes , effets d'habillement et d'équipement , seront mis
sous la responsabilité personnelle des chefs de corps .
4. Notre grand-maréchal, faisant fonctions de major-général de la Grande-
Armée , est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication
du présent décret .
Signé NAPOLÉON.
Le grand- maréchal , faisant fonctions de major - général de la
Grande - Armée.
Par l'Empereur,
Signé BERTRAND.
A Lyon , le 13 mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dien , etc.
Nous avous décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1. Le séquestre sera apposé sur tous les biens qui forment les apanages
des princes de la maison de Bourbon et sur ceux qu'ils nossèdent ›
quelque titre que ce soit .
254
MERCURE DE FRANCE ,
2. Tous les biens des émigrés qui appartenaient à la Légion d'honneur ,
aux hospices , aux communes , à la caisse d'amortissement , ou enfin qui
faisaient partie du domaine sous quelque dénomination que ce soit , et qui
auraient été rendus depuis le 1er . avril , au détriment de l'intérêt national,
seront sur-le-champ mis sous le séquestre .
Les préfets et officiers de l'enregistrement tiendront la main à l'exécution
du présent décret aussitôt qu'ils en auront connaissance ; faute par eux de
le faire , ils seront responsables des dommages qui pourraient en résulter
pour la nation.
3. Notre grand-maréchal , faisant fonctions de major-général de la Grande-
Armée , est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication
du présent décret.
Par l'Empereur
Signé NAPOLÉON.
Le grand-maréchal , faisant fonctions de major général de la
Grande- Armée ,
Signé BERTRAND.
A Lyon , le 13 mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1er. La noblesse est abolie , et les lois de l'assemblée constituante seront
mises en vigueur.
2. Les titres féodaux sont supprimés ; les lois de nos assemblées natiomales
seront mises en vigueur.
comme 3. Les individas qui ont obtenu de nous des titres nationaux
récompense nationale, et dont les lettres- patentes ont été vérifiées au conseil
du sceau des titres , continueront à les porter.
4. Nous nous réservons de donner des titres aux descendans des hommes
qui ont illustré le nom français dans les différens siècles , soit dans le commandement
des armées de terre et de mer, dans les conseils du souverain ,
dans les administrations civiles et judiciaires , soit enfin dans les sciences et
arts , et dans le commerce , conformément à la loi qui sera promulguée
sur cette matière.
5. Notre grand-maréchal , faisant fonctions de major général de la Grande-
Armée , est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication
du présent décret.
Par l'Empereur,
Signé NAPOLÉON.
Le grand-maréchal , faisant fonctions de major-général de la
Grande-Armée ,
Signé BERTRAND.
Lyon , le 13 mars 1815 .
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1er. Tous les émigrés qui n'ont pas été rayés , amnistiés ou éliminés
par nous ou par les gouvernemens qui nous ont précédé , et qui sont rentrés
en France depuis le 1. janvier 1814 , sortiront sur-le-champ du territoire
de l'empire.
er
MARS 1815 . 255
2. Les émigrés qui , quinze jours après la publication du présent décret ,
se trouveraient sur le territoire de l'empire , seront arrêtés et jugés conformément
aux lois décrétées par nos assemblées nationales , à moins toutefois
qu'il ne soit constaté qu'ils n'ont pas en connaissance du présent décret
; auquel cas , ils seront simplement arrêtés et conduits par la gendarmerie
hors du territoire.
3. Le sequestre sera mis sur tous leurs biens meubles et immeubles. Les
préfets et officiers de l'enregistrement feront exécuter le présent décret
aussitôt qu'ils en auront connaissance , et , faute par eux de le faire , ils
seront responsables des dommages qui pourraient en résulter pour notre trésor
national.
4. Notre grand- maréchal , faisant fonctions de major- général de la Grande-
Armée , est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication
du présent décret.
Signé NAPOLEON.
Par l'Empereur,
Le grand- maréchal , faisant fonctions de major-général de la
Grande- Armée.
Signé BERTRAND.
A Lyon , le 13 mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1r. Toutes les promotions faites dans la Légion d'honneur par tout
autre grand-maitre que nous , et tous les brevets signés par d'autre personne
que le comte Lacepède , grand chancelier inamovible de la Légion , sont
nuls et non avenus .
2. Les changemens faits dans la décoration de la Légion d'honneur ,
non conformes aux statuts de l'Ordre , sont nuls et non avenus . Chacun
des membres de la Légion reprendra la décoration telle qu'elle était au
1. avril 1814.
3. Néanmoins , comme un grand nombre de promotions , quoique faites
illégalement , l'ont été en faveur de personnes qui ont rendu des services
réels à la patrie ,leurs titres seront envoyés à la grande chancellerie, afin que le
rapport nous en soit fait dans le courant d'avril , et qu'il soit statué à cet égard
avant le 15 mai .
4. Les droits politiques dont jouissent les membres de la Légion d'honnenr
en vertu des statuts de création sont rétablis. En conséquence tous les
membres de la Légion qui faisaient partie au 1er avril 1814 des colléges
électoraux de département et d'arrondissement , et qui ont été privés injustement
de ce droit , sont rétablis dans leurs fonctions. Tous ceux qui n'étaient
point encore membres d'un college électoral enverront leurs demandes au
grand-chancelier de la légion d'honneur , en faisant connaître le college auquels
ils desirent être attachés. Le grand-chancelier prendra nos ordres dans
le courant d'avril et fera expédier les brevets sans délai , afin que ceux qui les
auront obtenus puissent assister aux assemblées du Champ de Mai .
5. Tous les biens qui ont été affectés à l'ordre de Saint-Louis sur la caisse
des Invalides seront réunis aux domaines de la Légion d'honneur ,
256 MERCURE DE FRANCE , MARS 1815 .
6. Notre grand-maréchal , faisant fonctions de major- général de la Grande
Armée , est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication du
présent décret .
Signé, NAPOLÉON.
Par l'Empereur : '
Le grand-maréchal , faisant fonctions de major-général de la
Grande-Armée.
Signé , BERTRAND.
A` Lyon , le 13 mars 1815.
NAPOLÉON , par la grâce de Dieu , etc.
Considérant que la chambre des pairs est composée en partie de personnes
qui ont porté les armes contre la France , et qui ont intérêt au rétablissement
des droits féodaux , à la destruction de l'égalité entre les différentes
classes , à l'annullation des ventes des domaines nationaux , et enfin à priver
le peuple des droits qu'il a acquis par 25 ans de combats contre les ennemis
de la gloire nationale ;
Considérant que les pouvoirs des députés au corps -législatif étaient
expirés , et que dès lors , la chambre des communes n'a plus aucun caractère
national ; qu'une partie de cette chambre s'est rendue indigne de la
confiance de la nation , en adhérant av rétablissement de la noblesse féodale ,
abolie par les constitutions acceptées par le peuple , en faisant payer par la
France des dettes contractées à l'étranger pour tramer des coalitions et sondoyer
des armées contre le peuple français ; en donnant aux Bourbons le
titre de roi legitimne , ce qui était déclarer rebelles le peuple français et les
armées , proclamer seuls bons Français les émigrés qui ont déchiré , pendant
vingt-cinq ans , le sein de la patrie , et violé tous les droits du peuple en
consacrant le principe que la nation était faite pour le trône et non le
trône pour la nation ;
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1er. La chambre des pairs est dissoute.
2. La chambre des communes est dissoute ; il est ordonné à chacun des
membres convoqués, et arrivés à Paris depuis le 7 mars dernier , de retourner
sans délai dans son domicile.
3. Les colléges électoraux des départemens de l'Empire seront réunis à
Paris , dans le courant du mois de mai prochain , en assemblée extaordinaire
du champ de mai , afin de prendre les mesures convenables pour
corriger et modifier nos constitutions selon l'intérêt et la volonté de la nation,
et en même temps pour assister au couronnement de l'impératrice , notre
très-chère et bien-aimée épouse , et à celui de notre cher et bien-aimé fils.
4. Notre grand- maréchal , faisant fonctions de major - général de la Grande-
Armée , est chargé de prendre les mesures nécessaires pour la publication du
présent décret .
Signé, NAPOLÉON.
Par l'Empereur
:
Le grand-maréchal faisant fonctions de major-général de la
Grande Armée,
Signé BERTRAND.
ROYA
MERCURE
DE FRANCE. SEINE
No. DCLXXVII . - Samedi 1. avril 1815. N° .
POÉSIE .
HYMNE A LA PROVIDENCE ,
Par les élèves de l'institut d'éducation de M. PESTALOZZI , établi
à Yverdun , en Suisse.
Les merveilles de la nature attestent la puissance ,
la grandeur et la bonté de Dieu.
PREMIÈRE STROPHE.
Un Instituteur , au nom de M. Pestalozzi.
ASSEMBLAGE étonnant des merveilles du monde ,
Où s'exprime de Dieu la sagesse profonde ;
Nature , dont nos yeux admirent la beauté :
Nous chantons tes bienfaits , ta noble majesté.
Nous célébrons ce Dieu , dont ta magnificence
Manifeste en tous lieux l'invisible présence.
Sa grandeur est partout . Et la voûte des cieux ,
Et les plaines de l'air , et l'astre radieux
Qui parcourt en vainqueur l'un et l'autre hémisphère ,
Et du flambeau des nuits l'inégale lumière;
17
258
MERCURE DE FRANCE,
Ces corps étincelans , vastes mondes épars ,
Qu'interrogent en vain nos avides regards ;
Les fleurs dont , au printemps , la terre se couronne
Les moissons de l'été , les doux fruits de l'automne ,
Et l'hiver , hérissé de ses âpres frimats : *
Tout d'un Dieu créateur attesté la puissance ;
D'un Dieu conservateur tout peint la providence.
Adorons , ô mes fils , ce père des humains !
L'univers tout entier est l'oeuvre de ses mains.
Du mortel bienfaisant , sa véritable image
Le coeur pur , à ses yeux , est le plus digne hommage.
La nature avec nous célèbre sa bonté ,
Sa gloire , sa grandeur , sa noble majesté.
(Cette dernière partie de la strophe doit être répétée par le choeur. )
SECONDE STROPHE .
UN JEUNE GARÇON , au nom de ses camarades.
QU'IL est puissant ce Dieu qui gouverne les mondes ,
Qui règle les saisons , qui règne sur les ondes ,
Qui tour à tour apaise et soulève les mers ;
Qui dit au fier lion : sois le roi des déserts ;
Qui dit à l'aigle altier , aux ailes étendues :
Sois rival du soleil , et plane sur les nues ;
Qui protège à la fois les plus faibles oiseaux ,
Les insectes rampans , les humbles arbrisseaux ;
Qui ne dédaigne point la moindre créature ,
Et prodigue ses soins à toute la nature !
LE CHOEUR DES JEUNES GARÇONS.
Élevons jusqu'à lui nos coeurs reconnaissans :
O père des humains ! nous sommes tes enfans.
UN JEUNE GARÇON continue .
Nous voulons mériter tes bontés paternelles .
Fais briller à nos yeux ces clartés immortelles
AVRIL 1815. 259
Qu'admirent tes élus au céleste séjour .
Ta loi , Dieu bienfaisant , est une loi d'amour.
Fais que tous les mortels s'aiment comme des frères ;
Qu'à l'envi l'un de l'autre , au sein de leurs misères ,
Par d'utiles secours , par des soins généreux ,
Ils mettent leur bonheur à faire des heureux !
Qu'ils imitent ainsi tes sublimes exemples ;
Qu'à toutes les vertus ils consacrent des temples ;
Et que , par des bienfaits honorant ta bonté,
Ils offrent des coeurs purs à la Divinité !
TROISIÈME STROPHE.
J
UNE JEUNE FILLE , au nom de ses compagnes.
De ce Dieu tout-puissant le culte plein de charmes
N'exige point de nous un vain tribut de larmes.
D'une innocente joie il pénètre nos coeurs ;
Il nous fait de sa loi savourer les douceurs.
De la hauteur des cieux qui roulent sur nos têtes y
Il contemple nos jeux et sourit à nos fêtes :
Il écoute nos chants , il aime nos plaisirs ;
Sa bonté paternelle exauce nos désirs.
Il soutient l'infortune ; il protége l'enfance ,
Prête son bras vengeur à la faible innocence ;
Il est du malheureux le refuge et l'appui :
Nos chants religieux s'élèvent jusqu'à lui.
UN JEUNE GARÇON , au nom de ses camarades.
C'est toi , Dieu protecteur , qui créas cet asile ,
Où , par les soins d'un père indulgent et facile ,
Dont les sages discours , les tendres sentimens
Eclairent nos esprits et forment nos penchans ,
Le culte des vertus et l'amour de l'étude
Sont pour nous , dès l'enfance , une douce habitude.
260
MERCURE DE FRANCE ,
拳
LE CHOEUR DES JEUNES GARÇONS ET DES JEUNES FILLES.
Conserve-nous ce père , objet de notre amour ;
Conserve-nous la paix de notre heureux séjour.
Exauce , Dicu puissant , l'innocente prière
Que des enfans soumis adressent à leur père ;
Et puissions-nous un jour , dignes de ta bonté ,
Par d'utiles vertus servir l'humanité !
MARC-ANTOINE JULLIEN ,
Chevalier de la Légion d'honneur.
LE BOSQUET.
SALUT , bosquet chéri ! salut , riant asile !
Le sage te préfère au fracas de la ville;
Dans tes mille détours , en rêvant , égaré ,
Il savoure à longs traits un bonheur ignoré.
Tout lui plaît et tout parle à son âme attendrie.
Le ruisseau qui serpente à travers la prairie ,
Des arbres agités le doux frémissement ,
Tout nourrit de son coeur le vague sentiment.
Combien de fois moi -même , assis sous ton ombrage ,
Je t'appris mes secrets et mon doux esclavage !
Combien de fois aussi l'écho du mont voisin
De mes chants amoureux répéta le refrein !
Voici le chêne altier dont l'ombre séculaire
Protégea le repos de ma faible paupière.
C'est dans ce doux réduit , vers le déclin du jour ,
"
Que bercé par l'espoir , mon coeur rêvait l'amour.
Là , japerçois l'enceinte où seul avec ma mère
J'arrose de mes pleurs la cendre de mon frère.
Le soir , lorsque Morphée agite ses pavots
Sur les faibles mortels avides de repos ,
Je viens dans cette enceinte à la mort consacrée ,
Dire un chant de douleur sur la tombe sacrée.
AVRIL 1815. 161
Mais quittons cette asile où veillent les regrets
Glissons- nous doucement sous ce taillis épais .
O souvenirs empreints d'amertume et de charmes ! ...
Témoin de mon bonheur , sois témoin de mes larmes .?
C'est ici que Zulmy a couronné mes feux ; -
C'est ici qu'en pleurant , j'ai reçu ses adieux,
Rossignols , suspendez votre brillant ramage.
Qu'est devenu le temps où sur le vert feuillage ,
Assis près de Zulmy et soupirant des vers ,
A vos concerts d'amour j'unissais mes concerts ?
Hélas !.... mais de mon coeur étouffons le murmure.
Dans ce bosquet riant , orgueil de la nature ,
Tout enivre mes sens , tout charme mes regards.
J'admire ce palmier aux longs rameaux épars ,
Et suivant du ruisseau la course vagabonde ,
Je mêle mes soupirs aux soupirs de son onde.
Adieu , toi qui me vis au printemps de mes jours,
Cultivant les beaux arts , l'amitié , les amours
Tu me verras encore au déclin de ma vie ,
Bosquet chéri ! guidé par la mélancolie ,
Sous ton feuillage épais qu'agite le zéphyr ,
Chaque soir je viendrai chercher un souvenir.
LA ROSE ET LE BOUTON. FABLE.
UNE Rose venait d'éclore.
L'éclat de ses vives couleurs ,
Son parfum et surtout les pleurs
De l'Aurore ,
-
Auprès d'elle attiraient papillons et zéphyrs ,
Troupe inconstante et bigarrée ,
Dont au matin la Rose est adorée.
De leurs voeux la coquette enchantait ses loisirs ;
Aucun én vain ne poussait de soupirs .
262 MERCURE
DE FRANCE
,
Séduit à cette vaine amorce ,
Un bouton, qu'entourait sa verdoyante écorce,
Et dont la tige reposait
Sur le même rosier , tristement se disait
»
« Ah ! que ne suis-je déjà Rose !
Que le sort de la Rose à mes yeux a d'appas !
» Près d'elle zéphyr se repose
» Sur son beau sein le papillon dépose
» Ses baisers délicats
» Et près de moi l'on passe , et l'on në me voit pas
» Ah ! que ne suis-je déjà Rose » ! sa 1
Un papillon , qui l'entendit ,
Lui dit :
« A demain , pauvret : je le gage ,
» Tu tiendras un autre langage !
Le lendemain
Ce fut en vain
Que des zéphyrs du voisinage
La Rose attendit l'hommage.
Il avait fui l'incarnat de son teint ;
Vers le sol elle était penchée;
Et sa corolle desséchée
Sous l'haleine des vents s'envolait de son sein
« Hélas ! trop tôt je serai Rose ,
» En la voyant , dit tout bas le bouton » !
Des vains plaisirs qui troublent la raison
Il ne hâta point la saison ;
Et la triste métamorphose
S'opéra bien plus tard , dit - on.
" C. O. BARBAROUX.
AVRIL 1815 . 263
LA FORTUNE AUX MORTELS.
Imitation du latin.
O MORTELS , contre ma puissance
Pourquoi ces plaintes et ces cris ?
Je donne aux riches les soucis ,
Je laisse aux pauvres l'espérance .
ÉNIGME.
Je suis une étroite maison ,
Ayant toujours la porte ouverte ,
Ce qui mon hôte déconcerte
Dans la boréale saison ;
Il donne alors gaîment sa place
Au successeur qui le remplace ;
Celui-ci deux heures plus tard
A son tour m'abandonne , part ,
Et sans aucun regret me cède
A l'arrivant qui lui succède.
Ainsi de tous mes habitans ,
Également tous inconstans ,
Le nombre est presqu'încalculable .
Un fait pour moi très -honorable ,
C'est qu'auprès de moi maint baron
Souvent par ordre a décliné son nom.
Bien des guerriers d'ailleurs , connus par leur courage ,
Chez moi , de leur métier , firent l'apprentissage.
V. B. ( d'Agen ) .
264 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1815.
LOGOGRIPHE .
AVEC sept pieds je suis fort peu de chose ,
Tantôt volant ,
Tantôt marchant ,
Et plus souvent encor rampant.
Otez les deux premiers je suis moindre et pour cause.
Le fanatisme anime tous mes pas ;
On est damné quand on n'est pas
De l'opinion dont nous sommes :
Je dis nous , et voici pourquoi :
Nous faisons corps, mes sectateurs et moi.
Nous crions anathème à tous les autres hommes
Et pourtant je ne suis , dit un savant auteur
Que le ralliement de l'erreur .
S........
CHARADE.
'HOMME en mourant devient en proie à mon premier ;
Vivant il ne doit trop compter sur mon dernier ;
Dieu le veuille en tout temps garder de mon entier.
༈
S........
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la Charade insérés
dans le dernier Numéro,
Le mot de l'Enigme est la Violette.
Celui du Logogriphe est Soie, dans lequel on trouve oie et soi.
Celui de la Charade est Vertu.
1
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
BEAUTÉS DE L'HISTOIRE DE POLOGNE , ou Précis des Événemens
les plus remarquables et les plus intéressans ;
tirés des Annales de cette nation , avec des détails curieux
sur ses moeurs et ses usages , depuis le sixième
siècle jusques et compris le règne de Stanislas Auguste :
ouvrage destiné à l'instruction de la jeunesse , orné de
huit figures en taille-douce ; par P.-J.-B. NOUGARET.-
1 vol . in- 12 . 1815. Paris , Leprieur , rue des Noyers ,
n . ° 45 .
Tous les peuples du continent ont à peu près la même
origine. C'est du nord que sont sortis ces peuples belliqueux
et barbares , chargés pour ainsi dire de régénérer
la face de l'Europe , amollie et corrompue dans les derniers
siècles de l'empire romain . De cette identité d'origine
résulte une similitude frappante entre les premières annales
des nations occidentales. Des guerres d'exterminátion
, un courage plus qu'humain , des moeurs à la fois
naïves et grossières , des superstitions étrangères , fruit de
l'idolatrie mêlée aux premiers dogmes du christianisme :
voilà ce que l'on trouve dans les fastes de ces eufans du
nord qui , par le droit de l'épée , s'établirent et fondèrent
des royaumes depuis le Tanaïs et le Niémen jusqu'aux
bords de l'Éridan et du Tage . Mais , à mesure que la cìvilisation
façonna les peuples modernes , elle leur donna
une physionomie particulière , Des lois , des usages , des
institutions modifiées suivant les climats et les localités ,
266
MERCURE
DE FRANCE
,
classent différemment ces peuples , et dès lors l'histoire de
chaque nation a sa couleur originale.
L'Histoire de la Pologue se distingue encore plus que
les autres à cause de la forme élective de son gouvernement.
Non-seulement les élections donnent presque toujours
lieu à des querelles sanglantes , à des stratagèmes , à
des intrigues dont le récit , tracé par une plume habile , ne
peut manquer d'intéresser ; mais encore on y voit ces
grands caprices de la fortune , qui se plaît à confondre
l'orgueil et la puissance en allant chercher les rois dans
les conditions les plus obscures. Les Polonais se montrèrent
idolâtres de la liberté dès leur origine . Tacite les représente
comme des peuples féroces qui vivaient dans une
extrême pauvreté , qui n'avaient ni armes , ni chevaux , ni
maisons ; qui n'étaient couverts que de peaux ; qui n'avaient
pour lit que la terre , et ne vivaient que d'herbes , à moins
qu'ils ne fissent la guerre aux bêtes des forêts et qu'avec
leurs flèches , dont la pointe était d'os au lieu de fer , ils
n'eussent le bonheur de se procurer une nourriture plus
solide. « Ces hommes barbares , ajoute-t-il , libres de crainte
» et d'espérance , aiment mieux vivre de la sorte , que de
» labourer des champs , que de prendre soin d'un mé
≫nage , que de s'occuper de leur fortune et de celle de
>> leurs parens et de leurs voisins . Ils ne craignent point
» les autres hommes , ils ne craignent pas même les
» dieux , et , ce qui est bien difficile à des créatures comme
» nous , ils n'ont pas besoin de faire des voeux , parce
» qu'ils n'ont coutume de désirer que ce qu'ils peuvent
» se procurer eux-mêmes » .
La Pologne était gouvernée souverainement par plus de
cent mille nobles , un roi électif et un sénat inamovible.
Le concours de ces trois autorités formait la puissance léAVRIL
1815 ..
267
gislative . Des assemblées nationales , qui se tenaient presque
toujours à cheval et dans une vaste plaine , décidaient du
sort de l'état . Il fallait absolument l'unanimité des suffrages
pour qu'on y prit une détermination. Les Polonais vantaient
leur liberté parce que chacun d'eux pouvait dissoudre
l'assemblée par ce seul mot je ne consens pas ( niẻ
poswadam) . Mais ce n'était - là qu'un misérable abus de
l'indépendance , ou plutôt c'était une stupide servitude
-puisque tous les membres de la nation pouvaient être paralysés.
Il né fallait que l'obstination d'un seul citoyen qui,
par ignorance ou par un intérêt personnel , se serait refusé
à sanctionner de sages résolutions . Mais l'opposant ne jouissait
pas même sans danger de ce droit ridicule ; car dès
qu'il avait énoncé le refus qui devait rompre la diète , il se
dérobait par la fuite aux ressentimens de ses concitoyens et
restait caché des années entières .
La participation de la noblesse au gouvernement et les prérogatives
qu'elle s'était arrogées la rendaient extrêmement
orgueilleuse . Comme elle eût cru se déshonorer en labou
rant la terre ou bien en faisant le commerce , on en vit une
partie tomber dans la pauvreté : alors il fallut bien transiger
avec les préjugés ; on décida que les nobles pauvres
pourraient sans honte offrir leurs services aux nobles opulens .
On vit chez les hauts seigneurs des gentilshommes palfreniers
et valets ; mais, toujours fiers de leur naissance , ils
stipulaient qu'ils ne recevraient de coups de bâton que
couchés sur un matelat , et conserveraient comme les autres
nobles le beau privilége de pouvoir faire assassiner un roturier
pour un écu ...
.. Nous avons dit que le mode électif laissait un vaste
champ aux caprices de la fortune : l'histoire de la Pologne
en fournit de singuliers exemples. Przemyslas , citoyen
268 MERCURE DE FRANCE ,
obscur et pauvre , touché des malheurs qui désolaient la
Pologne alors en proie aux incursions des Hongrois , imagina
d'attirer ceux-ci dans un défilé , à l'aide d'écorces
d'arbres qu'il avait taillées en figures d'hommes , et qu'il
enduisit de fiel et de litharge. Trompés par ce stratagème ,
les Hongrois tombèrent dans le piége . La reconnaissance
publique adjugea à Przemyslas une couronne que les
nobles s'étaient jusqu'alors disputée avec acharnement.
Après la mort de ce roi , la dissension et les brigues recommençaient
, lorsque les Polonais consentirent à déférer
l'autorité royale à celui qui , monté sur son coursier
atteindrait le premier le but indiqué. Un pâtre fut vainqueur,
et gouverna la Pologne avec sagesse. Si cette élection
rappelle celle de Darius , roi de Perse , l'élection de
Piast , premier duc de Pologne , retrace celle du vertueux
Abdolonyme qu'Alexandre arracha à la paix de ses modestes
jardins pour le faire monter sur le trône de Sidon ,
et qui n'obéit qu'avec peine aux ordres du destin. Le
chantre des Jardins a fait de ce trait historique un touchant
épisode :
Toi , si tu veux des champs goûter encor la paix ,
Contemple cet asile et conçois mes regrets.
Permets donc qu'en ces lieux le sommeil des chaumières ,
Pour cette nuit du moins , ferme encor mes paupières ,
Et qu'en ce doux abri prolongeant mon séjour,
Je dérobe aux grandeurs le reste d'un beau jour.
>
La noblesse polonaise , faisant à son gré les rois ne
s'humilia jamais devant eux. Le souverain n'était que le
premier citoyen , et la monarchie de Pologne pouvait être,
sous plusieurs rapports , assimilée à une république. Avant
de couronner leur prince , les nobles lui faisaient jurer
qu'il remplirait fidèlement les conditions du pacta conventa.
Par un article exprès de cette constitution , le roi
AVRIL 1815.
269
autorisait ses sujets à lui refuser l'obéissance , s'il devenait
infidèle à ses engagemens . La première punition que recevait
un prince faible et injuste, était un surnom qui consacrait
l'amère censure des peuples : c'est ainsi que Popiel
II fut surnommé Koszysko , c'est-à-dire balai , parce
que , disent les historiens, ce roi , méprisable par la dissolution
de ses moeurs et son incapacité , n'était guère plus
considéré qu'un balai , meuble le plus vil de la maison.
Ce même Popiel périt d'une manière bizarre. Ayant eu
l'inhumanité de refuser la sépulture à ses oncles , que la
reine sa femme avait tous empoisonnés dans un banquet ,
la corruption de leurs cadavres , disent des chroniques
sans doute fabuleuses , engendra des rats extrêmement
gros , et en si grande quantité , que le palais en fut rempli.
Effrayés de ce prodige , Popiel et sa femme allumèrent des
feux autour d'eux pour écarter ce fléau. Cette mesure
étant insuffisante , on dirigea les eaux d'un lac autour du
palais ; mais ni les flammes , ni les flots , ne purent arrêter
ces voraces animaux , qui , malgré la garde du prince , se
jetèrent sur lui et le dévorèrent , ainsi que toute sa famille.
Il faut convenir que nous n'avons rien dans aucunes
annales d'aussi merveilleux que ce fait : un roi
mangé sur son trône par des rats !
Tous les faits de l'histoire de Pologne , qui précèdent
les dix premiers siècles de l'ère chrétienne , sont peu
dignes d'être transmis à la postérité , et n'offrent guère que
des traits de courage perdus dans les forêts de la Sarmatie
; mais , après cette époque d'obscurité , la Pologne
prend un rang distingué parmi les nations. Les règnes`
des Boleslas , des Casimir, des Vinceslas , des Sigismond ,
de Jean Sobieski et de ses successeurs , égalent tout ce que
les fastes des autres peuples du continent ont de célèbre
* et d'intéressant. Il aurait fallu , pour cette belle partie de
070
MERCURE DE FRANCE ,
l'histoire de la Pologne , une autre plume que celle de
M. P.-J.-B. Nougaret . L'ouvrage qu'il publie , sous le
titre de Beautés de l'Histoire de Pologne , n'est qu'une
compilation fastidieuse faite sans goût et sans choix . M. Nou
garet a pris çà et là dans les volumes composés sur le
même sujet , des faits qu'il a revêtus d'un style bas et commun
, et auxquels la plupart du temps il a ôté tout leur
intérêt. Je prends au hasard dans le règne de Jean Sobieski.
Voici comment l'auteur parle de ce grand roi et de
ses opérations militaires :
« Une observation très- vraie , qui ajoute à la gloire militaire
de Sobieski , c'est qu'il ne combattit jamais qu'avec
des forces inférieures de plus de la moitié , et qu'il fut
presque toujours vainqueur. Dans ses campagnes les
moins éclatantes , il déploya tout ce que l'art de la guerre
a de plus raffiné , tout ce que le courage a de plus héroïque.
Chaque campagne de ce héros est autant de vic
toires signalées : la conduite de Sobieski est admirable, et
Te discours qu'il adressa à ses soldats mérite d'être con
servé. Sobieski venait d'être attaqué par une nuée de Co-
-saques et de Tartares ; il n'avait que vingt mille hommes .
Avant la bataille , les soldats de son armée blâmaient leur
général et murmuraient tout haut . Il les harangua en ces
termes :
« Je ne changerai rien à mon plan ; le succès fera voir
» s'il est bien conçu . Au reste , je ne retiens point ceux qui
» n'ont pas le courage d'affronter un belle mort ; qu'ils se
>> retirent pour périr sans gloire par le fer du Cosaque et du
>> Tartare . Pour moi , je resterai avec les braves gens qui
» aiment leur patrie ; ce grand nombre de brigands ne
» m'épouvantent pas je sais que le ciel a donné plus
» d'une fois la victoire au petit nombre que le courage
>> anime » .
AVRIL 1815 .
271
Les sujets imitèrent leur souverain , et sous ce règne , les,
faits les plus héroïques étaient devenus des actions communes
et ordinaires . On vit une femme sauver la ville de
Trembowla , dans la Podolie . Cette place , assiégée par
les Turcs , était confiée à Samuel Crosonowski , bon soldat
et habile officier . La noblesse des environs , qui s'était réfugiée
dans cette forteresse , voyant le danger pressant , et
n'espérant plus avoir de secours , voulait proposer à la garnison
de livrer la place . La femme du gouverneur qui , sans
être aperçue , avait entendu la résolution que l'on venait
de prendre , court sur la brèche , avertir son mari de ce qui
se passe. Crosonowski vole à l'instant à ce conseil de gens
pusillanimes : «< il est douteux , dit- il , que l'ennemi nous
>> ait en sa puissance ; mais si vous persistez dans votre hon.
» teuse résolution , je vous brùlerai vifs dans cette salle
» même. Des soldats sont aux portes , la mèche allumée ,
» pour exécuter mes ordres » . Cette fermeté impose
aux coeurs les plus abattus , et l'on continue à se défendre.
Les Turcs redoublent d'efforts de leur côté : Crosonowski
commence à s'en alarmer . Indignée d'une telle faiblesse ,
sa femme se saisit de deux poignards , dont elle lui présente
la pointe : « Si tu te rends à l'ennemi de notre religion , lui
» dit- elle , l'un de ces poignards sera pour te percer le
» coeur ,
et l'autre terminerà ma vie » . Elle achevait à
peine de parler , que Sobieski arriva aux environs de la
place , avec trente-cinq mille hommes , et le grand-visir fut
obligé de lever le siége .
Dans son ouvrage , M. Nougaret a soigneusement évité
de parler des événemens qui , par leur importance , eussent
exigé de l'élévation et de la profondeur ; maís en revanche
il s'arrête avec complaisance sur les détails insignifians
pour lesquels il ne faut ni réflexions , ni jugement :
ainsi , par exemple , il ne manque pas de nous apprendre
272
MERCURE DE FRANCE ,
que dans la Pologne , l'avoine et le foin sont au plus bas
prix; comme si cela pouvait intéresser beaucoup de lecteurs:
la petite bière , dit -il , coûte deux liards le pot; mais
aussi ce n'est que de la petite bière. Il est certains cantons
où une poule ne vaut que deux sols . M. Nougaret ne nous
apprend point où sont ces cantons précieux ; c'est une lacune
, dans son ouvrage , que ne lui pardonneront pas les
gastronomes qui , après avoir lu les Beautés de l'histoire de
Pologne , seraient tentés d'aller vivre dans un si bon
pays.
M. Nougaret se plaît aussi à raconter qu'un abbé fit
présent d'un petit chien à la princesse de Gonzague , devenue
depuis reine de Pologne , en épousant Uladislas . On
prétend , qu'avant qu'il fût question de cet illustre mariage ,
un abbé , d'assez mince apparence , demanda un jour à
parler à la princesse. Ayant été admis , il lui présenta un
joli petit chien qu'il avait sous son manteau ; elle désira en
savoir le prix . -Cinquante pistoles , lui dit-il . Cette somme
parut exorbitante ; on congédia l'abbé. Croyez - moi ,
madame , repliqua-t-il , ce petit chien n'est pas cher , et
d'autant moins que vous ne me le paierez que lorsque
vous serez reine . A cette condition je l'accepte , dit la
princesse en riant. Il n'y avait en effet aucune apparence
qu'elle fût jamais obligée d'acquitter cette dette , tous les
rois de l'Europe étant alors mariés . Quelques années après ,
lorsqu'elle eut épousé à Paris le roi de Pologne , on lui annonça
qu'un abbé demandait instamment à lui parler :
<< Madame , lui dit-il , votre majesté me doit cinquante
pistoles , que je la supplie très-humblement de vouloir bien
me faire compter . - Moi ! répondit la reine . - Oui , màdame
: rappelez-vous le petit chien que j'eus l'honneur de
vendre à votre majesté , à condition que vous me le payeriez
lorsque vous seriez reine ; événement que vos charmes
-
AVRIL 1815.
273
ROY
et vos vertus m'avaient fait prévoir » . La reine rit beaucoup
de cette flatterie et le fit payer d'une manière propor
tionnée à sa nouvelle et brillante fortune . Cette anecdote
paru à l'auteur , si neuve , si piquante et si instructive
pour la jeunesse , que l'auteur l'a signalée à l'artiste ,
comme le sujet d'une des quatre gravures qui se trouvent
dans ce volume , et l'on est assez étonné de voir au milieu
des pages destinées à transmettre les hauts faits des fiers et
courageux Polonais , une scène de boudoir , où un abbé en
manteau court présente un carlin à une petite maîtresse ,
avec cette inscription :
Laflatterie heureusement récompensée.
Y.
TIMBRE
CINE
MONUMENS ANCIENS ET MODERNES DE L'HINDOUSTAN, en 150
planches, d'après MM. DANIELL , HODGES , HOLMES , SALT
et différens dessinateurs indiens , décrits sous le double
-rapport archéologique et pittoresque ; précédés d'une
Notice géographique , d'une Notice historique et d'un
Discours sur la religion , la législation et les moeurs
des Hindous ; par M. LANGLÈS , membre de l'Institut ,
l'un des conservateurs de la Bibliothéque impériale , etc.;
la gravure , dirigée par A. BOUDEVILLE , ancien peintre
de S. M. Charles IV , roi d'Espagne ( 1 ).
PREMIER ARTicle.
PARMI le grand nombre d'ouvrages publiés par souscription
et ornés de gravures , que la France a produits ,
(1) On souscrit à Paris , chez A. Boudeville , rue du Colombier , nº. 13 ,
Nicolle , libraire , rue de Seine Saint - Germain' , nº . 12 ; P. Didot l'aîné ;
imprimeur-libraire , rue du Pont-de-Lodi , nº. 6. Le prix de chaque livrai-
18
274 MERCURE
DE FRANCE
,
il en existe peu de mieux conçus ,. de plus attachans ,
d'aussi soigneusement exécutés que les monumens de
l'Hindoustan . Dès la première livraison le succès comme le
mérite en parurent certains et incontestables . Un orientaliste
, depuis long - temps célèbre en Europe , et dont les
immenses travaux nous ont familiarisés avec la connaissance
de l'Orient , annonçait , dans une introduction dictée
par la modestie , que mettant à profit sa bibliothéque ,
l'une des plus riches en livres sur l'Inde , qu'usant de
la faculté de puiser dans des sources ignorées , dans les
manuscrits orientaux de la bibliothéque impériale , il allait
consacrer ses veilles à donner à sa patrie une description
complète de l'Inde ancienne et moderne ; en faire connaître
l'histoire et la géographie , et enrichir la science
d'un ouvrage qui n'existe pas même en Angleterre , malgré
les travaux des Anglais sur cette antique et belle portion
du globe . Un artiste , déjà connu par plus d'un succès
, doué du rare talent d'exécuter en perfection , devait
diriger la gravure des planches destinées à accompagner
le texte : ainsi tout promettait que , sous le rapport de l'érudition
et de l'art , les Monumens de l'Hindoustan ne laisseraient
rien à désirer : on était surtout convaincu que le
texte ne serait point fait ici pour des gravures , mais que
les gravures n'en formeraient que l'accessoire .
J
Malgré la difficulté des temps , l'état de stagnation totale
auquel les événemens de la guerre , et les maux de la
France , avaient réduit toutes les entreprises littéraires ,
1
son , composée de six planches et de deux à trois feuilles de texte , contenant
les descriptions de chaque planche , est , en papier vélin in -4 ° . grand
aigle , figures avant la lettre , de 36 fr .; id . avec la léttré , 24 fr .; papier
fin in-4°. colombier , 15 fr.
AVRIL 1815 .
275
ce bel ouvrage a été continué avec la même activité , et
on en a déjà publié les huit premières livraisons : nous
indiquerons en peu de mots les objets dont elles se composent.
1
M. Langlès suit dans ses descriptions une marche
géographique ; et partant de la pointe la plus méridionale
du cap Comorin , Comorin , il s'avance du midi au nord , et fait
alternativemeut des excursions vers la côte de Coromandel
et celle de Malabar. Fidèle à cette marche , il s'occupe
d'abord de la ville de Madhouréh , dont les ruines imposantes
attestent encore aujourd'hui l'ancienne splendeur :
ces ruines se composent des restes d'un palais , d'un
tchoultri et d'une pagode , renfermés dans la forteresse.
De Madhouréh M. Langlès arrive à Tanjaour , et en décrit
l'antique pagode , monument le plus remarquable de
toute la partie méridionale de la presqu'île par presqu'ile par l'étendue
de sa base et par sa hauteur , par la multiplicité , la richesse
, la variété des bas -reliefs , des statues qui en décorent
la surface , et que le lord Valentia regarde comme
le plus beau modèle d'édifice en forme pyramidale , qui
existe dans l'Inde . La pagode de Trichinapali , posée sur
la cime d'un rocher , à laquelle on parvient par deux
escaliers successifs , taillés dans le roc , l'un composé de
trois cents degrés et recouvert d'une belle voûte en pierre ,'
F'autre de deux cents marches et découvert , et qui diffère
de tous les autres édifices consacrés au culte brahmanique ,
soit pour le style , soit pour la forme extérieure ; la pagode
de Chidambaram , connue des Européens sous le
nom de Chalembrom , située à neuf lieues de Pondichéri ,
et regardée par plusieurs savans comme le type des autres
temples indiens et même de quelques temples égyptiens ,
viennent ensuite et excitent un égal sentiment d'admira276
MERCURE
DE FRANCE
,
tion , soit par leur masse
imposante
, soit par la profusion
de leurs
sculptures
.
Un espace de soixante-quinze lieues sépare la côte de
Coromandel de l'ile de Seringapatnam , qui renferme la
capitale de ce nom et la sépulture de la dynastie musulmane
du Maissour. Cet espace est riche en points de vue
plus pittoresques les uns que les autres . « J'ai cru , dit
» le savant orientaliste , pouvoir choisir avec beaucoup de
>> discrétion parmi ces points de vue ceux qui me pa-
>> raissent le mieux caractériser cette partie de l'Hindous-
> tan car on ne peut nier les rapports qui existent entre
» les monumens d'architecture et le climat , le sol du
» pays où ils sont situés , la constitution physique , les
» besoins , les moeurs , les usages et même le costume des
» habitans. C'est surtout quand il s'agit d'une nation for-
» tement attachée à toutes ses institutions , à toutes ses
» habitudes , pénétrée d'horreur pour toute espèce d'emprunt
et d'innovation , que cette observation est d'une
>> justesse incontestable » . Le choix de M. Langlès s'est
fixé sur Rya Cotté , ou Raya Cotté , le plus inexpugnable
des douze forts , qui ont mérité au canton le nom maurė
de Bara-mahl , les douze postes ou stations , et les forteresses
de Verdabendroug , Djag , Deo , et Varangor ,
d'où l'oeil jouit , d'un aspect, sauvage et imposant , et se
repose tantôt sur un pays cultivé , tantôt sur des roches
couvertes de bois ou de ronces. Après avoir visité les
sites les plus majestueux , les lieux les mieux défendus de
l'est du Maissour , on entre dans l'empire même de ce
nom .
A peu de distance nord de Seringapatnam , à l'extrémité
occidendale de l'ile de ce nom, formée par le Kavéri ,
et dans un jardin délicieux , nommé à juste titre Lal-bagh,
AVRIL 1815.
277
la
Jardin des Rubis , s'élève un immense et majestueux édifice
de style mauresque , commencé par Hayder Ali
Khan , destiné par lui à servir de sépulture aux princes
de sa maison , et terminé en 1784 par son fils et successeur
, l'illustre et infortuné Typo Sultan. Ce magnifique
mausolée se compose de trois édifices qu'on distingue
aisément sur la gravure ; d'une chapelle sépulcrale , d'uné
mosquée , et d'un tchoultry, espèce de caravanserai. Cette
chapelle se rapproche plus du style hindou que du style
mauresque : le toit , qui semble composé de pierres placées
en plates bandes ; les colonnes isolées du corps du bâtiment
, et aussi renflées par le bas qu'elles sont effilées
par le haut , les chapitaux qui les surmontent ; tout cela
nous rappelle les constructions hindoues : au contraire les
ornemens minutieux et multipliés le long du fronton ,
balustrade dont il est couronné, les deux minarets accolés
aux deux extrémités , enfin le petit dôme qui s'élève
immédiatement au-dessus de la sépulture de Hayder , sont
dans une harmonie parfaite avec la mosquée construite
devant la façade de l'édifice sépulcral , et qui est tout-àfait
dans le genre mauresque . Ces deux édifices sont environnés
d'une enceinte carrée et formée par des portiques
destinés à recevoir les voyageurs , et qui sert de demeure
à des faquirs ou moines musulmans : « Malgré l'ogive un
» peu tourmentée des portes renfoncées , dit M. Langlès ,
» ce tchoultry , pour me servir de l'expression familière
» aux Hindous et aux Anglais , offre de belles lignes , et
» surtout une noble simplicité d'architecture , qui s'ac-
» corde cependant très-bien avec les deux édifices dont il
» forme , pour ainsi dire , l'encadrement ; car cette réu-
» nion présente , selon moi , un tableau pittoresque , im-
» posant , et surtout original , caractère qui n'est point
278 MERCURE
DE FRANCE
,
» sans mérite pour des yeux fatigués des pastiches mo-
» dernes de l'architecture grecque et romaine . Je conçois
>> très-facilement les reproches qu'on peut faire aux artistes
>> hindous et musulmans ; mais au moins ils ont un style
>> original et qui est propre à chacune des deux nations .
» Leurs irrégulières et gigantesques constructions élèvent
» mon âme , enflamment mon imagination : je les préfère
» à nos timides , à nos froides imitations , ou plutôt ré-
>> ductions des beaux et sages édifices de la Grèce et de
» l'Italie , si heureusement appropriés au climat , aux
» sites et aux moeurs des douces contrées qu'ils embellis-
» sent encore » .
De la capitale du Maissour , nous retournons en ligne
droite à la côte du Coromandel , et nous visitons successivement
et en suivant diverses directions les rochers sculptés
de Mavalipouram , le palais de Bangalore , le pagode
de Talicot , la ville et les temples de Kandjeveram et de
Madras. Quittant à regret cette ville fameuse , ses édifices
élégans et commodes , ses rues , ses portiques où circulent,
où se pressent de nombreux et actifs habitans Maures ,
Européens , Arméniens , Arabes , Chinois , Grecs : « nous
>> allons chercher à travers les sauvages et silencieuses
» montagnes des Ghattes , ces immenses excavations , ces
>> innombrables temples souterrains , qu'on peut à juste
» titre nommer le Panthéon de l'Inde , mais qui ne sont
» généralement connus que sous le nom d'Elora.
» Elora ou Ilour est situé à un quart de lieue des grottes
» sacrées auxquelles il doit probablement son existence ,
» au pied de la montagne même , à six lieues nord d'Au-
>> reng - abad. C'est l'asile des pèlerins hindous qui vien-
» nent en foule visiter les temples du voisinage. Ces exca-
» vations , distribuées en plusieurs étages , couvrent l'espace
AVRIL 1815.
279
»
» d'une lieue et demie ou de deux litues . Les plus
» remarquables , situées dans une montagne taillée à pic
» se dirigent du nord vingt-cinq degrés ouest , au sud
>> vingt-cinq degrés est , dans une étendue d'environ une
» demi-lieue , et ont une direction légèrement circulaire.
» Le rocher est composé d'un granit rouge , extrêmement
» dur , dans lequel on a creusé , à grande peine , avec le
>> marteau et le ciseau , d'innombrables temples , chapelles
>> et corridors de différentes dimensions , sur plusieurs
» étages , le tout orné de figures de ronde-bosse et en bas-
>> relief, prises sur pièce , et dont le nombre est absolu-
>> ment incalculable. Une grande quantité de ces figures a
» souffert des injures du temps ; un plus grand nombre a
» été mutilé par les fanatiques et intolérans Musulmans ,
» qui ont détruit tant de monumens hindous , égyptiens ,
>> grecs et persans. Qui pourrait en effet calculer les édi-
» fices sacrifiés à l'orgueil des mosquées , et les ouvrages
>> proscrits ou rendus superflus par le Coran ? Les plafonds
» de ces grottes sont pour la plupart couverts de peintures
» et d'ornemens méconnaissables par l'énorme enduit de
» fumée qui s'y est attaché : car la profonde et religieuse
» vénération des Hindous pour ces temples souterrains ,
» ne les empêche point d'y préparer leurs alimens ; ils ne
» croient point outrager la divinité en la rendant témoin
» des occupations domestiques , ni profaner son asile en
>> le partageant.
» De tout temps , les dévots hindous ont eu la coutume
» d'éviter la souillure des villes et les distractions du
» monde, et de se retirer dans les plus profondes solitudes.
>> Leur véritable but était de se montrer à leurs disciples
» avec tout le recueillement et le mystère capables d'exalter
» l'imagination et d'inspirer le respect . Encourager d'aussi 22
280 MERCURE
DE FRANCE
,
>> pieuses résolutions , en faciliter l'édifiante exécution ,
» a été l'objet du zèle des princes hindous , qui ont riva-
>> lisé entr'eux de magnificence dans la construction des
» temples et dans l'excavation des retraites souterraines ,
» en un mot , dans la fondation des monumens consacrés
» au culte de la divinité , ou à servir d'asile à ceux qui
» lui dévouent leur éxistence toute entière . Telle paraît
>> avoir été la double destination des cavernes sacrées
d'Élora, et de toutes celles qui se trouvent dispersées en
>> travers de la presqu'île de l'Inde , depuis Mavali Pouram,
» sur la côte de Coromandel , jusqu'à Salcette sur celle
» de Malabar , dans une largeur d'environ cent cinquante
» lieues. Ces grottes ont une étonnante ressemblance avec
» le Nakchi Roustem qu'on voit près de Chiraz , les cata-
» combes étrusques , voisines de Tarquinies en Italie , et
» surtout avec les syringes ou hypogées de Thèbes. On
» serait même tenté de croire que ces tombeaux des sou-
» verains et des habitans de l'ancienne capitale de l'Égypte
» ont servi de modèle aux architectes d'Élora . Les hypo-
» gées et nos excavations forment plusieurs étages , ont
» des péristyles à ciel ouvert et des portiques cintrés ,
» quoique le système de la voûte paraisse n'avoir été
>> connu ni des Égyptiens ni des Indiens ; les uns et les
>> autres sont ornés de peintures , de figures en bas-relief
>> et de statues en ronde-bosse . Les différences qu'on peut
>> remarquer dans les distributions intérieures , ainsi que
» l'absence des puits dans les grottes de l'Inde , doivent
» être attribuées à la différence de la destination respec-
>> tive de ces monumens : en Égypte , ils devaient servir
» d'asile aux morts ; les Hindous les avaient consacrés au
» culte des Dieux , et aux exercices pieux de ceux qui se
» vouaient au service des temples . •
AVRIL 1815 . 281
Et
le
te
ec
1
>> En examinant avec attention la distribution de ces
» temples souterrains , l'attitude et les symboles caracté-
>> ristiques des statues en ronde-bosse et des figures en bas-
>> relief qu'on y a répandues avec une espèce de profu-
» sion , on ne peut douter que ce ne soit l'ouvrage d'une
>> nation dévouée au brahmanisme et au boudhisme ; mais
» elle a invoqué les conseils et les talens de plusieurs
» artistes originaires d'Abyssinie , pénétrés du grandiose
» des monumens gigantesques qu'ils avaient vus dans la
Haute-Égypte . Les hypogées de Thèbes et les vastes
» cavernes qui servaient et servent encore d'asile aux
» Troglodytes d'Abyssinie , ont pu leur inspirer le hardi
» projet de métamorphoser une vaste montagne en de-
» meures mystérieuses d'une durée égale à celle de cette
» montagne même. C'est l'enthousiasme religieux , ce
puissant moteur de l'esprit humain , cet instigateur des
>> plus étonnantes entreprises , qui a suggéré l'idée de
>> celle-ci ou qui l'a conduite à son entière exécution » .
>>
On me saura gré , je pense , de cette citation , quelque
longue qu'elle soit , parce qu'elle fera connaître le style
de l'auteur et la manière dont il traite ses sujets . Elle
prouve que M. Langlès ne néglige aucune occasion
d'établir ces rapprochemens ingénieux ', qui jettent un
si grand intérêt dans les descriptions , et soulagent le lecteur
en lui rappelant des idées que la mémoire ne lui
fournit point toujours à propos .
Dans un second article , j'aurai occasion de revenir sur
ces monumens d'Élora , qui occupent une partie des trois
dernières livraisons . Je terminerai celui- ci en disant un
mot de la notice géographique dont quelques portions ont
été publiées.
Dans cette notice rédigée avec beaucoup de soin , pleine
282 MERCURE DE FRANCE ,
d'une sage critique et d'une profonde érudition , M. Langlès
paraît s'être attaché à rapprocher perpétuellement les
opinions et les systèmes souvent opposés des géographes
orientaux et européens , en émettant ses propres sentimens
: il nous a déjà fait connaître , d'après cette marche ,
les limites , l'origine du nom , les divisions naturelles , les
divisions politiques actuelles de l'Inde , et l'état de cette
contrée à la mort d'Aureng-Zeyb. Les géographes y liront
avec plaisir des extraits de l'Aïn akbéry , description de
l'Inde composée en persan pour le grand Acbar , et dont
M. Langlès possède un superbe manuscrit ; ils seront
également flattés d'une longue note où l'on trouve clairement
exposé le système de division de l'Inde , adopté par
les Hindous .
Si le nom de M. Langlès n'était pas la plus puissante
des recommandations pour les Monumens anciens et modernes
de l'Hindoustan , on ne saurait trop appeler l'attention
des vrais amis de la science sur ce bel ouvrage ,
qui réunit au plus haut degré deux genres de mérite qu'on
rencontre rarement ensemble , l'exactitude et le prix du
texte , ainsi que la beauté , les grâces , la fidélité des gravures
. On peut dire avec vérité que M. A. Boudeville ,
quoique déjà très-estimé , s'est surpassé dans ce nouveau
fruit de son zèle et de son talent . Quant à l'auteur , il
avait jusqu'à présent travaillé pour sa propre gloire ; mais
la France lui devra désormais un ouvrage dont elle s'honorera
toujours , et qui prendra place parmi les monumens
littéraires qu'elle peut offrir à la jalousie des étrangers ,
A.
AVRIL 1815 . 283
Ĉ
nt
e-
MÉLANGES.
LE BON VIEUX TEMPS.
J'ÉTAIS seul et rêveur dans mon réduit , ma tête appuyée sur
l'une de més mains , de l'autre tenant ma plume , et je songeais
à tout ce que l'on racontait , à tous les éloges que j'entendais faire
du temps jadis. « O bon vieux temps ! me pris-je à dire , est -il
vrai que tu mérites d'être aussi vanté ? J'ai bien peur que
nos aïcux n'aient pas toujours eu à se louer de toi , et qu'au résumé
tu n'aies pas valu mieux qu'un autre » . — «
Vous vous
trompez , me répondit tout à coup une voix guillerette , vous vous
trompez , mon fils ; tout était mieux jadis , on était meilleur et
beaucoup plus heureux » . Levant précipitamment les yeux , je vis
s'avancer un beau vieillard au costume simple et antique ; ses longs
cheveux blancs flottaient sur ses épaules , toute sa physionomie
respirait la joie et la candeur . « Je suis , me dit-il , le bon Vieux
Temps dont vous vous occupiez , et je viens vous convaincre ; ah !
vous doutez de tout le bien que l'on raconté de moi ! Attendez
que je me débarrasse » . Je m'aperçus alors qu'il portait sur son
dos un assez grand coffre , qui , remarqué plus tôt , m'eût peut- être
fait prendre le bonhomme pour un de nos musiciens ambulans .
Fort content de cette apparition qui ne me présageait pas de
mélancolie , je me levai pour accueillir l'aimable revenant . Je vous
remercie , lui dis-je , de votre agréable visite ; mais , papa , que
portez-vous donc là ? Comment ! reprit-il en riant , car il ne
parlait pas sans rire ; mais c'est ma lanterne magique . Je veux que
tout se retrace à vos yeux , et vous allez voir.... ce que vous allez
voir. Mon fils , poursuivit- il , affectant un air grave et feignant de
ne pas s'apercevoir combien la façon très - rustique de son large
habit carré de gros drap gris attirait mon attention ; mon fils , on
est trop frivole dans votre siècle , on cherche trop à briller , on ne
songe qu'à sa mise , on ne s'occupe que de futilités . Cela influe
284
MERCURE DE FRANCE ,
sur les moeurs , oui , certes , et plus qu'on ne pense. Quand je considère
vos coiffures , vos vêtemens , différens aujourd'hui de ce
qu'ils étaient hier…….. Pour des hommes , quelle inconstance ! quelle
instabilité !... Et vos dames donc ! ajouta-t-il en partant d'un grand
éclat de rire » .
Il avait disposé son petit théâtre et ses verres : «< Tenez , tenez ,
continua-t-il , voyez s'il est ici question de vos mille et une formes
de chapeaux et d'aigrettes , si l'on s'y drape avec de longs schalls ,
si l'on y porte des ridicules » .... Et voilà que mon bonhomme
déploie à mes yeux toutes les modes des deux ou trois derniers
siècles , sans songer que ces modes même m'offraient le tableau
d'une inconstance et d'une singularité encore bien plus grandes
que celles de notre âge. C'étaient , pour les dames , la duchesse ,
le solitaire , la fontange , le chou , le tête à tête , une culbute ,
un mousquetaire , le croissant , le firmament , le dixième ciel ,
la palissade , la souris , l'hurlubrelu , les petites tétes de choux
rondes , les tétonnées à la Martin , la coiffure à la Mongobert,
des tétes glissantes de pommade, des cheveux de deux paroisses,
la jardinière , les engageantes , les gourgandines , le boute-entrain
, le tátez-y, le laisse- tout-faire , une effrontée , une innocente....
En vérité , il n'y avait que de quoi s'égayer à toute cette
fantasmagorie . Le bonhomme , pour l'animer , représentait plusieurs
petites scènes et faisait chanter ses personnages . C'étaient de grands
éclats de voix et surtout des cadences perlées , des roulades à n'en
plus finir. Avouez en passant , me dit-il , que cette musique vaut
bien celle de vos jours où l'on ne sait que jeter langoureusement
et par saccades un mon coeur soupire ?.... Passons , passons
sur la musique , lui répondis-je , je suis tout occupé de vos modes ,
et en effet je ne me lassais pas de contempler toutes ces bizarres
inventions de l'esprit humain . M'abandonnant à la bonne humeur
que me donnait ce spectacle , je me mis à réciter quelques vers de
la comédie de Boursaut , où ces modes sont décrites ; le bonhonime
toutjoyeux fit aussitôt l'interlocuteur , et nous voilà l'un et l'autre
à déclamer.
---
AVRIL 1815 . 285
t
Mor.
Une robe de chambre étalée amplement ,
Qui n'a point de ceinture et va nonchalamment ,
Par certain air d'enfant qu'elle donne au visage ,
Est nommée innocente , et c'est du bel usage.
LE BONHOMME.
Sont-ce là des sujets pour vous mettre en colère ?
Moi.
Voilà la culebute et là le mousquetaire.
LE BONHOMME.
Un beau noeud de ruban dont le sein est saisi ,
S'appelle un boute-en-train ou bien un tatez-y ;
Et les habiles gens en étymologie
Trouvent que ces deux mots ont beaucoup d'énergie :
Une longne cornette , ainsi qu'on nous en voit ,
D'une dentelle fine et d'environ un doigt,
Est ane jardinière ; et ces manches galantes ,
Laissant voir deux beaux bras , ont le nom d'engageantes.
Moi.
L'homme le plus grossier et l'esprit le plus lourd ,
Sait qu'un laisse-tout -faire est un tablier court.
LE BONHOMME .
La coiffure en arrière , et que l'on fait exprès
Pour laisser de l'oreille entrevoir les attraits ,
Sentant la jeune fille et la tête éventée ,
Est ce que par le monde on appelle effrontée.
Mor.
Enfin la gourgandine est un riche corset
Entr'ouvert par devant à l'aide da lacet ;
Et comme il rend la taille et plus belle et plas fine ,
On a dû lai douner le nom de gourgandine.
Nous déclamions toute cette scène du ton le plus animé , et vraiment
c'eût été fort plaisant pour un tiers qui nous eût examinés.
Le bonhomme , aux anges , continuait d'accumuler tableaux sur
286 MERCURE DE FRANCE ,
tableaux . Vinrent les gros ventres , les culs postiches , les paniers,
les vertugadins..... Mais , papa , m'écriai-je enfin ; mais , papa ,
vous n'y pensez pas ! nos dames sont des prodiges de raison auprès
de toutes celles de vos jours . Bien éloigné de m'entendre ou de
vouloir m'entendre , et passant aux costumes des hommes , il me
déploie d'abord , dès les premiers temps de notre monarchie , les
chevelures tantôt longues et tantôt courteș . Tout à coup les Français
se montrent revêtus d'une longue soutane et portent un petit
capuchon ( 1 ) ; bientôt , quittant le froc et laissant le chaperon aux
présidens à mortier , aux avocats et aux docteurs , ils deviennent
des blasons ambulans , offrant sur eux toutes les pièces armoriales
de l'écu ( 2) , ou se carrent avec un habit semblable à celui que
portent encore aujourd'hui nos échevins et nos bedeaux (3) ; ici ,
c'est une longue culotte , si serrée que la pudeur en gémit (4 ) ; là ,
c'est un large haut-de- chausse à la Suisse , et des trousses que
recouvre une demi-jupe ( 5) .
་ །
N'y pouvant plus tenir , j'allais crier de manière à le faire arrêter
court , lorsqu'arriva un monsieur à la figure grave et réflé
chie , à la mise extrêmement soignée et du dernier goût : costume
franco - anglo - russo -prussien ; pantalon large et à bandes
rouges sur les côtés , bottes à talons hauts et ferrés , chapeau
à bords étroits . C'était le Temps présent . Vous vous amusez
donc, me dit-il en souriant, à regarder , comme les enfans , la lanterne
magique ? Le bonhomme , qui l'avait vu entrer , s'approcha
et remarquant que je me disposais à sortir : où allez -vous donc ?
me demanda-t- il ? Dîner, lui répondis-je , il est six heures. Ohbienmoi,
répliqua-t-il , je vais souper , et il se prit à rire . S'approchant de
mon oreille , il me dit tout bas je reviendrai , entendez - vous ?
j'ai encore beaucoup d'autres choses à vous montrer : les moeurs ,
(1) Douzième siècle et les trois suivans , longue soutane.
(2) Sous Charles V, habit blasoné.
(3) Sous Charles VI , habit mi-parti.
(4) Sous François Ier.
245) Sous le même règné.
AVRIL 1815.. 287
la religion , la politique , et puis , et puis ; vous voilà déjà convaincu
sur l'article des modes et de la musique.... Oui , trèsconvaincu
! repartis-je en riant. Je vous préviens cependant que
je ne veux plus de lanterne magique , car , en effet , c'est un spectacle
d'enfant ; et que monsieur et moi nous vous ferons des objections
auxquelles vous serez tenu de ne pas faire la sourde oreille ;
hé bien ! reviendrez -vous ? - Vous ne le méritez guère , me répondit
le vieillard avec un peu d'humeur : adieu , si je reviens
G.
vous me prendrez .
LES CONTRASTES.
Nota. Le brouillon de la lettre qu'on va lire a été trouvé dans la cour
des Messageries, rue Notre -Dame -des-Victoires. On n'y a fait aucun chaugement
, on s'est contenté, de corriger quelques-unes des fautes de style les
plus grossières , et de faire disparaitre quelques légères fautes d'orthographe .
Paris , le 21 mars 1815.
ENFIN , ma chère femme , me voilà dans ce Paris dont on doit
parler partout l'univers puisqu'on en parle jusque dans notre bourg
qui , selon notre voisin le maître d'école , est bien l'endroit où l'on
sait le moins ce qui se passe et ce qui existe sur le globe . Tu ne
saurais te faire une idée de l'étonnement que tout me cause ici .
Rien n'y ressemble à ce qu'on voit chez nous. La partie de la ville
que j'ai traversée en arrivant , et qui se nomme le faubourg Saint-
Marceau , m'a pourtant retracé quelque souvenir de cette partie
de notre village où les rues sont si tortueuses , si sombres et si
sales . La différence ne consiste vraiment qu'en ce que les maisons
ici sont plus hautes , les rues plus longues , qu'elles sont
pavées , et qu'on y voit plus de monde. Le peuple qui les parcourt
parait être plongé dans la plus affreuse misère ; les lambeaux
les plus hideux et les plus malpropres le revêtissent , ce qu'on ne
voit pas non plus chez nous ; cependant presque tous ces gens-là
sont ivres , et notre cocher m'a assuré que c'est leur état habituel
288 MERCURE
DE FRANCE ,
Je ne comprends pas trop comment avec des habits qui annoncent
le besoin , ils peuvent avoir une telle manière de vivre ; mais chaque
pays a ses babitudes, et notre voisin , qui a beaucoup lu , m'a dit mille
fois Paris était le
que
des contrastes . Tu pays sais que ce mot signifie
assemblage de choses qui ne paraissent pas faites pour aller ensemble :
et vraiment , à commencer par la ville elle-même , les différens quartiers
doivent être bien surpris de se voir renfermés dans la même enceinte.
Il n'est guère possible d'unir des extrêmes qui se ressemblent
moins . Si la région située à l'est de la ville est le plus affreux
cloaque qu'on puisse se figurer , ce qu'on appelle la Chaussée
d'Antin , les boulevards , le quartier du Palais-Royal , le faubourg
Saint-Germain , les Tuileries , me font croire à la réalité de ces
cités merveilleuses construites par les fées ou par les génies , et
dont la description nous amuse tant. Je n'en finirais pas , si je
voulais te dépeindre la moindre partie de ce que je vois tous les
jours. Je préfère , pour plus d'une raison , tenir un peu en suspens
ta curiosité féminine , et ajourner mon récit jusqu'à mon retour.
Il servira à l'amusement de nos soirées d'hiver.
Quoique je ne sois arrivé que depuis trois jours , j'ai déjà fait
plusieurs courses fort longues et très-fatigantes : il n'en est pas de même
mes affaires qui n'ont pas encore fait un pas , malgré les peines que
je me suis données . Mais si je n'ai pu rien conclure , j'ai du moins
trouvé d'amples sujets de divertissement dans la variété des scènes ´
que la foule toujours agissante fait succéder sous mes yeux avec
une rapidité et une fécondité incroyables . Pour t'en donner une
idée , je vais par manière d'à-compte sur la relation que je promets
de te faire de mon voyage , t'envoyer un abrégé de l'histoire de
ma journée d'hier. Tu verras si notre bon voisin a tort de dire
que Paris est le rendez-vous des contrastes épars dans l'univers.
Le matin , en me levant , je sus par le domestique de l'hôtel
garni où je suis logé , que le roi était parti dans la nuit , et qu'on
attendait l'Empereur dans la journée . J'hésitai un moment pour
savoir si je sortirais ; mais voyant de ma fenêtre les boutiques ouvertes
, et la foule circulant dans les rues comme de coutume , je
TIMBRE
RO
AVRIL 1815. 289
pris mon parti , bien résolu de profiter d'une circonstance ausși j
intéressante pour faire mes observations dans le sens de la remarque .
de notre magister . Le premier objet qui s'offrit à ma vie en sortant
de chez moi , fut l'étalage d'un marchand d'estampes . Le désordre
le plus bizarre y régnait . Un sacrifice à Cybèle touchait une descente
de croix . Immédiatement après venait une tête d'Aspasie
qui semblait faire le pendant de celle d'une madone . La nouvelle
du jour avait déjà fait sortir des magasins quantité de gravures
condamnées depuis un an à dépérir dans la poussière . Ici on
remarquait une victoire d'Austerlitz au-dessus d'un bivouac de
Cosaques aux Champs-Élysées ; là un buste de Napoléon à côté
de celui du duc de Berry ; un peu plus loin un portrait de la duchesse
d'Angoulême était environné des portraits de Dautun et
d'un comédien des petits théâtres ; au-dessous une estampe représentant
la naissance du roi de Rome attirait l'attention , concurremment
avec une autre qui représentait la cérémonie du 21 janvier
dernier .
A vingt pas du marchand d'estampes étaient deux hommes.
grimpés chacun sur une échelle appuyée contre le mur , et tous
deux occupés à coller une affiche . Sur l'une on lisait ces mots en
très-gros caractères : le bon temps revenu , l'autre portait en tête :
Assignats , guerre civile , guerre étrangère. J'approchai pour
lire le reste , mais mon attention fut détournée par un malencontreux
corbillard qui vint accrocher un élégant cabriolet dans lequel
était un enfant nouveau-né qu'on portait à l'église , et m'obligea de
lui céder la place . Tu ne connais peut-être pas ce qu'on appelle
un corbillard : c'est un vilain chariot noir dans lequel on transporte
les morts , afin sans doute que l'honnête homme , obligé par
la mauvaise fortune d'aller à pied toute sa vie , soit sûr du moins
d'aller une fois en voiture avant de descendre dans la terre . La
rencontre des deux équipages devint funeste à l'homme qui posait
la dernière affiche . La roue du cabriolet serra de trop près l'échelle
qui tomba , entraînant dans sa chute celui qu'elle portait . Ce dernier
ne gagna à ce saut périlleux que quelques égratignures ou
19
290
MERCURE DE FRANCE ,
contusions peu dangereuses ; mais il était si couvert de colle et de
houe qu'on le crut d'abord grièvement blessé. Un enfant d'Esculape
qui se rencontrait là ayant demandé qu'on lavât le visage du
malade , j'entrai pour demander un peu d'eau chez un marchand
de vin , que je trouvai si occupé à peigner le poil d'un vaste bonnet
de grenadier, tandis que sa femme mettait des papillottes à une
barbe postiche , que personne ne m'entendit. L'épicier en face
faisait de la politique avec le perruquier du coin et une robuste
blanchisseuse qui venait de puiser de nouvelles forces dans un verre
de mauvaise eau-de-vie : la discussion était échauffée ; on ne daigua
pas faire attention à moi. Pendant que j'étais ainsi en quête ,
l'afficheur revenu de son premier étonnement avait repris ses
ustensiles et s'était sauvé , et la foule ne trouvant plus rien qui
excitât sa niaise curiosité , ni son indolente compassion , s'était
aussitôt dispersée.
4
"
J'avais choisi ce jour pour m'acquitter de deux commissions
relatives , l'une au neveu de notre maire , l'officier de dragons
l'autre aux sollicitations de notre bon curé. Je me rendis d'abord
dans les bureaux du ministre des cultes , où je m'attendais à ne
trouver que des commis à tonsures et en petit manteau . J'arrive ,
d'après l'indication du concierge , à une pièce où je vois huit ou
dix personnes en uniforme. L'une qui tenait un fusil et faisait
l'exercice , me coucha en joue comme j'entrais ; deux autres , un
livre à la main , criaient à tue -tête pour savoir où devait être placé
le serre -file dans l'école du peloton . Le reste de la compagnie
était debout autour d'une grande table couverte par une carte
militaire des routes de France , divisées par journées d'étapes . Je
crus d'abord m'être trompé , et que la chambre où je me trouvais
était le corps - de-garde établi pour la police de la maison : mais un
de ces messieurs me désabusa ; il m'apprit que lui et ses camarades
faisaient partie de la garde nationale , et que le chef de bureau qui
est lieutenant de chasseurs , venait de se rendre à l'état -major. Je
remis en conséquence ma visite à une autre fois . En m'en allant
je rencontrai sur l'escalier deux jésuites , un chartreux , et trois
AVRIL 1815.
291
soeurs de la miséricorde , que suivait un tambour en uniforme
tant à la main une liasse de billets de garde.
por-
Je n'eus
pas une meilleure
chance
dans les bureaux
de la guerre :
le commis
auquel
je m'adressai
, après avoir parcouru
avec l'air
d'un homme
affairé la note que je lui remis , et avoir fait semblant
de feuilleter
quelques
vieilles
paperasses
, me congédia
en m'invitant
à repasser
dans un moment
où les affaires
de l'administration lui permettraient
d'entreprendre
la recherche
nécessaire
pour me
donner
une réponse
. Il me rendit ma note et je partis , non sans
m'être
excusé
mille fois auprès
de cet honnête
employé
, d'être
venu si indiscrètement
le déranger
de ses importantes
occupations
.
Juge combien
je ris ensuite
de ma simplicité
, lorsque
jetant les
yeux sur le papier
que je tenais , j'y trouvai
un couplet
de vaudeville
, dont la fraîcheur
de l'encre
décélait
la très-récente
création
.
Je conjecturai
que le plumitif
, dans l'embarras
que lui causait
l'importance
de son travail , avait fait un quiproquo
, dont probablement
il se sera consolé
moins vite que moi.
Je me disposais à rentrer au logis , lorsqu'en passant devant u
corps-de-garde , je m'entendis appeler par mon nom. Surpris , je
m'arrête , et je reconnais dans l'officier du poste le propriétaire de
mon liôtel garni . Eh bien ! mon cher hôte , me dit- il , il y a de
grandes nouvelles. J'en sais déjà quelque chose , lui répondis -je.
Oh ! vous ne savez pas tout , reprit-il d'un air mystérieux ; entrez
avec moi , je vais vous montrer une lettre que je reçois à l'instant
de Fontainebleau , et qui ne doit nous laisser aucun doute sur
l'issue d'une des plus étonnantes entreprises dont l'histoire fasse
mention . Je le suivis : nous traversâmes une grande salle à rez- dechaussée
qui n'avait guère de militaire qu'un lit de camp et un
ratelier d'armes. Les hommes qui y étaient réunis en ce moment ,
vêtus en simples bourgeois , formaient divers groupes . Dans l'un
on parlait du prix du sucre et de celui de la chandelle , et du cours
des effets publics ; dans l'autre , il était question d'une entreprise
de librairie ; dans un troisième , on faisait le procès aux ministres
du roi , et l'on désignait ceux dont l'empereur ferait choix im292
MERCURE DE FRANCE ,
manquablement ; et dans un quatrième , on cassait ou l'on approuvait
les décisions prises par le jury aux dernières assises.
Il était tard . Mon conducteur , après m'avoir montré sa lettre
qui ne m'apprit rien , me mena diner chez un traiteur du voisinage
. Le repas fut court , et nous nous séparâmes . J'avais quelques
emplettes à faire au Palais-Royal ; le jardin des Tuileries
était sur mon chemin ; je le traversai . Un peuple immense le remplissait
. Il était aisé de distinguer la diversité des opinions à la
diversité des couleurs . Les cocardes blanches et les cocardes tricolores
, les lis et les violettes s'entremêlaient : néanmoins à l'exception
de quelques apparences d'inquiétude qui se manifestaient sur
certaines physionomies , et contrastaient avec l'impatience qui se
peignait sur les autres , on eût dit , à la tranquillité qui régnait ,
que tout le monde était du même avis . En sortant de ce lieu , j’aperçus
un nombreux rassemblement au coin d'une rue voisine . Je
fus curieux d'en connaître la cause . C'était une proclamation de
Napoléon qu'on posait à côté d'une proclamation de Louis XVIII ,
encore humide. J'arrivai enfin au Palais-Royal. A l'un des anglés
de la galerie qui règne tout autour de ce bel édifice , s'étaient agglomérées
une cinquantaine de personnes criant de tous leurs poumons
: vive le roi ; dans un autre angle se trouvait un attroupement
bien plus considérable qui fesait retentir les airs des cris
répétés de vive l'Empereur : les deux groupes se mirent en mouvement
à peu près au même instant . Par bonheur , le démon des
contraires , qui tenait ce jour-là les Parisiens plus fort que de coutume
, oublia de diriger les promeneurs dans un sens opposé , ce
qui eût amené nécessairement une rencontre dont le résultat eût
été peut-être une scène violente. Les crieurs des deux partis s'en
tinrent donc à se promener et à s'époumoner , et ce n'est pas un
des contrastes les moins remarquables qui m'ont frappé dans cette
grande journée , que de voir prendre la même route par des gens
que leurs inclinations devaient porter dans une direction tout-à-fait
inverse.
Il ne me fut pas difficile de deviner la cause du repos qui régnait
AVRIL 1815 .
293
goudans
la ville , malgré quelque diversité d'opinions . Le dernier
vernement avait mécontenté tout le monde , même ses partisans :
l'Empereur ramenait avec lui la sécurité et l'espoir .
Adieu , ma chère femme ; compte que s'il se présente quelque
chose de nouveau à t'apprendre pour te divertir , j'aurai soin de
t'en faire part , et sois persuadée qu'à Paris comme à . . je
serai toujours le meilleur et le plus constant des maris .
·
Exposition, dans le musée impérial , des ouvrages de peinture,
'sculpture , architecture et gravure des artistes vivans .
[ Par continuation ( 1 ) . ]
Nous allons pénétrer dans le grand salon du musée impérial , où
nous examinerons tous les chefs - d'oeuvres de l'école moderne , et
sous quelques rapports les chefs-d'oeuvres de l'art.
Tâchons de les juger , non plus selon les lois de la critique d'atelier
, mais suivant les lois de la poétique générale des arts .
Il manque encore à l'Europe une doctrine complète des lois ,
selon lesquelles se produisent les sensations agréables . Il n'en faut
point douter, notre organisation physique et morale renferme les
principes généraux de la poétique des beaux- arts ; mais il est difficile
de démêler ces principes à travers le dédale que présente
l'action simultanée de nos facultés. Pour le philosophe qui a réfléchi
profondément sur notre organisation , il est démontré qu'il
existe une beauté universelle , unique , vers laquelle sont entraînés
tous les hommes doués d'une organisation parfaite , et que la
nature a placés dans les circonstances les plus avantageuses pour
jouir de cette organisation .
(1 ) Nous avions interrompu nos observations sur le salon , parce qu'il devait
être très- incessamment fermé ; mais on annonce aujourd'hui qu'il restera
encore ouvert quelque temps . Nous pouvons donc reprendre la suite des
articles qui ont pour objet son examen.
294
MERCURE DE FRANCE ,
Un autre fait bien important , dont est frappé le philosophe qui
observe les rapports intimes des beaux - arts avec nos facultés ,
c'est que tous les arts , ou pour mieux dire toutes les sensations
agréables , sont soumises à des lois analogues. La poésie , la peinture
, la sculpture , l'architecture elle - même , la chorégraphie ont des
principes généraux absolument semblables . On peut retrouver les
bases fondamentales de l'art de peindre dans la poétique d'Aristote
et dans celle d'Horace ; et le poëte trouverait peut - être aussi , dans
Alphonse Dufrenoy et dans Winkelmann , des leçons utiles à son
art. Cette vérité est la cause pour laquelle un grand poëte jugera
mieux l'ouvrage d'un grand peintre que d'un peintre médiocre ,
car le grand peintre et le grand poëte ont suivi des principes généraux
absolument semblables , principes qui étaient inconnus aux
peintres médiocres .
Ut pictura , poesis erit , etc. Hor .
Ut poesis pictura , etc. ALPH. DUFr.
Il viendra sans doute une époque où tous les arts , portés en
France jusqu'à la perfection , permettront de jeter le plan de leur
poétique générale , plan sublime dont Bâcon a offert les premières
données . Plusieurs articles de la poétique d'Aristote entreraient dans
ce vaste ouvrage sans avoir besoin d'éprouver aucune altération .
On en peut dire de même de certains passages d'Horace et de Boi-
Jeau. Des philosophes , célèbres chez toutes les nations modernes ,
ont jeté , séparément il est vrai , les bases d'un pareil ouvrage .
Les Burke , les Kant , les Hermsteruis , les Crouzas , les Hutchezson
, les Camper, les Megs , les Hogart , etc. , ont ouvert depuis
long-temps la carrière à cette branche de la philosophie qui tend à
augmenter le bonheur des hommes en leur apprenant à contempler
ce qui est beau , faculté que Platon regardait dans l'homme
comme la plus précieuse , et qu'il donnait pour preuve des rapports
éternels de l'espèce humaine avec la divinité.
Essayons de faire l'application de quelques - uns des principes
de la poétique générale des arts , dans l'examen que nous allons
faire des chefs- d'oeuvres de la peinture moderne.
AVRIL 1815 .
295
Deux artistes se disputent le premier rang dans le grand salon
d'exposition. Tous les deux joignent la méditation philosophique
à la savante exécution ; tous les deux sont devenus peintres , en
se guidant d'après les principes que Virgile et Racine ont suivis
pour devenir poëtes .
M. Guérin s'est appliqué à choisir des sujets qu'a illustrés la poésie
tragique. Les peintres doivent rechercher les sujets que le public
peut reconnaître aisément . Horace donne ce conseil aux auteurs
tragiques :
Rectiùs iliacum carmen tuque deducis in actus ,
Quàm si proferres ignota , iudictaque primus ;
et ce principe doit s'appliquer plus directement encore à la scène
pittoresque proprement dite . Le peintre , comme le tragique , est
censé être toujours éloigné de son ouvrage , et ne pouvoir en donner
l'explication. Il faut donc à la peinture des sujets déjà illustrés
par les autres arts , ou qui occupent les plus belles pages de l'histoire
.
L'auteur du tableau de Phèdre et Hippolyte , en traitant les sujets
mis en scène par Racine , a dû leur faire éprouver de bien plus
grands changemens encore que ceux que Racine faisait subir aux
chefs -d'oeuvres d'Euripide pour les transporter sur le théâtre de Paris
. Les convenances défendaient au poëte français d'offrir en même
temps sur la scène , Thésée accablant son fils d'imprécations , et
Phedre demandant la punition de celui qu'elle hait parce qu'il fut
vertueux . Le théâtre refuse un semblable spectacle : aucun des auteurs
qui ont traité ce sujet , depuis les tragiques grecs jusqu'à Robert
Garnier , et depuis celui-ci jusqu'a M. Cubière , n'a présenté
ces trois personnages dans la même scene ; et cependant la scène
pittoresque le demandait . Je ne pense même point qu'il fût possible
de présenter avantageusement , dans un tableau , Thésée maudissant
son fils , éloigné de Phèdre. En ceci , M. Guérin semble suivre
ce précepte d'Horace :
Publica materies privati juris erit si
Nec circa vilem , patulumque moraberis orbem .
296
MERCURE
DE
FRANCE
,
Nec verbum verbo curabis reddere , fidus
Interpres nec desilies imitator in arctum , :
Undè pedem proferre pudor vetet, aut operis lex.
Dans son tableau de Pyrrhus , M. Guérin a encore travaillé d'après
Racine . Le sujet d'Andromaque est presque entièrement de
l'invention du plus grand de nos poëtes ; il en avait pris l'idée dans
le troisième livre de l'Enéide ; ou , soit dit en passant , Virgile me
semble présenter aux peintres le sujet d'une belle composition ,
lorsqu'il fait approcher les Troyens fugitifs de la veuve d'Hector ,
placée entre le tombeau de son fils et un autre tombeau que
poële ne nomme pas.
le
M. Guérin a encore présenté dans ce tableau de Pyrrhus une
réunion de personnages qui n'a point lieu dans la tragédie de
Racine.
Je ne sais si l'auteur n'eût pas donné plus de perfection à son
ouvrage , en diminuant le nombre de personnnages animés de
passions diverses , qui le composent. J'ai entendu quelques pèrsonnes
louer certains tableaux , de ce qu'ils représentaient un grand
nombre de passions à la fois . Je n'ai jamais partagé leur admiration
sur ce point. L'âme n'aime point à passer plusieurs fois en un instant
d'un sentiment à un autre ; et , de même que la composition du
clair-obscur demande de grandes masses pour satisfaire les yeux ,
l'emploi des passions ne doit point présenter , dans le même cadre ,
un trop grand nombre des phases du coeur.
Nec quarta loqui persona laboret ,
dit encore Horace , en offrant les lois de la scène tragique . On peut
en dire autant de la scène pittoresque : ce principe mérite d'être
développé . Je crois qu'Horace veut dire ici qu'il ne faut point
présenter sur la scène plus de trois acteurs animés de grandes
passions , faisant un rôle important. Cette loi est fondée sur la
connaissance de la faiblesse de notre intelligence , qui ne pourrait
à la fois s'appliquer à partager un trop grand nombre de passions.
Il est aussi important de se conformer à cette loi pour ne pas diminuer
l'intérêt en le partageant ; enfin , cette loi facilitè le déve•
AVRIL 1815 . 297.
t
e
loppement des sentimens de chaque acteur, et permet de déployer
toutes les richesses de l'élocution. Horace n'entend parler ici que
des personnages animés de passions qui leur sont propres , et non
des acteurs qui partageraient les sentimens des personnages principaux
. Aussi , ajoute-t- il , immédiatement après :
Actoris partes chorus , officium virile
Defendat , etc.
On voit que le coeur est regardé ici comme un seul être dont les
diverses parties doivent éprouver les mêmes sentimens .
ΠIl y aurait donc un personnage de trop dans l'ouvrage de
M. Guérin; mais quel est celui que l'on voudrait exclure de ce beau
tableau ? Serait - ce cet Oreste , qui , par un seul geste de sa main ,
qui serait vulgaire peint par un peintre vulgaire , annonce l'orage
prêt à fondre sur l'Épire , quand son roi se déclare protecteur de
la beauté et de l'innocence? Serait - ce cette Hermione , dont la
jalousie médite la mort d'un ingrat , et qui sort pleine d'amour , de
mépris et de haine ? Non , le spectateur ne consentirait à éloigner
aucun de ces personnages. Avouons - le , les grands talens ont le
droit de donner une sorte de légitimité à quelques principes sujets
à contestation.
Ce tableau , par son ensemble , est une sorte d'innovation dans
la peinture des siècles modernes . On n'avait point encore vu d'artiste
qui voulût sacrifier les détails des fonds à une savante simplicité.
Il y a une sorte de témérité à renoncer au succès facile
des accessoires , à l'harmonie du clair-obscur, pour faire valoir la
perfection du dessin et la justesse de l'expression . On trouve , dans
cette méthode, quelque chose de cette simplicité homérique que les
littérateurs n'apprécient qu'après de longues méditations .
L'auteur d'Andromaque n'est point le seul de nos poëtes auxquels
M. Guérin ait , pour ainsi dire , voulu associer sa gloire . Son
tableau , représentant Céphale et l'Aurore , me paraît avoir été
inspiré par la charmante cantate de J.-B. Rousseau , intitulée Céphale.
Ce petit poëme est un chef - d'oeuvre de style et de composition
.
298
MERCURE
DE FRANCE
,
La nuit d'an voile obscur couvrait encor les airs ,
Et la seule Diane éclairait l'univers ,
Quand , de la rive orientale ,
L'Aurore, dont l'amour avance le réveil ,
Vint trouver le jenne Céphale
Qui reposait encor dans les bras du sommeil .
Elle approche , elle hésite , elle craint , elle admire ;
La surprise enchaîne ses sens,
Et l'amour du héros , pour qui son coeur soupire ,
A sa timide voix arrache ces accens :
Vous , qui parcourez cette plaine ,
Ruisseaux , coulez plus lentement ;
Oiseaux , chantez plus doucement ;
Zéphyrs , retenez votre haleine :
Respectez un jeune chasseur ,
Las d'une course violente , etc.
Je n'ai
pu résister au plaisir de présenter ces vers à mes lecteurs
ils y voient , pour ainsi dire , la description du tableau que
nous examinons . Le poëme de Rousseau et le tableau de M. Guérin
augmentent l'intérêt l'un de l'autre. Heureux si le peintre eût
suivi plus exactement les indications données par le poëte ! Rousseau
n'a pas mis l'Amour à la suite de l'Aurore , ce qui l'aurait
fait ressembler à Vénus. Il ne fallait pas même de zéphyr à la
suite de l'Aurore ; car les anciens , sous le nom d'Aurora ,
d'Aura, désignaient, outre le lever du soleil , le vent frais d'orient
qui le précède .
Rousseau a fait commencer son petit poëme par une courte description
de la nuit , ce qui jette une sorte de clair- obscur sur ce
joli tableau. Cette circonstance aurait dû indiquer au peintre qu'il
était important que sa toile offrit une masse d'ombre pour faire ressortir
, par le contraste , le brillant phénomène qu'il voulait retracer.
Je crois que Céphale devrait être placé sur le sol , non sur
les nuages . Je pense aussi que la partie inférieure du tableau ne
devrait point chercher à lutter avec la partie supérieure. Il fallait
éviter d'offrir dans le même cadre le phénomène physique et le
météore mythologique. Lorsque les machines poétiques se présenAVRIL
1815.
299
tent avec avantage , elles doivent chercher à éviter l'approche de
l'objet réel qu'elles figurent.
On permettrait peut-être à un sculpteur de représenter l'Aurore
jetant des fleurs sur le sein de Céphale ; mais la peinture ,
qui doit avoir à sa disposition toutes les ressources de la chromatique
, doit donner à l'Aurore l'éclat et la fraîcheur des fleurs
qu'elle fait éclore , et non point lui en remplir les mains . C'est- là
une sorte d'anachronisme ; l'Aurore qui fait épanouir les fleurs ne
doit point les cueillir . Ce tableau n'a point les qualités des autres
ouvrages de l'auteur , qui lui font pardonner le peu d'éclat de sa
couleur.
Dans le prochain numéro , nous examinerons les ouvrages de
M. Girodet. BRES.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES.
THEATRE DE L'IMPERATRICE . -Première représentation de
Mystère et Jalousie , comédie en un acte et en vers de M. Hippolyte.
Sophie fait un portrait , et reçoit de son tuteur une lettre équi
voque , comme on en trouve dans quelques pièces de Voltaire : tels
sont les motifs de la jalousie de Saint- Albain , son amant ; mais ce
portrait , qu'il croit être celui d'un rival , est le sien même , et une
explication lui démontre aussi son erreur au sujet de la lettre ;
l'amour lui fait obtenir son pardon.
Il y a peu d'intrigue et de comique dans cette pièce , dont le
sujet n'est pas très - heureux . La peinture de la jalousie convient
beaucoup mieux à Melpomène qu'à Thalie ; elle peut produire
quelques scènes plaisantes , mais non une comédie entière . On connaît
la tentative malheureuse de Molière dans Don Garice ou le
Prince de Navarre; le Jaloux , de Rochon de Chabannes ; et le
300 MERCURE DE FRANCE ,
Jaloux sans amour, d'Imbert , n'ont dû leur frêle existence qu'au
jeu des acteurs .
Quelques expressions triviales ont excité des murmures ; on a
distingué toutefois des vers assez bien tournés. La pièce a été
écoutée avec froideur , et cependant avec indulgence : elle ne peut
aller loin.
Première représentation de la Capricciosa corretta ( la Capricieuse
corrigée ) , opéra buffa en deux actes , musique de
Martini.
La Capricciosa corretta , annoncée sur l'affiche comme une
pièce représentée pour la première fois au théâtre de l'Odéon ,
n'est autre que la Moglie corretta ( l'Épouse corrigée ) , jouée en
1806 sur le même théâtre . Le compositeur de la musique ne doit
pas être confondu avec deux autres personnages célèbres dans cet
art , le père Martini , auteur d'ouvrages théoritiques très- estimés des
musiciens ; ce M. Martini , auquel nous devons le charmant opéra
du Droit du Seigneur, les belles symphonies de la Bataille d'Ivry,
et plusieurs autres morceaux de musique fort agréables de ces trois
artistes , le père Martini est le seul qui soit né en Italie ; l'auteur de
la Moglie corretta est espagnol , et celui du Droit du Seigneur
est allemand ( 1 ).
Faut-il parler du poëme de la Moglie corretta ? Il n'en vaut
assurément pas la peine : ce n'est qu'un tissu d'absurdités et de
platitudes . La musique du premier acte n'offre rien de très -remarquable
; celle du second ( suivant l'usage des opéras buffas où la
gradation musicale est ordinairement bien suivie ) est fort supérieure
. L'air de la Capricieuse , celui du jeu de cartes , et surtout
le duq si expressif et si piquant dans lequel Bonario et sa femme
se moquent l'un de l'autre , ont produit beaucoup d'effet : ce dernier
morceau , malgré sa longueur , a obtenu les honneurs du bis,
( 1) Connaissant l'influence magique d'une terminaison en i , il l'a ajoutée
à son véritable nom . Pourquoi madame Mainvielle -Fodor n'a- t- elle pas
imité son exemple ?
AVRIL 1815 . 301
et seul il donnerait envie de revoir l'ouvrage . Bassi s'est montré
bon comique dans Bonario : madame Mainvielle a été justement et vivement
applaudie pour son chant ; mais sous le rapport du jeu , le
rôle de femme capricieuse eût mieux convenu à madame Morandi .
A l'exception de ces deux artistes , l'ouvrage est abandonné aux
doublures ; on n'y entend point les virtuoses les plus goûtés du public
. Je ne dois point passer sous silence une innovation peu heureuse
introduite dans l'orchestre . C'est , je crois , la première fois
qu'on y a entendu une timbale : cet instrument , si cher à nos compositeurs
modernes , et si affligeant pour les oreilles délicates , n'a
été employé , il est vrai , qu'avec beaucoup de sobriété et dans
quelques parties de l'ouverture ; mais c'est encore trop . Seulement
admissible dans les airs militaires , hors de là il est aussi inconvenant
que désagréable .
La cause des artistes italiens de ce spectacle , non moins recommandables
par leur zèle que par leur talent , est gagnée : ils
ne seront plus les victimes d'une décision arbitraire et d'une insatiable
cupidité . Désormais assurés de leur sort , ils donneront tous
leurs soins pour faire jouir le public de quelques nouveautés et de
plusieurs excellentes compositions qu'on n'a pas entendues depuis
fort long-temps (2 ) . Si depuis plusieurs mois leur répertoire a été
monotone , c'est aux circonstances qu'il faut principalement l'attribuer
. Les amateurs répondront à leur zèle en se rendant en foule
à un théâtre dont on verra renaître les beaux jours sous l'influence
d'un gouvernement protecteur des arts .
A.
Nous trouvons dans le Journal général de France , du 25 de
mars , une lettre inédite de J.-J. Rousseau , que nous nous empressons
d'insérer dans notre feuille . Elle nous paraît réfuter vic-
(2 ) Il faut surtout s'attacher à celles de Paësiello , de Cimarosa et de
Mozart : ces trois grands maîtres sont les principales colonnes de l'Opéra
Buffa.
302 MERCURE DE FRANCE ,
torieusement ceux qui accusent d'hypocrisie ce philosophe encore
peu connu , et mål apprécié.
Copie d'une lettre inédite de J.-J. Rousseau , adressée à M. S.
de S.-B. , de la famille des magistrats de ce nom , et trouvée
dans un inventaire fait chez lui , dans sa terre près
d'Auxerre (1).
JE crains , monsieur , que vous n'alliez un peu vite dans vos
projets ; et il faudrait , quand rien ne vous presse , proportionner
la maturité des délibérations à l'importance des résolutions .
Pourquoi quitter si brusquement l'état que vous aviez embrassé ,
quand vous pouviez à loisir vous arranger pour un autre , si
tant est qu'on puisse appeler un état le genre de vie que vous
vous êtes choisi , et dont vous serez peut-être aussitôt rebuté
que du premier ? Que risquiez - vous à mettre un peu moins
d'impétuosité dans vos démarches , et à tirer parti de ce retard
pour vous confirmer dans vos résolutions par une plus mûre
étude de vous-même ? Vous voilà seul sur la terre dans l'âge
où l'homme doit tenir à tout. Je vous plains , et c'est pour cela
que je ne puis vous approuver , puisque vous avez voulu vous
isoler vous-même au moment où cela vous convenait le moins .
Si vous croyez avoir suivi mes principes , vous vous trompez ;
vous avez suivi l'impétuosité de votre âge ; une démarche d'un
tel éclat valait assurément la peine d'être bien pesée avant d'en
venir à l'exécution . C'est une chose faite , je le sais ; je veux
seulement vous faire entendre que la manière de la soutenir
ou d'en revenir demande uu peu plus d'examen que vous n'en
avez mis à la faire
Voici pis ; l'effet naturel de cette conduite a été de vous
brouiller avec madame votre mère ; je vois , sans que vous me
le montriez , le fil de tout cela ; et quand il n'y aurait que ce
que vous me dites , à quoi bon aller effaroucher la conscience
(1) L'historique de cette lettre se trouve dans les mémoires de l'auteur.
AVRIL 1815 . 303
tranquille d'une mère , en lui montrant sans nécessité des principes
différens des siens ? Il fallait , monsieur , garder ces sentimens
au-dedans de vous pour la règle de votre conduite ,
et leur premier effet devait être de vous faire endurer avec
patience les tracasseries de vos prêtres , et de ne point changer
ces tracasseries en persécutions , en voulant secouer hautement
le joug de la réligion où vous étiez né . Je pense si peu
comme vous sur cet article , que , quoique le clergé protestant
me fasse une guerre ouverte , et que je sois fort éloigné
de penser comme lui sur tous les points , je n'en demeure pas
moins sincèrement uni à la communion de notre église , bien
résolu d'y vivre et d'y mourir s'il dépend de moi car il est
très -consolant pour un croyant affligé de rester en communauté
de culte avec ses frères , et de servir Dieu conjointement avec
eux. Je vous dirai plus , je vous déclare que si j'étais né catholique
, je demeurerais bon catholique , sachant bien que votre
église met un frein très-salutaire aux écarts de la raison humaine
, qui ne trouve ni fond ni rives quand elle veut souder
l'abîme des choses ; et je suis si convaincu de l'utilité de ce frein ,
que je m'en suis moi-même imposé un semblable , en me prescrivant
pour le reste de ma vie des règles de foi dont je ne me
permets plus de sortir ; aussi je vous jure que je ne suis tranquille
que depuis ce temps-là , bien convaincu que sans cette
précaution , je ne l'aurais été de ma vie .
Je vous parle , monsieur , avec effusion de coeur et comme un
père parlerait à son enfant . Votre brouillerie avec madame votre
mère me nâvre ; j'avais , dans mes malheurs , la consolation de
croire que mes écrits ne pouvaient faire que du bien : voulez -vous
m'ôter encore cette consolation ? Je sais que s'ils me font du mal ,
ce n'est que faute d'être entendus ; mais j'aurai toujours le regret
de n'avoir pu me faire entendre . Cher S -B. , un fils brouillé avec
sa mère a toujours tort. De tous les sentimens naturels , le moins
altéré parmi nous est l'affection maternelle . Le droit des mères
est le plus sacré que je connaisse ; en aucun cas , on ne peut le
304 MERCURE DE FRANCE ,
:
violer sans crime . Raccommodez - vous donc avec la vôtre à
quelque prix que ce soit , apaisez -la ; soyez sûr que son coeur
vous sera rouvert si le vôtre vous ramène à ellc . Ne pouvez - vous
sans fausseté lui faire le sacrifice de quelques opinions inutiles , ou
du moins les dissimuler ? Vous ne serez jamais appelé à persécuter
personne que vous importe le reste ? Il n'y a pas deux
morales ; celle du christianisme et celle de la philosophie sont la
même , l'une et l'autre vous imposent ici le même devoir : vous
pouvez le remplir , vous le devez ; la raison , l'honneur , votre intérêt
, tout le veut ; et moi je l'exige pour répondre aux sentimens
dont vous m'honorez . Si vous le faites , comptez sur mon amitié ,
sur toute mon estime , sur mes soins , si jamais ils vous sont bons
à quelque chose. Si vous ne le faites pas , vous n'avez qu'une mau-,
vaise tête , ou qui pis est , votre coeur vous conduit mal , et je ne
veux conserver de liaison qu'avec des gens dont la tête et le coeur
soient sains. Signé , J. J. ROUSSEAU.
P. S. j'étais absent quand votre lettre est arrivée , ce qui m'a
mis hors d'état de vous répondre plus tôt , et je vais repartir
encore pour une tournée que ma santé et l'affluence des désoeuvrés
rendent nécessaire : il est bien confirmé que l'air de ce pays ,
quoique bon pour les autres , m'est très-malsain.
1
NÉCROLOGIE.
ON a annoncé , dans le Journal de Paris , la mort précoce
d'un homme de lettres , illustre par de nombreux et importans travaux.
M. Charles Villers , correspondant de la classe d'histoire et de
littérature ancienne de l'institut de France , membre de l'acadamie
et professeur à l'université de Goëttinguer, est mort dans cette
ville des suites d'une catolepsie . A peine devait-il avoir atteint sa
quarante-huitième année . Au milieu des scènes qui fixent les regards
du monde , lorsqu'une nation illustre par son génie , ses exploits
et ses malheurs , attend la paix et la liberté du monarque
AVRIL 1815, 305TRIBRE
qui lui a donné la gloire et la puissance , la voix de ceux qui c
lèbrent les travaux des hommes qui ont bien mérité des lettres et
des arts , ne doit pas être étouffée. Puisse bientôt une plume
plus éloquente que la mienne , rendre à la mémoire de M. Charles
Villers , un hommage plus digne d'elle , que ces lignes tracées à
la hâte au milieu des plus vives émotions .
M. Charles Villers était né aux environs de Metz , dans la Lor
raine allemande , d'une famille anciennement noble . Il suivit de
bonne heure la carrière militaire , et fut capitaine dans l'arme du
génie. Les horreurs , dont les passions et la méchanceté ensanglantèrent
la révolution française , l'engagèrent à quitter sa patrie
lorsqu'il crut contraire à son devoir et à sa sûreté d'y rester . Il
chercha à se consoler , dans le sein des muses , des maux auxquels
sa patrie était en proie . M. de Villers fit une étude particulière
des différentes parties de la littérature allemande , et acquit une
connaissance approfondie de la langue , de la philosophie , de la
poésie et des monumens historiques de nos voisins ; il forma la résolution
de faire apprécier par ses concitoyens , lorsqu'un jour il
serait revenu au milieu d'eux , le génie et les travaux de Schiller ,
Goethe , Herder, Mendelshon , Kant : c'est des écrits de ce dernier.
qu'il fit surtout une étude particulière . La doctrine édifiante et
sublime du philosophe de Koenisberg captiva l'esprit et l'âme de
M. Charles Villers ; de retour en France , après le 18 brumaire ,
quand le temple de la Discorde se ferma sous les auspices de la
Gloire et du Génie , il publia une analyse complète de la métaphysique
et des écrits de Kant , et fit précéder cet important travail
d'une notice exacte et impartiale sur sa vie et ses ouvrages :
Ce livre fit en France la sensation la plus remarquable ; il eut plusieurs
éditions , et la doctrine philosophique de Kant fut ainsi ,
pendant quelque temps , le point vers lequel se tournaient les méditations
de nos penseurs et le talent de nos écrivains . Mais un
autre ouvrage détourna bientôt l'attention publique de la philosophie
de Kant , sans la détourner de M. Villers . La classe d'histoire
et de littérature ancienne de l'institut de France proposa , pour
ROYA
SEINE
20
06 MERCURE DE FRANCE ,
sujet de prix , la question de l'influence de la réforme de Luther
sur la civilisation des lumières et la situation politique de l'Europe :
personne , plus que M. Villers , qui , pendant un long séjour eu
Allemagne , la terre native du protestantisme , l'avait étudié dans
les sources les plus authentiques , les monumens historiques et littéraires
, n'était en état de traiter cette question avec succès. Il le fit ,
et remporta sans partage le prix dans un concours mémorable par
l'importance du sujet et le mérite des concurrens. Lorsque son ouvrage
fut imprimé , le public confirma le suffrage de l'institut .
Profondément pensé et rempli d'une immense érudition , il jetait
un grand jour sur une de ces époques de l'histoire moderne ,
qui prouve que tous les efforts de la puissance et de l'habitude ne
peuvent rien contre l'influence tôt ou tard irrésistible de l'opinion
et de l'intérêt publics . Quelques critiques célèbres ne donnèrent cependant
pas à l'ouvrage de M. Villers , des éloges aussi absolus ;
quelques-uns ne partageaient pas son opinion sur un sujet qui , par
son importance , pouvait en effet être envisagé sous une foule d'aspects
différens les uns des autres ; ils pensaient , comme quelques
- uns des concurrens , que Luther ne fit que produire avec
violence une explosion qui pouvait être épargnée à l'Europe , et
que les progrès des lumières et de la raison auraient pu parvenir et
parvenaient déjà au même résultat politique et religieux , avec des
moyens un peu plus lents , mais beaucoup moins sanglaus et dangereux
. D'autres attaquaient l'ouvrage de M. Villers sous le rapport
du style : écrit en Allemagne et sur un sujet , pour ainsi dire ,
nouveau pour une plume française , il portait en effet dans plusieurs
endroits une empreinte étrangère , que l'on chercherait vainement
dans d'autres écrits plus appropriés au genre facile et gracieux de
notre littérature , et dont le portefeuille de l'auteur était rempli .
M. Villers jouissait à Paris de la plus juste considération et des
douceurs de l'amitié ; mais ses goûts , ses études , d'honorables liaisons
le rappelaient en Allemagne ; il se fixa à Lubeck : les exploits
de nos armées lui firent bientôt revoir des compatriotes jusque dans
ces parages éloignés . Ce fut à peu près à cette époque qu'il pu
AVRIL 1815 . 307
blia une Vie de Luther ; on y retrouva une partie des principales
idées qui l'avaient dirigé dans la composition de son grand ouvrage
couronné ; il retraça , avec quelque partialité , le caractère et la
conduite de l'homme qui fut l'auteur d'une réforme que les moeurs ,
les lumières , le climat et la situation du pays où elle éclata , y
avaient sans doute rendue nécessaire ; mais dans lequel il serait difficile
de trouver un modèle de douceur , de libéralité et de tolérance.
Les circonstances politiques avaient élevé le royaume de
Westphalie ; et cet état devait s'enorgueillir , à juste titre , de
compter parmi ses villes , Goëttinguer, le docte sanctuaire de l'érudition
germanique . Il s'agissait de prouver, au nouveau souverain
de ce royaume , de quelle importance il était de conserver les
institutions célèbres qui font la gloire de l'Allemagne savante et
lettrée . M. Villers publia un ouvrage dans lequel il développait
les immenses avantages attachés au genre d'enseignement pratiqué
dans les écoles supérieures , en faisant connaître particulièrement
les précieux établissemens dont la ville de Goëttinguer est
remplie ; les hommes célèbres dont elle revendique les noms et les
travaux , tels que Heine , Schloëtzer , Meiners , dont les lettres ont
eu depuis à déplorer la perte ; Blumenbach , Héeren , Eichorn , etc. ,
qu'elles sont encore glorieuses de posséder . Je remplissais moi-même
à Cassel une place administrative lorsque cet ouvrage y parut ; il
me fut remis dans cette ville par l'illustre homme de lettres et
homme d'état , auquel M. Villers avait eu l'idée bien naturelle de
l'adresser, par une dédicace , feu Jean Muller, alors conseiller
d'état , directeur général de l'instruction publique dans l'ancien
royaume de Westphalie.
Cet immortel historien de la confédération helvétique méritait
en effet , dans ce moment , l'hommage et la reconnaissance des
hommes de lettres de l'Allemagne . Ce fut l'époque où M. Villers
se fixa à Goëttinguer ; il y fut nommé professeur de philosophie
et secrétaire de l'académie pour la correspondance française . Infatigable
dans son projet de faire connaître et apprécier en France
les travaux et les services des meilleurs écrivains de l'Allemagne ,
308 MERCURE DE FRANCE ,
il publia une analyse raisonnée et méthodique de tous les ouvrages
d'histoire , de littérature , de politique et de morale qui avaient
paru chez nos voisins depuis le moment où M. Villers avait quitté
la France : il en envoya des exemplaires à ses collègues de l'institut ,
avec lesquels il n'avait cessé d'entretenir une correspondance aussi
exacte qu'intéressante. Enfin , lorsque l'Allemagne recouvrait son
indépendance , il publia un dernier écrit sur l'organisation la plus
appropriée à l'esprit du temps , qu'il convenait de donner à l'antique
confédération anséatique , qui l'avait adopté au nombre de
ses concitoyens. Ce fut alors qu'une mort précoce l'enleva aux let
tres et à l'amitié . Ses derniers voeux étaient pour sa patrie : éloigné
d'elle , il n'avait cessé de la chérir ; il jouissait de sa gloire , et
soupirait après son bonheur. L'écrivain , qui , dans un de ses premiers
et plus importans ouvrages , avait exposé et s'était appliqué
à faire apprécier les suites d'un événement religieux , qui avait
pour but et pour mobile la liberté de la pensée et celle de la conscience
, ne pouvait voir le bonheur de sa nation que dans la réunion
de toutes les garanties sociales , propres à assurer l'indépendance
et la dignité de l'homme . Pourquoi n'a-t-il pu jouir de l'avenir
qui s'offre devant nous par le retour du héros , qui , après
avoir rempli l'univers du bruit de ses triomphes , et au sortir de
nos troubles civils , et après avoir détrôné l'anarchie , veut maintenant
faire fleurir la liberté publique
Sous l'ombrage sacré du pouvoir monarchique!
Doué des qualités du coeur et du génie , et d'une figure aussi
noble qu'imposante , M. Villers , pour me servir à peu près de
l'expression d'une femme célèbre ( dans un ouvrage qui ne laisse
plus rien à désirer à ceux qui voulaient aussi nous faire connaître
les beautés intellectuelles et morales de l'Allemagne et de sa littérature
) , joignait , à l'érudition soignée d'un savant de l'Allemagne ,
l'aimable courtoisie des chevaliers français . Puissent de dignes émules
marcher sur ses traces glorieuses , et honorer comme lui , par leurs
travaux et leurs vertus , les lettres , la patrie et l'humanité !
MICHEL BEBR.
AVRIL 1815. 309
LES Sciences viennent de perdre M. Ant . Remi Mauduit , lecteur
et professeur au collège impérial de France , censeur impérial
honoraire , professeur à l'école d'architecture , et membre de
plusieurs académies de l'Europe . Il est mort à Paris , le 7 de ce
mois , dans la 85° année de son âge. M. Mauduit était considéré
par les savans comme l'un des hommes qui avaient le plus contribué
en France au progrès des sciences mathématiques . Indépendamment
de ses vastes connaissances dans cette partie , il était versé
dans la bonne littérature , et l'on connaît de lui plusieurs psaumes
en vers français , qui sont remplis de poésie.
POLITIQUE.
L'ÉVÉNEMENT presque miraculeux dont nous venons d'être les
témoins et qui replace la France à un point d'où elle ne pouvait
être sortie sans que l'ordre naturel eût été interverti , étonne bien
moins la raison qu'il ne l'affermit à combattre tout ce qui pourrait
désormais entraver la marche invariable des temps et de l'esprit
humain . Notre belle France , notre chère patrie est enfin rendue à
toute sa splendeur , à l'illustration de ses armes , à la prééminence
de ses arts , à la majesté de ses monumens , à l'immensité de sa
gloire nationale . Une seconde fois arrachée par la même main aux
horreurs de l'anarchie et de la guerre civile , et soustraite à une
honteuse humiliation , elle repose maintenant appuyée sur son
protecteur magnanime ; sur le monarque , véritable garant de sa
force , de son indépendance et de sa prospérité.
Mon dessein n'est pas d'outrager le malheur ; mais je ne
puis reporter ma pensée vers ce dernier gouvernement qu'un
souffle a renversé , sans me convaincre de plus en plus que la
puissance invisible qui règle à son gré les destinées des empires ,
qui préside à l'essor des connaissances humaines , aux mouvemens
310 MERCURE DE FRANCE ,
progressifs qui changent l'aspect des générations , prend le soin de
créer des hommes tellement appropriés à ses desseins , que vouloir
se soustraire à leur influence , que repousser en quelque sorte la
mission qu'ils ont reçue et les qualités extraordinaires dont une
sage prévoyance les a doués , c'est se précipiter dans l'abîme , s'environner
de toutes les ombres du chaos , et consommer la ruine
de son pays . Les malheurs que devait accumuler sur nous la marche
rétrograde tout-à - coup imprimée au siècle par les ministres de
l'ancienne dynastie , justifient assez cette pensée , et il ne faut
que jeter sur leurs torts un coup d'oeil rapide pour reconnaître
combien la France était devenue étrangère aux principes d'après
lesquels ils prétendaient la gouverner . Il est cependant des circonstances
accessoires qui peut -être aussi méritent un court examen
Je ne suis pas de l'avis , par exemple , de ceux de nos
écrivains qui pensent que les Bourbons
ne pouvaient
reparaître
en France dans un moment plus favorable . On les y vit rentrer sans doute avec tout l'intérêt que devaient inspirer leurs longs mal- heurs , maisleur autorité n'était plus qu'un joug imposé par l'étranger, et je crois pouvoir placer parmi l'une des causes principales
de Jeur chute , cette époque dont le souvenir ne cessait d'humilier profondément
l'orgueil national.
Ce ne sont pas précisément les peuples qui font les révolutions ,
bien qu'on s'obstine toujours à les rendre seuls comptables de ces
jours de calamités . Peu de personnes contesteront aujourd'hui que
ce soit l'ancienne cour qui ait donné en 1789 , à la France , le
mouvement même qui amena les désastres du trône ; les peuples
ne font que céder aux menées sourdes , aux intrigues des hommes
puissans qui les forcent de prendre part à leurs querelles ou de
seconder leurs vues ambitieuses ; ils ne sont autre chose qu'un ressort
que fait agir une main cachée , et sans l'action de laquelle il
ne se détendrait point ; ils ne peuvent en conséquence être , à proprement
parler , considérés comme le principe des révolutions
mais ils en profitent l'arc une fois détendu se raffermit , et
il est rare que la même main réussisse à le remettre dans son preAVRIL
1815 . 311
mier état. La maison des Stuarts eut en vain quelque temps l'espoir
de se rétablir , elle retomba pour ne plus se relever. Les
Bourbons avaient cet exemple , et ils oublièrent que nos vingt- cinq
ans de tension politique avaient avancé la France d'un siècle . Ces
vingt-cinq ans ont en effet teilement changé les moeurs et les
idées , que ce fut une expression assez étrange pour la géné
ration présente , que ce mot de légitimité , répété à outrance en
parlant d'un trône entièrement recréé par Napoléon , et appuyé
sur tant de victoires , de travaux et de sacrifices , auxquels les
nouveaux occupans n'avaient en rien contribué .
Le faible Jacques II , en qui périt l'espoir de sa dynastie , vint
s'en consoler à Saint - Germain en touchant les écrouelles et conversant
avec des jésuites ; les premières ordonnances de la restauration
ressuscitent tous les règlemens poudreux qui pouvaient tendre
à remettre en vigueur les vieilles institutions religieuses , elles
règlent la marche des processions extérieures , et préparent les lois
qui vont rétablir les couvens et les jésuites ; mais ces actes ne sont
rien si ou les compare à d'autres d'un intérêt bien plus puissant .
Nos places fortes sont abandonnées ; le roi date de la vingtième
année de son règne , acte qui déclare les Français en état de rébellion
pendant tout le temps qui s'est écoulé en l'absence du monarque.
Une charte a été donnée par le roi lui-même , qui proclame
un oubli total du passé , le maintien de la vente des biens nationaux
et de tous les hommes en place , quelles qu'aient été leurs
opinions politiques ; cette charte est aussitôt reconnue pour illusoire
, et ne cesse d'être violée . La presse , qu'elle promettait de
rendre indépendante , est de nouveau comprimée ; et les ministres ,
dans leurs discours , ne craignent pas de s'oublier au point d'insulter
le caractère national . Des écrivains soudoyés sondent l'opinion
publique , et essaient de la décider à la restitution des biens d'émigrés
. D'autres minent sourdement toutes les institutions nouvelles
, redemandent les corporations , les maîtrises . Un plus grand
nombre s'évertue à couvrir de ridicule toutes les idées qui préservent
l'homme de la dégradation et de l'asservissement ; les journaux
312 MERCURE DE FRANCE ,
portent l'empreinte de la coalisation ministérielle qui s'en est emparée
, et du fiel qu'elle ne veut cesser de répandre contre tout ce
qui annonce ces pensées grandes et libérales , dont elle se propose
de détruire jusqu'au moindre vestige . Pendant ce temps , un monument
expiatoire est élevé sur le sol où moururent des hommes
qui ne firent que porter la guerre civile et la désolation au sein de
la patrie : seuls , les vrais défenseurs semblent ne mériter aucuns regrets
, aucuns hommages . Des décorations militaires sont envoyées
dans les départemens de l'ouest à tous ceux qui ne cessèrent d'y
porter le fer et la flamme ; nos longues victoires sont nommées
des victoires sacriléges ; le nombre des services est méconnu ; l'espoir
de l'avancement comprimé . Des hommes nouveaux , et qui
n'ont pour eux que l'orgueil de leur naissance et leurs préjugés ,
vont commander les vieux enfans de l'honneur et de l'indépendance
. Ces maux ne suffisaient pas ; tout à coup des alarmes se
manifestent ; des enrôlemens secrets sont signalés ; les réactions ,
les vengeances semblent ne devoir plus s'envelopper des ombres
du mystère : au mépris de la garantie donnée par la charte , des ma
gistrats sont destitués de leurs fonctions ; et cette criante violation
des lois pénètre jusque dans le sanctuaire des sciences , où l'esprit
de parti veut désormais remplacer par ses agens des hommes dont
toute l'Europe a reconnu le mérite .
Tel est à peu près le tableau sommaire des fautes principales
de l'ancien gouvernement , qui ne manqueront sans doute pas
d'être développées par nos publicistes , et dont la progression
dut étrangement étonner cette jeunesse française qui n'avait
connu jusque là que les principés de tolérance et de régénération
dans lesquels elle avait puisé l'amour d'une religion sans
préjugés , d'une majesté royale environnée de sa propre gloire , et
d'un mérite civil et militaire , enfant de ses propres oeuvres . Je
n'ai point parlé du maintien des droits-réunis , et dont il eût mieux
' valu ne pas promettre la suppression , des diverses tentatives déjà
faites pour le rétablissement des dîmes , des corvées et de tous les
abus qui tenaient au système féodal : un pareil gouvernement couAVRIL
1815 . 313
rait de lui-même à sa ruine : j'ai dit qu'un souffle suffit pour le
renverser , ce souffle ne lui causa qu'une chute prématurée , il ne
pouvait se soutenir , et ses derniers momens , en avouant sa faiblesse
, montrèrent assez qu'il ne se dissimulait point ses fautes.
Le coup était porté . La guerre civile invoquée par d'imprudentes
et odieuses proclamations , devenue en effet inévitable sans la
prompte assistance d'un bras habitué à comprimer les discordes et
garant de tous les intérêts les plus chers , la guerre civile ne répondit
point aux vociférations qui la provoquaient . Napoléon avait
entendu nos plaintes , avait prévu nos alarmes et nos dangers .
Non-seulement son retour ne coûta pas une goutte de sang pour sa
cause personnelle , mais on ne peut trop lui rendre cet hommage
dicté par la reconnaissance , que sa venue arrêta des flots de sang
prêts à couler.
narque
:
Napoléon est rendu à la France , et l'épreuve du malheur n'est
jamais vaine pour un grand homme c'est la patrie toute entière
que nous retrouvons en lui . L'Europe a connu le pouvoir de nós
armes ; ce n'est plus à des conquêtes que nous prétendons ; le mode
vingt millions de braves vient maintenant consolider la
paix , la gloire et l'indépendance de son peuple. Nulles réactions ,
nuls ressentimens ne sont plus à craindre . Napoléon aussi a pardonné
; et sa clémence , elle - même excusant des torts , exprimée
d'un seul mot , mais d'un mot plein de sublimité , vaut bien l'appareil
constitutionnel d'une charte toujours enfreinte : « Il est , a
dit l'empereur dans une de ses premières proclamations , des événemens
d'une telle nature , qu'ils sont au-dessus de l'organisation
bumaine ...... Tout ce que des individus ont fait , écrit ou dit depuis
la prise de Paris , je l'ignorerai toujours ; cela n'influera en
rien sur le souvenir que je conserve des services importans qu'ils
ont rendus >>.
Tous les intérêts sont donc à jamais confondus en lui . Déjà sa nouvelle
carrière est marquée de plus d'un titre à notre reconnaissance :
les couleurs nationales sont déployées ; les airs chéris de la liberté
se font entendre , et cette liberté n'est pas illusoire : la pensée est
314 MERCURE DE FRANCE ,
affranchie ; le commerce infàme des esclaves est aboli ; les dernier
vestiges de la féodalité sont à jamais effacés , et le peuple , si intéressé
à la discussion de ses lois et de tous ses droits politiques ,
est appelé à se former une représentation dont les pouvoirs portent
l'empreinte de la volonté générale . Que ne devons-nous point
attendre de l'avenir , quand déjà le présent nous remplit de tant
de satisfaction ? C'est vraiment aujourd'hui que nous pouvons dire
avec Horace , et avec plus de raison sans doute que lui-même :
Nunc pede libero
Pulsanda tellus....
N. B. Dans l'impossibilité où nous sommes de publier ici toutes
les adresses qui ont été présentées à S. M. I. par les grands corps ,
les cours , les villes , etc. , sur son heureux retour ; nous choisissons
, de préférence , celle du conseil- d'état , l'une des plus remarquables
, et celle du corps municipal de la ville de Paris .
Adresse du conseil-d'état .
« Sire , les membres de votre conseil-d'état ont pensé , au moment de
leur première réunion , qu'il était de leur devoir de professer solennellement
les principes qui dirigent leur opinion et leur conduite.
>> Ils viennent présenter à Votre Majesté , la délibération qu'ils ont prise
à l'unanimisé , et vous supplier d'agréer l'assurance de leur dévouement ,
de leur reconnaissance , de leur respect et de leur amour pour votre personne
sacrée » .
Conseil-d'état . -
- Extrait du registre des délibérations.
( Séance du 25 mars 1815 ) .
Le conseil -d'état , en reprenant ses fonctions , croit devoir faire connaître
les principes qui font la règle de ses opinions et de sa conduite.
La souveraineté réside dans le peuple , il est la seule source légitime du
pouvoir ,
En 1789 , la nation reconquit ses droits depuis long -temps usurpés ou
méconnus .
L'assemblée nationale abolit la monarchie féodale , établit une monarchie
constitutionnelle et le gouvernement représentatif.
(
AVRIL 1815 , 315
La résistance des Bourbons aux voeux du peuple , amena leur chute et
leur bannissement du territoire français .
Deux fois le peuple consacra par ses votes la nouvelle forme du gouvernement
établie par ses représentans .
En l'an 8 , Bonaparte , déjà couronné par la victoire , se trouva porté att
gouvernement par l'assentiment national : une constitution créa la magistrature
consulaire .
Le sénatus-consulte du 16 thermidor an 10 , nomma Bonaparte consul
à vie.
Le sénatus -consulte du j28 floréal an 12 , conféra à Napoléon la diguité
impériale , et la rendit héréditaire dans sa famille.
Ces trois actes solennels furent soumis à l'acceptation du peuple, qui les
consacra par près de quatre millions de votes .
Ainsi , pendant vingt -deux ans les Bourbons avaient cessé de régner en
France ; ils y étaient oubliés par leurs contemporains , étrangers à nos lois ,
à nos institutions , à nos moeurs , à notre gloire ; la génération actuelle ne
les connaissait que par le souvenir de la guerre étrangère qu'ils avaient
suscitée contre la patric et des dissensions intestines qu'ils y avaient allumées.
En 1814 , la France fut envahie par les armées ennemies et la capitale
occupée. L'étranger créa un prétendu gouvernement provisoire . Il assembla
la minorité des sénateurs et les força, contre lear mission et contre leur volonté
, à détruire les constitutions existantes , à renverser le trône impérial et
à rappeler la famille des Bourbons.
Le sénat , qui n'avait été institué que pour conserver les constitutions de
l'empire , reconnut lui-même qu'il n'avait point le pouvoir de les changer .
Il décréta que le projet de constitution qu'il avait préparé serait soumis à
l'acceptation du peuple , et que Louis -Stanislas- Xavier serait proclamé
roi des Français aussitôt qu'il aurait accepté la constituion , et juré de
l'observer et de la faire observer.
L'abdication de l'empereur Napoléon ne fut que le résultat de la situation
malheureuse où la France et l'empereur avaient été réduits par les événemens
de la guerre , par la trahison et par l'occupation de la capitale ; l'abdication
n'eut pour objet que d'éviter la guerre civile et l'effusion du sang français .
Non consacré par le voeu du peuple , cet acte ne pouvait détruire le contrat
solennel qui s'était formé entre lui et l'empereur , et quand Napoléon aurait
pu abdiquer personnellement la couronne , il n'aurait pu sacriffer les droits
de son fils appelé à régner après lui .
Cependant un Bourbon fut nommé lieutenant- général du royaume et
prit les rênes du gouvernement.
Louis-Stanislas-Xavier arriva en France ; il fit son entrée dans la capi316
MERCURE DE FRANCE ,
tale ; il s'empara du trône , d'après l'ordre établi dans l'ancienne monarchie
féodale.
Il n'avait point accepté la constitution décrétée par le sénat ; il n'avait
point juré de l'observer et de la faire observer ; elle n'avait point été envoyée
à l'acceptation du peuple le peuple , subjugé par la présence des
armées étrangères , ne pouvait pas même exprimer librement ni valablement
son vou.
Sous leur protection , après avoir remercié un prince étranger de l'avoir
fait remonter sur le trône , Louis - Stanislas-Xavier data le premier acte de
son autorité de la dix-neuvième année de son règne , déclarant ainsi que
les actes émanes de la volonté du peuple , n'étaient que le produit d'une
longue révolte ; il accorda volontairement , et par le libre exercice de son
autorité royale , une charte constitutionnelle appelée ordonnance de réformation
; et pour toute sanction il la fit lire en présence d'un nouveau
corps qu'il venait de créer et d'une réunion de députés qui n'était pas libre ,
qui ne l'accepta point , dont aucun n'avait assez de caractère pour consentià
ce changement , et dont les deux cinquièmes n'avaient même plus de caractère
de représentans.
Tous ces actes sont donc illégaux . Faits en présence des armées ennemies
et sous la domination étrangère , ils ne sont que l'ouvrage de la violence ;
ils sont essentiellement nuls et attentatoires à l'honneur , à la liberté et aux
droits du peuple .
Les adhésions données par des individus et par des fonctionnaires sans
mission , n'ont pa ni anéantir , ni suppléer le consentement du peuple
exprimé par des votes solennellement provoqués et légalement émis .
Si ces adhésions , ainsi que les sermens , avaient jamais pu même être
obligatoires pour ceux qui les ont faits , ils auraient cessé de l'être dès que
le gouvernement qui les a reçus a cessé d'exister .
ils
La conduite des citoyens qui , sous ce gouvernement , ont servi l'État ,
ne peut être blâmée . Ils sont même dignes d'éloges , ceux qui n'ont
profité de leur position que ponr défendre les intérêts nationaux et s'opposer
à l'esprit de réaction et de contre-révolution qui désolait la France .
Les Bourbons eux-mêmes avaient constamment violé leurs promesses ;
favorisèrent les prétentions de la noblerse fidèle ; ils ébranlèrent les ventes
des biens nationaux de toutes les origines ; ils préparèrent le rétablissement
des droits féodaux et des dîmes ; ils menacèrent toutes les existences nouvelles
; ils déclarèrent la guerre à toutes les opinions libérales ; ils attaquèrent
toutes les institutions que la France avait acquises au prix de son
sang , aimant mieux humilier la nation que de s'unir à sa gloire ; ils
dépouillèrent la Légion d'honneur de sa dotation et de ses droits politiques ;
ils en prodiguèrent la décoration pour l'avilir ; ils enlevèrent à l'armée , aux
AVRIL 1815 . 317
braves , leur solde , leurs grades et leurs honneurs , pour les donner à des
émigrés , à des chefs de révolte : ils voulurent enfin régner et opprimer le
peuple par l'émigration.
Profondément affectée de son humiliation et de ses malheurs , la France
appelait de tous ses voeux son gouvernement national , la dynastie liée à
scs nouveaux intérêts , à ses nouvelles institutions .
Lorsque l'Empereur approchait de la capitale , les Bourbons ont en vain
voulu réparer , par des lois improvisées et des sermens tardifs à leur charte
constitutionnelle , les outrages faits à la nation et à l'armée . Le temps des
illusions était passé , la confiance était aliénée pour jamais. Aucun bras ne
s'est armé pour leur défense : la nation et l'armée ont volé au- devant de
leur libérateur.
L'Empereur , en remontant sur le trône où le peuple l'avait élevé , rétablit
donc le peuple dans ses droits les plus sacrés . Il ne fait que rappeler
à leur exécution les décrets des assemblées représentatives sanctionnés par
la nation ; il revient régner par le seul principe de legitimité que la France
ait reconnu et consacré depuis 25 ans , et auquel toutes les autorités s'étaient
lices par des sermens dont la volonté du peuple aurait pu seule les dégager.
L'Empereur est appelé à garantir de nouveau par des institutions ( et il
en a pris l'engagement dans ses proclamations à la nation et à l'armée ) ,
tous les principes libéraux , la liberté individuelle et l'égalité des droits ,
la liberté de la presse et l'abolition de la censure , la liberté des cultes , le
vote des contributions et des lois par les représentans de la nation légalement
élus , les propriétés nationales de toute origine , l'indépendance et l'inamovibilité
des tribunaux , la responsabilité des ministres et de tous les agens
du pouvoir.
Pour mieux consacrer les droits et les obligations du peuple et du monarque
, les institutions nationales doivent être revues dans une grande
assemblée des représentans , déjà annoncée par l'Empereur .
Jusqu'à la réunion de cette grande assemblée représentative , l'Empereur
doit exercer et faire exercer , conformément aux constitutions et aux lois
existantes , le pouvoir qu'elles lui ont délégué , qu'il n'a pu abdiquer sans
l'assentiment de la nation , que le voeu et l'intérêt général du peuple français
lui font un devoir de reprendre.
Réponse de Sa Majesté.
« Les princes sont les premiers citoyens de l'État . Leur autorité est plus
» ou moins étendue selon l'intérêt des nations qu'ils gouvernent . La
» souveraineté elle-même n'est hériditaire , que parce que l'intérêt des
» peuples l'exige. Hors de ces principes , je ne connais pas de légitimité.
» J'ai renoncé aux idées du grand Empire , dont depuis quinze ans je
818 MERCURE DE FRANCE ,
» n'avais encore que posé les bases. Désormais le bonheur et la consolí-
» dation de l'Empire français seront l'objet de toutes mes pensées » .
Adresse du Conseil municipal de la ville de Paris.
<< SIRE , V. M. fut élevée au trône des Français par la volonté unanime
de la nation , et depuis ving-sept ans un principe a survécu parmi nous à
tous les orages de la révolation ; il n'y a , il ne peut exister en France
de pouvoir légitime que celui qui a été librement et légalement confié et
reconnu par elle .
>> L'inconstance de la fortune et plus encore la trahison contraignirent
V. M. à descendre un moment de ce trône qu'elle n'avait pourtant pas le
droit d'abdiquer , puisque c'était par la volonté nationale qu'elle y était
montée ; mais les bons esprits et les bons coeurs ne se trompèrent pas sur
les véritables motifs de votre noble résolution : ils lurent au fond de votre
âme que vous étiez déterminé par un seul sentiment , celui d'accélérer le
moment où le territoire sacré serait évacué par l'étranger.
» Sire , vos généreuses intentions ont été comprises par les Français .
Que V. M. reçoive les bénédictions d'un peuple qui vous remercie d'avoir
été deux fois dans une même année , et par un éloignement volontaire et
par un prodigieux retour , le sauveur et le libérateur de la patrie .
» Nous parlons de votre retour , Sire ; eh ! quelle légitimité fut jamais
consacrée d'une manière plus puissante que ne l'a été la vôtre par l'unanimité
de sentimens et de voeux qui a signalé votre marche depuis le golfe
Juan jusqu'au château des Tuileries ! Quel triomphe que celui où le
triomphateur traverse un espace de plus de deux 'cents licues presque
toujours seul , sans armes, et semble ne se laisser approcher des troupes qu'il
rencontre que pour ne pas refuser aux anciens compagnons de sa gloire ,
le plaisir d'assister à la longue et civique fête de son retour !
» Sire , les premières paroles qui vous sont échappées en rentrant sur
le sol français , renferment la promesse d'une constitution digne de vous et
de vos peuples : cette promesse ajoute à tous les sentimens que nous vous
devons ; car les Français qui vous connaissent savent bien qu'une constitution
garantie par vous ne sera pas aussitôt violée que promulguée .
» Sirc , la ville de Paris vous salue des nouvelles protestations de son
respect , de son admiration , de son amour et de sa fidélité : qu'a- t-elle à
dire pour garantir la sincérité des sentimens qu'elle exprime ? quelle est la
ville qui vous doit davantage ? quelle est celle qui peut plus espérer de
votre coeur et de votre génie » ?
S. M. a répondu :
« J'agrée les sentimens de ma boune ville de Paris. J'ai mis du prix à
AVRIL 1815. 319
» mon coeur. -
› entrer dans ses murs à l'époque anniversaire du jour où , il y a quatre
> ans , tout le peuple de cette capitale me donna des témoignages si tou-
>> chans de l'intérêt qu'il portait aux affections qui sont le plus près de
J'ai dû pour cela devancer mon armée et venir seul me
>> confier à cette garde nationale que j'ai créée et qui a si parfaitement
» atteint le but de sa création . J'ambitionne de m'en conserver à moi- même
» le commandement . J'ai ordonné la cessation des grands travaux de Ver-
>> sailles , dans l'intention de faire tout ce que les circonstances permettront
» pour achever les établissemens commencés à Paris , qui doit être cons-
» tamment le lieu de ma demeure et la capitale de l'Empire : dans des temps
>> plus tranquilles , j'achèverai Versailles , ce beau monument des arts ,
>> mais devenu aujourd'hui un objet accessoire . Remerciez en mon nom le
» peuple de Paris de tous les témoignages d'affection qu'il me donne ».
Décret impérial.
NAPOLEON , Empereur des Français ,
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 15. A dater de la publication du présent décret', la traite des noirs
est abolie.
Il ne sera accordé aucune expédition pour ce commerce ni dans les ports
de France , ni dans ceux de nos colonies.
2. Il ne pourra être introduit , pour être vendu dans nos colonies , aucun
noir provenant de la traite soit française , soit étrangère.
3. La contravention au présent décret sera punie de la confiscation du bâ- timent et de la cargaison , laquelle sera prononcée par nos cours et tribunaux.
4. Néanmoins les armateurs qui auraient fait partir avant la publication
du présent décret des expéditions pour la traite , pourront en vendre le produit
dans nos colonies.
5. Nos ministres sont chargés de l'exécution du présent décret.
Signé , NAPOLEON
.
etc.
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES ; ANNONCES ; AVIS ,
Correspondance
de mademoiselle Suzette -Césarine d'Arly ; rédigée par l'anteur des Voyages d'Antenor , M. Lantier. Trois vol . in - 12 . Prix , 7 fr. 50 c., et gfr. fanc de port ; le même , deux vol. in- 8 ', 10 fr. , et 13 fr . franc de
port . Chez-Arthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº. 23.
Recueil des tombeaux des quatre cimetières de Paris , avec les épitaphes et inscriptions , lesdits tombeaux mesurés et dessinés par C. P. Arnaud ,
architecte-dessinateur , éditeur de cet ouvrage. Cet ouvrage aura vingt livraisons qui , avec le discours preliminaire , des
320 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1815.
remarques historiques , curieuses et intéressantes sur les funérailles , sépultures
, tombeaux et autres monumens de ce genre chez les anciens et les
modernes , et quelques morceaux de poésie et de prose relatifs au sujet
formeront deux vol . , à la suite desquels il paraîtra , dans le courant de chaque
année un supplément de quelques livraisons .
Chaque livraison sera distribuée à part et renfermera quatre planches ,
ornees de paysages au milieu desquels se trouveront les tombeaux gravés au
trait avec toute la précision convenable , et huit pages de texte.
Huit livraisons ont déjà paru , la 9. et la 10. paraîtront incessamment ,
ainsi que les discours et les descriptions , etc. , qui doivent former la première
partie.
Le prix de chaque livraison , papier grand-raisin , format in-8° . , 2 fr. ,
et 2 fr. 25 cent. franc de port ; le même, lavé et colorié , 8 fr . , et 8 fr. 25 c.
franc de port.
On souscrit à Paris , chez l'éditeur , rue de la Roquette , faubourg Saint-
Antoine , la seconde porte après le n° . 83; Laurens ainé , libraire , quai des
Augustins, nº. 19; Delaunay , libraire, Palais-Royal , nº . 243. Les lettres et
l'argent doivent être affranchis.
Les personnes qui désireront avoir des feuilles détachées coloriées s'adresseront
à M. Arnaud.
MUSIQUE. - SOUSCRIPTION .
Methode de chant , ou Études du solfège et de la vocalisation , par
M. Gerard , membre du Conservatoire Impérial de musique.
LA première partie de cet ouvrage contient les premiers élémens de
la musique et des solfèges d'une difficulté progressive , à l'usage des conmencans.
renferme
La seconde partie , qui traite spécialement de la vocalisation ,
un grand nombre d'exercices , tant pour développer la voix que pour ap
prendre à faire les différentes espèces de petites notes et les autres ornemens
du chant . Ces exercices sont suivis de grandes leçons écrites pour toutes les
voix et avec accompagnement de forté-piano .
Le prix de la souscription est de 24 fr . , et 26 fr. franc de port , pour les
personnes qui auront souscrit avant le 30 avril 1815. Passé cette epoque ,
le prix de l'ouvrage sera de 50 fr. On peut ne payer , en souscrivant ,
que la moitié du prix , 12 fr.
Tout souscripteur pour six exemplaires recevra le septième gratis . Les
exemplaires seront livrés dans les premiers jours du mois de mai.
On souscrit franc de port , à Paris , chez MM . Pleyel , boulevard Bonne-
Nouvelle , nº 8 ; Monsiny , boulevard Poissonnière , nº. 20 ; Naderman
rue de Richelieu , nº . 46 , et chez l'auteur , rue de Rochechouart , nº. 3o.
Le prix de la souscription au Mercure de France est de 15 fr.
pour trois mois , 29 fr . pour six mois , et 56 fr. pour l'année.
--On nepeut souscrire que du premier de chaque mois.— En
cas de réclamation , on est prie de joindre une des dernières
adresses imprimées ou d'indiquer le numéro de la quittance.
Les souscriptions , lettres , livres , gravures , musique , etc.
doivent être adressés , franc de port, au directeur du Mercure
de France , rue de Grétry , nº . 5. Aucune annonce ne sera
faite avant que cette formalité ait été observée.
---
TIMBRE
ROYA
SEINE
100
MERCURE
DE FRANCE.
No. DCLXXVIII . - Samedi 8 avril 1815." N° .
POÉSIE...
IMITATION D'HORACE.
A AUGUSTE . Ode IV, liv . 4 .
TROP long-temps la patrie a pleuré ton absence ;
Reviens , enfant des Dieux , monarque bien - aimé :
De ton prochain retour tu donnas l'assurance
Au sénat alarmé.
Prince aussi bon que grand , à ta cité fidelle
Viens rendre son éclat , ton bienfaisant
3.
Secours
:
I
Comme le doux printemps , quand tu brilles près d'elle ,
Tu lui rends les beaux jours.
Comme on voit une mère éplorée , inquiète ,
Gémir depuis un an de l'absence d'un fils ,
Que sur les flots émus un vent jaloux arrête
Loin de ses toits chéris ;
Tout pour elle est présage , elle est toujours plaintive ;
Ses prières , ses voeux gémissent dans les airs ;
Et pour y voir son fils , elle fixe attentive
•
Le rivage des mers :
21
322 MERCURE DE FRANCE ,
Ainsi Rome , ô César , aujourd'hui désolée
Te demande sans cesse ; exauce son espoir !
Rome heureuse par toi , de ses maux consolée ,
Brûle de te revoir,
Cérès de blonds épis vient embellis dos plaines ;
Tu nous rends le bonheur , l'abondance et la paix :
Et le joyeux nocher fend les vagues lointaines ,
Grâces à tes bienfaits.
Plus fidèle à l'honneur , le citoyen paisible
Vit chaste et sans remords sous les toits paternels.
La loi défend le crime , et la peine terrible
Poursuit les criminels .
Sous ton sceptre , ô Céșár ! qui craindrait la furie
Du Scythe vagabond , du Parthe , du Germain ?
Qui croira que la guerre aux champs de l'lbérie
Inquiète un Romain ?,
Fortunés habitans de riantes collines ,
Nous vivons occupés de rustiques travaux
Nous marions le cep aux branches purpurines
Des robustes ormeaux..
Au gré de nos désirs un doux festin commence
Nous versons tout joyeux le pétillant nectar ;
Et comme un nouveau Dieu , pleins de reconnaissance ,
Nous invoquons César.
Aux illustres héros sauveurs de la patrie ,
La Grèce décerna des honneurs immortels
Dans nos humbles foyers ton image chérie
A dejt des autels .
1
Sois toujours notre père , au peuple qui t'adore
Dispense, tes bienfaits ; ta gloire et ton amour! -
Telle est notre prière , au lever de l'aurore ,
Comme à la fin du jour.
J.-F. REVEL, avocat.
3
AVRIL 1815. 323
LES CARTES DE VISITE. *
FRONTIN , pendant deux jours qu'a duré mon absence ,
Ai-je été visité par des gens d'importance ?
Monsieur , avec grand soin , j'ai mis dans ce tiroir
Les cartes de tous ceux qui venaient pour vous voir.
Grâces à la leçon que vous m'avez donnée ,
Je ne les mettrai plus sur votre cheminée
Que je n'aie , avec vous , consulté mûrement
Si leurs noms y pourraient figurer dignement.
J'approuve vos raisons : les cartes de visite
Servent , dans bien des cás , de preuves au mérite.
En voici plus de cent de toutes les couleurs .
Ah ! Monsieur , les pieds-plats y sont près des seigneurs.
Je ne
ne pouvais pas seul en faire la critique ,
Et je les ai rangés par ordre alphabétique.
Je vais les annoncer , et c'est à vous de voir
S'il les faut refuser , s'il les faut recevoir.
Damis . -C'est un poëte ; ― il n'est pas sans génie ;
Mais pourquoi laissait - il siffler sa tragédie ?
Jadis il m'adressa des vers assez bien faits ;
Mais peut -on recevoir un martyr des sifflets ?
Quelque plaisant chez moi pourrait le reconnaître.
Qu'il cherche des succès avant que d'y paraître.
Mets son billet au feu . - Ma foi , monsieur l'auteur ,
Apprenez donc à faire un ouvrage meilleur;
Ou , croyez moi , tâchez de donner par la suite
Des billets de parterre avant ceux de visite.
Poursuivons l'examen : Monsieur Dagitencour.
Ah ! certes , il doit chez moi se montrer au grand jour !
J'ai trouvé son billet dans la chambre d'un prince !
-La peste! en quatre mots , l'éloge n'est pas mince !
-
-Aussi , depuis long-temps , on l'accueille partout."
324 MERCURE DE FRANCE ,
Il n'est point de projet dont il ne vienne à bout.
Son mérite , dit-on , n'est pas considérable.
C'est cependant , Frontin , un homme incomparable .
Sa figure ou son nom se glissent en tout lieu .
-Il doit de votre glace occuper le milieu .
Ecartons tous ces noms que son mérite efface .
Vivent les gens heureux ! tout doit leur faire place .
9
à rien.
Monsieur Dorlis...-Fi donc ! -Et sa femme .-Ah ! fort bien !
L'époux est un vrai sot un homme
propre
Mais sa femme est divine , et sa vive folie
Préserve plus d'un grand de la mélancolie.
Elle a , ces jours derniers , juge de son talent ,
Fait entrer son mari dans un poste excellent .
Le bonhomme , parfois , accompagne sa femme ;
Et l'on reçoit monsieur en faveur de madame.
Votre banquier Dormon. Ah ! quel homme ! je crois
Que pendant ces deux jours il est venu vingt fois.
-Ses visites , Frontin , sont souvent fort gênantes.
Mais , comme il a pour moi des façons obligeantes ,
Porte-lui mon billet de visite. - D'honneur ,
Il aimerait bien mieux un billet au porteur.
Monsieur , voilà le nom de votre apothicaire :
Je crois de ce chiffon savoir ce qu'il faut faire.
Je vais vous annoncer Monsieur Orthos. -Ah ciel !
Avec tout son savoir , quel ennuyeux mortel !
Tous les savans en us vantent fort son mérite ;
Moi , je reçois sa carte et jamais sa visite.
Sitôt qu'il se présente , il semble avoir pour but
D'ériger mon salon en petit institut .
-Votre cousin Pécourt , son beau-frère et sa fille.
-C'est un triste fardeau qu'une grande famille !
Pour visiter les gens il faut être vêtu .
Je suis au désespoir que mon portier l'ait vu .
Les parens ont parfois une amitié perfide.
AVRIL 1815 . 325
Ces gens , embarrassés , d'un air gauche et timide ,
Se sont dit mes parens peut-être à mes voisins .
J'ai dit , pour vous servir , que c'étaient mes cousins ;
Et , si vous le voulez , c'est sur ma cheminée
Que je réléguerai leur carte infortunée.
Monsieur de Millécorce . Ah ! c'est ce jeune fat
―
Qui donne à sa toilette un scandaleux éclat .
glace's
Portant dans vingt flacons tous les parfums de Flore ,
Il aurait grand besoin d'y porter l'ellébore .
Il se dit mon parent au dixième degré.
En y réfléchissant , je pense qu'il dit vrai .
C'est un fou , mais il plaît. Mets son nom sur ma
Nous devons des égards aux gens de notre race .
-Là finit l'examen : si j'ai bien présumé ,
Le reste ne vautpas l'honneur d'étre nommé.
Pourtant , j'ai mis à part ce billet , et pour cause :
Voyez qu'il est gentil ! il est couleur de rose .
Celle qui l'a porté , sans un peu de pâleur ,
Présenterait , ma foi , cette même couleur.
Sans doute , elle venait pour affaire pressante.
Votre absence a paru la rendre mécontente .
-Chût ! donne -moi cela . Que mon cabriolet ,
Sitôt qu'il sera nuit , à ma porte soit prêt.
Que ne me disais-tu...... ! va , partons au plus vite.
A propos , donne-moi des cartes de visite.
-J'en ai pris vingt , Monsieur , et c'est mon premier soin ..
-
Prends-en trente ; peut- être en aurai-je besoin .
BRES.
326 MERCURE DE FRANCE ,
LE HIBOU ET LES OISEAUX ( 1 ) .
CERTAIN hibou , privé de la clarté du jour ,
Entendait constamment les oiseaux du bocage
Exprimer au soleil leur éclatant amour ,
Et chanter ses bienfaits dans leur joyeux langage .
«
Quel est , se disait- il , cet hymne singulier
Que chante nuit et jour une troupe insolente ?
» Pour habiter ce mont , ce roc hospitalier ,
"
Ai-je , ô soleil ! besoin de ta clarté brûlante » ?
Que répondaient alors les habitans des airs
Aux accens ténébreux de cet oiseau sauvage ,
Insultant par ses cris l'astre de l'univers ,
Qui d'un Dieu tout- puissant nous présente l'image?
Ils élevaient en choeur leurs sons harmonieux
Vers l'être qui répand des torrens de lumière ,
Et louaient le Seigneur qui dans les champs des cieux
Lui traça de ses mains sa brillante carrière .
M. B.
(1 ) Cotte fable a été composée il y a environ un mois ; il sera facile d'en
reconnaître l'application en se rappelant le sujet de prix proposé à ceux qui
définiraient ce que c'est que des idées libérales , dans ce même journal
qui retrouve aujourd'hui à la fois et ses anciens rédacteurs et ses anciens
principes. Ceux qui me rendent la justice de penser que je porte dans
mon coeur les sentimens qu'inspirent ces idées libérales dont on voulait
nier jusqu'à l'existence , n'auront pas de peine à deviner les motifs qui
m'empêchent de m'appesantir davantage sur l'étrange programme qui a
donné lieu à cette fable , que j'ai lue dans une séance de la Société philotechnique
de Paris , immédiatement après que ce programme ent été renda
public. M. B.
AVRIL 1815. 3.27
A L'AMOUR.
VIENS , Dieu charmant des plaisirs et des ris ,
Viens , Dieu d'amour , apprends-moi l'art de plaire !
Pour l'art d'aimer , je le sais ; je l'appris
Lejour même où je vis mon aimable Glycère,
Tu donneras aussi , Dieu des amours ,
Quelques leçons à celle que j'adore !
Pour l'art de plaire , elle le sut toujous :
Mais l'art d'aimer .... elle l'ignore encore !
Le chevalier DE LASALLE.
ÉNIGME.
QUOIQUE je ne sois pas tellement nécessaire ,
Qu'on ne puisse sans moi terminer toute affaire ,
Pourtant est-il vrai que sans moi
Nul ne pourrait avoir pain ni pâte chez soi .
S........
LOGOGRIPHE.
NAVIGATEURS audacieux ,
Pour parvenir à la fortune ,
Bravez , bravez les fureurs de Neptune ;
Et vous , Harpagons odieux ,
Vous , que la soif de l'or domine ,
Jeûnez , faites maigre cuisine ,
Suivez bien votre plan , sans cesse ramassez ,
Entassez vos écus et jamais n'y touchez :
Pour moi , par un moyen plus simple , plus facile ,
Je saurai riche devenir ;
328 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1815 .
)
De ma tête j'irai me faire raccourcir ,
Car en la conservant je suis pauvre , stérile .
V. B. ( d'Agen ).
CHARADE .
De mon premier doit user sobrement
Tout écrivain qui vise à l'élégance.
Est toujours mon dernier , quelle que soit sa chance ,
Combat livré sur l'humide élement.
Dans mon entier , à la ville , au village ,
L'espèce humaine est bien peu sage ;
Jeunes et vieux , petits et grands ,
Se font un point d'honneur tous d'être intempérans ;
Ainsi le veut l'antique usage .
Par le même.
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insérés
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Guérite.
Celui du Logogriphe est Insecte ; ôtez in , reste secte.
Celai de la Charade est Vermine.
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
DE L'ÉDUCATION PHYSIQUE DE L'HOMME , par M. FRIEDLANDER
, docteur médecin . - A. Paris , chez Treuttel et
Wurtz , libraires , rue de Lille , nº . 17. - 1815 .
IL appartenait à un médecin plus qu'à personne , de
'nous instruire sur ce qu'exige notre éducation physique ,
sur les soins qu'il faut donner à cette enfance de l'homme
si long-temps prolongée , et en même temps si faible .
L'homme , cet être par exellence , n'est aux deux extrémités
de sa vie qu'un bien frèle roseau qui a besoin qu'on
le soutienne , et qu'on agisse pour lui . Notre vie s'annonce
par des cris , et se prolonge dans les larmes . La vie de
l'homme , de cet être dont l'intelligence est infinie , se
perd en effet entre deux enfances misérables aussi ces
deux enfances réclament les soins de ceux qui ont passé la
première , comme de ceux qui ne sont point encore arrivés
à la seconde. On a donné seulement plus d'attention à notre
première enfance , parce qu'elle nous ouvre la vie , et
enfin parce que la santé , aussi nécessaire au bien-être du
corps qu'à la vigueur de l'àme , en dépend presque
toujours .
:
Les philosophes de tous les âges se sont occupés de
cette première éducation . Les uns l'ont plus considérée sous
les rapports physiques que sous les rapports moraux , suivant
le but qu'ils se proposaient. Les médecins ont porté principalement
leur attention sur les soins physiques , tandis
que les moralistes , à la tête desquels on peut citer Plu330
MERCURE DE FRANCE ,
tarque parmi les anciens , et Rousseau parmi les modernes
, ont songé davantage à l'intelligence dont il est
si essentiel de bien diriger l'essor . Chez tous on trouve
des faits qui tiennent à ces deux considérations ; et l'on
est étonné , en lisant Plutarque , de la foule de remarques
faites par cet écrivain judicieux sur les soins physiques
que réclame notre première enfance.
Cependant , malgré les travaux des anciens et des modernes
, l'éducation physique de l'homme avait besoin
d'être considérée dans son ensemble , et il était nécessaire
qu'une main habile pût rassembler tous les détails dont
elle se compose , et nous montrer les règles , ou , si l'on
veut , les principes de toutes les pratiques que l'on est
obligé de mettre en oeuvre. C'est ce qu'a fait M. Friedlander
avec autant de clarté que de talent . Son ouvrage ,
écrit sans ambition scientifique , est fait dans un tel esprit ,
qu'il n'est pas une mère qui ne puisse le comprendre.
Cet ouvrage est même si essentiel , que probablement
il sera bientôt entre les mains de celles qui attachent quelque
prix à la bonne éducation de leurs enfans . M. Friedlander
aura ainsi atteint le but qu'il s'est proposé , celui
d'être utile : et quelle gloire vaut cet avantage !
L'auteur de l'ouvrage que nous annonçons est parti d'un
principe général pour développer en détail tout ce qu'exige
l'éducation physique , qui doit non-seulement chercher à
conserver la santé momentanée du corps , mais aller audevant
de tous les changemens que doivent opérer la
croissance et le développement des forces vitales. Cette
éducation doit être par cela même comme une sentinelle
vigilante destinée à profiter de tous les agens qui sont en
son pouvoir, pour contribuer au développement des forces
ainsi qu'à la perfection du corps et de l'intelligence. L'éduAVRIL
1815. 331
cation doit toujours tendre à des progrès dans une société
qui avance toujours . Elle examine jusqu'à quel point on
peut allier la conservation de la santé avec l'exercice ,
et cela afin d'atteindre un perfectionnement particulier
qu'exige une société civilisée . Elle voit s'il n'est pas possible
d'empêcher un trop grand développement d'un organe
aux dépens d'un autre , afin de rétablir cet équilibre
précieux dans un être qui marche vers tous les genres de
développemens . Combien , en effet , dans les premiers momens
de son existence , l'homme n'est-il pas en lutte soit
avec l'imperfection de ses dispositions , soit avec les agens
physiques qui l'entourent? Il a de plus encore à vaincre les
obstacles que la délicatesse , et même la faiblesse de ses
organes opposent au développement de son intelligence
comme à celui de son corps . L'éducation doit donc profiter
de tous les agens qu'elle peut mettre en oeuvre
pour atteindre son but ; comme aussi elle doit chercher
à garantir l'être qu'elle soigne , de tout ce qui pourrait en
troubler l'économie .
1
La médecine et l'éducation se composent de connaissances
séparées qui tendent à la conservation et au perfectionnement
de notre espèce , et qui doivent se prêter
un secours mutuel . Ce qu'elles ont de commun , c'est que
l'on ne peut traiter du corps vivant , sans penser à l'àme ,
ni penser à l'àme de l'homme en société , sans songer aux
changemens continuels qu'amènent les progrès de la civilisation
.'
En effet , si l'éducation physique de l'homme n'avait
à s'occuper que de ses qualités corporelles , l'éducation
seule des animaux pourrait jusqu'à un certain point
nous offrir les meilleurs exemples . Aussi , selon la remarque
de M. Friedlander , il doit être permis de dire que
332 MERCURE DE FRANCE ,
nous tenons assez de leur nature , pour puiser dans une
source qui offre l'immense avantage de faire des expériences
directes plus hasardeuses , qu'il n'est possible d'en entreprendre
sur nos semblables . Mais combien de circonstances
ne changent-elles pas , ne modifient-elles pas l'homme à l'infini
dans nos sociétés civilisées ? et ce problème si simple
en apparence de notre éducation se complique prodigieusement
, puisque la civilisation l'a rendue , en quelque
sorte , inséparable de l'éducation morale. Ainsi toutes les
dispositions particulières des divers individus sout soumises
à l'influence d'une société qui favorise tantôt le
physique , tantôt le moral ; et il ne dépend pas toujours
de l'instituteur ou du médecin de les faire marcher au
gré de leurs désirs . L'éducation physique ne pent donc
être soumise à des procédés constans . L'application des
principes et des moyens suppose toujours une certaine
habitude , et même un grand génie d'observation .
On pourrait se demander s'il est possible de créer
des dispositions heureuses , et de favoriser le développement
de l'enfance pendant la grossesse de la mère ? Mais
s'il n'y a pas moyen de faire naître certaines dispositions
à volonté , on peut du moins reconnaître dès la naissance
les imperfections , et observer ensuite les changemens qui
s'opèrent aux diverses époques de la vie. C'est sur ces
dernières observations que repose toute l'éducation ; et ,
sous ce rapport , elles sont de la plus haute importance .
Partant de ces principes généraux , M. Friedlander a
porté son attention sur tout ce qui peut avoir quelque
influence sur la santé et la vigueur du corps . Il examine
d'abord toutes les suppositions imagiuées pour démontrer
la possibilité de produire d'heureuses dispositions ,
possibilité qui , si elle existait , nous dévoilerait en même
AVRIL 1815. 333
temps les mystères de l'intelligence . L'histoire nous enseigne
bien que le mélange des peuples par les guerres et
les émigrations a beaucoup influé sur leur naturel : mais
tout en accordant ces grands résultats , en convenant que
les êtres d'une race forte , conservée dans sa pureté pri- .
mitive , produisent des enfans de la même trempe , est-on
en droit d'en conclure qu'il est au pouvoir de l'homme
de procréer à volonté des enfans forts et de beaucoup
d'esprit ? L'expérience de tous les jours nous montre le
peu de fondement de ces beaux rêves .
་
L'auteur passe ensuite à des considérations générales
sur l'état de la grossesse , où commencent proprement les
soins de la mère . Il indique les règles d'hygiène qu'on
doit leur prescrire , et n'oublie pas de montrer la grande
influence que la mobile imagination des femmes exerce
sur le foetus . Le développement du foetus lui donne lieu
à des remarques fort judicieuses ; et il en est de même
des moyens de connaître dès le bas âge les dispositions
physiques de chaque individu . Ici l'auteur invoque les
sciences naturelles pour arriver à ce but important. Il
pense qu'à l'aide de l'art de décrire les apparences extérieures
du corps , d'en étudier et d'en peindre l'extérieur ,
on pourrait sous ce rapport arriver à quelque résultat
satisfaisant . Il semble qu'en effet il y aurait possibilité de
déterminer jusqu'à un certain point les dispositions physiques
de chaque individu par l'examen comparé de l'ensemble
de son organisation . On l'a même tenté pour les
dispositions morales , en cherchant à les reconnaître par
des différences qui se manifestent à l'extérieur. Y est-on
parvenu ? c'est ce que nous n'oserons décider .
Le résumé sur les principes de l'éducation physique
pour la première époque de la vie que l'auteur trace en334
MERCURE DE FRANCE ,
suite , porte sur des objets non moins importans. Il y
discute l'influence de l'air sur l'enfant , et les mesures de
propreté qu'il exige ; et enfin l'allaitement dont sa santé
dépend d'une manière si sensible. Fixant ensuite son attention
sur le genre d'exercice qui convient à la première
enfance , il montre de quelle manière on peut exercer ses
sens naissans , en indiquant en même temps l'influence
que la méthode de coucher et de porter l'enfant peut
avoir sur son économie. Ce chapitre est terminé par une
comparaison fort curieuse de l'éducation physique en Angleterre
, en Allemagne et en France . Ainsi , selon M.
Friedlander , les mères jouent trop parmi nous avec leurs
enfans dans la première époque de la vie ; elles excitent
trop tôt leur vivacité ; elles ne se ressouviennent pas assez
qu'à cette époque , et dans les suivantes , on doit uniquement
s'attacher au développement physique. Cette observation
est encore plus évidente , si l'on compare les
différens genres d'éducation à une époque plus avancée .
En Angleterre , où l'éducation physique est arrivée à un
point de perfection assez rare , les mères ne pensent guère
qu'à la beauté physique de l'enfant ; aussi lui laissent-elles
beaucoup de liberté sans le fatiguer . En Allemagne , on
entend presque toujours les mères recommander à leurs
enfans de se tenir tranquilles . Ne songeraient-elles point
trop tôt à la modération à laquelle dispose assez le tempérament
? En France , les soins d'une mère semblent
plutôt dirigés vers un autre but : elles veulent avant tout
empêcher que l'enfant ne devienne maussade , et qu'il ne
manque un jour de promptitude d'esprit . Ces tendres
mères n'ont cependant rien à craindre à cet égard . En
effet , les facultés intellectuelles et l'amabilité sociale ne
sont-elles pas assez libéralement répandues en France ? Les
"
AVRIL 1815. 335
mères ne devraient pas oublier que pendant long-temps
les enfans n'ont besoin que de propreté , d'un air pur ,
de lait et de sommeil : aussi quand ils se portent bien
ne font-ils que manger et dormir.
L'auteur passe ensuite à cette époque si fatale à l'enfance
, la dentition. Il en indique toutes les périodes , et
les remèdes qu'il est convenable d'appliquer dans quelques
cas , encore assez rares . Enfin il examine les soins qu'exige
la dent elle-même , et ne porte son attention que str
ceux qu'une expérience raisonnée a démontrés nécessaires .
Il termine ce chapitre par des considérations importantes
sur le développement partiel et sur la fièvre qu'entraîne
souvent une croissance rapide . Comme on peut employer
différens moyens pour prévenir et pour remédier aux
inconvéniens de la croissance , il a soin de les indiquer
avec méthode et d'en faire sentir la nécessité.
")
La seconde époque de l'enfance , celle où l'enfant doit.
abandonner pour toujours un aliment préparé dans les
flancs qui l'ont portó , quoique exigeant moins de soins:
attentifs que la première , demande cependant une assez
grande vigilance H faut accoutumer par degrés un corps!
encore faible à lupporter une nourriture plus substantielle,
etlá odigérer des klimbs d'une toute autre nature . Ikim
porte dope beaucoup de ne pas présenter à l'enfant qui
quitte de sein de sa mère toutes sortes d'alimens . On doit
lui donner de préférence des alimens légers , et ceux qui
ont le plus d'analogie avec la nourriture qu'il vient d'abandonner.
Mais il existe une infinité de circonstances où ces
précautions ne peuvent point être prises ; et souvent aussi
l'enfant succombe , faute de pouvoir digérer des alimens
beaucoup trop lourds pour son débile estomac. Le médecin
peut quelquefois remédier à ce défaut d'harmonie *
336 MERCURE DE FRANCE ,
entre l'organisation particulière des individus et leur situa
tion dans le monde . A la vérité, la nature semble avoir
pris soin elle-même de lever les plus grands obstacles en
donnant aux jeunes êtres la faculté de s'exercer , de contracter
des habitudes d'après lesquelles ils se forment , et
en favorisant leur développement par la variété , le nombre
des moyens de subsistance et de conservation qu'elle ai
créés pour toutes les circonstances et pour tous les climats .
Dans ce chapitre , qui est le cinquième de l'ouvrage ,
M. Friedlander examine dans le plus grand détail la série
des alimens dont l'homme peut faire usage depuis qu'il
quitte le sein de sa mère jusqu'au moment où il doit user
de tout ce luxe de mets , fruit déplorable de la civilisation .
Il y discute ayce beaucoup de savoir les altérations soit
naturelles , soit artificielles qu'éprouvent les alimens , et
leur influence sur le corps de l'homme. Il a également
porté son attention sur la nécessité où l'on est de le faire
passer insensiblement de la nourriture végétale à la nourriture
animale , de modifier l'un et l'autre d'après la disposition
, la constitution de l'individu , et sa situation dans
la société. Enfin il termine ce chapitre en montrant jusqu'à
quel point la nourriture peut avoir de l'influence sur
L'exercice de telle ou telle fonction et de tel ou tel organe. II .
est surtout bien important , dit-il , de ne pas trop abuser
des toniques avec les enfans , afin de ne pas les émousser
pour toujours..
+
En rendant compte d'un ouvrage aussi important , nous
avons peut-être dépassé les bornes que permet ce journal;
mais on nous le pardonnera à cause de l'utilité d'une
pareille annonce. Dans un second article , nous suivrons
l'auteur dans toutes ses recherches ; et nous ne
pourrons qu'applaudir à ses efforts. Il est heureux qu'un
AVRIL 1815.
MBRE
pareil sujet ait été traité par un médecin , et surtout par
un médecin qui réunisse toutes les connaissances qu'il
exigeait. Ainsi le plus grand nombre des principes que
M. Friedlander admet , et des conseils qu'il donne aux
mères de famille , ont d'autant plus d'autorité qu'ils sont
fondés sur sa propre expérience , comme sur celle des
philosophes qui l'ont précédé .
MARCEL DE SERRES .
L
A ANTIGONE, par M. BALLANCHE. Paris, de l'imprimerie
de P. Didot l'aîné , rue du Pont de Lodi , nº . 6.— 1814 .
LE poëme d'Antigone est divisé en six livres ; il nous
retrace la vie et les infortunes d'OEdipe , de cet homme
du malheur, que l'antiquité regardait comme l'emblème
des destinées humaines . Il nous rappelle encore les malheurs
d'Antigone , ces malheurs qui , depuis Eschyle
jusqu'à nos jours , n'ont jamais cessé d'occuper la muse
tragique. Mais , selon la pensée de l'auteur du poëme ,
cette inflexibilité d'un destin aveugle , ces longues infor
tunes d'OEdipe auraient peu mérité qu'on s'en occupât
encore pour les présenter sous un jour nouveau , si le sens
moral de ces traditions n'avait été presque entièrement
méconnu. Pourquoi s'est-on refusé de voir , dans cette histoire
si déplorable du fils de Cadmus , l'histoire même de
l'homme , de ses misères , de ses faiblesses , de ses courtes
et trompeuses félicités , et de ses longues douleurs ? Pourquoi
enfin s'est-on refusé d'y voir le développement des
plus hautes pensées et des sentimens les plus généreux ?
car le malheur est une belle révélation de l'homme
moral.
C'est sous ce nouveau jour que M. Ballanche nous pré-
22
338 MERCURE
DE FRANCE
,
sente l'histoire d'OEdipe , et l'histoire non moins touchante
d'Antigone , dont la constance égala le dévouement . C'est
dans la continuité des soins généreux que se montre la
grandeur d'àme et la dignité de l'être infortuné. L'antique
énigme du sphinx nous désigne un être qui n'a qu'une
voix et qui n'est debout qu'un instant : n'est-ce pas-là tout
l'homme? N'est-ce pas là cet être qui ne sait que gémir , et
dont la vie sans durée se perd pour ainsi dire entre deux enfances
misérables ? Il marche par des chemins obscurs , en
s'avançant vers un but qu'il ignore . Souvent il désire ce
qu'il devrait éviter ; souvent il forme des projets qui trompent
son attente , lors même qu'ils ont succédé selon ses
voeux . Ses pas sont incertains , ses passions l'égarent , et sa
prudence elle-même lui tend des piéges cruels. Quelquefois
encore il croit ne commettre que des fautes , et c'est
de grands crimes qu'il s'est rendu coupable : leçon rare ,
mais terrible , qui lui est donnée pour lui enseigner à conserver
son coeur toujours innocent : tel fut OEdipe ; mais
cet homme du malheur , cet homme que l'antiquité regardait
comme l'emblème des destinées humaines , ce roi de
l'énigme , eut des enfans qui vinrent en quelque sorte compléter
une telle vie . Nous voyons ses fils , héritiers mal-
' heureux de son ambition , de son orgueil , de son caractère
inflexible , se disputer à main armée le trône de leurs
pères. Ses filles , colombes gémissantes , méritèrent d'avoir
les belles qualités qui les firent distinguer parmi les hommes
; elles eurent quelque chose de son brillant génie , et
tout son goût pour les choses honnêtes et pour la vertu.
Antigone seule reçut en partage la magnanimité d'OEdipe
et l'élévation de ses sentimens : elle eut de plus cette douceur
et cette patience qui aiment surtout à s'approcher du
coeur des femmes ; elle eut cet oubli de soi-même , qui met
AVRIL 1815. 339
le comble à toutes les vertus héroïques . Aussi Antigone
est-elle au milieu d'une famille si funeste , et parmi les
calamités de sa patrie , tantôt comme une divinité secourable
qui encourage et console , tantôt comme une victime
pure qui expie les fautes des autres . Nous ne sommes
donc point isolés sur cette terre de deuil ! Non : Dieu n'abandonna
jamais l'être qui souffre et le malheureux qui
gémit ! A côté des erreurs , de l'infortune, même de l'opprobre
, il a placé l'innocence , la vertu , le dévouement ; et
l'homme , ce roi détrôné , traverse son exil , toujours accompagné
de l'Antigone que le ciel lui envoie pour soulager
ses douleurs .
Dans son poëme d'Antigone , M. Ballanche a donc voulu
nous montrer sous un jour nouveau tout ce que l'histoire
déplorable d'OEdipe présente de moral , et nous faire voir
qu'avec celle de ses enfans , elle comprend l'histoire même
de l'homme. Il a développé cette pensée avec beaucoup
de talent , et les sentimens qui animent son poëme l'honorent
autant qu'ils doivent faire le charme de tous les
coeurs bons et vertueux. Les livres qui nous portent au
bien n'étaient devenus que trop rares pour ne pas applaudir
à ceux qui nous y rappellent . On doit encore plus y
applaudir , lorsqu'à l'agrément du style , ces ouvrages
joignent un intérêt vrai et pris du fond même des choses .
Il ne suffit pas en effet pour plaire de nous entretenir
d'événemens propres à nous émouvoir , mais il faut encore
que les malheurs , dont vous voulez que je m'attriste
soient pris dans l'ordre des choses naturelles . Soyez vrai
avant tout, et rappelez-vous, ainsi que le conseille Cicéron ,
que les pleurs sont de courte durée .
Nous n'entrerons point au sujet du livre que nous annonçons
dans une discussion qui a été bien souvent agitée
3/40
MERCURE DE FRANCE ,
et peut-être sans trop de raison , savoir si les poèmes écrits
en prose , mais en prose poétique , méritent le nom de
poëmes , que l'on ne voudrait appliquer qu'aux ouvrages
en vers . Nous n'entrerons point , dis-je , dans cette question
, parce qu'elle nous paraît avoir été assez généralement
décidée , depuis que nous avons un modèle de ce
genre de poëmes. Qui pourrait en effet refuser au Télémaque
le titre de poëme ? Cet admirable ouvrage n'est-il
pas tout aussi poétique que les plus belles poésies d'Homère
; et aussi instructif que nos plus beaux traités de
morale? Ce qui constitue un poëme n'est pas la forme sons
laquelle on nous le présente , mais bien le fond des choses
qui y sont traitées , pourvu toutefois que l'action en soit
noble et exprimée avec la dignité convenable. Il ne suffit
pas de nous montrer la vérité toute nue , il faut encore
parler au coeur et à l'imagination . La lumière pure et
délicate que répand la vérité , ne flatte pas assez ce qu'il y
a de sensible en l'homme ; elle demande une attention
qui gêne trop son inconstance naturelle . Nous aimons
qu'on nous instruise ; mais nous voulons aussi qu'on nous
présente les idées qui nous éclairent , revêtues de ces
images sensibles , qui en font le charme et la force. Tel
est le pouvoir de la poésie : elle embellit de ses brillantes
fictions la vérité même , et la morale la plus sévère lui
doit une nouvelle sublimité. Pouvoir divin , et le plus
noble attribut de notre intelligence , qui élève l'homme
au-dessus de lui-même , et porte notre âme vers tout ce
qui est grand et beau .
L'action que le poëme d'Antigone nous retrace est
noble et touchante : elle est racontée avec cette dignité
qui convient à la poésie , il n'y manque que le charme de
la mesure et du rhythme . Mais quoique cet ouvrage , qui
AVRIL 1815. 341
respire l'amour de la vertu , ne soit point écrit en vers , on
ne doit pas plus lui refuser le titre de poëme , qu'aux admirables
récits des aventures de Télémaque .
Le poëme d'Antigone commence au moment où le divin
Tirésias , se trouvant à la cour de Priam , ce roi l'engage à
lui raconter les malheurs lamentables d'OEdipe et de ses
deux fils , et enfin à lui dire cette guerre terrible des
sept chefs . Tirésias cède à ses prières , et lui raconte les
tristes destinées d'OEdipe et de ses coupables fils . L'his .
toire lamentable de tant d'infortunes est du moins adoucie
par le modèle de toutes les vertus et le généreux dévouement
d'Antigone. Le devin commence son récit par la
mort de Polybe , roi de Corinthe , qui passait pour le père
d'OEdipe. Polybe avait déclaré qu'après lui , l'heureux
OEdipe réunirait sur sa tête à la couronne de Thèbes celle
de Corinthe. Le peuple avait confirmé par ses suffrages
les dernières volontés du vieillard . OEdipe ne sentit plus
que la joie de posséder un second royaume et d'échapper
à des oracles importuns qui n'étaient plus que des mensonges
à ses yeux ; il célébra dans une fête magnifique le
jour heureux qui assurait son repos et augmentait sa puissance.
Cette fête fut cependant troublée par de sinistres
présages . Tirésias était déjà près de se retirer avec Antigone
et Ismène , lorsqu'un prêtre du temple de Delphes
se présenta pour prendre part à la fête , Son air vénérable
rappela le calme dans l'assemblée . OEdipe se leva à l'aspect
du vieillard et le fit placer à ses côtés. Le prêtre
chante les prodiges de l'harmonie ; mais en reprenant sa
lyre , il murmure un chant nouveau. Au lieu des souvenirs
heureux qu'il voulait retracer , ses paroles mystérieuses
ne savent peindre que des objets funestes : c'est un
enfant dont la naissance avait été un sujet de terreur pour
342
MERCURE DE FRANCE ,
ses parens ; ce sont les sommets escarpés du Cythéron ;
c'est Laïus immolé au milieu de ses gardes . Jocaste gémissait
dans son coeur , car elle se rappelait et cet enfant
condamné à mourir en naissant , et son premier époux
immolé par une main inconnue dans un défilé de la
Phocide.
OEdipe était agité de mille sentimens divers . Il sentait
une tristesse involontaire dissiper toutes les illusions dont
son orgueil l'avait abusé . Mille circonstances de sa première
jeunesse vinrent s'offrir à son esprit pour lui prouver
d'une manière confuse qu'il n'était point né de Mérope ,
et que Polybe n'était pas son père. Le vieillard étonné de
ces sinistres présages , donna à sa fille l'instrument harmonieux
dont les accords élevèrent jadis les murs sacrés de
Thèbes. A l'instant même , une pâleur mortelle vint flétrir
sur son visage les roses de la jeunesse. Elle voulait repousser
la lyre d'Amphion , mais il n'était plus en son pouvoir
de résister au dieu de Délos . Ses chants , qui finirent par
ces paroles , portèrent la crainte dans tous les coeurs .
« Déesse vengerésse , Némésis , est- ce toi qui guides ce
>> bras parricide ? Jeune présomptueux , tu te confies en ta
>> force ! Tu insultes à la faiblesse d'un vieillard , et tu
» l'immoles à ton barbare emportement ! Mais quelle est
>> cette victoire encore plus funeste ? Une vierge ne sau-
» rait raconter la suite de cette épouvantable aventure » .
OEdipe cède alors aux sentimens qui l'oppressent. ——
«< Sors , dit-il au vieillard ; ta fille est-elle comme un autre
» sphinx dont je dòive deviner les funestes énigmes ?
» Prince , ne cherchez point à démêler votre destinée :
>> cette curiosité indiscrète déplaît aux Dieux » .
Une calamité horrible , signe trop eertain de la colère
des Dieux , vint bientôt fondre sur le royaume de Laïus .
AVRIL 1815.-
343
Apollon tend son arc contre les malheureux habitans de
Thèbes , comme naguère contre la famille de l'orgueilleuse
Niobé . Le fléau destructeur n'épargne personne . La ville
est bientôt remplie de funérailles . OEdipe et Jocaste , dans
le trouble mortel qui les agite , ne savent à quel Dieu recourir
: ils ont des secrets qu'ils n'osent se confier et qu'ils
voudraient se cacher à eux- mêmes . Le roi ne pouvait bannir
de sa mémoire ce vieillard dont il versa le sang , et
Jocaste pleurait toujours l'enfant qu'elle laissa arracher de
son sein maternel.
L'infortuné roi de Thèbes , retiré au fond de son palais ,
cherchait la solitude et semblait craindre l'approche de sa
famille . Il se demandait avec douleur ce qu'étaient devenus
son courage , et cette brillante intelligence qui avait répandu
sa renommée parmi les nations de la Grèce : cette intelligence
ne lui avait-elle pas fait deviner que l'homme était
cet être qui n'a qu'une voix , celle du gémissement ; cet
être éphémère dont la vie , toute remplie d'amères tristesses
, est placée entre deux enfances si courtes et si rapprochées
, que le tout semble n'avoir que la durée d'un
jour?
Au milieu de cette funeste incertitude , Phorbas apprit
à OEdipe que le vieillard tué par lui sur les confins de la
Daulie était Laïus , et que Laïus était son père. Vous savez
enfin , lui dit-il , que cette reine de Thèbes dont il avait
obtenu la main pour prix de sa victoire sur le sphinx ,
était sa mère. A peine Jocaste a-t-elle entrevu la vérité ,
qu'elle s'est enfuie , le front couvert de honte . Etéocle et
Polynice , l'oeil sombre et hagard , aceablent de malédictions
leur malheureux père : O douleur qui n'a pas d'égale !
répètent-ils sans cesse ; nous voilà condamnés à une éternelle
ignominie ; il faudra désormais que nous passions de
344
MERCURE DE FRANCE ,
tristes jours à rougir de notre naissance. Antigone seule se
jetait aux pieds du roi et embrassait ses genoux : mon
père , disait-elle , quels que soient les malheurs qui nous
sont réservés , je vous en conjure, confiez-vous aux Dieux
immortels.
Les députés de Corinthe déclarèrent qu'ils ne voulaient
plus pour roi un homme qui traînait le malheur après lui ,
et qui avait deux fils si dignes de leur fatale origine. Créon
vouait aux Dieux infernaux cette race odieuse qui était
venue s'asseoir sur le trône de Labdacus. Hémon , le fils
généreux de l'ambitieux Créon , pleurait en silence ; mais
un autre sentiment pénétra dans son âme en même temps
que la pitié , lorsqu'il vit la pieuse Antigone baigner de
larmes les genoux de son malheureux père. Ainsi , au
milieu du trouble et de la désolation qui régnaient dans le
palais d'OEpide , deux nobles coeurs s'étaient entendus ;
les sentimens généreux que développe l'infortune les
avaient captivés bien plus fortement que les riantes séductions
du plaisir et du bonheur.
OEdipe crut conjurer le malheur en se privant lui-même
de la douce clarté du jour . Il enfonce de ses propres mains
une agraffe d'or dans ses yeux ; et sans se plaindre des
tourmens qu'il endure , il dit avec une espèce de joie
affreuse : Oh ! que je me plais dans ces ténèbres ! Obscurité
terrible et douce , je te salue ! sois mon aide ! sois mon
asile ! sois le lieu de mon repós !
Étéocle et Polynice , tous deux également insensibles ,
ne sont point touchés du spectacle si pitoyable d'OEdipe
s'arrachant les yeux avec un courage barbare. Créon , sans
respect pour ce qu'il y a de plus sacré dans le malheur ,
accable encore le roi des traits d'une sanglante ironie . Mon
père , s'écrie Ismène , vous venez d'entendre Créon ; hâtezAVRIL
1815. 345
?
vous d'abandonner à cet ambitieux des choses qu'il prise
au-dessus de la pitié et de la justice. Avait-on besoin
répond OEdipe , de ces dures paroles pour me dépouiller
du vain titre de roi ? Oui , je consens à descendre d'un
trône où je ne suis monté que par un crime affreux !
Eh ! n'ai-je pas dit ' assez que je ne veux conserver de la
vie , que ce qu'elle a de plus triste et de plus fàcheux ?
J'irai , oui , j'irai mendier mon pain ; et celui que le bandeau
royal poursuivait en quelque sorte , n'aura plus dé
retraite assurée.
Antigone , arrosant ' d'un torrent de larmes la poitrine
de ce monarque infortuné , lui disait d'une voix entrecoupée
: Non , vous n'irez pas seul ; je conduirai vos pas ; jė
mendierai avec vous le pain de la douleur. Mais OEdipe
n'a* pas même cette ressource . Il est enfermé dans une
tour ; et par qui ? par ses propres fils ! Ainsi , ce roi , na
guère si favorisé de la fortune , est maintenant réduit à
la solitude d'une prison. Tout cet éclat du trône s'est
évanoui ; mais il lui reste ses deux nobles filles : elles
apprêtent son frugal repas , préparent les modestes vêtemens
qui doivent désormais lui servir , et charment ses
ennuis par d'harmonieux concerts.
Bientôt après , Étéocle et Polynice , qui ont osé enfermer
leur père dans une prison , veulent le bannir ; car les per
fides tremblent qu'une tête dévouée aux Dieux infernaux ;
n'attire de nouveaux malheurs et sur eux , et sur leur
empire. Ils ignorent les insensés , que c'est à leur détestable
ambition qu'ils devront les calamités dont ils sont
encore menacés . OEdipe attire sur eux , par ses malédic- '
tions , la colère des Dieux vengeurs . Vous avez vengé sur
moi , s'écrie-t-il , le meurtre de Laïus ; vengez sur mes
fils mes propres outrages . Que le fer décide entre eux
346
MERCURE DE FRANCE ,
de la triste royauté de l'énigme ! Puis , il ajoute , avec un
sourire amer : Oui , je leur jette ma fatale couronne, comme
, dans une orgie , un homme ivre jette à terre des os
à demi-rongés , pour jouir du plaisir ridicule de voir des
chiens affamés se disputer cette vile pâture !
Antigone adoucit cependant la colère du roi ; elle le
supplie de ne point accabler ses frères du poids de sa malédiction
. Ma fille , lui dit-il , j'ai perdu mes sens et ma
raison : mais tu as promis de suivre ton père ; viens , guide
mes pas ; fuyons ces lieux funestes .
A peine OEdipe a-t-il franchi la porte Néitide , que ses
deux fils deviennent la proie de toutes les malédictions
paternelles . Le roi , toujours appuyé sur sa chère Antigone
, arrive auprès du Cythéron . C'est ici , s'écrie- t-il ,
avec douleur, que mes mains furieuses se sont baignées
dans le sang du grand Laïus. Qu'il me soit permis , avant
de mourir , de faire un sacrifice expiatoire aux mànes
de mon père : ta présence , ma fille , me sera nécessaire ;.
ton innocence , plus que mon sacrifice , apaisera cette
ombre irritée .
C'est après avoir fait ce sacrifice , qu'OEdipe succombe
à sa douleur ; et l'on ignore encore s'il a été englouti
dans un abime , ou si les Dieux l'ont enlevé vivant dans
l'olympe. La généreuse Antigone restée seule , partagée
entre l'étonnement et la douleur , chercha trois jours entiers
le corps de son père pour lui rendre les honneurs de la
sépulture , mais ce fut en vain.
Le fils de Créon , en apprenant la mort d'OEdipe , croit
' qu'Antigone ne refusera plus son appui. Il sort de Thèbes
et va sur le Cythéron , pour y découvrir quelques traces
des illustres bannis . Il la trouve enfin , mais pour en recevoir
les derniers adieux. « J'ai entendu , lui dit Antigone ,
AVRIL 1815. 347
les derniers enseignemens de mon père ; je dois accomplir
ses volontés déjà mon âme ne tient plus à ceux qu'elle
a aimés que par la douce puissance des souvenirs . Retournez
dans Thèbes , et dites à Ismène , qu'Antigone est
destinée à accomplir les dernières volontés de son père » .
Antigone se rend , d'après les ordres d'OEdipe , à
Athènes , auprès de Théséc . En vain chercha-t -elle à engager
Polynice à ne point acheter le trône au prix du
crime, et peut -être en sacrifiant un frère . Elle se rend
même à Thèbes , pour essayer si elle aura plus de pouvoir
sur Étéocle : ma soeur , lui repond le roi , je ne céderai
la couronne qu'avec la vie.
Dès lors , s'engage cette guerre fatale où les deux frères
trouvèrent la mort ; sort déplorable , mais légitime , pour
des fils qui avaient maudit leur père. En vain , pour ramener
ses frères à des idées de justice , Antigone fut- elle
jusqu'à Argos ; en vain , elle supplia Polynice de suspendre
sa vengeance . Aussi infortunée qu'à Thèbes , elle vit
ses deux frères s'armer l'un contre l'autre , et périr
les malheureux sous leur fer meurtrier . Telle était la fin
réservée à cette famille infortunée de Cadmus , dont la
race s'éteignit par des crimes jusqu'alors inconnus à la
terre .
L'histoire lamentable des malheurs d'OEdipe , racontée
devant le roi fortuné d'Ilion , était pour lui comme un
funeste présage , et comme une annonce de ne point compter
sur le bonheur. Au milieu de ses récits , plus d'une
fois le devin Tirésias fut troublé par de sinistres pressentimens
; enfin , cédant au Dieu qui l'inspirait , il ne put
s'empêcher de s'écrier : O famille florissante de Priam !
tu ignores à quels maux tu es réservée ? hélas ! tes malheurs
égaleront ceux de Thèbes infortunée. Ta prospé348
. MERCURE
DE FRANCE
,
rité passagèré và finir ; les paroles prophétiques de Cassandre
seront bientôt expliquées. Cependant la famille
de Priam , toute entière au bonheur dont elle goûte les
charmes , engage Tirésias à poursuivre son récit.
Il leur dit à quelles inquiétudes étaient en proie Ismène
et Antigone renfermées dans Thèbes , que le farouche Polynice
avait juré de réduire en cendres . Cependant un rayon
d'espérance leur restait encore , le coeur de l'homme
'n'est-il pas inépuisable en ressources pour se déguiser un
sinistre avenir ? Les deux infortunées seules , au milieu de
ces appareils de combats , croyaient encore qué leurs frères
finiraient par entendre la voix du sang. Mais les dieux
en avaient autrement ordonné poussés l'un contre l'autre
par la vengeance céleste , les deux frères lèvent leurs
bras homicides pour se donner la mort. A la vue d'un
´combat si nouveau , les soldats de Thèbes et d'Argos
croient apaiser leur colère , en s'écriant : c'est Étéocle ,
c'est Polynice ; ce sont deux frères assez insensés pour vouloir
ensanglanter leurs mains du sang d'un frère . Mais la voix
furieuse de Polynice demande à son frère le trône ou la
mort. Tiens , lui répond Étéocle , tu auras la mort. En
effet , il enfonce son épée toute entière dans la gorge de
l'exilé . L'infortuné ne réclame plus un trône ; d'une voix
suppliante , il implore un tombeau qui lui est refusé, avec
une ironie amère . Étéocle , lui-même , ne peut plus céder
un trône ni refuser un tombeau ; en se précipitant sur son
frère pour lui porter un dernier coup , il est tombé sur le
fer de Polynice qui avait recueilli tout ce qui lai restait de
force pour lui arracher une victoire dont il ne devait point
jouir. Ainsi périrent les fils d'OEdipe. Les soldats de Thebes
et ceux d'Argos , pleins d'effroi , sans songer à s'attaquer
, sans songer à enlever les cadavres des parricides , se
AVRIL 1815. 349
retirent en gémissant , et le ciel reprit pour lors sa sérénité
.
Le barbare Créon , triomphant des succès des Thébains,
se fit déclarer roi de Thèbes ; son coeur , aussi inflexible
qu'impitoyable , ne voulut jamais céder aux prières d'Adraste
qui lui demandait les corps de ses deux gendres
malheureux , le vaillant Tydée , et Polynice, le plus infor
tuné des hommes. Mais ce que la justice n'a pu obtenir
du coeur de Créon, la piété d'une femme , et de quelle
femme , d'Antigone , l'obtient aux dépens de ses jours : dernier
exemple d'une vie de malheurs et de dévouement.
Mais pour avoir apaisé , par des cérémonies expiatoires ,
les mânes plaintifs d'un frère infortuné , elle est condamnée
à périr toute vivante . Hémon , le généreux Hémon ,
arrive trop tard pour sauver la fille du roi . Les yeux d'Anyeux
tigone ont pu , néanmoins , avant de mourir , voir encore
une fois le vertueux Hémon . Elle ne lui a adressé aucune
parole ; mais un sourire de résignation et de bonheur
s'est reposé un instant sur ses lèvres ; et ce sourire , dernier
éclair de la vie , a été remplacé aussitôt par le calme
solennel de la mort.
Hémon , saisi d'une joie douloureuse , a recueilli dans
son âme le sourire de la victime , expression touchante
d'un amour qui fut toujours si pur , et qui maintenant est
revêtu d'immortalité . Le fils de Créon , s'inclinant sur la
vierge privée de vie , lui parle à voix basse , comme dans
la crainte d'interrompre le repos sacré de l'innocence.
C'est donc aujourd'hui , lui dit-il , que la suppliante du
Cytheron devient mon épouse ! Oui , c'est aujourd'hui
que vont s'accomplir les promesses d'Amphiaraus . Antigone
, tu n'attendras pas long-temps celui que tu aimes au
fond de ton coeur.
350 MERCURE DE FRANCE ,
Créon , l'inflexible Créon , devenu sensible pour le
seul fils qui lui reste , a appris qu'il avait dirigé ses pas
vers la caverne où avait été ensevelie toute vivante la noble
Antigone. Il y accourt , et veut sauver du désespoir un fils
chéri. Il est décidé à le sauver , même au prix d'une alliance
avec la fille d'OEdipe , avec la fille de l'opprobre et
du malheur. En arrivant auprès de la caverne , il voit Antigone
sans vie, et auprès d'elle le généreux Hémon plongé
dans une sorte de calme qu'il prend pour le calme stupide
de la douleur. Il essaie de le ramener par des paroles
flatteuses . Hémon refuse un instant de répondre ; puis ,
craignant que son silence ne soit un outrage à l'auteur de
ses jours , sans quitter son attitude , sans ôter les yeux de
dessus l'objet de ses regrets , il laisse échapper ce peu de
mots : Mon père , votre tendresse est bien tardive ; je vous
remercie néanmoins . Je sais à présent qu'un peu d'amour
pour moi reposait au fond de votre coeur. Hélas ! ma seule
ambition fut de devenir l'époux de cette fille sublime ; mais
je serai son époux dans la tombe .
Il expire à ces mots . Accablé de fatigues , ses largés
blessures s'étaient rouvertes ; le sang, qui ne pouvait pas
être contenu par les appareils , s'était échappé avec violence
; et le vêtement blanc de la vierge pudique fut à
l'instant même inondé de ce sang généreux. Hémon mourut
ainsi , les yeux toujours attachés sur la fille d'OEdipe .
Créon se retira , entraîné par ses amis qui étaient accourus
près de lui . Les deux époux furent placés sur le même
bûcher , et ensuite ensevelis dans le lieu même où ils
avaient été réunis par la mort.
Ici le devin Tirésias termina son récit . Toute la famille
du puissant monarque de l'Asie, ainsi que le roi lui-même,
restérent plongés dans le silence le plus profond. Des presAVRIL
1815 . 351
sentimens funestes commençaient à faire germer les inquiétudes
au fond des coeurs ; les graves leçons que le
vieillard Thébain mêlait à tous ses discours , bien plus encore
que les vagues prédictions de la belle Cassandre , réveillaient
dans les âmes la crainte du châtiment pour la
justice outragée par l'hospitalité trahie . Hélas ! des bruits
menaçans vont éclater tout à coup : le cri de la guerre
retentira en même temps , et dans les vallées de la Thessalie
et de l'Eurotas , et parmi les îles nombreuses de la
mer. Déjà les nations de la Grèce , qui sortent à peine de
combats terribles , se préparent à de nouveaux combats
non moins terribles. Les fils de ceux qui ont péri devant
Thèbes , seront aussi vaillans que leurs pères , et trouveront
dans les plaines de Troie , des héros également redoutables
. Les jours d'Ilion s'approchent ; ses destinées
vont finir de ses cendres naîtra un nouvel empire qui
long-temps , à son tour , agitera le monde . Ainsi , les peuples
se succèdent les uns aux autres sans rencontrer le repos
; ainsi les générations naissent et meurent au sein de la
douleur); ainsi l'homme vit dans de nombreuses alarmes ,
et la voix du gémissement sans cesse se fait entendre par
toute la terre .
::
Ici se termine le poëme d'Antigone . L'analyse succincte
que nous en avons donnée , aura sûrement fait sentir combien
l'action en est sagement ordonnée , et l'on peut dire
que l'invention en est aussi simple que le style . Ce poëme
inspire l'amour de la vertu ; en retraçant des infortunes audessus
de toutes les infortunes , il nous enseigne combien
la félicité de l'homme passe vite , et combien ses jours sont
courts. On éprouve un charme infini dans le récit de tant
de douleurs , en pensant que si la vertu n'est pas toujours
heureuse ici-bas , elle en est du moins récompensée par
1
35a MERCURE DE FRANCE ,
une félicité qui n'a pas plus de bornes que l'éternité. Co
poëme fait autant d'honneur au coeur de M. Ballanche ,
qu'à son talent , et sous ce double rapport , il aura toujours
un grand prix pour les hommes de bien. M. S.
MÉLANGES.
HASSAN , OU LE MIROIR DE LA VÉRITÉ,
CONTE ORIENTAL.
Un mauvais génie conspire sans doute contre moi , et dirige à
son gré les événemens de ma vie . Je n'ai rien à me reprocher. Je
fais des aumônes abondantes. J'ai fondé un couvent de derviches
sous les murs de la ville d'Hormus , qui m'a vu naître , et j'ai bâti
deux karavanseraïs pour recevoir les voyageurs . Je n'ai jamais
cherché à nuire à personne; j'ai souvent , même, pardonné les
offenses qu'on m'a faites ; je suis à la rigueur les commandemens de
notre saint prophète. Je fais mes ablutions et les prières ordonnées
par le Koran; j'ai trancrit quinze fois ce divin livre en entier , et je
le sais par coeur ; j'ai été en pèlerinage à la Meke , où j'ai fait sept
fois le tour de la Kabah et bu de l'eau du puits de Zemzem. Cependant
je suis le plus malheureux des hommes , et je n'ai plus qu'à
mourir si je veux éviter que de nouvelles calamités viennent fondre
sur moi. Que dis-je ? en est-il encore quelques-unes que je puisse
redouter? Ah ! quelle que soit la suite de ce qui est écrit au ciel sur
la table de lumière , ma destinée ne saurait me préparer rien de
plus funeste que ce qu'elle m'a fait éprouver jusqu'ici » .
C'est ainsi que se plaignait Hassan , tits de Behloul , de la riche
cité d'Hormus , sur le golfe Persique . A quelques pas de lui était
un vénérable santon , qui , l'entendant se lamenter de la sorte ,
s'approcha : O mon fils ! lui dit-il , la destinée a sûrement été
bien rigoureuse envers toi pour t'arracher ces plaintes amères ;
mais souviens-toi de ce qu'éprouva notre divin prophète lorsqu'il
AVRIL 1815.
ROYA
TREM
errait seul dans le désert , fuyant la fureur de ceux qui voulaient
le tuer. Dieu éprouve ceux qu'il aime. Il les purifie paadver
sité , comme la lame d'or qu'on fait passer au feu de la rnaise
Ceux -là seuls traverseront le pont aigu , qui auront su résiste aux
épreuves. Mais raconte-moi tes malheurs ; ils ne sont peut-être
pas de nature à ne pouvoir être réparés.
SEINE
La physionomie respectable du santon , l'air de vérité qu'on
remarquait dans ses discours , et plus encore le plaisir que ressent
un infortuné à parler de ses chagrins , déterminèrent le fils de
Behloul à faire au vieillard la confidence qu'il lui demandait.
"
Jugez , lui dit-il , par ce que vous allez entendre , s'il est sur
la terre quelqu'un qui soit plus à plaindre que moi.
» Mon père était premier visir du roi d'Hormus . L'ange de la
mort vint le frapper au moment où l'on s'y attendait le moins. Sa
perte me causa la plus vive douleur . J'en fus tellement affecté ,
qu'après lui avoir fait de magnifiques funérailles , je résolus de distribuer
mon bien aux pauvres et de prendre l'habit de kalender .
J'allais exécuter mon projet , lorsque le sultan m'appela devant lui .
Il était au divan ; je m'y rendis le visage encore baigné de mes
pleurs . Hassan , me dit ce monarque , j'ai senti aussi vivement
que toi la perte que tu viens de faire. Tu sais combien j'aimais ton
père ; je ne puis mieux témoigner ma reconnaissance des services
qu'il m'a rendus , qu'en élevant son fils à la place qu'il remplit avec
tant de sagesse. Tu as été formé par lui ; j'espère trouver en toi
son digne successeur . Seigneur , répondis-je , votre esclave ne mérite
pas l'honneur que vous voulez lui faire. Disposez de son sang,
de sa vie , ils vous appartiennent.
>> Dès le lendemain je pris séance au divan. Je m'appliquai avec
ardeur à acquérir les connaissances qui me manquaient , et à
perfectionner celles que je possédais . Le sultan daigua plusieurs
fois me témoigner combien il était satisfait des efforts que je faisais
pour lui plaire , et pour justifier le choix qu'il avait fait de moi.
Comme nous étions à peu près du même âge , j'avais souvent
'honneur d'être associé à ses divertissemens ; je fus bientôt enfin
23
354
MERCURE DE FRANCE ,
*ce qu'on nomme un favori . Hélas ! cette haute fortune devint pour
moi la source d'un fleuve de disgrâces .
" Hassan, me dit un jour le sultan , je suis gêné dans ma cour;
observé sans cesse par mes officiers et par mes moindres esclaves ,
je ne jouis point de cette liberté si nécessaire pour bien goûter le
plaisir. Voici ce que j'ai imaginé pour me soustraire quelques momens
à l'espèce de dépendance où me tiennent des importuns. Je
me rendrai un soir chez toi , sans suite , accompagné d'un seul esclave
; tu feras venir des danseuses et des bouffons , et là nous
pourrons nous réjouir sans aucune contrainte .
>>>Je fus obligé de me conformer aux volontés du sultan , et je fis
mes dispositions en conséquence pour le lendemain . Mais une réflexion
vint tout à coup m'embarrasser. Je pensai que si je suivais
trop exactement les ordres que j'avais reçus , si je faisais venir des
danseuses et des bouffons , il serait possible que celui pour qui la
fête était ordonnée fût reconnu , ce qu'il était extrêmement important
d'éviter. Afin de n'avoir pas ce risque à courir , j'imaginai de
ne faire usage que de mes seuls esclaves . Je possédais dans mon
harem une jeune Circassienne plus agréable à voir qu'une belle
matinée du printemps . Elle se nommait Dilara ( 1 ) : jamais nom
ne fut mieux choisi . C'était la perle de l'Orient : tous les trésors
du calife ne m'eussent pas semblé suffisans pour payer un seul de
ses regards , un instant du bonheur de savourer son haleine ambrée
, d'entendre le doux son de sa voix . Trop heureux les fidèles
croyans , si les célestes houris qui récompenseront un jour leurs
vertus , ressemblent à Dilara , mais puissent - ils leur trouver un
coeur plus constant! Celui de cette belle Circassienne est plus léger
que ces vapeurs passagères qui s'élèvent après la rosée du matin ,
et se dissipent aux premiers rayons du soleil . Tendre fleur qu'il
m'avait été réservé de cueillir , je la cultivais avec plus de soins
qu'un habile jardinier n'en donne à la tulipe , ornement de son
parterre . Je l'avais fait instruire dans les danses des femmes de
(1) Qui réjouit le coeur.
AVRIL 1815. 355
l'Hindoustan ; elle les imitait avec une grâce infinie , mais sans rien
perdre de cette pudeur qui double le prix de la volupté. Quand
elle chantait en s'accompagnant sur son luth , on croyait entendre
les sons de cette divine musique qui ravissait le prophète , lorsque
l'ange Gabriel venait lui apporter les versets du Coran . Hélas !
toutes ces précieuses qualités elle les possède encore , mais elles
fout aujourd'hui le bonheur d'un autre » .
Hassan s'interrompit en cet endroit pour laisser échapper des
soupirs : un moment après il reprit ainsi le fil de son histoire.
« Je crus que les agrémens de Dilara et la sûreté qui résulterait
pour nous de n'appeler aucun étranger à nos divertissemens , me
feraient trouver grâce auprès du sultan pour n'avoir pas exécuté
ses ordres ponctuellement. Il vint , ainsi qu'il m'en avait prévenu ,
suivi de son seul kislaraga. Loin de se plaindre de ma désobéissance
, il m'en loua en faveur du motif. Nous commençâmes par
nous mettre au bain ; ensuite nous passâmes dans une galerie que
j'avais fait disposer d'une manière convenable . Elle était éclairée
par un nombre infini de bougies qui brûlaient dans des flambeaux
de bois d'aloës , et répandaient une lumière aussi éclatante que le
jour. Des odeurs délicieuses s'échappaient à la fois de plusieurs
cassolettes remplies des plus rares parfums de l'Arabie , et d'une
grande quantité de vases pleins de fleurs qui réjouissaient la vue
en même temps qu'elles charmaient l'odorat. Un sopha élevé , recouvert
de drap d'or et garni de riches carreaux , était destiné au
roi , qui voulut m'y faire asseoir à ses côtés . Dès que nous fûmes
placés , une portière s'ouvrit : vingt jeunes esclaves parurent tenant
des instrumens ; elles jouèrent divers morceaux d'une musique
délicieuse , et furent remplacées par vingt autres esclaves qui exécutèrent
avec une merveilleuse précision les danses qui sont en
usage à la Chine et dans les Indes . Dilara parut enfin , et il ne me
fut pas difficile de remarquer combien le sultan fut surpris de sa
beauté. Le paradis entr'ouvert lui eût causé un moins doux ravissement.
Par la rencontre du mont Arafat , s'écria-t-il , je n'ai
jaunais rien vu de si parfait que cette aimable personne . Si je
356 MERCURE DE FRANCE ,
n'étais ton ami autant que ton maître , j'envierais ton bonheur.
Sire , lui dis-je , les femmes de votre sérail ont mille fois plus d'attraits
que l'esclave de votre esclave . Ne les outragez pas par une
si indigne comparaison. Non, me répondit-il , Dilara l'emporte sur
elles comme la lune l'emporte sur les étoiles , et comme le soleil
l'emporte sur la lune elle-même. Ces louanges prononcées avec
feu me transportèrent de joie . Dilara en fut d'abord un peu troublée
, mais elle se rassura bientôt ; il ne lui en resta qu'une modeste
rougeur qui l'embellissait encore. Au signe que je lui en fis ,
elle prit un tambour de basque et se mit à danser , en chantant
une chanson dont le sens était que comme on cueille la rose avant
que le vent du soir soit venu la flétrir , de même il faut jouir de la
vie avant que la froide vieillesse vienne apporter le regret . Ensuite
elle récita des vers du célèbre poëte Emedi , sur le bonheur que
goûtent deux amans à tromper un jaloux. Je l'étais si peu , que je
ne donnai aucune attention au sens de ces paroles . Je n'étais oc-
'cupé que de jouir de l'envie que j'excitais dans le coeur du sultan.
J'oubliais que le lion , quoique le plus généreux des animaux ,
n'en a pas moins des dents et des ongles pour déchirer sa proie ,
et qu'il ne peut être que dangereux d'exciter sa faim.
» Quand les chants eurent cessé, deux jeunes esclaves géorgiennes,
tenant des cassolettes allumées , vinrent nous parfumer la barbe ;
ensuite elles nous donnèrent à laver ; puis on servit une magnifique
collation . Le sultan ne voulut pas que je quittasse la place
que j'occupais sur le sopha , et me pria même de permettre que
Dilara vînt s'asseoir près de nous . J'avais fait servir plusieurs flacons
d'un excellent vin de Schiraz que je savais être du goût du
sultan : il y avait aussi des sorbets et d'autres rafraîchissemens de
diverses espèces ; mais ils furent tous négligés pour le vin de
Schiraz . Le sultan usa avec si peu de modération de cette dangereuse
liqueur , que les chaleurs ne tardèrent pas à lui monter à la
tête , et qu'il commença bientôt à tenir des discours qui annonçaient
le désordre de ses esprits. Aussitôt que je m'aperçus de son
état , je ûis retirer par respect les esclaves qui nous entouraient. I
AVRIL 1815. 357
n'en devint que plus emporté lorsqu'il se vit moins observé ; il
prit Dilara par la main , la força de se placer à côté de lui , et la
regardant d'un air tendre : Fontaine de délices du jardin des immortels
, s'écria- t - il , mon âme est altérée de boire à ta source !
Puis s'adressant à moi : Hassan , je meurs d'amour pour cette rose
de beauté ; il faut absolument que tu me la cèdes . Mon trésorier
te donnera vingt bourses de mille sequins , et tu choisiras parmi
mes esclaves les quatre qui te plairont , pour les mettre dans ton
harem. Seigneur , répondis-je au sultan , votre esclave n'est , je le
sais , qu'un misérable insecte que votre majesté peut détruire en
le foulant aux pieds , mais Dilara est plus pour moi , que l'existence
. Je donnerais ma vie pour elle , mais je ne pourrais me
séparer d'elle sans mourir. Toutes les rares beautés qui font l'ornement
de votre sérail ne sauraient me dédommager de sa perte.
>>Le sultan ne répliqua rien , et ne fit paraître aucun ressentiment
de la liberté que j'avais prise de le refuser. Nous continuâmes donc
de nous divertir , et nous poussâmes la débauche jusqu'au moment
où le muezzin nous annonça du haut du minaret de la grande
mosquée , l'heure de la première prière du jour. Le roi sortit alors ,
et sans permettre à personne de l'accompagner , hors son fidèle
kislaraga , il regagna son palais par des rues détournées .
» Lorsque je fus seul , je me mis à réfléchir plus sérieusement que
je ne l'avais fait encore sur les funestes conséquences qui pouvaient
être le résultat de l'honneur dangereux que notre auguste monarque
voulait bien me faire , en choisissant ma maison pour être
le lieu de ses plaisirs . Dilara lui plaisait ; il avait pris la peine de
m'en instruire . Il est vrai que j'avais osé lui déclarer la ferme résolution
où j'étais de tout sacrifier à mon amour , mais un tel débat
entre le maître et l'esclave ne pouvait durer. Pour Dilara , j'étais
si persuadé de ses sentimens , que je ne songeai seulement pas à
m'en assurer davantage .
>> Aussitôt que l'heure du lever du sultan fut arrivée , je me rendis
à mon poste. Ce prince sourit en me voyant : vizir , me dit-il ,
j'ai à vous entretenir d'une affaire importante ; allez m'attendre
358 MERCURE DE FRANCE ,
4
dans le pavillon qui est au bout du jardin des tulipes ; j'irai vous
retrouver tout à l'heure. J'obéis . Les réflexions que je venais de
faire n'avaient laissé qu'une idée dans mon esprit , celle de
l'amour du sultan pour Dilara. Je m'imaginai facilement que
c'était-là l'affaire importante qui l'occupait . Cette supposition me
jeta dans de nouvelles réflexions sur la conduite que je devais
tenir dans le cas où l'on me renouvellerait les propositions de la
nuit précédente ; mais j'eus beau mettre en balance d'un côté tout
ce que j'avais à craindre des ressentimens du roi si je hasardais un
nouveau refus , de l'autre la richesse des dons qu'il m'offrait si
je voulais favoriser sa passion , j'eus beau me dire que ma vie et
jusqu'à ma volonté étaient le bien de mon souverain , je ne voyais ,
je n'entendais que Dilara ; je ne concevais que l'impossibilité de
me séparer d'elle .
» J'étais tellement absorbé dans cette douloureuse rêverie , que
je ne m'étais pas aperçu de l'arrivée du sultan , et que je n'entendais
pas un mot de ce qu'il disait , quoiqu'il m'adressât la parole.
Enfin le nom de Dilara , qui vint frapper mon oreille , me tira de
ma léthargie , mais je ne revins à moi que pour m'écrier : Oui ,
quand la belle Aiskha elle-même , l'épouse chérie de notre prophète
, devrait m'honorer de ses tendresses , je lui préférerais
Dilara. Périssent ceux qui tenteraient de me séparer d'elle ! Je
n'eus pas fini cette exclamation inconsidérée , que mes yeux réncontrèrent
le sultan . Il avait l'air sévère et le regard farouche .
"Le tremblement de ses membres annonçant la fureur qui le possédait
, et dont il cherchait vainement à se rendre maître ; ses lèvres
contractées par la colère laissèrent avec peine échapper ces terribles
paroles : Chétif ver de terre qui oses te mesurer à moi , ne
sais-tu pas que je puis à l'instant courber dans la poussière ton
front orgueilleux ? Si je n'eusse respecté cette nuit les lois de
l'hospitalité , tu aurais déjà payé de ta tête l'audace de ton insoumission
. Mais tu t'es enhardi par mon trop de clémence . Ne t'ai -je
pas offert de ta Circassienne un prix dont elle n'approche pas?
Misérable ! L'honneur de posséder quatre belles filles qui ont
AVRIL 1815 . 359
servi aux plaisirs de ton maître , te paraît donc un prix indigne
de toi ? Si ton esprit orgueilleux ne peut fléchir sous le poids.
de ma libéralité , souviens-toi que je suis descendu jusqu'à la
prière , et qu'un sultan qui s'abaisse à supplier son sujet ne veut
pas être refusé.
» Après avoir proféré ces effrayantes menaces, le sultan se retira ,
J'étais atterré , éperdu ; mais ma résolution n'était point changée.
Eh ! que m'importe , me disais-je , la faveur des rois ? quels fruits
recueille -t -on des services qu'on leur rend ? Si l'on fait bien , la
gloire est pour eux ; s'ils font mal , ils vous en rendent responsables.
Lors même qu'ils tirent de vous tout leur lustre , ils ne vous
comparent jamais qu'à ces morceaux de verre qui n'ont d'éclat
qu'autant qu'il réfléchissent les rayons du soleil , ils ne vous considèrent
que comme de frèles esquifs que le souffle de leur courroux
peut briser à chaque instant. Ah ! l'amour est bien au-dessus
des grandeurs ! Heureux sont ceux qui ne vivent que pour lui , et
qui ont la sagesse de ne pas chercher ailleurs leur félicité ! Que
pourrai-je regretter tant qu'il fera mon bonheur ? Dilara me tiendra
lieu de tout .
» C'était l'heure du conseil : je me décidai à y assister malgré le
mécontentement du sultan . Il fut question ce jour- là d'un nouvel
impôt qu'on proposait d'établir . Je crus de mon devoir de démontrer
que les peuples , déjà foulés par les impôts anciens , seraient
hors d'état de supporter un surcroît ; j'ajoutais qu'il était imprident
de pousser une nation à bout. J'ignorais que le sultan fût
l'auteur du projet , et qu'ainsi mes raisons étaient jugées d'avance .
Le vizir qui avait fait la proposition , sûr d'être approuvé par son
chercha à m'embarrasser par des raisons spécieuses que je
n'eus pas de peine à détruire. Enfin j'aperçus la vérité lorsque le
sultan , se levant de son trône , dit , en s'adressant au divan : Vous
voyez , docteurs , jusqu'où cet audacieux pousse l'esprit de révolte.
Il voudrait m'empêcher de lever les tributs qui me sont nécessaires ,
et il ose vouloir me faire craindre que mes fidèles sujets ne s'élèvent
contre moi. L'injustice visible du sultan m'indigna . Seigneur , dis-je
"
360 MERCURE DE FRANCE ,
à mon tour , je suis loin d'être un rebelle . Je n'ai eu toute ma vie
d'autre désir que celui de servir fidèlement votre majesté . Mes
intentions et mes services ont eu le bonheur dans plusieurs circonstances
de mériter vos louanges ; ma conduite n'est pas changée
; elle ne vous paraît criminelle aujourd'hui que parce que vous
l'envisagez sous un autre aspect . Mon crime est celui de la bougie
d'Aboul-Kazem le riche .
» Et quel était le crime de cette bougie ? demanda le sultan
n
» Puisque votre majesté veut bien le permettre , repris-je , je lui
raconterai son histoire en deux mots. Aboul-Kazem était le plus
fameux joaillier de Bagdad : le négoce des diamans lui avait procuré
de si grandes richesses qu'il en acquit le surnom de riche.
Un soir que son esclave avait laissé par mégarde la porte de la
rue ouverte , des voleurs qui rôdaient depuis plusieurs jours autour
de sa maison , profitèrent du hasard qui les favorisait . Aboul-
Kazem , entendant du bruit , voulut aller voir ce que c'était . Ia
clarté que jetait la bougie qu'il tenait lui offusquant les yeux , il
mit sa main au-devant ; mais l'approchant trop de la flamme , il se
brûla , ce qui le fit entrer en fureur . Est- ce ainsi , s'écria-t-il en
apostrophant sa bougie , est-ce ainsi que tu me sers ? Je te prends
pour m'éclairer et tu me brûles . Tu n'avais qu'à être prudent ,
répliqua la bougie . Si tes yeux sont trop faibles pour supporter
la lumière , pourquoi la cherches-tu ? Imite la belette et la chauvesouris
. Tu es un raisonneuse , reprit le joaillier ; je ne sais qui
me retient de te souffler sur-le-champ : j'ai dans ma chambre assez
d'autres flambeaux allumés qui me seraient plus utiles que toi. Il
se peut , répliqua la bougie , mais s'ils jettent une plus grande
clarté , tu n'en seras que plus incommodé , ou tu te brûleras plus
fort. Au surplus ils ne te servent de rien ici , puisque leurs rayons
n'y arrivent pas . Aboul-Kazem , impatienté , souffla avec colère
F'impertinente bougie . J'aurais fait comme lui , interrompit le sultan.
Que votre majesté se donne la peine d'écouter jusqu'au bout , repris-
je. Le joaillier n'ayant plus rien qui lui fit apercevoir le
commencement de l'escalier qui était devant lui , le pied lui manAVRIL
1815. 361
qua ; il roula jusqu'au bas en se meurtrissant sur les degrés et
contre les murs. Les voleurs , qui s'étaient mis en embuscade , lui
passèrent par-dessus le corps , et pendant qu'il poussait des cris
lamentables , ils se saisirent de toutes les pierreries qu'ils trouvèrent
, et se sauvèrent avant que personne vint au secours du
malheureux Aboul - Kazem , qui est mort des suites de cet accident
, en répétant ces paroles qui depuis sont devenues proverbe :
Le commencement de la colère est la folie , le repentir en est
la fin.
» Quand j'eus fini mon histoire , je me prosternai devant le sultan
et je sortis de la salle du divan . Je me disposais à me rendre
chez moi , seul , à pied selon ma coutume , lorsque je fus joint au
détour d'une rue par un esclave noir qui me fit signe de le suivre.
Nous entrâmes dans une mosquée où il n'y avait personne . L'esclave
alors m'aborda . Il m'apprit qu'il appartenait au sultan , qu'il
m'avait voué une reconnaissance éternelle pour avoir fait éclater ,
dans une occasion , l'innocence de son frère , condamné à être
empalé . Il me dit enfin que c'était ce sentiment qui l'avait porté
à s'échapper du palais au péril de sa vie , pour m'avertir que des
soldats venaient de recevoir l'ordre de s'emparer de ma personne
aussitôt que je serais rentré chez moi ; qu'il avait entendu dire
que ma maison serait immédiatement pillée et rasée , et que je
serais étranglé dans la nuit . Il défit à ces mots un petit paquet
qu'il tenait sous son bras , et en retira un habillement d'esclave
qu'il me conseilla de revêtir afin que je pusse sortir de la ville
sans être reconnu . Il me présenta aussi une bourse de cinq cents
sequins qu'il me conjura de prendre , en regrettant de ne pouvoir
m'offrir davantage . Je refusai la bourse , mais j'acceptai le
paquet que je cachai sous mon caffetan : je remerciai mille fois ,
en pleurant , l'homme généreux qui venait à mon secours , et je
ne pus m'empêcher de faire la comparaison de son noble procédé
avec celui du sultan , en souhaitant qu'un jour la justice et la
fortune pussent enfin se trouver d'accord pour le gouvernement
de ce monde.
362 MERCURE DE FRANCE ,
« Je fus d'abord tenté de suivre le conseil de l'esclave , et de m'enfuir
à l'aide de mon déguisement sans retourner à mon palais ;
mais ensuite je changeai d'idée . Je n'avais sur moi que quelques
pierreries et un petit nombre de pièces d'or, et je laissais à la merci
des soldats des trésors considérables . Il était naturel que je cherchasse,
du moins, à me prémunir contre l'affreuse misère . Un double motif
mille fois plus puissant, l'amour et la jalousie , me portait d'ailleurs
à fermer les yeux sur le péril qui me menaçait . Pouvais -je m'éloigner
ainsi de Dilara ? Pouvais-je surtout la laisser devenir la proie de
son infàme ravisseur ? Je me décidai donc à me rendre promptement
à ce palais où j'avais reçu le jour , et qui devait bientôt n'être
plus qu'un monceau de cendres. Je m'empressai d'aller trouver
Dilara pour l'instruire de mon malheur et de ce qui l'avait causé.
Je comptais qu'elle allait saisir , avec transport , la proposition de
faire perdre au roi , par une prompte fuite , le principal fruit de
son injustice . Insensé que j'étais de croire que le stérile honneur
de s'associer aux peines et aux traverses d'un infortuné proscrit ,
pouvait entrer en compensation aux yeux d'une femme , avec le
plaisir de jouir de la faveur d'un prince beau , galant , libéral ,
qu'elle a su captiver ! Un rayon de joie que je vis briller dans les
yeux de la perfide Dilara , lorsque je l'eus instruite de l'amour du
sultan , m'annonça que j'étais trahi . Un reste de pudeur , néanmoins
, la porta à feindre un peu . Seigneur , ime dit -elle , si je n'avais
à consulter que mon coeur , je vous suivrais au bout de Punivers
; mais considérez , de grâce , que dans la mauvaise fortune
dont vous êtes la proie , je vous serais plutôt un objet embarrassant
qu'un sujet de consolation . Tout matin devient soir , tonte
fleur se flétrit , et toute beauté se passe , et quand ces charmes ,
que vous aimez en moi , se seront effacés sous la main du temps ▾
vous me reprocheriez peut-être les maux que vous souffrez aujourd'hui
et ceux que vous pourrez éprouver par la suite , et vous me
retireriez votre affection. Il vaut mieux éviter ce funeste retour
auquel je ne pourrais survivre . Le roi m'aime , dites-vous ; abandonnez-
moi à lui . Il sera peut-être temps encore d'éviter ainsi les
effets de sa colère.
AVRIL 1815 . 363
» Ce langage inattendu m'avait pétrifié . Je me sentais tourmenté
du besoin d'accabler de reproches les plus sanglans l'ingrate qui
venait de me révéler l'inconstance de son coeur ; mais je ne pouvais
trouver aucune expression pour exprimer l'indignation dont j'étais
pénétré. Je fus tiré de cette étrange situation par un grand bruit
qui se fit entendre à la porte du harem. Dilara , moins occupée
que moi , en devina aussitôt la cause , et pour me presser de me
dérober au péril , me poussa vivement dans un petit escalier secret
dont elle ferma la porte . La secousse me rendit à moi. La première
idée qui vint me frapper , alors , fut produite par ce senti→
ment qui accompagne l'homme partout , et qui dirige les animaux
dans leurs moindres actions . Je ne pensai plus qu'au danger qui
me menaçait , et qu'à chercher les moyens de m'y soustraire .
L'escalier , que je venais de descendre , donnait dans une cour
écartée , au milieu de laquelle était une citerne en ruine , abandonnée
depuis long-temps , et sans eau . La cour n'ayant aucune issue
par où je pusse m'échapper sans être aperçu , je me risquai à descendre
dans la citerne , en posant mes pieds dans les crevasses de la
muraille . J'avais déjà fait la moitié du chemin , lorsque j'aperçus
une assez grande excavation formée par la chute récente de deux
grosses pierres . Ce trou communiquait à un souterrain immense ,
dans lequel je ne balançai pas à m'engager , quoique l'obscurité la
plus absolue régnât dans ce lieu : mais que pouvais-je craindre de
plus funeste que ce que je fuyais ? Le corridor était bas , étroit et
sinueux , ce qui ne me permettait d'avancer qu'avec beaucoup de
difficultés . Je marchais depuis une heure environ , ignorant où
j'allais , mais m'abandonnant avec confiance à la providence de
DIEU , bien persuadé que , comme le dit le divin livre , celui qu'il
conduit est bien conduit , et que celui qu'il détourne de la bonne
voie , ne trouve personne qui le secoure ni qui le guide. Tout à
coup je crois entendre , et j'entends , en effet , un bruit lointain
qui m'annonce que je ne suis pas seul . Incertain sur ce que je dois
faire , je m'arrête , je prête l'oreille , et je ne tarde pas à démêler
des voix et des pas d'hommes : une faible lueur qui vient dissiper
364
MERCURE DE FRANCE ,
un instant les ténèbres qui m'environnaient , me permet de reconnaître
l'endroit où je me trouve . C'est un vaste souterrain qui a
plusieurs routes , l'une desquelles conduit hors des murs de la ville ,
dans un cimetière public. Mais je ne puis y arriver , sans passer
par l'endroit où j'ai aperçu de la lumière , et j'ai tout lieu de
croire que les hommes qui errent sous ces voûtes , sont des soldats
mis à ma poursuite . Tandis que je délibère , la lumière reparaît
: cette fois elle se dirige de mon côté ; je puis déjà compter
les flambeaux ; le bruit s'accroît en s'approchant ; je vois briller
les armes des soldats , et tous les chemins me sont fermés ! il ne
me reste qu'à retourner sur mes pas , et à me précipiter dans la citerne
, par où je suis venu . L'ange de la mort veille à mes côtés
tout prêt à emporter mon âme . Je ne songe plus alors qu'à entrer
en bon musulman dans le palais de l'éternité , et je répète cette
profession de foi des fidèles croyans : IL N'Y A POINT D'AUTRE
DIEU QUE DIEU , ET MOHAMMED est l'apôtre de Dieu.
» Je ne sais si ma prière s'éleva jusqu'aux pieds du prophète , et
s'il daigna intercéder pour moi auprès de l'éternel , ou s'il était
écrit dans le ciel que mes frayeurs seraient vaines ; mais les soldats ,
presqu'aussitôt , détournèrent par un autre corridor qui se trouva
sur leur passage , et je me retrouvai en un instant dans une profonde
obscurité.
» Le chemin qui me restait à parcourir était assez facile pour que
je ne craignisse pas de m'égarer ; mais j'avais à redouter que les
gens qui me cherchaient ne revinssent encore une fois dans la direction
que je suivais , et qu'il ne me fût plus possible de leur
échapper. Cependant j'avançais , prêtant l'oreille avec attention ,
et me couchant souvent à terre pour mieux entendre . Le bruit décroissait
par degrés ; il s'éteignit enfin . Je hâtai mes pas , alors ,
avec plus d'assurance , et j'eus le bonheur de sortir du souterrain
sans avoir fait de funestes rencontres . Il était nuit et trop tard pour
me mettre en route ; j'entrai , pour attendre le jour , dans un tombeau
qui se trouva ouvert, et dont , par prudence , je refermai la
porte sur moi.
AVRIL 1815. 365
» Dès que l'aube du jour eut blanchi les toits des maisons d'Hormus
, je sortis de mon lugubre asile , et je m'empressai de m'éloigner
d'un prince injuste et d'une maîtresse perfide . La noire ingratitude
de Dilara , surtout , me paraissait si coupable , que mon
amour pour cette belle Circassienne , fit place à l'indignation la
plus vive.
» Je formai le projet de me rendre à Basra , pour offrir mes services
à Alkendé , qui y commande avec le titre de roi et celui de
lieutenant du calife . Lorsque j'eus atteint le Khuzistan , des voleurs
m'attaquèrent ; ils me dépouillèrent entièrement et me réduisirent
à achever le voyage en demandant l'aumône le long des chemins .
J'arrivai ainsi à Basra dans un équipage peu propre à m'attirer la
confiance du prince . Heureusement je me souvins qu'un vieil ami
de mon père logeait proche du grand bazar , où sont les joailliers
et les marchands d'esclaves. Je résolus de l'aller trouver suivant
cette sentence du Coran : Si la pauvreté a frappé à ta porte avec sa
main de fer , et que ton frère soit riche , présente -toi à lui pour
qu'il couvre ta misère du manteau de son opulence ; car s'il te rejette
il sera rejeté au jour du jugement . Je n'eus pas de peine à
trouver la demeure du riche Méradour. Il parut me voir avec
plaisir , et me plaindre avec sincérité . Il me logea chez lui , et me
combla de prévenances et de marques d'amitié . Quand je lui eus
fait part du motif qui m'amenait à Basra , il secoua la tête . Alkendé
, me dit - il , de qui vos talens sont connus , vous accueillera
certainement ; mais sa faveur est mille fois plus glissante que la
surface d'une montagne d'acier poli , et sa pente conduit au
bord d'un précipice sans fond . Le sultan d'Hormuz a été injuste
envers vous par envie , celui - ci le deviendra peut-être par pure
fantaisie . Croyez -moi , continua-t-il , renoncez à la cour , c'est le
moyen d'être heureux . La félicité brille rarement au grand jour.
Je n'ai qu'une fille à qui je laisserai d'immenses trésors , fruits de
mon travail ; devenez mon gendre , vous n'aurez plus besoin de
vivre dans la dépendance des grands , et vous passerez la plume
de l'oubli sur la liste des torts que la fortune a eus jusqu'à présent
envers vous.
366 MERCURE DE FRANCE ,
>> Cette proposition généreuse me remplit d'une si vive reconnais
sance , que je tombai aux pieds de Méradour, ne trouvant pas de
paroles pour exprimer ce qui se passait dans mon âme . Méradour
me releva. Hassan , me dit-il , assurez-moi seulement que vous
acceptez ; je ne veux point de remercîmeus ; j'ai ma part du plaisir
; c'est assez pour moi. Mon ami n'était-il pas votre père ? eûtil
fait moins s'il se fût trouvé à ma place , et que la destinée eût mis
mon fils à la vôtre ? Hélas ! poursuivit-il , en répandant quelques
larmes , j'en avais, un fils, et, depuis vingt ans qu'il me fut enlevé,
encore au berceau , par une troupe de brigands , je pleure sa perte
comme si elle était toute récente. Vous le remplacerez dans mon
coeur, Hassan : vos vertus , votre attachement pour moi , réussi–
ront peut-être à me le faire oublier .
» L'heure de se mettre à table étant arrivée , Méradour fit aver-/
tir sa fille de venir nous tenir compagnie . Quoique j'eusse possédé
dans mon harem de rares beautés , je n'avais encore rien vu de
comparable à la charmante Gulroui . Elle me parut plus belle
qu'une lune brillante qui touche à sa quatorzième nuit. Méradour
remarqua , avec satisfaction , l'impression que sa fille faisait sur
moi , et je crus avoir lieu de m'applaudir de celle que j'avais faite
sur la fille de mon hôte. Lui-même m'annonça le lendemain mon
bonheur ; un instant après je vis entrer le kady, suivi de son nayb;
ils apportaient un contrat tout dressé , au bas duquel nous n'eûmes
qu'à mettre notre signature . Les noces furent célébrées avec une
magnificence égale à celle d'un souverain , et Basra vit augmenter
le petit nombre des époux fortunés et satisfaits de leur sort.
» J'étais plongé dans une mer de délices , où je m'abandonnais
sur la foi d'un calme trompeur , lorsque le vent de l'adversité ,
venant à souffler , éleva une furieuse tempête qui engloutit le vaisseau
qui portait mes espérances vers un long et riant avenir . L'avarice
, qui le croirait ? fit naître l'amour dans un même coeur. Le
bruit de la beauté de Gulroui était venu depuis long-temps aux
oreilles du roi , mais il avait jusqu'alors donné peu d'attention à
ees louanges. Il cessa d'y être aussi indifférent , quand ses courtiAVRIL
1815. 367
sans lui eurent appris quel faste et quel éclat avaient environné
mon mariage . Il s'imagina que les trésors de Méradour et les
charmes de sa fille devaient être encore infiniment au-dessus de
ce qu'on en publiait. Son coeur , agité par le démon de l'envie ,
s'ouvrit en même temps aux regrets de l'avarice la plus sordide ,
aux transports de l'amour le plus violent , et aux fureurs de la
jalousie la plus effrénée .
» Un jour , que je me rendais à la mosquée avec mon épouse ,
tous deux suivis de plusieurs esclaves , portant des carreaux , des
parasols et des éventails , nous rencontrâmes le cortége du roi qui
traversait la ville . Ce prince , nous apercevant , envoya un de ses
officiers nous demander qui nous étions. A peine en fut-il informé,
qu'il donna l'ordre à quelques soldats de s'emparer de moi . La
résistance était inutile : je fus pris et conduit dans un cachot obscur
, pendant que Gulroui , sans connaissance , était reportée chez
son père par ses esclaves.
» Au bout de quelques heures , on vint me prendre pour me
mener devant Asslendi. Il me demanda s'il était vrai que je fusse
l'époux de Gulroui ; il me dit ensuite qu'on m'avait peint à lui
comme un espion , envoyé par un prince ennemi , ce qui m'avait
attiré le mauvais traitement que je venais d'éprouver ; enfin , il voulut
savoir qui j'étais , et quelles raisons m'avaient fait quitter ma
patrie pour venir m'établir à Basra . J'eus l'indiscrétion , pour le satis
faire, de lui raconter , sans aucun déguisement , la faveur dont le sultan
d'Hormuz m'avait honoré , et les disgrâces que sa colère ensuite
accumula sur moi . Je commis sans doute un grande faute ; je pouvais
, sans trahir la vérité , éviter de me faire ainsi connaître ; mais ,
comme le dit le proverbe arabe , quand Dieu veut exécuter ce
qu'il a arrêté , la sagesse des plus grands hommes se perd jusqu'à
ce que son décret soit rempli . Or, il était écrit que je causerais
, par mon imprudence , la ruine de la maison du généreux
Méradour.
(La fin au numéro prochain. )
368 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS.
SPECTACLES.
ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE . - Première représentation
de l'Epreuve Villageoise , ballet comique en deux actes de
M. Milon , musique de M. Persuis . - OEdipe à Colonne.
Tout le monde connaît le joli opéra de Grétry qui donne son
nom au ballet nouveau : M. Milon en a suivi assez fidèlement la
marche ; mais il a motivé la jalousie d'André sur une fête de village
où Denise n'a pas dansé avec lui . La danse qui a lieu pendant
l'entr'acte de l'opéra est naturellement placée dans le ballet au
commencement du deuxième acte , qui représente un lieu champêtre
où l'on voit les jeux ordinaires de la campagne ; la décoration
en est charmante. L'intention de l'ouverture , où l'on entend
les variations de l'air , Bon Dieu , bon Dieu , comm ' à c'tte féte ,
a fait plaisir , et dans le cours de l'ouvrage , l'auteur de la musique
a placé très -à-propos la plupart des morceaux de Grétry. Albert
s'est distingué par son jeu dans le rôle d'André ; mademoiselle
Courtin , mademoiselle Delille , madame Gardel , mademoiselle
Bigottini et Goyon , ont aussi contribué de leur mieux aux plaisirs
du public , qui est sorti très- satisfait . Les auteurs demandés ont
paru au milieu des plus vifs applaudissemens . Tout fait croire que
ce ballet , très- gai et fort bien exécuté ,, attirera beaucoup de
monde à l'Académie impériale de musique.
L'Épreuve Villageoise a été précédée du bel opéra d'OEdipe,
ce chef- d'oeuvre de notre tragédie lyrique , mais qu'on prodigue
trop. Quelquefois il est exécuté avec une extrême négligence ;
ce jour-là , par égard sans doute pour les amateurs du ballet , les premiers
artistes se sont fait un devoir d'y paraître , à l'exception de
Laïs , qui depuis long-temps a laissé , je ne sais pourquoi , le rôle
de Thésée, où lui seul cependant peut bien chanter l'air, Du malheur
auguste victime . Cet acteur joue très-souvent , et certaineAVRIL
1815.
369
ment on ne peut lui reprocher de manquer de zèle ; mais ne
ferait- il pas mieux d'abandonner le mauvais rôle d'Hidrot dans
Armide , et quelques autres encore ? Madame Albert , Dérivis et
Lavigne ont fort bien joué et chanté.
La perfection de la danse , la beauté des décorations , attirent
sur tout le public à ce spectacle , dont le nom cependant rappelle
la prééminence qu'y devrait conserver la musique , et qu'elle recouvrerait
peut-être si l'on jouait un plus grand nombre d'opéras
dont elle fait le principal mérite , comme le Roland , l'Atys et
l'Iphigénie en Tauride de Piccini , le Dardanus et le Renaud
de Sacchini , l'Ariane d'Edelman. Ces beaux ouvrages , et d'autres
encore montés avec soin , ramèneraient insensiblement l'Académie
impériale de musique à sa véritable destination ; mais quand
ony voit le plus souvent des opéras dont tout le mérite consiste
dans les décorations et dans les danses , la préférencé accordée à
ces objets secondaires paraît assez naturelle .
---
La Caravane ; le Devin du Village. Spectacle charmant ,
mais trop usé. De tous les opéras de l'Académie impériale de musique
, la Caravane est celui qu'on donne le plus souvent. Il est
supérieur , non-seulement aux autres ouvrages que Grétry a com→
posés pour ce théâtre , mais encore à tous ceux du répertoire qui
n'appartiennent pas au genre de la tragédie . On devrait néanmoins
le laisser reposer quelque temps : pourquoi ne pas lui substituer
Panurge , dont la musique est très-piquante , et qui présente un
cadre fort heureux pour le spectacle et pour la danse ? A la fin du
solo de l'ouverture de la Caravane , l'artiste exécute plusieurs
passages qui ne sont point dans la partition. Il fait plaisir , et on
l'applaudit vivement ; c'est son excuse mais n'en dénature- t -il
pas moins l'ouvrage de Grétry ? C'est une question de savoir si un
chanteur ou un symphoniste , pour satisfaire à un goût souvent
très-mauvais , peut se permettre d'altérer la musique confiée à
son exécution : quant à moi, je me prononcerais sans hésiter pour la
négative. L'air de Tamorin , C'est la triste monotonie , etc. n'est
pas applaudi comme autrefois , et il est facile d'en concevoir la
SEINE
24
370
MERCURE DE FRANCE ,
$
raison. Non-seulement il est mal chanté ( 1 ) , mais encore , quoique
la légèreté du papillon y soit très-bien exprimée en plusieurs endroits
où les roulades ont le mérite si rare de l'expression , les
agrémens qu'il renferme ne sont plus à la mode : présage infaillible
du sort qui attend ceux qu'on applaudit si fort aujourd'hui ,
et qui certainement ne valent pas mieux. On a tort de supprimer
l'air de Saint- Phar qui était à la fin du deuxième acte : ce morceau
, d'un caractère énergique et analogue à la situation , le terminait
très-heureusement.
Lorsque J. J. Rousseau composa le Devin du Village , chaque
morceau de musique était surchargé de trils , de cadences perlées.
On en trouve quelques- unes dans son ouvrage, comme dans ceux de
Grétry, et plus encore dans ceux de M. Monsigny , principalement
à la fin des airs . Pourquoi ne pas supprimer un agrément d'aussi
mauvais goût ? Rien ne serait plus facile .
―
THEATRE FEYdeau . Félicie ; Félix. Ce journal a déjà
rendu compte de Félicie : je n'en parlerai donc qu'à l'occasion de
Richebourg , qui a remplacé Huet dans le rôle du jeune militaire.
Comment un acteur si médiocre a-t-il pu être admis à Feydeau ?
Ce n'est pas seulement à Huet , à Paul , à Ponchard qu'il est inférieur
; je lui préférerais même Gonthier , dont les moyens sont
faibles à la vérité , mais qui a une diction sage et une voix juste-
Un élève du Conservatoire , nommé Begrès , qui a débuté dernièrement
à l'Académie impériale de musique par le rôle de Renaud
dans Armide, serait , je crois , beaucoup mieux placé au théâtre de
l'Opéra-Comique , qui , en l'admettant , ferait une bonne acquisition.
On ne se lasse point d'entendre le trio ravissant de Félix, chefd'oeuvre
de sentiment et de mélodie : toute la musique du troisième
acte produit beaucoup d'effet . Je ne sais pourquoi l'on
supprime un morceau très- expressif chanté par Félix au commen-
(1) Pourquoi Nourrit ne joue-t- il pas le rôle de Tamorin , et Lavigos
celui de Saint-Phar ? La pièce serait bien mieux montée.
AVRIL 1815 . 371
cement du deuxième , et deux airs agréables de chasse ; je pardonnerais
plus volontiers le retranchement de l'air : Hélas ! où peut-il
étre ? L'ouvrage est généralement bien monté ; on y voit avec
plaisir madame Gavaudan et son mari , et le rôle du père Morin
est l'un de ceux qui conviennent le mieux à Chenard , justement
applaudi dans le quatuor et dans le bel air : Il est dans lefond
de mon âme , etc. Si mademoiselle Regnault jouait Thérèse , l'exécution
ne laisserait rien à désirer.
Je crois que des sociétaires de Feydeau entendraient bien leurs
intérêts en faisant toujours précéder leurs nouveautés de quelque
chef- d'oeuvre de Grétry ou de Monsigny; ils satisferaient ainsi
tous les goûts. Les partisans des bluettes modernes viendraient
pour la seconde pièce , et les amateurs du vrai beau
mière.
pour la pre-
Il Matrimonio secreto (le THEATRE DE L'IMPERATRICE.
Mariage secret ). Cet ouvrage passe généralement pour le chefd'oeuvre
de Cimarosa , et beaucoup d'amateurs lui accordent la
palme entre tous les opéras- buffas. Il ne sera peut- être pas sans
intérêt d'examiner les motifs de cette préférence , et d'indiquer les
défauts que la nation la plus sensible aux convenances dramatiques
peut remarquer au milieu de tant de beautés . Dire d'un opéra, d'un
morceau de musique , qu'il est charmant , délicieux , détestable ,
c'est bien assez sans doute pour celui qui se borne à exprimer ce
qu'il sent; mais quiconque écrit pour fixer l'opinion et contribuer
aux progrès de l'art , doit tenir un autre langage .
On sait combien les compositeurs italiens négligent les ouvertures
: c'est une raison de plus pour distinguer celle du Mariage
secret , remarquable par la mélodie , la variété et l'heureuse distribution
des instrumens . Elle n'a pas , il est vrai , de rapport
direct avec le poëme , et pourrait également s'appliquer à un
autre ; mais c'est une charmante symphonie : Les ouvertures' , dont
l'analogie avec la pièce est telle qu'elles ne sauraient en être détachées
sans perdre de leur prix , sont les meilleures : il y en a un
grand nombre de ce genre dans nos opéras .
372
MERCURE DE FRANCE ,
Le premier duo de Paulin et de Caroline , Cara, non dubitar ,
etc. , écrit dans le style amoroso , est plein de mélodie et de sentiment
; celui Io ti lascio , etc. , qui exprime d'ailleurs la crainte
d'une surprise et les tendres inquiétudes de l'amour , a le même
mérite. L'air de Jérôme , Udite tutti , est un chef-d'oeuvre d'expression
; les accompagnemens en sont très-piquans. Quant au trio ,
Lefaccio un' inchino , etc. , qui sous le rapport du chant ne mérite
que des éloges , j'avoue qu'il me laisse quelque chose à désirer.
L'ironie ne me paraît pas bien rendue dans l'andante ; mais le
morceau est heureusement terminé par un allegro , dont le caractère
est vif et analogue à la situation . Le quartetto : Sento in pello
un freddo gelo , détaché de la scène , est d'une grande beauté;
on ne peut qu'en admirer le chant , l'harmonie , et même l'expression
de quelques passages ; mais il est totalement anti-dramatique
, si je puis m'exprimer ainsi . L'embarras des autres personnages
pendant le solo de chacun des interlocuteurs , leur situation
respective qui n'a rien d'intéressant pour le spectateur , et qui se
trouve prolongée par un morceau de musique très-long , sont une
inconvenance théâtrale que nos compositeurs auraient soigneusement
évitée . Si l'on ajoute à cette faute la multiplicité des roulades
dans la partie d'Elise , qui les comporte si peu , les accompagnemens
brillans de l'allegro final qui n'ont aucun rapport avec le
sens des paroles , on conviendra que le quatuor dont il s'agit ne
peut être estimé que comme musique de concert. On doit au contraire
des éloges sans réserve au duo du comte et de Jérôme ,
fiato in corpo avete , admirable par la vérité de l'expression , par
le chant et par l'effet théâtral : malgré sa longueur il est presque
toujours redemandé . Le final du premier acte , si varié , si piquant
, et si rempli de verve , est d'un 'charmant effet ; celui du
deuxième acte le surpasse encore peut- être par la mélodie délicieuse
qui l'embellit si souvent . Le charme du premier duo , Cara,
non dubitar , etc. se retrouve dans le bel air de Paulin : Pria che
spunti in ciel l'aurora , et l'assurance que Paulin veut inspirer à
Caroline , est très-bien caractérisée dans le brillant allegro qui
Se
AVRIL 1815 . 373
succède à l'andante amoroso : quelques roulades , peu convenables
à la situation , appartiennent probablement au chanteur .
Le monologue de Caroline au deuxième acte , sa partie dans le
quintetto : Deh ! lasciate ch' io respiri , etc. sont d'un style pathétique
et bien adapté aux paroles .
J'ai cité les morceaux les plus saillans du Mariage secret ;
d'autres encore auraient droit à une mention honorable , mais il
faut s'arrêter. En général , le charme de la mélodie , la richesse
des accompagnemens et l'expression de plusieurs morceaux , expliquent
très-bien la préférence qu'un grand nombre d'amateurs
accordent à cet ouvrage. Ne pourrait-on pas néanmoins observer
que les richesses musicales y sont entassées peut-être avec trop de
profusion ? On y désirerait plus d'airs et moins de morceaux d'ensemble
, dont la continuité fatigue. Enfin on n'y remarque pas de
coloris local (2) , mérite qui se trouve éminemment dans la Molinara
, qui , sous le rapport de la vérité et du naturel , peut être
regardée comme le chef- d'oeuvre de l'opéra-buffa italien . Paësiello
y a tout l'esprit et toute la mélodie de Cimarosa , et l'on n'y
trouve presque rien à reprendre. Je ne prétends comparer ici que
les ouvrages de l'école purement italienne ; je parlerai de Mozart
à l'occasion des Noces de Figaro .
si le
Les amateurs du Mariage secret n'ont plus madame Barilli et
mademoiselle Néri ; mais il leur reste Porto , Crivelli et Barilli ,
qui tous trois y déploient beaucoup de talent. D'ailleurs ,
souvenir du chant de madame Barilli est si fâcheux
pour
Morandi , on ne peut contester à celle-ci ses avantages comme
actrice . On lui doit aussi un air rempli d'esprit et de grâce (3) ,
madame
(a) La musique doit être non-senlement analogne au sens des paroles ,
mais encore à la condition des personnages , à leur âge , à leur caractère ,
ainsi qu'au lieu de la scène ; c'est ce qu'on appelle couleur du sujet, coloris
local. Cette qualité importante se trouve à un très - haut degré dans les ouvrages
de Grétry , dont chacun a un cachet particulier qui le distingue des
autres.
(3) Celui qui précède le premier final.
374
MERCURE
DE FRANCE ,
que
madame Barilli ne chantait pas , et qui en effet ne convenai
nullement à ses moyens.
Le poëme du Mariage secret doit être distingué entre les opé- ras-buffas italiens . On n'y remarque que rarement les absurdités et
les platitudes dont ceux-ci fourmillent
, et il y a même quelque intérêt. Au moyen de légers changemens
, il s'adapterait
très- bi en
à notre scène .
A.
POLITIQUE./
MES réflexions précédentes
sur la politique , sont justifiées de jour en jour par les événemens , comine par toutes les considérations
qui se rattachent à un véritable amour de la patrie. J'ai tracé
un tableau sommaire des principales fautes du dernier gouvernement
; et j'ai ajouté, en parlant du retour de Napoléon . que l'épreuve
du malheur n'est jamais vaine pour un grand homme : de nouveaux
argumens vont prouver qu'aucun gouvernement
ne peut avoir de stabilité s'il n'est fondé sur des idées entièrement libérales.
«Dequels événemens étranges nous sommes les témoins, les agens
ou les victimes ! dit l'auteur d'une brochure qui paraît en ce moment, et qui , sous tous les rapports, est digne du plus grand intérêt (*) ; un an bientôt passé , la famille des Bourbons sort tout à coup de l'exil où la nation française l'avait condamnée : elle est appelée
et reçue avec des acclamations
qui n'éprouvent
pas de contradiction
. "!
>> En même -temps Bonaparte , tombé tout à coup du faîte de la grandeur , reste seul et sans défense , condamné à languir prisonnier
dans une petite île de la Méditerranée
.
>>
Aujourd'hui la même époque de l'année ramène un spectacle
tout contraire : Bonaparte a débarqué prèsque seul sur le territoire
(1 ) Examen rapide du gouvernement des Bourbons en France , depuis le mois d'avril 1814 jusqu'au mois de mars 1815 ; avec cette épigraphe :
sine irá et studio . Paris , chez Colas , imprimenr-libraire , rue du Petit- Lion-Saint -Sulpice , en face de la rue Garencière , et Delaunay , libraire,
au Palais -Royal.
-
AVRIL 1815.
375
français ; un grand nombre de militaires se sont ralliés à lui : le
peuple s'émeut , et les Bourbons effrayés sentent le trône chanceler
sous leurs pieds.
» Pourquoi ces hommes , qui paraissaient si forts l'année passée
, sont-ils devenus si faibles ? et comment , celui qu'on avait
abandonné dans le temps de sa toute- puissance , a-t-il cu le crédit
de se faire de nombreux partisans , et d'épouvanter la famille établie
et reconnue par la nation ?... »
་་
Vingt jours ont suffi , est-il dit ailleurs dans cette brochure ,
pour prouver au monde entier , que les Bourbons avaient définitivement
cessé de régner sur la France, par la volonté des Français
; car personne , je crois , ne pensera qu'un millier d'hommes
débarqués sur notre territoire en ont fait ainsi la conquête , malgré
les efforts de la nation . Et que l'on n'aille point comparer cette
révolution à celles qu'opéraient à Rome les gardes prétorienneş :
l'armée chez nous est toute nationale ; elle est formée de nos
frères , de nos enfans , de Français enfin , qui n'ont point en masse
d'autres intérêts que ceux de la patrie et ces brayes fils de la
France l'ont traversée toute entière , leurs armes enveloppées dans
leurs mouchoirs , et leurs gibernes vides de munitions de guerre :
partout ils ont été reçus avec des acclamations et des cris d'espérance
.... Si les Bourbons avaient su inspirer la confiance , ils ne
seraient point tombés du trône. Si Bonaparte ne nous eût présenté
de grandes espérances , il eût à peine fait cent pas sur notre
territoire . C'est donc de Bonaparte , instruit par le malheur , qu'il
nous faut attendre notre félicité » .
La force de ces raisonnemens , le style franc et animé avec
lequel ils sont présentés , m'engagent à suivre l'auteur-même dans
ses développemens , et à rechercher avec lui la véritable cause de
ces deux événemens extraordinaires . Il la trouve en effet , pour
la chute nouvelle et précipitée de l'ancienne dynastie , dans toutes
les opérations anti-nationales de son gouvernement , qu'il
classe et démontre en un tableau de dix-neuf fautes principales ;
et , pour l'ébranlement qu'avait éprouvé le trône de Napoléon ,
376
MERCURE DE FRANCE .
"
dans un oubli et une violation des principes libéraux sur lesquels
le trône avait été fondé.
"
« Bonaparte , dit-il , est tombé du faîte de la puissance pour
avoir perdu la confiance de la nation , moins par suite de grands
revers militaires , que l'on eût pu réparer , que parce que la nation ,
dont les droits n'avaient pas été respectés , a dû craindre qu'il ne
lui fit perdre les fruits de sa pénible révolution.
» Ces guerres , le succès ne les justifiait plus , parce que l'on
n'en connaissait ni le but , ni le terme , tandis qu'une communication
franche de ses motifs eût pu les rendre nationales . Le besoin
d'humilier et d'abaisser l'Angleterre , aurait été senti par tous
les bons Français , et nul sacrifice , imposé dans cette vue , n'aurait
paru trop pénible ; mais Bonaparte , en s'emparant du pouvoir
absolu , avait trop fait éclater le projet de tout rapporter à sa
personne.
» Un des premiers actes de son pouvoir avait été de rétablir une
noblesse héréditaire : institution odieuse à la majorité qu'elle avilit ,
et qui ne peut avoir d'autorité que dans des siècles d'ignorance
où les hommes se croient réciproquement d'un sang différent. Quel
parti, donc a-t-il tiré de sa noblesse ? la noblesse avait- elle sauvé
Louis XVI ? la noblesse l'a-t -elle défendu lui-même ? est-ce la noblesse
qui a ramené les Bourbons sur le trône ? la noblesse , aujourd'hui,
sait-elle les défendre ? Non, la France désavoue cette honteuse
distinction ; l'intérêt du souverain ne la désavoue pas moins :
tous ceux qui servent leur pays , quelles que soient leurs fonctions ,
sont également nobles , lorsque leurs efforts sont également dirigés
vers le bien que tous les citoyens soient seulement enfans de
leurs actions ......
>>
Bonaparte a bien mieux encore méconnu les intérêts , et par
conséquent le voeu de la nation , lorsqu'il a rendu aux prêtres leur
influence politique .... Par quelle inconcevable contradiction ,
le culte dominant en France reconnait-il pour chef un prince
étranger auquel chaque membre de l'ordre sacerdotal a juré amour
ub obéissance ? quel appui Bonaparte a-t-il trouvé dans le clergé
AVRIL 1815. 377
>>
catholique ? ses exhortations ont -elles fait marcher nos armées ?
ses leçons ont- elles enseigné la morale aux classes ignorantes ?...
Quel fruit a retiré Bonaparte de sa consécration par le pape ?
est-il une classe du peuple aux yeux de laquelle son autorité en soit
devenue plus sacrée ? Cependant la portion éclairée de la nation ,
la seule dont le suffrage puisse avoir quelque prix , ne s'est - elle pas
indignée de voir que son choix eût besoin d'une autre sanction ;
que sa volonté dût être légitimée par les onctions d'un pontife
romain ?....
» Il a oublié la révolution , et n'a plus songé que la nation ne
consentirait jamais à en perdre les fruits » .
Je n'ai fait , dans toute cette citation , que présenter des fragmens
; c'est à la brochure même qu'il faut recourir pour juger combien
toutes les idées de l'auteur coïncident entre elles , et sont
constamment dirigées vers le même but . Je ne me suis non plus
permis aucune observation sur les passages qui pourraient paraître
susceptibles de modifications ; ce n'eût été , après tout , qu'une
opinion particulière , et dans la discussion d'intérêts aussi grands
que ceux de la félicité publique , ce n'est pas à quelques pensées
isolées qu'il faut s'arrêter , surtout lorsqu'on est entre soi parfaitement
d'accord pour le fond.
L'auteur , qui discute avec cette chaleur et ce courage les causes
qu'il assigne à l'instabilité du trône impérial , ne pouvait que
démontrer avec énergie tous les torts du gouvernement éphémère
de la dynastic des Bourbons . Une réflexion que me fait naître cette
partie de la brochure où l'auteur s'occupe à relever les fautes réelles ,
et généralement senties , d'une autorité qui n'est plus , c'est qu'une
cause juste , et qui est réellement celle en qui reposent tous les intérêts
, ne rencontre jamais que des écrivains généreux et pleins
de modération : on ne peut se dissimuler qu'il est une différence
bien remarquable entre les écrits de circonstance , publiés depuis le
20 mars 1815, et ceux qui parurent jusqu'à cette époque , depuis
le 31 mars 1814. Ces derniers , à l'exception de quelques brochures
dues à des publicistes marquans et courageux , n'offi aient
1
378 MERCURE
DE FRANCE ,
que de plates diatribes , des dissertations sans dialectique , sans
coincidence ; des déclamations vagues , sans principe comme sans
résultat les opinions de 1815 , présentées sans fiel et avec tout le
respect dû au malheur , sont pensées , muries et dignes d'être méditées
. La cause de cette différence s'aperçoit facilement : c'est
que l'explosion de la première époque était dirigée par un esprit
de parti , de haine , de vengeance et d'irréflexion ; et que la seconde
est l'élan d'un sentiment national , l'expression d'un véritable
amour de la patrie , le réveil de la justice et du bon sens ; c'est
que le premier mouvement politique tendait à faire des esclaves ,
et que le second a pour but de consacrer l'indépendance .
Pouvions-nous franchement chercher un rempart à cette indépendance
dans une famille que l'essor même de ce sentiment impérieux
de la force et des droits des nations , avait proscrite et dépouillée
de ses vieux priviléges ? « La nation qui manquait de point
de ralliement , dit l'auteur de l'Examen , suit l'impulsion donnée
par le sénat elle se plaît à croire , dans la nécessité où elle se
trouve d'accueillir les Bourbons , qu'éclairés par vingt - cinq ans de
malheurs , ils se prêteront aux changemens qu'elle a voulus ; que,
nourris long-temps chez le peuple le plus libre de l'Europe , ils
auront senti les avantages de l'équilibre des pouvoirs ; qu'ils voudront
enfin consacrer la révolution . A ces pensées se mêlaient ce
grand intérêt qu'on porte au malheur , intérêt si puissant sur des
Français ! et malheureusement aussi les restes d'une adoration superstitieuse
, conservée au fond du coeur de quelques vieux serviteurs
. Les bruits qu'ils répandaient de la sagesse personnelle du
roi , de la bonté de toute sa famille , trouvèrent créance dans la
nation le roi , disaient-ils , a appris tout ce qui peut vous rendre
heureux ; il a oublié tous les maux qu'il a soufferts . Hélas !
dans un exil de vingt- cinq ans , les Bourbons n'avaient rien
appris , comme ils n'avaient rien oublié.
: J
» Subitement replacés à la tête d'une nation " fière et remuante ,
dont les préjugés , les coutumes , les moeurs , ont entièrement changé
depuis vingt-cinq ans , les Bourbons ont cru remonter sur un
trône dont ils seraient descendus la veille : ils n'ont pas senti tout
AVRIL 1815 . 379
ce qu'ils devaient de ménagement à la volonté générale , et surtout
à l'esprit national , formé , daus toute la France , par de longs et
pénibles travaux , auxquels ont pris part toutes les classes de citoyens
; ce qui , pour nous , remplace le point d'honneur , antique
lien des corporations , des ordres , des coteries , dont le souvenir
est détruit. Quelques vieux amis , auxquels il ne reste plus rien de
vivant que le coeur ; un plus grand nombre de serviteurs intéressés ,
qui comptent sur le retour de priviléges qu'ils ont perins , forment
autour du souverain une ligne épaisse qui lui cache le reste de
la nation ; et tous ensemble l'ont entraîné dans des fautes qui lui
ont aliéné les Français » .
Je ne suivrai pas l'auteur dans la récapitulation de ces fautes
ministérielles , que j'ai moi-même pour la plupart énumérées dans
non précédent article. Je ne ferai qu'en recueillir quelques traits ,
et je citerai , par exemple , cette longue répugnance des princes de
la famille royale , les successeurs immédiats du trône , à reconnaître
solennellement la charte constitutionnelle ; d'où vint peut-être le
bruit que ces mêmes princes avaient fait en commun , contre cette
loi fondamentale , une protestation , qu'un journal anglais avait
même publiée , et qu'ils ont vainement voulu démentir enfin par
un acte solennel : résolution tardive , que notre écrivain nomme
assez plaisamment un sacrifice à la peur . Je citerai encore comme
une nouvelle preuve de cette louable modération que j'ai remarquée
dans cette brochure , ce passage , au sujet des immenses travaux qui
avaient été exécutés dans le port d'Anvers , et qui furent cédés à
l'ennemi : « Et cette faute est nécessairement imputée au roi , dont
la nation ne peut connaître ni la position difficile , ni les intentions
secrètes car un malheur des gouvernemens qui n'inspirent pas la
confiance , c'est que les infortunes même leur sont imputées à
crime » .
་
La suppression de la liberté de la presse , liberté qui avait été
garantie par la charte , ne pouvait manquer d'occuper un des principaux
paragraphes de cet écrit. « Des discussions , y est - il dit ,
s'établissent entre les membres des deux chambres , la cause est
plaidée devant la nation ; on sait quelle part elle a prise à cet important
procès : cependant les journaux , déjà soumis à la censure ,
deviennent une arène dans laquelle sont outrageusement insultés
les députés courageux qui osent plaider la cause de la raison . Les
' ministres usent de toutes les ressources de leur esprit ; tous les
moyens sont mis en usage ; les défenseurs des droits du peuple démontrent
que la loi est anti -constitutionnelle , que le texte positif
de la charte doit empêcher toute discussion sur cet objet : le ministre
a recours à des arguties grammaticales ; il entreprend de dé380
MERCURE DE FRANCE ,
montrer à la France que les mots réprimer et prévenir sont synonymes
; enfin il l'emporte ; il obtient ce malheureux triomphe ; et
désormais aucune absurdité , aucune infamie ne sortira de la plume
tant souillée des journalistes mercenaires , qu'avec l'attache de
l'autorité , et que légitimée par la sanction ministérielle . Dès lors ,
il faut renoncer à l'espoir de voir se former un véritable esprit
public ; dès lors les idées patriotiques , celles qui donnaient de la
consistance au gouvernement , en éclairant sa marche et lui attirant
la confiance générale , seront étouffées par l'éteignoir d'un
censeur à gages » .
De ces différentes violations de la charte , l'auteur arrive au monument
consacré aux émigrés morts à Quiberon , aux récompenses
promises et données à des assassins reconnus , aux provocations
contre les possesseurs de biens dits nationaux , aux arrière-pensées
manifestées de toutes les manières , aux faveurs exclusivement
prodiguées à l'ancienne noblesse , aux outrages faits à l'armée
, à l'abandon des serviteurs de la patrie , devenus étrangers ;
à l'élimination de plusieurs membres de la cour de Cassation , à
l'expulsion de plusieurs membres de l'Institut , aux impositions ou
droits perçus sur de simples ordonnances ; enfin , au gouvernement
des prêtres promus à presque tous les ministères et à toutes les
fonctions de l'Université . Comment pouvions-nous espérer de sortir
de ce chaos inextricable , sans l'homme étonnant qui nous a tout à
coup rendus à nos droits et au souvenir de toute notre puissance !
C'est donc par Jui que nous redevenons Français ; nous lui devons
de recouvrer notre patrie , nos institutions , les fruits de nos longs
travaux et de tous nos sacrifices. S'il oublia un instant la révolution
, désormais sa gloire sera de nous l'avoir rappelée à nous-mêmes
et de nous avoir secondés pour en ressaisir les résultats . Un
hommage bien mérité au protecteur de la liberté française , forme
la conclusion de l'Examen , et offre une très-belle péreraison , que,
malgré les nombreuses citations que j'ai déjà faites , je présenterais
encore ici au lecteur , si le désir de calmer quelques inquiétudes
présentes , ne me faisait préférer l'extrait d'un paragraphe sur les
opérations du congrès , où l'auteur démontre le peu de probabilité
d'une guerre nouvelle de la part des puissances alliées . Il n'est pas
inutile de spécifier ici qu'il écrit le 10 mars c'est- à-dire , dix
jours avant le retour de Napoléon dans sa capitale .
"
En examinant , dit -il , la conduite des Bourbons au congrès ,
on les voit reprendre leur ancienne politique de famille , à laquelle
l'état actuel de l'Europe devait les porter à substituer une politique
nationale . Ils semblent tout à coup avoir oublié le traité de Fontainebleau
qui les a replacés sur le trône de France , et au lieu
AVRIL 1815. 381
d'insister sur la restitution de la Belgique , qui les eût relevés dans
l'opinion des Français , ils veulent avant tout que les princes de
leur famille soient remis en possession des états qu'ils gouvernaient
avant la révolution . Ils exigent que le roi Joachim soit expulsé de
Naples , et que la reine d'Etrurie soit mise en possession des états
de Parme , Plaisance et Guastalla . C'était contrevenir à deux conditions
formelles du traité de Fontainebleau , par lequel les puissances
alliées garantissaient le trône de Naples à Murat , et donnaient
en souveraineté les états de Parme , etc. , à l'impératrice
Marie-Louise. Toutes les puissances ont dû être blessées de ces
prétentions ; au moins est -il certain que l'empereur d'Autriche en a
donné de grandes marques de mécontentement ; sa fille en effet
perdait par ces arrangemens le faible dédommagement qu'elle
avait reçu. D'un autre côté , la maison d'Autriche n'a point oublié
que celle de Bourbon , toujours son ennemie , lui a enlevé, depuis
cent cinquante ans , une partie considérable de sa puissance ( l'Espagne
, Naples , Parme, la Franche -Comté , les Pays-Bas , etc. , etc. ) ;
d'où il me semble naturel de conclure que l'empereur d'Autriche
avouera son gendre s'il réussit dans son entreprise , ou du moins
qu'il ne se joindra pas aux autres puissances , si celles-ci étaient
tentées de nous déclarer la guerre , ce qui est douteux pour toute
autre que l'Angleterre .
» En songeant à la manière dont les souverains se sont conduits
au congrès , il me paraît évident qu'ils ne peuvent dégarnir
de troupes les pays qu'ils ont usurpés : la Suède évacuerait-elle la
Norwège pour marcher sur Paris ? La Russie abandonnerait- elle la
Finlande et la Pologne , qui peuvent se soulever pendant que les
armées russes seraient occupées avec la France ? La Prusse peutelle
dégarnir la partie de la Saxe dont elle s'est emparée , sans que
les Saxons ne reprennent leur indépendance ? Les Anglais , euxmêmes
, quitteraient -ils sans danger la Belgique , qui demande à
redevenir française , et dans laquelle leurs armées pourraient ne
rentrer que difficilement ?
» Toutes ces considérations me portent à croire que le danger
d'une guerre étrangère n'est pas aussi grand qu'on le suppose , si
Napoléon ressaisit le pouvoir » .
Ce pouvoir est ressaisi par lui , et je ne puis mieux terminer cet
article qu'en m'unissant encore à ces paroles du même écrivain :
" Tout ce qui peut commander l'admiration et l'enthousiasme , se
réunit en sa personne à tout ce qui peut fonder notre espoir
T.
1
382 MERCURE DE FRANCE ,
Circulaire du ministre de la police générale , aux préfets.
Paris , le 31 Mars 1815 .
MONSIEUR LE PRÉFET , il m'a paru nécessaire de déterminer le but et la
nature des relations qui vont s'établir entre vous et moi.
Les principes de la police ont été subvertis : ceux de la morale et de la
justice n'ont pas toujours résisté à l'influence des passions . Tous les, actes
d'un gouvernement né de la trahison ont dù porter l'empreinte de cette
origine. Ce n'était pas seulement par des mesures publiques qu'il pouvait
fletrir les souvenirs les plus chers à la nation , preparer des vengeances ,
exciter des haincs , briser les résistances de l'opinion , rétablir la dominatiou
des privileges , et anéantir la puissance tutelaire des lois : ce gouvernement ,
pour accomplir ses intentions , a mis en jen les ressorts secrets d'une tyrannie
subalterne, de toutes les tyrannies la plus insupportable . On l'a vn s'entourer
de délateurs , étendre ses recherches sur le passé , pousser ses mystérieuses
inquisitions jusqu'an sein des familles , effrayer par des persécutions clandestines
, semer les inquiétudes sur toutes les existences , détruire enfin par
ses instructions confidentielles l'appareil imposteur de ses promesses et de
ses proclamations.
De parcils moyens blessaient les lois et les moeurs de la France : ils sont
incompatibles avec un gouvernement dont les intérêts se confondent avec
ceux des citoyens .
Chargée de maintenir l'ordre public , de veiller à la sûreté de l'État et à
celle des individus , la police , avec des formes différentes , ne peut avoir
d'autre règle que celle de la justice ; elle en est le flambeau , mais elle n'en
est pas le glaive ; l'une prévient ou réprime les delits que l'autre ne peut
punir on ne peut atteindre toutes deux sont instituces pour assurer l'exécution
des lois et non pour les enfreindre ; pour garantir la liberté des citoyens
et non pour y porter atteinte ; pour assurer la securité des hommes
honnêtes et non pour empoisonner la source des jouissances sociales .
Ainsi , Monsieur , votre surveillance ne doit s'étendre an - delà de ce
qu'exige la sûreté publique on particulière , ni s'embarrasser dans les
details minutieux d'une curiosité sans objet utile , ni gêner le libre exercice
des facultés humaines et des droits civils , par un système violent de précautions
que les lois n'autorisent pas ; ni ne se laisser entraîner par des
présomptions vagues et des conjectures hasardees à la poursnite de chimères
qui s'évanouissent au milieu de l'effroi qu'elles occasionnent. Votre correspondance
, réglée sur les mêmes principes , doit sortir de la routine de
ces rapports périodiques , de ces aperçus superficiels et parement moraux
qui , loin d'instruire et d'éclairer l'autorité , répandent autour d'elle les
crreurs , les préventions , une sécurité fansse ou de fausses alarmes.
Je ne demande et ne veux connaître que des faits , des faits recueillis avec
soin , présentés avec exactitude et simplicité , développés avec tous les
details qui peuvent en faire sentir les conséquences , en indiquer les rapports
, en faciliter le rapprochement.
Vous remarquerez toutefois que , resserrée dans d'étroites limites , votre
surveillance ne peut juger l'importance des faits qu'elle observe. Tel événe
AVRIL 1815 .
383
ment peu remarquable , en apparence , dans la sphère d'un département ,
peut avoir un grand intérêt dans l'ordre general , par ses liaisons avec des
analogues que vous n'avez pu connaître : c'est pourquoi je ne dois rien
ignorer de ce qui se passe d'extraordinaire ou selon le cours habituel des
choses .
Telle est , Monsieur , la tâche simple et facile qui vous est imposée.
La France , réintégrée dans la jouissance de ses droits politiques , replacée
dans toute sa gioire , sous la protection de son Empereur; la France n'a
plus de voeux à former et plus d'ennemis à craindre. Le gouvernement
trouve dans la réunion de tous les interêts , dans l'assentiment de toutes
les classes , une force réelle à laquelle les ressources artificielles de l'autorité
ne peuvent rien ajouter . Il faut abandonner les erremens de cette police
d'attaque , qui , sans cesse agitée par le soupçon , sans cesse inquiète et
turbulente , menace sans garantir et tourmente sans protéger. Il faut se renfermer
dans les limites d'une police libérale et positive , de cette police
d'observation , qui , calme dans sa marche , mesurée dans ses recherches ,
active dans ses poursuites , partout présente et toujours protectrice , veille
pour le bonheur du peuple , pour les travaux de l'industrie , pour le repos
de tous .
Ne cherchez dans le passé que ce qui est honorable et glorieux à la
Nation , ce qui peut rapprocher les hommes , affaiblir les preventions et
reunir tous les Français dans les mêmes idées et les mêmes sentimens .
J'aime à croire , Monsieur , que je serai puissamment secondé de vos
lumières , de votre zèle , de votre patriotisme et de votre dévouement à
l'Empereur.
Agréez , M. le Préfet , l'assurance de ma considération distinguée.
Le Ministre de la police générale ,
Signé , LE DUC d'Otrante.
Adresse présentée à S. M. l'Empereur , par l'Institut impérial,
le dimanche 2 avril.
SIRE , les sciences que vous cultiviez , les lettres que vous encouragiez ,
les arts que vous protégiez ont été en deuil depuis votre départ .
» L'Institut , attaqué dans son heureuses organisation , voyait avec douleur
la violation imminente du depôt qui lui était confié , la dispersion prochaine
d'une partie de ses membres .
» Nous appelions avec toute la France un libérateur : la Providence
nous l'a envoyé.
» Vous êtes venu au secours de la nation inquiète sur tous ses intérêts
, blessée dans ses plus chers sentimens , offensée dans sa dignité , et la
route que vous avez parcourue des bords de la Méditerranée jusqu'à la
capitale , a offert l'image d'un long triomphe.
>> Une dynastie abandonnée par le peuple français , il y a plus de
vingt ans , s'est éloignée devant le monarqne que le voeu du peuple
français avait appelé au trône par la toute- puissance de ses suffrages trois
fois réitérés .
384 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1815.
» Vous allez nous assurer , Sire , l'égalité des droits des citoyens ,
l'honneur des braves , la sûreté de toutes les propriétés , la liberté de
penser et d'écrire , enfin une constitution représentative . Bientôt nous
verrons terminer ces grands monumens des arts dont nos villes s'enorgueillissaient
, et ceux qui devaient répandre , d'une extrémité de l'Empire
à l'autre , la vie et la prospérité.
» Sire , hâtez le moment où placé entre votre épouse et votre fils ,
entouré des représentans d'an peuple libre et fidèle qui vous apporteront
de tous les départemens le voeu national , le résultat d'une expérience
de vingt-cinq années de révolution , vous renouveller avec la France
le contrat auguste et saint qui est gravé dans tous les coeurs français ,
et qui fortifié par toutes les stipulations , par toutes les garanties qu'appelle
l'opinion publique et que promet votre sagesse , attachera pour jamais la
nation à votre personne et à votre dynastie ».
Réponse de Sa Majesté.
Je reçois avec satisfaction l'expression de vos sentimens. Je vois avec
plaisir une réunion d'hommes aussi distingués , et telle qu'aucune autre
nation ne peut en offrir une semblable.
ERRATA DU NUMÉRO PRÉCÉDENT.
Page 258 , après le 5º. vers , ajoutez celui-ci ,
La marche des saisons , les différens climats :
Pag. 299, lig. 29 , au lieu de : Garice , lisez Garcie . :
théoritiques , lisez : théorétiques .
ce , lisez : et.
300 , 15 , au lieu de
Idem . 16 , au lieu de
Idem . 19 , au lieu de fort agréable de ces trois , lisez:
fort agréables . De ces trois .
AVIS.
MM. les abonnés sont prévenus que le bureau du Mercure n'est
plus rue de Grétry ; il a été replacé chez M. Arthus-Bertrand ,
libraire , rue Hautefeuille , n°. 23. C'est désormais à cette
adresse qu'il faut envoyer toutes les lettres relatives à la rédaction
ou à la direction du Mercure , ainsi que les ouvrages dont on désire
l'annonce , etc. , etc.
Le prix de la souscription au Mercure de France est de 15fr.
pour trois mois , 29 fr. pour six mois , et 56 fr. pour l'année .
On ne peut souscrire que du premier de chaque mois.- En
cas de réclamation , on est prié de joindre une des dernières
adresses imprimées ou d'indiquer le numéro de la quittance.
357
TIMERE
ROYAL
200
MERCURE
DE FRANCE.
N°. DCLXXIX . - Samedi 15 avril 1815.
POÉSIE.
LES DERNIERS MOMENS DE BAYARD ,
SEINE
Par madame DUFRENOY, poème couronné à la seconde classe
de l'Institut le 5 avril 1815 ( 1 ).
RENAISSEZ dans mes chants , nobles moeurs de nos pères ,
Valeur , foi , loyauté , vertus héréditaires
Que dans les vieux châteaux l'aïeul en cheveux blancs
Transmettait d'âge en âge à ses nobles enfans !
Renaissez , jours fameux , religion , patrie !
Et toi dont la mémoire à jamais est chérie
Bayard ! toi dont le nom rappelle avec grandeur
Tout ce qu'ont eu d'éclat les siècles de l'honneur ,
Ta gloire ne meurt point ; le temps la renouvelle ;
Au sage comme au brave on t'offre pour modèle :
Ton grand coeur , au-dessus des caprices du sort ,
Se montra tout entier dans les bras de la mort.
J'apporte à ton cercueil l'hommage de la France .
( 1) Cette pièce vient de paraître avec des notes historiques , chez Alexis
Eymery , libraire , rue Mazarine , nº. 30.- Prix, 1 fr.
25
386 MERCURE DE FRANCE ,
Déjà de Bonnivet l'orgueilleuse imprudence
Fuyait loin de Milan , où toujours les Français
Ont par de grands revers payé de grands succès :
Bayard restait encore , et de sa renommée
Seul pouvait protéger les débris de l'armée :
Tout à coup , ô douleur ! le tube meurtrier
De ses traits foudroyans à frappé le guerrier !
Atteint d'un coup mortel , sur l'arène sanglante
Il tombe. Tout son camp jette un cri d'épouvante :
Mais lui , dans la mort même incapable d'ffroi ,
Nomme en tombant son Dieu , sa Patrie et son Roi.
« Je suis mort , cria-t-il ; mais gardez votre place ;
» L'ennemi jusqu'au bout ne me verra qu'en face » !
Il dit ; et le héros , respirant à moité ,
Contre un arbre voisin avec peine appuyé ,
De sa mourante main ressaisissant son glaive ,
Après un long effort quelque temps se relève ;
Du geste et du regard excite nos soldats ;
Et , déchiré , couvert des ombres du trépas ,
Son front , que par degrés la douleur décolore ,
Tourné vers l'ennemi l'épouvantait encore.
Toutefois les Français , au devoir immelés ,
Prodigues de leurs jours , mais du nombre accablés ,
Redoublaient vainement et d'efforts et de zèle
Pour ramener vers eux la fortune infidèle ;
Hélas ! ils ont perdu leur plus ferme rempart !
En vain pour le sauver ils criaient à Bayard :
« Le vainqueur vient à vous , évitez son approche.
»
- Non , dit le Chevalier sans peur et sans reproche ;
Bayard mort peut sans honte éprouver le destin
» Que deux fois dans sa vie éprouva Duguesclin.
» Nemours fut plus heureux ; ce fameux capitaine
» Au sein de la victoire expira dans Ravenne .
» m'aimait; il m'appelle , et déjà je le voi
AVRIL 1815 . 387
» Du séjour des héros s'avancer jusqu'à moi.
" Qu'on ne me plaigne point ; tout finit : Dieu me reste !
» Et puisqu'un prêtre saint à mon heure funeste
» Ne peut de mes erreurs recevoir l'humble aveu ,
» Je les confesse à vous , je les confesse à Dieu.
» C'en est fait , compagnons ; adieu ! séchez vos larmes ;
» Dites surtout au roi que Bayard , sans alarmes
» Des biens que dans ce jour la mort vient lui ravir ,
» N'en regrette qu'un seul ; l'honneur de le servir » .
Pleurant , poussant des cris , tous alors se retirent ;
Jusqu'aux rangs ennemis leurs plaintes retentirent ;
Et l'Espagnol apprend au bruit de leurs sanglots
Que le camp des Français a perdu son héros.
A ce bruit aussitôt s'est élancé Pescaire ,
Du généreux Bayard généreux adversaire :
Il accourt , il gémit , le presse entre ses bras ,
Lui même sous sa tente accompagne ses pas .
repose Bayard , et son âme immortelle
S'exhalera du moins dans un lieu digne d'elle .
Là
Les guerriers espagnols , l'honorant de leurs pleurs ,
Ont même des Français égalé les douleurs :
L'un vante ses exploits , et l'autre sa franchise ,
L'autre sa piété : c'était Naples conquise ,
Bresse , Milan , Fornoue , et Ravenne et Lodi ;
Tantôt ils racontaient que d'un bras plus hardi ,
Presque seul , sans rempart , il défendit Mézière ,
Et seul à Garillan brava l'armée entière.
Quel éclat , disaient - ils , eut ce noble guerrier !
Son roi le conjura de l'armer chevalier.
Comme ils parlaient ainsi , dans un morne silence
De vieux soldats français une troupe s'avance :
Leurs yeux , tristes , baissés , de larmes sont couverts ;
Pour racheter Bayard ils demandent des fers ;
388
MERCURE DE FRANCE ,
Et Pescaire attendri permet que leur courage
Au guerrier qui s'éteint rende un dernier hommage.
Bourbon arrive aussi : « Que je plains votre sort » !
- Dit -il . Mais le héros : « Ne plaignez pas ma mort :
Tout mon honneur me suit à mon heure suprême ;
Je meurs fidèle au roi : gémissez sur vous -même » .
yeux ;
Bayard demeure seul , prie , et ferme les
Et Nemours qui l'attend le reçoit dans les cieux.
On répète avec soin ses dernières paroles.
Tout l'admire et le plaint : les lances espagnoles ,
Que même dans ce jour fit trembler son aspect ,
Devant son lit de mort passent avec respect .
Bayard des anciens preux fut la gloire dernière ;
On la vit dans sa tombe expirer toute entière. »-
L'Europe le pleura , la France prit le deuil ;
Et lorsqu'au lieu natal on portait son cercueil
Sur sa route à l'envi les peuples s'assemblèrent ;
Les remparts des cités d'un crêpe se voilèrent;
L'airain gémit au loin ; les tribunaux sans voix
Ont laissé reposer le saint glaive des loix.
Trois femmes ont paru , pâles , échevelées :
Leurs touchantes douleurs , sourdement exhalées ,
Semblent mêler encore , en montant vers le ciel ,
Je ne sais quoi de tendre à ce deuil solennel ,
Toutes trois exaltaient son noble caractère :
L'une lui dut son fils , et l'autre son vieux père ;
Et l'autre lui disait , en cachant sa rougeur :
« O Bayard ! sois béni ; tu sauvas la pudeur »> !
Il est trop juste , hélas ! que ton pays t'honore ;
Bayard ! Un roi vaillant te loua mieux encore
Lorsqu'aux champs de Pavie on le fit prisonnier.
>>
Pourquoi t'ai-je perdu , noble et grand chevalier !
Dit son monarque en pleurs ; ô perte trop sensible !
O Bayard! toi vivant , je restais invincible » .
AVRIL 1815. 389
Ainsi , par un grand roi ce grand homme honoré ,
D'âge en âge à la France a paru plus sacré :
Comme le plus vaillant trois règnes l'applaudirent ;
Partout à son seul nom les âmes s'agrandirent ;
Puisse un siècle aussi beau renaître à nos regards ,
Et le trône affermi retrouver des Bayards !
LE CHANT DU RETOUR ,
Chanté sur le théatre impérial de l'Opéra - comique ,
le 25 mars 1815 .
SUR son rocher , dans ses pensers profonds ,
Songeant aux maux de notre belle France ,
Votre Empereur dit un jour : Je réponds
De son bonheur et de sa délivrance.
Et quoi ! de mes nobles guerriers ,
Quoi ! des enfans de la Victoire
On ose flétrir les lauriers ,
On prétend obscurcir la gloire !
Un frêle esquif , à la merci des flots ,
Reçoit encor César et sa fortune .
Port de Fréjus , recevez le héros
Deux fois chez vous ramené par Neptune,
Accourez tous , braves guerriers ,
Enfans chéris de la Victoire ,
Vengez l'honneur de vos lauriers ,
On veut obscurcir votre gloire .
D'un son bruyant l'air au loin retentit ;
L'entendez -vous la trompette guerrière ?
Le héros marche et la France applaudit ;
Ses ennemis rentrent dans la poussière .
Marchez , invincibles guerriers ,
Marchez , enfans de la Victoire ;
3go
MERCURE
DE
FRANCE
,
Je vois reverdir vos lauriers ,
Je vois renaître votre gloire.
L'aigle français reprend son vol altier ,
Sur nos remparts il plane en assurance :
Qu'apporte-t-il ? la paix au monde entier ,
Gloire aux soldats et respect à la France.
Relevez-vous , braves guerriers ,
Enfans chéris de la Victoire ;
La gloire vous rend vos lauriers ,
Napoléon vous rend la gloire.
Par M. le Chevalier COUPE DE SAINT-DONAT.
ÉNIGME -LOGOGRIPHE.
SANS tête et sans queue , étant né ,
Je ne fus point infortuné ;
Car malgré le courroux d'une implacable reine ,
Je sus fonder une cité ,
De l'univers la souveraine .
Cependant la postérité
Ne m'eût jamais connu , si , non loin de Crémone ,
Le destin n'eût fait naître un poëte enchanteur ;
Je lui dois bien tout mon honneur :
Sur sa lyre ma gloire à chaque instant résonne ;
Il chante mes combats , il chante mes amours ;
Grâce à ses vers , mon nom vivra toujours .
LOGOGRIPHE .
Je suis un lieu plein de délice
Où jeunes filles et garçons ,
V. B. ( d'Agen ).
AVRIL 1815 .
391
De leurs mentors oubliant les leçons ,
Le soir gaîment entrent en lice .
Leurs coeurs , chez moi , le plus souvent
Remplis d'une vive allégresse ,
Viennent s'ouvrir au plus doax sentiment ;
Je les dispose à la tendresse :
Mais de doubler le mien garde-toi bien , lecteur ,
Car je serais un dieu de mensonge et d'erreur .
Par le même .
CHARADE.
CÉSAR , traîné dans mon premier ,
Reçut le prix de ses victoires .
Les habitans de mon dernier
Sont presque tous des êtres à nageoires .
Tes droits , sexe charmant , ne sont point illusoires ,
A toi seul appartient le don de mon entier .
BONNARD , ancien militaire.
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARAde insérés
dans le dernier Numéro ..
Le mot de l'Enigme est P. ( la lettre ) .
Celui du Logogriphe est Friche , dans lequel on trouve riche.
Celai de la Charade est Carnaval.
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS.
-
DE L'ANGLETERRE ET DES ANGLAIS , par Jean-Baptiste
S▲y, auteur du Traité d'Économie politique. A
Paris , chez Arthus-Bertrand , libraire . - Brochure de
56 pages..
CET ouvrage ne peut qu'être favorablement accueilli du
public . Il nous importe, dans les circonstances où se trouve
notre patrie , de connaître quelles sont les ressources de
l'Angleterre ; à quoi il faut attribuer son apparente prospérité
, sa détresse bien plus réelle .
Présenter en peu de mots la situation actuelle de ce
pays , en rechercher et indiquer les causes , tel parait
avoir été le but de l'auteur dans cet ouvrage de peu d'étendue
, mais extrêmement substantiel , et dont chaque
phrase est une source de lumières , un texte pour les plus
utiles méditations .
Le nom de M. Say, auteur de l'excellent Traité d'Économie
politique , qui a trouvé autant d'approbateurs que
de lecteurs , et qui est devenu à peu près classique en
Europe ; ce nom , dis-je , est un garant de l'exactitude des
observations politico-économiques que contient le nouvel
écrit que nous annonçons. Pour le bien faire connaitre ,
nous emploîrons le moyen trop négligé des citations. Il
est des ouvrages ( et ce sont ceux où l'on trouve plus de
choses que de mots ) dont une analyse ne donne jamais
qu'une idée incomplète .
Il paraît que l'auteur , qui connaissait l'Angleterre avant
que
MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1815. 393
la révolution française , a voulu juger par lui-même , dès
les communications ont été possibles , des changemens
qui s'étaient opérés dans ce puissant état , pendant une
période si désastreuse pour tant d'autres peuples . Il
est allé chercher de l'autre côté de la Manche , pour me
servir de ses expressions , l'explication de plusieurs phénomènes
dont on ne connaissait que les résultats , et
mesurer le levier qui plus d'une fois a soulevé l'Europe.
Il ne nous donne , en ce moment , qu'une très -petite
partie des renseignemens qu'il a recueillis ; mais cette
partie est très-importante : c'est , comme nous venons de
le faire remarquer , celle qui peut le plus intéresser , en ce
moment , les lecteurs français . L'administrateur , l'homme
d'état y puiseront des notions exactes qui pourront les guider
en mainte circonstance .
M. Say indique d'abord par quels moyens faciles l'Angleterre
, pendant la guerre qui ne s'est terminée qu'en
1814 , s'était emparée du commerce du monde. Il examine
ensuite quelles en ont été les conséquences .
la
Les profits commerciaux de l'Angleterre , dit-il , se sont accrus
à un point surprenant . Plus de vingt mille navires de toutes nations
sont entrés chaque année dans les ports de la Grande-
Bretagne . De nouveaux négocians , de nouveaux capitaux , ont
voulu prendre part à ces profits . Un plus grand nombre d'agens
de toute espèce ont été employés ; et comme les familles s'augmentent
en proportion des moyens qu'on leur offre de gagner ,
population des villes maritimes anglaises a éprouvé des accroissemens
remarquables. Londres n'est plus une ville , c'est une province
couverte de maisons . Glascow , qui en 1791 n'avait que
66,000 habitans , en a maintenant 110,000 . Liverpool , qui en
1801 avait une population de 77,000 âmes , en contient 94,000 .
Bristol , dans le même espace de temps , est monté de 63,000 à
6,000 âmes,
394
MERCURE DE FRANCE ,
» L'établissement de bassins et de magasins francs de droits de
douane dans tous ces ports , facilitait la distribution en Europe ,
des marchandises qui y arrivaient de tous les coins du monde ; et
les draw-backs , ou restitutions de droits encourageaient l'exportation
des produits intérieurs » .
A ce tableau de la prospérité anglaise , en succède bientôt
un autre d'un genre tout différent . Écoutons encore
M. Say.
« Tandis que la guerre provoquait ce développement forcé
de l'industrie anglaise , les Anglais en profitaient peu. L'impôt et
l'emprunt leur en ravissaient tous les fruits . L'impôt pesait à la fois
sur les productions de toutes les classes et leur enlevait la portion
la plus claire de leurs profits ; et l'emprunt absorbait les épargnes
de ces gros entrepreneurs , de ces spéculateurs avantageusement
posés , qui tiraient le meilleur parti des circonstances .
» La facilité que le gouvernement a eue d'emprunter , c'est-àdire
, de pouvoir dépenser un principal , pourvu qu'il en payât la
rente , a favorisé les plus énormes profusions . Les dépenses de la
guerre sont plus fortes pour l'Angleterre que pour toute autre nation.
En premier lieu , l'administration , pour ses approvisionnemens
, souffre comme tous les autres consommateurs de la cherté
des marchandises , dont elle est la première cause. Elle paie nonseulement
pour ses approvisionnemens , mais pour ceux de ses
alliés , non-seulement le salaire de ses soldats , mais celui de beaucoup
d'autres soldats . Ses forces militaires et navales sont éparpil-
~ lées sur tout le globe.
» Un approvisionnement , un magasin en Asie ou en Amérique,
coûtent le double de ce qu'ils coûteraient en Europe ; chaque soldat
qu'on y envoie cause une dépense égale à deux soldats , et c'est un
grand avantage que les États -Unis conserveront toujours dans leurs
démêlés futurs avec la Grande-Bretagne .
» Je ne parle pas des abus dans les dépenses qui sont scandaleux
; des abus anciens , et qui se sont glissés par degrés ; des
abus nouveaux introduits de propos délibéré , des abus que
AVRIL 1815.
395
relève l'opposition , parce qu'il n'y a que les amis des ministres
qui en profitent ; de ceux qu'elle ne relève pas , parce que la
vanité nationale les protège ( 1 ) ; mais du tout ensemble , il est
résulté que , quoique les impositions aient quadruplé depuis 1793 ,
les dépenses ont chaque année progressivement excédé le montant
des rentrées ; qu'il a fallu pourvoir à ce déficit progressif par des
emprunts devenus plus considérables d'année en année (2 ) , et
qui ont finalement porté le principal de la dette à la somme ef-
(1 ) Je ne sais pas jusqu'à quel point la justice politique commande de
donner l'argent d'une nation à un citoyen qui n'a jamais rien fait pour elle ,
et qui ne se rend particulièrement recommandable par ancun talent ni
aucune vertu , uniquement parce que le sortd'a rendu frère d'un amiral qui
a perdu la vie dans un combat de mer. Voici ce que la famille Nelson coûte
à la nation anglaise chaque année à perpétuité.
Au comte Nelson , frère de l'amiral , outre une pairie ; une pension
de 5000 liv. st . ' .
Pour l'achat d'un bien , une somme une fois payée de
100,000 liv. st. ( a millions 400 mille francs ) , dont l'intérêt
annuel coûte à l'état. •
A la vicomtesse Nélson sa veuve , 2,000 liv . st.
A mesdames Suzanna Bolton , et Catherine Matcham ses
soeurs,
120,000 fr.
120,000
48,000
48,000
Total en argent de France .. 336,000 fr.
Dernièrement ( 20 février 1815 ) le parlement s'est en vain récrié sur un
article de 4000 liv. st. dans les dépenses ( 96 mille fr . ) donnés au duc
d'York pour l'indemniser d'avoir reçu le roi de Prusse . Ce diner en effet
coûte un peu cher à la nation anglaise .
Le trésor public paie encore au duc de Marlborough , qui n'est point
descendant du grand Marlborong , mais qui a pris son nom , parce qu'il a
épousé une descendante , 120 mille fraucs de France annuellement , outre
la magnifique terre de Blenheim dont il a hérité.
Voyez Colquhoun : On the Wealth ofthe British Empire , pag. 244 .
(2) Voici d'après M. Joseph Hamilton ( an'Inquiry concerning the national
debt ) , le montant de la dette anglaise au commencement et à la fin
de chaque guerre . On voit dans ce tableau ce qu'il y a eu de racheté durant
les intervalles de paix , et le déficit occasionné par chaque guerre .
396
MERCURE DE FRANCE ,
frayante de 18 milliards 649 millions , argent de France (3) , dont
l'intérêt annuel , joint aux consommations courantes , ont porté
en 1813 le total des dépenses publiques faites par les mains du
gouvernement central , à la somme incroyable de 112 millions
Elle était en 1689 , époque où Guillaume et Marie montèrent sur le
trône de
cn 1697
1,054,925 liv. st.
21,515,742
en 1701 16,394,701
en 1714
53,681,076
en 1740 46,449,568
en 1748 78,293,313
en 1756 72,289,673
en 1763 133,959,270
en 1775 122,963,254
en 1783 238,231,248
en 1793 227,989,148
en 1802
499,753,063
en 1813 599,590, 197
777,460,000
en 1815 suivant le calcul de la
note suivante
(3) Le chancelier de l'échiquier , M. Vansittart , dans son discours au
parlement le 28 février dernier , ne la porte qu'à 650 millions sterling ; mais
il n'entend probablement par là que les capitaux réellement prêtés au gouvernement.
Les capitaux qu'il faudrai que le gouvernement payât pour
s'acquitter , sont plus considérables par la raison qu'on emprunte au cours
de la place , c'est-à -dire qu'on donne en intérêts annuels , le moins de millions
qu'on pent pour un capital emprunté ; et qu'on rachète au cours de
la place , c'est-à -dire qu'on rachète le plus d'intérêts qu'on peut avec un
capital donné. Or comme on emprunte en temps de guerre où la rente est
au plus bas , et qu'on rachète en temps de paix où la rente est plus recherchée
, on ne peut jamais racheter une rente d'un million avec le même capital
qu'on a reçu en créant la rente.
Au taux où est l'intérêt en Angleterre , et surtout au taux où il serait si
l'on s'occupait sérieusement à rembourser la dette , il est probable que , le
fort portant le faible, on ne la rachèterait pas au denier vingt -cinq ( 25years
purchase ) ; mais en remettant ce rachat an denier 20 seulement , les 35
millions 973 mille livres sterling de rente avouée par M. Vansittart , exigeAVRIL
18r5 . 397
371 mille livres sterling ( plus de de 2 milliards 697 millions de
notre monnaie ) (4).
>> En voyant pour la dépense d'une seule année , qui , selon
toute apparence , a été surpassée par la dépense de 1814 , cet
effrayant résultat , on croit se tromper ; mais il est fondé sur des
communications officielles , et certifié par des auteurs attachés à
l'établissement public.
» Sur cette somme de dépense annuelle , 69 millions sterling
environ ont été fournis par les contributions de l'année. Le reste
a été procuré par des emprunts et des anticipations . En d'autres
termes , environ 1 milliard 700 millions de notre monnaie , ont été
levés sur les revenus , ou si l'on veut , sur les profits annuels de la
nation anglaise ; et 1 milliard sur ses capitaux ou ses épargnes ( 5) ;
et cela indépendamment des contributions qu'elle paie pour les
raient un capital de . . ·
A quoi il faut ajouter pour la dette
flottante. ·
On aurait donc, en calculant au plus bas ,
à rembourser un principal de.
c'est-à-dire un peu plus de.
argent de France.
·
719 millions 460 mille liv. st.
58 millions.
777 millions 460 mille liv. st.
18 milliards 649 millions ,
La caisse d'amortissement est un véritable leurre. Qui ne voit que si ,
indépendamment de ce qu'on emprunte chaque année pour acquitter l'excédent
des dépenses sur les recettes , on emprunte encore le montant de la
portion de dette qu'on rachète , c'est comme si on ne la rachetait pas. Si
l'on jouit de l'intérêt composé sur ce qu'on rembourse , on paye l'intérêt
composé sur ce qu'on emprunte , puisque l'année prochaine on empruntera
de quoi payer l'intérêt de cette année , et l'on paiera par conséquent
l'intérêt de l'intérêt.
Quant à ceux qui croient que la dette de l'état est une dette de la main.
droite à la main gauche , et qui s'imaginent en conséquence que le montant
de la dette n'est point un capital perdu pour la nation , je les engage à voir
dans mon Traité d'Économie politique ( Liv. III , ch . 9 ) combien ils sont
dans l'erreur.
(4) Colquhoun : On the Wealth of the British Empire , pag. 261.
(5) Colquhoun , ut suprà.
398
MERCURE DE FRANCE,
dépenses locales , pour le culte et pour les pauvres , qui se montent,
comme on sait , à des sommes considérables . Tellement qu'on ne
s'éloignerait peut-être guère de la vérité , en annonçant que le
gouvernement consomme la moitié des revenus qu'enfantent le sol ,
les capitaux et l'industrie du peuple anglais ( 6 ) ¸ »
C'est après des considérations de cette importance , qui,
(6) Rien n'est plus difficile à évaluer que les revenus généraux d'une
nation . Si sa population n'est jamais exactement connue , le revenu de
chaque personne qu'on peut déguiser plus aisément et qu'on a tant d'intérêt
à cacher pour se soustraire au fardeau des charges publiques , est
encore plus difficile à connaître . La taxe sur les revenus en Angleterre
peut cependant fournir quelques bases. A la vérité, la loi accorde un dé
grèvement à ceux qui gagnent au- dessous de 50 liv . st . par année , et une
exemption complète à ceux qui gagnent moins de 50 liv . st . On peut supposer
en outre qu'un grand nombre de gens ont déclaré leur revenu
moindre qu'il n'était ; mais aussi il y en a beaucoup qui ont pu difficile
ment s'écarter de la vérité , tels que les propriétaires fonciers , les rentiers
et les fonctionnaires de tous les ordres ; et il y en a beaucoup aussi qui ,
soit par pudeur , soit par vanité , soit dans la vue de soutenir un crédit
chancelant , ont déclaré un revenu égal ou supérieur à la vérité.
Or , dans une année moyenne sur les trois années qui ont fini le
5 janvier 1813 , la taxe sur les revenus a produit 13 millions 281 mille
livres st. , et comme celle taxe est du dixième du revenu présumé , elle
indiquerait pour le total des revenns de la Grande- Bretagne une somme
de 132 millions 810 mille liv. st. Colquhoun les évalue beaucoup plus
haut. Mais ses bases sont tout à fait vagues et exagérées . Admettons
néanmoins qu'ils s'élèvent à 224 millions st. ( plus de cinq milliards de
France ) . Cela ne fait encore que le double du montant des consommations
du gouvernement qui s'élevent à 112 millions st . , ainsi que nous
venons de le voir . Les rentiers doivent être considérés comme des consommateurs
agens du gouvernement ; d'ailleurs , si on distrayait leurs consommations
de la somme des consommations du gouvernement , il faudrait
distraire leurs revenus de la somme des revenus des particuliers ,
ce qui reviendrait au même. Il demeure donc démontré que le peuple
anglais ne jouit que de la moitié de ses produits ; que chaque familie
est obligée de produire une valeur double de ce qu'il lui est permis de
consacrer à ses besoins . Jamais une nation , et surtout une nation éclairée
, n'a été exploitée avec autant d'impudence.
AVRIL 1815 . 399
1
comme on voit , sont appuyées de preuves , que l'auteur
se livre aux réflexions suivantes , qui nous paraissent bien
propres à fixer les idées sur l'état actuel du peuple anglais
.
« En morale comme en physique , les faits naissent les uns des
autres. Celui qui est un résultat , devient la cause d'un autre résultat
, qui sera une cause à son tour. L'énormité des charges
supportées par le peuple anglais , a rendu exorbitamment coûteux
tous les produits de son sol et de son industrie . Chacune des consommations
des producteurs de toutes les classes , chacun de leurs
mouvemens , pour ainsi dire , étant taxés , les résultats de leur industrie
sont devenus plus chers , sans que cette cherté tournât à
leur avantage . Dans chaque profession , les gains ne sont pas sensiblement
plus forts en vertu du renchérissement de la marchandise
produite dans cette profession , parce que ce renchérissement
s'en va en frais d'impôts payés par le producteur , et n'ajoute rien
à ses profits , et cette cherté générale oblige les producteurs , en
leur qualité de consommateurs , à s'imposer de continuelles privations.
» Un Anglais qui a un commerce , si le capital qu'il emploie
ne lui appartient pas , et s'il est obligé d'en payer l'intérêt , ne
peut soutenir sa famille . Une terre , un fonds placé , qui partout
ailleurs suffiraient pour procurer de l'aisance sans travail , ne
suffisent point en Angletterre pour faire vivre leur possesseur : il
faut encore , s'il ne les fait pas valoir lui -même , qu'il exerce un
talent , qu'il concoure soit en chef , soit en sous - ordre , à une
autre entreprise.
» Enfin celui qui n'est pas à portée d'exercer une idustrie ou
un talent quelconque , celui qui a un revenu modéré , fixe , et qui
n'est pas attaché à la glèbe , voyage dans des pays où les objets de
consommation sont moins coûteux , et c'est le motif qui a chassé
vers la France , la Belgique , la Suisse et l'Italie ces nuées de voyageurs
anglais , parmi lesquels il s'en est trouvé aussi quelques- uns
la seule curiosité a mis en mouvement. que
400 MERCURE
DE FRANCE
,
» C'est aussi la cause de la grande détresse de la classe qui n'est
simplement que manouvrière. Un ouvrier , selon la famille qu'il a ,
et malgré des efforts souvent dignes de la plus haute estime , ne
peut gagner en Angleterre que les trois quarts et quelquefois seulement
la moitié de sa dépense . La paroisse , c'est-à-dire le produit
de la taxe pour les pauvres , est obligée de subvenir au surplus.
Un tiers , dit-on , de la population de la Grande-Bretagne est
ainsi obligé d'avoir recours à la charité publique . On rencontre
très-peu de mendians , parce que les secours sont donnés à domicile
et ne suffisant pas pour les faire vivre il faut encore qu'ils travaillent.
Uu voyageur anglais , de bonne foi , qui a traversé toute
la France en dernier lieu ( 1 ) , manifeste à chaque pas son étonnement
de ce qu'on peut y gagner sa vie par son travail ; et son
étonnement découvre bien ce qui se passe en Angleterre .
»
On y voit sans doute aussi de ces grands propriétaires , de
ces gros capitalistes qui peuvent se croiser les bras et qui n'ont
d'autre affaire que leurs plaisirs ; leurs revenus sont si grands qu'ils
excèdent tous les besoins et défient toutes les chertés ; mais leur
nombre est toujours petit comparé à la totalité d'une nation. La
nation anglaise en général , sauf ces favoris de la fortune , est
obligée à un travail opiniâtre ; elle ne peut pas se reposer. On ne
voit pas en Angleterre d'oisifs de profession ; on y est remarqué
dès qu'on a l'air désoccupé , et qu'on regarde autour de soi . Il n'y
a point de ces cafés remplis de désoeuvrés , du matin au soir , et
les promenades y sont désertes tout autre jour que le dimanche ;
chacuny court absorbé par ses affaires . Ceux qui mettent le moindre
ralentissement dans leurs travaux sont promptement atteints par la
ruine; et l'on m'a assuré à Londres que beaucoup de familles , de
celles qui avaient peu d'avances , sont tombées dans les derniers
embarras pendant le séjour des souverains alliés , parce que ces
( 1 ) Voyez l'ouvrage intitulé : Notes on a journey through France by
Morris Birkbeck. L'auteur paraît avoir imprimé bonnement les notes où
il consignait ses premières impressions . Elles sont toujours sévères , souvent
curieuses .
ROYAL
200
AVRIL 1815.
401MBRE
princes excitaient vivement la curiosité , et que , pour les voir , on
sacrifiait quelquefois ses occupations plusieurs jours de suite.
» Ceux même qui travaillent avec aisance et qui pourraient se
reposer à leur gré , travaillent pour être riches , pour se mettre à
l'abri de tous les événemens , et pour marcher de pair dans toutes
les profusions. La plus grande honte en France , c'est de manquer
de courage en Angleterre , c'est de manquer de guinées . L'opinion
n'est peut-être pas plus raisonnable d'un côté que de l'autre.
» Cette position économique exerce un effet déplorable sur
les lumières , et fait craindre à l'observateur philosophe que cette
patrie de Bacon , de Newton et de Locke , ne fasse bientôt des
pas rétrogrades et rapides vers la barbarie . Il paraît certain qu'on
lit beaucoup moins qu'on ne faisait ; on n'en a pas le temps , et les
livres sont trop chers . Les riches qui peuvent ne songer qu'à jouir ,
ont d'autres jouissances que celles de l'esprit , et ces autres jouissances
rendent inhabiles à ces dernières . Le peu que les gens du
grand monde lisent en général , n'est jamais ce qu'il y a de meilleur
les lectures vraiment utiles exigent une application qui
leur pèse ; et quand , par hasard , ils lisent de bons ouvrages , c'est
une semence qui tombe dans un sol épuisé , où les bons fruits ne
sauraient prospérer. La classe mitoyenne est la seule qui étudie
utilement pour la société , et bientôt elle ne pourra plus étudier
en Angleterre (8) .
>>
:
Il y a cependant deux sortes d'imprimés qui se lisent, qui
(8) On sent que , lorsqu'il est question d'une grande nation comme
l'Angleterre , il faut toujours supposer beaucoup d'exceptions . On fait toujours
de très-bonnes études , quoique un peu gothiques , à Oxford. Il y a
quelque chose de plus libéral dans celles de Glascow. Les professeurs actuels
d'Édimbourg soutiennent l'éclat de cette fameuse université. La philosophie
, l'amour du pays s'y mêlent avec le goût des lettres , et y donnent
à la littérature , qui sans cela n'est qu'une faconde puérile , de l'importance
et de la solidité. L'Edinburgh Review est peut-être le meilleur journal
littéraire du monde ; il est lu de Philadelphie à Calcutta .
26
402. MERCURE DE FRANCE ,
sont de nécessité première : la Bible et les journaux. Il reste à
savoir ce qu'on peut y puiser d'instruction .
" J'ai dit qu'en payant tout plus cher on n'en gagnait pas davantage
; souvent même le producteur d'une denrée gagne d'autant
moins qu'elle devient plus chère. La cherté diminue le nombre
des consommateurs , parce qu'elle met les marchandises , à commencer
par les moins nécessaires , hors de la portée de certaines
fortunes. Ceux qui ne se privent pas tout-à-fait d'une chose ,
réduisent tout au moins la consommation ; dès lors elle est moins
demandée qu'elle n'était . La concurrence des consommateurs diminue
, quoique la concurrence des producteurs reste la même (9) .
en
» C'est ainsi que les producteurs , à mesure qu'ils s'imposent des
privations sur les denrées de leur consommation , éprouvent plus
vivement le besoin de vendre , même à très - petit bénéfice , les
denrées qu'ils produisent. Nulle part les efforts faits pour attirer
l'attention des acheteurs , ne sont poussés plus loin qu'en Angleterre
. De là , cette grande recherche des boutiques , ces ornemens
bizarres , par lesquels on s'efforce de les faire remarquer ; de là ,
ces annonces multipliées , ces marchandises offertes au-dessous du
cours , ce ton de charlatanisme qui frappe les étrangers. Les entrepreneurs
des premiers spectacles vantent eux-mêmes , du style le
plus pompeux , les applaudissemens que leurs acteurs ont reçus
d'un auditoire ravi , auditoire qu'ils avaient , jusqu'à un certain
point , composé eux-mêmes. Pour avertir le public d'une entreprise
nouvelle , d'un simple changement de domicile , une affiche immobile,
postée au coin d'un mur , ne suffit pas , et l'on promène comme
des bannières , au milieu de la foule affairée de Londres , des affiches
ambulantes que les piétons peuvent lire sans perdre une
minute.
(9) On voit dans mon Traité d'Économie politique ( 2º . édition , liv. II ,
chap . 4 ) , comment et par quelles raisons le même effet pent avoir lieu sur
totes les dentées à la fois , et n'est pas seulement nominal.
AVRIL 1815 . 403
» Ce besoin de vendre établit une lutte entre les producteurs .
C'est à qui vendra à meilleur marché ou moins chèrement ; mais
comme la production est réellement dispendieuse , à cause des
charges dont elle est grevée , le producteur économise sur les
qualités ( 10) . Aussi remarque-t-on en Angleterre , comme partout ,
que les marchandises sont d'autant moins bonnes qu'elles sont
plus chères . Des qualités qui , autrefois , étaient excellentes , sont
devenues détestables . La bonneterie des Anglais , leurs ouvrages de
peau , dont la réputation s'étendait par toute l'Europe , ne valent
plus ce qu'ils valaient . Leurs soieries ne sont plus qu'un souffle ; et
sous le nom de vins , le peuple qu'on dit le plus riche du monde ,
est condamné à s'abreuver des plus dangereux poisons ( 11 ).
>> Lorsqu'on voit une nation si active , si noble , si ingénieuse ,
forcée par un mauvais système économique , à se donner tant de
peine et cependant à éprouver tant de privations , on se demande
avec amertume : A quoi sert donc la liberte civile et religieuse ,
celle de la presse , la sûreté des propriétés et la domination des
mers!
Le grand malheur de l'Angleterre vient d'avoir eu depuis de
nombreuses années , des administrations successives qui , en commettant
toutes les fautes possibles , n'ont jamais commis celle de
manquer aux engagemens du gouvernement . Cette régularité passée
en principe , jointe à la publicité des comptes et à l'édifice spécieux
de la caisse d'ammortissement , consolidé par M. Pitt , a élevé le crédit
du Gouvernement au point de lui permettre de consommer le principal
des revenus à venir du peuple anglais , de faire porter aux générations
futures le poids des fautes de la génération présente , et de
(10) Ceux qui excrcent les arts industriels, savent combien on peut altérer
les qualités , en économisant sur les frais.
( 11) On m'a assuré en Angleterre , que l'importation da vin de Porto
n'excède guère le tiers de la quantité de ce vin qu'on y consomme. De sorte
que la plupart de ceux qui en boivent , sont obligés de se contenter d'une
drogue rouge , fort chère , qui ne contient pas un atome de vin. On ne
pent boire avec sécurité du vin que dans les bounes maisons.
404 MERCURE
DE FRANCE ,
décupler , de centupler l'importance de ces fautes, par les vastes ressources
que ce crédit mettait aux mains des directeurs du cabinet
politique .
"
Qu'on prenne la peine de combiner cet élément avec l'orgueil
d'une nation à qui l'on peut faire commettre toutes les sottises imaginables
, pourvu qu'on lui parle de sa gloire et de ses droits
maritimes ( 12 ).
» Il y a sans doute beaucoup de lumières en Angleterre ; mais
à quoi servent les lumières , qu'importe qu'on connaisse la véritable
nature et la véritable situation des choses , une fois que les passions
sont en jeu ? Ne voit - on pas perpétuellement les joueurs risquer leur
argent sur des chances que le calcul leur démontre défavorables ?
Mais on finit toujours par payer avec usure toutes les sottises
qu'on fait ; et plus on approche du terme où il faut nécessaire-
( 2) Cette opinion n'est point inspirée par un préjugé national contraire;
elle est partagée en Angleterre par tout ce qu'il y a de gens instruits et
veritablement amis de leur pays . J'en ai vu et entendu un très - grand
nombre ; mais ne pouvant citer des conversations , je traduirai ce que dit
à ce sujet M. Joseph Hamilton , à qui l'on doit de savantes recherches sur
la dette publique , et les plus saines vues pour la prospérité de l'Angleterre.
« Si les nations , dit-il , pouvaient tirer quelque profit de l'expérience ,
» si elles jugeaient de nos guerres actuelles avec le même sang-froid que
» nous jugeons des guerres passées , on serait genéralement bien plus pa-
» cifique . On ne peut se dissimuler que nous nous sommes engagés dans
» la guerre pour des motifs peu importans , ou pour gagner des points
» inatteignables ; qu'en général , les plus grands succès n'ont point produit
>> les fruits que nous nous en promettions ; que , sous prétexte de préve-
» nir des dangers futurs et imaginaires , nous avons encouru des maus
» préseus et réels ; que la colère et l'orgueil national , plutôt que des vues
>> justes et sagement calculées , ont dirigé notre conduite politique ; que
>> nous nous sommes engagés dans la guerre étourdiment ; que nous l'avons
» soutenue avec obstination , et que nous avons souvent refusé des condi-
» tions de paix favorables , pour en accepter ensuite de moins avanta
» geuses ». An inquiry into the national debt of Great-Britain : pag. 37.
(Toutes les notes de cet article sont tirées de l'ouvrage de M. Say ) .
4
AVRIL 1815.
405
ment compter, et moins on a de latitude pour commettre impunément
de nouvelles erreurs. L'économie politique n'est plus une science
de spéculation et de luxe , l'habileté est d'obligation ; et l'on peut
hardiment prédire , que tout Gouvernement qui en méconnaîtra
ou en méprisera les principes , est destiné à périr par les finances » ..
Les considérations qui suivent ont peut-être encore plus
· d'intérêt ::
nous les réservons pour un second article.
A. D..
MÉLANGES .
HASSAN , OU LE MIROIR DE LA VÉRITÉ ,
CONTE ORIENTAL. -
( Suite . )
Le roi de Basra , lorsqu'il eut entendu mon histoire , me dit :
Hassan , bénis la Providence du mallieur qui t'est arrivé. Le sultan
d'Hormuz a été injuste envers toi , je veux te dédommager des
maux qu'il t'a fait souffrir . Tu rempliras auprès de moi la place
que tu tenais près de lui . Tu habiteras mon palais , tu seras de
tous mes plaisirs , je ferai tomber sur toi la rosée de mes bienfaits :
je n'exige qu'une seule marque de ta complaisance , c'est que tu
répudies Gulroui , dont je suis amoureux , et dont je veux faire
ma femme.
>> Sire , lui dis -je à mon tour , votre majesté ne songe pas que
Méradour m'a choisi pour être son gendre , de préférence à mille
autres , dans un temps où la hideuse misère m'avait revêtu de ses
affreux lambeaux , qu'il n'a pas hésité à me donner l'hospitalité
et à me combler de richesses . Quelles seraient aujourd'hui sa douleur
et son indignation si , sans aucun sujet de plainte contre sa
fille , j'allais la répudier ? Eh ! ton excuse , reprit Alkendé , ne
sera-t- elle pas dans la haute fortune que je prépare à cette rose du
jardin de la beauté ? Sire , repliquai - je , que votre majesté me
406 MERCURE
DE FRANCE
,
permette de lui dire que Méradour , tout en respectant la gran
deur suprême , n'en est pas ébloui . Accoutumé , malgré son opulence
, à vivre avec simplicité , il ne croit pas que l'éclat ajoute
au bonheur. Le papillon , dit le Koran , suit tout ce qui relnit ,
s'imaginant que c'est une étoile , et souvent il ne rencontre qu'une
lumière perfide qui lui brûle les ailes. Et Gulroui ? reprit vivement
le roi , t'es-tu aperçu qu'elle partage les préjugés de son père?
Oui , sire , repris -je à mon tour ; c'est lui qui a formé son esprit et
son coeur ; elle est aussi modeste qu'elle est belle , et elle ne connaît
d'autre bonheur que celui de faire la félicité de son époux .
Chacune de tes réponses , s'écria Alkendė , est une goutte d'huile
que tu jettes sur la flamme qui me dévore. Persuade-toi bien que
je ne goûterai pas un instant de repos que je n'aie obtenu la fille
de Méradour. Va le disposer à la rupture de ton mariage , et reviens
demain m'instruire de ce que tu auras fait : je vais , en attendant,
ordonner qu'on prépare tout pour recevoir la nouvelle épouse .
Il me congédia à ces mots , et je revins chez moi le désespoir
dans l'âme. La joie que Gulroui avait éprouvée en me revoyant
se dissipa à l'aspect de la tristesse répandue sur mon frout. Cher
époux , s'écria-t-elle en se jetant dans mes bras , que veut dire ce
nuage d'affliction qui couvre ton visage ? Il porte en son sein un
déluge de pleurs , lui répondis-je , et je l'instruisis en peu de mots
du péril qui nous menaçait. Cette vertueuse épouse loua les réponses
que j'avais faites à Alkende. Méradour , que j'avais fait
avertir , arriva dans ce moment. Nous convînmes que nous profiterions
du délai qui nous restait pour nous enfuir de Basra. Notre
intention était de nous rendre à Bagdad pour nous mettre sous
la protection du glorieux commandeur des croyans. Nous Times
nos préparatifs à la hâte , et lorsque la nuit fut venue , nous prîmes
tous trois des habits de marchands du Kandahar , et nous gagnâmes
une petite porte de la maison qui donnait sur une rue détournée ,
proche la grande porte de la ville . Nous comptions y trouver des
chevaux tout prêts ; mais , au lieu de cela , nous rencontrâmes des
assas qui étaient établis tout autour de notre maison pour nous
1
AVRIL 1815 ,
407
observer . Nous fùmes reconnus , on nous arrêta et l'on nous conduisit
en prison.
Lorsque le roi apprit que nous avions été sur le point de lui
échapper , il entra dans la plus violente fureur , et jura notre
mort. Cependant comme il craignait le calife , il voulut du moins.
garder les apparences de la justice . Je fus accusé d'avoir trahi le
sultan d'Hormuz , dans l'exercice de mes fonctions de grand vizir ,
et d'avoir cherché à exciter le ressentiment de ce prince contre
le roi de Basra en me refugiant dans cette ville . On reprocha, à
Méradour d'avoir partagé mon crime en me donnant un asile
et en m'unissant à sa famille . Nous fumes condamnés , en conséquence
, à avoir la tête tranchée , et Gulroui fut mise au nombre
des esclaves du roi.
A peine ce jugement inique fut-il prononcé , qu'on vint nous
tirer de notre cachot pour nous mener au lieu de l'exécution .
Gulroui , à la faveur de son habit de marchand , nous accompagna
au milieu des gardes qui ne reconnurent point son sexe
et la prirent pour un de nos esclaves Je gémissais de son obsti .
nation à se rendre le témoin du triste spectacle d'un père et d'un
époux mourant de la main du bourreau . Cependant je n'osais
rien dire , craignant d'éveiller les soupçons , et espérant que le
même hasard qui la rendait pour ainsi dire invisible en ce moment
aux yeux des soldats , pourrait lui procurer les moyens de se
sauver. Hélas ! elle avait conçu un autre projet.
Le palais du roi était sur notre route . En approchant , nous
distinguâmes Alkendé sur un balcon , d'où il contemplait ses victimes
avec le sourire de la férocité . Gulroui saisit cet instant pour
accomplir son fatal dessein. Elle s'empara subitement de l'épée
d'un soldat , et s'approchant du balcon : Prince injuste , dit-elle
en s'adressant à Alkende , apprends que le coeur de Gulroui est
au -dessus de l'infamie que tu lui prépares . A ces mots elle tourna
la pointe de l'épée contre son sein et s'en perça . Les lis de la
mort se répandirent aussitôt sur son beau visage.
Alkende , éperdu de l'action de Gulroui , était aecouru pour
468
MERCURE DE FRANCE , '
la sauver , s'il en était temps encore . Il arriva comme elle expirait
dans mes bras. Pour moi , laissant plier mon courage abattu sous
le poids de la douleur , je ne pus supporter plus long-temps la vue
du funeste tableau que j'avais sous les yeux . Je m'évanouis .
7
Lorsque je revins à moi , je me trouvai étendu sous un palmier
sur le bord de la route , à une assez grande distance de Basra
dont je n'apercevais plus que le haut des minarets . Je ne me rappelai
que confusément d'abord les malheurs qui avaient signalé
mon séjour dans cette cité. Je ne savais comment accorder ma
situation actuelle avec le péril que j'avais couru ; je ne pouvais
imaginer surtout quel pouvoir surhumain m'avait conservé à la vie.
Mais le souvenir des vertus et de la générosité de Méradour
celui de l'amour et du dévouement de la malheureuse Gulroui ,
avaient laissé dans mon coeur de trop funestes traces pour que je
les regardasse comme le fruit d'une vaine illusion . Enfin , le coeur
chargé d'amertume et les yeux pleins de larmes , je me décidai à
prendre la route de Bagdad et à invoquer la justice du calife .
J'étais en marche depuis deux jours , lorsque je fus joint par
deux marchands de Teflis qui se rendaient aussi de Basra à Bagdad.
Ils me racontèrent mon histoire sans se douter que j'en étais le
héros. J'appris qu'au moment où Alkendé s'approcha de Gulroui
mourante que je tenais serrée sur mon coeur
un coup de vent
souleva son manteau royal de telle sorte qu'en retombant il vint
m'envelopper. Tous ceux qui virent cet accident crièrent que
j'étais sous l'hospitalité du roi. Alkende , frémissant de colère , n'osa
pas cependant violer la sainteté du titre que la destinée m'accordait.
Il me fit délier , et l'on me porta sur-le-champ , par son ordre,
hors de la ville , au lieu où je me réveillai Le vertueux Méradour
accomplit son sort fatal . L'amour du roi pour Gulroui , qui n'avait
eu d'autre fondement que l'avarice , ne survécut pas à celle qui
en avait été l'objet. Alkende ne parut avoir gardé la mémoire de
cet affreux événement que pour ordonner le pillage des trésors
de mon infortuné beau-père.
Ce récit m'arracha de nouvelles larmes. Enfin nous sommes arAVRIL
1815.
409
rivés hier soir à Bagdad . Les deux marchands ont été loger chez
un ami , et moi je suis venu m'établir dans ce karvanseraï où j'ai
passé la nuit.
Ce fut ainsi qu'Hassan termina son histoire , en poussant de
profonds soupirs. Le sage santon , qui se nommait Hakim , lui
adressa encore quelques paroles de consolation , et lui offrit de
partager un frugal repas qu'il portait dans sa besace. Hassan y
consentit , et Hakim tira du sac un petit tapis qu'il posa à terre ,
et sur lequel il étala des ognons , quelques dattes et des olives .
Pendant qu'ils mangeaient , le santon reprit la parole . Es-tu toujours
disposé , dit-il à son hôte , à invoquer la justice du calife ?
Non , répondit Hassan : je ne connaissais Montevekul que de nom ;
mais le portrait que m'en ont fait mes deux marchands m'a fait
changer d'idée . Irai-je accuser un roi qui a assassiné mon beaupère
et ma femme , pour s'emparer de leurs richesses , devant un
calife qui se plaît à faire déchirer par des bêtes féroces les convives
qu'il admet à ses festins ( 1 ) ? Ce serait me plaindre au tigre de la
cruauté du lion. J'ai résolu d'ailleurs de n'avoir plus aucunes communications
avec les princes , à moins que je n'aie quelque injustice
à leur demander. Prends garde , mon fils , reprit Hakim , que la
colère ne te rende injuste toi-même. Sans doute il est sur le trône
plus d'un prince qui , égaré par ses passions ou par de vils flatteurs
, a détourné ses pas du sentier de l'équité ; mais il en est
aussi qui l'ont toujours suivi d'un pas ferme. Les noms glorieux
du sage Noushirvan et du grand Salomon sont chéris encore
dans tout l'Orient . L'arbre du pouvoir , repliqua le fils de Behloul,
ne produisit pas souvent de ces fruits savoureux . Ses branches
sont chargées , le plus ordinairement , de fruits mortels ou au moins
inutiles . L'homme , dans tous les états , ne voit son semblable qu'à
travers le voile de l'égoïsme , mais ce voile est étendu triple sur
les yeux des princes. Ceux-ci osent encore se plaindre , quelque-
(1 ) C'etaient en effet les passe -temps de Montevekul , fils de Motassem
Ier. , le dixième calife de la race des Abbassides.
410 MERCURE DE FRANCE ,
fois , de ce que la vérité ne vient pas s'offrir à eux , et ils s'efforcent
de ne point s'en apercevoir. J'ai assez vécu parmi les courtisans
pour les connaître , et je suis convaincu qu'on n'est la dupe
de leurs flatteries que volontairement . Les flatteurs ne se présentent
qu'où on les appelle , ils ne restent qu'où ils sont bien traités . Il
est fâcheux , dit Hakim , que la destinée ne t'appelle pas au trône :
je vois que nous compterions un bon roi de plus . N'en doutez pas ,
sage derviche , dit Hassan ; si les peuples n'étaient gouvernés que
par des rois qui eussent été , comme moi , abreuvés du fiel de
l'injustice , ils ne seraient point exposés à savourer à leur tour
cette liqueur amère . Il doit être si doux d'être aimé de ses sujets ,
et si facile d'exciter cet amour ! les miens n'auraient pas de père
plus tendre que leur sultan , je ne serais heureux que de leur bonheur
. Je veillerais avec le plus grand soin à ce que les impôts ,
produit de la sueur du pauvre , fussent levés sans vexations , et
n'enrichissent pas d'odieux concussionnaires ; je diminuerais' ceux
existans , et je ne permettrais qu'il en fût établi de nouveaux que
dans des cas extrêmement pressans et toujours dans l'intérêt du
peuple . J'honorerais les braves , mais je n'entreprendrais que de
justes guerres . J'ai en horreur ces brigands qui versent le sang
des hommes par orgueil , par caprice ou par ambition . Je me souviendrais
que je me dois à chacun , et j'aurais sans cesse devant les
yeux ces paroles du Koran : « la sagesse de Dieu n'a pas phis de
honte de s'occuper des besoins du ciron que de ceux de l'éléphant
».
Cet entretien fut interrompu par un grand tumulte qui se fit
entendre dans une rue voisine. Le derviche parut d'abord inquiet ;
il s'éloigna un peu , et revint presque aussitôt . Fils de Belhoul ,
dit-il en souriant , celui qui connaît si bien les devoirs des rois , et
dont l'oeil de l'esprit est assez bon pour l'empêcher de tomber dans
le piége de la flatterie , mérite de commander aux hommes. Les
cruautés de Montevekul ont enfin reçu leur prix ; il vient de tomber
sous les coups parricides de Motasser. Un père dénaturé ne
peut produire qu'un fils qui lui ressemble . Les profondes connaisAVRIL
1815. 411
sances que j'ai dans l'astrologie m'apprennent qué tu es destiné à
de grandes choses ; hâte-toi de te rendre au palais du calife .
Quoi qu'il puisse arriver , continua-t-il en présentant un étui à
Hassan , reçois ce présent de moi ; c'est un miroir talismanique
quia été fait par un célèbre philosophe indien pour un prince d'occident
: ce miroir est un juge sévère des actions les plus cachées ét
des pensées les plus secrètes . J'ai eu souvent occasion de le consulter
; ses réponses ont toujours été pleines de sagesse et de discernement
. Je prévois que dans la carrière que tu vas parcourir ,
tu auras plus d'une fois besoin d'un ami sincère qui ne te farde
pas la vérité ; tu n'en saurais avoir un meilleur que ce talisman.
Adieu , que le prophète veille sur toi !
Comme il disait ces mots , le tumulte , qui un instant avait parú
s'apaiser , recommença avec une nouvelle force . Bientôt toute la
ville de Bagdad fut pleine de soldats et de gens armés qui couraient
par les rues en criant : « DIEU soit loué , le règne de Montevekul
a fini ». Quelques amis du calife défunt , qui ne parurent pas prendre
assez de part à l'allégresse publique , furent poursuivis à coups
de pierres . Hassan reçut une de ces pierres à la tête , et fut renverse.
Les aggresseurs , qui crurent l'avoir tué , né songèrent
d'abord qu'à prendre la fuite ; mais ils reprirent de l'assurance
quand ils virent que le prétendu mort faisait des efforts pour se rclever
. Les fuyards s'arrêtèrent , quelques-uns même s'avancérent
aux signes que faisait Hassan ; on s'aperçut alors qu'il était étranger
; et la populace qui aimé comme elle hait , c'est- à-dire sans
réflexion , oublia tout à coup la cause qui naguère la rendait si fucieuse
, pour ne plus s'occuper que du blessé. Tandis que les plus
officieux s'employaient à étancher le sang et à poser des bandages ,
et que les autres se contentaient de donner des conseils ou de
plaindre celui qu'ils venaient de lapider , quelques personnes qui
avaient fait le voyage d'Hormuz , lorsqu'Hassan était en faveur ,
le reconnurent , et dirent ; « Voilà un homme qui mériterait
mieux de succéder à Montevekul gne l'infâme qui s'est baigné dans
le sang qui lui a donné la vie » . Ce propos fut répété il passa avee
412
MERCURE DE FRANCE ,
tant de rapidité de bouche en bouche , qu'en un instant le peuple
se mit à crier : « qu'Hassan , fils de Belhoul , règne sur nous !
nous ne voulons pas de Motasser ! périsse Motasser ! » Hassan fut
porté en triomphe au palais : Motasser, aussi lâche que cruel, avait
pris la fuite au premier bruit de la révolte : rien ne s'opposait donc
à l'élévation d'Hassan , sinon qu'il n'était point Seïd (2) , cela
n'empêcha pas qu'il ne fût installé sur le trône des successeurs
d'Omar avec toutes les solennités accoutumées. Elles furent
même beaucoup plus pompeuses que toutes celles qu'on avait vues
jusqu'alors en pareille occasion. Il y eut des réjouissances durant
six semaines entières .
Enfin , se dit un matin le calife en se levant , enfin ces éternelles
cérémonies ont cessé ! Je ne sais si mes courtisans ont eu tout
le plaisir qu'ils ont témoigné éprouver ; mais moi j'ai eu de la peine
à dévorer l'ennui de ces derniers jours . Quoi qu'il en soit , songeons
un peu au nouvel état que le sort m'a fait prendre ; me voilà devenu
le chef des musulmans , je ne veux pas imiter dans ce poste
éminent ces souverains qui pensent que le pouvoir suprême n'est
qu'un lit de duvet , où les princes doivent s'endormir au sein des
délices . Le roi qui ne règne pas par lui-même , n'est pas digne
de l'être .
Hassan se faisait ce monologue près d'une croisée . Il aperçut
de la un pauvre derviche qui demandait l'aumône . Ce religieux lui
rappela le sage Hakim , et en même tems le miroir talismanique,
L'occasion lui sembla propice pour l'éprouver . Je suis certain ,
dit-il en lui-même , que ce que je viens de dire est bon et juste ,
voyons pourtant quel est le sentiment de mon oracle. Il tra le
miroir de son étui , et il y lut ces mots : « Toute bonne pensée est
bonne, mais elle peut devenir mauvaise si l'orgueil la corrompt » .
Cela est vrai , dit Hassan en remettant le miroir ; aussi j'espère
bien me défendre de l'orgueil , et ce n'est pas en avoir que
rendre justice . Commençons l'exercice du pouvoir dont me voilà
(2) Titre qu'on donne aux descendans de Mohammed.
de se
1
AVRIL 1815. 413
revêtu par interroger mes vizirs et mes principaux émirs sur
la situation des finances et celle des armées : il allait envoyer
chercher son premier vizir , lorsque l'aga des eunuques noirs entra.
« Commandeur des croyans , dit-il , le marchand Motaleb vient
de me livrer cette belle esclave circassienne dont il a refusé hier.
vingt mille sequins . Sa beauté est un prodige et ses talens sont
merveilleux ; mais ses brillans attraits sont obscurcis du voile de
la douleur. Je l'ai fait entrer au serail , et j'ai ordonné que tout
s'empressât autour d'elle pour la distraire ; nos soins , au lieu de lui
paraître agréables , semblent au contraire redoubler sa tristesse.
Je l'ai même vue pleurer, et je lui ai plusieurs fois entendu prononcer
le nom d'un certain Hassan , vizir du sultan d'Hormuz » .
Hassan! répéta le calife , et cette esclave est Circassienne ! mènemoi
vite auprès d'elle ; et il se précipita sur les pas de l'aga . Ses
pressentimens ne l'avaient pas trompé : la belle esclave était
Dilara elle -même. La surprise fut égale des deux côtés. La Circassienne
répandit quelques larmes , et protesta de son repentir.
Hassan était trop disposé à la clémence pour user de rigueur ; il
pardonna. Les deux amans passèrent le reste de la journée à se
raconter leurs aventures depuis leur séparation . Le jour même que
le sultan d'Hormuz avait fait enlever Dilara , une attaque d'apoplexie
l'avait mis au tombeau. Le nouveau sultan avait donné la
liberté aux esclaves de son prédécesseur , et leur avait choisi des
époux. Dilara fut mariée à un jeune émir , qui la mena avec lui
dans une expédition qu'il fut obligé de faire contre les Korassaniens
. L'émir imprévoyant se laissa surprendre par l'ennemi , et
perdit les trésors de l'armée et ses femmes qui la suivaient . Cellesci
furent vendues : Dilara tomba en partage à Motaleb, et celui-ci
la céda au kislaraga du commandeur des croyans .
Ces récits conduisirent jusqu'au soir , qui fut employé à se divertir.
La nuit la plus délicieuse suivit ce jour inespéré .
(La fin au numéro prochain. )
414 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS .
― INSTITUT IMPERIAL DE FRANCE. La séance publique de la
seconde classe , qui a eu lieu le 5 de ce mois , était entièrement
consacrée à la distribution des prix qu'avait proposés cette classe.
Les pièces de vers couronnées ont été lues dans cette séance , ainsi
que des fragmens de celles qui ont obtenu des accessit , et ont
excité le plus vif intérêt. Voici le rapport qui a été fait par M. le
secrétaire perpétuel , sur le concours des prix proposés par la
classe.
La classe de la langue et de la littérature françaises avait deux prix de
poésie à décerner pour cette séance ; l'un , proposé dans le concours de 1813 ,
avait pour sujet : Les derniers momens de Bayard. Aucune des pièces qui
avaient concouru n'ayant paru digne du prix , le même sujet a été remis
au concours . Elle avait en même temps proposé pour sujet du prix de poésie
, destiné au concours de cette année , La Découverte de la Vaccine.
Sur ces deux objets , les vues de l'académie ont été remplies , même au-delà
des ses espérances. Elle a observé avec satisfaction , que plusieurs pièces sor
la Mort de Bayard , qui avaient parù au premier concours , s'étaient représentées
au second avec des améliorations sensibles , et dans le style et dans
Ja composition ; ce qui prouve une chose qui semblerait ne devoir pas avoir
besoin de preuves , c'est que les concours académiques exercent une influence
salutaire sur les progrès du goût et sur la direction des talens. En
comparant les divers ouvrages publiés par les jeunes poëtes qui ont obtenu
des prix dans nos concours , on peut remarquer que les ouvrages couronnés
sont d'ordinaire ceux où l'on trouve plus de correction , un goût plus pur,
et une élégance plus soutenue.
Trente-trois pièces ont été admises an concours , sur le sujet de la Mort
de Bayard. La classe a trouvé , dans plusieurs de ces ouvrages , de l'esprit
, des idées heureuses , du talent pour la versification , mais avec des
défauts trop essentiels pour leur permettre d'aspirer au prix. Dans ce nombre
elle a distingué le nº. 20 , ayant pour épigraphe :
Puissions-nous aujourd'hui
Vivre comme Bayard , et mourir comme lui!
Cette pièce annonce un talent qui aurait pu s'exercer avec plus de saecès ,
si l'auteur avait plus soigné sa composition .
AVRIL 1815 .
415
Le n°. 29, portant pour épigraphe :
Son ombre cut pu encore gagner des batailles ,
et offrant plus de mérite avec moins de défauts , a été jugé digne d'une
mention honorable . Trois autres ouvrages ont offert à la classe des beautés
d'un ordre encore supérieur ; ce sont les n° . 4, 26 et 33. Chacun des
deux derniers pouvait prétendre à un prix ; ils se distinguent par des mérites
d'un genre très -divers , mais le sujet y est traité avec un degré à peu
près égal de bonheur et de talent. La classe a cru devoir partager le prix
entre eux. Le n ° . 26 a pour épigraphe , Extinctus amabitur idem ; et le
n°. 33 ces vers de Voltaire :
Fidèles à leur Dieu , fidèles à leurs rois ,
C'est l'honneur qui leur parle , ils marchent à sa voix.
L'auteur du premier est M. Alexandre Soumet , dont le talent s'est dejà
fait connaître avec distinction dans un précédent concours ; il a obtenu une
mention honorable dans celui qui avait pour sujet , Les Embellissemens
de Paris.
Le n° . 33 est de madame Dufresnoy , auteur déjà très-connu de plusieurs
ouvrages de poésie qui ont mérité les suffrages du public , et qui se
distinguent par la grâce , la sensibilité , l'élégance et le bon goût.
On peut rappeler ici que , dans le premier concours ouvert par l'acadéinie
française , en 1671 , une femine remporta le prix ; ce fut mademoiselle
de Scudéri : après plus de cent quarante ans , madame Dufresnoy est
la seule femme qui ait obtenu la même distinction , mais par un ouvrage
dont le mérite ne sera pas contesté par les gens de goût des siècles suivans.
La classe accorde l'accessit au nº . 4 , ayant pour épigraphe : Virtutem
videant , intabescanique relictá.
Le concours sur La Découverte de la Vaccine n'a pas eu un succès
moins heureux. En proposant ce sujet , la classe ne s'est pas dissimulé la
difficulté qu'il y aurait à l'embellir des couleurs et des formes de la poésie .
Il devait effrayer les talens encore peu exercés ; mais la difficulté même était
propre à exciter l'émulation de ceux qui ont déjà éprouvé leurs forces . Cette
attente n'a pas été trompée.
Il ne s'est présenté dans la lice que onze concurrens , dont trois seulement
se sont fait distinguer avec avantage . Mais il s'en est trouvé un qui , par la
supériorité de talent qu'annonce son ouvrage , n'a pas permis aux juges
d'hésiter sur leurs suffrages . Ils y ont trouvé tout ce qui caractérise le vrai
poëte ; un ton élevé sans effort , un style animé et riche d'images , le sentiment
naturel de l'harmonie , et l'heureux emploi des formes particulières
qui distinguent le langage de la poésie de celui de la piøse . Cet ouvrages
416 MERCURE
DE FRANCE ,
enregistré nº. 10 , a pour épigraphe : Ea visa salus morientibus una . On
apprendra sans doute avec intérêt que l'auteur est M. Alexandre Soumet ,
le même qui vient d'obtenir une couronne dans le premier concours.
Le jeune écrivain qui s'annonce avec tant d'éclat , doit aspirer à des succès
plus brillans encore , lorsque son talent , perfectionné et étendu par la
méditation et de bonnes études , s'appliquera aux grands sujets où la poésie
peut déployer toutes ses richesses , et exercer tonte son influence .
La classe a accordé l'accessit au nº . 8, ayant pour épigraphe : Non ignara
mali , miseris succurrere disco.
Elle y a trouvé beaucoup d'esprit , un talent souple et varié. L'auteur
aurait pu prétendre à un succès plus flatteur encore , s'il n'avait pas négligé
l'art des transitions , et cette gradation d'intérêt , si nécessaire à l'effet des
compositions littéraires .
L'auteur est M. Casimir Delavigne , qui a obtenu une mention honorable
dans un précédent concours.
Un concours cxtraordinaire , annoncé au public il y plus d'une année , a
occupé la classe .
Une personne qui ne s'est pas fait connaître lui a fait remettre une somme
de 1000 francs , et l'a invitée à en former an prix , offert à celui qui , au
jugement de cette compagnie , aura le mieux traité la question expliquée
dans le programme suivant :
« Quelles sont les difficultés réelles qui s'opposeent à l'introduction du
>> rhythme des Grecs et des Latins dans la poésie française » ?
« Pourquoi ne peut-on faire des vers français sans rimes » ?
« Supposé que le défaut de fixité de la prosodie française soit une des
>> raisons principales , est- ce un obstacle invincible? Et comment peut- on
» parvenir à établir à cet égard des principes sûrs , clairs , et faciles » ?
» Quels sont les tentatives , les recherches , et les ouvrages remarquables ,
» qu'on a faits jusqu'ici sur cet objet ? En donner l'analyse , faire voir jus-
» qu'à quel point on est avancé dans cet examen intéressant ; par quelles
» raisons enfin , si la réussite est impossible , les autres langues modernes y
» sont- elles parvenues » ?
On voit que ce programme comprend plusieurs questions , sans indiquer
un résultat simple et précis . Un sujet si compliqué à dû présenter d'assez
grandes difficultés à ceux qui ont entrepris de le traiter , et même quelque
embarras aux juges du concours .
Pour remplir en entier les intentions du fondateur du prix , il se présente
quatre questions à résoudre.
1º. Déterminer avec précision quelles sont les formes de la versification
grecque et latine qui la caractérisent essentiellement . Cette solution est néce
C
AVRIL 1815.
TIMBRE
414 eessaire pour examiner si ces procédés peuvent s'appliquer en tout on en
partie , à la nature des langues modernes.
RO
2º . Quelles sont les tentatives que l'on a faites dans les langues modernes
pour y introduire le mécanisme de la versification ancienne , et quel & LINE
'été le résultat ?
3°. Les essais qu'on a faits pour transporter dans notre poésie le même
mécanisme de versification n'ayant eu jusqu'ici aucun succès , y a-t- il entre
la nature de notre langue et celle des autres langues modernes quelque différence
essentielle qui nous empêche de faire ce que d'autres nations ont pu
tenter avec quelque succès ?
4°. La langue française n'ayant dans la prononciation de ses syllabes , ni
nne valear de temps assez déterminée et assez constante , ni un accent assez
fortement marqué , pour être susceptible d'une versification mesurée comme
celle des anciens , ne serait-il pas possible de trouver dans une heureuse
combinaison des longues et des brèves , daus la variété des repos et des césures
, le moyen d'y introduire une mesure régulière qui pât satisfaire l'oreille
sans le secours de la rime ; ou même ne pourrait-on pas trouver un
procédé analogue qui pût s'associer à l'usage de la rime?
La plupart des concurrens ont traité ces quatre questions avec plus ou
moins de développement ; mais aucun n'en donne une solution complète et
qui réponde parfaitement aux vues exprimées dans le programme . Mais ,
quoique la question principale reste encore indécise , plusieurs y ont répandu
des lumières qui peuvent servir à la résoudre. Elle a trouvé surtout dans
les mémoires 9 , 10 et 11 , des recherches savantes , des vaes utiles , et des
idées ingénieuses qui lui ont paru mériter une honorable distinction.
La nature du sujet et l'étendue des mémoires n'ont pas permis à la
classe de suivre pour le jugement de ce concours les mêmes procédés que
pour les concours de ses prix ordinaires. Elle a nommé une commission
qui s'est chargée d'examiner les treize mémoires admis au concours , pour
lui en faire un rapport. Un des commissaires , M. le comte Daru , a fait
une analyse détaillée des mémoires , en donnant une opinion motivée sur
le mérite , les défauts , et le résultat de chaque ouvrage. Ce travail , fait
avec autant de lumières que d'impartialité , et qui a été, imprimé et
distribué à la classe , l'a dirigée dans le jugement définitif qu'elle a porté.
En conséquence , elle a décerné le prix au mémoire n ° . 11 , ayant pour
épigraphe : Eloquio victi re vincimus ipsâ.
L'auteur est M. l'abbé Scoppa , Sicilien , à qui l'on doit un bon ouvrage
intitulé : Les vrais principes de la versification dans les différentes langues
, ouvrage où sont exposés les principes qu'il a développés dans son
memoire . 2.7
418 MERCURE
DE FRANCE
,
L'accessit est accordé au mémoire n° . 10 , ayant pour épigraphe : Le
rhythme est le père du mètre.
Le n°. 9 a obtenu une mention honorable. Il a pour épigraphe :
Nam veneres habet et charites vox undique vestra ,
Ast alias veneres , ast alias charites .
Les auteurs des deux derniers mémoires ne se sont pas fait connaître.
La classe déclare ici qu'elle est loin d'approuver toutes les idées et toutes
les vues qu'elle a trouvées dans les trois ouvrages qu'elle a jugés dignes
des distinctions qu'ils ont obtenues. Elle y a remarqué , même dans celai
qu'elle a couronné , plusieurs assertions purement hypothétiques , et
quelques- unes qui lui ont paru erronées.
Prix proposé au concours pour les années 1816 et 1817 .
Séance publique du 5 avril.
La classe a annoncé l'année dernière que le sujet du prix d'éloquence
qu'elle doit décerner en 1816 , est l'Éloge du Président de Montesquieu.
Les concurrens ne doivent pas donner à leurs ouvrages plus d'étendue
que n'en comporte une heure de lecture.
Ce prix sera de la valeur d'une medaille d'or de 1500 fr.
Les ouvrages envoyés au concours doivent être remis au secrétariat de
l'Institut le 15 janvier 1816.
Ce terme est de rigueur.
Elle a cru devoir aussi annoncer d'avance , pour sujet du prix de poésie ,
qui sera décerné en 1817 , le Bonheur que procure l'étude dans toutes
les situations de la vie.
Les ouvrages devront être adressés , francs de port , au secrétériat de
l'Institut avant le terme prescrit , et porter chacun une épigraphe ou devise
qui sera répétée dans un billet cacheté , joint à la pièce , et contenant le
nom de l'auteur , qui ne doit pas se faire connaître.
Los concurrens sont prévenus que l'Institut ne rendra aucun des ouvrages
qui auront été envoyés au concours ; mais les auteurs auront la liberté d'en
faire prendre des copies , s'il en ont besoin.
SPECTACLES.
-
ACADÉMIE IMPÉRiale de Musique . L'Épreuve Villageoise;
Alceste. Le sujet de l'Epreuve Villageoise est si connu , que
-
le public a pu d'abord ne pas montrer un vif empressement à conAVRIL
1815.
419
1
naître le nouveau ballet de M. Milon ; mais plus on le verra , plus
on voudra le revoir , et la seconde représentation a attiré plus de
curieux que la première .
L'Épreuve Villageoise a été précédée d'Alceste , chef-d'oeuvre
d'expression dans le genre pathétique . La musique en est peu
variée ; mais ce n'est pas la faute du compositeur , qui a dû
rester fidèle au sens des paroles qu'il avait à rendre . Cet opéra
n'offre pas , il est vrai , la mélodie ravissante , le chant arrondi
et périodique de Piccini et de Sacchini : les motifs sont quelquefois
tronqués et mutilés , de manière qu'on ne trouve plus dans
le cours de l'air ce qu'avait annoncé le commencement. C'est généralement
la manière de Gluck , qui sacrifie tout à la vérité de
l'expression et à l'effet dramatique. En allant voir ses ouvrages ,
il n'y faut point attendre les sensations qu'on éprouve à un opéra
italien ; c'est un genre à part qui satisfait plus l'esprit et l'âme que
les oreilles . Un homme de génie pouvait seul y réussir , et les nombreux
imitateurs de Gluck n'ont copié que ses défauts , sans atteindre
à ses beautés . Lorsque la plus délicieuse mélodie est jointe
à la vérité de l'expression , lorsque cette dernière qualité , indispensable
dans toute musique dramatique , n'est point altérée par
les charmes du chant , cet heureux accord , qui satisfait à la fois
l'oreille et la raison , nous donne l'idée de la perfection idéale ,
et c'est par ce motif que les vrais connaisseurs accordent aux chefsd'oeuvres
de Didon et d'OEdipe la palme entre les tragédies lyriques
qui sont au courant du répertoire.
A.
MON ONCLE ET MA TANTE , ou LES BRUITS ALARMANS.
DES affaires appelaient à Paris mon oncle et ma tante de Ville-
Neuve-la-Guyard ; ils devaient y rester buit jours . C'est chez moi
qu'ils voulurent descendre : et ils me donnaient ainsi une preuve
de leur amitié.
Mon oncle se trouvant fatigué , désira en arrivant prendre
quelques heures de repos ; mais auparavant il me prévint en
particulier de réserver toutes les nouvelles politiques pour lui qui
420
MERCURE DE FRANCE ,
avait une bonne tête , et d'user de circonspection avec ma tante ,
qui était fort prompte à s'alarmer.
Je restai donc avec ma tante , qui m'entretint d'abord un instant
de choses purement relatives à notre famille . « Eh bien , me dit-elle
ensuite toute joyeuse , voilà donc Napoléon de retour , et sans
coup férir ? Mon mari qui désirait beaucoup, ainsi que moi , ce retour
, le craignait cependant , au point qu'il finissait par prendre
le parti d'en douter. Mais , mon neveu , croyez-vous que l'ancienne
dynastie ne parvienne pas à supplanter Napoléon une seconde
fois , et à nous ressaisir ? Je pense qu'il n'y aurait plus
de miséricorde pour nous » .
Je rassurai ma tante par une opinion fortement prononcée en
faveur de Napoléon . Alphonse et l'un de ses amis , nommé Edmont ,
qu'il voulait me faire connaître , entraient en ce moment. Ces
messieurs furent bientôt à leur tour interrogés sur le même sujet ,
et y répondirent différemment . L'ami d'Alphonse n'était pas sans
alarmes , Alphonse n'en concevait aucune : Si l'empereur, dit-il ,
continue à se montrer le protecteur de nos droits et de notre indépendance
, rien ne peut désormais ébranler son trône ; sa dynastie
durera autant que la France. Oui , repartit son ami , si l'impératrice
revient. Eh ! pourquoi ne reviendrait-elle pas ? reprit Alphonse ;
serait- elle par hasard prisonnière? Quelle puissance a done des
droits sur notre souveraine et sur l'héritier du trône impérial des
Français ? Personne , messieurs , dit mon oncle , qui entendant
parler politique , et qui n'y pouvant tenir , rentrait vers nous ; personne
n'a le droit de les retenir ; et je suis persuadé qu'avant peu
nous reverrous l'impératrice Marie-Louise et son fils. J'ai toujours
dit aussi que l'Empereur reviendrait ; mais croyez-vous qu'une
coalition nouvelle ne se forme pas , et que les membres du congrès
renoncent à défendre leur ouvrage ? M. Edmont manifesta hautement
cette crainte ; Alphonse ne crut pas la chose présumable.
En quoi pouvons - nous , reprit-il , porter ombrage au congrès ?
Nous ne songeons plus à guerroyer , nous ne voulons que vivre
paisibles et libres sur notre territoire . Ils prendront part à l'offense
des Bourbons , direz -vous ; eh ! messieurs , feriez -vous aujourd'hui
tant d'outrage à ces princes inagnanimes à qui la plus infâme des
trahisons livra notre capitale , que d'oublier la manière aussi noble
que généreuse dont ils se conduisirent alors envers nous? Que
nous dit l'empereur Alexandre ? « Je ne viens pas vous dicter des
lois , choisissez-vous un gouvernement qui vous convienne » .
Voilà sommairement le texte de sa déclaration . L'empereur de
Russie non plus que les monarques alliés à sa cause , ne songeaient
donc pas précisément à la famille royale . Un parti dévoué aux
·AVRIL 1815 .
421
1
Bourbons , quoiqu'en minorité , profita du moment , et fit en cela
ce que naturellement il devait faire ; les princes revinrent , s'emparèrent
du trône de Napoléon . Ont-ils su s'y inaintenir ? Est - ce
au peuple , est-ce à Napoléon lui-même qu'ils doivent s'en
prendre s'ils n'ont pas fait ce qui pouvait consolider leur autorité
? Un enfant , dans la situation où ils reprirent les rênes du
gouvernement , aurait trouvé le moyen de concilier tous les intérêts
; un enfant aurait su indemniser les émigrés sans inquiéter
les acquéreurs de biens nationaux ; un enfant aurait senti qu'il
fallait entièrement oublier le passé , ne toucher en rien aux institutions
nouvelles ; que la moindre inconséquence pouvait indisposer
une nation fière , indépendante , et par cela même devenue ombrageuse
; qu'il fallait renoncer à tous les vieux préjugés , à des
usages tombés en désuétude ; s'attacher les armées , s'environner
de ces mêmes braves dont les longs triomphes avaient élévé la
France au plus haut degré de force et de splendeur . Ils ne l'ont
pas fait . Que pourront de plus les monarques alliés , que de s'attendrir
sincèrement sur le malheur d'un roi en qui la nation française
s'était plu à reconnaître constamment les meilleures intentions
, mais que sa faiblesse , une aveugle confiance ont livré à
des ministres qui ont causé sa ruine ? Que pourront-ils de plus
que de plaindre cette famille , qui s'est elle - même attiré son
iufortune ? Iront-ils contre leur propre conscience , s'armer contre
un peuple qui n'a nulle envie de leur chercher querelle , et ne
demande qu'à vivre en paix et libre chez lui ? Iront - ils sans motifs
déclarer une guerre qui , pour la France irritée , et plus formidable
encore , deviendrait une cause nationale? Quoi ! lorsqu'aujourd'hui
les peuples reçoivent de leurs souverains mêmes.
des constitutions libérales , les Français auraient à combattre contre
ces mêmes souverains , pour défendre celle qu'ils ont achetée par
vingt-cinq ans de tourmente , de constance , de sacrifices et de
travaux en tout genre ? Non , messieurs , des intentions pareilles
ne sont pas présumables de la part des puissances . Tous les
peuples enfin sont amis , ainsi que tous les rois ; tous les peuples
n'ont plus qu'un vou , celui du repos et de la félicité publique.
Que chacun d'eux fasse donc à son gré chez lui ce qui lui conviendra.
Je ne crois pas à la guerre.
Dieu soit loud ! s'écria ma tante . En vérité , je plains sincèrement
aussi les Bourbons ; mais je les trouverais bien cruels s'ils
pouvaient désirer de voir les peuples s'entr'égorger encore pour
des prétentions qui , da moment où la nation repousse leur famulle
, deviennent injustes et criminelles . Dieu soit loué si nous
n'avons pas la guerre . Je conviens que j'en avais grand'peur.
422 MERCURE
DE FRANCE ,
Oh ! dit mon oncle , vos craintes ne m'étonnent pas ; car, ma chère
amie , vous êtes bien peureuse. Pour moi , il m'a toujours semblé
qu'en effet la guerre extérieure n'était pas probable . Mais ditesmoi
, messieurs ; nous avons une guerre intérieure : que pensez -vous
des troubles du midi ? on dit que cela gagne . M. Edmont , sans
mauvaise intention et par le seul sentiment de ses propres alarmes,
nomma les provinces et presque toutes les villes qui étaient le théâ
tre de l'insurrection . Alphonse combattit encore toutes les espérances
que les royalistes pouvaient concevoir de ces mouvemens éphémères
, et parvint à dissiper toutes les inquiétudes . De façon , reprit
mon oncle , que tout va bien ? Vous entendez , ajouta-t-il en s'adressant
à sa femme ; pour dieu , n'ayez donc jamais peur.
-
votre ami
Mes amis nous quittèrent. Men oncle alla se reposer. Ma tante
sortit , car elle venait à Paris pour des affaires importantes et pressées.
Je tardai peu à sortir moi-même. Lorsque je rentrai , trois ou
quatre heures après , mon oncle s'en était allé de son côté.
Ma tante revint toute effrayée : « Ah ! mon neveu ,
prétendait que tout allait bien , mais c'est le contraire ! ...- Comment
? Il est parti ! - Qui donc ? - Mais l'empereur , tout le
monde ; il n'y a plus personne aux Tuileries » . Je ne pus m'empêcher
de rire de cette nouvelle ; car je venais de traverser le jardin
des Tuileries , et j'avais vu l'empereur à la croisée . Je désabusai
ma tante , qui me crut enfin , et ne cessa de répéter , en songeant à
ceux qui lui avaient fait ce conte : Peut-on se plaire à tromper
ainsi les gens ! Mon oncle , en rentrant , rit beaucoup de la créðulité
de sa femme . « Écoutez , nous dit-il ensuite gravement ; voici
quelque chose de plus sérieux et de plus positif. Puisque mon neveu
a vu l'empereur à sa croisée , point de doute que l'empereur
soit dans son palais : voilà qui est , je crois , raisonner juste ; point
de doute encore que l'empereur n'ait pas eu lieu de craindre ainsi
qu'on le prétendait. Cependant les choses n'en vont pas mieux.
Sept puissances marchent contre nous ; et le danger est tel , que ce
matin même on a fait partir en poste tous les vétérans » . Je regardai
mon oncle en m'efforçant de tenir mon sérieux. A combien ,
lui dis-je , pensez-vous donc que puisse se monter le nombre de
tous les vétérans , pour qu'on les envoye en poste contre sept puissances
? Mon oncle frappé de l'observation , la trouva si singulière
, qu'il en rougit. Parbleu , me dit-il , tu as raison ; et d'autant
plus raison , ajoutai-je , que j'ai vu encore plusieurs vétérans aussi
tranquilles qu'à leur ordinaire . Je ne dis cependant pas que d'autres
troupes n'aient pas dû partir ; mais songez qu'il faudrait qu'elles
fussent nombreuses pour aller combattre sept puissances .
C'est vrai , c'est vrai , reprit mon oncle ; tiens , c'est que je n'ai
AVRIL 1815 .
423
?
pas dormi : demain je raisonnerai mieux. Le lendemain sur les dix
heures , j'allais me mettre à table pour déjeuner avec ma tante ,
lorsqu'enfin mon oncle arriva. « Tu as beau faire , me dit- il , la
nouvelle de la guerre extérieure n'est pas fausse , et en voici une
preuve ; c'est que l'impératrice Marie-Louise et son fils sont retenus
dans la forteresse de Torgau , et que les princes du congrès
ont juré qu'ils ne poseraient pas les armes que nous ne fussions tous
exterminés » . Ma tante tressaillit à ce mot : exterminés , ou sans
doute perdus ! s'écria-t-elle , car on dit que les Bourbons doivent
arriver sous deux ou trois jours , et faire planter de tous côtés des
potences . « Oh ! ça , leur dis-je , on vous a donc fait lire le Journal
du Lis ? Qu'est- ce que ce journal ? me demanda mou oncle .
C'est , lui répondis-je , une feuille royaliste et clandestine que l'on
glisse la nuit sous les portes-cochères , et dont les auteurs forgent
et propagent toutes les nouvelles ridicules et alarmantes. Mon
oncle et ma tante me répondirent gravement qu'ils n'avaient pas
lu ce journal , mais qu'ils avaient entendu des personnes dignes
de foi.
-
M. Edmont entra en ce moment ; et peu après lui , une dame
qui venait faire visite à ma tante . M. Edmont n'était pas homme à
rassurer mes hôtes. Il protesta que la guerre intérieure devenait de
plus en plus inquiétante ; que le nombre des insurgés ne cessait de
s'accroître et devait s'augmenter , s'il ne l'était déjà , d'une armée
formidable envoyée par le roi d'Espagne . Eh mon dieu ! disais-je ,
où le roi d'Espagne la prendrait-il , cette armée formidable ? N'a-t -il
pas besoin de ses soldats pour soutenir le gloire des auto-da-fé ? La
dame en débita bien d'autres. Avant trois jours , dit-elle enfin , tout doit
être à feu et sang dans Paris.- Partons ! partons ! s'écria ma tante ;
mon neveu , vous allez venir avec nous. - Non , cn vérité , je
vous remercie , ma chère taute ; je reste ici à mes affaires , et j'y
dormirai , je vous jure , fort tranquillement. « Monsieur , me dit la
dame nouvelliste , ne commettez pas d'imprudence , croyez-moi ,
Je dois aussi quitter demain Paris ; mais en honneur je le quitterais
dès aujourd'hui si j'habitais votre quartier » . Ces mots attirèrent
de nouveau toute l'attention de mon oncle et de ma tante.
« Que dites-vous de ce quartier »? demandèrent- ils tous les deux
à la fois. La dame répondit : Le quartier Saint-Germain est miné,
vous ne l'ignorez pas ; et tout le monde sait que.... il se pourrait
qne.... peut-être , en dessous....- Partons , partons , sur-le-champ !
s'écria mon oncle ; au diable nos affaires , ce sera pour un autre
temps : corbleu ! je n'ai pas envie de sauter , et en outre de voir
sauter ma femme » . Partons , répondit ma tante : mon neveu ferait
bien mieux de nous suivre que de rire comme il le fait, dans un
moment où il aurait plutôt tant de motifs de pleurer.
424
MERCURE DE FRANCE ,
J'avoue que j'étais trop contrarié pour avoir réellement le coeur
bien gai ; mais je ne pouvais cependant m'empêcher de rire aux
larmes de la naïveté de mon oncle , qui craignait de voir sauter sa
femme avec tout un quartier de Paris. Alphonse que j'avais secrètement
fait prier de venir pour me donner du renfort , accourut ,
mais ce fut en vain ; nous eûmes beau discuter , pérorer ; mon oncle
et ma tante partirent dès le jour même , en me disant les larmes aux
yeux : Tu as bien tort de ne pas venir avec nous à Villeneuve-la-
Guyard. T.
POLITIQUE.
MALGRÉ tous les bruits alarmans que la malveillance n'a cessé
de répandre , et quelles que soient même les incertitudes que nous
laissent les rapports officiels , l'horizon politique se maintient sous
un aspect favorable. S'il ne nous rassure pas entièrement pour le
repos de l'Europe , au moins peut-on dire qu'il offre tout ce qui
justifie les plus douces espérances .
Les mouvemens des troupes étrangères du côté du Rhin, ne pouvent
annoncer que l'intention bien naturelle de la part de chacune
des puissances auxquelles elles appartiennent , de se tenir sur la
defensive et prêtes a tout événement contre les opérations d'un
gouvernement dont les nouveaux principes ne sont pas encore
suffisamment connus. Point de doute que la Russie , l'Allemague
et la Prusse , bien pénétrées des intérêts des peuples et de la justice
de notre cause , ne tiennent à la résolution déjà implicitement
énoncée , de ne s'immiscer en rien dans les affaires intérieures de
la France .
Comme on l'a aussi très -judicieusement observé , chacun de
ees monarques dont on nous fait redouter le ressentiment , a ses
propres intérêts à surveiller et à garantir. « Le ministère prussien ,
écrit-on de Barcuth , a reçu des ordres du roi et du prince de
Hardenberg pour faire sur-le-champ prendre possession de la partie
de la Saxe cédée au roi de Prusse . Quelques Prussiens auraient
désiré qu'on attendît la fin des négociations entamées avec le roi
de Saxe .... On assure que sept divisions prussiennes , fortes de
40,000 hommes environ , ont reçu ordre de quitter les états prussiens
, pour retourner sur les bords du Rhin et occuper les pronces
de la rive gauche qui ont été cédées à la Prusse » .
D'un autre côté , 30,000 Autrichiens , descendus par Trente,
sont venus en Italie , où les armées napolitaines poursuivent leur
AVRIL 1815. 425
an ,
marche victorieuse . « Le roi Joachim , disent les nouvelles de
Milan , s'est franchement déclaré ; il s'est décidé à lever l'étendard
de la guerre , lorsqu'il a vu qu'il était trahi par des alliés dont il
avait servi la cause , et surtout depuis la dernière résolution du
congrès , de rendre au pape des pays qui avaient été garantis à
S. M.; les outrages dont les Bourbons l'ont abreuvé depuis un
les machinations qu'ils ont constamment mises en usage pour
de détrôner , ont déterminé S. M. à déployer toutes ses forces ,
qui sont aujourd'hui d'un grand poids dans la balance politique » .
Le souverain pontife , ayant refusé le passage à deux divisions
napolitaines , un corps d'armée a aussitôt occupé Rome. Le pape
encore une fois fugitif, et pour lequel on avait préparé le palais
de l'archevêché à Milan , a pensé qu'il ne serait pas en sûreté dans
cette ville , et a changé de direction . Le duc de Modène , assuret-
on , n'a eu que le temps de quitter sa capitale et est parti pour
Vienne . Partout en Italie , les nouvelles de nos derniers événemeus
ont produit la plus vive sensation ; tous ces peuples ne cessent
d'appeler à grands cris leur indépendance et de faire éclater leurs
transports au nom de Napoléon.
и
Le gouvernement espagnol qui , rapportent les lettres de Madrid ,
« préparait de saintes exécutions et nommait aux premières places
de l'inquisition des hommes dont la perversité est telle , qu'ils ne
pourront que rivaliser de fureur avec les Lucero , les Arbues , les
Torquemada et quelques autres monstres dont l'histoire du saint
office nous a conservé l'épouvantable souvenir » , le gouvernement
espagnol semble avoir été frappé de terreur à la nouvelle du débarquement
de l'Empereur des Français . Le roi assembla aussitôt
sou conseil des ministres , et donna sur-le-champ des ordres pour
faire rejoindre les officiers , sous- officiers et soldats qui étaient retournés
chez eux en vertu de permission. « On n'accusera pas
cette fois , ajoute-t-on , notre gouvernement de manquer de précaution
». Du reste , ce gouvernement continue d'employer les
mesures les plus rigoureuses et les plus anti- sociales . Pour peu que
cet état de choses dure , est-il dit dans la même lettre, il ne restera
plus en Espagne que les moines et les prêtres .
En Angleterre , le parti ministériel veut la guerre , mais l'Angleterre
est aussi le sol de l'indépendance , et les vrais amis de
l'humanité , les partisans de la justice , de la raison et du droit des
nations , ne manquent pas de faire sentir avec force à leur gouvernement
tous les torts dont il se rendrait coupable en nous suscitant
une querelle injuste , qui ne tendrait qu'à faire répandre encore ,
et toujours inutilement , des flots de sang humain. Le Morning-
Chronicle rappelle aux ministres qui refusent de traiter avec
426 MERCURE
DE FRANCE ,
l'Empereur Napoléon , les funestes effets de leur entêtement pour
avoir trop tardé de traiter avec le gouvernement des États-Unis.
En effet , les ministres refusèrent , dans le mois d'août dernier , de
faire la paix avec l'Amérique , à des conditions auxquelles ils ont
consenti en janvier. « Cette expérience , observe le journaliste , a
conté à l'Angleterre plusieurs millions et son honneur , à Érié ,
Champlain et à la Nouvelle-Orléans » .
Le départ de Napoléon de l'île d'Elbe a donné lieu dans la
chambre des communes à une altercation trop piquante et marquant
trop d'intérêt pour le chef de notre gouvernement , pour
qu'elle ne mérite pas d'être ici rapportée :
Un membre demande quelles instructions ont été données aux
officiers anglais stationnés dans la Méditerranée , pour empêcher
le départ de Bonaparte de l'ile d'Elbe .
Lord Castlereagh répond qu'il n'avait pas été donné d'autres
instructions que celles de distribuer les forces anglaises , de maniere
à confiner Napoléon dans son île .
M. Freemantle demande s'il y a eu des instructions adressées à
ce sujet aux officiers de mer , et si le noble lord a quelqu'objection
à faire à la production d'une copie de ses instructions .
Lord Castlereagh dit qu'il n'y a pas eu d'instructions positives ,
mais que la chose a été bien entendue.
M. Tierney demande s'il était entendu qu'aucune mesure de
précaution n'avait été indiquée aux officiers pour empêcher Bonaparte
d'aller dans quelque partie du monde qu'il jugerait
convenable..
Lord Castlereagh refuse de s'expliquer davantage dans le moment
actuel sur ce sujet.
M. Wynne observe qu'aucun des papiers relatifs à l'abdication
de Bonaparte n'a été présenté à la chambre, et il demande
si le noble lord a quelque motif à s'opposer à la communication
de ces pièces.
Sur la réponse négative du lord Castlereagh , M. Wynne demande
que copie soit remise à la chambre , du traité conclu à
Paris , le 11 al 1814 , entre les puissances alliées et l'Empereur
Napoléon , ainsi que de l'accession du gouvernement britannique à
ce traité. Adopté par la chambre . -
Le tableau de la situation intérieure ne laisse plus d'incertitude
sur la tranquillité que tous les bons esprits avaient bien prévue
devoir promptement succéder à quelques légères insurrections.
Les princes dans leur fuite avaient tenté d'organiser une guerre
intestine , et quelques villes où s'étaient réunis leurs partisans , n'y
avaient gagné que d'être accablées d'impôts , de vexations, et de se
AVRIL 1815.
427
veir exposées aux maux les plus déplorables . Tous ces rassemblemens
sont dissipés , les frères ne combattront plus contre les frères ;
Bordeaux , Lyon , Valence , etc. , se sont rendus successivement
aux troupes impériales . Le pavillon tricolore est arboré dans tout
le midi , et le duc d'Angoulême , arrêté par les guerriers de Napoléon
, est libre de s'embarquer , en s'engageant toutefois à restituer
les effets précieux qui sont, non le patrimoine des familles royales ,
mais la propriété de la nation .
L'empereur visite les monumens , ranime de jour en jour les
travaux publics et les arts .
L'impôt vexatoire des droits -réunis est supprimé , en ce qu'il
avait de plus injuste et de plus odieux .
Le travail préparatoire de l'acte constitutionnel est confié à des
publicistes connus par leurs talens et surtout par leur attachement
à la liberté. Ainsi , dit un écrivain distingué , dont les principes
furent invariables , M. N. , dans un article inséré dans l'une de
nos feuilles publiques , nous sommes à la veille d'arriver au but
vers lequel le peuple français s'est élancé avec tant d'énergie en
1789 , et de nous reposer , après vingt-cinq années d'expériences
malheureuses , sous un gouvernement libre et national . T.
Décrets impériaux.
NAPOLÉON , EMPEREUR DES FRANÇAIS ;
Nos ministres d'état entendus ,
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1. Les lois des assemblées nationales applicables à la famille des
Bourbons seront exécutées suivant leur forme et teneur ;
Ceux des membres de cette famille qui seraient trouvés sur le territoire de
l'Empire , seront traduits devant les tribunaux pour y être jugés confor
mément auxdites lois.
2. Ceux qui auraient accepté des fonctions ministérielles sons le Gouvernement
de Louis- Stanislas- Xavier comte de Lille ;
Ceux qui auraient fait partie de sa maison militaire et civile , ou de celles
des princes de sa famille , seront tenus de s'éloigner de notre bonne ville de
Paris à trente lieues de postc.
Il en sera de même des chefs commandans et officiers des rassemblemens
formés et armés pour le renversement du Gouvernement impérial , et de
tous ceux qui ont fait partie des bandes de chonans.
3. Les individus compris dans l'article précédent seront tenns , sur la
réquisition qui leur en sera faite , de prêter le serment voulu par les lois.
En cas de refus , ils seront soumis à la surveillance de la hante police , et
sur le rapport qui nous en sera fait , il pourra être pris à leur égard telle
autre mesure que l'intérêt de l'Etat exigera.
Signé , NAPOLÉON
.
428 MERCURE DE FRANCE ,
NAPOLÉON , ENPEREUR DES FRANÇAIS ;
Notre conseil - privé entenda ,
Avons ordonné et ordonnons ce qui sait :
Art. 1. Tous fonctionnaires on agens civils ou militaires qui auraient
pris part aux rassemblemens armés dans quelques - uns de nos departemens
meridionaux , seront poursuivis conformément aux dispositions des articles
91 , 92 et 93 du Code penal , si dans la huitaine de la publication du présent
decret ils n'ont abandonné lesdits rassemblemens .
Signé , NAPOLÉON
.
Au palais des Tuileries , 8 avril 1815.
NAPOLEON , EMPEREUR DES FRANÇAIS ; nos ministres d'état entendus , ·
nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art . 1. Le serment suivant : « Je jure obéissance aux constitutions de
» l'Empire et fidélité à l'Empereur » prescrit par l'article 56 du senatusconsulté
du 28 floreal an 12 , sera prêté dans la huitaine de la publication
du present par les membres de notre conseil d'état , par tous les fonctionnaires
publics , civils et judiciaires , et par tous les employés qui reçoivent
un traitement de l'etat .
2. Les préfets adresseront leur serment à notre ministre de l'intérieur ;
fis se feront remettre ceux des sous- prefets.
Les maires , les adjoints et les membres des conseils municipaux se réynirout
pour la prestation de serment , et il en sera dressé procès-verbal
qui sera signé individuellement.
Il en sea de même par nos cours et tribauanx , et justices de paix.
3. Nos ministres feront prêter le même serment par les administrateurs ,
directeurs et employés des diverses regies et administrations , et par les cuployés
de leurs bureaux.
4. Les sermens individuels et les procès-verbaux de prestation , seront
adressés au ministre de chaque département dans les attributions duquel
se trouvent les fonctionnaires , corps et administrations .
5. Nos ministres sont chargés de l'exécution du présent décret , qui sera
inseré au bulletin des lois .
Signé NAPOLÉON.
Au palais des Tuileries , le 10 avril 1815 .
NAPOLÉON , EMPEREUR DES FRANÇAIS ; vu notre décret du 5 avril
1813 , et l'organisation de la garde nationale ;
Considerant que les cohortes qui ont été organisées d'après ledit décret
ont rendu de grands services , soit pour la defense des places et du territoire
contre l'ennemi , soit pour le maintien de la tranquillité publique ,
la conservation des propriétés , la sûreté des personnes ;
Que depuis la garde nationale a été organisee dans presque tous les départemens
de l'Empire , wais sans règles nuiformes ;
Qu'il importe d'établir ces règles et de compléter la formation de ces
troupes civiques , dont le courage est à la fois la garantie de l'indépendance
de la nation à l'extérieur , de la sûreté , de la liberté des citoyens dans
l'intérieur ;
Qu'il est juste de récompenser les citoyens qui , dans ce service honorable
, se sont distingues par leur zèle , leur dévouement et par quelqu'acte
remarquable ,
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
AVRIL 1815. 429
TITRE PREMIER . — Règles générales pour l'organisation de la garde
nationale.
Art . 1er . Tons les Français de l'âge de 20 à 60 ans , continuent d'être
obligés , selon les lois antérieures , et sauf les exceptions y portécs , au
service de la garde nationale .
2. Les grenadiers et chasseurs seront pris parmi les hommes de 20 à
40 ans.
3. Les listes d'habitans susceptibles du service de la garde nationale
seront formées et rectifiées , chaque annee , conformément aux articles 5,
6 et 7, de notre décret du 5 avril 1813.
4. La garde nationale sera formée en bataillons de six compagnies , dont
une de grenadiers et une de chasseurs.
Chaque compagnie sera de 120 homimes .
5. Les bataillons de chaque arrondissement de sous - préfecture , quel que
soit leur nombre , formeront une seule légion .
6. Les compagnies de grenadiers et chasseurs pourront , au besoin , être
détachées de leurs bataillons , pour former des bataillons séparés dont la
force sera en ce cas de six compagnies , moitié de grenadiers , moitié de
chasseurs .
7. Les colonels commandant les légions , et les chefs des bataillons de
grenadiers et chasseurs , quand il en sera formé , seront nommés par nous
sur la proposition de notre ministre de l'intérieur.
8. Pour l'organisation de la garde nationale , il sera formé un comité
par arrondissement , et un comité par département. 9. Le comité d'arrondissement sera compose du sous-préfet , d'un offi- cier supérieur nommé par le commandant de la division , d'un officier
de la garde nationale , d'un membre du conseil d'arrondissement , et d'un
officier de gendarmerie , désignés par le préfet. 10. Le comité de département sera composé du préfet ou d'un conseiller
de préfecture désigné par lui , du commandant du département , d'un off- cier general ou supérieur délégué par lui , et d'un membre du conseil-général
et d´an officier supérieur de la garde nationale , désignés par le prefet , et
l'officier commandant la gendarmerie du département. 11. Le comité d'arrondissement formera par communes et cantons les
contrôles de compagnies de grenadiers , chasseurs et fusiliers , et indiquera
la compagnie dont la réunion formera un bataillon.
12. Il dressera des listes de présentation pour les places d'officiers des
compagnies et des chefs de bataillon .
13. Les comités de départemens nommeront sur ces listes , sauf la confirination
du gouvernement.
14. Les officiers ainsi nommés, recevront an brevet qui leur sera délivré
et signé par l'Empereur . 15. Les sous- officiers seront nonniés par les chefs de bataillon , sur la
proposition des capitaines , et sauf l'approbation des chefs de legion .
16. Dans les lieux où il y a déjà des gardes nationales organisées et des officiers nommés , les controles seront sculement revus et vérifiés , et l'orga
nisation rendue conforme aux dispositions précédentes. 17. Les nominations d'officiers déjà faites seront maintenues , à moins que , sur la proposition motivée du comité d'arrondissement , le comité de département ne juge convenable d'y faire des changemens , auquel cas les nominations seront faites comme il est dit aux articles 12 et 13. 18. Les réclamations contre l'inscription sur les contrôles généraux de la garde nationale , ou sur les contrôles genéraux des compagnics, seront re450
MERCURE
DE FRANCE
,
mises au maire , transmises par lui au sous- préfet , jugées par le comité
d'arrondissement , et , en cas de recours , décidées definitivement par le comité
de département.
TITRE II. -
De l'armement , habillement et équipement de la garde
nationale .
--
5. Ir. Armement et équipement.
Art. 19. Les grenadiers et chasseurs seront armés de fusils de calibre ,
avec baïonnette et giberne .
20. Les comités d'arrondissement désigneront les grenadiers et chasseurs
qui devront , d'après leurs facultés , s'armer à leurs frais , conformément
l'article 47 du règlement du 5 avril .
Tout individu payant moins de 50 francs de contributions , sera dispensé
de droit de cette obligation .
21.Les citoyens qui neseront pas indiqués comme pouvant s'armer et s'équiper
à lents frais , seront armés et équipés aux dépens du département ;
mais ils seront reponsables de la valeur des armes et effets qui leur seront
remis ; il sera tenu registre à la sous- préfecture de ce qu'ils auront reçu et de
la valeur. En cas de perte , si ce n'est par accident de guerre , il sera délivré
contre eux , le cas échéant , exécutoire du montant du prix.
22. Les compagnies de fusiliers seront armées de fusils de calibre oa
de chasse , sans sabre , avec une giberue , comme les grenadiers , on même
seront armées de lances jusqu'à ce qu'il y ait été autrement pourva.
Les dispositions des articles 20 et 21 du présent décret leur sont applicables.
De l'habillement. §. II.
―
Art. 23. Les grenadiers et chasseurs auront l'uniforme déterminé par nos
décrets .
24. Conformément à l'article 47 de notre décret du 5 avril , les hommes
qui devront s'habiller à leurs frais seront désignés par le comité de dépar
tement sur l'avis de celui d'arrondissement.
25. Les autres seront habillés au moyen de fonds qui seront assignés par
nous sur la proposition de notre ministre de l'intérieur et affectés sur les départemens
et les communes.
26. Les citoyens composant les compagnies de fusiliers pourront , s'ils
ne s'habillent à leurs frais , faire le service avec leurs vêtemens accoutumés.
Ils porteront à leur chapeau la cocarde nationale.
Toutefois les comités d'arrondissement pourront proposer et ceux de département
determiner specialement pour les bataillons des cantons ruraux un
vêtement uniforme pareil ou analogue à celui que portent le plus habitueldement
les habitans des campagnes de l'arrondissement ou du département.
TITRE III . Des récompenses à décerner aux gardes nationales.
Art. 27. Les gardes nationales qui seront appelées à un service actif recevront
les récompenses et décorations que mériteront leur zèle , leur exactitude
au service et leurs actions d'éclat.
-
28. Nos ministres de l'intérieur et de la guerre demanderont aux préfets
et à nos officiers généraux de leur faire connaître , dans le plus bref délai ,
ceux des gardes nationaux qui se sont distingués depuis notre décret du
5 avril 1813 , soit devant l'ennemi , soit dans le service des places , soit dans
l'intérieur des villes , pour le maintien de l'ordre et de la tranquillité.
29. Ils nous les feront conuaître , afin que nous leur accordions les récompenses
et décorations qu'ils auront méritées.
AVRIL 1815. 431
TITRE IV. -
Dispositions générales.
Art. 30. Les dispositions de notre décret du 5 avril et celui du mois de
décembre sur les états-majors , le nombre des officiers et sous-officiers , sur la
discipline , sur les dépenses , sur la solde des gardes nationales en activité ;
Et en général nos décrets touchant les gardes nationales , dont les dispositions
ne sont pas modifiées ou changées par le présent décret , sont maintenus
en tout ce qui n'est pas contraire au présent .
31. Nos ministres de l'intérieur , de la guerre , des finances et du trésor
sont chargés , chacun en ce qui le concerne , de l'exécution du présent décret
, qui sera inséré au Bulletin des lois .
Signé NAPOLÉON.
Au palais des Tuileriés , le 10 avril 1815.
NAPOLÉON , EMPEREUR DES FRANÇAIS ;
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art . 1er. Seront mis sur-le-champ en activité de service.
S. Ier. Dans la 16. division militaire.
-
-
Les compagnies de grenadiers des 84 bataillons de la garde nationale du
département du Nord. - Des 62 idem , du département du Pas -de-Calais .
Des 42 idem , du département de l'Aisne . - Des 63 idem , du département
de la Somme . Ce qui fera , pour ces quatre départemens, 41 bataillous.
Dans la 5. division militaire.
§. II.
-
Les compagnies de grenadiers et chasseurs des 42 bataillons de la garde
nationale du Haut-Rhin , et des 63 de celle du Bas -Rhin . Ce qui fera, pour
ees deux départemens, 35 bataillons.
§. III. Dans la 6. division
militaire
.
-
Les compagnies de grenadiers seulement , des 21 bataillons de la garde nationale du Doubs. Des 21 idem du Jura. Des 21 idem de la Haute-
-
- -
Loire. Des 42 idem de l'Ain . Ce qui fera , pour ces quatre départemens,
16 bataillons.
S. IV. -Dans la 4. division militaire.
Les compagnies de grenadiers et chasseurs des 42 bataillons de la garde
nationale des Vosges , et des 42 idem de la Meurthe. Ce qui fera, pour ces
deux départemens , 28 bataillons .
§. V. Dans la 3. division militaire.
Les compagnies de grenadiers et chasseurs , des 42 bataillons des gardes
nationales de la Moselle. Ce qui fera 14 bataillons.
S. VI . Dans la 2. division
militaire
.
-
Les compagnies de grenadiers et chasseurs des 21 bataillons de la garde
Des 21 idem de la Mense .. nationale des Ardennes . - -- Des 42 idem de la
Marne . Ce qui fera , pour ces trois départemens , 28 batailions.
§. VII.
-
-
Dans la 7. division militaire .
--
Les compagnies de grenadiers et chasseurs des 21 bataillons de la garde
Des 63 idem de l'Isère . Des 21 idem de la
nationale du Mont-Blanc.
Drôme. Des 21 idem des Hautes -Alpes . Ce qui fera pour ces quatre départemens
42 bataillons .
-
432 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1815.
2. Ces 204 bataillons sont mis à la disposition du ministre de la guerre ,
pour former les garnisons des places frontières comprises dans les divisions
auxquelles ces bataillons appartiennent , et y occuper tous les défilés , passages
de rivières , postes et ouvrages de campagne , qui seront indiqués par
le comité de défense .
3. Un lieutenant général commandera les 35 bataillon de la 5º . division
militaire. Il sera chargé d'activer l'organisation des gardes nationales de la
5º . division , et remplacera le général de la division qui était chargé de cette
operation . Il aura sous ses ordres trois maréchaux de camp pour commander
les trois legions des gardes nationales du Haut-Rhin , et quatre maréchaux
de camp pour commander les quatre légions des gardes nationales du Bas-
Rhin .
Ces sept maréchaux de camp présideront les conseils d'arrondissement
sous les ordres de l'inspecteur général .
Enfin , des maréchaux de camp inspecteurs seront envoyés dans les 5 , 4 ,
3 , a et 7. divisions militaires pour commander , inspecter et organiser les
gardes nationales sous les ordres des géneraux commandant la division.
2
Un lieutenant général commandera les 31 bataillons de la 16. division
militaire , et les départemens de l'Aisne et de la Somine.
4. Le commandement des bataillons de grenadiers et chasseurs créés par
le présent décret , sera donné à des chefs de bataillons que notre ministre de
la guerre tirera à cet effet de la ligne .
Il y aura dans chacun de ces bataillons , pour remplir les fonctions d'adjudant-
major , un capitaine tiré de la ligne.
Tableau de la levée de 3130 bataillons de gardes nationales destinées
à protéger les frontières contre toute invasion.
Ain , 42 bataillons ; Aisne , 42 ; Allier, 21 ; Basses- Alpes , 21 ; Hautes-
Alpes , 21 ; Ardèche , 21 ; Ardennes , 21 , Arriège , 21 ; Aube , 21 ; Aude,
21 , Aveyron , 42 ; Bouches-du-Rhône , 21 ; Calvados , 63 ; Cantal , 21 ;
Charente , 42 ; Charente -Inférieure , 43 ; Cher, 21 ; Corrèze , 21 ; Corse ,
21 ; Côte-d'Or , 42 ; Côtes-du- Nord , 63 ; Creuze , 21 ; Dordogne , 42 ;
Doubs , 21 ; Drome , 21 ; Eure , 42 ; Eure-et-Loir , 21 ; Finistère , 63 ;
Gard , 42 ; Haute-Garonne , 42 ; Gers , 21 ; Gironde , 62 ; Hérault , 42 ;
Ille - et -Vilaine , 63 ; Indre , 21 ; Indre- et- Loire , 21 ; Isère , 63 ; Jura , 21;
Landes , 21 ; Loir-et- Cher, 21 ; Loire , 42 ; Haute-Loire , 21 ; Loire- Infcrieure
, 42 , Loiret 21 ; Lot , 21 ; Lot et-Garonne , 42 ; Lozère , 21 ;
Maine-et- Loire , 42 ; Mauche , 62 ; Marne , 42 ; Haute-Marne , 21 ; Mayenge,
43 ; Meurthe , 42 ; Meuse , 21 ; Mont- Blanc , 21 ; Morbihan , 42 ; Moselle ,
42 ; Nièvre , 21 ; Nord , 84 ; Oise , 42 ; Orne , 42 ; Pas- de - Calais , 62 ;
Puy- de - Dôme , 62 , Basses- Pyrénées , 40 ; Hautes- Pyrenees , 20 ; Haut
Rhin , 42 ; Bas-Rhin , 62 ; Rhône , 42 , Haute-Saône , 20 ; Saône- et- Loire ,
62 ; Sarthe , 62 ; Seine , 84 ; Seine-et-Marne , 42 , Seine - et -Oise , 42 ; Seine-
Infericure , 84 ; Denx- Sèvres , 20 ; Somme , 63 ; Tarn , 20 ; Tarn- et- Garonne
, 20 ; Var , 20 ; Vaucluse , 20 ; Vendée , 20 ; Vienne , 20 ; Haute-
Vienne , 20 ; Vosges , 42 ; Yonne , 42. Total , 3130 bataillons qui donnent ,
à raison de 20 hommes par batalion , un total de 2,253,600 gardes
nationales.
ROYAL
ROY
}
ROYAL
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
N ° . DCLXXX . — Samedi 22 avril 1815 . -
POÉSIE.
LES ILLUSIONS DU SOIR.
DOUCE mélancolie , aimables souvenirs ,
Qui savez en tout lieu me créer des plaisirs ,
Venez ; déjà la nuit descend sur cette plage.
Partons . L'illusion doit être du voyage.
Avec elle , avec vous , que la nuit a d'attraits !
J'aime à voir s'obscurcir l'ombrage des forêts .
Ces larges masses d'ombre ont leur magnificence.
Les échos sont muets , et j'aime leur silence .
La nuit aux fleurs des bois a ravi leur couleur ;
Elles sont sans éclat , mais non pas sans odeur .
Zéphyr est endormi ; les nymphes hocagères
Bercent le jeune dieu sur des branches légères ;
Mais , l'image de Flore , agitant son sommeil ,
Souvent au sein des nuits vient hâter son réveil ;
Alors , dans l'air qu'anime une fraîcheur plus pure ,
Le feuillage agité répand un doux murmure.
Heureux qui , dans la nuit , écoute les soupirs
Du jeune Dieu , brûlé de volages désirs !
28
434
MERCURE DE FRANCE ,
Il semble qu'on respire au milieu du bocage
Et les feux de l'amour et le frais du feuillage.
Mais quels accens lointains , quelle touchante voix
De ses sons variés vient égayer les bois ?
Le rossignol m'appelle à ce lieu solitaire
Dont mes sens recueillis chérissent le mystère .
Le chant du rossignol appelle aussi l'amour .
Peut-être m'attend-t- il dans cet obscur séjour ;
Peut-être il m'y promet ces longues rêveries
Qui rouvrent doucement mes blessures chérics ,
Et , souvent malgré moi , jusqu'au fond de mon coeur ,
Portent l'illusion d'un éclair de bonheur.
Ah ! fuyons des plaisirs de si courte durée ;
Fuyons ces lieux remplis d'une image adorée .
Déjà , de ces berceaux détournant mon regard ,
Dans ces sentiers obscurs je m'enfonce au hasard.
J'approche des fossés de cette tour immense
Où réside la peur , où dort un froid silence .
Je vois son vaste front élever dans les airs
Ses donjons ruineux et ses crénaux déserts ;
Et les nombreux rameaux qu'étale un lierre antique
Semblent la revêtir d'un deuil mélancolique.
Là s'offrent les détours d'un vaste souterrain
Où gémit autrefois un jeune paladin.
On dit qu'on voit encore écrit sur les murailles
Le nom de son amante et celui des batailles
Dont il sortait vainqueur , lorsqu'un lâche rival
Fit enchaîner son bras dans ce cachot fatal.
Le Nestor du hameau conte que son amante
Errait souvent la nuit sous la tour menaçante .
Ce fossé , désormais rempli d'herbe et de fleurs ,
Roulait l'eau des torrens où se mêlaient ses pleurs ;
Et sa plainte ignorée , au lever de l'aurore ,
Quelquefois sous ces murs retentissait encore.
AVRIL 1815 . 435
Heureuse , si sa voix jusques à son amant
Eût pu faire glisser son doux gémissement !
Mais , sitôt que le jour écartait le mystère ,
Triste , elle s'éloignait de ce lieu solitaire ;
Et son oeil , à regret , abandonnait la tour
Où devait , vers le soir , la ramener l'amour .
Frappé de ces récits , sous ses murailles sombres ,
Incertain , je m'égare à travers leurs décombres .
Je contemple ces murs où volait le trépas
Quand l'échelle dressée'appelait aux combats.
Ce fossé fut souvent rougi du sang du Maure ,
Et ses os , sans honneurs , y blanchissent encore.
Ces victimes en vain aux siècles à venir ...
Crurent , en succombant , léguer un souvenir .
La mort a dévoré tous leurs titres de gloire
Et rend muets pour eux les fastes de l'histoire.
Mais de l'oiseau des nuits l'horrible sifflement
Sous ces tristes arceaux retentit sourdement.
Ce cri donne à ces lieux un aspect plus terrible.
J'aime mieux m'égarer près du fleuve paisible
Dont ces saules pleureurs protègent le repos ,
Et , courbés sur son sein , y baignent leurs rameaux.
Ma marche de son cours imite l'indolence .
Je m'arrête , je rêve ; et , du sein du silence ,
Sort , s'élève la voix des cruels souvenirs .
Ils assiègent mon coeur , attristent mes plaisirs ,
Et portent la douleur dans mon âme attendrie.
O vous qui m'éclairiez le sentier de la vie ,
Mon oncle ! dans ces prés , sur ces tapis de fleurs ,
Ma douce illusion assemble encor nos coeurs .
Vous me parlez encor de ces grands phénomènes.
Qu'enfantent les volcans des passions humaines ;
De cette liberté, besoin de la vertu ,
436 MERCURE De france ,
Par des sophismes vains trop long-temps combattu.
C'est vous de qui la voix , au vrai culte fidèle ,
Me peignait les grandeurs de notre âme immortelle ;
Et , d'avance , enseignait à mon coeur éperdu
L'art de se consoler de vous avoir perdu .
BRES .
ÉNIGME.
QUOIQUE du sexe féminin ,
Mon nom , lecteur , est masculin ;
Trois de mes soeurs , sur cinq , entrent dans les affaires,
Et font , ainsi que moi , subsister les notaires .
Présente en toute occasion ,
J'aide à dire le oui , j'aide à dire le non.
La dernière de nous s'applique à la coutume ,
Ainsi que moi. Pouvant faire fortune ,
Elle et moi formons chaque jour
Le louable projet de briller à la cour.
LOGOGRIPHE
J'AI quatre pieds ; en certain lieu
Les deux premiers y font un dieu .
A la ville ainsi qu'au village ,
Le troisième avec eux est loin d'offrir un sage.
Or si le quatrième
Se joint tant au premier qu'aux second et troisième ,
Avec eux que deviendra - t - il ?
Placé modestement dans un humble fournil ,
Vous l'y verrez , jouant un rôle d'importance ,
Pourvoir avec chaleur à votre subsistance .
S ........
AVRIL 1815 . 437
CHARADE.
Oui , toujours mon premier commencera l'année ,
Lecteur , telle est sa destinée.
A Paris , à Bordeaux , à Marseille , à Lyon
Mon second vaut une négation ;
Mais dans mon dernier , maint tendron
Fait briller sa grâce légère .
Mon tout sut porter la terreur
Dans l'âme d'un peuple oppresseur.
Une terre inhospitalière
Le vit mourir, vaincu , l'égal de son vainqueur .
V. B. ( d'Agen ).
Mots de l'ÉNIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE insérés
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme - Logogriphe est Enée , dans lequel on trouve né.
Celui du Logogriphe est Bal , avec lequel on ferait Baal en doublant l'a
du milicu .
Celni de la Charade est Charmer , dans leque lon trouve char et mer.
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
DE L'ANGLETERRE ET DES ANGLAIS , par Jean-Baptiste
SAY , auteur du Traité d'Économie politique. — Brochure
de 56 pages . Prix , 1 fr . 50 cent. , et 1 fr. 75 c .
franc de port. — A Paris , chez Arthus-Bertrand , libr . ,
rue Hautefeuile , nº . 23 .
-
( DEUXIÈME ARTICLE
DANS le précédent article , on a vu comment une administration
avide et défectueuse , et des erreurs en économie
politique , entraînaient l'Angleterre vers une funeste
catastrophe. Tout l'art du gouvernement , aujourd'hui
est de chercher à la retarder , à prolonger l'état actuel
des choses .
Après avoir tracé de l'Angleterre ( sous les rapports
économiques et financiers ) un tableau bien différent de
celui que l'on s'en forme dans la plupart des contrées
de l'Europe , M. Say fait remarquer avec la même impartialité
combien , sous d'autres rapports , elle a droit
à nos éloges , et combien elle nous offre souvent d'exemples
à suivre .
« La nécessité d'épargner sur tous les frais de production a
pourtant produit en Angleterre quelques bons effets à travers beaucoup
de mauvais ; elle a , si l'on peut s'exprimer ainsi , perfectionné
l'art de produire , et fait découvrir des moyens plus expéditifs ,
plus simples , et par conséquent plus économiques de parvenir à
un but quelconque. Comme les fabrications en grand sont en général
les moins coûteuses , on a fait en grand les plus petites choses . J'ai
MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1815. 439
vu à Glascow des laiteries de trois cents vaches où l'on vendait
pour deux sous de lait . L'éducation du pauvre , qui fait peut-être
la seule sûreté du riche , était entravée par la cherté des livres et
des instituteurs , et quelques années plus tard on n'aurait pas été ,
au sein d'une des nations les plus civilisées de l'Europe , plus en
sûreté qu'au milieu des Caffres . Tout à coup on s'avise de faire des
écoles où un seul instituteur enseigne avec succès et rapidité à
lire , écrire et compter , sans livres ni plumes , à cinq cents enfans
à la fois ( 1 ).
» Mais c'est principalement l'introduction des machines dans
les arts , qui a rendu la production des richesses plus économique.
( 1 ) Je fais ici allusion à ce qu'on appelle le nouveau système d'éducation,
d'abord introduit par M. Lancaster, et depuis perfectionné par d'autres .
J'en ai vu des effets admirables dans toutes les principales villes d'Angleterre
; et ici , comme dans une infinité d'autres cas , les efforts des particuliers
anglais , rachètent et couvrent les fautes de l'administration . Les
désastres viennent d'en - haut , comme la grèle et les tempêtes ; les biens
viennent d'en bas , comme les fruits d'un sol fécond que rien ne lasse . La
philantropie des Anglais va au reste être imitée en ce point par la philantropie
française , qui s'occupe en ce moment de l'établissement d'écoles
économiques pour les pauvres , sur le plan de celles des Anglais .
Ce nouveau système d'instruction est fondé sur le parti qu'on peut tirer
de l'émulation dirigée vers un bon but , et du petit excédant d'instruction
qu'un élève a par-dessus un autre , en faveur de ce dernier. Chaque classe
d'une école est divisée par escouades de huit élèves rangés par ordre de
savoir, tellement que le plus avancé corrige ce que les autres font de mal .
Il est obligé de céder sa place du moment qu'un autre en sait plus que lui ,
et il passe dans une classe supérieure du moment qu'il peut y figurer ,
d'abord comme élève , ensuite comme chef d'esconade.
Les mêmes moyens ne sont pas exclusivement applicables aux basses
écoles. M. Millans , à Edimbourg , les a appliqués à des écoles relevées ;
et dans le college appelé High School , cinq professeurs suffisent pour faire
surmonter à sept cents élèves , les difficultés du latin et du grec.
On pourrait vraisemblablement employer dans l'ordre politiqué , les
mêmes leviers avec des succès merveilleux : c'est ce que nos neveux verront
peut- être.
440
MERCURE DE FRANCE ,
Il n'y a presque plus de grandes fermes en Angleterre où l'on
n'emploie , par exemple , la machine à battre le blé , par le moyen
de laquelle , dans une grosse exploitation , on fait plus d'ouvrage
en un jour qu'en un mois par la méthode ordinaire .
» Enfin le travail humain , que la cherté des objets de consommation
a rendu si dispendieux , n'est dans aucune circonstance
remplacé aussi avantageusement que par les machines à vapeur ,
improprement appelées par quelques personnes pompes à feu .
>>
Il n'y a pas de travaux qu'on ne soit parvenu à leur faire
exécuter . Elles font aller des filatures , des tissages de coton et de
laine ; elles brassent de la bière ; elles taillent des cristaux . J'en ai
vu qui brodaient de la mousseline et qui battaient du beurre. A
New-Castle , à Leeds , des machines à vapeurs ambulantes traînent
après elles des chariots de houille ; et rien n'est plus surprenant ,
au premier abord , pour un voyageur , que la rencontre , dans la
campagne , de ces longs convois qui s'avancent par eux - mêmes
et sans le secours d'ancun être animé.
>> Partout les machines à vapeurs se sont prodigieusement multipliées
. Il n'y en avait que deux ou trois à Londres il y a trente ans ;
il y en a des milliers à présent . Elles sont par centaines dans les
grandes villes manufacturières ; on en voit même dans les campagnes
, et les travaux industriels ne peuvent plus se soutenir avec
avantage qu'au moyen de leur puissant concours . Mais il leur
faut en abondance de la houille ,
de ce combustible fossile que Ja
nature semble avoir mis en réserve pour suppléer à l'épuisement
des forêts , résultat inévitable de la civilisation . Aussi pourrait-on ,
à l'aide d'une simple carte minéralogique , tracer une carte industrielle
de la Grande- Bretagne . Il y a de l'industrie partout où il
y a du charbon- de-terre .
» Mais on a beau abréger les moyens de produire , l'impôt , le
terrible impôt , qui agit sur la production annuelle précisément
de la même manière que tous les autres frais , semblable au cauchemar
des rêves qui gagne du terrain malgré les efforts qu'on
AVRIL 1815 .
44
fait pour lui échapper , atteint , outrepasse les économies des producteurs
industrieux ; et loin que la nation jouisse de son admirable
industrie et de l'activité soutenue de ses travailleurs , on lui
fait payer cher ce qu'elle produit ( 2 ) à bon marché ; et la mettant
dans l'impossibilité de vendre à aussi bon compte que d'autres
nations moins écrasées par les charges publiques , on lui ôte , dans
l'étranger , tout moyen de soutenir la concurrence de l'étranger ;
on lui ferme tout débouché extérieur car si le gouvernement a
le pouvoir de faire payer aux Anglais les choses au- delà de ce
qu'elles valent , il n'exerce pas , Dieu merci , le même pouvoir sur
les Français , les Allemands , sur les Brésiliens .
» Que serait-ce si la longue séparation de la nation anglaise
d'avec les terres classiques de l'Europe , avait peu à peu altéré son
goût dans les arts ? si ses vases , ses meubles , ses flambeaux n'avaient
plus de pureté , de légèreté , d'élégance dans les formes ?
s'ils étaient retombés dans ce goût gothique et contourné , dans
ces ornemens lourds et compliqués qui ne représentent rien ? si
les dessins des étoffes , si le choix des couleurs étaient en arrière
des progrès de l'Europe , et si l'Angleterre ne pouvait se remettre
au courant sans une longue et active communication avec le
continent ?
» Faut-il s'étonner du peu de succès qu'ont obtenu les marchandises
anglaises dans les grands marchés de l'Europe , et peut-
(2 ) Ce mot produire s'entend ici , comme dans toutes les questions d'économie
politique , de tonte espèce d'action qui concourt , même partiellement
, à la complète confection d'un produit . Quand il s'agit d'une mousseline
des Indes , par exemple , le cultivateur qui a recueilli le coton , le
fabricant qui l'a filé et tissé , le négociant qui a fait venir la mousseline ,
et même le marchand qui la détaille , en sont les producteurs. L'industrie
du négociant , quoique étant en Angleterre plus favorisée , moins chargée
que les autres , l'est néanmoins beaucoup encore . Plusieurs nations de l'Europe
peuvent transporter des marchandises , soit par mer , soit par terre , à
meilleur marché que les Anglais .
442
MERCURE DE FRANCE ,
on leur en présager davantage à l'avenir , si leur système économique
ne change pas » ?
Nous aurions désiré consigner ici les notions très -claires
que donne M. Say de la fameuse banque d'Angleterre ,
de sa situation , etc .; mais c'est dans l'ouvrage même que
nous invitons nos lecteurs à les aller chercher. Elles perdraient
de leur prix si nous les présentions détachées de
tous les raisonnemens qui les précèdent et les suivent.
C'est avec la même supériorité de logique que l'auteur
prouve , contre l'opinion commune , que l'Angleterre ne
tire aucune puissance réelle et peu de profits de ses colonies
, notamment de l'Inde où , cependant , une compagnie
de marchands anglais possède une étendue de pays
plus vaste que les trois royaumes , et règne sur quarante
millions de sujets . On pourra voir dans l'ouvrage combien
cette puissance est précaire et onéreuse .
-
« A différens degrés , dit M. Say , il en est des autres colonies
anglaises comme de l'Inde , à la différence que le gouvernement
qui y exerce la souveraineté , mais qui ne fait pas le commerce ,
n'est point dédommagé par les profits du négoce , des pertes que
ces colonies lui occasionnent comme souverain ( 3 ) . Le vieux système
colonial tombera partout dans le cours du 19. siècle. On
renoncera à la folle prétention d'administrer des pays situés à
deux , trois , six mille lieues de distance ; et lorsqu'ils seront indépendans
, on fera avec eux un commerce lucratif , et l'on épargnera
les frais de tous ces établissemens militaires et maritimes
(3) On peut citer comme un excmple de ce que font perdre les colonies
, les frais de gouvernement de l'Isle de Sainte-Hélène , qui , pour les
agens civils et militaires et l'entretien des établissemens , coûte annuellement
84 mille livres sterling , et rapporte 12 cent livres sterling.
( Les notes de cet article sont tirées de l'ouvrage de M. Say ) .
AVRIL 1815.
443
qui ressemblent à ces étançons dispendieux , au moyen desquels
on soutient mal à propos un édifice qui s'écroule » .
L'idée que nous croyons avoir donnée du nouvel ouvrage
de M. Say ne suffira point aux lecteurs avides d'une
solide instruction : ils auront recours au livre même .
Nous terminerons cet extrait en citant encore un dernier
paragraphe de l'ouvrage , qui nous paraît contenir
des idées aussi justes que philantropiques .
« Telle est , du moins sous ses principaux points de vue , la
situation où les événemens de notre époque ont amené la Grande-
Bretagne. Je crois n'avoir ni exagéré , ni déguisé les difficultés
de sa position ; car je me sens exempt de toute prévention . Je
forme des voeux pour la prospérité de l'Angleterre , comme pour
celle de la France et de tout autre pays . L'une de ces prospérités,
loin d'être incompatible avec une autre , ainsi que le commun des
hommes l'imagine , lui est au contraire favorable . J'ai voulu consigner
des faits curieux et de grandes expériences en économie
politique , parce que ces expériences sont rares , et qu'elles
coûtent cher. Elles feront peut - être naître dans de bons esprits
d'utiles réflexions . Pour le vulgaire , les événemens se succèdent :
ils s'enchaînent pour l'homme qui pense. Quelquefois même , il
lui est permis d'entrevoir quelques-uns des chaînons qui licnt le
présent au futur : il connaît alors de l'avenir tout ce qu'il est
permis d'en savoir , depuis que les pythonisses et l'astrologie judiciaire
sont passés de mode » .
A. D.
444
MERCURE DE FRANCE ,
DESCRIPTION DES CATACOMBES DE PARIS , précédée d'un
Précis historique sur les catacombes de tous les peuples
de l'ancien et du nouveau continent ; par L. HÉRICARD
DE THURY , maître des requêtes , ingénieur en chef an
corps des mines , inspecteur-général des travaux souterrains
du département de la Seine ( 1 ) .
UNE des coutumes le plus généralement établies chez
les différens peuples de l'un et de l'autre continent est
celle d'élever des monumens à la mémoire des aïeux. Le
sentiment qui fit construire le premier monument funéraire
est composé de la reconnaissance et des regrets ,
qui sont de tous les climats . Le vieillard , qui se penche
sur la tombe , la voit avec moins de regret si elle se
montre décorée de quelque ornement , de quelque inscription
qui pourra demander pour lui un souvenir à la postérité.
Ses enfans , après sa mort , aiment à donner de la
pompe à ce monument qui doit dire leurs regrets , et inviter
leurs concitoyens à les partager.
Il serait peut-être difficile de concevoir comment des
sentimens si doux ont pu porter certains peuples , déjà
parvenus à un haut degré de civilisation , à rechercher les
cavernes , les antres souterrains pour y enfermer les dépouilles
de leurs morts . Comment a-t-il pu se faire que
l'idée d'être englouti pour jamais dans ces retraites sombres
, en augmentant les horreurs du tableau de la mort ,
n'ait pas fait renoncer de bonne heure à cette habitude?
Le dogme de la métempsycose , et , sans doute , quelques
circonstances dépendantes du climat , ont dû maintenir
( 1 ) A Paris , chez Bossange et et Masson , imprimeurs-libraires , rue de
Tournon , nº. 6 ; ct à Londres , 14 great Malborough Street , etc.
AVRIL 1815.
445
long-temps en Épypte l'usage d'enfermer les corps dans
des monumens dont la masse pùt les isoler de la température
extérieure , qui là , plus que partout ailleurs ,
devait hâter la destruction . L'Égypte devait donc à des
circonstances particulières physiques , religieuses et même
politiques , l'origine et le maintien de cet usage.
Je ne pense point que les Grecs aient eu des catacombes
proprement dites . La métempsycose ne fut point la base
de leur religion ; d'ailleurs , leur imagination était trop
active pour enfermer les débris du palais de l'áme dans
d'horribles souterrains . Ils ne voulaient pas ainsi mettre
une barrière entre les morts et les vivans. Les tombeaux,
élevés sur une belle plage , leur semblaient prolonger la
vie de ceux qui y étaient placés . Socrate et Platon auraient
développé avec moins de succès le dogme de l'immortalité
de l'âme , s'ils n'eussent fait entendre leurs sages
et harmonieux discours dans cette même ville où les tombeaux
des grands hommes se présentaient comme un des
plus beaux ornemens . L'imagination aime à suivre les
rivages de ces belles provinces grecques où des tombeaux
plus ou moins sévères , plus ou moins riches , répandaient
un touchant intérêt. Tous les cinq ans la jeunesse d'Argos
allait porter des fleurs sur la tombe d'Homère dans l'ile
d'Ios . Plusieurs promontoires n'étaient pas moins célèbres
par leur position et leur hauteur que par les monumens
qui y étaient élevés . L'Énéide présente jusqu'à cinq descriptions
de ces monumens des regrets , et chacune ajoute
un nouveau charme à ce poëme. C'est sous l'ombre des
bois , c'est dans les prés que les tombeaux s'entourent de
toutes les illusions qui adoucissent l'amertume des pertes
qu'a faites le coeur . Les tombes , rejetées dans les souterrains
, n'inspirent qu'une sombre tristesse.
446 MERCURE DE FRANCE ,
Les colonies grecques elles-mêmes ont rarement enseveli
leurs morts dans des cavernes , durant les beaux temps
de leur civilisation . La Calabre n'offre aucun débris de
catacombes . Les tombeaux creusés dans le roc à Thelmissus
, dans la Carie , n'ont aucun rapport avec des catacombes
, à cause de la hauteur à laquelle ils sont creusés .
On en peut dire autant d'un grand nombre de tombeaux
que l'on voit en Sicile , creusés à de grandes hauteurs .
Syracuse , où l'on trouve de très-vastes souterrains , destinés
à placer les morts , présentait , à l'époque de sa splendeur
, des sarcophages et des cénotaphes magnifiques.
Qu'on se rappelle seulement ce que les historiens rapportent
de la voie Agragiana , dans laquelle le philosophe
de Tusculum découvrit le tombeau du physicien
de Syracuse.
Les Romains , dans le temps de leur grandeur , n'eurent
point de catacombes proprement dites . Leurs usages
furent ceux des Grecs relativement aux funérailles .
Ille te mecum locus , et beatæ
Postulant arces : ibi tu calentem
Debita sparges lachryma favillam
Vatis amici. (HOR. )
Les souterrains creusés , si je puis m'exprimer ainsi ,
dans le piédestal de l'antique cité des Césars , ont une
origine mieux connue que celle des différentes latomies ,
et , surtout , des cryptes de Sicile , que l'on dit avoir été
habités par les Troglodytes , et qui , peut-être , ont été
créés à une époque où le sol volcanisé de la Sicile , déjà
assez épais pour produire des gramens nourrissans , ne
l'était point assez pour fournir à la végétation des arbres
nécessaires à la construction des maisons . Tite- Live ne
laisse point douter que les excavations qui s'étendent sous
AVRIL 1815 . 447
la ville de Rome durent leur origine à la tyrannie de
ses premiers rois , qui , ayant détruit plusieurs villes d'Italie
, et en ayant amené esclaves les nombreux habitans ,
crurent pouvoir impunément les occuper à arracher de
ces souterrains les pierres et la pouzzolane qui étaient
nécessaires à la construction de la capitale du monde à
son berceau . Les inondations si fréquentes du Tibre ne
permettaient d'employer ces souterrains à aucun usage
permanent.
Ce fut la terreur qui , sous les empereurs romains , fit
se cacher dans ces souterrains affreux les sectateurs du
christianisme naissant . Les cendres de leurs pères étaient
proscrites ces lieux sombres devinrent le lieu de leurs
funérailles. On trouve un certain nombre de tombeaux
des payens parmi ceux des chrétiens ; mais leurs dates se
rapprochent de celle de la chute de l'empire romain .
M. Héricard de Thury consacre la première partie de
l'ouvrage que nous annonçons aujourd'hui , à des recherches
historiques sur les catacombes des anciens . Selon lui ,
on rencontre des débris de ces monumens dans toutes
les parties du monde . On trouvera , dans cette dissertation
, des recherches curieuses faites chez les principaux
auteurs qui ont écrit sur cette matière. Je suis fàché de
n'y trouver aucun détail sur ces immenses excavations ,
ces innombrables temples souterrains que possède la côte
de Coromandel , connus sous le nom d'Elora , et qui ,
selon l'expression de M. Langlès , pourraient être appelés
le Panthéon de l'Inde. Ce monument méritait de trouver
place dans cet ouvrage , de préférence aux cavernes de
la Chaux de Perrier , près d'Issoire , en Auvergne , etc.
Les catacombes de Paris n'ont point ce genre d'interêt
que donnent aux monumens de grands souvenirs . Leur
448
MERCURE DE FRANCE ,
histoire ne se rattache à aucun événement important de
l'histoire nationale. Elles ont été creusées par le besoin de
se procurer des pierres . Leur histoire devrait être liée , du
moins , à celle de l'architecture ; mais ce n'est qu'avec
beaucoup de peine qu'on a pu reconnaître celles des carrières
de Paris d'où sont sorties les tours de Notre - Dame.
Mais si ces souterrains offrent peu d'intérêt , sous le rapport
historique , elles méritent toute l'attention de l'observateur
qui s'occupe de l'étude de la géologie. La seconde
partie de cet ouvrage est consacrée à la description du sol
de nos catacombes . M. Héricard de Thury s'est entouré
des lumières des savans observateurs qui ont déjà jeté
beaucoup de jour sur la constitution physique du sol de Paris
et de ses environs . En empruntant les travaux d'un grand
nombre d'illustres géologues , M. Héricard de Thury joint
ses observations aux leurs. Voici les principes généraux
qu'il croit devoir poser sur la formation du sol de Paris :
1º . De formation tertiaire , ce terrain se rapporte aux
dernières dépositions des eaux sur notre continent ; 2º . on
n'y trouve en place aucune substance de formation ancienne
; et 3º . d'après l'étude de celles qui ont été découvertesjusqu'à
cejour, on ne reconnait que des sables , des
marnes , des pierres à plátres , des pierres calcaires , des
argiles et des craies , toutes matières de transport, d'une
déposition récente , et dont la formation successive atteste
leurformation est due aux eaux , etc.... En examinant
le sol des environs de Paris , du sud au nord , on reconnait
qu'il est composé de six grandes dépositions distinctes
, placées successivement, et par époques différentes,
les unes au-dessus des autres. L'étude de chacune de ces
dépositions et des matières qui les constituent , présente un
grand interêt. M. Héricard de Thury s'en occupe avec tout
que
AVRIL 1815.
449
100
le soin nécessaire ; et un tableau de la coupe oryctognosti
que du sol de la plaine du midi de Paris , sous le Mont
Souris , lieu où sont creusées les catacombes , achève de
donner à cette partie de l'ouvrage tout l'intérêt dont elle
susceptible.
On trouve encore , dans cette partie de l'ouvrage , des
détails curieux sur l'ancienneté de l'exploitation des carrières
. « Il est difficile ou mème impossible , dit l'auteur, de
» déterminer précisément aujourd'hui à quelle époque les
» carrières des environs de Paris ont commencé à être
» mises en exploitation . Les premières extractions furent
>> infailliblement faites à découvert , et par tranchées ou-
» vertes dans les flancs des collines qui entouraient la
» Lutetia Parisiorum . Nous retrouvons encore des vesti-
» ges de ces premières exploitations au bas de la Mon-
» tagne Sainte-Geneviève , et on en suit les traces sur les
>> rives de l'ancien lit de la Bièvre , dans l'emplacement
» de l'Abbaye Saint-Victor , celui du Jardin des Plantes et
» le faubourg Saint-Marcel.
» ` Jusqu'au douzième siècle , les palais , les temples et
>> les autres monumens publics de cette ville , furent cons-
>> truits en pierres des carrières de ce faubourg et de celles
>> qui furent ensuite ouvertes au midi des remparts de Pa-
>> ris , vers les places Saint-Michel , de l'Odéon , du Pan-
>> théon , des Chartreux et des barrières d'Enfer et Saint-
» Jacques , vers lesquelles sont établies les catacombes .
» Dans le procès verbal de la reconnaissance de tous
» les édifices anciens de la ville de Paris , par ordre de
>> Colbert, commencée le 11 juillet 1678 et terminée le 20
» avril 1679 , on voit que les architectes du roi s'attache-
» rent d'abord particulièrement à bien connaître les dif-
» férentes espèces ou qualités de pierres que fournissaient
IMBRE
.
RO
SEINE
29
450
MERCURE DE FRANCE ,
» les carrières des environs de Paris , afin de pouvoir dé-
» terminer ensuite celles qui avaient dû fournir les maté
>> riaux de tel ou tel édifice ; et c'est ainsi qu'ils parvinren :
» à reconnaître , 1º . etc. » De semblables détails sont bien
dignes d'exciter la curiosité , surtout celle des habitans de
Paris . L'historique de la création de l'inspection générale
des carrières , dont M. Guillomot fut le directeur , est
aussi rempli d'intérêt .
La troisième partie contient la description des catacombes
de Paris . On y lit l'historique de la suppression du eimetière
des Innocens , bienfait que la ville de Paris doit à
M. Lenoir , lieutenant -général de la police , qui demanda
la destruction de l'église des Innocens , l'exhumation de
son antique cimetière et sa conversion en place publique .
Ce projet fut exécuté à la réquisition de M. de Crosne ,
successeur de M. Lenoir dans la place de lieutenant- général
de la police. Voici quelques détails sur la funèbre cérémonie
de l'exhumation du charnier des Innocens et de la
consécration des catacombes.
« Le plus grand ordre n'a jamais cessé de régner dans
>> les travaux, dont les dispositions formaient souvent l'en-
» semble le plus pittoresque . Le grand nombre de flam-
>> beaux et de cordous de feux allumés de toute part , et
» répandant une clarté funèbre dont les reflets agités se
>> perdaient à travers les objets environnans ; l'aspect des
>> croix des tombes et des épitaphes , le silence de la nuit ,
>> le nuage épais de fumée qui voilait le lieu du travail , et
>> au milieu duquel les ouvriers , dont on ne pouvait dis-
» tinguer les opérations , semblaient se mouvoir comme
» des ombres ; ces ruines variées qu'offraient la démoli-
» tion des édifices , le bouleversement du sol par les exhuAVRIL
1815 . 451
» mations , tout donnait au lieu de la scène un aspect à la .
» fois imposant et lugubre.
>> Les cérémonies religieuses ajoutaient encore à ce
» spectacle . Le transport des cercueils ; la pompe qui ,
» pour les sépultures les plus distinguées , accompagnait
>> ces déplacemens , les chars funèbres et les catafalques ;
>> ces longues suites de chariots funéraires , chargés d'os-
>> semens et s'acheminant lentement , au déclin du jour ,
>> vers les nouvelles catacombes préparées , hors les
» murs de la ville , pour y déposer ces tristes restes ; l'as-
» pect de ces vastes souterrains ; ces voûtes épaisses qui
» semblent les séparer du séjour des vivans ; le recueil-
>> lement des assistans , la sombre clarté du lieu , son si-
» lence profoud ; l'épouvantable fracas des ossemens des-
» séchés , précipités et roulant avec un bruit que répé-
>> taient au loin les voûtes , tout retraçait dans ces momens
l'image de la mort , et semblait offrir aux yeux le spec-
» cle de la destruction , etc. »>
J'ai cru devoir citer ce morceau , pour faire juger du
style de cet ouvrage ; et , comme il présente tous les détails
d'une cérémonie , peut - être unique dans l'histoire , je
pense qu'on nous en saura gré .
Cette exhumation était pour les physiciens et les anatomistes
une source d'observations importantes . MM . Thouret
et Fourcroy en furent témoins . Le travail qu'on attendait
d'eux sur cet objet n'a point été publié ; mais
leurs observations se trouvent éparses dans différens ouvrages
de ces illustres médecins . C'est là qu'ils reconnurent
les trois espèces de décomposition du corps de
l'homme , et qu'ils firent des observations sur la substance
appelée adipocire , qui résulte d'un de ces modes de décomposition
.
452
MERCURE DE FRANCE ,
Tous les ossemens des autres cimetières de Paris furent
portés au grand ossuaire des catacombes . M. Héricard de
Thury rappelle les divers événemens de la révolution qui
amenèrent dans ces souterrains les restes d'un trop grand
nombre de victimes.
Un chapitre de cette partie de l'ouvrage présente les
inscriptions placées dans ces souterrains . Le plus grand
nombre est très-bien choisi ; mais peut-être y en a-t-il trop.
C'est un défaut qui nuit à chacune d'elles en particulier.
Les meilleures sont nécessairement les plus connues :
telles sont les stances d'Horace et de Malherbe sur la
mort. Quelques-unes se contredisent trop évidemment ;
telles sont celles - ci :
Has ultra metas requiescunt beatam spem expectantes.
Lasciat' ogni speranza , voi ch'entrate.
On n'aime pas à voir au-devant des catacombes françaises
le vers que Virgile met dans la bouche de Caron, au
moment où Énée s'approche de l'Achéron :
Hic locus umbrarum , somni noctisque sopora.
Je trouve aussi une sorte de plaisanterie déplacée dans
l'application de l'inscription suivante , tirée du même auteur,
à la sortie des catacombes :
Facilis descensus avernis ;
Nocte atque die patet atri janua Ditis ;
Sed revocare gradum , superas evadere ad auras ,
Hoc opus , hic labor est.
L'architecture a cherché à donner aux catacombes un
caractère sombre et majestueux . La manière dont les ossemens
sont rangés ne saurait satisfaire tous les spectateurs ;
quelques-uns trouvent que l'art avec lequel ils sont alignés
et retenus dans leur place est poussé trop loin : ils
AVRIL 1815 . 453
voient dans cet arrangement une sorte de luxe et peut-être
de coquetterie , qu'on est bien loin de s'attendre à trouver
dans de pareils objets . On dirait que la Mort vient
de relever un instant ses tristes débris pour essayer d'attirer
l'admiration des vivans . Ce sont principalement ces
autels de forme antique , composés d'ossemens que la scie
et le ciseau ont plus ou moins mutilés pour les façonner
en corniches et en moulures , qui étonnent le plus ceux
qu'un sentiment tendre conduit dans les catacombes de
Paris. On trouve de pareils autels dans les ossuaires d'Italie
, dira-t-on je le sais ; mais ne sait-on pas aussi que
ces ossuaires furent formés , pour la plupart , dans des
siècles d'ignorance et de fanatisme ?
Les Athéniens n'auraient pas ainsi mutilé les restes de
leurs concitoyens . Pausanias rapporte que , dans un temple
célèbre de l'Asie -Mineure , on voyait un autel entièrement
composé de cornes de bélier , entrelacées avec un art surprenant
; mais je ne pense point que les Grecs aient eu
jamais dans leurs monumens rien d'analogue aux autels
élégamment funèbres des catacombes de Paris . Avouons -le :
le but de ce travail est manqué ; il est contraire au culte
des aïeux auquel sont consacrés ces souterrains . La raison
et le sentiment le condamnent ; et quel est l'homme qui
ne verrait pas avec peine les restes de ses pères livrés au
caprice du ciseau d'un sculpteur , pour amuser un instant
le goût capricieux d'un voyageur dans les catacombes ? Ce
n'est pas seulement mon sentiment que je présente ici :
c'est celui d'un grand nombre de pères de famille qui ,
parmi ces débris , ont vu ensevelir les restes de leurs
pères .
Trop souvent les décorations de ce palais de la Mort
ressemblent à celles de l'Opéra. Ces colonnes , ces pilas454
MERCURE DE FRANCE ,
tres , ces obélisques , dont les formes antiques sont empruntées
de tous les styles d'architecture des anciens
peuples , ne me présentent rien de national. Ces inscriptions
en toutes les langues sembleraient annoncer un cimetière
appartenant à tous les peuples de l'univers . Serat
-on obligé , pour combattre mon opinion sur ce point ,
de me dire que l'homme est cosmopolite et que la mort
frappe partout ? Quoiqu'il en soit , tant d'objets disparates
éloignent des catacombes de Paris ces inspirations tendres
et mélancoliques qu'inspire l'aspect du tombeau des aïeux.
J'aimerais mieux voir employer les soins et les talens
de nos ingénieurs et de nos architectes à établir un cimetière
digne de Paris qu'à étayer avec effort de tristes souterrains
où la mort a entassé ses victimes , et où elle menace
d'engloutir ceux que la curiosité , et quelquefois le
sentiment , y conduisent. Venise doit au gouvernement
français un enclos de la mort digne de cette ville : Paris
réclame le même bienfait.
Sous le titre d'opinions du siècle sur les catacombes , la
quatrième partie contient les pensées qui ont été inscrites
sur le registre qu'on présente aux voyageurs dans les catacombes
, au moment de leur sortie . Les plus remarquables
me paraissent être celles- ci :
C'est Paris retourné .
A. LEERUN.
Un homme dans la tombe est un navire au port.
HORQUELARD.
Alphabet latin de la vie humaine :
Aura , Bulla , Cinis , Dolus , Error , Flammula , Gutta , H.... , Imago ,
Lutum , Milium , Nihil , Offucia , Pumex , Quisquiliæ , Ros , Somnia ,
Transitus , Umbra , V ..... , X.... , Y ..... , Z .....
. Procul , o procul este profani !
AVRIL 1815 .
455
Celui qui a écrit ces mots sur le régistre de sortie n'y
était pas venu sans doute en la compagnie de l'auteur des
vers suivans :
Quant à moi , je le dis sans détour ,
J'aime mieux , en plein vent , admirer la lumière ,
Et fêter tour à tour
Bacchus et la gaîté , mes amis et l'amour.
RICHARD .
La Description des catacombes de Paris est une compilation
qni offre un véritable intérêt . Le style en est
clair et précis . Peut- être l'auteur a -t-il eu le malheur d'épuiser
sa matière ; cependant , la plupart des détails qu'il
présente méritent de fixer l'attention de diverses classes
de la société ; et le minéralogiste , l'historien , l'ingénieur ,
le moraliste lui-même , y trouveront , séparément il est
vrai , des pages dignes d'exciter leur curiosité.
BRES .
MÉLANGES .
HASSAN , OU LE MIROIR DE LA VÉRITÉ,
CONTE ORIENTAL. ―
( Suite et fin . )
UNE semaine entière fut emportée ainsi sur l'aile des plaisirs .
Enfin le calife se souvint qu'il avait un empire à gouverner. Inébranlable
dans sa résolution de connaître les affaires par lui- même ,
il fit appeler d'abord le vizir chargé de l'administration des finances.
Le vizir vint , et Hassan lui demanda des lumières sur les
affaires de son département . Commandeur des croyans , dit Ithiraz ,
le nouvel impôt ne s'est levé d'abord que difficilement ; mais
les provinces qui avaient franchi la barrière de l'obéissance pour
se jeter dans la route de la rébellion , ont été réduites par la force
456 MERCURE
DE FRANCE
,
toute-puissante des armes de votre majesté. Que voulez-vous dire ?
s'écria Hassan , de quel impôt me parlez -vous , et en vertu de
quels ordres mes valeureuses troupes se sont-elles armées contre
mes sujets ? Sire , reprit Ithiraz , cet impôt est celui qu'il a fallu
établir pour faire rentrer dans votre trésor les sommes qu'on
a été obligé d'en distraire pour célébrer votre glorieux avénement
au trône des califes , et pour payer les dépenses des fêtes
particulières que vous venez de donner dans votre sérail . Quoi !
dit Hassan , tandis que je me divertissais , mes soldats allaient
dans les provinces arracher au malheureux , peut -être , sa dernière
ressource pour en acquitter le prix de mes prodigalités ! Votre
grande âme s'alarme trop facilement , dit Ithiraz , les turbulens
qu'on a été obligé de réduire par la rigueur , étaient de ces misérables
qui ne cherchent qu'à mettre le désordre pour en profiter ,
et qui se servent , pour arriver à leur but , du premier prétexte
qui se présente. Ils avaient réussi dans les commencemens à tromper
d'honnêtes gens ; mais ceux -ci ont été promptement désabusés
. Alors , bien loin de se refuser au paiement de ce qu'ils
devaient , ils s'en sont acquittés avec joie , satisfaits de pouvoir contribuer
aux plaisirs d'un prince dont ils connaissaient le coeur
généreux et magnanime. Ils sont certains , d'ailleurs , qu'aussi-tôt
que les besoins auront cessé , votre majesté s'empressera de réduire
les sacrifices que la loi de la nécessité rend aujourd'hui indispensables
. Oui , vizir , dit Hassan , je veux qu'on ne néglige
rien pour diminuer le fardeau des charges qui pèsent sur le peuple.
Je suis content de l'amour qu'il me porte : je le mérite déjà
les projets que je fais pour sa prospérité future.
par
Cet homme , dit Hassan , quand Ithiraz fut sorti , paraît être
profondément instruit dans la partie de l'administration confiée
à ses lumières . Consultons un peu mon miroir sur son caractère.
« Leflatteur est le plus grand ennemi de son maître : mais
» Ithiraz n'est pas celui que tu as le plus à redouter » .
pensa Hassan , j'ai bien cru distinguer quelques traits de flatterie
dans ses discours . Les courtisans s'imaginent ne pouvoir appro
Oui ,
>
AVRIL 1815. 457
cher du prince qu'avec le miel de l'adulation sur les lèvres ; les
miens ont encore un reste de l'habitude que leur a fait contracter
le caractère de Montévékul ; ils achèveront de se corriger quand
ils sauront combien j'aime la vérité et la franchise.
Le vizir de la guerre venait d'entrer . Le calife lui témoigna
sa satisfaction de la prompte réduction des rebelles . Commandeur
des croyans , lui dit Ham'addaleth , c'était le nom de ce vizir ;
rien n'est impossible à vos invincibles troupes . Quoi qu'il en puisse
coûter à leur coeur , elles s'empresseront toujours d'accomplir
vos ordres sacrés. Que dites-vous , vizir ? dit Hassan , est - ce que
mes fidèles soldats auraient balancé entre le chemin de la désobéissance
est celui du devoir ? De quels ordres , au surplus , me
parlez -vous ? Je parle , dit Ham'addaleth , de ceux que vous
avez donnés pour le massacre et la destruction des habitans des
deux plus riches provinces de votre empire. Je ne dois pas cacher
à votre majesté , en ministre fidèle , que cette sanglante exécution
a excité les murmures de toute l'armée ; et que , sans la fermeté
des émirs , la pitié l'eût emporté dans l'âme des soldats sur la
soumission aveugle qu'ils doivent à leurs chefs . Quoi donc ! s'écria
Hassan , la punition d'une poignée de rebelles.... J'ose faire observer
au sublime commandeur des croyans , interrompit Ham'addaleth
, qu'il s'agit de deux provinces entières ravagées et détruites
. On a trompé votre majesté , si l'on a diminué à ses yeux
le nombre des victimes . J'ai entre les mains les lettres des émirs .
Je n'ai jamais ordonné une semblable barbarie , s'écria encore
Hassan ; et l'audacieux vizir qui a eu l'insolence de se servir de
mon nom pour la faire commettre , paiera de sa tête une telle
atrocité. Sire , dit Ham'addaleth , aucun de vos vizirs n'eût été
assez téméraire pour entreprendre ainsi sur votre autorité. Voici
l'ordre dont vous vous plaignez justement , j'ose le dire ; il est signé
de votre main . De ma main ! dit le calife consterné en reconnaissant
son écriture ! Comment ai-je pu ? ... Mais vous me trompez
, Ham'addaleth , je n'ai aucun souvenir.... Commandeur des
croyans , reprit le vizir , cet ordre a été signé par vous malgré mes
458 MERCURE
DE FRANCE
,
vives représentations , lorsque vous avez approuvé l'établissement
de l'impôt qui a occasionné la révolte. Voilà qui est étrange , dit
Hassan , je ne me rappelle rien de tout cela. Sire , dit Ham'addaleth
, le vin égare la raison , il est le père de l'injustice . Le
bruit des coupes qui s'entrechoquent empêche d'entendre la voix
suppliante de l'équité . Voilà pourquoi la main de votre majesté
n'a pas frémi en signant l'arrêt de mort de sujets fidèles dont le
seul crime fut d'être trop pauvres pour soutenir l'éclat de votre
règue . Pardonnez cette observation à la franchise d'un soldat et
à l'amour d'un serviteur zélé. Ce sera au surplus la dernière fois
que ma bouche vous fera entendre ce langage étranger dans les
cours. Je supplie votre majesté de vouloir bien m'accorder la permission
de renoncer à l'emploi où sa bonté m'avait maintenu .
Ni ma santé ni mon âge ne me permettent plus de me livrer à ces
pénibles fonctions. Je pense comme vous , dit le calife , les commencemens
d'un nouveau règne sont laborieux ; ils exigent de la
vigueur et de la liberté dans les ministres du prince . Choisissezvous
une retraite , mes bienfaits vous y suivront , Je rends grâce
à votre majesté , répondit Ham'addaleth en se retirant ; j'ai besoin
peu ; et quoique ma fortune soit médiocre , elle suffit amplement
à mes désirs .
Je soupçonne cet homme , dit en soi Hassan , d'être plus attaché
à la mémoire de Montévékul qui l'a élevé à la dignité de vizir,
qu'il ne l'est à son nouveau maître. La reconnaissance est une vertu
respectable , sans doute , quel que soit celui qu'elle a pour objet ;
mais un souverain ne doit pas s'entourer de gens qui portent autre
part l'affection de leur coeur . Peut -être aussi cet Ham'addaleth
est- il un de ces dangereux flatteurs qui , pour mieux s'emparer de
l'esprit des princes , versent le venin de la calomnie sur les actions
les plus louables ou les plus innocentes même , de ceux dont ils
peuvent craindre la concurrence. Dans tous les cas , un tel homme
ne pouvait m'être que fort nuisible. Que dis-je ? l'intérêt avec
lequel il m'a parlé des rebelles , me ferait croire qu'il était d'intelligence
avec eux . Le perfide ! n'a-t-il pas eu l'insolence de me
AVRIL 1815 .
459
dire que ma main était égarée par l'ivresse quand elle signait leur
châtiment ? Puis-je encore douter de sa trahison ? Qu'il bénisse ma
clémence si .... Mais interrogeons mon miroir sur la conduite que
je dois tenir envers ce coupable ministre . Lisons : Dieu étend le
nuage de l'aveuglement sur les yeux de celui qu'il abandonne,
Écoute moins....
L'arrivée du grand vizir obligea le calife de serrer son miroir ,
et l'empêcha de lire le reste ; mais il y suppléa . Il appliqua le sens
des deux premières lignes à Ham'addaleth , et il conclut que la
suite signifiait : Écoute moins les conseils de la pitié.
Ghaddar, le grand vizir , était le plus cruel ennemi de Ham'addaleth.
Il n'eut pas de peine à s'apercevoir des sentimens où le
calife était à son égard ; il jugea le moment favorable pour perdre
celui qu'il détestait ; mais il voulut le faire avec adresse et sans
montrer d'animosité . Il commença par le louer , en ayant soin
néanmoins de balancer les éloges par des traits de satire . Il cita
ensuite , de Ham'addaleth , divers traits ignorés du calife, et
qui , de la manière dont ils lui étaient présentés , ne pouvaient
manquer de lui déplaire . Ghaddar, tout en paraissant leur chercher
des excuses , avait l'art de leur prêter une malignité qu'ils n'avaient
pas. Hassan justifia la sentence qu'il avait lue sur son miroir . Sa
faiblesse se laissa prendre dans le piége que lui tendait la fourberie
de Ghaddar. Les méchans , dit - il , ne paient le bien qu'avec le
mal ; on mérite son salaire quand il est le prix d'une coupable
indulgence. Je veux que le traitre Ham'addaleth soit pris et livré
aux exécuteurs de la justice , pour être puni de mort. Allez ,
vizir , je vous charge de veiller au-supplice de ce scélérat . Vous
m'en repondrez sur votre tête .
Pendant que Ghaddar , plein de joie , se disposait à s'acquitter
de cette horrible mission , un spectacle touchant attirait l'attention
des habitans de Bagdad . Trois cents captifs chargés de chaînes , les
pieds nus , et ensanglantés par le voyage , arrivaient des extrémités
de l'empire , pour recevoir la mort dans la capitale . C'étaient
les chefs des principales familles qui avaient pris part à la révolte .
460 MERCURE DE FRANCE ,
Le calife , dont le coeur s'ouvrait insensiblement à la cruauté ,
voulut être témoin du sanglant spectacle qui allait avoir lieu . On
dressa donc les échafauds sous les fenêtres du palais , et l'on fit approcher
les coupables . Comme le peuple paraissait s'attendrir sur
leur sort , le calife fit publier que celui qui tenterait d'exciter sa
clémence partagerait le sort des condamnés , après avoir été livré
à l'infamie . Cet édit rigoureux n'effraya pas le sage Abdallah , principal
iman de la grande mosquée . Il s'approcha courageusement du
trône . O saint homme ! lui cria Hassan , que voulez-vous ? que
prétendez -vous faire ? J'ai juré par ma tête et par mes yeux ; n'espérez
pas que je viole mon serment , même en votre faveur . Commandeur
des croyans , lui répondit l'iman , je me soumets avec joie
à la peine qui m'est réservée , si je puis être assez heureux pour
vous empêcher d'être injuste . Alors ils lui représenta avec chaleur
le peu de gloire qu'il pouvait retirer du massacre qui se préparait
sous ses yeux . Il employa les raisons les plus fortes et les plus
touchantes pour adoucir le calife : mais celui -ci demeura inébranlable;
et Abd'allah, conformément à l'édit , fut livré au juge de police
qui le fit placer à califourchon sur un âne , le visage tourné vers la
queue ; et il fut promené ainsi par les rues de Bagdad.
Les exécuteurs , incertains de l'effet que produirait la généreuse
hardiesse de l'iman , attendaient un nouvel ordre , lorsqu'un des
captifs s'écria : Pourquoi suspendre plus long-temps le coup qui
doit nous frapper? Espère- t -on que le tigre qui a dévoré nos pèrcs
, nos femmes et nos enfans , apaisera pour nous seuls sa faim
cruelle ? Nous repoussons d'ailleurs sa pitié , puisqu'il n'en pas eu
pour nos concitoyens . Notre sang s'élèvera avec le leur au jour du
jugement pour crier contre lui. C'est ce que lui annonce Béhader,
fils de Méradour de Basra. Le fils de Méradour de Basra ! s'écria
Hassan en se précipitant de son trône ; arrêtez , je fais grâce au
fils de Méradour. Tu me fais grâce , tyran , dit Béhader avec fermeté
; j'ignore quel est le motif de l'exception que tu fais en ma
faveur, mais j'y renonce . Crois - tu que j'accepterais la vie , en voyant
périr mes infortunés compagnons ? Et quand j'aurais cette lâcheté,
AVRIL 1815 . 46F
que serait pour moi cette vie , séparé de l'épouse adorée que tes
soldats , aussi féroces que leur maître , ont égorgée dans mes bras ?
Fils de Méradour , dit Hassan , l'aigreur de tes discours n'imprimera
pas une entrave à l'essor de ma générosité . Je pardonne , à ta
considération , à tous tes complices. Non , dirent- ils tous à la fois ,
nous mourrons comme nos femmes , nos pères et nos enfans ; et
notre sang s'élèvera avec le leur au jour du jugement pour crier
contre tei . Hé bien ! mourez , dit Hassan , furieux ; mourez , et
que les bourreaux multiplient vos tourmens .
་
Ce commandement barbare ne fut que trop bien exécuté par
ceux à qui il s'adressait . Behader et les malheureux compagnons
de son sort expirèrent dans les tortures. Les bourreaux , lassés euxmêmes
de répandre du sang , allaient se retirer , lorsqu'on amena
deux nouvelles victimes ; c'étaient le vertueux Ham'addaleth, et le
sage Abď'allah , qui , après avoir épuisé la coupe de l'ignominie ,
venait terminer sous le glaive de l'iniquité une existence qu'il avait
employée toute entière à la pratique des vertus les plus austères .
L'aspect vénérable de ces deux vieillards , leur longue barbe
blanche , le souvenir de leurs longs services , leur résignation , les
murmures du peuple même , rien ne put apaiser l'inflexible fils
de Behloul. Il fit signe aux bourreaux de frapper.
L'exécution finie , les spectateurs se retirèrent consternés . Il
semblait que chacun venait de perdre ce qu'il avait de plus cher.
Hassan , retiré dans son palais , était peut-être le seul qui n'eût
aucun regret , aucun repentir. Il s'applaudissait même de sa férocité.
Voilà , pensait-il , un acte de fermeté qui assure la durée de
mon règne. Qui oserait maintenant s'opposer à ma volonté , connaissant
comme je sais punir ? Si le philosophe qui a construit mon
miroir était versé dans la science de la politique comme dans celle
des astres , il ne peut manquer de m'approuver. Il consulta son
talisman , et n'y distingua d'abord que ces mots écrits avec du
sang BEHADER , FILS DE MÉRADOUR . Un instant après , ces mots
s'effacèrent , et il en parut d'autres qui signifiaient : Le tigre ne
déchire pas la main qui le nourrit ; sa reconnaissance s'étend
462 MERCURE DE FRANCE ,
jusqu'au fils de son bienfaiteur . Je savais bien , dit Hassan un
en remettant son miroir , je savais bien que ces phipeu
troublé
losophes ne sont que des pédans , évaluant tout sur la petite mesure
de leur entendement , et s'imaginant qu'un roi ne peut , ne
doit avoir d'autres règles , d'autres principes de conduite que lenr
vaine philosophie . N'ai-je pas d'ailleurs rempli mon devoir envers
Behader? Je lui ai voulu sauver la vie ainsi qu'à tous ses compagnons
; ils ont insolemment rejeté ma clémence : ils sont les
seuls auteurs de leur mort . C'est par de semblables raisons que le
calife cherchait à combattre le cri de sa conscience qui s'élevait
jusqu'à lui . Enfin son crime lui parut ce qu'il était , et lui fit horreur.
Quel démon , s'écriait-il dans les transports de son désespoir
, a pu égarer ma raison à ce point ? Moi , l'assassin de Behader,
du fils de ce Méradour , qui a couvert ma misère du manteau de
l'hospitalité , qui m'a fait l'époux de sa fille , et dont j'ai causé la
perte ! Alkendé est bien moins coupable que moi ; il fut injuste ,
cruel , mais il ne fut pas ingrat. Moi , je suis tout cela !!!...
Ithiraz entra dans ce moment . Ses manières insinuantes lui
avaient attiré la confiance du calife , qui ne lui fit pas un secret
de ce qui se passait alors dans son âme. Ce vizir n'était point
aussi profondément pervers que Ghaddar , mais il ne pouvait voir
sans frémir des remords qui devaient entraîner la perte des conseillers
coupables dont la perfidie les avait préparés. C'est done
à calmer les terreurs du calife qu'il erut devoir mettre tous ses
soins. Commandeur des croyans , lui dit-il , j'avoue que voilà une
terrible aventure , dont le seul récit me glace d'effroi ; mais , poursuivit
-il , soulevons hardiment un coin du voile de la prévention ,
et osons envisager la chose en elle-même . Il me semble que votre
majesté est moins coupable qu'elle ne se le persuade. Son erreur est
celle d'une âme vertueuse qui s'exagère trop facilement les fautes
que la destinée l'a forcé de commettre. Méradour a été généreux
, mais vous n'étiez pas criminel envers lui , et Behader l'était
envers vous . Il s'est joint à ceux qui ont levé l'étendard de la
révolte , c'est un crime qu'un souverain ne peut laisser impuni sans
AVRIL 1815.
463
compromettre son autorité , celle des lois et la sûreté des peuples.
Vous étiez redevable à Behader en faveur des vertus de son père ;
mais devez -vous moins à vos sujets ? Votre majesté au surplus n'at-
elle pas eu la noble imprudence d'ouvrir l'asile de sa clémence
aux coupables ? ils ont refusé unanimement de se mettre sous cet
abri tutélaire : le péché , s'il y en a dans leur supplice , retombe
sur eux. Vizir , dit Hassan , vous cicatrisez la blessure de mon
coeur avec le baume de la persuasion . Je crois , comme vous , que
dans cette circonstance , j'ai suivi les conseils de la prudence et
de l'équité ; mais ne dois-je pas me reprocher la précipitation avec
laquelle j'ai ordonné la première mesure qui a produit ces tristes
événemens ? Ne dois-je pas me reprocher surtout l'état où j'étais
alors , et dont Ham'addaleth m'a presque fait rougir ce matin ?
Sire , reprit Ithiraz , le vin en effet est souvent un mauvais conseiller
, et peut-être sans lui la voix de votre sagesse vous eût -elle
indiquéun parti moins violent que celui que vous avez pris d'abord ;
mais l'homme qui , passant sur une route , tombe dans une fosse
d'éléphant creusée sous ses pas , n'est coupable que d'un manque
d'attention qu'il ne pouvait avoir : celui qui a fait le trou au milieu
du chemin est coupable de perfidie et mérite la mort . Votre
majesté s'est laissée aller au plaisir de boire de cette liqueur
enivrante qui trouble la raison . Ce malheur ne serait certainement
pas arrivé si le pourvoyeur du sérail n'eût trouvé un infidèle qui
vendit du vin , malgré la défense du Koran . C'est celui-ci qui a été
l'occasion du péché , c'est lui qui est l'assassin du fils de Méradour.
Si les scrupules que cet événement fatal a jetés dans l'esprit
de votre majesté ne s'évanouissent pas d'eux-mêmes devant la
lumière du raisonnement , faites chercher le vendeur de vin , pour
qu'il subisse la même peine qu'il vous a mis dans le cas d'infliger
à Behader. Le sang et la conscience de votre le prix du sera
sang ,
majesté sera ainsi délivrée de toute impression sinistre . Ah ! mon
cher Ithiraz , dit le calife , vous faites plus que me donner la
vie , vous me rendez les moyens de la supporter. Oui , le Juif
qui , transgressant la loi du prophète , m'a vendu ce vin , est le
464 MERCURE
DE FRANCE ,
véritable criminel . Qu'on s'en empare à l'instant , et qu'il soit
traité comme vous avez dit ; qu'on se saisisse aussi du pourvoyeur
du sérail , car il a partagé le délit du vendeur en achetant sa marchandise
.
Cependant la consternation qu'avait répandue la mort d'Abd'allah
, et celle d'Ham'addaleth , fit place à une certaine fermentation
dans les esprits . Elle augmenta quand on vit redresser
l'échafaud , et qu'on sut qu'il allait encore couler du sang. Néanmoins
le malheureux Juif et le pourvoyeur du sérail subirent leur
condamnation ; mais on eût dit que la fureur du peuple n'attendait
que ce moment pour éclater . On prit les armes et l'on courut
au palais . Les gardes surpris furent obligés de céder d'abord ;
mais ensuite ils repoussèrent les assaillans . On se battit avec un
acharnement sans pareil , et le carnage fut horrible . Le calife ,
écumant de rage , ordonna aux- soldats de ne faire nul quartier ;
lui-même se saisit d'une hache , et fit voler plusieurs têtes . Malgré
les efforts les plus extraordinaires , le danger croissait toujours . Le
palais allait être pris , si une troupe de gens déterminés ayant
réussi à se faire jour , n'eût couru , de l'aveu du calife , mettre le
feu à l'autre extrémité de la ville . Les assiégeans furent obligés
de suspendre leur attaque , pour aller au secours de leurs maisons
enflammées. L'incendie malgré cela fit de si grands progrès que le
palais commençait d'en être la proie . Hassan , dans une circonstance
si critique , crut devoir consulter son miroir sur les moyens
d'en sortir ; mais , au lieu de trouver ce qu'il y cherchait , il y lut
ces paroles terribles : Assassin du fils de son bienfaiteur , spoliateur
et meurtrier de ses sujets , incendiaire enfin , Hassan ,
FILS DE BEHLOUL , est le tyran le plus exécrable qui ait encore
régné sur les enfans d'ADAM . OEuvre d'imposture et de mensonge
, s'écria le fils de Behloul , suis-je donc un tyran parce
que je défends mes jours contre une populace furieuse ! Va , je ne
veux plus de tes conseils pédantesques , ni de tes reproches insensés
. Périsse avec toi le souvenir de celui qui t'a formé ! En
disant ces mots , il jeta le miroir avec violence contre terre , où
AVRIL 1815. 465
il se brisa en mille pièces. Au même instant , un effroyable coup
de tonnerre se fit entendre , et Hassan , dans l'état d'un homme
qui sort d'un profond sommeil, se trouva couché sur une natte dans
le même karavanseraï où il avait passé la première nuit de son
arrivée à Bagdad. Le sage Hakim était assis à côté de lui.
Serviteur de DIEU , dit Hassan au santon ; que signifie ce que
je vois , et que faut-il que je pense de tout ce qui vient de m'arriver
?
Qu'il ne faut pas , répliqua le derviche , ainsi que le dit le Koran ,
se servir de ces paroles : Je ferai cela , sans ajouter , s'il plaît à
DIEU. L'homme , dit encore ce saint livre , a été créé faible et timide
; il est accablé s'il lui arrive du mal ; il s'enorgueillit lorsqu'il
lui arrive du bien . Tu viens d'en faire l'épreuve . Lorsque tu
as été battu par la tempête du malheur , le vaisseau de ton cous'est
abîmé dans la mer de l'infortune ; mais quand tu t'es vu
au sommet de la montagne de la prospérité , tu t'es empressé d'y
déployer le pavillon de la superbe et de l'orgueil . L'injustice a brisé
ton âme tant que tu en fus la victime ; et dès que tu as pu être injuste
à ton tour , tu l'es devenu , entraîné par les conseils de tes
flatteurs et de ton amour-propre. Tu avais cependant contre la séduction
, un refuge qui manque ordinairement aux rois . Ton miroir
était un ami sincère qui te montrait la vérité sans déguisement ;
combien de fois n'as-tu pas fermé les yeux pour ne point l'aper
cevoir ? J'aurais pu prolonger l'épreuve , mais je l'ai crue suffisante.
Quoi ! maudit veillard , interrompit le fils de Béhloul , c'est vous
qui , par un art diabolique , m'avez fourni les moyens d'accumuler
ce monceau de crimes sous lesquels je serai écrasé au jour du jugement
! Scélérat que vous êtes ; si vous riiez de ma faiblesse , ne
pouviez-vous m'en convaincre qu'aux dépens des malheureuses victimes
que j'ai immolées dans les convulsions de ma fureur !
Rassure - toi , reprit Hakim. Tu n'es coupable que de l'intertion.
Ton règne n'a été qu'une chimère ; et la tranquillité de l'empire
des califes n'a jamais été troublée par toi , qui n'as occupé leur
trône qu'en songe. Je ne suis point un magicien qui exerce sa ma-
30
466
MERCURE DE FRANCE ,
lignité pour le malheur des hommes , mais un sage qui veille pour
les instruire. Je possède quarante -quatre sciences ; et tu vois à mon
doigt l'anneau de Salomon. La connaissance des mystérieux secrets
de la cabale , et plus encore cet anneau merveilleux me rend
le maître de tous les esprits qui habitent les airs ou qui peuplent
les entrailles de la terre . Il ne m'a donc pas été difficile de t'envoyer
la vision qui t'a occupé depuis hier.
Que dites-vous , depuis hier ! s'écria Hassan . J'ai passé sur le
trône sept semaines bien comptées .
Il est certain pourtant , dit Hakim , que ce n'est qu'hier que
nous nous sommes rencontrés à la porte de ce karavanserai .
Voilà ce que je ne puis comprendre , dit Hassan. Comment tant
d'événemens ont-ils pu se succéder dans un temps si court ?
Il aurait pu l'être beaucoup plus encore , reprit Hakim , et les
événemens beaucoup plus multipliés . Ne te souvient-il pas , que
lorsque le glorieux apôtre de DIEU fut enlevé par la jument
Borak jusqu'au soixante-quatorzième ciel , il fit si promptement
ce trajet , qu'un excellent coursier , allant toujours au galop, n'achèverait
pas en trois millions d'années , qu'il fut de retour dans sa
tente avant que son vase de nuit , qu'il avait heurté en partant ,
eût eu le temps de se renverser. Encore ne se borna-t-il pas à faire
le chemin. Il examina avec attention tout ce qui se trouva sur sa
route , et eut de longues conversations avec DIEU et avec l'ange
Gabriel.
C'est ainsi que le fils de Béhloul fut corrigé de son orgueil et de
sa présomption. Ce service ne fut pas le seul que lui rendit le sage
derviche. Alkende fut puni de son avarice et de sa cruauté. Hassan
retourna à Hormuz , où il reprit près du nouveau sultan l'emploi
qu'il avait occupé sous l'ancien . Il retrouva sa chère Dilara , qu'il
aimait toujours malgré son ingratitude , et dont l'histoire était assez
semblable à ce qu'elle lui avait raconté en songe ; à cela près
qu'elle n'avait été mariée ni vendue au marchand Motaleb.
Enfin le sultan étant mort sans laisser d'héritiers , le peuple
d'Hormuz désigna avec acclamation Hassan , pour le remplacer.
1
AVRIL 1815 . 467
1
Le fils de Béhloul , dans sa nouvelle dignité , n'oublia pas le vieux
santon . Il le fit venir , l'éleva au rang de premier vizir , et ne se
conduisit que par ses conseils . Son règne fut long et heureux ; et
lorsqu'arrivé à la plus extrême vieillesse , il lui fallut quitter le
festin de la vie , pour entreprendre le voyage de l'éternité , ses sujets
répandirent sur sa toinbe des larmes sincères.
VARIÉTÉS.
OMASIS OU JOSEPH EN ÉGYPTE , tragédie en cinq actes et en
vers de M. Baour-Lormian , membre de l'lustitut de France .
Il est très-difficile de bien juger un ouvrage dramatique à
la représentation. Sans doute on en peut apprécier l'ensemble ,
les beautés et les défauts les plus marquans ; mais les qualités du
style , la délicatesse des nuances , les détails qui souvent répondent
à une observation et justifient ce qu'on ne pouvait d'abord
pliquer, demandent absolument la lecture tranquille et réflecte
du cabinet. H faut aussi motiver ses jugemens , examinef success
yement le plan , les caractères , le style, citer ce qu'il y a de me
leur, de plus défectueux ( 1 ) . On conçoit qu'un examen ,fart p
de tels principes , doit être détaillé , et d'une certaine étendue
c'est un avantage particulier de ce journal sur les feuilletons , ou
le défaut d'espace s'oppose nécessairement à un jugement appo
fondi et motivé.
L'histoire de Joseph est remplie d'intérêt ; une naivetés pre
cieuse et touchante la caractérise. Voltaire , malgré son: Aversion
pour la Bible , l'a citée avec éloge en plusieurs occasions ; mais ce
sujet , qui a fourni à M. Bitaubé un poëme qu'on lit toujours avec
plaisir, et au théâtre Feydeau un drame lyrique dont le succès s'est
constamment soutenu , est-il propre à la tragédie ? Conformément
aux principes proclamés par les législateurs du Parnasse , et avoués
par le goût , l'action tragique doit être heroique ; elle doit exciter
la terreur et la pitié; de ces trois conditions exigées , la dernière
(r) C'est ainsi que les Défontaine , les Freron , les Laharpe , rédigeaient
leurs articles. Quelle différence entre eux et la plupart des journalistes actuels
! S'ils montraient quelquefois de ojosice et de la partialité , au
moins prenaient- ils la peine de motiver leurs ingemens.
468 MERCURE
DE FRANCE
,
seule se trouve et pouvait se trouver dans Omasis . Le sujet d'ail
leurs , très-simple , ne comporte au plus que trois actes ; M. Baour ,
en adoptant cette division ( autorisée par les exemples d'Esther,
de la Mort de César, de Philociète , de Mélanie , et en donnaut
à son poëme le nom de drame , aurait pu , avec son talent
distingué pour la poésie ,
, composer un ouvrage très- intéressant et
très-régulier. Mais il a voulu faire une tragédie , et une tragédie
en cinq actes de cette fausse conception proviennent la plupart
des défauts d'Omasis.
Deux épisodes , également vicieux , ont été imaginés par
M. Baour pour donner à sa pièce la dimension des cinq actes ; la
conspiration de Rhamnès , l'amour de Joseph et d'Almaïs . Quant à
la conspiration , elle n'est ni expliquée , ni suffisamment motivée ;
étouffée au moment même de son exécution , Omasis coutre lequel
elle est dirigée n'est jamais en danger, et il n'en résulte aucun intérêt
théâtral . Comment Rhamnès peut- il dédaigner l'alliance d'un
ministre tout-puissant ? Dans les gouvernemens despotiques la
naissance n'est rien ; la faveur du monarque est tout. Est- il vraisemblable
que , pour réussir dans sou projet , cet étrange conspirateur
s'adresse à l'étranger Siméon , qui ne peut avoir à Memphis
aucune espèce d'influence et de crédit ? Est-il vaisemblable que ,
pour décider Siméon à agir , il offre à cet esclave ( c'est ainsi qu'il
T'appelle ) la main de sa soeur, qu'il voit avec indignation destinée
au premier ministre dn roi ? L'auteur, qui a prévu cette objection ,
a cru pouvoir y répondre en alléguant l'asile que Rhamnès peut
trouver en Judée dans le cas où la conspiration viendrait à échouer ;
mais , dans cette supposition , les auteurs du complot ne seraientils
pas connus ? Pourraient-ils échapper à la vengeance d'Omasis ,
et profiter de la ressource imaginée par l'auteur pour justifier la
confiance déplacée de Rhamnes ? En général , rien de plus mal conçu
que le rôle de ce conjuré , qui disparaît au milieu du troisième
acte , et dont il n'est plus ensuite question que dans quelques vers
où l'on annonce son entreprise et sa mort . Le caractère d'Almais
n'est pas moins défectueux que celui de Rhamnès ; son amour pour
Omasis ne produit absolument rien , et toutes les scènes où elle paraît
sont aussi froides qu'étrangères à l'action . On a condamné avec
raison l'épisode d'Aricie dans Phedre ; mais on lui doit au moins l'admirable
scène de Phèdre avec OEnone qui termine le quatrième acte .
Omasis pense à peine à celle dont la main lui est destinée , il n'en parle
que pour la forme ; et depuis le milieu du troisième acte , Almais
est entièrement oubliée : comme il est cependant de rigueur qu'à
la fin d'une tragédie on sache le sort des personnages qui y ont
paru , Omasis consacre deux vers et demi à son souvenir :
AVRIL 1815.
Cependant Almaïs d'un frère malbeurenx
Déplore loin de nous le trépas rigoureux ;
Allons sécher ses pleurs.
'46
TIPSBRE
RO
Ces vers , intercalés au milieu d'une très-belle tirade proper
que , où Joseph annnonce le sort que Dieu réserve aux en
d'Israël , et qui n'ont aucun rapport avec ce qui précède et ce qur
suit , sont tellement déplacés qu'ils embarrassent beaucoup l'acteur
chargé de les dire : on devrait peut-être les supprimer.
Aux défectuosités marquantes que j'ai indiquées dans le plan
s'en joignent encore quelques autres. Dans la première scène Omasis
raconte à son confident Azaël ce qu'il aurait dû lui dire depuis
long-temps ; c'est un défaut assez ordinaire aux expositions en récit
. On connaît l'art admirable que Racine a mis dans Bajazet
pour éviter un pareil écueil . Que Benjamin , qui n'a vu Joseph que
dans son bas âge , ne le reconnaisse pas , rien de plus naturel ; mais
qu'il ne soit reconnu ui de ses autres frères , ni de Jacob , c'est
ce qui paraît peu vraisemblable. En vain l'auteur fait-il dire à
Omasis :
Cette pourpre , cet or, l'éclat qui m'environne ,
Et ce nom d'Omasis que l'Égypte me donne ,
Et mes traits qu'ontflétris ces climats embrasés ,
Tout dérobe Joseph à leurs yeux abusés.
L'influence du climat ne peut altérer les traits au point de les
rendre absolument méconnaissables.
Il n'y a dans Omasis que trois scènes véritablement théâtrales
et intéressantes ; celles d'Omasis et de Benjamin ( 2 ) , d'Omasis ct
de Siméon (3 ) , et la dernière , pour laquelle surtout la pièce a été faite
et qui en assure le succès : le spectateur sort satisfait des dernières
sensations qu'il vient d'éprouver , et il fait grâce aux imperfections
de ce qui précède . Il en est de même dans Rodogune.
Les caractères ne donnent pas moins de prise à la critique que le
plan . J'ai déjà parlé de Rhamnès et d'Almais ; Omasis est un bou fils ,
un bon frère , un ministre probe et éclairé ; mais toutes ces qualités
constituent-elles un héros de tragédie ? Jacob et Benjamin n'appar
tiennent pas davantage au genre . Siméon est le seul personnage de
la pièce dont la couleur soit véritablement tragique ; son caractère ,
très-bien tracé , produirait plus d'effet s'il était placé dans des situations
plus fortes , plus théâtrales .
(2) Au deuxième acte .
(3) Au troisième acte.
SEINE
470
MERCURE DE FRANCE ,
Après avoir fait ma part de la critique , il me sera plus agréable
d'en venir aux éloges . Iis sout dus sans réserve au style , aussi
pur qu'harmonieux et élégant. Aucune trace de mauvais goût ne
s'y fait remarquer ; c'est une versification d'excellente école , et aucun
poëte de nos jours ne me paraît sous ce rapport pouvoir disputer
la palme à M. Baour. Ce talent poétique , qui s'est annoncé
dans plusieurs ouvrages , suffisait seu ! pour lui mériter l'honneur
qu'il vient d'obtenir , et auquel l'opinion publique l'appelait depuis
long-temps ; sa versification rappelle souvent la manière de Racine ,
et , comme ce grand tragique , il connait très- bien le langage du
sentiment. En un mot , Omasis, s'il ne prouve pas le talent de la
tragédie , annonce au moins un poëte fort distingué , et il est juste
d'observer que la plupart des défauts de cet ouvrage sout dus à sa
première conception , et au sujet même.
On peut sans doute remarquer des incorrections dans. le style
d'Omasis; mais elles sont rares ; et quelle tragédie en est absolument
exempte? on en trouverait même dans Athalie et dans Phedre.
J'en rapporterai quelques-unes qu'il suffira d'indiquer.
A tons les malheureux ces parvis (4) sont ouverts ;
De ma prédiction , hélas ! trop confirmée ,
Jusque dans ce palais la rumeur fut semée.
Seulement on m'a dit que sa douleur amère
Naquit le même jour qui nous priva d'an frère .
Quelques vers d'Omasis sont des rémniscences de Racine.
OMASIS , scène V, acte II .
O toi , Dieu d'Abraham , Dien que mon père adore ,
Permets à ton Joseph de se contraindre encore !
Dans la pourpre éclatante où tu m'as fait asseoir,
Tu sais quels voeux je forme et quel est mon espoir;
Combien avec ennui je vois ma destinée
En ces climats lointains au pouvoir condamnée ,
Et que le seul désir où s'attache mon coeur,
Est de voir ma famille admise à mon bonheur !
ESTHER , scène IV , acte Ier.
Pour moi , que tu retiens parmi ces infidèles ,
Tu sais combien je hais leurs fêtes criminelles ,
#
(4) Un journaliste a observé avec raison que la scène ne se passait pas
dans un temple.
AVRIL 1815.¯ 471
Et que je mets au rang des profanations
Leur table , leurs festins et leurs libations :
Que même cette pompe , où je suis condamnée ,
Ce bandeau , dont il faut que je paraisse ornée
Dans ces jours solennels à l'orgueil dédiés ,
Seule et dans le secret je le foule à mes pieds ;
Qu'à ces vains ornemens je préfère la cendre ,
Et n'ai de goût qu'aux pleurs que tu me vois répandre.
OMASIS , scène Iere , acte Ier .
Un frère infortuné , qui n'avait d'autres armes
Que son amour pour eux, et son âge et ses larmes.
ANDROMAQUE , scène IV, acte Iº¹.
Hélas ! il mourra donc ! Il n'a pour sa défense
Que les pleurs de sa mère et que son innocence.
OMASIS , scène III , acte Ier.
Phanor, ils ne sont plus les jours de ma grandeur,
Ces jours où Pharaon , content de sa splendeur (5)
Et de l'éclat pompeux qui suit le diadème ,
Confiait à mes mains l'autorité suprême.
BRITANNICUS , scène Ierc . , acte Ier.
Non , non , ce temps n'est plus que Néron , jenne encore ,
Me renvoyait les voeux d'une cour qui l'adoré , etc.
De semblables rapprochemens ne peuvent mériter à un auteur le
reproche de plagiat ; ils annoncent seulement un homme familiarisé
avec les excellens modèles , et formé à leur école . Pour bien apprécier
le mérite des trois scènes que j'ai citées avec éloge , il faudrait
les transcrire en entier ; tout en est également beau et intéressant (6) .
Circonscrit par l'espace , je me borne à la plus grande partie de
celle d'Omasis et de Benjamin , remarquable par le sentiment et par
le coloris poétique.
BENJAMIN.
Mes yeux commençaient à s'ouvrir
Que déjà Siméon était las de souffrir ;
Seulement on m'a dit que sa douleur amère
Naquit le même jour qui nous priva d'un frère.
(5) Splendeur , qui n'est là que pour la rime , forme un pleonasme avee
éclat pompeux du vers suivant.
(6) Abstraction faite des vers sur Almaïs , déjà cités.
472
MERCURE DE FRANCE ,
OMASIS.
D'un frère ! et quel malheur a terminé son sort ?
BENJAMIN.
Les lions affamés lui donnèrent la mort.
OMASIS.
Quelfat son nom ?
BENJAMIN.
Joseph .
OMASTS, vivement.
Dans un âge si tendre,
Nul appui , nul secours ne put - il le défendre?
Parlez , éclaircissez mes doutes curieux.
BENJAMIN.
Les voiles de la nuit enveloppaient les cieux ;
Et nos troupeaux , au loin errant depuis l'aurore ,
Au bercail protecteur ne rentraient pas encore.
Jacob intimide tremblait pour ses enfans ;
Mais Joseph , le soutien qu'espéraient ses vieux ans ,
Joseph ,, que près de lui retenait son jeune âge :
« O mon père , dit-il , au prochain pâturage
> Je vais porter mes pas , et presser le retour
» Des enfans de Lia , si chers à ton amour.
» Va , je leur parlerai de notre impatience ,
» Et des pleurs qu'Israël donne à leur longue absence ».
Il dit: et dans la plaine il s'élance soudain .
Déjà brillaient la pourpre et l'azur du matin,
Il ne revenait pas ; mais à l'heure brûlante
Où s'ouvre du midi la route étincelante ,
Påles , défigurés et couverts de sueur ,
De leurs troupeaux suivis , mes frères...., ô donicart
Siméon , à leur tête , et d'une main tremblaute ,
Offre aux yeux de Jacob une robe sanglante ,
La robe de Joseph , qui , dans l'ombre égaré ,
Par des monstres cruels vient d'être dévoré.
J'étais bien jeune alors , et ne pouvais comprendre
D'où naissaient tous les pleurs que je voyais répandre;
Mais quand l'âge eat enfin éclairé ma raison ,
Je partageai le deuil de toute ma maison.
1
AVRIL 1815. 473
OMASIS , à part.
Cruels ! c'était donc peu d'outrager la nature !
Vous avez au forfait ajouté l'imposture.
(Haut. )
Le temps a de Jacob adouci les regrets ?
BENJAMIN.
Le temps semble ajouter à ses tourmens secrets ,
Le calme et le bonheur ont fui de sa demeure ;
C'est avec moi qu'il souffre , avec moi seul qu'il pleure
De son fils bienaimé le funeste trépas ;
Et mes soins assidus ne le consolent pas.
Que dis-je ? mes regards , mes traits et mon langage ,
Ma voix , tout de Joseph lui retrace l'image :
Par nos tremblantes mains son tombeau fut creasé,
Triste et vain monument de nos pleurs arrosé !
A l'ombre des palmiers , dans le vallon tranquille ,
Si fécond antrefois , maintenant si stérile ,
Il s'élève , et Jacob , de cendres tout convert ,
Redemande son fils à son tombeau désert .
OMASIS.
Eh bien ! je calmerai la douleur qui le presse.
Cette cour est l'asile ouvert à sa vieillesse :
Vos frères et Jacob près de moi réunis ....
BENJAMIN , avec un effroi naïf.
Eh quoi ! de Chaṇaan sommes-nous donc bannis?
Jacob et ses enfans perdront-ils la lumière
Sans revoir de Bethel la grotte hospitalière ,
La plainede Séir et les champs fortunes
Qu'aux neveux d'Isaac le Seigneur a donnés ?
OMASIS.
Mon pouvoir en ces lieux vous fonde une patrie.
BENJAMIN.
Celle où Dien nous fit naître est la seule chérie.
OMASIS.
Mes bienfaits pour Jacob seraient -ils sans appas ?
BENJAMIN.
La tombe de Joseph est-elle en ces climats (7 ) ?
(7) Qui pourrait méconnaître le charme de ce vers?
474
MERCURE DE FRANCE ,
OMASIS se contenant.
Cher enfant ! .... Qu'Israël conserve l'espérance !
BENJAMIN.
Si du moins Siméon de sa longue souffrance
Respirait à l'abri de vos soins généreux ,
Mon père, j'en suis sûr, serait moins malheureux ;
Mais pourquoi Siméon à ma sollicitude
Cache -t-il le secret de son inquiétude ?
Ah! de quelques ennais que son coeur soit troublé ,
S'il pouvait vous entendre , il serait consolé !
Image du Seigneur, votre boute tonchante
Accueille l'infortune à vos pieds gémissante.
Timide , devant vous je venais malgré moi ....
J'ose vons ecouter, et je n'ai plus d'effroi.
OмASIS , ému au dernier point.
J'aime à voir la pitié qu'un frère vous inspire ,
Peut- être il n'est pas loin d'un repas qu'il désire.
Montrez- lui de Jacob les soins consolateurs :
Prodiguez à ses maux le charme de vos pleurs .... (8) .
Allez , esperez tout de sa reconnaissance ,
Et du Dieu d'Israël , et de votre innocence.
Le portrait d'Omasis , tracé par Almaïs au 2º . acte , est beau.
Les vertus d'Omasis lui servent de famille.
Ces pompeux monumens à sa voix élevés ,
Les jours des natious par ses soins conservés ,
Le respect de Memphis qui partout l'environne ,
Voilà ses vrais aïeux , ses droits et sa couronne.
On trouve quelquefois dans Omasis des expressions aussi heureuses
que hardies , qui seraient citées dans Racine , telles que
celle - ci :
Il rougit de sa chaîne , et sa bonillante ardeur
De je ne sais quel sang a révẻ là splendeur.
Le coloris du sujet est bien peint dans ces beaux vers de Jacob ,
où respire une sensibilité noble et touchante :
Dieu sur mes derniers ans jette un regard sévère :
Il delaisse Jacob , et rien ne nie prospère.
Maintenant fatigné par les ans et les maux ,
Je suis un voyageur qui cherche le repos :
La terre des vivans pour mon âge est stérile ;
Abraham près de lui me garde un sûr asile ;
Il attend le vieillard .
La pompe du style otiental se fait remarquer dans plusieurs endroits
de l'ouvrage , et particulièrement dans cette belle tirade imitée
de l'écriture :
(8) Belle expression empruntée de Voltaire dans Alzire :
Elle eût pu prodiguer le charme de ses pleurs.
AVRIL 1815.
475
Écoutez , Israël : Votre race féconde
Comme un cedre superbe ombragera le monde ;
Vos derniers descendans , plus nombreux mille fois
Que les sables des mers , que les feuilles des bois ,
Que ces astres roulans allumés sur nos têtes ,
Par de là le Jourdain étendront leurs conquêtes , etc.
DU ROSCIUS AMÉRICAIN .
A.
Nous possédons actuellement à Paris , le premier acteur des
États-Unis , M. John Howard Payne qui , après avoir eu des
succès en Angleterre où la conformité du langage lui a permis d'exercer
ses talens , est venu en France , afin de comparer les manières
des différens pays et de recueillir des divers systèmes de déclamation
, ce que chacun peut avoir de meilleur . Il a été accueilli ici
par notre premier acteur Talma , qui ne perd aucune occasion
d'honorer les arts , et particulièrement celui qu'il cultive d'une maniere
si distinguée . Les différens théâtres de Paris se sont empressés
d'offrir l'entrée de leur salle à cet acteur , le premier qui , né dans le
nouveau monde , ait vu sa réputation franchir le vaste Océan .
M. Howard Payne est surtout remarquable par un talent
singulièrement précoce. Il n'a encore que vingt-trois ans , et dès
l'âge de dix -sept ans il débuta à New-York au bruit des applaudissemens.
Il n'était pas destiné au théâtre ; il suivait le cours de
ses études où il se faisait remarquer par une facilité extraordinaire.
J'ai vu des lettres écrites par lui à l'âge de quatorze ans où l'on
trouve la pureté , la netteté , la fermeté de style d'un écrivain
consommé. Dès son enfance il récitait des vers avec une intelligence
et une expression qui paraissaient extraordinaires , même daus un
pays où l'on met à la tête des entreprises des jeunes gens qui dans
notre vieille Europe ne connaîtraient encore que les bancs de leur
classe et des jeux d'écoliers . La disette d'hommes dans ce pays
ncuf, oblige à tirer parti de bonne heure des facultés de tout ce
qui montre quelqu'intelligence . On voit aux État-Unis des hommes
de dix-huit à dix-neuf ans qui reviennent de faire une expédition
de commerce à la Chine et qui repartent pour les ports de la
Baltique . Cependant le nouveau Roscius n'aurait pas sitôt affronté
les orages de la scène sans des malheurs qui réduisirent sa famille à
de cruelles extrémités ; il s'agissait de sauver la liberté de son père
ménacée par des créanciers impitoyables.
Six représentations lui procurèrent près de deux mille dollars ,
qui suffirent pour préserver ses parens du malheur dont ils étaient
menacés ; et depuis ce jour , il a marché de succès en succès , à Boston,
à Baltimore , à Philadelphie , à Washington .
476 MERCURE DE FRANCE ,
1
Au mois de juin 1813 il débuta sur le théâtre de Drury-Lane , à
Londres , dans la tragédie de Douglas , et soutint avec honneur
cette grande épreuve de paraître si jeune encore devant un auditoire
européen , rendu difficile par l'habitude d'entendre , ou du
moins de connaître par tradition Garrick, madame Siddons , Kemble ,
et d'autres grands acteurs ; et ce qui aurait suffi pour faire perdre
toute assurance même devant un public moins imposant , il éprouva
la contrariété , de jouer sans avoir pu répéter avec la principale
actrice , avec celle qui devait être presque toujours en scène avec
lui ; mademoiselle Smith , de Drury- Lane , ne pouvant remplir son
rôle , il fut joué par madame Powell , de Covent- Garden , que le
débutant ne vit pour la première fois qu'un moment avant d'entier
en scène.
M. Payne parcourut ensuite les provinces d'Angleterre , mais
ce fut surtout en Irlande qu'il excita les plus vifs transports. Ils
furent tellement marqués à Dublin , qu'il fut obligé de remercier
le public dans une harangue improvisée qui porta l'approbation
jusqu'à l'enthousiasme.
Nous devons regretter en France que la langue anglaise soit trop
peu cultivée pour que le public puisse jouir d'un talent si prodigieux
et si précoce ; mais nous devons nous glorifier qu'on vienne
de si loin étudier notre littérature et nos arts.
POLITIQUE.
LES peuples aujourd'hui sont si peu disposés à se haïr que sur
les frontières de la Belgique et de la France , écrit - on , les soldats
se réunissent souvent et boivent ensemble; la table établit le point
de démarcation , et se partage sur la ligne , de manière que les
deux nations , tout en restant chacune du côté qui lui appartient et
dans les limites qu'il leur est sévèrement défendu de franchir, ne
s'en livrent pas moins aux transports de l'allégresse et de
l'amitié. Partout , dans l'intérieur de ces états nombreux qui nous
environnent , l'esprit public annonce ces sentimens d'union et
d'humanité qui devraient toujours resserrer entr'eux tous les peuples
, et sont basés sur la justice et la raison. Ces observations
font naître quelques réflexions bien naturelles .
de sa-
N'est-ce pas une chose assez étrange, au dix-neuvième siècle , que
cette incertitude où nous sommes encore , et que partagent peutêtre
ainsi que nous les sujets même des autres puissances ,
voir si les peuples , qui s'aiment tous en frères , et n'ont plus qu'un
væeu , celui du bonheur et de la tranquillité générale , ne recevront
AVRIL 1815. 477
pas bientôt le signal pour
s'entr'égorger de nouveau , comme s'il
existait entr'eux de très-grandes querelles ou les haines les plus
invétérées ? je dis entr'eux , parce qu'en
supposant qu'une coalition
parvint à subjuguer la nation contre laquelle en ce moment se dirigeraient
les efforts
communs , bien
certainement le partage des
dépouilles
amènerait la dissension parmi les
vainqueurs et les porterait
ensuite à s'entre-détruire .
Mais en supposant même qu'ils réussissent à s'accorder après la
conquête , et que chacun des
croisade , se trouvât satisfait du lot qui le
récompenserait en ac- monarques qui aurait pris part à cette
croissant sa puissance de quelques milliers de nouveaux sujets ,
quels seraient donc les avantages qui
résulteraient de tant d'efforts
héroïques , pour les peuples qui en auraient supporté le fardeau ?
en seraient- ils soumis à moins d'impôts ? en recevraient-ils des lois
plus douces , plus modérées ? Non , ils ne pourraient s'attendre qu'à
des
traitemens plus rigoureux , à des
gouvernemens plus absolus.
Quel est le crime de la nation contre laquelle on voudrait les armer?
si ce signal terrible était enfin donné , quel pourrait en être
même le prétexte ? la plume se refuse à le tracer ,
comment les
peuples pourraient-ils sans frémir se décider à l'entendre ! Le crime
de cette nation , qui ne demande qu'à vivre en paix et à son gré
sur son heureux territoire , c'est d'avoir la première fait éclater le
cri de
l'indépendance ; c'est d'avoir osé proclamer les droits imprescriptibles
des peuples et de l'humanité ; c'est de s'être crae la
maîtresse de se soustraire à une autorité qu'elle jugeait ne plus
s'accorder avec ses principes , avec ses moeurs et ses vrais intérêts ;
c'est d'avoir d'un élan unanime refusé de suivre d'autres étendards
que ceux du chef le plus
magnanime , du plus grand des législateurs
comme du plus puissant des monarques , dont la force et la
gloire
s'accroissent de toutes les
institutions libérales qu'il protége
et qui trouvent en lui un
invincible rempart.
j'établissais dans ma
supposition que cette nation , contre laquelle
toutes les autres se
réuniraient , serait forcée de succomber ; mais
elle cesserait donc d'exister, sa
population serait donc
entièrement
détruite , et comment présumer sa défaite ? Les soldats étrangers
ne seraient plus que des esclaves lancés contre un peuple libre ,
d'injustes
agresseurs contre une multitude
innombrable , armée
pour la cause la plus sainte , celle de la patrie et de la liberté : une
cause nationale ne cesse qu'avec la nation même ; et quand les cieux
auraient décidé la chance des combats d'après toutes ces prétentions
, peut-on calculer à quel point les
provocateurs auraient à
se repentir d'une
résolution aussi cruelle
qu'imprudente ; peut- on
prévoir tous les fléaux qu'eux - mêmes auraient attiré sur leur
propre pays!
478
MERCURE DE FRANCE ,
Les nations voisines , dont on nous menace , n'auraient donc rien
à gagner , dans la supposition qu'elles pussent envahir notre territoire
, et auraient tout à craindre dans le cas très-probable où elles
seraient vaincues. Si cependant la guerre n'en est pas moins à
craindre encore , c'est une nouvelle propositión d'où ressortiraient
des conséquences trop pénibles , pour queje me propose ici un autre
but que celui de les montrer dans tout ce qu'elles ont de ridicule et
même d'injurieux pour les puissances.
Quelques folliculaires ou partisans furibonds d'une autorité , qui
regarde les peuples comme de vils troupeaux et qui dans ses mécontentemens
les dévoue sans scrupule à la fureur des nations voisines
, peuvent seuls penser que les souverains de l'Europe sacrifieront
les intérêts de leurs états et le sang de leurs sujets au vain
amour-propre de servir la cause d'une famille obstinément repoussée
du trône objet de ses prétentions . Nous avons vu ces souverains
dans nos murs , nous avons pu apprécier la noblesse de leur caractère
et la sagesse de leurs intentions . Enchaînés au sein même
de la victoire , nous les vêmes dans notre capitale ne nous parler
qu'en amis tendres et généreux : nous ne serons donc pas abusés
par des imputations mensongères qui ne nous semblent que de
laches outrages ; ce ne sont pas de tels princes qui peuvent être les
fléaux des nations .
Il nous a semblé que ces réflexions pourraient préluder au tableau
politique que nous sommes dans l'habitude d'offrir à nos
lecteurs , et qui en ce moment ajoutera peu de chose aux précédentes
analyses , puisque les dispositions extérieures nous laissent
toujours dans le même état d'indécision . Les alarmistes continuent
de semer tous les bruits qui sont propres à ne point laisser de doute
sur les intentions hostiles des souverains, Des lettres de Munich
parlent de la présence de l'impératrice Marie- Louise à Schonbrünn ,
et de celle du prince impérial à Vienne . Selon les mêmes nouvelles ,
le prince vice-roi n'aurait pu rien obtenir du congrès pour ce qui
le regarde personnellement , et l'empereur Alexandre , avec qui
d'abord il avait paru vivre dans l'intimité , aurait cessé de le voir
en lui disant que les affaires politiques l'en empêchaient . On aurait
même eu l'intention de l'envoyer dans la forteresse de Comorn ,
intention à laquelle son auguste ami s'est opposé , mais on aurait
voulu de lui qu'il donnât au moins sa parole de ne pas servir l'empereur
Napoléon , proposition à laquelle à son tour il n'a répondu
qu'avec un sentiment d'indignation qui seul justifierait l'authenticité
de cette nouvelle. Mais comment accorder tous les nobles
procédés de l'empereur Alexandre envers le prince Eugène avec
les détails suivans qu'on lit dans les mêmes gazettes? « L'empereur
de Russie se montre le plus animé ; il déclare qu'il n'en veut pas aux
AVRIL 1815.
479
Français , qu'il méprise les Bourbons , que c'est une race dégénérée ,
mais qu'il ne consentira pas à ce que l'empereur Napoléon règne
sur la France , que son honneur y est engagé ›
}) .
On raconte à ce sujet , ajoute - t-on , que tenant ce propos dans
une société , madame Bagration , qui était connue par l'inimitié
qu'elle portait à l'empereur Napoléon dans le temps de sa grandeur
, mais qui depuis a bien changé et est devenue un des panégyristes
de ce grand homme , profitant du droit de tout dire qu'elle
s'est arrogé dans le monde , avait répondu à l'empereur Alexandre :
Mais , Sire , si vous considérez ceci comme une affaire d'honneur
avec Napoléon , que ne lui envoyez -vous un cartel ? du caractère
qu'il a montré , je ne douterais pas qu'il ne se rendit , et vous
n'auriez pas besoin de mettre de nouveau en marche contre la
France des armées de cent mille hommes , dix mille Cosaques et
des trains d'artillerie » .
"
Ce discours a été fort applaudi par beaucoup d'autres dames.
La vérité sur la situation présente de la France commence aussi à
pénétrer dans Vienne. On y avait répandu que l'empereur Napoléon
se trouvait enfermé dans les Tuileries , et qu'une trèsfaible
partie de la nation était pour lui ; qu'il était faux que M. le
duc de Bourbon se fût embarqué , et que de tous côtés dans les
provinces françaises les royalistes avaient de grandes espérances
de guerre civile . Tous ces bruits commencent à se détruire .
On assure que le prince Charles a refusé de prendre du commandement
, et il se confirme , ajoute - t -on , qu'il a dit : « Le danger
n'est pas du côté de Paris , mais du côté de Saint-Pétersbourg.
En marchant contre Napoléon , on marcherait coutre toute la
France.... Je ne veux pas me mêler de cette guerre ; je n'y vois
que des désastres ; et s'adressant à son frère : Sire , empressez -vous
de reconnaître votre gendre ; envoyez-lui sa femme et son fils , ct
s'il ratifie le traité de Paris , que les armemens cessent de part et
d'autre l'Europe sera tranquille , et vous aurez évité de grands
malheurs » .
:
La Prusse désire une constitution libérale ; la Pologne se plaint
de toutes les entraves mises à son affranchissement . Si la disposition
des esprits dans tous ces états est si favorable aux voeux que
forment tous les bons Français pour le maintien de la tranquillité
générale , que de nouvelles espérances ne devons-nous pas concevoir
en tournant nos regards vers l'Angleterre , vers cette terre de
la liberté , où l'enthousiasme qu'inspirent aux grandes âmes les
qualités extraordinaires de Napoléon se joint à tous les sentimens.
d'humanité , de justice et d'indépendance !
T.
480 MERCURE
DE FRANCE
, AVRIL 1815.
ANNONCES.
On annonce deux nouvelles feuilles périodiques qui , d'après les Prospectus
que nous avons sous les yeux , seront écrites avec une grande liberté
d'opinions.
L'une est L'INDÉPENDANT , Chronique Nationale , Politique et Littéraire.
Nous connaissons quelques - uns des hommes de lettres qui se proposent de
travailler dans cette feuille , et nous avons tout lieu de croire qu'ils rempliront,
dans toute leur étendue , les promesses qu'ils font dans leur Prospectus ,
dont voici un exuait.
« Les rédacteurs prennent d'avance l'obligation de ne rien cacher à leurs
Jecteurs de ce qui pourra les instruire et les intéresser. Des correspondances
étendues nous garantissent les renseignemens les plus anthentiques . C'est en
faisant connaître au peuple la vérité toute entière , qu'on lui inspire de la
confiance et qu'on peut diriger tous ses efforts vers un but utile et glorieux :
c'est ainsi qu'un gouvernement devient fort et qu'une nation est invincible.
» Il ne paraîtra aucun ouvrage politique ou littéraire , digne de fixer l'attention
, qui ne soit soumis à une analyse raisonnée et à un examen impartial
. Les rédacteurs n'appartiennent à aucune coterie : leurs jugemens seront
à l'abri de toute considération personnelle et de toute influence étrangère.
Ils ne négligeront point les arts et les spectacles , qui sont les plus nobles délassemens
d'un peuple civilisé .
» Mais c'estsurtout aux braves , chargés de défendre la patrie et la liberté,
que nous offrons l'hommage de nos travaux . Nous mettrons un soin particulier
à publier leurs faits héroïques dans la guerre , et à leur procurer
dans la paix une lecture instructive et agréable.
» N. B. On recevra avec reconnaissance tous les articles et toutes les ré
clamations des personnes qui croiront avoir des griefs à exposer ou des renseignemens
utiles à donner au public.
» L'Indépendant , Chronique Nationale, Politique et Littéraire, paraîtra
tous les jours , à dater du 1er . mai 1815 , format in- folio , à deux colonnes ,
avec un feuilleton , imprimé en caractères petit-romain et petit- texte .
>> Le prix de l'abonnement est de 15 fr. pour trois mois , 29 fr . pour six.
mois , 56 fr. pour l'année.
1
>> On s'abonne au bureau du Journal, rue de Voltaire nº . 3, près l'Odéon ;
chez Delaunay , libraire au Palais- Royal ; et chez tous les libraires et directeurs
des postes des départemens . Les lettres , paquets et argent doivent
être adressés , franc de port , au directeur de l'Indépendant , rue de Voltaire
, nº. 3. On ne recevera que les lettres affranchies ».
L'autre Journal que l'on annonce , aura pour titre : L'Aristarque
Français. Il sera rédigé dans les mêmes principes que le précédent.
Le premier No. de ce Journal sera publié le 25 avril courant . Son format ,
petit in -folio , aura un feuilleton en petit texte ; le corps du Journal en petitromain
neuf désinterlig né.
Les bureaux de l'Aristarque Français sont établis à Paris , rue des
Fossés- Montmartre , No. 6 , où l'argent, les paquets et les lettres doivent être
adressés , franc de port , au Directeur.
Le prix de l'abonnement , pour les mois de mai et juin prochains , ne
sera que de 7 fr. 50 c.; ensuite il sera le même que celui des autres Journaux
quotidiens , c'est- à-dire 15 fr. par trimestre. On pent s'abonner également
chez tous les libraires et directeurs de postes des departemens et pays
strangeis.
TABLE DES MATIÈRES
DU
TOME SOIXANTE-TROISIÈME .
63
POÉSIE
ÉPITRE adressée de Rome à M : M.... e ; par M. Al .
S ....t .
Le départ du Paladin ; par M. Frédéric Batré.
Les Voeux de Martial à Jules, son parent ; par M.
de Kérivalant .
Épigramme ; par M. Magalon ..
Description de Fonbelle ( en 1809 ) ; par M. le
vicomte de Rivarol , ancien colonel et chevalier
de Saint- Louis .
Imitation de Martial ar M. de Kérivalant . .
Quatre Ages; par M. J.-M. St.-Cyr Poncet-
Pages.
6
36 89
8
68
65
68
L'Ambition , fragmen : d'un poëme intitulé : Les
Delpech .
129
Le Paysage ; par M. Bres.
131
Le Temps ; par M. S. D. L.
193 Hymne à la Providence ; par M. Marc -Ant . Jullien
.. 257
Le Bosquet
260
La Rose et le Bouton , fable ; par M. C. O. Barbaroux
....
261
La Fortune , aux Mortels
263
Imitation d'Horace ; par M. J -F. Rével , avocat.
321
Les Cartes de Visite ; par M. Bres.
323
Le Hibou et les Oiseaux ; par M. M.‘B.
326 •
TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
A l'Amour ; par M. le chevalier de Lassale. . . . . 327
Les derniers momens de Bayard , par madame Dufrenoy,
poëme couronné à la seconde classe
de l'institut , le 5 avril 1815 .
Le Chant du Retour, chanté sur le théâtre de
l'Opéra-Comique , le 25 mars 1815 ; par M. le
chevalier Coupé de Saint-Donat..
Enigmes..
·
385
38g
9 , 69 , 133, 197 , 263, 327, 390
Logogriphes. . 9 , 69 , 134, 197 , 264, 327, 16.
10, 72 , 134, 198 , 264 , 328, 39r
Charades
·
•
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS.
Histoire de J.-B. Bossuet , évêque de Meaux ; par
M. L.-Fr. de Bausset . ( Article de M. de Bo
nald )..
Mémoires sur la guerre d'Espagne ; par M. de
Rocca. ( Art . de M. de Saint-Ange ).
Tableau historique et raisonné des premières
guerres de Napoléon Bonaparte , etc.; par
le chevalier Michaud de Villette . ( Art. de
M. E. )..
Essai sur les principes des institutions morales ; par
M. Alix , chef de bureau à l'Université de
France ( Art. de M. R. C. ).
• •
26
73
80
6325
Cours de littérature dramatique ; par Schlegel 135
Discours sur l'étude de l'histoire naturelle ; par
par D. G.
Le Souvenir des Ménestrels , contenant une collection
de romances inédites ; le tout recueilli
et publié par un amateur , et dédié à M. Ducis
. ( Art. de M. E. ) .
157
170
Suite du Tableau de la Société du Dix-Huitième
siecle ; par M. D. G.
199
Suite du Discours sur l'histoire naturelle ; par
M. D. G... 204
Cérémonies des noces des Tyroliens. 213
TABLE DES MATIÈRES. 3
La Gaule poétique , ou l'Histoire de France consisidérée
dans ses rapports avec la poésie , l'éloquence
et les beaux-arts; par M. de Marchangy.
( Art. de M. Y ).
Du Chant , et particulièrement de la Romance ; par M. ***
Beautés de l'Histoire de Pologne , ou Précis des
événemens les plus remarquables et les plus
intéressans ; par M. Y. .
Monumens anciens et modernes de l'Ind oustan
en 150 planches ; par M. J..
•
De l'Éducation physique de l'Homme; par M. Friedlander
. ( Art. de M. Marcel de Serres ).
Antigone ; par M. Ballanche. ( Art. de M. M. S. ) .
De l'Angleterre et des Anglais ; par J.-B. Say .
( Art. de M. A. D. ).
MÉLANGES.
Fragment d'un ouvrage inédit sur la société du dixhuitième
siècle ; par M. D. G.
Sur un ouvrage intitulé : Histoire de Henri-le-
Grand ; par madame la comtesse de Genlis .
Le Bon vieux Temps : par M. G.
Les Contrastes.
Exposition , dans le Musée impérial , des ouvrages
de peinture , de sculpture , d'architecture et
de gravure des artistes vivans ; par M. Bres..
Hassan , ou le Miroir de la Vérité , conte oriental .
Hassan , etc. , conte oriental. ( Suite . ) . . . . . .
Mon Oncle et ma Tante , ou les bruits alarmans ;
par M. T.
VARIÉTÉS.
Pages.
223
235
265
273
329
337
392
95
283
287
5 205 106
293
352
405
419
Académie Royale de Musique. 102, 368, 418
4
TABLE DES MATIÈRES.
Théâtre Français.
- de l'Odéon .
.
Théâtre de l'Opéra-Comique.
du Vaudeville.´ .
des Variétés .
de l'Ambigu-Comique..
Sociétés savantes et littéraires.
Nécrologie .
·
·
•
Pages.
42, 106
108, 299, 371
104, 370
45
46, 111
47
111
55, 113, 304
Copie d'une lettre inédite de J.-J. Rousseau , adressée
à M. S. B.. ..
Institut impérial de France •
Prix proposé au concours pour les années 1816
et 1817. Séance publique du 5 avril .
Mercuriale ..
302
414
418
48
52
54
• 57 , 113, 173, 309, 374, 424
A MM. les rédacteurs du Mercure de France.
A M. le directeur du Mercure ; par M. l'abbé
Monrocq .
POLITIQUE .
·
Lois et ordonnances du roi . 62 , 116 , 181 , 187 , 188
189.
Chambre des députés.
·Chambre des pairs.
• •
Rapport fait à la chambre par le ministre de la
guerre .
•
Proclamation du roi.
Ordre du jour du ministre de la guerre,
Relation du retour de S. M. l'Empereur des Français
, depuis son départ de l'île d'Elbe jusqu'à
son arrivée à Paris..
Proclamation aux armées .
Proclamation au peuple français.
123, 174
124
177
• 190
192
236
244
246
248
249
Ib.
250
Les généraux , officiers et soldats de la garde impériale
, aux généraux , officiers et soldats de
l'armée.
Aux habitans des départemens des Hautes et Basses-
Alpes. · •
Aux habitans du département de l'Isère.
Aux habitans de la ville de Lyon . .
·
TABLE DES MATIÈRES . 5
Adresse des habitans de la ville de Grenoble à S. M.
l'Empereur des Français .
Mairie de Lyon .,.
•
Les officiers , sous- officiers et soldats du 11 °. régiment
d'infanterie de ligne , à S. M. l'Empereur
des Français .
Pages.
250
251
Décrets impériaux .
Adresse du conseil d'état
Ib.
252, 427
314
318
319
382
383
ль.
Adresse du conseil municipal de la ville de Paris . .
Notices bibliographiques , annonces, avis , etc.
Circulaire du ministre de la police générale aux préfets...
Adresse présentée à S. M. l'Empereur , par l'Institut
impérial , le dimanche 2 avril .
Réponse de Sa Majesté .
·
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES .
De l'imprimerie de FAIN , rue de Racine , nº. 4.
T
335-17
3666993
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PERIODIQUE ,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
No. DCLXXIII. Samedi 4 Mars 1815.
DE L'IMPRIMERIE DE FAIN, RUE DE RACINE , PLACE DE L'ODEON.
A PARIS ,
AU BUREAU D'ABONNEMENT , rue de Grétry, n . 5.
1
355117
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE
PERIODIQUE
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES .
N°. DCLXXIII. - Samedi 4 Mars 1815.
DE L'IMPRIMERIE
DE FAIN, RUE DE RACINE , PLACE DE L'ODEON.
A PARIS ,
AU BUREAU D'ABONNEMENT , rue de Gretry, n . 5.
TABLE.
wice
POESIE
EPITRE adressée de Rome à M. M.....e ; par M. Al. S...
Le Départ du Paladin par M. Frédéric Batres .
1 es Voeux de Martial à Jules son parent ; par M. de Kérivalant.
Epigramme; par M. Magalon.
Enigme ; par M. S.......
Logogriphe; par le même.
8
9
18.
16.
10 Charade ; par le même.
Mols de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.
LITTERATURE ET BEAUX - ARTS.
Histoire de J.-B. Bossuet , évêque de Meaux , par M. L-Fr. de
Bausset. ( Art. de M. de Bonald ).
Mémoires sur la guerre d'Espagne , par M. de Rocca. ( Article de
M. de Saint- Ange ).
Spectacles.
BULLETIN LITTERAIRE.
Théâtre Français.
Théâtre du Vaudeville .
Théâtre des Variétés.
Théâtre de l'Ambigu-Comique.
Mercuriale .
A MM. les Rédacteurs du Mercure de France.
A M. le Directeur du Mercure ; par M. l'abbé Monrocq.
Nécrologie.
POLITIQUE...
Ordonnances du Roi....
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES ; ANNONCES ; AVIS , etc.
45
46
48
51
53
fia
61
MERCURE
DE FRANCE
,
OUVRAGE
PÉRIODIQUE
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
No. DCLXXIV
. Samedi 11 Mars 1815.
DE L'IMPRIMERIE
DE FAIN, RUE DE RACINE, PLACE DE LODEON.
A PARIS ,
AU BUREAU D'ABONNEMENT
, rue de Grétry, n . 5.
TABLE .
POESIE.
DESCRIPTION de Fontbelle ( en 1809 ); par M. le vicomte de
Rivarol , ancien colonel et chevalier de Saint-Louis.
Imitation de Martial ; par M. de Kérivalant.
Enigme; par M. S.......
65
68
69
Logogriphe; par M. Bonnard , ancien militaire.
Charade ; par le même.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.
LITTERATURE
ET BEAUX - ARTS.
Tableau historique et raisonné des premières guerres de Napoléon
Buonaparte , etc .; par le chevalier Michaud de Villette : ( Art.
de M. E. ).
Essai sur les principes des institutions morales ; par M. Alix , chef
de bureau à l'Université de France :( Art. de M. R. C. )...
15.
72
84
MÉLANGES
Fragment d'un ouvrage inédit sur la sociées du dix-huitième
siècle ; par M. D. G...
Sur un ouvrage intitulé : Histoire de Henri-le- Grand; par
madame la comtesse de Genlis.
VARIÉTÉS
84
Spectacles.
Théâtre de l'Opéra-Comique .
Académie royale de musique.
102
Théâtre Français ..
104
105
Théâtre de l'Odéon ..
Théâtre des Variétés..
108
Sociétés savantes et littéraires.
Nécrologie.
POLITIQUE..
Ordonnances du Roi.
Chambre des Députés
Chambre des Pairs.
XTE
162
16-2
116
153
126
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE
PERIODIQUE
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
No. DCLXXV. Samedi 18 Mars 1815 .
DE L'IMPRIMERIE DE FAIN, RUE DE RACINE , PLACE DE L'ODÉON .
A PARIS ,
AU BUREAU D'ABONNEMENT , rue de Grétry, n . 5.
TABLE.
POESIE.
L'AMBITION , fragment d'un poème intitulé : Les Quatre Ages;
par M. J.-M. St- Cyr Poncel-Delpch.
Le paysage ; par Bres.
Enigme ; par M. S........
Logogriphe; par le même.
Charade; par le même.
129
131
133
134
16.
16. Mots de l'Enigme, du Logogriphe et de la Charade.
LITTERATURE
ET BEAUX - ARTS.
Cours de littérature dramatique ; par Schlegel.
Discours sur l'étude de l'histoire naturelle ; par D. G.
5135
7.157
Le Souvenir des Ménestrels , contenant une collection de romances
inédites ; le tout recueilli et publié par un amateur , et
dédié à M. Ducis; ( Art. de M. E. ).
POLITIQUE..
Chambre des Députés ..
Rapport fait à la chambre par M. le duc de Feltre , ministre de la
guerre.
170
606173
174
177
181
187
188
189
Ordonnance du roi concernant les militaires de toute arme et de
tout grade en semestre et en congé limité ou illimité.
Loi concernant les récompenses nationales.
Loi concernant les militaires membres de la Légion d'Honneur.
Ordonnance du roi.
Proclamation.
Proclamation aux armées .
Ministère de la guerre. Ordre du jour.
190
162
194
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PÉRIODIQUE ,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
No. DCLXXVI. Samedi 25 Mars 1815 .
DE L'IMPRIMERIE DE FAIN, RUE DE RACINE , PLACE DE L'ODEON.
A PARIS ,
AU BUREAU D'ABONNEMENT , rue de Grétry, n°. 5 .
TABLE
wwwwww
LE Temps ; par M. S. D. L.
Enigme.
Logogriphe; par M, S.......
Charade ; par le même.
POESIE
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.
LITTERATURE ET BEAUX- ARTS .
Suite du Tableau de la Société du dix -huitième siècle ; par
M. D. G.
Suite du discours sur l'histoire naturelle ; par M. D. G.
Cérémonies des noces des Tyroliens.
La Gaule poétique , ou l'Histoire de France , considérée dans ses
rapports avec la poésie, l'éloquence et les beaux-arts ; par M. de
Marchangy ( Art. de M. Y).
Du Chant et particulièrement de la Romance ; par M. ***
POLITIQUE
Relation du retour de S. M. l'Empereur des Français , depuis son
départ de l'île d'Elbe jusqu'à son arrivée à Paris..
Proclamation aux armées.
Proclamation au peuple français ..
197
198
264
213
3385
199
213
235
33244
Les généraux , officiers et soldats de la garde impériale , aux generaux
, officiers et soldats de l'armée.
Aux habitans des départemens des Hautes et Basses-Alpes.
Aux habitans du département de l'Isère.
Aux habitans de la ville de Lyon.
Adresse des habitans de la ville de Grenoble à S. M. l'Empereur
des Français..
Mairie de Lyon .
Les officiers , sous-officiers et soldats du 11. régiment d'infanterie
de ligne à S. M. l'Empereur des Français.
Décrets impériaux.
*** 3845 44 43
351
107
36
346
249
JE
250
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE PERIODIQUE ,
PAR UNE SOCIETE DE GENS DE LETTRES.
No. DCLXXVII . - Samedi 1. Avril 1815.
DE L'IMPRIMERIE DE BAIN, RUE DE RACINE, PLACE DE L'ODÉON.
A
PARIScaupaten
AU BUREAU D'ABONNEMENT , rue de Grétry, n . 5.
TABLE.
POESIE.
Hymne à la providence; par M. Marc - Ant . Jullien .
Le Bosquet.
257
260
La Rose et le Bouton. Fable. Par M. C. O. Barburoux. 261
La Fortune aux mortels. 263
Enigme ; par M. V. B.
Ib.
264
Ib.
Logogriphe; par M. S.....
Charade ; par le même,
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.
LITTÉRATURE ET BEAUX- ARTS.
Beautés de l'Histoire de Pologne , ou Précis des Evénemens les
plus remarquables et les plus intéressans , etc .; par M. Y
Monumens anciens et modernes de l'Indoustan , en 150 planches ; par M. J.
16.
365
373
MÉLANGES.
Le bon vieux Temps ; par M. G.
Les Contrastes.
Exposition , dans le Musée impérial , des ouvrages de peinture , de
sculpture , d'architecture et de gravure des artistes vivans ; par
M.Bres
283
287
293
VARIETES.
Spectacles. Théâtre de l'Impératrice .
27 70299
Copie d'une lettre inédite de J.-J. Rousseau , adressée à M. S. B. 302
Nécrologies .
POLITIQUE.
Adresse du Conseil - d'Etat.
Adresse du conseil municipal de la ville de Paris.
Notices bibliographiques , Annonces , Avis , etc.
304
3ag
314
318
319
MERCURE
DE FRANCE ,
OUVRAGE
PERIODIQUE
,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
N°. DCLXXVIII. Samedi 8 Avril 1815.
DE L'IMPRIMERIE DE FAIN, RUE DE RACINE , PLACE DE L'ODEON.
A PARIS ,
AU BUREAU D'ABONNEMENT , Tue Hautefeuille , n . 23.
TABLE
POÉSIE
Imitation d'Horace ; par M. J.-F. Revel, avocat.
311
Les Cartes de visite ; par M. Bres.
323
Le Hibou et les Oiseaux ; par M. M. B.
320
A l'Amour; par M. le chevalier de Lassale.
327
Enigme ; par M. S.......
162
Logogriphe; par M. V. B... Ib.
Charade ; par le même. 328
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.
LITTERATURE ET BEAUX - ARTS.
De l'Education physique de l'Homme ; par M. Friedlander: ( Art.
de M. Marcel de Serres ).
329
Antigone, par M. Ballanche ( Art. de M. M. S. ) 337
MELANGES.
Hassan , ou le Miroir de la vérité. Conte oriental.
355
VARIÉTÉS.
Spectacles. Académie impériale de Musique.
368
Theatre Feydeau.
350
Théâtre de l'Impératrice.
371
POLITIQUE.
394
dimanche 2 avril..
Circulaire du ministre de la police générale , aux préfets.
Adresse présentée à S. M. P'Empereur, par l'Institut impérial , le
Réponse de Sa Majesté.
38a
383
16
MERCURE
DE FRANCE,
OUVRAGE PERIODIQUE ,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES
No. DCLXXIX. Samedi 15 Avril 1815.
DE L'IMPRIMERIE DE FAIN, RUE DE RACINE , PLACE DE L'ODEON .
A PARIS ,
AU BUREAU D'ABONNEMENT , rue Hautefeuille , nº. 23.
939900999999
TABLE.
POESIE
Les derniers momens de Bayard, par madame Dufrency, poème
couronné à la seconde classe de l'Institut, le5avril 1815.... 385
Le Chant du Retour , chanté sur le théâtre impérial de l'Opéra-
Comique , le 25 mars 1815; par M. le chevalier Coupé de Saint-
Donat.
Enigme-Logogriphe ; par M. V. B. ( d'Agen ) .
Logogriphe; par le même.
Charade ; par M. Bonnard , ancien militaire.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la Charade.
LITTERATURE ET BEAUX- ARTS.
De l'Angleterre et des Anglais ; par Jean-Baptiste Say : (Art. de
M. A. D. ),
389
390
Ib.
391
3g2
MÉLANGES .
Hassan , ou le Miroir de la vérité , conte oriental. Suite..... 405
VARIETES.
Institut impérial de France.
Prix proposé au concours pour les années 1816 et 1817.- Séance
publique du 5 avril..
Spectacles. Académie impériale de Musique.
414
418
Mon Oncle et ma Tante , ou les Bruits alarmans ; par M. T... 419
POLITIQUE.
Décrets impériaux.
349 3547
Qualité de la reconnaissance optique de caractères